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Encyclo Revue de l’École doctorale ED 382 Pratiques sociales Pensée critique Économies Sociétés Civilisations Politique Espaces

Encyclo - Paris Diderot Universityed382.ed.univ-paris-diderot.fr/IMG/pdf/encyclo_no_6-2.pdf · Habiter, lieux de vie et façons de vivre Les textes réunis dans ce nouveau numéro

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EncycloRevue de l’École doctorale ED 382

Pratiques sociales

Pensée critique

Économies

Sociétés

Civilisations

Politique

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EncycloRevue de l’École doctorale ED 382

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Prix TTC 15 €ISSN 2266-2677

DOSSIER THÉMATIQUE : « HABITER, LIEUX DE VIE ET FAÇONS DE VIVRE »

Ninon DUBOURG, Delphine PIETU et Marija PODZOROVAHabiter, lieux de vie et façons de vivre

DE L’INDIGENCE À L’EXCLUSION

Natalie CAMACHO MARIÑORue, drogue et violence : la survie des jeunes habitants de la rue à Bogotà

Zacharia BANDAOGO« Ouaga 2000 » : sa naissance, ses habitants et ses détracteurs (1996 à nos jours)

L’INDIVIDU ET LE LIEU DE VIE

Patricia CABIANCA GAZIREHabiter la ville, habiter le moi

Sami FREDJL’habitat comme reflet de la santé psychique

REVENDIQUER LES MODES DE VIE

Baptiste COLINDroit à la ville ? Révolutions, utopies et leur espace approprié. Les squatters de la rue de l’Est (1982) à la lumière de la géographie marxiste

Marija PODZOROVAHabiter dans la peinture soviétique dans l’entre-deux-guerres

VARIA

Mariano di PASQUALE Circulation du savoir médical et politique à Buenos Aires (1820-1852)

RÉSUMÉS DE THÈSE

Carolina MARTINEZ Mondes parfaits et étrangers dans les confins de l’Orbis Terrarum. Utopie, expansion transocéanique et altérité (xvie-xviiie siècles)

Sylvain MUSINDE SANGWA Parenté et patrimoine foncier chez les Bena Mambwe de la République démocratique du Congo. La réappropriation de la dépouille de l’épouse par son lignage

Géraldine BARRON-FORTIEREntre tradition et innovation : itinéraire d’un marin, Edmond Pâris (1806-1960)

Matias Emiliano CASASLes métamorphoses du gaucho. De la poésie épique à la tradition nationale (1930-1960)

COMPTE RENDU DE LECTURE

Christiane DEMEULENAERE-DOUYÈRE et Liliane HILAIRE-PÉREZ (dir.)Les expositions universelles. Les identités au défi de la modernité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014 (Géraldine BARRON-FORTIER)

9782744201936

N° 6 - 2015

Encyclo

Revue de l’ École doctoraleÉconomie, Espaces, Sociétés, Civilisations :

pensée critique, politique et pratiques sociales (EESC)Université Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité, ED 382

REVUE DE L’ECOLE DOCTORALEÉCONOMIE, ESPACES, SOCIETES, CIVILISATIONS :

PENSEE CRITIQUE, POLITIQUE ET PRATIQUES SOCIALES (EESC) ED 382UNIVERSITE PARIS DIDEROT – SORBONNE PARIS CITE

Directeur de publication : Jean-Pierre GuilhembetÉditeur : Université Paris Diderot - Paris 7Directrices de rédaction : Léa Macadré, Elena Smirnova, Paraskevi Michailidou Secrétaires générales de rédaction : Aurélie Massie, Marija Podzorova, Romain Millot, Elsa Paris.Responsable éditoriale : Liliane Hilaire-PérezComité de lecture : Mathieu Arnoux, Gérard Beltrando, Marie-Noëlle Bourguet, Anna Caiozzo, Omar Carlier, Charlotte de Castelnau, Sophie Cœuré, Liliane Crips, Claudine Delphis, Claudia Girola, Pilar Gonzalez Bernaldo, Azadeh Kian, Martine Leibovici, Didier Lett, Natacha Lillo, Manuela Martini, Denis Merklen, Zacarias Moutoukias, Arnaud Passalacqua, Marie-Louise Pelus-Kaplan, Judicaël Petrowiste, Michel Prum, Fabien Simon.Conseil scientifique : Françoise Balibar, Jean-Marc Besse, Judith Butler, Monique Chemillier-Gendreau, Catherine Coquery-Vidrovitch, Souleymane Bachir Diagne, Florence Dupont, Pierre Ellinger, Laurent Faret, Monique Fort, Vincent de Gaulejac, Antonia Grunenberg, Claudia Hilb, Thomas Lamarche, Numa Murard, Mahamet Timera, Maryse Tripier.Diffusion :

École doctorale Économie, Espaces, Sociétés, CivilisationsPensée critique, politique et pratiques sociales (EESC)

Université Paris Diderot (ED 382 – Sorbonne Paris Cité)5, rue Thomas Mann - 75205 CEDEX 13

Mise en ligne :http://ed382.ed.univ-paris-diderot.fr/-Encyclo-

https://medihal.archives-ouvertes.fr/ENCYCLO_1/Reproduction :Tous droits de reproduction, d’adaptation et de représentation réservés, pour tous pays.Toutes les demandes d’autorisation de reproduire les textes, les illustrations (photo-graphies, diagrammes, etc.) contenus dans ENCYCLO sont à présenter à l’éditeur exécutif.En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation écrite de l’éditeur.Copyright © 2015 – Université Paris Diderot - Paris 7Limitation de responsabilitéNonobstant les rôles respectifs du Conseil scientifique et du Comité de lecture, les opinions et les arguments présentés dans les articles publiés n’engagent que leur(s) auteur(s). La responsabilité des éditeurs ne peut être retenue en cas de dommage de tous ordres résultant d’une interprétation erronée des articles publiés.ISSN 2266-2677

Sommaire

Dossier thematique : habiter, lieux de vie et façons de vivreNinon Dubourg, Delphine Piétu et Marija Podzorova

Habiter, lieux de vie et façons de vivre ........................................9

De l’indigence a l’exclusionNatalie Camacho Mariño

Rue, drogue et violence : la survie des jeunes habitants de la rue à Bogotà........................................................................................17

Zacharia Bandaogo« Ouaga 2000 » : sa naissance, ses habitants et ses détracteurs (1996 à nos jours) ......................................................................35

L’individu et le lieu de vie Patricia Cabianca Gazire

Habiter la ville, habiter le moi...................................................55Sami Fredj

L’habitat comme reflet de la santé psychique.............................67

Revendiquer les modes de vie Baptiste Colin

Droit à la ville ? Une réalisation des squatteurs de la rue de l’Est (Paris, 1982)...............................................................................79

Marija Podzorova Habiter dans la peinture soviétique dans l’entre-deux-guerres.....99

Varia Mariano Di Pasquale

Circulation du savoir médical et politique à Buenos Aires (1820-1852) ...............................................................................……127

Resumes de theseCarolina Martinez

Mondes parfaits et étrangers dans les confins de l’Orbis Terrarum. Utopie, expansion transocéanique et altérité (XVIe-XVIIIe siècles).....................................................................................147

Sylvain Musinde sangwa Parenté et patrimoine foncier chez les Bena Mambwe de la République démocratique du Congo. La réappropriation de ladépouille de l’épouse par son lignage ......................................151

Géraldine Barron-Fortier Entre tradition et innovation : itinéraire d’un marin, Edmond Pâris (1806-1960)..............................................................................157

Matias Emiliano CasasLes métamorphoses du gaucho. De la poésie épique à la tradition nationale (1930-1960)..............................................................165

Compte rendu de lectureChristiane Demeulenaere-Douyère et Liliane Hilaire-Pérez (dir.)

Les expositions universelles. Les identités au défi de la modernité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014 (Géraldine Barron-Fortier)……………...…..........................................171

Resumes, Mots-cles et Biographies des auteurs 175

Journée d’étude organisée par les doctorantes du Laboratoire « Identités, Cultures, Territoires » (ICT) de l’Université

Paris Diderot - Paris 7 (Paris 7, 22 septembre 2014)Ninon Dubourg, Delphine Piétu, Marija Podzorova

Dossier thematique

Habiter, lieux de vie et façons de vivre.Une approche pluridisciplinaire du

quotidien

Habiter, lieux de vie et façons de vivre

Les textes réunis dans ce nouveau numéro d’Encyclo, revue de l’ École doctorale ED 382 sont le fruit de la journée d’étude organisée par les représentantes des doctorants du laboratoire « Identités, Cultures, Territoires » (ICT) « Habiter, lieux de vie et façons de vivre. Une approche pluridisciplinaire du quotidien » qui s’est tenue le 22 septembre 2014 à l’Université Paris Diderot – Paris 7. Cette journée d’étude, pensée comme un espace de dialogue entre pairs, a été conçue par et pour des doctorants en les faisant participer à chaque étape de l’organisation, lors des interventions, des discussions et désormais pour la publication. En rassemblant des doctorants de différentes disciplines des sciences humaines, nous voulions nous enrichir par le partage de nos recherches et la confrontation de nos méthodes. Un questionnement autour du lieu de vie nous a semblé pouvoir réunir les doctorants des différents laboratoires composant l’École doctorale 382. Nous souhaitions cependant élargir davantage nos perspectives et avons également invité des doctorants du « Centre d’Étude Psychopathologique et Psychanalyse » (CEPP) rattaché à l’École doctorale « Recherches en psychanalyse et psychopathologie » (ED 450).

Si le dictionnaire Larousse définit le verbe habiter par « avoir son domicile quelque part, résider de manière relativement permanente, y vivre », le champ à aborder est en fait bien plus vaste. Comme le souligne la sociologue Marion Segaud dans la première ligne de l’introduction de son Anthropologie de l’espace, « l’espace habité est […] une construction sociale1 ». Ainsi, « habiter c’est, dans un espace et un temps donnés, tracer un rapport au territoire en lui attribuant

* Laboratoire « Identités, Cultures, Territoires » (ICT), Université Denis Diderot - Paris 7 ** Laboratoire « Identités, Cultures, Territoires » (ICT), Université Denis Diderot - Paris 7 *** Laboratoire « Identités, Cultures, Territoires » (ICT), Université Denis Diderot-Paris 7 1  Marion Segaud, Anthropologie de l’espace - Habiter, fonder, distribuer, transformer, Paris, Armand Colin, 2010, p. 7.

Ninon Dubourg* Delphine Piétu** Marija Podzorova***

Ninon Dubourg, Delphine Piétu, Marija Podzorova10

des qualités qui permettent à chacun de s’y identifier2 ». Les façons d’habiter et les pratiques de l’habitat s’articulent en fonction des usages et des comportements – qu’ils soient individuels ou collectifs – des hommes qui y vivent. Comme l’ajoute Bernard Salignon, professeur d’esthétique, « habiter, ce n’est pas s’abriter3 », il s’agit au contraire de comprendre et d’approcher le rapport de l’homme au monde dans la complexité de l’habitat, autant intime que social, dans le rapport aux autres. Si l’individu vit dans un habitat, les communautés humaines en sont les créatrices. Elles aménagent le territoire en fonction de ce besoin primaire. L’architecte Catherine Furet ajoute que « l’habitation fabrique la ville par son mode d’assemblage4 » et compose la substance des lieux où vivent les hommes. La question résidentielle nous intéresse alors autant que le mode de vie des personnes qui y habitent. Ce thème de l’habitat ne fait son apparition dans les sciences sociales qu’après la Seconde Guerre mondiale en tant que « fonction radicalement foncière et transhistorique5 » et se renouvelle sans cesse depuis. En effet, au risque de perdre l’essence de l’homme, l’étude de l’individu en lien avec l’espace est un outil dont on ne peut se passer non seulement en géographie, mais dans les sciences sociales dans leur ensemble. Pourtant, si le concept d’habiter se retrouve dans tous les grands domaines disciplinaires, il demeure souvent assez marginal6.

D’un point de vue historique, l’habitat nous permet d’appréhender la notion complexe d’« habiter ». Grâce à l’histoire, il est possible d’étudier de nombreuses pratiques associées à une même notion d’habiter selon les époques et les espaces considérés. Par exemple, dans la Rome antique, « les symboles dont disposaient les personnages importants pour afficher leur place dans la société sont multiples : la domus, les jardins, les propriétés foncières, le nombre d’esclaves et de clients étaient autant de signes révélateurs du rang d’un individu7 ». De même au XVIIIe siècle, où « dans une société régie par la culture 2  Marion Segaud, Anthropologie de l’espace - Habiter, fonder, distribuer, transformer, op. cit., p. 70.3  Bernard Salignon, Qu’est-ce qu’habiter ?, Paris, Éditions de la Villette, 2010, p. 13.4 Catherine Furet, « Habiter en ville : la multiplicité des assemblages », in Ariella Masboungi (dir.), Bien habiter la ville, Paris, Éditions le Moniteur, 2010, p. 51 à 60.5 Bernard Salignon, Qu’est-ce qu’habiter ?, op. cit., p. 20.6 Olivier Lazzarotti, Brigitte Frelat-Kahn (dir.), Habiter. Vers un nouveau concept ?, Paris, Armand Colin, 2012, p. 14.7 Marie Allorge-Courtin, « La rue à Rome, spectacle des apparences d’après Martial et Juvénal », in Habiter en ville au temps de Vespasien, Actes de la table ronde de Nancy, 17 octobre 2008, études d’archéologique classique XIV, Association pour la Diffusion de la recherche sur l’Antiquité, Paris, Éditions de Boccard, 2001, p. 63-74.

Habiter, lieux de vie et façons de vivre 11

des apparences, l’habitat – comme le vêtement – devait signifier la place de chacun dans la hiérarchie sociale8 ». Les ruraux comme les citadins cherchent à se définir par leur maison (architecture, grandeur, apparat, décoration intérieure) et leur localisation dans le territoire ou dans la ville (proche du centre, quartier mal famé, beau quartier). Les sciences sociales s’intéressent à la distribution spatiale des individus et des groupes sociaux dans la ville9. Cette géographie sociale n’est pas formée aléatoirement et les habitats sont répartis selon la logique des groupes sociaux : les façons d’habiter apprennent beaucoup sur les rapports entre ces groupes et sur la morphologie de la ville. La mobilité des individus transforme le rapport de l’homme à l’espace. La victoire de l’urbain sur le rural entraîne aussi la redéfinition de nouvelles problématiques et remet en cause l’opposition traditionnelle entre ville et campagne10 pour laisser l’homme osciller entre un système global ou local. Proposant intentions et projets, le temps se déroule et les hommes se projettent dans un habitat toujours meilleur, car ils ont l’« ambition de connaître le monde d’aujourd’hui pour y agir, et donc l’habiter11».

Dès lors, « Habiter » mobilise intrinsèquement toutes les disciplines et implique de relever le défi de la pluridisciplinarité. Dans les actes que nous avons le plaisir de publier aujourd’hui sont présentes la sociologie, l’ethnologie, la psychanalyse, la psychologie clinicienne, l’histoire et l’histoire de l’art. Considérant la variété des sujets proposés, définir l’organisation des interventions n’a pas été chose aisée. En effet, l’étude peut se faire à plusieurs échelles : que l’habitat soit pris dans son cadre strict ou dans son environnement plus large, il peut aussi être intériorisé par l’expérience sociale ou psychique de celui qui y vit… « Habiter » est un acte du quotidien qui prend pourtant de multiples formes et renvoie à de nombreuses réalités, expériences vécues, individuelles ou collectives. « Habiter » est toujours en lien

8  Michel Figeac, « Les significations d’un lieu de vie : l’hôtel parlementaire à Bordeaux et à Toulouse dans la seconde moitié du XVIIIe siècle », in Clarisse Coulomb (dir.), Habiter les villes de cours souveraines en France (xvie – xviiie siècle), Grenoble, Publication de la MSH Alpes, 2008, p. 149-168. Plus généralement, voir cette publication pour les questions de l’implantation spatiale des élites urbaines. 9 Sylvain Turc, « Réflexions sur les modalités de l’inscription spatiale des élites dans une ville de parlement : Grenoble, 1750 – 1794 », in Clarisse Coulomb (dir.), Habiter les villes de cours souveraines en France (xvie – xviiie siècle), op. cit., p. 73-96.10  Olivier Lazzarotti, Brigitte Frelat-Kahn (dir.), Habiter. Vers un nouveau concept ?, op. cit., p. 13.11 Michel Casta, « Habiter le monde actuel : histoire et présent dans l’enseignement secondaire », in Olivier Lazzarotti, Brigitte Frelat-Kahn (dir.), Habiter. Vers un nouveau concept ?, op. cit., p. 307-317.

Ninon Dubourg, Delphine Piétu, Marija Podzorova12

avec le monde, avec un lieu, un espace bien particulier12 et, parfois, à délimiter : « habiter ce n’est pas être sur la Terre ou être dans un espace, c’est faire avec l’espace13 ». À travers le cadre urbain essentiellement, plusieurs lieux et échelles sont proposés par les six communications de ce volume. Trois axes d’étude ont été établis afin de faire ressortir les aspects de l’habitat développés par les communications ainsi que ses enjeux tant pour les sociétés que pour les individus.

L’indigence et l’exclusion se traduisent dans le lieu de vie, dans les rapports entretenus par les individus à ces lieux. L’habitat, révélateur des inégalités et des clivages sociaux, en est une expression visible qui n’est pas seulement propre à notre époque ou notre pays, mais universelle. Dans le cadre urbain étudié se croisent des individus extrêmement différents qui pourtant cohabitent. Ainsi, la communication de Nataly Camacho Mariño s’intéresse à un groupe social bien défini par l’administration colombienne : les personnes qui font des rues de Bogotà leurs habitations. Appréhendée sous l’angle de la jeunesse, de la drogue et de la violence, la rue représente un espace vécu porteur de savoirs. Face aux contraintes posées par leur milieu de vie, ces jeunes mettent en place différentes pratiques de survie dont certaines jouent en fait contre eux. Les questions de la ségrégation, du mépris et d’une liberté fantasmée par les institutions colombiennes sont abordées par l’auteure qui mobilise la parole de jeunes hommes et femmes, témoins du mépris des hommes et survivants des rues. Interrogeant, lui aussi, l’échelle de la ville, Zacharia Bandaogo se penche sur la question de l’aménagement urbain planifié. À partir de 1996 à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, s’élève un nouveau quartier où siègent les structures administratives et politiques. Cependant, le développement de ce quartier se fait aux dépens des habitants de la capitale qui ne s’y reconnaissent pas et n’y sont d’ailleurs pas les bienvenus. Interrogeant la création d’espaces neufs sous couvert de politiques publiques d’assainissement et d’amélioration des conditions de vie, l’auteur met au contraire en lumière les inégalités entre les classes sociales qui se renforcent à Ouaga 2000, où tout n’est que luxe.

À l’échelle de l’intime, au cœur de l’individu, le lieu de vie peut s’étudier à travers sa dimension psychopathologique et comme

12 Jacques Lévy, Échelles de l’habiter, Paris, Puca, collection recherche, 2008, p. 11.13 Mathis Stock, « ″Faire avec l’espace″: pour une approche de l’habiter par les pratiques », in Olivier Lazzarotti, Brigitte Frelat-Kahn (dir.), Habiter. Vers un nouveau concept ?, op. cit., p. 57-75.

Habiter, lieux de vie et façons de vivre 13

élément du processus de soin. Patricia Cabianca Gazire se demande comment les pratiques fabriquent l’espace14. Les écrits d’une jeune femme atteinte de troubles psychiques laissent entrevoir São Paulo d’une façon tout à fait singulière. Entre narration et psychanalyse, le parcours semé d’embûches d’Agatha permet d’approcher la ville à travers ses représentations. Dans sa vie romanesque, elle la rencontre, s’y installe et l’habite. La ville devient petit à petit le lieu métaphorique de sa cure psychanalytique par la création d’un lien intime tissé entre la jeune femme et le lieu, et ce, dans le but d’exister quelque part. Sami Fredj montre que l’appropriation du lieu de vie relève de mécanismes psychiques. En cela, il peut constituer une source de troubles psychiques comme un moyen de les réduire. Certains lieux de soin peuvent ainsi constituer des lieux de vie et l’habitation peut elle-même servir de point d’appui à un programme thérapeutique. Sami Fredj précise que l’espace d’habitation peut être le reflet de la santé psychique d’un individu. D’un point de vue psychologique, le lieu de vie doit être un endroit où un individu, a fortiori un patient, se sent en sécurité. C’est aussi un espace où la personne peut afficher son identité et où un trouble psychique peut être identifié. L’appropriation du lieu passe par un projet de réinsertion mené par des professionnels de la santé, qui tentent d’enrayer les schémas d’exclusion afin que les patients trouvent leur place, cette fois en dehors des institutions, dans une démarche de réinsertion dans la société civile.

Enfin, le dernier axe, « revendiquer des modes de vie », analyse les relations de l’individu avec les politiques publiques et ses combats pour faire respecter son individualité et son droit de choisir son habitat. Sujet de réflexion pour les habitants, les professionnels, les artistes, les pouvoirs publics, l’habitat est un enjeu. Baptiste Colin s’attache à décrire les squats dont les occupants s’opposent par l’investissement des lieux à une gestion trop ordonnée du parc immobilier urbain. Dans le Paris des années 1980, les squatteurs revendiquent ainsi de pouvoir vivre autrement dans un espace choisi, non utilisé par les politiques publiques, mais rendu utile par le squat. Étudiant plus précisément Les Fossoyeurs du Vieux-Monde qui squattent la rue de l’Est dans le quartier de Belleville, l’auteur présente la lutte du « droit à la rue » et de la défense d’un territoire par les acteurs qui se l’approprient et qui l’habitent. Représentant une autre forme de lutte pour accéder à son

14 Mathis Stock, « ″Faire avec l’espace″: pour une approche de l’habiter par les pratiques », in Olivier Lazzarotti, Brigitte Frelat-Kahn (dir.), Habiter. Vers un nouveau concept ?, op. cit., p. 57-75.

Ninon Dubourg, Delphine Piétu, Marija Podzorova14

habitat, Marija Podzorova dépeint à travers des tableaux l’organisation de l’espace urbain soviétique des années 1920-1930 à Petrograd et à Moscou. Les peintres deviennent les témoins des programmes architecturaux de l’Union Soviétique. L’exclusion organisée par le régime de certaines catégories sociales de la capitale russe aboutit à une crise du parc immobilier et entraîne comme conséquences la « psychose du logement » et la « hiérarchie de la pauvreté », implicitement critiquées dans les œuvres de certains artistes. Les transformations de l’appareil étatique russe, des modes de vie et du cadre urbain sont mises en lumière à travers l’analyse esthétique.

Avant de vous laisser prendre connaissance de ces contributions, nous souhaitons remercier l’École doctorale « Economie, Espaces, Sociétés, Civilisations : pensée critique, politique et pratiques sociales » (ED 382) ainsi que le laboratoire « Identités, Cultures, Territoires » (ICT) pour leur soutien logistique et financier dans l’organisation de cette journée d’étude. Nous exprimons également notre reconnaissance aux doctorants qui se sont prêtés au jeu des discussions : Benjamin Lévy (CEPP), Léa Macadré (ICT), Florent Piton (CESSMA) et Rémi Zanni (LCSP). Nous espérons que vous prendrez autant de plaisir à la lecture que nous en avons pris à organiser cette journée.

de l’indigence à l’exclusion

Rue, drogue et violence: La survie des jeunes habitants de rue à Bogotà

Quand j’ai commencé mon travail de terrain avec des personnes sans abri dans le centre-ville de Bogotá, en Colombie, je n’arrivais à parler qu’avec des personnes de plus de trente-cinq ans. Cependant, j’observais, à l’occasion de chacun de mes parcours ethnographiques, plusieurs jeunes, filles et garçons1, qui faisaient la manche dans les bus, qui se baladaient, ou qui sortaient ou entraient dans les ollas2. A chaque fois que j’ai tenté de les aborder, j’ai fait face à des échecs. Parfois ils marchaient très vite ; ils s’arrêtaient rarement. Parfois ils étaient sous l’emprise de drogues. Parfois, simplement, j’avais peur car je voyais de loin des bagarres et je n’osais pas me rapprocher.

Les ollas, je les connaissais déjà. Toutes les personnes que j’ai rencontrées dans la rue y allaient à un moment de la journée pour acheter et consommer des drogues. Certaines y passaient une grande partie de leur temps. Mais, à chaque fois que j’entrais dans ces espaces ou que je me baladais aux alentours, la présence massive de jeunes, et même d’enfants, m’interpellait. Les personnes sans abri avec lesquelles je parlais se plaignaient souvent de cette jeunesse qui avait du mal, comme elles disaient, « à piloter ce mode de vie ».

Je me suis donc intéressée rapidement à cette jeunesse. Contrairement à l’image chaotique que beaucoup de personnes me transmettaient, je voyais ces jeunes se débrouiller3 suffisamment bien dans le milieu de la rue pour faire face à toutes les contraintes. Entre

* « Laboratoire de Changement Social et Politique » (LCSP), Université Paris Diderot - Paris 7 1  J’ai rencontré plusieurs jeunes LGBTI, qui se disaient toujours appartenir à une des deux catégories, femmes ou hommes. Je me base donc sur la revendication de cette appartenance.2  En français : marmites ou casseroles. Ollas est le terme utilisé par tous les acteurs sociaux en relation avec mon sujet de recherche pour désigner tout type de centre de vente et de consommation des drogues. Nous verrons plus loin les différents types d’ollas.3  Dans cet article, le verbe « se débrouiller » est une traduction de l’espagnol rebuscárselas, qui exprime l’idée de trouver des moyens ou d’inventer des solutions pour répondre aux difficultés quotidiennes.

Nataly Camacho Mariño*

Nataly Camacho18

mon intérêt pour ces jeunes et mon impossibilité à leur parler dans la rue, j’ai décidé de demander les autorisations nécessaires pour pouvoir entrer dans des centres publics d’accueil de jour, destinés à des jeunes habitants de rue4 âgés de moins de vingt-huit ans5.

Dans ces espaces institutionnels, j’ai été confrontée à des corps fatigués - malgré leur jeunesse -, blessés, sales, maigres, affamés, assoiffés, ayant tous des trajectoires différentes dans la vie (parents décédés, abandon, expulsion du foyer familial, famille victime de déplacement forcé6, maltraitance, viol…) et dans la [vie de la] rue (prison, centres de réhabilitation, prostitution, meurtres, ex-paramilitaires…). Ces trajectoires qui, comme dirait María Epele pour le cas des jeunes usagers de drogues en Argentine, « les ont placés en dehors des réseaux sociaux qui assurent un minimum de protection et de prise en charge7 ». Parmi ces jeunes, très peu ont fini le lycée ; plusieurs ont abandonné leurs études pendant le collège et certains n’ont pas fini le primaire.

Ces jeunes viennent tous des quartiers populaires de Bogotà ou d’autres villes du pays, parfois assez éloignées de la capitale. Ils parchan8, depuis plusieurs mois ou plusieurs années, dans le centre-ville, notamment dans les ollas. Espaces dans lesquels j’ai pu accompagner

4  En Colombie, on parle d’ « habitants de rue » pour désigner la catégorie administrative correspondant aux personnes sans abri. Selon le dernier recensement disponible de la population habitante de rue à Bogotà, il y avait, en 2011, 9 614 personnes en situation de rue dans la ville. Cependant, pour la rédaction de son plan de travail de l’année 2013, l’Institut pour la protection de l’enfance et la jeunesse (Idipron) a recensé 8 864 enfants et jeunes dans la rue. Voir Alcaldía Distrital de Bogotá, Secretaria de Integración Social, « Generación de capacidades para el desarrollo depersonas en prostitución o habitantes de Calle », Proyecto CP-0743-2012, Bogotà, 2012, p. 17 et Idipron, « 722 Protección, Prevención y Atención Integral a Niños, Niñas, Adolescentes y Jóvenes en Situación de Vida de y en Calle y Pandilleros en condición de Fragilidad Social 2013 Bogotá Humana », accessible sur : http://www.idipron.gov.co/index.php/normatividad/85-idipron/sic/276-722-proteccion-prevencion-y-atencion-integral-a-ninos-ninas-adolescentes-y-jovenes-en-situacion-de-vida-de-y-en-calle-y-pandilleros-en-condicion-de-fragilidad-social-2013-bogota-humana, (consulté le 10 septembre 2015).5  J’ai obtenu l’autorisation d’aller dans un centre pour filles et dans un centre pour garçons une ou deux fois par semaine, pendant une durée d’environ quatre mois, entre janvier et juin 2014. Le travail de terrain s’est poursuivi entre décembre 2014 et mars 2015, période pendant laquelle je me suis concentrée sur un travail ethnographique dans la rue.6  Il s’agit d’un déplacement interne dû à des situations de violence. 7  Maria Epele, Sujetar Por La Herida: Una Etnografía Sobre Drogas, Pobreza Y Salud, Buenos Aires, Paidós, 2010, p. 203. Traduit de l’espagnol par moi-même.8  Le verbe parchar - argot colombien - est très important dans le milieu de la rue. Il exprime diverses expériences : se balader, se débrouiller, habiter, consommer des drogues, partager avec des amis, être dans un endroit, s’identifier à un endroit.

Rue, drogue et violence 19

certains d’entre eux, quand la confiance mutuelle nous a permis de sortir des murs des institutions.

C’est à ce moment là que j’ai été confrontée à ces mêmes corps juvéniles, cette fois-ci complètement exposés. Tout d’abord, au regard social qui pose sur eux un double stigmate9. D’une part, un « stigmate visible », lié à leur manière de se tenir, de marcher, de parler, mais aussi à leurs habits, à leur odeur, à leurs pratiques quotidiennes, à leur prise de risques ; d’autre part, concernant l’usage de drogues, « un stigmate moral invalidant le sens de leur activité et de leur expérience10 ».

Leur intimité est aussi exposée dans la vie de la rue et cela ne fait qu’alimenter le rejet social11. Dans le centre-ville de Bogotà, comme dans toute la ville, les personnes sans-abri usagers de drogues, s’approprient des espaces publics pour consommer des drogues, pour se laver dans les petits bassins ou fontaines, pour dormir dans des coins de rues ou dans des parcs. Ces gestes font de ces corps des corps remarquablement visibles. Ils dérangent les passants ordinaires et le voisinage.

En outre, il existe une exposition à la violence. Dans le milieu de la rue et particulièrement dans les ollas, les violences ressenties et projetées jouent un rôle principal. Dans la rue, les jeunes s’exposent à des humiliations, à des agressions physiques et même à des assassinats collectifs12, conséquences du rejet social. Dans les ollas, où les armes, les tortures et les meurtres semblent être quotidiens, ces jeunes s’exposent à toutes sortes d’agression (bagarres, coups de couteau ou de feu, viols).

Il s’agira donc dans cet article de décrire et d’analyser les diverses pratiques de survie, tantôt matérielles, tantôt en réponse à la violence, que ces jeunes utilisent quotidiennement face à toutes les contraintes de leur milieu de vie. Tout d’abord, je vais m’intéresser à la rue comme espace vécu, comme un espace plutôt défini où diverses expériences d’appropriation et de survie convergent. Ensuite, je m’intéresserai aux multiples situations de violence auxquelles ces

9  Patricia Bouhnik, Toxicos. Le goût et la peine, Paris, La Découverte, 2007, p. 194-195. Dans ce livre, l’auteure avance la thèse d’une double stigmatisation chez les usagers de drogues : un stigmate visible et un stigmate moral.10  Ibid.11  Comme l’exprime Patricia Bouhnik dans le cas des usagers de drogues en France : « Le rythme de la vie à la rue conduit à bouleverser les gestes intimes et ordinaires du quotidien. Les usagers – comme d’autres habitants de l’espace public – doivent les effectuer dans des conditions telles que leur intimité s’en trouve très souvent affectée. L’hygiène, la sexualité, les besoins élémentaires s’inscrivent dans des conditions d’exposition qui alimentent le rejet social. Ibid., p. 200.12  Ce sujet sera approfondi plus loin dans le texte.

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jeunes sont quotidiennement exposés et à leurs propres stratégies face à ces situations. Finalement, je vais essayer de montrer comment, dans des conditions de vie limites, émergent diverses pratiques qui collaborent à la survie matérielle, tout en renforçant la dépendance aux drogues.

L’espace vécu : la rue

Être dans la rue pour les jeunes rencontrés signifie avant tout être hors de la maison familiale. Au début des conversations, la rue apparaît comme un endroit indéfini. « Je suis tombé dans la rue quand… » ou « je suis allé dans la rue pour… » sont des phrases qui sont souvent utilisées pour expliquer qu’ils ne sont plus chez leurs parents. Cependant, au fur et à mesure des conversations, le terme « rue » commence à désigner des lieux précis, identifiés par des noms propres de quartiers, de places, de parcs, d’avenues. Les noms des lieux sont souvent accompagnés de pratiques et d’expériences13 particulières.

Si le regard social considère très souvent les personnes sans abri comme des errants ou des nomades urbains, la rue pour ces jeunes est un ensemble d’espaces assez définis qui interagissent avec l’expérience quotidienne de cette vie-limite et de la consommation de drogues. Elle est le trottoir pour dormir ou faire la manche ; elle est le pont pour s’abriter ; elle est les ollas pour la fête et pour consommer des drogues ; elle est les feux de signalisation pour vendre des petits objets ou pour voler des pièces de voitures ; elle est la petite chambre pour se reposer ; elle est le bus pour se déplacer et travailler ; elle est parfois les espaces institutionnels pour prendre une douche ou pour manger ; elle est le bazuco14…

Parfois, en parlant avec ces jeunes, je me demande si habiter la rue n’est pas un synonyme pour eux d’habiter leur addiction. La vie de ces jeunes tourne autour de la drogue, et en particulier du bazuco. Leur relation à la drogue devient pour la plus grande partie une « expérience

13  Pour une analyse plus poussée sur la relation entre l’espace et l’expérience dans le cas de personnes sans abri en France, voir Claudia Girola, Vivre sans abri: de la mémoire des lieux à l’affirmation de soi, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2011 ; De l’homme liminaire à la personne sociale. La lutte quotidienne des sans-abri, thèse de doctorat, EHESS, 2007 ; « Rencontrer des personnes sans abri: une anthropologie réflexive », Politix, n°34, 1996, p. 87-98.14  Le bazuco est la drogue la plus consommée dans le milieu de la rue car la moins chère. Une dose coûte environ 1200 pesos, soit 45 centimes d’euro. Cette drogue est une composition de base libre de cocaïne, chaux, bicarbonate de soude, ciment, méthanol, acide benzoïque et kérosène.

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totale15 ». Autrement dit, ils ont « un mode de vie exclusivement organisé autour de [cette] seule finalité16 ». Les mots de Lenzo17 expriment bien cette dépendance :

Lenzo : […] Je vole, par exemple, cent mille pesos18, avec ça je fume [du bazuco] une nuit et une journée… oui, une nuit et une journée. Et quand ça finit, je suis déjà crevé, je suis déjà sale, parce qu’on se salit. Alors, je peux plus par exemple monter dans un bus pour faire la manche, parce que je suis sale et je pue, je sens la transpiration, le cochorno [odeur de la fumée de bazuco] et alors je vais faire du recyclage. Je cherche dans les poubelles et je retrouve des vêtements, des choses, des objets de recyclage, bouteilles, verre, même des débris, des choses comme ça. Après, j’y vais encore [à une olla appelée La Ele] et je continue à fumer, c’est-à-dire que je vends les objets et je fume, même parfois je vends de la bouffe. Car depuis trois jours je peux plus avaler de bouffe parce que j’ai la gorge fermée, il n’y est passé que de la fumée, rien d’autre19.

Pour l’achat du produit, ces jeunes usagers de drogues interagissent avec des espaces destinés au trafic : les ollas. Pour toutes les personnes rencontrées, ces espaces sont la synthèse de la vie dans la rue et sont définis comme l’endroit le plus significatif en tant qu’espace vécu.

Bien que les ollas puissent fonctionner dans une seule maison20, elles peuvent occuper également plusieurs rues d’un quartier ou même un quartier entier. Dans ce deuxième cas, la consommation et la vente de drogues se réalisent en pleine rue21 sous le regard de tout le voisinage ou dans des tavernes. Dans le centre de Bogotà, il existe aujourd’hui trois ollas situées dans des rues de quartiers très défavorisés, où la 15  Robert Castel (dir.), Les sorties de la toxicomanie : Types, trajectoires, tonalités, Paris, IRESCO, 1992. Pour une analyse de la relation entre l’expérience de l’institution totale dans la prison et l’expérience totale de la toxicomanie, voir Fabrice Fernández, « Au risque de rester ″dedans″ : le double travail d’ajustement des usagers de drogues incarcérés », in Gerard Mauger, José-Luis Moreno Pestana et Marta Roca i Escoda (dir.), Normes, déviances, insertions, Genève, Seismo, 2008, p. 168-189.16  Ibid.17  Les surnoms des personnes ont été changés pour le respect de leur intimité et pour leur sécurité.18  1 euro vaut environ 3000 pesos colombiens.19  Traduit de l’espagnol par moi-même.20  Pour le cas américain des crack-houses, voir notamment Philippe Bourgois, En quête de respect. Le crack à New York, Paris, Seuil, 2013. Pour le cas argentin de fumaderos, voir María Epele, Sujetar Por La Herida : Una Etnografía Sobre Drogas, Pobreza Y Salud, op. cit.21  Pour le cas brésilien de consommation de crack sur l’espace public, voir entre autres Heitor Frúgoli et Mariana Cavalcanti, « Territorialidades da(s) cracolândia(s) em São Paulo e no Rio de Janeiro », Anuário Antropológico, II, 2013, p. 73-97.

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circulation de voitures, de la police et de passants ordinaires est encore possible.

Ce n’est pas le cas de La Ele22. Dans cette olla, l’espace public est approprié - voire privatisé - pour la vente et pour la consommation de drogues, et pour toute sorte de transactions illégales. La circulation de voitures et de passants est restreinte. La Ele est considérée par la police comme le centre de trafic de drogues au détail le plus important de la ville et comme « un secteur interdit à la société et à la police23 ». C’est une frontière urbaine24, avec des barrières faites d’ordures et de quelques petites grilles, avec une sécurité composée de guetteurs, d’une milice et, apparemment, d’un circuit de vidéosurveillance25.

La vie des jeunes rencontrés se déroule au carrefour de tous ces espaces, publics, institutionnels et privatisés. Espaces qui constituent un univers très précaire où la pauvreté est mise en relation avec l’usage et le trafic de drogues, créant souvent des situations de violence auxquelles ils doivent faire face.

Survie et violence

Ni la faim, ni le froid, ni les maladies acquises à cause du manque d’hygiène ou les maladies sexuelles ne semblent être plus

22  C’est dans La Ele que j’ai focalisé mes observations, car c’est ici que tous les jeunes rencontrés se rendent. Elle se situe en centre-ville, dans le secteur commercial le plus important de la ville, à côté du bataillon de réserve de l’Armée Nationale, de la basilique mineure de la ville, très près du plus grand commissariat de police, de deux importantes avenues, de la mairie de Bogotà et même du Palais Présidentiel. Pour pouvoir y entrer, j’ai dû gagner la confiance de ces jeunes et moi-même leur faire confiance. Dans un endroit où la méfiance règne, la confiance devient la base fondamentale de ma démarche ethnographique : la confiance que j’arrive à inspirer à ces jeunes qui m’aident à entrer - ne pas être une journaliste ou une policière ; et la confiance que j’arrive à avoir en eux - pour qu’ils n’aillent pas me « mettre dans la gueule du loup ». Cependant, à l’intérieur nous sommes, autant eux que moi, dans une position d’extrême vulnérabilité face à une réalité de violences diverses. Dans les autres ollas du centre-ville où la circulation est encore possible, j’ai pu réaliser quelques parcours d’observation, mais en solitaire.23  Entretien du chef de la police de Bogotà réalisé par un journaliste: Carlos Guevara, « El “Bronx”, La “megaolla” sin una solución a la vista », El Tiempo, 30 mai 2015, accessible sur : http://www.eltiempo.com/bogota/bronx-una-olla-sin-solucion-a-la-vista/15860015 (consulté le 01 juin 2015).24  Nataly Camacho, « Les ollas de Bogotá : des lieux de passage, des lieux-frontières », Travaux en cours, N°11, mai 2015, p. 14-24.25  Dans une grande descente en 2012, la police a trouvé un système de vidéosurveillance. Ce système a été démantelé à ce moment-là, mais dans les récits des personnes qui parchan dans La Ele, il a été remis en marche peu de temps après.

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mortelles que les coups de couteau, les coups de feu ou les accidents de voiture26. Dans mon enquête, la violence est omniprésente. Elle ressemble à l’écho d’un grand bruit qui va pénétrer, parfois doucement, parfois brutalement, jusqu’aux plus infimes recoins. Elle se manifeste dans maintes situations de la vie de la rue. Elle peut être incarnée par les habitants de rue eux-mêmes ou par d’autres acteurs à l’encontre des habitants de rue. La vie dans la rue s’écoule au milieu des situations de violence.

Des bagarres, des fusillades, des viols, des tortures, des agressions physiques et verbales sont des expériences qui, selon les récits des jeunes, semblent quotidiennes. Mais, comment se battre contre toutes ces situations ? Les stratégies sont diverses et elles vont de l’indifférence jusqu’à faire appel, eux-mêmes, à la violence.

Indifférence ou protection ?

Moi-même, dans les ollas, j’ai été confrontée à des situations de violence et je devais, malgré moi, paraître indifférente, de même que tous ceux qui m’entouraient :

Quelque chose est arrivé dans la mezzanine ! Une bagarre ! La femme de la sécurité monte rapidement pour contrôler la situation. Deux minutes plus tard, deux hommes entrent dans la grande salle et montent eux aussi rapidement les escaliers ; un des deux était armé, il avait un pistolet dans la main gauche et avec la main droite, tout en montant, il essayait de sortir un couteau gardé dans son pantalon. C’étaient des sayayines27. J’ai eu peur. Ces hommes armés sont passés juste en face de moi et ils allaient régler une bagarre juste au-dessus de moi. […] Nora me regardait. J’ai tout essayé pour dissimuler ma peur (la montrer aurait pu me faire remarquer) et ne pas fuir en courant. Je ne voyais, ni écoutais ce qui se passait là haut, la musique était trop forte. Apparemment, une dispute a pris une mauvaise tournure et deux mecs ont commencé à se bagarrer. Juste pour un instant, j’ai vu le sayayin armé prendre un des mecs de la bagarre par l’arrière et mettre son pistolet sur son estomac. Je crois qu’il essayait de le contrôler. Et moi, je me demandais à quel moment cet homme allait tirer avec son pistolet et autour de moi je ne voyais qu’une indifférence totale. […] Parfois, quelques-uns des jeunes

26  Selon une publication dans El Tiempo, un des principaux journaux du pays, en 2013, la principale cause de mort de personnes qui vivent dans la rue a été la violence. Natalia Gómez, « Violencia, la principal causa de muerte de quienes escogieron la calle », El Tiempo, 23 mai 2014, Bogotà, accessible sur : http://www.eltiempo.com/bogota/violencia-la-principal-causa-de-muerte-de-quienes-escogieron-la-calle/14028090, (consulté le 13 janvier 2015).27  Nom de la milice de La Ele.

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qui étaient en bas – il n’y avait que des jeunes – regardaient vers le haut, vers la mezzanine. Des regards furtifs qui se perdaient finalement sur les écrans des machines à sous et qui étaient rattrapés par les aspirations des joints ou des pipes de bazuco28.

Au moment de cette expérience, Nora – une ex-habitante de rue qui connaît très bien La Ele et qui était ce jour-là mon accompagnatrice – était plus inquiète pour moi et par ma réaction à la situation, que pour ce qui se passait dans la mezzanine. On pourrait dire qu’elle était « habituée » à ce genre de situation et que, avec son calme et son regard permanent sur moi, elle voulait me rassurer. Mais ce que son regard m’a fait comprendre, c’est que partir, dire quelque chose ou montrer ma peur allait nous faire remarquer, et que cette exposition face aux gardiens de l’endroit où nous étions, allait nous mettre toutes les deux en danger.

Dans La Ele, il y a des règles explicites, notamment ne pas voler et ne pas se bagarrer. Mais il y a aussi des règles implicites dont le respect n’est pas moins significatif - notamment la loi du silence. L’indifférence est la réaction à des règles implicites, et elle aussi une stratégie de survie. Dans les ollas, il est appréciable de paraître banal, un ou une parmi les autres, de ne pas attirer trop l’attention des gardiens de ces espaces (sayayines ou guetteurs)… en voir le moins possible et se taire.

Lenzo : Ouch, dans La Ele moi, ouch ! Tu peux même pas imaginer ce que j’ai vu à La Ele, et… silence radio ! Parce que si je parle de ça et en plus je donne des détails, c’est compliqué, tu piges ? Par exemple, j’ai vu des tabassages, mais des tabassages, quoi, d’un coup tuer quelqu’un. Tu vois ? On traîne quelqu’un et on lui donne un coup. On dit qu’on va le tabasser, mais en fait on le bat si fort qu’on le tue, tu piges ? C’est fort ça.

Recours à la violence

Quand ils se font agresser physiquement dans le milieu de la rue, les jeunes habitants de rue répondent eux-mêmes par la violence pour montrer qu’ils peuvent être plus forts ou qu’ils savent se protéger. Se sentir attaqué implique de se sentir fragilisé et pour cette raison n’importe quelle agression conduit d’un côté à un sentiment de vengeance, et de l’autre à un sentiment de défi face aux autres et face à soi-même. Les jeunes savent également quand ils sont vulnérables

28  Extrait du journal de terrain de l’auteure du 11 février 2015.

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ou quand ils sont moins forts et à ce moment là, ils restent passifs en attendant le moment d’agir. Voici les récits de deux jeunes femmes de vingt-quatre et vingt-six ans :

Derly : Parfois je me laisse toucher là-bas [dans La Ele]... mais dehors j’en ai pris déjà plusieurs [hommes] seuls. Si c’est trop chaud je me laisse toucher, mais dehors, je les cherche […] C’est-à-dire, dehors, je sens cette force que je veux les fumer [les tuer]. À l’intérieur, je me laisse, mais dehors, je les cherche, là où y’a personne. Je me les fume à tout prix. Et encore,

Claudia : Le 30 décembre, on m’a envoyée à l’hôpital. J’avais très mal à la poitrine et on m’a frappée là [elle montre sa poitrine]. On m’a frappée, il était vers trois heures du matin, et à onze heures, je supportais plus la douleur.

Et pourquoi on t’a frappée ?

Claudia : Un connard. Et alors je dis à mon mec de m’accompagner à l’hôpital et il m’a demandé de lui montrer le fils de pute qui m’avait fait ça. Et quand on allait vers l’hôpital, on retrouve le connard, il dormait. Tout de suite, j’ai pris une latte de lit et je l’ai frappé avec ça sur la tête [deux autres filles avec lesquelles nous étions rigolent]... Et après mon mec l’a frappé aussi... [il] lui a donné trois coups de pied sur la figure et il a sorti son couteau, alors le mec s’est levé. Il m’a dit: « donne-moi l’occasion de te casser la poitrine, salope, t’étais endormie ». Mais il m’avait frappée [geste de coup de poing], là sur la poitrine, et j’ai été malade pendant trois mois. Il fallait [le battre]... dès que je fumais [du bazuco], je devais aller toujours après à l’hôpital.

Agressions sexuelles

Le cas des femmes dans la rue29 et dans les ollas et leur manière de se défendre ou de se protéger est révélateur. Elles sont exposées, encore plus que les hommes, à des violences sexuelles. Dans le milieu de la rue et notamment dans les ollas, les histoires de viols, collectifs ou non, sont courantes.

Si elles sont souvent sans défense au moment de l’agression, il existe des stratégies pour éviter ces situations. Ce sont des pratiques

29  Pour approfondir le sujet des femmes dans la rue à Bogotà, voir notamment Amy Ritterbusch, A youth vision of the city : The social-spatial lives and exclusion of street girls in Bogotà, thèse de doctorat en philosophie des relations internationales, Miami, Florida International University, 2011, et Carolina Rodriguez, Cuerpos femeninos callejeros: Hacia una construcción de política social con enfoque de género en Bogotá, mémoire de master en politique sociale, Bogotà, Pontificia Universidad Javeriana, 2014.

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qui sont transmises comme une sorte d’inventaire dont certaines m’ont été communiquées à quelques reprises par les femmes, pour que moi-même je fasse attention. Même les jeunes garçons me demandaient souvent pourquoi j’insistais pour aller dans les ollas si je connaissais les risques. Les stratégies qui m’ont été transmises sont : ne pas se laver, être sale éloigne les violeurs30 ; ne pas rester beaucoup de temps dans les ollas. Apparemment, le fait d’y rester beaucoup de temps participe à se faire remarquer et à être prise comme cible par quelqu’un. Avoir un copain ou la protection d’un autre homme réduit également les risques d’une agression.

Au delà des viols, les femmes rencontrées s’exposent à divers types d’agressions, par exemple au moment de l’exercice de la prostitution (maltraitances physiques, des coups de couteau, des clients qui partent sans payer, entre autres). Le sexe est une pratique d’échange pour du bazuco. Selon les récits des filles qui se prostituent, les hommes qui viennent vers elles sont souvent des hommes d’un âge mûr31. Ces hommes connaissent sans doute la vulnérabilité de ces femmes à cause de leur dépendance à la drogue et souvent les échanges se font sans préservatif et seulement pour une dose de bazuco.

Le nettoyage social

Les habitants de rue à Bogotá s’exposent à d’autres manifestations de violence, généralement liées au double stigmate, visible et moral, contre lequel ces personnes doivent se battre. Une expression extrême de cette violence est le nettoyage social.

Cette pratique, commencée en Colombie à la fin des années 1970 et qui est arrivée à Bogotá dans les années 1980, en s’amplifiant considérablement dans les années 1990, constitue une des plus importantes craintes dans le milieu de la rue. Selon Carlos Rojas, qui a étudié le phénomène en Colombie dans ses années les plus fortes, « le nettoyage social est un phénomène nettement urbain » dans lequel leurs promoteurs « maximisent dans leurs victimes les caractéristiques ou comportements que le voisinage rejette – et qui lui sont en effet d’une certaine manière préjudiciables –, pour personnifier sur des individus déterminés des concepts abstraits comme la délinquance, la toxicomanie

30  Selon un entretien avec le prêtre de la Basilique mineure du Vœu National situé juste à côté de La Ele, cette stratégie est aussi utilisée par les enfants.31  Pendant mon expérience ethnographique, à un moment où je sortais de La Ele, un homme d’une soixante d’années m’a suivie pendant au moins quinze minutes en me faisant des insinuations sexuelles et m’invitant à rester avec lui.

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ou la marginalité32 ».Cela rappelle les travaux de Howard Becker sur la déviance. Pour

cet auteur, « [certains] groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant comme des déviants33 ». Dans le cas bogotanais, les sanctions pour ces « transgressions » sont parfois gérées par des groupes de personnes (groupes paramilitaires, commerçants voisins des ollas), aidés ou non par la police34, qui à bord de motocyclettes ou de camionnettes, réalisent des assassinats collectifs des personnes qu’ils considèrent comme déviantes.

