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Encombrantes victimes. Pourquoi les maladies professionnelles restent-elles socialement invisibles en France ?

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Sociologie du travail 51 (2009) 402–418

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Encombrantes victimes. Pourquoi les maladiesprofessionnelles restent-elles socialement

invisibles en France ?

Cumbersome victims: Why are occupational illnessesstill socially invisible in France?

Jean-Noël JouzelCentre de sociologie des organisations, 19, rue Amélie, 75007 Paris, France

Résumé

À l’exception des salariés souffrant de cancers liés à l’amiante, les victimes des accidents et maladiescausés par le travail demeurent obstinément invisibles dans les débats politiques en France. Ce constat estd’autant plus étonnant que dans de nombreux autres secteurs de la société, les mobilisations de victimes derisques collectifs occupent une place de plus en plus centrale dans les arènes publiques et judiciaires. Cetarticle se propose d’éclairer les raisons de l’invisibilité des pathologies liées au travail en rendant compte desdifficultés rencontrées par une association de victimes d’une substance toxique très fréquemment employéeen milieu professionnel, les éthers de glycol. L’article montre que l’inscription de l’action de cette associationdans le cadre d’une mobilisation syndicale plus large est porteuse de contradictions dont la résolution passepar la marginalisation des victimes dans l’action collective.© 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Victimes ; Santé au travail ; Mobilisation ; Problème public ; Organisations professionnelles ; France

Abstract

Except for wage-earners suffering from asbestos-related forms of cancer, the casualties of work-relatedaccidents and illnesses are still invisible in public health discussions in France. This is even more surprisingsince the victims of collective risks in many other sectors have mobilized to draw public attention to theircause and seek legal redress. To shed light on the reasons for the invisibility of occupational pathologies,the difficulties are presented that an association of the victims of a toxic substance very frequently used inoccupational settings (glycol ether) encountered. The integration of this organization’s actions in the broader

Adresse e-mail : [email protected].

0038-0296/$ – see front matter © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.soctra.2009.06.006

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framework of the labor movement spawned contradictions that were resolved by “marginalizing” the victims.© 2009 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: Victims; Occupational medicine; Collective mobilization; Public issues; Labor organizations; France

Au cours des deux dernières décennies, de nombreuses questions sanitaires sont devenuesdes « problèmes publics » (Gusfield, 1981) en France comme dans l’ensemble du monde occi-dental. L’amiante, les déchets nucléaires, le sang contaminé ou la vache folle sont autant de« crises », d’ « affaires » et de « scandales » de santé publique débattus dans une grande variétéd’arènes publiques (Hilgartner et Bosk, 1988) : médias, tribunaux, groupes d’expertise collec-tive, enceintes parlementaires. . . Ils échappent ainsi à leurs « propriétaires » jusqu’alors légitimes(Gusfield, 1981), c’est-à-dire, le plus souvent, aux ministères en charge des secteurs économiquesproducteurs de risques sanitaires (par exemple, les ministères de l’Industrie ou de l’Agriculture)(Borraz, 2007). De questions faiblement investies par les pouvoirs publics, les risques sanitairessont devenus des problèmes politiques particulièrement sensibles, captant l’attention d’un grandnombre d’acteurs.

Parmi ces acteurs, les victimes des risques, supposées ou réelles, jouent souvent un rôle décisifdans leur transformation en problèmes publics. La constitution de collectifs de victimes en quêtede réparation a contribué à la judiciarisation croissante des conflits liés aux risques sanitaires.Elle s’est inscrite dans un contexte plus général de mutation du droit des victimes. Longtempsconsidéré comme « une survivance d’un État de droit primitif, proche du système de la vengeance »(Zaubermann et al., 1990, p. 13), ce droit a été renforcé et institutionnalisé depuis les années1970. En témoigne la possibilité offerte à un nombre croissant d’associations de victimes d’esteren justice et d’y obtenir une réparation intégrale du préjudice subi, ainsi que la mise en placepar l’État de dispositifs d’indemnisation des victimes d’infractions dont les auteurs échappentaux poursuites (Dulong et Ackerman, 1984 ; Roché, 1995). Au-delà des enceintes judiciaires, lamultiplication de ces groupes cherchant à extraire leurs souffrances du registre de la fatalité pouren imputer la responsabilité à des fautifs (industriels, médecins, État. . .) a favorisé la conversionde nombreux risques collectifs en enjeux du débat public (Vilain et Lemieux, 1998 ; Decrop,2003).

Dans ce contexte, on ne peut qu’être étonné par la faible médiatisation des risques sanitaires liésau travail. Les pathologies professionnelles demeurent « socialement invisibles » (Thébaud-Mony,2007), alors même que le nombre de leurs victimes reconnues tend à augmenter très fortementen France (de 25 % par an depuis dix ans). Cette invisibilité s’explique en partie par la rareté desmobilisations de victimes de cette catégorie de dangers. Certes, la crise de l’amiante a permis quenaisse la première action collective d’ampleur de victimes des effets du travail sur la santé. Forméeen 1996, l’Association nationale des victimes de l’amiante (Andeva) regroupe actuellement prèsde 20 000 adhérents dont la plupart ont engagé des actions en justice pour obtenir une réparationet des sanctions contre les responsables de l’épidémie de cancers liés à ce matériau toxique. Maisle cas de l’amiante reste aujourd’hui une exception (Henry, 2004) dans l’ensemble des risquesprofessionnels, dont aucun autre n’a à ce jour donné lieu à une forte mobilisation victimaire.

Pour comprendre les raisons de l’invisibilité sociale des enjeux de santé au travail et desvictimes de pathologies professionnelles, cet article se propose de suivre un cas particulier demobilisation liée à un risque professionnel. Ce risque est celui qui découle de l’exposition àune famille de solvants fortement suspectés d’être toxiques pour les fonctions de reproductionhumaines et pour le fœtus. Il s’agit des éthers de glycol, molécules très répandues dans un grand

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nombre d’usages professionnels. Depuis une dizaine d’années, le « Collectif Éthers de glycol »regroupant des organisations syndicales, des mutuelles mais aussi l’Association de victimes deséthers de glycol (Aveg) dénonce les dangers de ces substances et exige leur interdiction dansles espaces de travail ainsi que la réparation de leurs effets sur la santé des travailleurs. Ce casconstitue un bon terrain d’enquête pour cerner les raisons de l’invisibilité sociale des risquesprofessionnels et de leurs victimes, dans la mesure où la mobilisation contre les éthers de glycola presque constamment peiné à être relayée par les médias et où l’Aveg n’est jamais parvenueà atteindre la masse critique suffisante pour agir de manière autonome dans l’espace public etjudiciaire.

