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Publié dans Doctrine et droit dans l'Union européenne (sous la direction de F. Picod) (Bruylant, Bruxelles, 2005). © Francis Snyder, 2005. CREUSETS DE LA COMMUNAUTE DOCTRINALE DE L'UNION EUROPEENNE: REGARDS SUR LES REVUES FRANCAISES DE DROIT EUROPEEN Francis SNYDER Depuis près de cinquante ans, les revues scientifiques constituent l’un des plus importants creusets de la doctrine juridique communautaire. Les articles publiés dans ces revues ont joué un rôle fondamental dans le développement du droit et des institutions communautaires et, par conséquent, dans l’intégration européenne. Toutefois, le rôle de ces revues, la nature spécifique de cette doctrine et sa contribution à la création des communautés doctrinales demeurent peu connus, y compris et de façon même surprenante, parmi les membres même de cette doctrine juridique. Sauf de façon sporadique, ad hoc et spéculative, l’ensemble des théoriciens et praticiens du droit, qu’il s’agisse d’universitaires, d’avocats, de juges, de membres des Institutions ou d’autres encore, restent, dans l’ensemble, insensibles à la nature de leur production scientifique, et accordent peu d’importance à l’impact que celle-ci peut effectivement avoir. De ce fait, il est très difficile de trouver une analyse systématique sur la relation entre les revues scientifiques et la communauté des juristes, ou plus largement sur l’impact de la littérature scientifique sur le développement du droit communautaire. En fait, exceptées de brèves considérations sur l’importante contribution de la doctrine sur le développement d’une culture juridique propre à l’Union, 1 et quelques références générales qui ont plus trait au droit international ou au droit en général qu’au droit communautaire à proprement parler, 2 il semblerait qu’il n’y ait eu qu’un article majeur sur le sujet, écrit il y a désormais huit ans. 3 Cela reflète bien l’idée que la nature et les implications d’une facette *Professeur de droit public et Chaire Jean Monnet ad personam “Droit de l’Union européenne”, Université Paul Cézanne Aix-Marseille III; Professeur au Collège d’Europe de Bruges et de Natolin (Varsovie). L’auteur souhaite remercier Florence Giorgi et Yin Xiao pour leur assistance dans la recherche; Cheng Weidong, Florence Giorgi et surtout Joël Rideau pour leurs commentaires; et Florence Giorgi pour la traduction. L'auteur reste totalement responsable du contenu et des conclusions de cet article. 1 Par exemple, F. SNYDER, “General Course on Constitutional Law of the European Union” in Academy of European Law (ed), Collected Courses of the Academy of European Law, Volume VI, Livre I, Kluwer Law International Dordrecht, 1998, pp 41-155, spéc. pp.135-154; F. SNYDER , “The Unfinished Constitution of the European Union: Principles, Processes and Culture” in European Constitutionalism Beyond the State (sous la direction de J.H.H.WEILER et M. WIND), Cambridge University Press, Cambridge, 2003, pp 55-73. 2 Sur le droit international, voir ORAISON A., « Le rôle de la doctrine académique dans l'ordonnancement juridique international contemporain », Revue de droit international, de sciences diplomatiques et politiques , vol. 79, 2001, pp 91-112. Sur le droit en général, voir : A. BOURAHRAIN , « Le rôle de la doctrine dans la réforme du droit », Revue juridique et politique, 42, 1987, pp 88-97; P. JESTAZ and C. JAMIN, La doctrine, Dalloz, Paris, 2004, 314 p. 3 H. SCHEPEL et R. WESSELING, “The Legal Community: Judges, Lawyers, Officials and Clerks in the Writing of Europe”, European Law Journal, vol. 3, no. 2, June 1997, pp 165-188. 1

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Publié dans Doctrine et droit dans l'Union européenne (sous la direction de F. Picod) (Bruylant, Bruxelles, 2005). © Francis Snyder, 2005.

CREUSETS DE LA COMMUNAUTE DOCTRINALE DE L'UNION EUROPEENNE:

REGARDS SUR LES REVUES FRANCAISES DE DROIT EUROPEEN

Francis SNYDER∗ Depuis près de cinquante ans, les revues scientifiques constituent l’un des plus importants creusets de la doctrine juridique communautaire. Les articles publiés dans ces revues ont joué un rôle fondamental dans le développement du droit et des institutions communautaires et, par conséquent, dans l’intégration européenne. Toutefois, le rôle de ces revues, la nature spécifique de cette doctrine et sa contribution à la création des communautés doctrinales demeurent peu connus, y compris et de façon même surprenante, parmi les membres même de cette doctrine juridique. Sauf de façon sporadique, ad hoc et spéculative, l’ensemble des théoriciens et praticiens du droit, qu’il s’agisse d’universitaires, d’avocats, de juges, de membres des Institutions ou d’autres encore, restent, dans l’ensemble, insensibles à la nature de leur production scientifique, et accordent peu d’importance à l’impact que celle-ci peut effectivement avoir. De ce fait, il est très difficile de trouver une analyse systématique sur la relation entre les revues scientifiques et la communauté des juristes, ou plus largement sur l’impact de la littérature scientifique sur le développement du droit communautaire. En fait, exceptées de brèves considérations sur l’importante contribution de la doctrine sur le développement d’une culture juridique propre à l’Union, 1 et quelques références générales qui ont plus trait au droit international ou au droit en général qu’au droit communautaire à proprement parler, 2 il semblerait qu’il n’y ait eu qu’un article majeur sur le sujet, écrit il y a désormais huit ans.3 Cela reflète bien l’idée que la nature et les implications d’une facette

∗ *Professeur de droit public et Chaire Jean Monnet ad personam “Droit de l’Union européenne”, Université Paul Cézanne Aix-Marseille III; Professeur au Collège d’Europe de Bruges et de Natolin (Varsovie). L’auteur souhaite remercier Florence Giorgi et Yin Xiao pour leur assistance dans la recherche; Cheng Weidong, Florence Giorgi et surtout Joël Rideau pour leurs commentaires; et Florence Giorgi pour la traduction. L'auteur reste totalement responsable du contenu et des conclusions de cet article. 1 Par exemple, F. SNYDER, “General Course on Constitutional Law of the European Union” in Academy of European Law (ed), Collected Courses of the Academy of European Law, Volume VI, Livre I, Kluwer Law International Dordrecht, 1998, pp 41-155, spéc. pp.135-154; F. SNYDER , “The Unfinished Constitution of the European Union: Principles, Processes and Culture” in European Constitutionalism Beyond the State (sous la direction de J.H.H.WEILER et M. WIND), Cambridge University Press, Cambridge, 2003, pp 55-73. 2 Sur le droit international, voir ORAISON A., « Le rôle de la doctrine académique dans l'ordonnancement juridique international contemporain », Revue de droit international, de sciences diplomatiques et politiques , vol. 79, 2001, pp 91-112. Sur le droit en général, voir : A. BOURAHRAIN , « Le rôle de la doctrine dans la réforme du droit », Revue juridique et politique, 42, 1987, pp 88-97; P. JESTAZ and C. JAMIN, La doctrine, Dalloz, Paris, 2004, 314 p. 3 H. SCHEPEL et R. WESSELING, “The Legal Community: Judges, Lawyers, Officials and Clerks in the Writing of Europe”, European Law Journal, vol. 3, no. 2, June 1997, pp 165-188.

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importante de la doctrine juridique sont négligées, ce qui est remarquable dans une partie du monde et parmi une communauté juridique dont les théories accordent tant d’importance au rôle de la doctrine dans le développement du droit. Cet article a pour ambition de combler ce fossé. Il faut alors partir du prémisse que les revues scientifiques constituent l’un des plus importants creusets de la doctrine juridique communautaire contemporaine. L’analyse de certaines revues peut indiquer les sujets qui y sont abordés, l’origine géographique des auteurs, leur origine professionnelle : en d’autres termes, qui écrit, à quel propos, et où ? Elle peut aussi révéler les signes particuliers de la communauté doctrinale, même si la communauté des auteurs dont les articles sont publiés dans les revues est toujours quantitativement et géographiquement plus restreinte que la communauté des lecteurs. Les revues scientifiques aident ainsi à déterminer la nature, l’appartenance, le dynamisme et les liens internationaux de la communauté doctrinale en matière de droit communautaire. Elle-même contribue alors à son tour à l’ancrage de la culture juridique européenne. Le but de cet article est d’analyser la contribution des principales revues scientifiques françaises au développement de la doctrine en droit communautaire, en particulier à la construction de cette communauté doctrinale. Il s’agira ici principalement du cas français. Toutefois, les résultats et conclusions de cet article ne sont, à l’évidence, pas limités à la France, et peuvent tout autant être d’un intérêt certain pour d’autres Etats membres. Une version préliminaire de cet article a été préparée pour un colloque, et cet ouvrage collectif réunit les versions finales des contributions. Le sujet initialement proposé pour cette contribution était : « L’évolution de la doctrine : le creuset national ». Ceci pouvait paraître évident, mais les apparences sont trompeuses. Un tel sujet soulève, en effet, deux questions cruciales. D’abord, qu’est-ce que la « doctrine » ? Ensuite, que désigne « creuset national » ? Chacun de ces deux concepts induit certaines présuppositions. Quelques développements suffiront à les mettre en lumière pour montrer qu’elles ne sont pas utiles ici. Ce faisant, il faudra indiquer pourquoi cet article adopte le problème sous un angle différent, en clarifiant l’approche et les arguments retenus. Premièrement, « la doctrine », au sens où elle est entendue en France, renvoie aux écrits des auteurs juridiques.4 D’autres articles dans cet ouvrage explorent les nuances de ce concept. Pour le moment, il suffira de relever trois points. D’abord, la tâche principale de la doctrine, et notamment des professeurs de droit les plus importants, est conçue comme étant d’analyser les décisions judiciaires, systématiser les règles de droit, évaluer les résultats des travaux menés par le législateur et les juridictions, et, si nécessaire, proposer des solutions aux problèmes existants ou d’éventuelles réformes du droit. Leurs écrits, pris dans leur ensemble, constituent alors « la doctrine », et sont des interprétation du droit faisant autorité. Un autre point à soulever est que ce concept de « doctrine » est fréquemment associé à l’idée de l’existence d’une communauté doctrinale plus ou moins intégrée qui est celle des auteurs. Intégration n’est pas ici synonyme de consensus systématique, et la communauté doctrinale peut se diviser autour de professeurs importants, peut s’organiser sur la base d’une relation patron-clients, ou se structurer selon les origines sociales et/ou professionnelles. Au final, cette « communauté doctrinale » jouit d’une position particulière dans le système juridique,

4 Une définition plus élaborée, selon l’article 38 du Statut de la Cour Internationale de Justice, est « la conception » et « l’interprétation du droit présentées par les auteurs dans leurs ouvrages de science juridique » (J. Basdevant, Dictionnaire de la terminologie du droit international, Sirey, Paris, 1960, p. 218, cité dans E. JOUANNET, « Regards sur un siècle de doctrine française du droit international », Annuaire Français du Droit International, XLVI, 2000, pp 1-57, spéc. p 6.

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notamment du fait de ses relations privilégiées avec les juridictions. De fait, les juges, et peut-être d’autres acteurs du système juridique, semblent accorder une attention particulière aux théoriciens du droit dans leur pratique juridique quotidienne, même si les conclusions de la doctrine ne sont traditionnellement pas considérées comme constituant une source indépendante du droit. Ces présuppositions ne s’appliquent pas à tous les Etats membres, même si elles semblent être pertinentes en France. Les auteurs ne constituent pas forcément une communauté, un groupe plus ou moins intégré. Le travail des professeurs de droit n’est pas nécessairement orienté principalement vers la systématisation du droit positif. Le grade de professeur joue un rôle différent dans la hiérarchie des enseignants et chercheurs universitaires selon le système dans lequel on se trouve. Le rang de « Professeur » peut ne pas être l’aboutissement systématique de la carrière scientifique, de sorte que la plupart des universitaires n’accèderont probablement jamais audit rang. Alors que les écrits des professeurs (ou enseignants d’autres rangs) peuvent être grandement respectés et pris en compte par les autres acteurs du système juridique (comme les juges), il n’y a toutefois aucune règle en la matière. Il peut même exister des conflits larvés entre différents universitaires, des avocats et des juges, par exemple à propos du propre rôle de l’enseignement du droit à l’Université en comparaison avec la pratique même du droit (y compris la pratique juridictionnelle), ou encore sur la pertinence de certaines recherches juridiques. Deuxièmement, l’idée de « creuset national » en relation avec l’émergence d’une doctrine juridique communautaire mérite quelques précisions. Selon le Petit Larousse, « creuset » provient du vieux français croiset (lampe), et du latin crucibulum. « Creuset » revêt trois sens différents : 1.a. Petit récipient en matériau réfractaire, utilisé en laboratoire pour fonder ou calciner 1.b. Partie inférieure d’un haut fourneau où se rassemble le métal en fusion 2. Endroit où se mêlent, se fondent diverses choses. La Méditerranée est un creuset de civilisations. 5 En retenant la dernière définition, et compte tenu du contexte, l’idée de « creuset national » implique que la doctrine a d’abord émergé dans un contexte national. Selon cette conception largement répandue, la doctrine concernant le droit des Communautés européennes, puis de l’Union européenne, s’est développée, initialement peut-être grâce à l’influence des auteurs des autres branches du droit, puis ensuite sur l’impulsion de spécialistes du droit communautaire, qui se sont d’ailleurs sentis liés par leur appartenance nationale, et dont les écrits étaient conditionnés par les traditions universitaires et juridiques nationales. L’expérience des Institutions européennes, notamment des Cours européennes et des services juridiques de la Commission, du Conseil et du Parlement européens, montre que les diverses voies doctrinales nationales se sont, pour certaines, réunies en une seule, au moins pour les questions institutionnelles. Toutefois, les auteurs n’avaient pas forcément lu les travaux de leurs confrères européens publiés dans d’autres langues, et n’étaient parfois pas au courant de l’existence même de ces travaux. De ce point de vue, l’ « européanisation » de la doctrine juridique demeure superficielle et limitée aux sujets institutionnels, comme le processus de prise de décision, que ce soit au niveau judiciaire ou administratif. Ainsi, selon ce point de vue, il serait approprié de se limiter au « creuset national » pour mieux comprendre le développement de la doctrine juridique de l’UE. Une version extrême de cette position amènerait même à penser que c’est le contexte national spécifique de chaque Etat membre qui est le plus important pour ces auteurs dans l’appréhension du droit communautaire.

