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Sneyder$ de Vogel. 211 Le Cerele, ENCORE UNE FOIS ,,LE CERCLE DONT LE CENTRE EST PARTOUT, LA CIRCONFI~RENCE NULLE PART". 8i je me permets de revenir sur la note que j'ai ins6r~e clans le Neophilologus, XVI, p. 246, c'est que depuis a paru le cinqui~me volume de la magnifique 6dition de Rabelais, publi6e sous la direction de M. Abel Lefranc, contenant le Tiers Livre. On salt qu'au chapitre treize se trouve notre formule: ,,ceste infinie et intellectuale sphaere, le centre de laquelle cst en chascun lieu de l'univers, la cicunference poinct (c'est Dieu selon la doctrine de Hermes Trismegistus)". Darts la note que M. Clouzot consacre h ce passage, je relive d'abord qu'il nomme le Roman de la Rose, en renvoyant h un article 6crit par M. de la Perri~re clans la Rev. des dr. rab.; celui-ci a doric, avant moi, fait le rapprochement avec Jean de Meung sans d'ailleurs en tirer les conclu- sions que j'ai cru pouvoir en tirer. Puis M. Clouzot signale nn petit probl~me d6jh soulev6 par M. Lefranc 1). Seulement il le fair si bri~vement et en des termes si peu pr6cis que le lecteur qui n'aurait pas lu l'6tude de M. Lefranc ne supposerait m6me pas qu'il y efit un probl~me. Ce probl~me, le voici: Dans le Pseudo-Hermes la formule se r6duit h cette id6e: ,,Dieu est une sphere"; comment Rabelais, si pr6eis d'ordinaire en mati~re de citations, a-t-il pu se tromper en attribuant ~ cet auteur le d6veloppement si caractd- ristique de notre phrase? M. Lefranc r6pond que, en effet, Rabelais ne s'est pas tromp6, mais qu'on a toujours mal interpr6t6 le passage du Tiers Livre; les mots mis entre parenth~se ,,c'est Dieu scion la doctrine de Hermes Trismegistus" ne se rapporteraient, d'apr~s l'illustre savant franqais, qu'h la premiere partie ,,ceste infinie et intellectuale sphaere" et non aux roots qui suivent; ces roots, ce d6veloppement, il l'aura rencontr6 dans quelque auteur en vogue et cet auteur serait, precise M. Clouzot, en suivant la suggestion de M. de la Perri~re, ,,un commentateur, peut-~tre Symphorien Champier, qui avait publi6 une Trismegista theologia perdue". Je crois qu'il y aune solution plus simple au probl~me pos6 par M. Lefranc. C'est bien la formule tout enti~re que Rabelais attribue a Hermes Trism6giste et non la premiere partie, comme le suppose le savant francais; seulement il ne I'd trouv6e ni dans le Pseudo-Hermes grec ni darts la traduction de ce texte faite par Ficin (hi 6videmment clans l'6dition publi6e par Adrien Turn,be en 1554); on n'a pas non plus besoin de recourir pour expliquer le d6velop- pement de notre phrase ~ un commentaire perdu; il y aun autre 6crit attribu6 h Hermes Trism~giste et qui contient notre formule route faite, c'est le Liber XXIV philosophorum, publi6 par Clemens Baeumker .o). La seconde proposition, en effet, y est: ,,Deusest sphaera infinita cuius centrum est ubique, circumferentia nusquam". Ce texte, qui semble dater des premieres ann6es du treizi~me si~cle, est-il la source de Rabelais? Je ne le crois pas, d'abord parce qu'il ne semble pas avoir 6t6 tr~s r6pandu, puis parce qu'on 1) Grands Ecrivains de la France, p. 174. ~) Das pseudo-hermetische Buch der viernndzwanzig Meister, ein Beitrag zur Geschichte des Neupythagorismus und Neuplatonismus in Mittelal~er (Studien und Charakteristiken zur fieschichte der Philosophie insbesondere des Mittelalters); gesaram. Vortr~ige und Aufs~itze v. C. Baeumker,hsgg. v. M. firabmann,Miinster i. W., 1928(article publi6 d'abord dans Abhancltungen aus d. Oeb. des Philosophic und ihrer Gesch.; eine Festschrift z. 70. Geburtstag des Freih. G. v. Hertling, 1913, 17--40). Je dois h l'obligeance de M. Aug. Pelzer, scriptor de la Biblioth~que du Vatican, la connaissance de eette int~ressante 6rude.