Cette contribution repose sur une enquête de terrain menée autour des éthers de glycol enFrance. Un travail préparatoire a pu être effectué au cours d’une douzaine d’entretiens approfondisavec les acteurs qui font ou ont fait partie du Collectif Éthers de glycol. Le cœur de l’enquête aensuite reposé sur l’observation non participante de cinq des réunions que les membres de cettecoalition tiennent tous les deux à trois mois. Nous avons ainsi été en position d’étudier au plusprès la pratique des acteurs qui dénoncent les risques professionnels liés aux éthers de glycol.Pour exploiter ce travail de terrain, nous sommes parti d’une hypothèse devenue classique dansla désormais abondante littérature en sciences sociales portant sur les risques collectifs (Borraz,2005). Ces études ont montré sur des terrains divers que la transformation d’une menace sanitaireou environnementale en problème public ne passe pas par un lien mécanique fonction de la« nature » du danger mais toujours par des « luttes définitionnelles » (Gilbert et Henry, 2009), desactivités de « cadrage » (Snow et Benford, 1988) et de « problématisation » (Callon, 1986) quipermettent de faire émerger certains risques plutôt que d’autres. L’observation des réunions duCollectif Éthers de glycol nous a précisément mis en situation de décrire et d’analyser le travailrhétorique qui conditionne l’existence publique de ces molécules et de leurs victimes.

La première partie de l’article resitue les liens entre organisations professionnelles et probléma-tiques de santé au travail dans un contexte historique. Elle montre que les mobilisations syndicalesautour de ces enjeux sont loin d’aller d’elles-mêmes, tant la gestion des risques professionnelspasse en France par des compromis stabilisés et institutionnalisés auxquels sont étroitement asso-ciés les représentants des travailleurs et des employeurs. Dans ce contexte, la crise de l’amiantesurvenue il y a une dizaine d’années n’a paradoxalement pas réellement contribué à interromprecette tradition politique de recherche du compromis. La seconde partie de l’article analyse letravail politique des membres du Collectif Éthers de glycol et montre comment il est contraintpar les difficultés des organisations professionnelles à rendre publiques les questions de santé autravail. Elle permet de faire émerger les lignes de tension qui traversent le Collectif Éthers deglycol et qui contribuent lourdement à la faible visibilité médiatique de ces substances et de leursvictimes.

1. La construction historique et juridique de l’invisibilité des victimes des maladiesprofessionnelles et sa remise en cause contemporaine

1.1. Le compromis fragilisé

1.1.1. Des victimes protégées et invisiblesAu cours des premières décennies du développement industriel de la France, l’indemnisation

des accidents ou des maladies liés au travail était régie par le code civil. Les plaignants étaient alorsen situation difficile, puisqu’il leur fallait faire la preuve de la responsabilité de leur employeur

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dans la survenue du dommage, ce qui laissait à la charge des victimes près de neuf accidents surdix (Cour des comptes, 2002). Les employeurs n’étaient cependant pas satisfaits de cette situation,la possibilité de poursuites judiciaires faisant obstacle à l’anticipation des coûts de production(Ewald, 1986). La loi du 9 avril 1898 a imposé un nouveau système de réparation des accidentsdu travail en instituant un compromis entre les intérêts des salariés et ceux de leurs employeurssur la base d’un ensemble de concessions réciproques. Depuis cette date, un régime spécifiquede responsabilité sans faute de l’employeur détermine les règles de la réparation des accidentssurvenus au travail. Les employeurs (présumés responsables de tous les accidents sur le lieu detravail) financent l’indemnisation mais échappent en contrepartie à toute action en réparation dela part de la victime ou de ses ayants droit, sauf en cas de faute inexcusable ou intentionnelle. Lessalariés qui ont subi un accident sur leur lieu de travail sont automatiquement indemnisés, mais, encontrepartie, cette indemnisation n’est que forfaitaire et non intégrale. La loi du 25 octobre 1919 aétendu ce compromis à la réparation des maladies professionnelles. Celle-ci repose sur un systèmede tableaux de maladies professionnelles qui font correspondre à une liste de travaux (par exempleun ensemble de travaux exposant le travailleur à une substance toxique) une liste de pathologiesqui donnent automatiquement droit à une indemnisation forfaitaire, sous condition de respect dudélai de prise en charge.

Aujourd’hui encore, ces deux lois constituent la clé de voûte du système francaisd’indemnisation des risques professionnels. Bien que concues comme des dispositifs protecteurspour les travailleurs, elles ont eu des effets pour le moins ambivalents pour les victimes de mala-dies ou d’accidents liés au travail. Les principes de la présomption automatique d’imputabilité,de la responsabilité sans faute et de la mutualisation du financement du fonds de réparation ont eupour conséquence d’« institutionnaliser la fatalité » (Mattéi, 1976, p. 998) et de faire des maladieset des accidents du travail des « avatars de l’industrialisation » (Rosental, 2007). La réparationdes risques professionnels a ainsi été évacuée de l’arène judicaire, ce qui a eu pour conséquencede rendre socialement invisibles les effets nocifs du travail sur la santé. La quasi-disparition desprocès relatifs à des accidents ou à des maladies professionnelles explique ainsi en partie le désin-térêt des médias pour cette catégorie de « victimes sans crimes » (Lippel, 1988) à partir du débutdu xxe siècle.

1.1.2. La construction de la santé au travail comme objet de négociation paritaireLes stratégies syndicales vis-à-vis du problème de l’invisibilité des risques professionnels

ont considérablement varié au cours des 100 dernières années. Dans les années qui suivirentl’adoption de la loi de 1898, l’action syndicale naissante s’est en partie structurée autour deluttes cherchant à rendre visibles les enjeux de santé au travail, les maladies professionnellesrestant alors exclues du nouveau dispositif de réparation. Dans la chapellerie, le bâtiment ou lacéramique, des mobilisations parfois très longues eurent pour objet des demandes d’interdictionde l’usage de certains produits toxiques (phosphore, carbonate de plomb) et de reconnaissance deleurs effets sur la santé des travailleurs (Bouillé, 1992). L’adoption de la loi du 25 octobre 1919ne déboucha dans un premier temps que sur une reconnaissance au compte-gouttes des maladiesprofessionnelles. Certains syndicats suivirent alors une stratégie politique offensive, destinéeà rendre publiquement visibles des victimes de maladies professionnelles ne recevant aucuneindemnisation. La Confédération générale du travail conduisit ainsi sa propre enquête dans lesannées 1930 pour faire reconnaître de nouvelles maladies (Devinck, 2008).

À partir de la Seconde Guerre Mondiale, cette stratégie a connu une inflexion progressive àmesure que les organisations ouvrières ont été intégrées dans les instances en charge des décisionsrelatives à la gestion des risques professionnels. Les pathologies liées au travail ont alors cessé

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d’être des enjeux de mobilisation syndicale pour devenir des « maladies négociées » (Rosental,2007) entre les partenaires sociaux et l’État dans le cadre de la mise en place des institutions dela sécurité sociale. En 1968 fut ainsi créé l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS),seul organisme de recherche spécialisé sur les questions de santé au travail et qui a le statutd’association relevant de la loi de 1901 dirigée par les représentants des employeurs et les syndicatsde travailleurs. Depuis 1976, les débats entre partenaires sociaux autour de la prévention et de laréparation des risques professionnels ont essentiellement lieu dans le cadre du conseil supérieur dela prévention des risques professionnels (CSPRP), instance consultative rattachée au ministère duTravail et regroupant les organisations patronales et les syndicats bénéficiant d’une présomptionde représentativité. D’autres espaces de négociation paritaire ont été mis en place par la suiteautour de questions spécifiques de santé au travail. C’est le cas du comité permanent amiante(CPA), instance informelle créée en 1982 à l’initiative de la direction de l’INRS pour organiserla concertation autour du contrôle de l’amiante au moment où le caractère cancérigène de cematériau ne faisait plus aucun doute.

