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EN GUISE D’INTRODUCTION : DE DIALOGO DIALOGUS PHILIPPE GUÉRIN A – Mais du jeu-parti médiéval ou du Dialogus inter philosophum, iudaeum et christianum d’Abélard aux Dialogues d’amour de Léon l’Hébreu, de l’Alphabet chrétien de Juan de Valdés au Dialogue sur les deux grands systèmes du monde de Galilée, je ne vois vraiment pas ce qu’il y a de commun! Pas plus d’ailleurs, si je dois être sincère, que dans les textes passés en revue sur les deux jours qu’a duré la rencontre… B – Et encore moins, mettons, des Livres de la famille de Leon Battista Alberti ou de l’Expulsion de la bête triomphante de Giordano Bruno, aux Dialogues avec Leucò de Pavese ou au Dialogue de la santé de Carlo Michelstaedter, en passant par les Dialogues des morts de Fénelon ou Fontenelle et les Petites œuvres morales de Leopardi… Et pardonne-moi si mes références sont majoritairement italiennes – mais à tout seigneur tout honneur, peut-être… Maintenant, dis-moi: à chaque fois que tu rencontres un texte qui distribue la parole entre plusieurs interlocu- teurs, tu ne peux guère faire autrement que de l’appeler « dialogue », non ? A – Certes, je n’ai rien de mieux à te proposer… Néanmoins, je crains qu’en se contentant d’intituler ce recueil d’articles « Le dialogue, des enjeux d’un choix d’écriture » (ou quelque chose comme ça), au lieu de faire un tant soit peu de lumière, on ne brouille encore davantage un paysage déjà passablement encombré ! B – Quel pessimiste tu fais, quel rabat-joie ! N’oublie pas non plus que l’ex- traordinaire efflorescence à la Renaissance de ce que tu refuses, j’imagine, d’ap- peler un genre doit bien vouloir dire quelque chose. Et c’est quand même la période que nous avons privilégiée. Il est vrai que tu risques maintenant de me demander ce que j’entends par Renaissance et de me reprocher mon parfait confor- misme historiographique ! Mais si, au lieu de tourner en rond pour le plaisir de la chicane, nous essayions de nous laisser un peu porter par les textes et les contri-

EN GUISE D’INTRODUCTION: DE DIALOGO DIALOGUS fileCossutta, notre philosophe: à côté de dialogues dans lesquels ce qu’il appelle la « forme de l’expression » coïncide avec

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EN GUISE D’INTRODUCTION:DE DIALOGO DIALOGUS

PHILIPPE GUÉRIN

A – Mais du jeu-parti médiéval ou du Dialogus inter philosophum, iudaeumet christianum d’Abélard aux Dialogues d’amour de Léon l’Hébreu, de l’Alphabetchrétien de Juan de Valdés au Dialogue sur les deux grands systèmes du monde deGalilée, je ne vois vraiment pas ce qu’il y a de commun ! Pas plus d’ailleurs, si jedois être sincère, que dans les textes passés en revue sur les deux jours qu’a duréla rencontre…

B – Et encore moins, mettons, des Livres de la famille de Leon Battista Albertiou de l’Expulsion de la bête triomphante de Giordano Bruno, aux Dialogues avecLeucò de Pavese ou au Dialogue de la santé de Carlo Michelstaedter, en passant parles Dialogues des morts de Fénelon ou Fontenelle et les Petites œuvres morales deLeopardi… Et pardonne-moi si mes références sont majoritairement italiennes– mais à tout seigneur tout honneur, peut-être… Maintenant, dis-moi : à chaquefois que tu rencontres un texte qui distribue la parole entre plusieurs interlocu-teurs, tu ne peux guère faire autrement que de l’appeler « dialogue », non ?

A – Certes, je n’ai rien de mieux à te proposer… Néanmoins, je crains qu’ense contentant d’intituler ce recueil d’articles « Le dialogue, des enjeux d’un choixd’écriture » (ou quelque chose comme ça), au lieu de faire un tant soit peu delumière, on ne brouille encore davantage un paysage déjà passablement encombré !

B – Quel pessimiste tu fais, quel rabat-joie ! N’oublie pas non plus que l’ex-traordinaire efflorescence à la Renaissance de ce que tu refuses, j’imagine, d’ap-peler un genre doit bien vouloir dire quelque chose. Et c’est quand même lapériode que nous avons privilégiée. Il est vrai que tu risques maintenant de medemander ce que j’entends par Renaissance et de me reprocher mon parfait confor-misme historiographique ! Mais si, au lieu de tourner en rond pour le plaisir de lachicane, nous essayions de nous laisser un peu porter par les textes et les contri-

butions qui cherchent à en actualiser la lecture, et de tenter de comprendre ce quiest susceptible de circuler de l’un à l’autre ?

A – En tout cas, ce que je vois, c’est d’abord que notre philosophe et notrelinguiste nous mettent très précisément en garde contre la tentation d’une caté-gorisation réductrice… Tu leur avais demandé d’introduire : eh bien, tant pis pourtoi, mais ils m’ont tout l’air de vouloir mettre à mal la belle unité de l’édifice !

B – Justement, que nous disent-ils ? Le premier, soit dit en passant, n’a paspu rendre son texte : ne craignait-il pas aussi de figer dans l’écrit ce qui a été demon point de vue une réussite de notre rencontre, c’est-à-dire la place faite à laparole vive, à l’échange en acte et à ses imprévus – tout cela dans un esprit dignede la plus parfaite « politia literaria ». Son exposé était tout, sauf dogmatique, aurisque peut-être de devenir volatil… Cela me rappelle d’ailleurs les réticences– ambiguës, certes, mais tout de même – d’un Sperone Speroni, en pleinXVIe siècle, à publier ses propres dialogues, parce que, disait-il, écritures privées,ils n’avaient pas vocation à être ainsi divulgués – ce que je traduirais par : hors dequestion de faire œuvre de ce qui précisément est, dans le passage à l’écrit, trahi-son de la dynamique vivante de la conversation, de ses aléas, de ses tours etdétours…

A – Sperone Speroni : le lettré padouan, auteur d’une dizaine de dialoguesqui lui valurent d’être inquiété par l’Inquisition et qui répondit aux accusationspar une Apologie des dialogues, précisément, où il se défend à la fois en disant queces textes avaient été imprimés à son insu par des amis trop bien intentionnés etque, de toute façon, la responsabilité du sens incombe en pareil cas au moinsautant au lecteur qu’à l’auteur lui-même?

B – Oui, ce plaidoyer pro domo date de 1574. C’est le deuxième dans l’ab-solu des textes théoriques consacrés au genre, après celui de Sigonio dont nousparlerons tout à l’heure. Et tous les petits Français, lorsqu’on leur parle de ce « lieude mémoire » national qu’est La Deffence et illustration de la langue françoyse,devraient apprendre du même coup que Du Bellay a dans le premier livre de sonmanifeste aux accents pamphlétaires littéralement pillé le Dialogue des langues…Mais foin des digressions, je suis incorrigible ! Tu l’as entendu comme moi, FrédéricCossutta, notre philosophe : à côté de dialogues dans lesquels ce qu’il appelle la« forme de l’expression » coïncide avec la « forme du contenu », autrement dit oùune telle adéquation est au fondement même du caractère autoconstituant quevise tout discours philosophique, Frédéric relève la possibilité, y compris en philo-sophie, qu’il n’y ait pas véritablement « instauration » discursive, comme il dit,mais seulement « institution », c’est-à-dire un choix formel déterminé par des finsstratégiques (didactiques, politiques, etc.) qui restent extérieures au contenu propre

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du discours. Où, en d’autres termes, l’ajustement entre ordre doctrinal et ordredu discours reste plutôt lâche.

A – J’ai le sentiment que c’est ce qui va nous arriver en plus d’une occasion,à plus forte raison si l’on considère que nos textes n’ont généralement rien ou pasgrand-chose de philosophique…

B – Malgré tout, je me demande si, pour un écrivain, choisir la forme dialo-guée, même quand il s’agit de ce que F. Cossutta appelle « dialogisme fonction-nel », ne relève pas toujours et nécessairement d’une visée axiologique bien précise,quoique souvent implicite, qui nous dit quelque chose d’un régime optimal desformes de l’interlocution. De la force modélisante, en quelque sorte, du dialogue…

A – Ah oui, je voudrais bien voir ça ! Quel lien peut-il bien y avoir entre larelation – si on peut l’appeler ainsi – qui unit le maître et l’élève et celle qui courtentre égaux, à commencer par ces dialogues qui mettent en présence des interlo-cuteurs qui, égaux, ne le sont qu’en vertu précisément des principes fondateursde l’espace dialogique, autrement dit d’un artifice d’ordre « juridique », quisuspend provisoirement les déterminismes socio-historiques et fait la part belle àla ratio rhétorique ?

