498
Thèse de doctorat de l’Université Sorbonne Paris Cité Préparée à l’Université Paris Diderot Ecole doctorale Recherches en Psychanalyse et Psychopathologie ED 450 Centre de recherches Psychanalyse, médicine et société Poème et mathème dans la clinique psychanalytique Études sur la relation mathème-poème à travers de la lettre Par Carlos Guillermo Gómez Camarena Thèse de doctorat de Psychopathologie fondamentale et psychanalyse Dirigée par Laurie LAUFER Présentée et soutenue publiquement à Paris le 5 mai 2018 Président du jury : VANIER, Alain / Professeur des universités / Paris 7 Diderot Rapporteur : SCAVINO, Dardo / Professeur des universités / Université de Pau et des Pays de l’Adour Rapporteur : ASKOFARÉ, Sidi / Professeur des universités / Université de Toulouse 2 Jean Jaurès Directrice de thèse : LAUFER, Laurie / Professeure des universités / Paris 7 Diderot Membre invité : CLÉRO, Jean-Pierre / Professeur émérite / Université de Rouen

de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

  • Upload
    others

  • View
    9

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Thèse de doctorat

de l’Université Sorbonne Paris Cité

Préparée à l’Université Paris Diderot

Ecole doctorale Recherches en Psychanalyse et Psychopathologie ED 450

Centre de recherches Psychanalyse, médicine et société

Poème et mathème dans la clinique psychanalytique

Études sur la relation mathème-poème à travers de la lettre

Par Carlos Guillermo Gómez Camarena

Thèse de doctorat de Psychopathologie fondamentale et psychanalyse

Dirigée par Laurie LAUFER

Présentée et soutenue publiquement à Paris le 5 mai 2018

Président du jury : VANIER, Alain / Professeur des universités / Paris 7 Diderot

Rapporteur : SCAVINO, Dardo / Professeur des universités / Université de Pau et des Pays de l’Adour

Rapporteur : ASKOFARÉ, Sidi / Professeur des universités / Université de Toulouse 2 Jean Jaurès

Directrice de thèse : LAUFER, Laurie / Professeure des universités / Paris 7 Diderot

Membre invité : CLÉRO, Jean-Pierre / Professeur émérite / Université de Rouen

Page 2: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora
Page 3: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

3

Titre : Poème et mathème dans la clinique psychanalytique. Études sur la relation mathème-poème à travers de la lettre. Résumé : Sur les mathématiques et la poésie chez Lacan, plusieurs choses ont été dites afin de faire état, d’un côté des éléments heuristiques des mathématiques et de l’autre pour éclaircir la relation entre psychanalyse et poésie. Pourtant, les références sur l’articulation entre mathématiques et poésie sont, hélas, marginales. Une quête sur les distinctes formulations de la liaison entre science et psychanalyse selon Lacan, suit à une problématisation épistémologique et ontologique de la psychanalyse de Lacan ; là, nous trouvons deux plateformes où Lacan mobilise son approche des mathématiques et à la poésie. La première consiste en le mathème comme une alternative au poème heideggérien afin de désontologiser la psychanalyse. La deuxième est le rapatriement des poètes expulsés par Platon au champ psychanalytique. Nous traçons la trajectoire des usages et la fonction des mathématiques en lien avec ses élaborations poétiques tout au long de l’œuvre et l’enseignement de Lacan afin d’éprouver l’importance d’eux pour la théorie, la pratique et la clinique. Pour cela, nous prenons appui sur ce que Freud avait déjà dit sur ces savoirs, notamment sur la poésie. Un double groupement quadripartite est à la base de cette recherche. Premièrement, les mathématiques ou le Mathème réunit la formalisation, le mathème, les diagrammes et les objets/thèmes mathématiques. Deuxièmement, la poésie ou Poème se compose de quatre sous-ensembles : littérature, art, esthétique et création. Nous exposons finalement trois « cas » d’articulation entre Mathème et Poème extraits de l’œuvre de Lacan. Mots clefs : Psychanalyse, Lacan, Freud, mathématiques, topologie, diagrammes, littérature, nœuds, lalangue, esthétique, mathème, poésie, art, formalisation, création, lettre, fiction, Koyré, Heidegger, épistémologie, ontologie, science, Jakobson, Platon, Badiou, écriture, parole, langage.

Page 4: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

4

Page 5: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

5

Title : Poem and mathem in the psychoanalytic clinic. Research on the relationship mathem-poem through the letter. Abstract : There is no doubt that plenty has been said about the place of mathematics and poetry in the work of Jacques Lacan. On the one hand mathematics is often convoked as a heuristic tool for psychoanalysis. On the other, many books have been written in order to clarify the relationship between psychoanalysis and poetry. However, references to the articulation of poetry and mathematics remain marginal. After an epistemological and ontological problematisation of this articulation in Lacan’s work, we explore the different links that Lacan makes between science and psychoanalysis. Here we find two platforms where Lacan mobilises an approach to poetry and mathematics. The first one is the mathem as an alternative to the heideggerian poem, a shift that allows a deontologization of psychoanalysis. The second one consists of Plato’s evicted poets repatriation to the psychoanalytical field. Taking into account what Freud said about both disciplines –especially poetry– we trace the trajectory of the usages and functions of mathematics in relation to the poetic elements that Lacan developed throughout his work in order to discuss its theoretical, practical and clinical pertinence. As such, this research is structured in two sections consisting of four parts each. The first one, entitled Mathematics or Mathem stands for Formalisation, Mathem, Diagrams and Mathematical objects/themes. The second one, entitled Poetry or Poem, is composed of four subsets: Literature, Art, Aesthetics and Creation. Finally, we expose three “cases” of articulation between Mathem and Poem extracted from Lacan’s work. Keywords : Psychoanalysis, Lacan, Freud, mathematics, topology, diagrams, literature, knots, lalangue, aesthetics, mathem, poem, art, formalization, creation, letter, fiction, Koyré, Heidegger, epistemology, ontology, science, Jakobson, Plato, Badiou, writing, word, language.

Page 6: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

6

Page 7: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

7

à Guillermina Camarena

Page 8: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

8

Page 9: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

9

Remerciements

À Madame la Professeur Laurie Laufer, qui a d’abord fait confiance à ce projet, et qui a, par la suite, assuré le sérieux travail de sa direction. À ceux qui ont aussi apporté à la lecture, discussion et correction de ce texte dans ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora Babiszenko et Marco Antonio Reyes. À Alain Badiou, qui a pris le temps et a trouvé la patience pour écouter mes questions pour ne les répondre jamais directement. Son aide m’a permis de rectifier plusieurs fois la direction de cette recherche. À Jean-Michel Vappereau, Quentin Meillassoux et Michel Bousseyroux, qui ont enrichi cette recherche par leurs entretiens et leurs commentaires. À Madame la Professeur Monique David-Ménard, qui a accompagné et soutenu ce travail en tant que directrice de thèse pendant un an. À Beatriz González, Nina Krajnik et Beatriz Santos, pour leur aide précieuse et ponctuelle lors de mon séjour à Paris. À Carina Basualdo †, qui s’est intéressée par ma recherche et pour cela m’a confié la tâche de traduire les intraduisibles. Au gouvernement du Mexique et à l’Universidad Iberoamericana Ciudad de México, qui à travers le CONACyT, la Maison du Mexique à la CIUP, la SEP et FICSAC ont aidé au financement de cette recherche. Merci aux membres du jury qui ont généreusement accepté de prendre le temps de lire ma thèse.

Page 10: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

10

Page 11: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

11

Agradecimientos

A Claudia Herrera, por los lindos momentos, el apoyo y la compañía durante dos años difíciles de escritura. A Ana Cecilia Hornedo y Mariana Alba de Luna, sin su ayuda París no hubiera sido ni posible ni habitable. A Juan García de Alba y Ian García de Alba, sin su ayuda no habría terminado la licenciatura. Y todo lo que se desprendió de ella. A mis primer maestro en psicoanálisis, Juan Diego Castillo, quien me insistió hasta hartarse en dejar la docencia y emprender un doctorado en París. No se equivocó. A Carlos Ahumada, amigo teutón nacido en la región bávara, quien fue cómplice desde el inicio en este proyecto de doctorado. A Salua Aramoni, Catalina Sanabria, Alejandra Salgado, Eva Hernández, Claudia Arditti, José Alejandro Pérez y Rodrigo Torres, amigas y amigos que me acompañaron en los años de París. A mis amigos Luz Rodríguez Carranza, Pablo Amster, Jorge Alemán, Dardo Scavino, Roque Farrán, Angelina Uzín y Santiago Deymonnaz, ¿qué sería del psicoanálisis sin los argentinos? A Tamara Dellutri, amiga entrañable, argentina de lengua inglesa quien nutrió esta tesis con nuestras larguísimas e interesantes discusiones. A Elizabeth Núñez, Daniel Borja y Jimena Herrerías amigos transcontinentales. A Debora Babiszenko, Miguel Sierra y Cristóbal Farriol, quienes entre comidas, visitas, viajes y encuentros virtuales contribuyeron con su amistad, ánimo y maravillosos comentarios. A Christina Soto van der Plas, quien hace de cada encuentro la ocasión para las más refinadas ideas. A Diana Montes y Aliber Escobar, por la más enigmática amistad, una compañía intelectual que fue crucial a lo largo de esta investigación. A quienes confiaron en mi desde la academia: José Luis Barrios, Alejandro Guevara, Marisol Silva Laya y Juan Carlos Henríquez.

Page 12: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

12

Page 13: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

13

Acknowledgements

I would like to thank my friends from the extinct (the real!) Jan Van Eyck Academie, who have contributed with their discussions and encounters in Paris, Mexico, London, Athens, Berlin, Maastricht, Amsterdam and New York: Tzuchien Tho, Samo Tomšič, Pietro Bianchi, Lucca Fraser and Giorgos Papadopoulos. This research is indebted to the commentaries of Alenka Zupančič and Mladen Dolar, whose work inspired several passages of this thesis. Part of this thesis was simultaneously done while working with my critical psychology friends and comrades of the lacanian discourse analysis project: Ian Parker and David Pavón Cuéllar. I would like to thank them for their comments patience and support. Though not quoted in this research, I’m indebted to my friend Bruno Bosteels. Philosophy, Latinoamerica and Literature never were the same after him.

Page 14: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

14

Page 15: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

15

Danksagungen

Zuerst danke ich Lucia Bartl. Ohne ihre Gespräche, Fotografien und ohne ihr Lächeln, kann ich mir meinen Aufenthalt in Paris und Hamburg nicht vorstellen. Ich danke Michaela Wünsch für ihre Einladung nach Maastricht und Berlin um dort Vorlesungen zu geben. Diese Erfahrungen waren sehr lehrreich für mich. Wenn ich diese Worte schreiben kann, dann weil Andrea Rattei und Merve Uphues so gute Lehrer waren. Vielen herzlichen Dank an dieser Stelle für ihre Geduld und ihre Freundschaft.

Page 16: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

16

Page 17: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

17

Agraïments

Per l'Arturo Chávez, amic de l’infància, per fer de la bonica Barcelona un univers paral·lel a Paris. Per l’Ingrid Torres i en Manel Bosch, els catalans més mexicans.

Page 18: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

18

Page 19: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

19

Ranger un livre est serrer les feuilles ; pour le lire, il faut d’abord le détacher, comme si tout message possible était un nœud et tout sa lecture un dénouement. Pour recevoir l’aurore : la fabrication des livres sacrés dans le Tibet.

Severo Sarduy, Antología

Page 20: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

20

Page 21: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

21

INTRODUCTION

L'image de haute volée où l'invention du poète et la rigueur du mathématicien se conjointaient avec l'impassibilité du dandy et l'élégance du tricheur.

–J. Lacan, Séminaire sur La lettre volée.

On voit qu’il n’y a que deux choses dans l’activité des hommes qui soient prophétiques : la poésie et les mathématiques.

–A. Badiou, À la recherche du réel perdu.

En 1975 à l’occasion de son deuxième séjour aux États-Unis, Lacan a donné une

conférence devant une assemblée de linguistes, de logiciens et d’autres

chercheurs du plus haut niveau. Comme d’habitude, l’auditoire n’a quasiment

rien compris. Noam Chomsky, le linguiste américain, avait exposé sa conception

linguistique sur la base d’équations et de formules. Le psychanalyste lui a posé

une question : « la linguistique peut-elle dévoiler les lois universelles de toutes

les équivoques et jeux de mots dans une langue ? ». Chomsky répondit que le

linguiste n’a aucun intérêt pour les équivoques, que la linguistique scientifique

n’a comme objet que la communication, « ce sont les poètes qui s’occupent de

tout ça » il conclut. Lacan visiblement ému rétorqua : « donc, je suis un poète ! ».

La mauvaise réputation de Lacan, à propos de son style cryptique et

énigmatique, est bien résumée dans cette petite histoire racontée par la

professeure américaine Sherry Turkle1. Mais notre intérêt réside ici : même si

Lacan, de manière sarcastique s’est déclaré poète, il a travaillé et a articulé les

mathématiques tout au long de ses séminaires. Autrement dit, même si Lacan

s’annonce comme poète, il a maintenu toujours une orientation mathématique

pour construire la psychanalyse dans le domaine théorique, clinique et pratique.

1 Pour un compte rendu de la conférence et du débat, Cf. Sherry TURKLE, Psychoanalytic politics. Freud's French Revolution. Basic Books Publishers, New York, 1978, p. 234-247.

Page 22: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

22

Problématique et enjeux

Pour le discours courant, la relation entre mathématiques et poésie ne va pas de

soi, elle n’est pas naturelle2. De même, pour la construction d’une praxis

psychanalytique, il est excentrique de raccorder ces deux champs de savoir : les

mathématiques sont liées à la science tandis que la poésie est quasiment

identifiée à l’art. La psychanalyse, est-elle un art ou une science ? Par ailleurs,

c’est précisément la question que Chomsky a posée à Lacan. Pour certains

auteurs3, ce parti pris de Lacan pour un aspect poétique, voire artistique, de la

praxis psychanalytique, se trouve confirmé dans son enseignement à la fin de sa

vie4. En se basant sur la prédominance des références poétiques sur les

mathématiques lors des derniers séminaires de Lacan, certains peuvent conclure

que la réponse du psychanalyste au linguiste américain a été juste et correcte5.

Pour des raisons que nous avancerons ultérieurement, la question est plus

complexe à nos yeux et plus intéressante que la simple opposition exclusive

entre science et art. Pour le dire autrement : la question reste en suspens ; ses

possibles réponses dépassent les catégorisations simplistes qui cherchent à

2 « Il apparaît de toutes parts absurde que la culture des lettres ait été opposée, par notre système scolaire, à celle des mathématiques. Des innombrables réformes dont les étudiants et leurs professeurs sont victimes, il n’en pas une qui ait tenté de faire une place à un enseignement qui accorderait la même force au plaisir de démontrer et à celui de lire et d’écrire. (…) Un certain nombre de nos concitoyens, aussi condescendants qu’ignorants, sont assez abusés pour prendre de simples distinctions administratives (dictées par des considérations purement financières) pour des clivages psychologiques ou ontologiques » Jean-Pierre CLÉRO, Essai de psychologie des mathématiques, Paris, Ellipses, 2009, p. 210-2011. 3 Roberto HARARI, El psicoanálisis: entre la pulsión y la poesía, inédit, avril-âout 1996 ; Jacques-Alain MILLER, Un esfuerzo de poesía, Buenos Aires, Paidós, 2016. (Jacques-Alain MILLER, L’Orientation lacanienne III, 5 Cours 2002-2003 : Un effort de poésie, inédit en français). 4 Cette histoire remonte à 1975 quand Lacan, après son séminaire Encore, commence à introduire la topologie de nœuds et fait correspondre simultanément la parole poétique aux interventions du psychanalyste. Lacan meurt six ans plus tard, en laissant en suspens la réponse à la question : la topologie relève-t-elle le mathème ? 5 « Encore faut-il noter que dans le parler contemporain les recherches peuvent aussi être artistiques (c’est Picasso d’ailleurs qui cite Lacan, pas un savant), dimension que le dernier Lacan réintroduit, en particulier en rapprochant la psychanalyse de la poésie », François BALMÈS, « Quelle recherche pour une pratique de bavardage ? in Jean François BALMÈS, La psychanalyse : chercher, inventer, reinventer, Toulouse, Érès, 2004.

Page 23: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

23

soumettre les points subversifs de cette approche mathématique et poétique de

la psychanalyse. Effectivement, nous pensons qu’il y a plus d’une alternative.

En effet, il est surprenant que Lacan ait approfondi de façon alternée,

comme une sorte de zigzag, entre les mathématiques et la poésie pour construire

sa théorie. Il est étonnant aussi de voir qu’à chaque fois que Lacan introduit un

élément poétique, il rajoute simultanément des concepts mathématiques

(topologie, logique, algèbre, théorie de jeux, etc.). Parfois il fait d’ailleurs

l’inverse, comme s’il soupçonnait que chacun est l’antidote de l’autre ou comme

si cette opposition ouvrait d’une façon productive un chemin royal à la

psychanalyse : la mention de la topologie du tore dans « Fonction et champ de la

parole », le traitement mathématique de « La lettre volée », l’algèbre de la

métaphore à partir du poème « Booz endormi », le mathème comme idéal de la

psychanalyse juste au moment où il introduit la lalangue et l’usage des nœuds

borroméens pour s’approcher de la littérature Joycienne –via la réson du poète

François Ponge– en sont seulement quelques exemples. Nous trouvons, donc, un

Lacan qui a mis en relation deux pôles (opposés ?) pour déplier sa théorie

psychanalytique.

Ainsi, nous supposons que chez Lacan il y a une forte tension entre

l’écriture mathématique minimaliste et la richesse de la parole équivoque du

Poème, comme si ce tiraillement, pris dans un abord manichéen, constituait une

nette dichotomie et établissait un couple d’opposition irréductible. Bien que les

sujets du mathème et du Poème aient déjà été traités plusieurs fois par différents

auteurs, son articulation reste énigmatique. Effectivement, il existe plusieurs

auteurs et psychanalystes qui s’approchent du Poème et du Mathème. Cependant,

il n’y a aucun traité systématique et il n’existe presque aucune référence

fragmentaire sur la relation entre Mathème et Poème (en cursives et avec une

majuscule dorénavant pour désigner l’ensemble ou la constellation des différents

usages des mathématiques et des recours poétiques). Nous y reviendrons. Par

ailleurs, Mathème et Poème ne sont ni des termes univoques ni des concepts

faciles à maîtriser. En conséquence, nous risquons d’être en face d’un double

Page 24: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

24

front. D’un côté, un premier front serait de céder à une inertie générale de la

conception communément reconnue du Mathème ou du Poème ; d’un autre côté,

le second front serait de mal poser la question : soit en termes d’une substitution

(par exemple, le mathème par la topologie), soit en termes d’une relation

exclusive (par exemple, l’alternative ou l’univocité du Mathème ou l’équivocité du

Poème). Encore pire, il pourrait s’ajouter un troisième front, celui d’ignorer

l’existence de liens entre les principes mathématiques et poétiques.

Pour toutes ces raisons, notre tâche est triple : a) pour commencer, nous

détaillerons les fonctions qui peuvent être groupées sous les noms « Mathème »

et « Poème » et les usages que Lacan en a faits ; b) nous essayerons de trouver les

différentes manières dont Lacan articule ces éléments selon les circonstances

(contexte et dates) ; c) finalement, nous tenterons d’extraire les conséquences

théoriques, pratiques et cliniques de cette approche par regroupement et

articulation.

Pour illustrer notre façon de procéder, nous avancerons quelques

formulations. Par exemple, il est nécessaire de distinguer les usages que Lacan a

faits du mathème (transmettre le savoir, localiser les impasses), des objets et des

thèmes mathématiques (contester le sens commun, donner rigueur, vider le sens

herméneutique), des diagrammes (articuler le temps et l’espace, faire une

présentation simultanée des éléments temporels) ou de la formalisation

(symboliser l’imaginaire, suivre la voie structuraliste). Il est convenable, aussi, de

différencier la fonction poétique (le message pour le message sans rien

communiquer), du terme grec « poéin » (la parole produit des effets et des

réalités), de la notion allemande-heideggerienne « dichtung » (la parole qui cerne

l’innommable) et du néologisme lalangue (les équivoques homophoniques, la

prédominance de la musicalité sur le sens). À la fin, dans le chapitre 3, nous

avons choisi de diviser le Poème et de le regrouper en quatre parties : littérature,

art, esthétique et création. Les éléments de l’ensemble Mathème

(mathématiques, mathème, formalisation) ont des propriétés communes. Il en

est de même pour les éléments de l’ensemble Poème (littérature, art, esthétique

Page 25: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

25

et création). Notre question est donc la suivante : est-ce qu’il existe une

intersection générale ou particulière à ces deux ensembles ? Qu’est qu’il y a en

commun entre Mathème et Poème ?

Grouper les éléments dans des ensembles nous montrerait, peut-être, un

intérêt général de Lacan (pour penser la psychanalyse et localiser son espace

propre), bien qu’il soit utile de séparer ces éléments pour détailler les usages

singuliers à certains moments de l’œuvre de Lacan. Certes, les spécificités de ces

éléments appartiennent de manière générale à l’intersection des ensembles

Mathème et Poème. Mais plus particulièrement, l’intersection entre eux

correspond à un problème que Lacan se pose à chaque époque ou moment. Ce

croisement entre Mathème et Poème est dans un contexte plus précis. Il s’agirait

des constructions ponctuelles pour résoudre un problème spécifique ou

formuler un point psychanalytique précis. Oublier cette remarque a comme

risque de tirer des conséquences erronées ou imprécises6. Bref, nous nous

tromperons si nous essayons de trouver uniquement les stratégies générales ou

les énoncés universels de la relation entre Mathème et Poème.

Trois exemples servent à illustrer ce point. Dans Fonction et champ de la

parole et du langage, Lacan lutte contre une lecture biologisante7 –voire

ontolgisante au sens heideggérien du terme– de la psychanalyse. Il prend une

voie « poétique » à travers une approche linguistique8 tandis que le mathème,

cette fois-ci, se présente sous la forme de la topologie du tore. Le tore est invoqué

6 C’est le cas de ceux qui assurent que Lacan, à la fin de son enseignement, s’est débarrassé du Mathème au profit du Poème (Juan RITVO, Tiempo lógico y aserto de certidumbre anticipada, Buenos Aires, Letra Viva, 1983.) ou que Lacan a reconnu l’entreprise topologique comme un gros échec pour se maintenir dans l’horizon de formules de la sexuation (Slavoj ŽIZEK, Less than Nothing, Londres/New York, Verso, 2012). 7 L’épigraphe qui ouvre cet écrit est instructif : la « neurobiologie humaine » est le seul horizon de la psychanalyse dans l’opinion de Nacha Sachs, citation qui a été mise en exergue par l’Institut de Psychanalyse fondé par lui-même. 8 Ces références, telles que « parole vide et parole pleine », « dans ce que nous appellerons la poétique de l'œuvre freudienne » ou « la fonction poétique du langage » ne constituent que quelques exemples. Jacques LACAN, « Fonction et champ de la parole et le langage en psychanalyse » in Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 247, 317 et 322.

Page 26: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

26

pour penser une relation topologique –non sphérique– entre la vie et la mort9

(pulsion de mort, symbolisation comme mort de la chose), donc pour contester la

biologisation de « l’instinct » de mort. Prenant la même direction, la linguistique

est pour Lacan l’alternative pour s’approcher des phénomènes inconscients que

Freud a abordés sans les biologiser –une voie que Heidegger avait ouvert dans

son article Logos traduit par Lacan en 195010. Mathématiques et poésie

convergent ici pour neutraliser l’ontologisation de la psychanalyse par les

lectures biologisantes et psychologisantes d’elle.

Le deuxième exemple est extrait de son séminaire appelé Encore où Lacan

place le mathème comme l’idéal de la transmission psychanalytique ; le mathème

y est présenté sous forme de « petites lettres »11 (mises en relations littérales), et

peut être transmis sans faire appel au langage. Pour le reformuler, le mathème

univoque (qui signale une impasse, un vide, un trou) n’a pas besoin du Poème

équivoque pour être transmis. Mais en même temps, Lacan introduit le

néologisme lalangue (en un seul mot) qui se réfère, au cours de l’Histoire, à

l’accumulation des équivoques dans une langue. Le mathème est nécessaire pour

l’enseignement de la psychanalyse tandis que la lalangue, l’élément poétique en

cette occasion est convoqué comme un recours pendant l’intervention clinique.

Les deux éléments Mathème et Poème articulent théorie et pratique clinique.

L’opposition Mathème-Poème constitue l’espace pour la praxis psychanalytique,

étant entendu que la praxis est la jointure entre théorie et pratique. Dans ce cas,

nous pouvons exprimer cette articulation dans la formulation suivante : le

psychanalyste pense (le cas) comme un mathématicien, mais il se comporte

comme un poète dans sa pratique. Il s’agit d’une expression à laquelle nous

reviendrons.

9 Ibid., p. 320. 10 Martin HEIDEGGER, « Logos » dans la revue La psychanalyse, 1956 n° 1, p. 59- 79. Traduction de Lacan. 11 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XX : Encore [1972-1973], Paris, Seuil, 1975, p. 43.

Page 27: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

27

Finalement, dans l’écrit intitulé « L’étourdit »12 Lacan définit la lalangue

en termes mathématiques : « Une langue entre autres n'est rien de plus que

l'intégrale des équivoques que son histoire y a laissées persister ». Alors même si

cet écrit est la synthèse du séminaire Encore (exemple précédent), l’articulation

entre Mathème et Poème est tout à fait différente. Dans Encore, la relation est de

tension tandis que dans « L’étourdit » l'assemblage est plutôt paradoxal : la

lalangue poétique est l’intégrale des équivoques ! Ce terme mathématique,

intégral, signale une limite, sa fonction étant de calculer la surface d’un espace

délimité d’une manière asymptotique. Ainsi, les mathématiques permettent de

concevoir une pensée poétique. Il est possible d’objecter cette lecture par son

apparence trop métaphorique13. Dans cette recherche, il n’est pas incorrect de

poser l’hypothèse d’un mathème qui prend la forme de la lalangue, c’est-à-dire

de l’une-bévue lacanienne (Cf. la partie sur les mathèmes dans le chapitre 2). En

ce sens, l’inconsciente structurée comme lalangue14 est l’accumulation des une-

bévues qui se transmettent.

Après avoir examiné l’intérêt et les usages que Lacan a faits du Mathème et du

Poème, notre méthode dans cette recherche pour explorer la relation entre eux

sera la présentation de trois cas, ponctuels, d’articulation entre mathématiques

et poésie. Ces trois cas ne sont pas les trois exemples développés dans cette

introduction. Les trois cas que nous analyserons dans le chapitre 4

12 Jacques LACAN, « L’étourdit » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 490. 13 Même Lacan a hésité à propos de la fonction métaphorique ou non de la topologie. Cf. « Diagrammes et appareillages d’écriture : du modèle à la topologie », notamment la section 2.1.2 du chapitre 2 consacré au Mathème. Ce point est très sensible à la pratique psychanalytique, comme nous constatons à la fin de l’enseignement de Lacan. Par exemple, lorsque que la notion topologique d’« équivoque » par homotopie s’articule à l’équivoque linguistique. Cf. Michel BOUSSEYROUX, « Comme le lait sur le feu : des changements d’état de la parole (Topologie de la poésie) » et « Les symptôme inventé et réinventé : de Marx à Joyce » in Lacan le borroméen. Creuser le nœud, Toulouse, Érès, 2014 ; Marc DARMON, « Le nœud qui dénoue » in http://freud-lacan.com/freud/Champs_specialises/Theorie_psychanalytique/Le_noeud_qui_denoue consulté le 20 août 2017 ; Anonyme, « Le nœud borroméen généralisé » in http://gaogoa.free.fr/HTML/Noeudrondlogie/Topologie/Noeuds/Borromeen/Bog.htm consulté le 20 août 2017 ; Jean-Michel VAPPEREAU, « Sa claque » in revue Essaim, no. 21, 2008. 14 Ibid.

Page 28: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

28

correspondent à trois moments distincts dans l’enseignement de Lacan :

l’impérialisme du signifiant (1951-1957), l’aventure de la topologie des surfaces

(1963-1967) et, finalement, le virage poétique (1972-1981). Nous aurions pu

épingler des autres exemples, mais ceux-ci nous semblent les plus diverses et

paradigmatiques de l’œuvre lacanienne.

L’ontologisation de l’être

À part des croisements ponctuels entre mathématiques est poésie, il est possible

de trouver chez Lacan une base générale qui rend possible les articulations entre

Mathème et Poème. Par exemple, au début de l’enseignement de Lacan –au

moment de Fonction et champ de la parole– la relation entre mathématiques et

poésie est convoquée comme une neutralisation de l’ontologisation de

l’inconscient, tandis qu’entre 1968 et 1977, le Mathème et le Poème constituent

un effort pour penser et pousser les limites de la langue –par la parole ou par

l’écriture. La deuxième articulation n’efface pas l’usage général désontologisant

de la première. Il existe peut-être un changement de priorités dans cette alliance

entre mathématiques et poésie.

Dans ces exemples, nous venons de mentionner –sans vraiment développer cette

idée– que mathématiques et poésie sont impliquées de manières distinctes. Dans

cette recherche nous tenterons, pour le dire brièvement, d’une part, de décrire le

mouvement général de croisement entre Mathème et Poème ; d’autre part, nous

explorerons plus en détail les mouvements particuliers des éléments

mathématiques et poétiques.

De plus, il est nécessaire de noter que la façon dont Lacan utilise Poème et

Mathème est hors de commun ; cet éloignement des usages traditionnels

constitue des caractéristiques particulières à ces ensembles.

Par exemple, le Poème –l’ensemble de ressources poétiques– n’est pas

convoqué comme un élément décoratif, artifice rhétorique, expression

Page 29: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

29

psychologique, genre littéraire ou pour produire des effets pour plaire, émouvoir

ou enflammer. Pour Lacan, le Poème n’habite pas le champ de la communication

et il ne possède pas une fonction esthétique, référentielle ou analogique. Le

Poème est un dire impersonnel qui ne s’adresse pas à quelqu’un en particulier. Ce

qui attire l’attention de Lacan, c’est la fonction d’un dire qui est hors sens, un dire

qui vide le sens ou qui ne possède pas de sens. Le Poème produit des effets

radicaux : de rentrer en résonance avec ce qui est impossible à dire, de forcer le

langage (néologismes, injonction d’une grammaire étrangère), de modifier

l’inconscient par la parole, induire une parole interprétative hors sens, de

produire l’inexpressivité, de faire un pari pour changer le régime de la

jouissance, d’équivoquer un signifiant maître pour libérer les amarres des autres

signifiants ou de provoquer l’irruption d’un dire qui touche le réel. Le Poème est

une sorte de révélation immanente, une position d’ouverture ou de rupture, une

disposition pour faire dire ce que le réel s’obstine à (ne pas) dire ; c’est le règne

de l’équivocité et le pouvoir du message pour le message15. Le Poème n’est pas

pacifique. Il est une exigence virulente sur la parole au risque de l’ouvert, pour

qu’il dise ce qui est impossible à dire et générer le plus vrai. Le psychanalyste

argentin Héctor López l’exprime ainsi16 :

Donc le vrai poète, pas de message décaféiné qui abuse de la fonction émotive du

langage, mais de la parole qui limite avec le non-sens, qui est par conséquent

déchirure, et même révulsion par certains moments, et qui convoque plutôt à

l’angoisse qu’à l’identification.

Également les usages du Mathème sont loin d’être courants. D’abord, la

formalisation mathématisante n’a pas une fonction référentielle parce qu’elle

n’est pas une cartographie ou une modélisation de la réalité. Deuxièmement, les

mathématiques ne sont pas un calcul, une discipline de la perfection, un discours 15 Pour paraphraser l’expression que Barbara Cassin reprend de l’accusation qu’Aristote fait aux sophistes. Cf. Barbara CASSIN (Ed.), Le plaisir de parler. Études de sophistique comparée, Paris, Les éditions de minuit, 1986. 16 Héctor LÓPEZ, Lo fundamental de Heidegger en Lacan, Buenos Aires, Letra viva, 2011, p. 66. La traduction est de l’auteur.

Page 30: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

30

de la totalité, de l’harmonie ou de l’homogénéité. Finalement, le mathème n’est

pas une formule mathématique, algébrique o algorithmique, qui comporte les

mêmes lois de la construction mathématique.

La mathématique chez Lacan est plutôt fragmentaire et ses usages ont un

but tout à fait différent, qui incluent : a) la transmission du savoir

psychanalytique hors de la parole et du sens ; b) la localisation d’impasses dans

un discours ou dans une formalisation ; c) l’orientation de la clinique

psychanalytique en formalisant un cas ou la théorie ; d) la déspsychologisation

de la psychanalyse par le biais d’une écriture sans le moi ou en diminuant la

dimension imaginaire ; e) la rigueur pour penser la psychanalyse à l’aide d’une

rationalité littérale ; f) le rapprochement du réel sans l’ontologiser en écrivant ce

qui est impossible de dire ; g) la fixation et fictionalisation avec les lettres.

Donc, il est clair que les usages du Poème et du Mahème chez Lacan sont

disruptifs, subversifs et inventifs plutôt que tranquillisants, harmoniques ou

référentiels. Bref, chez Lacan il y a un emploi radical et nouveau de la poésie et

des mathématiques qui, croisées, ouvrent un espace propre à la psychanalyse :

telle est notre première hypothèse.

L’espace propre de la psychanalyse, son champ, est le sujet barré, l’objet a

et la jouissance, tous les trois sont des expressions du réel lacanien. Ainsi, Jean-

Pierre Cléro formule ainsi l’importance des mathématiques pour accéder au

réel17 :

Au primat de l’écriture et à sa particulière dignité à dire le réel (...) l’affirmation

de la supériorité des mathématiques sur tout autre mode d’expression littéraire

ou dialectique (...) Les mathématiques deviennent le mode d’expression

privilégié de ce qu’il a à faire en psychanalyse ; et, plus encore, elles sont la

matrice même du réel psychique.

Il est discutable que le Mathème ait un accès privilégié au réel ou pas, mais nous

pouvons défendre que le Mathème comme le Poème constituent deux voies (non

17 Jean-Pierre CLÉRO, « Les mathématiques, c'est le réel », Essaim 1/ 2012 (n° 28), p. 18.

Page 31: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

31

exclusives) pour approcher le réel. Nous voyons la singularité lacanienne par

rapport à la philosophie d’Heidegger : le Poème n’est pas le seul recours pour

exprimer l’indicible, l'ineffable, l'inénarrable, l’incommunicable ; nous avons une

autre voie : le Mathème.

Heidegger avait confiance dans les pouvoirs du Poème pour invoquer

l’être sans l’ontologiser, sans le réifier, sans le transformer en un étant, c’est-à-

dire une chose. En revanche, Lacan discerne que les mathématiques entraînent la

même faculté de parler, de traiter, d’écrire ou d’invoquer, non pas l’être, mais

l’inconscient et le réel. Pour comprendre ce point, il est indispensable de

regarder Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse18. Lacan,

deux ans après la traduction de Logos d’Heidegger19, conçoit une approche

psychanalytique de l’inconscient en termes de langage et de parole (Poème) tout

en y articulant la topologie (Mathème).

Nous pouvons soupçonner que Lacan a été bien conscient du rôle du

poème heideggérien pour évoquer l’être et qu’il a doublement tenté par le

Mathème et le Poème d’approcher l’inconscient. Heidegger avait diagnostiqué ce

qu’il nomme « l’ontologisation de l’être »20, d’après l’histoire de la philosophie, de

Socrate à Nietzsche. Lacan avait un problème identique dans le champ de la

psychanalyse ; il partage le diagnostic d’Heidegger : l’inconscient, ainsi que l’être,

peuvent devenir réifiés : entités ontologiques (des étants biologiques,

psychologiques, neuronaux, cognitifs, etc.). En revanche, il ne partage pas l’idée

des soi-disant « postfreudiens » qui pensent que l’inconscient est une entité

mentale ou bien qui réside dans le cerveau ; pour Lacan, « l’oublie de la question

de l’être »21 est du côté des ceux qui disent avoir dépassé Freud.

18 Jacques LACAN, « Fonction et champ… ». 19 Cet article écrit par Heidegger montre cette thèse centrale de la convocation de l’être sans le transformer en étant par le commentaire d’un passage d’Héraclite. 20 Cf. Martin HEIDEGGER, Etre et Temps, Paris, Gallimard, 1986. 21 « La question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli », Martin HEIDEGGER, Etre et Temps, p. 25 ; « La primauté du réel travaille à l’oubli de l’être. Par cette primauté le rapport spécifique à l’être se trouve enseveli, qu’il convient de rechercher dans la pensée justement conçue », Martin HEIDEGGER, Nietzsche II, Paris, Gallimard, 1976, p. 396 ; « le dépassement de la métaphysique ne

Page 32: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

32

Suite au diagnostic, Lacan et Heidegger ont donné une prescription : pour

le philosophe c’est le Poème, pour le psychanalyste c’est le Poème et le Mathème.

Pour cette raison, Lacan, contrairement à Heidegger, propose une double

tentative, deux chemins, pour aborder le réel. Il s’avère que l’enjeu

mathématique et poétique chez Lacan réside exactement là : érafler le réel, faire

résonner le réel, évoquer le réel, frapper les bords du réel, déplacer le littoral de

la mer du réel. Par le carrefour d’une étrange poésie et d’une mathématique

pensante22, Lacan trouve l’axe d’une fissure par laquelle coule le fleuve du réel en

débordant le sable métaphysique. Ce point de départ est l’une des deux bases de

cette recherche. L’autre base est l’appropriation lacanienne de l’épistémologie

française.

Ouvrir un espace pour la psychanalyse : l’alternative de l’épistémologie

française et le rapatriement des poètes

Nous venons de traiter la question du Mathème et du Poème comme ressources

pour accéder au réel. Nous avons dit que, chez Lacan, il y a une stratégie de

croisement entre Poème et Mathème pour ouvrir l’espace inédit de la

psychanalyse, pour penser/traiter son propre champ (l’inconscient, l’objet a, le

sujet divisé, la jouissance). Puis, nous avons affirmé que cette stratégie générale a

ses nuances ; les croisements spécifiques entre les éléments des ensembles

« Mahtème » et « Poème » dépendent du contexte et des circonstances. Nous

avons continué en indiquant le partage à l’intérieur de chaque ensemble

d’éléments et de caractéristiques positifs (méthodes, traits, tactiques, emplois) et

négatifs (les usages communs qui rejettent). Finalement, nous avons suggéré que

Lacan a choisi la voie « poétique » en s’inspirant d’Heidegger et aussi qu’il a mérite d’être pensé que lorsqu’on pense à l’appropriation-qui-surmonte l’oubli de l’être », Martin HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 90. 22 Tout au long de cette recherche, nous insisterons sur cette différence entre Heidegger (« La science ne pense pas ») et Lacan, lu par Badiou (« la mathématique est une pensée »). Ce que veut dire que les mathématiques sont au cœur de la science et que la science n’est pas un simple calcul ou une technique, mais une invention qui s’appuie sur le plus radical des mathématiques. Cf. Alain BADIOU, Court traité d’ontologie transitoire, Paris, Seuil, 1998.

Page 33: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

33

inventé une nouvelle voie : celle du Mathème. Ces deux voies sont des

alternatives non exclusives –ou l’une ou l’autre– pour s’approcher des questions

uniquement psychanalytiques, dont la majorité appartient au registre du réel : le

sujet divisé, la jouissance, l’objet a et l’inconscient.

Pour trouver les clés de cette lecture heideggérienne (l’alternative

mathématique pour s’abstenir d’ontologiser l’être de l’inconscient), il est

nécessaire de chercher deux sources qui produiront deux subversions. La

première source est l’épistémologie française et la seconde se trouve chez la

linguistique de Jakobson, laquelle contribuera à ce que nous appelons « le

rapatriement des poètes ». La première subversion consiste à trouver une

alternative au Poème heideggérien et la deuxième, est une torsion linguistique à

Platon : réintroduire la poésie dans la pensée.

L’épistémologie française est essentielle pour la voie mathématique

Reste à savoir pourquoi Heidegger n’a pas choisi l’alternative du Mathème pour

la philosophie. Il bien connue qu’il s’est méfié des mathématiques et qu’il puisait

sa cause dans sa conception de la science. En effet, la maxime heideggérienne qui

déclare « la science ne pense pas23 » est bien connue. Pour Heidegger, la science

n’est pas une pensée parce qu’elle est tout simplement un calcul. La science est

capturée par le champ de la représentation, mais aussi par un mouvement

encore pire pour le philosophe allemand : la mise à disposition des objets

« devant la main ». Avec l’avènement de la modernité, la relation de l’humain est

bouleversée, notre rapport au monde et à autrui est dans une finalité utilitaire ;

la science moderne qui a utilisé les moyens les plus sophistiqués est en essence

technique ; elle développe un « projet mathématique » qui maîtrise la nature sur

les bases de Kepler et Galilée. Ainsi, par le truchement des mathématiques, ils

assurent une détermination pour anticiper ce que doivent être les qualités

23 Martin HEIDEGGER, Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, PUF, 2014, p. 26.

Page 34: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

34

réelles. Nous voyons donc l’équation qui opère à l’intérieur de la philosophie

heideggérienne : mathématiques = science = technique.

Il faut ajouter que pour Heidegger la technique, donc la science et les

mathématiques, est la forme la plus raffinée de la métaphysique (autre façon de

nommer la chosification de l’être)24. En voyant cette problématique, comment

est-il possible que Lacan ait opté pour la voie mathématique précisément comme

un remède contre la métaphysique dénoncée par Heidegger ? Certes, Lacan suit

Heidegger dans le diagnostic : la science est une forme subtile de la

métaphysique. Mais, dans la prescription, les chemins s’éloignent parce que chez

Lacan il n’y a pas d’équivalence entre technique et science. Inversement, pour lui,

la science pense ; elle n’est pas simplement un calcul ou une forme de réification.

Si Lacan a choisi une alternative mathématique, c’est parce qu’il n’adhère pas au

philosophe quant à la stigmatisation de la science comme essence de la

technique. D’où la divergence, entre eux, entre problématique et solution, entre

diagnostic et prescription.

Nous sommes dans le champ de la psychanalyse et l’interrogation

philosophique heideggérienne, autour de l’ontologisation de l’être. Elle est

pertinente dans la mesure où elle explique pourquoi Lacan déposa sa confiance

sur le Poème et sur le Mathème. Lacan a créé une solution alternative non

heideggérienne pour une problématique heideggérienne.

Il est possible d’avancer encore un pas. Si Lacan fait confiance aux

mathématiques c’est parce qu’il a été influencé par les fondateurs de

l’épistémologie : Émile Meyerson, Léon Brunschvicg, Alexandre Koyré, Gaston

Bachelard. La formation épistémologique de Lacan est un élément clé pour

répondre à la raison pour laquelle il a inventé une alternative antagonique à

Heidegger25. À cet égard, il n’est pas étonnant que Lacan ait convoqué les mêmes

24 Martin HEIDEGGER, « Projets pour l’histoire de l’être en tant que métaphysique » in Nietzsche, tome 2, Paris, Gallimard, 2006, p. 367-387. 25 Le syntagme « histoire de la science », équivalent à l’épistémologie à l’époque de Meyerson, apparaît dans les Écrits six fois aux pages 284, 361, 462, 711, 797 et 798. Les occurrences du terme épistémologie sont au nombre de sept : pages 86, 153, 794, 795, 855, 863 et 868. Koyré est

Page 35: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

35

précurseurs (Galilée et Kepler) de la science moderne que le philosophe

allemand, mais pour argumenter dans un sens opposé ; il a pris au sérieux les

influences de ses maîtres épistémologues.

Nous avançons quelques exemples. Léon Brunschvicg, philosophe et

professeur à la Sorbonne comme à l’École Normale Supérieure, a affirmé que la

science et la philosophie forment un couple. Pour lui, l’élaboration de l’esprit est

le progrès du savoir sous la forme des sciences : il a construit une épistémologie

tenant conjointement l’esprit et les sciences (en particulier les mathématiques, la

physique, la biologie)26.

Émile Meyerson, fin connaisseur de la science classique et de la

thermodynamique, élève de Brunschvicg, s’est opposé à la tradition positiviste

de la science ; il s’est approprié le terme « épistémologie » en 1908 : « un terme

suffisamment approprié et qui est, petit à petit, devenu plus courant »27.

Alexandre Koyré, philosophe français d’origine russe et historien de la

science, a été le chaînon clé de cette filiation épistémologique. C’est lui qui

indique que les grandes révolutions scientifiques ne sont pas le produit de

nouvelles données empiriques mais des postulats fictifs qui permettent

d’interroger, de comprendre et d’expliquer la nature28. Dans sa version de

l’histoire de la science, les postulats fictifs facilitent un nouveau langage qui

arrange d’une façon différente la réalité. Il s’agit, Koryé l’affirme, d’une

géométrisation du cosmos ; cette mathématisation a été véhiculée par les

fondateurs de la science moderne, Galilée et Kepler, grâce à l’emploi de la

géométrie analytique, nouvelle à son époque29. Voilà pourquoi, contrairement à

Heidegger, Lacan fait confiance aux deux fondateurs de la science moderne.

mentionné quatre fois (p. 287, 313, 712 et 856) alors que Meyerson n’est mentionné qu’une seule foi : page 86. 26 René BOIREL, Brunschvicg. Sa vie, son œuvre avec un exposé de sa philosophie, Paris, PUF, 1964. 27 Émile MEYERSON, Identity and Reality, Londres, Routledge, 2002, p. 5. La traduction est de l’auteur. 28 Alexandre KORYÉ, Du monde clos à l'univers infini, Paris, PUF, 1962. 29 Alexandre KOYRÉ, Études d'historie de la pensée scientifique, Paris, Gallimard, 1973.

Page 36: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

36

Koryé a été disciple de Meyerson qui, à son tour, a été élève de

Brunschvicg. Dans cette généalogie qui a engendré toute une jeune génération de

grands penseurs (Bachelard, Georges Canguilhem, Jean Cavaillès, Jean Hyppolite

et Lacan entre autres) il y avait un trait mathématisant. Ils ont inventé une

modalité bien française de penser la philosophie des sciences. Cette

épistémologie française préféra une approche essentiellement historique de la

science contrairement au positivisme logique, en plein décollage dans les pays

anglophones et germanophones à cette époque ; la voie française n’était pas

réductible à une analyse formelle, que ce soit au niveau de la méthode ou du

contenu.

Cet héritage permet : a) à Bachelard de proposer une épistémologie de la

poésie (la poésie peut produire le savoir, elle a de la rigueur épistémologique) ;

b) à Jean Cavaillès de penser la philosophie des mathématiques ; c) à Canguilhem

d’étudier les « idéologies scientifiques » dans les sciences de la vie, la biologie et

la médecine ; d) à Jean Hyppolite de rechercher la différence entre vérité

scientifique et philosophique ; e) à Lacan de s’appuyer sur le surréalisme pour

articuler un projet psychiatrique30. Pour continuer notre argument, nous

pouvons soupçonner que de tels antécédents l’ont aidé à comprendre que dans la

poésie il est possible de s’éloigner du discours métaphysique, comme l’avait

diagnostiqué Heidegger, mais aussi de casser l’équation science = technologie.

Contrairement à Heidegger, Lacan considère que la science pense, car elle

n’est pas calcul ou représentation, mais création innovante qui véhicule une

pensée inédite ; pour le dire autrement, il y avait des choses impensables avant

l’invention des transfinis, le nombre imaginaire ou le calcul infinitésimal. Ces

pensées sont des inventions qui résultent d’une impasse trouvée dans la

mathématique. Ces dernières sont une écriture plutôt qu’un mode de penser

cognitif sorti de l’esprit ; cette dernière phrase peut indiquer l’orientation que la

30 Jacques-Alain MILLER, « An Introduction to seminars I & II : Lacan’s Orientation Prior to 1953 » in Richard FELSTEIN, Bruce FINK et Mairie JAANUS (éd.), Reading Seminars I and II : Lacan’s Return to Freud, NYU Press, 1996, p. 3-37.

Page 37: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

37

lettre possède, selon Lacan, c’est-à-dire une sorte de « raison depuis Freud »31.

Nous reviendrons sur ce point lors du développement concernant le Mathème.

Néanmoins, une citation de Lacan peut clarifier ce point tout de suite32 :

Au cours des âges, à travers l'histoire humaine, nous assistons à des progrès

dont on aurait bien tort de croire que ce sont les progrès des circonvolutions. Ce

sont les progrès de l'ordre symbolique. Suivez l'histoire d'une science comme les

mathématiques. On a stagné pendant des siècles autour de problèmes qui sont

maintenant clairs à des enfants de dix ans. Et c'était pourtant des esprits

puissants qui se mobilisaient autour. On s'est arrêté devant la résolution de

l'équation du second degré pendant dix siècles de trop. Les Grecs auraient pu la

trouver, puisqu'ils ont trouvé des choses plus calées dans les problèmes de

maximum et de minimum. Le progrès mathématique n'est pas un progrès de la

puissance de pensée de l'être humain. C'est du jour où un monsieur pense à

inventer un signe comme ça √, ou comme ça, ∫, qu'il y a du bon. Les

mathématiques, c'est ça.

Il ne serait pas juste de prendre ces symboles (« √ », « ∫ ») comme des

représentations d’une réalité. Il serait faux d’imaginer que la racine carrée ou le

calcul infinitésimal sont uniquement une technique pour maîtriser le monde.

Nous aurions tort de penser que le développement de la culture n’est que le

résultat de l’évolution du cerveau. « Les progrès des circonvolutions », selon

Lacan, est une forme d’ontologisation par moyen de la biologisation. Pourtant,

ces symboles mathématiques (« √ », « ∫ »), ces lettres, ces graphismes qui font la

frontière entre le réel et le symbolique sont pour Lacan la cause du progrès

humain. Après l’invention de ces graphismes ou appareils de la pensée (le terme

est notre), il est possible de symboliser et de réaliser des choses qui étaient

31 Jacques LACAN, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » in Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 493-529. 32 Jacques LACAN, Le séminaire, livre I : Les écrits techniques de Freud [1953-1954], Paris, Seuil, 1975, p. 303.

Page 38: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

38

impossibles avant leur création33. Autrement dit, la mathématique pense parce

qu’elle résout des problèmes en termes non utilitaires ou techniques, mais en

termes d’invention inédite.

Par ailleurs, les mathématiques sont une manière privilégiée d’éviter une

rechute dans la métaphysique, c’est-à-dire une ontologisation de l’être. En

d’autres termes, Lacan a trouvé dans la mathématique une (véritable) pensée

pour théoriser la psychanalyse sans chosifier ou donner une substance à certains

concepts, par exemple l’inconscient, le réel, le sujet, la jouissance. Les

mathématiques permettent de traverser la métaphysique. Par exemple :

a) la métaphysique de l’Un par la fondation de la théorie des ensembles

par le vide.

b) la métaphysique du sens par la topologie qui est une écriture

asémantique.

c) la métaphysique de l’universalité par le pas-tout des formules de la

sexuation.

d) la métaphysique de la présence par le nombre imaginaire comme

signifiant phallique

e) ou la métaphysique de la sphère parce qu’il y a typologiquement dans

le torus un intérieur « extérieur », donc « extime » en termes

lacaniens.

Nous disons « traverser », car traverser et dépasser ne sont pas de termes

équivalents. Traverser et dépasser ont des structures topologiques différentes. Il

faut se souvenir que la topologie est un point important, car selon Lacan, elle

33 Lorsque Alain Badiou fait l’équivalence entre ontologie et mathématiques, il ne fait pas autre chose que s’appuyer sur ce point sur Lacan et ses maîtres épistémologues. Pour lui il a été nécessaire d’attendre 23 siècles pour parvenir à une théorie consistante de l’inconsistance (le forcing de Paul Cohen) ou pour distinguer différents types d’infinis (les transfinis de Georg Cantor). Avant ces inventions il était impossible d’envisager une ontologie des multiples (vides) ou la sécularisation de l’infini. Cf. Alain BADIOU, L’être et l’événement, Paris, Seuil, 1988 et Alain BADIOU, Court traité d’ontologie transitoire, notamment le chapitre intitulé « La mathématique est une pensée », p. 39-53.

Page 39: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

39

permet de poser une nouvelle métaphysique non ontologisante34. Nous y

reviendrons dans les prochains chapitres.

Les mathématiques, en tant que lettres, peuvent écrire ce qu’il est

impossible de dire sans faire appel à des recours ontologisants. Pour toutes ces

raisons, le Mathème est une alternative aux pouvoirs poétiques qu’Heidegger a

signalé, mais qu’il n’a pas exploré, par suspicion envers la science.

En conclusion, si Lacan s’est aperçu des capacités du Mathème pour

neutraliser le diagnostic heideggérien c’est parce qu’il a fait confiance à la

science et aux mathématiques ; un tel résultat est possible, car il a été inscrit

dans la généalogie des grands épistémologues français, notamment parce qu’il a

souscrit la relecture de la science moderne conçue par Koyré. Nous sommes

également persuadés que l’intérêt de Lacan pour la philosophie d’Heidegger, son

alternative poétique incluse, est une conséquence de son approche

épistémologique. C’est dans ces deux sens aussi que pointent les recherches de

Marie-Andrée Charbonneau, Tom Eyers, Tzuchien Tho et Guiseppe Bianco35.

34 « [Ce que] j'essaie de faire avec mon nœud bo n'est rien de moins que la première philosophie qui me paraisse se supporter », Jacques LACAN, Le séminaire, livre XXIII : Le sinthome [1975-1976], Seuil, Paris, 2005, p. 145. 35 Le point central de Tom Eyers par rapport aux mathématiques et l’épistémologie française est que pour Cavaillès, Bachelard ou Canguilhem la formalisation logique est plus importante que l’spéculation ontologique et que sa méthode incluait une forme créative de s’approprier la science, la logique et les mathématiques. Il signale l’importance de Heidegger sur certaines questions épistémologiques. En outre, que l’impureté de la formalisation, la dynamisation de la structure ou l’introduction du sujet ont été des thèmes centraux pour ces épistémologues. Cf. Tom EYERS, Post-Rationalism. Psychoanalysis, Epistemology, and Marxism in Post-War France, Londres/New York, Bloombbury, 2013, p. 14, 51, 58, 136, 192 et 202. Quant à Marie-Andrée Charbonneau, sa thèse centrale est que Meyerson, le premier qui a utilisé le terme « épistémologie » dans l’histoire, a influencé de manière déterminante la pensée de Lacan, notamment sur la question de l’identification et le rôle de l’autrui dans la pensée paranoïaque. Cf. Marie-Andrée CHARBONNEAU, Science et métaphore. Enquête philosophique sur la pensée du premier Lacan (1926-1953), Québec, Les Presses de l’Université de Naval, 1997, p. 68, 82, 274 et 276. Le cas de Tzuchien Tho et Guiseppe Bianco est plus intéressant car il montre le souci des épistémologues français tels que Hyppolite et Canguilhem quant il s’agit des questions poétiques, c’est-à-dire pour la poésie comme quelque chose de pensable. Cf. Tzuechien THO et Guiseppe BIANCO, Badiou and the Philosophers. Interrogating 1960’s French Philosophy, Londres/New York, Bloomsbury, 2013, p. 12 et 28. En outre, le lecteur peut trouver les entretiens que Badiou a fait à Canguilhem et Hyppolite sur l’internet pour constater l’intérêt de ces épistémologues pour des questions de la connaissance et le savoir plus amples que la science ou la philosophie, par exemple la poésie et les mathématiques. Cf. https://www.sam-network.org/video/philosophie-et-verite, consulté le 11 avril 2017.

Page 40: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

40

Mathème et Poème constituent donc, les deux foci de l’orbite de la psychanalyse

lacanienne qui démontre l’édifice de la métaphysique dénoncé par Heidegger.

Proposer le Mathème et le Poème pour la psychanalyse est possible grâce à

l’héritage de ses maîtres : Brunschvicg, Meyerson et Koyré.

La fonction poétique chez Jakobson et le rapatriement des poètes par Lacan

Lacan est d’un côté un rectificateur de l’opération « Heidegger » sur

l’ontologisation de l’être au moyen du Mathème. De l’autre côté, Lacan corrige

l’opération « Platon », celui qui consiste à expulser les poètes de La République.

Nous empruntons ici la lecture de Dardo Scavino sur l’expulsion des poètes par

Platon, et la permission du mythe pour des raisons pédagogiques36. Pour lui,

Platon fait la distinction entre la philosophie, le savoir lié à la connaissance des

essences, et la poésie qui traite les questions liées aux formes et les apparences.

Le problème, pour Platon, continue notre auteur, réside dans le contrôle des

effets de la poésie afin d’empêcher la dissémination de la polis sous

l’enchantement esthétique. Si le mythe est permis dans La République c’est grâce

à ses caractéristiques pédagogiques pour civiliser la polis. L’expulsion des poètes

de la polis n’est pas uniquement un idéal du passé grec, mais une décision

structurelle, c’est-à-dire un choix pour la philosophie et les sciences humaines.

Selon Scavino tous les philosophes, et même les sciences sociales, ont dû

traverser ce dilemme entre la soi-disant rationalité et les pouvoirs esthétiques de

la poésie. Il s’agit presque d’une question structurelle dans l’histoire de la

philosophie et des sciences sociales. L’affrontement de tel carrefour a des

conséquences politiques. Pour la psychanalyse, ce que nous venons de dire

implique une suspicion des sciences humaines –la psychanalyse postfreudienne

incluse– vers la poésie. Sur ce point, nous commençons notre propre lecture et

notre appropriation de l’article de Scavino.

36 Dardo SCAVINO, « Platón, el mito y la hegemonía política » in revue La biblioteca, no. 12, 2012.

Page 41: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

41

Que la suspicion vers la poésie soit une question politique implique pour

la psychanalyse que la question du langage –la version moderne de la poésie–

pourrait avoir une position en face des sciences humaines qui normalise et

pathologise le comportement humain. En ce sens, Lacan a opté pour une lecture

esthétisante ou poétique de la psychanalyse. Non uniquement par son précoce

intérêt pour le surréalisme37, mais aussi pour la linguistique moderne –de

Ferdinand de Saussure jusqu’à Hjelmslev en passant par Pierce et Jakobson.

Même pour Lacan, la linguistique est subvertie –l’index de cette subversion est le

nom linguisterie. En effet, Lacan s’est intéressé par le côté équivoque de la

linguistique et non par le côté herméneutique ou producteur de sens. En d’autres

termes, il préfère la partie poétique du langage et non pas la partie

communicative ou rationnelle. Par conséquent, il étudie à profondeur la

« fonction poétique » chez Jakobson. Cette lecture poétisante ou esthétique, dans

le sens qui lui donne Scavino, aura des effets dans la pratique, la théorie et la

clinique psychanalytique. Elle aura aussi des effets sur la construction des

mathèmes –l’équivocité ou la pluralité des lectures de ses « petites lettres » est

un trait central du style lacanien. Pour Lacan le jeu de mots, le Witz (le génie,

l’esprit, l’ingéniosité), les fictions, les mythes et tous les productions faits par les

poètes sont d’une extrême importance pour la psychanalyse, une question à

prendre au sérieux38. Le geste de prendre la linguistique par son côté

« punning », tricheur ou équivoque constitue, donc, un geste politique contre la

normalisation et la pathologisation des sciences humaines en général et pour la

psychanalyse (post-freudienne) en particulier. Ce n’est pas un hasard si Roland

Barthes a conçu la langue comme « tyrannie du Logos » ou même a affirmé que

37 Nous explorons l’équivocité du langage chez les surréalistes dans le chapitre 3 consacré à la poésie dans l’œuvre lacanienne. 38 Dans un entretien en Belgique, Lacan à fait un jeu de mots par homophonie entre « foire », « forum » et « foi » à propos du rôle de la croyance dans la science et ses gadgets, que l’intervieweur a remarqué. Lacan répond : « C’est du jeu de mots, c’est vrai. Mais j’attache énormément d’importance aux jeux de mots, vous le savez. Cela me paraît la clé de la psychanalyse ». Jacques LACAN, « Gouverner, éduquer, analyser » in Le triomphe de la religion précédé de Discours aux catholiques, Paris, Seuil, 2005, p. 96.

Page 42: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

42

« toute langue est fasciste »39. Il s’agit de la même idée du rôle de la langue

comme fascisme dans le roman 1984 de George Orwell40 ; la « novlangue » dans

le monde dystopique est une langue trop codifiée et rigide, l’un des organes

privilégiés du contrôle social –un « appareil d’idéologique de l’État » pour

reprendre l’expression d’Althusser41.

