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Morale, éthique et puissance aérospatiale Capitaine (air) Emmanuel GOFFI Les questionnements moraux sont aujourd’hui au cœur des préoccupations internationales. Qu’il s’agisse de médecine, d’environnement, de finance internationale, de rapports entre les nations de l’hémisphère Nord et celles du Sud, de politique ou de technologies, tous les domaines semblent aujourd’hui mériter d’être passés au crible de l’analyse morale. En relations internationales, les questions morales sont d’autant plus présentes que les rapports de forces sont souvent focalisés sur la puissance militaire et les conséquences souvent funestes de son utilisation. La spécificité du métier des armes résidant entre autres dans l’éventualité de donner la mort, la morale et la réflexion autour de la moralité du recours à la force sont d’autant plus vives et pertinentes. Pourtant, force est de constater qu’à quelques exceptions près le sujet est fort peu traité en France 1 . Chose surprenante si l’on prend en compte l’opposition, au moins en apparence, entre une culture judéo-chrétienne empreinte d’un idéal de paix irriguant le monde occidental et la violence inhérente à toute forme de conflictualité. Si le domaine échappe à l’analyse en Europe, il n’en va pas de même outre-Atlantique où les débats, publications et colloques sont déjà pléthoriques. Le contexte international en constante évolution, les luttes d’intérêts et de pouvoir, les inégalités de tous ordres 2 , le poids des acteurs non-étatiques 3 , le rôle des médias de masse ou encore l’occidentalo-centrisme des normes de droit 4 , ne sont que quelques unes des caractéristiques du milieu dans lequel les armées françaises doivent dorénavant évoluer. Maîtriser la complexité de l’environnement est aujourd’hui un défi majeur pour les militaires. C’est au milieu de cette complexité qu’est venue s’inviter la morale. Contrainte supplémentaire pesant sur l’action militaire, elle fait désormais partie du Professeur de relations internationales et de droit des conflits armés au sein des Écoles d’officiers de l’armée de l’air (EOAA). Les propos et réflexions ici exprimés n’engagent que leur auteur. 1 Citons pour exemple les travaux d’Ariel Colonomos, de Monique Canto-Sperber, du Général Bachelet ou du Général Royal. 2 Accès aux ressources essentielles, répartition des richesses, poids de l’histoire… 3 Insurgés, enfants soldats, terroristes, mafias, organisations non gouvernementales, société civile, firmes transnationales, sociétés militaires privées… 4 Malgré la diversité des systèmes juridiques dans le monde, il est clair que le droit qui s’impose aujourd’hui sur la scène internationale est fortement empreint de culture judéo- chrétienne occidentale.

En Vol Vers 2025 Morale Ethique Et Puissance Aerospatiale

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Morale, éthique et puissance aérospatiale

Capitaine (air) Emmanuel GOFFI

Les questionnements moraux sont aujourd’hui au cœur des préoccupations internationales. Qu’il s’agisse de médecine, d’environnement, de finance internationale, de rapports entre les nations de l’hémisphère Nord et celles du Sud, de politique ou de technologies, tous les domaines semblent aujourd’hui mériter d’être passés au crible de l’analyse morale. En relations internationales, les questions morales sont d’autant plus présentes que les rapports de forces sont souvent focalisés sur la puissance militaire et les conséquences souvent funestes de son utilisation. La spécificité du métier des armes résidant entre autres dans l’éventualité de donner la mort, la morale et la réflexion autour de la moralité du recours à la force sont d’autant plus vives et pertinentes. Pourtant, force est de constater qu’à quelques exceptions près le sujet est fort peu traité en France1. Chose surprenante si l’on prend en compte l’opposition, au moins en apparence, entre une culture judéo-chrétienne empreinte d’un idéal de paix irriguant le monde occidental et la violence inhérente à toute forme de conflictualité. Si le domaine échappe à l’analyse en Europe, il n’en va pas de même outre-Atlantique où les débats, publications et colloques sont déjà pléthoriques.

Le contexte international en constante évolution, les luttes d’intérêts et de pouvoir, les inégalités de tous ordres2, le poids des acteurs non-étatiques3, le rôle des médias de masse ou encore l’occidentalo-centrisme des normes de droit4, ne sont que quelques unes des caractéristiques du milieu dans lequel les armées françaises doivent dorénavant évoluer. Maîtriser la complexité de l’environnement est aujourd’hui un défi majeur pour les militaires. C’est au milieu de cette complexité qu’est venue s’inviter la morale. Contrainte supplémentaire pesant sur l’action militaire, elle fait désormais partie du

Professeur de relations internationales et de droit des conflits armés au sein des Écoles

d’officiers de l’armée de l’air (EOAA). Les propos et réflexions ici exprimés n’engagent que leur auteur.

1 Citons pour exemple les travaux d’Ariel Colonomos, de Monique Canto-Sperber, du Général Bachelet ou du Général Royal.

2 Accès aux ressources essentielles, répartition des richesses, poids de l’histoire… 3 Insurgés, enfants soldats, terroristes, mafias, organisations non gouvernementales, société

civile, firmes transnationales, sociétés militaires privées… 4 Malgré la diversité des systèmes juridiques dans le monde, il est clair que le droit qui

s’impose aujourd’hui sur la scène internationale est fortement empreint de culture judéo-chrétienne occidentale.

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quotidien des soldats. Comprise comme un corpus normatif s’imposant du collectif vers l’individu, la morale regroupe un ensemble de règles d’origines diverses puisant leurs sources tant dans l’histoire que dans la géographie, la philosophie, la religion ou encore la sociologie. Le militaire français, en tant qu’outil au service du politique et donc de la nation, ne peut y échapper. Les valeurs de la France s’imposent à lui de facto. Cependant, rien n’est moins évident que d’appliquer à des situations spécifiques, des règles caractérisées par leur hétérogénéité. La morale a ceci de caractéristique qu’elle pose des impératifs souvent inapplicables dans le cadre de conflits profondément marqués par leur complexité. Le rejet culturel de la mort (« Tu ne tueras point »5) ne s’accommode que très mal de la nécessité de tuer, inséparable de l’exercice du métier des armes. Dès lors, le militaire se trouve confronté à des dilemmes qui voient s’affronter le respect de la norme morale théorique et les choix éthiques adaptés à la réalité du terrain. Opérer des choix dans de telles situations relève de la gageure. Faire les meilleurs choix relève de l’utopie ou au mieux de la chance. Ces choix, qui parfois peuvent s’avérer immoraux6, sont cependant éthiques7.

