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Elle croi t avoir raison

DU MEME AUTEUR

Le Journal d'une veuve de guerre.

T o u s d r o i t s r é s e r v é s p o u r t o u s pays , y c o m p r i s l 'U.R.S.S. C o p y r i g h t b y Les Sep t Cou leu r s .

F R A N Ç O I S E V I T R Y

Elle c ro i t avoir r a i son

Roman

L E S S E P T C O U L E U R S 58, RUE MAZARINE, PARIS ( 6

A Gisèle, ma fille.

CHAPITRE I

Dans l'église pleine, le côté de l'épître était réservé aux garçons ; les plus jeunes dans les premiers rangs, les plus âgés, dans le fond : les plus difficiles à tenir. Une dame, généralement une vieille demoiselle, les surveil- lait. Près des « grands » se tenait Mme Durand. On l'avait toujours vue là, à toutes les séances de caté- chisme. Elle n'abaissait jamais son regard sur son livre, elle ne regardait pas l'autel, n'écoutait pas le prêtre. Ses durs yeux noirs, très vifs, allaient et venaient à travers les rangées de bancs. Souvent elle se levait, et d'un geste ou d'un mot, rétablissait l'ordre. Alors les enfants ces- saient de chuchoter; des visages effrayés se détournaient. On se poussait du coude, on prévenait le voisin d'un coup de pied. Les grands, plus entraînés, continuaient leurs confidences sans remuer les lèvres, feuilletant ostensi- blement les pages sales de leur livre. Le côté de l'Evan- gile réservé aux filles n'intéressait pas Mme Durand, elle leur tournait le dos. Celles-là, on en faisait ce qu'on voulait. Les Ursulines et quelques jeunes filles « bien » de la ville suffisaient. Pour Mme Durand, les filles ne comptaient pas, ne devaient pas compter. Dociles par essence, elles se pliaient et s'adaptaient à n'importe

quelle discipline, pourvu que l 'on sache s'y prendre. Le foyer de Mme Durand donnai t l 'exemple.

Dans l'église, très haute, très grande, froide été comme hiver, deux petits soufflaient dans leurs doigts pour les réchauffer , un autre se dissimulait pour frot ter avec énergie son mollet nu. Seul, un cantique hurlé à tue-tête, met ta i t u n peu de vie dans l 'a tmosphère gla- ciale.

Un des gamins , pa rmi les grands s 'occupait d 'aut re chose. Ouvrant son livre et se penchan t vers son voisin, il m u r m u r a :

— Zieute la photo de la gosse ! Une belle gosse ! — J ' te crois : Qui c'est ? D 'un coup de menton rapide, l 'autre mon t r a la dame

en noir : — Sa fille. — Tais-toi. Elle te regarde. Ils relevèrent la tête d 'un a i r digne et brai l lèrent le

cant ique à pleine voix. La dame rassurée s 'occupa d 'un enfant maigre au visage crispé p a r des tics : celui-là était à surveiller, enfant d'alcoolique, on pouvait, de lui, s 'a t tendre à tout.

Les garçons repr i ren t leurs confidences. — Comment que t'as pris cette photo ? — Instantané, u n mat in , elle entrai t dans la chapelle,

la vieille a rien vu. — Attention ! Mme Durand, cette fois, était sûre d 'avoir entendu.

Elle pressenti t que le livre cachait quelque chose. Elle se leva. Mais, rapide, le gamin se baissa comme pour r amasse r quelque chose, et la photo disparut du livre. Elle resta un moment derr ière lui, l 'épiant, sûre que rien ne lui échapperait .

« Moi, disait-elle avec orgueil, en parlant des enfants du catéchisme, je ne leur passe rien, jamais. Ils ne se permettraient aucun écart de tenue, ils me savent im- pitoyable ; et je me flatte d'avoir réussi. »

— Rappelez-vous bien la leçon qui se dégage de cet Evangile, expliquait le vieux prêtre au pied de l'autel : Jésus aimait les petits enfants : « laissez-les venir à moi » disait-il. Il ne faut pas avoir peur de Lui, mais il faut être vraiment ses enfants, rester simples et vrais ; mentir aux autres, se mentir à soi-même, c'est essayer de mentir à Dieu... et cela est si ridicule ! ne soyez pas des êtres tortueux, qui dissimulent, de petits sournois. Même le visage d'un enfant change, et devient laid, quand il a pris l'habitude du mensonge, et Dieu ne le reconnaît plus pour l'un des siens.