Lorsque Lacan s’intéresse à la « fonction poétique » de Jakobson42, ce

n’est pas seulement pour trouver la propriété non communicationnelle du

langage, mais aussi pour la radicaliser et lui donner une base « équivoque » à sa

conception du langage. Il s’agit, en définitive, de la notion d’un langage non pas

comme organe ou outil (comme chez Aristote) mais comme la matière même de

la psychanalyse. Lacan convoque aux poètes expulsés par Platon de La

République, pour les rapatrier43 à la nation de la psychanalyse. En effet, Lacan

réintroduit la poésie dans la psychanalyse à l’aide du nom de Joyce, de Dante, de

Poe, de Duras et de Gide entre autres écrivains et poètes. Cette opération de

rapatriement n’est ni romantique (exalter les sentiments, exprimer quelque

39 Roland BARTHES, Leçon. Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire au Collège du France prononcé le 7 janvier 1977, Paris, Essais, 2015. Jean-Claude Milner fait une remarque similaire sur le langage : « Cela dit, la vérité ne laisse pas d'exister ; en conséquence de quoi Lalangue ne cesse pas de s'exercer dans la langue et d'en défaire l'ensemble. La linguistique ayant pour objet un tout, subit la loi du tout : elle doit le parcourir comme tel, vouée à l'exhaustivité quant à son extension et à la consistance quant à son intension. Mais du même coup, elle a à connaître des points où le pas-tout imprime sa marque, et introduit son étrangeté inquiétante dans les chaînes de régularité ; de ce fait, la consistance est affectée, en sorte que deux impératifs se contredisent ; il ne saurait y avoir exhaustivité sans inconsistance, ni consistance sans inexhaustivité », Jean-Claude MILNER, L'amour de la langue, Paris, Seuil, 1978, p. 118. 40 Je dois cette importante remarque, qui révèle le rôle politique du langage dans la poésie en psychanalyse, à Mme. Laurie Laufer. 41 Louis ALTHUSSER, « Idéologie et appareils idéologiques d’État. (Notes pour une recherche) » in Positions, Paris, Les Éditions sociales, 1976. 42 Ainsi, Jakobson fait une taxonomie des fonctions du langage : la fonction expressive (l’expression du locuteur), la fonction conative (la sanction du message par le récepteur), la fonction métalinguistique (le code devient l’objet même du message), la fonction phatique (la mise en place de la communication), la fonction référentielle (le message dans son contexte) et, finalement, la fonction poétique (la forme du message est l’essence même du message) dont Lacan s’en a servi pour sa psychanalyse. Cf. Roman JAKOBSON, « Linguistique et poétique » in Essais de linguistique générale, Paris, Editions de Minuit, 1963. 43 L’expression est de l’auteur. Néanmoins, cette expression, le problème de l’expulsion des poètes de La République et la possibilité de rapatriement, a été conçue grâce à l’entretien que nous avons fait à Scavino où nous avons largement discutée ce point. Nous sommes très reconnaissants de son temps et de son invitation à Bordeaux, pour nous accueillir chez lui.

Page 43: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

43

chose de beau ou trouver une vérité plus profonde) ni contre la science. Elle est

plutôt la tentative de libérer le pouvoir du langage afin de radicaliser la

psychanalyse, mais jamais sans le côté rigoureux du Mathème.

Subvertir Jakobson contre Platon, subvertir Koyré contre Heidegger

constituent les deux fondements et clés de lecture de cette recherche. Le Mathème

comme alternative à l’ontologisation et le Poème comme base scientifique de la

matière même de la psychanalyse –le langage. Les deux éléments ensemble nous

donnent une piste pour un autre aspect important de cette recherche : le

Mathème et le Poème sont pour Lacan les deux extrémités du langage, les deux

opérations qui peuvent pousser les limites du langage afin de créer des

novations44. L’intérêt de cette invention du langage en poussant ses limites n’est

pas théorique, mais pratique et clinique.

Ce dernier point nous renvoie à l’anecdote de la rencontre entre Lacan et

Chomsky qui ouvre cette introduction, passage dont l’importance est à

remarquer :

Dans une conversation avec Noam Chomsky au Massachusetts Institute of

Technology, une conception hautement formalisée a été déployée, Lacan a eu

l’impression d’avoir besoin d’un antidote afin de basculer à l’autre pôle. Lacan a

dit Chomsky pourquoi il a été intéressé par lalangue, sa propre manière de

dénoter un langage avec ses « équivocations » particulières, son modèle spécial

des résonances internes et ses multiples sens. Il a écrit dans le tableau du bureau

de Chomsky 45:

Deux

D’eux

Ce sont les mots en Français qui désignent « deux » [two] et « d’eux » [of them],

dont la prononciation en français est identique. Dans un coin du tableau, Lacan a

écrit un autre mot en Français, Dieu, un mot qui se prononce légèrement

différent des autres deux. Lacan a posé à Chomsky la même question qu’il avait

44 Je dois cette précision au professeur Alain Badiou, avec qui nous avons discuté une grande partie de l’approche de cette recherche. La responsabilité de l’appropriation de cette idée est nôtre. 45 Sherry TURKLE, Psychoanalytic politics, p. 244-245. La traduction est de l’auteur.

Page 44: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

44

posée à Jakobson la veille : est-ce que les jeux de mots, la matière même dont

l’interprétation psychanalytique est faite, est intrinsèque à la langue ou est-ce

qu’ils sont uniquement des caractéristiques accidentelles de la langue ? Chomsky

lui a répondu de la même manière qu’il a fait aux herméneutes une semaine

avant à Yale. Il a confronté Lacan avec une conception de la science linguistique

dans la même voie que les équations newtoniennes –les mêmes dont Lacan avait

fait des compliments–, une conception formalisée des lois de la linguistique qui

seraient universelles dans toutes les langues. Lacan lui a demandé si la

linguistique pouvait aider aux analystes dans la contribution d’une théorie des

jeux de mots et des équivoques. Chomsky a répondu que ses aspects ne sont

même pas des problèmes pour une science de la langue. La linguistique

scientifique doit étudier les similarités dans une langue, pas les différences entre

elles. La fonction de la langue, selon Chomsky, « est comme un organe du corps,

une oreille par exemple ». Lorsqu’on regarde de près les oreilles de différentes

personnes, on voit leurs différences. Mais si l’on se focalise sur les différences,

nous serons distraits de la vraie tâche, celle de comprendre ce qui ont en

commun, comment est qu’elles fonctionnent. Lacan, visiblement ému, a rétorqué

que compte tenu de l’approche de Chomsky, « je suis un poète ».

Cette anecdote est significative dans la mesure où elle révèle deux faces pour

aborder un problème. Pour Chomsky l’option a été de renoncer à l’aspect

poétique pour revendiquer une science comme savoir isolée. À l’opposé, Lacan a

maintenu le côté poétique, sans renoncer aux mathématiques, précisément parce

que la science entraîne des questions fondamentales comme la subjectivité

moderne, la technologie, la nature du temps en psychanalyse, la

réconceptualisation de l’espace en psychanalyse, la création d’une nouvelle

métaphysique pour la psychanalyse, le rôle du capitalisme, la relation de l’être

humain (parlêtre) dans le monde et tous ses effets sur la pratique, la théorie et la

clinique psychanalytique. Le Witz, les jeux de mots, les mots d’esprit, les

équivoques, enfin, le pouvoir punning du langage a été l’un des éléments les plus

Page 45: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

45

importants non seulement pour la psychanalyse, mais pour l’humanité46. Ce

différend entre Chomsky et Lacan, nous le traduisons ainsi : le côté scientifique

est le « Mathème » et le côté poétique est le « Poème ».

Synthèse

Pour toutes les raisons précédentes, nous pouvons résumer nos arguments

ainsi : cinq hypothèses qui orientent notre recherche sur la relation entre Poème

et Mathème chez Lacan :

1. Lacan emprunte le diagnostic Heideggérien d’ « ontologisation de l’être »

et la prescription du Poème comme réponse à cette ontologisation.

2. Néanmoins, grâce à ses antécédents en épistémologie, il ajoute à la

prescription une alternative mathématique. L’épistémologie française lui

donne une base pour concevoir les mathématiques comme une pensée et

comme le cœur de la science, ce qui lui donne la possibilité de ne pas

confondre science et technique.

3. Lacan prend la langue comme la matière même de la psychanalyse, mais

dans une nouvelle forme de lire la linguistique. Il ne se focalise pas sur le

sens, la communication ou la construction correcte des phrases

(grammatique, syntaxe). Il est plutôt captivé par les équivoques, les

homophonies et les jeux de mots. Il s’intéresse à la rhétorique. De cette

manière, Lacan rapatrie les poètes expulsés de La République de Platon

afin de les réintroduire à la nation de la psychanalyse.

46 Barbara Cassin, dans son livre Jacques le sophiste fait une lecture similaire. Cassin a comme clé de l’œuvre de Lacan la phrase « Le psychanalyste, c’est la présence du sophiste à notre époque, mais avec un autre statut » (Jacques LACAN, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, séance du 12 mai 1965). Sophiste, pour elle, n’est pas celui qui ment ou fait un usage fallacieux de la parole, mais celui qui a comme principe que les mots créent les choses. Elle, qui a fait partie de la « Commission de la Vérité et Réconciliation » en Afrique du Sud, a utilisé cette approche punning et performative du langage –qu’elle trouve chez John Austin, Umberto Eco, Jacques Derrida et Jacques Lacan– pour la réconciliation et la paix dans ce pays africain. Cf. Barbara CASSIN, Sophistical Practice : Toward a Consistent Relativism, New York, Fordham University Press, 2014, p. 18, 169, 262, 282 et 325 ; Barbara CASSIN, Jacques le sophiste. Lacan, logos et psychanalyse, Paris, Epel, 2012.

Page 46: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

46

4. Croiser mathématiques et poésie permet d’ouvrir un espace propre pour

la psychanalyse, c’est-à-dire pour penser les objets et le champ propres à

la psychanalyse. Mathème et Poème croisés constituent un chemin royal,

non exclusif, mais nécessaire pour s’approcher des questions

psychanalytiques, à savoir : le réel, le sujet divisé, l’inconscient et la

jouissance.

5. Même s’il existe le dénominateur commun d’articulation Mathème-Poème

(désontologisation, pousser les limites de la langue), chaque croisement

entre mathématiques et poésie dans l’œuvre lacanienne est particulier

(réduire la dimension imaginaire, débiologiser, construire un concept,

etc.). En conséquence, nous ferons une quête dans trois moments dans

l’œuvre de Lacan pour trouver comment, à chaque cas, il articule poésie et

mathématiques. Pourtant, il est possible de discerner chez Lacan au

moins deux grands objectifs en commun entre Mathème et Poème : dans

un primer temps il s’agit de désontologiser la psychanalyse (débiologiser,

dépathologiser, dépsychologiser, déchosifiquer, etc.) et dans un deuxième

temps, il cherche à expliquer comment les limites de la langue depuis son

intérieur sont dépassés, les mathématiques et la poésie étant les deux

pôles ou les extrémités de la langue en tant qu’invention langagière –par

la lettre ou par la parole47.

47 Lorsque nous disons que Mathème et Poème sont deux pôles de tension immanents à la langue, nous n’affirmons aucunement que telle tension est en opposition. En définitive, pourquoi choisir Mathème et Poème comme ces pôles de tension ? Il s’agit d’une idée de Badiou, reprise à son tour d’une inspiration lacanienne : Mathème et Poème chez le philosophe français sont les noms des événements (nouveautés) dans la science et l’art respectivement. Tous les deux appartiennent au terrain des inventions du langage. L’organisation politique et le rencontre amoureuse (les événements ou nouveautés politiques et amoureuses) sont plutôt du côté de la transformation de l’existence. Pour Badiou, les événements rendent possible la construction des mondes. De cette façon, nous pensons que Mathème et Poème articulées ouvrent la possibilité pour le langage de construire des nouveaux mondes, c’est-à-dire des concepts, des fictions rigoureuses, des axiomes pour formaliser des discours, etc.

Page 47: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

47

Antécédents et contexte

Pour situer notre lecteur dans le contexte de cette recherche nous montrerons

ses antécédents, c’est-à-dire les coordonnées de notre recherche antérieure et la

situation de la discussion entre Mathème et Poème en Amérique Latine et en

Europe.

Notre recherche antérieure

Lors de la rédaction de notre mémoire où le thème était « Le séminaire sur La

lettre volée », nous avons trouvé plusieurs références à la mathématique ainsi

qu’à la poésie. À cette époque, nous nous sommes focalisés sur la mathématique.

Bien que notre travail se soit attardé sur les conséquences cliniques des

formalisations lacaniennes, nous nous sommes toutefois interrogés sur les effets

pratiques du Poème. À la fin de la recherche, nous avons formulé

l’hypothèse suivante : ce que la mathématique et la poésie ont en commun c’est

la lettre. Cependant, les énigmes du Poème s’imposaient ; ce que nous avons

cherché c’était une interrogation précise à cette énigme, c’est-à-dire une réponse

sans question.

L’énigme à laquelle nous nous sommes confrontés à la fin de notre

mémoire de master pourrait s’énoncer de la manière suivante : « le

psychanalyste pense comme un mathématicien et agit comme un poète ». Qu’est-

ce que ça signifie ? Ce qui a attiré fortement notre attention a été d’abord le

caractère univoque qui porte l’écriture sur les formalisations et

mathématisations que Lacan accomplit ; un second point, porte sur la façon dont

le psychanalyste s’appuie de la nature équivoque du langage dans la clinique.

Dans ce deuxième cas, l’écriture comporte un caractère équivoque,

contrairement à ce qui arrive avec la formalisation mathématique.

En effet, si la formalisation permet à l’analyste de délimiter le nombre de

lectures d’un seul cas alors elle s’incline à l’univocité. En revanche, lorsque

l’analyste est en face de son analysant, il intervient en s’appuyant sur le caractère

Page 48: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

48

équivoque du langage. Donc, quels sont les points en commun dans ces deux

procédures ? L’écriture et la lettre. D’un côté il est possible d’affirmer que, quand

le psychanalyste pense un cas, il écrit. Nous avons dénommé ceci la construction

du mathème. De l’autre côté, le psychanalyste, dans sa clinique, lit ses

équivoques et ses à travers la parole de son analysant, ambiguïtés ; nous avons

appelé cela le poème. Ce qu’il y a en commun entre le poème et le mathème c’est

la lettre. Ainsi, nous avons pensé qu’à l’aide de la lettre nous pourrions résoudre

l’énigme de l’équivocité et de l’univocité en psychanalyse.

Pour cette raison, nous avons avancé au tout début du projet de recherche

de doctorat l’hypothèse suivante : le psychanalyste oriente sa clinique à travers

le mathème mais intervient dans le langage d’une manière poétique. L’énigme de

notre recherche du master est devenue l’hypothèse de cette recherche. Comme

nous avons déjà vu, cette hypothèse a donné lieu à quatre hypothèses plus

détaillées dans la section « synthèse ».

Cette première hypothèse ébauchée a impliqué une dimension temporelle

à la clinique psychanalytique. En effet, si l’analyste s’oriente par le mathème et

intervient à l’aide du Poème, la prétendue ambiguïté entre l’univocité et

l’équivocité ne constitue qu’une dimension temporelle : premièrement, un

moment pour penser et s’orienter et deuxièmement, un moment pour intervenir.

Donc, ces deux temps sont articulés par une temporalité et une structure. Nous

avons pensé qu’il y avait une structure de la temporalité. Nous ajoutons

l’hypothèse que cette structure est d’ordre scriptural : la topologie de nœuds. La

séparation supposée entre théorie (penser un cas) et pratique (intervenir dans

un cas) était pour nous fausse si nous pensons l’articulation de ces deux

moments à travers la lettre et la topologie.

Encore plus, si la lettre est le littoral entre le réel et le symbolique elle est

un bord en termes topologiques. Nous avons tenté de rechercher si la topologie

entraînait une dimension scripturale de la lettre. Ce qui a été en jeu c’était la

relation entre la topologie, l’écriture mathématisante et la clinique. L’usage des

nœuds borroméens, une espèce d’écriture et de formalisation, aura eu des effets

Page 49: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

49

dans la forme de penser la relation entre Mathème et Poème ; par conséquent il

en est résulté une clinique complètement différente. Parallèlement, nous nous

sommes demandés si finalement Lacan avait renoncé ou non au Mathème ou s’il

avait opté pour ou contre la voie du Poème. Mais ce point n’était pas primordial.

L’important était de savoir pour quelle raison Lacan a dû abandonner la question

du Mathème et retenir pour essentiel le Mathème articulé au Poème.

À la fin de ce premier brouillon, nous avons abandonné la tentative de

nous servir de la lettre comme point d’appui. Même si la lettre est un composant

crucial pour éclaircir le lien entre Mathème et Poème, nous avons choisi de

maintenir ces deux éléments en tension. Le mirage de l’approche, par le biais de la

lettre, est d’imaginer que la lettre est un point de réconciliation. Il serait encore

pire de prendre la lettre comme le référent ultime du Mathème et du Poème,

comme une espèce de substance sous-jacente à eux. Pourtant, nous avons retenu

l’importance de la lettre pour reformuler nos questions. À cet égard, nous avons

mis entre parenthèses la dimension temporelle du problème pour la reposer en

termes topologiques.

Nous avons rejeté la première hypothèse, « le psychanalyste pense

comme un mathématicien et agit comme un poète », car nous trouvons cette

approche trop simpliste. Même si cette hypothèse est grosso modo correcte, elle

ne porte pas sur les détails et la complexité que notre recherche déploiera.

Notre projet initial repose sur ces hypothèses. Ainsi, les corrections et les

précisions apportées ont été possibles grâce aux commentaires d’Alain Badiou,

Barbara Cassin, Alenka Zupančič, Jean-Michel Vappereau, Mladen Dolar, Michel

Bousseyroux, Jorge Alemán, Jean-Claude Milner et de Dardo Scavino48.

48 Nous avons interviewé des psychanalystes et des philosophes comme première approche pour affiner notre projet de recherche. Parmi eux : Alenka Zupančič (13 avril 2013), Mladen Dolar (13 avril 2013), Barbara Cassin (17 février 2014), Michel Bousseyroux (26 juin 2014), Jean-Michel Vappereau (16 juin et 30 septembre 2014), Alain Badiou (10 juin 2014, 27 juin 2014, 4 novembre 2014, 30 mars 2015, 11 juin 2015 et 7 juin 2016), Dardo Scavino (5 mars 2016), Jorge Alemán (5 mars 2016) et Jean-Claude Milner (1 juillet 2016). La responsabilité sur l’interprétation de leurs réponses est de l’auteur.

Page 50: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

50

Doxa et littérature analytique

Étant donné que notre formation a été philosophique, nous nous sommes

aperçus de l’appropriation lacanienne d’Heidegger : les termes, la logique, les

arguments, les propositions. La solution heideggérienne du Poème a été bien

présente dans les écrits et séminaires de Lacan, mais les usages du Mathème sont

restés énigmatiques. La présence de la pensée heideggérienne chez Lacan a été

confirmée après la publication de trois livres célèbres en Amérique latine :

Lacan : Heidegger (1998), Ce que Lacan dit de l’être (traduit en espagnol en 2002)

et finalement Lo fundamental de Heidegger en Lacan (2004 1re édition ; 2012 2e

édition)49. La bibliographie et les références sur la relation Lacan-Heidegger en

Europe (Royaume-Uni, France, Espagne, Italie) n’est présente que sous la forme

de commentaires isolés : à part le livre de Balmès en France (Ce que Lacan dit de

l’être), quelques références marginales dans les livres sur la liaison Lacan-

Derrida (France et Royaume-Uni) et dans un versant plus philosophique en

Italie50.

L’impression donnée par l’aspect poétique-heideggérien de Lacan

pourrait faire penser à une sorte de psychanalyse initiatique : l’inconscient n’est

pensable, concevable ou imaginable que par la poésie, c’est-à-dire la parole et

poétique et le dire poétique. Il s’agit alors d’une psychanalyse initiatique, car la

seule manière de transmettre l’expérience psychanalytique serait de se

49 Jorge ALEMÁN et Sergio LARRIERA. Lacan : Heidegger. Buenos Aires, Ediciones del cifrado, 1998 ; François BALMÈS. Ce que Lacan dit de l’être, Paris, PUF, 1999 ; Héctor LÓPEZ, Lo fundamental de Heidegger en Lacan, Buenos Aires, 2011. En Argentine, il y a quatre livres qui n’ont pas la même popularité et qui s’approchent de la relation Lacan-Heidegger : Carlos PARRA et Eva TABAKIAN, Lacan y Heidegger. Una conversación fundamental. Dimensión trágica de la ética, Buenos Aires, Paradiso, 2005 ; Carlos PARRA et Eva TABAKIAN, Lacan y Heidegger. Una conversación fundamental. Del retorno a Freud, Buenos Aires, Paradiso, 1998 ; Osvaldo MEIRA, Heidegger Lacan Heidegger, Buenos Aires, Letra viva, 2009 ; Sergio ALBANO et Virginia NAUGHTON, Lacan: Heidegger. Nudos de Ser y tiempo, Buenos Aires, Quadrata, 2005. 50 Fabio SQUEO, L’altrove della mancanza nelle relazioni di esistenza. Heidegger, Lacan, Sartre, Levinas, Rome, Bibliotheka Edizioni, 2017 ; Antonio PULÈRA, La trasparenza del soggetto in Kant, Hegel, Heidegger et Lacan, Rome, Rubbettino, 2014 ; Antonio PULÈRA, La parole e il silenzio. È possibile imparare a pensare a partire de Pierce, Lacan e Heidegger, Rome, Simple, 2016. La traduction en italien du livre de Jorge Alemán et Sergio Larriera est disponible : Jorge ALEMÁN et Sergio LARRIERA, L’inconscio e la voce. Esistenza e tempo tra Lacan et Heidegger, Rome, Et al, 2009.

Page 51: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

51

soumettre à une analyse. Il en serait de même pour comprendre certaines

phrases énigmatiques ou de concepts développés par Lacan. Oser s’interroger

sur la théorie lacanienne ou oser parler de la psychanalyse sans l’expérience

d’une analyse personnelle, peut, éventuellement, conduire à une sérieuse

réprimande de la part du maître, du prêtre, de l’expert, etc. Cette attitude

initiatique est une menace et peut être très bien accueillie par la plupart des

institutions lacaniennes et de la critique.

Nous avons trouvé un risque initiatique semblable chez Heidegger où la

poésie est le seul moyen de dire l’être. L’être n’est capturable que par la poésie.

Plus elle est incompréhensible, obscure et énigmatique, plus elle s’approche de

l’être (par exemple Tarkl, Hölderlin). Selon Heidegger, elle est le support d’une

véritable transmission philosophique. Ne pas pouvoir sentir l’être par la

réverbération d’un poème était, selon une telle lecture initiatique

heideggérienne, l’indice d’un manque d’aptitude mentale, sensible ou

intellectuelle dès la naissance. Cette position donne plus de pouvoir au maître de

l’initiation. Un risque semblable se trouve aussi en ce que Barbara Cassin appelle

le « nationalisme ontologique »51, c’est-à-dire la thèse selon laquelle une langue a

un accès privilégié à l’être (par exemple l’allemand ou le grec ancien pour

Heidegger52).

Nous avons trouvé un risque semblable dans la réception « poétique-

heideggerienne » de la psychanalyse en Amérique latine et en Europe,

notamment dans la transmission orale (séminaires, cours, conférences). Cette

situation s’est déployée de manière identique à travers la diversité des articles

qui circulaient dans ces deux régions du monde. La présence de cette

51 En fait, c’est Barbara Cassin qui reprend cette expression de Lefebvre. Cf. Barbara CASSIN, L’archipel des idées de Barbara Cassin, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2014 et Jean-Pierre LEFEBVRE, « Philosophie et philologie : les traductions des philosophes allemands », in Encyclopaedia universalis, Symposium, Les Enjeux, 1, 1990, p. 170. 52 « Le fait que la formation de la grammaire occidentale soit due à la réflexion grecque sur la langue grecque donne à ce processus toute sa signification. Car cette langue est avec l’allemande, au point de vue des possibilités du penser, à la fois la plus puissante de toutes et celle qui est le plus la langue de l’esprit », Martin HEIDEGGER, L’introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1952, p. 67.

Page 52: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

52

appropriation heideggérienne en Amérique latine a été difficile à discerner

parmi les revues anciennes et les publications électroniques, car il n’y avait pas

de citations dans tous ces articles dispersés dans le milieu lacanien en Amérique

latine. Nous avons l’impression qu’il y a une influence d’Heidegger qui n’a pas été

remise en question parce que son discours n’était pas explicite et parce que son

jargon n’était pas reconnu dans ce milieu. C’est à cet égard que nous avons

décidé d’examiner dans l’œuvre lacanienne l’alternative mathématique qui

rectifie la solution poétique de désontologisation de l’être. L’une des

contributions de cette recherche réside sur ce point.

Nous trouvons cette influence heideggérienne-poétisant chez Jacques-

Alain Miller53 (en France), Juan Bautista Ritvo54 (en Argentine) et Rosario

Herrera55 (au Mexique), par exemple. Le premier affirme que dans la toute

dernière partie de l’enseignement de Lacan, il a renoncé au Mathème au profit du

Poème56. Pour l’Argentin, la voie du mathème chez Lacan est inutile ; la seule voie

psychanalytique possible se construit sur des dispositifs langagiers. Quant à

Rosario Herrera, elle fait le pari d’une psychanalyse poétique ; elle ne mentionne

pratiquement pas le mathème ou le rôle crucial des mathématiques chez Lacan.

Pendant la première décennie du XXIe siècle, le mathématicien argentin

Pablo Amster a publié une série de livres consacrés aux mathématiques dans

l’enseignement de Lacan57. Il a voyagé dans toute l’Amérique latine où il donnait

53 Jacques-Alain MILLER, Un esfuerzo de poesía, Buenos Aires, Paidós, 2016. (Jacques-Alain MILLER, L’Orientation lacanienne III, 5 Cours 2002-2003 : Un effort de poésie, inédit en français) et Jacques-Alain MILLER, El ultimísimo Lacan, Buenos Aires, Paidós, 2013. (Jacques-Alain MILLER, L’Orientation lacanienne III, 9, Cours 2006-2007 : Le tout dernier Lacan, inédit en français). 54 Juan Bautista RITVO, El tiempo lógico y el aserto de certidumbre anticipada. Un nuevo sofisma, Buenos Aires, Letra viva, 1983. 55 Rosario HERRERA, Poética del psicoanálisis, México, Siglo XXI, 2008. 56 « Le mot de délire a pour le tout dernier Lacan une extension qui va jusqu’à inclure les mathématiques. Et il mentionne en passant un ouvrage, en quatre volumes, que j’ai parcouru, intitulé The World of mathematics (Le monde des mathématiques), d’où il conclut qu’il n’y a pas de monde des mathématiques, de monde à proprement parler, de monde consistant des mathématiques et qu’en définitive, tout ça, c’est de la poésie », Jacques-Alain MILLER, El últimísimo Lacan, p. 216. 57 Pablo AMSTER et Jorge BECKERMAN, El seminario robada y su introducción, Buenos Aires, Comunidad Russell, 1999 ; Pablo AMSTER, Las matemáticas en la enseñanza de Lacan: topología, lógica y teoría de conjuntos, Buenos Aires, LecTour, 2002. Reedité après en deux livres : Pablo

Page 53: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

53

des séminaires sur les mathématiques utilisées par Lacan. Au Mexique, il

enseigna au moins une fois par an. Ses livres ont donné une impulsion à

l’approche mathématique de la psychanalyse chez Lacan, car ils rendent

compréhensibles les arguments déployés par Lacan. Il est divulgateur des

mathématiques et ses livres sont des notes mathématiques simplifiées pour

comprendre Lacan ; il ne s’agit pas des livres pour comprendre le rôle des

mathématiques chez Lacan. À la même époque, Jean-Michel Vappereau,

mathématicien et psychanalyste français qui a travaillé avec Lacan dans les

années 70, s’est installé à Buenos Aires. Il a édité ses propres livres en espagnol.

Son approche topologique hautement spécialisée ne donne pas des éléments

pour comprendre la liaison avec la clinique ou le rôle des mathématiques en

général. En 2010 le livre de Marc Darmon Essais sur la topologie lacanienne58 a

été publié avec une grande popularité. En revanche, des textes de Vappereau,

Darmon déploie une grande partie des usages mathématiques de Lacan avec des

explications épistémologiques et cliniques. Néanmoins, les publications de ces

deux mathématiciens ont en commun une approche généralement topologique à

la psychanalyse en marginant les commentaires sur la nature du mathème et les

différences entre les branches mathématiques.

L’un des livres le plus intéressants sur le rôle des mathématiques chez

Lacan est Sinthome : ensayos de clínica psicoanalítica nodal59 du psychanalyste

argentin Fabián Schejtman. Ce texte a remporté le prix d’essai psychologique

2011-2014 organisé par le Ministère de la Culture de l’Argentine. L’avantage de

ce texte réside dans son articulation entre la topologie des nœuds et la clinique,

ainsi que dans ses commentaires sur la nature et les problèmes des

formalisations mathématiques chez Lacan. Finalement, l’approche plus décidée

AMSTER, Apuntes matemáticos para leer a Lacan 1: Topología, Buenos Aires, Letra viva, 2010 et Pablo AMSTER, Apuntes matemáticos para leer a Lacan 2: lógica y teoría de conjuntos, Buenos Aires, Letra viva, 2010. 58 Marc DARMON, Essais sur la topologie lacanienne, Paris, Association Lacanienne Internationale, 2004. 59 Fabián SCHEJTMAN, Sinthome : Ensayos de clínica psicoanalítica nodal, Buenos Aires, Grama, 2013.

Page 54: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

54

et programmatique pour mathématiser la psychanalyse lacanienne provient du

psychanalyste argentin Alfredo Eidelsztein, qui a publié une série de livres

pendant la dernière décennie60. Il a même fondé une société psychanalytique

appelée Apertura qui avait comme but, entre autres choses, de mathématiser la

psychanalyse et de trouver une base scientifique pour la psychanalyse

lacanienne (à travers l’inspiration des sciences telles la physique

contemporaine). Son approche est la plus critique, elle conçoit en plus une

plateforme épistémologique et philosophique pour comprendre l’importance des

mathématiques chez Lacan. Mais son œuvre manque de distinctions détaillées (la

différence entre formule et mathème, formalisation et usage des objets

mathématiques), d’une exclusion de la dimension poétique et de vision critique

des mathématiques, ce qui donne une image négative de la philosophie

d’Heidegger.

En France, le panorama des œuvres écrites est différent. Les liaisons entre

la clinique et les approches épistémologiques et philosophiques à la question

mathématiques-psychanalyse sont plus fréquentes. Il existe des livres de

divulgation des mathématiques pour s’approcher de l’œuvre de Lacan61, des

textes exclusifs sur la topologie et la psychanalyse62, des publications qui

abordent le côté épistémologique des mathématiques chez Lacan63 et autres

spécialisées en un thème lacan ien64. Il est possible de trouver aussi des

publications sur les conséquences sur d’autres champs du savoir de l’approche

60 Alfredo EIDELSZTEIN, Otro Lacan. Estudio crítico sobre los fundamentos del psicoanálisis lacaniano, Buenos Aires, Letra viva, 2015 ; Alfredo EIDELSZTEIN, La topología en la clínica psicoanalítica, Buenos Aires, Letra viva, 2012 ; Alfredo EIDELSZTEIN, Modelos, esquemas y grafos en la enseñanza de Lacan, Buenos Aires, Letra viva, 2010. 61 Jonathan LISTING, Introduction à la topologie, Paris, Navarin, 1989 ; Virginia HASENBALG-CORABIANU, De Pythagore à Lacan, une histoire non officielle des mathématiques. À l’usage des psychanalystes, Toulouse, Érès, 2016 ; René LAVENDHOMME, Lieux du sujet. Psychanalyse et mathématique, Paris, Seuil, 2001. 62 Jeanne, GRANON-LAFONT, La Topologie Ordinaire de Jacques Lacan, Paris, Point Hors Ligne, 1985 ; Jeanne, GRANON-LAFONT, Topologie Lacanienne et Clinique Analytique, Paris, Point Hors Ligne, 1990. 63 Alain COCHET, Lacan géomètre, Paris, Anthropos, 1998 ; Alain COCHET, Nodologie lacanienne, Paris, L’Harmattan, 2002 ; Nathalie CHARRAUD, Lacan et les mathématiques, Paris, Economica, 1997. 64 Jean-Louis SOUS, Les p’tits mathèmes de Lacan, L’une-bévue, Paris, 2000.

Page 55: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

55

lacanienne des mathématiques65. Finalement, les psychanalystes Erik Porge et

Michel Bousseyroux66 montrent l’importance des mathématiques pour la

création des concepts psychanalytiques. Ainsi, ils tirent de la topologie les

conséquences psychanalytiques en termes pratiques, cliniques et théoriques des

mathématiques. Tous les deux ont écrit dans le numéro 28 de la revue Essaim. La

revue, fruit du Colloque « Lacan et les mathématiques » (organisé par Jean-Pierre

Cléro en février 2011 à l’Université de Rouen), signifiait un volume crucial pour

penser la relation entre mathématiques et psychanalyse.

Au Royaume-Uni, un livre consacré à la psychanalyse et les

mathématiques apparaît pour la première fois : Lacan : Topologically Speaking67,

qui serait d’ailleurs « un peu l’équivalent en anglais de celui, paru en France la

même année sous le titre Le réel en mathématiques »68. Tous les deux textes

contiennent des articles majeurs pour comprendre et pour problématiser la

relation de la psychanalyse avec la mathématique. Toute une série des textes sur

cette relation, notamment sur la topologie, a été publiée dans les derniers 5

ans69. Plus récemment, par exemple, une compilation des articles écrits en

anglais a vu le jour en Allemagne70.

65 René GUITART, Evidence et étrangété : mathématique, psychanalyse, Descartes et Freud, Paris, PUF, 2000 ; Jean-Pierre CLÉRO, Essai de psychologie des mathématiques, Paris, Ellipses, 2009 ; Jean-Pierre CLÉRO, Les raisons de la fiction : Les philosophes et les mathématiques, Paris, Armando Collin, 2004. 66 Erik PORGE, Lettres du symptôme. Versions de l’identification, Toulouse, Érès, 2010 ; Michel BOUSSEYROUX, Lacan le borroméen. Creuser le nœud, Toulouse, Érès, 2014 ; Michel BOUSSEYROUX, Au risque de la topologie et de la poésie. Élargir la psychanalyse, Toulouse, Érès, 2011. 67 Ellie RAGLAND-SULLIVAN et Dragan MILOVANOVIC (ed.), Lacan : Topologically Speaking, New York, Other Press, 2004. 68 Jean-Pierre CLÉRO, « L’utilité des mathématiques en psychanalyse. Un problème de chrestomathie psychanalytique » in revue Essaim, no. 24, 2010, p. 36. Cf. Pierre CARTIER et Nathalie CHARRAUD (ed.), Le réel en mathématiques, Paris, Agalma, 2004. 69 Will GREENSHIELDS, Writting the Structures of the Subject, Londres, Palgrave, 2017 ; Ellie RAGLAND, Jacques Lacan and the Logic of Structure : Topology and Language in Psychoanalysis, Londres, Routledge, 2015 ; Lorenzo CHIESA, The Not-Two : Logic and God in Lacan, Boston, MIT Press, 2016 ; Raul MONCAYO, Lalangue, Sinthome, Jouissance, and Nomination. A Reading Compagnion and Commentary on Lacan’s Seminar XXIII on the Sinthome, Londres, Karnac, 2016 ; Raul MONCAYO et Magdalena ROMANOWICZ, The Real Jouissance of Uncountable Numbers, Londres, Karnac, 2015. 70 Samo TOMSIC et Michael FRIEDMAN (éd.), Psychoanalysis : Topological Perspectives. New Conceptions of Geometry and Space in Freud and Lacan, Berlin, Transcript, 2016.

Page 56: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

56

En Italie, le seul livre sur les mathématiques a été publié en 199871. Il

présente une approche plutôt philosophique que psychanalytique. C’est

Antonello Sciacchitano à Milan qui a fréquemment discuté sur le rapport de la

psychanalyse avec la science et les mathématiques, mais ses articles ont été

publiés sur internet72. Finalement, en Espagne, il existe depuis quelques années

trois grands textes sur la topologie chez Lacan73. Carlos Bermejo, membre des

Forums du Champ Lacanien en Barcelone, tient un blog où le rôle des

mathématiques et la science chez Lacan74., après plus de 20 ans, est discuté.

Pendant les dernières 30 années, la philosophie d’Alain Badiou,

énormément influencée par la psychanalyse lacanienne, est devenue plus connue

dans le monde hispanophone, en France et en Europe. C’est Badiou qui a montré

d’une manière plus claire l’alternative mathématique au Poème heideggérien

dans un court article intitulé « Le statut philosophique du poème chez

Heidegger », traduit de manière clandestine et publié sur un site d’internet

appelé « Heidegger en castellano »75. La thèse centrale de cet article soutient que

la philosophie est née grâce à l’interruption mathématique (logos) du poème

(mythos). Cette thèse a aussi été connue et diffusée partout à cause de son livre

de divulgation appelé Manifeste pour la philosophie76, particulièrement dans le

chapitre intitulé « L’âge des poètes ».

Certes, il y avait des indications mathématiques dans la littérature

psychanalytique lacanienne au Mexique et en Argentine77, mais elles restent

71 Emiliano BAZZANELLA, Il luogo dell’altro. Etica et topologia in Jacques Lacan, Rome, Franco Angieli, 1998. 72 http://www.sciacchitano.it/ consulté le 27 août 2017. 73 Víctor KORMAN, El espacio psicoanalítico. Freud-Lacan-Möbius, Madrid, Síntesis, 2004 ; Sergio LARRIERA, Nudos & Cadenas, Madrid, Miguel Gómez, 2010 ; Jorge CHAPUIS, Guía topológica para l’étourdit. Un abuso imaginario y su más allá, Barcelona, Psicoanálisis y Sociedad, 2014. 74 http://www.carlosbermejo.net/ consulté le 27 août 2017. 75 Alain BADIOU, « Le statut philosophique du poème chez Heidegger » in Jacques POULAIN et Wolfgang SCHIRMACHER (eds.), Après Heidegger, Paris, L’harmattan, 1992, p. 263-268 ; version en espagnol : www.heideggeriana.com.ar/comentarios/badiou.htm 76 Alain BADIOU, Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989. 77 Il existe des maisons éditoriales au Mexique, comme au Chili, en Colombie et Venezuela, qui publient la psychanalyse, mais la majorité de la littérature psychanalytique provient d’Argentine

Page 57: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

57

marginales ou obscures ; dans le meilleur des cas, elles étaient une

« subversion » de la mathématique cristallisée sous la forme d’un mathème. Pour

cette raison, les références d’Amster, Darmon, Vappereau et Badiou ont constitué

un contrepoids à la réception poético-heideggerienne de Lacan. Néanmoins, nous

nous trouvons avec un autre problème : aucune indication clinique, aucune

référence à un cas. En Europe, particulièrement en France, la situation est

différente comme nous l’avons mentionné, sauf l’absence des références à

l’alternative mathématique au diagnostic heideggérien de l’ontologisation de

l’être. En ce qui concerne les livres et articles sur la relation de la psychanalyse et

la littérature, la poésie, l’art, l’esthétique ou les mythes, la quantité est vraiment

insaisissable (en Amérique Latine et en Europe). Il existe des textes décisifs sur

la psychanalyse et ses liaisons avec la littérature78, la poésie79, la linguistique80,

l’écriture d’un écrivain81, les mythes82, l’esthétique83, la langue84 et la fiction85.

Pourtant, notre intérêt est de saisir dans l’œuvre de Lacan les stratégies

générales et singulières des usages du Poème, ainsi que ses objectifs. De même,

notre objectif est une espèce de périodisation et de groupement de ces usages.

En plus, nous ne trouvons pas dans l’innombrable quantité des publications la

ou d’Espagne. Le Brésil est une exception à cause de sa langue : ses propres maisons d’édition publient abondamment sur la psychanalyse. 78 Mario LAVAGETTO, Freud à l’épreuve de la littérature, Paris, Seuil, 2002, Forums du Champ Lacanien, 2001, Lacan dans le siècle, Paris, Ed. du Champ Lacanien, 2002, Éric MARTY (éd.) Lacan et la littérature, Paris, Houilles, 2005 et Jean-Michel RABATÉ, Jacques Lacan Psychoanalysis and the Subject of Literature, Londres, Palgrave, 2001. 79 Soraya TLATLI, Le psychiatre et ses poètes, Paris, Tchou, 2000. 80 Charles SHEPERDSON, Lacan and The Limits of Language, New York, Fordham University Press, 2008 et Michel ARRIVÉ, Langage et psychanalyse. Linguistique et inconscient, Paris, PUF, 1994. 81 Roberto HARARI, ¿Cómo se llama James Joyce? : A partir de “El síntoma”, de Lacan, Buenos Aires, Amorrortu, 1995 et Colette SOLER, Lacan, lecteur de Joyce, Paris, PUF, 2015. 82 Darian LEADER « Lacan’s myths » in Jean-Michel RABATÉ (Ed.) The Cambridge Companion to Lacan, Cambride, Cambridge University Press, 2003 et Markos ZAFIROPOULOS, Les mythologiques de Lacan. La prison de verre du fantasme: Œdipe roi, Le diable amoureux, Hamlet, Toulouse, Érès, 2017. 83 François REGNAULT, Conférences d’esthétique lacanienne, Paris, Agalma, 1997 et Massimo RECALCATI, Las tres estéticas de Lacan (psicoanálisis y arte), Buenos Aires, Del cifrado, 2006. 84 Jean-Louis SOUS, Prendre langue avec Jacques Lacan. Hybridations, Paris, L’Harmattan, 2013 et Jean-Pierre CLÉRO, Lacan et la langue anglaise, Toulouse, Érès, 2017. 85 Jean-Pierre CLÉRO, Les raisons de la fiction. Les philosophes et les mathématiques, Paris, Armand Colin, 2004.

Page 58: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

58

relation entre poésie (esthétique, langage, fonction poétique, fiction, mythes,

etc.) et mathématiques.

Nous avons rencontré d’autres impasses : celle de la spéculation

philosophique et celle du délire mathématique. Du côté du déploiement

désenchaîné des mathématiques, nous avons les textes de Vappereau. Badiou

pour sa part fait une appropriation philosophique de Lacan lorsqu’il affirme

que86 :

Pour Lacan, même si le trajet de la cure est le royaume de l’équivoque, le but

ultime est, nous le savons, un savoir transmissible intégralement, transmissible

sans reste. Le but est un ordre de symbolisation, ou, comme il le dit, de

« formalisation correcte », dans lequel l’équivoque ne laisse plus aucune trace.

Bien que le trajet soit poétique, « le royaume de l’équivoque », l’objectif final de

la cure psychanalytique est « la transmission sans reste », affirme Badiou. Il

donne quelques commentaires sur la cure psychanalytique (par exemple, la

relation entre symbolisation et angoisse87), mais l’intérêt de Badiou est

nettement philosophique.

Ce parcours par les œuvres et contextes psychanalytique nous a conduit

dans deux impasses :

1) La déconnexion entre clinique et théorisation. D’une part la clinique est

ineffable tandis que la théorie est une grave généralisation qui ne sert à

rien, notamment lors d’approches philosophiques et mathématisantes ;

pour s’écarter de cette universalisation inhérente à la théorie, qui par

ailleurs oriente la clinique, il faudra donc aborder cette clinique du cas par

cas. Le risque est de concevoir au psychanalyste comme un artisan, un

poète qui, grâce à son initiation psychanalytique (sa propre analyse), a un

accès privilégié à l’inconscient et au réel. Il faudrait écouter la parole de

l’analysant, puis rendre équivoques les signifiants. L’expérience suffit

86 Alain BADIOU, « Formules de L’Étourdit » in Il n’y a pas de rapport sexuel. Deux leçons sur « L’étourdit » de Lacan, Paris, Fayard, 2010, p. 104. 87 Ibid., p. 134.

Page 59: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

59

pour s’orienter dans la clinique. D’autre part, la théorie psychanalytique,

matérialisée finement par les schémas, les graphes, les mathèmes et les

figures topologiques, est capable de saisir l’expérience psychanalytique,

même le réel et l’inconscient. La première façon, artisanale, d’approcher

la psychanalyse uniquement à la dimension pratique nous amène au

risque initiatique, tandis que la théorie psychanalytique peut nous

prendre au piège spéculatif : celui de « l’expert » en mathématiques qui

délire.

2) Un traitement exclusif du Mathème ou du Poème aboutit dans une seconde

impasse. Les livres, textes et articles psychanalytiques abordent

majoritairement la problématique du Mathème et du Poème de manière

exclusive : soit Mathème soit Poème. Nous avons très peu des livres ou des

articles qui maintient les deux éléments en tension, c’est à dire aucun

n’envisage une solution finale avec une coexistence possible de ces deux

éléments, dans une sorte de champ où se manifesteraient attirance et

répulsion. Aucune publication ne montre l’articulation de façon détaillée

ou plus approfondie entre Mathème et Poème. Même si Badiou articule

Mathème et Poème dans son projet philosophique, il nous semble que sa

posture finale s’incline pour le Mathème 88.

88 Pour Badiou les « quatre conditions » de la philosophie doivent être articulées pour ne pas suturer la philosophie, voire déléguer les pouvoirs (pensantes) de la philosophie à une des ces conditions (poème, mathème, invention politique, rencontre amoureux). Pourtant, dans ses deux manifestes philosophiques Badiou est très clair lorsqu’il énonce que Platon a fondé sa philosophie en s’éloignant du poème, geste qui doit être répété pour re-fonder la philosophie contemporaine. Le poème est nécessaire dans la mesure où il est maintenu à distance, c’est-à-dire est une condition négative, nous semble-t-il. Alain BADIOU, Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989 et Alain BADIOU, Manifeste pour la philosophie, Paris, Fayard, 2009. Néanmoins, soyons justes : lorsque Badiou pense particulièrement chaque condition de la philosophie il l’articule aux autres. Disons que pour son projet philosophique il a une préférence pour le Mathème au profit du Poème, tandis que quand il pense un événement particulier il s’incline pour articuler les quatre conditions.

Page 60: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

60

Toutefois des auteurs comme Erik Porge, Geneviève Morel, Jean-Louis Sous et

Michel Bousseyroux89 sont des exceptions qui ont travaillé sur l’articulation

entre poésie et mathématiques chez Lacan d’une perspective clinique et

pratique. Le seul problème chez ces auteurs c’est que l’articulation se réalise

entre topologie et poésie, le Mathème reste marginal. Seules les traductions en

espagnol de Morel et Bousseyroux sont disponibles en Amérique latine. Par

ailleurs, il est intéressant de trouver des approches lacaniennes topologiques

(Félix Guy Duportail) et mathématiques (Jean-Pierre Cléro) pour renouveler la

discussion philosophique90. Ces deux auteurs sont aussi déjà publiés en espagnol

en Argentine.

En synthèse, il existe une grande quantité des textes qui s’approchent de

la poésie, de la littérature, du langage ou des mythes en psychanalyse, mais il

manque une approche qui les articule et les met en perspective avec les

mathématiques. Les grands œuvres sur la relation mathématiques-psychanalyse

se focalisent dans la topologie et marginalisent la dimension poétique, c’est-à-

dire de la nature équivoque, rhétorique et sophistique de la langue chez Lacan.

En outre, l’alternative au diagnostic heideggérien de l’ontologisation de l’être,

c’est-à-dire les mathématiques, elle n’est pas présente dans aucun texte, livre ou

article psychanalytique. Cette idée est développée par Alain Badiou, mais son

projet reste dans le champ de la philosophique.

Étant donné cette situation et dans ce contexte, la relevance de cette

recherche réside dans la question de la relation Mathème- Poème, sans exclure

l’un ou l’autre. En plus, nous chercherons systématiquement, plus extensivement,

89 Erik PORGE, Le ravissement de Lacan. Marguerite Duras à la lettre, Toulouse, Érès, 2015 ; Geneviève MOREL, La loi de la mère. Essai sur le sinthome sexuel, Paris, Anthropos, 2008 ; Jean-Luis SOUS, Prendre langue avec Jacques Lacan. Hybridations, Paris, L’Harmattan, 2013 ; Michel BOUSSEYROUX, Au risque de la topologie et de la poésie. Elargir la psychanalyse, Paris, Érès, 2011 et Michel BOUSSEYROUX, Lacan le borroméen. Creuser le nœud, Paris, Érès, 2014. Dans les livres de Jean-Pierre Cléro il y a des indications précieuses sur la liaison entre poésie et mathématiques. Néanmoins, ils ne sont pas d’une perspectif clinique. 90 Jean Pierre CLÉRO, Y a-t-il une philosophie de Lacan, Paris, Elipses, 2014 et Guy-Félix DUPORTAIL, L’origine de la psychanalyse. Introduction à une phénoménologie de l’inconscient, Paris, Mimesis, 2013.

Page 61: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

61

de façon indépendante et plus en détail le rôle, l’intérêt et l’utilité de la poésie et

des mathématiques avant d’explorer ses liaisons. Finalement, nous nous

inspirons de la philosophie d’Alain Badiou afin d’avoir une autre lecture de

l’alternative au verdict heideggérien de l’ontologisation de l’être. Autrement dit,

cette recherche a une base épistémologique et philosophique pour poser

autrement la question des liens entre mathématiques et poésie sur le fond d’une

subversion de la fonction poétique de Jakobson et la désontologisation

d’Heidegger.

Caractéristiques de la thèse

La thèse centrale de cette investigation affirme que pour Lacan le Mathème et le

Poème, seuls ou articulés, sont des éléments cruciaux pour la psychanalyse en

termes de la théorie, la pratique et la clinique, et dont la portée scientifique et

philosophique rend désirable leur approfondissement dans la psychanalyse

contemporaine.

L’objectif général est ici de spécifier les assises et les enjeux des

mathématiques et de la poésie pour la psychanalyse lacanienne afin de

déterminer quels sont ses usages et objectifs, et de savoir s’il existe ou non des

stratégies générales et singulières d’articulation entre eux. Ainsi, cette recherche

doctorale apportera à la psychanalyse freudienne et lacanienne, à travers de

deux objectifs particuliers :

a) Premièrement, celui de clarifier la filiation philosophique et

épistémologique qui soutiennent et problématisent les rapports de la

psychanalyse avec les mathématiques et à la poésie, et

b) Deuxièmement, celui de donner un cadre général pour ses

articulations et de prendre position sur le renoncement ou pas de

Lacan aux mathématiques au profit de la poésie.

Page 62: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

62

Il s’agit d’une recherche qualitative employant des outils documentaires

ainsi que des écrits et séminaires de Lacan et des textes des commentateurs de

son œuvre, mais dont la couleur principale est donnée par une méthode, dans le

cas des références mathématiques, inductive (regarder de près ces références

pour les classifier à travers des tables) et déductive pour la poésie (inclure et

partir des catégories telles que la littérature, la création, l’art et l’esthétique).

Notre recherche se limitera aux œuvres complètes de Freud et aux séminaires de

Lacan. Parfois nous ferons référence à d’autres textes de Lacan (entretiens,

articles presque introuvables, lettres) ; hors du corpus lacanien canonique, nous

choisirons des citations cruciales qui apporteront des clarifications à notre sujet.

Nous chercherons également des références implicites à l’art, l’esthétique, la

création et la littérature dans les textes de Freud et l’œuvre de Lacan. De même,

nous observerons des références à l’algèbre, l’arithmétique, la géométrie, la

théorie des ensembles et des références mathématiques moins explicites. Notre

idée n’est pas de faire une liste exhaustive, mais de comprendre la logique

générale des usages que Lacan fait des mathématiques et de la poésie.

À l’aide de ces références, nous tenterons de trouver la logique générale

des usages du Mathème et du Poème ; nous essayerons, pareillement, de localiser

les moments d’introduction de ces références et les points d’inflexion. Il s’agit,

donc, d’une recherche bibliographique qui sera discernée par le biais de notre

propre expérience pratique et clinique en tant que psychanalystes et analysants.

Nous lirons Freud et Lacan à la lettre. Les points énigmatiques et les impasses de

certains passages seront occasionnellement soulignés.

Nous ferons recours à la méthode de l’entretien. Tout au long de notre

recherche, nous ferons des entretiens pour affiner nos interrogations et

comparer notre lecture à la lecture des philosophes et psychanalystes qui ont

abordé ces sujets.

Lors du traitement des références mathématiques et poétiques chez

Lacan, nous supposerons que le lecteur de cette recherche est déjà imprégné de

l’œuvre lacanienne ; pour cette raison, nous ne développerons que certains

Page 63: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

63

concepts lacaniens dans la mesure où ils apportent lumière pour comprendre les

enjeux entre Mathème et Poème.

Dans cette perspective, le plan des pages suivantes est conformé par quatre

chapitres :

1) Un premier chapitre sur la psychanalyse et la science. Il s’agira ici de tracer

la manière où Freud et Lacan ont conçu la science, comment ils se sont interrogés

sur la nature scientifique de la psychanalyse et, finalement leurs positions à

l’égard des liaisons entre ces auteurs. Nous ferons une double périodisation de

ces questions : une freudienne et l’autre lacanienne. Nous soulignerons comment

dans le complexe projet psychanalytique de Lacan, il y a une importance décisive

de la philosophie et de l’épistémologie pour se poser des questions

fondamentales. Par exemple, l’émergence de la subjectivité moderne au sein de

la science, l’ontologisation de l’être, la formalisation de l’art ou l’emploi de la

religion au moment de définir les coordonnées de la science. De biais, les

résultats aideront à clarifier la nature des mathématiques dans la conception de

science, et de montrer comment certaines inerties de la conception de la science

et sa relation avec la psychanalyse surdéterminent l’importance de la poésie et

les mathématiques chez Freud et Lacan.

2) Un deuxième chapitre où nous analysons les références mathématiques. Il

s’agira d’une analyse de toutes les références mathématiques dans les séminaires

de Lacan, où l’intention en sera de les classifier et de les périodiser afin de

dégager les usages que Lacan a faits des mathématiques. Cette tâche nous

permettra aussi de comparer historiquement ce qui se passe entre

mathématiques et poésie. Nous montrerons que le rôle des mathématiques chez

Freud est presque inexistant et que, grâce à Lacan, il est possible de relire

rétrospectivement des mathématisations dans le premier.

Page 64: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

64

3) Un troisième chapitre sur la poésie dans le projet freudien et le projet

lacanien. L’intention sera dans un premier temps de considérer l’art, la

littérature, l’esthétique et la création comme faisant partie de la même catégorie

du Poème. Dans un second temps, il s’agira de dégager de la fonction du Poème

premièrement de l’œuvre freudienne et, dans une étape postérieure, de Lacan.

Nous allons aussi trouver les continuités et les discontinuités des usages du

Poème entre Freud et Lacan afin de localiser l’héritage freudien et les nouveautés

lacaniennes. Quoique les usages et les fonctions du Poème soient ordonnés chez

Lacan d’une manière périodisée –afin de rendre visible ses liaisons avec le

Mathème dans la même époque–, il est clair qu’on peut lire une anticipation ou

des résonances postérieures de certains usages et fonctions dans d’autres

périodes. La construction et la méthode de ce chapitre sont organisées d’une

manière inverse au chapitre précédent : nous partons de Freud afin de trouver

des anticipations dans l’œuvre lacanienne et la façon de procéder est plutôt

déductive –en faisant partie du Poème les dimensions artistique, littéraire,

esthétique et créative.

4) Un dernier chapitre avec trois études sur la relation entre Mathème et

Poème. Il s’agira finalement de choisir trois cas servant à illustrer la variété des

usages et les différentes stratégies utilisées par Lacan lors de l’articulation entre

mathématiques et poésie. Ces études permettront d’éclairer la portée de

l’assemblage de ces champs de savoir, sa rationalité inhérente et la particularité

de chaque croisement entre eux. Nous montrerons les rapports et les tensions

entre ces éléments pour aller au-delà de la simple opposition. Ces trois études

sont inconcevables sans les chapitres précédents où la mathématique et la poésie

sont examinées de près, de manière approfondie.

Finalement, nous conclurons en indiquant les résultats de la recherche, la

réponse à notre hypothèse et en montrant quelques lignes ouvertes et questions

pour de prochaines recherches. Nous nous répondrons à certaines

Page 65: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

65

interrogations, par exemple : est-ce que Lacan se débarrasse du Mathème au

profit du Poème ? Quelles sont les fonctions et l’utilité qui ont en commun les

mathématiques et la poésie en psychanalyse ? La psychanalyse peut se passer du

Poème et du Mathème ? Pourquoi les mathématiques comptent pour la

psychanalyse ? Pourquoi la poésie, chante-t-elle pour la psychanalyse ? En

psychanalyse, quel est en définitive la relation entre poésie et mathématiques ?

Page 66: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

66

Page 67: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

67

CHAPITRE I – LA SCIENCE ET LA PSYCHANALYSE

Sans la science et le sujet qui lui est corrélatif, la psychanalyse est tout simplement impensable, impraticable et inopérante1.

–Jacques Lacan, Conférence à Genève

Freud et Lacan avaient un intérêt absolument différent pour la science même si

le point de départ du premier est en continuité avec celui du dernier. Les

inquiétudes freudiennes, visant à faire de la psychanalyse une science, ont été

substituées chez Lacan par un champ épistémique propre de cette discipline.

C’est précisément ce dernier point-là qui expliquera la raison de notre entrée par

la porte de la science pour éclairer le chemin pris par Lacan afin d’arriver aux

champs des mathématiques et de la poésie. Bref, la question de la scientificité de

la psychanalyse a été remplacée par un profond désir d’ériger le champ

épistémologique spécifique de la psychanalyse. Cet espace trouve d’ailleurs des

outils précieux dans les mathématiques et la poésie pour se constituer. Cette

stratégie lacanienne se traduit par des conséquences théoriques, cliniques,

pratiques et éthiques que nous soulignerons tout au long de ce chapitre. Nous

commencerons par un bref parcours à travers la relation freudienne avec la

science.

Ce chapitre est divisé en deux parties : d’abord nous nous approcherons

de la relation entre psychanalyse et science dans l’œuvre de Freud ; dans la

seconde partie/ensuite sera consacrée à cette même relation, mais celle de

Lacan. Néanmoins, l’approche sera différente dans chaque cas. Chez Freud nous

allons déduire les quatre thèses fondamentales qu’il a faites sur la science, tandis

que chez Lacan nous retiendrons ses thèses fondamentales sur la science, mais

nous allons procéder par « temps ». Effectivement, nous avons constaté pendant

1 Jacques LACAN, « Conférence à Genève sur le symptôme » in journal Bloc notes de la psychanalyse, 1985, n° 5, p. 5-23.

Page 68: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

68

la recherche que la conception freudienne de la science et relation entre science

et psychanalyse ont été plus ou moins stables. Dans le cas de Lacan nous

trouvons que les thèses sur la science changent tout au long de son

enseignement ; nous constatons au moins quatre temps consécutifs.

L’objectif de ce chapitre est de clarifier la conception freudienne et lacanienne de

la science et ses enjeux avec la psychanalyse. De cette manière, nous prolongeons

les questions épistémologiques et philosophiques que nous avons considérées

dans le chapitre antérieur. De même, nous préparons le terrain pour envisager

notre interrogation sur le Mathème et le Poème chez Lacan. Finalement, il sera

inévitable de traverser des dimensions religieuses et philosophiques tout au long

de notre enquête sur la relation entre science et psychanalyse. Nous allons nous

interroger sur cette inévitabilité et ses possibles relations avec le Mathème et le

Poème.

1.1. Freud et la science

L'avenir jugera vraisemblablement que l'importance de la psychanalyse comme science de l'inconscient surpasse de loin son importance thérapeutique.

–Sigmund Freud, Enciclopædia Britannica

Le père fondateur de la psychanalyse avait une formation scientifique. Freud,

avant de découvrir la psychanalyse, dans la période nommée aujourd’hui

« prépsychanalytique » (1877-1891) était un médecin chercheur en sciences

naturelles qui avait exploré la neuroanatomie, la neurophysiologie, l’histologie et

la chimie. Il avait fait des études sur l’anatomie de l’anguille (1877), le système

nerveux de la moelle épinière (1878), la structure des cellules nerveuses chez

l’écrevisse (1882), l’hémorragie cérébrale humaine (1884), les propriétés

anesthésiques de la cocaïne (1884) et les aphasies (1891)2.

2 Sigmund FREUD, « Observations de la conformation de l’organe lobé de l’anguille décrit comme glande germinale mâle » in Max KOHN, Traces de la psychanalyse, Limoges, Lambert-Lucas, 2007,

Page 69: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

69

Sigmund Freud a recueilli les mêmes principes méthodologiques et idéaux

scientifiques d’Otswald, Mach, Fechner, Mayer, Helmholtz ou Haeckel, ses

professeurs3. Il en a adopté les modèles de rationalité pour construire sa théorie

et définir l’objet de la psychanalyse afin de rendre compte de sa clinique. À cette

époque, Freud a placé sa découverte dans le champ du matérialisme positiviste ;

ce que Freud a nommé « processus psychiques » est représenté à l’aide des

formulations neurophysiologiques des phénomènes donnés empiriquement par

la clinique ; ces phénomènes sont décrits, organisés et reconstruits par Freud

selon une méthodologie des sciences naturelles.