B – Je te concède facilement qu’on ne peut que donner raison à DominiqueMaingueneau lorsqu’en analyste du discours, il affirme que l’on a plutôt affaire àun « hypergenre », c’est-à-dire à un mode d’organisation textuelle aux contraintesfort pauvres, disponible pour des usages très souples et variés. En outre, en tantque mimesis visant à la ressemblance de nos pratiques conversationnelles, parcequ’ils sont nourris de mémoire intertextuelle et qu’ils relèvent de régimes « insti-tués » plus ou moins stabilisés dans une tradition (toute plurielle et polymorpheque celle-ci puisse être par ailleurs), les dialogues dont nous parlons ici sonttoujours dans une certaine mesure voués à l’échec. Ils contraignent, comme diraitF. Cossutta, l’hétérogénéité interlocutive dans le cadre d’une homogénéité locu-tive, celle du texte, qui obéit à des fins préméditées. Cette tension est évidemmentpointée dans plusieurs contributions.

A – Alors, tu vois que tu vas finir par me donner raison…B – Peut-être… Et cependant, j’entraperçois dans tous nos textes un plus

petit dénominateur commun. Car, tous, ils nous fournissent une image de la parolehumaine, de ses régimes possibles, voire de son usage idéal. La scénographie adop-tée vise toujours un certain degré de pertinence, sinon de nécessité. « Ce que ditle texte doit permettre de valider la scène même à travers laquelle ces contenussurgissent » : voilà ce que je lis encore chez D. Maingueneau. A fortiori dans le casqui nous intéresse, et précisément parce que nous sommes confrontés à des déci-sions auctoriales que des prescriptions externes de « formatage » ne contraignent

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guère. Il faut donc que le choix soit motivé… Or, indépendamment du fait qu’ellesexhibent à leur surface même ce truisme qui veut que la parole n’existe qu’en tantqu’elle est à la fois adressée et finalisée (même si c’est de manière incertaine etmouvante), ce que je vois se profiler sans cesse derrière ces images, dans ces repré-sentations et à travers ces mises en scène, c’est d’une façon ou d’une autre la ques-tion de l’autorité, ne serait-ce que parce qu’ipso facto l’instance auctoriale s’y meten abîme. Regarde, pour prendre un cas limite, ce que nous dit Jean-YvesL’Hopital, invité parce que nous souhaitions avoir une petite idée de ce qu’il enétait chez les Arabo-musulmans, qui sont aussi nos « ancêtres », on l’oublie tropsouvent : eh bien, parmi les virtualités multiples de l’hypergenre, le philosophearabo-musulman du Al-Ghazâlî actualise le modèle didactique, où l’énonciationsemble à mille lieues d’être la voie propre de la construction d’une identité d’au-teur originale – l’autorité de ce dernier découlant d’un savoir préconstitué et nonde la stratégie énonciative adoptée.

A – Je saisis de moins en moins… À moins que tu ne veuilles dire que mêmeun pseudo-dialogue de ce type, dont il resterait d’ailleurs à éclaircir les liens dedépendance à l’égard d’une tradition préexistante, est motivé par son contenu,autrement dit, qu’à sa façon, dans ses réponses « magistrales », il désigne le seulmode discursif possible de présentation de la vérité ? Que symétriquement, lacuriosité de l’élève, ses questions, fournissent le modèle de la seule attitude épis-témique légitime du « débutant » face à la question du savoir authentique ?

B – Si le propre du dialogue est de nous obliger à prendre en considération àchaque fois la nature des interactions verbales qui règlent l’échange, il est facile eneffet de voir que l’Ayyuha l-walad d’Al-Ghazâlî accomplit simultanément deuxopérations. D’une part, il conforte le modèle hiérarchique de transmission d’unsavoir considéré comme immuable : c’est dans cette forme rigoureusement contrô-lée que se prépare sous la conduite d’un guide spirituel l’accès à la vérité. Mais lediscours de la raison ne constitue qu’une étape propédeutique et il est donc corol-lairement l’image de sa propre insuffisance, voire de sa vanité : les questions quirestent sans réponse – car elles ne sauraient déboucher que sur des discussionsoiseuses – sont en effet la marque en creux, scénographiquement signifiée dans cevide même, de la voie mystique de l’intuition qui est le couronnement de la sagesse.

A – À la fois mise en scène de l’autorité, donc, et dissolution de celle-ci – etde tout dialogue avec elle – dans un ordre supérieur, transcendant, où la connais-sance procède directement de Dieu et relève de la vision ? Et c’est donc aussi laquestion du statut de la vérité qui va de pair avec cette mise en scène de l’autorité ?

B – Oui, c’est bien ça, me semble-t-il.

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A – Admettons donc, à titre d’hypothèse forte, ce point. Il était question toutà l’heure de mémoire intertextuelle, autre modalité, d’ailleurs, à bien y réfléchir,du dialogique. Jeter un œil dans cette direction pourrait permettre de vérifier laditehypothèse. Sans compter que ce serait plus conforme à mes habitudes de pensée…Soit donc d’autres dialogues didactiques médiévaux, de notre Occident chrétiencette fois, ceux qu’étudient Denis Hüe et Corinne Denoyelle. Substituer le jeudes questions et des réponses au paradigme de la lecture et de la leçon, de la gloseet de la rumination, c’est d’abord mettre en valeur, parallèlement à la qualité despersonnages, l’objet du savoir, a fortiori quand celui-ci confère une dimensiondirectement autoréférentielle à la méthode d’exposition. Tel est le cas avec laDisputatio de rhetorica d’Alcuin. Mais il y a dans cette œuvre quelque chose deplus remarquable encore : parce que l’efficace de la procédure dépend aussi de laqualité même des questions que pose celui qui cherche à savoir, celles-ci sont déjàune forme à part entière du docere et montrent que « la vérité n’est pas donnée parcelui qui sait, elle est découverte et formulée conjointement ».

B – À mon tour maintenant d’être un peu décontenancé. Car D. Hüe montreensuite que la fin de l’entreprise est en réalité la fermeture du dialogue, pour faireplace au discours monologique du livre destiné à l’apprentissage, suivi donc, unefois refermé, de la récitation, de sa restitution. Et c’est effectivement à une telleredditio que doivent se livrer les enfants dans la Disputatio puerorum longtempsattribuée au même auteur. L’alternance de la parole y est conçue exclusivementcomme une technique de révision d’un savoir constitué en catéchisme ; les rôlesne sont interchangeables que parce que la vérité des énoncés y est garantie par laparole sous-entendue d’un maître invisible qui en constitue l’horizon d’autorité.

A – Indubitablement, les deux textes beaucoup plus tardifs (de la fin duXIIIe siècle) avec lesquels D. Hüe poursuit son enquête confirment à leur tour lefait que le dialogue médiéval, même quand s’introduisent sur la scène génériquede notables différences répondant à l’émergence d’un lectorat aristocratique, restedurablement soumis à l’emprise du paradigme didactique. Il s’agit de Placides etTimeo et du livre de Sydrac. Dans le premier, même si l’élève est curieux au pointde soulever des objections et qu’il est des moments où les interlocuteurs tendentà devenir personnages et l’échange à se faire quasi-dialectique, la relation péda-gogique n’est idéale que dans l’exacte mesure où elle met en scène un maître quisuit pas à pas les progrès d’un élève docile. Il est vrai aussi que, si ce n’est pasd’abord la question du pouvoir qui est en jeu, très vite surgit celle de ce qui estutile au prince et, dès lors que le propos se déplace de la connaissance du mondeaux règles de conduite à adopter, le régime discursif prend un tour magistral et

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redouble la figure d’autorité que constitue la référence régulière au Philosophus,c’est-à-dire à Aristote. Quant au second de ces textes, le livre de Sydrac, après unétonnant récit mythique introductif, il présente une longue suite dequestions/réponses ; son instauration liminaire, qui est aussi reconfirmation de laprééminence du clerc sur le prince, le désigne comme le lieu du dévoilement desvérités cachées, sur un mode ayant entre autres soubassements génériques la paroleprophétique des Écritures.

B – Autrement dit, nous sommes encore loin d’un régime énonciatif qui sedéprendrait du modèle de la transmission d’un savoir préconstitué ou d’unelogique de la révélation. Si ce n’est que cela, le dialogue, une mise en scène inlas-sablement reprise de l’autorité instituée…

A – Quand je te le disais !B – Oui, mais malgré tout, est-ce que ce qui s’y esquisse sporadiquement ne

pourrait pas être l’indice d’une lente préparation conduisant à la reconfigurationde l’ordre des savoirs et, solidairement, à la redéfinition de la parole qui les dit ?