Dans le milieu de la rue, ces groupes sont appelés rayas et, selon les récits des personnes rencontrées, ils passent souvent la nuit en lançant des rafales de tirs. Se défendre contre ces attaques n’est pas évident, mais les personnes sans abri n’ont pas le choix, alors elles activent des savoirs appris par l’expérience quotidienne. Éviter les endroits où le plus de personnes assassinées ont été trouvées, ne pas dormir jusqu’à trouver un endroit sûr comme un centre d’accueil ou une petite chambre dans une résidence, constituent quelques-unes des stratégies de survie.

Pratiques de survie

Si face à la violence, il y a, chez les jeunes rencontrés, des stratégies acquises par l’expérience, concernant la survie matérielle, il existe des pratiques économiques émergeant de la relation entre pauvreté et usage de drogues35. Bien entendu, ces pratiques sont utilisées autant pour l’accès à la nourriture ou la location d’un lit que pour l’achat de drogues.

Dans le milieu de la rue à Bogotà, il y a des économies clandestines36, hors-la-loi, où les activités délictueuses, comme le trafic et le vol, ont une place importante. Il existe également des économies 32  Carlos Rojas, La violencia llamada limpieza social, Bogotà, CINEP, 1996, p. 23. Traduit de l’espagnol par moi-même.33  Howard Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Éditions Métailié, 1985, p. 32.34  Carlos Rojas, La violencia llamada limpieza social, Bogotà, op. cit.35  Dans son travail sur l’usage de drogues dans des quartiers défavorisés du Grand Buenos Aires en Argentine, María Epele explique très justement comment la pauvreté, quand elle est mise en relation avec l’usage de drogues, peut devenir « un contexte et un ancrage de production de nouveaux : commerces, réalités, expériences, échanges, pratiques et subjectivités, c’est-à-dire, des nouvelles économies » ; María Epele, Sujetar Por La Herida : Una Etnografía Sobre Drogas, Pobreza Y Salud, op. cit., p. 42.36  Philippe Bourgois, En quête de respect. Le crack à New York, op. cit.

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précaires comme la collecte d’objets de recyclage37 et la manche. Ces dernières entraînent une exposition de soi particulièrement intense, car elles surexposent très souvent le malheur et la détresse.

Contrairement aux résultats du recensement de la population habitante de rue à Bogotá de 2011, selon lesquels « 58% se consacre au rassemblement d’objets de recyclage, 34% fait la manche, 28% réalise un autre type d’activité et 10,7% commet des délits38 », j’ai pu remarquer que les jeunes qui vivent dans la rue ne réalisent rarement qu’une seule activité de survie. Les activités se réalisent en fonction de la demande, du rythme de la ville et des besoins de chacun.

Pratiques dans les ollas

Les ollas sont des endroits où toutes sortes de pratiques et de transactions confluent. C’est justement à travers ces transactions que les ollas dépassent leurs propres limites territoriales et se mettent en relation avec l’extérieur. Les jeunes entrent et sortent des ollas en échangeant, en achetant, en vendant, en offrant : ils mettent en lien le dedans et le dehors.

Les jeunes rencontrés arrivent dans les ollas avec des objets volés – portables, pièces de voitures, ordinateurs, bijoux, vêtements – pour les vendre ou pour les échanger. Les ventes se réalisent dans des endroits ou avec des personnes spécifiques qui travaillent dans l’achat de ces objets pour les revendre ensuite. Les échanges se réalisent souvent directement chez les trafiquants où les objets peuvent être troqués contre de la drogue, contre un peu moins de drogue et quelques nuits dans une des chambres à louer à l’intérieur, ou quelque chose à manger.

Une autre pratique qui met en relation les ollas avec l’extérieur c’est, bien entendu, le trafic de drogues. Quelques jeunes rencontrés travaillent comme dealers, en sortant de la drogue des ollas pour les personnes, usagères aussi, qui n’osent pas y entrer. Le travail de dealer peut se faire dans quelques rues aux alentours de ces centres de vente

37  La collecte d’objets de recyclage n’est pas une activité exclusive des personnes dans la rue. Récemment à Bogotà, le gouvernement de la ville a essayé de professionnaliser ce métier en créant une entreprise publique de nettoyage et en employant des recicladores, c’est-à-dire des personnes qui travaillent dans la collecte et dans le tri des poubelles. Ces personnes sont, bien entendu, dans des situations de vie très précaires, mais elles ne sont pas forcément des habitants de rue. Dans le cas des personnes qui vivent dans la rue et qui réalisent cette activité, celle-ci est loin d’être professionnalisée.38  Alcaldía Distrital de Bogotá, Secretaria de Integración Social, op. cit., p. 17.

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ou bien plus loin, dans le centre-ville, près des universités ou d’autres centres éducatifs.

Mais les ollas peuvent également constituer des sources de travail. Il s’agit de travaux comme sayayin, guetteur (campanero), guichetier (taquillero)39 – travaux pour lesquels il faut d’abord gagner la confiance d’un des « patrons » du secteur et ne pas être consommateur de bazuco – ou simplement comme celui qui aide à faire un peu de tout dans les bars ou tavernes situées à l’intérieur.

Parmi la panoplie des choses envisageables et des pratiques qui émergent quotidiennement pour assurer une survie matérielle et une survie dans la consommation, celles liées à l’usage des drogues sont très courantes.

En rentrant dans La Ele, j’étais impressionnée de voir la quantité de petits objets liés à la consommation de bazuco qui circulent. Les pipes sont fabriquées sur place, dans la rue, au milieu du passage, à l’aide d’un feu improvisé. Le petit morceau de papier aluminium qui se pose sur la pipe et qui doit être remplacé régulièrement, se vend à la pièce. De même que les allumettes, l’épingle qui sert à piquer le papier pour laisser passer la poudre du bazuco, ou le petit bâton de parapluie qui s’utilise pour enlever les restes du bazuco, connus pour leur force au moment de la dernière taffe.

Les transactions liées à ces objets dans La Ele, font penser aux « nouvelles économies » dont parle Maria Epele. La mise en vente de chacun des ces outils indispensables à la consommation de bazuco implique tout un parcours de « production » des objets. Pour les pipes, il faut trouver d’abord les tuyaux de PVC avec le bon diamètre et les tubes de stylos qui selon leur marque déterminent la qualité de la pipe. Pour les morceaux de papier d’aluminium, il faut d’abord trouver l’argent pour acheter le rouleau, et ensuite prendre le temps de découper chacune des portions. Pour les allumettes, il faut en faire des petits groupes de cinq. Pour les épingles et les bâtons de parapluie, il faut d’abord les trouver dans les poubelles et les arranger pour l’usage pour lequel ils seront vendus.

Pratiques précaires

Se débrouiller dans la rue, disons hors des ollas, implique l’appropriation d’espaces publics. Les activités de débrouille ont très

39  Le taquillero est la personne qui, derrière un guichet – une table et une chaise – placé souvent devant la porte de chaque établissement, contrôle la vente des doses de drogue.

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souvent des espaces précis auxquels elles sont liées, des espaces connus par les jeunes où ils se rendent quotidiennement. Cette appropriation des espaces de la ville implique quant à elle une « exposition de soi40 » face aux passants. De plus, lorsqu’il s’agît d’activités de débrouille très précaires, l’exposition de soi en est rendue d’autant plus limite, laissant voir encore davantage le malheur, la détresse, mais aussi, parfois les talents ou l’envie de changement.

Le regard extérieur de cette exposition renvoie à ce que Claudia Girola a appelé « le choc de la ressemblance », qui est mis en évidence quand « l’autre renvoie l’image d’un nous-dégradé, un nous dans la finitude de sa propre existence et de sa propre historicité. Il perd sa qualité d’être différent pour devenir une image réflexive41 ». Selon cette auteure, il y a deux tendances dans ce sentiment :

D’une part, il y aura ceux qui vont ignorer ou repousser (de manière consciente ou non consciente) ce choc de la ressemblance en responsabilisant l’autre de sa situation de précarité, refusant ainsi de reconnaître le compromis d’humanité qui les unit entre eux. D’autre part, il y aura ceux qui au contraire ont une sensibilité charitable, humanitaire, démocratique et/ou de justice sociale et qui se tourneront face à eux mêmes pour se questionner sur leur propre étonnement et désarroi face au « spectacle » de la souffrance sociale et agiront en conséquence, par la compassion, par la militance, par le droit, par l’assistance.

Deux exemples significatifs mettent en évidence dans le cas des jeunes habitants de rue à Bogotá cette exposition de soi et, également, la « déstabilisation de l’observateur » face à l’exposition : la manche et la collecte d’objets de recyclage.

À propos de la manche, les jeunes rencontrés montent dans les bus ou se baladent dans la ville en demandant des pièces de monnaie. Ils chantent, racontent des histoires, racontent leur vie ou inventent des expériences biographiques pour faire ressortir chez les passants et les passagers des sentiments de pitié et quelques pièces de leur poche.

Quelques fois, j’ai eu l’opportunité d’en accompagner certains dans leur travail dans les bus. En suivant Tomas et Alexis – deux garçons transsexuels –, j’ai été très étonnée par leur manière de faire la manche. D’abord, toute une mise en scène a été déployée, Tomas est allé au devant

40  Pour le sujet de l’exposition de soi dans la mendicité, voir Pascale Pichon, Vivre dans la rue. Sociologie des sans domicile fixe, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2010.41  Claudia Girola, De l’homme liminaire à la personne sociale. La lutte quotidienne des sans-abri, op. cit., p. 43.

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d’un groupe de passagers pour leur parler de la Bible, il connaissait par cœur quelques versets et il les récitait en faisant divers types d’intonations et en essayant de représenter avec son corps « la parole de Dieu ». Il rajoutait entre les versets des expériences biographiques liées à la dépendance aux drogues qui l’avaient fait se rapprocher de Dieu. Alexis, attendant son moment pour rentrer sur scène, restait un peu à l’écart en acquiesçant d’un geste de la tête. Lorsque Tomas termina sa « transmission du message », il appela Alexis pour qu’il improvise un rap pour Dieu. Rien n’était vrai. Et c’est souvent le cas avec les histoires biographiques qui se racontent dans les bus.

Pourtant, Tomas et Alexis sont arrivés à convaincre une grande partie du bus – dont moi, même en sachant que cela n’était pas vrai – alors que c’était la première fois qu’ils travaillaient ensemble. Les applaudissements, les regards de compassion, les mots d’encouragement et, bien sûr, les pièces de monnaie ne se sont pas faits attendre. Cela m’a encore plus étonnée. J’avais vu souvent, dans des contextes similaires, des scènes de rejet, des chauffeurs et des passagers qui font descendre les personnes des bus, des sacs à mains cachés ou blottis contre la poitrine, de peur de se faire voler. Dans un pays aussi chrétien que la Colombie, le fait d’avoir parlé de Dieu a fait la différence. L’auditoire a très bien réagi à l’engagement que ces deux jeunes montraient vis-à-vis de leur changement de mode de vie. Tomas et Alexis ont transmis aux passagers le malheur de leur expérience avec les drogues, mais aussi leur volonté de « reprendre » le bon chemin, comme eux-mêmes l’ont dit.

Concernant la collecte d’objets de recyclage, cette activité est très mal vue par les jeunes rencontrés42 ainsi que par les voisins des ollas qui se plaignent, entre autres, de la saleté à cause des ordures éparpillées dans tout le secteur.

Pour ces jeunes, cette pratique pourrait être la plus précaire, celle que l’on réalise quand aucune des autres activités ne marche, d’autant plus quand ils sont sales et que cela les empêche de voler ou de faire la manche. Cette activité représente pour certains la limite. C’est à la faveur de ces observations que j’ai pu comprendre qu’une hiérarchie s’établissait à l’intérieur de cet univers précaire. Pour ceux et celles qui volent, qui font la manche, même pour celles qui exercent la prostitution, leurs pairs qui cherchent dans les poubelles et pour qui ceci constitue l’activité prédominante pour survivre dans la rue, ne sont considérés que comme dans l’état ultime de la vie. C’est peut-être la

42  Cette activité est plus valorisée par les personnes qui ont une trajectoire plus longue dans la rue.

Nataly Camacho32

position la plus disqualifiante. Dans le langage de la rue, ils sont appelés les ñeritos et dans le langage courant des bogotanais, ils peuvent être désignées comme desechables (jetables)43.

C’est justement cette image du « jetable », de quelqu’un qui cherche dans les poubelles pour manger, pour s’habiller, de quelqu’un pour qui les restes de la collectivité deviennent des éléments importants de survie, qui nous montre comment ces personnes qui se servent des ordures, peuvent être également considérées comme des ordures. C’est comme si un mimétisme avait lieu. Et cela montre à la fois l’impuissance et le malaise d’une société face à l’extrême vulnérabilité de ces personnes.

Lorsqu’on lit les plaintes des voisinages à propos des habitants de rue qui fréquentent leur secteur, c’est comme si la présence de ces personnes ramenait la saleté, et la saleté le désordre, le désordre le conflit, le conflit la violence et la violence l’insécurité. Les voisins de La Ele, par exemple, se sont plaints devant les autorités de la ville de « l’abandon dans lequel était tout le secteur44 ». Selon eux, la présence du micro trafic conduisait à une présence de plus en plus importante d’habitants de rue usagers de drogues. L’usage des ordures par ces personnes ainsi que l’utilisation qu’ils font des espaces publics pour la réalisation de leurs besoins élémentaires, ont conduit à des problèmes d’hygiène et d’insalubrité. De même, la présence constante de ces personnes dans les rues a fait augmenter, d’après les voisins, les indices d’insécurité.

43  L’idée qu’il y a toujours, dans le milieu de la rue, quelqu’un d’autre dans une situation pire que la sienne a été exposée dans maints travaux sur le sujet. Dans le cas français, la désignation de clochard serait la plus disqualifiante selon Pascale Pichon, Vivre dans la rue. Sociologie des sans domicile fixe, op. cit. ; dans le cas brésilien, les noïas, selon Heitor Frúgoli et Mariana Cavalcanti, « Territorialidades da(s) cracolândia(s) em São Paulo e no Rio de Janeiro », op. cit. ; dans le cas argentin et des tirados, voir María Epele, Sujetar Por La Herida: Una Etnografía Sobre Drogas, Pobreza Y Salud, op. cit.44  Certaines de ces plaintes sont arrivées jusqu’à la presse. Voir entre autres « Plaza España en Bogotá, rodeada de excrementos, basura e inseguridad », El Espectador, 29 juillet, 2014, accessible sur : http://www.elespectador.com/noticias/bogota/plaza-espana-bogota-rodeada-de-excrementos-basura-e-ins-articulo-507396, (consulté le 1 août 2014) ; « Las problemáticas en San Victorino – Bogotá », El Tiempo, 27 août 2014, accessible sur : http://www.eltiempo.com/bogota/las-problematicas-en-san-victorino/14447682, (consulté le 28 août 2014).

Rue, drogue et violence 33

Derniers mots

Le regard social attribue très souvent aux personnes sans abri une image d’une population de passage, nomade. Pourtant, dans le cas bogotanais, les personnes vivant dans la rue montrent une certaine stabilité liée à des espaces précis qui collaborent, chacun avec leurs dynamiques propres, à la survie ; et qui participent à faire surgir diverses contraintes auxquelles ces personnes doivent quotidiennement faire face.

La « rue » qu’elles habitent se compose donc d’espaces publics, parfois d’espaces institutionnels, mais aussi d’espaces privatisés. Ces derniers sont des lieux d’ancrage de trafic, de consommation de drogues et de situations de violence extrême. Mais leur « rue » est également le résultat de l’interaction de ces espaces avec des pratiques et des savoirs appris par l’expérience, qui font que malgré toutes les caractéristiques contraignantes de leur contexte de vie, ces personnes sont là, continuent d’être là, se débrouillent, survivent.

Dans cet article, nous avons traité du cas particulier des jeunes sans abri usagers de drogues. Comme on l’a vu, ces jeunes survivent dans la rue tout en survivant à leur propre dépendance au bazuco. La drogue imprègne toutes les parties de leur vie et de leur expérience dans le milieu de la rue.

De l’extérieur – voisinage, fonctionnaires publics, police, autres habitants de rue ou de la ville – ces jeunes représentent le chaos actuel de la rue, d’autant plus que la participation des mineurs à des activités délictueuses augmente45. Néanmoins, quand on arrive à partager avec eux des moments de leur quotidienneté, il est possible de trouver dans les gestes les plus ordinaires des formes d’organisation : des stratégies de protection face à la violence ou des pratiques de survie matérielle. En cherchant à saisir ces expériences, l’image chaotique se défait, tandis que la vulnérabilité est mise en évidence. Ces jeunes se battent ou essayent de se battre contre tout ce qui peut les rendre encore plus vulnérables.

45  Voir notamment « Detención de menores se incrementó el 200 por ciento », El Tiempo, 10 novembre 2014, accessible sur : http://www.eltiempo.com/bogota/aumentan-casos-de-menores-de-edad-capturados/14811558, (consulté le 10 novembre 2014).

Zacharia Bandaogo*

« Ouaga 2000 » : sa naissance, ses habitants et ses detracteurs (1996 à nos jours)

La ville de Ouagadougou comptait à la veille de la révolution soixante quartiers. Les plus anciens, à savoir Bilbalogo, Kamsonghin, Dapoya, Gounghin, Larllé, Zanguettin et Zogona constituaient le centre de l’agglomération. Les villages de la périphérie formaient une sorte de banlieue. La majorité de ses habitants vivait en zone d’habitat précaire. Le pouvoir révolutionnaire dans sa volonté de dévoiler l’inefficacité des régimes précédents en matière de gestion de l’urbanisme entreprit une politique de lotissements à grande échelle. Le Conseil national de la révolution (CNR) plaça la réorganisation et le contrôle de l’espace urbain parmi ses priorités. La DUTC (Direction générale de l’urbanisme, de la topographie et du cadastre) se chargea en 1984 d’élaborer un schéma directeur d’aménagement et d’urbanisation qui permettrait de maîtriser le développement de Ouagadougou jusqu’à l’horizon 2000, une façon de juguler l’extension anarchique de la ville. En 1990, le nombre total de parcelles loties s’accrut ainsi que la superficie de la ville. À partir de 1996 commença la construction d’un nouveau quartier au sud-est du centre-ville de la capitale ouagalaise, « Ouaga 2000 ». Vaste terrain vague il y a quinze ans, « Ouaga 2000 » s’est considérablement étendu et embelli, accueillant désormais des structures étatiques et administratives. Comment et dans quelles circonstances est né « Ouaga 2000 » ? Qui l’habite ? Comment interpréter le mécontentement des Ouagalais à propos de cette « nouvelle ville capitale » qui cherche à supplanter la ville elle-même ? Pour comprendre ce mécontentement des habitants, il nous faut d’abord nous interroger sur la croissance de la ville à travers les politiques d’assainissement afin de mettre en évidence les signes de pauvreté qui caractérisent la naissance de quartiers spontanés. Le pouvoir a profité des grandes rencontres politiques pour mettre en œuvre sa stratégie de développement de l’habitat et lancer le chantier de « Ouaga 2000 ». Projet décrié par les uns, reconnu d’utilité publique par les autres, au premier rang desquels figure l’État.

* « Centre d’ Études en Sciences Sociales sur les Mondes Africains, Américains et Asiatiques » (CESSMA), Université Paris Diderot - Paris 7.

Zacharia Bandaogo36

Ouagadougou : une ville qui grandit comme un cancer

« Ouaga 2000 » s’est développé pour répondre à une politique d’assainissement. La mise en œuvre de cette politique ne s’est pas faite sans débats ni confrontations entre les différents acteurs décisionnels, comme l’illustre la concurrence entre les services publics. L’objectif de l’État était de moderniser et de densifier le centre-ville , dont jusqu’alors l’urbanisation était désolante. Bien plus, il répondait à une politique volontariste du président Compaoré qui souhaitait moderniser la société et vaincre la pauvreté. Le fondement de sa politique de développement contenu dans le Cadre Stratégique de Lutte contre la Pauvreté (CSLP) était d’accroître le pouvoir d’achat des populations les plus défavorisées tout en leur offrant un meilleur cadre d’épanouissement social. Or, l’un des points saillants de cette stratégie était de garantir l’accès des pauvres au logement.

Dans les villes, les inégalités de développement se mesurent à la fois au niveau des revenus et au niveau de l’état de santé des populations. Prenons l’exemple de la pression démographique et du chômage. En 1987, on estimait à 8 % le taux de croissance de la population urbaine du Burkina Faso soit 2,4 fois le taux de croissance de la population totale. Avec plus d’un demi-million d’habitants, Ouagadougou, la capitale, représentait environ la moitié de la population urbaine et a connu une croissance de 9,7 % par an entre 1975 et 19851. Bobo-Dioulasso, la seconde ville du pays, se développait au rythme de 7 % par an. La ville de Banfora enregistrait un taux de croissance de 11 % depuis 1975 et se positionnait comme la troisième ville la plus importante du Burkina. La croissance exponentielle de la population urbaine et la concentration de cet accroissement sur une seule ville comme Ouagadougou ne pouvait que poser des problèmes à long terme. Par son étendue, elle posait déjà le problème de l’occupation de l’espace et de son exploitation aussi bien par les politiques que par les responsables des cultes religieux2. Une croissance continue qui n’allait d’ailleurs pas sans étonner plus d’un visiteur :

C’est une ville qui grandit comme un cancer. Chaque jour, les faubourgs de Ouagadougou gagnent sur les terrains vagues qui l’environnent.

1 Banque Mondiale, Burkina Faso, Mémorendum économique, vol. I, Rapport principal, n° 7594, 1989, p. 5.2 La compétition pour l’occupation des terrains réservés aux cultes prend de l’ampleur à partir de 1984. Voir Assimi Kouanda, « La lutte pour l’occupation et le contrôle des espaces réservés aux cultes à Ouagadougou », in Jean-Pierre Guingane, René Otayek, Michel Filiga Sawadogo (dir.), Le Burkina entre révolution et démocratie (1983-1993), Paris, Karthala, 1996, p. 92.

« Ouaga 2000 » 37

Comme si découragés devant ces monotones routes de latérites crevassées, ces maisons basses en brique friable, ces kiosques en tôle ondulée, les Ouagalais se donnaient le change en recommençant tout à zéro, un peu plus loin, sur les parcelles encore « non loties ». Et ça ne finit jamais, languide fuite en avant dont chaque recommencement oblitère le précédent, où rien n’est jamais achevé, simple zone de transit vers une nouvelle zone. C’est une ville banlieue3...

En réfléchissant à la possibilité d’un « urbanisme préventif », l’État a tout d’abord procédé par une politique d’allégement de la pression démographique en refoulant les populations – lors notamment des grandes manifestations politiques, culturelles et sportives – sur les parcelles non loties. Ainsi est apparue une stratification sociale dans la ville urbaine. Les populations des quartiers pauvres ont souffert des effets pervers de cette urbanisation sauvage. En effet, celles-ci figuraient parmi les plus exposées à des maladies contagieuses, infectieuses et parasitaires. Le sous-équipement était flagrant dans les quartiers populaires légaux et dans les quartiers spontanés où les infrastructures et les équipements collectifs demeuraient inexistants. Le contraste était très net avec les quartiers à haut standing, entièrement dotés d’un réseau complet d’infrastructures.

L’accès à l’eau potable posait également un problème majeur car l’accroissement démographique dans la capitale, sans être hypertrophique, se heurtait aux limites des ressources souterraines en eau. Il semblait que les ressources captées dans les trois barrages qui traversent la partie nord de la capitale ne suffisaient plus, malgré leur remise en état qui commença en 1990 grâce aux financements allemand et français. Après de longues années d’étude, le régime se proposa de construire un barrage à Ziga, à quelque soixante kilomètres au nord-est de Ouagadougou sur l’ex-Volta Blanche, avec une adduction qui rejoindrait celle de Loumbila. Le projet fut estimé en 1990 à 150 milliards de francs CFA, donc à plusieurs fois le budget annuel d’investissement de l’État burkinabè. Il coûta quatre fois plus cher que le barrage de la Kompienga (36 milliards) et trois fois plus que le barrage de Bagré. On le considère comme le plus grand projet jamais réalisé au Burkina Faso4. La croissance démographique encourageait une augmentation de coûts sans commune mesure avec les possibilités financières de l’État.

Les grands projets d’approvisionnement en eau des deux premières villes du pays risquaient d’absorber l’essentiel des dépenses 3 Hervé Aubron, « Poussière d’étoiles sur Ouaga », EPOK, Le magazine de la FNAC, n° 16, p. 67.4 Voir Helmut Asche, Le Burkina Faso contemporain, L’expérience d’un autodéveloppement, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 225-226.

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d’investissements publics à l’avenir. Si l’accès aux soins est possible car leur proximité est plus grande qu’en milieu rural, il en est autrement de l’évacuation des ordures dans les quartiers périphériques. Signe évident du mal-être. En Afrique, au sud du Sahara, les conditions d’habitat au sens large, révélatrices des inégalités sociales, ont également un impact sur le niveau de mortalité, en particulier en raison du problème d’approvisionnement en eau potable et des caractéristiques propres du logement. Au sein des quartiers se conjuguent une forte densité de populations, facteur de propagation rapide des épidémies (en premier lieu rougeole) et de mauvaises conditions d’hygiène5. Les résultats d’enquête menés au Burkina Faso montrent que la mortalité des enfants entre 1 et 2 ans appartenant à des ménages approvisionnés en eau de puits est le double de celle des enfants alimentés en eau courante à domicile. Au cours de la transition entre allaitement et alimentation solide, les risques de maladies diarrhéiques sont accrus et leur incidence varie fortement selon les facteurs de santé, les facteurs socio-économiques et culturels et la disponibilité en eau potable6. L’insuffisance des ressources allouées au secteur de la santé, combinée à un environnement naturel souvent défavorable, a conduit à une situation épidémiologique où cohabitent à la fois des maladies infectieuses et parasitaires (paludisme, rougeole, méningite, tuberculose) et des maladies dites de civilisation, typiques des pays industrialisés (maladies cardio-vasculaires, pathologies psychiatriques, maladies dégénératives, traumatismes liés aux accidents de travail et de circulation).

Le risque de maladies infectieuses nécessite de respecter certaines règles dans la politique d’assainissement des villes. En général, on exige que l’assainissement éloigne du voisinage humain les excrétas, les déchets solides ou liquides et les eaux de pluie. Ce qui n’est pas toujours le cas dans les quartiers pauvres. L’absence de latrines ou ses déficiences constitue un réel problème de la vie quotidienne. Les décharges d’ordures mais aussi les espaces publics (écoles, marchés, terrain de jeu etc.) sont parfois utilisés comme lieux d’épuration. Lorsqu’on se déplace sur les quartiers périphériques, l’entassement des ordures est fréquent. Tard dans la nuit, à Zoghona et Zangoitin (Ouagadougou) les populations vident les eaux usées sur les routes. Le moment idéal est toujours lors de la venue des tornades où le trop-plein des eaux des toilettes et les immondices sont jetés dans les

5 Philippe Antoine, Amadou Ba, « Mortalité et santé dans les villes africaines », in Philippe Hugon et Roland Pourtier (dir.), Villes d’Afrique. Afrique contemporaine, n° 168, p. 138-146, p. 141.6 CERPOD et INSD, EMIS, Burkina Faso, rapport d’analyse, 1988.

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eaux pluviales. Ce qui n’est pas loin de susciter des inquiétudes. Nombre de maladies sont liées aux déchets urbains, à des carences dans leur élimination et à des contaminations possibles. L’eau peut représenter un danger de par sa qualité (eau polluée) mais aussi par sa quantité (insuffisance pour l’hygiène personnelle).

Les excréments transmettent des maladies directement lors de contacts avec les mains ou par pollution des ressources en eau. De mauvais systèmes d’évacuation des eaux usées, ménagères ou pluviales en favorisant la stagnation, conduisent à la prolifération d’insectes eux aussi vecteurs de maladie. L’accumulation des déchets solides favorise également la multiplication d’insectes et de rongeurs pouvant transporter des éléments pathogènes et empêcher le bon fonctionnement des ouvrages d’évacuation. Il est difficile, voire impossible de financer la totalité de l’évacuation des eaux pluviales compte tenu de l’extension spatiale. Reste aussi la question de l’acheminement des eaux des caniveaux – malgré les opérations ponctuelles comme la réfection des caniveaux ou leur construction. Les villes sahéliennes se caractérisent par leur étendue rendue possible par les tentatives de récupération de l’État des espaces occupés souvent par les pauvres et la concentration de ceux-ci sur des parcelles non loties. Rabattre les populations sur les terrains non lotis est une stratégie de l’État dans sa politique d’assainissement de la ville. Elle n’est pas moins une autre façon de lutter contre la pauvreté. Tel fut le cas de « Ouaga 2000 ».

À chaque tentative de l’État dans sa politique d’urbanisation, les pauvres se sont regroupés sur des terrains momentanément hors de portée. D’où ces protestations en raison de cette hétérogénéité du développement perceptible à travers la structure même de la ville mais aussi à travers le vécu quotidien des Ouagalais. L’idée qui consistait à repousser les populations sur des terrains non lotis pour le chantier de « Ouaga 2000 » s’est heurtée aux sensibilités des Burkinabè et au-delà aux hommes des médias. Les couches aisées étaient dans leur grande majorité citadines, mais elles ne représentaient qu’une minorité au sein des agglomérations urbaines. En 1996, le Burkina Faso abrita le sommet France-Afrique. Pour accueillir les participants à cette rencontre, Blaise Compaoré érigea le quartier « Ouaga 2000 ». Au début, il n’y eut qu’une salle de conférence et des lieux d’hébergement de haute facture. Mais au fil des ans le quartier se transforma. Comment en est-on arrivé là ?

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Des « habits propres pour Ouaga » et les premieres formes de contestation

Avec la révolution burkinabè apparut une volonté de produire en masse des espaces lotis à travers le terme évocateur de « lotissements commandos ». Toutefois, il s’agissait de lotissements sommaires. Par contre, à partir de 1990 on souhaita davantage transformer la physionomie des villes, mais l’essentiel des grands projets resta concentré dans la capitale. Les mutations politiques et économiques influencèrent la politique de l’habitat avec une prédominance des actions des institutions financières. Le choix de Ouagadougou pour le 19e sommet France-Afrique s’illustra par l’ouverture de chantiers dans l’urbanisation de la ville, non sans créer des mécontents en raison de la grande pauvreté des populations. Le chantier de « Ouaga 2000 » demeura un fait patent. Si les pauvres se firent muets, la presse sembla mener le combat contre le pouvoir. Le journal l’Indépendant considéra ce chantier comme un mauvais projet politique, un crime dans le processus du développement du Burkina7. Il fallut pourtant loger les illustres personnes qui firent le déplacement afin de s’interroger sur les stratégies à adopter pour réguler la crise du développement.

La ville subit un lifting pour cette rencontre politique et le vaste chantier de « Ouaga 2000 », que les Burkinabè appelèrent le « village du sommet » fut choisi comme lieu de résidence des personnalités politiques. Le « village du sommet », finit par être baptisé « Simonville », du nom du maire de la ville de Ouagadougou : Simon Compaoré. Des Ouagalais déplorèrent le fait que le pouvoir ait construit le quartier en les ignorant. Pour nombre de Burkinabè, le luxe du quartier « Ouaga 2000 » qui s’érigeait contrastait avec leur pauvreté. Mais le maire dans un euphémisme avait prévenu que « même pauvre, la ville devait se parer d’habits propres ». La cité fut dotée de 50 villas ministérielles et de 50 autres présidentielles à la convenance de leurs locataires. Ces dernières épousèrent la diversité et la richesse architecturale de l’Afrique. Il y eut des demeures de type côtier (sans étage) ou d’autres de type maghrébin recouvertes de tapis made in Morocco avec une salle de bain vapeur (espèce de sauna arabe) et un salon de thé, pour ne citer que ces spécificités. Citons également les styles sahélien, équatorial ou encore sud-est qui diffèrent les uns des autres non seulement par la forme, mais aussi par la gestion de l’espace intérieur. Toutes ces demeures comprirent cependant 5 à 6 chambres

7 Henri Sebgo, « Sommet France-colonies : un crime nommé ″Ouaga 2000″ », L’indépendant, n° 192, 15 avril 1997, p. 7-8.

« Ouaga 2000 » 41

dont celle de l’aide de camp.Ce qui heurta la sensibilité des populations fut la construction

de villas luxueuses en lieu et place des zones sur lesquelles habitaient des pauvres. Pour nombre d’observateurs, il s’agissait en effet de chefs-d’œuvre architecturaux dont le coût moyen avoisinerait les 100 millions de francs CFA, à multiplier quelquefois par dix. Une opinion hargneuse s’indigna face à de telles concessions dans un pays classé 170e sur 174 selon le PNUD et dont 45 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Les médias se lancèrent dans une critique virulente du projet en se conjecturant dans des calculs mathématiques. Selon l’Observateur, si l’on prend en tout état de cause une moyenne de 100 millions pour chacune de ces demeures, on parvient à un coût total de 5 milliards de francs CFA pour les 50. Le mobilier importé d’Italie fut composé de salons en cuir, de meubles de rangement en noyer pour les bureaux des chefs d’État et de toutes les commodités ayant le même standing qu’un hôtel 4 ou 5 étoiles. L’Observateur précisa ceci :

Les rideaux, on le sait, ont été cousus ici par les tailleurs de l’armée avec du tissu venu tout droit d’Italie, décidément incontournable dans le domaine du décor d’intérieur. Quant aux lits, ils mesurent 2m x 2m pour les hommes et 1,80m x 2m pour leur moitié. Il faut souligner toutefois la présence dans l’une de ces villas (sans doute celle que doit occuper le longiligne Abdou Diouf) d’une couchette de 2,10m x 2m. Environ une dizaine de millions (100 000 FF) sont allés dans l’ameublement de chaque maison, soit 500 millions au total8.

Par euphémisme Henri Sebgo parla du « bon père de famille » qui, conscient de ses responsabilités et de sa fortune, agirait comme un chef d’État. En ce sens, il admit qu’un tel homme, pauvre avec une grande charge familiale et ne disposant seulement que de cinquante mille francs CFA devait privilégier d’abord l’alimentation, la santé et l’éducation9. Il ressort de ses critiques un manque de bon sens de l’État, qu’il mit au compte d’une « politique de contre-développement10 » alors que les priorités et les urgences devaient être triées pour orienter les dépenses. Il va sans dire que les gouvernants confondent leur situation et celle du pays. Ce qui ne va pas sans irriter les hommes de presse habitués à voir évoluer leur pays dans une certaine sobriété. Pour Sebgo, en lieu et place de la CAN 98 et « Ouaga-2000 », l’État aurait pu ériger « des millions d’hectares » pour l’agriculture et l’élevage. Reste à savoir si les populations furent préparées à accepter cette magnificence

8 L’observateur Paalga, n° 4300, 6-8 décembre 1996, p. 7.9 Ibid., p. 7.10 L’expression est d’Henri Sebgo.

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dans la ville. En se référant à la pauvreté du pays, il chercha à toucher la sensibilité des Burkinabè afin qu’ils se rendent compte que ceux qu’ils portèrent au pouvoir menèrent à bien des projets grandioses sans leur accord. À ce propos, le plaidoyer de l’auteur fut saisissant. Qu’on en juge par cette remarque :

Nous serions très heureux de pouvoir abriter les Jeux Olympiques et la Coupe du monde. Mais nous ne sommes pas très riches. Nos moyens sont très limités. Nous vivons grâce aux dons et aux aides de très généreux donateurs ; par exemple notre eau potable nous la buvons grâce aux dons. Si nous devions sacrifier un besoin sur l’autel d’un autre, nul doute que c’est la CAN qui serait sacrifiée sur l’autel de l’autosuffisance alimentaire, des soins primaires de santé et beaucoup d’autres choses11.

Si la remarque paraît bien pertinente, il n’en demeure pas moins que cette CAN reçut des appréciations positives à travers les médias internationaux. Toutefois, ce que déplora Sebgo et qui probablement échappa à l’analyse de la presse internationale, ce sont les difficultés économiques et sociales auxquelles est confrontée la grande majorité de la population qui vit au-dessous du seuil de pauvreté. La pauvreté a marqué les consciences des Burkinabè du fait de son historicité et de la volonté manifeste des politiques de l’éradiquer12. Encore faut-il préciser que cette CAN se déroula en période de crise scolaire. L’État étant opposé à la société civile. Henri Sebgo s’en indigna :

Un exemple de folie de grandeur : le sommet France-colonies et son Ouagadougou 2000. La catastrophe est à la hauteur du manque de vision claire du pouvoir en place. Certaines fautes ressemblent beaucoup plus

11 L’observateur Paalga, op. cit., p. 7.12 La colonisation et ses avatars avaient conduit à une dislocation du territoire. La transformation de l’ancienne colonie en réservoir de main-d’œuvre gratuite suite à cette dislocation concourait à l’appauvrissement des sociétés burkinabè. L’élite politique des indépendances va essuyer les critiques des jeunes générations qui la perçoivent comme responsable de la perpétuation de la pauvreté. À la toute première génération de leaders politiques succèdent de jeunes révolutionnaires dont le but est d’éradiquer la pauvreté. Le Programme populaire de développement (PPD) qu’ils élaborent va servir de socle pour la lutte contre la pauvreté. En entrant officiellement en période d’ajustement structurel, le 13 janvier 1991, le régime de Blaise Compaoré cherche à bénéficier des organismes internationaux (PNUD, Banque mondiale), de programmes de développement locaux. Il n’échappe pas pour autant aux critiques virulentes des journalistes et autres acteurs de la société civile. Les positions comme celles prises par Norbert Zongo portent à croire que le pouvoir n’écoute plus les pauvres. Toute stratégie de lutte contre la pauvreté, comme le mentionne Basile Guissou, doit s’appuyer sur la vision, les valeurs et les espérances des populations. Basile Guissou, « Histoire et pauvreté au Burkina Faso », in La pauvrete, une fatalité ? Promouvoir l’autonomie et la sécurité humaine des groupes défavorisés, Bénin – Burkina Faso – Mali – Niger, Paris, UNESO/Karthala, 2002, p. 117.

« Ouaga 2000 » 43

à des crimes. Est de ceux-là : Ouaga 200013.

L’événement politique que devait abriter la capitale burkinabè poussa assurément l’État à réfléchir sur l’absorption d’une partie des chômeurs pour les travaux de construction mais aussi sur le beau, la splendeur. Malgré l’approbation d’une certaine opinion aux fastes des hommes du régime, Sebgo resta de marbre :

Nous aimerions que soit construit Ouaga-3000 ou Ouaga-5000 sur l’ensemble du territoire. Qui ne veut pas le beau ? Qui n’aime pas le beau et le merveilleux ? Nous n’en connaissons pas beaucoup. Au plan individuel comme au plan collectif qui ne voudrait pas que Ouaga rivalise avec New York ou Tokyo au niveau des gratte-ciel, des rues, des moyens de locomotion etc. ? Mais il y a les réalités de notre pauvreté, de notre misère. Sur 10 millions de Burkinabè plus de 9 millions sont pauvres14.

Inauguré en 1996, le vaste chantier de « Ouaga 2000 » eut pour but de révolutionner la physionomie de la capitale. Des femmes furent même mobilisées pour l’assainissement de la ville. Ce qui fut entrepris dans la ville capitale était avant tout un outil de travail, qui répondait non seulement aux ambitions politiques, mais aussi économiques et sociales du président Blaise Compaoré. Il est communément admis que chaque État souhaite réaliser de grands événements comme des rencontres sportives. Ceci rentre aussi bien dans le jeu du pouvoir pour renforcer son assise comme pour mener sa politique de développement. Pour le maire de Ouagadougou, il fallait, en dépit de la pauvreté, donner une autre image du Burkina Faso :

Depuis février 1995, nous avons élaboré un programme d’action pour la commune de Ouagadougou, qui définit les grandes actions concernant l’assainissement et l’environnement au sens large. Concrètement nous avons constitué une « brigade verte » de près de 600 femmes qui participent plusieurs fois par semaine au nettoyage de la ville, ce qui prouve que l’on peut garder une agglomération propre en dépit de la pauvreté. Le manque de ressources est un fait, mais nous avons de l’orgueil. Même si nous portons de vieux habits, nous voulons qu’ils soient propres15.

Les villes sahéliennes se caractérisent par leur étendue, rendue possible par les tentatives de récupération de l’État des terrains occupés souvent par les pauvres et la concentration de ceux-ci sur des parcelles

13 L’observateur Paalga, op. cit., p. 7.14 Ibid.15 Frederic Beroa, « Urbanisme. Rencontre avec Simon Compaoré, maire de la capitale. Les habits propres de Ouaga », Jeune Afrique, n° 1951, 2-8 juin 1998, p. 89.

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non loties. À chaque poussée de l’État dans sa politique d’urbanisation, les pauvres se sont agglomérés sur des terrains momentanément hors de sa portée. D’où ces protestations en raison de cette hétérogénéité du développement perceptible à travers la structure même de la ville mais aussi le vécu quotidien des populations. L’hétérogénéité des populations urbaines tient essentiellement à leur différenciation sociale qui établit un clivage entre riches et pauvres.

Le clivage riche/pauvre toujours maintenu : « Si un pauvre dort à Ouaga 2000, c’est parce qu’il est gardien »

Au fil des ans, le quartier de « Ouaga 2000 » s’est considérablement étendu et embelli, accueillant des ambassades, le palais de justice, les ministères et les administrations, les sièges d’entreprises et les banques. Le nouveau palais de Kozyam, siège du pouvoir présidentiel, y fut érigé. Comme cette « ville » dans la ville devait attirer et réunir des étrangers, le pouvoir ne négligea pas le secteur de l’hôtellerie. Un hôtel de grand luxe Laaico et un centre commercial El Fateh Center construit par la Lybian Arab African Investisment Company (Laaico) dominent en hauteur les villas cossues dont la plupart sont dissimulées derrières de hauts murs agrémentés de bougainvilliers. Les villas privées se sont multipliées. Une nouvelle classe aisée s’est installée dans un décor luxueux. Les rues serpentant entre les bâtisses où la faïence est reine portent le nom de grandes figures africaines et nationales. Leurs habitants sont de hauts fonctionnaires, des politiques, des décideurs économiques, de grands commerçants et chefs d’entreprises. Fréderic Lejeal qui y a effectué une enquête laisse percevoir ceci :

Cette population huppée attire les services haut de gamme. Les écoles publiques sont rares. Du primaire au lycée, ce sont les cours privés qui dominent. Même constat pour les cliniques. À l’instar du Rosa dei Venti ou du Vert galant – le plus couru du quartier –, les restaurants servent une clientèle triée sur le volet. Les salons de beauté, de relaxation et de fitness font leur apparition. « Les femmes roulent dans de grosses cylindrées et préfèrent accoucher aux États-Unis ou en Europe, explique un habitant du quartier. Certaines font même des allers-retours à Paris pour leurs emplettes... ». Un luxe tapageur au milieu de la pauvreté ? Certains Ouagalais le pensent. D’autant que la récente arrivée de nombreux Ivoiriens aisés, pour la plupart mariés à une Burkinabè, a accentué les signes extérieurs de richesse. Parfois jusqu’à la caricature. Ces derniers, dont certains lieutenants des ex-Forces nouvelles, « ont fait fortune rapidement, en partie grâce à la crise ivoirienne, remarque

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un résident. Mais il y a aussi de jeunes nouveaux riches burkinabè »16.

Comme s’il s’agissait d’une revanche sur l’ancienne ville coloniale et des premières heures de l’indépendance dénommée « Bancoville », Ouagadougou à travers ses nouvelles bâtisses de « Ouaga 2000 » s’impose aujourd’hui comme une capitale d’un État de l’Afrique de l’Ouest à l’instar d’Abidjan ou Dakar. Jusqu’où s’arrêtera la magnificence de la ville ? « Ouaga 2000 » est toujours en construction. De nombreuses maisons se construisent. Des routes sont en attente de bitume. De grandes artères la traversent. La grande avenue Sembène Ousmane qui s’étend à perte de vue mène à la frontière ghanéenne.

Les ministères et agences de l’État participent à cette volonté du pouvoir de transformer radicalement la physionomie de la ville. La BNB (Bibliothèque Nationale du Burkina), l’Institut national de la statistique et de la démographie, le siège des plus grandes chaînes de télévision, le centre aéré de la BCEAO, les ambassades comme celle des USA s’y sont implantés. À cela s’ajoute le stade omnisports à l’architecture moderne. À quelle ville ou quel quartier veut-elle ressembler ? Peut-être à Yamoussoukro, la capitale politique ivoirienne ? Aux quartiers huppés d’Abidjan ? Entre autre Cocody, la Riviera, les deux plateaux, ou le Plateau ? Doit-on y voir la simple marque d’une grande avancée dans l’urbanisme et le développement au Burkina ? La crise sociale politique en Côte d’Ivoire a mis en berne les villes ivoiriennes. Abidjan et ses quartiers luxueux n’ont plus fière allure. Le Plateau, le « Manhattan » africain, ont perdu de leur superbe par le désordre, les détritus et le vacarme des contestataires. Des intellectuels ivoiriens déplorent cet état de fait17. Certains sont surpris et étonnés par la grande avancée de l’urbanisation de la capitale burkinabè18. Alors, à quoi peut-on assimiler 16  Frédéric Lejeal, « Ouaga 2000, l’autre capitale », Jeune Afrique, Dossier « Ouagadougou, retour vers le futur », 9 juin 2009, accessible sur : http://www.jeuneafrique.com/202999/societe/ouaga-2000-l-autre-capitale/. (consulté le 24 août 2014). 17  Enseignant, journaliste, musicien et écrivain, Tiburce Koffi, en observateur attentif de sa société fait une illustration du délabrement du Plateau d’Abidjan à travers son essai. La « Sorbonne » qui s’érige à la place du jardin public du Plateau et qui devient un lieu de rencontre de jeunes protestataires, de désœuvrés, de vendeurs d’objets hétéroclites lui apparaît comme un « endroit de pourriture et de pourrissement », un « topos d’altération urbanistique et de promotion de la portion résiduelle de la société ivoirienne ». Tiburce Koffi, Cote d’Ivoire, l’agonie du jardin, du grand rêve au désastre, Abidjan, CEDA, NEI, 2006, p. 238-239. 18 Venance Konan, qui séjourna au Burkina Faso donne son impression de cette avancée qui semble étonner ses compatriotes en proie sans doute aux clichés et préjugés reçus sur l’état de l’urbanisation de ce pays. En témoigne ce qu’il nous donne à savoir de leur réaction : « À mon retour du Burkina Faso la semaine dernière, je racontais mon voyage à des amis dans un maquis quelque part à Treichville. Et je leur ai dit : ″Si nous continuons à dormir, le Burkina Faso nous dépassera bientôt″. Aussitôt un concert de protestations de la part de mes amis et de clients assis à des

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cette « ville » dans la ville ? Bob Bigué l’assimile aux Almadies du Sénégal19. Non sans oublier de rappeler que de nombreux Sénégalais, des fonctionnaires internationaux y ont élu domicile. La quasi-totalité des membres du gouvernement y dispose d’une villa de fonction. L’élite politique ivoirienne n’est pas en reste. C’est le cas de Guillaume Soro, alors premier ministre de Laurent Gbagbo. Le président ivoirien aimant séjourner à l’hôtel de Lybian Arab African Investisment Company a poussé l’opinion à modifier l’appellation de cet hôtel par « Hôtel Gbagbo ». Un palace qui était une propriété privée de Kadhafi. Le descriptif de ses habitants nous est encore peint en ces termes :

Dans le quartier, on peut croiser le Mauritanien Moustapha Chafi, éminence grise et conseiller influent du président Blaise Compaoré, qui fut l’un des premiers à investir les lieux, il y a plus de dix ans. L’ancien ministre des Affaires étrangères, Ablassé Ouédraogo, y possède une villa à l’architecture inspirée du style Le Corbusier. Le Premier ministre ivoirien, Guillaume Soro, tout comme l’ancien ministre de l’Agriculture Salif Diallo, actuellement ambassadeur du Burkina en Autriche, y ont également leur pied-à-terre. Le président du groupe Smaf International, Mahamadi Sawadogo, y possède, dit-on, « une maison de plus de trente pièces ». Quant au président de l’Assemblée nationale, Rock Marc Christian Kaboré, il vient d’y acheter un terrain20.

Les habitants de « Ouaga 2000 » regroupant l’élite politique et les fonctionnaires internationaux répondent à un train de vie qui contraste avec celui du citoyen lambda :

Les uns comme les autres n’hésitent pas à étaler leur train de vie, arborant bijoux, accessoires en or, costumes de marque et 4x4 flamboyants. On les retrouve le soir au Top 2000, la boîte où le champagne coule à flots. Du même coup, ils font flamber les prix des loyers et des terrains. De 16 000 F CFA en 1999 (24,50 euros), le mètre carré peut désormais dépasser

tables voisines ; ″Quoi ! Le Burkina Faso ? Il va passer où ?″ ″Quand même, toi aussi ! Comment peux-tu dire des choses pareilles ?″ ″Même si on est tombé ! Les Burkinabè ont quoi pour nous dépasser ?″ Et pendant que mes amis protestaient et trouvaient que j’exagérais, je pensais à mon pays naguère respecté et envié mais aujourd’hui coupé en deux, et de plus en plus isolé et évité, je pensais aux centaines d’entreprises que nous avons pillées et détruites pour cause de rébellion ou de patriotisme, aux potentiels investisseurs qui nous fuient désormais comme la peste, à notre Université qui ne forme plus désormais que des gérants de cabines téléphoniques et des assassins, je pensais aux quatorze étages que j’ai descendus à pied il y a quelques jours au CCIA, parce qu’il n’y avait plus d’ascenseurs, je pensais aux tours de la Cité Administrative qui depuis des années tombent littéralement en morceaux... ». Venance Konan, Negreries, 1994-2006, Chroniques de 12 années seches, Abidjan, Frat mat, 2006, p. 243.19 Bob Bigué, « Burkina Faso – Ouaga 2000. Une ville dans une ville », Enquête, 22 mars 2013, accessible sur : http://www.enqueteplus.com/content/burkina-faso-ouaga-2000-une-ville-dans-une-ville. (consulté le 23 août 2014). 20 Frédéric Lejeal, « Ouaga 2000, l’autre capitale », op. cit.

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les 50 000 F CFA, explique-t-on à la Société nationale d’aménagement des terrains urbains (Sonatur), société d’État chargée de gérer, entre autres, l’aménagement de Ouaga 2000. La location d’une villa peut atteindre plusieurs millions de francs par mois21.