Dans cette partie du chapitre nous allons déployer la conception

scientifique que Freud avait sur la psychanalyse. Pour ce faire, nous partirons de

quatre thèses sur la scientificité de la psychanalyse qu’on peut dégager de

l’œuvre freudienne. En outre, nous exposerons comment nous pouvons localiser

chez Freud une métapsychologie fondée sur la pensé physique et une manière

chimique de penser les formations de l’inconscient. La chimie et la physique font

dans l’œuvre freudienne une sorte de « pince scientifique » qui permet à Freud

de prendre scientifiquement l’objet de la psychanalyse. Finalement, nous

trouverons des éléments proto-mathématiques et proto-topologiques dans les

textes freudiens qui se présentent sous la forme de l’optique et de la physique.

p. 149-160 ; Sigmund FREUD, « Über Spinalganglien und Rückenmark des Petromyzon (Sur les ganglions spinaux et la moelle épinière du Petromyzon) », Sitzungsber. Kais. .Akad. Wissensch., Vienne, Math. Naturwiss. KI. Abt. III, 78, juill., 81-167 ; Sigmund FREUD « Notiz über eine Methode zur anatomischen Präparation des Nervensystems (Note sur une méthode de préparation anatomique du système nerveux) », Zentralbl. med. Wissensch., Berlin, 17, no 26, juin., 468-469 ; Sigmund FREUD, « Über den Bau der Nervenfasern und Nervenzellen beim Flusskrebs (Sur la structure des fibres et des cellules nerveuses chez l'écrevisse) », Sitzungsber. Kais. Akad. Wissensch., Vienne, Abt. III, 85, janv., 9-5 1 ; Sigmund FREUD, « Ein Fall von Hirnblütung mit indirekten basalen Herdsymptomen bei Scorbut (Hémorragie cérébrale avec des symptômes basaux focaux indirects dans un cas de scorbut) », Wiener med. Wochenschr., 34., mars, n° 9, 244, et n° 10, 276-279 ; Sigmund FREUD, De la cocaïne, Bruxelles, Éditions Complexe, 1976 ; Sigmund FREUD, Contribution à la conception des aphasies, Paris, PUF, 2009. 3 Paul-Laurent ASSOUN, Introduction à l’épistémologie freudienne, Paris, Payot, 1990 ; Siegfried BERNFELD « Freud’s Earliest Théories », Psychoanalytic Quarterly, 1944, p. 341-362 ; William MCGRATH, Freud’s Discovery of Psychoanalysis, New York, Cornell University Press, 1986.

Page 70: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

70

1.1.1. Quatre thèses fondamentales sur la science chez Freud

La question de l’inscription de la psychanalyse au champ scientifique chez Freud

n’est pas facile. Si la psychanalyse avait initialement un but thérapeutique, il n’en

demeure pas moins qu’elle fut imprégnée par la formation scientifique de Freud,

en donnant ainsi à sa pratique un statut scientifique sous-jacent. Les enjeux du

rapport freudien à la science sont complexes et ils sont traversés par cette

tension au sein de la clinique, celui entre pratique et théorie. Nous allons suivre ici

Paul-Laurent Assoun en ce qu’il appelle « l’ambition scientifique de Freud ».

Selon Assoun, Freud avait un rapport essentiel avec la science qui pouvait se

résumer à quatre thèses fondamentales :

1. La science est une condition nécessaire de la définition de la psychanalyse

en tant que « science de l’inconscient », c’est-à-dire, la psychanalyse ne

possède une signification que dans l’horizon de la science.

2. La psychanalyse, en tant que science, appartient aux sciences

« naturelles ».

3. La « métapsychologie » accomplit l’idéal scientifique de la psychanalyse,

car elle rend compte d’une manière scientifique des processus

inconscients.

4. La psychanalyse, comme toutes les sciences, rejette les conceptions du

monde.

Ces quatre thèses sont reliées entre elles et sont présentes tout au long de

l’œuvre freudienne. Nous allons déployer ces thèses en les articulant.

Commençons par une première remarque : Freud privilégie la science sur

la thérapeutique. Si l’ambition scientifique de la psychanalyse est essentielle aux

yeux de Freud, c’est parce que selon lui la psychanalyse est une « science de

l’inconscient » (Wissenschaft des Umbewußten) ; c’est lui qui a utilisé cette

formulation pour designer la psychanalyse, en opposant la dimension du savoir à

Page 71: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

71

la dimension thérapeutique. Ainsi, la psychanalyse prend sa propre forme et

inscrit sa légitimité dans la science bien plus encore que sa vocation

thérapeutique obtient ses droits de cité4 :

L'avenir jugera vraisemblablement que l'importance de la psychanalyse comme

science de l'inconscient surpasse de loin son importance thérapeutique.

Contrairement à ce qu’Assoun vient d’évoquer, Freud privilégie, dans un texte

antérieur, l’aspect thérapeutique au détriment de l’aspect scientifique. C’est à

propos du cas « Hans » que Freud suggéra l’intervention de la psychanalyse en

tant que science5 :

Il est vrai que pendant l’analyse [du petit Hans] il doit être dit beaucoup de

choses qu’il n’est pas en mesure lui-même de dire, que des pensées doivent lui

être inspirées dont rien encore n’est apparu chez lui et que son attention doit

être orientée dans les directions d’où le père [de Hans] attend ce qui viendra.

Il s’agit de ce que Freud appellera plus tard « constructions en analyse » qui, loin

d’être neutres, sont des énoncés proposés aux analysants. Freud confirme le fait

que la psychanalyse procède ainsi6 :

[la construction en analyse] affaiblit la force probante de l'analyse ; mais dans

toute analyse on procède ainsi. Une psychanalyse n'est justement pas une

investigation scientifique exempte de tendances, mais une intervention

thérapeutique ; elle ne veut en soi rien prouver, mais seulement changer

quelque chose.

4 Sigmund FREUD, in « Psychoanalysis » in Enciclopaedia Britannica, Londres, Enciclopaedia Britannica, 1926, http://global.britannica.com/EBchecked/topic/1983319/Sigmund-Freud-on-psychoanalysis. La traduction est de l’auteur (« The future will probably attribute far greater importance to psychoanalysis as the science of the unconscious than as a therapeutic procédure »). 5 Sigmund FREUD, « Analyse de phobie d’un garçon de cinq ans » in Œuvres complètes, vol. IX, Paris, PUF, 1998, p. 92. 6 Idem.

Page 72: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

72

Ainsi, nous trouvons la tension thérapie-science qui habite l’œuvre freudienne.

Par exemple, Freud, dans un article encyclopédique rédigé en 1922, affirme que

la psychanalyse est le nom7 :

l) d'un procédé pour l'investigation de processus animiques, qui sont à peine

accessibles autrement ; 2) d'une méthode de traitement des troubles

névrotiques, qui se fonde sur cette investigation ; 3) d'une série de vues

psychologiques, acquises par cette voie, qui croissent progressivement pour se

rejoindre en une discipline scientifique nouvelle.

Il s’agit, donc, d’une définition de la psychanalyse, à différents niveaux, qui ne

manifeste pas une opposition forte entre l’aspect scientifique et l’aspect

thérapeutique. En 1925 Freud avait déjà reconnu le caractère polysémique du

terme psychanalyse8 :

Le mot psychanalyse lui-même est devenu plurivoque. A l'origine désignation

d'un procédé thérapeutique déterminé, il est maintenant devenu aussi le nom

d'une science, celle de l'animique-inconscient.

Disons que le caractère bifront de la psychanalyse et ses différents niveaux

correspondent à un mouvement d’aller- retour entre la construction théorique et

la pratique clinique. La solide formation scientifique de Freud l’a aidé à postuler

des théories qui ont orienté sa clinique. Parfois, son interrogation sur le statut

scientifique de la psychanalyse demeurait néanmoins indépendante de son

intérêt thérapeutique9. Ainsi la clinique apparaissait alors comme le champ

expérimental des hypothèses théoriques freudiennes. Nous proposons de lire ce

mouvement d’aller-retour entre science et pratique en termes de tension,

tension qui aura des fortes résonances dans l’opposition mathème et poème. Pour

7 Sigmund FREUD, « « psychanalyse » et « théorie de libido », in Œuvres complètes, vol. XVI, Paris, PUF, 2010, p. 181. 8 Sigmund FREUD, « Autoprésentation » in Œuvres complètes, vol. XVII, Paris, PUF, 1992, p. 118. 9 « Cette concordance avec le monde extérieur réel, nous l’appelons vérité. Elle reste le but du travail scientifique, même si nous n’envisageons pas sa valeur pratique » Sigmund FREUD, « XXXVe Leçon : D’une vision du monde » in Œuvres complètes, vol. XIX, Paris, PUF, 1995, p. 255.

Page 73: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

73

l’instant nous remarquons que cette approche de la psychanalyse a pour objet

d’éclaircir les enjeux de l’ambition scientifique freudienne.

Pour rendre compte de sa clinique, Freud a utilisé le syntagme « science

de l’inconscient » sans oublier que le mot inconscient est le terme qui définit

certains processus, à savoir, les processus du « système psychique ». Cette

désignation s’oppose aux autres façons de concevoir l’inconscient. Selon Freud, il

est le principe explicatif de certains phénomènes psychiques. Assoun nous

rappelle que, à cette époque, il y avait des conceptions littéraires, voire

romantiques, et philosophiques de l’inconscient (par exemple, celle d’Édouard

von Hartmann ou celle de Theodor Lipps)10. Ce fut Freud qui s’éloigna de ces

visions pour expliquer l’inconscient plutôt que de le décrire11. Il s’agissait de

ramener le principe métaphysique de l’inconscient vers un modèle de

fonctionnement psychique spécifique, soumis à une quête positive, rationnelle et

expérimentale.

C’est aussi dans ce sens que Freud a choisi de privilégier le caractère

scientifique de la psychanalyse à la place de son aspect thérapeutique. La

psychanalyse a pris stratégiquement le statut de savoir : « la psychanalyse ne

peut rompre avec les Discours de l'inconscient qu'en s'inscrivant dans l'horizon

scientifique »12. Le terme que Freud a utilisé pour se référer à la science de

l’inconscient est le mot allemand « Wissenschaft » qui implique une manière

spécifique du savoir. Assoun signale ce savoir13 comme l’acquisition de

connaissances ; ces connaissances sont articulées d’une manière systématique et

cohérente ; des principes d’ordonnance des énoncés et d’autres connaissances

10 « Il ne faut pas croire par ailleurs que cette autre conception du psychique soit une nouveauté que l'on doive à la psychanalyse. Un philosophe allemand, Theodor Lipps, a proclamé avec la plus grande netteté que le psychique est en soi inconscient, que l'inconscient est le véritable psychique. Le concept d'inconscient frappait depuis longtemps aux portes de la psychologie pour être admis. Philosophie et littérature ont joué assez souvent avec lui, mais la science ne savait pas l'employer. La psychanalyse s'est emparé de ce concept, l'a pris au sérieux et l'a rempli d'un nouveau contenu ». Sigmund FREUD, « Some elementary lessons in psycho-analysis » in Œuvres complètes, vol. XX, Paris, PUF, p. 314. 11 Paul-Laurent ASSOUN, Psychanalyse, Paris, PUF, 1997, p. 65. 12 Ibid., p. 67. 13 Idem.

Page 74: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

74

peuvent alors en être déduits ; et, finalement, ces connaissances sont

transmissibles, c'est-à-dire inscriptibles dans un certain code intelligible et

universel. C’est donc la première thèse d’Assoun sur Freud : la psychanalyse a

une signification dans l’horizon de la science.

C’est cette conception de la science qui se déduit de l’ambiance

scientifique dominante au XIXe siècle qui porte les caractéristiques d’un

empirisme rationnel. Il existe une articulation entre le concept « inconscient » et

cette conception de la science : un des objectifs de la psychanalyse est de réduire

le terme « inconscient », comme nous l’avons déjà dit, à un mode de

fonctionnement psychique.

Dès sa fondation, la psychanalyse avait comme idéal une ambition

scientifique qui renvoyait aux « sciences de la nature » (Naturwissenschaft) ; elle

avait affaire à des « processus mentaux » et essayait de trouver les explications

de leur fonctionnement. Il s’agissait de chercher des lois psychiques sur le

modèle des sciences comme la physique ou la chimie14.

Cette adhésion aux idéaux des sciences de la nature n’avait pas comme

but de donner un air de scientificité ; bien au contraire, elle correspondait aux

exigences épistémiques contemporaines de Freud. Il fallait expliquer les

phénomènes psychiques en y discernant les processus cachés et par la suite

dégager des lois qui auraient sous-tendu ces phénomènes. L’empirisme de

l’époque de Freud est une manière de penser causaliste. La revendication d’une

science de la nature par la psychanalyse freudienne coïncidait avec la formation

universitaire de son créateur.

En effet, des raisons historiques permettent d’affirmer le projet

scientifique freudien à l’image des sciences naturelles : a) la psychanalyse a pour

objectif de constituer une « psychologie scientifique » dans la tradition de

14 L’essentiel de cette position peut se trouver dans l’article de Freud intitulé « Some elementary lessons in psycho-analysis » où il explique « la nature du psychique » Sigmund FREUD, Œuvres complètes, vol. XX, Paris, PUF, p. 309-315.

Page 75: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

75

Herbart à Wundt15 ; b) sous l’influence d’Ernst Brücke16, maître de Freud à

l’Université de Vienne , Freud adhéra au mouvement de la médecine en tant que

science ; c) Freud privilégia un physicalisme (les seules explications des

phénomènes sont matérielles) recherchant les phénomènes psychiques selon

une logique de décomposition17 (d’où le nom « psych/analyse ») ; et, d)

l’objectivité d’une recherche des phénomènes doit refuser les explications

métaphysiques au sens de Ernst Mach18, une autre figure centrale pour Freud.

Dans l’un de ses premiers essais scientifiques, Freud explique19 :

Nous avons cherché à faire entrer la psychologie dans le cadre des sciences

naturelles c’est-à-dire à représenter les processus psychiques comme des états

quantitativement déterminés de particules matérielles distinguables, ceci afin de

les rendre évidents et incontestables.

Ce projet scientifique n’est pas un simple empirisme, mais la construction d’une

science de la nature qui postule des concepts clairs pour les mettre à l’épreuve a

posteriori dans des données empiriques (la clinique sert à remplir ces concepts

créés)20 :

Comme l'exemple de la physique l'enseigne de manière éclatante, même les «

concepts fondamentaux » qui ont été fixés dans des définitions subissent un

constant changement de contenu.

Et Freud continue21 :

Nous n'appliquons pas seulement à notre matériel d’expérience certaines

conventions, sous la forme de concepts fondamentaux, mais nous nous servons

15 Paul-Laurent ASSOUN, Introduction à l’épistemologie freudienne, op. cit., p. 130-144 et Darian LEADER et Bernard BURGOYNE, « Freud et ses arrière-plans scientifiques » in La question du genre, Paris, Payot, 2001, p. 227-266. 16 Paul-Laurent ASSOUN, ibid., p. 99-129. 17 Ibid., p. 51-64. 18 Ibid., p. 73-89. 19 Sigmund FREUD, « Esquisse d’une psychologie scientifique » in La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 2009, p. 314. 20 Sigmund FREUD, « Pulsions et destins des pulsions » in Œuvres complètes, vol. XIII, Paris, PUF, 2005, p. 165-166. 21 Ibid., p. 167.

Page 76: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

76

aussi de maintes présuppositions compliquées pour nous laisser guider dans

l’élaboration du monde phénoménal psychologique.

Cette Naturwissenschaft (science de la nature) de la psychanalyse est définie en

opposition aux « sciences de l’esprit » (Geistewissenschaften) et aux « sciences

humaines (Humanwissenschaften). À l’époque de Freud, les sciences de l’esprit et

les sciences humaines étaient rattachées aux disciplines ayant pour objet d’étude

la Culture/Civilisation (Kultur) ; mais elles se différenciaient des sciences de la

nature dont l’objet d’étude était la Nature même. Cette distinction entre sciences

de la nature et sciences de l’esprit était capitale dans la recherche universitaire

germanique de l’époque. Même si la psychanalyse freudienne s’est intéressée à la

culture et à la civilisation, son champ d’étude restait épistémologiquement celui

des sciences de la nature22. C’est la seconde thèse d’Assoun concernant Freud : la

psychanalyse en tant que science, finalement, appartient au champ des sciences

naturelles.

Cette position s’appuie de la distinction entre herméneutique –le point

fondamental de la méthode des sciences humaines ou sciences de l’esprit– et

signification. Ainsi, le titre de « La science des rêves » de Freud doit se traduire

non comme « l’interprétation des rêves », mais comme « la signification des

rêves » (Traumdeutung). L’interprétation vise le sens –caché ou herméneutique–,

alors que la signification est un effet d’enchaînement. À l’aide de cette distinction,

Assoun23 a affirmé que Freud prend comme méthode de l’interprétation des

rêves un modèle chimique, une sorte de construction presque linguistique des

radicaux chimiques. Autrement dit, le modèle de l’interprétation est un effet de

signification à l’aide de la syntaxe. Il n’y a pas de sens caché, mais une

signification qui se produit par déchiffrage. Ainsi, l’interprétation des rêves par

Freud est plus proche du déchiffrage des hiéroglyphes par Champollion que la

découverte d’un sens caché par l’herméneutique. En effet, Champollion a

22 Paul-Laurent ASSOUN, Freud et les sciences sociales. Psychanalyse et théorie de la culture, Paris, Armand Colin, 2008, p. 23-38. 23 Paul-Laurent ASSOUN, Introduction à l’épistémologie freudienne, op. cit., p. 42-43.

Page 77: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

77

découvert la clé pour résoudre l’énigme de la pierre Rosseta. Son sens provient

de lire les hiéroglyphes comme une syntaxe plutôt qu’un symbolisme dans les

images, c’est-à-dire comme sens herméneutique caché dans les symboles.

Selon Assoun, l’interprétation chez Freud est une explication dans le sens

des sciences de la nature, car elle porte une causalité sémiologique24, c’est-à-dire

comme effet de la syntaxe. Assoun affirme que la compréhension herméneutique

requise par les sciences de l’esprit ou les sciences humaines n’est pas utile pour

« interpréter » un rêve. Il défend aussi l’idée que Freud s’appuie sur une causalité

sémiologique pour déchiffrer les rêves en symbolisant leurs images. Ce point est

crucial pour comprendre le projet mathématisant et formalisant de Lacan : les

mathématiques permettent de traiter les rêves (et d’autres formations de

l’inconscient) d’une manière qui ressemble davantage à la physique (le sens des

rêves comme le sens d’un vecteur) plus qu’à l’herméneutique (trouver un sens

caché).

C’est à ce titre que Freud a inventé sa « métapsychologie » comme un

parallélisme des sciences naturelles. La psychanalyse est pour Freud une forme

d’explication et de compréhension des phénomènes psychiques en termes de

lieux, de forces et de quantités. Freud adhère aux idéaux scientifiques à l’aide de

la métapsychologie, c’est-à-dire en expliquant la phénoménologie psychique en

termes topiques (lieux), dynamiques (forces) et économiques (quantités)25 :

Je propose qu'on parle d'une présentation métapsychologique lorsque nous

réussissons à décrire un processus psychique selon ses relations dynamiques,

topiques et économiques.

Tout se passe comme si Freud avait créé le modèle d’une représentation

vectorielle des formations de l’inconscient (mots d’esprit, actes manqués,

symptômes et rêves), c’est-à-dire des phénomènes de l’inconscient. Freud a

nommé comme « présentation métapsychologique » cette façon d’arranger les

24 Ibid., p. 44. 25 Sigmund FREUD, « L’inconscient » in Œuvres complètes, vol. XIII, Paris, PUF, 2005, p. 223.

Page 78: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

78

données et les concepts. Elle permettra d’établir un système de coordonnées qui

va orienter sa recherche et sa clinique. Selon Freud, cette présentation et cette

explication des phénomènes psychiques en termes économiques, dynamiques et

topiques, donne à la psychanalyse l’image d’un modèle physicaliste. La

métapsychologie dote la psychanalyse de ressources qui conditionnent son accès

au statut de discipline scientifique. La métapsychologie essaie de cristalliser

l’ensemble des développements faits par Freud avant l’invention de la

psychanalyse et constitue son noyau théorique. Elle est la partie fondamentale de

cette science des processus inconscients, constitués sur le fondement de

l’expérience clinique, une autre appellation de la psychanalyse même si elle ne

parvient pas à en couvrir toute l’étendue.

Les quantités, forces et lieux sont des fictions utiles pour rendre compte

de l’entité psychique centrale : l’inconscient. Bien que ce fait soit paradoxal,

Freud suggère, dans une lettre adressée à Einstein, qu’en physique la situation

est similaire26 :

Peut-être avez-vous l'impression que nos théories sont une sorte de mythologie,

dans le cas présent une mythologie qui n'est pas même réjouissante. Mais toute

science de la nature ne revient-elle pas à une telle sorte de mythologie ? En va-t-

il aujourd'hui autrement pour vous en physique ?

Freud se réfère, bien entendu, aux objets dont l’existence est seulement

supposée comme l’atome ou le trou noir, mais dont la création fictionnelle, à

l’époque, permet de comprendre certains phénomènes en physique : la gravité, la

résistance électrique ou les réactions chimiques27. En psychanalyse, il existe

26 Sigmund FREUD, « Pourquoi la guerre ? » in Œuvres complètes, vol. XIX, Paris, PUF, 2004, p. 78. 27 « Les phénomènes étudiés par la psychologie sont en eux-mêmes aussi inconnaissables que ceux des autres sciences, de la chimie ou de la physique, par exemple, mais il est possible d'établir les lois qui les régissent et d'en observer sur une grande échelle et sans lacunes les relations réciproques et les interdépendances. C'est là ce qu'on appelle acquérir la « compréhension » de cette catégorie de phénomènes naturels ; il y faut une création d'hypothèses et de concepts nouveaux ; toutefois ces derniers ne doivent pas être considérés comme des preuves de l'embarras où nous nous trouverions plongés mais comme un enrichissement de nos connaissances. Il convient de les regarder sous le même angle que les hypothèses de travail habituellement utilisées dans d'autres sciences naturelles et de leur attribuer la même valeur approximative. C'est d'expériences accumulées et sélectionnées que ces

Page 79: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

79

deux mouvements qui marquent sa scientificité : la prise en compte d’une

transobjectivité de l’inconscient (comme l’atome en physique) et le traitement

par le biais d’un langage scientifique. La métapsychologie est le nom de ce

deuxième mouvement.

L’inconscient serait l’objet trans-objectif que la méta-psychologie théorise

pour orienter la clinique. Une telle théorisation s’aperçoit des processus

inconscients qui fonctionnent au-delà de la conscience. Freud concevra la

psychanalyse comme un savoir, comme la science, qui se développe petit à petit

dans le cours de sa recherche28. Le progrès explicatif de la métapsychologie peut

nous renvoyer à un état précédent de son explication comme un phénomène qui

doit à son tour être compris : « l’explication est une démarche par

approximations bien plus que l’assignation d’une cause »29. La métapsychologie

opère dans cette recherche, dans cette quête, comme un outil qui sert à

décomposer le système psychique, comme le ferait l’anatomie opérant sur le

corps en médecine. Il s’agit, donc, de la troisième thèse d’Assoun sur Freud : la

« métapsychologie » remplit l’idéal scientifique freudien en rendant compte

scientifiquement des processus inconscients.

Finalement, la quatrième thèse fondamentale décrite par Assoun, traite le

problème de la conception du monde selon Freud. La formation scientifique de

Freud lui permet d’opposer la psychanalyse à une conception du monde. Cette

Weltanschaung30, en philosophie, prétend de donner une explication globale des

choses existantes. En revanche, la science a une vocation fragmentaire cherchant

à comprendre d’une manière particulière et pas globale un ensemble de

hypothèses attendent leurs modifications et leurs justifications ainsi qu'une détermination plus précise. Comment être surpris si les concepts fondamentaux de la nouvelle science (pulsion, énergie nerveuse, etc.) et ses principes mêmes restent aussi longtemps indéterminés que ceux des sciences plus anciennes (force, masse, attraction, etc.) ? » Sigmund FREUD, « Abrégé de psychanalyse » in Œuvres complètes, vol. XX, Paris, PUF, p. 248-249. 28 « Le progrès, dans le travail scientifique, s’effectue tout à fait comme dans une analyse » Sigmund FREUD, « XXXVe Leçon : D’une vision du monde » in Œuvres complètes, vol. XIX, PUF, Paris, 1995, p. 259. 29 Paul-Laurent ASSOUN, Psychanalyse, op. cit., p. 440. 30 Terme allemand pour designer la « vision du monde » ou « conception du monde ».

Page 80: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

80

phénomènes observés dans l’Univers. Freud l’exprime ainsi dans une conférence

aux États-Unis31 :

En tant que science spécialisée, branche de la psychologie –psychologie des

profondeurs ou psychologie de l’inconscient–, elle est absolument impropre à

former une vision du monde qui lui soit propre, il lui faut admettre celle de la

science.

Pour continuer ainsi32 :

La psychanalyse, selon moi, est incapable de créer une vision du monde qui lui

soit particulière. Elle n’en a pas besoin, elle est une part de la science et peut se

rattacher à la vision du monde scientifique.

Selon Freud, la seule Weltanschaung où peut s’inscrire la psychanalyse, c’est une

vision scientifique du monde bien qu’elle soit fragmentaire. Cette spécialisation

de la science, ce savoir en devenir dont la vocation est de travailler comme un

work in progress, est solidaire de l’incapacité de n’apporter aucune vision globale

du monde. Lorsque Freud adhère à l’idéal scientifique, il combat aussi les visions

du monde relevant de l’esthétique, de la religion ou de l’idéologie. La position

scientifique freudienne peut se résumer à la phrase suivante : il faudrait

renoncer à la totalité pour accéder à la vérité.

En somme, pour Freud la psychanalyse est importante seulement dans

l’horizon de la science (1re thèse), car en tant que science, elle appartient aux

sciences naturelles (2e thèse). La psychanalyse selon Freud accomplit son idéal

scientifique par le biais de la métapsychologie (3e thèse), chose importante pour

lui, car la science rejette toutes les conceptions du monde (4e thèse).

Ces quatre thèses résument la formulation et même l’ambition

scientifique de la psychanalyse chez Freud. Il est facile d’affirmer que cette

ambition scientifique freudienne correspond à une recherche de légitimation de

31 Sigmund FREUD, « XXXVe Leçon : D’une vision du monde » in Œuvres complètes, vol. XIX, PUF, Paris, 1995, p. 242. 32 Ibid., p. 267.

Page 81: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

81

la psychanalyse en l’inscrivant dans ce champ de savoir. Une telle impression est

plus forte si nous pensons que Freud a choisi l’idéal des sciences de la Nature,

bien réputées pour leur rigueur, au lieu de l’idéal des sciences humaines.

Néanmoins, la stratégie freudienne d’opter pour la science au lieu de la

philosophie ou de la littérature (les deux disciplines où le concept de

l’inconscient a été utilisé), par exemple, a des effets épistémologiques. En effet,

Freud s’oriente sous l’égide des sciences de la Nature pour poser les concepts

psychanalytiques et l’hypothèse de l’inconscient afin de s’en approcher

empiriquement. L’exemple de la métapsychologie est le plus fort et le plus

convaincant. Bref, pour Freud les sciences procurent à la psychanalyse une

orientation rigoureuse pour développer une boussole qui donne une direction à

la clinique. La science permet aussi d’écarter le concept de l’inconscient, concept

central pour la fondation de la psychanalyse, de l’appropriation qu’ont fait la

philosophie et la littérature. Les appropriations romantiques du concept de

l’inconscient par la littérature, par les conceptions du monde philosophiques ou

par l’herméneutique des sciences humaines sont évitées en inscrivant la

psychanalyse parmi les sciences de la Nature.

Nous n’osons pas assurer que Freud est un partisan qui choisit la science

contre les « illusions » de la religion. Il suffit de lire sa 35e conférence

introductrice à la psychanalyse pour s’en apercevoir. En ce sens-là, il n’est pas

faux d’affirmer que Freud reste dans le projet philosophique des lumières, ayant

identifié la domination de la science avec le domaine de la raison, même si la

raison dont la psychanalyse rend compte est une raison autre, différente ou

étrangère à celle de la philosophie ou des sciences existantes.

Néanmoins, les postfreudiens ont payé le prix de l’hypothèque freudienne

lorsque Freud a choisi le champ de la science comme idéal. Les premières

générations de psychanalystes ont été capturées par l’horizon de l’idéal

scientifique, pour le rejeter par la suite ou bien pour insérer la psychanalyse

dans les sciences humaines. Même si quelques postfreudiens voulaient rester en

dehors de la science, ils n’ont pas pu sortir de son ombre, car ils étaient capturés

Page 82: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

82

par la réaction qu’ils avaient en face de cette science : ils pensaient la

psychanalyse comme un artisanat de l’inconscient ou comme une philosophie de

vie –donc, une Weltanschauung.

L’idéal scientifique freudien vise à une intégration totale de la

psychanalyse à la science. Cependant, la psychanalyse et la science ne se

recouvrent pas. Heureusement, il y a quelque chose d’irréductible : l’inconscient

n’est pas si facile à maîtriser. Freud a subverti les modèles scientifiques et la

raison fondée sur les lumières de la modernité pour accéder à son inédit. Il s’agit

d’une « raison frontière » ou « raison frontalière » pour emprunter le terme au

philosophe Eugenio Trías33. Lacan, pour sa part, trouve chez Freud une raison

qui change les coordonnées de la pensée ; il s’agit du matérialisme de la lettre ; le

titre de son écrit est éloquent : « l’instance de la lettre dans l’inconscient ou la

raison depuis Freud ». Ainsi, Freud, par le biais de ses inquisitions, découvre

quelque chose qui dépasse ses propres méthodes en l’amenant au-delà de ses

attentes.

Ce dépassement du modèle scientifique traditionnel chez Freud nous

permet de poser d’une autre manière les questions relatives à la science, la

religion, la philosophie et l’art. Des traces dans l’héritage freudien rendent

possible une enquête différente dans l’œuvre de Lacan dans ces disciplines pour

amener à la psychanalyse ce qui lui appartient de droit. Pour apprécier cet

héritage, il est indispensable de tenir compte des origines scientifiques de la

psychanalyse et des opérations faites par Freud à l’intérieur de la science, de la

philosophie, de l’art et de la religion.

1.1.2. La pince scientifique freudienne : physique « métapsychologique » et chimie « syntactique » D’après ce que nous avons dit, le psychanalyste, selon Freud, penserait comme

un physicien et agirait comme un chimiste. Pourquoi ? L’épistémologie et la

méthodologie du psychanalyste sont proches de celles de la physique par la

33 Eugenio TRÍAS, La razón fronteriza, Madrid, Destino, 1999.

Page 83: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

83

façon d’appréhender un cas clinique ou par la création de concepts remplis de

contenu clinique, c’est-à-dire il existe une façon « physique » de penser la

clinique (le temps de réflexion sur un cas) ; c’est ce que Freud nomme la

métapsychologie. Ainsi au moment de l’approche pratique, le psychanalyste

ressemble au chimiste : il décompose les complexes chimiques (c’est l’analyse)

en suivant les lois « syntactiques » de la chimie pour trouver ainsi les éléments

plus simples (les radicaux). À l’époque, la chimie était essentiellement science de

l’analyse, comme l’indique la définition classique donnée par Lavoisier34 :

La chimie, en soumettant à des expériences les différents corps de la

nature a pour objet de les décomposer et de se mettre en état d’examiner

séparément les différentes substances qui entrent en combinaison.

Il est surprenant que les modèles pour traiter, voire interpréter les « formations

de l’inconscient » freudiennes (rêves, mots d’esprit, symptômes et actes

manqués) se référent à la chimie et au déchiffrage des hiéroglyphes fait par

Champollion. Tous les deux, Champollion et Freud, s’appuient sur la syntaxe

(linguistique), l’un pour déchiffrer les hiéroglyphes et l’autre pour déchiffrer les

rêves. Ainsi, la méthode utilisée par Champollion pour déchiffrer la langue de

l’Égypte antique n’était pas d’interpréter les images en tant que symboles, mais

de les considérer comme des phonèmes ou des lettres formant une syntaxe,

c’est-à-dire une phrase composée d’images (chaque image étant une lettre). De la

même manière Justus von Liebig, père fondateur de la chimique organique, a

pensé la chimie comme une syntaxe faite à partir des éléments chimiques35 :

Non seulement les corps diffèrent par leur nature, mais leurs propriétés se

modifient aussi selon les divers arrangements qu'ils subissent. Dans la langue

particulière que les corps nous parlent, on retrouve, comme dans toute autre

langue, des articles, des cas, toutes les inflexions des substantifs et des verbes ;

on y rencontre même un grand nombre de synonymes... Nous connaissons la

34 Paul-Laurent ASSOUN, Introduction a l’épistémologie freudienne, p. 54. 35 Justus von LIEBIG cité par Paul-Laurent ASSOUN, Introduction à l’épistémologie freudienne, p. 62.

Page 84: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

84

signification de leurs propriétés, c’est-à-dire des mots parlés par la nature, et

pour lire ces mots, nous utilisons l'alphabet que nous avons appris.

La chimie, comme le déchiffrage des hiéroglyphes, a une épistémologie et une

méthodologie qui sont analogues à celles de la linguistique. En somme, la

métapsychologie inspirée de la physique, et l’interprétation tirée de la « causalité

sémiologique »36 de la chimie sont les deux axes de la pince scientifique sur

laquelle Freud s’appuie. Ces deux branches appartiennent aux sciences de la

nature, c’est-à-dire l’horizon scientifique de Freud.

1.1.3. Mathématisation et topologie chez Freud

Comme nous l’avons traité dans la première partie de ce chapitre, le seul horizon

de la psychanalyse pouvait être celui de la science sous l’idéal des sciences de la

Nature. De nombreux passages, citations et références de Freud le constatent.

Néanmoins, il existe des auteurs qui résistent à plusieurs lectures, car leurs

propositions dépassent leur propre acte d’énonciation : leurs mots vont au-delà

de leur pensée. Dans cette partie du texte nous voulons souligner comment, à

partir de la lecture de Lacan, on peut trouver une pensée topologique et

mathématisante chez Freud. Il s’agit d’une lecture borgienne qui montre que

Kafka a créé ses propres précurseurs37, c’est-à-dire on peut lire après-coup une

pensée topologique chez Freud à partir de Lacan.

Effectivement, Freud est un exemple d’énonciation démesurée qui

supporte une lecture « mathématisante ». Il n’est pas un hassard, mais grâce aux

traits mathématiques qui sont déjà faits sur l’œuvre freudienne. Une

« énonciation excessive » chez Freud implique que, même s’il voulait fonder la

36 Ibid., p. 42-43. 37 « Le poème Fears and Scruples de Robert Browning annonce l’œuvre de Kafka, mais notre lecture de Kafka enrichit et gauchit sensiblement notre lecture du poème. Le mot précurseur est indispensable au vocabulaire critique, mais il conviendrait de le purifier de toute connotation de polémique ou de rivalité. Le fait est que chaque écrivain crée ses précurseurs. Son apport modifie notre conception du passé aussi bien que du futur » Jorge Luis BORGES, « Kafka et ses précurseurs », « Autres inquisitions » in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1993, Vol. I, p. 753.

Page 85: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

85

psychanalyse sur l’horizon des sciences de la Nature, il existe des « dits » qui

dépassent ce qu’il voulait dire. En fait, l’une des tâches du psychanalyste est de

lire les traces qui débordent le dire de l’analysant. L’un des enjeux qu’on peut lire

dans le « retour à Freud » lacanien est justement de trouver chez Freud quelque

chose qui l’excède.

En effet, nous pouvons trouver grâce à Lacan les traces d’un Freud qui

« mathématise » et qui pense d’une façon géométrisée, voire topologisée ; par

exemple lorsque Freud utilise des métaphores optiques pour concevoir l’appareil

psychique38 :

L'idée qui est ainsi mise à notre disposition est celle d'une localité psychique.

Nous allons complètement laisser de coté le fait que l'appareil animique dont il

s'agit ici nous est connu aussi comme préparation anatomique et allons éviter

soigneusement la tentation de déterminer la localité psychique de quelque façon

anatomique que ce soit. Nous restons sur le terrain psychologique et entendons

suivre seulement l'invitation à nous représenter l'instrument qui sert aux

opérations de l'âme comme, par exemple, un microscope composé de diverses

pièces, un appareil photographique, etc. La localité psychique correspond alors à

un lieu à l'intérieur d'un appareil où l'un des stades préliminaires de l'image se

produit. Dans le microscope et la longue-vue, ce sont là, on le sait, des localités

en partie idéelles, des régions où n'est située aucune partie constituante

concrète de l'appareil. Je tiens pour superflu de chercher à me disculper des

imperfections de ces images et de toutes images similaires. Ces comparaisons ne

sont là que pour nous soutenir dans une tentative que nous entreprenons de

rendre compréhensible la complication du fonctionnement psychique en

décomposant ce fonctionnement et en attribuant à telle ou telle partie

constituante de l'appareil tel ou tel fonctionnement.

Ce qui est intéressant dans ce passage c’est la liaison entre métaphores optiques

pour spatialiser, en dépit des explications anatomiques. Cette utilisation spatiale

38 Sigmund FREUD « L’interprétation du rêve » in Œuvres complètes, vol. IV, Paris, PUF, 2003, p. 589.

Page 86: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

86

de l’optique conçue par Freud nous avertit et préserve d’une ontologisation de

l’appareil psychique ; ontologisation d’ailleurs commise par plusieurs

postfreudiens lorsqu’ils imaginent ledit appareil comme un modèle de l’esprit ou

du cerveau (avec fonctions, neurones ou synapses réels). Il ne suffit pas d’une

spatialisation pour conclure qu’il existe vraiment une pensée topologique. Il est

nécessaire qu’il ait une spatialisation qu’incluent les relations de ces éléments

spatialisées comme on peut constater chez Freud.

Cette spatialisation et ses relations entre les éléments, une vraie

topologie39, empêchent de concevoir les instances psychiques freudiennes

(inconscient, conscient et préconscient ou moi, surmoi et ça) comme quelque

chose de localisable anatomiquement ou de situable dedans l’esprit40 :

Nous nous représentons donc l'appareil animique comme un instrument

composé dont nous appellerons les parties constituantes instances, ou, pour

mieux visualiser, systèmes. Nous nous attendons alors à ce que ces systèmes

aient peut-être l'un par rapport à l'autre une orientation spatiale constante, un

peu comme les divers systèmes de lentilles de la longue-vue se trouvent les uns

derrière les autres. Rigoureusement parlant, nous n'avons pas besoin de faire

l'hypothèse d'un ordonnancement effectivement spatial des systèmes

psychiques.

À l’intérieur de l’appareil psychique il n’y a qu’instances ou systèmes qui

ordonnent et organisent les perceptions ou les stimuli psychiques comme les

lentilles transforment la lumière entre l’objectif (entrée) et l’oculaire (sortie)

d’un microscope : l’appareil psychique travaille exactement de la même façon.

Il est possible de chercher aussi les traces d’une telle « délocalisation »

physique ou organique de l’appareil psychique chez Freud dès 1891. Il introduit

dans son étude sur les aphasies le terme « appareil du langage » pour faire une

39 Le nom « géométrie de caoutchouc » provienne précisément de l’idée que même si la figure géométrique change, ses éléments gardent ses relations originaires. Par exemple, une tasse a la même relation topologique entre ses éléments qu’un tore, une donuth ou bouée de sauvetage. Disons que la topologie étudie la continuité ou discontinuité entre les relations de lieu entre ses éléments en tenant en compte leur déformation géométrique. 40 Idem., p. 590.

Page 87: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

87

distinction entre les lésions organiques et le dysfonctionnement de langage : il

existe des aphasies organiques et des aphasies par fonctionnement (qui

s’expliquent par un « appareil du langage » et non par une lésion organique)41.

L’appareil psychique, animique ou du langage, chez Freud, est un outil pour

expliquer les phénomènes psychiques ou des aphasies en termes de

fonctionnement et non pas une façon d’ontologiser ou de localiser

biologiquement l’esprit.

Nous pouvons trouver chez Lacan une amplification plus complexe et

explicite de la spatialisation de l’appareil psychique comme tâche débiologisante

de la psychanalyse. Le modèle optique42, par exemple, est le résultat plus connu

et important de cette tâche.

Dans un article très détaillé, intitulé Freud et ses arrière-plans43, Darian

Leader et Bernard Burgoyne contestent le « mythe » autour de l’influence de

« l’école de Helmholz ». Pour eux, cette thèse est insoutenable, quoique tenace et

persistante44. En revanche, ils trouvent une influence plus importante de Herbart

qui « introduisit la notion selon laquelle la structure de l’esprit sous-tendant la

production des qualités de l’expérience, relève du langage mathématique » 45. La

contribution la plus importante de Herbart à la philosophie et à la psychologie

scientifique, selon les auteurs, aura été d’introduire les formulations

mathématiques des propriétés spatiales de la structure psychique.

Le danger est de conclure que Freud était tout simplement un « élève »

d’Herbart ou de l’école de Helmholtz. C’est toujours le problème avec la

recherche des « antécédents » ou des « précurseurs » à travers une théorie ou

chez un auteur. Nous ne cherchons pas à approfondir sur cette question. Nous

41 Sigmund FREUD, Contribution à la conception des aphasies, Paris, PUF, 2009. 42 « Nous ne faisons en ce modèle, et jusqu'en sa nature optique, que suivre l'exemple de Freud, à ceci près qu'il n'offre même pas matière chez nous à prévenir une confusion possible avec quelque schéma d'une voie de conduction anatomique » Jacques LACAN, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 674. 43 Darian LEADER et Bernard BURGOYNE, op. cit., p. 227-266. 44 Cette thèse s’oppose à celui de Assoun qui parle de modèle herbartien pour la dynamique et de modèle helmolzien pour l’économique. Cf. Paul-Laurent ASSOUN, Introduction à la métapsychologie freudienne, Paris, PUF, 1993. 45 Ibid., p. 240.

Page 88: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

88

tenons à dire qu’il existe des indices d’une mathématisation chez Freud qui sont

lus par Lacan. Nous voulons aussi aller plus loin et envisager les raisons et les

effets d’une telle formalisation mathématisante chez Lacan. Une lecture non

anatomique de l’appareil psychique n’est qu’un exemple du potentiel anti-

métaphysique que Lacan trouve chez Freud. Contre la lecture heideggérienne,

qui considère comme égales les mathématiques et la technique, Lacan s’appuie

sur les mathématiques, car il estime qu’elles pensent vraiment, voire qu’elles

formulent des pensées inédites.

1.1.4. Conclusions freudiennes

Nous avons déployé les quatre thèses de la relation entre psychanalyse et

science chez Assoun, à savoir : a) la science est une condition nécessaire pour

définir la psychanalyse ; b) la psychanalyse est une science naturelle ; c) la

métapsychologie rend compte de façon scientifique des processus de

l’inconscient ; d) toutes les sciences rejettent les conceptions du monde et la

psychanalyse n’est pas une exception.

Freud a commencé en donnant les fondements nécessaires qui visaient la

rigueur qu’exigeaient les circonstances de son époque. Ce pas lui a permis de

traverser des champs comme la littérature, la philosophie et la religion pour

avancer des hypothèses aventureuses. En d’autres termes, sous un angle

scientifique, Freud explora les territoires de la religion, de l’art et de la

philosophie pour produire des hypothèses aventurées et cruciales pour la

clinique. Par exemple, la relation entre le surmoi et l’impératif catégorique

kantien, les rituels religieux et leur ressemblance avec les rituels névrotiques

obsessionnels ou le rôle du phantasme en poésie. Néanmoins, le rôle de

l’inscription de la psychanalyse parmi les sciences de la Nature lui permet

d’écarter le concept central de l’inconscient de ceux de la philosophie, la

métaphysique ou de la littérature.

Page 89: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

89

Après ces quatre thèses fondamentales sur la science chez Freud, nous

avons montré une espèce de « pince » scientifique. En effet, d’une part Freud

conçoit sa métapsychologie dans le modèle de la physique en la formulant en

termes économiques, topiques et physiques, c’est-à-dire sur l’idéal physique de

vectoriser les magnitudes, de mesurer n’importe quelles quantités et de

spatialiser les relations entre les éléments. De l’autre, Freud a formulé les

formations de l’inconscient et la pratique psychanalytique sur le modèle de la

chimie. À son tour, la chimie, fondée sur la rigueur scientifique de la linguistique

dans la mesure où les combinaisons des radicaux chimiques et ses

nomenclatures suivent la logique de la syntaxe linguistique. Les formations de

l’inconscient chez Freud suivent le modèle de la chimie, qui est un modèle

linguistique, c’est-à-dire syntactique. Cette « pince scientifique » permet à Freud

de prendre ou plutôt de construire l’objet de la psychanalyse (l’inconscient) et la

manière de le traiter. En d’autres termes, un concept comme l’inconscient ne

peut être conçu tout seul, mais à l’aide d’un complexe de concepts et de pratiques

qui ne sont possibles que par les modèles chimiques et physiques que Freud a

importés de la science. Ainsi, nous avons formulé cette « pince scientifique »,

exprimé dans la phrase suivante : le psychanalyste penserait comme un

physicien (métapsychologie) et il agirait comme un chimiste (interpréter les

formations de l’inconscient).

Finalement, nous avons trouvé chez Freud des traces et éléments

mathématiques et topologiques dans la manière où il formule l’appareil

psychique en termes optiques et sur le modèle neurologique avec ce que Lacan

nommera « les petites lettres ». Ces conceptions optiques de l’appareil psychique

empêchent une ontologisation et une biologisation de l’esprit.

Chez Freud, nous pouvons lire un intérêt d’inscrire la psychanalyse dans

le champ de la science, non seulement comme une stratégie de légitimation de la

psychanalyse, mais aussi comme une manière d’écartement de la psychanalyse

des conceptions philosophiques, littéraires et métaphysiques de l’inconscient.

Similairement, l’approche scientifique de la psychanalyse chez Freud peut rendre

Page 90: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

90

compte de la manière de concevoir et de traiter l’inconscient (le psychanalyste

pense comme un physicien et agit comme un chimiste). Même si l’idéal

scientifique freudien est empirique, il est possible de localiser des traces

mathématiques et topologiques dans sa théorie. Ces traces topologiques et

mathématiques sous la forme d’optique ou d’un modèle physique de la

métapsychologie échappent du cadre de la science empirique. Donc, il est

possible d’anticiper des thèses mathématisantes et topologiques chez Freud. Par

exemple, ces traces permettront à Lacan aussi bien de suivre les pistes

freudiennes que de prolonger la psychanalyse freudienne et de formaliser

certains éléments de sa psychanalyse.

Au-delà du rôle de la science chez Freud il est important de souligner que

la conception freudienne de la science reste empirique. Pour Freud, la science

comporte un rôle traditionnel où la psychanalyse est obligée de se soumettre à

l’idéal scientifique : psychanalyse est une pratique dirigée par des lois et de

théories qui doivent être vérifiées, à leur tour, par la pratique.

1.2. La relation entre science et psychanalyse chez Lacan

La psychanalyse n’implique d’autre sujet que le sujet de la science46.

–Jacques Lacan, La science et la vérité

La position de Freud par rapport à la science est complètement différente de

celle de Lacan. Freud est parti d’une exigence impérieuse de rendre raison d’une

pratique clinique inédite dont il a construit les principes et sur lesquels il a édifié

sa méthode. Freud a consacré sa vie entière à la construction d’une théorie, d’un

ensemble de concepts, qui lui ont permis de fonder et de rendre compte de

l’expérience psychanalytique. Nous avons vu que chez Freud la science reste sur

l’horizon d’un idéal, horizon marqué par le projet freudien de donner un statut

46 Jacques LACAN, « La science et la vérité » in Écrits, op. cit., p. 861.

Page 91: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

91

scientifique à la psychanalyse. C’est Sidi Askofaré qui décrit avec précision la

réaction globale contre cet idéal de scientificité freudien47 :

Ignorance ou dédain de la plupart des scientifiques, critiques sévères, sarcasmes

ou rejet de nombreux épistémologues, psychologisation d’une partie de la

psychanalyse à travers un effort désespéré d’objectivation et la tentative de

vérification des propositions ou énoncés psychanalytiques à partir de dispositifs

d’observation ou d’expérimentation, repli frileux d’une bonne partie des

analystes sur « la clinique » au point de transformer la formation en initiation, ce

qui constitue pour le moins un retour à un statut pré-scientifique.

Il est probable que ce diagnostic ait été anticipé par Lacan. C’est pour cette

raison qu’il aurait inventé un autre lien entre psychanalyse et science. Comme

nous l’avons déjà avancé, Lacan a été si largement influencé par ses anciens

maîtres épistémologues qu’il a plutôt essayé de trouver les bases épistémiques

propres à la psychanalyse. Lacan est constamment en discussion avec Freud, non

seulement sur le point de la scientificité de la psychanalyse, idéal auquel Lacan a

renoncera, mais sur les questions plus amples de sa relation avec la religion, la

philosophie et d’autres savoirs. Disons qu’il y a une tension entre le champ

freudien et le champ lacanien par rapport à cette articulation.

Même s’il existe des thèses contradictoires et antagoniques chez Lacan, ce

qui nous intéresse est le mouvement général et certaines étapes de sa pensée. En

tout cas, nous pouvons discerner que la science chez Lacan (et chez Freud) est un

interlocuteur privilégié pour la psychanalyse. Pour Lacan, la science joue un rôle

déterminant pour formuler l’inconscient en termes linguistiques. La définition

« l’inconscient est structuré comme un langage »48 doit son existence au projet

saussurien49 de scientifisation de la linguistique. Nous constatons que la

méthode scientifique est une référence déterminante en psychanalyse.

47 Sidi ASKOFARÉ, D’un discours l’Autre. La science à l’éprouve de la psychanalyse, Toulouse, Presses Universitaires de Mirail, 2013, p. 22. 48 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 3 : les psychoses [1955-1956], Paris, Seuil, 1981, p. 20. 49 Ferdinand de Saussure (1857-1913).

Page 92: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

92

D’ailleurs, Lacan a renouvelé la psychanalyse par la façon de l’exposer aux

savoirs les plus radicaux de son époque. Il a proposé dès le début de son

enseignement une réarticulation entre science et psychanalyse et une révision de

la psychanalyse sous des angles nouveaux. Si le rapport avec la science chez

Freud a été plus « classique » et continu tout au long de sa vie, nous trouvons en

revanche chez Lacan un rapport plus hétérodoxe, changeant et peuplé de

ruptures à l’intérieur de sa théorie. Cela ne veut pas dire qu’il y a discontinuité

entre Freud et Lacan, mais plutôt que Lacan a approfondi sur certains problèmes

que Freud avait soulevés dans sa propre recherche. Lacan, pour sa part, les a

posés en termes épistémologiques : les théories sexuelles infantiles ou la relation

entre science et religion, voire la réintroduction du nom du père en science. De

même, Lacan a déployé de nouvelles liaisons et problématiques entre science et

psychanalyse. Par exemple, dans l’œuvre de Lacan, la science a été convoquée

comme condition de la transmission de la psychanalyse, pour expliquer

l’avènement du sujet moderne (lequel est le même sujet de la psychanalyse),

pour mesurer ses incidences dans l’ensemble de la culture (ici nous trouvons la

continuité avec Freud) et pour concevoir la passe comme vérification de l’acte

analytique.

En ce sens, nous pouvons affirmer, que chez Lacan, il est plus important et

productif de s’approcher de la science d’une façon épistémologique plutôt que de

rester sur l’interrogation du statut scientifique ou non de la psychanalyse. Grâce

à ses antécédents épistémologiques, Lacan a pu aborder la science en

considérant les mathématiques et la poésie comme des références cruciales dans

le renouvellement de la psychanalyse. C’est cette reformulation de la question de

la science en termes épistémologiques qui lui a permis d’ouvrir un champ plus

vaste : le rôle de la psychanalyse dans la culture et dans le contexte d’une

« civilisation » scientifique. Pour cette recherche, le déplacement de la question

scientifique en termes épistémologiques nous autorise au moins à formuler

l’hypothèse suivante : ce sont les mathématiques et la poésie chez Lacan qui

rendent possible la création d’une nouvelle « métaphysique » en accord avec les

Page 93: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

93

défis psychanalytiques posés à la philosophie. En d’autres termes, clarifier

l’approche épistémologique de Lacan à la science nous permettrait de

dimensionner le rôle des mathématiques et de la poésie dans une approche non

ontologisante des champs plus vastes : religion, philosophie, art, civilisation, etc.,

même s’il n’est pas l’objectif de cette recherche.

Même si nous découvrons des énoncés contradictoires ou antagonistes

dans le rapport de Lacan avec la science, nous pouvons organiser son approche

d’une manière temporelle. Askofaré50 reconnaît chez Lacan quatre étapes

importantes pour penser la relation entre psychanalyse et science, à savoir : a) le

champ scientifique comme sol natal de la psychanalyse ; b) l’exclusion interne de

la psychanalyse dans la science ; c) le dégagement d’une discursivité

scientifique ; et d) de l’écriture scientifique vers la topologie et la poésie. Nous

suivrons ici Askofaré lorsqu’il considère l’existence de quatre temps décisifs du

lien entre science et psychanalyse chez Lacan; à cet égard, pour étayer notre

recherche, nous allons déployer l’aspect mathématique (formalisant) et

poétique. De plus, nous signalerons chez Askofaré d’autres points, non seulement

mathématiques ou poétiques, mais décisifs pour notre recherche.

1.2.1. Le champ scientifique est le sol natal de la psychanalyse : de l’empirisme freudien à la formalisation lacanienne (1953-1963)

La position scientifique est déjà impliquée au plus intime de la découverte psychanalytique51.

–Jacques Lacan, Du sujet enfin en question

En 1953, Lacan prononça sa communication au 1er Congrès de la Société

française de psychanalyse, tenu à Rome les 26 et 27 septembre 1953. Cette

communication sera publiée sous le titre « Fonction et champ de la parole et du

langage en psychanalyse »52 et il constituera une réponse aux positions

50 Ibid. p. 23-25. 51 Jacques LACAN, « Du sujet enfin en question » in Écrits, op. cit., p. 234. 52 Revue La Psychanalyse, PUF, vol. 1, 1956, p. 202-211 et 241-255. La première rédaction de ce discours peut être trouvée comme « Discours de Rome » dans la compilation posthume Autres écrits, cf. Jacques LACAN, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.

Page 94: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

94

biologistes et médicales de la Société Psychanalytique de Paris (SPP), notamment

à celle de Sacha Nacht, chargé de l’Institut de Psychanalyse de la SPP. Dans ce

texte, Lacan explicite pour la première fois la problématique des rapports entre

science et psychanalyse. Lacan prend une position débiologisante, anti-médicale

et contre la psychologisation de la psychanalyse. Lacan, dans un mouvement qui

(re)fond la psychanalyse –c’est l’époque du retour à Freud–, dote l’inconscient

d’une épistémologie linguistique : il soumet l’inconscient à la structure du

langage et entreprend une formalisation de la psychanalyse. Dans ce texte qui

ouvre son enseignement, Lacan renouvelle les concepts freudiens en leur

donnant par le biais de la linguistique une rigueur qui les formalise.

Il est remarquable que le projet « scientifique » de Lacan ne coïncide pas

avec l’idéal scientifique de Freud. Pourtant, il y a une continuité entre les

psychanalyses freudienne et lacanienne au niveau d’un projet qui traite la

psychanalyse comme un corpus théorique qui vise à rendre compte de la clinique

avec rigueur. Lacan entreprend la voie de formaliser les concepts et la doctrine

psychanalytique freudienne en les dotant d’une structure linguistique.

Lacan, comme la plupart des élèves, des adeptes et des partisans de

Freud, a essayé de poursuivre son projet de scientificisation. En effet, Melanie

Klein, Donald Winnicott, Hans Hartmann et Michaël Balint, figures marquantes

de la psychanalyse post-freudienne, ont continué dans le même cadre

métapsychologique freudien. Ainsi, ils ont prolongé le chemin ouvert par Freud

en inscrivant ses théories soit dans les sciences de la vie, soit dans les sciences

humaines ou de la culture (Theodor Reik, Otto Rank ou Karl Abraham, par

exemple). Cependant, aucune de ces sciences n’était soumise à la condition

formalisante de la science telle que Koyré l’a décrite53. Pour cette raison les

adeptes freudiens étaient conduits plutôt à privilégier l’expérimentation et la

méthodologie empiriste que la révision conceptuelle et la formalisation du savoir

psychanalytique. À l’inverse de ces héritiers de la psychanalyse freudienne, 53 Dans le chapitre précédent nous avons avancé l’idée de la naissance de la science moderne sous la condition de la mathématisation chez Galilée décrite par Koyré. Nous avons aussi deplié de manière plus détaillée le rôle de l’épistémologie française dans la psychanalyse de Lacan.

Page 95: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

95

Lacan a choisi la voie formalisante pour accomplir cette tâche de scienfitisation

de la psychanalyse. Comme Freud, il prend ainsi le chemin de la science, mais

dans une direction contraire, celle du formalisme et pas celle de l’empirisme54 :

Si la psychanalyse peut devenir une science – car elle ne l'est pas encore –, et si

elle ne doit pas dégénérer dans sa technique – et peut-être est-ce déjà fait –, nous

devons retrouver le sens de son expérience.

Il ne faut pas confondre le terme « expérience » avec celui de « sensation »

empirique. Selon Lacan, l’expérience psychanalytique n’est pas traduisible en

termes empiriques55 ou sous la forme de données, elle doit être formalisée. Cette

formalisation inscrit la psychanalyse dans la voie scientifique56 en lui donnant de

la rigueur et en évitant la naïveté et les préjugés de l’empirisme simple, d’où

l’importance d’examiner les concepts qui dirigent la pratique57 :

Objectivation abstraite de notre expérience sur des principes fictifs, voire

simulés de la méthode expérimentale : nous trouvons là l'effet de préjugés dont

il faudrait nettoyer d'abord notre champ si nous voulons le cultiver selon son

authentique structure.

Cette dernière remarque est importante pour écarter le projet formalisateur de

Lacan des empirismes « formalisants » de Wilfred Bion au Royaume-Uni et de

David Maldavsky en Argentine58. En effet, ces deux psychanalystes donnent une

54 Jacques LACAN, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » in Écrits, op. cit., p. 267. 55 Par exemple : « Usant pourtant de sa faveur pour tenir pour accorder que les conditions d'une science ne sauraient être l'empirisme ». Jacques LACAN, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » in Écrits, op. cit., p. 795. 56 « C’est là le problème des fondements qui doivent assurer à notre discipline sa place dans les sciences : problème de formalisation, à la vérité fort mal engagé » Jacques LACAN, ibid., p. 284. 57 Idem. 58 Le psychanalyste argentin David Maldavsky a créé un « instrument pour évaluer les désirs et les défenses » du discours de l’analysant (il nomme cette instrument « algorithme David Liberman ») tandis que Wilfred Bion trouve qu’il existe la nécessité d’un travail d’abstraction par le biais d’un modèle formalisant, fait de lettres qui représentent des données empiriques (une épistémologie d’une « théorie de la pensée »). Pour sa part, Bion développe une théorie de la pensée en différentiant le « processus primaire » du « processus secondaire » au lieu d’utiliser les termes « conscient » et « inconscient » ; Bion nomme respectivement « éléments alpha » et « éléments beta » les processus primaire et secondaire. Ces éléments sont des représentations d’impressions sensorielles (donc, représentations empiriques) exprimées comme des lettres

Page 96: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

96

formalisation que l’on peut qualifier d’empirique, car cette formalisation

implique des représentations référentielles ou sensorielles, même si elle fait

appel aux lettres, c’est-à-dire à une formalisation algébrique. Donc, ces types de

formalisation restent dans un cadre empirique avec les conséquences

concomitantes : une approche représentationaliste de type visuel et une théorie

référentielle (correspondance représentation et réalité –soit conscient ou

inconscient)59. Lacan rompt avec l’empirisme et son représentationalisme

(visuel) à l’aide du signifiant, lequel n’est pas sans sa structure60 :

La forme de mathématisation où s'inscrit la découverte du phonème comme

fonction des couples d'opposition formés par les plus petits éléments

discriminatifs saisissables de la sémantique, nous mène aux fondements mêmes

où la dernière doctrine de Freud désigne, dans une connotation vocalique de la

présence et de l’absence, les sources subjectives de la fonction symbolique.

L’essentiel de la formalisation lacanienne est le travail sur la littéralisation ou la

mathématisation de la structure tandis que pour Maldavsky et Bion, il s’agit d’une

formalisation par litéralisation de l’empirique. En revanche, les signifiants

(phonèmes dans la citation précédente) ont comme corrélat nécessaire la

structure (couples d’opposition formés par des éléments dans la citation). Pour

cette raison, Lacan ne formalise pas les données empiriques mais la structure ;

ainsi, l’énoncé « l’inconscient est structuré comme un langage » prend toute son

ampleur : l’inconscient est déjà structuré et n’est pas un ensemble d’images

sensorielles inconscientes. Que la structure, donc l’inconscient, soit formalisable

algébriques. Bion a aussi créé une « grille » pour comprendre les lois abstraites et les principes des procès analytiques. Cf. David MALDAVSKY, ADL Algoritmo David Liberman. Un instrumento para la evaluación de los deseos y las defensas en discurso. Buenos Aires, Nueva Visión, 2013 ; Wilfred BION, Elements of Psycho-Analysis, Londres, William Heinemann, 1963 ; et, Marilyn CHARLES « Bion’s Grid : A Tool for Transformation » in revue The journal of the American Academy of Psychoanalysis, février 2002. 59 Ce point est très important puisque la théorie linguistique sous-jacente de ces efforts « formalisants » est représentationaliste, c’est-à-dire le mot a une correspondance avec la chose (rapport sémantique). Alors que Lacan diffère sur les points suivants : a) le paradigme est plutôt syntactique (la signification correspond a une chaîne signifiante) et b) ce qui est important n’est pas la signification produite par la chaîne signifiante mais les équivoques, chose impensable dans les paradigmes formalistes de Bion et Maldavsky. 60 Jacques LACAN, « Fonction et champ de la parole et du langage », in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 284.