A – Je veux bien essayer de t’aider… Voyons alors à présent ce que nousmontre, dans un domaine entièrement profane cette fois, cette bible de l’amourcourtois qu’est depuis la fin du XIIe siècle le De amore d’André le Chapelain, quise veut aussi, jusque dans sa prétention à fournir un modèle en acte, manuel deconversation. L’objet d’étude de Corinne Denoyelle est d’autant plus intéressantqu’elle s’attache en réalité à comparer le texte à une traduction postérieure d’unsiècle environ. Ce que nous montre la version de Drouart La Vache, c’est commentl’université, en recomposant l’œuvre dans un transcodage en apparence plutôtfidèle, en modifie les significations par le nivellement et la dédialogisation ! Toutincertain quant à son statut énonciatif qu’était le texte d’André, il mettait en scènedes personnages se distinguant les uns des autres par un semblant d’existence dansl’espace fictionnel ; les visées argumentatives, les stratégies de persuasion se diffrac-taient par intermittence en une dialectique ; tendues qu’elles étaient entre le dialo-gique et le monologique, celles-ci, sans terminatio, tendaient à remettre en causel’autorité instituée. La traduction en vers, elle, en structurant rhétoriquement l’ar-gumentation, annexe à son profit l’autorité de l’auteur en un mouvement centri-pète ; l’énoncé de la vérité se substitue à une énonciation première qui tendait às’autoréfléchir dans la tension poétique de l’interlocution. Bref, ce que le texteoriginal pouvait ouvrir est bien vite refermé par Drouart.

B – À t’entendre, il me vient une idée. Il pourrait en effet être fort intéres-sant de poursuivre l’analyse en élargissant l’examen à d’autres traductions-adap-tations en langue vernaculaire : je pense par exemple aux vulgarisations toscanes,qui semblent à première vue restituer tous ses droits au dialogisme original, voire

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le renforcer. Qui sait même s’il ne faudrait pas inclure ces traductions comme undes composants du riche terreau qui nourrit le formidable dialogisme duDécaméron… En tout cas, ce que montre la présente opération, c’est que si l’ou-verture vers le dialogique suscite de telles résistances en quelque sorte institu-tionnelles, c’est sans doute une preuve a contrario qu’il s’y joue une partie d’unecertaine importance…

A – Tu peux me dire merci ! Mais la partie va changer de sens, je crois, avecle cas qui s’annonce maintenant. Car El debate de Elena y María qu’étudie AnnieFrémaux, l’une des toutes premières œuvres dialoguées en castillan, est aussi lepremier texte satirique de la littérature espagnole. Ce qui revient à dire que la ques-tion de l’autorité n’est plus interne au texte, mais renvoie à l’extérieur de celui-ci,vers la satire de la société du XIIIe siècle sous le règne d’Alphonse X le Sage, et plusparticulièrement vers la lutte d’influence qui se joue alors entre chevalerie et cléri-cature.

B – Certes, et toutefois le choix de la forme par l’artiste vagabond qui en estl’auteur – vraisemblablement un clerc anonyme – est loin à mes yeux d’être indif-férent. Ce recyclage « populaire » et comique de la tradition romane de la contro-verse, inspirée des exercices scolaires, porte sur la question rebattue du meilleuramant. Le texte nous est parvenu mutilé : l’espace aujourd’hui vacant pourraitavoir été dévolu originairement à quelque terminatio, sans doute elle-même plusou moins parodique et qui aurait fait pencher la balance vraisemblablement enfaveur du chevalier, au détriment du clerc, conformément à l’idéologie que, danscette société médiévale soumise à la tripartition des ordres, essayait de promou-voir le souverain. Mais la combinaison de la disputatio et de techniques du contre-point empruntées à la « jonglerie », la réversibilité des isotopies s’y déployant sousle couvert fictionnel de deux sœurs qui s’invectivent, permettent à l’auteur de selivrer à un féroce exercice d’ironisation qui ne laisse personne indemne. Car, enmême temps que les isotopies, les valeurs y apparaissent constamment réversibles.Ce qu’autorise le face-à-face des deux personnages « juridiquement » égaux s’af-frontant en paroles sans aucun ménagement, c’est la distance critique égalementrépartie entre ordres rivaux, c’est l’éveil d’une conscience sociale, c’est la capacitéde remettre en cause l’ensemble des discours dominants, eux aussi ironisés par letruchement du dialogue. Et ce, en mettant toutes les chances de son côté pouréchapper, par cette délégation de la parole et au nom du divertissement comique,aux risques de censure et de condamnation.

A – Mais tu admettras que nous nous sommes éloignés de l’idée d’une moti-vation interne, d’une énonciation qui nous dirait quelque chose des vertus heuris-tiques propres de la parole dialogique.

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B – Oui, mais nous avons quand même affaire à un double niveau de poly-phonie : horizontale dans le contrepoint et là, effectivement, elle ne nous dit riende nouveau quant à une possible redistribution des rôles et des fonctions del’échange verbal en lui-même ; mais, verticale dans l’ironie, et donc dans la miseen question de positions d’autorité, elle passe par le dialogue qui la rend pleine-ment possible et lui donne toute sa mesure.

A – Est-ce qu’on ne pourrait pas dire, sinon la même chose, du moins quelquechose de semblable au sujet du Cymbalum mundi de Bonaventure Des Périers ?Car Anne Godard a commencé son intervention en la plaçant sous le haut patro-nage du Leo Strauss de La Persécution et l’art d’écrire. Cet étrange texte crypté,d’inspiration lucianesque, présenté en 1537 sous un pseudonyme et dont l’iden-tité même de l’auteur n’est donc pas formellement établie, déroute depuis bien-tôt cinq siècles par ses propos hermétiques les tentatives d’exégèse. On y a vu tourà tour, menée sous le signe ambigu de Mercure (seul personnage à être présentdans trois des quatre dialogues), la charge satirique d’un athée, d’un partisan dela Réforme ou d’un érasmien évangélique. Le tout, sous couvert ici encore d’énon-ciation déléguée, où personne n’a le dernier mot, interdisant du coup l’assimila-tion de l’auteur à l’une ou l’autre de ces allégories obscures que sont ses person-nages (deux chiens dans le dernier dialogue) et donc, en principe, les accusationsd’irrévérence, d’impiété et/ou d’hérésie.

B – Et néanmoins, dans le cas présent, elles se sont abattues sur Des Périersjusqu’à le pousser, dit-on, au suicide. Mais si le jeu des doubles sens, du cryptageanagrammatique, bref, de la simulation et de la dissimulation est sans aucun douteune dimension de la question, elle ne l’épuise pas, elle ne peut pas l’épuiser toutentière. La quête référentialiste, constamment déjouée par le texte lui-même, neserait-elle pas le piège central qu’il nous tend ? Anne Godard veut nous rameneraux puissances de signification de la forme choisie. L’interprétation dépendra alorsde l’appréhension des instances discursives…

A – C’est bien pour cette raison qu’elle attire notre attention sur lesnombreuses occurrences et les différents niveaux de sens du mot « parole » dansle Cymbalum mundi, n’est-ce pas ? J’ai l’impression de mieux comprendre, àprésent : si cette mimesis de paroles est le lieu d’un travail d’interprétation à la foisabsolument nécessaire et absolument impossible qui donne le vertige à son lecteur,il s’agirait alors d’une représentation hautement paradoxale de la parole humaine ?Elle poserait en fait la question de sa finitude essentielle ?

B – De fait, on voit se mettre en place un jeu d’oppositions : parole et écri-ture, discours et action, langage et silence. Le niveau qui a été privilégié par latradition exégétique, on l’a vu, est celui d’une satire sociale, morale ou religieuse

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qui passe par une mise en question de l’adéquation des verba aux res dans ledomaine de l’action. Mais oublier que l’écrit est omniprésent dans ce texte, à lafois en tant que texte, précisément, et comme thème pointé à de multiples reprises,conduirait à ne pas voir que dans la mise en scène de l’articulation entre parole etécriture, se joue quelque chose de tout à fait essentiel. À travers l’écrit en effet,dans les déperditions qui affectent le passage d’un système linguistique à un autre,dans le gouffre qui s’ouvre entre la temporalité de l’événement conversationnel etl’aspiration du livre à l’éternité, à travers encore la question lancinante de la fictiondans ses rapports au réel, deviennent énigmes sans solution le mystère irrepré-sentable qui s’interpose sans remède entre monde humain et monde divin, ainsique l’opacité de notre relation à la vérité et, partant, l’instabilité de l’autorité énon-ciative d’énonciateurs qui ne cessent en réalité de se dérober.