Si la possession d’un logement contribue à l’amélioration des conditions de vie, elle est loin de couvrir les besoins de la majorité. Ce qui n’est pas loin de susciter des critiques à l’encontre de l’État lorsque celui-ci entreprend de grands projets dans l’espace urbain. La formule « un ménage – une parcelle » (ou aussi un toit) pose derechef le problème de l’accès à la terre. Le non-respect des règles en matière de viabilisation des terrains, l’absence de cadastre influent sur le prix de la terre dans les grandes villes. Sensibles ou pas à leurs difficultés, les pauvres pensent que les chefs coutumiers sont bien placés pour les aider à obtenir une parcelle. En 1990 une commission mise sur pied pour le contrôle immobilier révéla la complexité du problème du fait des agissements des chefs coutumiers et de l’avancée incontrôlée des zones d’habitat précaire malgré les lotissements à grande échelle. Pour le pouvoir, il fallait assainir la ville, lui donner une autre image. Comme les cités « An II, An III, An IV » sous la révolution, « Ouaga 2000 » se devait d’apporter une marque à cette politique urbaine. Le mètre carré à « Ouaga 2000 » est aujourd’hui hors de prix pour les Ouagalais. Nombreux sont ceux à le décrier du fait de la pauvreté des Ouagalais. Les voix s’élèvent pour critiquer ce projet ambitieux dans une ville où les pauvres sont numériquement plus nombreux. On en arrive à cette prise de position très critique qu’Henri Sebgo, de son vrai nom Norbert Zongo22, avait prise dès la création du quartier. Certes le journaliste contestataire a été assassiné mais sa critique de la magnificence de « Ouaga 2000 » a comme durement imprégné les consciences de ses compatriotes. Si les habitants de la ville observent de loin le nouveau quartier, s’ils en parlent, à raison, comme d’une zone luxueuse, ils ne sont pas moins critiques comme l’avait été auparavant Norbert Zongo. De l’enquête qu’a menée Bob Bigué auprès des habitants de Ouagadougou, on retient ceci:

21 Ibid.22 Norbert Zongo, directeur du journal L’Indépendant, fut assassiné en décembre 1998. L’Indépendant était le seul journal d’investigation au Burkina, symbole de la liberté de critique et de commentaire. Le seul à oser mettre en avant les failles du pouvoir, sans être lié à aucun parti. Cet assassinat illustre tous les dysfonctionnements de l’État auxquels Norbert Zongo s’attaquait : les privilèges familiaux au sein du pouvoir, le rôle de l’armée, la soumission de la justice, l’impunité dont jouissent les grands. Peter Doucey, « L’Indépendant: Norbert Zongo, parcours d’un combattant », in Serge Bailly, Didier Beaufort, Média, Résistance, Un écho pour les voix discordantes, Paris, Karthala, 2000, p. 17.

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Ce luxe insolent contraste avec la pauvreté des Burkinabés. « Je n’ai jamais mis les pieds à Ouaga 2000 », affirme Bandé, serveur dans un restaurant. « C’est loin, je n’ai rien à y faire », dit-il. D’autres trouvent que Ouaga 2000 n’a pas sa raison d’être. « Blaise a construit ce quartier, mais n’a rien fait pour les Burkinabés. On ne peut pas manger à Ouaga 2000. Les priorités sont ailleurs », a-t-il dit23.

Si certains habitants de Ouagadougou disent n’avoir jamais mis les pieds à « Ouaga 2000 », si d’autres trouvent le quartier éloigné et affirment qu’il n’a pas sa raison d’être, on peut alors augurer que le « pauvre » ne peut observer cette « ville dans la ville » que de loin ou à partir de son activité de domestique. Ce qui transparaît fort bien dans les propos suivants :

« Si un pauvre dort à Ouaga 2000, c’est parce qu’il est gardien », déclare Ibrahima Ibouldo. Il n’est pas le seul à penser ainsi. Dans la capitale, les taxis « niafu niafu » peints en vert, différents des « taxis propres » n’acceptent d’aller à Ouaga 2000 que si le client paie le ticket aller-retour. « À Ouaga 2000, même les chiens ont des 4x4 », prétextent ces chauffeurs de taxi. Pourtant, ce luxe dont parlent les Ouagalais laisse à désirer24.

La magnificence de « Ouaga 2000 » concourt à maintenir une certaine crainte du pouvoir. Les habitants de la ville de Ouagadougou ont conscience de cet enjeu sur le plan national. Ils ont aussi conscience de la représentativité de l’élite dans le concert des nations. Le pouvoir instaure non pas seulement la crainte mais une distanciation avec les citoyens lambda. Il prend sa source pourrait-on dire dans une grandeur de l’Habitat, du lieu de son siège, d’où cette crainte qu’il inspire rapportée par ce journaliste venu s’enquérir des informations sur « Ouaga 2000 » :

Les Ouagalais ont peur de circuler aux abords du Palais. Le taxi pris par le reporter d’ENQUÊTE a refusé d’aller jusque devant la maison de Blaise Compaoré. Il s’est garé à 500 mètres. « Madame, je ne peux pas aller jusque là-bas. On a tué ici un taximan, il n’y a pas longtemps. Il s’est trop approché du Palais », dit le conducteur. Pour prendre des photos de Kosyam, il a fallu l’accord du garde en faction trouvé au poste de police de la Présidence. « Vous pouvez prendre des photos, mais il faut aller là-bas ». Il nous indique un point situé à près de 100 mètres de la porte principale. Aucune chance d’avoir une vision nette de la grande bâtisse où loge le président du Faso. Celle-ci étant nichée à près de 800 mètres du portail25.

23 Bob Bigué, « Burkina Faso – Ouaga 2000. Une ville dans une ville », op. cit.24 Ibid.25 Ibid.

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La politique de l’habitat n’est pas moins une autre politique d’exercice de l’autorité. Certes, le quartier de « Ouaga 2000 » est le fief de l’élite burkinabè mais retenons bien qu’il est l’œuvre de l’un des anciens révolutionnaires du CNR, le Président du Faso, Blaise Compaoré. Le Président est probablement dans la continuité d’une passion politique qu’il assouvit sous une autre forme d’autorité. Un symbole de cette autorité marque le décor de « Ouaga 2000 ». Un monument dédié aux martyrs rappelle le rapport du pouvoir avec ses administrés et les souvenirs marquants de la vie politique. Sous la révolution, le discours du pouvoir se donna pour fonction de sensibiliser les militants et militantes à l’intérêt qu’ils avaient à embellir et rendre propre leur cadre de vie. Thomas Sankara, qui recommanda de faire de Ouagadougou une ville blanche, demanda aux habitants de blanchir les murs de leurs habitats à la chaux. Encore fallait-il permettre aux populations de bénéficier de terrains en vue de construire un logement pour y habiter.

Le CNR, dont le président Compaoré fut l’une des principales figures emblématiques, avait pour objectif de construire un État central fort qui devait s’imposer aux ennemis de la révolution démocratique et populaire. De ces ennemis, le pouvoir révolutionnaire indexa la bourgeoisie d’État, la bourgeoisie commerçante spéculative, la bourgeoisie des marchands et des entrepreneurs, les chefferies traditionnelles, les partis et les syndicats. Pour sortir les « masses » de la pauvreté, le pouvoir arrêta plusieurs mesures tendant à améliorer le cadre de vie des habitants des villes. Ouagadougou fut divisé en 30 secteurs, chacun dirigé par un bureau CDR (Comité de défense de la révolution) élu par la population. Cette délimitation imposa le redécoupage et la dislocation des 66 anciens quartiers. Une délimitation dont la stratégie visait à priver leurs chefferies de leurs assises territoriales traditionnelles. Le lotissement systématique de tous les quartiers spontanés de Ouagadougou, une autre mesure, eut pour but de mettre un terme à la spéculation de la bourgeoisie foncière et de certains chefs de quartier26.

Après l’indépendance (1960), la politique de lotissement n’a pas toujours suivi la croissance de la population. En 1996, celle-ci était estimée à 10,5 millions d’habitants. Entre 1960 et 1980, seulement 1 040 hectares ont été lotis dans la capitale27. Selon Claude Sissao, l’insécurité

26 Alain Marie, « Politique urbaine : une révolution au service de l’Etat », Politique africaine, n° 33, mars 1989, p. 28.27 Claude Sissao, « Ouagadougou et les centres urbains du Burkina Faso », in Sophie Duluck, Odile Goerg (dir.), Les investissements publics dans les villes africaines 1930-1985, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 74. Voir aussi Alain Marie, « Politique

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des zones spontanées n’a pas incité les populations à améliorer leur habitat. Certes, mais l’amélioration de l’habitat pour les populations ne tient pas forcément à l’insécurité mais au manque de ressources. Au prix des parcelles s’adjoint le coût élevé des matériaux de construction, d’où ces constructions anarchiques caractéristiques du clivage entre riches et pauvres. Les zones d’habitats précaires deviennent le lieu privilégié des bandits du fait de l’anarchie qui y règne. L’incapacité de l’État à l’assainissement des zones spontanées témoigne d’un double phénomène qu’on peut rattacher au manque de volonté et à la faiblesse des ressources. Or, tant que persiste cet état de fait, le clivage entre les riches et les pauvres dans l’occupation de l’espace urbain ne peut aller qu’en s’aggravant au fil des années, générant des contestations lorsque l’État s’impose sur ces zones non loties. Si les autorités décidèrent d’embellir la capitale en lui donnant fière allure à travers la construction de « Ouaga 2000 », elles se devaient de faire face, comme ce fut le cas sous la révolution avec la création des « Cités An II, An III, An IV », à cette forme singulière de résistance. En dépit des critiques que « Ouaga 2000 » a suscitées et suscite dans l’opinion et dont les journaux tout comme aujourd’hui le net se font l’écho, le pouvoir n’en poursuit pas moins sa politique d’agrandissement de ce quartier qui s’impose comme une « nouvelle ville » dans la ville.

Conclusion

« Ouaga 2000 », « l’autre capitale » fascine ou irrite. En dépit d’un certain mécontentement, l’élite burkinabè y a planté son décor. Il est bien loin le temps où Norbert Zongo, écrivant sous le pseudonyme d’Henri Sebgo, la considérait comme un « crime du développement », bien loin également le temps où le quartier du parc urbain Bangr-Weogo (l’ancien Bois de Boulogne), dans le nord-est de la ville, était le plus luxueux de la capitale. « Ouaga 2000 » s’érige comme le nouveau quartier huppé de l’ancien Bois de Boulogne. Considéré comme une ville dans la ville, il force l’admiration des uns, la colère des autres mais ne laisse pas indifférent. Toujours en construction, il fait débat, alors qu’il existe depuis la fin des années 1990. Dès sa naissance, la société civile était critique. Elle ne l’est pas moins encore aujourd’hui. Des Ouagalais, rapporte Frédéric Lejeal, tiennent un autre discours28. Nombreux sont fiers de l’existence de « Ouaga 2000 » qui en dépit de sa luxuriance, crée des emplois et rehausse l’image de la ville. Blaise

urbaine : une révolution au service de l’État », op. cit., p. 29.28 Frédéric Lejeal, « Ouaga 2000, l’autre capitale », op. cit.

« Ouaga 2000 » 51

Compaoré reconnaît que la société civile a un rôle majeur à jouer dans le système politique du fait de la diversité de ses champs d’action. Elle a selon lui l’avantage d’opposer l’approche « plus pointue, plus pragmatique, du spécifique et du différencié ». Cette fonction critique dont il fait allusion constitue à n’en point douter un facteur positif aussi bien pour les gouvernements que pour les gouvernés. Parce qu’il la considère comme un élément puissant d’émulation et de régulation, la société civile peut dans son entendement générer des idées et projets pour ouvrir des espaces nouveaux aux pouvoirs établis et éviter les dérapages autoritaires ou le règne de la pensée unique29. Les Burkinabè qui se font critiques à l’égard du projet de construction de « Ouaga 2000 », laissent transparaître dans leurs propos un « dérapage autoritaire » et une « pensée unique » du pouvoir. Ils le crient d’autant plus que sa création n’est pas allée de concert avec une consultation de la population. Tout comme l’éducation et la santé, les autorités burkinabè considèrent l’habitat comme un droit humain fondamental. Le cadre stratégique de lutte contre la pauvreté qui est au cœur de la politique de modernisation du Burkina Faso pourrait perdre de sa pertinence s’il ne prévoit un traitement privilégié au bénéfice des pauvres.

29 Blaise Compaoré, Les voies de l’espérance, Ouagadougou, Grande imprimerie du Burkina (GIB), 1998, p. 29.

L’individu et le lieu de vie

Freud écrivit: « le psychanalyste réussit là où le paranoïaque échoue » ;Julia Kristeva l’a paraphrasé : « l’écrivain réussit là où l’autisme échoue » ;

Et moi, je re-paraphrase : « la littérature réussit là où la psychanalyse échoue ».

Les récits cliniques posent des difficultés pour les psychanalystes, que ce soit à l’écrit ou à l’oral. En fait, il y a un écart entre le récit du cas clinique – qui est une construction, une fiction – et l’expérience vécue par les patients avec leurs psychanalystes dans les salles d’analyse, de sorte que le récit clinique en psychanalyse, étant toujours une fiction, devient un ensemble de textes, finalement plus proche de la littérature que de la science.

Si le récit clinique est un ensemble de textes littéraires, il est alors lui-même porteur d’un genre. Cette question se heurte aux aspects frontaliers entre la littérature et la psychanalyse, qui se développent en parallèle : ils se rejoignent là où ils se séparent. Car le concept de genre, en littérature, se réfère au type de texte – conte, nouvelle, roman, etc., alors que pour la psychanalyse le genre se réfère au sexe – au sens de l’identité sexuelle, notamment dans ses aspects inconscients. Par conséquent, une éventuelle façon de penser l’intersection entre la littérature et la psychanalyse serait de chercher, dans la littérature, ce qui est le sexe du texte ; ou plutôt le sexuel dans l’écriture – ce qui en littérature s’appelle éventuellement un style.

Machado de Assis (1836-1908), considéré comme le plus grand écrivain brésilien, a écrit sur ce sujet une nouvelle intitulée « La chanoine ou métaphysique du style1. » Le narrateur, un religieux à qui on a commandé un sermon, commence une idylle mentale dans laquelle

* Centre d’Études en Psychopathologie et Psychanalyse (CEPP), Université Paris Diderot – Paris 7.1 Machado de Assis, « O Cônego ou Metafísica do Estilo », in Obra Completa, vol. II, Rio de Janeiro: Nova Aguilar, 1994, p. 570-573 [nouvelle publiée pour la première fois dans le journal Gazeta de Notícias le 22/11/1885, puis intégrée au recueil Várias Histórias, publié en 1886].

Habiter la ville, habiter le moi

Patricia Cabianca Gazire*

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un substantif et un adjectif se cherchaient l’un l’autre et à partir de laquelle il a ensuite développé l’idée que les mots ont un sexe et que les mots s’aiment les uns les autres :

« Oui, cher Monsieur, les adjectifs naissent d’un côté, les substantifs de l’autre, et une foule de vocables est ainsi divisée selon leur nature sexuelle …

– Sexuelle ?

– Oui, Madame, sexuelle. Les mots ont un sexe. Je termine un grand mémoire psycho-lexico-logique, dans lequel j’expose et démontre cette découverte. Les mots ont un sexe2. »

Ce que l’on appelle style, c’est le mariage entre ces mots. C’est-à-dire : le style est le résultat d’un mouvement libidinal qui s’opère au-delà de la pensée consciente - une force intime, une sorte de répertoire individuel qui conduit l’auteur à choisir un ordre déterminé des mots. Cet ordre – la forme – est aussi quelque chose que l’auteur ne parvient pas à dépasser, il se pose comme une limite même pour lui. Il faut remarquer que la nouvelle de Machado de Assis précède la psychanalyse et l’annonce, car celle-ci n’était pas encore constituée au moment de la première publication de la nouvelle, les premiers textes de Freud étant à peine en train d’être gérés.

En reprenant l’expérience poétique de l’écrivain Francis Ponge, nous pouvons remettre en discussion l’expérience du sexuel dans l’écriture puisqu’on trouve, là aussi, cet amour des mots :

« En somme, les choses sont, déjà, autant mots que choses et réciproquement, les mots, déjà, sont autant choses que mots. C’est leur copulation, que réalise l’écriture (véritable ou parfaite) ; c’est l’orgasme qui en résulte qui provoque notre jubilation. Il s’agit de faire rentrer l’un en l’autre [...] autrement dit : si nous aimons les choses, c’est que nous les reconnaissons comme répondant à leurs noms [...] Que nous devons aimer aussi ces noms [...] L’amour des mots est donc en quelque façon nécessaire à la jouissance des choses [...] Ou plutôt réaliser l’amour physique des mots et des choses, telle sera notre jouissance, notre réjouissance. Et cela, nous seuls (nous, comme doués de la parole, comme capable de l’écriture), nous seuls en sommes capables3. »

2  Machado de Assis, Emilie Audigier « Tradução comentada do conto ‘O Cônego ou a metafísica do estilo’ de Machado de Assis para o francês » [Traduction commentée de la nouvelle La chanoine ou métaphysique du style de Machado de Assis], Scientia Traductionis, nº 14, 2013, p. 361-375, accessible sur : https://periodicos.ufsc.br/index.php/scientia/issue/view/MAT (consulté le 19 février 2015).3 Francis Ponge, La fabrique du pré, Lausanne, Skira, Presses de IRL, coll. Les

Habiter la ville, habiter le moi 57

Mon point de départ était la question psychanalytique suivante : avons-nous besoin de la pathologie pour penser le singulier dans la contemporanéité ? Cette question est d’emblée clinique, puisque j’essaierai d’y répondre à partir de l’histoire de la cure psychanalytique d’Agatha et en trouvant les aspects concernant sa position subjective là où ils font leur écriture ; c’est-à-dire en tant que signifiants : des noms de certains lieux de la ville de São Paulo qui contiennent, par-delà la correspondance à un sens, un rapport avec la chose – ce qui a été vécu là-bas auparavant, et dont on ne peut récupérer le sens que si l’on en explore les origines, ce qui est derrière le nom. Pour ce faire, je me suis basée sur des propositions de deux auteurs contemporains – Silva Junior4 et Marinas5 – selon lesquels l’écriture du sujet dans sa culture se fait au travers de l’écriture de son propre texte.

Considérée par les médecins comme un cas difficile, de mauvais pronostics, Agatha a peut-être pu se réinventer – et de ce fait elle n’a pas été remarquée qu’après coup – dans le récit littéraire de sa psychanalyse, en particulier, comme nous allons le détailler ci-dessous, lorsque qu’elle sort de la salle d’analyse et rejoint les espaces inhabités de la ville de São Paulo. Agatha, comme nous allons le montrer, a pu réinventer son propre style en créant des histoires qui ont un rapport avec les restes de la ville : ses ordures, ses bêtes malades et abandonnées, ses impasses.

Il s’agit d’essayer de mettre en suspens les théories psychanalytiques afin de raconter l’histoire d’Agatha comme prose narrative.

Agatha, un récit littéraire

À sa naissance, la mère d’Agatha n’a pu cacher son regard dédaigneux et déçu à son bébé : elle ne désirait pas une fille, mais un garçon. Prise d’un rejet instantané, la mère n’a cessé de poser sur sa fille le poids de ce regard inversé et imprégné de haine. « T’es une mauvaise herbe », disait la mère en la frappant, ce qui s’est conclu par une situation insurmontable de violence entre elles. Au fil du temps, les

Sentiers de la Création, 1990, p. 23-29.4  Nelson da Silva Junior, « Ellipses freudiennes : changements du corps comme un symptôme de la culture actuelle ». Communication orale dans la « 7e Rencontre de la SIPP-ISPP, Société Internationale de Psychanalyse et Philosophie », Université Louis-Maximilians, Munich, décembre 2014.5 José Miguel Marinas, Psicanálise e cultura. Dicionário crítico de arte, imagem, linguagem e cultura. Fundação Coaparque, accessible sur : h t tp : / /www.ar te-coa .pt / index.php?Language=pt&Page=Saberes&Sub Page=ComunicacaoELinguagemCultura&Menu2=Autores&Slide=127.

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parents se sont séparés, la sœur plus aînée s’est mariée, mais Agatha est restée seule avec sa mère, dans une espèce de prison, comme dans un château médiéval au sein duquel les deux femmes partageaient quelque chose qui n’était pas dit – une histoire sans nom6.

En guise de consolation, Agatha a toujours entretenu un lien fort avec les animaux. Elle a toujours élevé des animaux domestiques, des chats, des oiseaux, des poissons, des chiens et même des souris, tout au long de son enfance et adolescence. Au fur et à mesure que ces animaux mouraient, Agatha les enterrait dans le jardin autour de la maison, pour construire un cimetière autour du « château ».

Pendant l’adolescence, Agatha ne pouvait ni aller aux toilettes ni préparer son repas sans que sa mère ne soit dégoûtée par les odeurs de ses excréments et de ses aliments. Fatiguée et affamée, elle allait manger avec ses copains – les animaux.

Voilà qu’elle tombe enceinte d’un homme et subit une fausse couche. Cet événement déclenche une « crise » : Agatha ne réussit plus à se nourrir et elle commence à prélever son propre sang et à le stocker dans de petits verres. Elle essaie même de retirer son utérus avec une aiguille à tricoter. Puis elle est finalement admise dans un service hospitalier pour des personnes souffrant de troubles alimentaires – sa première et unique hospitalisation.

Premier temps : les chats et l’Anhangabaú Au cours des années, après la fin de ses séances de psychanalyse,

Agatha ne pouvait plus directement rentrer au cimetière des bêtes, le « château » tenu par sa mère. Au lieu de cela, elle prit l’habitude d’aller nourrir les chats de la Vallée de l’Anhangabaú, endroit sombre et dangereux dans le centre-ville de São Paulo. Ces chats, aveugles, avaient été abandonnés, laissés sans nourriture, malades. Ils vivaient dans la rue, dans la nuit froide. Au lieu de revenir au cimetière pour veiller les petites bêtes mortes, Agatha a transféré ses soins vers des animaux encore vivants, bien que faibles. Elle a commencé à prendre des notes sur un cahier : des sentiments et des pensées qu’elle écrivait librement, sans aucun ordre ou objectif. Elle me lisait certaines de ces notes lors de la séance.

Ce site visité par Agatha est aujourd’hui l’endroit par où passent les avenues 9 de Julho et 23 de Maio, dans le centre-ville de São Paulo

6 Jules Barbey d’Aurevilly (1882), Une histoire sans nom, Paris, Flammarion, coll. GF, 1990. La petite Lasthénie de Ferjol vivait avec sa mère dans un château – son père était mort – et, après avoir subi quelque chose qu’elle ne pouvait pas nommer, elle scarifie son corps en silence et saigne à mort.

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Toutefois, aux XVIIIe et XIXe siècles, ces lieux étaient longés par les rivières Anhangabaú et Itororó. Lorsque São Paulo n’était qu’un petit village, il est apparu, sur les quais de la rivière Anhangabaú, en 1773, l’un des premiers abattoirs de la ville, dans la rue Santo Amaro (également connue comme rue de Corral et rue Verte). Après l’abattage sur le sol en terre battue, les restes et le sang des bêtes mortes étaient versés dans la rivière. Pour des raisons sanitaires, l’abattoir a été transféré à la baisse Humaita, en 1856, et les déchets ont commencé à être jetés dans la rivière Itororó, où se trouve aujourd’hui l’avenue 23 de Maio. Cependant, l’Itororó était l’un des affluents de l’Anhangabaú. Par conséquent, le sang, les restes de viande et d’os voyageaient jusqu’au centre-ville. C’est seulement en 1889 qu’a été inauguré l’abattoir de la Vila Mariana (aujourd’hui la Cinémathèque Brésilienne), avec des installations plus grandes et plus appropriées. La rivière Anhangabaú a été canalisée au XXe siècle, tout comme l’Itororó7.

Agatha, identifiée aux bêtes, allait à l’Anhangabaú afin d’apaiser les mauvais esprits, tant elle se sentait angoissée et menacée. Là, elle a trouvé un lieu riche en représentations où elle se sentait accueillie et accompagnée, bien que ce lieu contienne une connotation sombre, liée au vide et à la solitude.

Deuxième temps : les oies et l’Ibirapuera Petit à petit, Agatha substituera ses visites à la Vallée de

l’Anhangabaú par des passages à l’Ibirapuera, un grand parc de la ville. Elle troque ses chats pour des oies, qu’elle vient maintenant nourrir juste en face du lac. Plus agressives que les chats, les oies se battent pour la nourriture, elles ne savent pas partager et elles sautent voracement sur les miettes de pain.

Un jour, elle remarque la présence récurrente d’un homme et elle a peur. Elle croit que c’est un pervers qui va lui faire du mal. Elle cesse d’aller au parc.

Troisième temps : l’homme et la favela Ce n’est que quelques années plus tard, en fin de cure, qu’Agatha rencontre finalement quelqu’un : un homme qui semble beaucoup l’aimer, car il la comble toujours avec des petits cadeaux : des porte-clés, des chemises et même des chaussures. Il lui donne l’impression d’être un homme riche, même s’il la ramène chez lui, dans une banlieue pauvre de São Paulo. Autour de chez lui habitent quelques animaux,

7 Larissa Linder, « Rios vermelhos de sangue » [Des rivières rouges de sang], Revista São Paulo, publication du journal Folha de São Paulo, 22/06/2014.

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notamment des chiens. C’est un endroit sale, avec beaucoup d’ordures qui trainent. Agatha est embêtée car cet homme ne souhaite qu’entretenir des rapports sexuels avec elle. Mais il lui plaît et ils continuent à se voir pendant quelque temps. Un jour, cependant, il lui révèle ses projets : il veut l’épouser et déménager dans une ville au loin, dans le nord-est du Brésil. Il veut habiter dans une petite ferme où ils pourront élever des animaux et puis les abattre pour les manger. Agatha, effrayée par ces paroles, finit par ne plus chercher à fréquenter cet homme.

Écrire la ville, l’habiter, s’y installer

Agatha, au cours de son chemin solitaire, ou plutôt solipsiste, aime bien découvrir les lieux de la ville et imaginer qu’ils sont faits pour elle. En créant des scènes dans lesquelles elle interagit avec des personnages (d’abord des bêtes, ensuite un humain) puis en décrivant ces scènes dans son cahier, Agatha tisse des liens avec des objets vivants, avec elle-même et avec les autres (le collectif, le social).

Si nous reprenons le premier temps où Agatha vient visiter les chats abandonnés qui habitent l’Anhangabaú, nous voyons que plusieurs contenus se condensent dans cette scène : des restes qui demeurent comme perdus, mais qui ont un rapport avec l’histoire du lieu, l’histoire de la ville et par conséquent, ont une relation avec la culture. Nous observons donc que les abattoirs, le sang, le meurtre des animaux ont un rapport avec l’histoire d’Agatha et ses animaux enterrés autour de sa maison, avec l’expérience de sa fausse couche, du bébé mort, de la nourriture. Sans le savoir complètement, Agatha choisit les chats de l’Anhangabaú en essayant de re-signifier, ou de donner un sens à des expériences auparavant non symbolisées et qui restaient, de par cette raison même, des restes non liés à l’intérieur de son psychisme.

Nous trouvons une expérience similaire dans les descriptions faites par Georges Perec, dans Espèces d’espaces8, selon lequel l’espace naît comme une écriture :

« L’espace commence ainsi, avec seulement des mots, des signes tracés sur la plage blanche. Décrire l’espace : le nommer, le tracer, comme ces faiseurs de portulans qui saturaient les côtes de noms de ports, de noms de caps, de noms de criques, jusqu’à ce que la terre finisse par ne plus être séparée de la mer que par un ruban continu de texte 9. »

8 Georges Perec (1974), Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 2000.9 Ibid., p. 26.

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À travers l’écriture de l’espace, le narrateur erre dans la ville et cherche à répondre aux questions telles que : « Qu’est-ce que c’est qu’un quartier ? T’habites dans le quartier ? T’es dans quel quartier ?10 ». Après ces réflexions sur « la vie du quartier » et sur « la mort du quartier », il se demande : « Pourquoi ne pas privilégier la dispersion ? Au lieu de vivre dans un lieu unique … pourquoi n’aurait-on pas, éparpillées dans Paris, cinq ou six chambres ? [...] Qu’est-ce qu’est le cœur d’une ville ? L’âme d’une ville ? ». La ville étrangère est celle où « on aimerait bien se promener, flâner, mais on n’ose pas ; on ne sait pas aller à la dérive, on a peur de se perdre ». On voit bien que le narrateur reste collé à l’observation, de manière à faire naître, à travers l’expérience sensible, la figuration des données géographiques d’un lieu.

En regardant les choses et les êtres de tous les jours, Perec se demande : « Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ?11 » afin de modifier totalement ensuite les conventions du monde sensible en mettant en désordre sa hiérarchie :

« À côté, des boutiques de meubles italiens ou des luminaires japonais, des marchands de gravures, de livres d’art, d’indienneries, d’affiches de films, de toutes sortes de trucs pseudo-anciens ou simili-modernes, à la mode d’avant-hier, d’aujourd’hui ou d’après-demain ; c’est là que vous pourrez, pour quelques francs, faire l’emplette d’une boîte de conserve renfermant un peu d’air de Paris, d’un taille-crayons en forme de navire à aubes, de vieux gramophone ou de… Centre Georges-Pompidou, d’un vétuste cahier d’écolier au dos duquel figure une désuète table de multiplication [...]12. »

L’auteur finit par classifier le monde d’une manière particulière, selon laquelle le reste (ce qui est apparemment banal et habituellement oublié) devient la chose la plus importante. Cela l’amène à une compréhension singulière, voire étrangère, du monde.

Philippe Vasset s’intéresse, de la même façon, aux aspects sensibles du réel, afin d’enquêter sur ce qui nous dissimule la réalité la plus ordinaire, ce qui la transforme, ce qui la révèle :

« ... muettes, ces scènes domestiques restaient cependant impénétrables. Les gestes y étaient ambivalents et les attitudes équivoques. Largement offerte, l’intimité n’offrait aucune prise, ne révélait rien, si ce n’est un désordre de propositions indécidables. Même les comportements les plus explicites - nudité, violence - restaient mystérieux : on n’était

10 Ibid., p. 113-126.11 Georges Perec, L’infra-ordinaire, Paris, Seuil, coll. Librairie du XXe Siècle, 1989, p. 11.12 Ibid., p. 71-72.

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jamais sûr de ce que l’on voyait. Aussi n’essayais-je même pas d’interpréter des images qui se présentaient à mes yeux, considérant les tableaux entrevus non comme l’expression des sentiments ou la conséquence d’événements, mais comme les mouvements successifs et simultanés de jets d’eau contre le soleil, certaines projections de gouttelettes apparaissant, pour l’observateur situé dans l’alignement des rayons, plus lumineuses que d’autres, et formant, pour lui seul, une composition éphémère13... ».

Le narrateur essaie de transformer la ville en quelque chose de liquide, pour qu’il puisse « nager » dans son intérieur :

« Il m’était facile, circulant au milieu des groupes, d’écouter leurs conversations, m’efforçant de ne pas juger leur intérêt ou leur pertinence, mais simplement de me dissoudre dans la profusion de détails pour goûter la volupté d’être submergé par des vies inconnues […] Toutes ces idées avaient la ville pour objet … En réalité, la capitale était pour moi une sorte de livre de chevet, une trame familière que je ne cessais d’organiser en formes nouvelles. C’était mon corpus, la seule science dans laquelle je pouvais me targuer d’être docteur, et ce même si mon érudition était régulièrement prise en défaut14. »

Vasset essaie de créer une plateforme d’expérience réelle, et non imaginée, pour inviter le lecteur à une expérience sensible. Le narrateur passe à l’intérieur des immeubles, à partir d’un regard extérieur. Puis il se fond dans les décors et disparaît, restant présent mais invisible. On peut se demander si l’auteur envisage sa propre disparition, l’évanescence du narrateur l’amenant à devenir la ville elle-même. Celui-ci se transforme en ville, son corps devient le corps de la ville, d’une façon à devenir réel et, de cette manière, à devenir la source même de l’expérience sensible :

« Y traîner procurait des sensations similaires à celle que j’éprouvais en arpentant les marges de Paris : c’était la même érotique de l’effraction, le même frisson à glisser, par l’entrebâillement des surfaces, sa main contre la peau de la ville, et la même synchronisation des souffles, climatiseur et respiration mêlés15. »

Ainsi, l’expérience peut être partagée. C’est là où se crée l’espace du collectif, par opposition à l’espace solitaire. S’il y a donc une place du collectif, c’est à travers une expérience érotique, en tant que source, libido, investissement. Dans ce sens-là, les actions d’habiter, d’écrire et de s’installer se déroulent simultanément et sont donc toujours inexorablement liées.

13 Philippe Vasset, La conjuration, Paris, Fayard, 2013, p. 139.14  Ibid., p. 93 et p. 148.15 Ibid., p. 143.

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Discussion

Au fur et à mesure, l’on observe la création de scènes qui sont à la fois répétitions des histoires amoureuses et transformations subtiles au fil de leur succession : les scènes contiennent un petit changement qui fait toute la différence. Le premier temps – nourrir les chats – révèle une expérience duale d’identification avec des êtres malades et seuls (elle-même) dont cependant Agatha peut, cette fois-ci, prendre soin. L’investissement narcissique se montre ici primordial dans son aspect formateur et protecteur du soi. Dans le deuxième temps, les oies sont un groupe plus structuré (par rapport aux chats) où l’agressivité devient un moyen important pour survivre. Il y a ici la présence d’un tiers, encore fragmentaire et menaçant. Un tiers qui dans la troisième scène – l’homme « riche » qui ne souhaite qu’entretenir des rapports sexuels avec elle – est constitué comme objet d’amour, même s’il comporte toujours des aspects narcissiques importants. En outre, le fait que l’objet d’amour passe de la figure animale à la figure humaine est à noter.

Cet ensemble de mouvements permet de comprendre la construction de l’objet en psychanalyse comme la création de structures ancrées dans le langage. Le sujet connaît le monde en le nommant, et ces structures linguistiques sont créées à partir des expériences émotionnelles entrelacées aux informations que le sujet reçoit du monde. Les structures du langage sont liées, par conséquent, à cette espèce de jeu entre sujet et monde, étant donné que l’objet est créé là où le sujet lui-même se construit dans le monde et vice-versa. L’objet en tant qu’effacement de la trace

Green16, tout en retravaillant sur la notion de pulsion de mort, reprend l’expression de Lacan : « Le signifiant révèle le sujet mais en effaçant sa trace ». Dans sa réflexion, Green part de la fonction du signifiant dans un masque (par exemple, dans une figure totémique d’un peuple indien cité par Lévi-Strauss). La fonction métonymique du masque en tant que signifiant déborde, dit Green, le rapport du montré et du caché, mais « révèle un rapport du dévoilé à l’effacé, au barré, au manque17 ». C’est ce qu’affirme Freud par rapport au travail de « construction », dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste, au

16 André Green, « L’objet (a) de J. Lacan, sa logique et la théorie freudienne Convergences et interrogations », in Propédéutique. La métapsychologie revisitée (1966), Seyssel, Champ Vallon, 1995.17  Ibid., p. 35.

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moment où il parle de l’exégèse critique de la Bible : « C’est ainsi que presque toutes les parties comportent des lacunes évidentes, des répétitions gênantes, des contradictions manifestes, indices qui trahissent des choses dont la communication n’était pas recherchée. Il en va de la déformation d’un texte comme d’un meurtre. Le difficile n’est pas d’exécuter l’acte, mais d’en éliminer les traces18 ». Le travail de la pulsion de mort comporte selon Green un effort

pour atteindre « ce point d’absence par où le sujet rejoint sa dépendance à l’Autre, à s’identifier lui-même à son propre effacement19 ». Le signifiant a donc le caractère « de mutation et d’épiphanie sous ses formes polymorphes et distribuées ». Dans ce processus qui, à partir des traces, veut remonter aux origines, à ses causes, nous trouvons aussi le processus de la paternité – celle-ci étant une conjecture, tandis que la maternité se révèle par le sens.

Or, en parlant de maternité et de paternité, nous parlons des objets primordiaux, et nous avons ici une autre hypothèse par rapport à la construction d’objet : construction au sens freudien, selon laquelle on efface les traces de l’objet pour le reconstruire après-coup, dans un autre temps. Effacement en tant que loi, en tant qu’interdiction, en tant que choix pour désigner d’autres objets à la place du père. Cela comprend aussi les funérailles qu’établit la présence de l’absent, du Père mort.

Le sexuel dans le texte

Ces trois scènes illustrent, d’ailleurs, le fonctionnement du sexuel dans le texte d’Agatha. Ce que Freud a appelé « le sexuel infantile », quelque chose tout à fait différent de la sexualité dans son sens commun, n’est pas seulement le choix d’objet sexuel génital, mais embrasse les objets dits partiels – des investissements que fait la libido dans des parties du corps, par où l’enfant commence à distinguer ce qui est soi de ce qui est non-soi.

C’est pour cette raison même que ces fantasmes construits par Agatha ne cessent d’être des choix d’objet au sens du sexuel. À la fin, en disant qu’il voulait tuer et manger les animaux, son copain incarne, de façon métonymique, la mère dévoratrice d’Agatha. À ce moment,

18 Sigmund Freud (1939), « Essai II, part 6 », in L’Homme Moïse et la religion monothéiste. Trois essais, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 2002, p. 115.19 André Green (1966), « L’objet (a) de J. Lacan, sa logique et la théorie freudienne. Convergences et interrogations », in Propédéutique. La métapsychologie revisitée, op. cit., p. 36.

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du côté d’Agatha, le sexuel parle plus haut et devient ce qui dirige la décision de ne plus continuer voir cet homme : l’expérience infantile avec la mère qui va la dévorer se met à jour impérativement.

Comme nous le dit Fédida20 sur la dimension poétique et esthétique de l’objet, nous aimons les objets (les choses) car nous les reconnaissons, nous les ressentons semblables à ce que notre mémoire avait conservé d’eux, et qui est inclus dans leur nom, le mot qui les désigne.

Le récit clinique psychanalytique, étant toujours à la frontière entre la psychanalyse et la littérature, et fortement entraîné par le sexuel, permet de trouver la représentation littéraire des questions abordées par la psychanalyse, sans que la littérature ne devienne une illustration de la psychanalyse.

Au fil des années, Agatha tisse un réseau symbolique avec les lieux de la ville où elle met en scène une extension de ce qui se passe dans la cure psychanalytique. C’est dans ces lieux qu’Agatha peut adorer sa déesse mère. Les espaces dans la ville, en tant qu’espaces de mobilité, créent la possibilité de l’agir de la vie et de la mort. C’est en cherchant la mère là où la mort existe qu’Agatha peut rencontrer un lieu d’existence. De sorte que la mort, comme cœur sombre de la ville, ne cesse d’exister comme régulatrice de la vie.

À partir de là, Agatha semble construire une autre signification de son existence, et elle finit par ne plus prendre son sang et semble avoir établi une nouvelle sorte de lien social avec son milieu. Cette espèce d’adoration pour une déesse mère, qui commence avec la rencontre de l’aspect terrifiant de sa propre mère et qui continue dans la rencontre analytique, la présence et l’absence expérimentées de l’intérieur; et qui retrouve aussi son impulsion dans la grande mère-institution – dont Agatha a commencé à recevoir les soins. Ce sont ces divers niveaux d’investissements pulsionnels qui ont peut-être permis la mobilité et les changements en question.

En outre, on a ici un exemple de ce que Freud a décrit comme des mouvements de liaison et de déliaison de la pulsion de mort avec Éros. Les espaces dans la ville, lieux de mobilité parcourus par les pulsions dans ses divers niveaux, sont des lieux de liaison/déliaison de la pulsion de mort avec la vie, en mettant la mort là où se passe la vie et vice-versa :

« Dans la sphère de la pensée psychanalytique nous pouvons seulement

20 Pierre Fédida, « L’″objeu″. Objet, jeu et enfance. L’espace psycho-thérapeutique », in L’absence, Paris, Gallimard, 1978, p. 97-195.

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faire l’hypothèse qu’il se produit une mixtion et un amalgame, très extensifs et variables en leurs proportions, des deux espèces de pulsions ; si bien que nous ne devrions nullement compter avec des pulsions de mort et de vie pures, mais seulement avec des mélanges de celles-ci, comportant des valeurs diverses. À la mixtion des pulsions peut, sous l’effet de certaines actions, correspondre la démixtion de celles-ci21. »

Ce point ouvre la voie à un argument entraîné par la question : comment la construction de la notion de restes ou de déchets dans notre culture favorise-t-elle la représentation que la ville fait d’elle-même ? Et peut-être que cela ouvre une nouvelle ligne de recherche qui concerne l’histoire des ordures dans leur rapport avec l’urbanité. Autrement dit : l’hypothèse d’un parallèle entre le processus psychanalytique (le transfert au sein de la cure psychanalytique d’Agatha et la construction d’objet) et la construction d’une subjectivité à partir du rapport entre le sujet et les restes du lieu où il habite (le trajet que fait Agatha dans les coins de la ville).

21 Sigmund Freud (1924), « Le problème économique du masochisme », O.C.F. vol. XVII : 1923-1925, Paris, PUF, 1992, p. 16.

L’habitat comme reflet de la santé psychique

L’habitation est un espace investi et vécu par le sujet. Cela signifie qu’en dehors des déterminismes repérables, le rapport à l’habitat dépend de la manière dont la personne peut et va activement s’approprier un lieu. La psychopathologie, nourrie du travail d’analyse psychodynamique, permet de percevoir dans les phénomènes pathologiques une altération des processus qui sous-tendent le vécu de l’habitat. La continuité entre normal et pathologique nous permet ainsi de souligner, au travers des méthodes de soin des troubles psychiques, des considérations sur ce qu’habiter signifie d’un point de vue subjectif.

Certains troubles psychiques se manifestent ainsi, entre autres symptômes, par l’incapacité d’habiter de manière pérenne dans un lieu. Cela peut se présenter sous différentes formes : la dégradation de l’habitat, son encombrement jusqu’à le rendre inhabitable, des comportements induisant l’exclusion par le voisinage. Ces problématiques peuvent par ailleurs être rapprochées des situations de « voyage pathologique1 », qui traduisent l’impossibilité pour une personne de vivre de manière continue dans un lieu donné.

Ce travail restitue un aspect d’une recherche effectuée parallèlement à une pratique de psychologue, dans différentes institutions médico-sociales avec hébergement, destinées à des personnes souffrant de troubles psychiatriques. Un enjeu du soin de ces personnes est de faire la part de la pathologie mentale et des souffrances psychiques d’origine sociale2, face à leur difficulté dans le rapport avec l’habitat. Au travers de situations variablement pathologiques, soulignant des dysfonctionnements dans l’utilisation d’un habitat, se dégagent ainsi des éléments de compréhension sur ce que représente pour tout sujet

* Centre de Recherches Psychanalyse, Médecine et Société (CRPMS), Université Paris Diderot - Paris 7.1 Terme désignant, en psychopathologie, des départs du lieu de vie habituel, plus ou moins éloignés et durables, motivés par des idées délirantes.2 Antoine Lazarus et Hélène Strohl, Une souffrance qu’on ne peut plus cacher, Rapport du groupe de travail « Ville, santé mentale, précarité et exclusion sociale », La documentation française, 1995.

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le fait d’habiter quelque part. Cela permet également une mise en perspective des mécanismes psychiques en jeu dans l’appropriation d’un lieu de vie.

Lieu de vie et sentiment de sécurité

La psychiatrie a été constituée comme spécialité médicale au début du XIXe siècle parallèlement à l’émergence de l’idée que « Ce sont les murs qui soignent3 ». Cela renvoie au sens noble du terme asile, qui désigne un lieu dans lequel on est – et surtout on se sent – protégé et en sécurité. L’apaisement que procure parfois aux patients l’hospitalisation (ou l’institutionnalisation) montre effectivement le lien fondamental entre la santé psychique de l’individu et le fait de vivre dans un environnement vécu comme sécurisant.

La protection des personnes dont les capacités d’intégration dans le tissu social sont altérées est une mission primordiale de la psychiatrie. Néanmoins, elle ne représente aujourd’hui qu’un seul aspect de l’ensemble des pratiques en santé mentale, expression qui désigne une approche sociale du soin psychique, relative aux politiques de prévention et de soin en psychiatrie4. Le maintien dans un tel environnement au-delà de sa nécessité s’avère iatrogène. Le polymorphisme des dispositifs de soin met aujourd’hui l’accent sur l’accompagnement vers la réhabilitation des personnes. La psychiatrie est ainsi une discipline atypique dans le champ de la médecine, car sa pratique exige la prise en compte de facteurs hétérogènes : biologiques, mais aussi subjectifs et sociaux.

Ainsi donc, si les dispositifs de soins appropriés pour les plus vulnérables demeurent parfois des lieux fermés, la grande majorité des patients a davantage besoin d’ouverture vers l’extérieur que d’isolement. La marginalité suscitée par les troubles psychiatriques ou la grande précarité peuvent provoquer une rupture dans la confiance accordée au lien social. Elles peuvent alors se cristalliser sous la forme d’un syndrome d’auto-exclusion5, compromettant toute démarche de rétablissement.

3  Propos attribués à Jean-Etienne Esquirol, in Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1976.4  Claude Evin, « Circulaire du 14 mars 1990 relative aux orientations de la politique de santé mentale », Journal officiel, 3 avril 1990.5 Jean Furtos (dir.), Les cliniques de la précarité – Contexte social, psychopathologie et dispositifs, Issy-les-Moulineaux, Masson, 2008.

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Les établissements variés de séjour à long terme (hôpital psychiatrique, maison d’accueil spécialisée, foyer de vie, maison relais, etc.) sont usuellement désignés comme « lieux de vie », et effectivement les patients y séjournent souvent pendant de longues périodes. L’enjeu clinique qui y apparaît le plus souvent est de pouvoir fournir les conditions pour que les personnes se sentent en sécurité. Cette sécurité traduit la possibilité d’avoir – et de maintenir – une intimité qui, à cause de leur pathologie, peut être vécue comme totalement perméable aux autres6. Les soignants peuvent aider à constituer ce vécu par des moyens très divers, du traitement médical jusqu’aux méthodes psycho-éducatives, en passant par l’aménagement des espaces.

Ces dispositifs maintiennent également – au moins comme horizon – la perspective qui émerge du collectif, c’est-à-dire celle du partage avec des pairs, là où initialement n’existait qu’une vie en collectivité.

La pratique dans une « Maison d’accueil spécialisée7 », dédiée à la prise en charge de personnes porteuses d’un handicap psychique8, permet d’observer les étapes nécessaires à ces personnes pour gagner progressivement un périmètre de circulation dans leur environnement de vie.

Dans les premières semaines, la chambre (voire le lit) est parfois le seul espace sécurisant. Au fil des semaines et des mois, les personnes s’approprient ses services, avant de passer progressivement à l’exploration de l’établissement et de ses environs.

Pour chaque étape, et de manière individualisée, il est nécessaire de se poser la question de comment formaliser les limites, le dedans et le dehors, la possibilité ou non d’être en contact avec les autres. Les manifestations d’angoisse, souvent désignées comme « troubles du comportement », peuvent très souvent être amoindries, voire rendues inutiles par l’environnement, quand celui-ci comble les lacunes d’intériorisation ou de tolérance à l’interaction avec les autres.

Le travail des soignants face à ce genre de pathologie revêt alors des aspects hétérogènes. Chaque geste du quotidien, de l’espace, chaque ritualisation de l’utilisation des lieux peut alors servir à la sécurisation des résidents, dont l’objectif principal est une meilleure qualité de

6  Paul-Claude Racamier, Le psychanalyste sans divan, Paris, Payot, 1970.7  Établissement médico-social proposant un hébergement permanent à des adultes handicapés gravement dépendants.8  Notion introduite par la loi du 11 février 2005, qui permet de désigner le retentissement social des troubles psychiques en les distinguant des autres formes de handicap, physiques mais surtout mentales.

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vie. Cet objectif se poursuit par l’évitement des situations de grande proximité, qui seraient anxiogènes. Il s’agit ainsi de mettre en place des moyens pour aider ces personnes à sentir les différences entre un « intérieur » sécurisant, et l’extérieur comme espace d’expériences et d’échanges.

Les difficultés relationnelles des personnes psychotiques peuvent ainsi être figurées comme un besoin d’être aidées à avoir leur espace et pouvoir se retrouver dans leurs pensées pour se rassurer, tout en étant protégées du contact avec les autres personnes, parfois vécu comme insupportablement intrusif.

Le sentiment de sécurité dépend de la possibilité concrète et psychique de se mettre en retrait. Cette possibilité correspond à la constitution, spontanée ou permise par l’aide de l’institution, d’un registre de l’intimité9. La possibilité d’être seul et de s’isoler est ainsi un facteur protecteur contre le stress, du « cocooning » ponctuel et normal, à la sociabilité restreinte nécessaire à certains patients.

Identité et habitation

La capacité de vivre dans un environnement de manière pérenne est au centre de certains dispositifs médicaux-sociaux. Ils visent au soin ou à la réhabilitation des personnes dont les troubles psychiques suscitent des mécanismes de précarisation, voire d’auto-exclusion10. Le travail sur les habiletés psychosociales11 participant à la capacité d’occuper un lieu nous renseigne sur un aspect des rapports entre identité et habitation. L’habitat est un besoin primaire sur le plan prosaïque mais aussi psychique, et inversement la baisse de l’autonomie d’une personne peut parfois se refléter en premier lieu par une dégradation de son environnement de vie12.

La variété des dispositifs médico-sociaux met en évidence la

9  Perla Serfaty-Garzon, Chez-soi : les territoires de l’intimité, Paris, Armand Colin, 2003. 10  Jean Furtos (dir.), Les cliniques de la précarité – Contexte social, psychopathologie et dispositifs, op. cit.11  Notion introduite en 1993 par l’OMS. Elle décrit « La capacité d’une personne de répondre avec efficacité aux exigences et aux épreuves de la vie quotidienne et l’aptitude d’une personne de maintenir un état de bien-être mental, en adoptant un comportement approprié et positif à l’occasion des relations entretenues avec les autres, sa propre culture et son environnement », dans World Health Organization (WHO), Life skills education in schools, Genève, WHO, 1997.12  Le syndrome de Diogène par exemple qui se traduit progressivement par l’encombrement et l’insalubrité du lieu de vie.

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séparation souvent artificielle entre troubles psychiques et difficultés sociales, à l’encontre des pratiques anciennes en santé mentale de « gardiennage » (sans perspective évolutive des patients), ou des prétentions abusives au traitement exclusivement neurobiologique. Il est toujours nécessaire de pouvoir faire référence à des approches pluridisciplinaires pour distinguer ce qui, des difficultés sociales, psychiques et des fragilités constitutionnelles, engendre la difficulté de participer à la vie collective.

Ces lieux de vie recouvrent néanmoins des réalités très différentes. Ils correspondent à des besoins variables et à des différents niveaux d’intervention sur les plans médical, social, psychologique et éducatif. Ces différents niveaux d’intervention s’avèrent diversement utiles au cours de la prise en charge. Ils mettent en œuvre à la fois des logiques d’évaluation des habiletés psychosociales et un questionnement sur la manière dont la personne souhaite les utiliser.

M. R a 25 ans quand il arrive dans un dispositif d’appartements thérapeutiques13. Son parcours dans la pathologie commence à l’adolescence avec des bouffées délirantes, suivies dans les années postérieures de troubles de l’humeur. À 20 ans et à la veille des examens d’une formation professionnalisante, une décompensation sur un mode délirant aboutit à une hospitalisation sous contrainte de 10 mois. Par la suite, se pliant aux traitements, il semble parfaitement stabilisé.

L’objectif de ce patient est de trouver une voie qui lui plaît pour réussir, et sortir du milieu psychiatrique. Il se caractérise par la qualité de son expression verbale et de sa présentation, ainsi que par les habiletés sociales et professionnelles dont il a pu faire preuve par périodes. Malgré une famille qui a longtemps cherché à le soutenir, le parcours de M. R est cependant ponctué d’une succession des séjours dans des « lieux de vie » et de retours dans la rue, ainsi que de l’échec des multiples tentatives de réinsertion.