Le poids croissant de la négociation paritaire en matière de gestion de la santé au travail a eudes effets paradoxaux, bien mis en avant par un ensemble de travaux sociologiques et politolo-giques récents. D’un côté, ce système de compromis a permis aux représentants des travailleursde peser directement sur les décisions relatives à la création de nouveaux tableaux de maladiesprofessionnelles ou à l’aménagement de tableaux existants. Mais, de l’autre côté, ce systèmeprésente de nombreux désavantages pour les travailleurs. En effet, les choix opérés au sein desinstances paritaires qui ont en charge la gestion de la santé et de la sécurité au travail reposentdavantage sur l’état du rapport de force entre ces acteurs que sur l’état des éléments scientifiquesde connaissance de la dangerosité des matériaux employés sur les lieux de travail (Déplaude,2003). Dans un contexte de sous-emploi chronique et de sous-représentativité syndicale, de trèsnombreuses substances dont les propriétés toxiques sont connues ou fortement suspectées ne sontpas inscrites dans les tableaux, avec pour conséquence la non-reconnaissance massive, mais dif-ficilement quantifiable, de l’origine professionnelle de multiples pathologies (Cour des comptes,2002 ; Thébaud-Mony, 2007). La participation des syndicats à ces instances et leur renoncementà faire des questions de santé au travail des enjeux de mobilisation dans l’espace public peuventdès lors avoir pour effet pervers de rendre invisibles et de légitimer les vastes failles de ce système(Henry, 2005). Confinées dans les espaces de la négociation paritaire, les questions de santé autravail peinent à intéresser des acteurs qui pourraient contribuer à rendre publiquement visiblesles victimes des maladies professionnelles, comme les médias d’information générale (Henry,2003a) ou les tribunaux (Henry, 2003b).

1.1.3. Le scandale de l’amiante et sa portée limitéeSurvenue au milieu des années 1990, la crise de l’amiante a marqué une rupture avec cette

logique de négociation paritaire. Après les premières plaintes déposées lors de l’été 1994 par lesveuves de quatre enseignants précocement décédés de cancers vraisemblablement liés à l’amiante,des salariés exposés à ce minerai dans les industries de transformation de l’amiante, sur les chan-tiers navals ou dans le secteur du bâtiment ont à leur tour recouru massivement à la justice à partirdes années 1995 à 1996. Certaines organisations syndicales, comme la Confédération généraledu travail (CGT) et la Confédération francaise démocratique du travail (CFDT), ainsi que desassociations généralistes de victimes de maladies et d’accidents du travail, comme la Fédéra-tion nationale des accidentés du travail et des handicapés (FNATH, créée en 1921 et qui regroupe200 000 adhérents), ont joué un rôle déterminant dans la mobilisation de ces victimes de l’amiante.Elles ont créé au début de l’année 1996 l’Association nationale des victimes de l’amiante (Andeva)

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qui a apporté aux victimes une aide juridique et a œuvré efficacement à construire un discoursmédiatique présentant le problème de l’amiante comme un scandale sanitaire.

Ces acteurs ont ainsi extrait les débats sur l’amiante des espaces de négociation paritaire pour lesplacer dans des espaces médiatiques et judiciaires. Juste avant la création de l’Andeva, les syndicatsont quitté le CPA et l’ont dès lors dénoncé comme une instance dévoyée par les industriels à desfins de lobbying et de « désinformation » sur les dangers de l’amiante (Chateauraynaud et Torny,1999)1. Les syndicats associés à l’Andeva ont donc proposé une problématisation de l’amiantemettant en scène des industriels dissimulant le danger à des victimes inconscientes. Ce discours aconstitué une « présentation efficace des faits » (Henry, 2007) permettant au problème de l’amianted’acquérir le statut d’un scandale sanitaire dans les médias, d’un « drame de la dissimulation etdu dévoilement » (Thompson, 2000, p. 18 ; De Blic et Lemieux, 2005) fort éloigné des routinesde la négociation paritaire.

Cette stratégie rhétorique adoptée par les syndicats a favorisé le succès de l’Andeva et parconséquent la multiplication des procédures visant les industriels de l’amiante. Elle a donc contri-bué à fragiliser le système de protection des travailleurs hérité de la loi de 1898. La plupart desprocédures intentées par les victimes de l’amiante ont été le fait de salariés ou de leurs ayantsdroit cherchant à obtenir une majoration de l’indemnisation recue au titre des tableaux 30 et30 bis des maladies professionnelles portant mention des effets de l’amiante en démontrant lafaute inexcusable de l’employeur. Celle-ci a été redéfinie par les arrêts de la Cour de cassation du28 février 2002 en termes d’obligation de résultat et non plus de moyens, ouvrant ainsi la voie àde nombreuses victoires judiciaires pour les victimes. D’autres salariés ont poursuivi pénalementleur employeur ou l’État pour homicide involontaire, abstention délictueuse ou empoisonne-ment (Henry, 2003b). Dans leur ensemble, ces milliers de procédures ont rompu avec l’esprit decompromis de la loi de 1898 et ont marqué un retour de la pénalisation des employeurs.

Pour autant, les organisations syndicales n’ont pas cherché à détruire l’héritage de la loi de1898. Celles d’entre elles qui ont fondé l’Andeva et ont dénoncé publiquement le fonctionnementdu CPA n’ont en effet pas étendu cette critique aux autres dispositifs de concertation paritaire telsque le CSPRP, alors même que ces instances fonctionnent selon des logiques paritaires similaires(Henry, 2004). Le scandale de l’amiante n’a donc pas débouché sur une mise en public deslacunes des dispositifs de gestion des risques professionnels en général, mais seulement sur uneindignation unanime contre le CPA et les industriels de l’amiante. Pour le dire autrement, il ne s’estpas trouvé d’acteur pour mettre en perspective et relativiser les mécanismes politico-institutionnelsqui ont généré une épidémie de cancers professionnels liés à l’amiante, pour passer du registre duscandale et de la « bouc-émissarisation » des industriels de l’amiante à celui de l’affaire commerupture de l’indignation consensuelle (Claverie, 1998). Les autres acteurs intéressés, en particulierles médias qui ont largement couvert le scandale et les pouvoirs publics qui y ont par la suiteconsacré de nombreux rapports d’enquête, ont dans l’ensemble cautionné cette interprétation à lafois scandalisée et confinée du problème de l’amiante (Henry, 2007).