A – Un vrai labyrinthe ! Parce qu’autoréflexif, le dialogue serait donc, pourreprendre dans une perspective autre que celle du début la formule de Leo Strauss,« art d’écrire » susceptible de figurer par le paradoxe de sa figuration même l’in-complétude foncière de la parole humaine… Mais poursuivons : n’est-ce pas denouveau une motivation purement externe qui justifie, dans un tout autrecontexte et en vue de tout autres enjeux, le recours au dialogue dans les texteslatins qu’examine Rinaldo Rinaldi ? Ce qui nous permettrait, après le bond enavant que nous venons d’accomplir jusqu’au milieu du XVIe siècle, de revenir plusprès des sources de l’Humanisme. Et il ne faut pas oublier du même coup que ledialogue humaniste, qui est à l’origine depuis Leonardo Bruni des développe-ments du dialogue moderne, parle d’abord latin avant de se mettre à parler italienavec Leon Battista Alberti. À propos, si je me rappelle bien, nous aurions dû avoiraussi une communication sur le De libertate du Florentin Alamanno Rinuccini(1479), adversaire de Laurent le Magnifique : on y aurait sans doute constatéqu’il y a congruence entre le choix de l’échange dialectique et l’aristotélisme poli-tique qui y est professé, contre ce pseudo-dialogue qu’est le Libro dell’amore deMarsile Ficin, cet « inventeur » du néo-platonisme, autrement dit, en ces années-là, le chantre de l’idéologie « officielle » du régime médicéen. Mais bon, tant pis,ce n’est que partie remise…

B – Pour en revenir à R. Rinaldi, je reprendrais alors volontiers ce qu’il nousrappelle au début de sa contribution. Car il ne faut jamais oublier que le point dedépart de la moderne reconfiguration des savoirs coïncide avec l’apparition, préci-sément, du dialogue humaniste, en ce qu’il restaure, les mettant très concrètementen œuvre dans les textes alors produits, les droits de la rhétorique et qu’il se réfèreà cette fin au modèle cicéronien (du De oratore, surtout) plutôt qu’à celui qui

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dérive de Platon. Qu’est-ce à dire ? Que la philosophie de l’école (et toutes ses« régions » avec) perd sa prééminence au profit de l’éloquence et de ses raisons« civiles ». La philosophie « naturelle », autrement dit la médecine, n’échappeévidemment pas à une telle ostracisation.

A – Mais l’élan philologique qui va de pair avec la restauration de l’artoratoire, les innombrables découvertes de codex antiques à contenu « scientifique »ne devaient-elles pas entrer en tension, sinon en flagrante contradiction, avec unetelle attitude ?

B – Justement. À vrai dire, déjà dans les Livres de la famille d’Alberti s’es-quissait quelque chose de ce genre… Mais c’est à partir du milieu du Quattrocentoque se fait jour de façon nette l’exigence de réintroduire en quelque manière toutesces régions du savoir fréquentées déjà dans l’Antiquité classique, mais écartéesplusieurs décennies durant au nom de la lutte contre la « barbarie scolastique »qu’avait inaugurée Pétrarque. Et c’est précisément par le biais du dialogue qu’avantmême les grandes opérations de restauration philologique de la fin du siècle, l’opé-ration va être rendue possible.

A – Comment cela ?B – Eh bien, par l’introduction dans des textes d’humanistes, selon les tech-

niques de « montages » qui leur sont chères (collages, marqueterie ou mosaïques),de citations érudites concernant des thèmes de « philosophie naturelle ». Le cas deFrançois Philelphe et de ses Convivia mediolanensia étudié d’abord par R. Rinaldiest d’autant plus exemplaire qu’en helléniste averti – ce qui reste une exception aumilieu du XVe siècle –, l’auteur du dialogue puise directement à des sources grecques.Ce qui, soit dit en passant, rend indispensable le repérage de ses sources, afin decomprendre comment, recontextualisées, elles sont resémantisées…

A – Mais en quoi cela a-t-il trait au thème qui nous occupe ?B – Dans le sens, je crois, où les visées divulgatives de la culture humaniste

mobilisent la forme du dialogue pour soustraire aux défenseurs de leurs prés carréstraditionnels des savoirs jusque-là restés confinés dans des sphères étroitementspécialisées. Autrement dit, couler dans la forme dialogique un « savoir expert »en en faisant un motif de « divagations », un thème « léger » et « transgressif » deconversation entre lettrés, dans le cercle desquels pourront d’ailleurs d’ici peu seglisser des médecins en personne, revient à l’insérer dans un cadre plus large. Cen’est certes plus celui de la cité chère aux prédécesseurs de Philelphe, ce n’est pasfaire de la médecine, instrumentalisée par l’auteur pour divertir, afficher sa virtuo-sité érudite et tout à la fois régler quelques comptes avec ses pairs, l’égale en dignitéde la rhétorique et de la philosophie morale qui avaient constitué le socle de départde la pensée humaniste. Mais malgré tout…

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A – Cependant, si j’ai bonne mémoire, le second dialogue, les Confabulationesde Thermis Caldarianis de Giovanni Antonio Panteo, postérieures d’un demi-siècle,ravive la vieille polémique pétrarquienne contre les médecins et ne se sert de cettedernière que pour mieux exalter la culture humaniste traditionnelle. Le médecinintroduit sur la scène dialogique ne pèse pas lourd face à son antagoniste… Ilfaudra attendre le siècle suivant pour que les choses bougent véritablement.

B – Tu anticipes sur ce dont nous aurons à parler bientôt, à propos notam-ment de la contribution de Jacqueline Ferreras. Mais, dans le cas présent, c’estpour mieux annexer à cette nouvelle culture le savoir précité en le faisant passersous les fourches caudines de la science des textes, en dépossédant les médecinsde leur monopole pour montrer que le philologue peut avoir réponse à tout ! Dansle même temps, s’y affirme l’extraordinaire pouvoir d’assimilation éclectique del’hypergenre dialogue, qui est sa force et sa faiblesse…

A – Sa faiblesse… Est-ce pour cela qu’il aura fallu attendre la fin du XVIe sièclepour qu’enfin on essaie d’en faire la théorie ?

B – Oui, sans doute. En même temps, un point déterminant de cette tenta-tive de théorisation, c’est précisément qu’on peut par le dialogue traiter de tout.Idée forte qu’exprime le Tasse en 1585 dans son Discorso dell’arte del dialogo ; maisil la reprend en fait de Carlo Sigonio, dont le De dialogo liber date de 1562 et inau-gure la série des textes qui font du dialogue un genre en théorie. Marta Spranzinous a entretenus de cet opuscule savant, composé à des fins pour partie polé-miques par un professeur de Modène : celui-ci, pour mieux fonder la « nouvelledialectique » humaniste face aux vestiges de la logique aristotélicienne des scolas-tiques, relit à son tour… les Topiques d’Aristote tout en ayant à l’esprit la grandeleçon cicéronienne qui, rappelons-le, surdétermine bien davantage que le modèleplatonicien la reprise du genre depuis les débuts de l’Humanisme.

A – Mais, contre la tentation sceptique et aporétique largement présente chezCicéron, Sigonio ne reprend-il pas d’Aristote l’idée que le dialogue, par le biaisde l’affrontement réglé entre des opinions différentes et parfois opposées, a unefonction proprement épistémique, que la croyance vraie doit en être le résultat ?L’originalité de notre théoricien résidant dans la capacité qu’il a de mettre en rela-tion, pour en légitimer la pratique en tant qu’outil de connaissance, la forme litté-raire – produit d’une poétique fondée sur l’art de l’inventio, cette « technique »qui permet de découvrir soit les moyens de persuader, soit la vérité elle-même –et la dialectique stricto sensu…

B – C’est ce que métaphorise en effet l’auteur, quand il renverse l’image lucia-nesque du dialogue comme « fils de la philosophie », pour en faire le « père detoute bonne doctrine ».

DE DIALOGO DIALOGUS 19

A – Nous sommes loin, de fait, des métaphores d’un Sperone Speroni, tellesque le dialogue comme « crible de vérité », ou mieux encore, comme moyen deproduire, par le heurt des opinions contraires, des « étincelles » de cette mêmevérité. C’est comme par hasard, en quelque sorte, que l’échange peut produire duvrai. Mais à Speroni, à cette tout autre « philosophie » du dialogue, qui est enréalité une poétique du dialogue comme « portrait » de la conversation, j’ai juste-ment envie de demander comment on fait pour reconnaître ces étincelles en tantque parcelles de vérité, sinon en invoquant quelque faculté de réminiscence d’ins-piration platonicienne? Et qui dès lors est habilité à en décider, si ce n’est le lecteur?Mais depuis quelle position ?

B – Pour Sigonio, en tout cas, parce qu’il y a controverse initiale et qu’estinadéquat le raisonnement démonstratif (apodictique), la question se pose autre-ment : comment construire la bonne méthode, celle qui permettra par elle-mêmede trancher le différend ?

A – J’observe que, sous couvert d’apologie de la méthode socratique, il sembleréhabiliter cet aspect essentiel de la disputatio médiévale, qui veut que les rôlessoient obligés et non symétriques : le répondant a pour fonction de « déconstruire »les prémisses qui sous-tendent les thèses du questionneur, et tous les efforts de cedernier consistent à répondre aux objections pour démontrer la validité de cesprémisses et finir par les faire accepter.