Au sein des forces armées françaises, la puissance aérospatiale se doit de lancer un débat profond sur la moralité des actions futures pour lesquelles elle sera employée. Arme spécifique, elle doit nous amener à être en mesure d’identifier les facteurs qui font sa spécificité et de déterminer quels seront les débats moraux qu’ils susciteront. Arme technologique, elle doit également nous inciter à nous interroger sur la portée morale de l’emploi de certaines technologies sur les théâtres d’opérations du futur.

Spécificités morales de la puissance aérospatiale

La puissance aérospatiale et la morale : un débat déjà ancien

L’aviateur n’échappe pas au questionnement moral. Bien au contraire. Depuis les bombardements au-dessus de la Serbie en 1999, les interrogations sur la moralité de certaines pratiques ont été nombreuses. Le recours au bombardement stratégique, conceptualisé par le général italien Giulio Douhet, l’Air Marshal britannique Sir Hugh Trenchard et le général américain William « Billy » Mitchell, a notamment été largement critiqué pour ses effets, voulus ou non, sur les populations civiles. Le principe selon lequel la population pouvait être un objectif a par ailleurs été intégré dans certaines

5 « Tu ne tueras point » est un des commandements du Décalogue. Il apparaît à deux reprise

dans la Bible : Exode 20: 13, et Deutéronome 5: 17, et s’apparente à un impératif catégorique kantien ne souffrant donc aucune exception.

6 L’immoralité est la qualité de ce qui n’est pas moral. Il y a donc dans l’immoralité une connaissance de la norme morale. C’est le rejet de cette norme, par calcul ou par erreur, qui rend l’acte immoral. L’amoralité quant à elle renvoie à l’absence de morale.

7 Nous différencierons dans cet article la morale de l’éthique. La première sera entendue comme le corpus normatif se rapportant au Bien et au Mal imposé à l’individu par son environnement. La seconde renverra alors aux choix rationnels opérés par l’individu en connaissance des règles morales, mais également de l’ensemble des facteurs juridiques, techniques ou contextuels, inhérents à une situation spécifique donnée. Le choix pourra alors s’avérer rationnel sans pour autant être considéré comme moral.

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stratégies. Ainsi, durant la Grande guerre cette idée pouvait déjà se résumer par cette citation du Maréchal Foch : « [l]es attaques aériennes sur une grande échelle pourraient, par leurs effets démoralisants, créer dans le public un état d’esprit qui obligerait le gouvernement à capituler »8. L’arme aérienne a ceci de spécifique qu’elle évolue dans une dimension lui conférant une supériorité non négligeable que ce soit en termes d’observation ou d’attaque. Cette supériorité n’a évidemment pas échappé aux théoriciens du bombardement stratégique qui semblent, de prime abord, ne pas s’être encombrés de considérations morales9. Au début des années 90, le colonel américain John Warden mettra au point la désormais célèbre théorie des cinq cercles qui sera utilisée lors de la campagne aérienne au-dessus de l’Irak et du bombardement au-dessus de la Serbie. John Warden représentera alors l’ennemi en tant que système comprenant cinq cercles concentriques qu’il est potentiellement nécessaire de frapper pour le paralyser. Il est intéressant de constater que, dans ce système, la population fait partie des objectifs envisageables10.

Bien que délaissé, le bombardement stratégique n’a donc pas été un simple effet de mode et il n’est pas exclu qu’il revienne à l’ordre du jour à l’avenir. Les conflits modernes ont ceci de particulier qu’ils sont majoritairement infra étatiques et menés dans des environnements urbains dans lesquels évoluent les populations civiles. De fait, la moindre décision de bombardement est soumise à la question des dommages incidents. Les difficultés que rencontre la coalition en Afghanistan sont là pour nous rappeler que ces dommages, bien qu’inhérents à tout conflit11, sont loin d’être acceptés par les opinions publiques occidentales. Pour autant, ces frappes sont loin d’être immorales. Partant du principe qu’on « ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs », elles répondent d’abord à un calcul utilitariste postulant l’idée que pour mettre fin au conflit, il est inévitable, mais non désiré, que des civils innocents meurent. Ce postulat est d’autant plus pertinent qu’aujourd’hui les insurgés afghans se fondent dans la population. Il est dès lors facile de considérer que ce faisant ils mettent eux-mêmes en danger, volontairement, la vie des populations auxquelles ils se sont intégrés en les exposant aux assauts des forces de la

8 « La Guerre de l’air », édition mars 1932 du Livre des Ailes, émanation de la revue Les Ailes,

cité in Général Michel Forget, Puissance aérienne et stratégies, Paris, ADDIM, coll. Esprit de Défense, 1996, p. 34.

9 La morale dont il est question ici relève de l’opinion en ce qu’elle est l’émanation d’un ressenti de la part des opinions publiques et non pas d’une analyse approfondie menant à une véritable connaissance des termes du débat. Le calcul utilitariste selon lequel le bombardement de civils pourrait mettre un terme à un conflit peut tout à fait se justifier sur le plan moral.

10 John A. Warden III, « Chapter 4: Air theory for the 21st century », in Air & Space Power Journal. Battlefield of the Future: 21st Century Warfare Issues, United States Air Force, 1995 ; <http://www.airpower.maxwell.af.mil/airchronicles/battle/chp4.html>.