5 Le Petit Larousse Grand Format , Larousse, Paris, 2004, 1927 pp, spéc. p 313.

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Il est important de prendre au sérieux ce que l’on peut appeler la notion de “creuset national”, et de reconnaître dans quelle mesure elle représente toujours un importante fraction de la réalité de la doctrine, dans la plupart, si ce n’est dans tous les Etats membres. Toutefois, cet article prendra un autre point de départ, et cela parce qu’il s’agit d’étudier ici la doctrine communautaire d’aujourd’hui et de demain, plutôt que celle d’hier. Cet article s’enrichira aussi de l’analyse de l’auteur qui jouit d’une certaine expérience dans le domaine puisqu’il travaille lui-même pour une revue scientifique à vocation transnationale. De plus, il peut être soutenu avec fermeté que la théorie du « creuset national » méconnaît le développement rapide et relativement récent d’une communauté doctrinale internationale transnational en droit européen, qui, bien qu’initialement limité d’un point de vue quantitatif, a joué un rôle important dans le domaine de l’intégration européenne et qui, et c’est d’une importance particulière pour cette contribution, s’est manifesté par la création d’un nombre limité de revues scientifiques transnationales et internationales. En étudiant le développement de la doctrine juridique communautaire, il nous faut considérer deux séries d’éléments : d’abord, un certain nombre de creusets nationaux, (en d’autres termes, de courants doctrinaux émanant d’un certain nombre d’Etats membres) et ensuite, il faut analyser l’impact du développement de creusets transnationaux. Il est évidemment possible d’étudier la doctrine communautaire émanant d’un seul Etat membre, ou le groupement d’auteurs spécialistes de la question communautaire au sein d’un seul et même Etat. Mais cela présente l’inconvénient d’isoler cette doctrine, ou cet ensemble d’auteurs, du contexte beaucoup plus large dans lequel ils sont réputés travailler, qui les a formés et qui donne à leurs travaux toute leur ampleur. Une stratégie plus adéquate est de considérer chaque creuset séparément, puis d’examiner, mais seulement dans un second temps, les relations que ces divers creusets entretiennent entre eux. Le modèle d’analyse retenu est donc un modèle pluraliste, semblable à celui retenu pour les sites de gouvernance selon lequel les nombreux sites, chacun avec ses caractéristiques propres, interagissent, se conditionnent mutuellement, se concurrencent souvent, sans être nécessairement organisés sur un mode hiérarchique.6 Comment peut-on analyser ces creusets nationaux et transnationaux pour comprendre, et, si possible, évaluer leur contribution à l’ensemble de la doctrine communautaire ? Deux alternatives s’offrent à l’évidence. L’une serait de surveiller et analyser une sélection d’écrits, que ce soit des ouvrages, des contributions, des articles ou commentaires d’arrêt, des principaux auteurs dans différents pays. Malgré l’avantage que cela présente en terme de couverture géographique de l’analyse, le risque d’arbitraire subsiste dans cette stratégie dans l’idée même de sélection et des auteurs et des écrits. Plus vraisemblablement, cette stratégie présuppose l’accès à une somme colossale de ressources, qui va bien au-delà des capacités en temps, en argent et en connaissances linguistiques d’un seul et même chercheur. Cette première stratégie est donc plus appropriée dans l’optique d’une recherche collégiale. Une autre possibilité est certes plus modeste, mais aussi plus réaliste. Il s’agit de mener une recherche empirique quantitative sur ce qui a été écrit, d’identifier par qui et quand cela a été écrit dans les principales revues scientifiques spécialisées en droit communautaire, avec l’objectif de donner une vue d’ensemble de ce domaine. L’inconvénient ici réside dans la difficulté à choisir ces revues, et là encore, il est impossible d’éviter une certaine part d’arbitraire au moment de la classification des articles par sujets, ou encore des auteurs selon 6 Voir F. SNYDER, « Les sites de gouvernance » in La société internationale en mutation: Quels acteurs pour une nouvelle gouvernance ? (sous la direction de L. BOISSON DE CHAZOURNES et R. MEHDI), Bruylant, Bruxelles, 2005, pp. 299-326.

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leur origine professionnelle et/ou géographique. Mais, en dépit de ces avatars, cette dernière méthode possède l’inestimable avantage de la faisabilité. Si on l’utilise avec suffisamment de précisions dans le détail et de précautions au moment de tirer les conclusions, elle peut apporter des renseignements forts utiles quant aux caractères principaux de la doctrine juridique communautaire. Cet article adoptera donc la seconde approche. Il se concentrera sur les revues scientifiques françaises spécialisées en droit communautaire. Il identifie ce qui a été écrit, où cela a été publié, et qui sont les auteurs. Il se propose aussi d’analyser comment cette doctrine s’inscrit dans un contexte plus large. Les travaux se centreront sur le domaine de la doctrine juridique, à l’exception donc d’autres disciplines, sauf si, par exemple, un article, dont l’orientation semblait a priori autre que juridique, a été publié dans une des revues scientifiques prises en considération ici. En d’autres mots, où l’article est-il publié (et non qui en est l’auteur) est le point de départ de l’analyse. La première partie de l’article analyse plusieurs revues françaises importantes dans le domaine du droit européen. Elle viendra préciser les méthodes utilisées lors de la recherche et présentera les principaux résultats de l’analyse empirique (I). La deuxième partie cherchera à placer cette doctrine dans une perspective plus vaste en analysant notamment les rapports entre la doctrine française et la communauté beaucoup plus large de la doctrine du droit communautaire (II). Une brève conclusion permettra de résumer la discussion et de faire émerger certains problèmes mis en lumière par notre étude et qui mériteraient de nouvelles recherches. I. LES REVUES Tous les juristes savent que la question posée détermine souvent la nature des réponses qui seront apportées. Savoir poser les bonnes questions constitue bien la partie la plus difficile mais aussi la plus importante de tout projet de recherche. De même, le choix des méthodes utilisées pour mener à bien ledit projet aura forcément un impact sur la nature et la validité des résultats. Aucune méthode (ou combinaison de méthodes) n’est parfaite, et la connaissance de la méthode utilisée va aider à la fois le chercheur et celui qui prendra sa succession dans le projet à améliorer leur travail à l’avenir. Il est alors utile de décrire brièvement lesdites méthodes employées pour le présent projet (A) avant de présenter les résultats (B). A. Les méthodes Les revues scientifiques constituent d’importants creusets pour l’émergence et le développement de la doctrine juridique communautaire. Toute étude de l’impact de ces revues en France soulève plusieurs questions : (1) De quelles revues s’agit-il ? (2) Sur quelle période porte l’analyse ? (3) Quels sont les articles concernés ? (4) Comment classer ces articles ? (5) Comment classer les auteurs ? Les développements à suivre s’attacheront à répondre à ces questions. (1) Quelles revues ? L’outil de recherche le plus utile pour ce qui concerne les revues scientifiques dans le domaine du droit communautaire est European Integration Current Contents (EICC). Il est

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disponible sur Internet.7 Basé au Centre Jean Monnet pour International and Regional Economic Law and Justice à l’Université de New York, il est élaboré en collaboration avec la bibliothèque de l’Institut Universitaire Européen de Florence, et mis à jour bimensuellement. EICC offre l’accès aux tables des matières des revues sur le thème de l’intégration européenne, dans les domaines du droit, des droits de l’homme, de l’économie, de l’histoire et de la science politique. Les revues recensées incluent autant des annuaires que des périodiques, puisque l’objectif de cette base de données est de constituer un outil de recherche efficace pour identifier et retrouver des articles, à l’exclusion d’articles publiés dans des ouvrages, mélanges ou colloques. EICC commença à fonctionner au printemps 1999, et la plupart des revues recensées le sont à partir de 1998. Il est une ressource indispensable pour les enseignants, les chercheurs et les étudiants dans le champ du droit communautaire et de l’intégration européenne. En mars 2005, EICC couvrait 108 revues publiées dans neuf langues différentes, avec un total de 39 943 articles. Le tableau I illustre ces données.

Tableau 1 European Integration Current Contents:

Langue des revues, juridiques et autres toutes comprises

LANGUE REVUES ANNUAIRES/

RECUEILS DESCOURS

TOTAL (NUMERO)

TOTAL (%)

Allemand 12 2 14 Anglais 60 6 66 Danois 1 - 1 Espagnol 3 - 3 Français 13 2 15 Italien 4 - 4 Néerlandais 1 - 1 Portugais 1 - 1 Suédois 1 - 1 Bilingue Français/Anglais

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L’étendue de la zone anglophone est un premier facteur explicatif de la prédominance des revues de langue anglaise dans EICC. Le fait que EICC soit basé à New York est secondaire. Dans tous les cas, la base de données est élaborée avec le concours de la bibliothèque de l’IUE de Florence. Les plus grands éditeurs des revues sont basés dans un pays anglophone, le marché qu’ils convoitent est donc un marché anglophone. La plupart des spécialistes dans le domaine de l'intégration européen, ce qui inclut mais dépasse le droit, travaille dans un pays anglophone, y compris aux Etats-Unis. Une très grande majorité d’articles est donc publiée en anglais, et la langue maternelle de l’auteur est ici absolument indifférente.

7 http://jeanmonnetprogram.org/TOC/index.php?PHPSESSID=4432a77756fdbd4d775dac45533c9c8b

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Cependant, en ce qui concerne spécifiquement l'étude du droit européen, il convient toutefois de relativiser le poids de la langue anglaise, car au moins dans ce domaine les revues de langue anglaise semble être sur-représenté dans l'échantillon de EICC.8 Un bon nombre de revues consacrées au droit européen de manière principale dans d'autres langues ne figurent pas dans la liste9. En ce qui concerne les revues juridiques comportant des études de droit européen de façon non principale, EICC inclut beaucoup de revues de langue anglaise et très peu de revues dans d'autres langues, malgré le fait que elles publient régulièrement des articles sur le droit européen.10 La liste d'EICC comprend un nombre significatif de revues en anglais très spécialisées, tandis que leurs analogues dans d'autres langues sont plutôt absentes. En ajoutant des revues pour tenir compte des ces lacunes, il serait même possible d'arriver à un plus grand nombre de revues dans les langues autres que l'anglais qui publient des études sur le droit européen.11 Il est à noter qu'en ce qui concerne les revues juridiques générales, la liste d'EICC comprend moins de revues de langue anglaise que de revues dans d'autre langues. Ceci dit, l’anglais est aujourd’hui, et de facto, la langue académique principale au niveau international, du moins dans les sciences sociales, ce qui inclut évidemment le droit. Pendant une phase pilote de cette étude, et dans la version préliminaire de cet article, la recherche prenait en compte toute une variété de revues provenant de différents Etats membres de l'UE, mais aussi d’Etats non membres. En préparant la version finale, toutefois, il a fallu se résigner à se concentrer sur les revues scientifiques en France, et cela pour trois raisons. Premièrement, le volume réel des données accumulées rendait l’analyse difficile sans avoir recours à l'utilisation de logiciels spécialisés, ce qui n'était pas possible dans les phases finales de la recherche. Deuxièmement, il apparaissait que l’étude sur la relation entre les revues scientifiques et la communauté doctrinale européenne serait plus fructueuse si l’on se focalisait sur un seul Etat membre. Troisièmement, cet ouvrage se concentre d’abord sur des recherches autour du droit communautaire menées par la doctrine en France. Adopter alors un angle d’étude plus étroit pour le présent article semblait cohérent avec cette concentration sur un seul Etat membre. European Integration Current Contents comprend 15 revues partiellement ou totalement francophones, dont deux revues bilingues (anglais-français) et à l’exclusion des annuaires ou recueils de cours. Le tableau 2 montre le lieu d’édition et de publication pour les 5 principales revues francophones ou bilingues spécialisées en droit communautaire sur le continent

Tableau 2

Situation géographique des principales revues francophones

sur le droit communautaire

8 Pour les précisions portées dans ce paragraphe, l'auteur remercie Joël Rideau, qui lui a également fourni les exemples de revues qui figurent dans les deux notes en bas de page suivantes. 9 Par exemple, Gazette européenne (France), Journaux des Tribunaux Droit européen (Belgique), Revue des Communautés européennes (Grèce), Revue hellenique de droit européen (Grèce), Assuntos Europeus (Portugal), Divulgaçao do direito comunitario (Portugal), Noticias de la Union europea (Espagne). 10 Pour se limiter aux exemples en langue française seulement, on peut citer l'Annuaire français de droit international, l'Annuaire international de justice constitutionnelle, la Revue critique de droit international privé, la Revue française de droit constitutionnel, la Revue française de droit administratif, le Journal du Droit international, la Revue générale de Droit international public, la Revue de droit pénal et de sciences criminelles et la Revue internationale de droit comparé. Il est évident que cette omission en ce qui concerne les revues spécialisées ne limite pas aux revues de langue française. 11 L'auteur remercie Joël Rideau d'avoir tiré son attention sur ce point.