Page 97: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

97

implique la suspension de la supposition d’un rapport référentiel à la réalité ou

d’une théorie psychanalytique qui aurait comme but la représentation de la

réalité de l’inconscient61. En plus, cette formalisation permet un rapport non

visuel avec la parole de l’analysant, car l’inconscient ne se voit pas : il se lit. Le

psychanalyste écoute avec « attention flottante » et s’abstient de représenter

visuellement la parole de l’analysant62. D’ailleurs, la « tentation empirique » est,

en termes lacaniens, de prendre la dimension imaginaire pour la réalité, alors

que la seule façon de percevoir la réalité est une médiation symbolique63 ; la

naïveté empirique se réduit essentiellement à cela.

Le rejet de la science empirique et le détachement de la science comme

rapport référentiel à la réalité auront par conséquent la débiologisation de la

psychanalyse et une opposition à sa médicalisation. L’importance de la

rectification de l’inscription de la psychanalyse dans les sciences naturelles et

son empirisme naïf a aussi comme effet le refus de l’objectivation abstraite –

l’ontologisation de l’être en termes heideggeriens– et lui donne une

orientation non herméneutique : lire l’inconscient ou déplier l’inconscient plutôt

61 On peut trouver cette idée de détachement –par impossibilité d’accès à la réalité– au profit d’une chaîne symbolique chez Freud, sous la forme d’une représentation qui est toujours une représentation de la représentation. Idée que Lacan reprend du psychanalyste viennois : « Desargues est là pour pointer que, au cœur de ce XVIIème siècle, déjà, toute cette géométrie qu’il a parfaitement saisie, cette existence fondamentale, par exemple, d’un principe comme le principe de dualité qui veut dire essentiellement par soi-même que les objets géométriques sont renvoyés à un jeu d’équivalence symbolique, eh bien, à l’aide simplement du plus simple usage des montants de la perspective, nous trouvons ceci que, pour autant qu’il faille distinguer ce point-sujet, ce plan-figure, le plan-support, bien sûr, je suis bien quelque chose est repérable d’une façon double qui inscrit le sujet dans le plan-figure qui, de ce fait, n’est pas simple enveloppe, illusion détachée si l’on peut dire, de ce qu’il s’agit de représenter, mais en lui-même constitue une structure qui, de la représentation, est le représentant » Jacques Lacan cité par Jean-Pierre CLÉRO, « L’utilité des mathématiques en psychanalyse. Un problème de chrestomathie psychanalytique » in revue Essaim, no. 24, 2010, p. 18. Les italiques sont de l’auteur. Cléro fait aussi une autre rémarque : « Un peu plus loin, alors que M. Foucault est présent au Séminaire et vient de publier Les mots et les choses, Lacan établit plus explicitement encore cette liaison », Idem. 62 Dans la même direction, le texte de Michel Foucault intitulé La naissance de la clinique, affirme que l’origine de la médecine moderne est intimement associée au rapport visuel avec le corps. L’indication est épistémologique et politique. Inutile de dire que la psychanalyse n’a pas un rapport médical avec les analysants. Cf. Michel FOUCAULT, La naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, PUF, 1963. 63 « Et de ceci qui se démontre : qu'un certain rejet de l'expérience à quoi ici Freud s'abandonne, est fondé, d'être le pas inaugural de la science. C'est le pas que nous avons introduit dans la psychanalyse en distinguant le symbolique de l'imaginaire dans leur relation au réel. (…) La structuration symbolique en effet, si elle trouve son matériel à disjoindre l'imaginaire du réel, se fait d'autant plus opérante à disjoindre le réel lui-même qu'elle se réduit à la relation du signifiant au sujet » Jacques LACAN, « D’un syllabaire après coup » in Écrits, op. cit., p. 720.

Page 98: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

98

que découvrir un désir caché, déchiffrer un message qui se lit entre les lignes au

lieu de trouver un secret renfermé.

La formalisation de la structure est possible par la découverte freudienne

des formations de l’inconscient, auxquelles Lacan a porté largement attention.

Ces formations sont en elles-mêmes la structure de l’inconscient et pour cette

raison le projet de formalisation (de la structure) lacanien est en continuité avec

celui de Freud. Bref, cette formalisation permet de « lire » ou d’« entendre »

l’inconscient à l’aide des formations de l’inconscient.

Il est important de remarquer que la formalisation de la structure

n’implique pas une mise en formules (arithmétiques, algébriques)64. Par exemple,

les « formules » de la métonymie et la métaphore (L’instance de la lettre)

donnent une présentation algébrique à ce que Freud avait conçu comme « travail

de l’inconscient ». Un autre exemple, le graphe du désir (Subversion du sujet)

montre d’une manière « vectorisée » la dynamique des formations de

l’inconscient en leur donnant une structure et, à la fois, en synthétisant plusieurs

concepts lacaniens reprenant des idées freudiennes. Dans le graphe du désir, il

existe des notations, des sténographies et des lettres quasi algébriques qui

littéralisent les concepts freudiens et lacaniens. Dans la revue Cahiers pour

l’analyse, fondée par des élèves de Lacan à l’École Normale Supérieure, Ladrière

a écrit qu’un langage peut être formalisé 65 :

[…] lorsqu’il se présente sous forme de règles énoncées complètement, sans

ambiguïté, et répondant à des critères précis d’effectivité. La notion d’effectivité

peut être représentée elle-même sous forme de manipulations formelles, mais

on peut dire, intuitivement, qu’elle correspond à des opérations qui se déroulent

selon un schéma canonique et peuvent s’achever en un temps fini, du type de

celles que pourrait réaliser une machine.

64 Par exemple, des auteurs tels que Eidelsztein présentent comme équivalente la formalisation et la mise en formules. Alfredo EIDELSZTEIN, Las estructuras clínicas a partir de Lacan 1, Buenos Aires, Letra Viva, 2010, p. 113, 115, 123, 126, 128, 221et 258. C’est dans les pages 20, 64 et 126 que nous pouvons constater cette indistinction entre formalisation et mise en formules. Je dois cette remarque à Miguel Sierra. 65 Jean LADRIERE, « Le théorème de Löwenheim-Skolem » in Cahiers pour l’analyse, no. 10, Paris Le Graphe, 1969, p. 108.

Page 99: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

99

Il existe aussi la possibilité de formaliser une théorie, car la théorie est une classe

particulière de proposition d’un langage. Pour Ladrière66 :

Une théorie peut être dite formalisée lorsque le critère d’appartenance qui la

caractérise peut être décrit au moyen de règles complètes, dépourvues

d’ambiguïté et effectives. Bien entendu, il n’est possible de formaliser une

théorie que dans le cadre d’un langage lui-même formalisé. Pratiquement, on a

été amené, en vue de formaliser les théories que l’on s’est proposé (jusqu’ici)

d’étudier de façon stricte, à construire des langages artificiels, relativement

pauvres, mais en principe entièrement contrôlables. On s’est d’abord préoccupé

de construire des langages logiques purs, c’est-à-dire des langages permettant

de représenter, en quelque sorte à vide, les procédés connus de raisonnement

(tels qu’ils sont utilisés, par exemple, en mathématiques).

Formalisation n’est pas synonyme d’un déploiement des formules

mathématiques, qu’elles soient algébriques ou arithmétiques. En somme, le pas

décisif de Lacan est de rapporter l’inconscient aux conditions du langage, voire

de la structure. À cet égard, Lacan esquisse un programme en s’appuyant sur

l’épistémologie et la doctrine de la science comme Koyré les a décrites.

En effet, l’épistémologue et historien de la science Alexandre Koyré

explique, d’après Galilé, que « le réel par l’impossible »67, phrase que Lacan

reprend pour reformuler sa catégorie du réel : « le réel c’est l’impossible »68.

Koyré défend que les grandes révolutions scientifiques ne sont pas le produit de

nouvelles données empiriques mais de postulats fictifs qui permettent

d’interroger, de comprendre et d’expliquer la nature. Ces postulats fictifs

66 Idem., p. 109. 67 Alexandre KOYRÉ, Études d’histoire de la pensée scientifique, Paris, PUF, 1966, p. 166. 68 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre IV, La relation d’objet [1956-1957], Paris, Seuil, 1994, p. 429. En fait, Lacan reprend la phrase pour formuler l’impossible en termes mathématiques dans l’un de plus fameux passages de son séminaire Encore : « Le réel ne saurait s'inscrire que d'une impasse de la formalisation. C'est en quoi j'ai cru pouvoir en dessiner le modèle à partir de la formalisation mathématique en tant qu'elle est l’élaboration la plus poussée qu'il nous ait été donné de produire de la signifiance ». Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XX. Encore [1972-1973], Paris, Seuil, 1975, p. 85.

Page 100: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

100

facilitent un nouveau langage qui arrange d’une façon différente notre

perception de la réalité (une géométrisation du cosmos, c'est-à-dire une

mathématisation). L’exemple le plus connu de Koyré est précisément

l’émergence de la science moderne, de Galilée à Newton en passant par Kepler et

Copernic. Koyré affirme que, contrairement à l’empirisme aristotélicien, Galilée

étudie le mouvement des corps pas comme des organismes empiriques sur un

espace (factuel), mais comme des corps abstraits sur un espace géométrique

inexistant dans la réalité. Cet espace inexistant n’est concevable que par une

mathématisation de l’univers qui, à son tour, est rendue possible par une

sécularisation, c’est-à-dire en vidant les mondes grec et judéo-chrétien de leurs

essences tout en respectant leurs formes69.

En somme, le premier rapport entre science et psychanalyse chez Lacan

est un projet de scientificisation de la psychanalyse sous un angle formaliste,

voire koyréens70 :

On voit par cet exemple comment la formalisation mathématique qui a inspiré la

logique de Boole, voire la théorie des ensembles, peut apporter à la science de

l'action humaine cette structure du temps intersubjectif, dont la conjecture

psychanalytique a besoin pour s'assurer dans sa rigueur.

Dans un autre passage liant la psychanalyse au projet formalisant de la physique

moderne, Lacan écrit71 :

C’est parce que l’on part d’une formalisation symbolique pure que l’expérience

peut se réaliser correctement, et que commence l’instauration d’une physique

mathématisée. (…) On n’y est pas parvenu avant de faire cette séparation du

symbolique et du réel.

69 La doctrine koyrénne de la science et son épistémologie se déploie notamment dans ces livres : Alexandre KOYRÉ, La révolution astronomique, Paris, Hermann, 1961 ; Alexandre KOYRÉ, Études newtoniennes, Paris, Gallimard, 1968 ; Alexandre KOYRÉ, Études d’histoire de la pensée scientifique, Paris, PUF, 1966 ; et Alexandre KOYRÉ, Du monde clos à l’univers infini, Paris, PUF, 1962. 70 Jacques LACAN, « Fonction et champ de la parole et du langage », p. 287. 71 Jacques LACAN, La relation d’objet, p. 429.

Page 101: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

101

La condition de la science moderne selon Koyré est la mathématisation de

l’univers, voire sa formalisation. Dans le cas de la psychanalyse, qui n’est pas la

physique, quelles sont les conditions formalisantes ou mathématiques pour la

doter d’une telle scientificité ? La linguistique moderne, comme l’ont conçue

Ferdinand de Saussure, Roman Jakobson et Louis Hjemslev, donnerait la base

pour refonder la psychanalyse dans un projet scientifique72 :

L'analyste trouvera beaucoup à prendre de la recherche linguistique dans ses

développements modernes les plus concrets, pout éclaircir les difficiles

problèmes qui lui sont posés par la verbalisation dans ses abords technique et

doctrinale.

Ainsi comme la physique se formalise à l’aide des mathématiques, la

psychanalyse le fait par la linguistique : « notre science, concernant la physis, en

sa mathématisation »73. Entre 1953 et le début des années 60, Lacan soutient la

formalisation de la psychanalyse par la linguistique, mais aussi par l’algèbre

(algorithmes de la métonymie et la métaphore74, la métaphore du nom du

père75), la théorie des nombres (nombre imaginaire76), la théorie des graphes

(schémas « L »77 et « Z »78, le graphe du désir79), l’arithmétique (la division du

sujet80) ou l’optique (le modèle optique81). Disons plutôt qu’il s’agit d’une

formalisation de la linguistique à l’aide des mathématiques, car la linguistique est

une structure elle même. Autrement dit, suite à une conception du langage

comme structure82 la formalisation n’est pas un modèle de la réalité –comme

72 Jacques LACAN, « Variantes de la cure-type » in Écrits, op. cit., p. 361. 73 Jacques LACAN, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » in Écrits, op. cit., p. 531. 74 Jacques LACAN, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » in op. cit. 75 Jacques LACAN, La relation d’objet. 76 Jacques LACAN, « La signification du phallus » in Écrits, op. cit. 77 Jacques LACAN, « Le séminaire sur « La Lettre volée » in Écrits, op. cit. 78 Jacques LACAN, « Kant avec Sade » in Écrits, op. cit., 79 Jacques LACAN, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » in Écrits, op. cit.. 80 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre X. L’angoisse [1962-1963], Paris, Seuil, 2004. 81 Jacques LACAN, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : « Psychanalyse et structure de la personnalité » in Écrits, op. cit. 82 Pour Jean-Claude Milner l’expression « structure linguistique » est une redondance, car tout langage est déjà une structure. Cf. Jean-Claude MILNER, L’ Œuvre Claire, Paris, Seuil, 1995.

Page 102: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

102

dans l’empirisme, mais une « structure » (formalisation) d’une autre structure

(langage). D’ailleurs, parfois le résultat d’une formalisation aboutit à une

formule. Pourtant, une formalisation n’est pas une formule. En résumé : structure

≠ formalisation et formalisation ≠ une mise en formules. Structure, formalisation

et mise en formules peuvent être articulées, mais son articulation ne va pas de

soi.

Avec ce changement de la nature de l’idéal scientifique freudien, la

substitution des sciences de la nature à la formalisation, Lacan inscrit la

psychanalyse dans ce qui s’appelait des « sciences conjecturales ». Ce n’est pas le

moment d’introduire extensivement la question des sciences conjecturales, mais

nous pouvons dire que c’était une autre manière de nommer les sciences

humaines. « Sciences conjecturales », est terme créé par Nicolas de Cues. Ce

terme désigne les sciences qui n’ont pas un rapport parfait entre la chose à

connaître et la connaissance même, entre la mesure et le mesuré. Pour Claude

Bernard, fondateur de la médecine expérimentale, il existe une distinction entre

sciences expérimentales et sciences conjecturales, où les premières sont les

« vraies » sciences, le modèle à suivre pour la médecine83 :

En un mot, en se fondant sur la statistique, la médecine ne pourrait être jamais

qu’une science conjecturale ; c’est seulement en se fondant sur le déterminisme

expérimental qu’elle deviendra une science vraie, c’est-à-dire certaine.

Cette distinction entre sciences expérimentales et conjecturales n’est pas

importante à cause de la statistique ou de la possibilité, ou non, de connaître la

chose avec perfection, mais pour l’introduction cruciale de la « certitude » et du

« déterminisme » au cœur du débat sur les sciences. Lacan souligne84 :

Car la conjecture n'est pas l'improbable : la stratégie peut l'ordonner en

certitude. De même le subjectif n'est-il pas la valeur de sentiment avec quoi on le

confond : les lois de l'intersubjectivité sont mathématiques.

83 Claude BERNARD, Introduction à l’étude de la médicine expérimentale, Paris, Philosophie (les classiques de sciences sociales), 1895, version numérique sur http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/file/bernard_medecine_exp.pdf, p. 189. 84 Jacques LACAN, « Situation de la psychanalyse en 1956 » in Écrits, op. cit., p. 472.

Page 103: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

103

Pour introduire le problème de la certitude et du déterminisme, Lacan préfère

l’appellation science conjecturale plutôt que celle de sciences humaines pour la

psychanalyse, car les sciences humaines ont comme méthode l’herméneutique.

Par contre, la méthode des sciences conjecturales, selon Lacan, ne recherche pas

le sens donné par l’herméneutique, mais la rigueur qu’imposent les

mathématiques85 :

Car l'exactitude se distingue de la vérité, et la conjecture n'exclut pas la rigueur.

Et si la science expérimentale tient des mathématiques son exactitude, son

rapport à la nature n'en reste pas moins problématique.

Exactitude, rigueur, certitude… mais non pas la vérité ! Lacan a trouvé un détail

énorme pour comprendre la nature de la science moderne, détail qui ne figure

pas dans l’approche mathématique koyréenne de l’univers : celui de la

disjonction entre vérité et savoir. Ce glissement de la vérité vers la certitude,

l’exactitude et la rigueur, nous amène, et Lacan l’assure, à la subjectivité

moderne qui, d’ailleurs, est le corrélat de la science moderne. L’introduction de

cette subjectivité constitue le pas en plus que fait Lacan par rapport à son

maître86 :

La psychanalyse a joué un rôle dans la direction de la subjectivité moderne et

elle ne saurait le soutenir sans l'ordonner au mouvement qui dans la science

l’élucide.

La subjectivité moderne, aux lois mathématiques, comme Lacan constate, est le

produit de réflexions cartésiennes et demeure au cœur de la question de la

certitude ou de l’exactitude de la connaissance.

En somme, Lacan changea la nature de l’idéal scientifique freudien en lui

donnant les outils linguistiques qui lui manquaient. Ce geste de refondation de la

85 Jacques LACAN, « Fonction et champ » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 286. 86 Ibid., p. 283.

Page 104: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

104

psychanalyse au moyen de la formalisation linguistique le confronta avec la

question du sujet de la science. En effet, le léger glissement de la question de la

vérité vers la certitude oblige Lacan à approfondir sur la conception du sujet

cartésien. Lacan a fait une équivalence entre le sujet de la science et celui de la

psychanalyse. La clé se trouve dans la philosophie déployée par Descartes.

Il est étonnant qu’avant la consigne du « retour à Freud » Lacan ait

formulé un retour à Descartes dans son écrit Le temps logique et l’assertion de

certitude anticipée publiée en 1945. Il est aussi surprenant que chaque retour de

Lacan sur Freud soit accompagné de Descartes. Chaque retour implique, bien

entendu, une reformulation de la question du sujet cartésien. Le point crucial se

trouve dans la question de la science et sa relation à la certitude et non pas à la

vérité. Mais, quel point crucial ? Quelle est la question cartésienne en jeu dans la

psychanalyse selon Lacan ? Pour le dire succinctement, Descartes est le premier

penseur qui vide la philosophie de tout contenu en la fondant dans le cogito.

Descartes s’est méfié de tout savoir appris par tradition, par expérience ou par

apprentissage. Son « doute méthodique » postule que nous devons douter de

tout bien que nous ayons la certitude que Dieu a créé le monde avec des règles

précises. Dieu n’est pas trompeur. En d’autres termes, nous pouvons douter dans

la mesure où nous avons la garantie d’un Dieu qui ne peut nous tromper. Dieu

rend possible la certitude de tout savoir par le biais d’un monde créé

« mathématiquement ». Dans cet espace cartésien, nous avons accès à des

coordonnées dans des repères orthonormés. Le mouvement global est le

suivant : a) on ne peut pas avoir confiance en nos perceptions, nos

apprentissages, notre expérience, tradition incluse ; b) on doit douter de tout ; c)

il est certain que, même si nous doutons de tout, nous ne pouvons pas douter que

nous pensons ; d) si nous doutons, nous pensons ; e) si nous pensons nous

existons : cogito, ergo sum ; et, f) la méthode précédente n’est possible que par

l’existence d’un Dieu non trompeur : la seule condition pour douter de tout.

La plupart des philosophes contemporains se retrouvent autour de l’idée

que Descartes est le fondateur du sujet moderne. Ils maintiennent que le sujet

Page 105: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

105

cartésien, le cogito, est une essence qui garantit la pensée, voire la rationalité.

Nous existons dans la mesure où notre existence est garantie par la rationalité.

Nous pouvons douter de tout sauf que nous pensons (car nous sommes ceux qui

doutons : je doute = je pense), donc nous existons. L’existence est garantie par la

pensée. Et c’est cette pensée qui est garantie par le Dieu non trompeur. Pour la

philosophie, le sujet cartésien du cogito est une essence qui pense. Lacan affirme

que pour trouver la garantie du cogito qui fonde la philosophie moderne aussi

bien que la science, il faut faire le pas d’un Dieu non trompeur. Il le nomme « le

grand Autre ». Ce grand Autre, ce « trésor de signifiants », a pour Lacan le même

rôle que celui du Dieu non trompeur chez Descartes. Le grand Autre est donc

l’ensemble des coordonnées qui garantissent (jusqu’à un certain point) la pensée

d’un sujet.

En revanche, bien que Lacan soit d’accord avec la conception standard qui

assure que Descartes est le philosophe qui fonde la subjectivité moderne, il

s’éloigne des interprétations communes essentiellement sur deux points.

Premier point : le cogito, au lieu d’être une essence, est vide. Plus précisément : le

sujet moderne, le cogito est divisé entre l’énoncé (je pense) et l’énonciation (je

suis), mais aussi entre le savoir et la vérité87. Les tentatives lacaniennes pour

reformuler la maxime cartésienne « je pense, donc je suis » sont très diverses

tout au long de la période entre 1953 et 1963. Le but est de montrer la division

du sujet au cœur de l’émergence du sujet moderne. Deuxième point : le sujet

n’existe que sous la condition d’un Dieu non trompeur. Le nom séculaire de ce

Dieu non trompeur est précisément langage ou grand autre (A) en termes

lacaniens. La structure du langage est la garantie de la subjectivation. Toutefois

cette subjectivation produit un sujet divisé.

Comme chez Descartes, la position lacanienne confirme que la condition

sinéquanone pour l’émergence de la subjectivité moderne est l’évacuation de

toute essence à l’intérieur de Dieu : Dieu n’est pas encore un Dieu essentiel empli

87 Jean-Claude MILNER, L’œuvre claire : Lacan, la science, la philosophie, Paris, Seuil, 1995, 2ème chapitre.

Page 106: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

106

de caractéristiques, mais un Dieu formel. En effet, le Dieu cartésien est un Dieu

qui donne la certitude formelle, mais qui n’est pas une essence. Pour Lacan ce

Dieu est équivalent à l’univers mathématisé, voire géométrisé. Dieu est le

langage qui garantit l’existence d’un cogito comme sujet divisé. Plus

précisément : un langage formalisé a comme corrélat un sujet divisé. Un Dieu à la

fois vide et formalisé produit un sujet à la fois vide et divisé.

Si nous prenons en compte ces deux points, nous trouvons un mouvement

unique chez Lacan : le glissement de la vérité vers la certitude. Selon Lacan, la

garantie du sujet cartésien n’est pas la vérité (dans le sens de la correspondance

entre la représentation et la chose), mais la certitude. À la thèse koyréenne de

l’émergence de la science moderne comme résultat d’une mathématisation

galiléenne, Lacan introduit la question du sujet cartésien.

La conclusion lacanienne s’impose : le sujet de la science est

contemporain au sujet moderne avec toutes ses caractéristiques (produit d’une

mathématisation de l’univers, divisé, vide de tout contenu et un résultat de

l’oscillation entre le doute et la certitude).

Pour Lacan, le secret de la science moderne réside dans le glissement de

la vérité vers la certitude qui, d’ailleurs, montre l’introduction de la question du

sujet au cœur de la constitution de la science moderne. Le secret n’est pas

seulement ce glissement et l’introduction du sujet, mais l’idée que ce sujet doit

être refoulé. Plus précisément « forclore » le sujet. Ce point est déterminant pour

que Lacan reformule la relation entre science et psychanalyse, aussi pour

comprendre comment Lacan s’éloigne du structuralisme et d’Heidegger. C’est

par l’introduction de ce tout nouveau sujet vide et divisé qu’il s’écarte de la

lecture « standard » de Descartes. En effet, c’est sur le sujet que Lacan diffère de

ses contemporains, tels que Foucault, Lévi-Strauss et Althusser, pour lesquels le

sujet n’est qu’un effet de la structure, c’est-à-dire complètement déterminé par la

structure. Ainsi, Lacan s’éloigne du sujet heideggérien qui n’est que le nom

Page 107: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

107

moderne de l’ontologisation de l’être (par exemple, le sujet transcendantal chez

Descartes, Kant, Husserl ou Sartre)88.

Nous pouvons affirmer que, dans cette période, Lacan formalise la

psychanalyse en introduisant la question du sujet cartésien et établit une

équivalence entre le sujet de la science et le sujet de la psychanalyse. Bien que le

sujet de la science soit le même que celui de la psychanalyse, leurs orientations

sont complètement différentes. Pour la science, le sujet est garanti par un Dieu,

voire un ordre universel géométrisé, mais cette garantie substitue la vérité à la

certitude en produisant une forclusion de la vérité comme cause89. Disons que le

sujet de la science qui n’est possible que par le doute (c’est la méthode

cartésienne) d’atteindre la certitude pour disparaître une fois par toutes.

D’ailleurs la science produit des symptômes qui sont pour Lacan le retour de la

vérité sous l’aspect du réel, vérité qui était forclose. La science soutient une

certitude, produit le savoir, mais dans une vérité forclose avec un sujet suturé.

Pour le dire plus précisément : la science oublie une double division du sujet, entre

doute et certitude et entre savoir et vérité. Nous y reviendrons dans la partie

1.2.2. de ce chapitre.

La psychanalyse travaille avec le même sujet, mais contrairement à la

science, elle prend comme matière la propre division du sujet. Nous n’arrivons à

la certitude du sujet que par le doute : les formations de l’inconscient produisent

l’émergence du sujet au cœur de la langue qui est structurée comme un langage,

c’est-à-dire le « grand Autre » lacanien, le Dieu formalisé qui garantit la certitude.

Ce sujet qui se localise entre le doute et la certitude, Lacan l’appelle « le fading du

sujet », une sorte d’oscillation entre les signifiants qui forment la structure du

langage. Il s’agit d’une lecture freudienne de Descartes, car pour le premier la

88 Sur la question de la re-introduction lacanienne d’un sujet dans le structuralisme qui ne soit ni résultat de la structure (le sujet est parlé par le langage) ni le sujet métaphysique de l’existentialisme où de la phénoménologie (le moi qui maîtrise sa vie), Cf. Mladen DOLAR « Beyond interpellation » in Journal Qui parle, vol. 6, no. 2, 1993, p. 75-96. 89 « On reconnaît là la formule que je donne de la Verwerfung ou forclusion, - laquelle viendrait ici s'adjoindre en une série fermée à la Verdrängung, refoulement, à la Verneinung, dénégation, dont vous avez reconnu au passage la fonction dans la magie et la religion », Jacques LACAN « La science et la vérité » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 874.

Page 108: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

108

« voie royale » pour accéder à l’inconscient est justement le rêve et par extension

les formations de l’inconscient. La lecture freudienne de Descartes chez Lacan est

précise : la certitude est le doute. Dans les équivoques, homophonies et

substitutions de mots d’une scène à l’autre90. Lacan situe le sujet de la

psychanalyse dans les intervalles entre une chaîne signifiante et une autre,

l’homophonie, ou entre un signifiant et un autre, c’est-à-dire la substitution ou

l’équivoque.

Pour le dire simplement : dans la science, le sujet est un « médiateur

évanouissant »91 pour transiter du doute vers la certitude ; ensuite vient le

moment de la suture. En psychanalyse, en revanche, le sujet est toujours présent,

mais sous la forme d’une oscillation entre le doute et la certitude. Le sujet est le

même dans le deux cas, mais leurs opérations respectives ne sont pas

équivalentes : suture et apparition intervallaire. La science suture le sujet tandis

que la psychanalyse le prend comme l’une de ses matières.

Cette dernière remarque peut nous donner une orientation sur la lecture

lacanienne de la formalisation et, par conséquent, du mathème. Lacan tenterait

toujours de formaliser la structure pour localiser le sujet, jamais pour le suturer.

Les usages du mathème, de la mathématique et des formalisations incluent des

béances, des failles, des vides, des trous ou des coupures. C’est pourquoi ils ne

sont jamais totalisants.

Dès lors, quelle est la relation entre sujet et vérité ? Le sujet intervallaire

qui émerge dans la structure de l’inconscient est précisément le sujet du désir.

En psychanalyse il n’y a que vérité du désir et non pas de la réalité. La vérité,

90 « Th. Fechner émet dans sa « Psychophysique » (IIe Partie, p. 520), dans le contexte de linéiques discussions qu'il consacre au rêve, la supposition que la scène des rêves est une autre scène que celle de la vie de représentation vigile. Aucune autre hypothèse ne permettrait de (concevoir les particularités propres à la vie de rêve » Sigmund FREUD, « L’interprétation du rêve », p. 589. Le terme allemand pour « l’autre scène chez Freud est « andere Schauplatz ». 91 Le terme « médiateur évanouissant » se réfère à un concept qui existe pour rendre possible une médiation entre deux idées opposées, une fois que la transition est faite le concept n’est pas encore requis : le terme médiateur s’évanouit. Cf. « Vanishing mediator » Slavoj ŽIŽEK, For they know not what the do, Londres, Verso, 2014 ; « Vanishing mediator » Frederic JAMESON, « The vanishing mediator : Narrative structure in Max Weber » in journal New German critique, no. 1, 1973, p. 52-89 ; « terme évanouissant » Alain BADIOU, Théorie du sujet, Paris, Seuil, 1982.

Page 109: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

109

comme correspondance entre les mots et les choses, n’est nullement importante

pour la psychanalyse, laquelle s’intéresse au désir qui se déplie dans la structure

linguistique. Cela nous donne deux remarques précieuses : 1) l’orientation de la

clinique n’est jamais la réalité ; 2) la division du sujet entre savoir et vérité est

structurelle et n’est pas surmontable, car il n’y a pas savoir sur la vérité. Nous

sommes au seuil du second temps de la relation entre science et psychanalyse

chez Lacan.

Qu’est-ce qui implique que Dieu est la garantie de la certitude, mais non

de la vérité ? Dans la lecture lacanienne de ce mouvement à l’intérieur de la

fondation de la science, la question de la vérité est évidée, évacuée. À sa place il

reste l’exactitude et le savoir comme dispositions subjectives liées à un Dieu

sécularisé, donc « mathématisé ». En effet, Dieu est le créateur d’un univers

géométrique dont il faudrait s’approcher mathématiquement si nous voulions en

discerner ses lois. Ce dernier point implique, en principe, que pour la science

« mathématiser » signifie « mesurer ». Pour cette raison la science fait appel aux

statistiques et aux concepts comme « exactitude », « précision » et

« incertitude ». Ce n’est pas par hasard que Lacan convoque le terme « sciences

conjecturales » et les oppose aux « sciences exactes ». La querelle entre ces deux

approches scientifiques c’est l’exactitude qui se définit par rapport à la certitude.

Cette relation des sciences dites « exactes » avec le monde rend possible des

mesures, car Dieu a créé l’univers géométriquement sans vouloir tromper les

sujets qui entreprennent la mesure du monde. Exactitude, précision, certitude,

mesure sont des termes qui montrent une disposition subjective au sens donné

par Descartes. C’est ce sujet mesurant le monde que la science suture. De plus en

plus la science reste sur la certitude et les mesures. Néanmoins, nous nous

demandons où se trouve la vérité ? Elle est forclose. La science n’a rien à voir

avec la vérité, comme cause, mais avec le savoir, c’est-à-dire la production de

mesures, de lois, de corrélations, de théories, etc. Le défi pour Lacan s’impose :

comment formaliser la psychanalyse sans prendre les mathématiques comme

Page 110: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

110

mesure, sans forclore la vérité et, surtout, sans suturer le sujet ? La méthode

statistique n’est pas une option praticable chez Lacan.

Ainsi, est possible de résumer les points cruciaux des rapports inédits entre

science et psychanalyse chez Lacan entre 1953 et 1963 :

1) Un rejet de l’empirisme psychanalytique au profit d’une formalisation

linguistique ; cette formalisation n’est pas possible sans un inconscient

conçu comme structure ;

2) la contemporanéité du sujet moderne (Descartes) et du sujet de la

science ; il existe quasiment une redondance entre le syntagme « sujet de

la science » et l’expression « il n’y a que sujet de la modernité » ;

3) la psychanalyse n’est possible que par l’émergence du sujet de la science,

donc du sujet moderne. Leurs sujets sont les mêmes. Néanmoins, leurs

orientations sont contraires : la science suture le sujet, la psychanalyse le

prend comme sa matière ;

4) la thèse koyréenne de la mathématisation de l’univers qui rend possible

l’émergence de la science moderne est lisible par Lacan comme

corrélative aux réflexions cartésiennes sur le cogito et Dieu comme

garantie de certitude ;

5) dans la division du sujet, que Lacan lit dans le cogito cartésien, et dans le

Dieu formalisé qui garantit la certitude de ce cogito, Lacan discerne une

substitution de la vérité par le savoir dans la science. Le sujet, d’ailleurs,

est divisé entre savoir et vérité ;

6) il existe une position de non-extraterritorialité de la psychanalyse : elle a

une rigueur épistémologique propre, non pas sans l’émergence de la

science grâce à son sujet et à la géométrisation de l’univers, mais avec ses

propres problèmes.

Page 111: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

111

La formalisation du savoir psychanalytique et l’examen des concepts freudiens

ont été précisément la première entreprise de Lacan liée à la continuation du

projet scientifique commencé par Freud. La formalisation de la structure

implique que la fonction symbolique soit constitutive du sujet. Ce point conduit

Lacan à ré-introduire la question du sujet au cœur du structuralisme. La science

est désidéalisée et, de cette manière, elle est mise en question, interrogée. Le

double mouvement, introduction du sujet et désidéalisation de la science, rend

possible une immersion dans la science pour chercher la rigueur sans le risque

de rester capturé par ses mirages et demeurer au plus près de la psychanalyse.

1.2.2. L’exclusion interne de la psychanalyse dans la science (1964-1967)

Et la logique mathématique (Dieu merci ! car moi, j'appelle Dieu par son nom-de-Dieu de Nom) nous fait revenir à la structure dans le savoir92.

–Jacques Lacan, Radiophonie

En 1966, Lacan publia ses Écrits, un recueil d’articles qui ont préalablement vu la

lumière comme articles dans des revues. Dans l’une des introductions et notes

qu’il a écrit pour cette publication, intitulée « Du sujet enfin en question » il

résume la position de la psychanalyse par rapport à la science avec une phrase

limpide : « Que la psychanalyse soit née de la science, est manifeste. Qu'elle ait pu

apparaître d'un autre champ, est inconcevable »93. La psychanalyse n’est possible

que par l’apparition du sujet de la science, donc du sujet moderne cartésien.

Cette ouverture rend possible une autre ouverture : l’une des matières

privilégiées de la psychanalyse est le sujet (comme trou dans les signifiants) et la

vérité (comme trou dans le savoir), tandis que la science suture le sujet et

produit la forclusion de la vérité. C’est dans cette fente que Lacan se plongera

pour continuer son parcours et dégager la nature du lien entre psychanalyse et

92 Jacques LACAN, « Radiophonie », Autres écrits, op. cit., p.437. 93 Jacques LACAN, « Du sujet enfin en question » in Écrits, op. cit., p. 231.

Page 112: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

112

science. En approfondissant la disjonction entre savoir et vérité il trouve la

nature de la science et de la psychanalyse. Cela constitue le point d’inflexion pour

que la psychanalyse s’émancipe de la science de manière immanente, c’est-à-dire

s’ouvrant un chemin à l’intérieur même de la science. C’est en s’aliénant à la

science que la psychanalyse pourrait s’en sortir. Il s’agit du second temps de la

relation entre science et psychanalyse chez Lacan. À l’époque de la parution de

ses Écrits, le programme de Lacan était assez clair94 :

Permanente donc restait la question qui fait notre projet radical : celle qui

de : la psychanalyse est-elle une science ? à : qu’est-ce qu’une science qui

inclut la psychanalyse ?

Ce n’est pas la science qui légitime la psychanalyse, mais la psychanalyse qui

interroge la première. La position de Lacan renverse la relation entre science et

psychanalyse. En effet, en s’appuyant sur la science, Lacan trouve en elle la

fissure du sujet et de la disjonction entre savoir et vérité. Pour être plus précis :

Lacan s’appuie sur l’inconsistance interne à la science en suivant la maxime de

Paul Celan qui énonce « Sur les inconsistances / s’appuyer »95. Où sont les

inconsistances de la science ? Le glissement entre vérité et savoir, la suture du

sujet et la forclusion de la vérité comme cause matérielle constituent, pour

Lacan, des inconsistances dans la science.

Lacan radicalise les interstices du premier temps de la relation entre

science et psychanalyse pour constituer un second temps qui gravite autour de

trois points essentiels : l’interrogation sur une science qui inclurait la

psychanalyse, l’exploration de la forclusion de la vérité comme cause dans la

science et l’orientation de la psychanalyse, contrarie à celle de la science,

approfondit la fente appelée « sujet » et re-introduit la fonction « nom-du-Père »

dans la considération scientifique.

94 Jacques LACAN, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Compte rendu du séminaire 1964 » in Autres écrits, op. cit., p. 187. 95 En allemand « An die Haltlosigkeiten / sich schmiegen », Paul CELAN, « An die Haltlosigkeiten » in Zeitgehoft, Suhrkamp Verlag, Frankfurt, 1976.

Page 113: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

113

Lacan reprend aussi le problème freudien de la psychanalyse comme

pratique et comme science, question que nous avons détaillée au début de ce

chapitre. L’interrogation pour Lacan, au début de ce second temps, est d’articuler

la théorie et la pratique sous le nom de « praxis ». Simultanément il s’agit de se

servir de la science pour s’éloigner de toute position « initiatique » ou

« mystique »96 :

Si nous nous en tenons à la notion de l'expérience, entendue comme le champ

d'une praxis, nous voyons bien qu'elle ne suffit pas à définir une science. En effet,

cette définition s'appliquerait très, très bien, par exemple, à l'expérience

mystique. C'est même par cette porte qu'on lui redonne une considération

scientifique, et que nous en arrivons presque à penser que nous pouvons avoir,

de cette expérience, une appréhension scientifique. Il y a là une sorte

d’ambigüité –soumettre une expérience à un examen scientifique prête toujours

à laisser entendre que l'expérience a d'elle-même une subsistance scientifique.

Or, il est évident que nous ne pouvons faire rentrer dans la science l'expérience

mystique.

Néanmoins, l’alliance à la science n’est pas sans interrogation. Interrogation qui

approfondit, nous l’avons déjà signalé, la voie ouverte par Descartes : celle du

sujet moderne qui rend possible l’émergence du sujet de la science. Descartes

introduit sans le savoir la division du sujet, entre vérité et savoir, dans l’histoire.

Bien que le sujet de la science soit le même sujet de la psychanalyse, il existe une

asymétrie de leurs orientations qui réside en la certitude97 :

Le terme majeur, en effet, n'est pas vérité. Il est Gewissheit, certitude. La

démarche de Freud est cartésienne –en ce sens qu'elle part du fondement du

sujet de la certitude. Il s'agit de ce dont on peut être certain. (…) C'est ici que se

révèle la dissymétrie entre Freud et Descartes. Elle n'est point dans la démarche

initiale de la certitude fondée du sujet.

96 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse [1963-1964], Paris, Seuil, 1973, p. 13-14. 97 Ibid., p. 36.

Page 114: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

114

L’émergence du sujet de la science chez Descartes est corrélative à un glissement

de la question sur la vérité vers la certitude dans la science98 :

Qu'est-ce que cherche Descartes ? C’est la certitude. J'ai, dit-il, un extrême désir

d'apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux –soulignez désir– pour voir clair –

en quoi ?– en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie.

Mais, quelle est l’orientation de la psychanalyse face au sujet de la science ?

Freud s’appuie sur le doute en évitant la suture du sujet99 : « Or –c'est là que

Freud met l'accent de toute sa force– le doute, c'est l'appui de sa certitude ».

Nous pouvons trouver comment Freud, en effet, s’est servi du doute

comme certitude dans son fameux passage de L’interprétation de rêves qui fait

allusion à l’histoire de Chanson des Nibelungen100 :

J'ai coutume, dans les analyses de rêves avec des patients, de mettre cette

affirmation à l'épreuve de la façon suivante, ce qui ne va jamais sans succès.

Lorsque le compte rendu d'un rêve me semble d'abord difficilement

compréhensible, je prie le narrateur de le répéter. Il est rare que ce soit alors

avec les mêmes mots. Mais les points où il a modifié l'expression m'ont été

signalés comme les points faillés du déguisement du rêve, ils me servent comme

servit à Hagen le signe brodé sur la tunique de Siegfried. C'est de là que peut

l'interprétation du rêve. Le narrateur a été prévenu par mon invitation que je

compte déployer des efforts tout particuliers pour la solution du rêve ; il protège

donc rapidement, sous la poussée de la résistance, les points faibles du

déguisement du rêve en remplaçant une expression qui le trahit par une autre

plus éloignée. Mon attention sur l'expression qu'il a laissé tomber. Des efforts

pour défendre la solution du rêve, je puis aussi conclure au soin qui a tissé au

rêve sa tunique101.

98 Ibid., p. 202. 99 Ibid., p. 36. 100 Sigmund FREUD, « L’interprétation du rêve » in Œuvres complètes, vol. IV, Paris, PUF, 2003, p. 567-568. 101 « Siegfried a épousé Kriemhild. Entre elle et Brunhild, qui veut la considérer comme sa vassale, les choses se passent mal. Kriemhild révèle à la nouvelle reine des Burgondes le rôle joué par Siegfried. Outragée, Brunhild réclame à Gunther la mort de Siegfried. Une partie de chasse est organisée et Kriemhild, pensant protéger son époux, montre à Hagen où se trouve l'endroit vulnérable de son mari en cousant une croix sur sa tunique. Hagen indique une source d'eau

Page 115: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

115

Lacan, donc, place Freud et Descartes au même niveau. Néanmoins, pour Lacan

c’est Descartes qui renonce à la responsabilité pour la vérité en la laissant aux

mains de Dieu, la garantie de la certitude de tout savoir. Le mouvement est

discret, mais il a des conséquences de grande ampleur. Pour Lacan, l’histoire de

la science moderne peut être caractérisée comme la tentative de réduire la vérité

au savoir, avec le coût de suturer le sujet. En effet, Descartes, implicitement,

reconnait la liaison entre vérité et savoir par biais du sujet. Pourtant, ce lien est

effectivement nié : c’est la suture du sujet.

« Suture du sujet » et « forclusion de la vérité comme cause » sont les

mots clés de cette période et ses formulations, ils apparaissent dans l’écrit « La

science et la vérité ». Il s’agit de la publication de la première séance de son

séminaire intitulé « L’objet de la psychanalyse » qui a lieu en 1965. Lacan y

entreprend un examen systématique de trois pratiques sociales importantes

pour l’humanité : la magie, la religion et la science. En articulant ingénieusement

Lévi-Strauss avec la lecture koyréenne de la science et le sujet cartésien, Lacan

oppose la psychanalyse à ces trois pratiques à l’aide d’Aristote.

En effet, Lacan emprunte la théorie des quatre causes d’Aristote comme

un mode original de mise en jeu de la vérité comme cause. Ainsi, il ordonne les

quatre pratiques sociales en quatre modalités : cause matérielle, cause formelle,

cause finale et cause efficiente.

La magie se caractérise par la croyance en l’efficacité absolue de ses

pratiques. Elle met en jeu la cause efficiente que Claude Lévi-Strauss nomme «

l’efficacité symbolique »102. La fonction de la vérité comme cause efficace dans la

magie indique que la vérité d’un phénomène magique, par exemple la pratique

guérissante d’un chaman, est toujours attribuée aux forces naturelles. Même si

un chaman sait qu’il pratique simplement l’art de la tromperie, comme le célèbre

fraîche à Siegfried et le frappe à son endroit vulnérable à l'aide d'un javelot » Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Vengeance_de_Siegfried, consulté le 12 mars 2017. 102 Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958.

Page 116: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

116

cas de Quesalid annoncé par Boas et immortalisé par Claude Lévi-Strauss103, sa

propre pratique mensongère semble être plus efficace que d’autres pratiques. Le

chaman explique la vérité de ses facultés en termes des pouvoirs divins. La vérité

comme cause y est refoulée : le savoir y est voilé, dissimulé dans la tradition

opératoire comme dans son acte divinatoire.

Inversement, en religion, la vérité d’un phénomène ne réside pas dans les

efforts exigés pour le produire. Le phénomène reflète l’intention insondable de

Dieu. Ici, la cause finale est invoquée comme la plus importante parmi les

causes : le désir du Dieu créateur contrôle le monde. Il ne s’agit non pas d’un

refoulement, mais de la dénégation (Verneinung) de la vérité comme cause, qui a

par conséquent l’abandon à Dieu de la charge de la cause, le sacrifice de la cause

de son désir à l’Autre divin et le renvoi de la vérité en position de cause finale. La

perspective eschatologique et l’explication par la fin dernière ne constituent que

les deux exemples les plus connus.

À l’opposé de la magie et de la religion qui, respectivement, refoulent et

dénient la vérité comme cause, la science se caractérise par la forclusion de la

vérité104 :

Je l'aborderai par la remarque étrange que la fécondité prodigieuse de notre

science est à interroger dans sa relation à cet aspect dont la science se

soutiendrait : que la vérité comme cause, elle n'en voudrait-rien-savoir.

Lacan rend équivalent ce « n’en voudrait-rien-savoir » à la forclusion105 :

On reconnaît là la formule que je donne de la Verwerfung ou forclusion, - laquelle

viendrait ici s'adjoindre en une série fermée à la Verdrängung, refoulement, à la

Verneinung, dénégation, dont vous avez reconnu au passage la fonction dans la

magie et la religion.

103 Idem. 104 Jacques LACAN, « La science et la vérité », op. cit., p. 874. 105 Idem.

Page 117: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

117

La forclusion de la vérité, comme cause dans la science moderne, implique

l’élimination tenace de la question de la cause au profit de celles de la légalité, de

la mesure et de la régularité. Dans la science, la vérité prend la place de la cause

formelle. C’est aussi le moyen par lequel la science donne des explications

statistiques ou en termes de corrélation.

Ainsi Lacan assigne à la magie, à la religion et à la science moderne

respectivement les causes efficaces, finale et formelle. Le message central d’une

telle distribution entre les causes aristotéliciennes et les pratiques sociales est

que ces dernières n’admettent pas la vérité comme cause106 : « mais ce sera pour

en éclairer que la psychanalyse par contre en accentue l'aspect de cause

matérielle. Telle est à qualifier son originalité dans la science ». En s’opposant à

la magie, à la religion et à la science, la psychanalyse ni ne refoule, ni ne dénie, ni

ne forclos l’incidence de la vérité comme cause. Sa spécificité est de l’introduire

sous l’aspect d’une cause matérielle. L’aspect clé de la psychanalyse est de

prendre au sérieux la cause matérielle.

La spécificité de la psychanalyse est d’introduire la cause matérielle par le

biais de la substitution de la causalité traditionnelle par la causalité logique, la

seule causalité psychique. Pourquoi « logique » ? Car il s’agit de la causalité par le

logos, par le langage. Cette vérité, comme cause matérielle, rend compte de

l’efficacité symbolique et de l’incidence du signifiant comme matérialité de la

chaîne signifiante qui produit un sujet. Plus tard Lacan le nommera

« moterialisme »107. Pour la psychanalyse, la vérité d’un phénomène, d’une action

ou d’un processus est composée du discours et de la langue. Le sujet est

désormais un effet dans le réel du signifiant. Autrement dit, le signifiant est la

cause matérielle du sujet dans le champ du réel : le sujet est un effet du langage,

un produit et non pas une représentation.

106 Ibid., p. 875. 107 Jacques LACAN « Conférence à Genève sur le symptôme », Bloc-Notes de la psychanalyse, no. 5, 1975, p. 5-23.

Page 118: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

118

Ce dernier point est important, car il nous indique deux tensions à

l’intérieur du champ psychanalytique : celui de la particularité des cas et de

l’universalité des lois et celui de la pratique et de la clinique. Si la (cause)

matière(lle) de la psychanalyse est la langue, le psychanalyste travaille avec ce

que l’analysant dit. Le psychanalyste lit dans le discours de l’analysant une

logique, mais cette logique n’est pas exactement particulière, appliquant des lois

générales, mais singulières, donc une exception à l’universel. En fait, Lacan

déjoue la logique aristotélicienne à l’aide de la logique de Charles Sanders Pierce

pour proposer une logique de la sexuation, une logique de la singularité, c’est-à-

dire du cas par cas. Il s’agira de montrer les impasses de la particularité, de

l’universel et de la généralité. Il est important de souligner les mathématiques

sont, chez Lacan, le moyen pour déconstruire l’opposition entre universalité et

particularité en logique.

Pourtant, Lacan insiste et se demande si la psychanalyse serait une

science de la perspective de son objet108 :

L'objet de la psychanalyse (j'annonce ma couleur et vous la voyez venir avec lui),

n'est autre que ce que j'ai déjà avancé de la fonction qu'y joue l'objet a. Le savoir

sur l'objet a serai alors la science de la psychanalyse ?

Son interrogation est donc rhétorique et sert seulement pour introduire la

question de l’objet a dans le champ de la science. Il faut entendre l’homophonie

qui existe entre « l’objet a » et l’objet qui « objecte », c’est-à-dire qui fait objection

à la science, en l’occurrence l’objet a lacanien. La question est à la fois simple et

complexe : en psychanalyse, il s’agit plutôt du manque d’objet que de la

« présence » d’un objet définissable. L’absence d’objet est exactement ce qui fait

objection à la science. Il existe un trou dans le savoir, car l’objet de la

psychanalyse est le manque d’un objet qui compléterait le sujet. Il s’agit de

108 Ibid., p. 863.

Page 119: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

119

« l’objet vicariant » freudien109 : l’enfant se retrouve face à une satisfaction

primaire et imagine rétrospectivement un objet primitif qui, maintenant, est déjà

perdu. La logique est temporelle et précise : c’est un objet perdu qui n’a jamais

existé. La question n’est pas, une fois de plus, si la psychanalyse est une science,

mais « qu’est-ce qu’une science qui inclut la psychanalyse ? » En d’autres termes,

qu’est-ce qu’une science qui inclut le manque d’objet ? Question impensable à

l’intérieur de la science.

Bref, le sujet est dorénavant l’effet du signifiant qui le cause

matériellement, entraînant une division. Cette division est la cause de son désir.

C’est l’objet a en tant que cause du désir –issu de la séparation du sujet–, l’objet

originairement perdu qui constitue l’objet de la psychanalyse. La conclusion est

inexorable : la psychanalyse n’est pas une science à cause de son manque d’objet.

Mieux précisément : Il y a une exclusion interne de la psychanalyse dans le

champ de la science.

Bien qu’il soit impossible d’articuler la relation entre la psychanalyse et la

science du point de vue de leurs objets respectifs, cette relation est à la

perspective du sujet, car le sujet de la psychanalyse est le sujet de la science. De

là, Lacan, une fois de plus, signale la ligne de démarcation entre science et

psychanalyse, ligne de la suture du sujet par la science110 :

Nous indiquerons plus tard comment se situe la logique moderne (3e exemple).

Elle est incontestablement la conséquence strictement déterminée d'une

tentative de suturer le sujet de la science, et le dernier théorème de Gödel

montre qu'elle y échoue, ce qui veut dire que le sujet en question reste le

corrélat de la science, mais un corrélat antinomique puisque la science s’avère

définie par la non-issue de l'effort pour le suturer.

Cette dernière citation est controversée et nous considérons important de

l’examiner. Par exemple, la plupart des lacaniens ont fait immédiatement la

109 Sigmund FREUD, « Esquisse d’une psychanalyse scientifique » in La naissance de la psychanalyse, PUF, Paris, 2009. 110 Jacques LACAN « La science et la vérité », op. cit., p. 861.

Page 120: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

120

lecture suivante : la science forclos le sujet111. Lacan n’écrit ni « forclusion » ni

« science » à propos de ce sujet, mais il écrit « suture » et « logique moderne », ce

qui est tout à fait différent. Malgré ça, cette lecture imprécise est dominante dans

l’ambiance lacanienne.

Dans le compte rendu du séminaire Problèmes cruciaux pour la

psychanalyse, Lacan insiste112 :

La puissance des mathématiques, la frénésie de notre science ne reposent sur

rien d'autre que sur la suture du sujet. De la minceur de sa cicatrice, ou mieux

encore de sa béance, les apories de la logique mathématique témoignent

(théorème de Gödel), toujours au scandale de la conscience.

Mais cette formule de la « suture du sujet » s’applique aussi autant pour la

philosophie que pour le témoigne une citation de l’époque113 :

Je dis que les « consciences » philosophiques dont vous étalez la brochette

jusqu'au culmen de Sartre n'ont d'autre fonction que de suturer cette béance du

sujet et que l'analyste en reconnaît l'enjeu qui est de verrouiller la vérité (pour

quoi l'instrument parfait serait évidemment l'idéal que Hegel nous promet

comme savoir absolu).

Nous nous demandons pourquoi la formule « forclusion du sujet par la science »

est persistante et tenace dans le monde lacanien. Il faut se souvenir que les Écrits

ont été édités par Lacan et son beau-fils, Jacques-Alain Miller. À cette époque

Miller a fait un exposé, ensuite publié114, sur la logique de Frege dans un

séminaire de Lacan. Là, il a utilisé pour la première fois le terme « suture ».

« Suture » est aussi un jeu de mots qui implique la « suture », mais aussi la

111 Si l’on fait la recherche sur plusieurs logiciels de recherche en écrivant « forclusion du sujet par la science » nous trouvons mille de résultats. Il existe des articles de psychanalystes de toutes les écoles, associations, institutions, cercles, forums, etc. : de l’Association lacanienne internationale à l’Internationale des Forums du Champ lacanien, en passant par l’École Lacanienne de psychanalyse, Espace Analytique et l’École de la Cause Freudienne. 112 Jacques LACAN, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse. Compte rendu du séminaire 1964-1965 » in Autres écrits, op. cit., p. 200. 113 Jacques LACAN, « Réponses à des étudiants en philosophie » in Autres écrits, op. cit., p. 204. 114 Jacques-Alain MILLER, « La suture (éléments de la logique du signifiant) » in Cahiers pour l’analyse, no. 1, Paris, Le graphe, 1966, p. 37-49.

Page 121: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

121

« saturation » de la béance du sujet, car le sujet est une béance, c’est-à-dire une

division. Le mot « saturation » est utilisé par Lacan tout au long de cette époque

pour se référer à la science, la logique et la philosophie. Nous pouvons conclure

que l’usage du mot « saturation » par Lacan a été repris par Miller par le terme

« suture » et ensuite repris à nouveau par Lacan dans une dialectique d’aller-

retour.

C’est Miller qui utilise les termes « forclusion » et « science »115 dans les

Écrits de Lacan :

Quant à l'épistémologie lacanienne, elle marque, à notre sens, la position de la

psychanalyse dans la coupure épistémologique, pour autant qu'à travers le

champ freudien le sujet forclos de la science fait retour dans l'impossible de son

discours. Il n'y a donc qu'une seule idéologie dont Lacan fasse la théorie : celle

du « moi moderne », c’est-à-dire du sujet paranoïaque de la civilisation

scientifique, dont la psychologie dévoyée théorise l’imaginaire, au service de la

libre entreprise.

Or, Lacan a écrit sur la même ligne. Donc, nous sommes dans l’obligation

d’inférer qu’il était d’accord avec cette formule de la « forclusion du sujet par la

science ». Moustapha Safouan, qui a été instruit par Lacan pour faire des résumés

de ses séminaires, a utilisé aussi l’expression « forclusion du sujet par la

science » dans un compte rendu116. Il est possible de conclure que ces deux

passages, celui de Miller dans les Écrits et celui de Safouan dans sa Lacaniana,

constituent la raison de la persistance et de la ténacité du syntagme « forclusion

du sujet par la science ».

Quatre ans après « La science et la vérité », dans une émission de la radio

belge, publiée plus tard sous le nom de « Radiophonie », Lacan déclare que117 :

115 Jacques-Alain MILLER, « Index raisonné des concepts majeurs » in Jacques Lacan, Écrits, op. cit., p. 894. 116 Moustapha SAFOUAN, Lacaniana II, les séminaires de Jacques Lacan, 1964-1979, Fayard, Paris, 2005. 117 Jacques LACAN, «Radiophonie», Autres écrits, op. cit., p.437.

Page 122: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

122

Le résultat est que la science est une idéologie de la suppression du sujet, ce que

le gentilhomme de l'Université montante sait fort bien.

Il faut noter que Lacan ne dit pas que la science soit l’idéologie de la « forclusion

du sujet », mais de la suppression du sujet. Mais, toute compte faite, est-ce que

Lacan a affirmé ou non que la science produit une forclusion du sujet ?

Certainement oui. En 1966, la même année de la parution de « La science et la

vérité », il affirme que118 :

Et aussi bien le champ de cette science réussie, sans doute, qui est la notre... pour

autant que dans tout son champ physique, elle a réussi à forclore le sujet

Ce dernier parcours n’est pas inutile. Nous aurions pu signaler tout de

suite que Lacan a réellement affirmé que la science forclose le sujet. Mais il nous

faudrait faire deux remarques : a) souligner comment Lacan hésite ou plutôt

explore différentes manières de formuler la réaction de la science vers

l’émergence du sujet : suppression, suture, forclusion parmi autres ; et, b)

montrer comment certaines expressions sont considérées comme acquises sans

s’interroger sur leur provenance, leurs inflexions et leurs appropriations.

Nous n’ignorons pas les différentes formulations négatives lacaniennes

sur la question du sujet –refus, suture, forclusion–, mais dans cette recherche

nous avons préféré choisir « suture du sujet » pour l’opposer et l’articuler à

« forclusion de la vérité comme cause ». Une telle articulation nous permettra de

récapituler la question et d’avancer le rapport entre psychanalyse et science chez

Lacan dans cette période. L’effet de l’opération « suture du sujet » a comme

corrélat une expulsion de drames et l'action de forclore la vérité comme cause

produit une science délirante : « si l'on aperçoit qu'une paranoïa réussie

apparaîtrait aussi bien être la clôture de la science »119.

118 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XIII : L’objet de la psychanalyse [1965-1966], inédit, séance du 1er juin 1966. 119 Jacques LACAN, « La science et la vérité », op. cit., p. 874

Page 123: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

123

Qu’est-ce que signifient pour Lacan « drames subjectifs », à propos de la

suture du sujet ? Il ne s’agit pas d’une sorte de « psychologisation », c’est-à-dire

une réédition des histoires infantiles, la « sublimation » des pulsions sexuelles ou

« agressives » ou le dépassement des traumas de l’enfance d’un supposé Œdipe

selon une interprétation vulgarisée de la psychanalyse. Il est plutôt question de

discerner comment certains problèmes scientifiques où la production du savoir

scientifique mettent à l’épreuve la structure d’un sujet. À cet égard, Lacan

s’exprime ainsi120 :

C'est le drame, le drame subjectif que coûte chacune de ces crises. Ce drame est

le drame du savant. Il a ses victimes dont rien ne dit que leur destin s’inscrit

dans le mythe de l’Œdipe. Disons que la question n'est pas très étudiée. J. R.

Mayer, Cantor, je ne vais pas dresser un palmarès de ces drames allant parfois à

la folie où des noms de vivants viendraient bientôt.

Lacan lui-même signale que la question n’était pas encore assez étudiée, mais il

nous donne quelques repères : les drames subjectifs ne sont pas psychologiques,

mais une des épreuves de la structure subjective. Cette dernière remarque veut

dire trois choses : 1) certains problèmes scientifiques peuvent écraser la

structure subjective d’un sujet ; 2) certains défis scientifiques peuvent être

résolus d’une manière plus « efficace » par des paranoïaques qui ont une

structure délirante ; tandis que d’autres problèmes scientifiques peuvent être

approchés, voire résolus, par une pensée plutôt névrotique ; 3) certains

problèmes scientifiques fonctionnent comme des symptômes qui permettent une

position « existentielle » dans la vie : par exemple, la suppléance du nom-du-Père

pour les psychoses121. Ces problèmes ne sont pas abordés par la science, mais

suturés. La prétendue objectivité scientifique oublie activement le drame

subjectif de ses pratiquants et elle est impuissante au moment de rendre compte

120 Ibid., p. 870. 121 Pour les trois thèses cf. Nathalie CHARRAUD, Infini et inconscient : Essai sur Gregor Cantor, Paris, Anthropos, 1994 et Gabriel LOMBARDI, L’aventure mathématique, liberté et rigueur psychotique. Cantor, Gödel, Turing, Paris, Editions du Champ lacanien, 2005.

Page 124: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

124

de ces crises scientifiques122 : « Car on ne saurait, avec cette seule référence,

expliquer ni le ressort, ni les parties, ni le développement, ni les crises de toute la

construction scientifique ».

Il se pose à la science l’inconvénient de penser que le progrès est possible

en oubliant les points obscurs qui organisent structuralement à la science. Pour

le dire autrement, la science rend équivalents progrès et dépassement à

condition d’oublier son passé. Les symptômes de l’histoire des sciences nous

rappellent qu’il existe des points obscurs qui ne sont pas surmontables.

À la même époque, Lacan fait un petit commentaire sur son séminaire à

propos de l’alchimie et sa possible condition scientifique. Il a conclu que

l’alchimie devient scientifique, c’est-à-dire chimie, au prix de perdre son âme123 :

Si la chimie naît à Lavoisier, Diderot ne parle pas de chimie, mais de bout en bout

en cet opuscule, de l'alchimie, avec toute la finesse d'esprit que vous savez être

la sienne. Qu'est-ce qui nous fait dire tout de suite que, malgré le caractère

étincelant des histoires qu'au cours des âges il nous situe, l'alchimie, après tout,

n'est pas une science ? Quelque chose à mes yeux est décisif, que la pureté de

l'âme de l’opérateur était comme telle, et de façon dénommée, un élément

essentiel en l'affaire.