A genoux, tout le monde récita le Pater et l'Ave Maria. La prière remplissait la haute nef d'un bourdon- nement indistinct, comme celui d'un grand vol de fre- lons ; l'haleine de toutes ces petites bouches faisait un brouillard, les doigts aux ongles cassés, tachés d'encre, s'impatientaient ; les livres jaunis et délabrés, à moitié ouverts, bâillaient sur les bancs. Sur les dalles noires et blanches s'agitaient les gros souliers cloutés, les gosses en avaient assez. Ce n'étaient jamais que les élèves des sœurs, et pareilles aux sœurs, en plus sottes, ne sachant pas même esquiver les taloches. Non, aucun regard ne se hasardait vers ces visages chiffonnés et mal lavés. Mme Durand pouvait se féliciter : rien à craindre de cette promiscuité. « Une éducation sévère et pieuse, voilà la vraie sauvegarde de l'innocence. »

A genoux, près de la grille dorée du baptistère, la tête entre les mains, Gertrude priait. Elle avait reçu l'ordre de venir chercher sa mère à la fin de l'exercice.

D'un manteau bleu, récemment allongé, où se voyait encore le pli de l'ancien ourlet, émergeait sa nuque fraîche, penchée en avant, barrée du catogan raide et propre, noué d'un ruban de faille noire.

Près d'elle, tout à coup, une claque retentit. Elle leva les yeux ; Mme Durand grondait, et les enfants, silencieux, se bousculaient pour sortir. Gertrude se mit à rire. Ces gosses qui s'aspergeaient d'eau bénite... Mais le regard de sa mère la transperça, elle reprit son air grave. Ah ! comme le rire allait mieux à cette fille de douze ans, à ses bonnes joues rondes et rouges, à sa large bouche, à ses yeux brillants ! Quand elle était pen- chée, si doucement pieuse, la tête dans les mains, on aurait pu imaginer quelque rêveuse fillette facilement émue. Ses yeux vifs s'efforçaient de cacher leur gaieté, ses yeux noirs comme ceux de sa mère, mais si diffé- rents. Ils n'étaient pas d'une beauté remarquable, mais ils regardaient tout avec avidité. Grande, forte, la jeune fille n'était pas gracieuse, mais tout en elle proclamait l'amour passionné de la vie.

Le flot des enfants s'écoulait dans l'allée centrale de l'église, les cantiques s'étaient tus, le martèlement des galoches résonnait sous la nef. Puis, le porche franchi, la jeune horde dégringola les marches, en clignant des yeux : la lumière et le petit vent matinal la réveilla, la secoua, lui donna l'envie irrésistible de crier. Gertrude fut poussée, bousculée, et quand elle se trouva dehors, en plein soleil, elle regarda d'un air ravi les cabrioles des gamins. Que c'était bon, ces chauds rayons sur les vieilles briques roses du parvis ! Les arbres autour de la fontaine se veloutaient, pelotonnés comme de gros chats ; des corneilles croassantes, tournaient au-dessus des deux clochers de la cathédrale, des pigeons pico-

raient le crottin de la place d'Armes. En face, la rue du Pont scintillait ; mille pointes lumineuses jaillissaient de ses vitres, et Gertrude, le nez en l'air, regardait le haut des deux tours carrées d'où s'élançait le son des cloches, si pareil les jours de glas et les jours de noces, qu'on ne savait jamais très bien s'il fallait se réjouir ou pleu- rer. L'horloge de la façade fit soudain entendre ses notes aiguës perçant les graves, avec une joyeuse indiscipline. C'était drôle, mais Gertrude en avait l'habitude. Elle pensa seulement : « Neuf heures déjà ! la laitière sera passée, nous sommes en retard, je n'aurai jamais le temps de finir ma méditation. »

— Qu'est-ce que tu fais là ? Dépêche-toi de rentrer, il faut que je dise un mot à monsieur l'Archiprêtre.

Pleine de bonne volonté, Gertrude se hâte. Soudain, une phrase dite à mi-voix derrière elle, faillit l'arrê- ter :

— La voilà. Hein ? C'est une belle fille.

Gertrude ne s'est pas retournée, pourtant elle a vu. Que fait ce grand garçon au milieu de cette marmaille, avec sa mèche blonde sur l'œil et cet air curieux et railleur ? Elle ne le connaît pas... La peau fraîche de ses joues rebondies rougit comme un fruit hors de l'ombre. « On m'a pourtant dit que j'étais laide. » Elle fuit mais ne peut arrêter ses pensées. « Qu'est-ce que ça peut me faire ? Maman répète toujours que dans la vie, cela gêne d'être jolie. Pourquoi répète-t-elle aussi que j'ai moins qu'une autre le droit d'être jolie et de le croire. Pourquoi ? Après tout, je dois avoir confiance en mes parents. »

Gertrude arrive à la maison, traverse la cour dallée où les premières abeilles s'affairent autour des bour-

geons poilus de la glycine. Il y a les lits à faire, le déjeu- ner à préparer ; la femme de ménage n'est pas encore arrivée. Elle habite si loin, elle et ses gosses, sur le canal, dans un vieux chaland chaque jour plus démoli !