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REVUE

DATE DE PREMIERE PUBLICATION

PAYS OU LA REVUE EST EDITEE

PAYS OU LA REVUE EST PUBLIEE

NOMBRE DE NUMEROS PAR AN

CDE 1965 Belgique Belgique 3 RAE 1990 France Belgique 4 RMUE, RDUE 1990, 2000 Belgique France 4 RMCUE* 1992* France France 12 RTDE 1965 France France 3 *La RMCUE a succédé à la Revue du Marché Commun, dont la publication commença en 1958. européen. Le Journal of European Integration/Revue de l’intégration européenne est exclue du champ d’études puisque cette revue bilingue est publiée au Canada. Cet article se concentre sur les trois revues qui sont dirigées en France : la Revue des Affaires européennes/ Law and European Affairs (RAE), la Revue du Marché Commun et de l’Union européenne (RMCUE) et la Revue trimestrielle de Droit européen (RTDE). Notre étude ne portera donc pas sur la Revue du Marché Unique européen (RMUE) ni sur la Revue du Droit de l’Union européenne qui lui a succédé, puisque toutes deux étaient publiées en France mais éditées en Belgique. De la même façon, les Cahiers de Droit européen ne seront pas retenus puisqu’il s’agit là d’une revue belge. Le critère restrictif de l’édition française présente deux avantages majeurs. D’abord, en se focalisant sur les seules revues françaises, on obtiendra une meilleure analyse de la relation entre les revues scientifiques et les caractères de la doctrine au sein d’un Etat membre. Ensuite, l’on pourra, à la fin de cet article, situer rapidement ces revues dans un contexte plus large incluant des revues francophones belges, ce qui révélera la mesure dans laquelle deux sphères doctrinales nationales peuvent se superposer. Ainsi, alors que la sphère française revendique son intégrité, les revues belges et françaises, prises dans leur ensemble, ne vont former qu’un seul et même sillon transnational de revues francophones, venant au soutien d’une flexible mais cohérente communauté de chercheurs de langue française. (2) Quelle période? Après avoir sélectionné les revues, l’étape suivante de la recherche était de choisir la période sur laquelle allait porter l’étude. EICC couvre la période de 1998 à nos jours. L’article de Schepel et Wesseling couvrait, quant à lui, la période antérieure à 1995.12 Leur article était bien plus ambitieux du point de vue théorique que le présent article. Mais dans les phases initiales de préparation de cette étude, il parut utile de maximiser la possibilité d’une analyse comparative ultérieure. Cela ne peut être exploité ici mais ces données peuvent être utiles pour d’autres projets. La présente recherche couvre donc la période de 1998 à fin 2004. Ce choix s’impose notamment du fait que EICC a commencé en 1998. Les trois revues françaises retenues pour notre étude ont été fondées avant 1998, ce qui n’est pas le cas de toutes les revues référencées par EICC. (3) Quels articles ? 12 Voir H. SCHEPEL et R. WESSELING, « The Legal Community : Judges, Lawyers, Officials and Clerks in the Writing of Europe », European Law Journal, vol. 3 n° 2, juin 1997, pp. 165-188

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L’objet de notre recherche comprend tous les articles publiés dans les revues sélectionnées, à l’exception des éditoriaux, brefs commentaires de jurisprudence et des notes rédigées par des étudiants sur des sujets spécifiques. Même si l'apport de ces derniers au développement de la doctrine est indéniable, il fallait ici donner priorité à l’établissement de critères clairs, uniformes pour la sélection des articles. Pour ce qui concerne les revues scientifiques françaises, trouver un tel critère était moins compliqué que pour les revues de langue étrangères. 13 (4) Comment classer les articles ? Tous les articles publiés dans les revues sélectionnées de 1998 à 2004 ont été classés par sujet. Le but de cette classification était d’identifier ce sur quoi on écrivait, quand et où L’objectif est de tenter d’identifier des tendances dans le développement de la doctrine communautaire,de comparer les développements doctrinaux des différentes revues, et plus particulièrement, de comparer les développements dans des revues publiées dans différents pays. Puisque la recherche s’est finalement concentrée sur les revues publiées en France, ces objectifs comparatistes revêtent moins d’importance que l’identification des principaux sujets abordés et la comparaison de la couverture thématique des trois revues. Une première liste, très exhaustive, des catégories de sujets a été mise en place, ce qui s’expliquait peut-être d’avantage puisque dans la phase préliminaire, l’étude portait sur un échantillon extrêmement large de revues. La liste a dû être révisée par deux fois. Dans un premier temps, les articles ont été classés dans des catégories plus spécifiques, ce qui a permis de réduire le nombre de catégories de sujets retenues. L’article retient ici une liste de 22 catégories. Cette liste est fournie un peu plus bas, à l’occasion de la discussion revue par revue. Certaines catégories, comme celle du « Marché intérieur », induisent des sous-catégories, comme la libre-circulation des marchandises, des personnes, des capitaux, ou la libre prestation de services. Une catégorie résiduelle, « Autres », est aussi utilisée, mais comme la liste est relativement complète, peu d’articles sont recensés dans cette catégorie. Classer les articles par sujet est un exercice difficile, qui demande inévitablement l'utilisation d'un jugement scientifique qui peut prêter à discussion. Les articles ont été classés à partir de leur titre, et éventuellement de leur sous-titre. La spécialité de l’auteur, lorsqu’elle était connue, a pu être prise en compte. Si cela était insuffisant, un résumé de l’article (quand il existait) était lu, et dans les cas les plus complexes, l’article lui-même était consulté. Un problème plus délicat s’est présenté lorsqu’un même article traitait de plusieurs sujets. Depuis quelques années, cela est de plus en plus fréquent : l’extension des compétences communautaires a ouvert la brèche à de nouvelles recherches, combinant des aspects institutionnels et des considérations de droit matériel. Dans ce cas, l’article était classé sur la base du principal sujet abordé. Mais il est important de reconnaître que, même si le classement des articles par sujet fait partie de l’exercice, cela réintroduit indéniablement et intrinsèquement de la subjectivité dans la recherche. Une autre personne, par exemple l’auteur lui-même, aurait pu retenir un sujet différent lors de la classification de son article. Les 13 Par exemple, pendant la phase préliminaire de la recherche, des numéros spéciaux de certaines revues étaient recensés sur d’autres sites web mais complètement absent de celui de EICC. Les exemples sont ceux du numéro spécial de la European Law Review sur la concurrence en 1998, et sur les droits de l’homme en 2000 et 2001, ou encore le numéro spécial du Journal of Common Market Studies du mois de septembre de certaines années.

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données fournies ici en matière de classification des articles par sujet doivent donc être comprises comme donnant une indication nécessairement approximative, et non catégorique. (5) Comment classer les auteurs? L’étape ultime consistait à classer les auteurs selon leurs origines professionnelles et géographiques. Au sens d’ « auteur », il faut entendre la ou les personnes présentée(s) comme le ou les auteur(s) dudit article. Dans le cas de co-auteurs, chacun des auteurs a été pris en compte. Si une même personne a écrit plusieurs articles, alors cet auteur aura été référencé plusieurs fois. Il est évident que si un même auteur est à l’origine d’un nombre substantiel d’articles publiés dans une même revue, cela affecte les conclusions sur l’idée du développement de la communauté doctrinale. Mais dans les faits, il y eut peu de cas d’auteurs prolixes. Les auteurs ont été classés selon les fonctions indiquées dans l'article, c'est-à-dire normalement les fonctions qu’ils occupaient au moment de la proposition de leur article. Le but de ce classement des auteurs selon leurs fonctions était de montrer que la doctrine juridique communautaire est le fruit de publications de travaux de scientifiques basés dans diverses universités, ou centres de recherche, de fonctionnaires européens, ou d’avocats en exercice. La supposition sous-jacente étant que la composition de la communauté doctrinale pouvait influer sur le choix des sujets traités ainsi que sur l’approche et le type d’analyse employés. Le classement par origine géographique devait déterminer l’éventail géographique de la doctrine. Il faut entendre par « Origine géographique » le pays dans lequel l’auteur est en fonction au moment de la proposition de son article. La nationalité aurait pu être un autre critère. Toutefois, elle est parfois difficile à déterminer. Dans tous les cas, en dépit des véritables obstacles qui entravent toujours la libre circulation des professeurs d’université et des chercheurs au sein de l’UE, comme d’autres professions encore, la nationalité n’est pas nécessairement un référent pertinent pour participer à une communauté doctrinale. L’origine géographique combinée à l’origine professionnelle nous aident à mieux comprendre les diverses communautés qui se sont construits autour des différentes revues. Elles peuvent aussi indiquer dans quelle mesure l’influence de ces communautés s’entrecroise, et comment des communautés peuvent transcender leur lien national au sein d’une revue spécifique. En effet, l’expansion des communautés a pu leur permettre de faire appel à des auteurs provenant d’autres Etats membres, issus de traditions linguistique, juridique et culturelle diverses, et évoluant dans des contextes académiques distincts, allant parfois même au-delà des frontières géographiques de l’Union. La classification des auteurs s’est avérée très laborieuse, et souvent frustrante. Toutes les revues ne fournissent pas de détails sur leurs auteurs. EICC utilisent parfois des abréviations ou initiales en lieu et place des noms et prénoms des auteurs. Pour combler ces lacunes, quelques sites Internet se sont révélés extrêmement utiles, comme, par exemple SSRN et Blackwell-Synergy. Mais certains problèmes n’ont pu être résolus. Parfois, l’information est tout simplement manquante. Pour quelques auteurs, il fut impossible de trouver leur origine géographique ou professionnelle. De plus, certains auteurs ont changé de profession pendant la durée de notre recherche. En principe, cet écueil a pu être surmonté en ne retenant que la profession de l’auteur au moment de la soumission de leur article, dans la mesure où cette information était disponible, ou en ne retenant que la profession actuelle de l’auteur si un doute subsistait, ou en faisant simplement appel à des connaissances personnelles. Un autre

10

problème était aussi de savoir notamment quel lien géographique retenir pour les membres du Parlement européen, ou encore pour les membres des représentations permanentes à l’UE. Les premiers sont classés en France, dans la mesure où il était pratiquement impossible de déterminer si l’essentiel de leur travail se déroulait à Strasbourg, Luxembourg ou Bruxelles. Pour ce qui concerne les membres des représentations permanentes, ils sont répertoriés en Belgique, puisque les auteurs concernés travaillaient nécessairement en Belgique au moment de la soumission de l’article. Ainsi, la classification des auteurs par origine professionnelle et géographique n’est pas un exercice d’une précision mathématique. B. Les résultats Cette section présente les résultats de l’analyse empirique des trois revues sélectionnées : la Revue des Affaires Européennes (RAE), la Revue du Marché Commun et de l’Union Européenne (RMCUE) et la Revue Trimestrielle de Droit européen (RTDE). Le tableau 3 montre le nombre d’articles publiés dans ces revues entre 1998 et fin 2004.

Tableau 3 Nombre d’articles par revue,

1998-2004

TITRE DE LA REVUE

NOMBRE D’ARTICLES

RAE 137 RMCUE 426 RTDE 104

Les données seront d’abord présentées pour chaque revue envisagée séparément, en considérant les sujets abordés dans les articles et l’origine professionnelle et géographique des auteurs. Ensuite, il s’agira de comparer les résultats de chaque revue en fonction de ces trois critères. (1) Résultats individuels de chaque revue

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Revue des Affaires Européennes (RAE):de 1998 à fin 2004, la RAE a publié 137 articles de 146 auteurs. 105 articles (77%) ont été publiés en français, et 32 (23%) en anglais. Le tableau 4 montre le nombre d’articles en fonction du sujet.

Tableau 4 Revue des Affaires Européennes :

Articles par sujet, 1998-2004

SUJET

NOMBRE D’ARTICLES

%

Intégration 7 5.8 Institutions 13 9.5 Droit constitutionnel et administratif

18 13.1

Droits de l’homme 3 2.2 Marché intérieur 10 7.3 Concurrence et marchés publics

9 6.6

12

Propriété intellectuelle 9 6.6 Union économique et monétaire

8 5.8

Politique agricole et pêche

0 0

Droit social et droit du travail 1 .07 Droit de l’environnement 18 13.1 Education et culture 1 .07 Droit fiscal 0 0 Autres politiques 1 .07 Droit privé 7 5.1 PESC 1 .07 JAI et Espace liberté, sécurité et justice

1 .07

Migration et asile 19 13.9 Droit pénal 0 0 Elargissement 2 1.5 Relations extérieures 9 6.6 Autres 0 0 TOTAL 137 [100]

Les sujets les plus traités sont migration et asile (13,9% des articles), droit de l’environnement (13,1%) et droit constitutionnel et administratif (13,1%). Le tableau 5 montre l’origine professionnelle des auteurs de la RAE.