Les équipes psychiatriques, éducatives et associations partenaires qui se sont succédées, séduites par ce patient compliant et stabilisé, ont l’espoir qu’il parviendra à « s’en sortir ». Néanmoins, chaque fois que le moment d’aboutir semble être venu, c’est-à-dire de s’inscrire durablement dans un habitat et dans une activité, une inflation symptomatique l’enferme dans un impossible qui le contraint d’abandonner le projet, de fuir, ou de se faire hospitaliser.

13 Appartements implantés dans la cité mais considérés comme des dispositifs de soin, à visée de resocialisation pour des patients stabilisés. Certains dépendent directement de l’hôpital psychiatrique et d’autres sont pris en charge par des associations.

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La prise en charge strictement médicale, initialement mise en place, avait conduit à une marginalisation progressive jusqu’à l’exclusion. À l’inverse, les accompagnements sociaux, qui l’appréhendaient uniquement comme un jeune homme en situation de précarité, avaient confronté la nécessité de soins psychiatriques sur le long terme. Elles ont ainsi alterné des décompensations sur un mode délirant face à la consolidation de ses projets, et des effondrements dépressifs lorsque la question psychiatrique était éludée par son observance et stabilisation.

Le projet idéal de retour à la vie « normale », sous-tendu par une image de soi mégalomaniaque à bas bruits, lui permettait des liens positifs avec les environnements médico-sociaux et une vie sociale satisfaisante en tant que jeune en situation de précarité. Néanmoins, ce fonctionnement était mis en tension par le désir de s’approprier les insignes du jeune « qui s’en sort » véhiculés par son environnement (personnel et soignant).

Il a fallu un effort longtemps tenu pour établir un lien ni menaçant ni séducteur, lui permettant de questionner son intransigeance quant à la volonté de « sortir » du soin psychiatrique. Ce travail a semblé indissociable d’une démarche éducative lui permettant de faire des acquisitions et de se confronter de manière moins brutale au constat de ses incapacités dans la gestion de son logement.

Le travail de réhabilitation a ainsi exigé de ne pas valider ni les figures de marginalisation ni les images d’insertion idéalisées présentées tour à tour par M. R.. Cela a permis la construction d’une identité intégrative de différents aspects de sa personnalité. La coordination des approches a donc rendu possible d’esquisser un seuil de handicap, pour permettre ensuite la reconstruction d’un projet pérenne auquel il adhérait authentiquement.

La sécurité acquise quant à son image, dans une structure lui permettant un travail multidimensionnel sur le long terme, a permis d’établir sur mesure la stratégie qui allait lui permettre d’évoluer au sein d’un même lieu, au travers de remaniements de son identité de « jeune en difficulté » et de malade.

Cette prise en compte d’un comportement symptomatique, associée à une visée de réhabilitation psycho-sociale, a permis d’acquérir, par l’entremise d’établissements spécialisés, l’inscription continue dans le champ de l’activité et du partage. Par le biais du travail effectué lors de visites à domicile, la réintégration dans un appartement autonome (de droit commun) est ensuite devenue possible. Elle a alors permis une expérience d’accomplissement, à un sujet qui auparavant sabotait systématiquement ses projets, « parfaits » mais trop exigeants.

L’habitat comme reflet de la santé psychique 73

En dernier lieu, la possibilité d’avoir un « chez soi14 », de pouvoir s’approprier un lieu et ce qu’il représente comme place dans la société, apparaît comme une condition de la possibilité de rompre avec des mécanismes de défense répétant et provoquant les situations d’exclusion. L’habitat est un lieu où l’on peut se poser la question de savoir qui l’on est, mais aussi un lieu d’où l’on peut aller vers les autres, parce qu’on a pu se demander qui l’on souhaiterait être15. L’habitat reflète ainsi l’expression d’une construction psychique mais aussi l’exercice de ses capacités psychosociales, permettant les échanges avec son environnement humain et culturel.

L’usage des habiletés psychosociales

La difficulté le plus souvent rencontrée avec des sujets ayant eu une expérience de vie en situation de grande précarité est la répétition de l’exclusion. La répétition signe habituellement la part de détermination d’une difficulté psychique. Dans ces situations, cela se traduit par une mise en échec des projets de réinsertion proposés par les professionnels qui accompagnent les personnes en question. Des échecs qui montrent souvent l’écart entre ce que les gens sont en mesure de faire avec un étayage, et ce dont ils sont capables de manière autonome et pérenne. Il est ainsi fondamental que les professionnels perçoivent de quelle manière ils sont appelés – inconsciemment – par leurs usagers à une reproduction d’un schéma de rejet et d’exclusion.

Cela exige l’acceptation d’éléments identitaires renvoyés par l’environnement. Les différents « lieux de vie » proposés dans le champ médico-social mettent ainsi souvent l’accent sur l’importance du temps de l’accueil. Leur fonction première est de permettre à la personne de se sentir à sa place, quelle que soit sa présentation. Les tentatives de « responsabilisation » d’emblée, de contrat ou contrainte – ou autres désignations de bonne intention signifiant que le sujet doit être moteur d’emblée de sa prise en charge – se succèdent le plus souvent par des échecs ou par la fuite des personnes, qui ne se sentent pas capables de répondre aux exigences institutionnelles.

Pour permettre aux personnes d’essayer de revenir à des fonctionnements adaptés, et leur permettre d’habiter au sens propre un lieu et la place qu’il représente dans la collectivité, il faut d’abord leur faire percevoir qu’ils sont en sécurité, qu’ils ne seront pas rejetés. En somme, le premier temps de la réhabilitation apparaît nécessairement

14  Perla Serfaty-Garzon, Chez-soi : les territoires de l’intimité, op. cit. 15  François Richard et Steven Wainrib (dir.) La subjectivation, Paris, Dunod, 2006.

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être un temps où l’institution s’adapte à ses usagers et non l’inverse, où le principe qu’elle renvoie à ses usagers est que cette place peut être la leur s’ils le souhaitent.

C’est sur la base d’un lien sécurisant avec d’autres personnes, puis avec des pairs que le sujet peut reprendre confiance en sa capacité à participer positivement à la communauté, et exprimer au mieux ses habiletés psychosociales.

Le parcours de monsieur B est caractérisé par des séparations et des ruptures : parentale dans l’enfance, familiale à l’adolescence, géographique avec des départs par différentes régions sans retour, sentimentales et sociales comme jeune adulte et enfin psychiques avec des décompensations sur un mode anxio-délirant mal précisé. Il rencontre des psychologues dans le cadre d’institutions médico-sociales et associatives ayant un rôle d’assistance et éventuellement de réinsertion.

Cliniquement, ses difficultés relationnelles (ou même d’établir un contact) et son recours à des attitudes de prestance adolescente sur le mode du « petit délinquant » font questionner le diagnostic, et une éventuelle tendance psychopathique. Dans tous les cas, les services de psychiatrie indiquent qu’il n’est pas à sa place chez eux, et que jusqu’à présent il n’a pas été incarcéré. Certains partenaires sociaux montrent alors leur perplexité quant à ce qui pourrait être proposé à ce jeune homme, et où se trouverait sa place.

La mise en place d’un soutien psychologique, dans le cadre d’une association soutenant des démarches d’insertion, révèle une ambivalence entre avidité du lien et découragement face aux difficultés de créer un lien positif. Ils traduisent la crainte massive et incapacitante du rejet ou de la malveillance.

Monsieur B oscille alors entre une présentation infantile, induisant des velléités éducatives, et des manifestations inquiétantes. Il fait craindre aux professionnels la mise en danger de lui-même, le passage à des actes hétéro-agressifs ou encore la dégradation des locaux institutionnels. Quel que soit le lieu, il semble inadapté, et de ne pas pouvoir être « contenu ». Ce jeune homme semble représenter une menace pour lui-même ou pour les autres du fait qu’il ne parvient pas à répondre aux attentes, parfois limitées. Il ne semble pas vouloir rester sur place et semble être toujours de passage dans les hébergements qui lui sont proposés, où il ne défait pas son sac. La prise en charge globale apparaît ainsi dans un premier temps inutile, voire dangereuse.

Après une longue période de test de la fiabilité et de la bienveillance du psychologue, le travail clinique s’est engagé autour de l’image de soi instable et des conduites autodestructrices qui l’accompagnent.

L’habitat comme reflet de la santé psychique 75

L’accompagnement global a donc progressivement permis à monsieur B d’accéder à l’expression de ses besoins affectifs, grâce à la reconversion de la haine de soi – déguisée en rejet social et en choix de la marginalité – au travers de capacités sublimatoires16 inattendues au sein d’un collectif musical de quartier.

Ce retournement et sa nature, face à un patient qui laissait les différents types de professionnels présents dans l’éventail médico-social perplexes, ont exigé la suspension provisoire des logiques de « places » des organismes partenaires.

Le changement de dynamique a été induit par la solidarité d’une « communauté » soignante et son appui plus ou moins explicite à monsieur B, parallèlement à la juste évaluation des motifs réglementaires d’exclusion qu’il prétendait présenter régulièrement. Il apparaît ainsi que c’est par la continuité offerte par cette communauté que ce patient a pu réapprendre à se constituer son chez lui.

Le sentiment d’appartenance à une communauté conditionne la possibilité pour un sujet d’habiter un lieu. Quand des fragilisations constitutionnelles ou dépendantes d’un parcours d’exclusion ont altéré la continuité du lien aux autres, c’est par la fiabilité d’un environnement relationnel que peuvent se reconstituer les capacités d’ancrage.

Conclusion

Avoir un habitat qui ne soit pas précaire est clairement un facteur majeur de santé mentale, mais inversement la possibilité de l’habitat est consubstantielle d’une bonne santé psychique. Le sentiment de sécurité le plus fondamental dépend de la capacité de sentir la différence entre le soi et les autres, entre l’intérieur/le chez soi et l’extérieur/l’avec les autres. L’éventail des dispositifs de soins désignés usuellement comme « lieux de vie » permet ainsi de montrer la correspondance entre la stabilité psychique des personnes et leur capacité de vivre de manière autonome.

La manière dont un sujet s’approprie activement son environnement, sa capacité de le faire de façon pérenne, est ainsi un élément déterminant dans une approche évaluative des capacités de réinsertion, mais également une indication de premier ordre sur le plan diagnostic. Cette capacité peut être perturbée de manière très profonde, ce qui remet en question la simple possibilité de vivre de manière

16  La sublimation est un mécanisme psychique permettant la reconversion de tensions internes en création d’objets valorisés socialement, notamment dans le champ artistique.

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continue dans un lieu sans se sentir assailli d’angoisses destructrices. Mais les situations mixtes, dans lesquelles les situations de précarité se mêlent à des histoires de vie saturées de traumas, montrent la proximité de certains symptômes suscités par les stress environnementaux et psychiques.

Les différentes formes de troubles enseignent que la capacité d’habiter exige une stabilité de l’identité du sujet. Les établissements destinés aux personnes souffrant de troubles psychiques ont ainsi souvent comme premier objectif d’offrir un « chez-soi » à leurs patients, au sens d’un espace de constitution d’une identité. Il apparaît ainsi que les modalités selon lesquelles un sujet peut habiter dans un lieu reflètent le degré de structuration de sa personnalité. L’habitat apparait ainsi également comme un étayage majeur des représentations de soi et de la capacité de projection dans des interactions sociales.

En dernier lieu, la possibilité d’habiter un lieu semble refléter la capacité de s’inscrire dans un tissu social et surtout dans une communauté humaine. Cette possibilité implique donc une appropriation active d’une place, mais aussi l’adaptation aux propriétés diversement favorables de son environnement. D’un point de vue subjectif, habiter dépend ainsi de la capacité de maintenir une identité stable dans le temps, au travers de laquelle se créent des relations (diversement symboliques et imaginaires) avec d’autres personnes constituant l’environnement affectif et social.

Revendiquer les modes de vie

On pourrait presque prétendre que le concept de « droit à la ville » est à la mode dans le champ des sciences sociales1. Un nombre croissant d’études l’intègrent dans l’analyse du domaine de l’urbain2. Il suffit de penser également au concept de gentrification3. Il y a cependant différentes raisons qui peuvent expliquer cette tendance, voire motiver ces recherches4. Et l’on peut certainement partir d’un fondamental : la publication, dès 1968, d’un ouvrage intitulé Le droit à la ville5. Deux termes y sont réunis qui entrent dans un domaine de recherches également en progression6 : les phénomènes se rapportant aux squats.

Dans le cadre de ma thèse de doctorat7, je soulève la question suivante : d’un point de vue théorique, mais surtout historique et comparatif, de quelle manière peuvent être analysés les

* Laboratoire « Identités, Cultures, Territoires » (ICT), Université Paris Diderot - Paris 71  Voir par exemple les publications de la revue bilingue Justice spatiale Spatial Justice, accessible sur : http://www.jssj.org2  En témoigne par exemple le séminaire « Repenser le droit à la ville depuis les villes du Sud », organisé le 13 février 2015 par le Centre d’ Études en Sciences Sociales sur les Mondes Africains, Américains et Asiatiques, de l’Université Paris Diderot – Paris 7.3  En-dehors des travaux cités tout au long de cet article, voir Anne Clerval et Mathieu Van Criekingen, « ″Gentrification ou ghetto″, décryptage d’une impasse intellectuelle », version longue, Terrains de luttes, 14 novembre 2014. Pour une critique du concept de gentrification, on peut consulter Alain Bourdin, « Gentrification : un ″concept″ à déconstruire », Espaces et sociétés, 2008/1, n° 132-133, p. 23-37.4  L’appropriation de ce concept par le mouvement social en est une démonstration particulièrement tangible : par exemple aux États-Unis, accessible sur : http://righttothecity.org/, ou à Hambourg, accessible sur : http://www.rechtaufstadt.net/.5  Voir Henri Lefebvre, Le droit à la ville, suivi de Espace et politique, Paris, Éditions Anthropos, 1968 et 1972.6  En témoigne par exemple l’existence du collectif de recherches « Squatting Europe Kollective », accessible sur : https://sqek.squat.net/.7  Il s’agit d’une thèse d’histoire dont le sujet est : Squattages à Berlin-Ouest et Paris, de 1945 à 1985.

Droit à la ville ?Une réalisation des squatteurs de la rue de l’Est

(Paris, 1982)

Baptiste Colin*

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squattages (à savoir le mode d’action et le processus de squatter des squatteur(euse)s) ?

Dans le présent article, je veux discuter dans quelle mesure la théorie urbaine8 est adaptée pour appréhender les squattages en-dehors des recherches classiques sur les mouvements sociaux et du cadre militant du droit au logement, et ce à l’aide d’une étude de cas, exemple choisi dans le Paris du début des années 1980. Les publications portant sur les événements et les données relatives aux squatts se multiplient, déclinant de nombreux aspects d’une thématique aux multiples facettes9. Pour le présent propos, je me rapproche de la définition donnée par la politologue Cécile Péchu dans son ouvrage synthétique sur le sujet. Elle opère une différenciation entre deux logiques d’usage du squattage10, l’une « classiste » et l’autre « contre-culturelle », soulignant ainsi des éléments dont je souhaite me saisir pour introduire mon exposé11. La logique contre-culturelle apparaît, selon Péchu, au cours des années 1970 et se distingue par une exigence du « droit à un espace pour vivre autrement », exprimant ainsi « une critique qualitative de la politique de la ville12 ». Ici s’effectue donc une liaison conceptuelle entre l’usage spatial et la ville. Dans un récent article portant sur les dimensions dynamiques, mouvantes et mobiles, impliquées dans les squattages, les quatre auteur(e)s précisent justement cette équivoque, entre l’espace (espace de vie, habitat) et le mouvement social :

Dans le squattage, il est question d’espace [space] : des individus qui n’ont pas suffisamment d’espace se l’approprient d’autres, dont ils pensent qu’ils en ont trop. Dans le squattage, il est aussi question

8  J’ai sciemment laissé de côté toute l’œuvre d’un auteur néanmoins incontournable qui s’intéresse à l’étude des mouvements sociaux urbains, Manuel Castells. Critique de l’analyse lefebvrienne, il a contribué à ouvrir dans le champ sociologique la question urbaine à l’échelle des acteurs. La revue International Journal of Urban and Regional Research lui a d’ailleurs consacré la rubrique « Debates and Developments » de son numéro de mars 2006, p. 189-223.9  S’il y a encore trop peu d’études publiées en français sur le sujet et qu’elles sont le fait de sociologues, politologues ou anthropologues, la connaissance historique de ce phénomène s’affine, notamment grâce à la mise en perspective d’une dimension intrinsèque de l’histoire urbaine européenne, sinon globale, depuis la Deuxième Guerre mondiale.10  Cécile Péchu, Les squats, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2010, p. 19.11  Le présent article ne propose qu’une analyse partielle de cette typologie. D’autres travaux sont en cours, approfondissant l’étude d’un phénomène complexe et hétérogène.12  Cécile Péchu, Les squats, op. cit., p. 121.

Droit a la ville ? Révolutions, utopies et leur espace approprié 81

de lieu [place]13 : le créer, le redéfinir et le défendre. Le squattage transforme des espaces vides en lieux utiles14.

Mon analyse va donc s’orienter sur le rapport entre la critique urbaine, l’usage spatial et le squattage.

Révolutions

Ces mots fournissent une entrée en matière : « Habiter est le ″buvez coca-cola″ de l’urbanisme. On remplace la nécessité de boire par celle de boire coca-cola. [...] Nous sommes habités, c’est de ce point qu’il faut partir15. » Raoul Vaneigem a écrit ces mots en 1961 dans le bulletin éponyme de l’Internationale Situationniste (IS). Dans cette citation apparaissent déjà de nombreux thèmes dont il faut se saisir. Il s’agit en premier lieu de révolution. Car l’IS ne se satisfait pas de décrire la réalité, même de manière critique et diffamante. Il s’agit donc de boire autre chose que du Coca-Cola. Il s’agit d’habiter autrement. Il s’agit d’un autre urbanisme. La critique de la ville fonctionnaliste et fordiste est ici manifeste : il n’est plus question de convaincre ou de démontrer, mais bien de représenter et révolutionner la pratique. Guy Debord, figure majeure de l’IS s’étonne, quelques années plus tard (en 1967), qu’une branche entière des bureaux d’urbanistes se préoccupe du projet de planifier et de décider une architecture pour les pauvres16. Déjà en 1954, il était question de « machines à habiter17 » chez l’Internationale lettriste (qui a précédé à la constitution de l’IS).

13  Les discussions sur la traduction des concept de space et place indiquent que le terme français de « lieu » n’est pas satisfaisant. Place contient également une dimension socio-culturelle, c’est-à-dire une situation, un lien localisé socialement et culturellement.14  Linus Owens, Ask Katzeff, Elisabeth Lorenzi, Baptiste Colin, « At Home in the Movement. Constructing an Oppositional Identity through Activist Travel Across European Squats », in Cristina Flesher Fominaya, Laurence Cox (dir.), Understanding European Movements. New Social Movements, Global Justice Struggles, Anti-Austerity Protests, London/New York, Routledge, 2013, p. 172-186, p. 174 (trad. : B. C.).15 Raoul Vaneigem, « Commentaires contre l’urbanisme », InternationaleiSituationniste, n° 6, août 1961, p. 33-37, p. 34. Le bulletin de l’IS a fait l’objet d’une publication intégrale aux éditions Fayard en 1997. Pour ce qui concerne l’article cité ici, voir pp. 231-235, citation p. 232. [c’est moi qui souligne].16  Voir la thèse n°173 de Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Éditions Gallimard, 1992 (1re éd. : 1967), p. 167-168.17  Internationale Lettriste, « Les gratte-ciel par la racine », Potlatch, 5, 20 juillet 1954, reproduit in Guy Debord présente Potlatch, Paris, Éditions Gallimard, 1996 (1re éd. : 1985), p. 37-39, ici p. 38.

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Pour contrer ce phénomène, compris comme l’idéologisation de l’urbanisme, c’est-à-dire l’organisation de la ville et de la vie privée ainsi que le contrôle des individus dans tous les domaines par un pouvoir centralisé, avec la complicité d’urbanistes, d’architectes et de promoteurs éminents, l’IS, et, dans le même esprit, voire avec elle, un grand nombre de critiques influencés par le discours marxiste ambiant, appellent à la réalisation d’utopies. Car c’est bien ainsi : les révolutions ne sont pas utopiques. C’est tout le contraire : les utopies sont révolutionnaires et conditions sine qua non. Déjà en 1960, Debord et Canjuers (pseudonyme de Daniel Blanchard, membre du groupe Socialisme ou Barbarie) écrivent à ce sujet :

Cette base [pour les revendications révolutionnaires] contient aussi l’utopie, comme invention et expérimentation de solutions aux problèmes actuels sans qu’on se préoccupe de savoir si les conditions de leur réalisation sont immédiatement données [...]. Cette utopie momentanée, historique, est légitime ; et elle est nécessaire car c’est en elle que s’amorce la projection de désirs sans laquelle la vie libre serait vide de contenu. [...] La pratique de l’utopie ne peut cependant avoir de sens que si elle est reliée étroitement à la pratique de la lutte révolutionnaire. Celle-ci, à son tour, ne peut se passer d’une telle utopie sous peine de stérilité. [...] Le mouvement révolutionnaire doit ainsi devenir lui-même un mouvement expérimental18.

À ce point de l’analyse, on peut postuler que la pratique révolutionnaire du squattage, par laquelle s’exprime une revendication et s’exerce une critique sociale globale, consiste essentiellement en l’aménagement d’un espace utopique. Quand bien même est laissée de côté la question de savoir si la pratique du squattage implique que les acteurs se perçoivent comme membres d’un mouvement, en d’autres termes, si l’on peut parler ou non d’un mouvement squatteur (au même titre que le mouvement ouvrier), j’affirme que l’expérimentation de l’utopie au sein d’un squat correspond à une action sociale, créative et détournée. Subsistent néanmoins plusieurs questions : qu’est-ce qui est revendiqué ? Le droit à un espace pour vivre autrement apparaît comme une revendication aux occupant(e)s e(lles)ux-mêmes, dès lors

18  Guy Debord et Pierre Canjuers, « Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire », in Daniel Blanchard, Debord dans le bruit de la cataracte du temps, Paris, Sens & Tonka, Coll. Essai 10/Vingt, 2000, p. 56-57, cité par Bernard Quiriny, « Socialisme ou Barbarie et l’Internationnale Situationniste : notes sur une ″méprise″ », Brochure n°11, Mars 2009, p. 7-35, p. 15. Il s’agit ici d’une brochure du collectif Lieux Communs, accessible sur : http://www.magmaweb.fr/spip/. Le texte est extrait de Archives & documents situationnistes, t. III, Paris, Denoël, 2003.

Droit a la ville ? Révolutions, utopies et leur espace approprié 83

qu’il ou elles se consacrent consciemment à un tel illégalisme. Quelle critique est formulée ? En quoi consiste l’utopie et comment peut-elle être aménagée spatialement ?

Droit à la ville

L’un des objectifs de mes recherches consiste à interroger les motivations, les buts et les stratégies poursuivies par les squatteur(euse)s. Bien sûr, je peux étudier dans quelle mesure l’exigence expérimentale précédemment décrite, que contient le squattage en tant que révolution et utopie, correspond justement à la motivation, le but et la stratégie de l’action, de l’agir, du mouvement. Pour le formuler autrement : il ne s’agit peut-être pour les squatteur(euse)s de rien d’autre que de l’expérience, l’expérimentation. L’expérience d’habiter autrement, de vivre autrement, comme une partie de l’utopie possible et réelle. Moi-même je m’avance maintenant dans le champ expérimental. Ainsi qu’Henri Lefebvre y invite, il s’agit de s’approcher de la réalité et d’appliquer pour ce faire une approche transductive afin d’inclure dans l’analyse tous les possibles, le processus théorique de l’historiographie lui-même19. Une telle méthodologie propose et surtout me permet de combler les lacunes de sens et de répondre à la question si ces interprétations de sens correspondent aux motivations, buts et stratégies des acteurs historiques. Différents concepts vont être introduits dans la discussion au fil de la réflexion : espace, appropriation, adaptation, les utopies et leur réalisation. Ce qui m’intéresse néanmoins particulièrement, c’est de construire un cadre théorique pour la reconstruction historique d’idées et leur réalisation pratique.

19  Sur le concept de transduction chez Lefebvre, voir notamment : « Humanisme et Urbanisme : quelques propositions », in Henri Lefebvre, Du rural à l’urbain (Textes rassemblés par Mario Gaviria), Paris, Éditions Anthropos, 1970, p. 153-158, particulièrement p. 155 (paru à l’origine dans le journal Architecture, formes, fonctions, n° 14, 1968, p. 22-26) ; Le droit à la ville, op. cit., p. 112. Voir également Fernand Mathias Guelf, « La Révolution urbaine ». Henri Lefebvre, Philosophie der globalen Verstädterung, thèse de doctorat sous la direction de Dagmar Thorau, Technische Universität Berlin, 2010, p. 24-31. Pour une application du concept en historiographie, voir particulièrement Michel de Certeau, « L’opération historique », in Jacques le Goff, Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire, t. I : Nouveaux problèmes, Paris, Gallimard, 1974, p. 3-41. Une version corrigée de ce texte est publiée dans Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 2002 (1re éd. : 1975), p. 77-142, sous le titre « L’Opération historiographique ». Voir également l’introduction de Gilles paquet et Jean-Pierre Wallot, « Pour une méso-histoire du XIXe siècle canadien », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 33, n° 3, 1979, p. 387-425.

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Les Fossoyeurs du Vieux-Monde

L’occasion m’est offerte par un groupe d’individus (qui compte une minorité flagrante de femmes bien que je ne dispose d’aucune statistique précise), qui a occupé quelques appartements situés rue de l’Est, à Belleville, entre mars et octobre 1982. Il raconte lui-même, après avoir été expulsé des lieux : « Nous avions en plus envie d’abîmer un peu le sinistre décor que l’État et ses urbanistes étaient en train d’édifier là. Cet intérêt allié à l’exigence de prendre ce qu’il y avait de plus habitable20 ». En effet : un appartement fraîchement rénové, aménagé de manière plutôt luxueuse, au cinquième et dernier étage, avec ascenseur !

Est-ce donc à ça que ressemble l’utopie… ? S’agit-il ici d’une forme imposée du droit à la ville ? Ce groupe n’a-t-il pas peut-être mal interprété quelque part ? À moins que notre perception ne soit pas suffisamment utopique… Il est vrai que, dans l’histoire des squattages, l’occupation de bâtiments neufs constitue une exception notoire qui doit donc être appréciée à travers toute la symbolique qu’elle peut incarner.

Je voudrais maintenant analyser d’un point de vue théorique mais dans une approche cognitive, dans quelle mesure l’exigence et la revendication du droit à la ville sont appliquées à travers le squattage. J’ai délibérément choisi ce groupe car il se qualifie lui-même de « situationniste ». Il a publié un journal entre 1977 et 1983, éponyme au collectif qu’il constitue : Les Fossoyeurs du Vieux-Monde (FVM)21. Ce groupe se considère comme une avant-garde, tout comme l’IS en son temps. La lecture approfondie de cette revue témoigne d’une analyse du monde selon des critères politiques et esthétiques effectivement proches de ce que la revue Internationale situationniste a pu elle-même publier. À la différence d’autres titres de la presse militante qui paraît à la même époque, l’épaisseur des volumes mais aussi le vocabulaire employé constituent des signes distinctifs des FVM.

Si je les ai sélectionnés pour mon étude de cas, les FVM sont loin d’avoir rassemblé un soutien unanime autour de leurs actions. Ils ont été avidement critiqués et isolés par d’autres groupes militants et autres acteurs révolutionnaires, de même que les FVM n’ont pas hésité à déclencher ou provoquer des conflits. C’est justement en ce point qu’ils ont éveillé mon intérêt : ils incarnent un positionnement idéologique, pour ne pas dire révolutionnaire et poursuivent des buts similaires à d’autres groupes, et pourtant ils sont isolés, même si leur discours, leur

20  Les Fossoyeurs du Vieux Monde, 4 Mai 1983, Paris, Edit 71, 1983, p. 35.21  Quatre numéros (chacun entre 60 et 130 pages) sont parus entre février 1977 et mai 1983.

Droit a la ville ? Révolutions, utopies et leur espace approprié 85

critique et leurs actions se laissent ranger dans le cadre (restreint) de l’espace que propose mon approche.

Henri Lefebvre

Grande figure de la philosophie et de la sociologie françaises, intellectuel qui a contribué à forger certaines pensées soixante-huitardes, Henri Lefebvre est un marxiste déclaré et assumé, bien qu’il ait avoué à Edward Soja être marxiste pour qu’à l’avenir tout le monde puisse être anarchiste22. En 1967, il prépare un livre pour commémorer le centenaire du Capital de Marx23. Son ouvrage, Le droit à la ville, ne paraît finalement qu’en mars 1968. Bien que Lefebvre ait depuis longtemps investi cette thématique, cet ouvrage est le premier qu’il consacre au phénomène de l’urbain24. Il y définit l’urbain comme :

une forme mentale et sociale, celle de la simultanéité, du rassemblement, de la convergence, de la rencontre (ou plutôt des rencontres). C’est une qualité qui naît de quantités (espaces, objets, produits). […] L’urbain se fonde sur la valeur d’usage. Le conflit ne peut s’éviter25.

Toute l’œuvre de Lefebvre contient une dimension conflictuelle et dialectique. Le droit à la ville s’exprime comme un appel et une exigence26. L’exigence, comme l’expression de la vie quotidienne dans la ville ; l’appel, parce que cette crise doit être surmontée à travers la créativité et la révolution, afin de construire une autre vie urbaine : c’est l’appel à un vécu chargé de sens, à une expérience utile, orientée vers les nouveautés imprévisibles de la ville. Peter Marcuse27 souligne que ces deux aspects ont des contenus séparables, qu’il formule en ces termes :

une demande exigeante par ceux dépourvus des droits légaux matériels et d’existence de base, et une aspiration pour le futur par ceux mécontents par ce qu’ils voient autour d’eux, perçu comme limitant

22  Cité par Andy Merrifield, Metromarxism. A Marxist Tale of the City, New York, Londres, Routledge, 2002, p. 72.23  Not Bored, « Henri Lefebvre’s Wirtings on Cities and The Right to the City », accessible sur : http://www.notbored.org/writings-on-cities.html.24  Une collection d’articles parue en 1970 témoigne de cela : Henri Lefebvre, Du rural à l’urbain, op. cit.25  Henri Lefebvre, Le droit à la ville, op. cit., p. 89 (souligné dans l‘original).26  Ibid., p. 120.27  Avocat, professeur émérite à la Graduate School of Architecture Planning and Preservation, Columbia University, New-York, fils de Herbert Marcuse, le sociologue allemand exilé aux États-Unis au début des années 1930.

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leurs propres potentiels pour leur croissance et leur créativité28.

Il faut ici préciser que Lefebvre et Debord ont fait un bout de chemin ensemble, même s’il a été de courte durée29, et même s’il s’est soldé par une polémique dramatique (quoique typique pour l’IS). Tous les deux se sont penchés sur une critique de la vie quotidienne, ou quotidienneté. Debord est même invité en 1961 par Lefebvre à donner une conférence, au cours de laquelle il introduit un concept essentiel de son œuvre postérieure : celui de la « colonisation de la vie quotidienne ». Pour le présent propos, c’est un autre passage de cette conférence qui m’intéresse : « L’usage de la vie quotidienne, au sens d’une consommation du temps vécu, est commandé par le règne de la rareté : rareté du temps libre ; et rareté des emplois possibles de ce temps libre30 ». Le concept de temps libre ne renvoie pas ici à ce que l’on peut entendre dans le sens courant et qui correspond à un phénomène en plein essor (à l’époque des fameuses « Trente Glorieuses »). Cela désigne justement le temps disponible à tout le monde si la société était révolutionnée et si le monde (et avec lui la ville) était aménagé de manière plus ludique, c’est-à-dire, à proprement parler, simplement utopique.

Prendre le temps…

La rareté des sources qui documentent cet épisode des FVM ne permet pas d’explorer de quoi étaient meublées la vie quotidienne, la routine et l’expérience collective du squattage. Les FVM laissent croire qu’ils se sont arrogé ce temps ludique et ont érigé leur occupation, le squattage de la rue de l’Est, comme exemple à suivre : « un moment

28  Peter Marcuse, « From Critical Urban Theory to the Right to the City », City : Analysis of Urban trends, culture, theory, policy, action, vol. 13, Fascicule 2, 2009, p. 185-197, ici p. 190 (trad. : B. C.).29  Là-dessus, voir Kristin Ross, « Lefebvre on the Situationnists : an Interview », October 79, 1997 ; Michel Trebitsch, « Henri Lefebvre et la critique radicale », Lettre d‘information n° 23, acccessible sur : http://irice.univ-paris1.fr/IMG/pdf_Lettre_23_Trebitsch.pdf ; Philippe Simay, , « Une autre ville pour une autre vie. Henri Lefebvre et les situationnistes », Métropoles, n° 4, 2008, accessible sur : http://metropoles.revues.org/2902.30  Guy Debord, « Perspectives de modifications conscientes dans la vie quotidienne ». Exposé fait par un magnétophone, devant le Groupe de Recherche sur la vie quotidienne dans le Centre d’études sociologiques du CNRS, 17 mai 1961, reproduit dans Internationale Situationniste, n° 6, op. cit., p. 20-27, p. 22 [ou 1997, p. 218-225, ici p. 220].

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de ce jeu rue de l’Est fut cette débauche dans les fortifications, ce raffinement dans la défensive, un potlatch qui dura jusqu’aux dernières heures avant l’expulsion31 ». À noter que Potlatch est également le nom du journal de l’Internationale lettriste, dans lequel l’architecte Constant Nieuwenhuys, connu sous le pseudonyme de Constant, écrit en 1959 :

L’urbanisme, tel que le conçoivent les urbanistes professionnels d’aujourd’hui, est réduit à l’étude pratique du logement et de la circulation, comme des problèmes isolés. Le manque total de solutions ludiques dans l’organisation de la vie sociale empêche l’urbanisme de s’élever au niveau de la création, et l’aspect morne et stérile de la plupart des quartiers nouveaux en témoigne atrocement32.

Dans le compte-rendu de leur expulsion, les FVM insistent sur le fait que tous les préparatifs à cet événement inéluctable ont été effectués dans la bonne humeur, avec plaisir et réjouissance de ce qui allait advenir. Ils plaisantent même à ce sujet, indiquant que, au cours d’une tentative d’expulsion précédente, les forces de police ont osé « parader sous [leurs] yeux, dans [leur] propre rue ! (et à l’heure de l’apéritif !)33 ».

À quoi pourrait bien ressembler ce droit à la ville qui n’a été présentement qu’évoqué ? D’après Lefebvre, il ne peut être obtenu que par la lutte, sa conquête doit en être l’un des résultats. Il doit servir à la production d’espaces nouveaux, adaptés aux besoins sociaux. Il est lié aux concepts d’appropriation, du contrôle de sa propre vie et de la reconquête du sujet34. D’après cette vague définition, les squattages peuvent être considérés comme des réalisations pratiques, voire des applications de ce droit. Surtout, un parallélisme peut être établi sur la continuité de ce concept (dans le sens de Lefebvre) avec ceux de révolution et d’utopie précédemment discutés. Il ne doit donc pas être compris comme droit au logement, néanmoins (entre autres) comme le droit à l’habiter, ainsi que Lefebvre l’invoque de manière implicite dans un article publié également en 1967 : « [Les gens] veulent un espace souple, appropriable, aussi bien à l’échelle de la vie privée qu’à celle de la vie publique, de l’agglomération et du paysage35 ». C’est exactement 31  Les Fossoyeurs du Vieux Monde, n° 4, op. cit., p. 42.32  Constant, « Le grand jeu à venir », Potlatch, n° 30, 15 juillet 1959, in Guy debord, Potlatch, op. cit., p. 289-290, ici p. 289.33  Les Fossoyeurs du Vieux Monde, n° 4, op. cit., p. 37.34  Voir Henri Lefebvre, Le droit à la ville, op. cit., p. 121.35  Henri Lefebvre, « Introduction à l’étude de l’habitat pavillonnaire », in Henri Lefebvre, Du rural à l’urbain, op. cit., p. 159-181, citation p. 180 (précédemment publié dans Nicole Haumont, Marie-Geneviève Raymond, Henri Raymond (dir.), L‘habitat pavillonnaire, Paris, Centre de Recherche d‘Urbanisme et Institut de

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à cela que l’on appelle d’un cri, ou que l’on revendique.

… et prendre l’espace

Avec le droit à la ville, il s’agit plus précisément selon Lefebvre du « droit à la vie urbaine, transformée, renouvelée36 », du droit « à la centralité rénovée, aux lieux de rencontres et d’échanges, aux rythmes de vie et emplois du temps permettant l’usage plein et entier de ces moments et lieux37 ». En d’autres termes, ce droit équivaut à imposer l’exigence de vivre autrement et confère par là-même la liberté d’habiter autrement. Il n’est donc pas à comprendre comme une simple revendication. Ainsi que le pointe David Harvey (sociologue marxiste qui a ravivé le concept du droit à la ville), ce droit contient une production, une action et une créativité, car « le droit à la ville est bien plus que la liberté individuelle d’accéder aux ressources urbaines : c’est un droit à se changer soi-même en changeant la ville38 ». À ce point de l’exposé il est inévitable de citer le titre d’un article de Constant, également membre de l’IS : « Une autre ville pour une autre vie », dans lequel il « réclam[e] l’aventure39 ».

Quand bien même les FVM se sont autorisé cette liberté, se sont-ils pour autant efforcés de contribuer à produire une autre ville ? Pas véritablement, quoique leur squattage puisse être interprété comme le signe d’une application et d’une imposition de ce droit. La question de la critique urbaine, notamment de l’aménagement d’utopies à une autre échelle demeure donc encore ouverte. Les FVM semblent en tous les cas avoir considéré d’autres contenus de ce droit :

Les squatts avaient pour principal mérite de favoriser la circulation et la rencontre d’individus autrement isolés40. […] Nous sommes ainsi passés de la question du logement chère aux réformistes à la question territoriale41.

Et ils vont défendre ce territoire avec toute leur énergie et leur

Sociologie urbaine, 1966.36  Henri Lefebvre, Le droit à la ville, op. cit., p. 121 (souligné dans l’original).37  Ibid., p. 146. (souligné dans l’original)38  David Harvey, « The Right to the City », New Left Review, 53, September-October 2008, p. 1, accessible sur : http://newleftreview.org/II/53/david-harvey-the-right-to-the-city (citation traduite par l’auteur).39  Constant, « Une autre ville pour une autre vie », Internationale Situationniste, n° 3 décembre 1959, p. 37-40, p. 37 [ou 1997, p. 105-108, ici p. 105].40  Les Fossoyeurs du Vieux Monde, n° 4, op. cit., p. 35. (souligné dans l’original)41  Ibid., p. 40. (souligné dans l’original)

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goût de l’aventure, ainsi qu’y invite, plus tard, Peter Lamborn Wilson, dans son pamphlet mondialement connu publié sous le pseudonyme d’Hakim Bey, T.A.Z. Zone autonome temporaire42. C’est-à-dire : avec la pleine conscience que leur utopie vécue est soumise à un espace-temps déterminé.

La fin s’annonçant proche, on ne se retint plus43. [...] nous n’avons jamais eu l’intention d’habiter toute notre vie rue de l’Est. Les situationnistes ne fondent pas leur activité sur la durée, mais sur le bouleversement qualitatif. Rien autour de nous n’est immobile, comment nous-mêmes le serions ?!44

Les FVM ont organisé tout le temps du squattage en fonction de l’exigence de faire « scandale tout de suite, en ne laissant aucune ambiguïté sur [leurs] intentions45 ». Ont-ils poursuivi une stratégie collective pour ce faire ? Pour quoi, ou contre quoi se sont-ils battus à travers la forme protestataire du squattage ? « Le scandale est que l’espace nous soit mesuré, qu’il ait un prix. [...] Il faut rendre ce scandale effectif46 ». Une critique radicale de la ville s’ébauche à ce niveau.

Pour les FVM, il s’agit moins de motiver l’émergence d’un mouvement (social) – j’ai déjà évoqué le fait qu’ils subissent de vives critiques de la part d’autres groupes de squatteur(euse)s, notamment issus de la « galaxie des autonomes47 » – que d’imposer leurs convictions, leurs revendications. Lefebvre, qui souligne dans un article postérieur sur « Engels et l’utopie48 » le caractère révolutionnaire de l’utopie pratique, indique que la lutte urbaine dépasse le seul domaine du logement : il s’agit pourtant bien d’abolir le capitalisme, de transformer les usages

42  Hakim Bey (1991) T.A.Z. Zone autonome temporaire, Paris, Éditions de l’Éclat, 2007.43  Les Fossoyeurs du Vieux Monde, n° 4, op. cit., p. 37.44  Ibid., p. 40. Un parallèle peut être fait avec les thèses 178 et 179 de La Société du spectacle de Guy debord, op. cit., p. 172-173.45  Les Fossoyeurs du Vieux Monde, n° 4, op. cit., p. 40.46  Ibid., p. 41. Souligné dans l’original.47  L’expression est de Laurent greilsamer, « La galaxie des «autonomes». I. La fin de tout », Le Monde, 25 janvier 1978, p. 1 et 13. Il s’agit, dans cet article et par cette expression, d’une référence à certaines pratiques et certains réseaux du militantisme politique développé au cours des années 1970 en marge des discours et appartenances partisans du large spectre de l’extrême-gauche ou du gauchisme. Quand certains auteurs parlent d’un « mouvement » ou d’une « mouvance » autonome, voire d’une corrélation indiscutable avec les idéologies anarchiste et libertaire, cette expression tend à rendre compte de l’existence indéniable d’un spectre plus large.48 Henri Lefebvre, « Engels et l’utopie », Espaces et Sociétés, n° 4, décembre 1971, p. 3-9, reproduit dans Henri Lefebvre, Le droit à la ville, op. cit., p. 209-222.

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de la ville, de se réapproprier la qualité de la vie et la centralité offerte par la ville. Chez Lefebvre, la ville vaut en fait comme métaphore de la société. Dans un récent article de Harvey, c’est précisément ce point qui est souligné49 : l’idée du droit à la ville ne doit pas être pensée uniquement sous le prisme des réflexions développées par Lefebvre. Dès le début des années 1980, la ville et la société n’ont plus grand-chose à voir avec ce qu’elles étaient au moment de la rédaction de son livre. Herbert Marcuse déclare même, en 1967 également, que l’utopie est finie50. Ce qui apparaît plus important, notamment pour une application théorique de ce paradigme dans l’analyse des faits sociaux51, et est également confirmé par Harvey, ce n’est donc pas une application stricte de la théorie : il doit effectivement s’agir d’observer ce qui se déroule dans la rue, notamment à travers les mouvements sociaux et urbains52, et… dans les squats. La lutte pour la ville, pour ce droit, est précisément ce qui articule les différentes luttes. Dans quelle mesure les FVM ont-ils contribué à appliquer ce droit à la ville ? En premier lieu, parce qu’ils justifient leur action d’occupation avec un argument radical :

Il n’est pas question pour nous de travailler à payer pour un espace, forcément réduit du moment qu’on le paie. Et nous n’entendons pas, en occupant, revendiquer une sorte de minimum vital. Pour une fois, on n’occupe pas des maisons abandonnées (c’est souvent s’avouer vaincu que de squatter ce dont personne ne veut plus). [...] Cette possibilité seule nous libère de – la question du logement – . Nous

49  David Harvey, « Preface : Henri Lefebvre’s Vision », in David Harvey, Rebel Cities. From the Right to the City to the Urban Revolution, Londres, New York, Verso, 2012, p. ix-xviii.50  Herbert Marcuse (1967) La fin de l’utopie, Neuchâtel, Paris, Delachaux et Niestlé, Éditions du Seuil, 1968.51  Le sociologue de la ville Jean-Pierre Garnier attire dans ses recherches l’attention sur les dangers d’une application faible, molle de ce concept largement utilisé dans le monde académique. Voir Jean-Pierre Garnier, « Voies et moyens pour le retour d’une pensée critique ″radicale″ de l’urbain », Article 11, accessible sur : http://www.article11.info/?Voies-et-moyens-pour-le-retour-d. Les recherches du sociologue de l’urbain allemand Andrej Holm vont dans cette même direction. Voir par exemple A. Holm, « Das Recht auf die Stadt », Blätter für deutsche und internationale Politik, 8/2011, p. 89-97, accessible sur : http://www.blaetter.de/archiv/jahrgaenge/2011/august/das-recht-auf-die-stadt#_ftnref15.52  Ici s’articule l’une des idées majeures présentes dans les études conduites par Manuel Castells, qui publie en 1983, à une période où les mouvements squatteurs ont manifesté leur force dynamique dans de nombreuses villes occidentales, l’ouvrage qui le consacre au rang de sociologue incontournable dans l’étude des mouvements sociaux (urbains) : The City and the Grassroots. A Cross-Cultural Theory of Urban Social Movements, Londres, Edward Arnold, 1983.

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voulons de l’espace sans économie53.

En ce sens, ils confirment selon moi la description de la TAZ que donne Bey : « une intensification, un surplus, un excès, un potlatch, la vie passée à vivre plutôt qu’à simplement survivre54 ». On peut donc affirmer que les FVM se rapprochent de Lefebvre et de l’IS dans la mesure où ils abolissent la valeur d’échange et s’approprient la valeur d’usage, en tant que droit d’usage.

Utopies

Lefebvre opère dans son œuvre une différenciation centrale entre l’habiter et l’habitat. Avec le droit à la ville, il n’est donc pas question en premier lieu de l’accès au logement, à l’habitat. Le logement comme lieu de vie est perçu comme le produit de l’urbanisme en tant qu’idéologie et élément du capitalisme, ainsi que Debord le formule dans sa thèse n°169 : « L’urbanisme est cette prise de possession de l’environnement naturel et humain par le capitalisme qui, se développant logiquement en domination absolue, peut et doit maintenant refaire la totalité de l’espace comme son propre décor55 ». Selon Lefebvre :

habiter, c’est une activité, une situation […] ; habiter, pour l’individu, pour le groupe, c’est s’approprier quelque chose. Non pas en avoir la propriété, mais en faire son œuvre, en faire sa chose, y mettre son empreinte, le modeler, le façonner. […] Habiter, c’est s’approprier un espace56.

Appropriation

S’approprier, c’est donc autant s’accaparer une chose que l’adapter à soi. Cette critique du sens juridique accolé à la propriété apparaît également chez Lefebvre : « il ne s’agit pas du tout de propriété ; […] il s’agit du processus par lequel un individu ou un groupe s’approprie, transforme en son bien quelque chose d’extérieur57 ». 53  Des situationnistes : « Pour supprimer la question du logement », Les Fossoyeurs du Vieux Monde, n° 4, op. cit., p. 100.54  Hakim Bey, T.A.Z. Zone autonome temporaire, op. cit., p. 33.55  Guy Debord, La société du spectacle, thèse 169, p. 165.56  Henri Lefebvre, « L’urbanisme d’aujourd’hui : mythes et réalités », in Henri Lefebvre, Du rural à l’urbain, op. cit., p. 217-224, citation p. 222 (d’abord publié sous le titre « Débat avec J. Balladur et M. Écochard », Les Cahiers du Centre d’Études Socialistes, n° 72-73, septembre 1967).57  Henri Lefebvre, « Besoins profonds, besoins nouveaux de la civilisation urbaine », in Henri Lefebvre, Du rural à l’urbain, op. cit., p. 197-206, citation p. 198 (extrait

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Lorsqu’il parle d’« appropriation », il ne désigne donc pas le fait de faire d’une chose sa propriété dans le sens de possession, mais de la rendre utilisable, utile à soi :

Ce désir d’appropriation ne signifie pas que les êtres humains, individus et groupes, aspirent à se soustraire aux exigences de la pratique sociale et à se fixer dans l’isolement de ce qui leur est « propre ». Une telle aspiration, lorsqu’elle se fait jour, vient d’une idéologie58.

Lefebvre ne réprouve pas catégoriquement les idéologies (bien qu’il se positionne de manière critique à l’égard du fondamentalisme, du radicalisme idéologique). Il veut simplement indiquer que les deux exigences (pour résumer : appropriation en tant qu’abolition de la propriété privée et adaptation en tant que réforme collective) se différencient dans leur application indirecte, quand bien même elles tendent au même résultat. Cette nuance subtile reflète également la tension et la critique de la propriété telle qu’elle naît autour du débat autour des squats, tout autant alimentée par les acteurs eux-mêmes. C’est ce que nous devons nous-mêmes comprendre et ce à quoi nous devons réfléchir maintenant. Ces dernières années, cette thématique a pris une ampleur considérable dans les champs disciplinaires de la géographie radicale, ou géographie critique59, et dans la théorie urbaine, intérêt relayé dans le champ médiatique et politique. Les géographes Fabrice Ripoll et Vincent Veschambre, par exemple, appellent à entreprendre de nouvelles recherches sous l’angle de la problématique de l’appropriation60. Lefebvre écrit à propos de ce concept :

D’un espace naturel modifié pour servir les besoins et les possibilités d’un groupe, on peut dire que ce groupe se l’approprie. […] Un espace existant, ayant eu sa finalité (sa raison d’être, conditionnant formes, fonctions, structures) peut se trouver vacant et ensuite détourné. Donc réapproprié à un usage autre que le premier. […] Le détournement et la réappropriation d’espaces ont un grand sens et peuvent servir

d’une conférence tenue à Lurs en Provence, dans le cadre des « Journées d’étude sur les parcs régionaux », 1966).58  Henri Lefebvre, « Introduction à l’étude de l’habitat pavillonnaire », op. cit., citation p. 181.59  Là-dessus, voir Cécile Gintrac, « Géographie critique, géographie radicale : Comment nommer la géographie engagée ? », Carnets de géographes, 4 septembre 2012, accessible sur : http://www.carnetsdegeographes.org/carnets_recherches/rech_04_04_Gintrac.php.60  Fabrice Ripoll, Vincent Veschambres, « Introduction : L’appropriation de l’espace comme problématique », Norois, n° 195, 2005, accessible sur : http://norois.revues.org/index477.html

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d’enseignement dans la production d’espaces nouveaux61.

Dans la continuité de cette théorie urbaine et de la critique situationniste, Harvey relie ces aspects : « Le droit à la ville n’est pas seulement un droit à accéder à ce qui existe déjà, mais un droit à le changer selon ce que l’on souhaite ardemment […], et à se re-faire soi-même selon une image différente62 ». On peut partir du principe que cela tombe sous le projet réalisé à travers les squattages. Qu’ils poursuivent un objectif utopique ou non… Lefebvre écrit justement à ce propos dans le journal Utopie, en 1969 : « l’espace n’est qu’un medium, c’est-à-dire un milieu et un moyen, un instrument et un intermédiaire. Plus ou moins approprié, c’est-à-dire favorable ou pathogène63 ». Ainsi en est-il dans les squattages, modes d’action auxquels les acteurs recourent comme un but, une fin, ou comme un moyen. En ce qui concerne les FVM, il semble qu’il s’agisse des deux. Derrière leurs barricades, ils peuvent vivre leur vie en toute tranquillité, profiter de leur temps et leur espace, se retrouver avec d’autres personnes sur la même longueur d’onde et préparer des plans conspiratifs. Certes, leur échec était prévisible, mais ils rejettent toute critique d’une quelconque attitude naïve de leur part64.

