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EL-MEJDOUB: POÈTE EXALTÉ D’UN TEMPS DE CRISEPAR MOUNA HACHIM Mouna Hachim est titulaire d’un DEA en littérature comparée. Depuis 1992, elle a éprouvé sa plume dans les métiers de la communication et de la presse écrite. Passionnée d’histoire, elle a publié en 2004 «Les Enfants de la Chaouia», un roman historique et social, suivi en 2007 d’un travail d’érudition, le «Dictionnaire des noms de famille du Maroc» Tremblements de terre, tsunamis, accident nucléaire, révolutions, guerres… au milieu des fracas du monde, il n’en fallait pas plus aux

el majdoub et histoire

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EL-MEJDOUB: POÈTE EXALTÉ D’UN TEMPS DE CRISEPAR MOUNA HACHIM

Mouna Hachim est titulaire d’un DEA en littérature comparée.

Depuis 1992, elle a éprouvé sa plume dans les métiers de la

communication et de la presse écrite. Passionnée d’histoire, elle a

publié en 2004 «Les Enfants de la Chaouia», un roman historique

et social, suivi en 2007 d’un travail d’érudition, le «Dictionnaire

des noms de famille du Maroc»

              Tremblements de terre, tsunamis, accident nucléaire, révolutions, guerres… au milieu des fracas du monde, il n’en fallait pas plus aux mouvances millénaristes pour faire retentir, comme à chaque temps de crise, les

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trompettes de l’apocalypse. Tant pis si cette fin du monde est sans cesse annoncée depuis la première dynastie égyptienne, à la fin du quatrième millénaire avant notre ère, il se trouvera toujours cette peur néo-primitive (de manger, de respirer, de circuler...), la résurgence des discours eschatologique et religieux, quand ce n’est pas les scientifiques qui s’en mêlent avec ces nouveaux calculs établis sur la fin du cycle du calendrier maya… Nous avons le choix pour notre part: plonger au cœur d’une actualité morose, à l’échelle planétaire, ou refuser de se laisser miner par la désolation pour aller à la rencontre des sagesses d’antan.Notre cheminement et état d’âme nous mène naturellement à la découverte d’un mystique et barde populaire, fascinant à plus d’égards. Il s’agit du Mejdoub. Son appellation, appartenant au vocabulaire mystique, désigne un personnage extatique, atteint par la Jedba, sorte de ravissement, signifiant littéralement «attraction» (envers Dieu). Au XVIe siècle, dans un contexte général marqué par l’occupation ibérique de plusieurs villes côtières marocaines, par la menace ottomane et par les épidémies, la conséquence sociale la plus frappante fut la floraison de toutes sortes de mystiques et d’extatiques. Un phénomène évoqué par l’historien Ahmed ben Khalid Naciri dans son «Kitab al-Istiqça» comme étant «un des événements marquants de cette époque».Après avoir assisté à la chute de Grenade, les musulmans ne tardèrent pas en effet à subir les persécutions, les conversions forcées et les foudres des décrets de déportation proclamés par les Rois Catholiques. Dans la lancée de cette Reconquista, les prolongations se font notamment au Maroc où les villes littorales tombent progressivement depuis 1415 avec Sebta, Qsar Sghir en 1458, suivies d’Anfa, Asilah, Tanger, Mellilia (en 1497 par les Espagnols qui marquent ainsi le début de leurs expansions coloniales dans la rive sud de la Méditerranée avec les prises d’Oran, Bougie, Bône, Bizerte…), Agadir, Mazagan, Safi, Aguz, Azemmour en 1513...

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Pour couronner le tout, le pays est en proie à des périodes successives de famines et d’épidémies, dont plusieurs de peste, vécues comme un fléau divin dans l’imaginaire collectif de l’humanité. Retenons d’abord quelques cas mentionnés sporadiquement à Fès en 1509 ou dans le Souss en 1512. Une grave période de sécheresse est par ailleurs enregistrée sur les côtes atlantiques en 1517, suivie en 1521 par une terrible famine, jointe à une épidémie générale de peste, décrite dans les sources portugaises d’après le témoignage direct du chroniqueur Bernardo Rodriguez. Avec son cortège funèbre de victimes sans défenses, ses conséquences démographiques sont dramatiques selon les régions. Certains n’hésitent pas à déplorer des pertes humaines