B – La question me paraît beaucoup plus complexe que cela ; mais, en atten-dant, par rapport à l’usage médiéval, une différence fondamentale, toujours dematrice aristotélicienne, tient à ce que le raisonnement permis par le dialogueaboutit à l’opinion, à mi-chemin, comme le répéteront à satiété la plupart desautres théoriciens du genre, entre la connaissance certaine de la science et uneautre variété de l’opinion, celle qu’engendrent la persuasion rhétorique et sesvariantes sophistiques. Mais nous nous rapprochons en réalité davantage de lascience que de cette dernière : car si nous sommes dans le règne des raisonsprobables, des endoxa, la supériorité du premier genre d’opinion tient de manièredécisive à ce qu’elle émane, comme la science, du mouvement propre de l’esprit ;l’autre type étant le fruit d’une « aliénation », au sens propre. À quoi s’ajoute lefait que le dialogue traite de questions théoriques et universelles, tandis que larhétorique touche des questions particulières orientées vers l’action. Voilà pour-quoi il est en lui-même et pour lui-même pourvu de vertus heuristiques ; il sedistingue, non pas parce qu’il serait capable à l’instar de la démonstration d’écar-ter de façon absolument définitive la moindre parcelle de doute, mais en raisonde la qualité intrinsèque de l’assentiment auquel il conduit.

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A – Le dialogue idéal reste alors le dialogue philosophique au sens strict ?Nous sommes loin, encore une fois, des positions d’un Sperone Speroni ! Et il mesemble que Sigonio restreint passablement le champ de la légitimité que le dialogues’était conquise au cours des deux siècles de pratique assidue qui l’ont précédé…

B – Sans doute, et, malgré tout, le privilège accordé au dialogue « inquisitif »(plutôt qu’à sa version « explosive », c’est-à-dire didactique), tout comme la repré-sentation littéraire qui en est l’« imitation », nous mettent en présence du proces-sus complexe, hasardeux, toujours recommencé, de la co-construction d’un chemi-nement vers la vérité par des interlocuteurs égaux en droit, mis en demeured’assumer leurs propres responsabilités, sans possibilité de recours à une voix exté-rieure susceptible de résoudre magistralement tous les dilemmes.

A – J’en reviens du coup à la faculté qu’aurait le dialogue de pouvoir traiterde tous les sujets. Le propos introductif de Jacqueline Ferreras, qui embrasse l’in-tégralité de la production espagnole au XVIe siècle, démontre amplement qu’il enest bien ainsi. Plus de cent auteurs recensés et un millier de textes ! Malgré desempreintes, parfois remarquables, de lucianisme, le modèle dominant reste celui,rhétorique, de Cicéron. Outre les débats humanistes classiques, sur la questionde la langue, par exemple, on y parle d’astronomie, de cosmographie, de travailet de pauvreté, de commerce, etc. Mais ce regard panoramique soulève inévita-blement la grande question que posent les textes jusque dans leurs hésitationstitulaires. Pourquoi précisément le dialogue, alors que par le traité aussi bien ilserait possible d’aborder tout type de sujets ? La visée divulgative est, bien sûr,un élément essentiel. Mais rendre la science aimable, y compris en versifiant,n’épuise pas le problème.

B – C’est que le degré de vérité des propos y est fonction de la position singu-lière de ses énonciateurs, et que celle-ci permet une multitude de jeux : de renver-sement, au moins temporaire, des hiérarchies ; de stratégies obliques face à lacensure, etc. Et, en même temps, elle assure le maintien, en raison de cette singu-larité, d’un coefficient d’aléatoire dans l’illusion mimétique, quant au déroule-ment du discours, à sa dynamique interne apparemment imprédictible.

A – À telle enseigne que souvent cette dynamique semble vouloir déborderle point final que met à son œuvre celui qui en tire les fils.

B – C’est en effet une manière topique de finir un dialogue, au moins pourles plus dialogiques d’entre eux, que de le laisser ouvert, sans véritable fin, commeen suspens sur un lendemain qui rouvrira le jeu des questions. Déjà, pour ne citerqu’eux, Alberti, puis Bembo ou Castiglione, tous lecteurs des anciens, nous offrentdes exemples fameux…

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A – De plus, ce qui paraît remarquable ici, c’est que la voie de la conquête dedomaines inédits du savoir, articulée à cette singularité des personnages dont nousvenons de parler et au choix d’une langue vernaculaire accessible aux moins doctes,est de plus en plus l’expérience directe des choses, autre façon de remettre en causel’autorité des sciences officielles et de ceux qui en ont institutionnellement la charge.On y retrouve d’ailleurs le cas de la médecine. Tout cela apparaît très nettement àl’examen du texte analysé en détail dans la deuxième partie de son exposé parJ. Ferreras. Ce livre d’anatomie – comme l’annonce son titre –, ouvrage d’un méde-cin (Bernardino Montaña de Monserrate), prolonge en effet le traité qui en consti-tue la première partie par un dialogue. Il est loisible donc d’observer, sur un mêmeobjet, fruit d’une même plume, ce qui advient dans le passage d’un mode d’écri-ture à l’autre. Déjà la table des matières qui ouvre le volume est éloquente, dans letraitement différent, original, qui est réservé au contenu du dialogue. Il est préciséaussi qu’il s’adresse à un public plus large, non spécialisé.

B – C’est effectivement, si je me souviens bien, l’expérience, déjà mise enavant d’ailleurs dans le traité et qui, marquée discursivement, garantit la véridi-cité de l’énonciation, qui suscite le questionnement dont procède ensuite l’échangeentre le médecin et le marquis auprès de qui il exerce son art. Le prétexte en estun rêve de ce dernier, artifice qui « littérarise » le cadre tout en ouvrant la possi-bilité d’exploiter les virtualités du déchiffrement allégorique. Quant à l’égalité quis’instaure entre les interlocuteurs sur le plan intellectuel, c’est-à-dire en matièrede droit à la parole, elle est le fruit d’un jeu de compensation : socialement infé-rieur, le docteur rétablit l’équilibre grâce à son savoir. Et paradoxalement, c’est lerang du marquis qui, ordonnateur par ses interrogations de l’échange (on retrouveici encore une fois, dans sa dimension heuristique, la fonction épistémique duquestionnement), autorise toutes les audaces. Autrement dit, l’auteur-médecin,par ce biais, s’autorise à énoncer à haute voix les questions « impertinentes » quilui tiennent à cœur : il est dans son texte l’un et l’autre, le masque est pluriel… Etil ne s’efface tout de même pas complètement, puisqu’il parsème son texte de nota-tions marginales.

A – Je suis aussi frappé par le fait qu’il se serve de sa position dans l’interlo-cution pour circonscrire son propos avec précision sur le plan épistémologique :il dessine, en particulier dans son refus de répondre aux questions qui en outre-passent la sphère de compétence, les contours de sa discipline. Et lorsqu’il s’aven-ture au-delà, il prend bien soin de modaliser son énonciation. Hors de l’expériencedirecte, il n’y a qu’incertitude et opinions labiles…

B – C’est donc bien un rapport au lecteur différent qui du même coup s’ins-taure : il l’appelle en quelque sorte à entrer dans la discussion, fort de ses propres

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facultés rationnelles et de sa propre expérience du monde, dans un rapport à l’au-torité devenu plus autonome et plus souple. La polyphonie qui le constitue sembleouvrir la voie aussi bien au personnage romanesque qu’à l’auteur d’essais…

A – Mais il est d’autres voies pour conquérir le droit à la parole savante !Regarde Tullia d’Aragona, elle me plaît bien, celle-là, avec sa capacité de fiche enl’air sans paraître y toucher les propos apparemment les mieux assurés…

B – Tu veux dire : les plus autorisés.A – C’est un éloge en acte de la légèreté qui nous est proposé là. Le Dialogo

dell’infinità d’amore (De l’infinité d’amour) publié à Venise en 1547 par cette cour-tisane lettrée frappe d’abord par son ton primesautier. Claire Lesage insiste à justetitre, en renvoyant au grand débat du Cinquecento italien autour de la « questionde la langue », sur l’importance qu’assume dans le texte de Tullia l’emploi du mot« favella » : il y désigne en effet la parole vive, la performance. Et c’est bien l’énon-ciation, en l’occurrence féminine, qui se voit ici parée de prestiges dont la victimeest le savoir académique, sous les espèces quelque peu figées et compassées quel’auteur s’amuse à incarner dans l’un de ses prétendants. Face à elle, qui se met enscène en tant que contradicteur « ironique », elle choisit en effet comme interlo-cuteur Benedetto Varchi. Ce « philosophe officiel » de la Florence de Côme Ier

de Médicis, qui tente de faire converger aristotélisme et platonisme en un impro-bable syncrétisme, est le symbole achevé de la « gravité » que veut ébranler Tullia,tout en lui conservant son estime – elle lui fait notamment relire et amender sestextes, dont (il y a là quelque ironie) ce dialogue qui le malmène.