La référence à l’âme est double : un côté indique la suture du sujet –l’allégorie de

l’âme– et un autre signale le désir du sujet scientifique. Que la science oublie les

drames subjectifs implique aussi que le désir du scientifique n’est pas reconnu

par la science, question incontournable pour la psychanalyse, car il est lié au

désir de l’analyste. Au même temps, les drames subjectifs (scientifiques ou pas)

constituent l’une des matières du traitement psychanalytique.

La suture du sujet a comme effet l’expulsion des drames subjectifs et la

forclusion de la vérité comme cause rend compte de la science comme délire.

Cette formulation, qui d’ailleurs est l’énoncé de notre texte central, « La science

122 Jacques LACAN, L’objet de la psychanalyse, séance du 12 janvier 1966. 123 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 14.

Page 125: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

125

et la vérité », nous permettra de dégager un troisième élément qui clarifiera

l’importance de l'entrée de la religion dans la scène psychanalytique. Dans ce

texte, par exemple, Lacan écrit un passage assez énigmatique124 :

Pourtant si l'on aperçoit qu'une paranoïa réussie apparaîtrait aussi bien être la

clôture de la science, si c’était la psychanalyse qui était appelée à représenter

cette fonction, –si d’autre part on reconnaît que la psychanalyse est

essentiellement ce qui réintroduit dans la considération scientifique le Nom-du-

Père.

Le passage est complètement obscur à propos de la soi-disante articulation entre

la « suture du sujet » et « la forclusion de la vérité ». De quoi le « Nom-du-Père »

est-il le nom et pourquoi est-il essentiel pour articuler la science à la

psychanalyse ? D’abord l’expression « Nom-du-Père », comme Lacan nous le

rappelle, c’est le nom de Dieu125. Le psychanalyste Michel Bousseyroux fait un

excellent résumé de la question126 :

L’expression « Nom-du-Pere », Lacan l’emprunte à la religion chrétienne, qui est

la religion de Celui qui parle et agit au nom du Père : in nomine Patris. Reste que,

comme il est dit dans le livre de l’Exode, encore intitule « Et voici les Noms »,

quand Moïse, sur le mont Horev, demande à Dieu ce qu’il doit dire si on lui

demande son nom, c’est un « Ehyeh asher ehyeh, je suis ce que je suis, et allez-

vous faire foutre » qu’il reçoit en retour ! Ce Nom-du-Pere, c’est donc d’abord et

avant tout le nom d’une béance, qui dans la psychose est plus qu’un vide, un trou

innommable.

L’équation « Nom-du-Père » = « Le Nom de Dieu » ne doit pas nous mettre dans

la confusion. Pour Lacan cette question signale un nœud central dans la pensée

occidentale : celui de l’identité, la nomination et le métalangage, c’est-à-dire

124 Jacques LACAN, « La science et la vérité », op. cit., p. 874-875. 125 Cette place du Dieu-le-Père, c'est celle que j'ai désignée comme le Nom-du-Père (Jacques LACAN « La méprise su sujet supposé savoir » in Autres écrits, op. cit., p. 337). 126 Michel BOUSSEYROUX « Le Nom-du-Père et la psychose dans l’enseignement de Lacan » in journal Mensuel, no. 11, Forums du Champs lacanien, décembre 2005, p. 72.

Page 126: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

126

d’une langue qui pourrait désigner hors la langue une autre langue. Toutes ces

questions sont, au moins, paradoxales, mais primordiales pour la science et pour

la psychanalyse. Lacan résout le problème en signalant un trou central sur ces

questions : Dieu. En effet, Dieu est le nom d’un trou qui signale l’impossibilité de

toute identité, une nomination hors la langue et l’impossibilité d’un métalangage.

Lacan s’approche des questions religieuses, judéo-chrétiennes plus précisément,

pour travailler à contre-fil de la science, mais non pas hors la science. La religion

permet à Lacan se poser des questions que la science ne se pose pas. Autrement

dit, c’est Lacan qui réintroduira le « Nom-du-Père », le trou immanent à toute

formation symbolique (la structure) pour ne pas suturer le sujet et ne pas

forclore la vérité : « Je vous ai dit, l'analyste, lui, ne suture pas, il n'a pas le même

souci, il n'a pas nécessairement le souci de sauver la vérité »127.

Que la science soit un délire renvoie la question à la psychanalyse. En

effet, la psychanalyse est-elle un délire ? Et la réponse de Lacan est affirmative.

Néanmoins il s’agit d’un délire dirigé128. La psychanalyse est un délire, une

paranoïa dirigée, car elle réintroduit le nom-du-Père : la limite intérieure,

immanente à tout savoir, à toute structure linguistique ou formation symbolique.

Ce dernier point est capital pour comprendre la thèse lacanienne de la différence

entre science et psychanalyse, thèse qui fait appel à Dieu, un élément religieux.

La science cherche derrière un Dieu sécularisé –sous la figure d’un savoir, c’est-

à-dire le Dieu cartésien– une autre chose : une garantie « réelle ». En revanche, la

psychanalyse trouve que Dieu, « le nom-du-Père » est la béance de toute garantie

symbolique129 : « il n’y pas l’Autre de l’Autre ». Lacan ne cesse pas d’insistir sur

127 Jacques LACAN, L’objet de la psychanalyse, séance 26 mai 1965. 128 « Loin de l'attaquer de front, la maïeutique analytique adopte un détour qui revient en somme à induire dans le sujet une paranoïa dirigée » Jacques LACAN, « L’agressivité en psychanalyse » in Écrits, op. cit., p. 109. 129 « Ce que nous formulons à dire qu'il n'y a pas de métalangage qui puisse être parlé, plus aphoristiquement : qu'il n'y a pas d'Autre de l'Autre » Jacques LACAN, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » in Écrits, op. cit., p. 813.

Page 127: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

127

ce point ; il lui arrive même de le désigner comme « le grand secret de la

psychanalyse »130.

Cette analyse ne vise pas à explorer la thèse lacanienne de la psychose

comme forclusion du Nom-du-Père, thèse exposée par Lacan lui-même dans son

séminaire sur les psychoses131. Toutefois, nous remarquerons que Lacan trouve

une homologie structurale entre la pensée scientifique et la pensée paranoïaque.

Cette thèse n’est pas péjorative, c’est le constat d’une pensée rigoureuse, mais

délirante qui cherche un point d’arrêt aux suspicions produit par un glissement

du sens dans la chaîne signifiante. Dans la névrose, le point d’arrêt est une faille

intérieure à la chaîne signifiante ; elle interrompt le glissement en produisant la

possibilité de tout sens. En revanche, dans la psychose, dû à une saturation de la

chaîne signifiante –le manque manque pour utiliser une formule lacanienne–, il

n’y a que la recherche d’une faille hors l’ordre symbolique : la science comme le

psychotique admettent qu’il existe un Autre de l’Autre, un Dieu de Dieu. Il s’agit

d’un Dieu, disons, comme présence et non pas comme béance, la béance du Nom-

du-Père. L’axiome lacanien affirme que ce qui se forclos du symbolique –le

manque du Nom-du-Père– retourne dans l’ordre réel –les hallucinations, les

délires132. Les délires scientifiques de se débarrasser de la mort ou de trouver les

secrets plus intimes de la sexualité « pour avoir une vie pleine » au moyen des

technologies les plus avancées ne constituent que les exemples les plus

manifestes, car la sexualité et la mort sont par excellence les points

irreprésentables de toute formation symbolique ou linguistique. La tentative de

donner une solution définitive aux questions de la sexualité ou de la mort, ainsi

que s’en débarrasser, n’ont que des retours dans l’ordre du réel (sous la forme

des pratiques sexuelles obscènes ou sur les utilisations militaires mortifères du

transhumanisme). Il est important de souligner que, pour Lacan, faire une

homologie entre psychose et science n’est pas une pathologisation de la science.

130 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre VI. Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de la Martinière, 2013, p. 255. 131 Jacques LACAN, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981. 132 Jacques LACAN, « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite » in Écrits, op. cit., p. 389.

Page 128: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

128

La science comme délire ne s’explique que par la recherche d’un point

extérieur à toute formation symbolique, un point non linguistique ou symbolique

qui soit le dernier référent : les gens, les neurones, les atomes, le cerveau, une

substance chimique, l’antimatière, etc. Il s’agit exactement de la structure de la

paranoïa : la recherche d’un point extérieur au-delà du symbolique qui garantit

les dires. Inversement, la psychanalyse trouve sa limite dans une faille, dans une

béance immanente : « il n’y a de cause que de ce qui cloche »133. Ce trou, le nom-

du-Père évite que la psychanalyse soit seulement une paranoïa. La vérité comme

cause est l’efficience symbolique et le trou intérieur à toute formation

symbolique.

La re-introduction du Nom-du-Père implique un double désir qui est à

l’intérieur de la transmission et de la formation psychanalytique, à savoir, la

généalogie du Père. Pourquoi double désir ? Car il s’agit de s’interroger sur le

désir du père fondateur de la psychanalyse –Sigmund Freud– et le désir qui est

en jeu chez chaque psychanalyste. Maintenant nous comprenons la référence de

Lacan à l’alchimie –la question sur l’âme qui est perdue dans la fondation

scientifique– et la référence à la religion –la filiation du désir paternel134.

Ce n’est pas par hasard que Freud est le premier à convoquer la religion

pour approfondir la question de la psychose. À la suite de la rédaction d’un cas

de paranoïa très célèbre à son époque, Freud écrit à Ferenczi une lettre montrant

combien le cas du Président Schreber et de la paranoïa est intimement lié à la

question qui le préoccupe, celle de la transmission de la théorie psychanalytique

et de l’expérience même de la pratique analytique135 :

133 Jacques LACAN, Les quatre concepts, p. 30. 134 Il s’agit, donc, de l’articulation entre désir et drames subjectifs du pratiquant d’une science appelée « psychanalyse ». Dans ce point Lacan revient sur la question d’un second retour à Freud : « Notre retour à Freud a un sens tout différent de tenir à la topologie du sujet, laquelle ne s'élucide que d'un second tour sur elle-même. Tout doit en être redit sur une autre face pour que se ferme ce qu'elle enserre, qui n'est certes pas le savoir absolu, mais cette position d’où le savoir peut renverser des effets de vérité. Sans doute est-ce d'une suture un moment en ce joint pratiquée, que s'est assuré ce que de science absolument nous avons réussi. N'est-ce pas là aussi de quoi nous tenter d'une nouvelle opération là où ce joint reste béant, dans notre vie ? » Jacques LACAN, « D’un dessein » in Écrits, op. cit., 1966, p. 366. 135 Lettre de S. Freud à S. Ferenczi datée du 6 octobre 1910 cité par Marthe ROBERT, La Révolution psychanalytique. La vie et l’œuvre de Freud, Paris, Payot, 2002, p. 343-345.

Page 129: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

129

Vous avez non seulement observé, mais également compris que je n’éprouve

plus le besoin de révéler complètement ma personnalité et vous l’avez fort

justement attribué à une raison traumatisante. Depuis l’affaire Fließ que j’ai dû

récemment m’occuper de liquider, comme vous savez, le besoin en question

n’existe plus pour moi. Une partie de l’investissement homosexuel a disparu et je

m’en suis servi pour élargir mon propre moi. J’ai réussi là où le paranoïaque

échoue.

Lacan ne fait que suivre la ligne marquée par le père fondateur de la

psychanalyse. Il est évident que Lacan identifie, et d’une certaine manière énonce

et stigmatise, ce qu’il y a de religieux dans la psychanalyse et en particulier dans

sa transmission. C’est pourquoi la mise en cause du religieux dans la

psychanalyse coïncide avec Lacan avec la mise en question du désir de Freud, le

père de la psychanalyse. Sur ce constat Lacan va greffer une ambition pour la

psychanalyse : d’abord la dégager de la religion pour la vider de son noyau

religieux, pour l’inscrire ensuite dans le cadre de la science, de la rationalité

scientifique, mais tout en préservant ce qui de la psychanalyse est irréductible à

la science.

La formule « traverser la religion et la science » pourrait donner ce que

nous appelons la localisation ou la topique de la psychanalyse. Ce dernier point

montre que la psychanalyse se situe dans une certaine dépendance avec la

science et la religion, sans se confondre avec aucune d’entre elles. La

psychanalyse est donc à la limite de ces pratiques sociales.

La psychanalyse, telle que Lacan la conçoit, doit faire une alliance intime

avec la science et la religion sans rester capturée par les propres protocoles de sa

pensée. En termes lacaniens, utilisés par Askofaré, il faut passer par les deux

temps de réalisation du sujet au champ de l’Autre : aliénation et séparation136 :

l’identification le confronte [le sujet] à la division de l’Autre [le trou immanent]

en tant qu’il n’est que représenté par un signifiant (S1) et pour un autre (S2) dont

136 Sidi ASKOFARÉ, D’un discours à l’Autre, p. 108.

Page 130: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

130

il est séparé sur le mode de refoulement. Ainsi, l’aliénation le confronte-t-il à un

double manque : son propre manque-à-être (…) et le manque de son aphanisis

au lieu du signifiant binaire.

La psychanalyse est aliénée à la science et à la religion, mais en même temps elle

en est séparée. C’est dans l’absence d’une identification pleine, d’un métalangage

et d’une garantie finale que la psychanalyse trouve sa propre existence.

Il est possible de résumer cette deuxième position lacanienne sur la relation

entre psychanalyse et science de la manière suivante :

1. Lacan est plus radical que dans sa première période (1953-1963). Il finit

sa seconde période (1964-1967) en s’interrogeant sur la possibilité d’une

science qui inclurait la psychanalyse ;

2. La base pour différencier science et psychanalyse est la question du sujet,

d’un côté suture du sujet, de l’autre l’inclusion d’un sujet divisé ;

3. La seconde différence est l’inclusion de la vérité dans la psychanalyse et

sa forclusion de la part de la science. La conséquence est une science

délirante et une psychanalyse qui dirige les idées délirantes ;

4. Pour articuler les caractéristiques spécifiques de la psychanalyse, Lacan

fait alliance à la religion pour réintroduire un troisième élément appelé

« Nom-du-Père » à la considération de la science ;

5. Ainsi, pour la psychanalyse il est nécessaire de traverser le champ de la

science et de la religion en évitant sans être capturée par elles.

Nous pouvons affirmer que l’élément qui décentre le rapport avec la science est

justement le sujet divisé « entre vérité et savoir »137. Autrement dit, le savoir a un

trou appelé la vérité –l’objet perdu–, le sujet du désir trouve sa place dans ce

trou. Le sujet est en exclusion interne à son propre objet.

137 Jacques LACAN, « La science et la vérité », op. cit., p. 864.

Page 131: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

131

Nonobstant, tout ce périple jette des lumières sur plusieurs points de la

théorie lacanienne, tel l’objet de la psychanalyse, son rapport à la religion, le

désir du psychanalyste, la transmission de la psychanalyse, la filiation aux pères

fondateurs, la liaison intime entre pensée et structure psychique, le retour à

Freud, la séparation entre vérité et savoir, le problème de la relation pratique-

clinique, entre autres.

Les périples de Lacan sur les territoires si divergents de la science et de la

religion lui amènent à trouver la spécificité de la psychanalyse et aussi lui

donnent une orientation pour utiliser le mathème et le poème.

Bien que le sujet de la science soit le même que le sujet de la psychanalyse

et que la science ne soit possible que par la mathématisation de l’univers, le

mathème et les usages de la psychanalyse sont bien différents de ceux de la

science. Lacan, grâce à ces explorations sur les terrains de la science et de la

religion, est averti de ces illusions et de ces protocoles de pensée.

Par exemple, Lacan est avisé de toute tentation référentielle ou d’un appel

à l’exactitude quand il utilise les formalisations mathématiques. Le défi de la

psychanalyse est de se servir des mathématiques pour inclure le sujet divisé et

de maintenir une relation avec la vérité, c’est-à-dire de ne pas confondre la

rigueur avec l’exactitude. Lacan se confie aux pouvoirs du mathème car il ne

confond pas la science avec la technique ou les mathématiques avec la science.

Cette distance permet à Lacan de s’orienter par le mathème contre toute

ontologisation de la science, mais à condition de conserver le sujet divisé et la

vérité comme cause, éléments précieux de la découverte freudienne. S’il s’agit de

l’ontologisation comme conception de l’être en tant que présence, la solution est

du côté de l’absence. La science est délirante dans la mesure où elle cherche une

garantie extérieure comme présence. Les mathématiques peuvent retomber sur

cette tentation, mais Lacan en est averti138 :

138 Jacques LACAN, « Le triomphe de la religion » in Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2004, p. 93-94.

Page 132: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

132

Mais le réel auquel nous accédons avec des petites formules, le vrai réel, c’est

tout à fait autre chose (…) le réel réel, si je puis dire, le vrai réel, c’est celui

auquel nous pouvons accéder par une voie tout à fait précise, qui est la voie

scientifique. C’est la voie des petites équations. Ce réel-là est celui justement qui

nous manque complètement. Nous en sommes tout à fait séparés. Pourquoi ? A

cause d’une chose dont nous ne viendrons jamais à bout. Du moins est-ce ce que

je crois, encore que je n’ai jamais pu absolument le démontrer.

Le réel auquel nous pouvons accéder par les mathématiques –les formules

écrites– n’est pas présence extérieure –les gens, les neurones, les trous noirs

cosmiques–, mais absence immanente à toute formation linguistique,

symbolique, logique ou mathématique. Pour Lacan, à l’inverse d’ Heidegger, les

mathématiques sont une voie royale à l’absence qui évite toute ontologie de la

présence. D’ailleurs, nous pouvons trouver la différence entre le réel –trou

intérieur qui est soustrait à toute présence et représentation– et la réalité –la

recherche d’une garantie extérieure à l’ordre symbolique, la présence d’une

essence. Nous pouvons comprendre pourquoi Lacan était si intéressé par les

questions théologiques, notamment par la théologie « négative », c’est-à-dire le

retrait après sa manifestation de Dieu dans le Judaïsme plutôt que le Dieu grec

qui est présence.

La religion et la théologie sont nécessaires pour explorer la structure du

sujet, notamment pour les impasses de l’Autre qui est une pièce constitutive de

la subjectivité en psychanalyse. C’est n’est pas par hasard que des scientifiques

formulent des affirmations, disons « théologiques » ou « religieuses » quand ils

trouvent l’impasse inhérente à l’Autre : ce le cas d’Einstein qui affirme que « Dieu

ne joue pas aux dés »139 ou encore le cas des physiciens de l’École de Copenhague

qui font une interprétation « Zen » de certains phénomènes atomiques140. C’est

139 « Gott würfelt nicht » Albert EINSTEIN, « Letter to Max Born, 4 décembre 1926 » in The Born-Einstein Letters, New York, Walker and Company, 1971. 140 Cf. Giancarlo GHIRARDI, Sneaking a Look at God's Cards, New Jersey, Princeton University Press, 2004. Le cas de l’écrivain français Michel Houellebecq illustre une façon de penser la relation entre la forclusion de la vérité, le retour du réel sous la forme de délires et l’appel à la religion pour convoquer le sens que la science a évidé du monde : « Si on lit Darwin on peut s’apercevoir

Page 133: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

133

un indice de la co-émergence du sujet de la science et de la garantie d’un Dieu

non trompeur chez Descartes. Les scientifiques, dans la mesure où ils sont

plongés dans la langue, expérimentent les impasses de l’Autre du langage –la

sexualité, la mort. Disons qu’il existe trois réponses au silence de l’Autre : la

recherche d’un sens dans l’Autre –la religion–, la recherche d’un élément dans la

réalité qui est localisé au-delà de l’Autre –la science– et l’acceptation du silence

de l’Autre comme tel –la psychanalyse. La folie, en certains sens, c’est une

réponse à l’insensé de la mort et de la sexualité auxquelles nous sommes exposés

dès que nous sommes des êtres parlants. La science, comme la religion et la

psychanalyse sont sensibles aux failles de la structure subjective, bien que leurs

réponses soient diverses.

Il est instructif d’observer que Lacan suit la méthode freudienne en ce qui

concerne les explorations dans la littérature, la religion, la philosophie, la

science, entre autres. Même si Lacan n’a pas un style freudien, il suit les pas

freudiens. Les expéditions sur les champs hétérogènes à la psychanalyse

permettent à Lacan, comme à son époque à Freud, de se poser des questions qui

seraient impossibles si la psychanalyse ne se basait que sur la science.

Autrement dit, pour Lacan il n’existe pas une « régionalisation » de l’être, c’est-à-

dire des objets spécifiques, pour chaque champ de savoir.

Si nous ajoutons la méthode lacanienne d’exploration des savoirs

hétérogènes à la psychanalyse, nous aurons un spectre plus ample des rapports

de Lacan à la science. En effet, la psychanalyse n’est pas seulement un savoir,

mais une pratique. Cette pratique s’emploie à transformer par la parole, c’est-à-

dire par l’association libre et l’interprétation, un sujet qui en fait la demande,

généralement parce qu’il souffre. Ce dernier point ouvre un spectre d’étude pour

que, au fond, ce qui l’éloigne de Dieu –car Darwin ne croyait pas en Dieu, même s’il prétendait le contraire– sont des considérations mortelles. Par exemple, dans une lettre il analyse le cycle de la vie de je ne me rappelle plus quel parasite qui habite dans l’œil et il s’exclame « Non ! un Dieu de la bonté ne peut pas être l’auteur de ce monde ! » Nous pouvons risquer un théorème : plus on observe les acariens, plus la foi en Dieu diminue. Dans mon cas, malheureusement, j’ai étudiez la biologie, donc, je ne suis pas entré par la bonne porte » Michel HOUELLEBECQ, « La élite está asesinando a Francia » in Journal El País, Espagne, en ligne, consulté le 11 mai 2015 http://cultura.elpais.com/cultura/2015/04/23/babelia/1429802066_046042.html

Page 134: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

134

la psychanalyse plus large qu’un unique champ de savoir. Selon Lacan, la

psychanalyse, lors de cette seconde période, est une « praxis », c’est-à-dire le

« terme le plus large pour désigner une action concertée par l’homme, quelle

qu’elle soit, qui le met en mesure de traiter le réel par le symbolique »141.

Ici le réel est le trou dans le symbolique. La psychanalyse n’est pas

orientée vers la réalité, mais vers le réel, un concept non ontologisant. Quand

nous avons écrit que la science cherche sa garantie ultime sur les neurones, les

gens ou les particules infiniment petites, elle ontologise le réel en lui donnant un

caractère de réalité. « Traiter le réel par le symbolique » est la formule précise

qui résume l’intérêt de Lacan pour le poème et le mathème, qui guident d’ailleurs

ses explorations dans la science et la religion. C’est la praxis comme une

articulation entre pratique et savoir. Quand Lacan affirme que la structure est

« ce qui ne s’apprend pas de la pratique »142 il souligne la question de la

transmissibilité du mathème. Mais la singularité de chaque cas résiste à toute

approche universelle, d’où la nécessité du poème. Le poème a pour vocation la

singularité tandis que le mathème est du côté de l’universalité de la

transmission. Le mathème est aussi singulier quand il est la localisation d’une

impasse régionale d’une formalisation. Tous les deux, mathème et poème,

doivent résister à la tentation du sens143 et à la transmission initiatique. La

traversée de la science et de la religion par Lacan lui permet de formuler qu’il y a

quelque chose qui ne peut pas être transmissible ou enseignable par des moyens

traditionnels : « [la psychanalyse] introduit dans l'enseignement une exigence

inédite : celle de l'inarticulé »144. Traiter, enseigner et transmettre « l’inarticulé »

en traversant la science et la religion est la tâche qu’entreprend la psychanalyse à

l’aide du poème et du mathème.

141 Jacques LACAN, Les quatre concepts, p. 11. 142 Jacques LACAN, « L’étourdit » in Autres écrits, op. cit., p. 461. 143 « C’est que la psychanalyse ne puisse y contribuer à ce qu’on appelle l’herméneutique, qu’à ramener la philosophie à ses attaches d’obscurantisme » Jacques LACAN, « Réponses à des étudiants en philosophie » in Autres écrits, op. cit., p. 210. 144 Jacques LACAN, « Situation de la psychanalyse en 1956 », op. cit., p. 463.

Page 135: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

135

1.2.3. La psychanalyse et la science comme pratiques discursives (1968-1974)

Le discours analytique n'est pas un discours scientifique, mais un discours dont la science nous fournit le matériel, ce qui est bien différent145.

–Jacques Lacan, …ou pire

Suite à une formulation de la psychanalyse en termes linguistiques, Lacan prend

au sérieux cette direction pour radicaliser son projet. En effet, dans le deuxième

temps de la relation entre science et psychanalyse chez Lacan son rapport à la

linguistique est syntactique. C’est ainsi que Lacan ajoute toujours un élément

hétérogène : le phallus comme vide de signification, le sujet comme faille, l’objet

a comme manque d’objet. Dans ce troisième temps de la relation entre science et

psychanalyse, il formule à nouveau la psychanalyse en termes de linguistique

pragmatique. La psychanalyse, après avoir pivoté autour de la parole et du

langage, arrive au temps du discours. Ainsi, les inquiétudes du philosophe

français Michel Foucault, des linguistes américains Charles Sanders Pierce, John

Austin et John Searle, sont reprises par Lacan.

Un discours est mesuré par ses conséquences. Tout discours a des

conséquences, car un dire est effectivement un acte : c’est la dimension

performante de la linguistique, c’est-à-dire des actes illocutoires. Dire est une

forme d’agir. Agir est une façon de parler. Même se taire est une action qui a des

conséquences. Lacan examine le statut de lien social, ses modes et les effets de la

parole induits par ces modes de lien social.

Lacan arrive à une formalisation de trois éléments auparavant développés

dans son enseignement, mais aussi présents dans l’œuvre du philosophe Michel

Foucault : savoir, pouvoir et sujet. Lacan formalise ces trois éléments, mais sous

la forme littéralisée du S1 –signifiant maître/pouvoir–, S2 –savoir–, $ –sujet

divisé– et en introduisant un élément absent chez Foucault : l’objet a –la

jouissance, la cause du désir ou l’objet perdu.

145 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XIX : …ou pire [1971-1972], Paris, Seuil, 2011, p. 141.

Page 136: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

136

Il s’agit d’une formalisation nommée « les quatre discours », qui va de son

séminaire sur le « plus-de-jouir »146 jusqu’au séminaire XX, Encore, où il change

la formalisation des discours en développant plutôt la topologie des nœuds,

notamment son fameux nœud borroméen.

Ce n’est pas le moment de développer les antécédents des fameux

« quatre discours », pas plus d’expliquer leur fonctionnement, mais de souligner

les conséquences d’une telle construction, à propos du lien entre science et

psychanalyse. En effet, c’est à partir de la formalisation des discours que Lacan

peut avancer les aspects suivants : a) la radicalisation de la division du sujet

entre science et savoir, mais aussi entre énoncé et énonciation au point que cet

axe devienne le paradigme de l’intervention du psychanalyste ; b) l’élévation de

la science et de la psychanalyse à la hauteur des pratiques discursives ; c)

l’introduction de la jouissance, prise en considération dans la pratique d’autres

savoirs comme la philosophie, la science ou la religion. Il s’agit de la spécificité du

« champ lacanien » comme champ propre à la psychanalyse ; d) la séparation de

la fonction de la science du discours scientifique ; e) la fonction de l’écriture dans

la science et dans la psychanalyse. L’écriture en tant que lisière du réel, de

l’indicible et évidemment du sens ; et, f) le désabonnement de l’écriture des

mathématiques. Ce que Jean-Claude Milner appelle « littéralisation »147

ou « hyperstructuralisme »148.

Si le second temps de la relation entre science et psychanalyse dégage

plus clairement la question de la division du sujet –liée à la forclusion de la

vérité–, le troisième temps approfondit cette division et insiste sur la direction

de la linguistique « performative ». Maintenant il s’agit de la division du sujet

entre énoncé et énonciation –tâche commencée dès le graphe du désir– : « Où

veux-je en venir, sinon à vous convaincre que ce que l'inconscient ramène à

notre examen, c'est la loi par quoi l'énonciation ne se réduira jamais à l'énoncé

146 Jaques LACAN, Le séminaire, Livre XVI : D’un Autre à l’autre [1968-1969], Paris, Seuil, 2006. 147 Jean-Claude MILNER, Clartés de tout. De Lacan à Marx, d’Aristote à Mao. Entretiens avec Fabien Fainwaks et Juan Pablo Lucchelli, Paris, Verdier, 2011, p. 14-17 et 66-67. 148 Jean-Claude MILNER, L’ Œuvre Claire, Paris, Seuil, 1995, p. 111.

Page 137: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

137

d'aucun discours ? ». La soi-disant division du sujet a des conséquences dans la

conception même de la science. Lacan continue149 :

Ne disons pas que j'y choisis mes termes quoi que j'aie à dire. Encore qu'il ne soit

pas vain de rappeler ici que le discours de la science, en tant qu'il se

recommanderait de l'objectivité, de la neutralité, de la grisaille, voire du genre

sulpicien, est tout aussi malhonnête, aussi noir d'intentions que n'importe quelle

autre rhétorique.

La division du sujet est insurmontable, soit par la science, la psychanalyse ou

tout autre savoir. Mais la psychanalyse comme pratique discursive traite avec la

division elle-même du sujet. La psychanalyse ne peut pas guérir le sujet de sa

division, mais l’interroger, l’écouter, mesurer ses effets et inventer un savoir-faire

avec cette division.

Il faudrait mettre l’accent ici sur l’incurabilité de la division et, surtout, sur

le caractère de pratique discursive, voire sociale, de la psychanalyse comme de la

science. Si Lacan avait déjà affirmé –dans « La science et la vérité » – que la

religion, la magie, la science et la psychanalyse ont été des pratiques sociales,

l’accent est mis maintenant sur la dimension discursive de ces pratiques.

Les explorations lacaniennes sur le terrain de la discursivité du langage

prennent leur départ dans un examen du langage en tant que fondement du lien

social. D’ores et déjà, pour Lacan, le lien social est organisé par une structure

discursive qui inclut le sujet, le pouvoir, le savoir et l’objet a comme jouissance.

C’est à cet égard qu’un discours est d’abord un mode de traitement de la

jouissance par le langage et organisé pour une structure qui a des fissures. C’est

aussi pour cette raison que le discours organise un mode de traitement de la

jouissance, impliquant l’existence d’éléments hétérogènes qui dépassent la

parole : le sujet divisé, la jouissance et les impasses de la structure.

Ainsi, un discours est à la fois, une manière de renoncer à la jouissance,

mais aussi une localisation et un traitement de ladite jouissance. Un discours

149 Jacques LACAN, « La métaphore du sujet » in Écrits, op. cit., p. 892.

Page 138: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

138

montre la forme dont le savoir est organisé, la place du sujet, ainsi que la

manière dont le pouvoir s’exerce. En ce sens, un discours peut servir à autre

chose qu’à signifier ; par conséquent, il signale la possibilité d’un lien social sans

paroles.

La dimension discursive, « pragmatique », s’occupe des phénomènes

linguistiques qui incluent le lien social ainsi que des énoncés, véritables actions

qui ont des conséquences dans la réalité. Les places discursives déterminent

l’énonciation et, donc, le sens d’une phrase. Autrement dit, le même énoncé

change son sens à partir de sa position d’énonciation. Bref, un discours montre

comment les modèles fondamentaux des liens sociaux déterminent les

énonciations effectives et leurs significations à l’intérieur des discours.

Dès le moment où Lacan signale qu’il n’y a que quatre discours –du

maître, de l’université, de l’analyste et de l’hystérie– la question s’impose : est-ce

que la science coïncide avec un régime discursif ou est-elle, elle-même, un

discours ? La science est-elle un discours différent de ces quatre discours

mentionnés par Lacan ? Souvenons-nous que Lacan n’a pas respecté sa propre

règle et a écrit un cinquième discours150.

D’emblée, Lacan considère que la science est un résultat du discours du

maître151 :

…quelqu'un, du rapport strict de S1 à S2, a extrait pour la première fois comme

telle la fonction du sujet, j'ai nommé Descartes — Descartes tel que je crois

pouvoir l'articuler, non sans accord avec au moins une part importante de ceux

qui s'en sont occupés —, c'est de ce jour que la science est née.

150 Cf. La conférence prononcée par Lacan à l’Université de Milan en mai 1972. Jacques LACAN « Du discours psychanalytique » in Giacomo CONTRI (dir.), Lacan in italia/Lacan en Italie, La Salamandra, Milan, 1978. Néanmoins, nous pouvons soutenir que même si Lacan a utilisé le terme « discours » pour désigner le capitalisme, il n’a pas une fonction semblable, car il manque justement le lien entre les deux places supérieures du discours. Ce « discours » n’est pas un discours non plus, car la place désignée pour la vérité est accessible –ce qui est impossible dans un vrai discours. 151 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XVII : L’envers de la psychanalyse [1969-1970], Seuil, Paris, 1991, p. 22.

Page 139: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

139

Nonobstant, parfois il semble que la science n’est pas un résultat, mais un

élément qui renforce le discours du maître : « au discours du maître qu'elle a

définitivement stabilisé de l’appui de la science »152. Dans la première citation

Lacan fait référence à la science moderne, mais quelques séances plus tard, il

signale que l’effet, le résultat du discours du maître est la science ancienne : « le

savoir du maître se produit comme un savoir entièrement autonome du savoir

mythique, et c'est ce qu'on appelle la science »153.

Ensuite, Lacan corrige sa position et il avance que dans la philosophie le

savoir suit la structure du discours du maître, tandis que dans la science le savoir

a la structure du discours de l’université154 :

La philosophie a joué le rôle de constituer un savoir de maître, à soustraire au

savoir de l'esclave. La science telle qu'elle est actuellement venue au jour

consiste proprement en cette transmutation de la fonction.

Si le savoir est à une place différente dans chaque discours, sa nature change. Les

savoirs philosophiques et scientifiques sont absolument différents par leur

position, mais aussi par leur rapport aux autres éléments : le pouvoir et le rôle

du sujet. Dans la science, le savoir a une propension à la totalité, tandis que dans

la philosophie le savoir est le produit d’une relation d’expropriation155 :

Il est impossible de ne pas obéir au commandement qui est là, à la place de ce

qui est la vérité de la science — Continue. Marche. Continue à toujours plus savoir.

(…) En effet, comme dans tous les autres petits carrés ou schémas à quatre

pattes, c'est toujours celui qui est ici, en haut et à droite, qui travaille — et pour

faire jaillir la vérité, car c'est le sens du travail. Celui qui est à cette place, dans le

discours du maître c'est l'esclave, dans le discours de la science c'est le a

étudiant.

152 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XVIII : D’un discours qui ne serait pas du semblant [1970-1971], Seuil, Paris, 2006, p. 151. 153 Jacques LACAN, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 103. 154 Ibid., p. 173. 155 Ibid., p. 120.

Page 140: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

140

Que le savoir soit différent selon sa place dans un discours, montre le lien entre

le discours du maître et le discours de l’université comme un changement du

statut de savoir, voire de la science ancienne à la science moderne : « [c]'est tout

à fait légitime si nous voyons que, radicalement, le discours universitaire ne

saurait s'articuler qu'à partir du discours du maître »156. Dans la science,

transmutation du savoir philosophique, le pouvoir –le signifiant maître– se

trouve dans la place de la vérité. L’implication immédiate, par exemple, est qu’à

chaque fois qu’un scientifique parle au nom de la science –en qualité d’expert– il

est pris par la vérité du pouvoir. Le pouvoir est constitué par les exigences

économiques ou les décisions des élites, qu’elles soient savantes ou financières.

La différence entre la philosophie et la science réside dans la place qu’occupe le

savoir dans chaque discours, la place de l’esclave qui travaille dans la première et

la place du tout-savoir destiné à civiliser le sujet –le a-étudiant– dans le second.

Cet exemple constitue une illustration de l’organisation des éléments qui

déterminent l’énonciation et les effets de sens. Une même phrase peut avoir un

sens différent selon le discours ; le sens d’un énoncé est décidé par son

énonciation.

De la même façon Lacan assigne à la science le discours de l’hystérique

dans la mesure où le sujet met en question la place du pouvoir et le maître qui la

détient157 :

Quelle que soit la fécondité qu'ait montrée l'interrogation hystérique, qui, je l'ai

dit, l'introduit le premier dans l'histoire, et bien que l'entrée du sujet comme

agent du discours ait eu des résultats très surprenants, dont le premier est celui

de la science, ce n'est pas là pour autant qu'est la clé de tous les ressorts. La clé

est dans le questionnement de ce qu'il en est de la jouissance.

De même que la science est inscrite non seulement dans le discours du maître,

mais aussi dans celui de l’hystérie, la philosophie est inscrite dans ce dernier

156 Jacques LACAN, D’un discours qui ne serait…, op. cit., p. 43. 157 Jacques LACAN, Encore, op. cit., p. 205-106.

Page 141: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

141

discours : « [cela se] manifeste dès l'origine dans l'hystérie de Socrate, et dans les

effets de la science, à revenir au jour plus tôt qu'on ne peut l'imaginer »158 .

Finalement, Lacan assimile la science à un « discours » qui n’est pas

exactement un discours, en l’occurrence celui du capitalisme159 :

On n'a pas attendu pour le voir que le discours du maître se soit pleinement

développé pour montrer son fin mot dans le discours du capitaliste, avec sa

curieuse copulation avec la science. Cela s'est toujours vu, et en tout cas, c'est le

tout de ce que nous voyons quand il s'agit de la vérité, de la vérité première tout

au moins, de celle qui nous intéresse tout de même un peu, quoique la science

nous y fasse renoncer en nous donnant seulement son impératif, Continue à

savoir dans un certain champ.

Finalement, à quel discours appartient le « discours de la science » ? Comme

nous l’avons déjà dit, certains discours se servent de la science. Par conséquent,

la science est un élément qui fonctionne selon son insertion dans chaque

structure discursive –maître, université, hystérie. Première conclusion : Lacan

distingue « discours de la science » et la « science », cette dernière étant un

élément permutant dans chaque discours, généralement comme S2 ou savoir :

« [l]e discours analytique n'est pas un discours scientifique, mais un discours

dont la science nous fournit le matériel, ce qui est bien différent »160. Seconde

conclusion : Lacan fait un usage « faible » et « fort » du terme « discours ».

En effet, les soi-disants « quatre discours radicaux » sont des discours

dans le sens fort tandis que « le discours de la science » ou le « discours du

capitalisme » sont dans le sens faible. La différence réside dans la formalisation

du discours, mais aussi dans le lien social. Le discours de la science n’est pas

formalisé ; il s’agit plutôt d’un ensemble d’énoncés qui organisent le savoir. Pour

sa part, le discours du capitalisme est formalisé, mais il ne comporte pas du lien

social ; il lui manque le vecteur entre les deux places supérieures du discours.

158 Jacques LACAN, D’un discours qui ne serait…, op. cit., p. 240. 159 Jacques LACAN, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 126. 160 Jacques LACAN, …ou pire, op. cit., p. 141.

Page 142: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

142

Aucun des « quatre discours » n’équivaut au « discours de la science », pas plus

que le « discours du capitalisme ».

La séparation entre science et discours de la science implique que les

deux termes aient des conséquences : « Je ne suis absolument pas en train de

dire que la science est là qui nage comme une pure construction, qu'elle ne mord

pas sur le réel »161. Il s’ensuit que le discours de la science a des conséquences

sur le réel dans la mesure où tout discours est une pratique. C’est alors que nous

pouvons conclure que, selon Lacan, la science est une pratique discursive en tant

qu’élément d’un discours. Bref, dans le troisième temps de la relation entre

science et psychanalyse, Lacan élève tous les deux savoirs à la hauteur des

pratiques. Elles ne sont plus des savoirs dans la mesure où elles sont des

articulations entre les éléments : savoir, vérité, sujet et jouissance.

Nonobstant, il semble invraisemblable que les nommés « quatre

discours » soient formalisés « mathématiquement » au point d’être quasiment

des formules mathématiques, les mathèmes. Ce dernier point répond à la

question de la différence entre « science » et « discours de la science ». Dans le

discours de la science, l’élément « science » reste du côté du savoir ; c’est une

symbolisation en tant qu’ensemble d’énoncés organisés. Disons aussi que

discours de la science correspond au sens commun de ce qu’on appelle

« science » dans la vie quotidienne : un ensemble de savoirs. Lacan pour sa part

persévère dans sa conception de la science selon la voie koyréenne de la

mathématisation comme écriture. La formalisation des discours est rendue

possible grâce à un noyau écrit de la science. En dernier ressort, la science est

une question cruciale pour la psychanalyse dans la mesure où elle comporte des

traits écrits.

Pour Lacan, il y a trois manières de penser la « science » : a) « discours de

la science » comme organisation du savoir qui implique un lien social ; b)

161 Jacques LACAN, D’un discours qui ne serait…, p. 43.

Page 143: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

143

« science » comme ensemble de savoirs –énoncés organisés– ; c) finalement, la

« science » comme « matière » écrite.

Pourquoi le noyau écrit de la science est-il si important ? Car la fonction

de l’écrit permet d’articuler des éléments hétérogènes, d’évider tout discours de

sens et d’inscrire ce qui est à la limite du symbolique, donc qui est indicible.

Il est possible d’affirmer que l’écriture mathématique dépouille la science

de toute tentation de sens, lui donne une rigueur, donnant la possibilité de

penser des choses inédites et de les transmettre162 : « Il ne faudrait quand même

pas l’oublier, notre science n’est opérante que d’un ruissellement de petites

lettres et de graphiques combinés ». Les mathématiques en tant qu’écriture –

lettres et graphiques– constituent le noyau radical de la puissance de la science

et elles rendent possible le progrès même de la science : « Pourquoi ne pas faire

aussi la part du lieu où se situent ces fabrications de la science, si elles ne sont

rien d'autre que l'effet d'une vérité formalisée ? » se demande Lacan.

Lacan extrait de la science l’écriture mathématique pour formaliser les

quatre discours, mais aussi pour penser la science et la psychanalyse comme des

pratiques discursives. Pour cette raison, nous pouvons comprendre l’importance

de la triple séparation entre science comme écriture, science comme discours

(ensemble des énoncés) et science en tant qu’élément d’un discours (S2, savoir).

Lacan dégage la tache scripturale de la science à partir de son séminaire sur le

semblant, le séminaire XVIII, qui apporte une lumière nouvelle sur les

formalisations mathématiques. Disons que la formalisation a une dimension

symbolique qui donne de la rigueur et transmissibilité, mais petit à petit, Lacan

travaille avec des dimensions réelles : la jouissance, le réel et l’irreprésentable.

La formalisation mathématique en tant symbolisation demeure insuffisante pour

Lacan ; pour lui, l’écriture est à la lisière entre le réel et le symbolique, ce qui

ouvre une possibilité plus radicale pour traiter et penser le réel.

162 Ibid., p. 123.

Page 144: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

144

« Entre la jouissance et le savoir, la lettre ferait littoral » affirme Lacan163.

Cela ouvre à la psychanalyse, en tant que pratique, la possibilité de modifier le

régime de la jouissance sans appel au savoir ou au sens. Savoir quelque chose sur

l’inconscient ou même sur notre manière de jouir n’est pas suffisant pour

changer le régime paradoxal de la jouissance, régime qui nous fait toutefois

souffrir. Bien que Lacan ait fait la séparation entre savoir de la compréhension et

le soi-disant « se rendre compte » –qui appartient au domaine de l’imaginaire–,

un savoir impersonnel ou inconscient demeure insuffisant pour avoir une

incidence sur la jouissance. « Comment intervenir sur le réel de la jouissance

avec le symbolique ? » voilà, semble-t-il, la question fondamentale qui s’impose à

Lacan.

Une fois de plus, c’est la science qui va orienter la réponse de Lacan ; la

lettre, la dimension écrite de la science, va guider le psychanalyste dans sa

recherche. Néanmoins, conformément à sa réputation contestataire, Lacan fait

fonctionner la lettre d’une façon distincte. Lacan formule ainsi le contraste de la

lettre en psychanalyse164 : « le truc analytique. Ne sera pas mathématique. C’est

bien pour ça que le discours analytique se distingue du discours scientifique ». La

lettre signale l’impasse intérieure de toute structure, discours, formation

symbolique ou même de l’inconscient –en tant que structure. L’impasse de toute

structure est le nom du réel. Le trou de la structure, la béance du symbolique, n’a

pas un « au-delà », car la fissure même est le réel. Le « truc » mathématique en

tant que lettre –inscription– est la localisation de l’impasse, c’est-à-dire du

réel165 :

C'est là que le réel se distingue. Le réel ne saurait s'inscrire que d'une impasse de

la formalisation. C'est en quoi j'ai cru pouvoir en dessiner le modèle à partir de la

formalisation mathématique en tant qu'elle est l'élaboration la plus poussée qu'il

nous ait été donné de produire de la signifiance. Cette formalisation

163 Ibid., p. 117. 164 Jacques LACAN, Encore, op. cit., p. 105. 165 Ibid., p. 85.

Page 145: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

145

mathématique de la signifiance se fait au contraire du sens, j'allais presque dire à

contre-sens.

Nous sommes au zénith du nommé « mathème » qui avait à cette époque un rang

d’idéal pour la psychanalyse. Ici « mathème » prend le sens non pas de

mathématisation ou de formalisation, mais de localisation et de transmission

d’une impasse.

La question de l’impasse et son impossibilité d’un « au-delà » est centrale

pour la psychanalyse lacanienne. Par exemple, au début du XXe siècle il existait

une discussion sur les limites de la langue et ce qui peut être dicible ou non. Le

cas de Ludwig Wittgenstein était à cet égard paradigmatique : le septième

aphorisme du Tractatus nous signale les limites de la parole selon Wittgenstein :

« Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence »166. La solution de

Wittgenstein pour les limites de la langue, pour ce qui n’est pas dicible, est le

silence. Inversement, Lacan montre une autre solution : en face des limites de ce

que dans la langue est indicible nous pouvons écrire. L’écriture montre, écrit les

limites de la langue, au-delà de laquelle, il n’existe rien : les limites de la langue

constituent le réel lui-même. En face du réel la solution de Wittgenstein est le

silence qui ouvre la porte au mysticisme ou aux solutions initiatiques. Chez

Lacan, la solution est immanente à la lettre, car le réel, ce réel innommable et

indicible pour la langue, peut s’écrire sans appel à un métalangage –ce que Lacan

appelle l’Autre de l’Autre. L’écriture peut s’inscrire dans n’importe quelle

structure symbolique des impasses tels l’identité, l’ensemble des ensembles ou

les paradoxes du menteur167 sans appel au métalangage, référence objective ou

élément transcendant. La tentation du métalangage, référence ou élément

transcendent nous amènerait au mysticisme silencieux, au sens religieux, au

délire scientifique ou à une position initiatique.

166 Ludwig WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, Paris, 2001, p. 121. 167 Ou le paradoxe d’Épiménide qui se formule ainsi: « Un homme disait qu'il était en train de mentir. Ce que l'homme disait est-il vrai ou faux ? ».

Page 146: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

146

Cette localisation de l’impasse par la lettre et sa transmission

subséquente n’est possible que par la formalisation. Cette formalisation dans la

clinique se constitue par le parcours de chaines signifiantes qui se déploient par

le biais de « l’association libre ». Si le « truc » psychanalytique n’est pas

mathématique, quel serait le « truc » psychanalytique qui se rendrait possible

par la lettre ? Cette interrogation nous amène à la question de la jouissance168 :

Néanmoins, regardons de près ce que nous inspire l'idée que, dans la jouissance

des corps, la jouissance sexuelle ait ce privilège d’être spécifiée par une impasse.

Dans cet espace de la jouissance, prendre quelque chose de borné, fermé, c'est

un lieu, et en parler, c'est une topologie. Dans un écrit que vous verrez paraître

en pointe de mon discours de l'année dernière, je crois démontrer la stricte

équivalence de topologie et structure.

Lacan extrait l’écriture de la science par sa fonction de lettre, c’est-à-dire par sa

puissance de localisation et de transmission. Bref, aux bords des impasses de la

structure inconsciente demeure la jouissance ; la lettre localise les bords en

inscrivant les limites de ces bords, ce qui rend possible une intervention sur la

jouissance et une transmission des impasses, mais non pas la jouissance elle-

même.

Pour cette raison, ce troisième temps de la relation entre science et

psychanalyse est signé pour un usage littéral de la science. Par cette voie, il est

possible de comprendre pourquoi les appareils formalisés les plus raffinés sont

« les quatre discours » et « les formules de la sexuation ». En effet, tous ces

appareils constituent des formules écrites qui ne sont pas des modèles, mais des

localisateurs des impasses : chaque discours et chaque partie des formules de

sexuation montrent par les biais de l’écriture les impasses d’une structure. Les

quatre discours écrivent les impasses de tout lien social et les formules de la

sexuation les impasses de toute tentative d’identité sexuelle. Aux bords de ces

impasses, Lacan situe la jouissance.

168 Ibid., p. 14.

Page 147: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

147

Après la séparation entre vérité et savoir, suivie par l’équivalence entre le

sujet de la science et le sujet de la psychanalyse, Lacan introduit dans un

troisième temps l’élément de la jouissance. En un certain sens, l’écriture des

quatre discours organise tous ces mouvements : $, S1- S2 et a. La nouveauté du

troisième temps est la considération de la jouissance dans la pratique

scientifique et psychanalytique. Lacan constitue ce qu’il aimerait appeler « le

champ lacanien »169 :

Je mets de temps en temps mon nez dans un tas d'auteurs qui sont des

économistes. Et nous voyons à quel point cela a de l'intérêt pour nous, analystes,

parce que s'il y a quelque chose qui est à faire, dans l'analyse, c'est l'institution

de cet autre champ énergétique, qui nécessiterait d'autres structures que celles

de la physique, et qui est le champ de la jouissance. (…) Pour ce qui est du champ

de la jouissance — hélas, qu'on n'appellera jamais, car je n'aurai sûrement pas le

temps même d'en ébaucher les bases, le champ lacanien, mais je l'ai souhaité —,

il y a des remarques à faire.

Le champ d’études de la psychanalyse c’est la jouissance et ce n’est pas

important si elle se trouve dans la science, la religion, l’économie ou l’art. Lors de

la découverte de la jouissance, la question entre science et psychanalyse change

une fois de plus. Nous pouvons formuler ce changement en paraphrasant le

Lacan du second temps de la relation entre science et psychanalyse : permanente

donc restait la question qui fait notre projet radical : celle qui va de : la

psychanalyse est-elle une science ? à : qu’est-ce qu’une science qui inclut la

jouissance ?

Dans le second temps, celui qui comprend « La science et la vérité », Lacan

abandonne implicitement son projet de rendre la psychanalyse scientifique –en

perpétuant l’idéal freudien, mais formalisé. Le troisième temps radicalise cet

éloignement ; il y a une séparation nette entre la science et la psychanalyse en

tant que pratiques discursives. La divergence n’est ni une impuissance de la

169 Jacques LACAN, L’envers de la psychanalyse, p. 93.

Page 148: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

148

psychanalyse ni une bataille contre la science. Il s’agit plutôt d’une

reconnaissance d’une partie irréductible de la psychanalyse et de la fondation de

son propre champ. Lacan part de l’irréductibilité du sujet divisé, entre savoir et

vérité, entre énoncé et énonciation (La science et la vérité). Cette irréductibilité

découle à une indifférence par rapport à la science. Ensuite, il se dirige vers le

champ lacanien, c’est-à-dire la jouissance sous ses trois formes : plus-de-jouir,

objet perdu et cause du désir (Séminaire XX, Encore). Il s’agit aussi de la

puissance de l’écriture mathématique comme cœur de la science. Ce dernier

point est crucial, non seulement pour la rigueur théorique, mais pour la pratique

dans la mesure où la lettre écrit les positions discursives et localise les impasses

d’une structure. La lettre fonctionne comme une boussole pour trouver le réel et

la jouissance. Nous pouvons conclure que la littérarisation de la psychanalyse

nous donne le code pour déchiffrer l’importance de la science pour la

psychanalyse. En conséquence, l’écriture de la science, de la logique ou des

mathématiques, purifie la psychanalyse de tout sens et contenu « imaginaire ».

Paradoxalement l’écriture rend possible une contamination de la jouissance dans

la psychanalyse.

Après la division du sujet entre savoir et vérité, Lacan discerne aussi cette

division du sujet entre énoncé et énonciation. Les quatre discours formalisent,

écrivent cette division à l'aide de la lettre, une lettre qui localise les impasses et

la jouissance. La lettre n’est possible que par son extraction de la science, une

science qui n’a pas la fonction d’un discours scientifique. Lacan fait alliance avec

la science dans la mesure où elle a un noyau écrit. Il s’agit d’un usage littéral de la

science. Telles sont les opérations complexes faites par Lacan dans ce troisième

temps qui sont matérialisées par « les quatre discours » et « les formules de la

sexuation », les mathèmes par excellence.

Les explorations de cette période nous orientent aussi sur l’utilisation que

Lacan fait du mathème et du poème. C’est alors, par exemple, que le mathème

prend une figure d’écriture plutôt que celle d’une formalisation grâce à

l’extraction de la lettre comme noyau de la science. La fonction du mathème n’est

Page 149: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

149

pas encore la formalisation ; en psychanalyse, la rigueur épistémologique fait

place à une littérarisation directement engagée dans la pratique. La lettre a une

fonction de localisation du réel envisageant une possible intervention clinique

qui changerait le régime de la jouissance. L’écriture du mathème est aussi le

paradigme de la transmission hors langage, donc de l’indicible ou de ce qui est à

la limite du langage.

Dans ce troisième temps, la question du mathème est plus claire, tandis

que la fonction du poème reste un peu obscure. Il semble que le poème prend la

forme de lalangue, en un seul mot, et en ce sens-là, il est sous la tutelle de la

jouissance. Il est surprenant que dans son séminaire XX, Lacan propose comme

idéal le mathème et introduise simultanément le terme lalangue qui, à nos yeux,

est la forme actuelle du poème. Le point paradoxal se trouve justement au vortex

de l’insensé, de l’indicible. Il existe une béance dans toute structure qui est

localisée par la lettre du mathème. Sur les bords de la béance habite la

jouissance, jouissance qui a besoin d’une intervention pour modifier son régime.

Le poème, en tant que lalangue, c’est-à-dire en tant que langue imprégnée de

jouissance, peut être le paradigme de l’intervention. Ce sont justement les

mystères de la jouissance du langage, de lalangue qui, nous semble-t-il,

amèneront Lacan à se poser la question du poème qui aurait comme but de faire

entrer le corps en résonance.

Page 150: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

150

1.2.4. La littéralisation de la science : nodologie et pratique du « bavardage » (1975-1981)

C'est la pensée qui se communique, par le malentendu, bien entendu. Alors, faisons de la communication, et disons en quoi consiste cette conversion par quoi la science s’avère distincte de toute théorie de la connaissance.

Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse170

« La psychanalyse n’est pas une science », affirme finalement Lacan dans sa

séance du 15 novembre 1977171. En effet, à partir de 1971, et plus décidément

dès 1974, Lacan va intensifier ce type de déclarations. Trois ans avant sa mort,

lors du 9e Congrès de l’École Freudienne de Paris, il conclut cette situation de la

manière suivante172 :

Tel que maintenant j’en arrive à le penser, la psychanalyse est intransmissible.

C’est bien ennuyeux. C’est bien ennuyeux que chaque psychanalyste soit forcé –

puisqu’il faut bien qu’il y soit forcé – de réinventer la psychanalyse.

Une science, dont chaque scientifique doit réinventer sa propre pratique, n’est

pas envisageable. La psychanalyse ne peut pas aspirer à un statut scientifique

dès le moment où il n’existe aucun progrès –ou accumulation de savoir– entre

une génération et la suivante. Le jugement d’intransmissibilité confirme la non-

appartenance de la psychanalyse au champ de la science. La célèbre phrase « je

ne cherche pas, je trouve »173 empruntée par Lacan à Picasso, n’est qu’un

exemple de l’écart entre science et psychanalyse.

170 Jacques LACAN, L’envers de la psychanalyse, p. 186. 171 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXVI : Le moment de conclure [1977-1978]. Inédit. 172 Jacques LACAN, « 9e Congrès de l’École Freudienne de Paris sur La transmission » in Lettres de l’École, 1979, n° 25, vol. II, p. 219. 173 Jacques LACAN, …ou pire, op. cit., p. 170.

Page 151: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

151

Pour compliquer les choses, Lacan recourt au critère de réfutabilité

poppérien pour insister sur le caractère non scientifique de la psychanalyse174.

En plus, le dernier point d’appui « scientifique » de la psychanalyse, la

linguistique, est finalement abandonné : de plus en plus, Lacan affirme le

caractère équivoque de la linguistique.

En définitive, Lacan, après avoir proposé la formalisation mathématique

comme le but de la psychanalyse, comme idéal pour la transmission, trouve que

l’appel au langage équivoque, pour le mathème, est incontournable : « On ne sait

absolument pas ce qu'ils veulent dire, mais ils se transmettent. Il n'en reste pas

moins qu'ils ne se transmettent qu'avec l'aide du langage ». Cependant, le

langage, comme nous l’avons pointé, a une nature équivoque. L’équivocité du

langage va « infecter » toutes les conceptualisations lacaniennes : les titres de ses

séminaires, par exemple, Encore (un corps, encore), Les non-dupes errent (Les

noms du père) et RSI (hérésie). Même l’équivoque translinguistique est en

jeu175 :

Supposez que quelqu’un entende le mot Unbewusst répété 66 fois et qu’il ait ce

qu’on appelle une oreille française. Si ça lui est seriné bien sûr, pas avant, il

traduira ça par Une bévue. D’où mon titre, où je me sers du « du » partitif, et je dis

qu’il y a de l’une bévue là-dedans.

En effet, le titre de son séminaire L'insu que sait de l'une-bévue s'aile à mourre

comporte des équivoques translinguistiques : L’insu que sait = L’insuccès

(anglais) ou l’une-bévue = l’Unbewusst (allemand). L’équivocité du langage ne

fait pas partie d’un jeu de langage, mais il a comme but une possible modification

du régime de la jouissance par la parole. L’exemple le plus célèbre d’une

174 « [La psychanalyse] Ce n’est même pas une science du tout. Parce que comme l’a montré surabondamment un nommé Karl Popper, c’est que ce n’est pas une science parce que c’est irréfutable » Jacques LACAN, Le moment de conclure, séance du 15 novembre 1977. 175 Jacques LACAN, « Journées de l’École freudienne de Paris : Les mathèmes de la psychanalyse » in Lettres de l’École, 1977, n° 21, p. 508.

Page 152: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

152

intervention de ce type faite par Lacan est donné par son analysante Suzanne

Hommel176 :

Un jour, dans une séance, je parle à Lacan d’un rêve que j’ai fait. Et je lui ai dit :

« je me réveille tous les matins à 5 heures » et j’ajoute : « c’est à 5 heures que la

Gestapo est venue chercher les juifs dans leur maison ». À ce moment Lacan se

lève comme une flèche de son fauteuil, vient vers moi et me fait une caresse

extrêmement douce sur la joue. J’ai compris « Gestapo », le « geste à peau ». (…)

Et cette surprise-là n’a pas fait diminuer la douleur, mais je peux en faire une

autre chose, la preuve est maintenant 40 ans après.

La nature non univoque de la langue est pour Lacan un pouvoir qui sert à

éteindre le symptôme177.

Cette dernière période de la relation entre science et psychanalyse se

caractérise pour une approche qui est d’emblée fragmentaire. Cette époque

correspond à ce que Jean-Claude Milner178 appelle le moment de la

« déconstruction » chez Lacan, après un classicisme qui comporte deux étapes.

Pendant cette époque Lacan lance, d’une façon aphoristique, aporétique et

provocatrice, des énoncés qui, d’un côté, attaquent la science et de l’autre,

rendent les tâches de la psychanalyse plus humbles. Nous donnerons trois

passages de Lacan où il s’oppose à la science :

1) « La science et la religion vont très bien ensemble. C’est un Dieu-lire ! »179

2) « La psychanalyse –je l’ai dit, je l’ai répété tout récemment– n’est pas une

science. Elle n’a pas son statut de science, et elle ne peut que l’attendre, l’espérer.

Mais c’est un délire dont on attend qu’il porte une science »180

176 Interview à Suzanne Hommel in Gérard MILLER, Rendez-vous chez Lacan (film), Paris, Editions Montparnasse, 2012, min. 16:54. 177 « en fin de compte nous n'avons que ça, l’équivoque, comme arme contre le sinthome. (…) cette équivoque qui pourrait libérer du sinthome. (…) c’est uniquement par l'équivoque que l’interprétation opère. Il faut qu'il y ait quelque chose dans le signifiant qui résonne ». Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXIII : Le sinthome [1975-1976], op. cit.,, p. 17. 178 Jean-Claude MILNER, L’Œuvre claire, Paris, Seuil, 1995, p. 159-173. 179 Jacques LACAN, L’insu que sait…, séance du 10 mai 1977.

Page 153: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

153

3) « La science n’est rien d’autre qu’un fantasme, qu’un noyau fantasmatique »181

Et trois citations qui montrent une psychanalyse plus modeste :

1) [La psychanalyse est une] « pratique de bavardage »182

2) [La psychanalyse] « c’est le biais pratique pour mieux se sentir »183

3) « l’analyse est réellement la queue de la médecine, la place où elle peut trouver

refuge »184

À la fin de son enseignement, et à la suite d’une sévère réévaluation de la science,

Lacan destitue la science de sa position d’idéal. Le rejet final de la science pour la

psychanalyse, mais en même temps sa reconnaissance comme condition

nécessaire de l’émergence de la psychanalyse, ne peut être expliqué que par une

certaine ambigüité. En effet, il est possible de poser la question dans les termes

du philosophe François Balmès185 : soit la psychanalyse est une science par

accident, soit la psychanalyse est une science par essence. Ce problème peut se

poser ainsi :

1. Ce n’est pas une science parce qu’il s’agit d’autre chose. La psychanalyse

n’est pas une science « par essence » ou « par structure », pour employer

le jargon psychanalytique.