Tableau 5 Revue des Affaires Européennes

Origine professionnelle des auteurs, 1998-2004

ORIGINE NOMBRE %

Institutions européennes 23 15.8 Université/ Centre de recherche 84 61.3 Autres 19 13.9 Inconnnue 20 14.6 TOTAL 146 [100]

Plus de la moitié des auteurs (61,3%) proviennent d’universités ou de centres de recherche, alors que les Institutions ne fournissent que 15,8% des auteurs. La catégorie « Autres », qui comprend les praticiens du droit, fournit 13,9% des auteurs. La catégorie « Inconnue» regroupe les auteurs dont l’origine géographique et/ou professionnelle est inconnue, par exemple, ceux qui ne sont identifiés que comme « Docteur en droit » sans autre précision.

13

Pour la RAE, le tableau 6 montre l’origine géographique des auteurs pour la période 1998-2004.

Tableau 6 Revue des Affaires Européennes:

Origine géographique des auteurs, 1998-2004

PAYS

NOMBRE

%

France 71 48.6 Belgique 27 18.5 Pays-Bas 2 1.4

Luxembourg 6 4.1 Italie 2 1.4

Allemagne 5 3.4 Grèce 2 1.4

Espagne 3 2.1 Portugal 1 0.7

Royaume-Uni 5 3.4 Suède 1 0.7 Suisse 1 0.7

Hongrie 1 0.7 Tunisie 1 0.7

Inconnue 18 12.3 TOTAL 146 [100]

Les auteurs proviennent de 14 pays, mais une grande majorité d’entre eux sont en France et en Belgique. Près de la moitié viennent de France. Les auteurs classés en France et en Belgique représentent plus de 65% des auteurs. Les six Etats membres fondateurs fournissent, au total, 77% des auteurs. Revue du Marché Commun et de l’Union Européenne (RMCUE): Pendant la période de 1998-2004, la RMCUE a publié 426 articles. Le tableau 7 montre la distribution des articles par sujet traité. Dans ce large éventail

Tableau 7 Revue du Marché Commun et de l’Union Européenne (RMCUE)

Articles par sujet, 1998-2004

SUJET

NOMBRE

D’ARTICLES

%

Intégration 11 2.6 Institutions 36 8.5 Droit constitutionnel et

36 8.5

14

administratif

Droits de l’homme 13 3.1 Marché intérieur 47 11.0 Concurrence et marchés publics

26 6.1

Propriété intellectuelle 2 0.5 Union économique et monétaire

38 8.9

Politique agricole et pêche

21 4.9

Droit social et droit du travail 12 2.8 Droit de l’environnement 8 1.9 Education et culture 24 5.6 Droit fiscal 14 3.3 Autres politiques 33 7.7 Droit privé 5 1.2 PESC 16 3.8 JAI/ Espace liberté, sécurité, justice

11 2.6

Migration et asile 2 0.5 Droit pénal 4 0.9 Elargissement 30 7.0 Relations extérieures 35 8.2 Autres 0 0 TOTAL 426 [100]

d’articles publiés dans cette revue, les sujets les plus fréquemment traités sont le marché intérieur (11%), l’Union économique et monétaire (8,9%), les Institutions (8,5%), le droit constitutionnel et administratif (8,5%), les relations extérieures (8,2%), l’élargissement (7%), et la concurrence et les marchés publics (6,1%). La catégorie « Autres politiques » renvoie ici principalement à la politique des transports, à la politique régionale et au budget. Pour la RMCUE, entre 1998 et 2004, on dénombre 468 auteurs. Le tableau 8 montre

Tableau 8 Revue du Marché Commun et de l’Union Européenne (RMCUE)

Origine professionnelle des auteurs, 1998-2004

ORIGINE PROFESSIONNELLE NOMBRE % Institutions européennes 123 26.3

Université/Centre de recherche 231 49.4 Autres 85 18.2

Inconnue 29 6.2 TOTAL 468 [100]

15

l’origine professionnelle des auteurs de la RMCUE. Une part importante de ces auteurs sont en provenance des Institutions européennes (26,3%) ou d’autres branches encore (comme le barreau), alors qu’un peu moins de la moitié des auteurs sont d’origine universitaire ou affiliés à des centres de recherche (49,4%). Le tableau 9 montre l’origine géographique des 468 auteurs de la RMCUE.

Tableau 9 Revue du Marché Commun et de l’Union Européenne (RMCUE)

Origine géographique des auteurs, 1998-2004

PAYS

NOMBRE

% %

France 242 51.7 Belgique 150 32.1 Luxembourg 2 0.4 Italie 3 0.6 Allemagne 2 0.4 Grèce 3 0.6 Espagne 2 0.4 Portugal 1 0.2 Royaume-Uni 1 0.2 Irlande 1 0.2 Autriche 1 0.2 Norvège 2 0.4 Suisse 3 0.6

16

Pologne 2 0.4 Serbie 1 0.2 Turquie 3 0.6 Brésil 1 0.2 Etats-Unis 3 0.6 Japon 1 0.2 Inconnu 44 9.4 TOTAL [100]

Les auteurs proviennent de 19 pays différents, mais la plupart, soit près de 84 %, viennent de France et de Belgique. Revue Trimestrielle de l’Union Européenne (RTDE): la RTDE a publié 104 articles entre 1998 et 2004. Le tableau 10 montre la répartition des articles par sujet

Tableau 10 Revue Trimestrielle de Droit Européen

Articles par sujet, 1998-2004

SUJET

NOMBRE

D’ARTICLES

%

Intégration 4 3.8 Institutions 14 13.5 Droit constitutionnel et administrative

30 28.8

Droits de l’homme 9 8.7 Marché intérieur 8 7.7 Concurrence et marchés publics 14 13.5

Propriété intellectuelle 0 0 Union économique et monétaire 3 2.8 Politique agricole et Pêche 2 1.9 Droit social et droit du travail 4 3.8

17

Droit de l’environnement 3 2.8 Education et culture 0 0 Droit fiscal 1 1.0 [0.96] Autres politiques 1 1.0 [0-96] Droit privé 0 0 PESC 0 0 JAI/ Espace liberté, sécurité, justice

0 0

Migration et asile 0 0 Droit pénal 1 1.0 [0.96] Elargissement 1 1.0 [0.96] Relations extérieures 7 6.7 Autres 2 1.9 TOTAL 104 [100]

Le tableau 10 montre la répartition des articles par sujet. Le droit constitutionnel et administratif (28,8%), les Institutions (13,5%), la concurrence et les marchés publics (13,5%), les droits de l’homme (8,7%), le marché intérieur (7,7%) et les relations extérieures (6,7%) sont les sujets les plus traités. On compte 112 auteurs pour la RTDE entre 1998 et 2004. Le tableau 11 montre leur origine professionnelle. 67% des auteurs proviennent d’universités

Tableau 11 Revue Trimestrielle de Droit Européen (RTDE) Origine professionnelle des auteurs, 1998-2004

ORIGINE PROFESSIONNELLE NOMBRE

TOTAL

Institutions européennes 15 13.4 Université/Centres de recherche 75 67.0 Autres 14 12.5 Inconnu 8 7.1 TOTAL 112 [100] ou de centres de recherche, alors que seulement 13,4% sont issus des Institutions, et 12,5% en provenance d’autres milieux professionnels. Le tableau 12 montre l’origine géographique des auteurs de la RTDE pour la période 1998-2004.

Tableau 12

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Revue Trimestrielle de Droit Européen (RTDE) Origine géographique des auteurs, 1998-2004

PAYS

NOMBRE

%

France 73 65.2 Belgique 14 12.5 Luxembourg 6 5.4 Italie 1 0.9 Allemagne 3 2.7 Grèce 3 2.7 Espagne 3 2.7 Portugal 0 0 Royaume-Uni 0 0 Irlande 0 0 Autriche 0 0 Norvège 0 0 Suisse 2 1.8 Pologne 0 0 Serbie 0 0 Turquie 0 0 Brésil 0 0 Etats-Unis 1 0.9 Japon 0 0 Inconnu 6 5.4 TOTAL 112 [100]

Plus de 65% des auteurs travaillent en France, et plus de 75% travaillent soit en France soit en Belgique. Si on ajoute le Luxembourg, cela représente près de 85%. (2) Comparaisons On peut comparer ces revues sur la base de trois critères : d’abord, quels sujets ont-elles traité ? Qui sont leurs auteurs ? D’où ces auteurs viennent-ils ? Répondre à ces questions nous aidera à identifier la communauté doctrinale qui est incarnée par chacune de ces revues. La doctrine désigne ici tous ceux qui écrivent sur le droit communautaire. Les développements suivants tendent à apporter quelques réponses. D’abord, quels sont les sujets traités? Le tableau 13 décompose les sujets d’articles pour

Tableau 13 Comparaison des revues:

Sujets des articles, 1998-2004 (en %)

SUJET

RAE

RMCUE

RTDE

Intégration 5.8 2.6 3.8

19

Institutions 9.5 8.5 13.5 Droit administratif et constitutionnel

13.1 8.5 28.8

Droits de l’homme 2.2 3.1 8.7 Marché intérieur 7.3 11.0 7.7 Concurrence et marchés publics

6.6 6.1 13.5

Propriété intellectuelle 6.6 0.5 0 Union économique et monétaire

5.8 8.9 2.8

Politique agricole et Pêche

0 4.9 1.9

Droit social et droit du travail

0.7 2.8 0

Droit de l’environnement

13.1 1.9 2.8

Education et culture 0.7 5.6 0 Droit fiscal 0 3.3 0.96 Autres politiques 0.7 7.7 0.96 Droit privé 0 1.2 0 PESC 0.7 3.8 0 JAI/ Espace de liberté, sécurité, justice

0.7 2.6 0

Migration et asile 13.9 0.5 0 Droit pénal 0 0.9 0.96 Elargissement 1.5 7.0 0.96 Relations extérieures 7.3 8.2 6.7 Autres 0 0 1.9 TOTAL [100] [100] [100]

chacune des trois revues. Ce tableau révèle à l’évidence à la fois des similitudes et des différences entre les revues analysées. D’abord, toutes les revues publient à peu près la même proportion d’articles ayant trait aux relations extérieures, qui, pour autant, ne sont pas exploitées autant qu’elles devraient l’être. Ensuite, la RTDE publie beaucoup plus sur le droit constitutionnel et administratif et sur les Institutions, les droits de l’homme, et, dans une moindre mesure, sur la concurrence et les marchés publics. La RMCUE a publié plus d’articles sur l’Union économique et monétaire, l’agriculture et la pêche, l’éducation et la culture, le droit fiscal, la PESC, le troisième pilier, le droit pénal et sur les autres politiques. La RAE, quant à elle, a publié beaucoup sur le droit de l’environnement, les migrations et l’asile, la propriété intellectuelle, et, toujours en comparaison avec les autres revues, elle a plus publié sur l’intégration européenne. Le contraste est encore plus flagrant si l’on ne retient que les sujets qui ont été traités dans chaque revue au moins à la hauteur de 10%. Pour la RAE, ce sont le droit constitutionnel et administratif, le droit de l’environnement, et les migrations et l’asile. Pour la RMCUE, ce sont le marché intérieur, et pour la RTDE ce sont les institutions, le droit constitutionnel et administratif, la concurrence et les marchés publics. Sur cette base, on peut dire que la RTDE est plus orientée vers des problématiques constitutionnelles, administratives et institutionnelles classiques. La RMCUE s’attache plus aux aspects juridiques de l’intégration économique et à l’analyse d’une large palette de politiques communautaires, comme l’élargissement. La RAE se tourne plus vers les sujets

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nouveaux, comme le droit de l’environnement, ou les migrations et l’asile, en d’autres mots vers des champs dans lesquels les compétences sont mixtes, ou encore des sujets qui ont émergé avec le troisième pilier (donc relativement récents, puisqu’ils ont émergé avec l’Acte Unique européen et le Traité de Maastricht). Enfin, d’autres sujets sont relativement négligés, peu exploités, comme l’élargissement en tant que tel qui n’a pas donné lieu à une littérature conséquente. Aucune des trois revues n’a beaucoup publié en droit privé. Mais une analyse plus détaillée que celle fournie ici pourrait rendre le contraste entre les revues encore plus net. Ensuite, qui sont les auteurs? Le tableau 14 montre l’origine professionnelle des auteurs

Tableau 14

Comparaison des revues Origine professionnelle des auteurs, 1998-2004 (en %)

ORIGINE

PROFESSIONNELLE

RAE

RMCUE

RTDE

Institutions européennes

15.8 26.3 19.8

Universités/ Centres de recherche

61.3 49.4 67.0

Autres 13.9 18.2 9.4

Inconnue 14.6 6.2 3.8 TOTAL [100] [100] [100]

des trois revues de 1998 à 2004. La RMCUE a le taux le plus élevé d’auteurs appartenant aux Institutions. La RTDE a, quant à elle, le taux le plus élevé d’auteurs universitaires ou appartenant à des organismes de recherche, suivie de près par la RAE, alors que moins de la moitié des auteurs de la RMCUE sont des universitaires. La RTDE et la RAE ont globalement les mêmes auteurs, bien que la catégorie « Inconnu » soit très forte pour la RAE, qui, d’autre part, comprend plus d’auteurs classés dans la catégorie « Autres ». Nous pouvons faire un lien entre les origines professionnelles des auteurs et les sujets des articles dans chaque revue. La RMCUE, avec le taux le plus élevé d'auteurs institutionnels, s'est intéressée le plus aux aspects juridiques de l'intégration économique et aux politiques communautaires, donc aux sujets qui font appel à une connaissance de la pratique, y compris les aspects non-juridiques. La RTDE, avec la proportion d'universitaires plus élevée, porte son attention surtout aux sujets classiques et théoriques de droit communautaire, tels que le droit constitutionnel et administratif et les institutions. La RAE, qui a une proportion importante d'auteurs universitaires et la proportion plus basse d'auteurs venant des institutions européennes, s'est différenciée par le nombre des articles sur des sujets nouveaux tels que l'environnement ou l'immigration et l'asile. En troisième lieu, d’où viennent les auteurs? Le tableau 15 présente les résultats