Gertrude s'absorbe dans les besognes journalières. Ah ! si seulement elle trouvait le temps de faire sa mé- ditation ! Son père est prêt : il va faire son tour de ville quotidien ; soigné et fringant, encore que grisonnant, il se tient droit. Il fume sa première cigarette, il a le droit d'en fumer trois par jour, à des heures prévues et inva- riables. S'il lui arrivait de changer, ce serait inquiétant, mais c'est impossible. Il bombe le torse, et d'un petit coup de main léger, relève le menton de sa fille, en lui tapotant la joue, mais il ne la regarde pas ; une fille cela n'a aucune importance ! Il ira à l'église plus tard, il n'y va jamais à la même heure que sa femme ; « les dévotions doivent se faire sans ostentation, entre hommes ». Lorsqu'il était jeune, il ne mettait pas sa famille au courant de ses sorties nocturnes ; aujourd'hui, il préfère accomplir seul ses devoirs de piété, dans l'ombre d'une chapelle.

Ils se retrouvent à midi précis, devant la table mise ; Mme Durand n'admet aucun retard dans le service. La toile cirée reluit, le vin dore la bouteille. Par la porte entr'ouverte, entrent à la fois une bonne odeur de sau- cisses aux choux et les cris stridents des hirondelles. Mme Durand dit le Benedicite ; tous l e s trois sont debout, recueillis, mains jointes.

Eugénie Durand a pris de ses leçons de catéchisme l'habitude de parler haut, de ne jamais se laisser inter- rompre, de dominer toutes les conversations. Pourtant, elle ne cherche pas à s'imposer, son maintien est mo- deste, ses gestes rares. La robe noire, très montante, est

toujours la même, hiver comme été ; son visage maigre, un peu jaune, n'a rien de redoutable. Pourtant, nul ne sait comme elle se faire obéir ; elle a le génie de l'au- torité : Monsieur le Curé en convient. Le respect qu'elle inspire la flatte profondément.

— Nicolas, demande-t-elle, avez-vous lu dans la Croix, l'article sur les fêtes du Jubilé à Rome ? Ah ! si nous avions un peu plus d'économies, et si les garçons ne prenaient pas tout mon temps, voilà où nous serions allés !

— Certes, mon amie, ce devait être bien beau, mais il faut savoir faire des sacrifices. Je n'ai pas lu il est vrai, l'article en question, mais j'ai appris une nouvelle intéressante : l'abbé Degeinbre, de Cournemanges, s'en va demain ; il sera remplacé par un jeune tonsuré qui vient à peine de recevoir les ordres majeurs.

Mme Durand en laisse tomber sa fourchette. Com- ment ? Que va devenir ce pauvre vieil abbé Degeinbre ? Ah ! il faut tout de suite voir cela de près ! Gertrude regarde la fenêtre où s'agite une branche de glycine, aux feuilles d'un vert tendre, tout neuf, et que termine une longue vrille flexible qui se tortille. « Il n'est pas défendu d'être jolie, pense-t-elle, en suivant les boucles dansantes de la glycine, mais je sais que je n'ai rien d'attrayant. Pourtant, ce jeune homme m'a regardée si gentiment... il avait l'air de me trouver à son goût. > Elle rougit : si sa mère l'interroge, que dira-t-elle ? Heu- reusement, Mme Durand a d'autres soucis.

— Le petit Gentrix, le fils du pharmacien de la rue des Sœurs, vous savez de qui je veux parler Nicolas, me donne bien du mal ; je me demande si cet enfant sera en état de faire sa Première Communion en juillet prochain. Monsieur le Curé est vraiment trop indulgent.

On dirai t que les brebis galeuses sont celles auxquelles il t ient le plus, c'est inouï !