B – Il faut bien convenir que le thème traité est triplement banal : il s’agit, tuviens de me rappeler, d’une courtisane, qui a fait de l’amour un métier ; poétesseà ses heures, et déjà célèbre à ce titre, elle ne peut faire autrement, dans le contexteoù elle écrit, que de pétrarquiser ; déjà nombreux (trop nombreux ?) sont enfin lestextes dus aux meilleures plumes de la première moitié du siècle qui ont abordéla question de l’amour – sinon de son « infinité ». Si l’on s’en tient là, on secondamne aux apories critiques, à commencer par celle qui consiste à vouloir régu-lièrement déposséder l’auteur de son œuvre. L’enjeu principal doit alors êtreailleurs, tant il est évident que nous sommes face à un petit bijou littéraire, placéà l’enseigne du plaisir, pour celui de ses protagonistes qui mène la danse, pour sesauditeurs et pour ses lecteurs.

A – Je dirais qu’encore une fois, c’est du côté des procédures discursives qu’ilconvient de regarder. À quoi assiste-t-on ? À une joute verbale, lors de laquelle leprudent Varchi, vaguement conscient peut-être du risque qu’il court, commencepar refuser d’engager le fer, avant de se voir déstabilisé dans sa belle assurance parune fausse ignorante qui chamboule l’un après l’autre par mille transgressions ses

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impeccables syllogismes. C’est l’apparente naïveté du soupçon qui triomphe dela discursivité empesée d’un savoir que le goût de la maîtrise a rendu délibérémentopaque pour le commun des mortels, à commencer par celle qu’il voudraitconquérir. C’est le refus de Tullia de coopérer aux conditions imposées par l’ad-versaire d’un jour qui constitue donc le fondement éthique du dialogue : contrel’autorité, y compris dans ce qu’elle a de socialement institué (savant-ignorant,homme-femme), refonder une logique de l’échange qui accorde toute leur placeaux « maximes conversationnelles » et le laisse se développer avec vivacité jusquedans ce qui devrait être son imprédictibilité, hors de toute détermination a priori.Dans le même temps, à travers l’exercice même, Tullia s’approprie celles des armesde son antagoniste qui peuvent la faire avancer vers la conquête d’un droit égal àla parole. Quoi qu’il en soit, la fin visée par la représentation est d’autant plusmanifeste que la situation initiale était la suivante : l’arrivée de l’académicien aubeau milieu d’une controverse était censée mettre fin à cette dernière. Et l’ondéjoue du même coup la question piégeuse de l’« autorité » de l’œuvre : car, dèsque l’on accepte le jeu du texte, elle apparaît dépourvue de sens, motivée seule-ment par des considérations externes fortement idéologiques, qui réduisent lasingularité évidente de l’événement que constitue une performance énonciativede ce type. Poussons le raisonnement à la limite : quand bien même ce serait Varchi(ou un autre) qui aurait cherché ainsi à se mettre ironiquement à distance de lui-même, provoquant ainsi un effet de décentrement iconoclaste, il n’en resterait pasmoins que pour ce faire, la voie choisie consistait à « inventer » un personnageféminin, capable d’un usage de la parole subversif et irréductible aux us en vigueur.Le dialogue mimétique confère toute sa force pragmatique à ce beau portrait dejongleuse, et son efficace est à la mesure exacte d’un texte qui, dépourvu de finvéritablement satisfaisante, avait sans doute pour fin principale de s’exhiber lui-même, en tant que tel.

B – En tout cas, cela me laisse penser que très vraisemblablement le dialoguedans sa phénoménologie mouvante nous en dit toujours plus que les codificationsdont l’université, fût-elle celle de Padoue ou de Bologne au XVIe siècle, est friande…

A – S’il fallait achever de s’en convaincre (mais tu sais ce que j’en pense), ilsuffirait de jeter un coup d’œil sur l’Imagem da vida cristã (Image de la vie chré-tienne) du Portugais Frei Heitor Pinto : c’est un tout autre paysage en effet quenous propose ce texte étudié par Anne-Marie Quint. Ce religieux hiéronymite,théologien frotté d’humanités, qui a voyagé en Italie, en France, en Espagne,compose son grand-œuvre en deux parties, comprenant six dialogues la première,cinq la seconde, publiées respectivement en 1563 et 1572. Grand-œuvre aussi parses dimensions, proprement monumentales !

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B – Si je me souviens bien, l’auteur en question place son entreprise sous lesigne de Platon, qu’il dit vouloir imiter. À vrai dire, il n’est ni le seul ni le premier…Mais si on voulait le prendre à la lettre, ce serait tout au plus le Platon du Timéeou des Lois, et encore – en tout cas, sûrement pas celui, que sais-je, du Gorgias, duSophiste ou du Philèbe. Car l’analyse à laquelle procède A.-M. Quint des écarts quiséparent cette sorte de manuel exhaustif de la vie chrétienne de son prétendu modèleest à cet égard totalement éclairante. Sauf exceptions (lorsqu’il y a véritablementcontroverse), l’entretien tourne très vite au monologue et c’est le degré de compé-tence a priori qui détermine la prise de parole de tel ou tel personnage : celle-ci estpréalablement autorisée, autrement dit, elle est la marque immédiate d’une dispo-sition auctoriale, elle n’est pas le fruit du discursif en tant que tel.

A – N’oublie pas quand même que Frei Heitor conteste parfois l’ordre établi :la monarchie ou les hiérarchies fondées sur la noblesse de sang, par exemple, enfont les frais et l’expression dialoguée rend ces critiques particulièrement efficaces.Les échanges à plusieurs sur les bonnes et mauvaises lectures sont le biais pourpromouvoir subrepticement des champs du savoir humaniste que les mises à l’in-dex successives avaient rendus d’accès malaisé et ils renvoient en tout état de causeà la responsabilité morale personnelle des lecteurs…

B – Mais tu admettras que le plus souvent, la contradiction ne vise qu’à mettredavantage en relief les qualités oratoires de l’interlocuteur. Les différents meneursde jeu apparaissent dès lors comme autant de porte-parole de l’auteur. Quand ilsne sont pas caractérisés par leur origine géographique, ils le sont par leur statutsocio-professionnel, source de l’autorité qu’ils s’arrogent pour conduire l’entre-tien, et non pas en tant que personnes « historiques » mettant librement en jeuleur savoir, au risque de ne pas nécessairement sortir vainqueurs de la confronta-tion. Mais, sans même vouloir retrouver en plein XVIe siècle des dialogues aporé-tiques, comment concilier la dialectique de la méthode socratique avec les viséesédifiantes de l’institution du prince et l’éducation du bon catholique ?

A – Est-il pour autant représentatif de l’état du dialogue au Portugal à cetteépoque-là ? A.-M. Quint constate l’absence de toute étude d’ensemble sur lephénomène…

B – Je t’interromps… À ce propos, as-tu vu qu’on vient de publier en fran-çais à Arles, chez Actes Sud (2004) les Colloques des simples et des drogues de l’Indede Garcia da Orta, imprimés en leur temps à Goa en 1563? Mais ça m’a tout l’aird’être un dialogue simplement didactique, dont l’intérêt est ailleurs, dans ce qu’ilatteste du formidable esprit de découverte qui caractérise cette période de l’his-toire portugaise, ainsi que pour l’histoire des progrès de la botanique en Europeà la Renaissance.

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A – En tout cas, elle nous laisse entrevoir à diverses reprises un paysage quipourrait s’avérer lui aussi passablement divers et bigarré, à l’instar de ceux desautres régions dans lesquelles nous avons mené jusqu’à présent nos incursions…

B –…un paysage qui connaît encore quelques prolongements au sièclesuivant. Mais autant le préciser de suite : le dialogue, dans le contexte de son déclingénéral à l’échelle continentale à partir de la fin du XVIe siècle (nous le verronsmieux encore dans un instant), survit essentiellement dans sa version lucianesque.C’est ce que confirment les baroques Apologues dialogaux du polygraphe portu-gais D. Francisco Manuel de Melo dont nous a parlé Christophe Gonzalez. Cesquatre textes, écrits entre 1654 et 1657, présentés par leur auteur comme le fruitde ses « délires », mettent en scène des objets inanimés : horloges, pièces demonnaie, fontaines et, pour le dernier, livres parlant en lieu et place de leursauteurs depuis longtemps défunts – en d’autres termes, L’Hôpital des Lettres, c’estson titre, est, moins d’une trentaine d’années avant ceux de Fénelon et deFontenelle, un avatar du genre « dialogue des morts ». La veine satirique qui s’ydéploie et ses intentés moraux, signifiés par le titre, prennent pour cible – je simpli-fie à l’extrême, car c’est d’une phénomologie hautement bigarrée que nous entre-tient l’auteur –, prennent pour cible, donc, la Cour, le culte de l’argent, la noblesseet, pour finir, l’infortune des écrits transmis par la tradition. Et quand il ne ditpas, il laisse entendre…

A – C’est un vrai jeu de massacre, auquel rien ni personne ne semble pouvoiréchapper, et qui n’est guère, hormis quelques exceptions dues à la prudence, rela-tivisé par quelque point de vue opposé : sauf quand la relation est rigoureusementhiérarchisée, les personnages concourent également à égratigner leurs cibles enrenchérissant librement les uns sur les autres ou en s’opposant des objections – etce, d’autant plus aisément qu’étant simples objets, quoique bien typés, ce ne sontque des « irresponsables » !