11 Cet état de fait est consacré à l’article 57 du Protocole I de 1977 additionnel aux Conventions de Genève qui dispose que « ceux qui préparent ou décident une attaque doivent (…) prendre toutes les précautions pratiquement possibles quant au choix des moyens et méthodes d’attaques en vue d’éviter et, en tout cas, de réduire au minimum les pertes en vies humaines dans la population civile et les dommages aux biens de caractère civil qui pourraient être causés incidemment ».

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coalition. À qui le bénéfice de la moralité ? Aux insurgés victimes des erreurs de frappes de l’OTAN ou aux forces de la coalition victimes de l’instrumentalisation des populations par les insurgés ? Difficile question qui se posera de plus en plus souvent à l’avenir.

D’autre part, les conflits insurrectionnels posent le problème de la discrimination entre biens civils et objectifs militaires ainsi qu’entre combattants et non combattants. Cette difficulté n’est bien évidemment ni nouvelle ni spécifique aux conflits dits de quatrième génération. Cependant elle prend une dimension nouvelle lorsqu’elle est analysée au travers du prisme de la puissance aérospatiale.

Absence d’obstacles, absence de souveraineté

L’emploi de la puissance aérospatiale ne peut bien évidemment pas être décorrélé de son milieu et des spécificités qui la caractérisent. L’espace aérien a ceci de particulier qu’il ne présente aucune barrière physique à l’évolution des aéronefs. Cette absence de limite matérielle a pour conséquence une homogénéisation de l’espace, au moins en apparence. Cette homogénéisation efface de fait toute notion de souveraineté visible habituellement matérialisée par des frontières. Passer du territoire souverain d’un État à un autre est par conséquent beaucoup plus aisé, ce qui ne veut pas dire facile, pour un aéronef que pour des troupes au sol. Cette considération fait de l’avion un outil idéal dans le cadre de missions qualifiées d’humanitaires tendant à s’affranchir du droit des États au respect de leur égale souveraineté. Ce principe de violation de la souveraineté au nom de motifs présentés comme humanitaires, fut élevé au rang de principe par le président américain William J. Clinton pour devenir la « doctrine Clinton »12 postulant la possibilité d’intervenir sans accord préalable du Conseil de sécurité des Nations Unies. S’il faut se garder de généraliser ce genre de prise de position, il faut néanmoins conserver à l’esprit que l’idée n’est pas l’apanage des seuls États-Unis et qu’elle peut s’avérer séduisante pour nombre de nations détenant les outils pour la mettre en application. La puissance aérospatiale peut être l’un de ces outils. Sa vitesse et son allonge lui permettent en effet de s’affranchir, au nom de la responsabilité de protéger, de tout cloisonnement politique. Si le principe est fort louable, il peut mener à des glissements dangereux. De cette responsabilité de protéger à la violation de souveraineté il n’est qu’un pas aisément franchissable. La question morale serait alors de savoir si une telle violation répond toujours à un véritable désir de protéger des populations en danger ou si elle est parfois utilisée comme simple prétexte à une action fondée sur des considérations

12 Le Président américain déclara en effet au journaliste de CNN, Wolf Blitzer : « I think that

there is an important principle here that I hope be now upheld in the future … And that is that while there may well be a great deal of ethnic and religious conflict in the world, that whether within or beyond the borders of a country, if the world community has the power to stop it, we ought to stop genocide and ethnic cleansing ». William J. Clinton, entretien accordé à Wolf Blitzer, Late Edition, CNN, 20 juin 1999. Transcription disponible sur Internet à : <http://www.cnn.com/ALLPOLITICS/stories/1999/06/20/clinton.transcript>.

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beaucoup plus terre à terre. L’intention est ici importante. Mais juger objectivement de cette intention relèverait de l’exploit.

L’autre élément mis en avant est la responsabilité des États vis-à-vis des ressortissants d’États tiers. L’État est le garant du bien être et de la sécurité de ses ressortissants. Cependant selon certains moralistes, il n’a pas une responsabilité exclusive à leur égard. Les responsables politiques auraient également un devoir envers les citoyens des autres pays13. Cette idée est rejetée par les tenants du réalisme pour qui la seule responsabilité de l’État est sa survie propre. De fait si un État ne parvient pas à assumer ses responsabilités sur le plan national, il revient à la communauté internationale de porter assistance aux populations concernées. Cependant, et comme le souligne François Bugnion, « faut-il recourir à la force pour prévenir les violations graves du droit international humanitaire ou pour y mettre un terme, pour arrêter des massacres, rétablir l’ordre dans un pays déchiré par la guerre civile, ou permettre aux réfugiés de rentrer chez eux ? Telle est la question à laquelle la communauté internationale se trouvera confrontée. La guerre pour rétablir le droit, la guerre pour protéger les victimes de la guerre, tel était bien l’un des enjeux de la récente intervention des forces de l’OTAN au Kosovo »14. Le droit semble s’opposer à tout type d’intervention violant le principe de souveraineté, et ce, quels que soient les motifs avancés15. L’expérience de l’intervention au Kosovo en 1999, présentée comme humanitaire, faute de légalité a priori, doit à ce titre inciter à une réflexion sur les réelles motivations des engagements futurs.

Vitesse et précipitation

Cette capacité à traverser les frontières est par ailleurs renforcée par une autre caractéristique de la puissance aérospatiale : la vitesse. En effet, la rapidité de déplacement des aéronefs modernes permet une quasi-ubiquité sur des distances très importantes. Là encore l’homogénéité de l’espace aérien peut avoir pour conséquence une facilité d’intervention réduisant le seuil de recours à la force. Cette vitesse pose un autre problème, touchant d’ailleurs l’ensemble des armées, qu’est la réduction de la boucle de temps décisionnel. L’information doit transiter de manière instantanée pour coller au plus près à la réalité du terrain. Les nouveaux moyens de communications permettent aujourd’hui un accès à l’information en temps réel. Si ce facteur est déterminant pour l’efficacité de l’arme aérienne, quelle que soit l’armée la mettant en œuvre, il peut s’avérer problématique en termes de gestion du flux d’informations. La vélocité de ce flux, accrue compte tenu de la mise en réseau des capteurs et récepteurs, couplée à la vitesse de déplacement, exige du pilote une capacité d’analyse des données toujours plus grande et de fait

13 Gordon Graham, Ethics and International Relations, Malden, Wiley-Blackwell Publishing

Ltd, 2nd edition, 2008, pp. 35-38. 14 François Bugnion, « Le droit international humanitaire à l’épreuve des conflits de notre

temps », Revue internationale de la Croix-Rouge, 1999, n° 835, pp. 487-498. 15 Gordon Graham, op. cit., pp. 97-122.