Hétérotopies

C’est en ce sens que l’on peut soulever la question, en tant qu’alternative théorique et en ce rapport direct, si les squattages ne peuvent peut-être pas être ordonnés comme hétérotopies, précisément en fonction de leur destinée, leur occupation, leur représentation, leur communication et leur marginalisation (non nécessairement intentionnelle). La parenté du concept d’hétérotopie est attribuée à Michel Foucault. Il l’emploie en 1966 dans son ouvrage Les mots et les choses65 et en fait le thème d’une conférence qu’il tient en 1967 devant un public d’architectes en devenir, sous le titre : « Des espaces autres », exposé dans lequel il plaide pour le développement de l’hétérotopologie.

61  Henri Lefebvre (1974), La production de l’espace, Paris, Éditions Anthropos, 1986, p. 192-194.62  David Harvey, « The Right to the City », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 27, Fascicule 4, 2003, p. 939-941, ici p. 939 et 941. (traduit par l’auteur)63  Henri Lefebvre, « À propos de la recherche interdisciplinaire en sociologie urbaine et en urbanisme », in Henri Lefebvre, Du rural à l’urbain, op. cit., p. 243-265, citation p. 259 (publié d’abord dans Utopie, 1969).64  Voir Les Fossoyeurs du Vieux Monde, n° 4, op. cit., p. 41.65  Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Éditions Gallimard, 1966, p. 9-10.

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À noter qu’il n’a autorisé la publication de cette conférence qu’en 198466. Foucault définit les hétérotopies comme

des lieux réels, des lieux effectifs, […] qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, [Foucault] les appell[e], par apposition aux utopies, les hétérotopies67.

Foucault s’est ici inspiré de la recherche en médecine. Il donne comme exemples d’hétérotopies – le miroir, le cimetière, le tapis persan, mais encore la prison ou le centre de cure. D’après sa définition, cette catégorie peut servir à observer divers lieux de protestation contre la société, ou lieux contestés, ou contre-sociétés.

Lefebvre utilise ce concept dans un sens légèrement différent. Son analyse repose sur une triade : l’isotopie correspond à l’ordre établi. L’utopie est, en revanche, bien réelle, à la fois partout et nulle part.. Lefebvre définit les utopies comme les « espaces rejetés les uns en dehors des autres ». Il les ordonne comme des lieux apparentés au monde symbolique, de l’ordre de la représentation et de l’imaginaire68. Les utopies appartiennent néanmoins à la vie réelle et correspondent à la finalité, c’est-à-dire au but de la révolution urbaine69. Enfin, il définit l’hétérotopie comme :

le lieu autre ou l’autre lieu. Qu’est-ce qui le rend autre ? Une différence qui le marque en le situant (en se situant) par rapport au lieu initialement considéré. C’est l’hétéro-topie. La différence peut

66  Michel Foucault, « Des espaces autres » (Conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), publié d’abord dans Architecture, Mouvement, Continuité, 5 octobre 1984, p. 46-49, reproduit dans Michel Foucault, Dits et écrits, 1954-1988, t. IV : 1980-1988, Paris, Éditions Gallimard, 1994, p. 752-762.67  Ibid., p. 755-756. Dans la logique de mon argumentation, ce concept explique aussi la définition figée que subissent les squattages en fonction du champ juridique, ainsi que Foucault l’évoque dans un texte antérieur : « Les hétérotopies inquiètent, sans doute parce qu’elles minent secrètement le langage, parce qu’elles empêchent de nommer ceci et cela, parce qu’elles brisent les noms communs ou les enchevêtrent, parce qu’elles ruinent d’avance la ″syntaxe″, et pas seulement celle qui construit les phrases, – celle moins manifeste qui fait ″tenir ensemble″ (à côté et en face les uns des autres) les mots et les choses », in Michel Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 9.68   Henri Lefebvre, La production de l’espace, op. cit., p. 422-423.69  Henri Lefebvre, La Révolution urbaine, op. cit., p. 55.

Droit a la ville ? Révolutions, utopies et leur espace approprié 95

aller jusqu’au contraste fortement marqué, et même jusqu’au conflit pour autant que l’on considère les occupants des lieux70.

De cette manière, ce concept semble approprié pour approcher les réalités des utopies et des révolutions à l’intérieur même des squats. Avec Lefebvre, certains éléments cognitifs des acteurs sont mis en lumière, telles que leurs stratégies et les compétences d’appropriation. Debord l’a formulé en ces termes :

La révolution prolétarienne est cette critique de la géographie humaine à travers laquelle les individus et les communautés ont à construire les sites et les événements correspondants à l’appropriation, non plus seulement de leur travail, mais de leur histoire totale. Dans cet espace mouvant du jeu, l’autonomie du lieu peut se retrouver, sans réintroduire un attachement exclusif au sol71.

Modèles d’appropriation

Sans s’attarder plus en détails sur ces définitions, il apparaît possible d’extraire deux applications et interprétations concernant les squattages. En premier lieu, il s’agit de la dichotomie intégration/exclusion. L’urbanisme et les politiques du logement sont soumis à des mécanismes de pouvoir. Certaines hétérotopies, en intégrant le cadre de cette dynamique du pouvoir, de la pratique des luttes et des conflits, peuvent être tolérées. Elles assouplissent de la sorte l’isotopie. Celle-ci s’élargit. Elle inclut alors d’autres formes d’habitat, d’autres manières d’habiter. Certains squattages peuvent être assurément ordonnés dans ce schéma, lorsque l’occupation est, par exemple, tolérée dans un contexte de « crise du logement ». À partir d’un tel processus se développe un modèle de « bons » et de « mauvais » squatteur(euse)s, qui a été adopté dans toute l’histoire de la régulation policière, et en différents pays.

Edward Soja, l’un des représentants de la géographie radicale, a développé à partir de ces observations le concept de « justice spatiale72 » comme synonyme du droit à la ville lefebvrien. Rejoignant ici J.-P. Garnier, qui signale la différence épistémologique entre les injustices et les inégalités sociales73, il faut ici répéter le danger qu’un tel paradigme ne se transforme en une boîte à outils dans laquelle les 70  Ibid., p. 54-55.71  Guy Debord, thèse 178, La société du spectacle, op. cit., p. 172.72  Voir notamment Edward Soja, « Spatializing the Urban, Part I », City : Analysis for urban trends, culture, theory, policy, action, vol. 14, fascicule 6, 2010, p. 629-635.73  Voir Jean-Pierre Garnier, « Voies et moyens pour le retour d’une pensée critique ″radicale″ de l’urbain », op. cit.

Baptiste Colin96

chercheur(euse)s puisent à leur guise.Par ailleurs – et cela constitue donc la deuxième observation

conclusive – il existe un nombre non négligeable de squattages dits « politiques », c’est-à-dire révolutionnaires et utopiques quoique situés, qui expérimentent un contre-modèle de la société, en tous les cas un autre modèle, un modèle alternatif, ce que Harvey nomme les « espaces de l’espoir74 ». Peter Marcuse souligne en effet qu’au droit à la ville correspond un droit à quelque chose de radicalement différent75, donc utopique. Quand bien même son père a annoncé la fin de l’utopie en 1967, on peut voir dans une telle exigence d’espoir l’héritage de 1968, même si les squattages, du moins en France et en Grande-Bretagne, ont une histoire plus ancienne. Mais c’est précisément une autre histoire.

Ainsi que le démontre l’histoire des squattages après 1968 et l’exemple évoqué aujourd’hui en filigrane, il ne semble pas que se soit imposée comme action collective l’exigence d’une application pratique de ce droit utopique révolutionnaire à une « ville juste76 », ou à une ville comme « zone autonome durable77 ». Sans plus ouvrir le débat sur la définition du concept d’autonomie, je peux néanmoins ajouter que Harvey lui-même a reconnu ne pas pouvoir répondre à la question à quoi ressemblerait la réalisation de ce droit78. Le luxe dont ont joui les FVM rue de l’Est ne constitue en ce sens qu’une réalisation absolue et ostensiblement absurde. Le squattage, même posé de manière exemplaire au titre de manifeste politique, ne tend nullement à signifier un chemin utopique pour une société urbaine juste et idéale. Leur expérience peut vouloir démontrer que la satisfaction des besoins de base est réalisable et à portée de main. L’essence de la critique sociale doit alors porter sur la qualité de la vie, qualité pour laquelle il faut par exemple lutter à travers une appropriation spatiale qui supprime tout rapport économique par définition inégalitaire.

Conclusion

En conclusion de cette expérience heuristique, débutée par le concept du droit à la ville d’Henri Lefebvre, qui a conduit de l’Internationale 74  Voir David Harvey, Spaces of Hope, Edinbourg, University Press, 2000.75  Peter Marcuse, « From Critical Urban Theory… », op. cit., p. 193-194.76  Là-dessus, voir les travaux de Susan Fainstein, Margit Mayer, Justus Uitermark.77  Cette expression désigne l’extension que Hakim Bey propose de sa théorie sur les Zones autonomes temporaires, accessible sur : http://hermetic.com/bey/paz.html.78  Voir Jean-Pierre garnier, « Voies et moyens pour le retour d’une pensée critique ″radicale″ de l’urbain », op. cit.

Droit a la ville ? Révolutions, utopies et leur espace approprié 97

Situationniste à David Harvey en passant par Michel Foucault, les Marcuse père et fils et qui ont rappelé à la mémoire collective un minuscule événement de l’histoire des squats, le résultat apparaît être le suivant : 1967 constitue un tournant théorique des sciences sociales, dans le domaine de l’urbanisme, de la ville et de l’espace, des recherches élaborées sur un discours engagé, critique et radical. La plupart des concepts qui ont été introduits dans ce moment critique et discutés au cours de cette réflexion, trouvent des points d’attache, d’application et d’accroche dans bien des squattages qui se déroulent dans les années 1970, 1980, 1990, 2000, jusqu’à aujourd’hui. Ils n’ont pas été parachevés avec les FVM. Ce groupe n’en constitue pas moins une illustration des ponts qui peuvent être bâtis entre l’historiographie et la théorie. Il démontre que les concepts de 1967 constituent un cadre prometteur pour observer les squattages de manière analytique.

« À qui appartiennent les villes ?79 » : « La ville est à nous80 »… « Occupy !81 » – Les diverses alliances et les nombreux mouvements qui ont fleuri au cours de ces dernières années en s’appuyant sur le concept du droit à la ville démontrent que la critique urbaine délaisse le strict cadre académique et universitaire. Le cri et la revendication pour une autre vie, pour une autre société, demeurent encore présents après cinquante ans. Les squattages, qu’ils fétichisent ou non l’espace (par exemple à travers la défense du lieu), se posent comme tentatives de réaliser, comme moyen à dessein, comme objectif vers l’utopie. Une chose est certaine : le vieux monde n’a pas été fossoyé…

79  Tel est le titre du film documentaire réalisé en 2011 par Claudia Déjà, décrivant la situation à Berlin, Londres et Paris.80  Sous-titre du film de Christophe Coelho, Squat. La ville est à nous, 2011. Il s’agit d’un film documentaire sur la situation à Barcelone.81  Mot d’ordre du mouvement Occupy, qui s’est répandu dans plusieurs agglomérations à travers le monde au printemps 2011.

1 La période entre 1917 et 1939 dans l’histoire de la Russie et par la suite de l’Union Soviétique est très complexe à cause de phénomènes de transitions intenses dans le domaine politique, social, économique et esthétique. Le conflit militaire qui commence en octobre 1917 par la Révolution bolchévique, dite d’Octobre, suivie par la guerre civile entre les bolchéviques et les monarchistes, laisse derrière lui, en 1923, un pays complètement ravagé. Beaucoup de bâtiments et en particulier des habitations sont pillés, vandalisés, ou tout simplement détruits. D’autre part, la Révolution stimule des transformations décisives dans toutes les formes de la vie intellectuelle en Russie soviétique, notamment la création architecturale2. Le renouvellement et la restauration du parc de logements existant prennent plusieurs années, ce processus s’achève seulement après la Deuxième Guerre mondiale, dans les années soixante. Mais l’architecture soviétique, qui a déjà une historiographie très vaste et complète, n’est pas l’objet de cette communication3.

* Laboratoire « Identités, Cultures, Territoires » (ICT), Université Paris Diderot - Paris7. L’auteure remercie le rapporteur pour les corrections et commentaires très précieux qui lui ont permis d’améliorer son article. 1  La plupart des tableaux analysés sont protégés par des droits d’auteur, donc il est impossible pour l’auteure de cet article de les reproduire. De plus il n’y a pas de sites spécialisés où seraient publiées des reproductions de tous ces tableaux. Comme l’auteure utilise sa propre cartothèque de tableaux, réalisée par ses soins (à partir de nombreuses monographies, ouvrages généraux ou catalogues), si le (la) lecteur(ice) souhaite voir les tableaux analysés, l’auteur serait capable de fournir un dossier assemblant ces derniers.2  Vigdaria Kazanova, Oleg Švidkovski, « L’architecture soviétique : 1900-1930 », in Paris-Moscou : 1900-1930, Paris, Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, 1979, p. 288.3  Pour la période du début des années vingt et les avant-gardes architecturales cf. Oleg Šikodovskiï (dir.), Building in the U.S.S.R., 1917-1932, Londres, Studio Vista, 1971 ; Anatole Kopp, Ville et révolution : architecture et urbanisme soviétiques des années vingt, Paris, Éd. du Seuil, 1972 ; Jean-Louis Cohen, Le Corbusier and the mystique of the USSR : theories and projects for Moscow, 1928-1936, Princeton, Princeton university press, 1992 ; Emily Kies Flope, Dessins d’architecture de l’avant-garde russe, 1917-1935: Publications de l’avant-garde soviétique, Montréal, Centre canadien d’architecture, 1991 ; Richard Pane, The lost vanguard - Russian modernist architecture 1922 - 1932 (exhibition MoMA), New York, Monacelli Press, 2007.

Habiter dans la peinture soviétique dans l’entre-deux-guerres1

Marija Podzorova*

Marija Podzorova100

Certaines études sur le logement dans l’Union soviétique citent à plusieurs reprises, à titre d’exemple des problèmes de logement, les sources littéraires (Cœur de chien de M. Boulgakov4 et la poésie liée à cette thématique). Or, les écrivains n’étaient pas les seuls à aborder ce sujet. Dans cet article, je souhaite analyser la manière dont l’habitat est représenté dans les arts plastiques. Le rapport entre l’art plastique et la construction du logement et son architecture est très complexe et difficile à cerner5. Le statut d’artiste permet d’endosser de nombreux rôles dans ce contexte : celui de l’habitant qui peut subir en tant que monsieur-tout-le-monde soviétique les innombrables péripéties liées au logement (obtention, partage d’un logement commun etc.) ; celui

Pour la période stalinienne et des ouvrages généralistes cf. Anatole Kopp (dir.), L’Architecture soviétique 1928-1941 : des années vingt au réalisme socialiste, Paris, CORDA, UDRA-ESA, 1975 ; V. Hazanova, Sovetskaâ arhitektura pervoj pâtiletki : problemy goroda buduŝego, Moskva, Nauka, 1980 ; Anatole Kopp, L’architecture de la période stalinienne, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 1985; Andreï Ikonnikov, Architecture russe de la période soviétique, Liège, P. Mardaga, 1990 et du même auteur Arhitektura XX veka : utopii i realʹnostʹ, Moscou, Progress-tradiciâ, 2001 ; Nikolaï Milûtin, Sotsgorod : le problème de la construction des villes socialistes, Besançon, les Éditions de l’Imprimeur, 2002 ; Élisabeth Essaïan, Le plan général de reconstruction de Moscou de 1935: la ville, l’architecte et le politique, thèse écrite sous la dir. Jean-Louis Cohen, Lille, 2014. Il existe également une vaste historiographie consacrée au sujet de l’architecture et des analyses des styles architecturaux appliquées à la reconstruction de Moscou au XXe siècle : voir Mikhail Il’in, Moscou : son architecture, ses monuments, Moscou, Éditions du Progrès, 1969 ; Evgenij Nikolaev, Klasičeskaâ Moskva, Moscou, Strojizdat, 1975 ; Aleksandra Latour, Roždenie metropolii : Moskva, 1930-1955, vospominaniâ i obrazy, Moscou, Iskusstvo-XXI vek, 2002 ; Monica Rüther, Moskau bauen von Lenin bis Chruščev : Öffentliche Räume zwischen Utopie, Terror und Alltag, Wien, Köln, Weimar, Böhlau, 2007. Au sujet des maisons d’habitation à Moscou et en général voir Andreï Ikonnikov, Èstetičeskie problemy massovogo žilišnogo stroitelʹstva, Leningrad, Izdatel’stvo literatury po stroitel’stvu, 1966 ; Galina Pospelova, Leonid Limontov, Moskovskij dom s vremën bylyh do naših dnej, Moskva, Grifon, 2009, Katerina Azarova, L’appartement communautaire : l’histoire cachée du logement soviétique, Paris, Éditions du Sextant, 2007 ; Karl Schlögel, Moscow, 1937, Cambridge, Malden, MA, Polity, 2012.4  Voir Nataliâ B. Lebina et Aleksandr N. Čistikov, Obyvatel i reformy: kartiny povsednevnoj žizni gorožan v gody nepa i hruščevskogo desâtiletiâ, Saint Petersbourg, Dmitrij Bulanin, 2003; T. M. Smirnova, « Klassovaâ bor’ba na « ziliscnom fronte »: osobennosti ziliscnoj politiki Sovetskoj vlasti v 1917 – nacale 1920-h gg. », Social’naâ istoriâ. Ežegodnik, 2007, p. 199-218.5  Dans ce contexte nous ne pouvons citer qu’un seul ouvrage qui analyse le rapport entre l’art et l’architecture, mais dans une période plus éloignée – les années soixante et soixante-dix : V. Hazanova, Sovetskoe izobrazitelʹnoe iskusstvo i arhitektura 60-70-h godov, Moscou, Nauka, 1979.

Habiter dans la peinture soviétique 101

du décorateur des constructions architecturales ; celui du propagandiste des images de la nouvelle vie communiste. Sur ce dernier point, il est juste de remarquer qu’il y a beaucoup d’œuvres d’art représentant des manifestations, de grands chantiers d’usines ou de centrales hydrauliques, la vie des ouvriers au travail ou des kolkhoziens dans les champs et des portraits des dirigeants soviétiques. Bien évidemment, cela dépend directement de la place du peintre sur la scène artistique de l’URSS, de son appartenance à des groupements artistiques, nombreux dans les années vingt et où ils représentent la réalité des années vingt et trente à travers le prisme de courants très variés6. Or, les paysages urbains font également partie de la production artistique. Dans le cadre de cette étude, nous allons nous concentrer plus spécifiquement sur l’analyse de ces paysages et la représentation des intérieurs du logement. Les tableaux représentant ce sujet dans l’Union Soviétique peuvent être considérés comme des structures complexes qui, dans de nombreux cas, témoignent de la réalité sociale et économique derrière la « façade » des images des réussites industrielles et agricoles, des portraits des ouvriers et des dirigeants.

À travers l’analyse d’un corpus d’œuvres variée7 appuyée par

6 Le choix des artistes est fait à partir du sujet qu’ils traitent (les paysages urbains, ou les intérieurs des logements). L’appartenance de l’artiste à un quelconque groupement artistique dans les années vingt est liée à la manière dont il représente le sujet, pour cela nous préciserons les sociétés et les associations auxquelles ils appartiennent. Néanmoins, pour des raisons évidentes de cohérence avec le sujet, nous n’analyserons que des œuvres produites par le courant réaliste.7 Nikolaï Dormidontov, Périphérie de Leningrad. Les musiciens (1928, huile sur toile, 78x58, Musée russe d’État, Saint-Pétersbourg, Russie) ; Fëdor Antonov, Le nouveau mode de vie (le dimanche) (1932, huile sur toile, Musée russe d’État, Saint-Pétersbourg, Russie) ; Piotr Končalovskij, La fenêtre d’un poète (1935, huile sur toile, 124x135, s.l.) Alexandre Kuprin, Paysage urbain avec église rose. La tombée de la nuit (1924, huile sur toile, 75x97, la collection privée) ; Alexandr Labas, Vue depuis la fenêtre (s.d., huile sur toile, 77x97, collection privée) ; Aristarh Lentulov, La nuit sur la rue Bronnaâ (1927, huile sur toile, 73,5х95,5, collection privée) Sergueï Lučiškine, Le ballon s’est envolé (1926, 62x102, huile sur toile, Galerie d’État Tretiakov, Moscou, Russie) ; Kuz’ma Petrov-Vodkin, Dans la chambre des enfants (1925, huile sur toile, 45,5x65, s.l.), L’inquiétude. 1919. (1934, huile sur toile, 138x169, Musée russe d’État, Saint-Pétersbourg, Russie) et La crémaillère. Le Petrograd des ouvriers, (1937, huile sur toile, 298x204, Galerie d’État Tretiakov, Moscou, Russie) ; Ûrij Pimenov, Paysage urbain (1930, huile sur toile, 35x65, collection privée) ; Vasilij Počatalov, La petite maison rose (1936, huile sur toile, 63x56, collection privée, s.l.) ; Konstantin Rotov, L’appartement communautaire (caricature) ; Alexandre Vasiliev, La famille d’un commandant (1938, huile sur toile, s.l.).

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l’étude de la politique sociale8 et économique9 de la période, il s’agira de répondre aux questions suivantes : comment l’artiste en général perçoit-il les changements architecturaux et les décisions politiques dans le domaine de l’habitat et comment les représente-t-il à travers son œuvre ? Les artistes représentent-ils une réalité en changement constant ou bien utilisent-ils seulement des exemples positifs dans un but de propagande comme une échappatoire pour ne pas aborder les problèmes quotidiens liés à l’habitat ?

En termes artistiques, les années vingt et trente se caractérisent par un processus assez complexe qui part de la multiplicité des groupements artistiques pour déboucher sur l’unification du style – i.e. le réalisme socialiste10. Malgré cette unification et la lutte contre le formalisme, c’est-à-dire la lutte contre les recherches formelles relevant de ces courants sujetistes, menée par des instances publiques et les critiques d’art officiels, il existe une continuité du style des peintres dont les œuvres seront analysées ci-dessous. En ce qui concerne leur appartenance aux sociétés et groupements artistiques des années vingt, nous évoquerons des œuvres d’artistes appartenant à l’AKhRR, l’OMKh et l’OST (cf. infra).

En termes géographiques, la plupart des paysages analysés peuvent être considérés comme universels, néanmoins les titres pour certains relient souvent ces paysages à Moscou ou Leningrad. En termes quantitatifs, sans étude approfondie du sujet (au premier constat), il est possible de noter que les artistes représentent souvent des paysages urbains et moins des intérieurs de logements. En revanche, quelques peintres de Leningrad (ex. Kouzma Petrov-Vodkine) produisent des tableaux du genre dont la scène prend place dans des appartements.

Nous décrirons d’abord les différents changements liés à la politique du logement en évoquant quelques exemples, pour ensuite nous concentrer sur l’analyse des œuvres représentant les immeubles d’habitation de l’intérieur et de l’extérieur.

8  Nataliâ B. Lebina, Povsednevnaâ žizn’ sovetskogo goroda: normy i anomalii: 1920-1930, Saint Peterbourg, Žurnal Neva, Letnij Sad, 1999, 9 Elena A. Osokina, Za fasadom « Stalinskogo izobiliâ » : raspredelenie i rynok v snabženii naseleniâ v gody industrializacii 1927-1941, Moscu, ROSSPEN, 1998.10 Le 23 avril 1932 est publiée la résolution du Comité Central du Parti concernant le réalisme socialiste comme seule méthode reconnue par le Parti Communiste de l’URSS et la dissolution de tous les groupements artistiques, créant des unions de créateurs selon la nature de leur activité (soumise aux commandes publiques). Voir sur ce sujet : Cécile Pichon-Bonin, « Peindre et vivre en URSS dans les années 1920-1930 », Cahiers du monde russe, Éditions de l’EHESS, 2008, vol. 49, no 1, p. 47-74.

Habiter dans la peinture soviétique 103

De Petrograd à Moscou : entre tradition et innovation

Après la Révolution d’Octobre, le gouvernement des Soviets décide au mois de février/mars 1918 de transférer la capitale de Saint-Pétersbourg (Petrograd à l’époque) vers Moscou. Premièrement, l’ancienne capitale est trop proche des champs de bataille, et se trouve en proie à des troubles constants à cause des marins et des soldats qui sont hors du contrôle du gouvernement. Deuxièmement, Moscou est située plus près du centre de la Russie et c’est une ville moins peuplée donc plus facile à gérer.

Pendant le début du XXe siècle, Moscou se développe en tant que ville commerciale prospère avec des styles architecturaux variés. Elle n’est pas soumise à la mode du classicisme et de l’éclectisme de la fin du XIXe siècle en vigueur dans la capitale de la Russie à l’époque tsariste – Saint-Pétersbourg11. Le processus de construction et d’organisation de la ville était le suivant : le centre sacré était le Kremlin, ensuite la ville se structurait autour, sous forme de cercles concentriques. Le principal sujet de toute cette construction était les églises : elles devaient être visibles au bout de chaque rue12. C’est la raison pour laquelle les coupoles des églises moscovites sont parfois représentées dans la peinture soviétique jusque dans les années trente. Ainsi Alexandre Kouprine (1880-1960) dans le Paysage urbain avec église rose. La tombée de la nuit (1924, huile sur toile, 75x97, la collection privée, s.l.) représente d’un point de vue frontal un petit paysage de manière néo-impressionniste avec une petite rue enneigée dans les ténèbres du soir. Au milieu d’immeubles ordinaires, une église rose se distingue intensément. Dans un ensemble très flou, elle se détache nettement, le spectateur a l’impression que l’église est elle-même une source lumineuse. Elle a une place ambiguë, le spectateur comprend vite qu’elle n’a pas sa place dans cette rue, la gamme rose-violette fait d’elle un objet incongru et incompréhensible. L’église devient l’image d’un monde qui disparaît, dont la différence par rapport au monde présent qui l’entoure est trop éclatante et dérangeante. Or, les maisons qui entourent l’église ne sont pas non plus montrées d’une manière positive. Les fenêtres noires (sans lumière et sans vie) donnent une impression de vide et d’abandon. Et la couleur vive de l’église donne une sensation de vivacité et de gaieté, ce qui pourrait être

11 Voir Mikhail Kudrâvcev, Moskva – tretiï Rim : istoriko-gradostroitel’noe issledovanie, Moscou, Sol-Sistem, 1994 ; Lorraine de Meaux (dir.), Saint-Pétersbourg: histoire, promenades, anthologie et dictionnaire, Paris, R. Laffont, 2003. 12  Voir Mikhail Kudrâvcev, Moskva – tretiï Rim : istoriko-gradostroitel’noe issledovanie, op.cit.

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considéré comme le regret d’une époque qui est en train de disparaître. Cela découle directement de la vision du peintre, originaire de Nijni-Novgorod, qui en arrivant à Moscou où il s’apprête à vivre pendant 4 ans, voit les changements dans tous les domaines de la société. Par la suite, il fait partie de la OMKh (Obchtchestvo moskovskikh khudojnikov « Union des Peintres moscovites »). Ce groupement a été créé par des anciens adhérents du « Valet de Carreau » et d’autres artistes moscovites en 1927. Les artistes de cette société ont une vision de l’art comme arme d’influence et de changement de vie. Les considérations esthétiques sont très importantes dans l’expression des artistes, mais en même temps ils revendiquent une adhésion au réalisme personnel13.

En premier lieu, pour masquer ce paysage traditionnel et religieux, la ville est embellie par un décor temporaire révolutionnaire en matériaux bon marché et peu résistants – des affiches, des banderoles, des statues en bois. Les églises commencent à être détruites à la fin des années vingt. Régler le problème du logement se révèle bien plus compliqué. Dans le même temps, les rues changent de nom, avec un important corpus de noms associés à l’adjectif « rouge », ceux des anarchistes et terroristes du XIXe siècle ou des noms d’écrivains russes (choix ordinaires pour la période de la NEP14)15.

Une population citadine divisée en catégories et contrainte de partager espaces de vie et meubles

Cette ville est moins appropriée pour être une capitale révolutionnaire : les rues sont étroites, la crise du logement est grave. À cette période les habitants de Moscou connaissent une crise particulièrement prononcée du logement, que les bolcheviks associent à l’héritage de l’ancien régime16. La grande affluence de main-d’œuvre de la campagne vers la ville à la fin du XIXe siècle a influencé

13 Voir Ekaterina Degot, Bor’ba za znamâ : sovetskoe iskusstvo meždu Trockim i Stalinym, 1926-1936, Moscou, Moskovskij muzej sovremennogo iskusstva, 2008 ; Vitalij Manin, Iskusstvo i vlastʹ: borʹba tečenij v sovetskom izobrazitelʹnom iskusstve 1917-1941 godov, Saint-Peterburg, Avrora, 2008.14 Novaïa ekonomitcheskaïa politika, Nouvelle Politique économique - une période de 1921 à 1928, de retour relatif vers le système capitaliste avec un passage progressif vers la dénationalisation et l’ouverture des entreprises privées, la possibilité d’acheter, privatiser le logement et de sous-louer les chambres.15 Nataliâ B. Lebina et Aleksandr N. Čistikov, Obyvatel i reformy, op.cit., p. 20.(exemple fait à partir du changement des noms des rues à Petrograd / Leningrad à l’époque).16 Voir Leonid Limontov, Galina Pospelova, Moskovskij dom s vremën bylyh do naših dneï, op.cit., p. 87.

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l’augmentation de la population citadine sans pourtant conduire à la construction d’un parc immobilier adéquat à l’époque17. Pendant la guerre civile de 1917 à 1923, la population moscovite diminue de 50%18. À partir du mois de novembre 1917, le gouvernement des Soviets commence un processus dit de « densification » des appartements. Le concept de densification signifie l’augmentation volontaire ou obligée du nombre d’habitants par appartement. Il est juste de noter que cette politique ne concerne pas seulement Moscou, mais également Petrograd19. Ce processus coïncide avec celui du recensement des lieux d’habitation débuté en 1918 et l’application de la loi sur l’expropriation des biens et des habitats finalisée au début de 1919. Vers cette date, l’État possède une prérogative exclusive pour l’attribution du logement et de la nourriture20. La surface habitable attribuée par individu varie en fonction des flux de la population urbaine. Par exemple, en 1923, la norme reconnue par l’État est de 3,5 m² par habitant. Beaucoup de gens vivent dans des immeubles surpeuplés21. Ensuite la norme fluctue entre 5,44 et 3,94 m²22. La densification de la population s’accompagne d’une catégorisation stricte de la société :

La première catégorie est celle des ouvriers (prolétariat) et des employés des établissements publics. Ces derniers vivent dans des maisons très prestigieuses, confortables et leurs frais sont entièrement pris en charge23.

17 Ibid., p. 89.18 Ibid.19 La répartition des appartements (kvartirnij peredel) a commencé dans cette ville à partir du 1 mars 1918, in Nataliâ B. Lebina, Povsednevnaâ žizni sovetskogo goroda: normy i anomalii, op.cit., p. 179-180, et Larissa Zakharova, « Le 26-28 Kamennoostrovski, les tribulations d’un immeuble en Révolution », in Lorraine de Meaux (dir.), Saint-Pétersbourg, op.cit., p. 479. L’auteur donne une chronologie bien plus complète sur le sujet. De même, de nombreux auteurs évoquent les changements assez violents de la quantité des habitants citadins.20 Katerina Azarova, L’appartement communautaire, op.cit., p. 151. Sur le sujet de la redistribution de la nourriture, voir les deux ouvrages d’Elena Osokina : Snabženie obšestva i armii v usloviâh kartočnoj sistemy : 1928-1935 gg, Moscou, GA VS, 1993 ; Za fasadom « Stalinskogo izobiliâ » : raspredelenie i rynok v snabženii naseleniâ v gody industrializacii 1927-1941, Moscou, ROSSPEN, 1998 ; E. Osokina parle plus de la période de la fin des années vingt, néanmoins dès l’introduction, elle explique bien le processus de la mise en place du système du contrôle de la nourriture, qui en effet est une des idées principales du communisme. 21 Ibid., p. 153.22 Alexandre Sumpf, De Lénine à Gagarine : une histoire sociale de l’Union Soviétique, Paris, Gallimard, 2013, p. 348.23 Voir à ce propos la description assez complète sur la vie d’un immeuble destiné aux travailleurs des différents sections du Comité exécutif de Larissa Zakharova,

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La deuxième catégorie est composée des personnes qui ont un travail d’utilité publique, mais qui n’appartiennent pas à la première catégorie. Ils peuvent être enjoints de quitter leur logement, mais uniquement en échange d’un autre équivalent et dans le même quartier ou dans le quartier de leur lieu de travail24. Cette catégorie comprend les peintres et les artistes.

La troisième catégorie est la plus mal perçue – ceux qui ne gagnent pas d’argent par leur travail (les anciens rentiers, les industriels, les professions libérales, sauf les médecins). Ces personnes peuvent être délogées sans qu’aucune alternative ne leur soit proposée.

Il faut noter qu’une personne, en perdant son logement, peut également perdre tout son mobilier qui doit aussi être recensé : c’est la tâche des responsables administratifs d’autoriser ou pas un déménagement avec ou sans meubles. Le plus souvent « les meubles qui s’y trouvaient devaient y être laissés pour y être inventoriés par les soviets du district. Les pièces vacantes étaient affectées à de nouveaux locataires qui recevaient alors des meubles dont la conservation était leur charge. Il était interdit d’emporter, vendre ou donner ces meubles à une autre personne25 ». Il existe également des revendications et des demandes auprès des soviets des districts par les anciens propriétaires de ces meubles26, néanmoins ils réussissent rarement à retrouver leur propriété, pour la tranquillité des nouveaux possesseurs, heureux de posséder des meubles et un logement27. Nataliâ Lebina et Alexandr Čistikov remarquent également que :

« Le 26-28 Kamennoostrovski, les tribulations d’un immeuble en Révolution », op.cit. p. 482 ; Les « maisons des Soviets » sont également décrites in Nataliâ B. Lebina et Aleksandr N. Čistikov, Obyvatel i reformy, op.cit., p. 27-29.24 « Razdel 6-oï. O rekvizicii zilih pomescenij dliâ rabocih » (Recueil des lois et des arrêtés, art 40-50. in Recueil des lois et des arrêtés sur la question du logement, (sbornik ukazov i postanovlenij po zilicnim voprosam). Cité in Katerina Azarova, L’appartement communautaire, op.cit., p. 153, ; Nataliâ B. Lebina, Povsednevnaâ žizn’ sovetskogo goroda: normy i anomalii, op.cit., p. 179 ; Nataliâ B. Lebina et Aleksandr N. Čistikov, Obyvatel i reformy, op.cit., p. 23, ; Larissa Zakharova, « Le 26-28 Kamennoostrovski, les tribulations d’un immeuble en Révolution », op.cit. p. 479 ; T. M. Smirnova, « Klassovaâ bor’ba na « ziliscnom fronte »: osobennosti ziliscnoj politiki Sovetskoj vlasti v 1917 – nacale 1920-h gg. », Social’naja istorija. Ežegodnik, 2007, p. 200.25 Larissa Zakharova, « Le 26-28 Kamennoostrovski, les tribulations d’un immeuble en Révolution », op.cit., p. 479-480. Ce processus est également évoqué in Nataliâ B. Lebina, Povsednevnaâ žizn’ sovetskogo goroda: normy i anomalii, op.cit., p. 179-180.26 Nataliâ B. Lebina, Povsednevnaâ žizn’ sovetskogo goroda: normy i anomalii, op.cit., p. 180.27 Nataliâ B. Lebina et Aleksandr N. Čistikov, Obyvatel i reformy, op.cit., p. 42.

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Ceux qui ont souhaité d’utiliser les chaises et armoires d’autres per-sonnes, ont été indifférents au fait qu’ils portaient l’empreinte inimi-table de notions « bourgeoises » de la beauté [...] Le mobilier antique était un signe de la stabilité du système social précédent et renforçait les dispositions sociales de la nouvelle « bourgeoisie »28.

La possession d’un grand nombre de meubles bourgeois devient également un signe de la NEP, où beaucoup de gens ont eu la possibilité de mener une vie équivalente à la petite bourgeoisie. Cependant, à partir du milieu des années vingt, les responsables politiques commencent une politique de lutte contre la « petite bourgeoisie » (meščanstvo) et s’engage une réflexion sur le design de meubles modernes29 de style communiste, dans laquelle s’impliquent de nombreux artistes du courant constructiviste.

Pour en revenir à la densification, il faut noter qu’au départ cette procédure est contraignante, mais en 1927 tous les habitants de la RSFSR obtiennent un « droit à l’auto-densification30 ». Selon cette loi, les propriétaires ou les locataires d’appartements et de chambres ont le droit de faire emménager chez eux sur les surplus de place (la norme par personne est alors de 8 m²) toute personne, même sans lien parental31. Ils ont trois semaines pour prendre leur décision, avant que l’administration ne choisisse elle-même le candidat. Dans ce contexte, une caricature de Constantine Rotov (artiste et caricaturiste, 1902-1959) – L’appartement communautaire (Kommunalnaïa kvartira), publiée dans la revue satirique soviétique Krokodil (Crocodile) en 1928, représente parfaitement les problèmes rencontrés de la densification du logement. La caricature représente d’une manière très naturaliste, en couleurs neutres avec des contours noirs sur fond blanc, une femme assez corpulente, habillée en sous-vêtements et jupe, et un homme avec un chapeau et une veste discutant à l’intérieur d’une pièce dans un décor petit-bourgeois (avec tableau sur un mur, petite statuette, samovar, service à thé, sucrier). Les deux personnages se trouvent devant la fenêtre. Or, il y a un autre homme en chemise et pantalon, qui vit dans l’espace créé entre la fenêtre extérieure et la fenêtre intérieure (les appartements en Russie comportent souvent deux cadres de fenêtres,

28  Ibid, p. 42-43. 29 Ibid.30 L’idée de l’auto-densification est la base de la cohabitation volontaire et de la vie commune (ex. des Maisons-Communes), assez populaire auprès des jeunes communistes (ouvriers ou intellectuels) dans la première décennie après la Révolution.31 Nataliâ B. Lebina et Aleksandr N. Čistikov, Obyvatel i reformy, op.cit., p. 41-42.

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pour des raisons d’isolation), avec tout un mobilier : table, lampe, livres, bec à gaz, petit lavabo, chaussettes qui sèchent sur une corde. Il est difficile de juger à quelle classe il appartient, mais les livres rangés par endroits et la veste indiquent bien qu’il fait probablement partie de la deuxième ou troisième catégorie. La légende de la caricature fait référence à la discussion entre les deux personnes dans la pièce :

- Madame, pourquoi n’ouvrez-vous pas la fenêtre, il fait tellement chaud ces jours-ci ?- Mais comment voulez-vous que je l’ouvre ? J’ai un locataire là-dedans.

Ce que nous apprend cette caricature, c’est la précarité et l’inégalité, non pas entre les classes, mais entre le locataire et le propriétaire qui est également soumis aux contraintes le poussant à autodensifier tout espace libre de son appartement. Elle soulève plusieurs questions concernant la vie de la fin des années vingt et la conclusion de la NEP : la volonté de vivre selon les normes de la petite bourgeoisie (avec le décor ad hoc) ; l’insuffisance persistante de logements ; et, phénomène introduit par la cohabitation des locataires dans les années vingt – l’absence d’intimité. L’impression négative que laisse cette caricature permet de comprendre également la position de l’artiste. Avec un tel niveau d’injustice et d’inégalité, cette situation renvoie, dans l’imaginaire communiste, aux pays bourgeois, mais elle a lieu en Russie soviétique. L’image provoque un sentiment de révolte à cause de l’irrespect de la dignité humaine.

Diversification des habitants et précarité

Le projet de densification que suivent les autorités soviétiques est, non seulement de densifier, mais également de diversifier la population dans ces appartements. Elles fixent donc une norme pour la représentation des prolétaires dans l’espace d’habitation. Par exemple, en 1926, les prolétaires doivent occuper 10% de la surface des habitations32. Après la révolution, les ouvriers vivaient dans les banlieues de grandes villes, dans des maisons en bois, à plusieurs personnes par chambre. Les révolutionnaires leur ont promis d’améliorer leur condition, et initialement cette amélioration consistait en un déménagement vers des appartements récemment municipalisés. Or, les ouvriers n’étaient pas très contents de ces changements. Ces lieux d’habitation se trouvaient très loin de leur travail (avec un transport en commun très cher), le chauffage revenait également très cher, de plus les nouveaux voisins les

32 Alexandre Sumpf, De Lénine à Gagarine, op.cit., p. 348.

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regardaient d’un air hautain33. Désormais, les gens se trouvent dans la peur constante

d’être expulsés ou déplacés dans des habitations plus médiocres ou inappropriées. Il y a également la peur d’abandonner le logement pour les déplacements liés au travail. Selon la législation adoptée, un logement ne peut pas être laissé vide pendant plus de trois mois, dans le cas contraire il serait considéré comme abandonné. Même en étant en déplacement officiel, une personne peut perdre son logement. Par exemple, en 1928, le peintre soviétique Sergueï Tchekhonine (1878-1936), en mission officielle à Paris, écrit à son ami à Moscou les lignes suivantes :

Il se pourrait que je rentre, mais je n’ai plus d’endroit où vivre. Je suis horrifié par cette perspective34.

Il demande à son ami de surveiller que personne n’emménage dans son appartement lors de son absence. En réponse, son ami lui promet de faire tout ce qu’il peut, mais rien n’est certain. Ainsi, le statut de peintre (et d’intellectuel) en mission officielle à l’étranger ne le protège pas de la probabilité de se retrouver sans domicile fixe après son retour. Encore un court exemple celui d’Olga Šor, collaboratrice scientifique de l’Académie d’État des Sciences des Arts, qui passe toute une année à Milan avec pour mission de préparer « le matériel bibliographique et l’établissement des relations en rapport avec l’organisation du pavillon soviétique dans le cadre de l’exposition des arts décoratifs à Monza-Milan », et dont la chambre vide pourrait être considérée comme abandonnée. Le Chef de la section administrative et organisationnelle de l’Académie adresse une lettre à l’Administration municipale des biens immobiliers (Municipal’noe upravlenie nedvižemosti i imuščestva, ou MUNI) en demandant de garder la chambre jusqu’à la fin de l’exposition35. D’ailleurs il est juste de noter que toute la population était soumise à ce genre de démarches et d’instabilité36.

33 Nataliâ B. Lebina, Povsednevnaâ žizn’ sovetskogo goroda: normy i anomalii, op.cit., p. 182-183.34  Lettre de S. Čehonin à V. Vasiliev, 24/09/28, RGALI f. 2579, op. 1 d. 1331. 35 Lettre de B. Šapošnikov adressée à MUNI, datée du 1/03/1927, RGALI f. 941, op. 1, d. 110, l. 70. Il renouvelle la demande quand Ol’ga Šor est obligée de rester à Milan après la fin de l’exposition, il demande de « fixer » la chambre pour elle jusqu’au janvier 1928, lettre du 15/09/1927, RGALI f. 941, op. 1, d. 111, l. 23.36 De nombreux exemples d’ouvriers dépourvus de logement sont cités dans l’article de T. M. Smirnova, « Klassovaâ bor’ba na « ziliscnom fronte »: osobennosti ziliscnoj politiki Sovetskoj vlasti v 1917 – nacale 1920-h gg. », op.cit.

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Illustrer l’intérieur d’un logement communiste

À cette époque, le médecin et directeur du département de la Santé et de l’Inspection sanitaire de Moscou, S. Gourevitch, découvre une nouvelle maladie – « la psychose du logement » – la peur de rester sans logement sous la menace d’être expulsé37. Comme le recensement du logement se passe très lentement et n’est pas très bien organisé, il y a beaucoup de logements vides (parfois insalubres, parfois tout simplement oubliés), ce qui provoque une situation paradoxale – la population diminue, des logements sont vides, mais la plupart des maisons d’habitation sont surpeuplées. Cette situation contribue fortement à la détérioration de l’état des logements. Cela se manifeste également dans la représentation artistique.

Les recherches formelles et le Réalisme socialiste

Dans les années vingt, les intérieurs de logement ne sont pas très présents dans la peinture. Nous ne pouvons citer ici que quelques tableaux de Kouzma Petrov-Vodkin (1878-1939), qui effectue des recherches sur la perspective et fait ainsi des tableaux de son logement. Cela découle probablement correspond du statut de cet artiste qui déjà confirmé, enseigne et n’a plus besoin, à travers ses tableaux, de s’affirmer auprès du pouvoir soviétique. Comme exemple, nous pouvons citer L’enfant dormant (Spïachtchiï rebenok, 1924, huile sur toile, Musée des arts plastiques, Achgabat, Turkménistan), Dans la chambre des enfants (V detskoï, 1925, huile sur toile, 45,5x65, s.l.) ou En buvant du thé (Za samovarom, 1926, huile sur toile, 81.2x65, Musée russe d’État, Saint-Pétersbourg, Russie). Ces représentations sont répétitives et ne donnent aucune idée sur le mode d’organisation d’un habitat à l’époque. L’enfant dormant représente une femme (plan américain de la femme du peintre – Marie Petrova-Vodkina) à côté d’un lit d’enfant où l’enfant de l’artiste dort paisiblement. La chambre est assez grande et vide, avec une petite armoire dans le coin. La ligne d’horizon déplacée, donne l’impression d’un espace sphérique et élargi. Au fond, dans le flou, nous apercevons une femme à côté d’une table, qui regarde par la porte. Il est difficile de comprendre si la famille de l’artiste partage le logement avec d’autres personnes. Cependant, un artiste possédant une chambre pour des enfants dans un contexte de pénurie de logements jouit vraisemblablement d’une situation privilégiée38. 37 Katerina Azarova, L’appartement communautaire, op.cit., p. 147-148.38 Nombreux exemples de personnes haut-placées qui occupent de grands appartements dans une maison sur la rue Kamenoostrovski / Krasnyh Zor’ dans l’article de Larissa

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Les artistes moins bien considérés représentent rarement leur propre logement. Est-ce que cela est dû à cette psychose du logement ? Certains artistes dans leurs mémoires évoquent le problème du logement, le fait de se loger dans leur propre atelier voire dans des salles de classe (dans les périodes les plus troublées)39. Effectivement cela ne correspond pas aux idées qu’ils souhaitent propager – c’est-à-dire la construction d’un homme nouveau. Or, comment est-il possible de le construire sans un lieu d’habitation approprié ?

Après les années trente, avec la stabilisation de la situation (les expulsions deviennent de plus en plus rares), apparaissent des œuvres représentant l’intérieur des appartements des travailleurs ou militaires ; on peut aussi voir des étudiants qui lisent des manuels ou des familles qui se reposent. L’intérieur de l’habitation devient le décor d’une nouvelle vie heureuse. Les personnages sont toujours au centre de l’image. Ils ne sont jamais dans la cuisine, mais dans le salon, le lieu de la convivialité et de la rencontre. Les femmes et les enfants sont , par ailleurs, majoritairement représentés dans ces tableaux.

Fiodor Antonov (1904-1991) dans son œuvre Le nouveau mode de vie (le dimanche) (Noviï byt, voskresniï den’, 1932, huile sur toile, Musée russe d’État, Saint-Pétersbourg, Russie) expose d’un plan frontal une femme avec son enfant sur un tapis en train de faire des exercices physiques. La fenêtre est entrouverte, à l’extérieur, dans le flou, les gens se promènent. Les deux personnages sont souriants, des immeubles nouvellement construits apparaissent. Le titre indique bien que la mère se trouve avec son enfant dans un appartement tout neuf, le spectateur peut le comprendre à cause de l’absence de meubles et de rideaux. Or, leur mode de vie est bien changé, ils possèdent un espace privé, pour faire des exercices et pour se reposer le dimanche, et le spectateur introduit dans cet espace peut également ressentir cette tranquillité et le bonheur de la nouvelle vie. Le lien entre la construction d’un homme nouveau et la possession d’un espace individuel est incontestable. Dans les années vingt, cet artiste appartient à l’OST (Obchtchestvo khudojnikov stankovistov, « la Société des peintres de chevalet »)40,

Zakharova, « Le 26-28 Kamennoostrovski, les tribulations d’un immeuble en Révolution », op.cit. Les autres moyens d’accéder à un bon logement sont l’argent (pot de vin) et les liens personnels avec des gens au pouvoir, quelques exemples évoqués dans l’article de T. M. Smirnova, « Klassovaâ bor’ba na « ziliscnom fronte »: osobennosti ziliscnoj politiki Sovetskoj vlasti v 1917 – nacale 1920-h gg. », op.cit., p. 218.39  Voir Robert Fal’k, Besedy ob iskusstve, Pisʹma, Vospominaniâ o hudožnike, Moscou, Sovetskij hudoznik, 1983.40 Voir Cécile Pichon-Bonin, Peinture et politique en URSS: l’itinéraire des membres

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dont les membres s’opposent à une approche documentaliste dans la peinture, et revendiquent un renouvellement de la forme réaliste41. La Société a été créée en 1925 et réclame en particulier dans son règlement la participation de l’art à la construction du socialisme. Néanmoins, en 1932, Antonov rejoint l’OMKh, c’est également l’année où cette œuvre est peinte et acquise par le Musée. En comparaison avec d’autres œuvres produites par cet artiste pendant cette période, elle se distingue fortement par sa composition et son mode d’expression (du néo-expressionnisme vers une représentation plus réelle).

De même, Alexandre Vasiliev (1911-1995), artiste qui a commencé son activité professionnelle après l’adoption de la méthode du réalisme socialiste dans son tableau La famille d’un commandant (Semïa komandira, 1938, huile sur toile, s.l.) représente d’une manière très naturaliste une famille assise sur un canapé dans le salon. Tous les signes de la réussite et du bien-être apparaissent dans cette représentation : une pièce claire et ensoleillée, un canapé couvert d’un dessus-de-lit blanc immaculé, avec un coussin décoratif, les enfants sont sages et habillés proprement, le garçon montre à son père et sa sœur un modèle réduit d’avion de guerre. À leurs pieds est allongé un berger allemand, et au-dessus du canapé figure un grand miroir flanqué d’un buste de Lénine. C’est une représentation d’un idéal de famille d’un militaire, et d’un idéal de famille soviétique. La vie de la famille d’un commandant est toujours représentée comme exemplaire, comme dans les tableaux de Kouzma Petrov-Vodkine, La famille d’un commandant – deux variations sur le même sujet, la première œuvre datant de 1936 (huile sur toile, 75,5х61, Musée d’art plastique, Tula, Russie) et la deuxième de 1938 (huile sur toile, 98х116, Galerie d’art de K. S. Petrov-Vodkine, Khvalinsk, Russie). Il y a une sorte de simplicité et de modération dans les couleurs et le décor, les couleurs sont assez vives, mais restent toujours dans la représentation réelle. La composition est trop figée et la pose de la femme heureuse de sa famille (gardienne du foyer avec le chien à côté d’elle) n’est pas vraiment naturelle. Ce type de représentation de la famille est assez répandu dans les années trente, pour illustrer le slogan lancé par Staline « La vie est devenue meilleure, la vie est devenue plus joyeuse42 », surtout pour les militaires,

de la Société des artistes de chevalet (1917-1941), Dijon, Les Presses du réel, 2013.41 Michel Aucouturier, Le réalisme socialiste, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 41.42 La phrase est prononcée par I. Stalin lors de son intervention à la Première assemblée des travailleurs et travailleuses – stakhanovistes, le 17 novembre 1935.