21

Tableau 15

Comparaison des revues: Origine géographique des auteurs, 1998-2004 (en %)

PAYS

RAE

RMCUE

RTDE

France 48.6 51.7 65.2 Belgique 18.5 32.1 12.5 Pays-Bas 1.4 0.4 5.4 Luxembourg 4.1 0.6 0.9 Italie 1.4 0.4 0.9 Allemagne 3.4 0.6 2.7 Grèce 1.4 0.4 2.7 Espagne 2.1 0.2 2.7 Portugal 0.7 0.2 0 Royaume-Uni 3.4 0.2 0 Irlande 0 0.2 0

22

Suède 0.7 0 0 Autriche 0 0.2 0 Norvège 0 0.4 0 Suisse 0.7 0.6 1.8 Hongrie 0.7 0 0 Pologne 0 0.4 0 Serbie 0 0.2 0 Turquie 0 0.6 0 Tunisie 0.7 0 0 Brésil 0 0.2 0 Etats-Unis 0 0.6 0.9 Japon 0 0.2 0 Inconnu 12.3 9.4 5.4 TOTAL [100] [100]

comparatifs pour l’origine géographique des auteurs des trois revues étudiées ici. La RTDE a le taux le plus élevé d’auteurs d’origine française (65,2%), et fait moins appel à des auteurs étrangers que les deux autres revues. C’est la RMCUE qui brasse le plus grand nombre d’auteurs d’origines diverses, mais c’est aussi cette revue qui a le taux le plus élevé d’auteurs d’origine belge et française (83,8%). La RAE a le taux le plus faible d’auteurs d’origine française (48,6%), d’auteurs d’origine belge et française (67,1%), et d’auteurs provenant des six Etats fondateurs de la CE (77,4%, alors que ce taux est de 85,8% pour la RMCUE et de 87,6% pour la RTDE). La RAE est la revue qui fait le plus appel aux auteurs d’origine britannique (et non américaine), ce qui s’explique facilement par le fait que la RAE est une revue bilingue français/anglais. Ces résultats viennent compléter notre rapide présentation des caractéristiques majeures des trois revues de notre échantillon. Il faut maintenant analyser les implications de ces résultats pour la communauté doctrinale française dans le domaine du droit communautaire. II. CONTEXTE ET IMPLICATIONS Dans chaque Etat membre, les revues scientifiques et les communautés doctrinales revêtent des caractères spécifiques. La preuve empirique qui en est donné ici est basée sur les revues françaises. Il est certain que l’exemple français possède ses propres particularités. Pour autant, il n’y a pas de raison de penser que la France est un cas unique. L’expérience personnelle, ajoutée aux témoignages des collègues, laissent à penser qu’un échantillon similaire des revues scientifiques et leurs principales caractéristiques pourront se retrouver dans d’autres, si ce n’est tous les autres, Etats membres. Cette partie de l’article se consacre à la mise en lumière des caractères spécifiques des revues françaises et de ceux qu’elles sont susceptibles de partager avec d’autres Etats membres. Il est alors utile de replacer la relation entre les revues scientifiques et la communauté doctrinale dans un contexte plus large (A) avant d’analyser plus avant les implications et les réflexions que cette relation suscite, toujours à propos de cette communauté doctrinale. A. Un contexte mouvant

23

Les relations entre les revues scientifiques et la doctrine communautaire se déroulent dans un contexte spécifique, qui a trois principaux vecteurs : (a) le développement de l’intégration européenne, (b) le développement des revues spécialisées en droit communautaire, et (c) l’évolution de la communauté doctrinale de la Communauté et de l’Union européennes. Il est possible de systématiser ces interrelations dans un processus de développement prenant en compte ces trois éléments (voir le diagramme 1).

Diagramme 1

Revues scientifiques et communautés doctrinales dans un contexte plus large

Intégration européenne

Communautés

doctrinales

Revues

scientifiques

L’intégration européenne a donné naissance à une communauté doctrinale qui s’est concentrée sur le droit de l’UE, et, en partie à travers la communauté doctrinale, et en partie au travers des maisons d’édition elles-mêmes, elle a aussi contribué à la création de revues scientifiques dans ce domaine. A leur tour, à la fois la doctrine et les revues ont influé, dans une certaine mesure, sur l’intégration européenne. La relation entre la doctrine et les revues est réciproque, dans le sens où les universitaires ont été les créateurs (ou au moins les rédacteurs en chef) des revues, et où les revues viennent témoigner de l’existence d’une nouvelle communauté doctrinale, et suscitent la création de nouveaux groupes, en d’autres termes d’une doctrine. Dans les dernières décennies, ces trois vecteurs ont suivi des lignes de développement relativement identiques, si ce n’est parallèles. Les paragraphes suivants vont discuter de chacun de ces éléments, en commençant par l’intégration européenne. Le lecteur doit garder toutefois à l’esprit que chaque élément conditionne et est consubstantiel aux autres. (1) Intégration Les origines et l’évolution de la communauté des spécialistes communautaires, puis l’émergence de la doctrine communautaire en tant que telle, reflètent grandement celles de

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l’intégration européenne elle-même. Dans les années 1960 et 1970, les Communautés européennes ne concernaient que six Etats membres. Fréquemment considérée comme faisant partie des relations internationales classiques de chaque Etat, la construction européenne s’est concentrée prioritairement sur l’aspect économique, si ce n’est technocratique. Ses architectes et leurs disciples, parmi lesquels se trouvaient des membres de la communauté doctrinale, étaient principalement préoccupés par la création d’institutions efficaces et par le développement des politiques communes. Dans les décennies suivantes, suite aux élargissements successifs, les Communautés se sont enrichies de nouveaux Etats membres et se sont, de ce fait, diversifiées géographiquement, politiquement et en termes de systèmes et de cultures juridiques. L’Acte Unique européen de 1986 et le Traité de Maastricht établissant l’Union européenne de 1992 ont marqué une formidable rupture, d’abord dans l’histoire de l’intégration européenne, ensuite dans le développement de nouvelles revues, et enfin dans l’évolution de la communauté doctrinale de la Communauté puis de l’Union européennes. Parmi les facteurs explicatifs les plus parlants se trouvent l’extension des compétences communautaires, l’extension du vote à la majorité qualifiée (avec les nouveaux conflits que cela allait faire ressurgir), l’introduction significative de nouveaux modèles de relations entre la Communauté et ses Etats membres, l’inclusion d’une politique étrangère et de sécurité commune, d’une politique en matière d’immigration et d’une politique de lutte contre la criminalité organisée au sein de l’Union européenne (bien que prenant la forme de coopérations intergouvernementales), et puis, en 1994, l’émergence d’un cadre juridique inédit pour permettre la participation à la fois de la Communauté européenne et de ses Etats membres à la toute jeune Organisation Mondiale du Commerce (OMC). (2) Les revues Les développements survenus dans le monde des revues scientifiques ont suivi et reflété ceux subis par l’intégration européenne, avec des effets significatifs sur la doctrine communautaire. Une hypothèse préliminaire est donc que le développement de ces revues a suivi la voie ouverte par l’intégration. Dans les premières années, il y avait peu de revues sur le sujet, et celles qui existaient se concentraient quasi-exclusivement sur le territoire des six Etats fondateurs. Malgré leur importance, on peut dire que les ouvrages, recueils de jurisprudence et commentaires des développements juridiques récents, colloques et autres travaux collectifs revêtaient une valeur scientifique supérieure. La fin des années 1950 et la décennie 1960 ont marqué l’âge d’or pour les revues scientifiques spécialisées en droit communautaire en France. Les années 1970 et le début des années 1980 ont marqué un coup d’arrêt dans ce processus de développement des revues scientifiques, malgré l’adhésion de nouveaux Etats membres (Royaume-Uni, Irlande, Danemark) au début des années 1970. Les années 1990 ont redonné une impulsion à ce phénomène. Les revues francophones ont alors pris de l’ampleur dès le début des années 1990, suivant le mouvement lancé par l’Acte Unique européen et par le Traité de Maastricht sur l’Union européenne. Leur impact en comparaison avec d’autres modes d’expression scientifique est intéressant mais n’est pas ici notre objet d’étude. La proposition selon laquelle le développement des revues scientifiques a suivi la voie tracée par l’intégration européenne doit cependant être mise à l’épreuve et testée d’un point de vue empirique, au moins pour voir si cela peut s’appliquer à l’ensemble des revues de droit

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communautaire dans d'autres Etats membres. Toutefois, on peut déjà se faire une idée en combinant les trois revues de notre échantillon avec leurs analogues belges, à savoir les Cahiers de Droit Européen (CDE), la Revue du Marché Unique Européen (RMUE) et la Revue du Droit de l’Union européenne (RDUE) qui lui a succédé. Ces revues belges sont introduites ici dans notre analyse parce qu’elles soulignent, elles aussi, certains traits des revues françaises. Le tableau 17 présente les années de première publication pour les principales revues scientifiques francophones spécialisées en droit communautaire en France et en Belgique. Dès

Tableau 17 Création de revues francophones spécialisées en droit communautaire

en France et en Belgique ANNEE DE PREMIERE PUBLICATION

FRANCE

BELGIQUE

Commentaires

1958 RMC 1965 RTDE CDE 1990 RAE RMUE 1992 RMCUE La RMCUE

succède à la RMC

2000 RDUE La RDUE succède à la RMUE

1958, la RMC, première revue francophone de droit communautaire, a été lancée en France. Elle sera suivie en 1965 par la RTDE en France puis les CDE en Belgique. En 1990, la RAE commença à être publiée en France et la RMUE a vue le jour en Belgique. En 1992, la RMCUE succède à la RMC ; entre autres choses, le nouveau titre renvoie au nouveau contexte, c’est-à-dire notamment la naissance de l’Union européenne. En 2002, la RDUE succède à la RMUE. La relation entre les revues françaises et les revues francophones belges ne se limite pas à leur pas de deux chronologique. Elle s’étend aux relations entre directions de la rédaction et maisons de publication (voir le tableau 17), quelques revues étant intégralement situées dans un seul Etat, mais d’autres l’étant à la fois en Belgique et en France. Ainsi, la RMC/RMCUE et la RTDE sont dirigées et publiées en France. La RAE est dirigée en France, mais après avoir été publiée initialement en France par la LGDJ , elle a été ensuite publiée et est actuellement publiée en Belgique. La RMUE/RDUE est dirigée en Belgique mais publiée en France. Les CDE sont dirigées et publiées en Belgique. Les implications de ce constat dans le développement de la doctrine communautaire seront exposées plus tard. Il suffit de relever ici que le tableau reflète bien notre hypothèse préliminaire. Il est possible désormais de placer ces résultats dans une perspective plus large en relevant d’autres facteurs du développement des revues scientifiques en France et en dehors de la

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France. Trois facteurs semblent être tout à fait pertinents : les changements intervenus dans la publication scientifique, ceux intervenus dans le travail académique lui-même, et la perception selon laquelle la publication des travaux dans les revues est un moyen d’exposition de la doctrine. Ces facteurs nous aident à replacer l’exemple français dans un contexte européen et international. La première série de facteurs concernent les changements intervenus dans la publication scientifique. L’organisation de ces publications peut différer d’un Etat à l’autre mais toutes sont influencées par divers courants, soit qu'ils participent à la création des changements ('trend-makers'), soit qu'ils subissent les changements venus d'ailleurs ('trend-takers'). Ces courants englobent la concentration plus poussée des entreprises dans le monde de la publication, le développement substantiel de grandes maisons d'édition, l’internationalisation de la publication, notamment au travers de la publication en langue anglaise, et la croissance rapide des bases de données électroniques développées en parallèle de (et souvent par) l’industrie de la publication. L’existence d’un marché important est aussi un facteur-clef. De fait, les maisons de publication aux Etats-Unis, ou, en tout cas, anglophones, ont, de ce point de vue, un avantage considérable. La principale langue utilisée aujourd’hui dans les publications portant sur le droit communautaire est l’anglais, comme on a pu le voir dans le tableau présentant les langues utilisées par les revues référencées sur European Integration Current Contents. Cela n’a pas toujours été le cas, et cela peut sûrement changer. Par exemple, dans le passé, la langue le plus utilisée était probablement le français ou l’espagnol, et demain, ce sera peut-être le chinois, si l’on s’en réfère au développement extrêmement rapide de la classe moyenne et du marché intérieur en Chine. Une deuxième série de facteurs renvoie aux changements intervenus quant à la motivation que les auteurs peuvent avoir pour publier leurs travaux scientifiques. Dans certains Etats, la publication des recherches a peu d’effets sur le recrutement universitaire, y compris pour l’accession au rang de Professeur. Dans d’autres, au contraire, elle joue un rôle central, renforcé encore par l’internationalisation constante de l’enseignement et de la recherche universitaires. Par exemple, à partir du début des années 1980, le système d’enseignement supérieur au Royaume-Uni a subi de profondes réformes proposées par le gouvernement. Bien que des différences substantielles subsistent, le modèle britannique est inspiré du modèle américain, notamment dans sa volonté d’aboutir à la création de pôles universitaires de réputation internationale. Les autres caractéristiques de ce modèle sont un entraînement plus systématique aux méthodes de recherche, l’accentuation du caractère interdisciplinaire de la recherche et son internationalisation, un recrutement et un avancement dans la hiérarchie universitaire basés sur la concurrence et le mérite en termes de publications, la mise en place d’une émulation interuniversitaire afin d’encourager le développement d’une véritable « culture de la recherche », et le développement de la pratique de « l’évaluation anonyme par les pairs » ('blind peer-review') pour être publié dans les meilleures revues, et, en contrepartie, la reconnaissance d’une valeur supérieure à ce type de publication lors des procédures de recrutement et d’évaluation académiques. La publication dans des revues scientifiques, notamment celles qui se font selon la procédure de « l’évaluation anonyme par les pairs », est devenue la voie principale pour atteindre l’excellence dans le domaine de la recherche, que ce soit d’un point de vue interne ou international. Ainsi, il n’est pas surprenant qu’il soit accordé parfois plus de crédits aux publications scientifiques dans les revues qu’aux autres formes de publication dans le déroulement d’une carrière académique individuelle. Une troisième série de facteurs concernent maintenant les particularités que présentent les articles publiés dans les revues, en comparaison avec les autres formes de publication. Les