Nicolas approuve d 'un signe, il est r a remen t d 'un autre avis que sa femme, c'est le couple parfa i t : leur vie coule de son peti t filet tranquille, propret , raison- nable. Jadis, bien sûr, Nicolas Durand connut une exis- tence assez agitée ; on raconte que les premières années de son mariage, il a imai t beaucoup les voyages aux environs. Il y a longtemps... Maintenant, il est un vrai chrétien, qui mont re à tous l 'exemple de la vertu, qui a le courage de ses opinions, mène le bon combat. Il p ra t ique la chari té avec ordre et décence, son nom est cité chaque mois dans le bulletin paroissial, pa rmi les gros donateurs. Mais il ne dépasse jamais la mesure raisonnable. Depuis qu'il s'est ret iré des affaires, il se contente de gérer sa propre fortune ; il s'y entend par- fai tement.

Mme Durand sait bien ce que l 'on raconte sur la jeunesse de son mari, elle sait aussi que c'est vrai, mais le Christ ne préfère-t-i l pas un pécheur repentan t à cent justes ? Et puis, il y a quelque fierté à se dire que l 'on a travail lé à la conversion de son époux, que si sa mai- son offre aujourd 'hui , le réconfor tant spectacle d 'un par fa i t foyer chrétien, c'est parce que Dieu l 'avait choi- sie, elle, pauvre femme, pour donner l 'exemple : que signifie la jalousie ? Pourquoi donner tant d ' importance à un acte répugnant ? Eugénie s'est toujours moquée des jeunes femmes qui se montent l ' imagination à plaisir, fa isant une montagne d 'une taupinière. Elle, elle a rem- pli son devoir conjugal, elle a eu un enfant, c'est bien, il n 'y a rien à dire. Après ses couches, son mari, il est vrai, a éprouvé le besoin de qui t ter la maison familiale assez souvent ; cependant il a toujours respecté son

foyer. Sans doute sa colère eut-elle été grande si Eugé- nie avait cherché à le retenir en lui faisant des scènes, mais elle s'en est bien gardée. Avec le temps, elle a tout de même obtenu ce qu'elle voulait, elle n'a eu qu'à suivre les conseils de son confesseur. Elle peut triompher avec modestie. Malheureusement son rôle ici-bas n'est pas terminé ; l'éducation d'une enfant est chose délicate, difficile ! Protéger une âme sans défense, l'éloigner des hommes, quelle difficulté à l'époque actuelle ! Gertrude doit rester innocente comme un lys, aucune pensée mal- saine ne doit l'effleurer... Elle n'est heureusement pas compliquée : les enfants dépendent du milieu où ils poussent, comme les graines des champs. Cependant bien des choses inquiètent cette mère attentive ; des « riens » que son mari ne voit même pas ! Nicolas se figure que c'est simple une fille ! Mais Mme Durand malgré l'énorme besogne qui l'accable : les œuvres, les démarches, les quêtes, les comptes, les catéchismes, mènera Gertrude à la vertu la plus haute, le Seigneur lui en donnera la force. Après, seulement, elle pourra se reposer, elle aura rempli sa mission.

Le repas se prolonge, les pommes de terre sont reve- nues pour la seconde fois sur la table ; bien rissolées, régal de Gertrude. Elle en reprend.

— Voyons mon enfant, tu en avais pris une fois, c'était suffisant.

— Mais j'avais si faim, maman ! — Je t'ai déjà répété qu'une petite fille ne doit pas

être gloutonne. Relis l'histoire des saintes ; à ton âge, elles se nourrissaient à peine, juste ce qu'il fallait pour les soutenir. Elles ne se gavaient pas comme des bêtes et Dieu les récompensait en leur envoyant des visions

merveilleuses. La grâce du Seigneur ne pénètre qu'à ce prix, jusqu'à l'âme.

Gertrude regarde sa mère avec stupeur : c'est donc mal d'avoir faim ? C'est mal de reprendre des pommes de terre, toutes chaudes, fumantes et craquantes, avec ces petits lardons grillottés, comme sait si bien les pré- parer Alberte, la femme de ménage ? Oh ! bien sûr Ger- trude est pieuse, elle croit au bon Dieu; elle veut devenir une jeune fille sérieuse, et un jour, quand elle sera mariée, elle aura à son tour des enfants. Cette idée la fait sourire, elle adore les petits enfants ! mais devenir une sainte... Une sainte ? c'est trop grand, trop haut... c'est toujours sur un piédestal, sur un autel, sur le por- tail d'une cathédrale... Cela se passait au temps des martyrs, c'est un peu fabuleux... Gertrude ne tient pas du tout à devenir surhumaine et à avoir des visions. Ses parents sont d'excellents parents, ce ne sont pas des saints, pourquoi serait-elle une sainte ? Elle n'ose pas finir ses pommes de terre.