Ce consensus autour du statut d’exception de l’amiante a fortement limité les conséquencespolitiques et légales de cette crise. Celle-ci a pu être « résolue » (Henry, 2004) sans que lesdispositifs de réparation des risques professionnels ne soient entièrement revus. La sortie decrise est en effet passée par la construction de dispositifs spécifiquement prévus pour le cas del’amiante et assouplissant les règles de la réparation des maladies professionnelles. Afin d’arrêter la

1 On trouve en particulier cette « interprétation rétrospective » (Chateauraynaud et Torny, 1999) de l’action du CPAdans le texte de la plainte contre X déposée par l’Andeva en septembre 1996.

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multiplication des procès liés à l’amiante, l’État a ainsi créé en 2000 un Fonds d’indemnisation desvictimes de l’amiante (Fiva) financé par les industriels. Le principe de l’imputation automatiquey est reconduit mais pas celui de l’indemnisation forfaitaire, les travailleurs ayant contracté despathologies pouvant être liées à l’amiante ayant depuis droit à une réparation intégrale, ce quicrée de fait une situation inéquitable avec les autres victimes des risques professionnels (Masseet Zeggar, 2001). Bien qu’elles y aient participé, les organisations syndicales ne pouvaient doncpas ne pas avoir de réticences vis-à-vis de ce consensus à terme défavorable aux victimes desmaladies professionnelles.

1.2. Entre l’exemplaire et le singulier : l’émergence d’une nouvelle mobilisation syndicaleautour des éthers de glycol

À la fin de l’année 1997, dans le contexte postcrise de l’amiante, un ensemble d’organisationsprofessionnelles a dénoncé les dangers d’un autre type de substances toxiques employées enmilieu professionnel : les éthers de glycol. Ces molécules synthétisées dans les années 1930 sontdevenues massivement employées comme solvants dans les produits de nettoyage, les encres,les peintures à partir des années 1960. Depuis, 300 000 tonnes en sont produites et importéesen Europe chaque année, les éthers de glycol entrant dans la composition d’environ un produitchimique utilisé en milieu professionnel sur dix (Vincent, 1996). Cependant, à la fin des années1970, les premières données sur la toxicité pour la reproduction des éthers de glycol alors les plusutilisés ont été publiées par une équipe de toxicologues japonais. Certains éthers de glycol sontdepuis fortement suspectés d’entraîner des malformations embryofœtales et des cas de stérilité.

Ces découvertes n’ont pas immédiatement donné lieu à une mobilisation syndicale. Bien aucontraire, les alertes sur les éthers de glycol ont été intégrées dans les routines de fonctionnementdes instances paritaires ayant la charge des questions de santé au travail. L’INRS confia ainsià un de ses ingénieurs-chimistes, André Cicolella, un programme de recherche spécifiquementdédiée à ces molécules et à leurs dangers pour le million de salariés qui y sont exposés. Aucours de cette période, aucun dispositif n’a été mis en place pour indemniser les effets des éthersde glycol sur les fonctions de reproduction des travailleurs. Les éthers de glycol ont seulementété inscrits en 1988 dans le tableau 84 des maladies professionnelles, qui porte sur les effetsirritants des solvants dans leur ensemble. Durant cette période, l’absence de politique de préventionspécifiquement dédié aux éthers de glycol n’a entraîné aucune protestation syndicale. Ce n’estqu’après le licenciement d’André Cicolella par l’INRS au printemps 1994 dans des conditionsconfuses2 que les organisations professionnelles s’intéressèrent aux dangers des éthers de glycol.Encore ne formalisèrent-elles leur engagement dans ce dossier qu’à la fin de l’année 1997, aumoment où quatre d’entre elles s’associèrent à André Cicolella pour fonder le Collectif Éthers deglycol. Ces quatre organisations comptaient parmi les plus forts soutiens de l’Andeva : la CGT,la CFDT, la FNATH et la Mutualité francaise (principal regroupement de mutuelles en France).Au début des années 2000, la Fédération des mutuelles de France (FMF) et le Syndicat nationaldes professionnels de la santé au travail (SNPST, principal syndicat de médecins du travail)rejoignirent à leur tour cet ensemble.

Cette action collective a permis aux organisations professionnelles de prolonger l’activitécritique initiée à la faveur de la crise de l’amiante au moment où celle-ci se « normalisait »

2 Ce licenciement fut par la suite jugé abusif en 1998 par la Cour d’appel, jugement confirmé par la Cour de cassationen 2000.

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(Henry, 2004). Le Collectif a depuis son origine évoqué le problème des éthers de glycol commeun « problème de l’amiante bis » :

« La politique d’usage contrôlé a montré ses lacunes dans le scandale de l’amiante !Tirons-en les lecons pour les éthers de glycol !Le principe de précaution ne doit pas s’arrêter à la porte des entreprises ! »3

La publicisation par les organisations professionnelles des dangers des éthers de glycol réponddonc à des logiques et à des contraintes qui sont celles que nous a données à voir la crise del’amiante. Les membres du Collectif Éthers de glycol font face à une contradiction centrale.D’une part, il est intéressant pour eux de continuer à rendre visibles les lacunes de la réparationdes maladies professionnelles pour obtenir des avancées significatives en termes de santé au tra-vail. D’autre part, il est dangereux pour eux de dénoncer frontalement les limites des politiquesde santé au travail dans la mesure où ils demeurent attachés à l’héritage de la loi de 1898 et auparitarisme comme mode de gestion. La focalisation de l’attention de ces acteurs sur un nouveaucas de toxique professionnel à la fin des années 1990 a constitué un moyen de concilier, non sansmal, ces deux logiques contradictoires. L’action collective se trouve ainsi écartelée entre deux« cadrages en conflit » (Benford et Hunt, 2001). L’un tend à autonomiser la question des éthers deglycol au sein de l’ensemble des problèmes sanitaires soulevés par la circulation des substancestoxiques en milieu professionnel ; l’autre tend à rapprocher le cas des éthers de glycol d’autresrisques professionnels mal contrôlés ou mal indemnisés. Dans le premier cas, les éthers de glycolsont traités comme une « exception », un cas particulièrement dangereux d’intoxication chimiquesur le lieu de travail. Dans le second, ils sont traités comme un « exemple », permettant d’illustrerdes failles du système de prévention et de réparation du risque chimique en milieu profession-nel bien au-delà de ce seul cas, comme l’exprime bien un représentant du SNPST au sein duCollectif :

« Il faut bien remettre le problème des éthers de glycol dans son contexte. C’est-à-direque c’est un tout petit problème de la santé au travail. C’est un problème qui relève de lachimie, des risques toxiques, sur une toute petite série de produits. Quand on interroge surce sujet un toxicologue, bon, les éthers de glycol, il vous dira “pour moi ce n’est pas leproblème”. Mais pour nous c’est le problème. C’est un problème politique. Parce que si onarrive sur ce petit dossier, avec notre collectif, avec le support des partenaires sociaux etdes associations, à obtenir une interdiction symbolique, comme ca a été fait pour l’amiante,mais pour un produit chimique, cette fois-ci, on espère mettre le doigt dans l’engrenaged’un certain nombre d’autres interdictions. »4

Les membres du Collectif ont conscience que les éthers de glycol ne sont pas qu’un groupe detoxiques professionnels parmi tant d’autres (Ashford et Miller, 1998) dont les effets sur la santédes travailleurs ne sont ni mieux contrôlés, ni mieux indemnisés. Mais, plutôt que de dénoncerfrontalement les règles de la gestion des risques chimiques sur les lieux de travail, les organisa-tions professionnelles préfèrent en passer par le cas spécifique des éthers de glycol pour mettreen lumière les lacunes générales des politiques de santé au travail. Pour reprendre une terminolo-gie forgée par Albert Hirschman, les organisations qui participent au Collectif Éthers de glycolcherchent à rendre « divisible » et maîtrisable un conflit particulièrement « indivisible » et lourd

3 Communiqué de presse du Collectif Éthers de glycol, le 16 novembre 2001, souligné et en gras dans le texte.4 Entretien avec un représentant du SNPST au sein du Collectif Ethers de glycol, 27 novembre 2003.