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articles de revue exigent, par exemple, moins de temps pour la préparation qu’un livre. Ils sont souvent plus actuels, plus spécifiques, et peuvent donc offrir plus facilement des synthèses sur des sujets brûlants et mouvants. Grâce aux articles publiés dans les revues scientifiques, les auteurs peuvent engager un dialogue avec leurs collègues, par revue interposée, peuvent intervenir plus activement et réagir plus rapidement dans les débats du moment, et proposer des solutions aux problèmes juridiques urgents. Ces articles sont plus facilement inclus dans des bases de données qui sont accessibles sur Internet, et qui offrent ainsi une visibilité importante, sont insérables dans des systèmes d’index de citations introduits par exemple au Royaume-Uni dans les années 1980 dans les sciences sociales (mais pas en droit), suivant l'exemple utilisé depuis longtemps dans les sciences naturelles. Une fois que les principaux manuels à vocation pédagogique ont été écrits, toutes ces qualités constituent autant d’avantages par rapport aux autres formes de publication dans un contexte universitaire changeant. Ces avantages sont renforcés par le développement exponentiel de la recherche interdisciplinaire sur le droit de l’UE, au sein de laquelle les auteurs ont systématiquement recours aux recherches menées en relations internationales, science politique, économie, sociologie, anthropologie, histoire, études sur la régulation sociale et économique et dans d’autres domaines encore. En comparaison avec les autres formes de publication, les articles des revues scientifiques font preuve d’un potentiel étonnant dans leur participation à la création d’un espace public transnational, européen et même international dans le champ de la doctrine juridique communautaire. On peut résumer ainsi les développements qui ont précédé, en gardant à l’esprit qu’ils s’appliquent à l’UE en tant qu’ensemble, et pas nécessairement à un Etat membre spécifique. Depuis deux décennies, le nombre de revues spécialisées dans le droit communautaire a considérablement augmenté, et, parallèlement, le nombre d’articles proposés, le nombre d’articles publiés et le nombre de sujets traités. Il y a eu quelques changements sur l’origine professionnelle des auteurs, et la prolifération de la littérature scientifique a contribué à donner plus de poids aux écrits des universitaires, comparés à ceux des institutionnels ou des praticiens. Les auteurs proviennent également d’horizons géographiques de plus en plus variés. Les revues publiées en anglais jouissent d’un marché potentiel très vaste. Parmi ces revues, une différentiation s’est opérée, parfois en termes de sujets, mais aussi en terme de lectorat. En utilisant ce dernier critère, on peut identifier, pour ce stade de l’étude, un spectre de revues qui existent aujourd’hui en droit communautaire. Les revues centrées sur des considérations nationales sont placées à une extrémité de cet éventail, les revues internationales à l’autre extrémité, et les diverses variantes de revues transnationales entre les deux. La plupart des revues publiées sur le droit communautaire se situent quelque part entre le national et l'international. Ces revues illustrent mieux que toute autre catégorie de revues la façon dont les individus, les communautés doctrinales et les revues académiques doivent composer avec des relations « doctrinales » de plus en plus nombreuses et enchevêtrées : relations locales, nationales, transnationales, européennes et internationales. Ces phénomènes méritent une étude plus approfondie. (3) Les communautés doctrinales Les spécialistes de la question communautaire, les universités et les instituts de recherche et les maisons d'édition partagent maintenant les mêmes intérêts pour la création de revues académiques et pour la publication d'articles dans les revues. Dans les années 1950 et 1960, la communauté scientifique réunie autour du droit communautaire était quantitativement faible mais relativement homogène. Il n’est pas exagéré de dire que les membres de cette

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communauté, dont certains étaient présents aux Institutions, principalement issus des six Etats fondateurs, partageaient la même culture juridique et une conception commune de la nature et du rôle de la doctrine juridique. Leurs travaux étaient publiés dans un petit nombre de revues. Ils concernaient principalement l’analyse des décisions judiciaires de la CJCE et des juridictions nationales, et apportaient un soutien « professionnel » et idéologique au bon fonctionnement des institutions récemment mises en place. Dans les années qui suivirent, avec l’élargissement de la Communauté européenne, la communauté doctrinale qui en fut le reflet s’étoffa, élargit ses centres d’intérêt et développa timidement de nouvelles perceptions de l’intégration européenne, perceptions qui s’affranchissaient de celles posées par les tout premiers membres de cette communauté (et qui étaient souvent, par ailleurs, des collègues). Les exigences de concision nous empêchent ici de fournir de plus amples développements sur ce phénomène. Mais le nombre de revues concernées de près ou de loin par le droit communautaire a augmenté en conséquence, notamment après l’adhésion du Royaume-Uni au début des années 1970. Elles sont devenues le lieu d’expression de perspectives disciplinaires et de cultures juridiques diversifiées, sans que se développent pour autant des conceptions variées de la nature et du rôle de la doctrine juridique elle-même. 14 Puis, la communauté doctrinale spécialisée dans les affaires communautaires a littéralement explosé. Elle s’est fragmentée au niveau interne. Au même moment, le droit communautaire a agi comme un aimant, attirant les auteurs d’autres branches du droit, et parfois même d’autres disciplines. Bien que n’étant pas spécialistes à proprement parler de droit communautaire, le droit communautaire était venu influer leur pratique du droit, et ainsi, était venu nourrir leur savoir qu’ils partageaient à l’occasion d’articles pertinents publiés dans les revues scientifiques. Souvent, ces auteurs savaient mieux comment le droit communautaire était effectivement mis en œuvre dans leur domaine que leurs collègues universitaires qui étaient pourtant les spécialistes de la matière. 15 L’expansion et la fragmentation des recherches juridiques européennes étaient peut-être plus remarquables aux Etats-Unis. Jusque dans les années 1970, et malgré de nombreuses exceptions, il y avait très peu de recherches menées sur le thème du droit communautaire, en comparaison avec les recherches pionnières sur l'intégration économique et politique européenne. Aujourd’hui, il y a probablement plus de spécialistes des affaires européennes aux Etats-Unis que partout ailleurs dans le monde. Cela s’explique par le grand nombre d’universités installées sur le territoire américain, par l’importance du marché, par l’organisation spécifique du système universitaire américain et par les intérêts économiques et stratégiques permanents que les Etats-Unis ont en Europe. Mais ces changements ne se limitent pas aux Etats-Unis ou même au monde anglophone. En fait, mise en relation avec les revues scientifiques spécialisées en droit communautaire, l’expression « monde anglophone » est trompeuse. Elle n’a de sens que si on l’utilise pour désigner l’ensemble des auteurs qui communiquent leurs résultats à leurs pairs dans des articles publiés en anglais. Cette utilisation courante de la langue anglaise s’explique par le fait que nombre d’auteurs d’origines diverses écrivent en anglais ou, en tout cas, voient leurs

14 Voir F. Snyder, New directions in European Community law, Weidenfeld & Nicolson, London (désormais, Cambridge University Press, Cambridge), 1990, 181 p. 15 Voir D. Trubek, Y. Dezalay, R. Buchanan et J.R. Davis, “Global Restructuring and the Law: Studies of the Internationalization of Legal Fields and the Creation of Transnational Arenas”, Case Western Reserve Law Review 44, pp. 407 à 498, spéc. pp. 448 à 455

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travaux traduits en anglais avant d’être publiés. Beaucoup d’auteurs dont les travaux sont publiés en anglais viennent pourtant de pays où l’anglais n’est pas la langue nationale, et où l’anglais est parfois même peu parlé. Pour eux, l’anglais sert de facto de langue internationale. L’élargissement de l’UE au premier mai 2004, en apportant de nouvelles composantes, devrait renforcer cet état de fait, tout comme, à moyen terme, l’émergence, sur la scène internationale, de l’Inde et de la Chine. Ainsi, considérée dans son ensemble, la communauté doctrinale internationale spécialisée en droit communautaire est aujourd’hui fragmentée et hétérogène. Elle se caractérise par un mouvement de rapprochement avec d’autres communautés doctrinales, une multiplicité de perspectives politiques et académiques sur l’intégration européenne en général et sur l’UE en particulier, et une diversité de points de vue sur la nature et la fonction de la doctrine juridique, notamment sur la définition des relations qu’elle doit entretenir avec les juridictions nationales et les Institutions européennes. Une telle transformation se constate aussi pour les revues scientifiques prises dans leur ensemble, y compris pour les revues juridiques très spécialisées et pour les revues interdisciplinaires qui sont référencées sur European Integration Current Contents. Par conséquent, d’un point de vue international, le regroupement de professionnels touchés dans leur pratique par le droit communautaire aujourd’hui doit être plus justement dépeint comme un enchevêtrement de réseaux académiques que comme une communauté doctrinale plus ou moins bien intégrée. B. L’exemple français Ces développements nous aident à comprendre les implications de notre étude empirique menées sur les revues scientifiques françaises spécialisées en droit communautaire. Ces implications pourront plus facilement être dégagées si l’on se pose trois questions. Dans quelle mesure les revues scientifiques françaises étudiées ici reflètent-elles des nouveaux développements en matière d’intégration européenne ? Dans quelle mesure la communauté doctrinale, que ces revues encouragent et soutiennent, correspond au tableau décrit ci-dessus des groupements doctrinaux actuels en matière de droit communautaire ? Dans quelle mesure ces revues ont-elles participé aux réformes majeures intervenues dans l’ensemble de la littérature scientifique sur ce sujet ? Les développements qui vont suivre essaient de répondre à ces trois questions, s’appuyant sur les données empiriques pertinentes et sur des réflexions plus larges. Ils se focaliseront sur les caractères spécifiques de la communauté doctrinale telle qu’elle est incarnée par les trois revues retenues pour notre étude. Ils traiteront d’abord des sujets sur lesquels ladite communauté a concentré ses travaux, puis des origines professionnelles de ses membres, et enfin de sa composition géographique. (1) Axes de concentration Quelles facettes de l’intégration européenne les trois revues scientifiques françaises spécialisées en droit communautaire reflètent-elles ? Quel sont les axes de concentration de cette doctrine ? Le tableau 18 présente les sujets traités par la communauté scientifique pour

Tableau 18 Les sujets traités par la doctrine –

Basé sur les sujets des articles, 1998-2004

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SUJETS

RAE

RMCUE

RTDE

TOTAL

%

Intégration 7 11 4 22 3.3 Institutions 13 36 14 63 9.4

Droit constitutionnel et administratif

18 36 30 84 12.6

Droits de l’homme

3 13 9 25 3.7

Marché intérieur 10 47 8 65 9.7 Concurrence et marches publics

9 26 14 49 7.3

Propriété intellectuelle

9 2 0 11 1.6

Union économique et monétaire

8 38 3 49 7.3

Politique agricole et Pêche

0 21 2 21 3.1

Droit social et droit du travail

1 12 0 13 1.9

Droit de l’environnement

18 8 3 29 4.3

Education et culture

1 24 0 25 3.7

Droit fiscal 0 14 1 15 2.2 Autres politiques 1 33 1 35 5.2 Droit privé 7 5 0 12 1.8 PESC 1 16 0 17 2.5 JAI/ Espace liberté, sécurité, justice

1 11 0 12 1.8

Migration et asile 19 2 0 21 3.1 Droit pénal 0 4 1 5 0.7 Elargissement 2 30 1 33 4.9 Relations extérieures

9 35 7 51 7.6

Autres 0 0 2 2 0.3 TOTAL 137 426 104 667 [100]

la période de 1998 à 2004, et se base sur les résultats par sujet d’articles. Il montre la proportion d’articles consacrés à chaque type de sujets dans ces trois revues. Le seul sujet qui occupe plus de 10% des articles est le droit constitutionnel et administratif, le marché intérieur et les institutions étant traités dans moins de 10% des cas, et cette proportion est encore inférieure pour l’Union économique et monétaire et les relations extérieures. Cela laisse à