Pourquoi Mme Durand n'a-t-elle pas mis sa fille en pension dans la meil leure insti tution de la ville ? Il y a le lycée où vont les enfants des commerçants et des fonctionnaires, le couvent pour les fillettes de l 'aristo- cratie et de la hau te bourgeoisie. Elles se connaissent, elles se rencont ren t à la promenade, et même au tennis. Ce doit être si amusant d 'avoir des amies et de jouer

ensemble en plein air, en plein soleil. Ger t rude est tou- jours seule. Elle se rend vaguement compte que l 'on est beaucoup plus sévère pour elle que pour les autres enfants, elle a conscience de ne pas mér i te r cette espèce de punition, elle en souffre. C'est une vieille, très vieille demoiselle qui vient lui donner des leçons. Elle arr ive ponctuel lement après la messe, son peti t châle noir étriqué autour de ses maigres épaules, et sa si lhouette révèle son h u m e u r chagrine ; elle est née ainsi ; ces messieurs de la paroisse la protègent : elle n 'a j amais manqué les Saints Offices depuis soixante ans ! Sa science est bornée mais suffisante, estime Mme Durand , d 'au tant plus que Gertrude a l 'esprit t rop curieux, trop avide et doit être surveillée. Aujourd 'hui : cours d'His- toire. Eugénie Durand y assiste toujours et rêve : Si Gertrude avait été un garçon ! Elle aura i t tant a imé un fils qui lui aura i t fait honneu r ! Bien dirigé, qui sait ? il aurai t pu pré tendre aux suprêmes honneurs , à l 'épis- copat... Elle voit une cathédrale , elle entend les orgues ; une foule recueillie suit Monseigneur, un Monseigneur tout jeune, de belle mine, qui lui ressemble trait p o u r trait... Il passe lentement, les fidèles à genoux baisent son anneau d'améthyste.. . La belle couleur chaude de la robe, la lourde mitre, la blanche ma in distinguée...

— Vincent de Paul, vous comprenez mon enfant , explique la vieille demoiselle, ne briguai t j amais les honneurs, il vivait comme ceux qu'il secourait : dans la pauvreté, dans l 'humilité. Il n 'avai t r ien d 'un h o m m e politique, et pour tan t les grands du royaume lui deman- daient conseil, il est devenu un saint.

Gertrude écoutait, pleine de bonne volonté, elle aimait ce saint, il sauvait les enfants, il était indulgent aux misères des hommes, sûrement il savait r i re aussi.

Et la fillette se disait que la pauvre institutrice n'avait pas dû rire bien souvent.

Gertrude accompagnait aussi sa mère dans les visites charitables. Pourquoi ces familles « nécessiteuses », qui crient et se querellent au marché du samedi, changent- elles tout à coup le jour de la visite ? Mines pitoyables, expression douloureuse, traits subitement vieillis. Au- jourd'hui c'est une orpheline, grande fille poussée on ne sait trop comment et dont la mère vient de mourir. Il faut voir ces yeux noyés, ces gestes humbles, cette voix fausse ! une fois, une seule fois, relevant la tête, elle a fixé Gertrude et, Gertrude confondue, ne voit dans ce regard furtif qu'indifférence, hostilité. C'est sa mère pourtant qu'on vient d'enterrer ! La voisine qui l'a recueillie sanglote et geint :

— Y avait rien, pas un sou dans le grabat, ma bonne dame! Avec ça, la petite sait rien faire de ses dix doigts, la pauvre ! Toujours à courir avec les vauriens du pays pendant que sa mère faisait des lessives au Bas-Village.

La gamine se tait, les yeux baissés, comme si elle n'entendait rien. La voisine continue. Mme Durand se tourne vers l'orpheline :

— Il faudra venir à nos réunions du jeudi, je m'oc- cuperai de vous. Comme elle est timide ! Elle est si jeune, et quelle douleur pour elle !

Les yeux froids soudain lancèrent des éclairs : — J'ai pas envie de pleurer, je suis ben trop

contente ! je peux pas m'y forcer tout de même, vous faites pas de soucis pour moi allez, j'aime ben mieux être seule que d'être encore avec elle !

Mme Durand pince les lèvres et se redresse, la voi- sine essaye d'arranger les choses :

— Que voulez-vous, on sait pas bien qui est le père

de la petite, y avait que l'embarras du choix, comme on dit, faut comprendre les choses !

— Oui, oui, coupe Mme Durand. Gertrude ! Va faire un tour dehors avec cette enfant, elle sera plus à son aise avec toi.