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de conséquences difficilement anticipables en matière de santé au travail (Hirschman, 1995a,p. 337–362). Ainsi leur apparaît-il possible de modifier à leur avantage les arbitrages effectués ausein des instances de négociation paritaire qui ont en charge les risques professionnels sans tropfragiliser un système auquel elles restent attachées même si elles en percoivent les limites.

2. L’introuvable place des victimes

Comme l’a montré le précédent de l’amiante, extraire un toxique professionnel des espaces denégociation paritaire au sein desquels sont d’ordinaire confinées les questions de santé au travail neva pas de soi pour les organisations professionnelles. L’intéressement (Callon, 1986) des médiasd’information générale à la problématisation de l’amiante comme scandale sanitaire est d’abordpassé par la mise en visibilité de victimes physiques à travers la constitution de l’Andeva. Au primeabord, l’histoire politique des éthers de glycol semble avoir suivi la même logique. En effet, dansles premiers temps de son existence, le Collectif Éthers de glycol n’a guère intéressé les médias,qui n’ont évoqué que sporadiquement ces molécules entre 1998 et 2000. En revanche, à partirde l’été 2000, au moment où sont apparues publiquement les premières figures de « victimes deséthers de glycol », l’intérêt médiatique pour ces substances a considérablement cru, au point dedonner naissance à une véritable vague de médiatisation en août 20005. La constitution, dans lesmois qui suivirent, d’une Association des victimes des éthers de glycol (Aveg) puis l’ouvertureen janvier 2005 du premier procès intenté par une salariée exposée aux éthers de glycol à sonemployeur ont alors constitué d’importants moteurs de la médiatisation de ces molécules.

Pour autant, l’histoire de l’Aveg diverge radicalement de celle de l’Andeva. Loin des milliersde victimes que regroupe cette dernière, les membres de l’Aveg se sont toujours comptés sur lesdoigts d’une main. À cela, une première raison qui tient à la singularité toxicologique de l’amiante.Ce matériau est en effet un des rares toxiques professionnels qui « signent » leurs effets sur lescorps, dans la mesure où le lien de causalité entre cancer de la plèvre et exposition à l’amiante esttrès fort (Henry, 2007). En revanche, dans le cas des éthers de glycol, comme pour la plupart dessubstances toxiques, la preuve formelle du lien entre l’exposition à la molécule et une pathologiedonnée (stérilité, malformation intra-utérine) est impossible à administrer. Toute personne sedécrivant comme victime des éthers de glycol doit accepter que ce statut demeure hypothétique.Mais au-delà de cette difficulté de nature, d’autres obstacles se sont placés sur la route de l’Aveg.Dans la seconde partie de cet article, nous voudrions donner à voir et à comprendre pourquoiles victimes des éthers de glycol et les organisations membres du Collectif Éthers de glycol ontconnu de grandes difficultés à rendre compatibles leurs visées politiques.

2.1. L’enrôlement des premières victimes des éthers de glycol

Les membres du Collectif sont à l’origine de la mise en visibilité des premiers cas de victimesdes éthers de glycol à l’été 2000. Au début de l’été, la CGT et la CFDT organisèrent un appel àtémoignages auprès des salariés d’une ancienne usine International Business Machines Corpora-tion (IBM) de Corbeil-Essonnes, revendue à une filiale du groupe, Altis, à la fin des années 1990.Comme l’ensemble du secteur des semi-conducteurs, cette usine était fortement consommatriced’éthers de glycol et il semblait possible aux membres du Collectif de repérer des cas de victimes

5 Au cours des trois premières semaines d’août 2000, la totalité des quotidiens nationaux francais a consacré un ouplusieurs articles de fond au problème des éthers de glycol.

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de ces molécules ayant travaillé pour IBM. Le lancement de l’opération donna lieu à une cou-verture médiatique sans précédent pour le problème des éthers de glycol. Les entretiens réalisésavec les organisateurs de l’appel à témoignages laissent cependant à penser que tel n’était pasnécessairement leur objectif, leur succès médiatique ayant de très loin dépassé leurs attentes :

« À la première date, on se pointe, il y avait plus de journalistes que de gens du Collectif. . .J’étais étonné d’ailleurs, parce qu’on n’avait prévenu personne. [. . .] Je me pointe versneuf heures et demie et je vois une moto RTL. C’est tout. Et puis après, bon, TF1, la Trois,tout le tremblement. Et puis, il y a une collègue, que je vois arriver. Oh, quand elle a vutout ca, elle [. . .] me dit “je reviendrai plutôt la semaine prochaine” [. . .]. Et, bon, il y en aune autre qui est restée, qui a voulu rencontrer le toubib [. . .]. Et puis c’est à peu près tout.Sauf que ce jour-là, avec les journalistes, on était obligé d’assurer. Moi ca me faisait chier,les journalistes, on n’avait rien à dire. D’ailleurs, c’est ce qu’on a dit, qu’on n’avait rienà dire, mais ca fait rien, on l’a dit de 10 heures du matin jusqu’à 4 heures de l’après-midi.Enfin, on s’est dit “on ne peut pas les envoyer paître. Et ils peuvent nous être utiles”. Et,effectivement, ca a été utile au mouvement, dans le sens où ca a fait parler, ca a fait venirdes gens, parce qu’on a récupéré à peu près une centaine de personnes qui sont ensuitevenues témoigner. »6

Comme on le voit dans cet extrait d’entretien avec un délégué CGT participant aux travaux duCollectif, le soudain intérêt des médias pour les éthers de glycol a été pour les organisations syndi-cales une aubaine relativement inattendue. Dans les jours qui suivirent le lancement de l’opération,la percée médiatique des éthers de glycol se confirma. Pourtant, aucun cas de « victimes des éthersde glycol » n’émergea clairement de la centaine de témoignages recueillis. Mais la célébrité nou-velle de ces substances permit de faire remonter à la surface deux autres cas de familles quifurent présentées dans la presse comme des victimes des expositions professionnelles aux éthersde glycol : celui de Mina Lamrani, employée d’un sous-traitant d’IBM, Soprelec, ayant donnénaissance à Alan, un fils atteint de graves malformations et celui de Claire Naud, anciennementemployée dans une petite usine de sérigraphie des Pyrénées Atlantique, ayant donné naissanceà Roxane, une fille également gravement malformée. Moins d’une semaine après le début del’appel à témoignages, Le Parisien et Libération consacraient à ces deux familles de longs articlesaccompagnés de photographies, mettant en scène et en récit les corps souffrants des enfants et ladécouverte par les mères du lien possible entre les malformations et l’exposition aux éthers deglycol :