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penser que la communauté scientifique étudiée ici s’est penchée sur une vaste palette de sujets tout en se focalisant prioritairement sur les problématiques récurrentes du droit communautaire. Toutefois, elle s’est finalement peu exprimée sur les deuxième et troisième piliers, malgré quelques exceptions notables, surtout pour la RMCUE et la RAE. De la même façon, des sujets tels que l’éducation et la culture, la propriété intellectuelle et le droit privé demeurent peu exploités. Ces constatations suscitent plusieurs réflexions. Les revues scientifiques naissent, croissent et se développent dans des contextes académiques spécifiques. Elles sont relativement dépendantes de ce contexte, qui pose les limites des revues, même si le but même du journal peut être de transformer ce contexte en apportant sa propre vision, et même quand si ce but est parfois partiellement atteint. Les trois composantes du contexte sont la flexibilité, ou au contraire la rigidité, des frontières entre les différentes branches du droit, le degré d’encouragement et de soutien à la recherche interdisciplinaire, et la culture académique générale. On peut démontrer leur importance pour les revues scientifiques en fournissant quelques exemples. Pour ce qui est des limites académiques, il est bien connu qu’une grande part du droit communautaire économique dérive du GATT de 1947. Dans de nombreux Etats, toutefois, il y a un hermétisme total entre les spécialistes de droit communautaire, et les spécialistes du droit du commerce international. Cette séparation est renforcée par une carence de la recherche communautaire interdisciplinaire. S’il en était autrement, les chercheurs communautaires auraient abordé le droit de l’OMC au travers de la littérature économique sur les restrictions quantitatives, sur le droit antidumping etc. Bien des revues dans nombre d’Etats membres reproduisent et entretiennent cette division. Cet article suggère que les auteurs devraient s’attacher à surmonter cette limite. Cette stratégie risque cependant de provoquer une implosion de la communauté juridique doctrinale traditionnelle, dans la mesure où des spécialistes du droit communautaire économique serait amener à découvrir qu’ils partagent peut-être plus avec leurs confrères de droit du commerce international qu’avec les spécialistes des autres sphères du droit communautaire. Mais elle permettrait de multiplier les enchevêtrements et les relations inter-croisées entre les chercheurs. En principe, elle aura aussi pour conséquence d'améliorer la recherche en droit communautaire et d'augmenter la qualité et l’intérêt des articles publiés dans les revues scientifiques. Lorsque l’on traite de la recherche interdisciplinaire, on peut évoquer le cas du Royaume-Uni. L'évaluation périodique nationale de la recherche universitaire (Research Assessment Exercise (REA)) a conditionné le développement de la recherche (et de la doctrine) dans les universités britanniques depuis le milieu des années 1980. Les institutions de l’enseignement supérieur sont stimulées afin qu’elles deviennent des pôles de recherche internationalement reconnus. Cela implique le renforcement de la recherche interdisciplinaire. Par des évaluations régulières, qui peuvent avoir des conséquences financières pour chacune des institutions en question, les chercheurs sont encouragés à écrire des monographies, ouvrages et articles, plus que des commentaires de la jurisprudence ou des compte-rendu d’ouvrages. Cette démarche s’est faite de pair avec le développement de toute une gamme de revues scientifiques nationales et transnationales, encourageant ainsi l’essor de communautés dynamiques, ouvertes, larges et interdisciplinaire de chercheurs spécialisés en droit communautaire. Ceci est un argument très fort militant en faveur d’une plus grande ouverture des revues existantes, et d’un effort supplémentaire pour créer des réseaux scientifiques internationaux autour du droit communautaire au travers de l’apologie de l’approche interdisciplinaire.

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La culture académique est une autre composante du contexte dans lequel les revues évoluent. Il nous faut poser le principe selon lequel une revue scientifique, qui reçoit des propositions de contributions rédigées dans différentes langues, les sélectionne par le biais d’un comité de pairs, et les traduit si nécessaire. Cela est possible dans une culture académique concurrentielle. Mais cela est-il possible dans un monde scientifique basé sur une relations de type « patron-clients » ou sur d’autres modèles de relations sociales hiérarchisées ? Cela dépendra beaucoup du contexte institutionnel dans lequel est placée la revue. Cela comprend la structure du système universitaire ou des organismes de recherche, le financement de la recherche, les relations entre les disciplines, les critères de recrutement et d’avancement, l’organisation de l’industrie de la publication scientifique, etc. Les paramètres des systèmes d’éducation nationale, qu’ils soient exprès ou implicites, constituent des facteurs fondamentaux pour la formation des revues scientifiques. Ils conditionnent, dans une mesure qui reste à déterminer, la création, l’organisation et le développement d’une communauté juridique scientifique transnationale. Des recherches plus approfondies devraient permettre d’établir dans quelles proportions ces éléments contextuels ont effectivement influencé les trois revues de notre étude. (2) Origine professionnelle Les résultats obtenus pour les trois revues analysées ici en terme de sujets ne montrent pas de décalage significatif entre lesdites revues. A quelques exceptions près, elles se concentrent sur une gamme relativement indifférenciée de sujets. Il en va de même pour l’origine professionnelle des auteurs. Le tableau 19 présente donc la composition de la communauté doctrinale des trois revues cumulées, en se basant sur le critère de l’origine professionnelle.

Tableau 19

Composition de la communauté doctrinale selon l’origine professionnelle des auteurs, 1998-2004

ORIGINE

PROFESSIONNELLE

RAE

RMCUE

RTDE

TOTAL

%

Institutions européennes

23 123 15 161 22.2

Universités/ Centres de recherche

84 231 75 390 53.7

Autres 19 85 14 118 16.3

Inconnue 20 29 8 57 7.9 TOTAL 146 468 112 726 [100]

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Globalement, un peu plus de la moitié des membres de la communauté doctrinale proviennent d’universités ou de centres de recherche, le reste étant dévolu aux institutionnels et aux praticiens du droit. Cela montre que, au moins pour le cas français, la reconquête du domaine scientifique par les universitaires et les chercheurs décrite par certains auteurs pour les années 1991 à 199516 n’est jamais survenu ou n’a pas été soutenu dans les années suivantes. Il peut aussi être suggéré que, généralement, il existe une corrélation entre une grande proportion d’auteurs en provenance des institutions ou d’autres horizons que celui de l’université, et une concentration sur les problématiques classiques du droit de l’UE. Les sujets traditionnels, tels que le droit constitutionnel et administratif, le marché intérieur, les institutions, les relations extérieures et l'union économique et monétaire, semble être privilégiés par rapport aux nouveau sujets, aux études interdisciplinaires ou aux articles de théorie juridique, par exemple sur la culture juridique de l'UE. (3) Les communautés doctrinales En considérant les revues comme des creusets du développement de la doctrine juridique communautaire, cet article a d’abord défini la notion spécifique de « creuset national ». Selon cette notion, les revues scientifiques servent les intérêts et reflètent principalement leur communauté nationale. Mais, au contraire, notre position est de soutenir une autre conception, une conception pluraliste : en fait, les creusets nationaux coexistent et se rejoignent dans des creusets transnationaux et internationaux. En conséquence, on est en présence de communautés doctrinales nationales liées entre elles et aux communautés transnationales, et même internationales, par le biais de relations complexes. Ce modèle, semble-t-il, est le plus approprié pour l’UE. Donc on peut dire que les revues scientifiques basées dans un seul Etat membre vont s’attacher à agir comme un creuset national, mais devraient, en même temps, participer activement aux sphères transnationales et internationales. Ainsi, les revues scientifiques seraient capables de préserver et refléter la communauté doctrinale nationale spécifique dont elles sont l’émanation, agissant à la fois dans un cadre national et dans un cadre transnational, et de ce fait, participeraient à la création d’une communauté doctrinale véritablement transnationale ou internationale. Pour mieux comprendre l’exemple français, il est utile de considérer la composition géographique de la communauté doctrinale présente dans les trois revues de notre échantillon. Le tableau 20 présente la composition géographique de la communauté doctrinale, à partir de

Tableau 20

Composition géographique de la communauté doctrinale française basée sur l’origine géographique des auteurs, 1998-2004

PAYS

RAE

RMCUE

RTDE

TOTAL

%

France 71 242 73 386 53.2 Belgique 27 150 14 171 23.6 Pays-Bas 2 0 0 2 0.3

16 Voir SCHEPEL et WESSELING, “The Legal Community: Judges, Lawyers, Officials and Clerks in the Writing of Europe”, European Law Review, 3, 2, Juin 1997, pp. 165 à 188, spéc. pp. 171 à 176

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Luxembourg 6 2 6 24 3.3 Italie 2 3 1 6 0.8 Allemagne 5 2 3 10 1.4 Grèce 2 3 3 8 1.1 Espagne 3 2 3 8 1.1 Portugal 1 1 0 2 0.3 Royaume-Uni 5 1 0 6 0.8 Irlande 0 1 0 1 0.1 Suède 1 0 0 1 0.1 Autriche 0 1 0 1 0.1 Norvège 0 2 0 2 0.3 Suisse 1 3 2 6 0.8 Hongrie 1 0 0 1 0.1 Pologne 0 2 0 2 0.3 Serbie 0 1 1 2 0.3 Turquie 0 3 3 6 0.8 Tunisie 1 0 1 2 0.3 Brésil 0 1 1 1 0.1 Etats-Unis 0 3 1 4 0.6 Japon 0 1 1 2 0.3 Inconnu 18 44 6 68 9.4 TOTAL 146 468 112 726 [100]

l’origine géographique des auteurs des trois revues. Plus de la moitié viennent de France (53,2%), et donc près de 47% viennent de l’étranger, ce qui témoigne déjà d’un certain degré d’ouverture et d’un potentiel d’expansion de la communauté doctrinale. Considérées ensemble, les revues représentent finalement un grand nombre de pays, mais la représentation de la plupart de ces Etats est extrêmement limitée. La part qu’occupent les auteurs français et belges s’élève à près des trois quarts (76,8%). Proportionnellement, il y a peu d’auteurs provenant d’autres Etats membres, si ce n’est du Luxembourg. La catégorie « Inconnu » comprend les auteurs simplement identifiés comme « Docteur en droit » sans autre précision, et il est probable que les auteurs réunis sous cette catégorie (9,4%) soient majoritairement issus de l’un des deux pays sus-cités. Si c’était le cas, plus de 85% des auteurs viendraient de France ou de Belgique. Cette communauté doctrinale peut donc être décrite comme un champ social comprenant la France et la Belgique et basée sur un axe « Paris-Bruxelles ». L’idée de 'champ social' renvoie ici à la composition géographique de la communauté. Il serait incorrect de réduire la communauté doctrinale aux capitales des Etats, parce qu’en terme de production doctrinale, la participation des auteurs et autres participants de ces revues en France et en Belgique va bien au-delà. Toutefois, « l’axe Paris-Bruxelles » témoigne d’au moins deux caractéristiques de la communauté. D’abord, cet axe rend aussi compte des relations entre les revues et leurs maisons de publication comme il l’a été dit plus tôt. Ensuite, il reflète les relations de type politique entre la capitale française et la capitale de l’UE qui définit la structure et les contours de la doctrine française en matière de droit communautaire. Il suffit de rappeler le poids important des auteurs institutionnels dans les trois revues étudiées ici.

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Un critère distinctif est celui de la langue. Nos trois revues sont publiées en français. La RAE est une demi-exception, puisqu’elle publie aussi des articles en anglais. La publication dans les deux langues présente un avantage considérable pour les auteurs potentiels, sans présenter d’avantages particuliers pour les lecteurs, à moins qu’ils soient déjà bilingues et habitués à lire dans les deux langues. Cela a donc un impact limité sur la composition de la doctrine. On peut conclure que ces trois revues ont participé à la création et au développement d’une communauté juridique doctrinale spécialisée en droit communautaire et s’exprimant en français. La nature et la composition de cette communauté sont, bien sûr, influencées par d’autres types de relations sociales, qui ne font pas partie de notre champ d’études aujourd’hui. Bien que cet article se soit prioritairement concentré sur la communauté des spécialistes en droit communautaire en France, cette communauté n’est pas limitée à la France. Et bien qu’ayant ses propres caractéristiques, elle englobe et fait aussi partie de la communauté

Tableau 21

Revues belges de droit communautaire de langue française : Origine géographique des auteurs, 1998-2004

PAYS

CDE

RMUE+RDUE

TOTAL

%

France 16 34 50 21.2 Belgique 45 77 122 51.7 Luxembourg 5 11 16 6.8 Italie 3 6 9 3.8 Allemagne 1 2 3 1.3 Grèce 2 1 3 1.3 Espagne 1 5 6 2.5 Royaume-Uni 2 0 2 0.8 Suisse 1 0 1 0.4

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Turquie 1 0 1 0.4 Etats-Unis 1 0 1 0.4 Inconnu 6 16 22 9.3