2. Ce n’est pas une science, bien que sa vocation ou son ambition, sa

destination soit d’en être une. La psychanalyse n’est pas une science « par

accident ».

180 Jacques LACAN, L’insu que sait…, Séminaire inédit, 11 janvier 1977. 181 Jacques LACAN, Le moment de conclure, séance du 20 décembre 1977. 182 Idem. 183 Jacques LACAN. L’insu que sait…, séance du 14 décembre 1976. 184 Jacques LACAN, « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines » in Journal Scilicet, no. 6/7, Paris, 1976, p. 18. 185 François BALMÈS, « Quelle recherche pour une pratique de bavardage ? » in La psychanalyse : chercher, inventer, réinventer. Eres, Paris, 2004, p. 55.

Page 154: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

154

Même si les deux réponses sont non seulement opposées, mais exclusives, la

réponse de Balmès est que ces deux réponses sont correctes ! Comment rendre

compte de cette contradiction ? La raison réside en ce que la « psychanalyse »

désigne deux choses différentes dans chaque proposition. En effet, dans le

premier cas, la psychanalyse en tant que pratique ne ressort pas de la science

(par essence ou structure) ; dans le second, la psychanalyse comme théorie de

l’inconscient ne satisfait pas les critères de la science (par accident).

Le rejet de la psychanalyse de l’idéal de la science est en accord avec trois

éléments qui débordent le cadre de la science, à savoir : la psychanalyse est une

expérience, un discours et une pratique. Ces trois éléments échappent au sens de

l’expérience scientifique, à la mesure du discours de la science et aux critères de

réfutabilité –car la psychanalyse est une pratique.

Cependant, pour Lacan, que la science soit un délire n’empêche pas que

parfois elle trouve une confirmation dans le réel. De même, que la science ne soit

qu’un fantasme ne diminue pas son efficacité pour produire des effets réels.

Cette dernière remarque, nous montre que Lacan a, dans un certain sens,

renversé l’opposition que Freud avait faite à propos de la priorité de la

psychanalyse, comme lorsque Freud souligne que « en réalité la ligne de

démarcation se situe entre la psychanalyse scientifique et ses applications dans

les domaines médical et non médical »186. Dans cette citation, la psychanalyse

« appliquée » peut être opposée à la psychanalyse « pure ». « Pure », dans le

contexte de l’œuvre freudienne, signifie la psychanalyse en tant que science de

l’inconscient –comme nous l’avons vu au début de ce chapitre. Chez Freud, la

psychanalyse la plus « vraie », la plus « pure » est la psychanalyse qui aspire à la

scientificité. Inversement, chez Lacan, la psychanalyse pure n’est pas encore une

science, mais une pratique. Donc, l’essence de la psychanalyse est la pratique.

À la fin de son enseignement, après avoir extrait la lettre de la science –en

tant que mathématisation koyréenne de l’univers–, Lacan est capable d’avancer

186 Sigmund FREUD, « La question de l’analyse profane » in Œuvres complètes, vol. XVIII, Paris, PUF, p. 86.

Page 155: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

155

une formalisation au moyen de la topologie de nœuds. Ce dernier mouvement est

corrélatif d’une désidéalisation du mathème. En effet, la formalisation que

comporte la topologie de nœuds n’est pas un calcul, mais une littéralisation

« régionale » ou des pièces minimalistes d’écriture. Rien de global ou des

explications totalisantes dans l’usage de la topologie de nœuds dans l’œuvre de

Lacan. Bien au contraire, ce recours peut rendre compte de l’équivocité du

langage, de la nature singulière de chaque cas clinique et il évite le désir de

maîtriser de la science que dénonce Heidegger. Chez Lacan ce refus au désir

scientifique pour maîtriser la nature s’exprime d’une manière non romantique :

la contingence des écritures « nodologiques »187. La topologie de nœuds

comporte aussi une simplicité plus pragmatique pour la psychanalyse ; d’ailleurs,

elle montre la raison pour laquelle à cette époque les ambitions sont plus

modérées chez Lacan. En outre, la topologie introduit une dimension

« artisanale » dans la psychanalyse, ce qui démontre pourquoi la topologie est

proche de la poésie : poiesis en grec signifie « produire », terme qui est en

relation avec celui de techné, la production artisanale. Lacan était conscient de ce

mouvement. Dans la première séance de son séminaire sur Le sinthome, Lacan

annonce le sujet : la relation entre l’art et la psychnalyse. Plus précisément :

comment la littérature de James Joyce interpelle la psychanalyse ? Dans cette

séance, il souligne le lien avec l’artisan : « cet art qui est ce qui, du fond des âges,

nous vient toujours comme issu de l'artisan fait non seulement subsister sa

famille, mais l'illustre, si l'on peut dire »188.

Lacan se pose une question heideggérienne : la relation entre téchne et

poiesis comme deux productions créatives. Pour nous, cet axe poiesis-téchne

écarte la psychanalyse de la science considérée comme technique. Pour le dire

plus précisément : le geste de littéralisation de la topologie de nœuds rend possible

une approche plus rigoureuse qui introduit à la fois la question de la poésie et de la

187 Nous empruntons ce terme à Alain Cochet. Alain COCHET, Nodologie lacanienne, Paris, L’Harmattan, 2002. 188 Jacques Lacan, Le sinthome, op. cit., p. 22.

Page 156: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

156

création artisanale ; ce dernier élément est crucial pour la clinique

psychanalytique. L’intérêt croissant pour la topologie de tresses confirme pour

nous cette thèse189.

Il serait difficile de ne pas voir que les questions heideggériennes ne

cessent pas de revenir dans l’œuvre lacanienne. L’option de Lacan pour l’art

comme téchne a des résonances heideggériennes. De plus en plus Lacan cède sur

la voie scientifique et il s’approche de la position heideggérienne par rapport à la

technique (comme ontologisation). Nous pouvons voir cette proximité dans la

formulation du discours capitaliste ; à cette époque, Lacan est plus convaincu et

il compare la science avec la pulsion du mort. Même si la science n’est qu’un

fantasme, elle a des conséquences concrètes. Il s’agit de la science et la technique

comme volonté de maîtrise190 :

La science est une futilité qui n'a de poids dans la vie d’aucun, bien qu’elle ait des

effets, la télévision par exemple. Mais ses effets ne tiennent à rien qu'au

fantasme qui, écrirai-je comme ça, qui hycroit. La science est liée à ce qu'on

appelle spécialement pulsion de mort. C'est un fait que la vie continue grâce au

fait de la reproduction liée au fantasme.

La pulsion de mort freudienne et la volonté de maîtrise ont une structure

similaire ; la première est de statut libidinal et la seconde est une formulation

onto-philosophique. À la différence d’Heidegger, Lacan montre les ressorts

psychiques et libidinaux de la science : c’est le domaine du fantasme.

Pourtant, Lacan nous donne à travers la topologie, une voie anti-

métaphysique pour penser la manière non-ontologisante de la science.

Effectivement, pour Lacan, l’ontologisation de l’être ne se fait qu’en niant la

castration, un manque fondamental. Ce manque, béance ou trou dans n’importe

quelle structure s’énonce après 1975 avec le syntagme suivant : « il n’y a pas de

189 Le travail de Fabián Schejtman en Argentine constitue un exemple de prolongement des explorations de Lacan sur la topologie de nœuds et de tresses. Cf. Fabián SCHEJTMAN, Sinthome : Ensayos de clínica psicoanalítica nodal, Buenos Aires, Grama, 2013. 190 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXVII. Le moment de conclure, séance du 20 décembre 1977, inédit.

Page 157: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

157

rapport sexuel ». Après avoir essayé de se débarrasser de la métaphysique de

l’Un –dans son séminaire intitulé « …ou pire »– à l’aide de la linguistique, la

logique et la théorie des ensembles, Lacan tente la topologie. La topologie a un

rapport moins totalisant, moins représentationnel et moins imaginaire et

symbolique que la géométrie. Lacan peut identifier des fantasmes qui refoulent

le fait qu’il n’y a pas de rapport sexuel –la béance, le manque, le trou– non

seulement dans la science, mais aussi dans les mathématiques191 :

Il n’y a pas de rapport sexuel, certes, sauf entre fantasmes. Et le fantasme est à

noter avec l'accent que je lui donnai quand je remarquai que la géométrie, (l'age

et haut-maître hie écrit au tableau), que la géométrie est tissée de fantasmes et

du même coup, toute science.

La science est capturée par un fantasme. La psychanalyse doit être avertie de ce

fantasme inhérent à la science. Ce fantasme peut s’exprimer de manière

géométrique, voir topologique comme Lacan le suggère. Alain Cochet écrit192 :

La pulsion scopique et l’objet regard se trouvent-ils reposer structurellement sur

le plan projectif, le cross-cap. Cette structure du cross-cap est à entendre comme

la « bâti du fantasme » qui fonde la logique fantasmatique.

Erik Porge arrive à des conclusions similaires dans son livre sur Lacan et

Marguerite Duras193. Mais, est-ce que la situation est semblable aux autres

pulsions ? Cochet continue194 :

Un peu plus tard dans l’enseignement de Lacan, c’est l’objet oral qui se trouve lié

à la détermination mathématique de la limite de suites de nombres rationnels.

Le fantasme oral s’appuie en effet sur la convergence infinie des rationnels vers

une limite irrationnelle, jamais atteinte, dont le « nombre d’or » apparaît le

prototype.

191 Idem. 192 Alain COCHET, Nodologie lacanienne, p. 255. 193 Cf. Erik PORGE, Le ravissement de Lacan : Margueritte Duras à la lettre, Toulouse, Érès, 2015. 194 Alain COCHET, Nodologie lacanienne, p. 255.

Page 158: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

158

De la même manière, le fantasme anal et le fantasme invoquant ont aussi une

structure mathématique, c’est-à-dire topologique195 :

L’objet voix sera plus tard renvoyé à l’ordre du transfini. La pulsion invoquant se

soutien d’une répétition infinie dont le modèle nous est donné par la suite des

entiers jusque dans leurs prolongements transfinis.

Enfin, l’objet anal correspond fantasmatiquement aux nœuds. La boucla

de matière fécale ou encore le nœud décoratif dont est entouré le paquet-cadeau

renvoient à un objet mathématisable, susceptible d’une théorie que Lacan

approche en quasi-précurseur dans les années 70.

De toutes les mathématiques, la topologie, notamment celle de nœuds et tresses,

comporte un rapport avec le monde moins métaphysique, moins ontologisant. Le

fantasme, donc, a un statut métaphysique. Ce dernier passage nous montre que

la science est fondée sur le fantasme, sur le refoulement d’une béance ou d’un

hiatus. La voie psychanalytique de Lacan –une route non-métaphysique, un

chemin qui accepte un manque– c’est une fois de plus la poésie ! C’est une

solution heideggérienne après la traversée de la psychanalyse de Freud196 :

La réalité n’est constituée que par le fantasme, et le fantasme est aussi bien ce

qui donne matière à la poésie. C’est-à-dire que tout notre développement de

science est quelque chose qui, on ne sait pas par quelle voie, émerge, fait

irruption, du fait de ce qu'on appelle rapport sexuel. Pourquoi est-ce qu’il y a

quelque chose qui fonctionne comme science ? C’est de la poésie.

La question est paradoxale. Si le fantasme a un statut métaphysique, comment

une approche non-ontologisante de la poésie est possible si elle tire sa matière

première du fantasme ? Autant pour Lacan que pour Heidegger, la question n’est

pas de nier la métaphysique, mais de la traverser197. Si la poésie est faite d’une

195 Idem., p. 256. 196 Jacques LACAN, Le moment de conclure, séance du 20 décembre 1977. 197 Sur ce point nous retenons le commentaire de Badiou dans son séminaire sur Lacan : « Certes, pour Lacan, il y a un déroutement philosophique du penser (qui, chez Heidegger, est la métaphysique elle-même), il y a un s’oupirer métaphysique. Mais, point capital pour l’antiphilosophie de Lacan, ce déroutement s’avère originairement scindé : il n’y a pas d’histoire

Page 159: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

159

substance métaphysique –le fantasme– elle peut aller au-delà de cette substance.

Comment est-ce possible ? C’est possible par l’intermédiaire de cette forme

d’écriture qu’est la topologie. La topologie de nœuds permet de retenir la lettre –

c’est la littéralisation sans mathématisation198. Poésie et topologie sont solidaires

par l’écriture. La science reste capturée par l’horizon fantasmatique en bouchant

la béance structurelle tandis que la psychanalyse, au moyen de la poésie et la

topologie, peut traverser ce fantasme même si elle en est le produit. Autrement

dit, Lacan est proche de la solution heideggérienne, mais grâce à l’écriture

topologique et à sa lecture psychanalytique de la science, ayant une structure

fantasmatique, il est indifférent à la science : Lacan la pose dans la place qui lui

correspond. La science, comme la philosophie et la religion, doit se traverser.

Dans cette traversée, il faut que la psychanalyse soit avertie des duperies,

mirages et illusions de la science.

Traverser une analyse, traverser le fantasme. Cette figure de « traversée »

est de plus en plus présente chez Lacan. Cette traversée est solidaire d’un

parcours « à l’envers ». La clé est donnée par le discours de l’analyste au

séminaire XVII : le discours du maître montre une relation S1 S2 tandis que le

discours de l’analyste se fait à l’envers, du S2 vers S1 en passant par $ et a, sans

aucun rapport entre S2 et S1. C’est d’ailleurs ce qui donne le titre du séminaire

XVII : « l’envers de la psychanalyse » ou « la psychanalyse à l’envers » –selon

l’édition. La place d’un signifiant « moins bête » est en bas et à droite en tant que

unique du déroutement philosophique de la pensée. […] le rapport fondamental de Lacan à la philosophie est d’une tout autre nature. Ce n’est pas un rapport historial, car ce qu’il veut, c’est soumettre la philosophie à une épreuve. […] C’est à l’épreuve de cet acte qu’on va discerner la position philosophique, la diviser, la faire apparaître comme une intrication indémêlable d’opérations sur l’être et d’opérations sur le désêtre ». Alain BADIOU, Le séminaire. Lacan. L’antiphilosophie 3. 1994-1995, Paris, Fayard, 2013, p. 74-75. La science, comme la philosophie, fait de la métaphysique, ontologise l’être. Cette ontologisation de l’être chez Heidegger prend la forme d’un oubli de l’être, comme rapport historial. En revanche, chez Lacan le geste métaphysique c’est l’union de la philosophie par l’Un –notamment sur son séminaire …ou pire, d’où la référence à « s’oupirer »–. D’ailleurs le geste métaphysique et ses opérations arrivent à l’intérieur de la science. En tout cas pour Heidegger, comme chez Lacan, l’opération contre la métaphysique est de traverser cette histoire des « erreurs » métaphysiques. Pour le dire plus simplement : la vérité non-métaphysique n’émerge que par ses erreurs. La figure de la traversée est historique chez Heidegger et prend la forme de navigation entre l’être et le désêtre chez Lacan. 198 « La mathématique fait référence à l’écrit, à l’écrit comme tel ; et la pensée mathématique, c'est le fait qu'on peut se représenter un écrit ». Jacques LACAN, Le moment de conclure, séance du 10 janvier 1978.

Page 160: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

160

production discursive ; à cette époque, il est lié à la poésie. Le relais de cette

manière de concevoir la psychanalyse –un parcours, une traversée à l’envers– se

trouve dans la séance du 14 décembre 1976 : la « contre-psychanalyse »199.

Il est intéressant de trouver que même le rôle du mathème, si nous

prenons le mathème comme localisation d’une impasse, se définit en termes

d’équivocité200 :

Il y a eu un nommé Cantor qui a fait la théorie des ensembles. Il a distingué deux

types d'ensembles : l'ensemble qui est dénombrable et –il le remarque– à

l'intérieur de l'écriture, à savoir que c’est à l'intérieur de l’écriture qu'il fait

équivaloir la série des nombres entiers, par exemple, avec la série des nombres

pairs. Un ensemble n'est dénombrable qu’à partir du moment où on démontre

qu'il est bi-univoque.

L’une des impasses de la théorie des ensembles se trouve dans la

dénombrabilité, c’est-à-dire dans la non-correspondance univoque –donc bi-

univoque– entre les éléments de deux ensembles infinis. La fondation de

l’équivocité peut se montrer d’une manière mathématique dans cette impasse.

La fonction du psychanalyste n’est pas d’entendre ou de dire quelque chose, mais

de lire et d’écrire. Sa fonction est plus proche d’un métier presque artisanal

comme celui de l’éditeur201 :

Le lisible, c'est en cela que consiste le savoir. Et en somme, c'est court. Ce que je

dis du transfert est que je l’ai timidement avancé comme étant le sujet –le sujet,

un sujet est toujours supposé, il n'y a pas de sujet, bien entendu, il n'y a que le

supposé– le suppose-savoir, qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Le

supposé-savoir-lire-autrement.

En modifiant sa première formulation sur le transfert, Lacan propose que

l’analyste sache lire autrement. En effet, au moyen de l’écriture, l’analyste casse

l’homophonie et produit une différence. Le psychanalyste lit autrement. 199 Jacques LACAN, L’une-bévue…, séance du 14 novembre 1977. 200 Jacques LACAN, Le moment de conclure, séance du 10 janvier 1978. 201 Idem.

Page 161: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

161

L’écriture fait une discrimination entre termes homophoniques ou équivoques et

pendant cette discrimination elle fraye un chemin202 :

Dire est autre chose que parler. L'analysant parle. Il fait de la poésie. Il fait de la

poésie quand il y arrive – c’est peu fréquent -, mais il est art. Je coupe parce que

je veux pas dire il est tard. L'analyste, lui, tranche. Ce qu'il dit est coupure, c’est-

à-dire participe de l’écriture, à ceci près que pour lui il équivoque sur

l'orthographe. (…) C'est pour ça que je dis que, ni dans ce que dit l'analysant, ni

dans ce que dit l’analyste, il y a autre chose qu’écriture. L'analyste tranche à lire

ce qu'il en est de ce qu'il veut dire, si tant est que l'analyste sache ce que lui-

même veut.

La tâche du psychanalyste est de lire et d’écrire, pour trancher à l’aide de

l’équivoque de l’équivoque, ouvrir un chemin, frayer une nouvelle voie. Pour

cette raison, Lacan s’est intéressé à la poésie écrite chinoise dans son séminaire

18 –« d’un discours qui ne serait pas du semblant ». La poésie écrite chinoise

pointe un trou, une béance. Plus précisément : la fonction de la poésie –écrite–

c’est de perforer. Pour Michel Bousseyroux, par exemple, la topologie de nœuds

c’est justement ce qui continue d’une façon majeure le programme lacanien

d’explorer les pouvoirs de l’écriture203.

La poésie, l’écriture et la topologie, tels sont les éléments qui sont plus

proches du métier que de la science. Une fois que Lacan extrait l’écriture des

mathématiques –le cœur de la science au sens koyréen galiléen– il juge la science

comme une rêverie qui a des effets concrets. À la fin, il nous semble que Lacan

partage partialement le jugement heideggérien de la science comme « volonté de

maîtrise » dans le sens qui il prend pour Lacan : faire liaison et nier les béances.

En revanche, Lacan trouve dans la poésie écrite et la topologie des alliés pour

renouveler la psychanalyse. Pour Lacan, contrairement à Heidegger, la science

202 Ibid., séance du 20 décembre 1977. 203 « ce qu’il cherchait [Lacan] dans le chinois, il l’avait enfin trouvé dans le borroméen » ou « il semble bien que Lacan ait cherché dans la langue chinoise écrite une écriture nodale de la lettre et de la jouissance », Michel BOUSSEYROUX, Lacan le borroméen. Creuser le nœud, Toulouse, Érés, 2014, p. 92 et 95.

Page 162: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

162

est un savoir qu’il faut traverser pour le rendre indifférent à la psychanalyse.

Pour ce faire, il est nécessaire de placer la science au bon endroit : celui d’une

production fantasmatique. Pour Lacan la poésie nouée à la topologie n’est

nullement de la beauté ou de la création esthétique, mais un outil pour défaire

une liaison et tracer un chemin à l’aide de l’écriture. Mais l’importance de la

topologie réside dans ses capacités à rendre compte des coupures des liaisons et

des nouvelles liaisons. La topologie, qui est une écriture, a aussi le pouvoir de

n’être pas uniquement une représentation imaginaire.

La poésie et la topologie se lient pour évider le sens, évacuer les

représentations imaginaires et travailler avec des « bouts de réel »204. Toutes les

deux constituent un travail d’artisan plutôt que de scientifique.

Nous pouvons résumer le rapport entre psychanalyse et science à la fin de

l’enseignement de Lacan ainsi :

1) Suite à une traversée sévère au cœur de la science, Lacan renverse la

position de Freud : la priorité, l’essence de la psychanalyse c’est la

pratique. L’idéal scientifique est destitué. La science peut rendre compte

de l’émergence de la psychanalyse ; elle nous donne certaines clés des

mathématiques en tant qu’écriture mathématique ;

2) Le résultat d’une traversée par la logique, la linguistique, les

mathématiques et la topologie des graphes et des surfaces permet à Lacan

d’extraire la lettre –la fonction de l’écrit– à la science. La théorie des

ensembles et la logique lui ouvrent la voie au « pas-tout », c’est-à-dire une

façon de construire une praxis qui peut supporter une clinique cas par 204 « L'écriture, ça m'intéresse, puisque je pense que c'est par des petits bouts d'écriture que, historiquement, on est rentré dans le réel, à savoir qu'on a cessé d'imaginer. L'écriture des petites lettres mathématiques est ce qui supporte le réel », « Moyennant quoi je ne réaliserai pas ce que je voudrais, qui serait de vous donner un bout de réel ». C'est bien en quoi le mathème, au réel, en rajoute. En effet, cette correspondance n'est pas la fin du réel, contrairement à ce qu'on s'imagine, on ne sait pourquoi. Comme je l'ai dit tout à l'heure, nous ne pouvons atteindre que des bouts de réel (…) Il y a un jour un nommé Newton qui a trouvé un bout de réel », Jacques LACAN, Le sinthome, op. cit., p. 68, 119 et 123.

Page 163: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

163

cas. Lacan passe de l’axe général-particulier –axe logique de la science– à

l’axe universel-singulier –axe de la psychanalyse. Similairement, il passe

de l’axe logique nécessaire-possible à l’axe contingent-impossible.

Lalangue, le côté féminin et la contingence205 sont des nouveaux défis

pour Lacan. Suite aux incursions mathématiques et logiques, Lacan trouve

dans la topologie une manière de s’approcher de ces défis.

3) La psychanalyse et la science sont évaluées par Lacan sur les plans de

l’expérience, du discours et de la pratique. De ce point de vue la poésie et

l’écriture sont plus pertinentes pour la psychanalyse, car elle travaille

avec des équivoques pour changer le régime de la jouissance206 ;

4) Le mathème en tant localisation d’une impasse subsiste à cette époque,

mais il glisse vers l’équivoque. La topologie a un côté plus artisanal grâce

à l’extraction de l’écriture de la science. Lacan « littéralise » la

psychanalyse à l’aide de deux pratiques écrites : la poésie et la topologie ;

5) Le thème heideggérien de la science en tant que technologie, voire

ontologisation de l’être revient sous la forme du fantasme. Une fois de

plus l’antidote c’est la poésie comme chez Heidegger. En revanche, Lacan

d’une manière similaire –mais pas identique– se fie aux pouvoirs de la

poésie liée à la topologie en tant qu’écriture. Lacan change l’angle

d’attaque : éviter l’ontologisation de l’être c’est choisir l’axe téchne-poiésis.

La psychanalyse n’est pas science au sens technique, mais une pratique

créatrice, une pratique artisanale. Il s’agit toujours de l’alliance entre

poésie et topologie grâce à l’écriture.

205 Cf. Monique DAVID-MÉNARD, Eloge des hasards de la vie sexuelle, Paris, Hermann, 2011. Par exemple : « La vie sexuelle, telle que la situation analytique la convoque, est le laboratoire d’une contingence nouvelle » (4ème de couverture). 206 Tel est aussi la thèse de Jean-Louis Sous : « Paradoxalement poursuit-il [Lacan], une écriture qui pend la forme de petites lettres ne saurait prétendre à garantir « l’authenticité » du mathème (elle peut encore être simili ou imitation) alors qu’il souligne que la nomination de l’une-bévue… ça, ça serait un « vrai » mathème ! », Jean-Louis SOUS, Prendre langue avec Jacques Lacan. Hybridations, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 93. D’ailleurs, c’est la manière dont nous lisons la phrase de Lacan qui affirme que la poésie est « effet de sens, mais aussi bien effet de trou », Jacques LACAN, L’insu que sait, séance du 17 mai 1977.

Page 164: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

164

Enfin, Lacan est confronté à un problème ancien, celui de la tension du mathème

et du poème. Nonobstant, cette tension apparaît sous un autre aspect. En effet, il

s’agit d’une tension sur l’écriture, proche du registre du réel, et non pas sur la

formalisation de la linguistique qui est plus proche du registre symbolique. Suite

à une évaluation sur trois décennies, Lacan arrive à une conclusion et une

extraction : la psychanalyse est une pratique et la science est importante dans la

mesure où elle porte l’écriture. L’écriture rend possible une sorte de

« réconciliation » entre mathème –via la topologie– et le poème –via l’inscription

qui perce les équivoques.

1.2.5. Conclusions lacaniennes

L’analyse n’est pas une science, c’est un discours sans lequel le discours dit de la science n’est pas tenable par l’être qui y a accédé depuis plus de trois siècles ; d’ailleurs le discours de la science a des conséquences irrespirables pour ce qu’on appelle l’humanité. L’analyse c’est le poumon artificiel grâce à quoi on essaie d’assurer ce qu’il faut trouver de jouissance dans le parler pour que l’histoire continue.

–Jacques Lacan, Entretien207 Nous avons montré comment Lacan, en ayant une formation plus

épistémologique que Freud, a dégagé le rôle fondamental des mathématiques

pour la fondation de la nouvelle science inventée par Freud. Les explorations

freudiennes sur les terrains de la science, la religion, la philosophie et la

littérature ont été si diverses et fécondes pour fonder la nouvelle praxis de la

psychanalyse. Néanmoins, Freud est resté sur une conception de la science

empirique et sur la base des sciences naturelles. Son idéal est toujours resté

scientifique, notamment pour son rôle de père fondateur et de vecteur d’une

nouvelle science. Que la science continue à être l’idéal –notamment sous la forme

de la mathématisation– n’implique pas que la science soit idéalisée. Juste au

contraire.

207 Jacques LACAN, « Entretien » in Revue Le Coq-héron, no. 46/47, 1974.

Page 165: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

165

Comme nous l’avons déjà vu, les incursions lacaniennes sur le terrain des

mathématiques ont été nécessaires grâce à l’essence « mathématisante » des

sciences naturelles. À cet égard, nous pouvons conclure que Lacan prolonge la

psychanalyse freudienne en lui donnant une nouvelle base scientifique. Les

modèles et usages géométriques –par exemple l’optique pour l’appareil

psychique– sont quelques résultats de son approche scientifique. Cette

continuation du projet scientifique freudien sous la forme de la mathématisation

retient néanmoins l’une des caractéristiques les plus importantes de l’héritage

freudien : le périple par la religion, l’art et la littérature pour tisser la théorie et la

pratique psychanalytique. Lacan ajoute la mathématique et la philosophie.

Nous avons périodisé l’approche lacanienne à la science en quatre temps :

a) la science comme le terrain natif de la psychanalyse (1953-1963) ; b)

l’inversion de la question de la scientificité de la psychanalyse (1964-1967) ; c) la

formulation de la science et la psychanalyse en termes discursifs (1968-1974) ;

et d) la littéralisation de la science et la psychanalyse (1975-1981). Ces temps

ont de continuités et de discontinuités. Il existe aussi un mouvement

d’introduction des éléments qui radicalisent l’approche du dernier temps. En ce

sens là, la continuité est du côté de la radicalisation d’une question qui s’est

posée dans la dernière période, et la discontinuité provient de l’introduction de

nouveaux éléments (division du sujet, vérité comme cause, jouissance, discours,

etc.). La discontinuité peut se clarifier aussi par une nouvelle approche de la

question de la relation entre science et psychanalyse ou par une nouvelle

formulation de la science –grâce à une clarification d’origine psychanalytique.

Dans la première période, Lacan conçoit la science comme le terrain natal

de la psychanalyse dû à son fondement formalisant et le sujet partagé par la

science et la psychanalyse. À l’opposé de Freud, il commence en fondant la

scientificité d’une manière formalisante et non empirique. Cette formalisation,

selon la conception koyréenne de la science, se réalise au début par la

linguistique moderne en s’appuyant sur Lévi-Stauss et Roman Jakobson. Lacan a

un double intérêt pour la linguistque : il s’agit pour lui d’une formalisation qui

Page 166: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

166

donnerait la base épistémologique à la découverte de l’inconscient et d’une façon

de traiter l’inconscient d’une manière non-ontologisante. La thèse Koyréenne

d’une fondation scientifique par le biais de la formalisation mathématique –sous

la condition d’une géométrisation de l’univers– a été accompagnée d’un aperçu

fondamental chez Lacan : une lecture freudienne du sujet cartésien. Il s’agit du

sujet divisé, sujet que la science foreclôt. À cette époque la science était une

question de rigueur et, de cette manière, désidéalisée. La formalisation de la

psychanalyse, qui donne de la rigueur épistémologique et constitue une base

scientifique, implique une conception structuraliste de l’inconscient. Le

syntagme « l’inconscient est structuré comme un langage » constitue la base de la

formalisation et la différence minimale pour différencier formalisation et

structure. La structure empêche de concevoir un rapport direct entre les

phénomènes et la linguistique. La formalisation est une espèce de structure de

second degré qui organise la structure.

Ensuite, dans la deuxième période, entre 1964 et 1976, Lacan est plus

critique vers la science en radicalisant certains points du premier temps.

Effectivement, le sujet de la science et de la psychanalyse reste le même.

Néanmoins, ses traitements sont opposés : la science suture le sujet et la

psychanalyse s’ouvre à la division du sujet. Ce clivage est radicalisé en prenant la

forme d’une division entre vérité et savoir. Lacan a créé avec le sujet barré une

nouveauté dans l’histoire de la pensée. Il ne s’agit pas d’un sujet qui n’est ni un

effet du langage –ou de la structure– ni un sujet transcendantal, autoréflexif ou

transparent à soi-même. Le sujet divisé entre le savoir et la vérité, qui est en effet

des signifiants, a une possibilité d’exister entre les signifiants ou dans la division

même. Lacan a aussi inventé le corrélat de ce sujet qui ne coïncide pas avec soi-

même : l’objet a, un objet qui n’existait pas d’origine, mais que le moi

expérimente comme un objet perdu. Ainsi, les thèmes qui dominent la relation

entre science et psychanalyse sont la suture du sujet et la forclusion de la vérité

comme cause (l’objet a). À l’aide de la religion, Lacan peut concevoir une réponse

contraire à la science : l’introduction du « Nom-du-Père ». Car la science foreclôt

Page 167: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

167

la vérité comme cause et suture le sujet, Lacan ne se demande plus si la

psychanalyse est une science, mais s’il s’agit d’une science qui inclurait la

psychanalyse, c’est-à-dire la vérité comme cause et le sujet divisé –en les

réintroduisant à la science par le Nom-du-Père. Pour cette raison, nous parlons

d’une « exclusion interne » de la psychanalyse à la science.

Puis, dans la troisième période, entre 1968 et 1974, Lacan continue à

approfondir la division du sujet, pas seulement entre signifiants ou entre vérité

et savoir, mais entre énoncé et énonciation. En effet, en introduisant la théorie

des discours, Lacan trouve que la division du sujet prend la forme de la distance

entre énoncé et énonciation. Avec cette théorie, il conçoit la science pas comme

un savoir, mais comme une pratique discursive qui inclut des impossibilités et de

la jouissance –l’un des éléments introduits par Lacan à cette période. Ces

mouvements lui permettent de distinguer le discours de la science de la fonction

de la science. Pour ce motif, Lacan peut discerner autant la distinction entre

science et technique que la complicité entre le discours de la science et le

discours capitaliste –qui est une autre formulation de la technique comme

ontologisation de l’être chez Heidegger. Finalement, Lacan discerne la différence

entre l’écriture et la parole, ce qui lui donne la possibilité de séparer le signifiant

de la lettre, de problématiser la question du sens en psychanalyse et

d’approfondir les incidences du symbolique sur le réel.

Finalement, dans la quatrrème période, Lacan sépare définitivement la

psychanalyse de la science par une littéralisation de la psychanalyse et de la

science. Suite à une traversée sévère à l’aide de la psychanalyse et d’autres

savoirs –philosophie, science, linguistique, art– Lacan considère que la question

prioritaire de la psychanalyse est la pratique. La science explique l’émergence de

la psychanalyse et nous donne des clés importantes pour la mathématique en

tant qu’écriture. Lacan extrait la lettre de la science au moyen de la théorie des

ensembles et de la topologie pour orienter sa pratique. La « pratique du

bavardage » qui suppose la psychanalyse a besoin des mathématiques pour

trouver une autre logique pour s’orienter. Pour Lacan, la science reste dans le

Page 168: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

168

cadre des fantaisies et capturé par l’idéal d’un savoir qui peut tout expliquer. En

revanche, la psychanalyse, grâce à ses concepts et à sa clinique, peut se servir de

la science en extrayant la lettre pour éviter sa capture dans les mirages de la

science et formuler une pratique artisanale. Avec l’écriture de la théorie des

ensembles et la topologie, Lacan orient sa pratique en mettant la science dans la

bonne direction. Lacan est plutôt indifférent à l’autorisation scientifique dans

une position critique.

Nous pouvons conclure que Lacan n’a jamais cessé de penser à la science

pour concevoir et raffiner la psychanalyse –les dimensions pratique, théorique et

clinique. Par son caractère moderne, la psychanalyse est inséparable de la

science : par l’introduction du sujet et par une géométrisation qui évide tout

contenu de l’univers. Néanmoins, Lacan ne reste pas dans l’horizon de la science.

Il interroge plutôt la science par l’expérience et les découvertes de la

psychanalyse –qui s’appuient sur les éclaircissements de la religion, l’art et la

philosophie. Lacan radicalise la relation entre science et psychanalyse sans

rompre cette relation. Nous pouvons même parler d’une traversée nécessaire du

champ de la science par la psychanalyse –en l’interrogeant– pour éclaircir la

pratique, la théorie et la clinique psychanalytique.

2.3. Synthèse intermédiaire

Sans doute on ne passe pas impunément à l’envers

de Lacan, à l’envers de son enseignement. Il y a les fondements qui tremblent, il y a même un certain effet de panique. On se demande ce qui reste et ce qui reste on l’appelle, avec lui, des bouts de réel.

–Jacques-Alain Miller, Le tout dernier Lacan Tout n’est rien, mais après. Après avoir tout subi.

–Antonio Porchia, Voces

En somme, dans ce chapitre nous avons abordé la difficile question de la science

et la psychanalyse. Il ne s’agit pas de savoir si la psychanalyse est une science ou

Page 169: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

169

pas. Il ne s’agit pas non plus de la relation entre science et psychanalyse tout

simplement. En fait, nous avons divisé le chapitre en deux parties : la première

sur Freud et la seconde sur Lacan. Ainsi, nous avons montré que la notion de

science chez Freud est une question non seulement de légitimer un nouveau

savoir, mais d’une quête pour donner de la rigueur à la psychanalyse. Chez Freud

la psychanalyse est soumise à l’épreuve de la science. Nous avons aussi dégagé

quatre thèses fondamentales sur cette soumission aux idéales scientifiques: la

science est une condition nécessaire, car elle a une signification seulement dans

l’horizon de la science ; la psychanalyse appartient aux sciences naturelles (elle

prend son modèle de la physique et la chimie) ; la « métapsychologie » est la

manière de rendre compte scientifiquement des processus inconscients et,

comme toutes les sciences, la psychanalyse doit rejeter les conceptions du

monde. Pour cette raison, dans le parcours freudien, la psychanalyse doit

s’obliger à répondre aux exigences des sciences naturelles. Même si la

psychanalyse est une pratique, il faut que sa pratique soit orientée par des lois et

des principes construits scientifiquement.

Nous avons ensuite montré une espèce de « pince scientifique » dans

l’œuvre freudienne. La constitution de cette pince comporte deux bras : une

métapsychologie qui importe son modèle de la physique et une manière de

concevoir et interpréter les formations de l’inconscient pris des fondements

« syntactiques » de la chimie. Cette pince permet de construire un objet

scientifique pour la psychanalyse et, ainsi, elle permet de rendre possible un

traitement des processus inconscients. Nous avons formulé cette pince dans cet

énoncé : le psychanalyste pense comme un physicien, mais il agit comme un

chimiste.

Nous avons également travaillé la question de la science chez Lacan. À

l’opposé de Freud, Lacan conçoit la science pas d’une manière empirique, mais,

en suivant la conception des révolutions scientifiques koyréens, de façon

formalisante. En plus, pour Lacan, il ne s’agit pas de soumettre la psychanalyse à

l’épreuve de la science, mais de maintenir une certaine tension entre science et

Page 170: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

170

psychanalyse. Pour Lacan, la science ne peut pas recouvrir le champ de la

psychanalyse. Pour lui, comme nous l’avons montré dans le chapitre antérieur, la

construction de la rigueur psychanalytique doit se faire au moyen d’une

épistémologie qui puisse faire justice à la complexité des enjeux de la

psychanalyse. Pour cette raison, nous avons constaté quatre temps où Lacan

conçoit la relation entre science et psychanalyse en débordant la simple question

du statut scientifique de la psychanalyse. Dans ces quatre temps, Lacan a

envisagé plusieurs thèmes : la technique, la pratique, l’éthique, le sujet, la

religion, la magie, la philosophie, la théorie des discours, la topologie, etc. Lacan a

introduit des éléments extrascientifiques pour complexifier et pour tensioner

productivement la relation entre science et psychanalyse.

Nous avons décidé de développer quatre temps de cette relation : a) de

l’empirisme freudien à la formalisation lacanien ; b) l’exclusion interne de la

psychanalyse dans la science ; c) la science et la psychanalyse comme pratiques

discursives ; d) la littéralisation de la science pour concevoir la psychanalyse

comme une pratique du bavardage.

Dans le premier temps, la science est conçue comme une science moderne

–selon la thèse koyrée où elle prend le modèle de la mathématisation galiléenne

d’un univers géométrisé. Dans ce cas, la psychanalyse donne la rigueur

épistémologique et scientifique par l’intermédiaire des mathématiques. Lacan

rejet l’empirisme psychanalytique au profit d’un modèle de formalisation

linguistique considérablement influencé par la mathématisation de

l’anthropologie de Lévi-Strauss. Parallèlement, Lacan s’approche des questions

philosophiques pour introduire le sujet cartésien reformulé par la psychanalyse

freudienne, ce qui débouche sur le sujet divisé. Ce sujet, affirme Lacan, est le

même sujet de la science, mais l’orientation psychanalytique pour le traiter est

opposée à celui de la science. Pour cette raison Lacan énonce que le sol natal de

la psychanalyse et la science (en tant que formalisation).

Dans le second temps, la conception de la science chez Lacan se maintient

de la même façon. Néanmoins, Lacan radicalise la position du premier temps et il

Page 171: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

171

renverse la relation entre science et psychanalyse. Maintenaient il n’est pas

question de se demander si la psychanalyse est une science ou si le sol natal de la

psychanalyse est la science, il s’agit plutôt de la question suivante : qu’est-ce

qu’une science qui inclut la psychanalyse ? Au moyen de cette interrogation

Lacan radicalise sa position par rapport à la science en posant trois questions : a)

la base pour différencier la science de la psychanalyse réside dans la suture du

sujet et la forclusion de la vérité dans la science ; b) la matière même de la

psychanalyse est le sujet que la science suture et la vérité comme cause que la

science forclos ; c) pour que la psychanalyse puisse traiter avec le sujet, il faut

diviser (entre savoir et vérité) et la vérité comme cause (la vérité en tant que

désir), il faut qu’elle traverse le champ de la science et la religion. Cette traversée

de la science et de la religion réintroduit le « Nom-du-Père » non seulement dans

la psychanalyse, mais aussi dans la science.

Le troisième temps redéfinit la conception de science. La science n’est pas

un savoir formalisé ou un savoir qui s’acquiert de manière empirique. Les deux

opérations qui changent la conception de science chez Lacan sont l’élévation de

la science à une pratique discursive et la séparation de la « fonction de la

science » et du « discours de la science ». En outre, Lacan radicalise la division du

sujet entre les binaires savoir-vérité et énoncé-énonciation, il prend en

considération la jouissance au point de la considérer comme la spécificité de la

psychanalyse et il dégage la fonction de l’écriture dans la science –en séparant le

signifiant de la lettre. Pour cette raison, la grande invention de cette période est

le mathème, celui des quatre discours et celui des « formules de la sexuation ».

Les deux mathèmes rendent compte de ces découvertes introduites para Lacan

entre 1964 et 1973.

Dans la dernière période, entre 1974 et 1981, Lacan affirme absolument

que la psychanalyse n’est pas une science (séance du 15 novembre 1977). C’est

la seule position que Lacan trouve après avoir vu de près les derniers ressorts de

la science. La science serait une pratique discursive qui puisse servir à la

dynamique capitaliste, un effet de la structure d’un fantasme ou une logique

Page 172: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

172

universalisante à contre-courant de la pratique d’une expérience singulière qui

suppose la psychanalyse. Ce dégagement des fonctions de la science n’est

possible que par un long détour par la philosophie et la religion. Aussi par les

mathématiques et la littérature. L’alternative est de considérer la psychanalyse

comme une pratique plus proche de l’artisanat artisan que de la science. En effet,

il y a une espèce de « fragmentation » dans son approche théorique –au point de

parler de « bout de réel »208– et un croissant pour les nœuds. Une pratique

rigoureuse d’une psychanalyse qui doit traiter avec de « bouts de réel », a besoin

d’une pratique alternative de la lettre : une pratique mathématique, celle de la

topologie de nœuds.

Ce parcours par la relation entre science et psychanalyse a visé à comparer les

conceptions de science chez Freud et chez Lacan, à trouver ses similitudes et

différences ainsi que les continuités et discontinuités entre eux. Avoir un registre

des conceptions de la science dans ces deux auteurs nous préparera le chemin

pour nous approcher du rôle du Mathème et du Poème à l’égard des enjeux

scientifiques. Similairement, ce parcours clarifiera si l’intérêt de Lacan par le

Mathéme et le Poéme est une question qui se pose de manière épistémologique

ou en termes scientifiques. Pour cette raison, la séparation entre science et

technique, la formulation de la science comme pratique discursive ou encore

l’articulation aussi bien de la religion que de la philosophie, sont importantes

pour notre recherche. Que la science ne soit pas réductible à la technique, que la

science soit une pratique discursive ou que Lacan laisse tomber la science au

profit d’une pratique du singulier209 –pas sans la topologie de nœuds– sont des

questions capitales pour cette poursuite.

208 Jacques LACAN, Le sinthome, op. cit., p. 124. 209 Nous empruntons le terme « singulier » du livre de Gerardo Arenas qui soutient que le projet lacanien à l’égard de la science a été toujours une « quête du singulier ». Arenas s’est demandé pour la continuité ou non entre le « premier » Lacan et le « tout dernier » Lacan. Il a conclu que tout au long de son œuvre, même dans ses origines psychiatriques et non-psychanalytiques, Lacan a cherché à construire une « science de la singularité ». Arenas affirme que pour Lacan les mathématiques, la logique et la topologie ont été un des moyens le plus efficaces dans cette quête

Page 173: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

173

CHAPITRE II – LE MATHEME CHEZ LACAN

[…] ledit langage comporte une inertie considérable, ce qui se voit à comparer son fonctionnement aux signes qu'on appelle mathématiques, mathèmes, uniquement de ce fait qu'eux se transmettent intégralement. On ne sait absolument pas ce qu'ils veulent dire, mais ils se transmettent.

–Jacques Lacan, Encore.

« Nul n’entre ici s’il n’est topologiste ! » (…) Serait-ce donc là la fonction de ce fameux désir de l’analyste, dans cette surface acosmique [bouteille de Klein], d’être celui qui sait tailler les quelques figures ?

–Jacques Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse.

Dans ce chapitre nous convoquerons la mathématique pour analyser le rôle

qu’elle a dans l’œuvre de Lacan. De même, nous allons tirer les conséquences

pratiques, théoriques et cliniques des usages des mathématiques dans l’œuvre

lacanienne. Dû à la grande quantité, diversité et détails qui ont les

mathématiques chez Lacan, nous avons choisi d’aborder cette question à

l’opposé des autres chapitres. Dans les autres chapitres nous nous approchons

de la question, disons d’une manière « classique », c’est-à-dire aborder le sujet –

science, poème– de façon historique avec une sorte de périodisation. En effet,

normalement nous avons commencé au début avec une recherche chez Freud,

puis une exploration chez Lacan.

Dans ce chapitre, nous allons renverser l’ordre : nous commencerons par

Lacan et finirons avec Freud. En outre, dans ce chapitre il ne s’agit pas d’une

périodisation comme telle, mais d’une périodisation qui serait le résultat d’une

analyse des références mathématiques chez Lacan. L’ordre entre Freud et Lacan

d’une science de la singularité. Cf. Gerardo ARENAS, En busca de lo singular. El primer proyecto de Lacan y el giro de los setenta, Buenos Aires, Grama, 2010.

Page 174: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

174

est permuté car chez Freud la référence mathématique est presque absente –

lisible uniquement par une lecture lacanienne. Il convient par conséquent,

renverser l’ordre entre Freud et Lacan.

Nous procéderons ainsi : nous commencerons par une analyse des

séminaires de Lacan où nous pourrons dégager quatre grands ensembles des

éléments « mathématiques » : diagrammes, mathèmes, formalisations et

objets/sujets mathématiques. Ces quatre ensembles ont pour des raisons de

simplicité un nom générique : Mathème. Nous ferons une recherche exhaustive

des éléments mathématiques chez Lacan, c’est-à-dire une analyse de ses

séminaires pour y trouver des éléments de ces quatre grands ensembles. Nous

allons chercher les éléments mathématiques et ses usages seulement dans la

transmission orale de Lacan, c’est-à-dire dans la totalité de ses séminaires –

autrement nommé « enseignement »210. Même si Jean-Claude Milner affirme que

nous pouvons nous passer de séminaires de Lacan, car l’essentiel se trouve dans

ses écrits (il les nomme « scripta »)211, nous ne sommes pas parfaitement

d’accord. Nous pouvons renverser l’argument de la manière suivante : si les

scripta contiennent l’essentiel transmissible de la psychanalyse lacanienne –ils

sont une version compacte des séminaires–, les séminaires constituent le va-et-

vient de son enseignement. Ce dernier point peut être associé à l’un des usages

des mathématiques chez Lacan : la formalisation. Dans la formalisation le procès

et le work in progress est généralement plus important que l’objet déjà formalisé

ou le résultat de la formalisation. Il convient par conséquence, les tâtonnements

mathématiques que Lacan a faits dans son enseignement oral plutôt que les

versions plus « définitives » de sa transmission écrite.

Parfois nous ferons des références à certains écrits, lettres ou prononcés

publics pour approfondir notre analyse ainsi que pour localiser les antécédents

210 Jacques LACAN, Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005. Il est possible de faire une opposition non contradictoire entre l’enseignement et la transmission chez Lacan. Nous pouvons aussi assigner un rôle central à l’oralité –mais non exclusif– dans son enseignement, et un rôle prioritaire à l’écriture dans sa transmission. Cette remarque est importante, car cette distinction est aussi associée au rôle du mathème –écriture– et au rôle du poème –un dit qui est habituellement oral. 211 Jean-Claude MILNER, L’œuvre claire. Lacan, la science, la philosophie, Paris, Seuil, 1995. Cf. Chapitre 1.

Page 175: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

175

mathématiques de l’enseignement oral de Lacan. Par exemple, l’article « Le

nombre treize et la logique de la suspicion »212, le premier qu’il a écrit après la

guerre en 1946, est antérieur au commencement de l’enseignement de Lacan et

par conséquent ne constitue pas une synthèse d’un séminaire –comme c’est le

cas de « Le séminaire sur La lettre Volée » ou « Kant avec Sade ». Dans « Le

nombre treize… » nous trouvons l’une des premières références aux

mathématiques chez Lacan : la théorie des jeux.

Mis à part des séminaires et des –Écrits et Autres écrits– nous avons dans

l’ensemble des publications, des enregistrements transcrits et écrits non publiés

tels que les comptes rendus de ses séminaires, des conférences ou des

interventions diverses (lettres, entretiens, etcétéra). Parfois nous ferons des

références et des citations de cette autre partie de l’ensemble de l’œuvre de

Lacan. Par exemple, nous pouvons trouver des indications importantes à propos

du mathème dans le document de la clôture des Journées de l’École freudienne de

Paris : Les mathèmes de la psychanalyse213, notamment sur l’implication du

mathème dans le « dernier » Lacan. Nous le ferons pour clarifier ou pour

approfondir certains éléments et des usages des mathématiques que nous avons

trouvés dans ses séminaires.

Ce chapitre a deux parties : la première, consacrée au rôle des

mathématiques chez Lacan et l’autre, sur les éléments subtils des mathématiques

chez Freud. La première partie constitue, d’un côté, une analyse des références

mathématiques dans l’œuvre orale de Lacan –la totalité de ses séminaires– et de

l’autre, une lecture de cette analyse pour en tirer les conséquences

psychanalytiques.

En synthèse, nous allons analyser un par un les séminaires de Lacan,

c’est-à-dire les transcriptions de son enseignement oral, pour dégager quatre

grands ensembles de références mathématiques : diagrammes, mathèmes,

212 Jacques LACAN « Le nombre treize et la forme logique de la suspicion », in Ornicar ?, n° 36, janv.-mars 1986, p. 7-20. Paru initialement in Cahiers d'art (1945/46): 389-93. Repris in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001. 213 « Journées de l’École freudienne de Paris : ‘Les mathèmes de la psychanalyse’ » in Lettres de l’École, 1977, n° 21, p. 506-509.

Page 176: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

176

formalisations mathématiques et objets/sujets mathématiques. Tous ces quatre

ensembles nous le nommerons Mathème (avec majuscule). Ensuite, nous

développerons les enjeux psychanalytiques de ces références et nous en tirerons

les conséquences théoriques, pratiques et cliniques. Finalement, en guise de

conclusion nous ferons un bilan en dégageant les stratégies générales et les

usages des mathématiques chez Lacan. Analyses, conséquences et conclusions.

Dans les deux derniers points, nous citerons des références non comprises dans

les séminaires de Lacan. Contrairement au reste des chapitres, nous ne

commencerons pas par une section consacrée à Freud. Nous finirons par un bref

commentaire à propos des usages de mathématiques chez le père de la

psychanalyse.

2.1. Lacan et les mathématiques

Je posai la question de ce qu’on pourrait appeler un mathème, posant déjà que c’est le pivot de tout enseignement. Autrement dit qu’il n’y a d’enseignement que mathématique, le reste est plaisanterie.

–Jacques Lacan, …ou pire.

Les usages des mathématiques chez Lacan sont loin d’être courants. D’abord, la

formalisation mathématisante n’a pas une fonction référentielle parce qu’elle

n’est pas une cartographie ou une modélisation de la réalité. Deuxièmement, les

mathématiques ne sont pas un calcul, une discipline de la perfection, un discours

de la totalité, de l’harmonie ou de l’homogénéité. Ensuite, les diagrammes ne

fonctionnent ni de manière imaginaire –en simplifiant par l’image– ni de façon

uniquement symbolique –en montrant les relations entre des éléments–.

Finalement, le mathème n’est pas une formule mathématique, c’est-à-dire

algébrique, qui comporte les mêmes lois de la construction mathématique.

La mathématique chez Lacan est plutôt fragmentaire, subversive dans ses

lois, et ses usages ont un but tout à fait différent, qui inclut : a) la transmission du

savoir psychanalytique hors de la parole et du sens ; b) la localisation des

impasses dans un discours ou dans une formalisation ; c) l’orientation de la

Page 177: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

177

clinique psychanalytique en formalisant un cas ou la théorie ; d) la dés-

psychologisation la psychanalyse par le biais d’une écriture sans le moi ou en

diminuant la dimension imaginaire ; e) la rigueur à l’aide d’une rationalité

littérale pour mieux penser et théoriser la psychanalyse ; f) l’approche du réel

sans l’ontologiser en écrivant quelque chose impossible de dire ; g) une

fixation/fictionalisation avec les lettres214.

Nous verrons que les usages des mathématiques chez Lacan sont

disruptifs, subversifs et inventifs plutôt que tranquillisants, harmoniques ou

référentiels. Éloignés d’une fonction référentielle, les modèles lacaniens ont une

inspiration mathématique de plus en plus « abstraite ». Le terme « abstrait » est

entre guillemets, car les soi-disant abstractions mathématiques sont

paradoxalement plus matérialistes chez Lacan. En effet, les abstractions

mathématiques, du point de vue du ternaire lacanien RSI, sont au fur et à mesure

dépouillées de sa dimension imaginaire en visant à un statut plus réel. Par

exemple, un modèle est plus intuitif qu’un schéma à cause de sa dimension

imaginaire ; un graphe a une dimension plus symbolique, donc moins imaginaire

que le schéma. La lettre qui est en jeu dans l’écriture mathématique dans un

graphe a un statut plus rigoureux et matérialiste que les modèles215. De la même

façon, nous trouverons que les mathématiques n’ont pas une fonction de calcul,

une recherche de la perfection, un discours harmonisant ou une cosmologie

totalisante. Les règles de construction des mathématiques que Lacan a choisie

sont bien éloignées des usages habituels.

Ces quatre éléments que nous dégageons des séminaires de Lacan se

définissent ainsi :

a) Diagramme. Un diagramme est une représentation graphique ou une

présentation visuelle qui structure des concepts, des idées ou des

214 « Ce schéma ne serait pas un schéma s’il présentait une solution. Ce n’est pas même un modèle. Ce n’est qu’une façon de fixer les idées, qu’appelle une infirmité de notre esprit discursif » Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 2 : Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse [1954-1955], Paris, Seuil, 1978, p. 284. L’accent est de l’auteur. 215 Jean-Claude Milner appelle cette dimension de la lettre chez Lacan un « matérialisme discursif ». Cf. Jean-Claude MILNER, L’œuvre claire. Lacan, la science, la philosophie, Paris, Seuil, 1995.

Page 178: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

178

relations. Même si Lacan n’a jamais utilisé le terme « diagramme », notre

usage de ce mot est justifié par une triple tradition : sémiotique,

philosophique et mathématique. Sémiotiquement il a été utilisé par

Pierce ; Deleuze s’en est servi en philosophie pour penser de nouvelles

relations ; et en mathématique il a été utilisé de Pascal à nos jours216.

Dans l’œuvre lacanienne il a une fonction plutôt relationnelle que

représentative. En conséquence, les modèles, les schèmes et les graphes

sont des relations déductives ou non, mais toujours relationnelles217.

Même si les diagrammes ont une présentation imaginaire –figures,

dessins, traces–, sa fonction chez Lacan vise à vider la dimension

imaginaire ou résister à elle. Cette question paradoxale peut s’expliquer si

nous prenons les diagrammes comme des écritures plutôt que comme des

dessins. Pour le dire autrement : les diagrammes –comme son nom

l’indique– sont des écritures et non des Gestalten –totalisations,

configurations, compréhensions globales. C’est pourquoi tous les

diagrammes chez Lacan ont une dimension topologique. La topologie de

surfaces et de nœuds ont une fonction d’évidemment de la représentation

et de tout contenu plus décidé. Bref, les diagrammes constituent des

relations, des caractéristiques mathématiques qualitatives et comme une

présentation simultanée, c’est-à-dire une écriture qui expose de manière

paradigmatique –tous les éléments au même temps– une configuration

des relations. Ils ont la tendance à évider tout contenu, élément ou

216 Jean-Pierre CLÉRO, « Diagrammes » in Essai de psychologie des mathématiques, Paris, Ellipses, 2009, p. 146-158 ; Roco GANGLE, Diagrammatic Immanence : Category Theory and Philosophy, Edimburgh, Edimburgh University Press, 2016 ; Charles S. PIERCE, Philosophy of Mathematics, Indiana, Indiana University Press, 2010 ; Fernando ZALAMEA, « Pierce’s Logic of Continuity : Existential Graphs and Non-Cantorian Continuum » in journal The Review of Modern Logic, No. 9, Novembre 2003, p. 115-162 ; Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, « Le plan de l’immanence » in Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991 ; Kamini VELLODI, « Diagrammatic Thought : Two Forms of Constructivism in C. S. Pierce and Gilles Deleuze » in revue Parrhesia, no. 19, 2014, p. 79-95. 217 L’un des séminaires qui est consacrée à la construction du graphe du désir –Les formations de l’inconscient– montre bien que les mathématiques servent à articuler les choses et que les objets dont la psychanalyse s’occupe n’ont de sens que pour des relations mathématiques, notamment dans la séance du 19 mars 1958. Cf. Jacques LACAN, « Les insignes de l’idéal » in Le séminaire. Livre 5 : Les formations de l’inconscient [1957-1958], Paris, Seuil, 1998, p. 287-302.

Page 179: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

179

représentation imaginaire au profit de la présentation des relations de

façon contre-intuitive.

b) Sujets et objets mathématiques. La mathématique n’est pas convoquée

par Lacan uniquement comme formalisation ou mathème. Il existe des

sujets, c’est-à-dire des thèmes, et d’objets mathématiques qui sont utilisés

tout au long de l’enseignement de Lacan. Deux objectifs a cette utilisation

des mathématiques : 1) celui de « déconstruire » certaines constructions,

concepts et pensées métaphysiques et 2) celui d’élaborer des concepts

impossibles de formuler autrement que par la mathématique. La topologie

de nœuds sert par exemple à déconstruire la métaphysique de la sphère ;

les distincts appareils logiques dans le séminaire 19 (...ou pire) visent à

dissoudre la métaphysique de l’Un. La formulation de l’un de l’inexistence

est formulable de manière uniquement mathématique218. Si ces

formulations ne sont exprimables que d’une manière mathématique, ils

résistent les présentations intuitives et imaginaires. Sa fonction va à

contre-sens de toute représentation. Parfois la fonction déconstructive

par le moyen d’un objet ou d’un sujet mathématique est solidaire d’une

formulation exclusive –et non-métaphysique– d’une pensée. La tentative

heideggérienne de dissoudre ou de déconstruire la métaphysique prend

ici une version mathématique, tentative inimaginable par le philosophe

allemand qui faisait l’équivalence entre science et technique –la forme la

plus élaborée de la métaphysique219. Nous groupons dans cette catégorie

des objets mathématiques (une intégrale, la bande de Möbius, le triangle

218 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XIX : …ou pire [1971-1972], Paris, Seuil, 2011, p. 52. Nous pouvons constater avec Gerardo Arenas que tout au long du séminaire ...ou pire Lacan essai de déconstruire la métaphysique de l’Un et de formuler sous la rigueur des procédures mathématico-logiques les différents types d’uns : l’un singularisant, l’un indéterminé, l’un exceptionnel, l’un de l’inexistence, l’un sphérique, l’un unaire, etc. Cf. Gerardo ARENAS, Los 11 Unos del 19 más uno, Buenos Aires, Grama, 2014. 219 Dans ce sens il est possible d’opposer la maxime heideggérienne « la science ne pense pas » à l’affirmation de la pensée mathématique de Badiou : « La mathématique est une pensée ». Cf. Martin HEIDEGGER, Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, PUF, 1973, p. 26 et Alain BADIOU, Court traité d’ontologie transitoire, Paris, Seuil, 1998, p. 39.

Page 180: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

180

de Pascal) et des sujets mathématiques (algèbre, logique, topologie).

Comme la formalisation, les sujets ou objets mathématiques priorisent le

processus sur le résultat. La déconstruction ou la formulation au moyen

des objets ou sujets mathématiques constituent un intermédiaire plutôt

qu’une conclusion.

c) Formalisation mathématique. Lorsque Lacan utilise les mathématiques

comme un enchainement symbolique, nous pouvons parler de

« formalisation »220. La formalisation doit être différenciée de la forme en

tant que Gestalt, comme forme imaginaire : image, compréhension

globale, remplissage des vides par les procédures perceptives ou figures.