« Roxane a huit ans. Elle ne parle pas et ne parlera jamais. Elle ne marche pas non plus.Soutenue à la jambe gauche par une attelle métallique, elle se tient debout en s’accrochantaux murs. “C’est une enfant qui se frappe la tête pour se sentir. Elle a des bleus sur le front.En société, c’est le plus dur. Elle adore l’eau, on l’amène sur la plage et au bout d’une demi-heure elle se pique une crise et on est obligés de repartir”, raconte Claire Naud, sa mère.[. . .] Peu à peu, Claire Naud reconstitue les éléments d’un puzzle. Entre novembre 1991 etmai 1992, elle a passé les cinq premiers mois de sa grossesse au “nettoyage” des pochoirspeints sur les fonds en textile des cadres. Pour décaper l’encre, elle utilise, dit-elle, unsolvant “doux” et un solvant “dur”, avant de passer le cadre au Kärcher. Il s’agit de deuxéthers de glycol officiellement classés, depuis 1993, “toxiques pour la reproduction” et

6 Entretien avec un délégué CGT de l’ancienne usine IBM de Corbeil-Essonnes, 1er juillet 2003.

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étiquetés R61, “risque pendant la grossesse d’effets néfastes pour l’enfant”, par l’Unioneuropéenne. »7

La « mise en présence » (Dourlens, 2003) du public avec les corps des victimes a constitué unpuissant vecteur de publicisation du problème des éthers de glycol. Pour reprendre le vocabulairepragmatiste, les corps photographiés et décrits avec force détails dans ces articles rendent visibleset « déconfinent » les « conséquences indirectes », néfastes et incontrôlées de l’emploi industrieldes éthers de glycol et fait acquérir à ces substances une notoriété, une « capacité publique »(Dewey, 2003) inédites. On comprend l’intérêt que pouvaient avoir les membres du Collectif àmultiplier les cas de victimes des éthers de glycol et à structurer leur mobilisation pour rendre leurcause plus visible publiquement. Ils aidèrent Mina Lamrani et Claire Naud à fonder l’Associationdes victimes des éthers de glycol, bientôt rejointe et présidée par Olivier Bourleaud, ancien salariéd’IBM-Corbeil également père d’une fille malformée. Outre un statut de membre du CollectifÉthers de glycol, les fondateurs de l’Aveg obtinrent des organisations professionnelles un appuijuridique pour porter leurs souffrances devant les tribunaux. La FNATH mit ainsi à dispositiondes trois familles membres de l’Aveg les services d’un cabinet d’avocats avec lequel elle avaitdéjà largement collaboré au moment de la création de l’Andeva.

Pourtant, le mouvement de publicisation du problème des éthers de glycol initié lors del’été 2000 a fait long feu. Si, au cours des années 2001 et 2002, plusieurs nouvelles vagues demédiatisation ont permis à ces molécules et à leurs victimes d’exister publiquement, l’intérêtmédiatique est par la suite retombé, se résumant à quelques soubresauts de moins en moinsfréquents. L’Aveg n’a pas réussi à croître et à dépasser le nombre de trois familles membres.L’observation ethnographique de l’action du Collectif Éthers de glycol permet de comprendrepourquoi l’Aveg n’est jamais parvenue à grandir.

2.2. L’articulation impossible

2.2.1. Les victimes absentes des débatsPour rendre compte de la structuration de l’action collective au sein du Collectif Éthers de

glycol, nous nous appuierons sur une série d’observations ethnographiques. Ces observationsont été réalisées pendant cinq réunions du Collectif en 2004 et 2005 auxquelles nous avons étéinvité avec le statut de participant neutre et muet. Nous avons alors pris en note puis retranscritl’intégralité des échanges verbaux entendus avant, pendant et après la réunion.

Le premier constat qui s’est imposé à nous est le suivant : les victimes sont presque systémati-quement absentes de ces réunions. Les trois familles qui composent l’association sont faiblementdotées en ressources matérielles et sont dispersées sur le territoire national entre les PyrénéesAtlantique, la Corrèze et l’Essonne. Les membres de l’Aveg ont rarement la possibilité de venirassister aux réunions du Collectif qui se tiennent toujours à Paris dans les locaux d’une desorganisations membres. Au cours des cinq réunions observées, des membres de l’Aveg n’ont étéprésents qu’une seule fois, en avril 2004. Une seconde observation est que ces absences répétéesne semblent pas poser problème aux autres membres du Collectif. Bien au contraire, c’est souventà peine si elles sont évoquées, voire remarquées, comme en témoigne l’interaction suivante audébut d’une réunion du Collectif, entre le représentant de la CGT et le représentant de la FNATH,au sujet des absents du jour. On y voit que l’absence des victimes est si fréquente qu’elle n’estpresque plus relevée par les autres membres :

7 Libération, 10 août 2000.

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« CGT : Tout le monde est là.

FNATH : Sauf F. (représentant de la Fédération chimie énergie de la CFDT).

CGT : Et l’Aveg.

FNATH : Ah, oui, bien sûr, et qui manque, d’ailleurs. »8

Même si elle est officialisée par la charte dont le Collectif s’est doté en 2001, l’appartenancede l’Aveg au Collectif ne va clairement pas de soi. L’absence des membres de l’Aveg pendantles réunions rend possible l’expression de critiques contre son existence même, comme on levoit dans cet extrait de compte-rendu d’observation de la réunion de février 2005 faisant suite àl’ouverture du premier « procès des éthers de glycol » intenté par Claire Naud à son employeur9.Le représentant de la FMF y fait le constat des difficultés que pose la mise en avant du cas deClaire Naud pour les organisations professionnelles impliquées dans l’action collective :

« FMF : Concernant mon mouvement, ca fait cinq ans qu’on est sur la brèche. [. . .] Leproblème, c’est que malgré nous, on contribue à ce que ces questions soient soit des ques-tions d’expertise, soit des questions judiciaires. Ca occulte la contribution du mouvementsocial. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas la devanture de notre boutique mais de dire ceque porte notre alliance. Moi, je vous le dis, mon mouvement ne tiendra pas longtemps,je n’arriverai pas à l’amener longtemps. [. . .] C’est des victimes, qu’on cherche, ou c’estdes facteurs d’exposition ? Quand je vois les comptes-rendus de presse, je vois que ce quiest mis en avant, c’est la compassion, et pas le droit. On doit refuser ca. Sinon on n’ensortira pas. Avant, c’était l’amiante qui faisait pleurer dans les chaumières, maintenantc’est les éthers de glycol, et après ce sera quoi ? On sait bien que les quatre cinquièmes del’industrie chimique sont construits sur des molécules non évaluées. »10