Encore une fois „le cercle dont le centre est partout, la circonférence nulle part”

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Page 1: Encore une fois „le cercle dont le centre est partout, la circonférence nulle part”

Sneyder$ de Vogel. 211 Le Cerele,

ENCORE UNE FOIS ,,LE CERCLE DONT LE CENTRE EST PARTOUT, LA CIRCONFI~RENCE NULLE PART".

8i je me permets de revenir sur la note que j'ai ins6r~e clans le Neophilologus, XVI, p. 246, c'est que depuis a paru le cinqui~me volume de la magnifique 6dition de Rabelais, publi6e sous la direction de M. Abel Lefranc, contenant le Tiers Livre. On salt qu'au chapitre treize se trouve notre formule: ,,ceste infinie et intellectuale sphaere, le centre de laquelle cst en chascun lieu de l'univers, la cicunference poinct (c'est Dieu selon la doctrine de Hermes Trismegistus)". Darts la note que M. Clouzot consacre h ce passage, je relive d'abord qu'il nomme le Roman de la Rose, en renvoyant h un article 6crit par M. de la Perri~re clans la Rev. des dr. rab.; celui-ci a doric, avant moi, fait le rapprochement avec Jean de Meung sans d'ailleurs en tirer les conclu- sions que j'ai cru pouvoir en tirer. Puis M. Clouzot signale nn petit probl~me d6jh soulev6 par M. Lefranc 1). Seulement il le fair si bri~vement et en des termes si peu pr6cis que le lecteur qui n'aurait pas lu l'6tude de M. Lefranc ne supposerait m6me pas qu'il y efit un probl~me. Ce probl~me, le voici: Dans le Pseudo-Hermes la formule se r6duit h cette id6e: ,,Dieu est une sphere"; comment Rabelais, si pr6eis d'ordinaire en mati~re de citations, a-t-il pu se tromper en attribuant ~ cet auteur le d6veloppement si caractd- ristique de notre phrase? M. Lefranc r6pond que, en effet, Rabelais ne s'est pas tromp6, mais qu'on a toujours mal interpr6t6 le passage du Tiers Livre; les mots mis entre parenth~se ,,c'est Dieu scion la doctrine de Hermes Trismegistus" ne se rapporteraient, d'apr~s l'illustre savant franqais, qu'h la premiere partie ,,ceste infinie et intellectuale sphaere" et non aux roots qui suivent; ces roots, ce d6veloppement, il l'aura rencontr6 dans quelque auteur en vogue et cet auteur serait, precise M. Clouzot, en suivant la suggestion de M. de la Perri~re, ,,un commentateur, peut-~tre Symphorien Champier, qui avait publi6 une Trismegista theologia perdue".

Je crois qu'il y aune solution plus simple au probl~me pos6 par M. Lefranc. C'est bien la formule tout enti~re que Rabelais attribue a Hermes Trism6giste et non la premiere partie, comme le suppose le savant francais; seulement il ne I'd trouv6e ni dans le Pseudo-Hermes grec ni darts la traduction de ce texte faite par Ficin (hi 6videmment clans l'6dition publi6e par Adrien Turn,be en 1554); on n'a pas non plus besoin de recourir pour expliquer le d6velop- pement de notre phrase ~ un commentaire perdu; il y a u n autre 6crit attribu6 h Hermes Trism~giste et qui contient notre formule route faite, c'est le Liber X X I V philosophorum, publi6 par Clemens Baeumker .o). La seconde proposition, en effet, y est: , ,Deusest sphaera infinita cuius centrum est ubique, circumferentia nusquam". Ce texte, qui semble dater des premieres ann6es du treizi~me si~cle, est-il la source de Rabelais? Je ne le crois pas, d'abord parce qu'il ne semble pas avoir 6t6 tr~s r6pandu, puis parce qu'on

1) Grands Ecrivains de la France, p. 174. ~) Das pseudo-hermetische Buch der viernndzwanzig Meister, ein Beitrag zur Geschichte

des Neupythagorismus und Neuplatonismus in Mittelal~er (Studien und Charakteristiken zur fieschichte der Philosophie insbesondere des Mittelalters); gesaram. Vortr~ige und Aufs~itze v. C. Baeumker, hsgg. v. M. firabmann, Miinster i. W., 1928 (article publi6 d'abord dans Abhancltungen aus d. Oeb. des Philosophic und ihrer Gesch.; eine Festschrift z. 70. Geburtstag des Freih. G. v. Hertling, 1913, 17--40). Je dois h l'obligeance de M. Aug. Pelzer, scriptor de la Biblioth~que du Vatican, la connaissance de eette int~ressante 6rude.