B – Ils parlent eux aussi au nom de leur expérience, mais énoncée cette foisdepuis leur position objectale. C’est ainsi qu’ils peuvent proposer, assumant à cetitre quelque autorité, des vérités autrement difficiles, sinon impossibles à dire. Ledialogue est choisi en fonction de son efficace auprès d’un public plus large quecelui, habituel, des lettrés, et la fiction adoptée s’y prête tout particulièrement.C. Gonzalez ne manque pas en outre de souligner, évidemment, combien ledernier de ces dialogues en particulier a une fonction autoréférentielle manifeste(un personnage y est dénommé « Auteur ») : la littérature a pour fonction de corri-ger les vices, ou peut-être seulement – car il y a apparemment sur ce point tensionentre plusieurs visées – de dépeindre de façon nihiliste un monde foncièrement

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dégradé ; et ce sont, aux confins souvent du picaresque, la curiosité insatiable del’auteur, sa lucidité, son expérience extrêmement variée du monde qui permet-tent d’atteindre une telle fin, frappée au coin du pessimisme. Le tout combinéavec une tendance marquée à l’encyclopédisme, qui se nourrit aussi de sagesse desaînés et de parémiologie…

A – Son texte est travaillé aussi par ce dont il est mimesis : en effet, outre lesnombreuses allusions à l’oralité, l’insistance sur les marques de l’interaction conver-sationnelle, Manuel de Melo justifie la flexibilité et la proliférante arborescencede ses dialogues, constamment relancés par la volonté de poursuivre, par la curio-sité ou l’impatience, en comparant la conversation à un arbre, « en raison del’abondance et de la variété des branches et des rejets qui partent de chaque mot ».Éloge en acte de l’entropie baroque et du désenchantement qui l’accompagne…

B – On voit bien en tout cas que le dialogue humaniste a épuisé ses possibi-lités. L’un de ses chants du cygne pourrait être la Civile conversation de StefanoGuazzo, aujourd’hui presque oubliée et pourtant si fortunée en son temps.Philippe Guérin essaie de nous faire assister à la substitution d’un nouveau para-digme, celui de la conversation, au modèle que le dialogue a constitué deux sièclesdurant. Mais qu’est-ce qui peut bien se jouer dans ce passage ?

A – À mon avis, c’est un texte-charnière qui, au fil de ses quatre livres, montrebien les apories du genre tel qu’il s’est constitué au Quattrocento, sinon déjà dansles essais pétrarquiens en la matière. Il ne pouvait que s’essouffler, et l’arbor textua-lis dont il est l’aboutissement se dessécher. Car trop d’autoréférentialité finit partuer l’autoréférentialité, du moins dans sa dimension problématique. Au lieu d’ou-vrir, ici la réflexivité referme, en un jeu clos de miroirs dont le point de fuite estle « temple de la conversation » lui-même mis en abîme dans un « dialogue »rapporté, inclus dans le dialogue-cadre. Ce « temple » ne sera en fait pas autrechose que l’espace, le décor pour mettre en scène, non pas la démultiplication àl’infini des virtualités du dialogisme que la disputatio in utramque partem dupremier livre semblait vouloir perpétuer, mais un jeu de société à recommencersans cesse, seule « forme de vie » désormais admise pour une « bonne » société elle-même close. Le lecteur, sollicité ici aussi bien sûr par la dynamique métaénon-ciative que suscite le positionnement hiérarchisé des instances discursives, se voitquant à lui destiné à réactiver à l’identique, de génération en génération, l’insti-tution d’une telle « conversation ». De la co-construction de réponses aux piègesdu monde, vers le refuge dans un isolement partagé à quelques-uns, voilà la trajec-toire qui semble se dessiner !

B – Une solitude peuplée, en fait ! Le repli dont le texte de Guazzo sembleeffectivement témoigner sonne de fait le glas de la société de Cour du Cinquecento

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italien ; la mélancolie, naguère pourtant si féconde dans d’autres milieux, en estici le symptôme. Mais c’est quand même aussi une étape bien intéressante du« procès de civilisation » étudié naguère par Élias, un livre-emblème du classi-cisme, dont les dimensions monumentales (dans tous les sens du terme) permet-tent à l’auteur de passer en revue, mais pour leur donner d’une certaine façoncongé, tous les grands thèmes débattus par l’Humanisme.

A – Ce qui me frappe en tout cas, c’est que ce moment inaugural d’un futurà inventer ne cesse de se nourrir en fait d’une « invention » du passé. Non seule-ment, les grandes discussions des décennies précédentes y sont méticuleusementrecyclées, mais elles se fondent dans le creuset plus vaste d’une sagesse qui, dansles deux livres intermédiaires, tendanciellement didactiques, intègre sous lahoulette, sinon d’un porte-parole, du moins d’un personnage « autorisé » par soninterlocuteur lui-même à dire le vrai ou à y conduire, elles se fondent, donc, enune sagesse qui intègre, dans la parfaite circularité d’un harmonieux « montage »et dans un langage « commun », homogénéisé, tout ce qui peut concourir à laconstitution d’une encyclopédie de la Tradition – memorabilia en tout genre,depuis les maximes de l’Antiquité jusqu’aux proverbes de nos pères. Quel para-doxe, donc, que ce Cinquecento, adepte à la fois de la parole vive, échangée entoutes circonstances et en tous lieux, inventeur des académies, et grand ordonna-teur de savoirs sédimentés, ainsi que codificateur inlassable, pour les homologuer,des usages du langage et des comportements sociaux !

B – Fuite hors de l’histoire et de ses dangers, au profit du « patrimoine », sansdoute… Telle est la « conversation », que nous propose Guazzo, et qui cependant,instruite dans un langage mnémonique, n’a que peu à voir avec ce qui va faireflorès dans les salons du siècle suivant…

A –… une voie alternative étant celle du dialogisme de l’essai (J. Ferreras déjàle disait), de ses « pièces décousues » : n’oublie pas d’ailleurs que Montaigne fut unlecteur attentif de Guazzo. Une conversation, donc, si je te suis bien, qui est ungrand jeu n’ayant sa fin qu’en lui-même. Mais s’il préfigure certains des traitstypiques de la société de cour à venir, le « jeu de la conversation » signe la mise àmort du dialogue par lui-même. Tel serait donc immanquablement le telos de celui-ci, dès lors qu’il prétend consigner à l’écrit l’échange vivant de la parole en acte ?

B – Peut-être bien… Ne pourrait-on pas dire alors aussi que le dialogue, sansdoute parce qu’il n’est pas, ne peut pas être à proprement parler un genre, sinonsur un mode paradoxal, est le lieu par excellence de potentialités qui le font sortirde lui-même, parmi lesquelles le brouillage des frontières génériques ? En son seinmême, entre fiction théâtrale (comédie, disait-on jadis) et traité. Mais aussi de par

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un étrange pouvoir de contagion, en vertu de curieuses propriétés subversives,dont, rappelle-toi, nous a entretenu Ricardo Saez.

A – Voilà qui me convient assez ! Une forme qui, au fond, contient dès ledépart le principe de sa propre dissolution, soit qu’elle verse dans le monologique,ou bien qu’elle soit appelée à être remplacée par d’autres paradigmes du dialo-gique, comme par exemple la polyphonie romanesque… L’auteur de la contri-bution sur le Colloque des chiens – je me souviens bien, maintenant – nous a faitvoir en effet comment Cervantès, rétif aux distinctions de genre, en inscrivantsous le signe du double la dernière de ses Nouvelles exemplaires, montre les limitesde tout discours littéraire préétabli, et plus particulièrement ici du dialogue renais-sant, d’un côté, du roman picaresque de l’autre. Il combine un dialogue « mimé-tique », selon les classifications du Cinquecento (dialogue lui-même duel,d’ailleurs), et un récit pseudo-autobiographique (Le Mariage trompeur, à son tourlargement dialogué), dans lequel le premier s’enchâsse ; un « colloque » et une« nouvelle », donc, qui vont avoir pour fonction de s’interpréter l’un l’autre et dese remettre réciproquement en question.

B – Invraisemblable fiction d’esprit lucianesque que ce Colloque, qui met enscène deux chiens – encore, comme chez Bonaventure Des Périers –, et grâceauxquels, parce qu’ils se racontent leurs « histoires », se dit aussi métadiscursive-ment la problématicité du récit, de tout récit ; dans les réflexions desquels se posesans cesse la question cruciale des modalités d’énonciation de la narration. Et, cefaisant, la mise en regard de leurs discours, dans le jeu de l’alternance des rôlesentre locuteur et auditeur, appelle pour finir l’attitude réflexive du lecteur-récep-teur… Ou: comment s’inscrire dans une histoire, avec ses traditions propres, touten prenant ses distances avec elle et en nous invitant à faire de même?