Cet extrait permet de mettre le doigt sur la tension centrale entre l’Aveg et les autres organi-sations membres du Collectif Éthers de glycol. Les organisations professionnelles doivent enpermanence concilier les cadrages contradictoires du problème des éthers de glycol commeexemple et comme exception dans l’ensemble des questions de santé au travail. Or, la simpleexistence d’une association de victimes au sein du Collectif tend à autonomiser le problème deséthers de glycol et à le détacher des problématiques plus générales que les acteurs impliqués dansle Collectif tentent de porter. Si la « compassion » que suscitent les victimes rend visible le pro-blème des éthers de glycol, elle contribue en revanche à masquer le fait que ces substances sont destoxiques professionnels « comme les autres », dont la gestion relève de logiques parfaitement rou-tinières dans les politiques de santé au travail. L’Aveg, si modeste sa taille soit-elle, risque toujoursde « faire de l’ombre » aux revendications plus larges du Collectif et d’« embarrasser » (Goffman,1991) les organisations professionnelles dans leur délicat travail rhétorique. En témoigne cetteintervention lors de la même réunion, au cours de laquelle André Cicolella dresse le bilan de laconférence de presse tenue par le Collectif le matin du procès. Ce bilan est jugé positif mais estfortement mitigé par le fait que la mise en avant du cas de Claire Naud a contribué à faire « passerà la trappe » les exigences portées par le Collectif :

8 Compte-rendu d’observation de la réunion du Collectif Éthers de glycol du 27 avril 2005.9 Cet unique procès lié aux éthers de glycol n’a aujourd’hui toujours pas livré son verdict.

10 Compte-rendu d’observation de la réunion du Collectif Éthers de glycol du 7 février 2005.

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« A. Cicolella : Pour en venir à la conférence de presse elle-même, il y a eu neuf représentantsde presse, plus deux qui ont donné leur accord pour répercuter l’info mais qui ne pouvaientpas être là. C’est un vrai succès, de ce point de vue, il n’y a pas de doute. Ca confirmele fait que la presse est à l’écoute, même si nos efforts pour expliquer notre position sontun peu passés sous silence au profit d’une information centrée sur le procès. [. . .] Mais lerésultat fondamental, c’est que nous avons contribué à attirer l’attention sur le procès, cequi était quand même le but premier. Le reste est passé à la trappe, y compris l’existencedu Collectif. »11

2.2.2. L’inatteignable point d’équilibreCes constats conduisent à s’interroger sur la manière dont les membres du Collectif parviennent

à faire tenir ensemble leurs intérêts contradictoires depuis près de dix ans. L’alliance entre lesorganisations professionnelles et les victimes n’est en rien naturelle mais procède d’un travaild’articulation (Strauss, 1992) — ou, si l’on préfère, d’alignement (Snow et al., 1986) — des deuxcadrages divergents de l’action collective.

Ce travail est visible à l’œil de l’observateur quand, exceptionnellement, des membres del’Aveg participent aux réunions, forcant les autres participants à leur trouver une place et àdonner du sens à leur présence. Les représentants des organisations professionnelles ne font alorspas référence aux exigences générales qui fondent leur engagement dans le Collectif. Ils font àl’inverse « comme si » le destin de l’Aveg était de grandir à la manière de l’Andeva et de devenirl’acteur principal de la dénonciation du problème des éthers de glycol. Néanmoins, les membresdu Collectif s’arrangent alors pour éloigner cette perspective vers un horizon temporel lointainen n’évoquant pas les moyens qui permettraient à l’Aveg de grandir. La communication entre lesvictimes et les autres membres du Collectif prend dès lors par instant l’apparence d’un dialoguede sourds, la question des moyens dont dispose l’Aveg restant un point aveugle de la discussion,comme le montre cet autre extrait de compte-rendu :

« A. Cicolella : Ce qui est certain, c’est que du point de vue des malformations, [. . .] il y ades milliers de cas. [. . .] Mais c’est à vous Aveg de trouver des cas supplémentaires.

Président Aveg : Mais qu’est-ce qu’on fait une fois qu’on les a trouvés ?

A. Cicolella : C’est ca qu’il faut faire, réunir des cas, pour qu’on ne se heurte pas àl’argument “il n’y a pas de victimes”.

Épouse du président de l’Aveg : Mais ca ne se passe pas comme ca, on le voit bien avec lesagriculteurs qu’on essaie d’alerter, ca ne les intéresse pas.

A. Cicolella : Il faut aller dans les endroits stratégiques, par exemple dans les centres quisoignent les enfants atteints de ce genre de malformations [. . .]. C’est là que vous trouverezdes gens susceptibles de vous écouter.

FMF : Mais une fois qu’on connaît les cas, qu’est-ce qu’on en fait ? Il faut que l’Aveg existeavec un comité d’expertise, une veille scientifique, il y a un énorme travail de déblayage àfaire. On ne peut pas soulever les drames des gens sans assurer la suite [. . .].

11 Idem.

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A. Cicolella : Ce qu’il faut, c’est que l’Aveg trouve des cas. Une fois que les cas sont trouvés,on constitue des dossiers et on peut passer aux procès. Aujourd’hui, on peut le faire. Si onreste à trois victimes, le dossier est faible, on peut en trouver deux cents en un an.

Président Aveg : Oui, mais il faut nous aider. On a des problèmes de base, financièrement[. . .]. Moi je n’ai plus de véhicule et les enfants sont traumatisés à force d’être trimballésd’expert en expert. Le nerf de la guerre, c’est quand même l’argent. L’association n’a pasun centime. Moi je pense essayer de voir des gens, de parler au ministre de la Santé duproblème et je voudrais savoir si M. Cicolella accepterait de venir avec moi. Mais personnene me répond. . .

[. . .] A. Cicolella : Les démarches du type rendez-vous avec les ministères ont déjà étéentreprises par le Collectif. Maintenant, ca doit passer par les procès et les médias. Pour ca,il nous faut des victimes. Sinon, il y a déjà des gens au Parlement qui acceptent régulièrementde poser des questions sur les éthers de glycol, mais ca n’est pas par là que ca passe. »12

Si la dénonciation des dangers des éthers de glycol ne peut « passer » que par la publicisationmassive des cas de victimes, force est de reconnaître qu’elle est dans l’impasse. L’Aveg n’a pasles moyens d’effectuer ce travail de mise en visibilité, tandis que les autres membres du Collectifen redoutent les effets politiques potentiels. Tout se passe comme si l’éventualité d’un succèsde l’Aveg représentait pour les organisations professionnelles un risque trop important pour êtrecouru :

« FNATH : Je pense qu’un appel public serait ingérable. [. . .] Ca va si on a cinquante cas.Mais si on lance l’appel à témoignages dans Viva13, dans le bulletin de la FNATH, danscelui du SNPST, on va toucher un million de personnes. Ca va être trop. »14

Il transparaît à travers cet extrait une arithmétique implicite de l’implication des organisationsprofessionnelles aux côtés des victimes des éthers de glycol. Les représentants de ces organisationssont prêts à reconnaître que la situation de survie de l’Aveg est sous-optimale pour la mobilisationdu Collectif, dans la mesure où celle-ci est en quête de visibilité. Mais comment s’assurer qu’unplus grand effort de mise en visibilité ne débouche sur un « excès » de notoriété du problèmedes éthers de glycol, sur une autonomisation totale qui fasse perdre de vue la portée générale del’action collective ? S’il est clair que les quelques membres de l’Aveg ne sont pas assez nombreux,« toucher un million de personnes » serait trop. Une cinquantaine de cas, nombre suffisant pour quel’Aveg puisse avoir une existence propre mais insuffisant pour qu’elle puisse agir sans en référerau Collectif, représenterait un équilibre qu’il semble difficile d’atteindre tant que les membres duCollectif ne courent pas le risque d’une mise en visibilité éventuellement excessive des victimesdes éthers de glycol.