La formalisation est proprement symbolique et sa configuration plus

simple est le langage. En ce sens la formalisation est le mouvement

d’évidemment de l’imaginaire par une priorisation des relations

symboliques. Toute formalisation utilise une sorte d’écriture (enchaînée,

déductive) et son effet « collatéral » est parfois la localisation de au moins

un réel221. Ce réel est, donc, d’une impasse dans la formalisation222. La

dépossession des détails et éléments imaginaires de la réalité empirique

pour trouver la structure d’un phénomène, la réduction du discours de

l’analysant en termes d’une structure ou la mise en structure des concepts

220 « Quand on parle de formalisation mathématique, il s’agit d’un ensemble de conventions à partir desquelles vous pouvez développer toute une série de conséquences, de théorèmes qui s’enchaînent, et établissent à l’intérieur d’un ensemble certains rapports de structure, une loi à proprement parler », Jacques LACAN, Le séminaire, Livre II : Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse [1954-1955], Paris, Seuil, 1978, p. 49. 221 Sur la question de la localisation d’au moins un point du réel dans une formalisation, il existe un exposé magistral dans l’article de Joan COPJEC, « Sex and the Euthanasia of Reason » in Joan COPJEC (Ed.) Supposing the Subject, Londres, Verso, 1994. Sur une application de ce principe de formalisation et localisation d’au moins un point du réel, Cf. Alain BADIOU, À la recherche du réel perdu, Paris, Fayard, 2015. 222 Un exemple : les axiomes, les règles et les opérations de l’algèbre –l’étude des combinaisons des éléments des structures abstraits– aboutissent à une impasse : la racine cadrée d’un nombre négatif objet l’algèbre tout entière. L’invention des nombres imaginaires relève des impasses dans l’algèbre. Le nombre irrationnel marque aussi l’invention dans le point d’impasse de l’arithmétique. Cette propreté d’invention dans le point de l’impasse est cruciale pour comprendre l’usage de la formalisation des mythes levi-straussiens pour les cas freudiens (« Le petit Hans », « L’homme aux loups ») dans le séminaire IV (La relation d’objet et les structures freudiennes).

Page 181: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

181

mathématiques (enchainés sous la forme d’un graphe ou en schéma)

constituent des exemples de cet élément mathématique. La formalisation

privilégie le processus sur le résultat qui peut être exprimé par le

mathème ou le diagramme.

d) Mathème. Il s’agit d’une écriture qui ressemble à celle de l’algèbre mais

dont les règles de construction sont différentes : ce sont des formules

écrites à transmettre. Quoique le terme mathème ait été inventé

tardivement (1971), on peut assigner à certaines écritures presque

algébriques le statut de mathème. Au début le mathème prend la forme

du résultat d’une formalisation mathématique. Lorsque le concept de

mathème a été achevé (séminaire Encore) le terme prend la forme d’une

formule à transmettre. Même si la première forme –résultat d’une

formalisation– est une formule à transmettre, elle est sous la loi du

symbolique. En effet, la première formulation transmet une symbolisation

tandis que la seconde pointe l’impasse d’une formalisation. La deuxième

formulation du mathème porte la marque d’une impasse, voire la

localisation d’un vide, et le transmette ainsi. L’écriture qui localise un vide

dans les impasses de la formalisation est sous la loi du réel. Réduction,

localisation et transmission sont les traits de cet élément mathématique.

Voici notre construction de l’objet d’étude Mathème qui comprend quatre

éléments qui se dégagent de l’œuvre de Lacan.

2.1.1. Méthodologie pour analyser le Mathème dans l’œuvre de Lacan

Pour analyser le Mathème chez Lacan nous ferons une grille pour chaque

séminaire. Ces grilles contiendront trois catégories horizontales : a) objet/sujet

mathématique ; b) implication, relevance, traitement, usage psychanalytique ; et

c) dates des séances. Les catégories verticales dans chaque grille changent d’un

Page 182: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

182

séminaire à l’autre en fonction des éléments plus fréquents. Néanmoins, nous

avons choisi trois catégories invariables pour les catégories verticales :

a) « auteurs » qui désignent les mentions aux mathématiciens ou philosophes qui

travaillent avec la mathématique ; b) « autres objets/sujets » qui se réfèrent aux

objets et sujets mathématiques moins mentionnés, mais qui méritent d’être dans

la liste ; et c) « mathèmes, écritures algébriques, algorithmes », qui regroupent

les écritures faites dans les séminaires.

L’analyse sera effectuée complémentairement à l’aide de l’œuvre indexée

de Lacan, notamment : « Jacques Lacan, Séminaire 1952-1980. Index

référentiel », « Index des noms propres et titres d’ouvrages dans l’ensemble des

séminaires de Jacques Lacan » et « Lacan día por día. Los nombres propios en los

seminarios de Jacques Lacan »223. Nous allons chercher les références

mathématiques (diagrammes, mathèmes, formalisation mathématique et

objets/sujets mathématiques) dans tous les séminaires en complémentant ces

références par les écrits.

Avant de lire les tableaux, nous allons donner un contexte minimal des

usages mathématiques chez Lacan avant de commencer « son enseignement »,

c’est-à-dire avant qu’il ait commencé son séminaire avec la consigne du « retour

à Freud » (1953). Lorsqu’on interprète l’analyse des séminaires –les grilles, les

tableaux– on l’interprétera en reprenant la quadruple déclination du Mathème :

diagramme, mathèmes, formalisation mathématique et objets/sujets

mathématiques. L’annexe des tableaux d’analyse est à la fin de cette recherche.

223 Cf. Henry KRUTZEN, Jacques Lacan, Séminaire 1952-1980. Index référentiel, 3ème édition, Paris, Economica, 2009, Guy LE GAUFEY, et coll., Index des noms propres et titres d’ouvrages dans l’ensemble des séminaires de Jacques Lacan, Paris, EPEL, 1998 et Diana ESTRIN, Lacan día por día. Los nombres propios en los seminarios de Jacques Lacan, Buenos Aires, Pieatierra, 2002.

Page 183: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

183

2.1.2. Lecture de l’analyse du Mathème

Avant l’enseignement de Lacan, 1945-1953

Le premier emprunt mathématique de Lacan pour sa théorie est la théorie des

jeux en 1945. Effectivement, l’analyse de certaines situations aux moyens de la

modélisation de la théorie de jeux fait partie des écrits « Le temps logique et

l’assertion de certitude anticipée » et « Le nombre treize et la forme logique de la

suspicion ». Assez tôt, Lacan est attiré par les points paradoxaux des

formalisations. Dans Le temps logique, il essaie d’articuler la logique de

l’intersubjectivité par le biais du « problème de prisonniers ». À la différence de

la logique et des mathématiques, Lacan base le problème sur la question du

doute –en non pas sur la certitude– et du temps. Plus radicalement, les points

d’impasse dans la théorie des jeux constituent l’un des aspects les plus forts de

son usage : ce qui donne la certitude c’est le doute224.

Dans Le nombre treize, la théorie des jeux –une sorte de logique

collective– est prise par Lacan pour y trouver un point paradoxal. Dans une

collection de 13 pièces de monnaie identiques au regard il y a une pièce qui

pesse moins ou plus que les autres, le défi est de trouver la pièce « étrangère » à

cette collection après avoir essayé trois fois le pesage. La solution à tel problème

implique l’isolation d’une pièce. Cette méthode suppose une « logique de la

suspicion » qui nous amène à l’idée que la différence est la racine de la suspicion.

De même, Lacan se demande le nombre minimal des « mouvements logiques »

pour trouver la pièce qui est différente des autres et les variations de ces

mouvements logiques par rapport au nombre des pièces. Il est possible de lire

cette méthode d’un nombre minimal de déplacements logiques dans l’écrit

224 Il s’agit d’une lecture cartésienne précoce de Lacan : « C'est pourquoi je pense que le mot d'ordre d'un retour à Descartes ne serait pas superflu » Jacques LACAN, « Propos sur la causalité psychique » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 163 (cet écrit est rédigé à la même époque que les écrits sur la théorie des jeux : 1946). La nouveauté de Lacan est de lire Descartes comme un philosophe qui base la certitude sur le doute (Cf. chapitre I. Science et psychanalyse).

Page 184: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

184

Variantes de la cure-type sous la forme de l’ « inversion dialectique » ou de la

« rectification subjective »225. Cette manière de lire logiquement les cas permet à

Gerardo Arenas d’affirmer que dès le début de Lacan il existait une quête d’une

« science du singulier »226.

Dans les deux cas, Lacan « modélise » deux situations réalistes, plausibles,

mais inexistantes. En même temps, cette abstraction de la réalité à travers une

formalisation ne se fait pas pour représenter la réalité, mais pour isoler ou cerner

un paradoxe. Cette utilisation à contre-courant nous montre déjà un trait

essentiel des appropriations lacaniennes de la mathématique. Nous trouvons

aussi les origines de l’une des stratégies les plus novatrices chez Lacan : la

localisation d’une impasse. Il est intéressant de lier cette stratégie avec la critique

des explications organiques de la folie dans son écrit Propos sur la causalité

psychique. Ce lien peut nous donner la clé d’une lecture non-biologisante du

psychisme dans la logique.

Cette dernière remarque est importante, car elle porte sur l’un des

aspects cruciaux sur l’utilisation des mathématiques par Lacan. Comme Jean-

Pierre Cléro le signale, Lacan a « un accès platonicien aux mathématiques »227,

c’est-à-dire les mathématique ne figurent pas la réalité, mais ils ont le pouvoir de

se détacher de la réalité empirique pour y trouver un réel qui « a sa force

intrinsèque, sa force au demeurant impensable »228. Autrement dit, la force des

mathématiques réside dans sa capacité de se détacher de la réalité empirique

pour mieux articuler un discours et localiser une impasse ou un élément

hétérogène –plus compliqué de trouver autrement.

Cerner un paradoxe ou localiser une impasse n’est pas la seule connexion

entre Le temps logique et Le nombre treize –les deux écrits qui utilisent la théorie

225 Cf. Jacques LACAN, « Variantes de la cure-type » in Écrits, Paris, Seuil, 1966. 226 Cf. Gerardo ARENAS, En búsqueda de lo singular. El primer proyecto de Lacan y el giro de los setenta, Buenos Aires, Grama, 2010. 227 Jean-Pierre CLÉRO, « L’utilité des mathématiques en psychanalyse » in revue Essaim, No. 24, 2010, p. 10. 228 Ibid., p. 11. Cléro continue : « Les mathématiques n’ont pas la vertu miraculeuse de refléter ou de copier, en les décantant, les phénomènes et de les articuler mieux que le discours ; elles ne leur ressemblent pas ni ne s’efforcent de leur ressembler ; par leur force interne, elles attirent à elles ce qui paraît leur être hétérogène et le figurent », idem.

Page 185: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

185

des jeux. Après que Lacan n’explicite la liaison entre eux en termes d’une étude

des « analyses formelles initiales d’une logique collective »229, il annonce que Le

temps logique est un développement antérieur et successif à Le nombre treize.

Quelle est donc leur relation ? Lacan répond230 :

[Le temps logique] fait partie de nos approches exemplaires pour la conception

des formes logiques où doivent se définir les rapports de l’individu à la collection,

avant que se constitue la classe, autrement dit avant que l’individu soit spécifié.

Cette conception se développe en une logique du sujet, que notre étude

fait nettement apercevoir, puisque nous en venons à sa fin à tenter de formuler

le syllogisme subjectif, part où le sujet de l'existence s'assimile à l'essence,

radicalement culturelle pour nous, à quoi s’applique le terme d'humanité.

Autrement dit, il s’agit de trouver une logique tout à fait différente du syllogisme

aristotélicien : 1. Tous les hommes sont mortels ; 2. Or Socrate est un homme 3.

Donc Socrate est mortel. Ce type de syllogisme fait partie d’une conception

universelle de l’individu –à cette époque Lacan pense en termes d’individu et

non pas de sujet. L’alternative logique selon Lacan est la suivante231 :

1. Un homme sait ce qui n'est pas un homme;

2. Les hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes ;

3. Je m’affirme être un homme, de peur d’être convaincu par les hommes de

n'être pas un homme.

Il s’agit de développer une logique du sujet qui conteste le syllogisme

aristotélicien pour ne pas confondre le collective et l’universel –les rapports de

l’individu à la collection, avant que se constitue la classe. Les termes « classe » et

« collection » constituent les signifiants les plus importants du problème des

treize pièces dans Le nombre treize. Le point central d’utiliser et de subvertir la

229 Jacques LACAN «Le nombre treize et la forme logique de la suspicion », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 86. L’accent est de l’auteur. 230 Idem. 231 LACAN, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau sophisme » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 213.

Page 186: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

186

logique dans la théorie des jeux est de penser l’individu hors l’universalité, mais

pas sans la collectivité. Lacan fait la distinction entre collectivité –« groupe formé

par les relations réciproques d'un nombre défini d'individus »– et généralité –

« une classe comprenant abstraitement un nombre indéfini d'individus »232. La

généralité est dans Le temps logique implicitement un des noms de l’universalité

–une catégorie de la logique aristotélicienne. Cet usage de la théorie des jeux

pour trouver une logique subversive vise à reformuler des questions

psychiatriques. Trois questions par exemple : 1. Il n’y a pas de paranoïa comme

telle, il y a des paranoïaques ; 2. Le pas d’un sujet impersonnel (on sait qu’il

existe deux disques noirs…, un homme sait qu’est-ce qu’un homme) au sujet

indéfini réciproque (les hommes se reconnaissent entre eux pour être hommes)

et au sujet personnel (je suis un homme) ; 3. Comment lire la singularité d’un

individu au milieu de la généralité ou de l’universalité233. Nous pouvons affirmer

que les mathématiques font une partie importante des développements

lacaniens dès le début, lorsqu’il avait des soucis psychiatriques.

En somme, Lacan a un intérêt pour les mathématiques des années 30. Cet

intérêt n’est pas modélisateur ou représentationnel, mais comme une méthode

pour trouver des mouvements logiques et les impasses –sous la forme des

paradoxes. Cette approche mathématique lui livre un mot de passe pour une

psychanalyse non-biologisant dès ses origines psychiatriques. On constate dès le

début dans les années quarante que Lacan prend une partie de la mathématique

–la logique et la théorie des jeux– pour s’en servir non pas sans la subvertir.

232 Ibid., p. 212. 233 « Plus inaccessible à nos yeux faits pour les signes du changeur que ce dont le chasseur du désert sait voir la trace imperceptible » constitue l’épigraphe de l’écrit Le nombre treize qui est repris de l’écrit Propos sur la causalité psychique. Jacques LACAN, « Propos sur la causalité psychique », p. 193.

Page 187: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

187

L’inauguration de l’enseignement de Lacan : formalisation structuraliste,

cosmologie koyréenne, Heidegger

Le début de l’enseignement de Lacan est contemporain de son retour à Freud234

et de l’introduction de ses trois registres : symbolique, imaginaire et réel –en cet

ordre SIR235. Dès l’inauguration de son séminaire, les mathématiques constituent

pour Lacan une partie cruciale de son œuvre. En effet, dans la version écrite de

son Discours de Rome,236 Lacan propose les mathématiques –à côté de la

linguistique et l’histoire– comme une composante essentielle du « triangle

épistémologique » de son enseignement –théorique et technique237 :

On voit par cet exemple comment la formalisation mathématique qui a inspiré la

logique de Boole, voire la théorie des ensembles, peut apporter à la science de

l'action humaine cette structure du temps intersubjectif, dont la conjecture

psychanalytique a besoin pour s’assurer dans sa rigueur.

Nous pouvons supposer que l’intérêt de Lacan pour les mathématiques

provienne des formalisations lévi-traussiennes238. Ses suppositions ne sont pas

infondées, car en 1954 Lévi-Strauss a organisé une série des séminaires sur

l’usage ses mathématiques en sciences sociales où Lacan a donné une conférence

sous le titre « Dessins logiques dans la pratique de la psychanalyse »239. En outre,

la présence de Lévi-Strauss dans les premiers séminaires est abondante et son

légat explicitement reconnu. De même, son ternaire SIR a été conçu grâce aux

234 Nous avons déjà remarqué dans un autre bas de page que le mot d’ordre « retour à » a été appliqué à Descartes avant Freud. Nous pouvons faire l’hypothèse que tout appel à un « retour à » chez Lacan est associé a une mathématisation. Théorie des jeux pour Descartes et d’autres pour Freud. 235 Jacques LACAN, « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », conférence inédite du 8 de juillet de 1953. 236 Jacques LACAN, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » in Écrits, Paris, Seuil, 1966. 237 Ibid., p. 287. Lacan continue dans la page suivante : « L'ensemble de ces matières déterminant le cursus d'un enseignement technique, s'inscrit normalement dans le triangle épistémologique que nous avons décrit et qui donnerait sa méthode à un haut enseignement de sa théorie et de sa technique ». 238 « N’est-il pas sensible qu’un Lévi-Strauss en suggérant l'implication des structures du langage et de cette part des lois sociales qui règle l’alliance et la parenté conquiert déjà le terrain même où Freud assoit l'inconscient », Ibid., p. 285. 239 Cf. International Social Science Council Repport (1953-1959), Paris, UNESCO, 1959.

Page 188: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

188

idées de l’anthropologue240. Le premier usage des mathématiques chez Lacan est

formalisant et il est équivalent de la fonction symbolisant chez Lévi-Strauss. La

diversité des phénomènes dans la pratique serait imaginaire et la symbolisation

d’eux orienterait le psychanalyste dans sa pratique. De même, lors de la clinique,

au moment de penser la pratique, elle est possible de la formaliser. Lacan

formalise aussi la technique241 psychanalytique de la même manière que Lévi-

Strauss a formalisé l’anthropologie242.

La formalisation constitue un effort de symbolisation des données

imaginaires ainsi qu’une articulation entre le symbolique et l’imaginaire. Cette

formalisation est un héritage structuraliste dont son paradigme est linguistique.

Ce n’est pas un hasard que les premières formalisations soient linguistiques et

développées à l’aide des idées par Saussure, Benveniste ou Jakobson. Il est

intéressant de voir comment la solution heideggérienne de poétiser pour ne pas

ontologiser est prise par Lacan d’une manière formalisante : la parole et le

langage restent formalisés à travers les mathématiques243.

Les premières formalisations de Lacan ont été accompagnées d’une

grande attention à la nature de la science et leurs conséquences cosmologiques.

Les références aux physiciens sont constantes tout au long de son œuvre. Ses

références deviennent plus détaillées est sur la nature des formules, la

conception de l’univers et l’impact de la science par le biais de la transformation

du monde (la technologie, l’alunissage, l’énergie hydroélectrique). Cependant,

Lacan met l’accent sur la racine épistémologique de la science en concluant, à

240 Cf. Carina BASUALDO, Lacan (Freud) Lévi-Strauss. Chronique d’une rencontre ratée, Paris, Bord d’eau, 2011 et Markos ZAFIROPOULOS, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud 1951-1957, Paris, PUF, 2003. 241 « La formalisation des règles techniques est ainsi traitée dans ces écrits avec une liberté qui est à soi toute seul un enseignement qui pourrait suffire, et qui donne déjà à une première lecture son fruit et sa récompense », Jacques LACAN, Le séminaire, Livre I : Les écrits techniques de Freud [1953-1954], Paris, Seuil, 1975, p. 16. 242 Cf. Jacques LACAN, Le séminaire, Livre IV : La relation d’objet [1956-1957], Paris, Seuil, 1994, notamment les chapitres 15 et 16. 243 « Nous y ajouterons volontiers, quant à nous : la rhétorique, la dialectique au sens technique que prend ce terme dans les Topiques d’Aristote, la grammaire, et, point suprême de l'esthétique du langage : la poétique, qui inclurait la technique, laissée dans l'ombre, du mot d'esprit » Jacques LACAN, « Fonction et champ… », p. 288. Les italiques sont de l’auteur.

Page 189: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

189

l’aide de Koyré, que les révolutions scientifiques sont le résultat d’une

mathématisation244. En ce sens là, la science moderne est une désontologisation

par un soustraction ou évidemment de la quantité : « la science moderne n’est

pas la quantification, mais la mathématisation »245.

La thèse koyréenne selon laquelle la nature des révolutions scientifiques

se construit sur le fond d’une mathématisation est alors prise au sérieux pour

Lacan. Nous l’avons déjà remarqué tout au long du premier et du deuxième

chapitre de cette recherche. Néanmoins, il y a quelque chose en plus dans ces

réflexions sur la science. Il s’agit des écritures mathématiques (formules) et des

« irrégularités » des théories créées par la science.

À l’égard des formules mathématiques dans la physique, Lacan devient

plus insistant sur la question de la transmission, sa nature plus réelle et les

conséquences d’une écriture qui n’a pas de sens. En effet, au début les formules –

qui le mèneront à créer les premiers algorithmes et qui aboutissent aux

mathèmes– ont la nature de résultat d’une formalisation246. Par exemple,

l’algorithme de la métaphore paternelle est le résultat d’un long tâtonnement et

d’une formalisation du cas du petit Hans247. Cependant, Lacan s’aperçoit qu’au

moyen des formules les physiciens « frayent » quelque chose dans la réalité. Au

début Lacan pense le réel comme la réalité en soi-même hors symbolisation ou

imaginaire. Néanmoins, Lacan finit par conclure que les écritures mathématiques

ont un pouvoir pour produire des effets « réels ». Les formules créées par les

physiciens ne peuvent pas représenter la réalité, mais elles ont un impact sur

244 « C’est parce que l’on part d’une formalisation symbolique pure que l’expérience peut se réaliser correctement, et que commence l’instauration d’une physique mathématisée. On peut dire qu’après des siècles entiers d’efforts pour y parvenir, on n’y est jamais parvenu avant de se résoudre à faire au départ cette séparation du symbolique et du réel, que les chercheurs, de génération en génération, n’avaient pas atteindre par la longue suite de leurs expériences et tâtonnements, d’ailleurs passionnants à suivre. C’est là tout intérêt d’une histoire des sciences » Ibid., p. 429. 245 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre III : Les psychoses [1955-1956], Paris, Seuil, 1981, p. 270. 246 « La théorie du champ unifié est résumée dans la loi de gravitation, laquelle consiste essentiellement en ceci qu’il y a une formule qui tient tout cela ensemble, dans un langage ultra-simple qui comprend trois lettres », Jacques LACAN, Le séminaire, Livre II : Le mois dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique [1954-1955], Paris, Seuil, 1978, p. 280. 247 « Dans le cas du petit Hans, quelque chose nous incite pourtant à rectifier l'accent, et je dirais presque la formule, de cette histoire », Jacques LACAN, La relation d’objet, p. 408.

Page 190: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

190

celle-ci. Les mathèmes auraient un pouvoir similaire dans les discours qui

organisent notre vie psychique. Il s’agit de la thèse lacanienne selon laquelle les

discours ne sont pas sans conséquence. Le trajet de l’intérêt de Lacan sur les

petites formules qui se « manient » commence par les pouvoirs du symbolique et

ainsi de finir dans la transformation de la réalité sans la représenter. Nous

pouvons ainsi constater une différence entre formalisation et formules chez

Lacan248.

Par rapport aux « irrégularités » dans la science, Lacan examine

normalement les points étranges ou symptomatiques. Dès que Lacan a conçu son

« stade du miroir », il a mis l’accent sur l’aspect non biologique du

développement biologique : par exemple l’image d’un infant dans un miroir

organise son système pyramidal ou l’image qui un insecte a d’une autre mûrit ses

gonades. L’intérêt de Lacan pour les irrégularités, paradoxes et impasses dans

les mathématiques vise non-exclusivement à ajouter un élément hétérogène

dans la théorie et dans les formalisations249.

Parallèlement, il s’arrête devant les aspects physiques qui rompent toute

idée d’une cosmologie bien rangée et harmonique. Par exemple, lorsque Lacan

raconte l’histoire de la question « pourquoi est-ce que les planètes ne parlent

pas ? » il signale que les êtres parlants, les humains, ne sont pas des sphères

parce qu’ils ont un trou : la bouche250. L’intérêt de Lacan pour la cosmologie est

248 « Mais la mathématique peut symboliser un autre temps, notamment le temps intersubjectif qui structure l'action humaine, dont la théorie des jeux, dite encore stratégie, qu'il vaudrait mieux appeler stochastique, commence à nous livrer les formules » Jacques LACAN, « Fonction et champ… », p. 287. 249 Jean-Claude Milner et Jean-Louis Sous ont déjà souligné la nature « hybride » des formalisations lacaniennes. Cf. Jean-Claude MILNER, L’œuvre claire : Lacan, la science, la philosophie, Seuil, Paris, 1995 ; Jean-Louis SOUS, Les p’tits mathèmes de Lacan, L’une-bévue, Paris, 2000. 250 « J'ai posé la question à un éminent philosophe, l'un de ceux qui sont venus ici cette année nous faire une conférence. Il s'est beaucoup occupé de l'histoire des sciences, et a fait sur le newtonisme les réflexions les plus pertinentes, les plus profondes qui soient. On est toujours déçu quand on s'adresse aux personnes dont il semble qu'elles soient des spécialistes, mais vous allez voir que je n'ai pas été déçu, en réalité. La question ne lui a pas paru soulever beaucoup de difficultés. Il m'a répondu —Parce qu'elles n'ont pas de bouche » ibid., p. 277. La bouche rompt l’harmonie de la sphère et toute conception de l’univers. Pour Lacan, il s’agit de la manière dans laquelle l’humain rompt avec toute harmonie lorsqu’il devient un être parlant.

Page 191: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

191

de trouver une géométrie non sphérique et non harmonique et ses conséquences

dans l’histoire des sciences251. Peut-on penser le sujet de l’inconscient hors d’une

topologie sphérique ? Dans le même ordre d’idées, Lacan affirme que la vraie

révolution scientifique moderne n’est pas copernicienne, mais képlérienne : le

point radical n’est pas le passage d’un centre (géocentrisme) à un autre

(héliocentrisme), mais le passage du centre au décentrement. Le modèle de

Kepler est elliptique, avec deux foyers desquels un est « absent » ou « vide »,

tandis que l’autre, le copernicien est circulaire avec un centre toujours présent.

La modernité de la science résiderait dans son geste désontologisant –

passer de la quantité à la qualité– et désharmonisant –passer de la sphère au

tore ou d’un changement de centre au décentrement de l’univers– de ses

conceptions du monde. Il est vrai que la science a des résultats « anti intuitives »,

c’est-à-dire des effets qui contredisent les explications que nous avons du monde

et des phénomènes mondains252 ; néanmoins, pour Lacan cette caractéristique

« anti-intuitive » de la science –mathématisée– est plus profonde et double : a)

elle conteste les conceptions ordinaires du monde –l’idée que l’univers est

sphérique ou le corps un sac–, et b) elle formalise –symbolise– les phénomènes

intuitifs –imaginaires– en évidant le sens symbolique253 ainsi que les Gestalten

imaginaires, c’est-à-dire les grandes intuitions totalisantes qui remplissent les

interstices de toute construction perceptive ou théorique254. Pour Lacan il existe

251 Lacan parle même de « desexorcisation de la sphère », Jacques LACAN, Le transfert, p. 116. 252 « Du point de vue qui nous guide, nous ne faisons pas cette confiance a priori au phénomène, pour la simple raison que notre démarche est scientifique, et que c'est le point de départ de la science moderne que de ne pas faire confiance aux phénomènes, et de chercher derrière quelque chose de plus subsistant qui l'explique » Jacques LACAN, Les psychoses, p. 163. 253 « Vous auriez tort de croire que les petites formules d'Einstein qui mettent en rapport la masse d'inertie avec une constante et quelques exposants, aient la moindre signification » Ibid., p. 209. 254 « Mais nous touchons là du doigt le clivage du plan de l'imaginaire, ou de l'intuitif– où fonctionne en effet la réminiscence, c'est-à-dire le type, la forme éternelle, ce qu'on peut appeler aussi les intuitions a priori– et de la fonction symbolique qui n'y est absolument pas homogène, et dont l'introduction dans la réalité constitue un forçage », « Une fois que les choses sont structurées dans une certaine intuition imaginaire, elles paraissent être là depuis toujours, mais c'est un mirage, bien sûr » et « Tout ce qui est intuition est beaucoup plus près de l'imaginaire que du symbolique. C'est un souci vraiment actuel de la pensée mathématique que d'éliminer aussi radicalement que possible les éléments intuitifs. L'élément intuitif est considéré comme une impureté dans le développement de la symbolique mathématique » Jacques LACAN, Le moi

Page 192: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

192

même une résistance à écouter, à entendre, les phénomènes ou dans les

formalisations qui troublent les systèmes harmoniques du monde.

Dû à la nature épistémologique des révolutions scientifiques, la

formalisation et la mathématisation seraient la clé pour que la psychanalyse

donne une base scientifique à sa pratique. Nous affirmons que l’usage lacanien

des mathématiques est structuralement homologue à son intérêt par les points

paradoxaux, bizarres ou irréguliers dans la science. Par exemple, Lacan met

toujours l’accent sur les impasses des formalisations tels les nombres

irrationnels (√2), les nombres imaginaires (√-1), les transfinis (א) ou le nombre

d’or (). Ce qui attire l’attention ce que ces nombres, résultat d’une invention

dans le point d’impasse, s’écrivent.

Diagrammes et appareillages d’écriture : du modèle à la topologie

Il est possible d’observer dans les formalisations de Lacan un mouvement qui va

de l’imaginaire au symbolique et du symbolique au réel. Ce mouvement est plus

clair dans ses diagrammes. Dans les diagrammes qui vont des modèles à la

topologie, il est visible un évidemment des contenus et des éléments imaginaires

au point de parler d’un « appareillage d’écriture » –l’expression est nôtre.

L’écriture, nous le verrons, a une fonction non représentationnelle chez Lacan.

Par conséquent, nous parlerons aussi des « présentations », car ce mouvement

est contre la représentation. Le nom de la représentation chez Lacan est

« l’imaginaire » –si elle a une prégnance des images– et « le symbolique » –si elle

a une dominance des formalisations syntactiques. Nous pouvons regarder de

près ce déplacement de l’imaginaire au réel en passant par le symbolique dans ce

tableau que nous avons désigné :

dans la théorie, p. 28, 359 et 363 respectivement. Dans ce séminaire l’intuition est solidaire des mirages du moi.

Page 193: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

193

Table 1

La question de l’usage des mathématiques chez Lacan est au cœur de ces

diagrammes qui peu à peu sont résistants à la représentation. Est-ce que ces

présentations schématiques sont un modèle qui représente la réalité psychique ?

Le psychanalyste Erik Porge répond de cette manière255 :

Certes, toutes les écritures et tous les schémas n’ont pas le même statut : le

schéma optique, par exemple, est qualifié de métaphore, mais en ce qui concerne

la topologie, référence fondamentale, Lacan récuse explicitement le terme de

modèle. Les coupures des surfaces et les nœuds ne sont pas des analogies ni de

modèles de la coupure-division du sujet ou de coinçage de l’objet cause du désir

(objet a), mais ils en sont l’équivalent exact de la structure même, de ce qui peut

s’en écrire.

L’arc qui va du modèle optique à la topologie de nœuds montre un déplacement

des registres chez Lacan, celui qui va d’une dominance du registre imaginaire

jusqu’à la prédominance du registre réel en passant par l’équivalence des trois

registres dans le séminaire 21, Les non-dupes errent –nous reviendrons sur la

question de l’échec de l’équivalence des trois registres dans le nœud borroméen.

255 Erik PORGE, « La bifidité de l’Un », in Le Réel en mathématique, Paris, Agalma, 2004, p. 174-175.

Page 194: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

194

Par exemple, le « schéma optique » qui a une prédominance de l’imaginaire256, et

pour cela est plus proche d’être un modèle, formalise le stade du miroir et

l’articulation entre le moi idéal et l’idéal du moi ou du moi et l’autre (prochain,

autrui)257.

Lacan signale que toutes les sciences empruntent des modèles à d’autres

sciences et ensuite il commente le schéma du chapitre 7 de la Tramdeutung de

Freud : il est conçu de manière optique. Cette remarque est pour contester une

réception biologisante et psychologisante de l’appareil psychique. Effectivement,

Lacan montre que la conception de l’appareil psychique à l’aide de l’optique est

une conception du psychique sans intériorité et dépossédée de tout contenu ; le

microscope ou le télescope n’est qu’une organisation des miroirs qui produisent

un effet entre l’objet et le regard. Pas d’intériorité, pas de contenu. En plus, les

miroirs ont un statut des repères ou de vectorisations des rayons de lumière258.

Pour ce motif il est possible de formaliser l’appareil psychique par un schéma.

Cette formalisation inscrit le modèle sur une symbolisation et en même temps

vide la conception psychique de toute référence intérieure ou mentalité interne.

Pour Lacan la formalisation à l’aide des schémas empêcherait aussi de penser

l’inconscient comme un mécanisme biologique ou neuronal259.

256 « Mais ce modèle s'applique parce que nous sommes dans l'imaginaire, où l'œil a beaucoup d'importance », Jacques LACAN, Le séminaire, Livre I : Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, p. 143. 257 « Pour tâcher de vous éclairer un peu les choses, j'ai fomenté pour vous un petit modèle, succédané du stade du miroir », Ibid., p. 88. 258 « Seulement si vous donnez telle fonction à un élément du modèle, tel autre prendra nécessairement telle autre fonction. Tout n'est ici que de l'usage de relations », Ibid., p. 167. 259 « Ce modèle, je vous ai indiqué qu’il est dans la ligne même des vœux de Freud. Celui-ci explique en plusieurs endroits, spécialement dans la Traumdeutung et l'Abriss, que les instances psychiques fondamentales doivent être conçues pour la plupart comme représentant ce qui se passe dans un appareil photographique, à savoir comme les images, soit virtuelles, soit réelles que produit son fonctionnement. L’appareil organique représente le mécanisme de l’appareil, et ce que nous appréhendons ce sont des images. Leurs fonctions ne sont pas homogènes, car une image réelle ou une image virtuelle, ce n’est pas la même chose. Les instances que Freud élabore ne doivent pas être tenues pour substantielles, pour épiphénoménales par rapport à la modification de l’appareil lui-même. C'est donc par un schéma optique que doivent être interprétées les instances. Conception que Freud a maintes fois indiquée, mais qu'il n'a jamais matérialisée », Ibid., p. 142. L’accent est de l’auteur.

Page 195: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

195

Ensuite, Lacan passe du modèle optique, son seul modèle, aux schémas. La

formalisation du modèle optique par le biais d’une « vectorisation », difficile à

penser sans la référence de l’optique chez Freud, donne à Lacan l’idée de capter

les relations au-delà de l’imaginaire. Il s’agit de la naissance des schémas chez

Lacan. Le psychanalyste est fasciné par les écritures freudiennes contenues dans

ses textes les plus « métapsychologiques » : l’esquisse, la lettre 52 ou le schéma

dans le chapitre 7 de la Traumdeutung. Nous proposons que ce changement

puisse être écrit ainsi : ISRSIR. La dominance est maintenant symbolique et le

second registre, plus important, est l’imaginaire.

Le premier schéma construit par Lacan essai de rendre compte des

relations entre l’imaginaire –le moi et l’autrui– et le symbolique –une machine, le

langage–. Cette relation est commandée pour le symbolique et il sera lisible dans

les schémas260. Il est important de remarquer que l’introduction des schémas

coïncide avec la conception de l’Autre comme trésor des signifiants. Les

premières notations algébriques sont aussi contemporaines aux schémas et elles

ont un double statut :

1. Elles sont une réduction d’un objet (regard, autrui) ou d’un concept

(moi idéal, Autre). Par exemple, le modèle optique peut être réduit à une

notation a’–a (qui d’ailleurs a été écrit comme O’–O dans le séminaire 1).

2. Elles constituent les sommets ou croisements entre deux vecteurs. Il

s’agit d’un point et non d’une substance. Ce point est crucial pour penser

la désontologisation des concepts lacaniens et la dimension topologique

(en termes de graphes) des schémas261.

260 Par exemple, lorsqu’on peut lire que pour passer de S au A nous devons passer par l’axe a’-a dans le schéma L qui formalisent les cas Dora et la jeune homosexuelle. La subordination de l’imaginaire au symbolique est vectorisée, c’est-à-dire topologisée (en termes d’une topologie de graphes). Cf. Jacques LACAN, La relation d’objet. 261 « J’ai formalisé des petites lettres, et j’ai essayé de vous indiquer dans quel sens on pourrait faire un effort pour s'habituer à écrire les rapports de façon à se donner des points de repère fixes, sur lesquels on puisse n’avoir pas à revenir dans la discussion », Ibid., p. 411.

Page 196: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

196

En somme, les schèmes formalisent les concepts et les éléments

psychanalytiques en les dépouillant de sa dimension imaginaire. Ils sont

contemporains et corrélatives à l’introduction des notations algébriques –une

autre réduction et formalisation mathématique– et des concepts tels que l’Autre,

idéal de l’autre ou autre idéal.

Les schémas constituent une façon d’articuler les registres imaginaire et

symbolique pour rendre compte de l’expérience psychanalytique. Si l’on voit

rétrospectivement les premiers séminaires de Lacan, nous pouvons constater

une insistance pour articuler l’imaginaire et le symbolique262. Chaque schéma (L,

R, I) est un essai d’articuler l’imaginaire, le symbolique et le réel. Ils sont aussi

une manière de disposer les concepts psychanalytiques d’une façon moins

imaginaire et de leur apporter de la rigueur. Parfois nous constatons que certains

schémas sont aussi une formalisation des cas freudiens, c’est-à-dire à

l’expérience analytique. Ce qui nous renvoie à la question de s’il est possible une

formalisation de l’expérience analytique et si le cas en soi-même est déjà une

construction ou une formalisation.

Sur ce point, Lacan affirme explicitement que l’expérience analytique

comporte un élément symbolique irréductible. Cet élément irréductible n’a

nullement un point mystique ou ineffable. Au contraire, les mathématiques et la

symbolisation constituent un effort contre n’importe quel élément mystique ou

initiatique. En effet, le fait d’associer librement n’implique pas qu’il ne soit pas

sans effort et sans être soumis à certaines règles inconnues. Lorsqu’on est dans

l’expérience analytique nous symbolisons à travers le parler. Parler est une

symbolisation. Par le biais de l’équivalence entre formalisation et symbolisation

on peut expliquer la relation entre expérience analytique et formalisation. Pour

le dire plus simplement, la formalisation par schémas sert à trois choses : 1)

usage conceptuel : rendre compte d’une façon rigoureuse de concepts sans les

262 « Tout le problème dès lors est celui de la jonction du symbolique et de l’imaginaire dans la constitution du réel », Jacques LACAN, Les écrits techniques de Freud, p. 88 ou « C’est, on le sait, dans l’expérience inaugurée par la psychanalyse qu’on peut saisir par quels biais de l’imaginaire vient à s’exercer, jusqu’au plus intime de l’organisme humain, cette prise du symbolique », Jacques LACAN, « Le séminaire sur La lettre volée » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 11.

Page 197: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

197

entifier, réifier ou chosifier ; 2) usage clinique : s’écarter de l’expérience

analytique pour la penser ; et 3) usage métaphorique : lorsque nous sommes

dans l’expérience analytique, nous formalisons : la structure du sujet a une forme

schématique. Nous reviendrons sur la question de l’usage métaphorique ou

littéral des mathématiques263.

Après la formalisation des cas de Dora, la jeune homosexuelle et Schreber

par des schémas, Lacan rencontre dans la structure même de la formalisation

quelque chose qui ne marche pas, un point de contradiction ou d’impossibilité.

La formalisation du cas Hans par l’analyse des mythes lévi-straussiens montre ce

point d’une manière paradigmatique. Lorsque Lacan essaie de formaliser la

chaîne signifiante et le conte La lettre volée d’Edgar Allan Poe, il trouve des

points irréductibles. Il les nommera caput mortum, un terme qui provient de

l’alchimie : le reste qui se produit après la transformation d’un élément à un

autre élément. Ces points lui amènent à considérer une dimension réelle dans

leurs diagrammes. Au même temps, Lacan a progressivement introduit certaines

vectorisations dans ses schémas, c’est-à-dire les a transformés en diagrammes

plus topologiques –au sens de la topologie des graphes.

Le pas des schémas aux graphes est marqué par la formalisation de la

pièce de théâtre Hamlet. Il est aussi un effet de la formalisation du conte La lettre

volée et du Witz freudien dans le séminaire 5, Les formations de l’inconscient. Le

graphe est une formalisation topologisée264 qui peut rendre compte des

dimensions plus réels tels le désir, le phallus, la fantasme ou la pulsion. Le

premier effet de cette formalisation est la multiplication des notations

263 « L’espace de l’inconscient, est en effet un espace typographique (…) se constituant des lignes et des petits carrés (…) répond à des lois topologiques », Jacques LACAN, Le séminaire, Livre V : Les formations de l’inconscient [1957-1958], Paris, Seuil, 1998, p. 147. 264 L’indice de ce changement se trouve aussi pour le terme « logique du caoutchouc » qui est introduit entre les séminaires 4 et 5. Lacan appelle pour la première fois « schéma topologique » à un de ses schémas (le graphe du désir) dans son séminaire 6. Jacques LACAN, Le séminaire, Livre IV : Le désir et son interprétation [1958-1959], Paris, La Martinière, 2013, p. 188.

Page 198: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

198

algébriques265. Tous les termes préalablement mentionnés ont une expression

algébrique : , , $◊a et $◊D.

La formalisation et les diagrammes montrent leurs impasses et leurs

irréductibilités. Le caput mortum ou le reste après la formalisation dans Le

séminaire sur « La lettre volée » en est la forme paradigmatique. À cause de cela,

le pas du schéma au graphe peut être écrit ainsi : SIRSRI. Au début, Lacan

affirme que la formalisation « est non seulement exigible, mais elle est

nécessaire »266. Ensuite, Lacan déclare que ces formalisations ne constituent pas

un métalangage : « il n’y a pas de métalangage, il y a des formalisations »267.

Finalement, une formalisation qui aboutit à une impasse et qui n’est pas l’issue

d’une métalangue n’a qu’un choix : une impossibilité irréductible. L’Autre Barré,

le phallus ou le désir sont des concepts synchroniques à cette conception de

formalisations. Eux signalent une limite intérieure au symbolique. Le graphe ne

peut introduire l’irréductible que par des notations algébriques. Il est, par

exemple, plus lisible l’incomplétude ou l’irréductible par la topologie de surfaces.

En fait, la notion d’« irréductibilité » est topologique, voire informulable

algébriquement. Pourtant, les notations algébriques de cette époque sont

articulées comme éléments dans une structure vectorisée, qui est d’ailleurs la

définition même du graphe. Nous nous demandons si certains concepts sont

formulables sans la compréhension de ces opérations topologiques et

algébriques chez Lacan.

À partir du séminaire 6, Le désir et son interprétation, Lacan fait trois

mouvements mathématiques : a) il appelle ses écritures algébriques

explicitement des « formalisations »268 ; b) il utilise la théorie des nombres pour

penser un concept psychanalytique –le phallus– d’une façon métaphorique269 ;

265 Les premiers algorithmes se trouvent dans l’écrit L’instance de la lettre, contemporain du séminaire 5. Dans ce séminaire Lacan commence à formaliser à travers les graphes. 266 Jacques LACAN, Les formations de l’inconscient, p. 74. « Nous ne risquons que fort peu à nous engager dans une formalisation qui s'impose comme nécessaire » Jacques LACAN, L’angoisse, p. 314. 267 Idem. 268 Jacques LACAN, Le désir et son interprétation, p. 166 et 451. 269 Ibid., p. 388.

Page 199: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

199

et, c) il ajoute une dimension topologique à ses écritures, c’est-à-dire le schéma

devient graphe. Ce dernier mouvement produit une lecture rétrospective qui

donne aux autres écritures –modèles et schémas– une densité topologique plus

explicite.

Entre le séminaire 7 et 8, Lacan fait des références marginales aux

schémas et au graphe. Ce périple philosophique et littéraire, non sans

articulations mathématiques, trouve deux questions topologiques : le vase

heideggérien et l’« entre-deux-morts ». Il est possible que ces questions motivent

au psychanalyste à approfondir ses sources topologiques. À partir du séminaire

9, la référence centrale qui dominera l’horizon mathématique des présentations

écrites est justement la topologie des surfaces. Cette topologie cohabite avec les

graphes, schémas et d’autres ressources mathématiques dans les deux années

suivantes. Les séminaires 12 et 13 sont consacrés à la topologie des surfaces qui

permettent à Lacan de formuler topologiquement le sujet comme coupure à

travers de la bande de Möbius, la relation entre sujet et objet a –formulé

algébriquement comme $◊a– avec le cross-cap et la dimension temporale de

l’Autre par le biais de la bouteille de Klein. Nous proposons d’écrire le

déplacement de la topologie des graphes à la topologie des surfaces ainsi :

SIRSRI. Dans la topologie des surfaces, le registre symbolique persiste dans sa

fonction dominante, mais il se rapproche du registre réel.

La topologie des surfaces permet à Lacan de formuler la difficile question

de l’articulation entre sujet et objet a. Le plus surprenant est le franchissement

de ce pas formalisation d’une peinture. En effet, Lacan extrait les repères de la

perspective sous-jacente à Las meninas de Velázquez. Avec le minimalisme des

lignes de fuite, il fait une transformation qui va de la géométrie de la perspective

à la géométrie projective. Lacan montre que la construction de la perspective de

cette peinture produit une élision du regard. Erik Porge l’exprime

succinctement270 :

270 Erik PORGE, Le ravissement de Lacan. Marguerite Duras à la lettre, Toulouse, Érès, 2015, p. 39.

Page 200: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

200

Le plan projectif inscrit une dynamique dans son écart avec la géométrie

projective. Elle ne pait pas voir l’objet a, mais rend compte de son invisibilité, de

son retrait de visibilité et par là lui donne un caractère opératoire. (…) La

topologie du plan projectif fait entrer l’objet a dans la structure signifiante

rationnelle. Elle rend compte de la scientificité de la structure visuelle du sujet

au même titre que le cogito, qui pour Lacan est à l’origine du sujet.

La vision est de l’ordre du visible et le regard renvoie au champ de l’invisibilité,

ce qui échappe au visible et qui constitue l’un des incarnations de l’objet a. La

topologie du cross-cap exprimée comme plan projectif montre l’entrée du regard

dans la formation du fantasme, c’est-à-dire le soutien du désir. Lacan affirme que

« La perspective organisée c’est l’entrée dans le champ du scopique du sujet lui-

même »271. Ce qui explique une particularité de l’objet a par rapport au sujet :

l’objet l’unifie et le divise en même temps. Cette utilisation des mathématiques est

exemplaire pour montrer l’intérêt de Lacan aux savoirs formalisants : la topologie

est un moyen rationnel pour formuler un objet « invisible ». Les conséquences

cliniques sont énormes : le champ visuel humain est structuré de manière

fantasmatique. Autrement dit, le réalisme invisible –mais pensable– du fantasme

soutient le désir humain même s’il est « inexistant ». L’intérêt de Lacan pour les

objets « trompeurs »272 peut être formulé rationnellement. Ce dernier point a

déjà été spécialement souligné par Jean-Pierre Cléro273 et développé par Lacan à

l’aide des « incorporels » à parti de la philosophie des stoïciens274.

Grâce à la topologie des surfaces, la logique et la théorie des nombres

Lacan arrive à définir l’objet a. Ce point est crucial à tel point qu’il est impossible

de rendre compte de la nature de l’objet a sans ses antécédents et formulations

271 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XIII : L’objet de la psychanalyse [1965-1966], inédit, séance du 25 mai 1966. 272 Jacques LACAN, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 407. Lacan s’intéresse aux entités fictives, trompeuses et imaginaires, non pour s’en débarrasser, mais pour las analyser, car elles constituent un chemin royal à l’inconsciente et au réel. Le « semblant » et la fiction benthamienne (dont il s’inspire pour la tournure « la vérité a une structure de fiction ») constituent deux exemples de cette procédure de Lacan. 273 Jean-Pierre CLÉRO, Les raisons de la fiction. Les philosophes et les mathématiques, Paris, Armand Colin, 2004. 274 Jacques LACAN, « Radiophonie » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 409.

Page 201: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

201

mathématiques. Parallèlement, l’importance de la construction mathématique de

l’objet a et son usage de la topologie des surfaces aura des conséquences sur la

position de Lacan par rapport à la science. Par exemple, lorsque Lacan formule la

question « radicale » de la relation entre psychanalyse et science comme

« qu’est-ce qu’une science qui inclut la psychanalyse ? »275, c’est-à-dire qu’est-ce

qu’une science qui inclut l’objet a en tant qu’il « objecte » à la science276. Cette

fonction d’ « objection » n’est possible que par sa construction logique. Une

décennie après Lacan reprendra la construction logique de l’objet a et de l’objet

de la science pour affirmer deux points essentiels pour sa doctrine de la science :

la science franchit le réel grâce à l’écriture logique et la psychanalyse détache la

mathématique –et son approche du réel– du discours du maître277. Science et

psychanalyse « mordent » le réel. Pourtant, ils le font autrement : il s’agit d’un

point qui écarte la psychanalyse de la « technoscience » ou l’équivalence

heideggérienne entre science et technique.

Le recours à la topologie diminue entre les séminaires 14 et 18 et la

théorie des nombres et des ensembles apparaissent avec insistance. Après ce

trajet qui détache l’articulation de la chaîne signifiante (S1S2), rencontre le

dénombrable de l’objet a et « logicise » l’inconscient au profit d’évider la

grammaire, Lacan revient à la topologie. Cette fois-ci à la topologie des nœuds.

Nous noterons ce déplacement de la topologie des surfaces à la topologie des

nœuds ainsi : RISRSI –le titre du séminaire 22 qui est homophonique avec

« hérésie ». Maintenant, il y aura une dominance du registre réel et une sous-

dominante du symbolique, avec une intermittence dans le séminaire 21 et 22 où

l’une des thèses centrales est l’équivalence des trois registres. L’usage de la

topologie des surfaces ou des graphes sur la topologie des nœuds ou le recours à

la topologie des tresses ne changera pas l’approche topologique « RSI ».

275 Jacques LACAN, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Compte rendu du séminaire 1964 » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 187. 276 « a, l’objet des objets. Notre vocabulaire a promu pour cet objet le terme d’objectalité en tant qu’il s’oppose à celui d’objectivité », Jacques LACAN, Le séminaire, Livre X : L’angoisse [1962-1963], Paris, Seuil, 2004, p. 248. Lacan joue avec l’équivocité entre « objet » et ce qui « objecte » pour poser son objet comme ce qui objecte tout système du monde. 277 Ces deux opérations sont faites entre le séminaire 18 et 19.

Page 202: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

202

Nodologie : entre formalisation, diagramme et objet mathématique

Dans cette partie nous allons nous approcher de la topologie de nœuds comme

croisement entre le diagramme, la formalisation et objet mathématique. Nous

avons décidé de ce faire dû à la richesse des enjeux qui porte la topologie de

nœuds. Nous verrons que l’approche de Lacan à la topologie des nœuds est plus

riche et vaste que le nœud borroméen. Ce type de recherches est fait par

Bousseyroux, Schejtman, Vappereau, Allouch, Morel, Porge ou Cochet278. En fait,

nous choisissons de reprendre le néologisme « nodologie »279 que Cochet a

employé pour cette sorte de recherche, qui explore les conséquences cliniques,

théoriques et pratiques en psychanalyse de la topologie de nœuds.

Le parcours de la topologie des nœuds s’ouvre sur l’introduction du nœud

borroméen du 9 de février de 1972280. Naturellement, la topologie des nœuds ne

se réduit pas au nœud borroméen. Pour cela, nous voulons déployer brièvement

le parcours de l’usage lacanien de la topologie de nœuds ainsi :

1) Lacan introduit le nœud borroméen sans aucune application

(séminaire 19) ;

2) Le nœud borroméen sert comme une « métaphore » topologique281

pour construire une grammaire de la phrase « je te demande de me

278 Alain COCHET, Nodologie lacanienne, Paris, L’Harmattan, 2003 ; Erik PORGE, Lettres du symptôme. Versions de l’identification, Toulouse, Érès, 2010 ; Michel BOUSSEYROUX, Lacan le borroméen. Creuser le nœud, Toulouse, Érès, 2014 ; Michel BOUSSEYROUX, Au risque de la topologie et de la poésie. Élargir la psychanalyse, Toulouse, Érès, 2011 ; Jean ALLOUCH, L’Autresexe, Paris, Epel, 2016 ; Fabián SCHEJTMAN, Ensayos de clínica nodal, Buenos Aires, Grama, 2013 ; Jean-Michel VAPPEREAU, Essaim. Le groupe fondamental du nœud, Paris, Topologie en extension, 1985 ; Jean-Michel VAPPEREAU, Étoffe. Les surfaces topologiques intrinsèques, Paris, Topologie en extension, 1988 ; Jean-Michel VAPPEREAU, Nœud. La théorie du nœud esquissée par J. Lacan, Paris, Topologie en extension, 1997 ; Geneviève MOREL, La loi de la mère. Essai sur le sinthome sexuel, Paris, Anthropos, 2008. 279 Alain COCHET, op cit. 280 « Chose étrange, tandis qu'avec ma géométrie de la tétrade je m'interrogeais hier soir sur la façon dont je vous présenterais cela aujourd'hui, il m'est arrivé, dînant avec une charmante personne qui écoute les cours de monsieur Guilbaud, que, comme une bague au doigt, me soit donné quelque chose que je veux vous montrer, quelque chose qui n'est rien de moins, paraît-il, je l'ai appris hier soir, que les armoiries des Borromées » Jacques LACAN, …ou pire, p. 91. 281 « Une topologie a une définition mathématique. Cela s'aborde par des rapports non métriques, déformables. C'est le cas de ces sortes de cercles souples qui constituaient mon Je te demande de

Page 203: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

203

refuser ce que je t’offre, parce que c’est pas ça » (séminaire 19). Le

nœud est une métaphore et la phrase est une articulation282 des

phrases qui s’interrompent (comme il arrive dans le cas « Schreber »).

Le nœud borroméen sert à formaliser la structure de la psychose et

ne conduit pas immédiatement aux trois registres. Lacan fait la

différence entre le nouement borroméen et l’olympique ;

3) Lacan prend le nœud borroméen comme une métaphore d’un certain

enchaînement (séminaire 20) ; on conclut que le déchainement par

rupture ou coupure fonctionne comme une métaphore du

déclenchement de la psychose. Les nœuds « olympiques » sérient une

métaphore de la structure du névrosé. Finalement, Lacan accepte que

le nœud borroméen ne constitue pas une métaphore283 ;

4) Le nœud borroméen est formulé pour la première fois comme une

articulation des trois registres (séminaire 21). Lacan essaie de les

mettre en équivalence pour éviter la domination ou la prévalence

d’un sur les autres. Les néologismes « dit-mansion » ou « dit-

mension » apparaissent. Lacan introduit d’autres nœuds (trèfle,

olympiques) et il « deborroméeise » la psychose sans

me refuser ce que je t'offre. Chacun est une chose fermée souple, et qui ne tient qu'à être enchaînée aux autres. Rien ne se soutient tout seul. Cette topologie, du fait de son insertion mathématique, est liée à des rapports de pure signifiance, comme le démontrait mon dernier séminaire. C'est en tant que ces trois termes sont trois que nous voyons que de la présence du troisième s'établit entre les deux autres une relation. C'est cela que veut dire le nœud borroméen » et « Il y aurait certainement quelque chose d'infiniment satisfaisant à considérer que le langage est modelé sur les fonctions supposées être de la réalité physique, même si cette réalité n'est abordable que par le biais d'une fonctionnalisation mathématique » Ibid., p. 94. L’accent est de l’auteur. Ici modèle fonction comme représentation, donc comme métaphore. 282 Il s’agirait d’une articulation nouvelle, une articulation « à trois » qui soutien un minimum de sens, une articulation topologique qui soutien une grammaire : « Demande, refus et offre, dans ce nœud que j'ai avancé aujourd'hui ils ne prennent leur sens que chacun l'un de l'autre. Mais ce qui résulte de ce nœud tel que j'ai essayé de le dénouer, ou plutôt, à prendre l'épreuve de son dénouement, c'est que ça ne tient jamais à deux tout seuls. C'est la racine de ce qu'il en est de l'objet a » Ibid., p. 92. 283 « Sans doute n'est-ce pas un support simple, car, pour qu'il puisse représenter adéquatement l'usage du langage, il faudrait dans cette chaîne faire des chaînons qui iraient s'accrocher à un autre chaînon un peu plus loin avec deux ou trois chaînons flottants intermédiaires. Il faudrait aussi comprendre pourquoi une phrase a une durée limitée. Cela, la métaphore ne peut pas nous le donner » Jacques LACAN, Encore, p. 115.

Page 204: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

204

« borroméeiser » la névrose. L’équivalence des trois registres est

harmonique et pose un grand problème : il est impossible de

distinguer l’un de l’autre sans les nommer. La nomination, de quel

registre vient-elle ?

5) Lacan fait plusieurs mouvements dans son séminaire 22 : il met à plat

le nœud borroméen, il utilise le théorème de Desargues pour ouvrir

les nœuds284, introduit le ternaire inhibition-symptôme-angoisse et il

formule les déchaînements en termes de « lapsus » et non plus en

termes de ruptures. Il y a une inversion de l’usage des nœuds : le

nœud borroméen maintenant est pour la névrose et les autres sont

pour les psychoses (olympique, de trèfle, etc.) ;

6) La solution pour l’harmonie des trois registres et sa nomination se

fait par l’introduction d’un quatrième rond (fin séminaire 22). Le

quatrième rond peut être une nomination imaginaire (inhibition),

symbolique (symptôme) ou réel (angoisse). Le nœud borroméen de

quatre ou plus anneaux fait son apparition, ainsi que la pluralisation

du nom du père. Le pluriel « noms du père » ou la père-version est

contemporain, solidaire et inconcevable sans la topologie et la

question de la nomination comme quatrième rond. Lacan annonce

que son prochain séminaire (le 23ème) serait « 4, 5, 6 » ;

7) Lacan change d’avis et consacre son 23ème séminaire à la question du

« sinthome », une reformulation du 4ème rond. Il n’est pas nécessaire

de « compter » plus de quatre ronds. Avec cette solution

« déséquilibrante », il formule plusieurs nœuds pour la psychose et

pour la névrose ;

8) Lacan explore l’union de la topologie des nœuds avec la topologie des

surfaces en introduisant les tores comme ronds des nœuds

284 Le théorème de Desargues montre une homologie entre une ligne à l’infini et un cercle. Cette aperture des ronds produit une diversification d’eux et la possibilité de concevoir les nœuds en termes de tresses.

Page 205: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

205

borroméens (séminaire 24). Cela permet à Lacan de formuler la

structure hystérique et obsessionnelle ;

9) Lacan se demande quelle est la relation entre symbolique et réel. Plus

précisément sur l’incidence du symbolique sur le réel (séminaire 25).

S’il n’y a aucune conséquence du symbolique sur le réel la

psychanalyse est une « escroquerie »285. Il trouve la solution à l’aide

d’une formulation topologique : le nœud borroméen généralisé.

Après ce parcours pour la topologie des nœuds, nous pouvons constater la

révolution qu’ils produisent dans l’œuvre de Lacan. Il s’agit véritablement d’un

« tournant topologique » chez Lacan. La topologie de nœuds ne sert pas

uniquement pour contester ou déconstruire certains concepts métaphysiques

comme la sphère, l’un, la représentation ou la relation entre S1 et S2 (qui est la

base du discours du maître), mais aussi pour formuler certains points

psychanalytiques et pour rendre possible de penser autrement. En effet,

l’équivalence exacte entre les trois registres, une relation sans relation entre

deux éléments286 ou la mise à plat des nœuds comme méthode qui cerne les

285 « La psychanalyse serait d’une certaine façon ce qu’on pourrait appeler du chiqué, je veux dire du semblant. (…) C’est incontestablement mieux comme ça. C’est incontestablement mieux comme ça, mais c’est encore plus troublant comme ça, je veux dire que la faille entre S1 et S2 est plus frappante parce qu’ici il y a quelque chose d’interrompu et qu’en somme le S1, ce n’est que le commencement du savoir; mais un savoir qui se contente de toujours commencer, comme on dit, ça n’arrive à rien. C’est bien pourquoi, quand je suis allé à Bruxelles, je n’ai pas parlé de la psychanalyse dans les meilleurs termes. Il y en a que je reconnais, qui sont là », Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXIV : L’insu que sait de l’une-bévue à mourre [1976-1977], inédit, séance du 8 mars 1977 ; « Je pense que malgré tout vous vous êtes un peu informés auprès des Belges, et que le fait que j’ai parlé de la psychanalyse comme pouvant être une escroquerie, est parvenu à vos oreilles, je dirais même que j’y insiste en parlant de ce S1 qui paraît promettre un S2 (…) la psychanalyse est une escroquerie, mais ça n’est pas n’importe laquelle. C’est une escroquerie qui tombe juste par rapport à ce qu’est le signifiant. Et le signifiant, il faut quand même bien remarquer qu’il est quelque chose de bien spécial; il a ce qu’on appelle des effets de sens, et il suffirait que je connote le S2, non pas d’être le second dans le temps, mais d’avoir un sens double pour que le S1 prenne sa place, et sa place correctement. Il faut quand même dire que le poids de cette duplicité de sens est commun à tout signifiant. », Jacques LACAN, L’insu que sait, séance du 15 mars 1977; « L’inconscient c’est l’impossible, à savoir que c’est ce qu’on construit avec le langage ; en d’autres termes, une escroquerie », Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXVI : La topologie et le temps [1978-1979], inédit, séance du 10 novembre 1978. 286 Les séances du 18 mars 1975, 8 avril 1975 et 15 avril 1975 sont consacrées à la question d’une rectification de l’énoncé « il n’y a pas du rapport sexuel », car les trois ronds dans le nœud borroméen ne se lient pas entre eux, aucun d’eux ne se croisse pas par le centre. Lacan montre la différence entre le « faux trou » et le « vrai trou » dans le nœud borroméen. L’enjeu de cette question est que le « vrai trou » fait un véritable trou avec un rond de ficelle qui ne passe pas par

Page 206: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

206

impasses sont informulables sans appel à la topologie des nœuds. Ces

formulations ont des conséquences pratiques immédiates : l’équivalence restitue

la valeur du registre imaginaire dans la vie psychique, la relation sans relation

signale las failles des registres en rendant « lisibles » certains phénomènes

psychiques, cerner les impasses fait possible la distinction entre impuissance et

impossibilité avec les conséquences pratiques que cela comporte, etc.