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qui dès les années vingt font partie de la catégorie la plus privilégiée43. La représentation de cette famille se transforme en image exemplaire de ce que doit être la famille soviétique, avec deux enfants, l’homme défenseur de la patrie et la femme au foyer.

Critiquer la réalité socialiste On rencontre ici ou là également des représentations critiques

de la réalité soviétique. Ainsi nous pouvons citer celles produites par un peintre déjà évoqué précédemment – Kouzma Petrov-Vodkine, qui figure parmi les peintres les plus connus de l’Union Soviétique. À partir de 1928 il fait partie de l’AKhRR (Assotsiatsia khudojnikov revolutsionnoï Rossii, « l’Association des artistes de la Russie révolutionnaire »), créée en 1922, qui réunit des adeptes de l’esthétique et de la technique réaliste, cadrés sur la représentation documentaliste de la guerre civile, en rapport constant avec le pouvoir, et en opposition à l’art révolutionnaire (d’avant-garde). Cette association est devenue rapidement l’une des plus importantes pour le nombre des participants et les ressources financières, et beaucoup de peintres l’ont intégrée vers la fin de son existence à cause de son prestige. Les deux œuvres de K. Petrov-Vodkine – L’inquiétude. 1919. (Trevoga. 1919., 1934, huile sur toile, 138x169, Musée russe d’État, Saint-Pétersbourg, Russie) et La crémaillère. Le Petrograd des ouvriers (Novoselie. Rabotchiï Petrograd, 1937, huile sur toile, 298x204, Galerie d’État Tretiakov, Moscou, Russie), représentent des membres de la classe ouvrière à l’intérieur de logements saint-pétersbourgeois très modestes. L’atmosphère de ces deux tableaux est profondément triste. Le premier évoque l’année 1919, une année tourmentée et très incertaine. Une famille (père, mère, une petite fille et un bébé) se trouve dans une chambre. La représentation de la famille est très distincte de celle de Vasiliev. Malgré la tapisserie déchirée, les murs et le parquet vétustes, les draps qui remplacent les rideaux, c’est un assez confortable chez soi (un pot de fleurs sur la fenêtre, de petites reproductions et l’horloge sur le mur) d’une famille assez pauvre probablement ouvrière et visiblement communiste (dans le coin gauche nous voyons une revue dont le titre commence par Krasnaâ - « Rouge »). L’homme tourne le dos au spectateur et regarde par la fenêtre, la femme d’un air ému aussi regarde vers la fenêtre. La discordance entre la tranquillité d’un enfant dormant dans le coin et l’angoisse de ses parents structure chez le spectateur un sentiment d’inquiétude et d’incertitude. L’artiste indique

43 Voir Elena A. Osokina, Snabženie obŝestva i armii v usloviâh kartočnoj sistemy : 1928-1935 gg, Moscou, GA VS, 1993.

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bien que la scène se passe en 1919 en faisant référence à l’instabilité de la période de la guerre civile. Il souligne la situation précaire de cette famille, le père est entièrement habillé, prêt à partir, la mère porte des chaussures et habille la petite fille, dont le regard perdu lui donne un air triste et absent. K. Petrov-Vodkine a vécu avec sa famille à Saint-Pétersbourg / Petrograd après la révolution et connait parfaitement cette situation d’alerte et d’incertitude constantes. Le spectateur peut ressentir une sorte de fatigue et d’angoisse dans l’ensemble de cette représentation. Or, nous avons indiqué que, dans les années vingt, ce même artiste crée des tableaux représentant la stabilité et la tranquillité à l’intérieur de la maison. Qu’est-ce qui a changé ? Nous pouvons conclure que ce tableau ne fait pas seulement référence à l’époque passée, mais également à l’époque du début des années trente. Au mois d’août 1932, l’adoption de la loi « Sur la protection de la propriété des entreprises d’État, kolkhozes et coopératives, et le renforcement de la propriété sociale (socialiste) » durcit les sanctions et les peines pour le moindre vol de propriété socialiste. L’objectif de cette loi et de lutter contre les propriétaires privés et le marché libre (les spéculateurs). Néanmoins, le plus grand nombre de gens condamnés pour le mois de novembre 1932 sont des ouvriers44.

La crémaillère représente une petite soirée dans un grand salon avec des fenêtres très hautes. Au dehors, on devine la silhouette de la Forteresse Pierre-et-Paul de Leningrad dans la nuit. Il s’agit donc d’un salon qui fait partie d’un bâtiment qui précédemment appartenait à la grande bourgeoisie ou à l’aristocratie. Le décor est également très riche, il garde la trace de ses propriétaires précédents : une lampe en forme de statuette, des tableaux richement encadrés, un grand miroir, une chaise, un fauteuil et un perroquet dans le coin. Ce sont des biens expropriés, or ici on ne distingue aucune volonté d’appartenance à la « petite bourgeoisie » connue à l’époque de la NEP. D’ailleurs 1937 est une année où l’Etat tente de retirer tous ces objets précieux « des mains de la population, en organisant le système des « torgsin » (torgovlia s’inostrantsami, c’est-à-dire le commerce avec les étrangers)45 ». Ce décor se trouve en contradiction avec le public réuni dans le salon. Ce

44 Rapport du Président de la Guépéou V. R. Menzinskij sur un certain nombre de poursuites des vols de la propriété socialiste le 1 Novembre, 1932. Accessible sur : http://stalinism.ru/borba-s-raskhititelyami-i-spekulyantami-1932-1934/dokladnaya-zapiska-predsedatelya-ogpu-v-r-menzhinskogo-i-v-stalinu-o-kolichestve-privlechennykh-k-ugolovnoj-otvetstvennosti-za-khishcheniya-sotsialisticheskoj-sobstvennosti-po-sostoyaniyu-na-1-noyabrya-1932-g.html (consulté le 24 août 2015). 45 Larissa Zakharova, « Le 26-28 Kamennoostrovski, les tribulations d’un immeuble en Révolution », op.cit., p. 497.

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sont des gens très simplement habillés – des ouvriers et des militaires (il y a même un vieux paysan, qu’il est possible de reconnaître par son vêtement – une chemise paysanne et des bottes en feutre). Sur la table, il y a très peu de nourriture, la vaisselle est très simple, il n’y a pas assez de chaises pour tous les invités, une vitre de la fenêtre est cassée. Cette discordance entre la richesse du décor et la modestie de la soirée prouve bien l’idée que, même si les conditions de vie s’améliorent (le logement est attribué), les membres de la classe ouvrière ont un mode de vie très modeste et restent toujours très pauvres, et qu’il existe une rupture entre le monde d’avant et d’après la Révolution qui ne peut pas être dépassée. Ce tableau peut également servir d’illustration pour le terme employé par E. Osokina pour décrire les années trente – la « hiérarchie dans la pauvreté46 ». En général, les personnages représentés sur le tableau semblent heureux ensemble et l’ambiance est gaie, ces gens-là vivent mieux que d’autres personnes en Union soviétique, ils en sont conscients et sont satisfaits de leur condition, malgré le fait qu’à cette période ils habitent un logement « à forte densité47 ».

La transformation des grandes villes et de leurs périphéries

Comme cela a été évoqué précédemment, les intérieurs des maisons ne sont que très rarement illustrés par les artistes dans les années vingt, néanmoins le paysage urbain est un sujet assez répandu à cette période.

Les périphéries, stagnations et métamorphoses

Dans les années vingt, les maisons en périphérie des grandes villes sont toujours en bois et ne possèdent que 2-3 étages. Ces petites maisons anciennes font souvent l’objet de représentations artistiques. Les artistes attirent l’attention du spectateur sur ces constructions vétustes, qui se trouvent souvent dans la périphérie de la ville. Ils les placent dans un paysage très neutre d’hiver ou d’automne grisâtre. L’exemple le plus remarquable est Périphérie de Leningrad. Les musiciens (Okrainy Leningrada. Muzikanty, 1928, huile sur toile, 78x58, Musée russe d’État, Saint-Pétersbourg, Russie) de Nikolaï Dormidontov (1898-1962). Dormidontov est un artiste de Leningrad, ancien élève de Kouzma Petrov-Vodkine et il est le créateur d’une filiale de l’association 46  Elena A. Osokina, Za fasadom « Stalinskogo izobiliâ », op.cit., p. 132 - 133.47  Le mot est employé par Lion Feuchtwanger, Moskva, 1937, M. 1937, p. 13, cité in Nataliâ B. Lebina, Povsednevnaâ žizn’ sovetskogo goroda, op.cit., p. 202.

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des peintres de la Russie révolutionnaire (AKhRR). Simultanément, il est l’un des rares représentants du réalisme critique, un courant de la peinture soviétique du milieu des années vingt qui mène une critique des conditions de vie de la classe ouvrière pendant cette période, qui ne s’améliorent pas malgré les promesses de la Révolution48. Ce tableau est un plan frontal d’une petite cour en hiver avec de nombreuses petites maisons en bois (deux à trois étages). Il donne l’impression d’un village éloigné plus que de la périphérie d’une grande ville en plein essor industriel. Dans la cour, il y a quelques petites silhouettes – des enfants, un qui fait du patinage, les autres debout écoutent deux musiciens errants (un accordéoniste et un violoniste). L’extérieur des maisons a l’air abandonné, mais elles présentent de nombreux signes de vie, comme, par exemple, une pièce de vêtement suspendue à l’extérieur à côté de la fenêtre ou la fumée qui sort des cheminées. La pauvreté des prolétaires se fait sentir dans chaque détail (les vitres des fenêtres obturées ou brisées, la palissade en bois cassée). En même temps, les contours rigoureux et les couleurs des maisons trop foncées sur le fond blanc imposent un sentiment de manque de naturel. La réalité urbaine est représentée comme une vision chimérique qui devrait disparaître comme la fumée qui s’élève des cheminées des maisons, mais qui en même temps reste très ordinaire et présente d’une manière expressive. La représentation très critique des conditions de vie se sent dans chaque détail, le spectateur est mal à l’aise, à cause du mélange de styles : les constructions carrées presque constructivistes et les arbres noirs déformés (coupés pour le bois), mutilés, qui font référence au néo-expressionnisme. L’ensemble est très menaçant et questionne la réalité soviétique : 10 ans après la révolution, rien n’a bougé.

C’est l’époque où les autorités soviétiques entreprennent la construction de grands immeubles d’habitation dans les périphéries et à côté de grandes usines à Leningrad, ainsi que la reconstruction totale de Moscou. La pénurie n’est pas réglée, mais la situation s’améliore. En effet, la construction commence à partir de 1926. Les anciennes maisons sont détruites et remplacées par des immeubles49. Ce sont le

48 Le réalisme critique est un courant artistique de très courte durée (1926-1928), surtout au sein de la société des peintres de chevalet (OST), qui se base sur une approche critique et intellectuelle appliquée par les artistes dans leurs oeuvres. Vitali Manine, Iskusstvo i vlast’ : borʹba techenij v sovetskom izobrazitelʹnom iskusstve, op.cit., p. 129.49 Ûlian Saouškin, Moskva, Moscou, Gosoudarstvennoe izdatel’stvo geograficheskoj literaturi, 1955, Accessible sur : http://www.biografia.ru/about/moskva.html (consulté le 1er septembre 2014).

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plus souvent des constructions en brique ou en blocs de béton de 5-6 étages50, robustes, pratiques et plus spacieuses, qui se ressemblent l’une à l’autre. Or, ce passage est perçu par les artistes d’une manière très ambiguë. D’un côté c’est le symbole du progrès et des avancées sociales, mais de l’autre ce sont des immeubles ordinaires à plusieurs étages, qui ressemblent à des fourmilières. Sergueï Loutchichkine (1902-1989), représentant de la société des peintres de chevalet (OST) et du réalisme critique, dans son Le ballon s’est envolé (Sharik ouletel, 1926, 62x102, huile sur toile, Galerie d’État Tretiakov, Moscou, Russie), illustre justement ces nouvelles constructions. Au premier plan, nous voyons deux coins d’immeubles de six étages, au milieu, une cour intérieure encadrée par ces maisons et une palissade en bois au fond, qui sert également de ligne d’horizon. Le seul décor de la cour est constitué de six pousses d’arbres sans feuilles, ressemblant plutôt à des bâtons plantés dans le sol. Le spectateur, à travers le plan frontal, est confronté à une nouvelle réalité, une construction toute neuve avec un jardin en voie d’aménagement. L’ensemble donne l’impression d’un grand vide, renforcé par la présence d’une petite fille, seule au milieu de cette cour. La vie se passe à l’intérieur des deux immeubles, elle est perceptible par les fenêtres : une femme brosse ses cheveux, une autre berce un enfant, quelqu’un lave la fenêtre. Voir les intérieurs des appartements invisibles, devient une intrigue. Ces petites fenêtres introduisent le spectateur dans l’intimité de la vie privée, alors que nous avons déjà compris que jamais les gens ne vivent seuls dans leur appartement (sauf les nouveaux riches ou les gens haut placés). Ce tableau est présenté lors de la deuxième exposition de la société, comme exemple des réussites et de l’amélioration de la vie de la population. Néanmoins, très peu de gens remarquent un pendu au cinquième étage de la maison à droite, détail qui change violemment la signification. Ce tableau est une critique de l’abandon des idées révolutionnaires incarnées par un ballon rouge qui s’envole entre les deux maisons. On ne lutte plus ensemble pour les idées révolutionnaires et tout le monde est destiné à vivre dans sa chambre-cage personnelle exposée aux regards de tous.

De même Aristarkh Lentoulov (1882-1943), peintre issu de la génération précédant la Révolution, et qui avant 1917 représentait souvent les personnages de la petite bourgeoise russe, avait réalisé en 1913 un tableau intitulé Moscou (Moskva, 1913, huile sur toile, 179x189, Galerie d’État Tretiakov, Moscou, Russie) – représentation cubiste d’un paysage urbain avec de nombreux immeubles et des coupoles d’églises – la Cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux / la Cathédrale 50 Ibid.

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du Christ-Saveur. Les couleurs sont bouillonnantes et contrastées (rose, jaune, bleu, vert, rouge et noir). Cet artiste est considéré comme un des fondateurs de l’avant-garde, mais à partir de 1926 il intègre l’association des artistes de la Russie révolutionnaire (AKhRR), son style change d’une manière assez remarquable. Il passe des couleurs vives, des coupoles dorées, des tonalités claires et des formes cubistes et parfois assez floues vers des couleurs sombres, des formes lourdes et bien distinguées. Ce que nous pouvons observer dans le tableau La nuit sur la rue Bronnaïa (Notch na Bronnoï, 1927, huile sur toile, 73,5х95,5, collection privée). Le tableau représente une cour intérieure, d’un point de vue en plongée (probablement un point de vue d’une autre fenêtre). Le spectateur voit de nombreuses maisons à plusieurs étages avec toutes les fenêtres éclairées. Dans la maison en face, il est possible d’apercevoir quelques silhouettes à l’intérieur des chambres. Il est difficile de distinguer, mais il semble qu’une des personnes à ces fenêtres soit nue, ce qui de nouveau questionne la surexposition de la vie intime. Les couleurs sont sombres (gris, bleu, marron, noir), les formes très précises, mais les contours sont flous. C’est une sorte de mélange entre néo-expressionnisme et néo-impressionnisme qui permet de sentir le style personnel du peintre à travers les touches très expressives donnant le volume au tableau. Le sentiment général est assez alarmant et négatif : une triste existence dans la ville sombre sous une nuit sans lune où les étoiles sont remplacées par les fenêtres éclairées et où la lumière d’un réverbère supplante la lune et le soleil.

Illustrer Moscou dans ses évolutions.

Le centre de Moscou se transforme également. Dès les années vingt, de nombreuses églises sont détruites pour dégager des espaces de construction plus près du centre, les rues sont en métamorphose constante et s’élargissent, les bâtiments anciens sont détruits51. Les transformations les plus importantes commencent dans les années trente à partir d’un Plan général de reconstruction de Moscou. Les premiers idées et plans de grande reconstruction de Moscou sont annoncés au début des années vingt en concordance avec la réflexion sur la construction du Palais des Soviets (un projet jamais réalisé). Ces plans sont repris, modernisés et poursuivis par Staline à partir de 1931. Le Plan général est développé en 1935 par deux grands architectes – Vladimir Semenov (1874-1960) et Sergeï Tchernishev (1881-1963) – il prévoit d’agrandir

51 Galina Pospelova, Leonid Limontov, Moskovskiï dom s vremen bylikh do nashikh dneï, op.cit., p. 98-100.

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les rues principales, de faire de grandes autoroutes à travers la ville et de construire de nombreux bâtiments aux fonctionnalités très variées – administrative, sociale, d’habitation. Presque tous les architectes soviétiques participent à cette reconstruction : Alekseï Chtchussev (1873-1949), Vladimir Chtchouko (1878-1939), Boris Iofan (1891-1976), Ivan Zholtovsky (1867-1959), Vladimir Gelfreikh (1885-1967) etc.). Or, la réalisation de ce plan n’est plus ou moins complète qu’après la Deuxième Guerre mondiale52. Par exemple, les gratte-ciels staliniens font partie de ce plan, tout comme l’élargissement des rues principales de Moscou.

La transformation de Moscou est abordée par des artistes dans tous ces aspects. Par exemple, Alexandre Labas (1900-1983) a créé un cycle de tableaux à l’huile sur toile au début des années trente intitulés Moscou. Ce sont de vastes espaces, de grandes avenues, sillonnées par des voitures. Les contours des immeubles et des voitures sont souvent flous pour souligner le changement et le mouvement constants dans lequels se trouve la ville. De même, l’horizon se perd derrière toutes ces constructions53. Le mode d’expression de cet auteur ne peut pas être considéré comme véritablement réaliste, plutôt néo-impressionniste avec une passion pour les avions, les dirigeables, et les vues plongeantes. Le plus important pour cet artiste est de souligner le progrès en mouvement (les voitures, les trains, les avions, les nouveaux trams ou trolleybus, le métro avec ses escalators), les personnages ne sont que des silhouettes et des ombres qui flottent et se faufilent entre ce bouillonnement et les maisons hautes et larges.

Un autre peintre – Youri Pimenov (1903-1977) représente le progrès de Moscou à sa manière. Par exemple, dans son tableau Paysage urbain (Gorodskoï peïzaj, 1930, huile sur toile, 35x65, collection privée) – dans un style néo-impressionniste, l’artiste représente une esquisse panoramique de la ville en construction. Sur un fond blanc, figurent à perte de vue de nombreuses constructions en dur très colorées. À gauche du centre se trouve une église entourée de verdure.

52 À propos du Plan général de la reconstruction de Moscou voir Vladimir Beloousov, Olga Smirnova, V. N. Semenov, 1980. Accessible sur : http://www.alyoshin.ru/Files/publika/belousov/belousov_semenov_00.html (consulté le 2 septembre 2014).53 Les exemples des tableaux de cet artiste qui représentent Moscou sont les suivants : Moscou, (Moskva, 1932, huile sur toile, 58x65, collection privée, s.l.) ; Paysage dans les environs de la rue Miasnitskaïa, (Païzaj v raïone Mïasnitskoï, 1935, huile sur toile, 78x58, collection privée, s.l.) ; Moscou, (Moskva, 1937, huile sur toile, 65x58, Galerie artistique de Smolensk, Russie). Les tableaux sont accessibles sur le site consacré à la préservation de l’héritage d’Alexandr Labas : http://www.labasfond.ru/ (consulté le 4 septembre 2014).

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Cette partie du tableau contraste avec de grands immeubles collés l’un à l’autre tandis qu’au milieu, au fond, nous voyons un haut bâtiment en construction. Le nivellement de ce bâtiment renvoie au projet du Palais des Soviets, qui est une référence incontournable employée par les artistes pour témoigner de la construction réussie de l’État soviétique. Ce tableau réunit en soi plusieurs aspects symboliques : la construction de l’État assimilée à la construction de la ville et le tableau lui-même que l’artiste a volontairement laissé sous forme d’esquisse. Le tableau reste inachevé, tout comme la construction de la ville et de l’État.

Un autre tableau de ce même artiste est bien plus connu – La nouvelle Moscou (Novaïa Moskva, 1937, huile sur toile, 140x170, Galerie d’État Tretiakov, Moscou, Russie), qui fait également partie de la série des œuvres consacrées à Moscou. Le tableau représente, de nouveau dans un style néo-impressionniste considérée à l’époque déjà comme approche formaliste, une femme au volant d’une voiture sur un grand boulevard de Moscou. Le point de vue est frontal, le spectateur, placé sur le siège passager, est ainsi invité à participer à un voyage sur une grande rue de Moscou. Tout au long de cette route se succèdent les façades des immeubles nouvellement construits, avec leurs colonnades et leurs formes éclectiques, qui renvoient au classicisme. Les trottoirs sont bondés de gens, la rue traversée par une multitude de trolleybus et de voitures. La gamme de couleur utilisée, très claire, donne une impression de journée ensoleillée. Ce tableau illustre, par ailleurs, la vie bouillonnante de la « Moscou matinale », la femme au volant est à l’époque un phénomène assez rare54. Ce tableau a été souvent présenté dans les expositions d’art soviétique en URSS et à l’étranger, comme un symbole et une preuve du changement de la vie en Union soviétique.

Plusieurs artistes représentent en série la reconstruction et l’innovation du centre de Moscou (les grandes rues ensoleillées avec des maisons nouvellement construites, remplies des voitures, des passants et des transports en commun). Néanmoins, il existe des exemples de résistance à l’intérieur de cette représentation, comme le tableau de Vasiliï Potchatalov (1902-1973), La vieille Moscou (Staraâ Moskva, 1933, huile sur toile 20.8Х35.8, s.l.). Dans les années vingt, cet artiste est un représentant de l’OMKh déjà évoqué. D’une manière post-cézannienne, le peintre représente en plan frontal une petite rue de sable et de boue avec des maisons vétustes d’un ou deux étages

54 Notice sur le tableau tiré du livre Mirovoe iskusstvo. Russkaâ živopis’, Saint-Peterburg, SZKEO « Krital », 2007, p. 120. Accessible sur : http://files.school-collection.edu.ru/dlrstore/697758a5-aedd-4f2a-bcc3-98bb6d2ab23a/Pimenov.NovajaMoskva-opis.htm (consulté le 4 septembre 2014).

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aux couleurs passées. La vie est en train de disparaître, mais garde son charme. Il a également fait une critique de la périphérie et de la construction des immeubles/ fourmilières d’une façon plutôt caricaturale ou humoristique dans son œuvre La petite maison rose (Rozoviï domik, 1936, huile sur toile, 63x56, collection privée). Le peintre représente d’un point de vue frontal un immeuble d’habitation rose – une grande construction en blocs de cinq étages, avec la cour intérieure de nouveau clôturée par une palissade en bois. C’est l’hiver, le temps est clair, mais le soleil se trouve du côté du spectateur. L’approche humoristique est dans l’intitulé du tableau. Le terme « petite maison » ne convient pas au bloc rose représenté sur le tableau. Il n’y a ni balcon, ni aucun autre ornement. Derrière on perçoit d’autres immeubles de même couleur et de même taille. Il ne possède aucun signe spécifique qui pourrait le distinguer des autres. Evgeniï Nikolaev (1934-1967), historien d’art et de l’architecture russe, a écrit :

Depuis que, sous nos yeux, les périphéries éloignées de Moscou ont été transformées en des banlieues indistinguables les unes des autres, où pour trouver l’entrée de son propre immeuble il faut compter ses pas à partir de l’angle principal du bâtiment, et l’on ne peut reconnaître cet angle qu’à partir de l’arrêt de bus, on réfléchit plus souvent à pro-pos de la manière dont, dans le passé, a été créée la beauté de la ville, le paysage urbain. La ville nous influence quotidiennement, même si nous ne le remarquons pas, et les nouvelles banlieues provoquent une indifférence persistante – cela est peut-être le plus dangereux55.

Depuis la fenêtre de notre maisonLa construction des immeubles d’habitation est un grand

progrès, mais l’aspect esthétique est abandonné et les artistes perdent leur intérêt pour la représentation de ces bâtiments. Dans les années trente, le paysage urbain n’illustre que les centres des villes et les artistes commencent de plus en plus à représenter les intérieurs des maisons avec des familles heureuses, qui ont obtenu un logement dans ces immeubles indistinguables, que les artistes ne souhaitent plus représenter. Ce qu’on peut constater à travers tous ces exemples, c’est également quelques témoignages sur ce qu’on appelle aujourd’hui la vidéo-écologie, un concept d’écologie urbaine développé par un biologiste russe, Vassily Filine (1940-) dans les années 1980. Selon cette étude, suite à la construction débordante des immeubles en bloc, la visibilité depuis les fenêtres diminue constamment, ce qui influence la perception du monde des habitants de ces maisons – le cerveau ne 55 Evgenij Nikolaev, Klasičeskaâ Moskva, op.cit., 1975, p. 13.

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reçoit dans le visuel que des informations très monotones et ordinaires, l’homme possède par la suite une perception du monde très généraliste. Sans exercer sa vue sur les détails, sa vision devient de plus en plus restreinte. C’est également un nivellement de la société par son statut et sa catégorie, la personne bien placée dans la société soviétique peut avoir une vue depuis sa fenêtre bien meilleure que celle d’une personne moins bien placée. Il existe même un poème sur ce sujet :

… -Depuis notre fenêtre, nous pouvons voir la Place Rouge. - Et depuis votre petite fenêtre, on ne voit qu’un petit bout de la rue56 .

Et à partir des années trente si depuis une fenêtre on ne voit pas la Place rouge, ce n’est pas la peine de représenter ce qu’on voit depuis cette fenêtre. Ainsi, l’artiste A. Labas représente une Vue depuis la fenêtre (Vid iz okna, s.d., huile sur toile, 77x97, collection privée). La vue frontale et panoramique est très spectaculaire sur l’ensemble du Kremlin, entouré de quelques immeubles administratifs et d’habitation. Le petit square avec quelques arbres devant ces maisons est le seul espace vert dans ce royaume de pierre et de béton. L’avenue est remplie de voitures et de bus, les trottoirs sont bondés, ce qui fait référence au tableau d’Y. Pimenov La nouvelle Moscou. La possibilité d’accéder à une fenêtre qui donne sur un panorama pareil révèle le prestige du peintre lui-même. Même s’il ne s’agit probablement pas de sa fenêtre, mais de celle d’un ami, cela reste toujours prodigieux.

S’il est impossible d’avoir accès à des points de vue sur le Kremlin ou la place Rouge, les peintres définissent une échappatoire esthétique, par exemple, Piotr Kontchalovskiï (1876-1956) – La fenêtre d’un poète (Okno poeta, 1935, huile sur toile, 124x135, s.l.). Comme A. Lentoulov, il fait partie de la génération précédant la Révolution d’Octobre, il est un représentant du courant néo-impressionniste et post-cézaniste dans l’art russe et, à partir de 1928, appartient à l’AKhRR. Il possède une autorité incontournable sur la scène artistique russe et fait partie des peintres exposés à plusieurs reprises en Occident. L’artiste représente la fenêtre d’une datcha, probablement la sienne, en hiver. Devant cette fenêtre, on voit une petite table avec un livre et une bougie, et derrière est représenté un paysage campagnard : de petites maisons en bois vétustes, des arbres et une forêt au fond, le tout couvert de neige. La possibilité même de représenter un espace campagnard témoigne du prestige de l’artiste, qui peut se permettre d’avoir une maison dans la campagne, où il peut se reposer de la ville trop animée,

56 Extrait d’un poème de Sergeï Mikhalkov (1913-2009), « Et chez vous ? », voir Sergeï Mikhalkov, Stihi i skazki, Moscou, Detskaâ literatura, 1957.

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être plus proche de la nature. La question des datchas occupe une place spécifique dans la politique du logement dans les années vingt et trente, c’est un supplément qui permet de se distinguer dans cette « hiérarchie de la pauvreté » et occuper une place supérieure par rapport aux autres qui ne possèdent même pas un logement principal57. Qu’est-ce que communique ce tableau en particulier, créé d’une manière très réaliste avec quelques touches néo-impressionnistes ? Tout d’abord le spectateur est placé à l’intérieur de la maison devant la fenêtre. Ce n’est plus la représentation de la périphérie de Leningrad par N. Dormidontov, où le peintre illustre la scène en tant qu’observateur depuis la rue, donc d’une manière très impliquée et engagée. Dans le tableau de P. Kontchalovskiï, l’artiste est protégé du froid et se contente d’une pose de contemplateur, sa perception du monde est cadrée par la fenêtre à carreaux. Il n’est plus dans le monde extérieur, mais dans son monde de rêve et de réflexion où la marche du temps n’est pas perceptible. C’est une illustration parfaite de l’exil intérieur que beaucoup d’artistes ont adopté en réaction aux exigences du Réalisme socialiste.

Conclusion

La peinture soviétique est souvent associée et liée à l’idée de propagande, c’est-à-dire une production visuelle censée représenter les progrès et les réussites politiques, sociales et économiques de l’État soviétique. Tous les peintres analysés ont créé des œuvres dans ce domaine. Néanmoins le paysage urbain et les sujets de genre intégrés dans l’intérieur du logement possèdent une particularité dans la variété des thématiques. Ils deviennent une sorte d’échappatoire pour les peintres – c’est un sujet assez neutre, où une église ne sera pas vraiment perçue comme une église, mais comme un objet architectural voué à la destruction. Le paysage urbain raconte l’histoire de la ville, mais également celle de la société malgré l’engagement ou pas des artistes pour l’Etat soviétique. Ces artistes l’envisagent parfois d’une manière critique, surtout pour la période des années vingt et trente. Nous n’avons évoqué qu’une partie minime des œuvres illustrant ce sujet produites dans cette période.

La politique soviétique dans le domaine de la construction et de la reconstruction de l’habitat influence très fortement la perception artistique du paysage urbain. Dans les années vingt, il existe une

57 T. M. Smirnova, « Klassovaâ bor’ba na « ziliscnom fronte »: osobennosti ziliscnoj politiki Sovetskoj vlasti v 1917 – nacale 1920-h gg. », op.cit., p. 214.

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incertitude et une opposition à la construction massive et parfois désordonnée, qui se manifeste par la surreprésentation dans la peinture des constructions en bois, des maisons vétustes et petites, et par un certain retour à la tradition, à une architecture en voie de disparition. La disparition de cette vie et l’incertitude envers le futur sont soulignées par les couleurs sombres, et l’emplacement du sujet dans un paysage ténébreux tel que la nuit, les arbres secs, l’hiver. Les maisons en brique et en blocs de béton construites à la hâte ne sont presque jamais perçues d’un bon œil par les artistes. Souvent ils utilisent les immeubles d’habitation comme une forme de critique de la société qui change et s’éloigne désespérément des idéaux révolutionnaires. Ce n’est pas seulement une critique de la réalité, mais souvent ces représentations sont également liées à des recherches sur la forme ou le style personnel.

L’adoption du réalisme socialiste dans les années trente change la donne. Il n’y a plus de possibilité de critiquer d’une manière frontale la réalité soviétique, comme c’était le cas du réalisme critique qui menait des recherches sur la forme par le biais de cette thématique. Cela pourrait être également lié avec le fait qu’en 1927 quelques représentants de l’intelligentsia ont reçu des privilèges dans le domaine du logement58. À partir du milieu des années trente, plusieurs artistes (peintres et sculpteurs) proches du pouvoir, reconnus ou récompensés, obtiennent un logement spacieux59. Néanmoins, à travers leurs représentations des paysages urbains, les artistes illustrent une ville qui n’est pas réelle, mais imaginée, ces paysages deviennent des exils intérieurs où l’artiste peut reprendre son souffle et se reposer de l’illustration de la vie parfaite des kolkhozes et des usines. Un exil où il est possible de rêver d’une ville meilleure et d’une vie meilleure, de rêver du bonheur, puisque « le plus grand bonheur de l’artiste est de voir le rêve devenir réalité60 ».

58 Législation en matière de logement, Vyp Z.M. Ûridiceskoe izd, NKÛ RSFSR, 1927, p. 12-13 ; Bulletin de la législation économico-financière, 1927, n° 49, p. 2031-2033, cité in Nataliâ B. Lebina, Povsednevnaâ žizn’ sovetskogo goroda: normy i anomalii, op.cit., p. 188.59 L’exemple du sculpteur M. Manizer, qui en 1935, obtient un logement dans lequel avant lui vivaient 24 personnes, qui ont dû déménager exprès pour lui donner ce logement, évoqué par Nataliâ B. Lebina, Povsednevnaâ žizn’ sovetskogo goroda: normy i anomalii, op.cit., p. 200.60 A. V. Loï, Hudožnik i gorod. Povest’, Novosibirsk, s.d., 1988, p. 172.

Varia

Circulation du savoir médical et politique à Buenos Aires (1820-1852)1

1Cet article vise à présenter et à analyser certains des résultats d’une recherche portant sur l’histoire des savoirs et pratiques médicales et sur leurs relations avec le pouvoir politique à Buenos Aires entre 1821 et 1852. Il s’agit de s’intéresser à la construction de l’interrelation complexe entre la médecine et la politique. Cette recherche a ainsi mis en évidence le peu de travaux produits par l’historiographie sur une question importante.

Notre travail examine le processus précoce d’institutionnalisation de la médecine en tant que savoir académique et scientifique à travers la création de l’université de Buenos Aires, l’enseignement universitaire de la médecine, ainsi que le contrôle de la pratique et de l’exercice professionnel par des institutions publiques-corporatives telles que le tribunal de Médecine et l’académie de Médecine. Par ailleurs, nous nous intéressons à la présence de certains courants de la pensée médicale ayant circulé au sein d’une sphère plus vaste que celle des seuls médecins, et qui tend à travailler à une construction politique – tel est le cas de la « Génération de 37 ». Il s’agit d’étudier comment ce processus s’est formé en opérant par le biais de deux outils : d’un côté, la participation des débats scientifiques à la construction d’une sphère publique ; de l’autre, l’intervention des médecins dans l’action politique.

Notre principale hypothèse veut montrer que la médecine et le pouvoir politique peuvent être pensés comme des espaces qui – d’emblée – s’alimentent l’un l’autre simultanément. Autrement

* Conseil National de la Recherche scientifique et technique (CONICET), Instituto de Estudios Históricos, Universidad National de Tres de Febrero, Argentine.1 Cet article est issu d’un travail de thèse de doctorat en Histoire en co-tutelle entre l’Université Paris Diderot - Paris 7 et l’Universidad Nacional de Tres de Febrero (Argentine). Le titre de la thèse est Médecine et politique à Buenos Aires, 1821-1852. Institutions, pratiques et savoirs. Thèse dirigée par Pilar González Bernaldo et Jaime Antonio Peire et soutenue en mars 2014 à Buenos Aires. Je remercie les commentaires et suggestions de mes deux directeurs et les membres du jury. Pour finir, je remercie Nadia Tahir pour son aide dans la traduction du texte.

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dit, qu’il existe un processus de régulation et de contrôle du pouvoir politique sur l’étude et la pratique professionnelle de la médecine alors que se produit parallèlement un phénomène d’expansion de la médecine sur le terrain politique même. Nous nous intéresserons donc tout particulièrement aux points de contact entre la médecine et la politique, nous interrogeant sur la façon de procéder et les éléments mis à contribution pour que s’articule cette relation complexe : les acteurs et les institutions impliqués, les conséquences dans les pratiques professionnelles, c’est-à-dire les jonctions entre les deux tout au long de la période étudiée.

Les périodes choisies suivent une chronologie traditionnelle qui fait référence aux cycles politiques et institutionnels de l’époque : depuis l’arrivée au pouvoir de Bernardino Rivadavia, lorsqu’il était ministre du gouvernement de la province de Buenos Aires, jusqu’à la chute du régime de Juan Manuel de Rosas. Le découpage temporel, qui se situe entre 1820 et 1852, a été choisi non seulement parce qu’il existe peu de travaux portant sur l’état de la médecine durant cette période, mais aussi parce que nous souhaitons montrer qu’on peut, déjà à cette époque, établir des relations intenses et constantes entre le cercle médical et l’espace politique. Ainsi, on cherche à complexifier le regard porté sur une connexion que l’on établit, généralement, exclusivement à partir de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle pour le cas argentin.

On constate un phénomène au cours duquel on identifie une série d’interventions dans un sens et dans l’autre qui se produisent à des rythmes et des moments distincts. Ces médiations s’observent au sein des autorités politiques qui ont tenté de réguler et d’organiser les études et la pratique de la profession médicale; chez les groupes gouvernementaux qui souhaitaient instituer, officialiser, hiérarchiser la médecine et l’utiliser pour mieux rationaliser l’espace public, et chez les penseurs politiques qui se sont appropriés des concepts de la médecine pour expliquer la réalité sociale. Toutefois, comme nous l’avons signalé, parallèlement aux interventions de la politique dans la médecine, nous observons des actions semblables dans l’autre sens. La médecine tente d’établir des liens avec le pouvoir politique pour se développer et se légitimer en tant que champ d’études et profession. Pour ce faire, elle essaye de se constituer en introduisant de nouveaux savoirs et de nouvelles pratiques, se différenciant ainsi d’autres disciplines concurrentes ; ce à quoi on peut ajouter son opposition à d’autres pratiques commençant à être perçues comme non professionnelles. Dans ce sens, on analyse la circulation d’un type de langage médical

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très présent dans le discours médical local à travers le sensualisme de Destutt de Tracy et Pierre Jean Georges Cabanis, le vitalisme de Xavier Bichat et la physiologie de Philippe Pinel. Dans notre analyse, nous développons l’idée qu’il y a eu une utilisation réciproque, parfois fonctionnelle pour les parties, mais qui a aussi produit des moments de tension dus aux interférences entre ces espaces en construction. Cette thèse tente d’établir une historicisation et d’analyser ces parcours complexes.

La médecine comme problème historiographique

Le grand promoteur d’une nouvelle forme d’historicisation et de problématisation de la médecine a été Georges Canguilhem. Il propose un autre traitement pour appréhender ce qu’il préférait appeler les sciences de la vie. En 1942, il publie La Connaissance de la vie, ouvrage dans lequel il étudie la spécificité de la biologie, le signifiant historique et conceptuel du vitalisme, et la possibilité de concevoir des organismes sans se fonder sur des modèles techniques et mécaniques qui le réduisent à une machine2. Canguilhem a fortement argumenté en faveur de ces positions, en critiquant le vitalisme des XVIIIe et XIXe siècles (et sa politique), et en mettant en garde contre la réduction de la biologie à une « science physique ». Il pensait que cette limitation priverait la biologie d’un champ d’études approprié, en transformant (idéologiquement) des créatures vivantes en structures mécaniques constituées d’un équilibre chimico-physique qui ne peut rendre compte de la particularité des organismes et de la complexité de la vie. Par la suite, dans Le Normal et le Pathologique, ouvrage publié en 1966, Canguilhem réalise une exploration de la nature et de la signification de la normalité en médecine et en biologie, ainsi que dans la production et l’institution de la connaissance médicale3. Ce texte reste un travail séminal et influent en anthropologie médicale et en histoire des idées.

Avec Canguilhem, on commence à définir plus clairement « ce qui est local » comme une catégorie analytique riche, et on perçoit les avantages d’élaborer une « histoire située » des pratiques scientifiques4. En tant qu’inspecteur général, puis président du Jury d’Agrégation de philosophie, Canguilhem a eu une grande influence en France pendant la seconde moitié du XXe siècle. Certes connu par plus d’une génération

2   Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, Paris, Hachette, 1942.3   Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, Paris, PUF, 1966.4   À propos de Canguilhem voir Dominique Lecourt, Georges Canguilhem, Paris, PUF, 2008 ; Guillaume Le Blanc, Canguilhem et les normes, Paris, PUF, 1998.

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de philosophes académiques français apparus sur la scène des années 1960, tels que Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Louis Althusser, Jacques Lacan et Michel Foucault, c’est surtout sur ce dernier qu’il y eut très clairement une ascendance.

Influencé par Canguilhem, Michel Foucault a commencé à exposer dans ses schémas théoriques et ses recherches à caractère historique, l’optique du contrôle social. Avec lui, il est possible de voir une approche critique, en relation avec les problèmes des pratiques et des discours scientifiques, et la façon de les aborder. Dans sa première œuvre importante Histoire de la folie à l’âge classique, publiée en 1961, Foucault choisissait un objet d’études novateur, la folie, sujet par lequel il étudie le problème de la normalisation à partir des XVIIe et XVIIIe siècles5. Dans Naissance de la clinique, en 1963, son second important travail, l’auteur revient sur le développement de la médecine, tout particulièrement l’institution clinique. Le sujet principal des médecins est l’observation, ou le regard attentif, encouragée pendant la période de troubles révolutionnaires6. Ces apports nouveaux ont coïncidé à leur tour avec un ensemble d’auteurs surtout anglo-saxons qui ouvraient de nouvelles lignes de recherche dans l’histoire de la médecine et qui provenaient, en général, de l’histoire sociale. La référence la plus remarquable de ce renouvellement est sans nul doute Roy Porter. Sa carrière académique s’est principalement centrée sur la relation entre science et culture comme les voies à travers lesquelles la compréhension des faits scientifiques imprègne – et est imprégnée par – les valeurs et les présupposés de la société dans laquelle ils se développent. Ses principaux cadres d’intérêt ont été l’histoire sociale et intellectuelle du XVIIIe siècle, l’histoire de la médecine et l’histoire de la psychiatrie. La période sur laquelle il a travaillé était le siècle des Lumières7.

Ainsi, à partir des années 1970, plusieurs objets d’étude sont

5  Michel Foucault, Folie et Déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Folio, 1961.6 Michel Foucault, Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, PUF, 1963.7 Roy Porter, The making of geology: Earth Science in Britain 1660-1815, Cambridge, Cambridge University Press, 1977 ; Roy Porter et Ludmilla Jordanova (dir.), Images of the earth: essays in the history of environmental sciences, Saint Giles, British Society for the History of Science Monographs, 1979 ; Roy Porter, George Sebastian Rousseau (dir.), The ferment of knowledge: studies on the historiography of the eighteenth century, Cambridge, Cambridge University Press, 1980 ; Roy Porter, Mikulás Teich (dir.), The Enlightment in national context, Cambridge, Cambridge University Press, 1981 ; Roy Porter, William F. Bynum, William J. Browne (dir.), Dictionary of the history of science, Princeton, Princeton University Press, 1981.

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apparus, tels que le corps et la corporalité, les maladies, les épidémies et les fléaux, la santé publique, les hôpitaux, la folie, le processus de professionnalisation, la distinction entre médecine populaire et médecine légale, la sorcellerie, entre autres sujets. Avec le temps, ces questions ont constitué des sous-disciplines ou des champs d’étude au sein de l’histoire de la médecine, à savoir : l’histoire du corps, l’histoire des maladies, l’histoire des hôpitaux, l’histoire de la psychiatrie, etc. Dans le cadre de ce processus de spécialisation, de nouvelles problématiques, de nouvelles approches et de nouvelles méthodologies ont émergé au sein de chacune de ces histoires. Les apports de Porter ont été significatifs pour un ensemble d’auteurs contemporains qui approfondiront ce qu’il a entamé8.

Dans le cas argentin, les premières études de taille sur la médecine au cours du XIXe siècle sont celles de Eliseo Cantón et, par la suite, celles de Guillermo Furlong9. Ces auteurs constituent des références importantes pour ceux qui commencent à travailler sur les sujets relatifs au cadre local. Toutefois, dans les deux cas, l’influence de leur adhésion à la tendance libérale pour l’un et révisionniste à caractère catholique pour l’autre est très présente dans leur récit10. Dans les deux

8  Il existe une importante littérature sur l’histoire de la médecine en Europe et aux États-Unis. Voici une liste, non exhaustive, d’ouvrages : Matthew Ramsey, Professional and Popular Medicine in France 1770-1830: The Social World of medical practice, Cambridge, Cambridge University Press, 1988 ; Samuel Haber, The quest for authority and honor in the American professions, 1750-1900, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 1991 ; Georges Vigarello, Histoire des pratiques de santé, Paris, Éditions du Seuil, 1993 ; Thomas Bonner, Becoming a physician: medical education in Britain, France, Germany, and the United States 1750-1945, Oxford, Oxford University Press, 1995 ; Mirko Grmek (dir.), Histoire de la pensée médicale en Occident, 3 volumes, Paris, Seuil, 1997 ; Jean-Paul Gaudillière, La médecine et les sciences, XIXe-XXe siècles, Paris, La Découverte, 2006 ; Mary Lindemann, Medicine and Society in early modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.9   Voir Eliseo Cantón, Historia de la medicina en el Río de la Plata, 6 Tomos, Madrid, Biblioteca de Historia Hispanoamericana, 1928 ; Guillermo Furlong Cardiff, Médicos argentinos durante la dominación hispánica, Buenos Aires, Huarpes, 1947, et du même auteur Naturalistas argentinos durante la dominación hispánica, Buenos Aires, Huarpes, 1948.10  Le révisionnisme est un mouvement historiographique qui insistait sur la continuité des idées néoscolastiques espagnoles et leur présence majeure dans la culture politico-juridique du Rio de la Plata. Il s’agissait en particulier d’évoquer leur incidence sur les acteurs qui ont mené au processus de rupture avec la métropole, sans que ce parcours soit nécessairement contraire aux valeurs et principes de l’étape précédente. Le révisionnisme a non seulement tenté d’arranger le traitement accordé par « l’histoire officielle et libérale » de la période coloniale, mais aussi de reconsidérer les actes

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visions, le développement scientifique et médical était déterminé par la position historiographique des auteurs. Selon Cantón, l’époque de Rivadavia figure donc comme un « printemps scientifique », alors que l’étape coloniale et celle pendant laquelle Juan Manuel de Rosas était gouverneur sont considérées comme une période sombre et de retard scientifique. Par la suite, Furlong inversera cette théorie.

Plus éloignés de ces tendances historiographiques – ou tout du moins avec des visions plus nuancées – et en partant d’un regard plus interdisciplinaire, nous pouvons signaler certains exemples de transition comme les travaux de César García Belsunce, Alfredo Kohn Longarica et José Babini11. Comme on peut le voir, les productions ont été très rares et, avec ces premiers auteurs, on conservait une combinaison d’approches internaliste et externaliste de la science dans les études historiques de la médecine.

Ce n’est qu’au début des années 1990 qu’émergent des recherches qui portent une approche plus nouvelle comme les travaux de Marcelo Monserrat et Miguel de Azúa12. En ce sens, une œuvre clef ouvre la porte à l’étude de la médecine en la mettant en relation avec d’autres problèmes et aires d’analyse : il s’agit de Los liberales reformistas (« Les libéraux réformistes ») d’Eduardo Zimmermann. Dans cet ouvrage, l’auteur articule la question médicale et l’organisation étatique en partant du caractère des politiques mises en place dans la santé publique pendant la période de la « Génération de 80 ». Dans ce contexte, il étudie comment la médecine établit des relations avec le phénomène de l’immigration et le développement de la criminologie dans le cas anarchiste13.

Actuellement, des tendances différentes convergent qui se sont

de certains leaders politiques de la période des guerres d’indépendance oubliés et/ou dédaignés. En particulier, il a revu les actions politiques et économiques de l’administration de Juan Manuel de Rosas (1829-1852). Tulio Halperin Donghi, El revisionismo histórico argentino como visión decadentista de la historia nacional, Buenos Aires, Siglo XXI, 2005.11  César A. García Belsunce, Buenos Aires, 1800-1830, t. II, Buenos Aires, Emecé, 1977 ; Alfredo Kohn Longarica, Abel Agüero « El contexto médico », in Hugo Biagini (dir.), El movimiento positivista argentino, Buenos Aires, Editorial de Belgrano, 1985, p. 119-147 ; José Babini, Historia de la ciencia en la Argentina, Buenos Aires, Solar-Hachette, 1986.12  Marcelo Monserrat, Ciencia, historia y sociedad en la Argentina del siglo XIX, Buenos Aires, Centro Editor de América Latina, 1992 ; Miguel de Asúa (dir.), La ciencia en la Argentina. Perspectivas históricas, Buenos Aires, Centro Editor de América Latina, 1993.13  Eduardo Zimmermann, Los liberales reformistas. La cuestión social en la Argentina, 1890-1916, Buenos Aires, Sudamericana-Universidad San Andrés, 1994.

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cristallisées dans plusieurs études. D’un côté, les contributions de María Silvia Di Liscia et Ricardo González Leandri sont essentielles puisqu’elles introduisent une dimension politique, culturelle et socio-professionnelle autour de la question médicale14. Ces auteurs analysent, en général, la constitution du champ médical le mettant en relation avec certains problèmes sociaux et avec la consolidation de l’état-national entre la seconde moitié du XIXe siècle et les débuts du XXe siècle. Partant du point de vue de la sociologie des professions, ils analysent le rôle des médecins et leurs pratiques professionnelles en tant qu’institutionnalisation des savoirs de gouvernement, problématique observée à partir de la consolidation de ce qu’on appelle l’hygiénisme de personnalités tels que Eduardo Wilde, Ramos Mejía et José Ingenieros, entre autres.

Dans un dialogue avec les approches précédentes, il convient d’évoquer l’émergence de l’histoire des maladies et de la santé, champ d’études relativement récent, plutôt ancré dans l’histoire sociale, depuis quelques années de plus en plus actif et autonome. Dans le cadre de ces recherches, on peut évoquer les travaux d’Adriana Álvarez, Adrián Carbonetti et Diego Armus, entre autres, qui cherchent à étudier les perceptions et les représentations des médecins sur les différentes maladies, ainsi que la répercussion de ces dernières dans la dynamique sociale et culturelle15.

14  María Silvia Di Liscia, Saberes, terapias y prácticas médicas en Argentina, (1750-1910), Madrid, CSIC, 2002 ; María Silvia Di Liscia, Graciela Nélida Salto, Higienismo, educación y discurso en la Argentina (1870-1940), Santa Rosa, Universidad Nacional de La Pampa, 2004 ; Ricardo González Leandri, Curar, persuadir, gobernar. La construcción histórica de la profesión médica en Buenos Aires (1852-1886), Madrid, CSIC, 1999 ; Ricardo González Leandri, « Madurez y poder. Médicos e Instituciones sanitarias en Argentina a fines del siglo XIX », Entrepasados, nº 27, 2005, p. 133-150 ; Ricardo González Leandri, « Campos e imaginarios profesionales en América Latina », Anuario del IEHS, nº 20, 2006, p. 331-344 ; Ricardo González Leandri, Pilar González Bernaldo de Quirós, Juan Suriano, La temprana cuestión social: la ciudad de Buenos Aires durante la segunda mitad del siglo XIX, Madrid, CSIC, 2010 ; Ricardo González Leandri, « Internacionalidad, Higiene y Cuestión Social en Buenos Aires (1850-1910). Tres momentos históricos », in Ricardo González Leandri, Pilar González Bernaldo de Quirós (dir.), Dossier: « Circulación internacional de saberes y prácticas institucionales en la consolidación del Estado Social en Argentina. Siglos XIX y XX », Revista de Indias, vol. 73, n° 257, 2013, p. 23-54.15  Adriana Alvarez, Adrián Carbonetti (dir.), Saberes y prácticas médicas en la Argentina. Un recorrido por historias de vida, Mar del Plata, Eudem, 2008 ; Adriana Alvarez, Entre muerte y mosquitos. El regreso de las plagas en la Argentina, siglos XIX y XX, Buenos Aires, Biblos, 2010 ; Adrián Carbonetti, « Visiones médicas acerca del cólera a mediados del siglo XIX en la Argentina », in César Lorenzano

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Dans ces perspectives, de nombreux et importants apports relatifs aux études de la médecine se sont produits, démontrant l’existence d’un champ d’études dynamique et interdisciplinaire. Toutefois, certaines questions significatives n’ont pas encore été suffisamment étudiées, telles que l’étude de la relation entre médecine et politique pendant la première moitié du XIXe siècle. Dans ce sens, le contraste entre la référence constante à son importance et à son intérêt et l’absence de travaux significatifs est d’autant plus surprenante que ceux portant sur les décennies suivantes sont plus nombreux.