Dehors, c'est le soleil, sur l'eau du canal miroitent des reflets d'arc-en-ciel, cela sentait le goudron, l'herbe chaude, les épines noires défleuries dont les pétales jon- chent la terre. Un souffle de vent, et tous ces parfums se bousculent pour laisser place à une douce odeur de feu de bois, portée par la petite fumée d'un toit, tout enroulée et tortillée, ou bien c'est la forte senteur des chevaux halant un lourd bateau, à grands coups de reins.

Gertrude se mit au pas de l'orpheline, il fallait dire quelque chose, et sans le vouloir, elle prit le ton de sa mère :

— Nous ne vous abandonnerons pas, vous savez, nous vous trouverons toujours du travail.

L'autre haussa les épaules et ne répondit pas. C'est alors que se précipita en trombe un groupe de jeunes garçons sur la prairie.

— C'est vrai, c'est aujourd'hui jeudi, le collège est en promenade, remarqua Gertrude à voix haute.

L'orpheline leva ses yeux pâles et les baissa aussitôt. Gertrude suivait le jeu, toute réjouie, ses bonnes

grosses lèvres souriantes, les yeux pétillants. Comme ils s'amusaient ! Ils criaient leur bonheur de vivre au ciel clair et doux, aux arbrisseaux, aux nouvelles pousses, au canal tranquille et lumineux. La fillette partageait leur enthousiasme, inutile et délicieux. Tout à coup l'un d'eux, projeté en avant par un camarade, faillit tomber dans l'eau. Il se releva, rouge de colère, rencontra le

regard de Gertrude, parut stupéfait et éclata de rire. Puis, d'un joli mouvement, il enleva son béret, salua, se secoua et s'enfuit. Elle était cramoisie. C'était le grand blond qui l'avait trouvée jolie ! Sa compagne alors lui fit face et, dans ses yeux pâles passa un drôle de sourire. Troublée malgré elle par ce regard narquois, Gertrude dit tout haut :

— Pourquoi m'a-t-il saluée ? Je ne le connais pas, il me prend pour une autre.

L'autre haussa de nouveau les épaules et ne répon- dit rien. Gertrude songea qu'elle venait de mentir, elle savait fort bien que le salut lui était destiné et qu'on ne l'avait pas prise pour une autre. Sa mère la rappela, elle courut la rejoindre, laissant là l'orpheline et son sourire équivoque.

CHAPITRE II

Evidemment les religieuses aura ien t trouvé fâcheux que Mlle Durand ne poursuivît point ses études chez elle, où fréquentaient toutes les jeunes filles « bien > de la ville. Gertrude avait à peine dix ans, lorsque certains événements avaient obligé Mme Durand à pren- dre en mains l 'éducation de sa fille. Cette histoire res ta i t pour Gertrude comme la marque d 'un fe r rouge sur sa peau.

Alors élève du couvent, elle dessina un jou r le por- trait de sœur Benoite au tableau. Plutôt une car icature qu 'un portrai t ; en toute conscience elle méri ta i t une punition. Mais aussitôt le desssin découvert, on voulut l 'obliger à s 'agenouiller au milieu de la salle devant tout le monde, et à baiser le parquet , j amais lavé, gras de crasse, noir de poussière et de boue ! E t pas moyen de tricher, il fallait v ra iment embrasser le parquet . Ger- t rude ne pouvai t croire que le bon Dieu exigeât de pareilles choses, elle s 'était révoltée, courageusement elle avait refusé d'obéir. Ses compagnes, d ' abord inté- ressées p a r cette conduite extraordinaire , se regarda ien t main tenan t avec terreur. Qu'allait-il a r r iver ? Pour t an t on ne pouvait s 'empêcher d'admirer. . . Sœur Benoite, à

bout de forces, demanda du renfort : la Mère Supérieure. Gertrude écouta son sermon, très droite, sans baisser les yeux :

— « Quand on a le bonheur d'avoir des parents aussi parfaits que les vôtres, disait Mère Angélique, on se doit de donner le bon exemple ; et avant tout, celui de l'obéissance et de l'humilité. Oui certes tout est à craindre pour l'avenir avec un pareil caractère ! Il faut vous amender, il faut vaincre votre orgueil si vous ne voulez pas qu'il finisse un jour par vous perdre. »

On l'enferma au grenier. Elle se sentait la proie de tous les démons de l'Evangile, mais elle savait qu'elle avait raison. Cette sœur Benoite qui faisait une pareille histoire ! Ces camarades qui tremblaient de peur !