Total 84 152 236 [100] transnationale. Le tableau 21 montre l’origine géographique des auteurs des Cahiers de Droit européen (CDE), de la Revue du Marché Unique Européen (RMUE) et de la Revue du Droit de l’Union Européenne (RDUE) qui lui a succédé. Un peu plus de la moitié (51,7%) des auteurs viennent de Belgique. La Belgique et la France regroupent, à elles deux, près de 73% des auteurs. Avec le Luxembourg, ce taux augmente à près de 80% (79,7%). La catégorie « Inconnu » inclut les auteurs identifiés comme docteur en droit sans autre précision, mais l’on peut raisonnablement penser qu’ils sont originaires soit de France soit de Belgique. Alors, la France et la Belgique réuniraient 82,2% des auteurs, soit 89% si l’on ajoute le Luxembourg. La communauté doctrinale en France spécialisée en droit de l’UE, malgré le fait qu'elle a sa propre intégrité, est une composante d’une communauté plus vaste, qui comprend la Belgique, et dans une moindre mesure, le Luxembourg, dont les travaux sont publiés et en France et en Belgique. Cette conclusion sera sans doute renforcée par une étude plus approfondie des auteurs de ces revues. Par conséquent, en plus de sa présence en France, et définie par les universités françaises, grandes écoles et autres institutions françaises, la communauté doctrinale francophone dans le domaine du droit communautaire s’étend à la communauté doctrinale francophone belge. Du point de vue de la doctrine en France, ce qui demeure notre principal sujet d’étude, cela constitue une forme de transnationalisation de la communauté doctrinale basée sur la langue. Le français est utilisé comme une stratégie dans la transnationalisation des individus, des revues et des éditeurs, mais aussi d’autres institutions comme les universités, ou les Institutions européennes elles-mêmes. Ce phénomène génère et produit un champs social tissé à travers les revues, dans lequel les directeurs des revues interagissent, et les auteurs publient dans des revues françaises ou belges, mais toujours en langue française, créant ainsi une communauté doctrinale francophone. Vue depuis la Belgique, cette communauté peut être perçue différemment puisqu’il y a deux langues officielles, et, par conséquent, de nouvelles possibilités d’interaction entre les membres de deux communautés linguistiques distinctes, une en langue française comprenant les collègues dans d'autres pays francophones, et une autre en langue néerlandaise comprenant les collègues dans d'autre pays néerlandophones. Cet exemple de transnationalisation limitée est riche d’enseignements, et ce sous plusieurs aspects. D’abord, cela indique que la création de communautés transnationales dans l’Union européenne est possible en ayant recours à d’autres langues que l’anglais. Ce qui fait de l’exemple français un cas à part est que les membres de la communauté doctrinale partagent une langue commune avec plusieurs autres Etats membres, surtout la Belgique, mais aussi le Luxembourg. La France n’est pas la seule dans ce cas, puisque une partie de la Belgique se trouve dans la même situation entre la France et les Pays-Bas. Il en est de même de l’Allemagne et de l’Autriche. Cela contraste avec l’Italie, le Portugal et l’Espagne, par exemple, qui sont les seuls Etats membres qui travaillent principalement dans leurs langues respectives. Les cas des nouveaux Etats membres devront être analysés avec attention. De ce fait, la France est l’un des Etats le plus à même de développer une communauté doctrinale transnationale, qui travaillerait dans sa propre langue. Le fait de savoir si ce modèle de formation de communautés doctrinales transnationales est transposable à d’autres cadres mériterait une analyse plus poussée.

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Il y a un deuxième enseignement à tirer de cet exemple. La pratique de la langue française est relativement étendue, en comparaison avec les autres langues officielles de l’Union, et du moins dans l’Union. D’après la liste des revues référencées par European Integration Current Contents, la France détient un nombre élevé de revues spécialisées en droit communautaire. Par conséquent, le modèle de répartition des articles et auteurs dans les revues de notre échantillon révèle deux autres éléments sur les revues et sur les communautés doctrinales agissant dans le domaine du droit communautaire mais dans d’autres Etats membres. D’un côté, la plupart des revues font appel prioritairement à des auteurs nationaux, ou aux institutionnels représentant leur Etat à Bruxelles ou Luxembourg. La communauté doctrinale est ainsi quantitativement plus faible et plus concentrée qu’en France. D’un autre côté, les articles publiés dans les revues nationales, en supposant qu’elles existent, traitent plus de thématiques nationales en relation avec le droit communautaire. Les centres d’intérêt de la communauté doctrinale semblent donc plus limités. En d’autres termes, le modèle de la transnationalisation limitée, fondée sur la langue nationale partagée avec des Etats voisins, n’est pas exportable dans beaucoup d’autres Etats membres. Les stratégies individuelles, celles des revues (quand elles en ont) et des institutions méritent une étude approfondie, surtout si cette situation devait devenir relativement répandue dans l’Union. Troisièmement, tout comme le cas français illustre comment la langue peut être un critère définissant une communauté doctrinale, il montre aussi que la langue peut être une barrière posée à l’entrée dans la communauté. Ce qui rend la communication entre chercheurs possible pour certains peut constituer un obstacle pour (et avec) d’autres. Les deux situations ont une caractéristique commune : la langue détermine la taille du marché. Plus précisément, la langue est l’un des principaux facteurs constitutifs du marché lui-même. Cela est vrai pour la communauté doctrinale en France. Cela s’applique aussi à la communauté transnationale qui englobe la France et les francophones belges. De la même façon, les revues qui soutiennent ces communautés sont elles aussi limitées par la taille du marché. Les revues et les communautés se conditionnent et se soutiennent mutuellement. Si les membres des communautés doctrinales veulent participer à une communauté transnationale plus vaste, ils doivent publier dans d’autres langues. Il peut s’agir de n’importe quelle autre langue, mais d’habitude, ils publient en anglais. Nous vivons dans une ère de diversité, de pluralisme et de traduction continuelle. Ce contexte a un impact sur les revues scientifiques, et sur la communauté doctrinale. La langue de communication est un facteur-clef pour la création et la survie des communautés et réseaux des chercheurs en droit communautaire. Si l’on prend en compte la nature des communautés doctrinales européennes aujourd’hui, on peut voir que leurs langues ne sont pas nécessairement la langue maternelle des auteurs, ou la langue dans laquelle est écrite l’article. C’est la langue dans laquelle l’article est publié. Les revues investiront plus dans la traduction si elles veulent attirer un plus large échantillon (géographique) d’auteurs. Cela devrait aider à renforcer les communautés nationales, mais aussi à renforcer les relations entre les communautés nationales et les réseaux internationaux pour participer activement au développement de communautés plus étendues de chercheurs spécialisés en droit communautaire. C’est un défi majeur pour les revues et les communautés doctrinales, et pas seulement en France. Au XIXème siècle, la langue internationale des publications scientifiques a pu être le français. A la fin du XXIème siècle, ce sera peut-être le chinois. Aujourd’hui, en ce début de siècle, l’anglais semble apparaître comme la langue principale pour la création des communautés

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doctrinales et des réseaux internationaux en droit communautaire. Il est facile de dire que les chercheurs en droit communautaire de tout horizon devraient chercher à publier en anglais, comme dans d’autres langues. Pour certains chercheurs, un tel principe est recevable puisqu’il s’agit de rendre les travaux visibles et très largement diffusés dans une vaste communauté doctrinale internationale. Pour d’autres, c’est seulement un premier pas, essentiel mais limité, et en particulier relativement inutile dans la recherche difficile de la meilleure façon de combiner le national, le transnational et l'international. C’est surtout vrai si l’on se place du point de vue des communautés doctrinales. Chaque communauté scientifique nationale doit s’attacher à entretenir ses relations avec les communautés transnationales et internationales. Chaque chercheur doit faire de même. Certains auront plus de succès que d’autres, selon la façon dont ils auront pris en compte les derniers changements intervenus en matière d’intégration européenne, de revues et les changements qui ont touché la communauté doctrinale elle-même. En d’autres termes, ils devront prendre en considération le contexte dans lequel ils évoluent. Ce n’est pas qu’une question de langue. Les chercheurs britanniques ou américains, par exemple, ne sont pas nécessairement plus « internationaux » que leurs collègues venant d’autres pays. On pourrait pourtant le croire, puisqu’ils écrivent en anglais, qui est la langue la plus répandue parmi la communauté doctrinale du droit communautaire. Mais, en fait, ils peuvent aussi être complètement tournés vers leur courant doctrinal national, avec peu, si ce n’est aucun égard pour la dimension européenne de la doctrine communautaire, pour ce qui se passe et s’écrit dans les autres pays ou dans d’autres langues sur le même thème. L'on doit regretter que beaucoup sinon la plupart des auteurs de langue anglaise ignorent complètement les travaux dans d'autres langues. C'est d'autant plus préoccupant que, dans de telles hypothèses, l’apparence d’une plus grande « internationalisation » est superficielle et trompeuse. Une telle participation à un marché élargi crée une sorte d’ « internationalisme instantané », qui malheureusement reste un internationalisme de forme et non pas de substance. Ceci permet de communiquer avec une communauté scientifique plus large, et c’est en soi un très grand avantage pour la création d’une communauté doctrinale transnationale et internationale. Mais cela n’induit pas nécessairement une internationalisation substantielle de fond, ce qui limite la portée scientifique de leurs écrits. C’est un autre défi, autrement plus difficile, et que peu de revues, de communautés doctrinales et d’institutions d’enseignement supérieur ont essayé de relever. Quelle que soit l’importance réelle de la langue de communication utilisée, nous devons donc nous poser de plus amples questions sur la relation entre les revues scientifiques, et les communautés de chercheurs. Par exemple, quelle(s) sorte(s) de communauté doctrinale voulons-nous en matière de droit communautaire ? Quel rôle jouent ces revues dans le processus de création et le développement d’une communauté doctrinale européenne ? Est-ce que ces revues contribuent à renforcer la cohérence et la solidité de la communauté, ou, au contraire, favorisent-elles la différenciation et la fragmentation ? Nous pourrions distinguer trois catégories de revues et de communautés doctrinales: nationale, transnationale et internationale. Quelles sont les relations entre ces différents types de revues? Quelles sont les relations entre ces différentes catégories de communautés doctrinales? Il y a un argument très fort en faveur du pluralisme et de la diversité. Les relations entre ces différents types de revues quant à leur soutien à une multiplicité de communautés doctrinales méritent notre attention. De telles questions fournissent un point de départ pour une réflexion plus approfondie concernant les relations entre les revues scientifiques et les communautés doctrinales. Une telle réflexion s'avère nécessaire si nous voulons créer des communautés

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doctrinales, ou bien une série de réseaux scientifiques, qui sont soutenus par des revues nationales, transnationales et internationales en droit communautaire. CONCLUSION Les revues scientifiques constituent l’un des plus importants creusets de la doctrine communautaire contemporaine. Cet article partait d’une étude empirique des trois principales revues françaises spécialisées en droit communautaire. En se concentrant sur la période 1998-2004, il s’agissait d’examiner les sujets traités dans les articles publiés par ces revues, l’origine professionnelle de leurs auteurs ainsi que leur origine géographique. En d’autres mots, il s’agissait de savoir qui écrit, à quel propos et où ? Son objectif principal était de mesurer l’influence de ces revues dans le développement d’une communauté de chercheurs en droit communautaire. Il faut utiliser l’acception la plus large de « chercheurs », celle qui comprend non seulement les universitaires, mais aussi les praticiens du droit, les membres des Institutions européennes et d’autres encore qui publient dans les revues scientifiques. Un tel exercice est extrêmement périlleux, tant il recèle de pièges méthodologiques, même si l’auteur a ici fait preuve d’une grande prudence. Les résultats qui sont présentés ne permettent de dégager que des tendances, des courants, des modèles généraux qui pourront être appliqués à d’autres Etats membres. L’auteur serait heureux de recevoir des commentaires et suggestions sur la façon dont on pourrait améliorer l’analyse, et l’étendre éventuellement à d’autres pays.17 Sur la base de cette analyse empirique, l’article cherchait à placer ses conclusions dans le contexte mouvant de l’intégration européenne, et face à la montée en puissance de la littérature juridique scientifique en forme d'articles et à l’émergence de tout un ensemble complexe de communautés et réseaux scientifiques dans le domaine du droit communautaire. Une des conclusions est d’avancer que les creusets de la doctrine communautaire ne se réduisent pas à leur dimension nationale ; il en va de la même façon pour les communautés doctrinales que ces revues soutiennent, qui n’agissent plus seulement à l’intérieur de l’espace national géographiquement délimité. Dans le cas français, les limites sont ailleurs. L’une d’entre elles est constituée par la langue. L’exemple français montre bien comment les publications scientifiques soutiennent les communautés de chercheurs. Certes, les revues françaises ont adopté une orientation prioritairement nationale. Mais, elles tendent aussi à adopter une stratégie de transnationalisation limitée (mais pas pour autant inefficace) basée sur le partage d’une langue commune. La communauté scientifique qui en émane ne se sent dès lors plus limitée par la notion de frontière nationale. Bien que située d’abord en France, cette communauté occupe un champ social qui englobe la France et les chercheurs communautaires francophones de Belgique et, dans une moindre mesure, du Luxembourg. La dynamique de cette communauté s’étend bien au-delà des capitales européennes, même si elle s’organise autour d’un axe « Paris-Bruxelles » en terme de publication et de pouvoir politique. Le cas français n’est pas unique, même si la France est relativement privilégiée parmi les Etats membres. Il montre la difficulté, pour les revues scientifiques agissant sur le territoire d’un même Etat, de transcender les frontières nationales ou d’aller au-delà d’une transnationalisation relativement limitée. A première vue, il apparaît que, par définition, toutes les revues scientifiques spécialisées en droit communautaire devraient être tournées 17 Les commentaires et suggestions peuvent être envoyés par mail à l’auteur: [email protected]

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vers l’international. Après tout, ces revues traitent d’un système juridique établi par traités internationaux, et dont les principales institutions sont installées dans d’autres Etats. Mais les seuls thèmes abordés par ces revues ne peuvent contribuer à l’émergence d’une communauté doctrinale transnationale, pas plus qu'ils ne confèrent à une revue scientifique un véritable caractère transnational ou international. Cela soulève deux défis, certes distincts mais malgré tout reliés, qui devraient faire l’objet d’études ultérieures. D’un côté, comment les revues scientifiques et les communautés doctrinales dans les différents Etats membres (et au-delà) s’accommodent du fait que l’anglais demeure la langue dominante de la communication scientifique dans le domaine des sciences sociales, ce qui inclut le droit communautaire ? Et, de l’autre côté, comment peut-on parvenir à soutenir des communautés doctrinales nationales, et, en même temps, approfondir le développement de communautés et réseaux spécialisés en droit communautaire proprement européens, transnationaux, voire même internationaux ?

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