En effet, la plupart des études actuelles évoquées centrent leurs recherches sur la période qui suit 1870, ce qui a relégué la période précédente à quelques références générales comme antécédents ou points de départ. Notre travail souhaite donc reconsidérer et problématiser cette vision d’« étape d’origine ».

C’est donc dans ce cadre actuel de connaissances que nous tenterons de reconstruire la dynamique entre les savoirs et les pratiques médicales et leur articulation avec le pouvoir politique entre 1820 et 1852. Nous insisterons sur une série de phénomènes clefs et précoces tels que : la présence d’un langage physiologique dans l’espace universitaire, l’incorporation de nouvelles méthodes professionnelles, les premières présences des médecins en tant qu’acteurs de la vie politique, l’utilisation de savoirs médicaux pour penser les problèmes de la société. Ces facteurs ont été centraux dans les origines de ces années hygiénistes et aliénistes qui ont prédominé plus tard et qui, dans une certaine mesure, ont constitué en Argentine une culture scientifique de fin de siècle.

Le point de départ méthodologique : savoirs, pratiques et pouvoir

Cette recherche est orientée dans une perspective qui étudie la production, la circulation et l’appropriation des savoirs et des pratiques médicales liées au pouvoir politique. Les nouveaux points de vue cités plus haut ont aussi généré d’autres approches dans les histoires de la médecine qui, en posant d’autres questions, déplaçaient la médecine

(dir.), Historias de la ciencia argentina I, Caseros, Eduntref, 2005, p. 147-159 ; Diego Armus (dir.), Entre médicos y curanderos. Cultura, historia y enfermedad en la América Latina moderna, Buenos Aires-Barcelone, Grupo Editorial Norma, 2002 ; Diego Armus (dir.), Avatares de la medicalización en América Latina, 1870-1970, Buenos Aires, Lugar Editorial, 2005 ; Diego Armus, La ciudad impura. Salud, tuberculosis y cultura en Buenos Aires, 1870-1950, Buenos Aires, Edhasa, 2007.

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de son statut scientifique comme si ce dernier allait de soi. Ce n’est qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle, avec la prise en compte de la méthode expérimentale, qu’apparaissent des disputes entre les cercles académiques autour de son utilisation ou non, et le processus se cristallisera finalement en Europe vers la moitié et à la fin du XIXe siècle16. Il y avait donc une tension entre ceux qui la percevaient encore comme un savoir humaniste – une grande majorité – et ceux qui l’envisageaient comme un savoir scientifique – quelques médecins, penseurs et philosophes. C’est aussi pour cela que la médecine était un objet d’intérêt pour les philosophes et inversement, car les médecins intégraient à leurs études physiques et biologiques des contenus philosophiques en essayant de comprendre le caractère humain et moral des hommes.

Comme a mentionné Marcel Gauchet, le processus par lequel la médecine est devenue une science expérimentale est effectivement lié à l’idée selon laquelle l’origine de la vie de l’homme se trouve dans la matière même et non dans une force extérieure17. Cependant, il s’explique aussi par ce qu’Inmanuel Wallerstein appelle la « révolution épistémologique » à la fin du XVIIIe siècle avec l’universalisme scientifique comme étape postérieure à l’universalisme humaniste18.

C’est pourquoi dans notre travail, nous utilisons le concept de savoirs dans un sens large, et celui de savoir scientifique dans un sens plus précis donné par la science et la méthode expérimentale. Dans la lignée des apports de Gilles Deleuze et de Michel Foucault, les savoirs sont des productions historiques résultant des formes d’organisation des connaissances qui ne sont pas nécessairement systématisées et stabilisées19. Un savoir est la façon de concevoir une époque. Les savoirs sont le fruit des modes de compréhension de la connaissance dans ses délimitations sociales, politiques, culturelles, religieuses ou scientifiques. Dans chaque cadre de production, une logique de production et de reproduction de la connaissance s’opère, des rituels d’appropriation et des processus de sélection20. Chaque espace de production du savoir implique un ensemble de connaissances vérifiées

16  Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989.17   Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985, p. 35-50.18  Immanuel Wallerstein, L’Universalisme européen. De la colonisation au droit d’ingérence, Paris, Demopolis, 2008.19  Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Les éditions de Minuit, 1986.20  Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1960, p. 51-64.

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ou probables à caractère objectif et systématique, expérimental, qui tente d’expliquer les causes profondes générant les faits. Ce savoir se fonde sur la science, dans la recherche scientifique.

Dans ce sens, nous suivrons aussi de près le travail de Roger Chartier et l’approche de ce qu’on appelle l’École de Cambridge. Il s’agit de comprendre la circulation et la diffusion des savoirs à travers les acteurs en les mettant en relation avec le monde du livre et les lectures, ainsi qu’avec la désignation de sentiments possibles des énoncés et leur lien aux intentions des sujets historiques21. Une façon possible de pénétrer dans les savoirs est de passer par le langage. Le langage suppose des effets actifs sur le milieu social et, ainsi, il est essentiel de comprendre cet acte de parole dans un cadre de relations linguistiques pour réussir à percevoir l’intention de l’acteur, comprendre quelle a été l’action qu’il a engagée en disant ce qu’il a dit dans le contexte où il a pris la parole22.

Ainsi, on part de l’analyse des savoirs médicaux en tentant d’identifier les traits du langage qu’ils enferment. Dans ce sens, notre recherche porte sur plusieurs langages : physiologique, vitaliste, sensualiste, hygiéniste, etc. ; elle s’intéresse ainsi à tout type de savoir lié à l’activité médicale, tels que des règlements internes de l’Université de Buenos Aires, des livres, des correspondances particulières, des journaux, des mémoires de voyages, des essais et des écrits de médecins et d’autres acteurs.

Toutefois, une analyse exclusivement linguistique et discursive, sans prendre en compte le contexte de production et de circulation, nous empêcherait de comprendre comment s’est constitué le vocabulaire disponible et quels ont été ses sens pour les acteurs de l’époque. En gardant à l’esprit l’analyse contextuelle, on s’éloigne d’une méthodologie abstraite, enfermée dans la simple textualité, et cela nous place, en nous fondant sur les approches de Chartier, face à des pratiques sociales. Notre recherche s’articule donc autour de ces deux aspects, savoirs et pratiques, car ce type d’approche, pour reprendre Pierre Rosanvallon, permet « de prendre en compte toutes les représentations “actives” qui orientent l’action, qui limitent le champ du possible à travers le champ

21  Roger Chartier, « Le monde comme representation », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 44, n° 6, 1989, p. 1505-1520 ; John Austin, How to do Things with words, Cambridge, Harvard University Press, 1962.22   Dans cette optique, dans un sens large, on pourrait évoquer par exemple : Quentin Skinner, « Meaning and Understanding in the History of Ideas », History and Theory, vol. 8, n° 1, 1969, p. 3-53 ; John Greville Agard Pocock, Political Thought and History: Essays on Theory and Method, New York, Atheneum, 2009.

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du pensable et délimitent le cadre des controverses et des conflits23 ».Du point de vue de l’histoire culturelle, certains aspects de cette

critique coïncident avec le problème de prendre en charge la réalité sociale comme quelque chose de configuré exclusivement par le langage, en octroyant trop d’importance aux discours, et en laissant de côté les caractéristiques de leur communication, ainsi que d’autres pratiques non discursives. Cela nous rappelle que les savoirs sont incarnés dans des objets matériels, et que les représentations qu’ils constituent et les relations de pouvoir qu’ils aident à configurer sont indissociables d’autres régimes de pratiques et des contextes socio-culturels qui les rendent possibles et les reconfigurent à leur tour. Dans notre cas, nous accorderons une attention particulière à la prise en compte d’un genre documentaire qui jusqu’ici a été peu étudié : les thèses présentées et soutenues par les médecins. Ces textes nous donnent des pistes non seulement sur le support matériel de la production de connaissance, mais aussi sur les langages qui y sont utilisés.

L’étude de la pratique des scientifiques et de l’éventail de ressources matérielles et culturelles que configurent ces pratiques a eu pour conséquence l’émergence de nouvelles approches ayant permis un dialogue fructueux entre l’histoire de la science et l’histoire culturelle24. L’histoire de la science est passée des grands héros et des théories universelles aux études de cas situées, aux représentations de la nature et des scientifiques, à la circulation et à l’appropriation des savoirs, aux matérialités de leur fonctionnement entre connaissance, pratiques et pouvoir. On a alors rapidement commencé à défendre l’idée que les pratiques scientifiques et la connaissance qu’elle produisait ont un lien profond avec l’exercice du pouvoir.

Dans cet ordre d’idées, l’approche de Steven Shapin et Simon Schaffer est pertinente puisqu’ils observent que le processus de construction d’une vérité scientifique met toujours en évidence une construction de pouvoir25. Autrement dit, il existe une connexion intime

23   Pierre Rosanvallon, Pour une histoire conceptuelle du politique, Paris, Seuil, 2003.24  James Secord, « Knowledge in Transit », Isis, vol. 4, n° 95, 2004, p. 654-672 ; Dominique Pestre, « Pour une histoire sociale et culturelle des sciences, nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques », Annales Histoire Sciences Sociales, mai-juin, n° 3, 2005, p. 487-522 et du même auteur, Introduction aux Science Studies, Paris, La Découverte, 2006 ; Stéphane Van Damme, « Histoire des sciences et des techniques », in Christian Delacroix, Francois Dosse, Patrick Garcia, Nicolas Offesnstadt, (dir.), Historiographies : Concepts et débats. I, Paris, Gallimard, 2010, p. 242-254.25  Steven Shapin et Simon Schaffer, Leviathan et la pompe à air, La Découverte,

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entre le problème de la politique et celui de la connaissance. On ne peut séparer la question de la connaissance de la question politique car il est impossible de séparer le problème de la vérité de ce qu’on fait avec elle. Par ailleurs, le problème de savoir ce qu’on fait de la vérité (ce qui est considéré comme tel) est immédiatement un problème de nature politique. La vérité la plus simple est essentiellement liée à un ordre moral qui, par exemple, nous invite à dire la vérité. Toutefois, cela est aussi inhérent à la question du pouvoir : quand on diffuse une vérité scientifique, une personne a la capacité de la gérer. C’est ce qui est arrivé concrètement avec le dialogue médico-politique que nous allons étudier.

Nous pourrions dire qu’aucun « régime de vérité » n’est universel et qu’il se configure en accord avec des valeurs, des traditions et des pratiques locales, ce qui par ailleurs aide à transformer l’activité et les théories scientifiques lorsqu’elles circulent d’une culture à une autre. C’est pour cela que ce travail opte pour une approche culturelle de la construction de la vérité scientifique qui en est une non seulement pour le gouvernement des corps, mais aussi pour les consciences. Par ailleurs, nous apportons une autre vision de la façon dont la construction de la médecine locale en tant qu’aire d’études et que profession tente de construire un régime de vérité scientifique de validation alors même qu’elle interagit avec les logiques et les dynamiques du pouvoir politique. D’autre part, l’étude des classifications sociales et politiques a trouvé des modalités de légitimation en incorporant dans l’administration de l’État provincial les porteurs de cette « vérité scientifique » présentée comme inévitable.

Autour des sources documentaires et l’organisation de la recherche

Concernant la recherche documentaire, pour une grand part, la tâche a porté sur la collecte systématique de données relatives aux savoirs et pratiques médicaux présents dans les manuels d’enseignement universitaires, les plans d’études, les textes académiques diffusés, la presse politique et la presse académique, la correspondance entre professeurs et entre ces derniers et certains acteurs politiques, les thèses soutenues par les étudiants de la Faculté de médecine de l’université de Buenos Aires, les Actes de l’Académie nationale de médecine, les registres officiels des hôpitaux, des prisons, des cimetières et les

Paris, 1993, p. 20-40.

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plans de vaccination de l’époque, parmi de nombreuses autres sources consultées. Ce travail d’archives s’est fait au sein de plusieurs structures : les Archives générales de la nation (Buenos Aires-Argentine), la Salle du trésor de la Bibliothèque nationale (Buenos Aires-Argentine), la Bibliothèque de la Faculté de médecine de l’université de Buenos Aires, les Archives et la Bibliothèque nationale de médecine (Buenos Aires-Argentine), la bibliothèque de l’Institut d’histoire argentine et américaine « Emilio Ravignani » à la Faculté de philosophie et lettres de l’université de Buenos Aires et le Musée Mitre. L’inclusion et l’analyse des thèses soutenues à cette époque se sont révélées très importantes pour la fin de notre recherche non seulement parce que ce corpus documentaire n’avait jusqu’ici pas été étudié, mais aussi parce que cela nous a bien évidemment permis de définir la circulation des savoirs médicaux pour les générations postérieures.

Le produit de cette recherche est une thèse constituée de six chapitres dans un ordre plutôt argumentaire, en essayant de classer l’information liée au rôle de la médecine et son lien avec le pouvoir politique dans l’optique de notre hypothèse principale. Dans le cadre des limites temporelles fixées par le cycle politico-institutionnel, nous avons choisi de rendre compte d’une série de phénomènes qui tentent de typifier et de comprendre l’ascension précoce et le développement de la relation dynamique entre médecine et politique.

Le premier chapitre, intitulé « Les premiers essais d’organisation de la médecine », analyse certaines questions en tentant de reconstruire la situation générale de la médecine à Buenos Aires avec pour objectif d’avoir en mémoire les conditions centrales et de prendre en considération le contexte historique précédant le cycle et l’objet que nous souhaitons étudier et approfondir. Pour ce faire, nous avons utilisé une bibliographie, spécifique et actualisée, accompagnée d’une documentation empirique portant sur la période coloniale qui se trouve aux « Archives Protomédicat » à la faculté de médecine de l’université de Buenos Aires.

Le second chapitre, intitulé « Essai d’institutionnalisation de l’enseignement et de la profession », s’intéresse à la situation de la médecine durant l’exercice du pouvoir de Rivadavia. On y étudie la création de l’université de Buenos Aires en 1821 et l’organisation du département des Sciences de la Médecine. La formalisation des études médicales dans le cadre universitaire a entraîné un changement de direction dans la formation des médecins et dans leur pratique professionnelle. On observe tout particulièrement une forte régulation et présence de la part de l’administration du gouvernement de Rivadavia.

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De la nouvelle organisation institutionnelle à la nomination des professeurs en passant par la promotion du contenu des enseignements, l’état provincial intervient dans l’organisation et le contrôle de l’activité médicale. De plus, ce chapitre analyse les traits et dynamiques des premières années de vie de l’Académie nationale de médecine de Buenos Aires. Nous nous intéressons notamment aux objectifs initiaux, aux fondements et règlements internes, leurs membres titulaires et partenaires, et les mesures mises en place. Il s’agit de démontrer qu’avec le décret de la création de l’Académie de médecine, le gouvernement provincial a essayé d’institutionnaliser et de hiérarchiser l’art de soigner à Buenos Aires, de réglementer l’exercice professionnel de la médecine, ainsi que d’alimenter la diffusion de nouvelles pratiques et de savoirs médicaux ayant commencé à circuler et ayant eu un certain impact dans la culture scientifique et médicale de cette période. L’Académie de médecine est un exemple clair de construction d’une relation entre politique et science et, plus précisément, d’ingérence et de présence forte de régulation de la première sur la seconde. Parallèlement à une volonté de hiérarchisation et de délimitation professionnelle de la médecine en la renforçant en tant que corps, le gouvernement de Rivadavia s’appuie sur l’institution pour légitimer sa gestion et faire de la propagande pour ses initiatives de gouvernement. Pour analyser le processus d’institutionnalisation, nous avons utilisé plusieurs types de documents relatifs à la vie institutionnelle et académique de l’université de Buenos Aires entre 1821 et 1851 : des décrets gouvernementaux nommant les professeurs, les actes de création d’institutions telles que l’Académie de médecine, entre autres. Toutes ces sources se trouvent aux Archives générale de la nation (Salle X).

Le troisième chapitre, intitulé « Délimiter les frontières de l’art de soigner : organiser et contrôler », se centre sur la médecine de la province de Buenos Aires pour définir ses frontières concernant les connaissances et pratiques qu’elle propose d’enseigner et d’appliquer à l’exercice professionnel. L’institutionnalisation suppose la délimitation des frontières disciplinaires et même une police aux frontières. Ce processus complexe a pour objectif de fixer des compétences afin d’établir quelles sont les personnes qui peuvent ou non exercer cette activité. Avec la définition d’une série de capacités, homologuées par la formation universitaire, on tente de construire un espace de pouvoir défini et officiel en monopolisant les pratiques de l’exercice de la profession et en essayant d’annuler la concurrence. Pour ce faire, nous étudierons tout particulièrement les aspects suivants : le processus de différenciation de la médecine par rapport à d’autres disciplines proches ;

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le contrôle, la sanction et les discours qui invalident d’autres formes d’exercice de la médecine étant donné qu’elles ne seraient pas « les vraies » et le processus de construction de prestige et de légitimation des médecins diplômés. Les sources utilisées pour rendre compte de ces aspects sont, entre autres, les documents trouvés dans les dossiers du « Tribunal de médecine » situé dans les Archives générales de la nation (Salle X) et les documents judiciaires situés dans les Archives de la province de Buenos Aires.

Le quatrième chapitre, « Renouveler les savoirs médicaux », revient sur les essais envisagés pour faire de la médecine une étude renouvelée incluant les savoirs plus actuels des courants européens en vogue. Principalement, ceux qui provenaient de la médecine française. Nous avons étudié essentiellement la circulation du vitalisme et de l’idéologie. Cette présence et diffusion des auteurs français dans les cercles médicaux de la province de Buenos Aires peut s’observer grâce à plusieurs types de documents tels que : des manuels universitaires élaborés par des médecins, la circulation d’ouvrages des auteurs français dans les chaires, les échanges épistolaires entre, d’une part, des professeurs et, d’autre part, les philosophes et les médecins français, et des articles de presse, parmi d’autres documents. Dans ce cadre, on constate un effort d’adaptation aux principes de la science moderne, ses fondements proviendront de connaissances particulières et expérimentales. Enfin, nous analysons l’émergence et la diffusion d’un langage médical qui tente de rendre compte de solutions portant sur un sujet relativement récent : la santé mentale. Dans ce cas, le rôle du docteur Diego Alcorta est essentiel.

Le cinquième chapitre, « Le langage médical en tant qu’objet de réflexion socio-politique », a pour objectif d’avancer historiquement et d’étudier certains aspects de la médecine sous le gouvernement de Rosas. Tout d’abord, nous reconstruisons les traits généraux du régime de Rosas et identifions un ensemble de réflexions sur la vie universitaire et académique de cette période. Ensuite, nous nous centrons sur la collecte et l’analyse des thèses soutenues en médecine à l’université de Buenos Aires pour proposer une vue analytique d’ensemble de ce type de documents. L’historiographie n’a pas accordé beaucoup d’attention à ces derniers. Elles permettent pourtant de repenser le fait que, dans le cadre de la productivité et de la circulation des savoirs physiologiques, le développement médical a progressé et n’a pas reculé ou stagné. Pour continuer, nous étudions comment les médecins se sont aussi engagés discursivement dans la réflexion socio-politique. Enfin, il faut revenir sur certaines connexions entre le langage médical local et les penseurs

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romantiques qui sont liés à ce qu’on appelle la « Génération de 37 ».Le sixième et dernier chapitre, intitulé « La médecine dans

l’opinion publique et dans les pratiques politiques », analyse la presse en tant que formatrice d’opinion publique et sa fonction dans la diffusion, la publicité et la recherche d’adhésion en rapport avec les nouvelles formes qu’on souhaite imposer et consacrer. Nous verrons ainsi le processus qui permet à la médecine de devenir un facteur clef pour la gestion et l’organisation de l’espace social par le pouvoir politique. Deux dimensions ont été développées par l’élite de Buenos Aires : d’abord, les plans de vaccination concernant l’insistance et les soins d’une population « saine » et « active » ; ensuite, l’organisation et l’administration des hôpitaux comme un lieu d’isoler les personnes malades. Ces preuves sont conformes aux hypothèses de Foucault sur la naissance de la biopolitique, sur la politique de la santé au XVIIIe siècle, sur la naissance de la médecine sociale, qui portent précisément sur la naissance d’une politique qui organise et mobilise la médecine pour gouverner.

Conclusion

Bien qu’on ait souvent exagéré l’importance des avancées scientifiques pendant la courte période du gouvernement de Bernardino Rivadavia (1821-1827), il est vrai qu’à cette époque on perçoit une activité scientifique plus mûre, indépendante de la sphère militaire, avec un plus grand nombre de personnes formées et les premières tentatives d’institutionnalisation durable. Dans ce cadre, un début de processus de professionnalisation de la médecine sur la scène locale est apparu, lié à la circulation de certains courants philosophiques et médicaux européens. De même, on a pu identifier un ensemble de nouveaux savoirs et de pratiques dont le langage médical local était particulièrement inspiré du sensualisme et de l’idéologie de Destutt de Tracy et de Jean Pierre Georges Cabanis, du vitalisme de ce qu’on appelle l’École de Montpellier représentée par Xavier Bichat et de la physiologie de type expérimental de Philippe Pinel et François Magendie.

À l’époque de Juan Manuel de Rosas (1829-1852), on observe plus de continuité que de rupture concernant la dynamique lancée par Rivadavia dans la médecine. Malgré le factionnalisme politique, les problèmes économiques, une meilleure régulation de la vie universitaire, les exils, il faut signaler que le développement de la médecine a suivi son cours, même si, il est vrai, il s’est fait de façon problématique et ambigüe : aux disputes professionnelles de la période antérieure, il

Circulation du savoir medical et politique à Buenos Aires 143

faudra ajouter celles dérivées des positions politiques. En prenant en compte les thèses défendues pendant cette période, la médecine, loin de stagner, a vu un plus grand nombre de diplômés s’approprier l’ensemble des savoirs, particulièrement le langage sensualiste et physiologique. Contrairement à ce que Hugo Vezzetti a signalé, c’est-à-dire que la production de Diego Alcorta en 1827 a été la seule à s’intéresser aux maladies mentales, nous montrons que plusieurs médecins exerçant pendant la période de Rosas et par la suite, connaissaient les idées de Pinel et des physiologistes français à ce sujet26. Ces apports nous amènent à penser qu’il faudrait nuancer la caractérisation de l’étape de Rosas en tant qu’« époque obscure » dans l’histoire de la science argentine.

En analysant cette vaste documentation, on en arrive aux résultats suivants :

1. Le pouvoir politique a eu un rôle très actif dans la constitution de la médecine de la province de Buenos Aires ;2. Il y a eu une tentative d’institutionnalisation et de professionnalisation de la médecine associée à l’élaboration de l’université de Buenos Aires, de l’Académie de la médecine et du Tribunal de la médecine ;3. La médecine a entamé un processus de délimitation et de différenciation par rapport à des pratiques curatives populaires et à d’autres disciplines avec lesquelles elle est entrée en concurrence ;4. Le langage médical est devenu un outil de réflexion socio-politique – cela s’observe aussi dans plusieurs registres : dans les pages de la presse, dans les écrits des penseurs romantiques et dans les textes produits par les médecins eux-mêmes ;5. La médecine a commencé à être perçue comme un savoir pratique et utile pour les gouvernements ;6. Les médecins ont intégré et participé à la vie politique, surtout, en qualité de législateurs dans la Chambre des représentants de la province de Buenos Aires, ce qui indique qu’ils ont assimilé non seulement de nouveaux enseignements et usages dans la pratique professionnelle, mais aussi une expérience dans les pratiques politiques.

Ces résultats nous indiquent que dans la relation entre construction

26  Hugo Vezzetti, La locura en la Argentina, Buenos Aires, Folios, 1983, p. 52.

Mariano Di Pasquale144

nationale et médecine et dans l’organisation scientifique moderne, dans ce qui serait par la suite l’Argentine, il faudrait revoir l’interprétation qui situe la période de 1880 aux origines de la constitution d’un discours médical prépondérant et articulé aux politiques étatiques à la fin du XIXe et au milieu du XXe siècle. En déplaçant le centre de l’analyse vers une période antérieure, la première moitié du XIXe siècle, on perçoit une série d’éléments importants qui ne sont pas des simples antécédents ou des anecdotes précédant la période suivante. Nous souhaitons surtout établir que cette genèse a trouvé ses racines profondes et ses fondements dans l’étape antérieure et que les changements survenus dans les pratiques et les discours médicaux de la fin du XIXe siècle s’ajoutent à ceux qui existaient déjà auparavant.

Pour conclure, en gardant en mémoire ces phénomènes, on peut mieux comprendre comment le vocabulaire organiciste et physiologique en provenance de la médecine française est utilisé et re-signifié pour penser la politique locale et, d’une certaine façon, pour modeler les nouvelles représentations des relations sociales et de pouvoir.

Résumés de thèse

Mondes parfaits et étrangers dans les confins de l’Orbis Terrarum :

utopie, expansion transocéanique et altérité (xvie-xviiie siècles)

Cette recherche doctorale a pour objet d’étudier l’évolution du genre utopique dans la première modernité européenne en mettant l’accent sur sa relation avec le processus d’expansion transocéanique, l’avènement de la Réforme et la radicalisation progressive de la dissidence religieuse, et sur les transformations qui, en termes de connaissance du monde, ont donné naissance à des manifestations inédites dans la pensée européenne. Il s’agit ainsi d´analyser un ensemble de récits utopiques publiés en langue française, aussi bien en France que dans les Provinces-Unies, qui circulèrent en Europe du début du XVIIe siècle au début du XVIIIe siècle, en fonction de trois grands axes thématiques : la question religieuse, le problème de l’autre et la question de l’espace (ou l’horizon de l’expansion transocéanique).

À partir de ces trois problématiques, l’enjeu est de démontrer qu’en raison des caractéristiques qu’il acquît au XVIIe siècle, le genre utopique, outre qu’il rend compte de la situation politico-religieuse de la France au cours de cette période, n’est pas sans rapport avec la place qu’occupèrent la monarchie française et les Provinces Unies dans la concurrence transocéanique déployée vers la même époque. Les ambitions expansionnistes de la première et la prédominance commerciale et intellectuelle des secondes furent mises en jeu dans le

Thèse d’histoire en cotutelle internationale sous la direction de Marie-Noëlle Bourguet (Université Paris Diderot – Paris 7) et †Rogelio Claudio Paredes (Université de Buenos Aires). Soutenue le 23 octobre 2015 à l’université de Buenos Aires

Mots-clés : utopie – expansion transocéanique – altérité – dissidence religieuse – première modernité – France

Carolina Martinez

Résumés des thèse148

récit utopique qui, publié au centre, se situa dans les marges du monde connu. Ainsi, loin d’étudier le récit utopique de manière isolée ou dans un séquençage en partie imposé par les propres faiseurs d’utopies mais aussi par les historiens du genre, le but est de considérer l’utopie comme faisant partie d’un processus historique aussi complexe que la première modernité européenne.

En principe, l’étude du concept d’utopie, mais aussi des œuvres qui lui sont associées, implique de reconnaître qu’il s’agit d’un terme polyvalent, mobile et pour le moins ambigu depuis sa création par Thomas More en 1516. Les difficultés augmentent lorsqu’on aborde le développement de l’utopie en France entre le début du XVIIe siècle et celui du XVIIIe siècle, puisque, comme Raymond Trousson l’a bien signalé, dans les récits de type utopique publiés au cours de cette période, le vocable utopie ne fait partie ni du lexique ni des titres placés en tête des œuvres1. En effet, les premiers usages du vocable en tant que nom commun en France datent de 1710. Or, si une narration de type utopique est considérée, à l’intérieur d’un récit de voyage, comme la description détaillée d’une société imaginaire en parfait état de fonctionnement, située dans un espace plausible, et comme la critique sous-jacente de la société dans laquelle vit l’auteur, le fait d’analyser des récits tels que La Terre Australe Connue (1676), l’Histoire des Sévarambes (1677), l’Histoire de Caléjava (1700) ou les Voyages et aventures de Jaques Massé (1710) suivant cette clé semble justifié.

À cet égard, il n’est pas hasardeux de supposer que la richesse de chaque texte utopique, ses propositions de base, son impact et son importance, réside justement dans la possibilité de l’analyser par rapport à son propre contexte de production, en fonction des débats philosophiques de l’époque, des textes contemporains et des découvertes qui, depuis le début du XVIe siècle, ont modifié la manière d’appréhender le monde. Autrement dit, on pourrait encore mieux comprendre les implications et la portée des textes utopiques étudiés si, en plus de les analyser par rapport aux utopies écrites avant et après, ils étaient mis en relation avec les récits de voyage dont ils s’inspirèrent et avec la structure sociale dont ils rendirent compte.

Face aux objectifs signalés, on est parti des hypothèses de travail suivantes. Il y a, tout d’abord, le fait que l’évolution du genre utopique est directement liée au processus européen d’expansion transocéanique et à la découverte de nouvelles sociétés au-delà des mers à partir du

1  Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part. Histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1999, p. 10.

Résumés des thèse 149

XVIe siècle. De même, le récit utopique publié en langue française tel qu’il se développe au XVIIe siècle est lié au conflit religieux qui éclate en France comme conséquence de la Réforme. À cet égard, les récits utopiques publiés pendant cette période, sans compter qu’ils sont liés au conflit politico-religieux qui traverse la France, doivent être analysés en fonction de la place qu’occupe cette nation dans la compétition transocéanique qui se déroule à la même époque.

Par ailleurs, il faut aussi tenir compte des Provinces-Unies, qui, en tant que centre culturel, de diffusion de publications et de tête de file de l’expansion transocéanique au XVIIe siècle, ont joué un rôle fondamental dans la production et la mise en circulation des utopies publiées en langue française. Certes, du fait d’être devenues à l’époque un centre d’accumulation et de production de nouvelles provenant de diverses parties du monde, les Provinces-Unies ont amassé un volume d’information qui ne parvient pas directement en France ou alors tardivement. Cet état des choses est reflété dans les utopies que publient là-bas les Français exilés pour des motifs religieux. De même, les images du Nouveau Monde et la production cartographique qui s’y développent sont aussi à considérer comme une influence possible dans la production de récits utopiques.

Dans cette même ligne, le présent travail soutient également que les récits utopiques qui circulent en France et dans les Provinces-Unies au XVIIe siècle mettent en évidence les tensions, les inimitiés et l’assujettissement réel des océans et des territoires au sein des différentes nations européennes. Pour finir, par rapport à la notion de nulle part et à l’emplacement géographique de l’utopie, la présente thèse de doctorat suggère que les sociétés utopiques ont été situées dans les marges (nord et sud) du monde connu, mais ont été conçues dans l’épicentre de l’expansion européenne. Compte tenu des hypothèses et en vue d’une présentation ordonnée des contenus, ce travail est divisé en deux parties. La première vise à retracer les origines du concept d’utopie en Angleterre au XVIe siècle et son développement en France au XVIIe siècle. Tandis que dans la deuxième partie, le récit utopique est analysé en fonction des trois clés de lecture mentionnées auparavant: le problème religieux, le problème de l’autre et l’horizon de l’expansion transocéanique.

Cette recherche met en avant le rôle fonctionnel du lignage au sein de la population Mambwe. Pour celle-ci, le lignage est perçu comme une nation en miniature. En tant que telle, elle confère à tous ses membres, à la fois nationalité et citoyenneté indissolubles. C’est là, toute l’originalité de cette recherche doctorale qui fait ressortir toute les valeurs sur lesquelles se fondent la vie et la survie de cette population. Autrement dit, ne pas perpétuer la pratique de réappropriation et de rapatriement de la dépouille d’une épouse en prenant en compte ses liens de parenté et le domaine foncier de son lignage, équivaut au rejet et au reniement de sa tradition plusieurs fois séculaires. Le refus d’octroyer, ad mortem, une identité à la «ngazi» est donc une rupture avec sa vision du monde, c’est-à-dire une méconnaissance de son héritage traditionnel. Marcel Mauss n’a-t-il pas préconisé, en son temps, que les faits sociaux étaient totaux et globaux ? Il en est ainsi pour les Bena Mambwe, de la parenté et du patrimoine foncier tout comme du rite de réappropriation et de rapatriement de précieux restes d’une épouse qui meurt en dehors de son lignage. Voilà pourquoi les Mambwe tiennent à ce qu’ils soient regardés comme une totalité dans le fonctionnement de son système et de tous ses sous-systèmes, jaloux qu’ils sont des acquis de leur passé ancestral.

Sylvain Musinde Sangwa

Parenté et patrimoine foncier chez les Bena Mambwe de la republique democratique du congo.

La reappropriation de la dépouille de l’épouse par son lignage.

Thèse en Anthropologie et Sociologie soutenue le 4 novembre 2014 à l’Université Paris Diderot - Paris 7, sous la direction de Françoise Lestage, 405 p.

Mots clés : épouse – ngazi – foncier – lignage – nation en miniature – citoyenneté indissoluble – défuntes – funérailles – réappropriation – rapatriement – Bena Mambwe – République Démocratique du Congo

Résumés des thèse152

Cette thèse se structure en cinq chapitres de la manière suivante.La première partie qui s’intitule « De l’organisation sociale et politique en pays mambwe », est subdivisée en trois chapitres. Le premier traite de la question de parenté en relevant la préséance du clan paternel sur le clan maternel. Dans ce chapitre, nous avons réfléchi à la manière dont est organisée la parenté en pays mambwe. Nous avons constaté que celle-ci tourne autour du lignage perçu comme nation en miniature, du fait qu’il détient de larges pouvoirs sur toute son étendue et sur la population qui l’habite. Cette souveraineté du lignage sur les autres entités (clan, village, etc.) confère à chaque membre de cette structure miniaturisée, une nationalité indivise dès sa naissance. Ce qui n’est pas le cas pour des étrangers au lignage qui sont des apatrides au sens premier du terme. Ce qui fait que la citoyenneté dont il est question ici est indissoluble même après la mort. C’est pour cette raison et pour beaucoup d’autres encore, qu’on est tient à être rapatrié chez soi pour y être enterré à côté des siens avec honneur et dignité. Il s’agit là, d’un regroupement lignager post mortem, étant donné que la vie continue après la mort.

Nous avons ensuite observé l’existence d’une dissidence dans les clans, une déchéance de nationalité chez certains membres qui entrent en rébellion par rapport aux intérêts de leurs lignages et clans. En passant en revue les différents types de famille qui existent, nous avons relevé l’importance des enfants mâles sur ceux du sexe féminin, car la préséance de la lignée patrilinéaire sur la lignée matrilinéaire est éminemment attestée ainsi que l’autonomie ou la souveraineté du lignage vis-à-vis du clan et du village.

Enfin, nous sommes arrivés à la conclusion selon laquelle, un individu appartient à un lignage qui se reconnaît par le lien de sang de père en fils et ayant un territoire bien déterminé. Un descendant dont le père n’a pas d’ascendance réelle sur la vie communautaire ou qui n’est pas originaire de cette entité, ne peut prétendre obtenir sa nationalité dans cette contrée. Il est à tout jamais considéré comme un citoyen étranger et donc comme un apatride. Pouvons-nous affirmer à ce stade que la parenté constitue le seul motif de la réappropriation et du rapatriement de la dépouille d’une épouse par son lignage d’origine ? N’y a-t-il pas d’autres raisons qui motivent ce rite ? Comment, dès lors, expliquer qu’un tel rite puisse avoir cours sur une épouse, une personne liée légalement par un contrat de mariage approuvé par tous ? Voilà à quoi répond le chapitre suivant en examinant la question du mariage et de la place qu’occupe une fille, une femme, une épouse appelée « ngazi » au sein d’un lignage.

Résumés des thèse 153

Le deuxième chapitre est axé sur le mariage en spécifiant qu’une épouse ne perd jamais son appartenance à son lignage d’origine. Ce chapitre illustre que si le mariage d’une fille est considéré comme une séparation de sa famille et de sa patrie, le deuil l’est pour les deux familles ou les deux nations. C’est-à-dire pour les familles des époux jadis unis par un contrat matrimonial mutuellement consenti. Qu’il y ait progéniture ou non, le statut d’épouse disparait après la mort de la femme et laisse place à celui d’une citoyenne étrangère, c’est-à-dire venant d’une autre nation, nécessitant son rapatriement vers cette dernière. Autrement dit, elle garde toujours les statuts d’étrangère et d’amie qui ne lui permettent pas d’être inhumée dans le site funéraire ancestral de son époux. Aussi, sa dépouille devra-t-elle être renvoyée dans sa patrie, chez ses parents pour y être inhumée.

En d’autres termes, nous avons cherché en vain dans le rite de mariage, l’argument qui justifie cette pratique. Peut-être la raison de ce rite viendrait du fait que mariée ou non, une fille appartient toujours à sa famille, à son lignage, à sa nation et sa citoyenneté reste indissoluble, même après sa mort. Le mariage n’enlève rien en elle, car elle garde toujours son statut d’étrangère, d’une fille d’autrui venue d’un lointain horizon.

Le troisième chapitre aborde le problème du patrimoine foncier : une exclusivité du lignage qui écarte la femme. De ce chapitre, nous retenons qu’on n’enterre pas n’importe qui, n’importe où, n’importe comment et par n’importe qui, car chaque être humain est membre d’un lignage ayant un territoire sur lequel il devra être inhumé. Ainsi, tout étranger au lignage est considéré comme appartenant à une autre nation et si celui-ci décède, il mérite le rapatriement vers sa mère-patrie en vue de ses obsèques. Il en est ainsi des femmes mariées qui sont vues dans les lignages de leurs époux comme d’éternelles étrangères venues de nations différentes de la leur. C’est pourquoi enterrer une épouse ou ses restes dans une terre étrangère à son lignage, équivaut à une tentative d’expropriation de ladite terre. Autrement dit, c’est créer un incident « diplomatique » dans les relations de fraternité entre les deux lignages liés par une alliance matrimoniale.

Ce qui est contradictoire, c’est cette détermination au rapatriement du corps de la femme dans son lignage d’origine après son décès, alors qu’elle faisait l’objet d’un rejet de ce même lignage lorsqu’elle était encore en vie. Cette femme vit cette discrimination péniblement et ne peut compter sur le soutien ni de sa mère, ni de ses belles-sœurs (épouses de ses frères et de ses cousins) encore moins de ses rivales.

Résumés des thèse154

Quant à la deuxième partie, elle porte sur « la réappropriation de la dépouille mortelle de l’épouse par son lignage d’origine » et s’articule autour de deux chapitres.

Le quatrième chapitre évoque, lui, le décès et l’inhumation d’une épouse dans sa patrie où les funérailles sont dignes d’une diplomate. Au terme de cet examen, il s’avère que la population mambwe, bien qu’étant en contact avec d’autres cultures et subissant des influences diverses, reste néanmoins constante vis-à-vis de ses pratiques funéraires. Par contre, c’est plutôt dans des centres urbains, que ces rites connaissent quelques modifications qui sont dues, pour la plupart, à des considérations d’ordre économique, culturel, religieux, etc. Ce qui fait qu’aujourd’hui encore, on continue de noter que les proches parents et les épouses, partout où ils sont, méritent soutien, protection et dignité même après leur décès. C’est cette conception qui oblige à ramener les dépouilles sur les territoires de leurs lignages respectifs.

Le cinquième et dernier chapitre se penche sur le rite de rapatriement de la dépouille : un rite de protection des citoyens et du territoire. Ce chapitre nous amène à relever que le processus du retour de la dépouille vers la mère-patrie qui est son lignage, est un processus long et semé d’embûches. Cet itinéraire ultime pour une femme qui décède ailleurs que dans son lignage s’accompagne généralement des actes de représailles sur le veuf, sur sa famille et même sur tout son village.

Toutes ces embûches et autres actes violents observés tout au long des funérailles d’une épouse décédée, dès l’annonce de son décès jusqu’à son inhumation, sont considérés comme des actes pervers, par ceux qui ne sont pas de cette culture, alors qu’eux-mêmes, voient, en cela, non seulement une manifestation légitime de bravoure et de célébration d’une culture guerrière, mais aussi et surtout un témoignage de l’amour à l’endroit d’une citoyenne ayant rempli convenablement sa mission d’ambassadrice auprès d’une nation amie, entendez le lignage de son conjoint.

L’objectif de cette thèse est de démontrer que les lignages sont « des petites nations » conférant à ses membres une appartenance ou une « citoyenneté » indissoluble. Ce qui explique le pourquoi de la récupération des « citoyens » décédés loin de leurs lignages respectifs. Cette étude vise également à démontrer que les principes attachés au nationalisme et au patriotisme sont ici plus vivaces et peuvent inspirer certains États à travers le monde. Enfin, le résultat de notre recherche contribuera, nous l’espérons bien, à une meilleure connaissance de la population mambwe, non seulement, en affirmant qu’une femme,

Résumés des thèse 155

la « ngazi », qui reste la propriété exclusive de son lignage d’origine demeure une étrangère dans le lignage de son époux. C’est ainsi qu’en dégageant le lien très étroit qui s’établit entre le foncier et l’inhumation, symbole d’appartenance et de droit de propriété d’une terre, nous avons éclairé les zones d’ombres qui entourent ces rites d’inhumation des épouses dans leurs sites funéraires ancestraux.

Geraldine Barron - Fortier

Entre tradition et innovation : itinéraire d’un marin, Edmond Pâris (1806-1893)

Thèse d’histoire sous la direction de Marie-Noëlle Bourguet soutenue le 8 avril 2015 à l’Université Paris Diderot-Paris 7 1

Mots clés : biographie – construction navale – bateau – voyages – techniques – musée – marine – navigation

Edmond Pâris fut un acteur de la révolution maritime du XIXe siècle qui a fait passer en quelques décennies la flotte de guerre de la voile à la vapeur, de la toile à l’hélice et du bois au fer. Cet engagement est pourtant éclipsé aujourd’hui par les importantes collections de plans et de modèles de bateaux traditionnels qu’il a constituées au fil d’une longue carrière et qui le font reconnaître aujourd’hui comme le père de l’ethnographique nautique. Ce travail biographique entend remettre en contexte les différentes facettes de l’œuvre de Pâris afin d’examiner les modalités et les conditions de construction de ces différents savoirs ; il permet de voir émerger un homme technique qui élabore ce que cette thèse propose de qualifier de technologie nautique.

Plutôt que de suivre le fil chronologique de la vie de Pâris, le parti a été pris d’articuler le récit et l’analyse biographiques autour des espaces parcourus par le sujet. Une première partie est consacrée aux voyages lointains. Élève du tant décrié Collège royal de la Marine d’Angoulême fondé loin des ports aux premières heures de la Restauration, Pâris a en effet la chance de terminer sa formation embarquée sur la corvette

1  Composition du jury : Hélène Blais (Université de Paris Ouest Nanterre La Défense), rapporteur. Marie-Noëlle Bourguet (Université Paris-Diderot), directrice de thèse. Liliane Hilaire-Pérez, (Université Paris-Diderot), examinateur. Sylviane Llinares (Universitvé de Bretagne-Sud), présidente. Éric Rieth (CNRS-Musée National de la Marine), rapporteur.

Résumés des thèse158

l’Astrolabe destinée à une mission d’exploration dans le Grand Océan sous le commandement de Dumont d’Urville (1826-1829). Il s’initie aux relevés hydrographiques auprès d’officiers rompus à la pratique scientifique. Assimilé aux officiers dès le début de la campagne, Pâris dessine dix des cinquante-quatre cartes publiées dans l’atlas du voyage. Le chef d’expédition, qui a décelé chez ce jeune officier des talents artistiques, lui propose de participer aux recherches ethnographiques en dessinant toutes les pirogues que l’Astrolabe rencontrera au cours de son voyage. Dumont d’Urville cherche en effet à répondre à la question du peuplement du Grand Océan qui mobilise les savants et a été mise au concours de la Société de géographie. Pâris s’acquitte de cette tâche en convoquant les méthodes des hydrographes, des naturalistes et de la géographie descriptive pour recueillir ces plans qui couvrent cinquante-huit planches. Il transmet également au commandant des « Notes sur les pirogues employées dans les diverses contrées reconnues par la corvette l’Astrolabe » qui complètent le dessin par des éléments de contexte : conditions d’observation, description des manœuvres, analyse des matériaux de construction, etc. Pâris a l’opportunité de compléter cette collection lorsqu’il reprend la mer en 1829 en tant qu’officier hydrographe sur la Favorite sous le commandement de Laplace pour une campagne dans « les mers de l’Inde et de la Chine » (1829-1832), puis à bord de l’Artémise (1837-1840). C’est à l’issue de ce troisième voyage lointain qu’il publie l’Essai sur la construction navale des peuples extra-européens, composé d’un volume de texte et d’un recueil de planches qui rassemble une grande partie de ses plans et dessins. À la demande des ingénieurs du Génie maritime qui souhaitent disposer d’un corpus exhaustif, il leur adjoint les relevés d’autres voyageurs, marins ou architectes, ce qui fait encore aujourd’hui de l’Essai un ouvrage de référence pour l’étude de la construction navale traditionnelle.

Entre les campagnes de la Favorite et de l’Artémise, Pâris s’est formé à la nouvelle technique de propulsion qui est en passe de révolutionner la marine : il a suivi dans la capitale les cours du Conservatoire des arts et métiers avant d’effectuer un voyage technique en Angleterre et de prendre le commandement d’un aviso à roues affecté au service de l’Algérie (1834-1836). Repéré par le directeur des ports et des arsenaux, le baron Tupinier, pour ses qualités d’officier et ses compétences techniques, Pâris reprend du service dans la flotte à vapeur en 1843. Il est choisi pour commander l’Archimède, corvette à roues destinée à rejoindre la station navale des mers de Chine dans le cadre de la mission Lagrené. Frustré de n’être pas autorisé à boucler le premier tour du monde à la vapeur, Pâris regagne la France désabusé par

Résumés des thèse 159

les nouvelles composantes du voyage lointain qui n’a plus l’attrait de la découverte et condamne le marin à une relative immobilité au sein des stations navales, a fortiori sur un navire à vapeur. Les vapeurs ont alors en effet un rayon d’action limité en raison de leurs faibles capacités de chargement et de leur importante consommation de combustible. Renonçant à se faire un nom par le voyage et la géographie, Pâris se résout alors à se démarquer dans un domaine dans lequel il a su faire la preuve de ses compétences : la navigation à vapeur.

La seconde partie de la thèse est consacrée à l’activité de Pâris dans l’espace européen considéré au sens large puisque le marin retrouve l’illusion du voyage aux marges de cette région, lors de brefs séjours en Algérie, en Crimée et à Jérusalem. Le resserrement de l’espace permet à Pâris de se tenir informé des recherches et des innovations les plus récentes en matière de construction navale et de propulsion par la vapeur, et de constituer un réseau technique tant dans la marine militaire que commerciale. Au fil de ses commandements, il suit l’évolution des propulseurs, des chaudières, des machines, et fait de chaque navire un laboratoire d’expérimentation afin d’éprouver les concepts des ingénieurs et d’adapter l’outil à ses conditions d’utilisation. Les innovations se succèdent à un rythme effréné et les ingénieurs conçoivent des navires toujours plus grands, plus rapides, plus solides ; l’hélice remplace la roue et rend progressivement le gréement accessoire, le blindage vient couvrir les coques avant que le fer ne remplace le bois, autant de changements qui, à l’échelle d’une génération, viennent bouleverser la conduite et l’organisation sociale du navire. De nouveaux métiers apparaissent (mécaniciens, chauffeurs), tandis que d’autres tendent à disparaître. L’officier de vaisseau doit rapidement s’adapter à ces évolutions afin de garantir la sécurité de son navire. Pâris s’efforce d’accompagner le changement par la rédaction d’ouvrages techniques qui doivent permettre aux marins et aux mécaniciens de s’entendre et de comprendre leurs métiers respectifs. Il contribue à fixer le vocabulaire dans un Dictionnaire de marine à vapeur qui connaît plusieurs éditions et rédige une série de manuels destinés tant à familiariser les mécaniciens avec les principes scientifiques qui sous-tendent le fonctionnement des machines et celui du navire qu’à initier les capitaines aux spécificités de la propulsion mécanique. Cette œuvre technologique est saluée par le jury de l’Exposition universelle de 1855 qui attribue à Pâris une médaille de première classe.

Les deux préoccupations majeures de Pâris sont la sécurité et l’économie. Les détracteurs de la vapeur mettent en avant son caractère peu marin et sa dangerosité, car les cas d’explosions ne sont pas rares et

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les machines sont soumises dans un navire à des conditions inconnues sur la terre ferme : mouvements brusques, inadaptation et déformation de la coque qui les supporte, importantes variations de température, alimentation en eau de mer, autant d’obstacles qu’il faut surmonter pour espérer adapter l’outil à son usage mais aussi pour adapter les pratiques à l’outil afin de prévenir les accidents. Pâris rassemble dans ses ouvrages les leçons tirées de sa propre expérience ainsi que des rapports de navigation qu’il collecte et compile à des fins statistiques, cherchant à déterminer notamment les meilleurs compromis voiles/vapeur et vitesse/consommation. Si la mobilité des navires à voiles était soumise aux éléments, celle des bâtiments à vapeur l’est à l’approvisionnement en charbon, matière première coûteuse qu’il faut acheminer dans les ports ; les navires de guerre sont à la merci d’une Angleterre maîtresse des mers et des dépôts de combustible outre-mer. Pâris cherche à établir des principes de ce qu’il appelle la « navigation économique » basée sur les paramètres caractéristiques du navire, vitesse et consommation ; ses recherches sont saluées par la compagnie des Messageries impériales à qui elles permettent de faire de substantielles économies. Bien que son expertise soit reconnue par ses pairs et qu’il participe à plusieurs reprises à l’instance technique de la Marine qu’est le Conseil des travaux, c’est auprès des entreprises de transport maritime et à l’étranger que les travaux de Pâris rencontrent le plus d’écho ; il est invité par la British Association for the Advancement of Science à participer à une commission sur la performance des navires à vapeur qui lui permet d’étendre à plus grande échelle ses travaux statistiques et d’alimenter ses recherches de nouvelles données.

Les commandements de vapeurs de Pâris s’étendent sur trente années durant lesquelles il ne cesse d’expérimenter et de peaufiner ses méthodes. Bien qu’il revendique le fait de donner des conseils purement pratiques, ses recherches s’appuient sur de solides connaissances scientifiques et une veille sur les avancées de la recherche (thermodynamique, mécanique des fluides) ; c’est cette double compétence maritime et technique qui permet à Pâris d’élaborer un « corps de doctrine »2 qui concourt à l’adoption du nouveau mode de propulsion en permettant à la fois de fiabiliser les appareils et d’approfondir la formation des officiers et des hommes des machines. Pâris fait œuvre de technologue ; il fait le lien entre théorie et pratique, entre l’ingénieur et le marin mais aussi entre le marin et le mécanicien.