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plus rapide s’il veut être en mesure d’éviter de commettre des erreurs. S’il peut se reposer sur l’idée que les ordres reçus ont été mûrement réfléchis en prenant en compte l’éventail des conséquences potentielles de l’action à mener, il n’en demeure pas moins qu’il lui revient d’apprécier la situation en temps réel en intégrant l’ensemble des informations qui lui ont été transmises, ainsi que les éventuelles évolutions tactiques qu’il pourrait être amené à observer. Situation difficile dans le cas de conflits menés contre des mouvements insurrectionnels dans lesquels les insurgés sont extrêmement mobiles et difficilement identifiables, rendant notamment délicat le respect du principe de discrimination cher au droit des conflits armés. Ce type de conflits étant amené à se développer, il y a fort à parier que cette question du temps nécessaire à l’analyse de la situation est susceptible, à un certain degré, de poser problème. D’autant que la vitesse de déplacement des aéronefs, couplée à la rapidité de la transmission des informations ne cessera d’accroître le tempo de l’action et, de fait, d’augmenter le rythme décisionnel. Le temps nécessaire à la réflexion risque donc d’être de plus en plus réduit augmentant le degré d’exigence pesant sur les personnels navigants. Leur responsabilité sera alors engagée pour les éventuelles erreurs commises durant les opérations. Si cette responsabilité n’est pas nouvelle, ses modalités ont évoluées, notamment en raison de la distance séparant le pilote de ses adversaires.

Loin des yeux loin du cœur

La distanciation qui caractérise l’emploi de l’arme aérienne est, en effet, considérée comme un facteur moralement déresponsabilisant. Cet argument est d’ailleurs souvent avancé par les militaires appartenant aux armes de mêlée16, qui considèrent que la responsabilité naît de la confrontation directe avec l’adversaire. Cette idée n’est par ailleurs pas récente et a déjà fait l’objet d’âpres débats, notamment au 12ème siècle lorsque l’Église catholique condamna l’usage de l’arbalète17. Le contact a par ailleurs toujours été dans l’histoire du phénomène guerrier, un critère de reconnaissance de la valeur guerrière et le refus du corps à corps un signe de manque de courage, ce dernier pouvant être questionné sur le plan de la moralité18. On retrouve ce type de considérations sur des théâtres d’opérations comme l’Afghanistan où les tribus Pashtounes considèrent la confrontation physique comme une marque de bravoure. De fait, comme le souligne David Kilcullen, ancien

16 Les armes de mêlée regroupent l’ensemble des spécialités liées au combat direct telles que

l’infanterie ou l’arme blindée cavalerie. 17 L’interdiction d’emploi de l’arbalète fut prononcée lors du deuxième Concile du Latran en

1139 puis confirmée par le Pape Innocent II en 1143. 18 C’est ce que rappellent Grégory Boutherin et Christophe Pajon lorsqu’ils écrivent que

« dans la représentation mentale que se faisait un hoplite de la bataille, l’usage des armes de jet était dégradant pour celui qui les employait mais aussi pour celui qui en succombait. Le risque personnel et direct du combat, au sein de la phalange, était un impératif moral ». Grégory Boutherin et Christophe Pajon, « Des hoplites aux drones… en passant par la ceinture. Essai d’application de la sociologie des sciences aux systèmes non habités évoluant dans la troisième dimension », Défense et sécurité internationale – Technologies, juillet/août 2009, n° 18, p. 12.

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conseiller du Général Petraeus en Irak et théoricien de la contre insurrection, le recours à des systèmes évoluant dans la troisième dimension peut être perçu comme un manque de courage et une preuve de faiblesse19.

Autre spécificité de la puissance aérospatiale, la hauteur favorise cette distanciation des équipages de leurs adversaires et de la réalité du terrain. Une des conséquences pourrait en être une forte propension à la déshumanisation des conflits. La prise de hauteur et la distance séparant les protagonistes d’un conflit entraînent une déresponsabilisation morale pour ces derniers. Les équipages d’aéronefs agissent aujourd’hui au travers de systèmes restituant la réalité du terrain sous une forme dématérialisée ne facilitant pas la prise de conscience de l’action. Le recours aux simulateurs pour la formation n’est pas pour aider. Ces derniers s’inspirant des jeux vidéo auxquels les jeunes, parmi lesquels de futurs militaires, s’adonnent aujourd’hui avec passion, rendront délicate la séparation entre réalité et virtualité, donnant un nouveau sens au concept de « réalité virtuelle ». La guerre risque alors de devenir un jeu sordide dans lequel faire la part des choses serait malaisé, si ce n’est impossible. D’autre part, l’aviateur enfermé dans sa machine métallique sera d’autant plus facile à prendre pour cible par nos adversaires que la visibilité de la machine masque l’homme qui la pilote et crée une forme d’anonymat. Il est dès lors beaucoup plus confortable d’« abattre un avion » que de tuer un homme.

Mais l’avenir de la puissance aérospatiale n’est pas faite que de pilotes et d’avions. Le recours à la robotique et aux environnements déportés tend à se généraliser. Il est aujourd’hui assez facile d’imaginer que les champs de bataille de demain verront s’affronter robots et autres systèmes technologiques de pointe.