Sa colère ne pouvait toujours durer, elle n'était qu'une enfant, seule dans un grenier plein d'ombres. Le doute, le remords, le désespoir succèdent à la fureur. Après tout, c'est vrai qu'elle est orgueilleuse. Sainte Ger- trude, sa patronne aurait obéi et baisé cent fois le par- quet sale. Mais elle, elle n'est pas une sainte, elle ne le veut pas. Non elle ne cèdera pas. Elle a froid et faim, elle voudrait pleurer, mais sœur Rosalie la surveille der- rière un judas. Elle regarde le jardin à travers les vitres poussiéreuses, les pommes de terre et les salades. Tant pis pour les salades ! Gertrude ouvre la lucarne et saute. Ce n'est pas très haut, mais elle aurait sauté de toute façon. Elle se relève, court d'une traite jusqu'à la grille, sur la route, elle ne sait où, et soudain se retrouve devant la maison familiale.

Allons, il faut rentrer et s'attendre à tout. Recoiffée, les mains propres, Gertrude entre dans la salle à man- ger d'un air innocent. Son père et sa mère avaient un air étrange, ils savaient, mais ils ne firent aucune

remarque. La prière fut récitée comme d 'habitude, on servit le potage, Gertrude ne pouvai t avaler, les cuille- rées ne passaient pas.

Dès qu'Alberte eut emporté les assiettes, Nicolas se tourna vers sa fille et dit, de son ton placide :

— Gertrude, tu peux mour i r cette nuit, et si cela t 'arrive, où ira ton âme ? Je pense que ta conscience ne te reproche rien ?

Gertrude ne répondan t pas, il repr i t : — Tu sais que si tu es coupable, tu seras condamnée

au feu éternel, à moins que tu n 'en fasses l 'aveu au Ministre du Seigneur. P a r pitié pour ton jeune âge, je t 'ai laissée manger ta soupe, ma in t enan t t u n 'as plus de raison d 'at tendre, cours à l'église, demande le prê t re de service, et confesse-toi. Je ne veux pas t ' en tendre nous demander pa rdon pour ton inqualif iable conduite, avant que tu ne l'aies obtenu de Dieu, repentie.

Gertrude se leva, très pâle : « Mon Dieu, mon Dieu, je suis bien coupable, se disait-elle affolée, je vais a l ler en enfer si je meurs. Pourvu que je ne meure pas avant d'avoir obtenu l 'absolution. Et si le prê t re me la refuse ?

Le prêtre était là. Il eut l 'a ir u n peu étonné q u a n d Gertrude lui dit qu'elle tenait à se confesser immédia te- ment, que c'était grave, elle paraissai t terrorisée. Il l 'écouta, très sérieux, mais quand elle eut fini, poussa un soupir de soulagement et lui prêcha l 'humilité. Enfin, il lui donna l 'absolution, et Gertrude qui n 'avai t p lus peur, récita son acte de contrition. Cependant le confes- seur, en ren t ran t dans la sacristie, ne put s 'empêcher de lever les épaules, et son regard moqueur , légèrement agacé, pri t à témoin de ses pensées Quelqu 'un d ' invi- sible.

C'est la mi-carême, Ger t rude meur t de fa im et ose à pe ine le dire, car sa mère suit une règle aussi stricte que chez les Carméli tes : une toute petite tasse de café noir, sans sucre, au réveil ; à midi, un légume et du fromage arrosé d 'eau, pas de goûter, un potage le soir ; il est pe rmis de d e m a n d e r une t ranche de pa in si l 'on est incapable de s'en passer.

— Mme Durand gémit : — Ma pauvre enfant, tu te jettes sur la nourr i ture,

tu me désoles ! Ger t rude fait ce qu'elle peut, mais les crampes

d 'estomac sont les plus fortes. D'autre par t , les exercices de piété se multiplient, mais il faut quand même faire sa chambre, raccommoder ses bas, t ravail ler le latin, les mathémat iques et la grammaire . L 'enfant s 'endort à la messe matinale , ou suit l'office d 'un œil morne. Peut-on médi te r l 'éternité de l 'âme quand la fa im vous talonne et que le sommeil vous abrut i t ?

M. le Curé, plein d' indulgence, dit à Mme Durand : — Il ne faut pas trop exiger de votre fille, madame.

A cet âge-là, on a besoin de se nourrir , et il arrive un m o m e n t où les yeux se fe rment tout seuls.

Mme Durand se p la in t : — Notre cher curé vieillit beaucoup depuis quelque

temps, il m a n q u e de fermeté et sa paroisse en souffre. J e crains qu'il ne soit pas indiqué pour diriger une enfant aussi difficile que Gertrude, il f audra lui cher- cher un autre directeur de conscience.