Page 2: Encore une fois „le cercle dont le centre est partout, la circonférence nulle part”

Sneyders de Vogel. 212 Le Cercle.

n 'y lit pas le correspondant de l 'adjectif si caract6ristique intellectuale! Mais il y a d'autres auteurs qui attribuent la comparaison de la sphere

h Hermes. Bonaventure, qui darts son Itinerarinm mentis a parl~ de la ,,sphaera intelligibilis cuius centrum est ubique et circumferentia nusquam", l 'a t t r ibue dans ses Senfentiae i) ~ ce personnage fabuleux: ,,Ubique enim est centrum illius potentiae, sieut dicit Trismegistus ' . !I est pourtant im- probable que Rabelais ait lu le Doctor Seraphicus et ait combin6 ces deux textes. Puis Thomas de Aquino attribue dans les Questiones disputatae de Veritate 2) 6galement notre formule au Trism6giste: . . . . , ,Unde Trismegistus dicit: Deus est sphaera intelligibilis cuius centrum ubique, circumferentia vero nusquam, per centrum exponens creaturam, ut Alanus exponit ."

Tous deu• Bonaventure aussi bien que Thomas, semblent, en partie du moins, se baser sur un auteur c616bre et qu'ils ont connu personnellement ~t Paris off il fut professeur de 1224 ou 1225 h 1231, date off il partit pour Magdebourg. C'est Bartho[omaeus Anglicus, auteur de De proprie- tatibus return, nne sorte d'encyclop6die en dix-neuf livres, ant6rieure h celle de Vincent de Beauvais, et qui a joui d'une vogue immense: il y a peu de biblioth~ques en Europe qui ne poss~dent un manuscrit de cet ouvrage; la settle Biblioth~.que Nat-ionale de Paris en a dix-huit. 11 en parut quatorze 6ditions au moins avant 1500. II n'y a pas de doute que Rabelais Wait connu l 'ouvrage de Bartholomaeus, Franciscain comme lui. Or, nous lisons darts ce texte a): , ,Propter quod Termegistus describens Deum prout potuit ait sic: Deus est spera inlellectualis, cuius centrum ubique est, circunferentia vero nus- quam". 11 me semble /~ peu pr6s stir que Rabelais a eu devant lui cette ency- lop,die en ~erivant le chapitre treize de son Tiers Livre; et nous constatons que le grand ~crivain a ic[ comme darts d'autres cas cit6 de seconde main ~-).

Reste maintenant ~ trouver la source de Bartholomaeus Anglicus. Comme il a mis h contribution darts son encyclop~die des ouvrages grecs, arabes et juifs, traduits peu avant en latin, je ne serais pas dtonn~ qu'il efit ici aussi puis6 ~ une source arabe, l. ' inflnence de la pens6e arabe sur notre culture europ6enne a certes 6t6 plus grande qu'on ne le croit en g6n6ral; et je suis stir qu'en suivant cette piste, on pourra faire des d6couvertes int6ressantes. Constatons en terminant que Symphorion Champier, qui d6s 1510 a compar~ Dieu /i ,,une esph~re inintelligible duquel le centre est partout et la circon- f6rence en nul lieu", a bien puis~ comme nous l 'avions suppos6, darts l'Itinerarium mentis de Bonaventure: l 'expression ,,esph~re inintelligible" s'explique, en effet, par la fautive le~;on ,,inintelligibilis", qui se lit darts la premiere ~dition de Bonaventure, parue en 1594 h Venise 5) et qui a done dfi se trouver dans quelque manuscrit.

Groningen. K. SnEVOERS DE VOGEL.

1) dist. 37, pars 1, art. 1, quaestio 1 ad 3. 2) quaestio 2, art. 3, object. 11. 8) De proprietatibus rerum, I, 16. 4) Je n'ai pu consulter le recueil des Auctoritates, ed. Quentel 1507, cit6 par Baeumker

et off notre formule est attibu6e h Emp6docle, .M.B. suppose que ce d6tail est emprunt~ au pseudo-Empddocle arabe, mais il semble plus vraisemblable qu'il remonte h Vincent de Beauvais, Speculum Historiale, It, 1 et Speculum Naturale, I, 4.

~) Rev. el. ~l. ra9., Ill, p. 265.