Morale et nouvelles technologies aérospatiales

Le paradoxe de la réalité virtuelle

La distanciation pose donc problème en termes de moralité. L’emploi des drones et autres armes robotisées, vient évidemment amplifier cette problématique. Si le pilote délivre de l’armement sans être au contact direct de sa cible, que dire du drone piloté à longue distance au travers d’une console qui n’est pas sans rappeler les jeux vidéo avec lesquels les enfants sont désormais familiarisés dès leur plus jeune âge20.

19 Sur cette question des perceptions, se reporter avec profit à Grégory Boutherin, « Un

nouveau combat pour les UAV ? Quand les drones armés affrontent les perceptions », Sécurité globale, hiver 2010/2011, n° 14. Voir également Doyle McManus, « U.S. drone attacks in Pakistan “backfiring”, Congress told », Los Angeles Times, 03 mai 2009. Disponible sur Internet à: <http://articles.latimes.com/2009/may/03/opinion/oe-mcmanus3>.

20 Ce point est très largement souligné par les commentateurs américains. Lire à ce titre Elizabeth Quintana, The Ethics and Legal Implications of Military Unmanned Vehicles, Occasional Paper, Royal Institute for Defence and Security Studies, disponible sur Internet à : <http://www.rusi.org/downloads/assets/RUSI_ethics.pdf>.

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On relèvera ici la difficulté représentée par la dématérialisation de l’adversaire susceptible d’entraîner une absence de conscience de la gravité des actes commis. La distance couplée à l’accoutumance à la violence due à la généralisation de jeux de guerre extrêmement réalistes et à la similitude entre les différents systèmes de commande, posera forcément la question du rôle et de la responsabilité morale de l’opérateur déporté. Comment sera-t-il possible d’inculquer efficacement des valeurs morales propres au métier des armes à des militaires en civil hors de la zone de risques et nourris au lait de jeux vidéo d’un réalisme toujours plus stupéfiant21 ? Ces valeurs morales sont aujourd’hui empreintes en France d’un fort attachement à l’humain. Ce contact direct avec l’humanité de l’Autre est un thème par ailleurs largement traité par Emmanuel Lévinas qui considère que c’est dans le visage d’autrui vu comme une globalité et non comme un objet, que se construit la relation interpersonnelle qui crée la responsabilité morale envers autrui et rend le meurtre difficile22. Cette proximité à l’Autre s’efface avec la distance qui s’immisce entre les adversaires. C’est là que les systèmes d’armes déportés posent un problème moral : ils ont une forte propension à déshumaniser l’adversaire en l’éloignant, à rendre fictif le combat, à dissoudre la frontière entre réel et virtuel.

Le recours aux jeux vidéo par l’armée américaine est à ce titre problématique notamment dans son emploi comme outil de recrutement23. Le développement de jeux de plus en plus réalistes au profit du grand public tend à faire de la violence un phénomène banal que la jeune recrue aura intégré dans son comportement et qui l’empêchera de distinguer la mort virtuelle de la mort réelle. La question se pose alors de savoir ce qu’il se passera si des soldats en viennent à considérer la guerre comme un jeu24. En France, le recours aux simulateurs de combat est désormais commun, que ce soit pour l’emploi des systèmes d’armes eux-mêmes (aéronefs, chars, navires) ou pour la formation et l’entraînement à l’utilisation d’armes de poings tel que le SITTAL (Système d’Instruction aux Techniques de Tir à l’Arme Légère)25. Bien que le Général d’armée Jean-Louis Georgelin, a rappelé alors qu’il était Chef d’état-major des armées, que « quelle que soit la performance des moyens techniques de renseignement dont nous disposerons, les opérations de guerre ne s’apparenteront jamais à un jeu vidéo » et que ces opérations « resteront marquées par un affrontement des volontés où

21 Les jeux Call of Duty: Modern Warfare 2 et Operation Flashpoint: Dragon Rising, sont deux

exemples frappant de réalisme montrant à quel point il peut devenir difficile de séparer réel et virtuel.

22 Emmanuel Lévinas, Éthique et infini, Paris, Le livre de poche, Biblio essais, 1982, p. 79. 23 Seth Mc Laughlin, « U.S. Army Expands Use of Video Game for Training », World Politics

Review, mai 2009. 24 « If soldiers treat a game like war, what happens if they start treating war like a game »,

ibidem. 25 Voir à ce sujet le dossier paru dans Air actualité. « L’emploi du virtuel – entrainement sur

mesure », Air actualité, n° 625, octobre 2009, pp. 30-41.

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chacun, par l’usage de la force, tentera de dicter sa loi à l’adversaire »26, il n’en demeure pas moins que si la question se pose aujourd’hui outre-Atlantique, elle se posera également en France dans les prochaines années. Au milieu de ces technologies, l’homme est et demeurera à n’en pas douter, l’élément central de ces systèmes d’armes et sera seul en mesure de prendre la décision la moins mauvaise.

“Man in the loop”

Au travers du drone, et comme le souligne le Général de corps aérien Michel Asencio, se pose la question morale de « la place de l’homme » dans ces systèmes : « La place de l’homme dans la boucle est également un problème ardu. L’opérateur déporté est maintenant hors du champ d’affrontement et il est susceptible de délivrer des armes avec toutes les conséquences qui en découlent. Les enseignements des conflits récents montrent, par exemple, que l’éloignement émotionnel du champ de bataille implique certes moins de stress pour le pilote mais aussi peut-être moins de retenue dans l’utilisation de la violence »27. D’autre part, l’absence de confrontation directe « sur le terrain » est moralement discutable. Des Hoplites à l’Église catholique, les armes de jets permettant d’éviter le corps à corps ont toujours été perçues comme l’expression d’une forme de couardise, d’un manque de courage moralement inacceptable de la part d’un combattant. C’est ce que Paul Kahn appelle le « paradoxe des conflits à risques limités »28. Selon lui, le droit de blesser son adversaire est soumis au partage du risque sur le champ de bataille. Sans confrontation pas de combat, sans combat pas de droit à la violence à l’égard de l’adversaire. Joanne Myers souligne d’ailleurs que pour la première fois de l’histoire le mot « guerrier » est séparé du mot « personne ». On ne saurait pour autant nier qu’il existe une forte propension tout au long de l’histoire du phénomène guerrier à développer des systèmes d’armes permettant de mettre les combattants à l’abri. En découle le paradoxe souligné par Alain Joxe : « la portée d’une arme est le contraire et la même chose que la fuite (…) tout armement, même “offensif”, destructeur, est au service d’un art proche de la fuite, l’art de détruire et/ou d’éviter le contact et la mort »29. Il est intéressant ici de se demander ce qui distingue sur le plan moral, la volonté clairement affichée de certaines nations d’extraire le combattant du champ de bataille pour assurer sa sécurité et le