Gertrude a entendu, elle demande à son institutrice : — Est-il vrai que je sois beaucoup plus difficile à

diriger que vos autres élèves ? — Oh, non, répond la vieille demoiselle, dans l 'in-

nocence de son cœur. Qui peut vous faire croire une pareille chose ? Vous n'êtes pas précisément docile, mais je préfère cent fois les riches na tures comme la vôtre, avec elles il y a toujours de la ressource.

Gertrude apprend à la fois qu'elle est « une riche nature » et une « nature difficile ». C'est trop compli- qué ! C'est trop fatigant ! L 'a i r sent bon, le soleil se promène en f lânant sur la pelouse, abandonnan t quel- ques rayons sur ses feuilles préférées.

Comme tous les enfants, elle rêve ; quel plaisir de se croire, pour soi toute seule, un être illustre : savant, poète, artiste, explora teur !

Mais Gertrude est vra iment équilibrée, solide. Sa vraie raison d'être, elle le sait par fa i tement , c'est de vivre comme tout le monde, comme sa mère, comme sa grand-mère. N'est-ce pas magnif ique d 'avoir à soi un mar i et des enfants, beaucoup d 'enfants ? Une maison, un jardin, peut-être aussi un chien, un grand chien fidèle ? Pourquoi tant de sermons, de prières, de médi- tations ? M. le Curé tonne en chaire contre le « Monde » et ses plaisirs coupables, sans doute a-t-il ra ison ? Mais qu'est-ce que cela veut dire ?

CHAPITRE III

— Vous n'avez pas seulement une amie ? Dios mio ! Comme vous devez vous ennuyer !

— Non, seulement ça me rend un peu triste. — Quelle drôle d'idée de vous met t re en cage ! Moi

j 'ai des tas d'amis, des garçons et des filles, je les choi- sis et ne demande l 'avis de personne. Ma tante a bien ses amis, pourquoi n 'aurais- je pas les miens.

— C'est juste. Mes parents n 'ont pas d'amis, seule- ment des relations d'affaires, les dames des œuvres, ou des camarades de pension. Vous arrangez votre vie à votre idée ; vous faites ce que vous voulez, moi, jamais.

— Parce que vous ne voulez pas ! Oh ! je l 'ai bien remarqué, devan t vos parents vous perdez tous vos moyens. Ils sont terribles ?

— Je ne sais pas. Quand m a mère m e regarde d 'une certaine façon, je ne sais plus où me mettre. J 'a i été habi tuée à obéir ; après tout, c'est un devoir. D'ail leurs on ne résiste pas à m a mère. Ne riez pas, c'est vrai je vous assure.

— C'est drôle, on dirai t que vos parents vous sur- veillent : ils empêchent les étrangers de vous connaître. On m 'a raconté l 'histoire d 'un avare qui met ta i t des

chaînes autour de son trésor, il le défendait même contre sa propre famille. Un jour, il apprit qu'on cherchait à le voler, il y a mis le feu... C'est comme ça qu'on vous aime ? C'est effrayant ! Et vous n'avez pas l'air d'en souffrir !

— Pourquoi ? A la fin, cela prouve qu'ils s'intéres- sent à moi.

— Mais vous ne savez pas comment vivent les autres jeunes filles. Deo gracias ! Aujourd'hui on est libre si l'on travaille, personne n'a rien à voir avec nos amis ou nos fiancés. C'est vrai que vous êtes si jeune !

— Pas tant que cela... Quel âge avez-vous, Carmen ? — Oh ! moi, je suis vieille, beaucoup plus vieille que

vous ne croyez. Pas tant à cause des années, mais parce que je sais ce qu'on peut faire et posséder à vingt ans, parce que je sais comment m'y prendre.

— Que voulez-vous dire ? — Vous ne pouvez pas comprendre, vous êtes sans

malice, comme une petite bête à Bon Dieu. Vous serez dévorée par les autres...

— Que dites-vous Carmen ? Carmen, ce n'est pas un nom de chrétienne ?

— C'est le nom de ma marraine, toute ma famille vit encore en Espagne. Les Espagnols sont ardents.

Les deux jeunes filles étaient seules pour la première fois, Mme Durand avait permis cette visite :

— Je voudrais, dit Gertrude, que vous deveniez mon amie.

— Votre amie, Gertrude ? Votre mère serait jalouse. — Non, elle s'entend si bien avec votre tante ! — Nous sommes trop différentes. D'ailleurs quand

vous saurez comment je suis, vous serez effrayée. — Que vous êtes drôle, Carmen ! Ma mère vous cite