A – L’onomastique paraît à cet égard significative : le noble Scipion (Cipión),importé en droite ligne de l’Antiquité classique, friande d’entretiens élevés (netrouve-t-on pas déjà Scipion comme personnage de dialogue chez Cicéron ?),Scipion, donc, s’y oppose à l’« ignoble » Berganza-« bergante » (synonyme de« pícaro »). Mais, pour ce dernier, c’est justement l’écart entre le signifiant dunom propre et le signifié (abject) qui fonde la liberté de la narration, en la faisantéchapper à toute servitude générique définitive, imposée par sa généalogie.Raconter de façon radicalement nouvelle – et se raconter, c’est-à-dire construiresa vie en l’écrivant et en se donnant de ce fait la possibilité de l’ennoblir –, cesera désormais échapper au monologisme picaresque, inapte à se fonder en écri-ture, par une mise en abîme qui introduit dans le dispositif textuel lui-même lesujet absent de l’énonciation romanesque. Mettant à distance le langage crypté

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des domestiques itinérants en refusant d’y recourir lui-même, Berganza devientl’emblème du nouveau cours que Cervantès entend imprimer à la narration et ilse fait dans le même mouvement figure du travail de l’interprétation, quant aufond et à la forme. Voilà ce que permettent la malléabilité et la perméabilitéfoncières de la forme dialogue, par essence métadiscursive et transgénérique, danscette étonnante œuvre mixte, dont la raison même est l’hybridation. Nul artificeornemental, donc, mais bien plutôt un acte littéraire complet, dont toutes lesinstances sont mises en jeu avec virtuosité.

B – Bref, je vois que ça te fait grand plaisir de souligner la double, sinon latriple prise de distance ! Permets-moi simplement de rappeler qu’on voit se dessi-ner dans plusieurs œuvres du siècle précédent une sorte de préfiguration de ce quise radicalise ici par l’inversion du rapport d’enchâssement (encore qu’il s’agissesouvent de dialogues « diégétiques », mis en scène dans un récit-cadre) : je pensenotamment au Livre du Courtisan de Castiglione, dont le livre II est consacré préci-sément à la meilleure façon de dire les « facéties », les « nouvelles » et autres récitspiquants…

A – Tu me concéderas au moins ceci : qu’à l’instar de tout genre, c’est l’ac-tualisation toujours recommencée de ses potentialités qui en réalité le définit. Iln’est guère de caractérisation a priori qui puisse durablement tenir… Et en toutcas, la grande saison du dialogue à la Renaissance paraît bel et bien terminée !

B – Allez, il est tard, et puisque tu parles de fin, il faut que j’aille remettremaintenant, le manuscrit aux PUR. À vrai dire, un jour de plus ou de moins – ily a un an déjà que j’aurais voulu le faire ! Mais, bon, nous reprendrons cette conver-sation une autre fois. D’ailleurs, j’ai comme dans l’idée qu’il faudra bien d’unemanière ou d’une autre prolonger ce premier acte. Par un autre colloque, pourdresser d’autres typologies, examiner d’autres stratégies discursives et, en ce quime concerne, continuer à élargir mes horizons géographiques. Pour se demanderpeut-être pourquoi aussi (sauf – tu as en mémoire que je citais tout à l’heure Paveseet Michelstaedter ? –, sauf chez les suicidaires, ceux pour qui le dialogue est l’ex-pression d’une intériorité irrémédiablement scindée, éclatée !), se demander pour-quoi donc le dialogue n’est plus guère pratiqué en lui-même et pour lui-même, etce, précisément au moment où tout le monde s’intéresse au dialogique, au dialo-gisme, à la polyphonie, à la philosophie du dialogue, aux pratiques sociales de lanégociation… que sais-je encore ? Et puis, nous y retrouverions matière à disputeentre nous, non ? Comment pourrions-nous nous en passer ?

A – Je reste quand même un brin sceptique. Mais bon, si tu nous mets aumenu Abélard, Pétrarque, Nicolas de Cuse, le Lorenzo Valla que lisaient Érasme,

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Nebrija et Leibniz, ce même Érasme accompagné par exemple des frères Valdés,si tu nous emmènes du côté de la littérature artistique, si Galilée pointe le boutde son nez – j’en oublie, et des meilleurs –, je veux bien goûter de nouveau de ceplat… A fortiori si l’on envisage les choses en essayant de regarder plus précisé-ment ce qui se passe dans des sphères mieux circonscrites sur le plan « institu-tionnel » : par exemple le discours religieux, le discours artistique, le discours scien-tifique, le discours philosophique stricto sensu, bref, à l’intérieur de traditionsdiscursives spécialisées. Sans compter qu’il faudrait un jour s’interroger aussi surce qui, à l’âge de l’humanisme, se joue dans le passage du latin aux langues verna-culaires… Tu as avec quelques autres commencé à réfléchir à ce sujet, en n’y regar-dant toutefois que d’un œil, ou presque, celui du « vulgaire ». Et puis, que pense-rais-tu d’une enquête qui tenterait de mieux comprendre pourquoi la « questionde la langue » est tout au long du XVIe traitée essentiellement sous forme dialo-guée ? On retrouverait là, pêle-mêle, Castiglione, Bembo, Machiavel, Varchi,Valdés, encore, Pontus de Tyard et Henri Estienne – que tous ceux que j’oublieme pardonnent. Il faudrait aussi creuser la question des précédents arabo-musul-mans, en regardant du côté de l’Andalousie, de l’école de traduction de Tolède auXIIIe siècle… Mais c’est un comble, je suis en train d’apporter de l’eau à ton moulinen suggérant la matière, non pas d’un, mais de plusieurs autres colloques ! À uneprochaine fois, donc. Porte-toi bien d’ici là !

B – N’oublie pas : je compte sur toi !A – Tu peux – surtout s’il s’agit de te donner la réplique. Mais je ne serai

certainement pas le seul à vouloir le faire : nous serons alors plus de deux à entre-tisser notre toile…

Au moment de donner l’envoi à ce volume d’actes et de prendre congé, ilconvient évidemment de citer le co-responsable scientifique de la manifestationdont le livre est issu. Tout son dû doit lui revenir : non seulement en effet c’estgrâce à Ricardo Saez qu’une telle manifestation a pu avoir lieu et qu’elle a eu laqualité que les participants lui ont unanimement, je crois, reconnue ; mais c’estlui qui a le premier lancé l’idée du projet.

C’est associés, donc, que nous voudrions adresser de très sincères remercie-ments. Tout d’abord aux participants, qui ont pleinement entendu l’appel àcommunications (selon lequel il s’agissait d’interroger « le choix du dialogue commealternative à d’autres possibilités d’écriture ») : la richesse des échanges en a découlédirectement, qui ont toujours tourné autour de cette vaste question et promettentmaint prolongement passsionnant. Puis, à Emmanuel Buron, notre collègue dudépartement des Lettres : la qualité du rapport qui lui a été demandé par les PURa été déterminante pour que ces études puissent voir le jour éditorial.

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Nous souhaitons aussi profiter de l’occasion pour exprimer notre gratitude àdeux collègues alors fraîchement arrivés à l’Université Rennes 2, Rita Godet(portugais), Bruno Méniel (lettres) : nous voulions les accueillir, l’une commenouveau membre de l’équipe organisatrice ERILAR (Équipe de RechercheInterdisciplinaire en Langues Romanes, EA 2613) ; l’autre, en tant que francisantseiziémiste formé au CESR, au nom de l’interdisciplinarité hautement revendi-quée. Ils ont accepté de très bonne grâce de présider chacun une demi-journée etla suite a montré que ces prémices annonçaient d’autres fruits. Mais les saluerspécialement ici n’est pas une raison pour oublier que nos « vieux » compagnonsde route Jean-Pierre Sanchez et Gérard Vittori se sont prêtés au même exerciceavec la compétence et le doigté que nous leur connaissons depuis toujours. Lesecond a droit en outre à une mention supplémentaire : c’est à G. Vittori en effetque l’on doit la traduction du texte de R. Rinaldi.

Divers soutiens, enfin, doivent être cités. Les partenaires financiers, bienentendu: la Communauté d’agglomération Rennes-Métropole et le Conseil scien-tifique de l’Université Rennes 2. Mais aussi nos deux collègues du secrétariat à larecherche de l’UFR Langues, qui se sont acquittées avec gentillesse et efficacité dece qui leur était demandé dans des temps parfois fort limités.

P.-S. En même temps que s’achève la mise en forme de ces actes, nous parvientle volume Le Dialogue : introduction à un genre philosophique, sous la direction deF. Cossutta, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2004, quicomprend notamment des contributions de l’éditeur scientifique (on pourra doncy lire l’état de sa réflexion sur le sujet, simplement esquissé), de D. Maingueneauet de l’auteur du texte introductif que l’on vient de lire.

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