26 Allocution du Général d’armée Jean-Louis Georgelin, Chef d’état-major des armées, en

ouverture du colloque organisé par le Centre d’études stratégiques aérospatiales sur le thème « Connaissance et anticipation : le rôle de la puissance aérospatiale », Paris, École Militaire, 2 mars 2009 ; <http://www.defense.gouv.fr/ema/commandement/le_chef_d_etat_major/interventions/discours/02_03_09_allocution_du_cema_en_ouverture_du_colloque_organise_par_le_cesa>.

27 Michel Asencio, « Les drones et les conflits nouveaux – survivabilité, complexité, place de l’homme »¸ Note de la FRS, Fondation pour la Recherche Stratégique, Janvier 2008, n° 4, p. 4.

28 « The requirement of reciprocity. … combatants are allowed to injure each other just as long as they stand in a relationship of mutual risk » : Paul W. Khan, « The paradox of Riskless Warfare », Philosophy and Public Policy Quarterly, Summer 2002,vol. 22, n° 3, p. 2.

29 Alain Joxe, Voyage aux sources de la guerre, Paris, Presses Universitaires de France, 1991, pp. 263-264.

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recours aux explosifs commandés à distance par les insurgés sur des théâtres comme l’Afghanistan. Une des critiques classiques à l’égard de nos adversaires dans les conflits insurrectionnels est qu’ils font montre d’un remarquable manque de courage en refusant d’affronter ouvertement les forces régulières. N’y aurait-il pas une certaine légitimité à ce que nos adversaires nous renvoient l’argument ? Par conséquent, un autre problème à gérer sera la propension à entrer en conflit compte tenu de cet « éloignement émotionnel » mais également du fait que les environnements déportés permettant la sécurisation de nos militaires voient leur coût diminuer à mesure que la technologie avance30. Bien évidemment le prix de ces appareils diminuant drastiquement, nos adversaires y auront de plus en plus recours. C’est là le pouvoir égalisateur de la technologie qui permettra à des groupes non-étatiques de se battre à armes égales avec les armées régulières.

Moins de morts, plus de guerres ?

Ajouté à la limitation des pertes humaines, l’emploi de vecteurs non habités opérés à distance accentuera la propension au recours à la force. Aujourd’hui encore, le poids des opinions publiques permet de limiter ce tropisme guerrier d’autant que les médias se font le relais des atrocités inhérentes aux nouvelles formes de conflictualités. C’est ce rejet de la mort par les populations occidentales qui permet en partie d’atténuer l’esprit va-t-en-guerre de certains dirigeants. Si le coût humain décroît en même temps que le coût financier, la perception des conflits se verra très largement modifiée. Le problème sera de trouver un juste milieu entre l’argument moral de l’économie de vies et les dérives guerrières. Par ailleurs il sera important de se demander en quoi les environnements déportés, en facilitant l’entrée en conflit, n’inciteront pas certains pays à la pointe de la technologie et déjà exportateurs, à développer des marchés nouveaux et rémunérateurs. La machine semble déjà lancée puisque selon Simon Roughneen, une cinquantaine de pays possèdent ou sont en train d’acquérir ou de développer des vecteurs non habités31.

Vers des systèmes moraux

La robotisation de la guerre, loin d’être une fiction, est une source inépuisable d’interrogations morales. Ces systèmes « incapables de distinguer combattants et innocents » selon les mots de Noel Sharkey de

30 Selon Peter Singer il est désormais possible de construire un drone pour 1 000 dollars. Par

ailleurs il souligne qu’il y aurait à l’heure actuelle 5 300 drones en Iraq. Peter W. Singer and Joanne Myers, Wired for War : The Robotics Revolution and Conflict in the 21st Century, Carnegie Council, 5 février 2009. Disponible sur Internet à <http://www.cceia.org/resources/transcripts/0114.html>.

31 Simon Roughneen, Robot Wars: The Hal Factor, International Relations and Security Network, 25 septembre 2009, disponible sur Internet à : <http://www.isn.ethz.ch/isn/Current-Affairs/Security-Watch/Detail/?lng=en&id=106325>.

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l’Université de Sheffield en Grande-Bretagne32, ne s’encombreront pas de considérations philosophiques avant de délivrer de l’armement. Certes, à l’heure actuelle ces systèmes restent sous le contrôle d’êtres humains à même d’opérer des choix moraux, mais à terme il est à craindre que la voie vers l’autonomisation des robots ne pose problème. Selon Elizabeth Quintana, d’ici 10 à 15 ans les drones seront équipés d’intelligence artificielle leur permettant d’opérer des choix en toute autonomie33. La capacité de ces systèmes à distinguer entre Bien et Mal suscite déjà le débat34. Comment un système robotisé ayant atteint un fort degré d’autonomie pourra distinguer le Bien du Mal ou un combattant d’un non-combattant ? Autre débat à anticiper : celui autour de la responsabilité en cas de commission d’acte contraires au droit des conflits armés. Pourra-t-on juger un robot pour crime de guerre ? Si non, qui sera comptable des crimes commis ? Le programmateur ? L’opérateur ? Le constructeur ? L’autorité d’emploi ?35 L’inadaptation du droit des conflits armés, déjà problématique, ne fera que s’accentuer à l’avenir avec l’arrivée de nouveaux systèmes de combat n’entrant pas dans le périmètre des textes juridiques existants. La problématique de la distinction entre combattants et non-combattants, devenue centrale avec la montée en puissance des acteurs non étatiques, sera encore plus prégnante avec le recours aux systèmes robotisés.