2  Edmond Pâris, Catéchisme du marin et du mécanicien à vapeur, ou Traité des machines à vapeur, de leur montage, de leur conduite et de la réparation de leurs avaries, Paris, Arthus Bertrand, 1857, p. viii.

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Ses commandements, nombreux et prestigieux, le propulsent au sommet de la hiérarchie maritime et légitiment son œuvre ; ses travaux concourent à la stabilisation d’une technique et à l’incorporation des mécaniciens de la flotte, bientôt élevés au rang d’officier.

L’aspiration de Pâris à une marine moderne et sûre se concrétise certes sur mer où il fait la preuve de la capacité nautique des navires à vapeur et dans ses ouvrages, mais la place du marin réformateur est également dans la capitale, au sein des instances techniques et scientifiques qui orientent la recherche et les choix stratégiques. Cette dimension institutionnelle fait l’objet de la troisième partie de la thèse. La reconnaissance du statut d’expert gagné par Pâris se concrétise par sa nomination au Conseil des travaux de la marine où il effectue quatre mandats entre 1853 et 1862 avant de soumettre à l’examen de ses pairs ses propres projets (principes de navigation économique, modèle de frégate cuirassée) ; mais c’est aussi vers l’Académie des sciences que se portent les regards de Pâris. La section de géographie et navigation a accueilli les navigateurs les plus prestigieux, de Claret de Fleurieu à Duperrey en passant par Bougainville et Freycinet. Pâris y est élu en 1863 en mettant en avant son expérience du voyage et de la géographie, bien qu’il n’ait lui-même commandé aucune campagne d’exploration, mais on ne peut nier que sa stature d’officier général et sa réputation de marin savant favorisent sa candidature. Il fait ainsi entrer l’« art naval » dans la section de géographie et navigation, alors que la construction navale, terrain exclusif des ingénieurs du Génie maritime, relevait jusqu’alors de la section de mécanique. Il est bientôt rejoint par Dupuy de Lôme dont il est un fervent admirateur, mais les géographes continuent de dominer une section pourtant élargie à six membres3. L’ouverture se fait davantage en direction de la terre (officiers géographes de l’Armée de terre) que de l’architecture navale. C’est par le biais des commissions de prix que Pâris peut promouvoir les jeunes officiers techniciens comme Ledieu et donner ses lettres de noblesse à la technologie nautique. Il n’est toutefois pas absent du milieu géographique et met en avant les travaux et les candidatures des officiers et ingénieurs hydrographes qu’il dirige lorsqu’il est à la tête du Dépôt des cartes et plans de la marine, entre 1864 et 1871. Il y milite pour un engagement sans réserve de la Marine dans la production cartographique, bien que le ministère rechigne à y consacrer d’importants moyens et que le corps des ingénieurs hydrographes soit trop faible pour assurer la

3  La section de géographie et navigation constituait une exception à l’Académie des sciences en ce qu’elle ne comptait que trois membres. L’égalité avec les autres sections est rétablie en 1864.

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gigantesque tâche de cartographie du monde. La motivation de Pâris est double : pour les cartes comme pour l’approvisionnement en charbon, les marins français dépendent encore trop de l’Angleterre et le spectre d’un conflit plane toujours ; d’autre part des cartes fiables sont d’autant plus nécessaires que le trafic maritime s’accélère et s’intensifie, que les aménagements portuaires et les courants modifient le trait de côte et que les progrès de la signalisation rendent nécessaire une mise à jour rapide et régulière de l’information à destination des marins ; c’est pourquoi Pâris lance une ambitieuse campagne de révision des côtes de France afin de mettre à jour le Pilote français, grand œuvre de l’hydrographe Beautemps-Beaupré. Son engagement géographique se manifeste également par sa nomination à la Commission des phares en 1863 et son élection à la Société de géographie et au Bureau des longitudes en 1864. Dans ses mandats électifs, Pâris fait preuve d’une assiduité louable mais n’est ni réellement producteur ni moteur ; en revanche sa présence dans la majorité des institutions maritimes et géographiques lui permet d’être au cœur d’un réseau, à l’interface entre marins, ingénieurs et géographes, et d’être reconnu comme un marin savant. Il exploite cette position privilégiée pour promouvoir la Marine auquel il est profondément attaché. Parvenu à l’âge de la retraite, il refuse de quitter cette arme à laquelle il a consacré cinquante années de sa vie. La vacance de la direction du musée de Marine du Louvre lui offre l’opportunité de poursuivre cet engagement malgré son passage dans le cadre de réserve. À partir de 1871 il s’engage sans compter dans « son » musée que son dévouement – et sa personnalité – concourent à maintenir au Louvre malgré les tentatives répétées d’éviction par les autres départements désireux de récupérer les espaces occupés par ces collections jugées peu artistiques. Pâris s’inscrit dans la lignée des premiers conservateurs, ingénieurs du Génie maritime, qui voulaient faire de ce musée à la fois un outil de reconquête d’une opinion hostile à la Marine et un conservatoire de l’art naval. Il apporte à ce musée sa bibliothèque personnelle riche d’au moins 328 titres, les plans qu’il a relevés et copiés tout au long de sa carrière, et met en œuvre une politique d’accroissement des collections raisonnée et volontariste, reposant au premier chef sur la construction de modèles d’après ses plans ou ceux de son fils Armand. Il peut s’appuyer sur une équipe de modélistes de talents qui réalisent plus de 260 maquettes. Pâris leur fait tout d’abord réaliser en trois dimensions les embarcations extra-européennes dont certaines ont déjà disparu depuis l’époque de ses voyages lointains. Grâce à son fils Armand qui reprend et perpétue – temporairement puisqu’il décède en 1874 – l’entreprise paternelle de

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relevés systématiques des bateaux traditionnels, il étend cette collection aux rivages européens ; mais, constatant que la marine dite « générale » tend elle aussi à disparaître sous le souffle du progrès, il entreprend une collecte de plans et la réalisation de modèles des bâtiments les plus récents, mais aussi des navires de guerre ou de commerce des siècles passés. Son modèle est le suédois Chapman et son Architectura Navalis Mercatoria de 1765. C’est pour poursuivre cette œuvre et assurer par la diffusion la conservation d’un patrimoine architectural insuffisamment garantie par le modèle de bois et de ficelle que Pâris entreprend la publication de ses Souvenirs de marine conservés. On mesure par la diversité d’origine des plans de l’ouvrage l’étendue du réseau du marin dont le désir d’exhaustivité n’est cependant jamais satisfait. L’oeuvre technologique de Pâris trouve un prolongement certain dans le musée de Marine. Il envisage ses collections techniques à la fois sous l’angle patrimonial et pédagogique, l’espace muséal devant servir à la formation des ingénieurs et des marins. Il souhaite que les historiens disposent de sources pour écrire enfin l’histoire du navire, indispensable selon lui pour qui veut comprendre l’histoire générale. Il publie à cette fin plusieurs ouvrages et articles ouvrant la voie à une « architecture navale comparée ».

L’annexe ethnographique du musée de Marine, constituée des objets rapportés par les missions d’exploration, mais aussi de nombreux dons de marins et voyageurs, est menacée d’absorption par le musée d’Ethnographie du Trocadéro créé à l’issue de l’Exposition universelle de 1878. Initialement porté par l’espoir de libérer pour les collections de marine les espaces occupés par le musée chinois et un certain nombre d’objets « exotiques », Pâris devient rapidement un farouche opposant à cette « fondation par spoliation » qui risquerait de séparer les modèles de pirogues des outils qui ont servi à les construire, des modèles des hangars destinés à les abriter, des armes des hommes qui les montent. Il milite pour la reconnaissance du bateau non seulement comme objet technique, mais aussi culturel, ethnographique ou historique, qui ne peut être essentialisé mais doit être documenté et présenté accompagné d’éléments de contexte. Sa réussite se mesure au nombre de dons reçus par le musée mais aussi par l’afflux du public. L’objectif de vulgarisation est pleinement atteint car nombreux sont les curieux, en particulier les enfants, qui se pressent dans les étroites salles du musée de Marine et conservent longtemps le souvenir ému de ces objets qui illustrent si bien leurs lectures, récits d’aventures maritimes et de voyages d’exploration. Pâris déplore cependant que les marins et les ingénieurs négligent ce formidable corpus documentaire : contrairement aux autres

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départements du Louvre ou au Conservatoire des Arts et Métiers, les collections de marine ne sont pas adossées à un enseignement.

La biographie de Pâris permet de mettre en relief le difficile positionnement d’un marin technologue dont l’oeuvre a pourtant été fondamentale dans la révolution maritime qu’a connu le XIXe siècle. Pâris a participé au maintien d’une technologie à la française associant sciences, techniques et collections matérielles dans une démarche expérimentale mais aussi pédagogique et profondément réflexive. Il ne faut pas oublier l’approche ethnographique ; elle motive la démarche globalisante de Pâris qui s’intéresse à son objet dans son universalité.

Matias Emiliano Casas

Les métamorphoses du gaucho. De la poésie épique à la tradition nationale

(1930-1960)

Thèse d’histoire socio-culturelle sous la direction de Pilar Gonzalez Bernaldo et Jaime Peire. Soutenue le 7 septembre 2015 à l’Université Nationale de Tres de Febrero – Buenos Aires Argentine

Mots clés: tradition – identité nationale – gaucho – politiques – Eglise catholique – forces armées – éducation - Argentine

Cette thèse de doctorat s’emploie à problématiser et à analyser la construction, la circulation et les recherches de consensus des représentations du gaucho entre 1930 et 1960. Au long de ces chapitres, ce travail s’intéresse aux acteurs qui sont intervenus et aux contextes qui ont facilité l’attribution de certaines caractéristiques – parfois disparates – du personnage du gaucho. Cette recherche met en évidence le peu d’études entreprises pour cette période sur le récit traditionaliste, vu comme le résultat d’une convergence de différents secteurs, cristallisant l’identification du gaucho avec l’argentinité.

Au cours de la période étudiée se produit une « renaissance gauchesque » sous l’impulsion des différents acteurs politiques du gouvernement – au niveau provincial d’abord, national ensuite – qui officialisent la figure du gaucho comme emblème national. Cette recherche est circonscrite à l’espace de la Province de Buenos Aires qui fut le théâtre de l’officialisation du gaucho et se convertit en épicentre des conflits et revendications. En limitant ce cadre géographique, il convient de préciser que – même durant cette période – les représentations du gaucho ont circulé dans les autres provinces et ont également donné lieu à des polémiques. Le récit traditionnaliste étudié ici présente le « gaucho de la pampa » comme « archétype de la tradition nationale ». Cet état de fait a entrainé un processus complexe qui a étendu – non sans réactions ni adaptations –

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le personnage du gaucho comme un produit téléguidé depuis la capitale.Ce travail se compose de sept chapitres, chacun étant un maillon

correspondant à la séquence argumentative présentée. L’analyse se caractérise tout d’abord, par une approche large qui permet d’embrasser un panorama général concernant la propagation des clichés gauchesques dans les années 1930. Ensuite, l’examen s’affine dans une sorte de zoom qui s’attache plus précisément aux intérêts particuliers de centres traditionnalistes, des partis politiques, de l’Église catholique, des Forces Armées et des milieux éducatifs. Enfin, une nouvelle vue d’ensemble fait le point sur les espaces d’échanges et les noyaux communs mis en évidence.

Dans ce cadre, les interactions signalées montrent un ensemble de croyances partagées attribuées à la figure du gaucho et à la « tradition nationale ». Ces interprétations non seulement cherchent à rendre intelligible la sémantique de ces concepts mais visent également à leur octroyer une fonction déterminée dans cette conjoncture.

C’est-à-dire que ceux qui s’acharnent à construire, reconstruire et répandre une interprétation particulière du « gaucho », accomplissent un travail qui s’explique et se comprend davantage par le présent que comme une revendication du passé. Même si le discours traditionaliste commémore ce temps passé et prétend le revivifier dans les célébrations, ses messages restent chargés de propositions pour la société contemporaine. Parmi les motivations variées qui encouragent les interprétations du gaucho se détache le dénominateur commun qui consiste à en faire un outil fonctionnel pour la réafirmation de l’identité nationale.

Les voix dissidentes, concernant les représentations du gaucho qui sont décrites dans cette thèse, occupèrent un espace de circulation minoritaire en comparaison des interprétations favorisées, qu’elles soient patriotes, catholiques ou militaires. Cette marginalité est évidente dans les exaltations officielles du « gaucho et de la tradition ». En effet, les réafirmations du « gaucho argentin » qui se reproduisent à chaque fête créole impliquent la confirmation de sa filiation catholique et de sa participation dans les armées indépendantistes. Dans le gaucho, c’est la virilité de la nation qui se trouve ainsi personnifiée.

La revendication du gaucho traverse les frontières des partis politiques car si la Fête de la Tradition acquiert des composants péronistes, dans les premières années de ce gouvernement, sa célébration survit aux mutations politiques postérieures. Les manifestations qui associent le « gauchesque » avec l’identité argentine perdurent après le coup d’état qui destitue Perón en 1955, et on voit les centres traditionalistes

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continuer leurs activités et se réadapter rapidement au nouveau régime militaire. La labilité du « gaucho » était confirmée, non seulement à cause des multiples caractéristiques qu’on lui avait attribuées mais aussi à cause de la diversité des acteurs qui se sont occupés de le réinterpréter selon leurs propres intérêts.

Compte-rendu de lecture

Christiane Demeulenaere-Douyère et Liliane Hilaire-Pérez (dir.), Les expositions universelles.

Les identités au défi de la modernité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

Cet ouvrage fait suite à la journée d’étude qui s’est déroulée le 5 juin 2012 à l’Université Paris Diderot – Paris 7, intitulée « Rencontres autour de l’histoire des expositions universelles : nouveaux chantiers de recherche ». Ses deux organisatrices, Christiane Demeulenaere-Douyère et Liliane Hilaire-Pérez, proposaient de prolonger le colloque de juin 2010 « Les expositions universelles au XIXe siècle en France. Techniques. Publics. Patrimoines »1 en mettant en avant les dimensions culturelles et identitaires de ces événements. Les expositions universelles offrent en effet une tribune pour affirmer ou revendiquer une identité, qu’elle soit professionnelle ou nationale. Leur organisation impose que soient établies au préalable des catégorisations, riches d’enseignements sur le positionnement des techniques et des objets à un moment donné et sur son évolution dans le temps. Les expositions invitent en effet fréquemment à un retour vers le passé, ce qui permet de souligner la notion de progrès et concourt à la construction d’identités ; l’intérêt pour les rétrospectives permet également de glisser du temporaire au permanent et contribue à la muséification des objets présentés.

L’ouvrage s’articule autour de ces éléments de réflexion à travers trois parties thématiques : « de la promotion des produits nouveaux à la muséification du progrès », « le passé recomposé », « entre émancipations et hégémonies politiques ».

* Laboratoire « Identités, Cultures, Territoires » (ICT), Université Paris Diderot – Paris 71 Anne-Laure Carré, Marie-Sophie Corcy, Christiane Demeulenaere-Douyère et Liliane Hilaire-Pérez, Les expositions universelles en France au XIXe siècle : techniques, publics, patrimoines, Paris, CNRS Éditions, 2012.

Geraldine Barron-Fortier*

Geraldine Barron-Fortier172

La première partie, à travers l’analyse de produits « nouveaux », met en scène les tensions entre la technique et l’art ou la science. La contribution de Christian Carletti sur la médecine électrique illustre le succès rencontré par cette technique en même temps que les stratégies de positionnement des produits entre les champs de la médecine et de la physique : les fabricants recherchent d’abord la validation scientifique de leurs instruments et il faut attendre 1878 pour que ces appareils soient pleinement reconnus comme légitimes dans le champ médical. Dominique Perchet étudie quant à lui le lent processus de reconnaissance de la fonte, à l’interface entre art et industrie ; il s’avère fortement dépendant des choix politiques et économiques des entreprises. La concentration exceptionnelle de produits et instruments innovants dans les expositions universelles représente une aubaine pour le Conservatoire des arts et métiers. Ses directeurs successifs ne manquent pas d’exploiter cette manne ; Marie-Sophie Corcy montre cependant l’inflexion donnée par Laussedat à la politique d’acquisition du Conservatoire à l’occasion de l’Exposition rétrospective du travail et des sciences anthropologiques de 1889. Les galeries n’illustraient jusqu’alors pas clairement la continuité du système inventif en raison de leur fonction première de support à l’enseignement ; Laussedat, en faisant le choix d’acquérir des objets obsolètes issus de l’Exposition, propose de reconstituer les jalons du progrès technologique, contribuant à la muséification des collections. Cette première partie illustre donc parfaitement l’élaboration et l’importance des identités catégorielles ou historiques des objets et des techniques dans le cadre des expositions universelles.

La deuxième partie examine l’introduction du passé dans ces manifestations initialement dédiées à la célébration du commerce et de l’industrie. La dimension temporelle a déjà été examinée dans le cadre de l’Exposition rétrospective du travail ; les expositions anthropologiques et ethnographiques la confortent ainsi que l’accent mis sur l’archéologie, en plein essor dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les artifices déployés pour présenter les antiques à l’Exposition universelle de 1878, prise en exemple par Bastien Noël, concourent à leur popularité mais brouillent également leur image : les antiquités se retrouvent dispersées dans différents espaces thématiques ou nationaux aux scénographies disparates diversement appréciées par le public. La mobilisation du passé concourt à souligner une hiérarchie des « civilisations » ; associée au désir de voyage et d’Orient des visiteurs, elle entraîne la construction de toute pièce de représentations et de produits, comme l’illustre le cas de l’Espagne présenté par Manuel Viera de Miguel. Le pays répond au

Christiane Demeulenaere-Douyère et Liliane Hilaire-Pérez 173

fantasme des spectateurs en mettant en scène une Espagne romantique, à la marge orientale de l’Europe, soumise à l’autorité monarchique et à la religion catholique, qui impose une identité stéréotypée en décalage avec la réalité du siècle. L’identité du Mexique est elle aussi construite, au travers des expositions de 1867 et 1889, sur un passé archétypal ; mais Christine Demeulenaere-Douyère montre combien la reconstitution de temples aztèques, adossée à des missions scientifiques mais aussi à des techniques de construction innovantes, concourt à la diffusion et à la popularisation des découvertes archéologiques les plus récentes.

La troisième partie constitue le prolongement logique de la précédente en insistant sur les enjeux politiques, diplomatiques et d’identité nationale des expositions universelles. Anna Pellegrino analyse les récits élaborés par les ouvriers italiens envoyés aux expositions parisiennes : ils révèlent une vision très contrastée de la métropole, entre admiration et répulsion, ainsi qu’une tension entre ville réelle et ville fictive, l’exposition offrant un caractère encore plus extraordinaire que la capitale pour ces visiteurs étrangers. Isabelle Weiland étudie les invitations faites à la Tunisie entre 1851 et 1900 qui révèlent dans un premier temps les stratégies de distanciation de la Régence vis-à-vis de l’autorité ottomane, puis la volonté de la Tunisie de se démarquer de l’Algérie alors que s’affirme progressivement l’influence française. La quête de reconnaissance internationale de la politique coloniale se manifeste, entre autres, par l’organisation de l’Exposition coloniale internationale de Paris en 1931 ; celle-ci offre aux colonialistes européens une vitrine permettant de légitimer leur expansion territoriale en Afrique. La solidarité coloniale ne doit cependant pas faire oublier les frictions diplomatiques. L’Italie et le Portugal notamment, puissances coloniales « secondaires », cherchent à défendre face à leurs concurrents européens et à justifier historiquement leur modèle de colonisation, ainsi que le souligne Nadia Vargaftig. Quelques années plus tard, l’exposition internationale de 1937 voulue par le Front populaire met en scène les tensions entre l’Allemagne nazie et la Russie stalinienne : les deux pavillons se font face, leur architecture symbolisant l’affirmation d’une même volonté de puissance de la part des deux nations antagonistes. Alfred Georg Frei relève l’ambiguïté de cette exposition qui se voulait pacifiste et éducative mais reste sourde aux protestations des Allemands en exil à Paris contre cette manifestation spectaculaire du pouvoir nazi. Les expositions universelles servent aux États à asseoir sur le plan international une identité particulière profondément liée au contexte politique et diplomatique mais qui recherche toujours dans le passé une légitimation historique.

Geraldine Barron-Fortier174

Cet ouvrage se conclut sur un dossier consacré aux sources relatives aux expositions qui sera très utile aux chercheurs pour se repérer dans le paysage archivistique. Christiane Demeulenaere-Douyère propose un tour d’horizon des sources relatives aux expositions organisées par la France entre 1855 et 1937 conservées aux Archives nationales, ainsi que les quelques instruments de recherche spécifiques qui aident à se repérer dans ces sources abondantes (dossiers administratifs, techniques, mais aussi informations sur les produits, sur les exposants et sources iconographiques). En complément, Sandrine Toiron présente le fonds documentaire encore mal connu du Bureau international des expositions. Le BIE est une organisation intergouvernementale fondée en 1928 pour l’organisation des expositions ; elle conserve les archives et les publications des états membres relatives à ces manifestations en vue de faciliter leur organisation et de conserver leur mémoire, mais elle est aussi accessible aux chercheurs sur demande.

La question de la construction des identités professionnelles, des identités nationales mais aussi de celles des produits est intimement liée à la recherche d’une continuité ou d’un héritage historique et patrimonial ; elle constitue aujourd’hui un champ de recherche actif et encore largement ouvert, d’autant que les sources, extrêmement riches, ont ces dernières années bénéficié d’un effort de signalement et de campagnes de numérisation. Les expositions universelles en tant que temples de la modernité est un cliché qui fait long feu : ces manifestations sont un lieu de tension entre passé et présent, entre archaïsme et modernité qui concourent à la notion de progrès. L’ouvrage montre bien comment elles ont de tout temps servi des projets politiques, ce qui incite à revenir aux publics, toujours présents en filigrane dans les contributions des auteurs, bien qu’ils aient été au cœur du précédent opus dirigé par Christiane Demeulenaere-Douyère et Liliane Hilaire-Pérez. Il vient avantageusement compléter une bibliographie sur les expositions universelles déjà riche mais révélatrice d’une recherche dynamique et polymorphe.

Résumés et mots-clés

Résumés et mots-clés 177

Zacharia Bandaogo« Ouaga 2000 » : sa naissance, ses habitants et ses détracteurs (1996 à nos jours)

RésuméSitué au sud-est du centre-ville de la capitale ouagalaise,

« Ouaga 2000 » est le nouveau quartier des nantis. Ce qui est entrepris dans la capitale est, avant tout, un outil de travail qui répond non seulement aux ambitions politiques mais aussi économiques et sociales du président Blaise Compaoré. Si les autorités décident d’embellir la ville, elles doivent faire face à ses détracteurs du fait du clivage entre les riches et les pauvres dans l’occupation de l’espace urbain. Une singulière forme de résistance où l’État reste le grand vainqueur.

Mots-clés : pouvoir – État – pauvreté – urbanisme – habitat

″Ouaga 2000″: its creation, its inhabitants and its critics (from 1996 to the present)

Abstract″Ouaga 2000″ is the new district of the rich located on the

southeast of the city center of Ouagadougou the capital of Burkina Faso. This creation aims not only political ambitions but also economic and social aspirations of President Blaise Compaoré. If the authorities decide to upgrade the capital, they have to face critics (produced by intellectuals and journalists) because of the gap between rich and poor in the occupation of urban space. This is a singular form of resistance where the state remains the overall winner.

Keywords : power – State – poverty – urban planing – habitat

Nataly Camacho MariñoRue, drogue et violence: La survie des jeunes habitants de rue à Bogotà

RésuméBasé sur une enquête ethnographique dans la rue et dans des

centres d’accueil de jour à Bogotá, cet article a pour but de s’interroger sur l’expérience de la survie de jeunes sans-abri et usagers de drogues. En s’appuyant sur les lieux que ces jeunes fréquentent et qui définissent leur espace vécu, sur leurs stratégies de défense ou de protection et sur leurs pratiques de survie quotidienne, ce texte tente de se rendre compte de la manière dont ces jeunes arrivent à échapper ou à faire face à des situations très complexes où la pauvreté, la toxicomanie et la violence jouent un rôle prédominant.

Résumés et mots-clés178

Mots-clés : sans abrisme – survie – espace public – usage de drogues – violence – Bogotà.

Street, drugs and violence: homeless youth survival in Bogotà

AbstractBased on an ethnographic fieldwork in the street and social

centers of Bogotà, the purpose of this article is to investigate how young and homeless drug-consumers try to survive. The research focuses on the places they frequent which define their space of life. Describing the strategies of protecting or defending themselves and their day-by-day survival experiences, this text tends to capture the way these young people manage to escape or to deal with very complex situations where poverty, drugs and violence play a central role.

Keywords : hommeless – survival – public space – drug use – violence – Bogotà.

Baptiste ColinDroit à la ville ? Une réalisation des squatteurs de la rue de l’Est (Paris, 1982)

RésuméÀ partir de l’exemple des Fossoyeurs du Vieux Monde, groupe

qui a squatté en 1982 plusieurs appartements d’un immeuble fraîchement rénové, l’article propose une analyse de l’insertion des squattages dans l’histoire urbaine. En opérant un lien entre le concept du droit à la ville forgé par Henri Lefebvre, le discours situationniste et tout un courant de la géographie radicale, l’auteur expérimente l’élaboration d’un cadre théorique pour l’étude historique des pratiques d’usage et d’appropriation de l’espace.

Mots-clés : sociologie urbaine – géographie radicale – squat histoire des concepts – droit à la ville – Internationale situationniste

Right to the city ? A performance by squatters of the Rue de l’Est (Paris, 1982)

AbstractStarting from the example of the « Fossoyeurs du Vieux

Monde » (Diggers of the Old World), a group that has squatted several apartments of a newly renovated building in 1982, the paper analyzes the introduction of squatting in urban history. By operating a link between the concept of the right to the city introducted by Henri

Résumés et mots-clés 179

Lefebvre, the situationist discourse and a current of radical geography, the author experiences the development of a theoretical framework for the historical study of different practices of using and appropriating space.

Keywords: urban sociology – radical Geography – squat – history of concepts – right to the city – Situationist international

Sami FredjL’habitat comme reflet de la santé psychique

RésuméL’habitat est le lieu social dans lequel l’intimité s’expérimente

comme régulation du rapport aux autres, et un espace de constitution et d’évolution du sentiment d’identité. Les difficultés que rencontrent certains patients atteints de troubles psychiatriques dans l’expérience du « chez-soi » reflètent la structuration de leur personnalité. Elles permettent de préciser les interactions entre la construction identitaire et les rapports entre le sujet et son environnement social.

Mots-clés : chez-soi – identité – psychiatrie – établissement médico-social – réhabilitation

Home as reflection of mental health

AbstractHome is the social place in which intimacy, defined as

relationship’s regulation can be experimented, and a space of constitution and evolution of identity. Some patients affected by psychiatric disorders meet difficulties in experiencing feeling “at home”. These troubles appear to reflect the links between identity construction and binding with a social environment.

Keywords: home – identity – psychiatry – medico-social services – rehabilitation

Patricia Cabianca GazireHabiter la ville, habiter le moi

RésuméLa clinique psychanalytique des états limites pose

d’innombrables difficultés à la fois théoriques et techniques pour les

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psychanalystes. À partir du récit clinique d’une patiente suivie en psychanalyse, l’auteur tente de développer l’hypothèse d’un parallèle entre le processus psychanalytique : le transfert au sein de la cure psychanalytique et la construction d’objet ; et la constitution d’une subjectivité à partir du rapport entre le sujet et les restes du lieu où il habite : le trajet qui fait Agatha dans les coins non-habités de la ville de Sao Paulo.

Mots-clés : psychanalyse – culture – ville – objet – restes

Inhabit the city – inhabit the self

AbstractBorderline patients psychoanalysis poses several challenges,

both theoretical and technical, for psychoanalysts. Starting from the clinical story of a female borderline patient followed in psychoanalysis, the author attempts to develop the hypothesis of a parallel between the psychoanalytic process: the transference within the psychoanalytical process and the object building; and the construction of a subjectivity from the relationship between the subject and the rests of the place where he lives: the trajectory of Agatha by uninhabited corners of the city of Sao Paulo.

Keywords: psychoanalysis – culture – city – object – rests

Mariano Di PasqualeCirculation du savoir médical et politique à Buenos Aires (1820-1852)

RésuméCet article porte sur la construction d’un objet d’étude, des

problèmes et des résultats obtenus dans le cadre d’une recherche doctorale sur l’histoire des savoirs et des pratiques médicales et leurs relations avec le pouvoir politique à Buenos Aires entre 1820 et 1852. Cette étude s’intéresse à la construction de l’interrelation complexe entre la médecine et la politique ; elle a ainsi mis en évidence le peu de travaux produits par l’historiographie sur cette question. La thèse analyse le processus précoce d’institutionnalisation de la médecine en tant que savoir académique et scientifique à travers la création de l’Université de Buenos Aires, l’enseignement universitaire de la médecine et le contrôle de la pratique et de l’exercice professionnel par des institutions publiques-corporatives telles que le Tribunal de

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Médecine et l’Académie de Médecine. Par ailleurs, elle s’intéresse à la présence de certains courants de la pensée médicale qui ont aussi circulé au sein d’un plus ample secteur qui dépasse celui des médecins. Il s’agit d’étudier comment ce processus est devenu opérant par le biais de deux outils : d’un côté, la participation des débats scientifiques à la construction d’une sphère publique ; de l’autre, l’intervention des médecins dans l’action politique de la législature de la province de Buenos Aires.

Mots-clés : médecine – politique – pratiques – savoirs – Buenos Aires – XIXe siècle

Circulation of medical and political knowledge in Buenos Aires (1820-1852)

Abstract This article is the final result of research on the history of medical knowledge and practices and their relationship with political power in Buenos Aires between 1821 and 1852. The chapters that make up this study are interested in the construction of the complex interrelationship between medicine and politics. This research has highlighted the lack of work produced on this issue by historiography. The thesis analyzes the early institutionalization process of medicine as an academic and scientific knowledge through the creation of the University of Buenos Aires, academic medical education and control of practice and professional by public-corporate institutions such as the Court of Medicine and the Academy of Medicine. It also focuses on the presence of certain current medical thinking which also circulated in a wider area that exceeds that of doctors. It is studying how this process became operating through two components: one side, the participation of scientific debates in the construction of a public sphere, on the other, the doctor’s intervention as a political member’s of the Buenos Aires parliament.

Keywords: medicine – politics – practices – knowledge – Buenos Aires – 19th century

Résumés et mots-clés182

Marija PodzorovaHabiter dans la peinture soviétique dans l’entre-deux-guerres

Résumé

Cet article s’inscrit dans l’étude sociale de l’art soviétique des années vingt et trente. L’auteure tente de répondre à la question suivante : de quelle manière les artistes représentent la vie dans les logements soviétiques dans une période très perturbée et sujette à des changements constants, sur le plan politique et esthétique ? À travers l’analyse de nombreuses œuvres – tableaux de genre ou paysages urbains –, nous verrons quel impact la politique dans ce domaine exerce sur les artistes et comment ces derniers font passer différents messages à travers leurs œuvres.

Mots-clés : art soviétique – réalisme socialiste – politique sociale et économique de l’URSS – illustration de la vie soviétique par les peintres.

Inhabit in the Soviet painting of the inter-war period

AbstractThis article is a social study of the Soviet art in the inter-war

period. The purpose of this study is to answer the following question: How do artists represent life in Soviet accommodations in a very troubled period which is subject to constant changes, politically and aesthetically? By analyzing several works of art, we will assess how this policy impacts artists and how they deliver different messages through these works.

Keywords: soviet art – socialistic realism – social politics and economics of the USSR – illustration of the soviet life by the painters.

Biographies des auteurs

Biographies des auteurs 185

Zacharia BandaogoZacharia Bandaogo est docteur en Histoire – « Dynamiques Comparées des sociétés en développement » – de l’Université Paris Diderot - Paris 7 (2004). Il est titulaire d’un DEA du « Centre de sociologie des Pratiques et des Représentations Politiques » (CSPRP) de l’Université Paris Diderot - Paris 7. Il a participé à des colloques et tables rondes organisées conjointement par le SEDET et le CEAN. Il a participé au Séminaire d’histoire du Professeur Odile Goerg et au séminaire de Formation doctorale animé par F. Flipo (Philosophe) – Université Paris Diderot - Paris 7.

Geraldine BarronGéraldine Barron est archiviste-paléographe et a soutenu en avril 2015 une thèse intitulée « Entre tradition et innovation : itinéraire d’un marin, Edmond Pâris (1806-1893) » préparée à l’université Paris Diderot - Paris 7, laboratoire « Identités, Cultures, Territoires » (ICT), sous la direction de Marie-Noëlle Bourguet. Elle anime le carnet de recherche « marine et science » (http://paris.hypotheses.org) et ses thématiques de recherche sont l’histoire maritime du XIXe siècle, en particulier les voyages de découverte et la construction navale, l’histoire des techniques et de la technologie.

Nataly CamachoNataly Camacho est doctorante en troisième année en anthropologie et sociologie au « Laboratoire de Changement Social et Politique » (LCSP) de l’Université Paris Diderot - Paris 7. Diplômée en anthropologie à l’Université Nationale de Colombie, elle a ensuite réalisé un Master 2 en ethnologie et anthropologie sociale à l’EHESS. Dans sa thèse, sous la direction de Numa Murard et Claudia Girola, elle s’intéresse à la problématique des personnes sans-abri à Bogotá, et à la relation entre la vie-limite que ces personnes subissent, l’usage de drogues et les contextes de violence. Elle est auteure de : Camacho, Nataly, « Les ollas de Bogotá: des lieux de passage, des lieux-frontières », Travaux en cours, n°11, mai 2015, p. 14-24.

Baptiste ColinAprès un parcours universitaire au sein du cursus intégré franco-allemand, Baptiste Colin termine actuellement la rédaction de sa thèse de doctorat en cotutelle (Université de Bielefeld et Université de Paris Diderot - Paris 7). Ses recherches historiques portent sur les phénomènes liés à l’émergence des squatts à Berlin-Ouest et Paris

Biographies des auteurs 186

depuis 1945. Il a publié plusieurs travaux sur le sujet. Il est par ailleurs membre du collectif SqEK: Squatting Europe Kollective.

Ninon DubourgNinon Dubourg est doctorante ATER en histoire médiévale au sein du laboratoire « Identités, Cultures, Territoires » (ICT) où elle est également représentante des doctorants. Elle prépare une thèse intitulée « Handicap et infirmité clérical et laïc dans les suppliques et lettres pontificales de l’Europe médiévale (XIIe–XIVe siècle) » sous la direction de Didier Lett (Université Paris Diderot – Paris 7) et de Julien Théry (Université Lumière - Lyon II). Son travail cherche à questionner l’intégration de personnes infirmes dans le clergé et dans la société laïque ainsi que l’utilité que peut trouver l’Église d’aller contre les lois relatives à l’incapacité physique qu’elle a elle-même édicté. La publication de plusieurs articles, autant en France qu’à l’étranger, sont à signaler : ″Being a Leprous Cleric – In/ability to Hold a Benefice (XIIIth and XIVth centuries)″, in Christina Lee, Brill (dir.), Studies in Early Medicine (à paraître printemps 2016) ; ″Being a Leprous Cleric: a social rejection? (XIIIth and XIVth centuries)″, in Cordula Nolte, Bianca Frohne, Uta Halle, Sonja Kerth (dir.), Handbuch der Dis/ability History, Didymos publishers (à paraître en 2016) ; « Deo iudicio percusset – l’idée de contamination d’après les suppliques et les lettres pontificales », in Alter-habilitas. Perception of disability among people, towards the creation of an International Network of studies, Vérone (à paraître en 2016) ; « Émasculations cléricales, Itinéraires particuliers pour aborder l’identité du clerc émasculé (XIIe – XVe siècle) », Encylo. Revue de l’École doctorale ED 382, n°4, 2014, p. 89-101.

Matias Emiliano CasasMatías Emiliano Casas est docteur en histoire (Universidad Nacional de Tres de Febrero/Université Paris Diderot - Paris 7). Ses recherches portent principalement sur les conceptions traditionnelles, particulièrement en ce qui concerne la figure du gaucho dans le cadre rural. Il travaille actuellement sur la sociabilité des associations créoles en Argentine. Il a publié de nombreux articles sur cette thématique comme par exemple : « Gauchos y católicos. El origen de las peregrinaciones gauchas a la Basílica de Luján » et « Las Bases de la Tradición. El rol de la Agrupación Bases en la oficialización del gaucho como símbolo de nacionalidad ».

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Sami FredjSami Fredj est docteur du « Centre d’Études en Psychopathologie et Psychanalyse » (CEPP) de l’université Paris Diderot - Paris 7. Son sujet de thèse (soutenue en 2014) est « Précarité psychique et lien » sous la direction de Jean-Bernard Chapelier. Il est également psychologue clinicien depuis 2006 et a travaillé dans différents établissements publics et associations ayant pour objet la réinsertion ou l’hébergement des personnes ayant des troubles psychiatriques.

Patricia Cabianca GazirePatricia Cabianca Gazire est psychanalyste (API – Association Psychanalytique Internationale) et psychologue du Département de Psychiatrie de l’Université Fédérale de Sao Paulo, Brésil. Elle est docteur du « Centre d’Études en Psychopathologie et Psychanalyse » (CEPP) de l’université Paris Diderot – Paris 7, en cotutelle avec l’Université de Sao Paulo. Sa thèse, intitulée « Construction d’objet dans la cure psychanalytique des états limites », a été soutenue en juillet 2015. Elle est écrivain et a suivi la première année du master en Création Littéraire à L’Université du Havre, École d’Art et de Design Le Havre – Rouen (2014-2015).

Carolina Martinez Carolina Martínez a complété ses études doctorales en cotutelle à l’Université Paris Diderot - Paris 7 et à l’Universidad de Buenos Aires. Rattachée au laboratoire « Identités, Cultures, Territoires » (ICT), sous la direction de Marie-Noëlle Bourguet, elle a travaillé sur le genre utopique et le processus d’expansion trans-océanique à l’époque moderne. Actuellement, elle est rattachée au Museo Etnográfico Juan B. Ambrosetti de l’Université de Buenos Aires où elle mène ses recherches postdoctorales en s’intérrogeant sur les changements dans la représentation de l’Orbis Terrarum à travers la littérature de voyage et les images cartographiques du XVIe siècle.

Sylvain Musinde SangwaDocteur en Anthropologie et Sociologie de l’Université Paris Diderot -Paris 7 en France, Sylvain Musinde Sangwa est professeur à l’Institut Supérieur de Commerce de Kinshasa/Gombe (République Démocratique du Congo). Ses recherches portent sur les migrations, le transfert des dépouilles, le foncier et le pouvoir coutumier en Afrique noire. Il s’intéresse également à la question de la corruption qui mine les États en Afrique et beaucoup d’autres encore à travers le monde.

Biographies des auteurs 188

Mariano Di PasqualeEn 2014, docteur en Histoire et civilisations de l´Université Paris Diderot - Paris 7 et l’Universidad Nacional de Tres de Febrero (En Cotutelle Internationale). Professeur adjoint d’Histoire de l’Argentine dans le Département des Sciences Sociales, Universidad National de Tres de Febrero, directeur du Programme d´Histoire Culturelle à l’Universidad National de Tres de Febrero, chercheur à l’Institut d’études Historiques (IEH) et le Conseil National de la Recherche Scientifique et Technique (CONICET) auprès de Instituto de Estudios Históricos, Universidad National de Tres de Febrero.

Delphine PietuDelphine Pietu est doctorante ATER en histoire contemporaine au laboratoire « Identités, Cultures, Territoires » (ICT). Elle mène des recherches sur les enfants et les jeunes des milieux populaires dans l’espace public parisien (1882-début des années 1960) sous la direction du professeur André Gueslin. Elle a publié différents articles dont « Lutter contre les ″promenades irrégulières″ de petits mendiants en les scolarisant », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », n° 16, 2014 et « Histoire d’un changement de regard sur les mineurs vagabonds en France (fin XIXe siècle-1935) », Actes du colloque « Jeunesses de la rue », Poitiers, 19 février 2014 (en cours de publication).

Marija PodzorovaMarija Podzorova, doctorante à Paris Diderot – Paris 7 / Paris Sorbonne - Paris 1, travaille sur les relations internationales dans l’entre-deux-guerres et plus particulièrement sur la place de l’art plastique dans les échanges bilatéraux et transnationaux (sous la direction de Sophie Cœuré et en co-direction de Philippe Dagen). Articles publiés et à paraître : « L’art et l’engagement politique dans la construction de la diplomatie entre Moscou et Berlin » (à paraître dans la revue Matériaux pour l’histoire de notre temps, début 2016) ; « L’iconographie de Baba Yaga comme incarnation des époques », in Sandra Pellet, Juliette Drigny, Baba Yaga. Workshop, Editions Imprimante, 2015) ; « Les pavillons de l’URSS lors des expositions internationales à Paris, entre 1925 et 1937 », in Marie-Christine Autant-Mathieu (dir.), L’Etranger dans la littérature et les arts soviétiques, Lille, Septentrion, 2014.

INSTRUCTIONS POUR LES AUTEURS

ENCYCLOÉcole doctorale Économie, Espaces, Sociétés, Civilisations.

Pensée critique, politique et pratique sociale (EESC) Université Paris Diderot (ED 382) - PRES Sorbonne Paris Cité)

5, rue Thomas Mann 75013 ParisDirecteur de publication: Jean-Pierre Guilhembet

[email protected]

Tout manuscrit pour la collection ENCYCLO doit être envoyé à l’École doctorale EESC ED 382 qui le soumet au comité de lecture et fixe le calendrier éditorial.

L’École doctorale EESC ED 382 se réserve la faculté d’adapter les manuscrits aux normes scientifiques et typographiques qu’elle a fixées pour la collection et de demander aux auteurs de revoir leur manuscrit selon ces instructions.

L’auteur cède à l’École doctorale EESC ED 382 le droit exclusif d’imprimer et de distribuer l’ouvrage. Il sera remis un exemplaire du volume par article quel que soit le nombre d’auteurs de celui-ci.

Les textes doivent être originaux et ne peuvent faire l’objet d’une autre publication sauf autorisation écrite de l’École doctorale EESC ED 382.

Les auteurs reçoivent un jeu des premières épreuves qu’ils doivent retourner à l’École doctorale EESC ED 382 dans les dix jours. Passé ce délai, seules seront prises en compte les corrections apportées par le secrétariat de la revue ENCYCLO.

Remise du manuscritUn manuscrit est un texte définitif, pour lequel aucune

modification au moment des épreuves, autres que les corrections typographiques usuelles, ne pourra être acceptée.

Le texte du manuscrit sera remis sous forme électronique (fichier Word) aux directrices de la rédaction : Lena SMIRNOVA ([email protected]), Paraskevi MICHAILIDOU ([email protected]) ou envoyées au mail de la rédaction ([email protected])

Instructions pour les auteurs190

La longueur d’un article ne dépassera pas environ 45 000 signes (espaces compris, notes comprises). Les notes sont infra-paginales et numérotées en continu.

Les illustrations originales, limitées à cinq par texte, seront fournies en même temps que le manuscrit en format .pdf ; les tableaux et graphismes remis dans des fichiers séparés, dans des formats facilement exploitables (.doc ou .xls). Il faudra veiller à ce que toutes les polices de caractères spécifiques soient jointes aux documents fournis. Prévoir également les légendes des illustrations.

Tout texte ou illustration utilisé ne peut l’être sans l’autorisation expresse et écrite du propriétaire (auteur, éditeur du livre ou de la revue, musée, bibliothèque) conformément aux dispositions de la loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique. Chaque auteur doit se munir de cette autorisation et la transmettre à la direction de la rédaction.

Un double du manuscrit sera obligatoirement gardé par l’auteur : le texte original ne lui sera pas envoyé pour la correction des épreuves.

Tout article sera accompagné d’un résumé en français et d’un résumé en anglais, de 1000 signes maximum chacun, ainsi que d’une liste de mots-clés, en français et en anglais (6 maximum).

Les auteurs doivent fournir une courte biographie indiquant leur rattachement institutionnel, leurs thèmes de recherche, leurs principales publications (quatre titres maximum) et leur adresse électronique.

Pour chaque numéro, des normes éditoriales particulières seront établies pour la publication des documents (sources primaires) qui accompagneront les textes.

Présentation du manuscritLe texte sera présenté de la façon la plus simple possible :

texte justifié, aucune césure de mot. Les titres des différentes parties de l’article seront bien identifiés. L’École doctorale EESC ED 382 se réserve le droit de faire des propositions en cette matière.

Les italiquesLes italiques seront utilisés pour faire ressortir des mots

ou groupes de mots dans le corps du texte (jamais le gras ou le soulignement) ; ils seront également utilisés pour les titres d’ouvrages, de journaux (conformément aux normes typographiques en usage) ainsi que pour les abréviations et expressions latines (en particulier : ibid.,

Instructions pour les auteurs 191

idem, op. cit., et al.) et les mots étrangers. Ne pas en abuser.

Les citationsToutes les citations en langue étrangère seront traduites,

l’original donné éventuellement en note. Les citations doivent correspondre exactement au texte original. L’auteur est responsable de leur exactitude. Elles seront données en romain, entre guillemets. Si elles sont longues (plus de deux ou trois lignes de texte, elles seront sorties du texte, indiquées par un retrait à gauche, un espace avant et un espace après, sans guillemets, en caractère 10, interligne simple. Les interventions de l’auteur dans le texte d’une citation (suppressions, adjonctions ou remplacements de mots ou de lettres) seront indiquées entre crochets. Les coupures de texte seront signalées par […].

Les majusculesLe français fait un usage modéré des majuscules, contrairement

à d’autres langues. Ne pas les utiliser pour mettre un mot en valeur (utiliser plutôt les italiques, ou en second choix les guillemets). Ne pas les utiliser non plus pour développer des sigles, CNRS s’écrit : Centre national de la recherche scientifique. Dans le corps du texte, les prénoms seront écrits en entier, et les noms d’auteur ou de lieux écrits en minuscules (capitale initiale seulement). Attention : Académie des sciences

Quelques usagesENCYCLO s’appuie pour les normes typographiques, sur Les

Règles typo graphiques en usage à l’Imprimerie nationale. Quelques exemples de normes à respecter :

Abréviations (à utiliser dans les notes, jamais dans le texte)Archives nationales: ANArchives départementales : AD + nom du département (AD Jura)Archives municipales: AM + nom de la villeBibliothèque nationale de France : BnFBibliothèque municipale : BM + nom de la villePage ou pages : p. ; également p. si pages consécutives (ne jamais indiquer un numéro de page sans le faire précéder de p.) ; chapitre : chap. ; tome : t. ; éditeur (de texte) : éd. ; édition(s) ne s’abrège pas.Premier : 1er ; deuxième (ou autres) : 2e. Les siècles s’écrivent en chiffres romains : XIXe siècle

Instructions pour les auteurs192

SiglesNe pas utiliser de points entre les lettres, on écrit ED et non pas

E.D.

Renvoi bibliographique Ne pas utiliser cf. mais le remplacer éventuellement par : voir.

Dates et numéros de pageÉcrire 1995-1998 (et non pas 1995-98) et p. 141-149 (et non pas

141-9).

Présentation des bibliographiesLes références bibliographiques en note devront comprendre

obligatoirement les éléments suivants, chaque élément étant séparé des autres par une virgule :Prénom de l’auteur, nom de l’auteur, titre, [directeur d’ouvrage, le cas échéant], ville, éditeur, date, pages (dans un ouvrage collectif).On limitera au maximum l’emploi des majuscules dans les titres, même en anglais.

Les titres d’ouvrage seront indiqués en italiques, les titres d’articles entre guillemets, les collections entre parenthèses après le nom de l’éditeur.

Pour les ouvrages étrangers, les noms de ville seront indiqués en français, quand ils existent : Florence et non pas Firenze.

Pour une nouvelle citation, utiliser ibid. si elle suit immédiatement, op. cit. note 00 dans les autres cas (rappeler le nom de l’auteur avant op. cit.).

Exemples de références bibliographiques— Pour un ouvrage —Daniel Roche, Histoire des choses banales ; naissance de la consommation dans les sociétés traditionnelles (XVIIe-XIXe siècle), Paris, Fayard, 1997.— Pour une contribution à un ouvrage collectif —Michel Callon, « Réseaux technico-économiques et irréversibilités », in Robert Boyer, Bernard Chavance et Olivier Godard (dir.), Les figures de l’irréversibilité en économie, Paris, EHESS, 1991, p. 195-230.— Pour un article dans une revue —Mario Biagioli, « Le prince et les savants: la civilité scientifique au XVIIe siècle », Annales HSS, nov.-déc. 1995, 6, p. 1414-1453.

Imprimerie Paris Diderot

Décembre 2015

Tél. : 01 57 27 63 03

[email protected]

EncycloRevue de l’École doctorale ED 382

Pratiques sociales

Pensée critique

Économies

Sociétés

Civilisations

Politique

Espaces

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EncycloRevue de l’École doctorale ED 382

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ED 3

82N

° 620

15

Prix TTC 15 €ISSN 2266-2677

DOSSIER THÉMATIQUE : « HABITER, LIEUX DE VIE ET FAÇONS DE VIVRE »

Ninon DUBOURG, Delphine PIÉTU et Marija PODZOROVAHabiter, lieux de vie et façons de vivre

DE L’INDIGENCE À L’EXCLUSION

Natalie CAMACHO MARIÑORue, drogue et violence : la survie des jeunes habitants de la rue à Bogotà

Zacharia BANDAOGO« Ouaga 2000 » : sa naissance, ses habitants et ses détracteurs (1996 à nos jours)

L’INDIVIDU ET LE LIEU DE VIE

Patricia CABIANCA GAZIREHabiter la ville, habiter le moi

Sami FREDJL’habitat comme reflet de la santé psychique

REVENDIQUER LES MODES DE VIE

Baptiste COLINDroit à la ville ? Une réalisation des squatteurs de la rue de l’Est (Paris, 1982)

Marija PODZOROVAHabiter dans la peinture soviétique dans l’entre-deux-guerres

VARIA

Mariano di PASQUALE Circulation du savoir médical et politique à Buenos Aires (1820-1852)

RÉSUMÉS DE THÈSECarolina MARTINEZ

Mondes parfaits et étrangers dans les confins de l’Orbis Terrarum. Utopie, expansion transocéanique et altérité (xvie-xviiie siècles)

Sylvain MUSINDE SANGWA Parenté et patrimoine foncier chez les Bena Mambwe de la République démocratique du Congo. La réappropriation de la dépouille de l’épouse par son lignage

Géraldine BARRON-FORTIEREntre tradition et innovation : itinéraire d’un marin, Edmond Pâris (1806-1960)

Matias Emiliano CASASLes métamorphoses du gaucho. De la poésie épique à la tradition nationale (1930-1960)

COMPTE RENDU DE LECTURE

Christiane DEMEULENAERE-DOUYÈRE et Liliane HILAIRE-PÉREZ (dir.)Les expositions universelles. Les identités au défi de la modernité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014 (Géraldine BARRON-FORTIER)

9782744201936