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de l’ordre de 70%, ainsi qu’un recul net de la sédentarisation, au point que certaines villes de la Chaouia et de Doukkala se sont dépeuplées, avant d’être abandonnées par les populations et de sombrer définitivement dans l’oubli, comme c’est le cas pour Madinat-el-Gharbiya ou Tamarrakecht… Au cours de ce siècle, d’autres épidémies réapparaissent, particulièrement celle de 1557-8, arrivée d’Algérie, probablement en provenance de Turquie… A l’issue de ces tragiques événements s’organisent les confréries autant sur le plan social pour venir en aide aux populations sinistrées que sur le plan politique afin d’encourager l’arrivée au pouvoir des Saâdiens chantres du combat contre l’occupation portugaise au nom de la guerre sainte, de même que fleurissent tous types de mystiques et d’illuminés.Malgré cette éclosion de Mejdoubs, le Mejdoub par excellence reste le Cheikh Abou-Zayd Abd-er-Rahmane ben Ayyad Sanhaji Faraji Doukkali, plus connu sous le nom de Sidi Abd-er-Rahmane El-Mej-doub. La vie du Mejdoub se confond souvent avec la légende. Selon ses différentes biographies, il serait originaire de Tit (près d’Azemmour), capitale de Doukkala (de la fraction d’origine amazighe des Sanhaja), né à Meknès où son père s’était établi. Là, il reçut son initiation auprès du Cheikh Omar Khattab Zerhouni qui lui accorda le titre de Mejdoub et l’envoya en mission dans le Gharb où il devint le maître spirituel d’Abou-l-Mahassin Youssef El-Fassi à Ksar Kebir, au grand dam de la puissante famille des Fassi-Fihri. S’attirant ainsi les foudres des notabilités et des autorités religieuses, il finit par quitter la ville pour Oulad Bouziri où il créa sa zaouïa et résida jusqu’à sa mort en 1569, avant que sa dépouille ne soit plus tard transportée à Meknès où se trouve aujourd’hui son mausolée, objet d’une consécration posthume. Sidi Abd-er-Rahmane Mejdoub aurait laissé un fils à Bouziri, dit Sidi Mohamed Sbaâ et une importante confrérie dont les membres, appelés Oulad El-Mejdoub, résidaient principalement chez les Masmouda du Gharb et au Mont Sarsar. Mais en tant qu’auteur de célèbres quatrains aux accents mystiques, caractérisés par leur critique acerbe de la société et du pouvoir, c’est surtout sa poésie qui continue d’interpeller la postérité… Monde

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de sagesse, d’humilité, de détachement des biens matériels, ses paroles libres, déconnectées des conventions sociales dans leur ravissement, dérangent une certaine orthodoxie et un rigide intellectualisme. Dans ce «Maghreb apocalyptique du XVIe siècle» selon les mots de Jeanne Scelles-Millie, auteur d’une monographie qui lui est dédiée, le Mejdoub assimilé à un poète maudit reste par sa personnalité, son engagement et ses paroles d’une frappante modernité.«El Mejdoub, écrit Abdellatif Laâbi dans la revue Souffle, est aussi un de ces héros que chaque pays du Maghreb revendique et qui, par l’instabilité de leur vie, leur errance au hasard des pouvoirs, des exactions ou simplement par goût de l’aventure et de la connaissance ont livré à chaque portion de la terre maghrébine un legs qu’elle conserve comme partie constitutive de son patrimoine. Une personnalité comme celle de Mejdoub, démontre bien une communauté linguistique, psychologique et culturelle dont les peuples maghrébins sont conscients et qui s’impose assurément lorsqu’on aborde ces problèmes avec le sens critique nécessaire, avec l’esprit refondateur des sciences humaines coloniales». Personnage «profondément enraciné dans le terroir marocain, dans ses ramifications sociales, dans son entourage mental», selon les termes de A.L. Premare, plusieurs travaux lui sont consacrés, recueils, monographies, thèses universitaires, film, pièce de théâtre de Taïeb Seddiki dans le genre du Bsat, appelée «Diwan Sidi Abderrahman Mejdoub»…Malgré cet intérêt manifeste, notre vœu, hier comme d’aujourd’hui, est d’accorder toute la place qu’ils méritent non seulement au personnage du Mejdoub mais à notre inépuisable héritage maghrébin dans sa globalité, à travers l’enseignement et les médias, cultivant par là l’esprit et inspirant un vaste champ de créations…