Les dérives du discours rassurant

Cependant, il n’est en aucun cas question de diaboliser des systèmes présentant des avantages, parmi lesquels la permanence qu’ils offrent sur le théâtre. Les robots et autres environnements déportés permettent également de mettre à l’abri les combattants, de les extraire de la zone de risques. Si le but est louable, la démarche est discutable. Elle répond en effet à un calcul essentiellement politique, consistant à satisfaire les attentes d’opinions publiques bercées du doux rêve des guerres « zéro mort » menées par des armées dotées d’armes « de précision »36 délivrées lors de « frappes chirurgicales » supposées éviter les « dommages collatéraux ». Les militaires eux-mêmes semblent s’être accoutumés à la récolte des dividendes de la paix et à une rhétorique minutieusement réfléchie et pesée pour ne pas heurter trop lourdement les sensibilités populaires. La question reste de savoir si ces concepts, dont on peut mesurer l’efficacité toute relative sur les théâtres d’opérations modernes, ont effectivement pour but de limiter les maux de

32 Noel Sharkey, « Incapables de distinguer combattants et innocents », propos recueillis par

Hervé Morin, Le Monde, 14 mars 2009. 33 Elizabeth Quintana, op. cit.. 34 Lire à ce sujet l’article d’Hervé Morin, « Quel sens moral pour les robots militaires », Le

Monde, 13 mars 2009. 35 La question est posée par Elizabeth Quintana comme par Joanne Myers et d’autres

commentateurs. 36 La pertinence de cette précision a été remise en question à de nombreuses reprises. Ce fut

notamment le cas au cours du conflit qui a opposé l’armée israélienne au Hezbollah en 2006 au Sud Liban et durant lequel le recours au « tout technologique » s’est avéré inopérant contre un mouvement terroriste. Ce fut plus récemment l’objet de vives critiques à l’encontre des frappes de la coalition menée en Afghanistan.

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nos adversaires ou s’ils ne sont que les éléments d’un discours séducteur délivré par des responsables politiques bien conscients du niveau incompressible de souffrance inhérent à tout conflit. Dans le premier cas, la morale est idéaliste et bénéficie de l’onction du peuple, dans le second, elle est teintée d’un réalisme difficile à faire passer dans les foyers. Dans les deux cas l’action est moralement justifiable. Quelle voie choisir ? La morale téléologique de l’État focalisée sur les fins de l’action, ou la morale déontologique des opinions publiques, plus attentives aux moyens mis en œuvre. Concilier les deux serait la solution idéale : agir bien dans un but louable. Malheureusement il apparaît que la réalité des conflits est peu propice à ce cas de figure.

Épargner des vies restera encore longtemps une préoccupation des dirigeants de ce monde. Mais à quel prix ? Celui de la vie de nos adversaires ? Faudra-t-il sacrifier la morale sur l’autel du mensonge en continuant d’instiller dans les esprits l’espoir de guerres sans mort ? Les conflits modernes, comme ceux du futur, se caractériseront de plus en plus par le célèbre brouillard de la guerre cher à Clausewitz. C’est l’incertitude due à ce brouillard qui sera génératrice de questionnements moraux dont la prégnance deviendra problématique.

2025 : le règne de la morale ou l’échec du monde kantien

D’autant que, concomitamment à l’émergence de la morale, la perte de vitesse du droit se fera cruellement sentir. Postuler l’inadaptation à venir du droit des conflits armés aux futures formes de conflictualité est d’autant moins risqué que ce dernier est déjà largement dépassé. À tel point que de nouvelles réflexions se font jour autour d’un jus post bellum permettant d’encadrer des situations instables caractéristiques de ces conflits qui ne se terminent plus par un armistice, mais perdurent dans l’instabilité des cessez-le-feu. À ce titre certains commentateurs estiment, à l’image de Noel Sharkey, qu’il est nécessaire d’« entamer des discussions internationales sur les implications de ces nouvelles armes, sur la façon dont elles vont changer le visage de la guerre »37. Sans cadre juridique clair, le militaire aura pour seul guide sa conscience, cette vertu qui, selon Aristote, se décompose en prudence et sagesse, la première portant sur le contingent alors que la seconde s’intéresse au nécessaire38. Mais comment décider « selon son âme et conscience » dans le feu de l’action ? Une des grandes caractéristiques de la puissance aérospatiale est, nous l’avons vu, son inscription dans le temps court. La gestion du tempo est centrale dans l’emploi de l’arme aérienne. Que

37 Noel Sharkey, op. cit. Cette question fait par ailleurs l’objet de réflexions menées par

l’International Committee on Robots Arms Control, auquel appartient Noel Sharkey. À l’initiative de l’ICRAC l’International, Interdisciplinary Expert Workshop on Arms Control for Robots s’est d’ailleurs tenu du 20 au 22 septembre 2010, à l’Umboldt Universität de Berlin, Allemagne, débouchant sur une déclaration appelant à l’interdiction d’emploi de systèmes autonomes armés. Disponible sur le site de l’ICRAC : http://www.icrac.co.cc/icrac news.html.

38 Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Vrin, 1994.