2.2.3. Du corps souffrant à l’abstraction statistique : l’effacement progressif de la figure dela victime

L’absence quasi systématique des victimes lors des réunions du Collectif rend plus aisémenttenables les contradictions de l’action collective. Elle permet aux membres du Collectif d’explorerles marges d’interprétation qui existent autour de la notion de « victime des éthers de glycol ».

12 Idem.13 Extrait du compte-rendu d’observation de la réunion du Collectif Éthers de glycol du 24 avril 2004.14 Extrait du compte-rendu d’observation de la réunion du Collectif Éthers de glycol du 24 avril 2004.

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Les « victimes » regroupées au sein de l’Aveg sont des personnes qui ont été exposées aux éthersde glycol et qui ont subi, dans leur propre corps ou dans celui de leurs enfants, des pathologiesdont elles pensent, à tort ou à raison, qu’elles sont la conséquence de cette exposition. Mais ausein du Collectif, les « victimes » sont parfois seulement définies comme l’ensemble des salariésexposés aux éthers de glycol. C’est le cas dans l’extrait de compte-rendu d’observation de réunionsuivant. Au cours de cette réunion, la représentante du SNPST, le représentant de la CGT et AndréCicolella discutent d’un nouveau projet de recherche des victimes des éthers de glycol, quatreannées après l’affaire IBM :

« SNPST : Sur le titre du projet [. . .] on dit “victimes”, mais on ne devrait pas plutôt dire“exposés” ?

A. Cicolella : Mais c’est la définition d’une victime, quelqu’un qui a été exposé à des niveauxdangereux.

SNPST : Mais on ne cherche pas que des gens qui sont des victimes déclarées, on chercheaussi les victimes potentielles. [. . .]

CGT : Ce débat sémantique touche une vraie question de fond. Qu’est-ce qui définit unevictime ? Est-ce que c’est le fait d’avoir été exposé, ou est-ce que c’est le fait d’avoir desmanifestations du risque ? Moi je défends la première définition. »15

Cette définition alternative des victimes est intéressante pour les organisations professionnelles.Elle leur permet de parler au nom d’un grand nombre de victimes (le million de salariés exposésaux éthers de glycol en France) sans prendre le risque d’une autonomisation de l’Aveg. La notionde victime se trouve ainsi rapportée à une entité statistique abstraite (Jasanoff, 2002) et non plus àdes corps en souffrance. Cette « mise à distance de la souffrance » (Boltanski, 1998) retire la paroleaux victimes et limite ainsi le risque de les voir entrer en « dissidence » (Callon, 1986) par rapportà l’action collective. Les figures concrètes des victimes des éthers de glycol réunies au sein del’Aveg tendent donc progressivement à s’effacer du cœur même de la mobilisation contre l’usageprofessionnel des éthers de glycol. Cette stratégie rhétorique d’abstraction de la notion de victimeet de mise à l’écart des corps en souffrance atténue les contradictions de l’action collective. Ellelégitime la capacité des organisations membres du Collectif à parler au nom d’un grand nombrede victimes à partir de la dénonciation d’un seul cas de substances toxiques dangereuses pour lestravailleurs. Mais, dans le même temps, elle représente un coût pour la mobilisation, puisqu’elleporte en elle le risque d’un désintérêt médiatique pour cette menace dont les victimes réellesdemeurent obstinément introuvables à quelques très rares — et très discrètes — exceptions près.Le silence dans lequel sont aujourd’hui retombés les éthers de glycol est, au moins pour partie,le prix à payer pour une mobilisation agrégeant des intérêts si difficilement conciliables.

3. Conclusion

Du récit des difficultés rencontrées par les victimes des éthers de glycol en France, un ensei-gnement peut être tiré qui concerne le monde de la santé au travail. Les relations complexesentre les organisations syndicales et les membres de l’Aveg au sein du Collectif Éthers de gly-col montrent ce qui sépare les risques professionnels d’autres menaces sanitaires collectives

15 Compte-rendu d’observation de la réunion du Collectif Éthers de glycol du 27 avril 2005.

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aujourd’hui très visibles publiquement. La dénonciation des risques professionnels mal contrô-lés reste aujourd’hui essentiellement dépendante des initiatives syndicales. Or, les organisationsprofessionnelles restent attachées aux dispositifs de gestion concertée du risque hérités de la loide 1898, qui institutionnalisent leur rôle comme acteur de la prévention et de la réparation deseffets du travail sur la santé, même si elles en percoivent les limites. En dénoncant les dangersdes éthers de glycol sans enclencher de processus d’agrégation de cas de victimes similaire àce qui s’est produit dans le cas de l’amiante, les organisations syndicales se maintiennent doncdans un rapport très ambigu, à la fois critique et loyal (Hirschman, 1995b), à ce système. Ellespeuvent ainsi espérer peser sur les arbitrages qui sont effectués au sein des instances paritairesde concertation sur les risques professionnels, sans en exposer trop hardiment les failles à la vuedu public. Cette réticence à scier la branche — si inconfortable soit-elle — sur laquelle ellessont assises incite les organisations professionnelles à recourir à des « tactiques d’évitement »,ou peut-être vaudrait-il mieux dire de contournement, de la « question trop sensible » (Lochak,1998) des lacunes de la gestion du risque chimique professionnel. Dans le cas que nous venonsd’analyser, ce sont les victimes des éthers de glycol qui supportent le coût de cette orientationtactique en étant maintenues à la périphérie des conflits qui se déroulent autour des éthers deglycol depuis dix ans en France.

La difficulté des victimes des risques professionnels à exister publiquement est donc liée à lasurvivance de modes de régulation de la santé au travail qui favorisent les compromis entre lesporte-parole des travailleurs et ceux des employeurs. Depuis dix ans, la mobilisation contre l’usagedes éthers de glycol sur les lieux de travail en France contribue peut-être moins à prolonger les effetsdévastateurs de la crise de l’amiante pour les dispositifs de gestion des risques professionnels qu’àles domestiquer. En ce sens, l’héritage politique de la loi du 9 avril 1898 reste encore aujourd’huiun obstacle majeur au succès des mobilisations de victimes des effets du travail sur la santé.

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