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ce soit en termes de transmission de l’information, de déplacement ou de décision, le pilote, et demain l’opérateur de drone, devra plus que jamais être capable de décider vite, beaucoup trop vite pour se permettre de se lancer dans une réflexion approfondie sur les implications morales de ses actes. L’instantanéité n’est pas l’amie de la rationalité. Elle est l’épouse du réflexe. C’est pourquoi il est indispensable de former efficacement les aviateurs, mais également les autres militaires, à la morale et les faire réfléchir à ce qu’est un choix éthique et ce en amont de l’engagement. Sans cette formation à l’éthique, le militaire appelé à prendre des décisions, à planifier une opération, à envoyer d’autres militaires délivrer de l’armement, ne pourra pas intégrer les facteurs moraux dans le processus décisionnel. C’est aussi pourquoi il faudra à l’avenir que le niveau politique accepte d’assumer pleinement le lourd fardeau de la responsabilité morale de l’action aérienne. Engager des aéronefs sur un théâtre dont on sait pertinemment qu’il s’inscrit dans un cadre complexe fait d’acteurs non-étatiques impossibles à distinguer des civils, d’objectifs souvent duals et parfois positionnés dans des zones urbaines, de vitesse d’action et de communication difficile à maîtriser, ne s’inscrivant pas dans un cadre juridique adapté et fortement médiatisé, implique une prise de responsabilité totale de l’autorité décisionnaire. Le militaire, sans être relégué à un simple rôle d’exécutant, devra être délesté d’une partie de la responsabilité des actions décidées au travers d’une politique dont les modalités lui échappent la plupart du temps et dont il ne saurait, par conséquent, être comptable sur le plan moral. L’opérateur de drone ou le pilote, au même titre que leurs homologues des autres armées, ne devraient alors plus répondre de leurs actes que du point de vue du droit. L’idée peut déplaire, mais laisser une marge de manœuvre au pilote qui doit bombarder un objectif dans le cadre d’une mission planifiée, revient à le laisser assumer le poids de sa décision et, de fait, à diluer la responsabilité, de ceux qui lui ont confié sa mission. D’autre part laisser au pilote un volant d’appréciation morale de la situation sur une opération planifiée revient à introduire un facteur d’incertitude quant à l’accomplissement de la mission. Bien évidemment, il est des situations où le pilote, comme n’importe quel militaire appelé à utiliser une arme, aura un temps d’appréciation. C’est notamment le cas des missions dites d’opportunités durant lesquelles le pilote doit décider, en fonction des informations mises à sa disposition en temps réel, s’il doit et s’il peut ouvrir le feu. Dans de telles situations la formation à la morale peut être un élément supplémentaire d’appréciation quand bien même il ne sera pas positionné en tête de l’ensemble des facteurs à prendre en considération. Il n’en demeure pas moins que si la responsabilité juridique demeure, la responsabilité morale incombe, dans une logique clausewitzienne tendant à considérer la guerre comme « la continuation de la politique par d’autres moyens », spécifiquement au politique.

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Le sujet ne saurait être traité de manière exhaustive sur quelques pages. Les débats autour de la moralité du recours à la force sont déjà pléthoriques et leur importance ira en s’amplifiant. La puissance aérospatiale ne sera pas épargnée par ce phénomène. Les nouveaux systèmes d’armes de précision et le recours aux systèmes déportés créateurs d’espoirs de guerres sans morts seront jugés à l’aune de la réalité du terrain. Un terrain sur lequel nos adversaires bénéficieront d’une asymétrie morale non négligeable. Là où le militaire français sera contraint par un système normatif juridique inadapté et par le poids de la norme morale, ses adversaires non étatiques s’engouffreront dans les brèches de nos états d’âmes. Du rejet de l’immoralité au glissement vers des méthodes discutables le seuil sera facilement franchi.

Les interrogations autour de la moralité des actions des armées françaises dans les conflits du futur ne doivent pas être considérées comme marginales ou insignifiantes. Le débat moral est loin d’être un phénomène de mode. Il s’accentuera au fur et à mesure que le droit deviendra d’application impossible. Le jugement porté sur le recours à la force par les militaires français aura toujours une teinte morale. D’autant que les médias étant de plus en plus présents sur les théâtres d’opérations, chaque militaire sera comptable devant les opinions publiques. L’aviateur doit s’y préparer. La spécificité de son environnement se prête particulièrement aux risques de dérives morales. Nous devons tous nous y préparer. Mais gardons nous de sombrer dans un simplisme manichéen qui consisterait à considérer que le Bien est l’apanage de l’Occident et le Mal celui du reste du monde. Une telle dichotomie nous ferait sombrer dans un sectarisme qui n’aurait rien à envier à celui affiché par ceux-là même que nous prétendons combattre en raison de leur positionnement.

Nombres d’autres problèmes sont à venir à l’heure où certains regards se tournent vers l’espace. En marge des problèmes purement juridiques, son utilisation à des fins militaires soulève des questions morales. Si la technique éloigne de l’humain, elle rapproche de la machine. Comme le soulignait Jacques Arnould, la tendance est à s’intéresser plus à la machine qu’à l’homme qui est derrière ou dedans39. L’éthique de la conquête spatiale et de sa militarisation est un sujet qui, à n’en pas douter, sera largement traité dans les prochaines années. Il est évident que la course à la Lune et plus largement à l’espace est un enjeu d’avenir, que ce soit pour la maîtrise de l’espace lui-même ou pour des raisons de puissance. Mais cette quête entraînera de nombreux dilemmes dont la question de l’égalité des États devant le droit d’accès à l’espace, la mise en place d’un droit de l’espace, l’utilisation de la

39 Propos recueillis par l’auteur à l’occasion d’une visite de M. Arnould aux Écoles d’officiers

de l’armée de l’air. Jacques Arnould est philosophe, historien des sciences et théologien. Il est actuellement chargé de mission « sur la dimension éthique, sociale et culturelle des activités spatiales » au Centre national d’études spatiales et est l’auteur de nombreux ouvrages sur la question.

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Lune ou des autres corps célestes à des fins militaires40. Le sujet est bien trop complexe pour être développé ici. Que cela n’empêche pas de s’y intéresser.

40 Cette question fait déjà l’objet d’un « Traité sur les principes régissant les activités des

États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes ». Mais ce texte qui date de 1967 présente de nombreuses zones d’ombres qu’il serait aisé d’exploiter, parmi lesquelles le fait qu’il ne concerne que les États et pas les acteurs non-étatiques.