Simultanément, ce parcours plein des tâtonnements et d’allers-retours

nous permet de dégager l’une des manières dont Lacan s’est servit des

mathématiques : la formalisation. Par exemple, les nœuds peuvent se formuler

en trois dimensions et de deux dimensions. S’ils s’expriment en trois dimensions

ce que Lacan appelle « manier les ficelles », ils montrent sa consistance au prix

d’une imaginarisation du nœud. Cette expression du nœud de façon

tridimensionnelle montre certaines propriétés qui ne sont pas visibles en deux

dimensions. En revanche, la présentation du nœud en deux dimensions évide

l’imaginaire par réduction. Le premier est en effet la désimaginarisation qui rend

lisible au prix d’une invisibilité.

Nous signalons que cette distinction entre le visible et le lisible est aussi

l’une des différences entre la clinique médicale et la clinique psychanalytique287.

La naissance de la clinique médicale commence par le regard, dans ce qui est

visible. En revanche, la clinique et la pratique psychanalytique ne sont pas

intéressées par le visible, mais par ce qui se lit dans ce qui s’entend. Pour passer du

visible au lisible il y a une manœuvre de formalisation. Il s’agit de l’opération de

la « mise à plat » des nœuds.

Effectivement, la « mise à plat » dans la topologie indique une opération

de formalisation et qui est liée aussi a une présentation au moyen d’un

diagramme. Les détails de cette procédure dépassent notre tâche et nous

voulons juste la mentionner. La mise à plat implique en termes pratiques le pas

d’un nœud de trois dimensions à son expression en deux dimensions. À quoi sert l’intérieur des autres deux ronds. Une affaire informulable que topologiquement et qui a besoin de patience pour le tester. Cf. Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXII : RSI [1974-1975], inédit. 287 Cf. Michel FOUCAULT, La naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963.

Page 207: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

207

une telle procédure ? Elle rend lisible les impasses, permet de compter les trous

et de distinguer les vrais trous des faux trous. Il s’agit du « pas qui va de la

manipulation au compte »288. Ce pas est aussi une opération « d’une clinique qui

va au-delà de la magie et la suggestion »,289 car elle montre aussi le pas d’un savoir

supposé à un savoir exposé. Ce dernier point nous renvoie à la question de la

mathématique comme une précaution contre l’obscurantisme, notamment

l’obscurantisme comme effet du transfert. Que les impasses soient localisées par

la formalisation implique l’impossible, le réel lacanien, n’est pas avant la

formalisation, « il existe parce qu’il se démontre »290. Cela veut dire aussi qu’au

moyen de la formalisation l’analyste peut lire les impossibilités –du côté du réel–

et sa différence avec les impuissances –du côté de l’imaginaire. Cette différence

entre l’impossibilité et l’impuissance est très utile pour lire les mathèmes des

quatre discours.

La mise à plat du nœud et son effet corrélatif d’évidemment de la

dimension imaginaire est solidaire d’une conception de l’inconscient sans

profondeur. L’écriture dans un plan ou dans une surface –comme une feuille–

relève de la tridimensionnalité des ronds de ficelle. Aujourd’hui, nous pouvons

comprendre l’insistance de Lacan à l’écriture comme support291. Que l’écriture

soit lisible et non visible implique une résistance de l’écriture à la représentation

imaginaire, mais qui, en revanche, concède au psychanalyste une majeure

lisibilité.

288 Fabián SCHEJTMAN, Ensayos de clínica modal, Buenos Aires, Grama, 2013, p. 141. 289 Idem. 290 Ibid., p. 142. 291 Lacan se réfère à Spinoza pour exemplifier des pouvoirs de l’écriture et sa fonction de support : « La formalisation de la logique mathématique, si bien faite à ne se supporter que de l'écrit, ne peut-elle nous servir dans le procès analytique, en ceci que s'y désigne ça qui retient les corps invisiblement ? S'il m'était permis d'en donner une image, je la prendrais aisément de ce qui, dans la nature, paraît le plus se rapprocher de cette réduction aux dimensions de la surface qu'exige l'écrit, et dont déjà s'émerveillait Spinoza –ce travail de texte qui sort du ventre de l'araignée, sa toile. Fonction vraiment miraculeuse, à voir, de la surface même surgissant d'un point opaque de cet étrange être, se dessiner la trace de ces écrits, où saisir les limites, les points d'impasse, de sans-issue, qui montrent le réel accédant au symbolique » Jacques LACAN, Encore, p. 86.

Page 208: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

208

La formalisation des nœuds tout au long des huit dernières années

d’enseignement, est instructive pour montrer l’intérêt mathématique chez Lacan.

Effectivement, souvent nous nous demandons si l’usage de la mathématique est

littéral. Littéral ici ne veut pas dire structurel comme lorsque Lacan signale que

la topologie est la structure elle-même : « La topologie n’est pas ‘faite pour nous

guider’ dans la structure, elle l’est »292. Cette remarque n’est possible qu’en

acceptant l’affirmation lacanienne « l’inconscient est structuré comme en

langage ».

Néanmoins, nous avons une question à l’égard de la topologie de nœuds

qui a un intérêt plus général sur l’usage des mathématiques par Lacan. Il existe

une algébrisation de la topologie qui la rend moins imaginaire293. Pourquoi si

Lacan avait connaissance de cette algébrisation de la topologie il ne l’a pas fait ?

Nous avons une triple réponse : a) Lacan n’est pas mathématicien, il s’est occupé

des mathématiques pour la psychanalyse et non à l’envers –étudier la

psychanalyse pour démontrer la mathématique– ; b) Il y a un minimum

d’imaginaire nécessaire pour « manier »294 les nœuds, c’est-à-dire la topologie

des nœuds est le support de la lettre en psychanalyse295 ; et, c) Parce que la

topologie n’est visée que dans certains de ses caractéristiques qui sont utiles

292 Jacques LACAN, « L’étourdit » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 483 ; « Dans un écrit que vous verrez paraître en point de mon discours, je crois démontrer la stricte équivalence de topologie et structure », Jacques LACAN, Encore, p. 14 et « Cette topologie qui s’inscrit dans la géométrie projective et les surface de l’analysis situs, n’est pas à prendre comme il en est des modèles optiques chez Freud, au rang de métaphore, mais pour représenter la structure elle-même », Jacques LACAN, « L’étourdit », p. 219. 293 L’expression algébrique de la topologie des nœuds implique que les nœuds sont des nombres. Le nœud comme nombre, son expression algébrique en lettres, n’est ni un modèle ni une métaphore. Par exemple, la formule algébrique de la sphère : S1= {x∈R2 : |x|=1}. 294 « Le maniement même des lettres, suppose qu'il suffit qu'une ne tienne pas pour que toutes les autres non seulement ne constituent rien de valable par leur agencement, mais se dispersent. C'est en quoi le nœud borroméen est la meilleure » Jacques LACAN, Encore, p. 116. 295 « Lacan marque une différence entre le dire vrai qui est le propre de la psychanalyse et la mathématique qu’il définit comme science du Réel, c’est-à-dire impossible. Le risque d’une formalisation qui ne tiendrait pas compte de cette impossibilité de la démonstration, est de glisser vers le recours aux développements produits par les mathématiques d’une écriture algébrique des nœuds : les algorithmes d’Alexander, de Jones ou de Vassiliev. Cette écriture algébrique cherche à remplacer l’objet plastique par un polynôme ou groupe algébrique, en d’autres termes, à réduire l’écriture volumique du nœud à une écriture unidimensionnelle par la linéarité chiffrée de certains de ses invariants » Graciela PRIETO, Écritures du Sinthome. Van Gogh, Schwitters et Wolman, Paris, Érès, 2013, p. 9. L’accent est de l’auteur.

Page 209: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

209

pour la psychanalyse, et qui sont effacées par une algébrisation de la topologie –

par exemple le voisinage ou la coupure au profit de la hiérarchie ou la

permutation296. Ceci signifie que l’usage des mathématiques chez Lacan est

soumis aux aspects intrinsèques spécifiques selon la branche –théorie des

ensembles, arithmétique, algèbre, topologie. L’envers est aussi vrai : il y a des

aspects psychanalytiques spécifiques qui ne peuvent pas être capturés ou

formulés par les mathématiques –« le truc analytique n’est pas

mathématique »297.

Déconstruction et formulation mathématique

À lire l’analyse des tableaux des éléments mathématiques chez Lacan nous

regardons de près l’énorme quantité et diversité des branches mathématiques et

des mathématiciens nommés dans les séminaires. Cependant, l’intérêt de Lacan

demeure toujours « fragmentaire » et jamais totalisant ou systématique. Dans en

certain sens tout se passe comme l’usage que Lacan fait de la philosophie : il

explore un point de tel ou tel philosophe sans avoir une connaissance exhaustive

de l’auteur298.

Nous pouvons affirmer que Lacan a un usage fragmentaire et régional des

mathématiques, qui lui servent tant pour formuler des concepts que pour

déconstruire des concepts. Nous appelons cette partie de l’usage des

mathématiques chez Lacan comme « sujets ou objets mathématiques ». En effet,

296 « Penseurs comme Lévi-Strauss ont montré son intérêt sur les invariants dans une structure, ce qui est résultat moins d’une étude inductive des objets que d’un raffinement des modèles qui donnent accès aux structures en tant que relations entre objets. (…) En plus de la voie algébrique, il existe un intérêt sur les structures d’ordre qui traitent avec les choix, les hiérarchies et les classifications ; et la topologie qui le concerne le voisinage, la proximité et les barrières, tous ces notions qui peuvent être plus précises que les considérations algébriques ou de structures d’ordre », Darian LEADER, « The Schema L » in Bernard BURGOYNE (Éd.), Drawing the Soul : Schemas and Models in Psychoanalysis, Londres, Karnac, 2000, p. 175-176. 297 « Le truc analytique. Ne sera pas mathématique. C’est bien pour ça que le discours analytique se distingue du discours scientifique », Jacques LACAN, Encore, p. 105. 298 « Lacan ne connaît en mathématiques que des œuvres et ne connaît dans les mathématiciens, comme chez les philosophes ou les littéraires d’ailleurs, que des auteurs, noms propres recouvrant un nombre limité des thèses », Jean-Pierre CLÉRO, « L’utilité des mathématiques en psychanalyse », p. 19.

Page 210: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

210

Lacan s’intéresse par tel ou tel objet mathématique, il explore une question ou un

autre thème mathématique sans aucun espoir de faire un système ou une

unification des îlots.

Nous commencerons par commenter deux séminaires paradigmatiques

où Lacan fait un usage déconstructif des mathématiques : « L’identification » et

« …ou pire ». Dans son séminaire 9 –L’identification–, il s’agit de déployer la

linguistique, la logique, la généalogie et surtout la topologie des surfaces pour

dissoudre ou déconstruire la topologie de la sphère et l’identité. Ces deux idées

métaphysiques constituent des ressorts qui peuvent capturer la psychanalyse

dans un mouvement ontologisant, psychologisant ou biologisant. Dans son dix-

neuvième séminaire –…ou pire–, l’effort mathématique se fait à l’aide de la

logique –modale, des quanteurs et propositionnelle–, la théorie des ensembles, la

linguistique et de la topologie des nœuds pour dissoudre une autre idée

traditionnellement métaphysique : l’Un. En ce sens, son objectif est le même que

dans son séminaire sur l’identification.

Les séminaires 9 et 19 sont paradigmatiques de ce mouvement

déconstructif des mathématiques, impossible de concevoir par Heidegger ou

même Derrida. Mais il est possible de lire rétrospectivement cette

déconstruction lui même à l’aide des mathématiques dès ses premiers

séminaires. Effectivement, le modèle optique, la cybernétique, la formalisation

structuraliste lévi-straussienne, la topologie ou la linguistique fonctionnent

comme des appareils qui visent à dissoudre certaines idées trop métaphysiques.

Ces idées telles que le moi, la réalité, l’objet ou la communication sont assez

chargées de contenu biologiciste, ontologisant ou psychologiste qui entrave la

pratique psychanalytique.

Si l’on regarde de près les tableaux analytiques de chaque séminaire, il

n’est pas difficile de faire une corrélation entre certains éléments mathématiques

« fragmentaires » et la déconstruction des concepts ou idées trop métaphysiques.

Nous constatons que cet emploi déconstructif par Lacan a ses origines dès le

commencement de son enseignement et il demeure ainsi jusqu’à la fin de sa vie.

Page 211: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

211

Sans l’intention d’être exhaustifs ou de réduire la complexité et la finesse des

destinations mathématiques, nous avons conçu un tableau qui montre une

corrélation entre concepts à déconstruire et les objets mathématiques tout au

long de l’enseignement de Lacan :

Table 2

L’emploi des thèmes et objets mathématiques fragmentaires, par auteur ou sous

la forme d’îlots au style « montage » est justifié non seulement par sa fonction

déconstructive ou ses pouvoirs de dissolution. En fait, nous pouvons dégager

parfois deux temps : le moment déconstructif et le temps constructif.

La fonction « constructive » ou « formulative » des mathématiques est

aussi présente chez Lacan. Par exemple, les nombres imaginaires permettent de

formuler le phallus, la division arithmétique exprime le reste de l’opération de la

division du sujet, la compacité expose d’une manière non mystique la jouissance

Page 212: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

212

féminine, la surface du tore clarifie la relation structurelle entre demande et

désir et le modèle optique sert à articuler les registres symboliques et

imaginaire. Le graphe du désir formule plusieurs concepts et relations en termes

non ontologiques, illusion qui produisent les dictionnaires lorsqu’ils définissent

certains termes. Les graphes permettent une présentation simultanée et non

essentialiste des concepts. Des surfaces telles que le tore ou le cross-cap nous

offrent une formulation anti-intuitive et rigoureuse de l’articulation intérieur-

extérieur. Ainsi, nous pouvons affirmer que l’usage des mathématiques chez

Lacan est essentiel, c’est-à-dire il y a de concepts psychanalytiques informulables

sans la mathématique299.

De la même façon que nous avons fait une corrélation entre certains

emplois déconstructifs des mathématiques et des idées métaphysiques, il est

possible de faire un autre tableau avec la fonction « formulative » des

mathématiques :

299 On peut, par exemple, construire une logique formelle sans faire usage de la négation : « Un pareil exercice ne peut normalement aboutir qu'à une profonde insuffisance logique. C’est en réalité ce que veut dire Freud quand il dit que l’inconscient ne connaît pas le principe de contradiction. Le principe de contradiction est en logique quelque chose d’excessivement élaboré, et dont, même en logique, on peut se passer, puisqu’on peut construire toute une logique formelle dans le champ du savoir sans faire usage de la négation », Jacques LACAN, D’un Autre à l’autre, p. 276.

Page 213: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

213

Table 3

La grande diversité des branches mathématiques utilisées d’une façon

« pastiche », « montage » ou « collage » a deux facultés très utiles pour Lacan : le

pouvoir de dissolution de la métaphysique et la capacité à formuler des concepts

psychanalytiques de manière non ontologique, anti-biologiste et en les

dépouillant de contenu psychologique. Cette faculté constructive et

déconstructive de la mathématique s’emploie de façon fragmentaire et ne vise

pas à une synthèse ou a une construction totalisante d’une mathesis universalis –

modèle mathématique conçu comme une cosmovision par Descartes ou Leibniz.

La plupart des psychanalystes et commentateurs qui s’intéressent aux

mathématiques dans l’œuvre de Lacan font de remarques sur la nature

fragmentaire de l’emploi qui en fait le Parisien. En ce sens, nous trouvons

pertinent le sous-titre de l’article de Jean-Pierre Cléro « Un problème de

Page 214: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

214

chrestomathie psychanalytique »300. Cependant, il est surprenant qu’ils ne

rendent pas compte de l’usage déconstructif et « formulatrice » des thèmes et

objets mathématiques.

Formalisations mathématisantes

Les deux emplois lacaniens des mathématiques les plus connus sont la

formalisation et les mathèmes. Même avant le début de l’enseignement de Lacan

nous découvrons des formalisations à travers la théorie des jeux. Quant aux

mathèmes, il est plus simple de dater son premier usage et à la fois, plus

complexe d’affirmer qu’est-ce qui compte comme mathème chez Lacan : la

première fois que le terme « mathème » est mentionné par Lacan est le 2

décembre 1971, mais nous pouvons repérer des notations algébriques dès 1953

–même il est possible de lire après-coup certains graphismes de 1945 comme

mathèmes301. Bien qu’il existe une relation entre mathèmes et formalisation,

cette relation ne va pas de soi. Parfois les formalisations aboutissent à la

formulation des mathèmes. Il y a des formalisations qui n’ont pas une formule

finale. Autrement dit, tout mathème est le résultat d’une formalisation, mais pas

toute formalisation n’a comme but l’écriture d’un mathème. D’ailleurs, la

formalisation mathématique et les mathèmes ont une relation avec des autres

usages mathématiques chez Lacan. Par exemple, un diagramme peut être conçu

comme une formalisation, un mathème comme une construction des éléments

mathématiques, c’est-à-dire la fonction « formulatrice » des mathématiques.

Certains diagrammes peuvent être lus comme des mathèmes. Nous allons

analyser les usages de la formalisation et du mathème chez Lacan.

300 Jean-Pierre CLÉRO, « L’utilité des mathématiques en psychanalyse. Un problème de chrestomathie psychanalytique ». La chrestomathie, terme préféré par J. Bentham, implique une anthologie des textes, un assemblage au style « pastiche » qui a pour objectif –selon son étymologie– un « savoir utile » (du grec ancien khrestos –utile– et mathein –savoir–). Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Chrestomathie, consulté le 23 décembre 2016. 301 Par exemple les lettres et les disques noirs et blancs dans l’écrit Le temps logique. Jacques LACAN, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau sophisme » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Page 215: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

215

La formalisation est une organisation des éléments conformément à une

rationalité ou à un système. La formalisation implique une syntaxe302 et des

éléments qui obéissent à des lois ou des règles de transformation. Nous avons

déjà signalé comment après 1953 la formalisation suppose l’inconscient

structuré comme un langage –une espèce d’organisation de second degré303. À

cette époque la formalisation s’inspire de l’usage lévi-straussien des

mathématiques. La fonction de la formalisation dans la décennie des années 50

est de trouver les lois de transformation de certaines structures comme l’Œdipe,

les relations hystériques, les échanges symboliques ou monétaires des

obsessionnelles, la dialectique imaginaire ou la question du désir.

Aux années 50 le but de la formalisation est de donner rigueur aux

concepts psychanalytiques, d’orienter la technique et aussi de rendre compte des

articulations entre le registre imaginaire et le symbolique. Dans le sens

philosophique ou dans la tradition des sciences humaines, la formalisation est un

effort de type structuraliste pour neutraliser la phénoménologie.

À cette décennie, la formalisation de la structure vise à un mouvement de

scientificisation de la psychanalyse, c’est-à-dire à la rendre plus rigoureuse. Nous

avons déjà traité la question koyréenne d’une science qui se fonde sur la base des

mathématiques non quantitatives304. La science ne s’oriente pas par les

phénomènes visibles, mais par les lois qu’on peut discerner « derrière » ces

phénomènes. Nous disons « derrière », car la formalisation dissipe le fantôme

d’une causalité obscure. Les phénomènes psychanalytiques sont toujours

superficiels. Mais l’effort de la formalisation les fait lisibles en les évidant de tout

302 « Syntaxe, dans une perspective structuraliste, est à situer à un niveau praxis, que nous appellerons de formalisation », Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 12 : Problèmes cruciaux pour la psychanalyse [1964-1965], inédit, séance du 2 décembre 1964. 303 Cf. Chapitre 1 sur la science et la psychanalyse chez Lacan. 304 « La science moderne, n’est pas la quantification, mais la mathématisation et nommément combinatoire, c’est-à-dire linguistique, incluant la série et la récurrence.», Jacques LACAN, Les psychoses, p. 270.

Page 216: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

216

contenu et de sa dimension imaginaire. L’imaginaire est intuitif305, la

formalisation en tant que symbolisation est la manière d’articuler l’imaginaire et

de trouver ses lois de transformation. Tel est le cas des formalisations des cas de

Freud. L’algorithme de la métaphore du nom-du-père est le résultat d’une

formalisation du cas du petit Hans, le schéma Z est résultat de la formalisation

des cas de Dora et de la jeune homosexuelle, les schémas R et I sont une

formalisation du cas de Schreber. Comme nous l’avons déjà pointé, la

formalisation n’est pas un diagramme, il s’agit plutôt du procès qui peut –ou non–

arriver à une formule, algorithme ou diagramme. Il y a dans l’introduction de la

dimension du réel –localisation de vides ou de trous– à partir de 1958 un

mouvement plus déontologisant chez Lacan. Ce mouvement sera plus décidé

avec la topologie de surfaces et de nœuds. Pour nous, il y a une corrélation entre

l’usage de la topologie des graphes dans le graphe du désir et la

« desœdipisation » de la pièce du théâtre Hamlet. La localisation des vides ou de

trous vise dans la topologie de surfaces à concevoir le sujet en termes de coupure

et les nœuds se constituent des trous articulés306. Tout cela contribue à une

désbiologisation, déspsychologisation et désontologisation. En ce sens, l’Œdipe

chez Freud se démontre au moyen de la formalisation faite par Lacan assez

psychologique, c’est-à-dire assez attachée aux contenus imaginaires et non pas

comme une constellation des fonctions ou une opération sur la structure.

Pendant les dix premiers séminaires la formalisation est aussi l’un des

noms de la symbolisation. Il s’agit de la symbolisation la plus raffinée, car elle

suppose des symboles, des lois et une syntaxe. Cette formalisation en tant que

symbolisation constitue aussi le signe du progrès humain, un pouvoir qui

305 « Les mathématiciens, essaient de toutes parts, et y parviennent, à déborder l’intuition », Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 9 : L’identification [1961-1962], Inédit. Séance du 9 mai 1962. 306 Sous cette lumière nous pouvons lire l’affirmation lacanienne « mes nœuds borroméens, c’est de la philosophie aussi », Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXV : Le moment de conclure [1977-1978], inédit, séance du 20 décembre 1977. Lacan a toujours été en garde contre l’ontologie, notamment dans les séminaires 7, 11, 19 et 20. Après les nœuds borroméens, il peut considérer une philosophie que n’ait pas des excès ontologiques de la philosophie classique. Pour une lecture dans ce sens-là cf. Adrian JOHNSTON, « This Philosophy which is not One : Jean-Claude Milner, Alain Badiou, and Lacanian Antiphilosophy » in journal S, no. 3, 2010 ; Roque FARRAN, Lacan y Badiou. El anudamiento del sujeto, Buenos Aires, Prometeo, 2014.

Page 217: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

217

constitue la vraie source de la pensée –et non les neurones ou le cerveau307. En

ce sens, l’héritage symbolique se transmet sous la forme de formules ou d’un

mythe individuel de névrotique.

Les premières cinq années de son enseignement, entre 1953 et 1958,

Lacan fait un effort de formalisation pour construire le champ de l’Autre, qui est

ici synonyme de la formalisation de l’inconscient dans la mesure où il est

structuré comme un langage. Cette entreprise se réalise à travers la

cybernétique, la linguistique et l’anthropologie structurale. Ces savoirs

mathématisantes sont convoquées pour trouver les lois, la syntaxe et les règles

de transformation de l’inconscient, c’est-à-dire pour construire le champ de

l’Autre comme élément constitutif de la subjectivité.

De même, pendant cette période la fonction de la formalisation vise à

rendre plus efficace et performante la technique psychanalytique. Nous utilisons

ici les mots « efficace », « performante » et « technique » avec prudence. Il est

surprenant de trouver que les mathématiques ont une fonction non-

ontologisante chez Lacan et parallèlement un objectif technique. En effet, Lacan

maintient son usage « heideggerien » des mathématiques pour produire une

technique psychanalytique plus efficace. Ici « efficace » veut dire que la

psychanalyse a un rapport au registre symbolique, que la technique

psychanalytique n’a pas comme objectif des transformations imaginaires308. Cet

usage contient en essence la même fonction que Lacan a trouvée dans la

307 « Au cours des âges, à travers l'histoire humaine, nous assistons à des progrès dont on aurait bien tort de croire que ce sont les progrès des circonvolutions. Ce sont les progrès de l’ordre symbolique. Suivez l’histoire d'une science comme les mathématiques. On a stagné pendant des siècles autour de problèmes qui sont maintenant clairs à des enfants de dix ans. Et c’était pourtant des esprits puissants qui se mobilisaient autour. On s’est arrêté devant la résolution de l’équation du second degré pendant dix siècles de trop. Les Grecs auraient pu la trouver, puisqu’ils ont trouvé des choses plus calées dans les problèmes de maximum et de minimum. Le progrès mathématique n'est pas un progrès de la puissance de pensée de l’être humain. C'est du jour où un monsieur pense à inventer un signe comme ça, √, ou comme ça, ∫, qu'il y a du bon. Les mathématiques, c'est ça », Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 1 : Les écrits techniques de Freud [1953-1954], Paris, Seuil, 1975, p. 303. 308 Par exemple « L’efficacité symbolique » de Lévi-Strauss. Cf. Claude LÉVI-STRAUSS, « L’efficacité symbolique » in revue Historie des religions, vol. 135, no. 1, 1949. Je dois cette remarque à Miguel Sierra, à qui je remercie.

Page 218: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

218

décennie précédant dans la logique et la théorie des jeux. Que la mathématique

qu’intéresse à Lacan soit qualitative et non quantitative, empêche un rapport

ontologisant avec la technique psychanalytique. En ce contexte « efficacité » veut

dire un rapport direct et transformatif de la structure de l’inconscient à travers

la localisation de points de repère fixes309.

Dû à la nature conflictuelle du psychisme la fonction de la formalisation

n’est uniquement « exigible, mais elle este nécessaire »310. Effectivement, la

formalisation de la psychanalyse vise non seulement à trouver les lois de

transformation, mais les lois de transformation des éléments contradictoires,

incohérents ou en conflit311. En ce sens le Mathème en tant que formalisation est

un complément au Poème, ici sous la forme d’un mythe ou d’une fantaisie

infantile.

Finalement, pendant cet intervalle Lacan se sert des formalisations pour

problématiser le métalangage312 et aussi pour que le psychanalyste se débrouille

avec la complexité du matériel de l’expérience psychanalytique, c’est-à-dire avec

le pouvoir réducteur des mathématiques313 –pour cerner le réel ou pour extraire

309 J’ai formalisé des petites lettres, et j’ai essayé d’indiquer dans quel sens on pourrait faire un effort pour s'habituer à écrire les rapports de façon à donner des points de repère fixes, sur lesquels on puisse ne pas avoir à revenir sur la discussion, qu’on ne puisse pas éluder après les avoir posés, en profitant de tout ce qu’il peut y avoir habituellement de trop souple dans ce jeu entre l’imaginaire et le symbolique, si important pour notre compréhension de l'expérience. Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 4 : la relation d’objet [1956-1957], Paris, Seuil, 1994, p. 411. 310 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 5 : les formations de l’inconscient [1957-1958], Paris, Seuil, 1998, p. 74. 311 La fonction du mythe s'inscrit là. Tel que nous le découvre l'analyse structurale, qui est l'analyse correcte, un mythe est toujours une tentative d’articuler la solution d'un problème. Il s'agit de passer d'un certain mode d'explication de la relation-au-monde du sujet ou de la société en question, à un autre –la transformation étant nécessitée par l'apparition d'éléments différents, nouveaux, qui viennent en contradiction avec la première formulation. Ils exigent en quelque sorte un passage qui est comme tel impossible, qui est une impasse. Voilà ce qui donne sa structure au mythe. Jacques LACAN, La relation d’objet, p. 293. Il est important de souligner que la formalisation est l’effort même d’Hans pour résoudre un problème, c’est-à-dire un conflit. Ce sont déjà les analysants qui font un effort de formalisation. Le rôle de l’analyste n’est pas de formuler le conflit en termes du mythe (Poème), mais de « corriger l’objet » en moyens de la formalisation. L’analyse doit discerner une structure en trouvant les lois de transformation –formaliser (Mathème)– pour intervenir au niveau de la structure. 312 « Il n’y pas de métalangage, il y a des formalisations », Jacques LACAN, Les formations de l’inconscient, p. 74. 313 « Cette logique dite symbolique par rapport à la logique traditionnelle, sinon cette réduction des lettres », Jacques LACAN, L’identification, séance du 24 janvier 1962. Lacan anticipe ici la

Page 219: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

219

les signifiants maîtres du discours de l’analysant. La formalisation à l’aide des

mathématiques a été très utile pour que Lacan conçoive l’absence d’objet dans la

psychanalyse. Effectivement, les mathématiques ont un pouvoir dés-ontologisant

lorsque la formalisation n’est une question ni d’objet ni de rapport à la

signification. Lacan l’exprime ainsi314 :

Si nous ne sommes pas fascinés par le côté entificateur qui nous fait toujours

manier le phénomène de langage comme s’il s'agissait d’un objet, nous

apprendrons à dire des choses simples et évidentes à la façon dont les

mathématiciens procèdent quand ils manient leurs petits symboles, x et y, a et b,

c’est-à-dire sans penser à rien, sans penser à ce qu’ils signifient.

Après que Lacan ait posé l’absence d’objet dans La relation d’objet, autour de son

séminaire Les formations de l’inconscient, il rencontre des obstacles dans la

formalisation. Le cas de la formalisation des contradictions est exemplaire.

L’absence d’objet en psychanalyse et la définition du sujet comme ce qui

représente un signifiant pour un autre signifiant, en constituent d’autres

exemples. Entre 1958 et son séminaire L’identification (1961) Lacan s’appuie sur

ces obstacles et radicalise son usage des formalisations.

Lacan introduit progressivement la distinction entre signifiant et lettre, ce

qui aura des effets à repérer. Ainsi, nous pouvons constater une multiplication

des notations algébriques, algorithmes, notations mathématiques et graphismes

à partir de L’instance de la lettre en 1958. Le chemin de la formalisation des

contradictions amène également à Lacan à la formalisation comme un effort pour

cerner le réel. La fonction de la formalisation change aussi dû à la présence plus

décidée du registre du réel chez Lacan à partir du séminaire L’éthique de la

psychanalyse (1959) –il s’agit du Das Ding– et plus évidemment dans

L’identification (1961) –avec la topologie des surfaces– et L’angoisse (1962) –ou

fonction de l’extraction du signifiant maître dans le discours de l’analyste. Notons les résonances de cette réduction avec la formulation de 1978 « D’où ma réduction de la psychanalyse à la théorie des ensembles », Jacques LACAN « Pour Vincennes » in revue Ornicar ?, n°17/18, 1979, p. 278. 314 Jacques LACAN, Les formations de l’inconscient, p. 53.

Page 220: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

220

le concept d’objet petit a se construit. La formalisation prend aussi le programme

de construire une spécialité et une temporalité du psychisme tout à fait différent

de l’esthétique transcendantale chez Kant315.

Il y a deux étapes de l’emploi des formalisations chez Lacan. La première

–entre 1953 et 1959– comporte une organisation qui révèle les relations entre

les éléments et les lois de transformation. La seconde, entre 1960 et 1969, se

réfère plutôt à un ensemble d’éléments organisés autour d’un vide ou un trou. Il

est important de souligner que la structure est faite de vides ou d’un système

d’opposition avant la formalisation. La formalisation dans le deuxième cas a un

caractère plus proche du réel. Par exemple, le graphe du désir est structuré

autour du désir qui est vide –entre les deux étages du graphe– ; la topologie du

tore –formalisation de l’articulation entre désir et demande– est organisée

autour de deux trous : le trou de l’âme et le trou central. Cette orientation sera

radicalisée dans la dernière décennie de l’enseignement du Parisien.

Revenons à la deuxième période de la formalisation lacanienne. Pendant

les années soixante, la formalisation prolonge certains aspects, tels que la

résistance à l’intuition316, sa fonction anti-représentationnelle317 ou

l’approfondissement de la question du métalangage318. En effet, après une

relative absence des mathématiques dans le séminaire 11 (Les quatre concepts),

la logique devient l’instrument privilégié de formalisation entre le séminaire 12

et le séminaire 20. Entre les séminaires 14 et 17, la théorie des ensembles et la

théorie des nombres partagent le même privilège que la logique comme moyens

de formalisation. Lacan donne une importance majeure à la logique, car elle

315 Par exemple les séances du 14 mars 1962 et 9 mai 1962 du séminaire L’identification, la séance du 24 février 1965 du séminaire L’objet de la psychanalyse et las séances du 28 novembre 1962, du 9 janvier 1963 et du 8 mai 1963 dans le séminaire L’angoisse, Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 10 : l’angoisse [1962-1963], Paris, Seuil, 2004, p. 51, 103 et 249. 316 « Comme vous le savez, de plus en plus la géométrie s’éloigne des intuitions qui la fondent –spatiales par exemple », Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 14 : la logique du fantasme [1966-1967], inédit, séance du 12 mars 1967. 317 « Si l’analyse des mythes, telle qu’elle nous est présente, a un sens, c’est qu’elle désaxe complètement la fonction de la représentation », Jacques LACAN, La logique du fantasme, séance du 25 janvier 1967. 318 « Il n’y a pas de métalangage (…) la logique elle-même doit être extraite de ce donné qu’est le langage », Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 15 : l’acte du psychanalyste [1967-1968], inédit, séance du 17 janvier 1968.

Page 221: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

221

permet de lire l’organisation de l’inconscient de l’analysant. La logique a un

pouvoir formalisant plus raffiné que la grammaire ou la syntaxe, elle peut

formaliser les paradoxes et les relations contradictoires319. La fonction de la

logique reprend les efforts freudiens pour comprendre la logique de l’inconscient

au-delà de la grammaire. Par exemple, la construction logique du délire dans le

cas de Schreber320 ou la logique sous-jacente au fameux essai freudien Un enfant

est battu321. La logique est aussi opposée à la méthode étymologique et

généalogique heideggérienne comme plus appropriée pour s’approcher des

problèmes du métalangage322.

Pendant la première décennie (1950-1959) de l’enseignement de Lacan,

la formalisation a été consacrée à dissoudre la métaphysique du sujet comme

moi et de l’objet comme présence ou quelque chose dans la réalité. Entre 1960 et

1969 la formalisation prolonge cette fonction et elle est destinée à déconstruire

d’autres aspects métaphysiques, tels que l’Un, la relation entre S1 et S2 de la

chaîne signifiante, la complétude sans reste –soit l’objet a, soi le sujet divisé–,

l’harmonie, l’idée d’un acte qui peut se déduire du savoir, la garantie de l’Autre,

l’assimilation de l’énonciation à l’énoncé, l’esthétique transcendantale kantienne

et la dialectique phallique entre être et avoir. Bien que la fonction déconstructive

d’une certaine métaphysique comprend aussi bien la première décennie que la

deuxième, les objets à déconstruire changent.

319 « C’est la logique qui fait ici office d’ombilic du sujet, et la logique en tant qu’elle n’est nullement logique, liée aux contingences d’une grammaire », Jacques LACAN, L’objet de la psychanalyse, séance du 1 décembre 1965 ; « Le joint entre la logique et la grammaire, voilà aussi quelque chose peut-être qui nous fera faire quelques pas de plus », Jacques LACAN, L’acte du psychanalyste, séance du 24 janvier 1968. 320 Les trois formes de contredire la phrase « Je l’aime » : a) « Je ne l’aime pas je le hais » (délire de persécution, contredire le verbe) ; b) « Ce n’est pas lui que j’aime, c’est elle que j’aime » (érotomanie, nier l’objet) ; et c) « Ce n’est pas moi qui aime l’homme, c’est elle qui l’aime » (jalousie, contredire le sujet). Cf. Sigmund FREUD, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (dementia paranoïdes) décrit sous forme autobiographique » in Œuvres complètes, vol. 10, Paris, PUF, 1993, p. 285-286. 321 Sigmund FREUD, « Un enfant est battu» in Œuvres complètes, vol. 15, Paris, PUF, 1996. 322 « Le méta-discours immanent au langage et que j'appelle la logique, voilà, bien sûr, qui mérite d’être rafraîchi à une telle lecture. Certes, je ne fais usage –vous pouvez le remarquer– d'aucune façon du procédé étymologisant, dont Heidegger fait revivre admirablement les formules dites présocratiques », Jacques LACAN, L’acte du psychanalyste, séance du 26 avril 1967.

Page 222: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

222

Le côté déconstructif de la formalisation a eu l’esthétique transcendantale

kantienne comme l’objet privilégié dans les années soixante. À cause de cela, les

commentaires sur la cosmologie se multiplient. Il existe une liaison entre la

critique à l’esthétique de Kant et la cosmologie323 : la surface qui supporte la

pensée kantienne est la sphère. Cela amène Lacan à une entreprise de

formalisation qui pointe la construction d’un autre chemin que la cosmologie

reposant sur une topologie sphérique. Peu à peu, Lacan trouve à cette critique de

la cosmologie et à cette esthétique une solution. En effet, des surfaces telles que

le tore, la bouteille de Klein et le cross-cap lui donnent un espace alternatif et une

autre conception de temporalité plus adéquate à la psychanalyse. Ces surfaces

non sphériques contestent aussi la temporalité et l’espace kantien implicite dans

son esthétique. Cette utilisation de la formalisation de la topologie des surfaces

aux années soixante répond à une exigence de montrer la relation invariante du

sujet au manque à être –le trou du réel– et au champ de la langue. Les théories

psychologiques et psychanalytiques de cette époque portent implicitement une

philosophie kantienne dans leur base. Lacan prend le défi de formaliser –de

construire– cette relation autrement.

Cette problématisation et sa solution formalisant –par la topologie des

surfaces– débouche en deux résultats : a) la formalisation prend la forme de la

topologie de nœuds ; et b) la formalisation aura comme idéal le mathème. Il s’agit

du moment des nœuds et du mathème.

Pendant les années soixante-dix Lacan emploie ses efforts mathématiques

à la formalisation comme topologie des nœuds et de tresses ainsi qu’au

mathème. Cette époque s’ouvre non seulement comme un résultat d’une

alternative à l’esthétique transcendantale kantienne, mais aussi au changement

du statut du réel comme l’impasse et la radicalisation de la fonction de la lettre.

323 Cf. Samo TOMŠIČ, « Towards a New Trascendental Aesthetics » in Samo TOMŠIČ et Michael FRIEDMAN (eds.), Psychoanalysis : Topological Perspectives. New Conceptions of Geometry and Space in Freud and Lacan, Berlin, Transcript, 2016, p. 95-125. « La topologie, n’est-ce pas ce n'espace où nous amène le discours mathématique et qui nécessite révision de l’esthétique de Kant ? », Jacques LACAN, « L’étourdit » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 472.

Page 223: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

223

« Il se démontre qu’en mathématiques c’est justement de l’impossible que

s’engendre le réel »,324 affirme Lacan le 1er juin 1972. Qu’est-ce que cette

affirmation veut dire ? Que le réel n’est pas quelque chose de transcendant –hors

le langage– ou antérieur à la symbolisation ou à la formalisation. Après une

formalisation qui introduit des éléments de l’ordre du réel, il en résulte que le

réel n’est pas avant la formalisation. Ce point est crucial contre une lecture

poétique d’Heidegger. Le Mathème en tant que formalisation est une alternative

du poème pour ne pas chosifier ou entifier le réel. La formalisation en tant que

Mathème rend formulable le réel sans appel au mysticisme, au obscurantisme ou

à une doctrine initiatique325.

À ce point, nous devons nous rappeler que les mathématiques constituent

la forme la plus raffinée de la symbolisation. En conséquence, la formalisation

mathématique, comme la symbolisation la plus élevée, aboutit au mathème326 :

C'est là que le réel se distingue. Le réel ne saurait s'inscrire que d’une impasse de

la formalisation. C'est en quoi j'ai cru pouvoir en dessiner le modèle à partir de la

formalisation mathématique en tant qu'elle est l’élaboration la plus poussée qu’il

nous ait été donné de produire de la signifiance.

Que le réel s’engendre où qu’il soit l’impasse même de la formalisation n’est

possible que par la radicalisation de la fonction de la lettre et l’écrit après le

séminaire 18, c’est-à-dire après la séparation entre dire et écrire dans l’écrit

Lituraterre. Nous trouverons, par exemple, une multiplication des définitions du

réel comme impasse dans la mathématique, la logique ou la formalisation327

après la nouvelle fonction de la lettre introduite en 1970.

324 Jacques LACAN, …ou pire, p. 201. 325 « La psychanalyse est une anti-initiation », Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXVI : La topologie et le temps [1978-1979], inédit, séance du 16 janvier 1979. 326 Jacques LACAN, Encore, p. 85. 327 « La logique se permet de décoller un peu de réel », « Voyez-vous, je serai amené à vous parler un peu cette année des rapports de la logique et de la mathématique. Au-delà du mur, pour vous le dire tout de suite, il n’y a, à notre connaissance, que ce réel qui se signale justement de l’impossible, de l’impossible de l'atteindre au-delà du mur. Il n’en reste pas moins que c’est le réel », Jacques LACAN, …ou pire, p. 21 et 75 ; « saisir les limites, les points d'impasse, de sans-issue, qui montrent le réel accédant au symbolique », Jacques LACAN, Encore, p. 86.

Page 224: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

224

La capacité des formalisations pour trouver des impasses est intimement

liée à la fonction de la lettre dans les mathématiques328 :

Il s’agit pour nous, vous l’avez compris, d'obtenir le modèle de la formalisation

mathématique. La formalisation n’est rien d’autre que la substitution à un nombre

quelconque d'uns, de ce qu’on appelle une lettre. Car, que vous écriviez que

l’inertie, c’est mv2/2, qu’est-ce que ça veut dire ? –sinon que, quel que soit le

nombre d’uns que vous mettiez sous chacune de ces lettres, vous êtes soumis à

un certain nombre de lois, lois de groupe, addition, multiplication, etc.

Autrement dit, à cette époque la formalisation mathématique est le pas du nombre

à la lettre. La lettre en étant un nombre d’une « fixation dynamique ». Par

exemple dans l’algèbre la lettre a une fonction variable, aussi dans les fonctions

mathématiques : ƒ(x). La formule de la vitesse –comme la formule que Lacan écrit

dans la citation– la fixation d’une question dynamique : v = d/t. Cette fixation est

impossible sans les lettres qui expriment une relation entre variables. Les

formules de la physique moderne nous montrent le pouvoir de fixation

dynamique de la lettre. Bref, la lettre permet une nouvelle formalisation qui vise

à la localisation des impasses et à la création des formules qui fixent variable ou

dynamiquement. La question du mathème est au cœur de cette conception de

formalisation329 :

La formalisation mathématique est notre but, notre idéal. Pourquoi ? –parce que

seule elle est mathème, c’est-à-dire capable de se transmettre intégralement.

Mathèmes et algèbre lacanienne

Approchons-nous donc des mathèmes. La première fois que Lacan a prononcé le

mot « mathème » fut le 2 décembre de 1971330 :

On aurait tout à fait tort de penser que la mathématique a réussi à vider de son

pathétique tout ce qu’il en est du rapport à la vérité. Il n’y a pas que la

mathématique élémentaire. Nous savons assez d’histoire pour savoir la peine et

328 Jacques LACAN, Encore, p. 118. L’accent est de l’auteur. 329 Ibid., p. 108. 330 Jacques LACAN, Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 57.

Page 225: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

225

la douleur qu’ont engendrées au moment de leur excogitation les termes et les

fonctions du calcul infinitésimal, voire plus tard la régularisation, l’entérinement,

la logification des mêmes termes et des mêmes méthodes, voire l’introduction

d’un nombre de plus en plus élevé, de plus en plus élaboré de ce qu’il nous faut

bien à ce niveau appeler des mathèmes. Lesdits mathèmes ne comportent

nullement une généalogie rétrograde, ne comportent aucun exposé possible

pour lequel il faudrait employer le terme d’historique.

Cette première référence au mathème se trouve dans le contexte de

l’enseignement de la psychanalyse. Nous pouvons affirmer, donc, que les

mathèmes chez Lacan sont le résultat de deux variables. La première est la

transmission et l’enseignement de la psychanalyse. La deuxième, comme nous

venons de le voir, est le fruit d’un long et dur travail sur les formalisations

mathématisantes et l’introduction de la de la fonction de l’écrit, c’est-à-dire de la

notion de lettre et la différence entre dire et écrire.

Nous analyserons la question du mahtème et l’usage de trois manières : a)

le contexte de son apparition et sa relation avec la transmission ; b) comment les

mathèmes produit une lecture rétrospective des écritures, algorithmes et

formules mathématiques avant que Lacan le propose ; et, c) si l’existence des

mathèmes dure jusqu’à la fin de l’enseignement de Lacan ou s’ils sont, au

contraire, substitués par les formalisations des nœuds et tresses.

a. Contexte de la création des mathèmes et transmission de la psychanalyse

Le mathème est formulé par Lacan pendant une série de conférences à l’hôpital

de Saint-Anne intitulées Le savoir du psychanalyste331. Ce sont trois évènements

proches chronologiquement qui peuvent nous expliquer les raisons pour

lesquelles Lacan a proposé son mathème : 1) la proposition de la passe et de la

revue Scilicet dans la relativement nouvelle École freudienne de Paris fondé par

331 Ces conférences ont été prononcées par Lacan en même temps que son séminaire …ou pire. La moitié de ces conférences ont été publiées par Jacques-Alain Miller dans un petit livre nommé Je parle aux murs et le reste dans la version officielle du séminaire …ou pire. Il existe des versions AFI et STAFERLA de ce séminaire sous le nom Le savoir du psychanalyste.

Page 226: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

226

Lacan (mai 1968) ; 2) la première réunion d’information de la psychanalyse au

Centre Expérimentale de Vincennes (décembre 1968)332 ; et, 3) l’invitation au

cycle de conférences à l’hôpital de Saint-Anne (1971).

La revue Scilicet et la Proposition du 9 d’octobre 1967 constituent des

inventions faites par Lacan afin de créer une alternative, plus ajustée aux

élaborations psychanalytiques lacaniennes, de transmettre la psychanalyse. La

revue Scilicet est une publication semi-anonyme qui vise à dégonfler la

transmission par le transfert à un auteur et la passe est un dispositif pour

transmettre quelque chose d’une analyse. La revue Scilicet et le dispositif de la

passe ont fait partie intégrale de la nouvelle École. Ces donnés doivent être lus à

la lumière de la thèse de Jean-Claude Milner –à laquelle nous souscrivons,

d’ailleurs– à propos de la possibilité de transmettre la psychanalyse dans un

contexte universitaire –soit à Vincennes ou à Saint-Anne333– grâce à l’invention

du mathème334. Le mathème est une création qui se joint aux inventions pour

transmettre la psychanalyse dans le contexte de l’École freudienne de Paris335.

Quels sont les enjeux dans le mathème qui intéressent Lacan dans la

transmission de la psychanalyse ? La création du mathème implique une

332 Même si la première Assemblée générale a eu lieu le 23 juin 1969, la première réunion publique a eu lieu le 4 décembre 1968. Cf. Information de Bernard Mérigot, ancien secrétaire du Département de Psychanalyse du Centre Expérimentale de Vincennes, http://www.savigny-avenir.fr/2014/08/08/lenseignement-de-la-psychanalyse-a-luniversite-un-apport-inedit-de-serge-leclaire-1924-1994-la-reunion-critique-du-departement-de-psychanalyse-du-cuevuniversite-d/ consulté le 14 janvier 2017. 333 En ce cens, ce n’est pas un hasard si le mathème est conçu dans ses conférences Le savoir du psychanalyste à Saint-Anne et non dans le cadre de son séminaire …ou pire. 334 Cf. Jean-Claude MILNER, L’œuvre claire. Lacan, la science, la philosophie, Seuil, Paris, 1992. Notamment le chapitre IV. 335 Nous avons déjà affirmé que la transmission est associée à l’écriture, donc au mathème, alors que l’enseignement –les séminaires– est lié à la parole et au langage oral. Cette lecture est bien fondée sur les derniers séminaires de Lacan, même si à cette époque Lacan prononce le mot mathème indistinctement pour son enseignement ou pour la transmission. Peu à peu Lacan fera cette distinction implicitement. Le point d’inflexion se trouve dans le séminaire suivant : Encore. Soulignons la différence dans cette série des citations : « je veux dire recevable mathématiquement, d’une façon qui puisse s’enseigner, car c’est cela que veut dire mathème », Jacques LACAN, …ou pire, p. 146 ; « Un mathème est ce qui, proprement et seul, s’enseigne », Jacques LACAN, …ou pire, p. 152 ; « aux signes qu’on appelle mathématiques, mathèmes, uniquement de ce fait qu’eux se transmettent intégralement », Jacques LACAN Encore, p. 100 ; « La formalisation mathématique est notre but, notre idéal. Pourquoi –parce que seule elle est mathème, c’est-à-dire capable de se transmettre intégralement », Jacques LACAN, Encore, p. 108. L’accent est de l’auteur. Il faut remarquer que, même si Lacan utilise le verbe « enseignement », il est conjugué de manière impersonnelle : « s’enseigne ». Cette impersonnalité doit être opposée au syntagme « mon enseignement » que Lacan emploie pour se référer à son séminaire. Cf. Jacques LACAN, Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005.

Page 227: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

227

transmission à contre-courant du transfert, détachée des effets pervers du

discours de l’Université336 et sans que le contexte ou l’histoire337 soient

nécessaires. Le mathème est en définitive un moyen d’assurer la transmission

plus proche de la science338, mais ad hoc aux exigences de l’irreprésentabilité du

réel339 sans faire appel au mysticisme340.

Les mathèmes sont aussi la réponse à une question précise que Lacan se

pose pendant sa conférence à Saint-Anne : quelle est la racine de

l’incompréhension des mathématiques ? L’incompréhension, affirme Lacan, est

un symptôme. Un symptôme de quoi ? Un symptôme des quatre discours qui

sont révélés par le discours de l’analyste. Lacan le dit ainsi341 :

336 « S’il y a une chose qui est certaine, c’est que je n’ai pu, ces trois discours, les articuler en une sorte de mathème que parce que le discours analytique a surgi. Et quand je parle du discours analytique, je ne suis pas en train de vous parler de quelque chose de l’ordre de la connaissance. Il y a longtemps qu’on aurait pu s’apercevoir que le discours de la connaissance est une métaphore sexuelle, et lui donner sa conséquence, à savoir que, puisqu’il n’y a pas de rapport sexuel, il n’y a pas non plus de connaissance », Jacques LACAN, Je parle aux murs, p. 66. 337 « Nous savons assez d’histoire pour savoir la peine et la douleur qu’ont engendrées au moment de leur excogitation les termes et les fonctions du calcul infinitésimal, voire plus tard la régularisation, l’entérinement, la logification des mêmes termes et des mêmes méthodes, voire l’introduction d’un nombre de plus en plus élevé, de plus en plus élaboré de ce qu’il nous faut bien à ce niveau appeler des mathèmes. Lesdits mathèmes ne comportent nullement une généalogie rétrograde, ne comportent aucun exposé possible pour lequel il faudrait employer le terme d’historique », Jacques LACAN, Je parle aux murs, p. 57. 338 « Il est évident que la question est de savoir comment lalangue, que nous pouvons momentanément dire être corrélative de la disjonction de la jouissance sexuelle, a un rapport évident avec quelque chose du réel. Mais comment de là aller à des mathèmes qui nous permettent d’édifier la science ? Ça, c’est véritablement la question, la seule question. Et si nous regardions d’un peu plus près comment c’est foutu, la science ? », Jacques LACAN, Je parle aux murs, p. 74. 339 « Les champs dont il s’agit sont constitués de réel, aussi réel que la torpille et que le doigt d’un innocent qui vient de la toucher. Le mathème, ce n'est pas parce que nous l’abordons par les voies du symbolique qu’il ne s’agit pas du réel » ; « Ce qui définit un discours, ce qui l’oppose à la parole, je dis que, pour l’approche parlante, c’est que le détermine le réel. C’est cela qui est le mathème. Le réel dont je parle est absolument inapprochable, sauf par une voie mathématique », Jacques LACAN, Je parle aux murs, p. 60 et 68. 340 « C’est la conquête de l’analyse que d’en avoir fiât mathème, quand la mystique auparavant ne témoignait de son épreuve qu’à en faire l’indicible » ; « Il ne leur est sans doute pas encore parvenu que plus d’une logique s’est prévalue de s’interdire ce fondement, et de n’en pas moins rester «formalisée », ce qui veut dire propre au mathème. Qui reprocherait à Freud un tel effet d’obscurantisme et les nuées de ténèbres qu’il a aussitôt, de Jung à Abraham, accumulées à lui répondre ? –Certes pas moi qui ai aussi, à cet endroit (de mon envers), quelques responsabilités », Jacques LACAN, « L’étourdit », Autres écrits, p. 485 et 492. 341 Jacques LACAN, Je parle aux murs, p. 59.

Page 228: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

228

L’incompréhension mathématique doit donc être bien autre chose qu’une

exigence qui ressortirait d’un vide formel. À en juger par ce qui se passe dans

l’histoire des mathématiques, il n’est pas sûr que l’incompréhension ne

s’engendre de quelque rapport du mathème, fût-il le plus élémentaire, avec une

dimension de vérité. Ce sont peut-être les plus sensibles qui comprennent le

moins.

Si Lacan se demande sur l’incompréhension des mathématiques comme

symptôme est parce qu’elle s’engendre par un certain rapport au mathème, c’est-

à-dire parce que le mathème est un savoir sur la vérité342 :

Je n’ai rien trouvé de mieux que ce que j’appelle le mathème pour approcher

quelque chose concernant le savoir sur la vérité.

Lacan a déjà construit les quatre discours deux ans avant sa conférence à Saint-

Anne. Pour cette raison, le discours de l’analyste est le seul discours qui peut

révéler l’incompréhension symptomatique des mathématiques. Cette

incompréhension est un effet de structure. En effet, le discours de l’analyste a le

savoir en position de vérité : a/S2$/S1 (à bas et à gauche). Le savoir en position

de vérité est la structure même du mathème.

Le savoir sur la vérité dans le discours est paradoxal. Autrement dit, le

discours de l’analyste est une reformulation de la vérité comme mi-dit –elle ne

peut que se mi-dire343–, car elle a une structure de fiction344 et « rattrape l'erreur

au collet de la méprise »345. Le symptôme révèle toujours la vérité comme

quelque chose de structurel. Par conséquent, au moment de la formulation des

quatre discours –la première écriture qui peut être nommée strictement comme

342 Jacques LACAN, …ou pire, p. 199. 343 « Ca ne va pas sans dire, on voit que c'est le cas de beaucoup de choses, de la plupart même, y compris de la chose freudienne telle que je l'ai située d'être le dit de la vérité. C'est ainsi que le dit ne va pas sans dire. Mais si le dit se pose toujours en vérité, fût-ce à ne jamais dépasser le mi-dit, le dire ne s'y couple que d'y ex-sister, soit de n'être pas de la dit-mension de la vérité », Jacques LACAN, L’acte psychanalytique, séance du 21 février 1968. 344 « La vérité y fait paraître sa structure de fiction », Jacques LACAN, « La psychanalyse et son enseignement » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 451. 345 Jacques LACAN, Les écrits techniques, p. 291.

Page 229: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

229

mathème–, le discours de l’analyste révèle le cœur du mathème car il a le savoir

en position de vérité. Il montre aussi, en tant que l’envers du discours du Maître,

que l’impuissance devant de l’incompréhension des mathématiques est dans le

discours de l’analyste une impossibilité structurelle. Pour cette pente nous

pouvons expliquer pourquoi le mathème a pour vocation la localisation des

impasses, c’est-à-dire des impossibilités. De même, pour qui le mathème, en

étant structuré comme discours de l’analyste, est incompatible avec le discours

de l’Université –parce qu’il n’est pas un savoir d’une présence– ou avec le

discours du Maître –parce que ces petites lettres ne sont pas univoques346.

En résumé, la création des mathèmes correspond à un moment où Lacan

se posait des questions sur la transmission de la psychanalyse. Cette inquiétude

de la transmission se passe dans une conférence à Saint-Anne sur le savoir du

psychanalyste, où il s’interrogeait sur la cause de l’incompréhension des

mathématiques à la lumière de la psychanalyse. Question qu’il répond par la

première formule qui a un statut de mathème : le discours du psychanalyste et ce

qu’il révèle des trois autres discours. Le mathème en ayant un caractère de

localisateur des impasses est corrélé avec le dispositif de la passe347. Il fait partie

des inventions novatrices pour transmettre la psychanalyse au sein de l’École

freudienne de Paris : la revue Scilicet et la fondation du Département de

psychanalyse au Centre expérimental de Vincennes. Le mathème garantit un

minimum de transmission intégral dans le contexte d’une université

expérimentale. 346 « Car le discours du Maître commence avec la prédominance du sujet en tant que justement qu’il tend à ne se supporter que de ce mythe ultra-réduit d’être identique à son propre signifiant. C’est en quoi je vous ai indiqué la dernière fois ce qu’on appelle la mathématique », « C’est là le principe du discours du Maître, en tant qu’il fait maître de se croire univoque », Jacques LACAN, L’envers de la psychanalyse, p. 102 et 118. Nous devons comparer cette citation avec cette autre qui date de l’année d’avant : « Première condition, un langage sans équivoque. Je viens de vous rap- peler le caractère sans équivoque du discours mathématique », Jacques LACAN, D’un Autre à l’autre, p. 96. L’usage subversif de Lacan implique la non-univocité du discours mathématique. Une autre piste : subversion chez Lacan veut dire de plus en plus « une quart de tour », caractéristique essentielle du changement entre les quatre discours radicaux. 347 Le mathème et la passe, même s’ils sont des dispositifs différents, ils constituent deux inventions pour transmettre la singularité à contre-courant de la vocation universelle de l’université. Néanmoins, le mathème transmit ce qui ne passe pas : l’impasse. En revanche, la passe vérifie ce qui passe dans un analyse et constater s’il avait de l’analyse et de l’analyste.

Page 230: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

230

b. Anticipation et généalogie des mathèmes

Il est possible de lire rétrospectivement l’œuvre de Lacan et de trouver dès ses

premiers écrits quelques notations pouvant être considérées comme mathèmes.

Il s’agirait des mathèmes au sens restrictif du terme, c’est-à-dire des notations

algébriques, algorithmes, petites lettres, graphismes ou sténographies. Ces

notations anticipaient certaines caractéristiques qui poseront les mathèmes au

sens strict du terme –vocation de transmission, résultat d’une formalisation,

localisateurs d’impasses, point de savoir sur la vérité. Nous ferons à présent une

brève généalogie de ces anticipations du mathème tout au long de l’œuvre

lacanienne.

La première trace qui pourrait être considérée comme notation

mathématique coïncide avec la première formalisation utilisée par Lacan. Elle

date de 1945 et se trouve dans l’écrit Le temps logique, où Lacan emploie la

théorie des jeux et fait des graphismes sous la forme des cercles. Il écrit aussi

dans un bas de page des notations logiques en lettres –A, B, C et D. Tous les deux,

graphismes et notations, servent à formaliser et à exprimer l’argument d’une

manière plus réduite et simple. La même année, Lacan publia aussi l’écrit Le

nombre treize, où il emploie similairement la théorie des jeux comme élément

formalisant. Dans cet écrit nous pouvons trouver des notations arithmétiques et

d’équations algébriques destinées à saisir le nombre des mouvements

nécessaires pour trouver la pièce « bizarre » dans un nombre total des pièces. De

même, on y trouve les premiers modèles visant à simplifier l’argument. Il est

frappant que ses modèles aient la même notation que ceux de Le temps logique,

c’est-à-dire des cercles noirs et blancs348.

Nous avons vu que le début de son enseignement en 1953 a comme

corrélat une formalisation de la psychanalyse à l’aide de la linguistique et

l’anthropologie structurelle. Pendant cette période les notations algébriques

348 Peut-être ces cercles sont les mêmes notations que Lacan écrit dans les premiers schémas. Ces cercles sérient les signifiants qui représentent les prisonniers, les pièces, la parole vide ou la parole pleine. Cf. La figure « un schéma de l’analyse » (Jacques LACAN, Les écrits techniques, p. 312) ou le schéma L (Jacques LACAN, « Le séminaire sur La lettre volée », p. 53).

Page 231: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

231

apparaissent et se multiplient. En 1954 Lacan écrit O-O’ pour simplifier la

relation entre le moi et l’autre349 ; en 1955 il utilise des notations pour codifier

un jeu qui se déploie dans le conte La lettre volée ; en 1955 l’algorithme du

signifiant chez Ferdinand de Saussure (S/s)350. Ce ne sont que des abréviations

des mots, phrases ou arguments sous la forme des notations. En ce sens, elles ont

une fonction représentationnelle, voire signifiante.

Avec l’objectif de formaliser le cas du petit Hans, en 1956 Lacan

entreprend la tâche de construire la formule de la métaphore paternelle.

Simultanément, il formule les premiers algorithmes en prenant les

formalisations de Roman Jakobson, ceux de la métaphore et de la métonymie.

Ces efforts pour construire des formules écrites ambitionnent de « donner des

points de repère fixes, sur lesquels on puisse n’avoir pas à revenir dans la

discussion »351. Ils ont une fonction de réduction, d’abréviation et de

transmission. Ils expriment aussi les lois de transformation. Les notations telles

que S, a’, a, Es ou $ sont contemporaines aux premiers modèles et schémas. Avec

ces notations et l’effort pour formaliser le cas Hans en écrivant la formule de la

métaphore paternelle, le recours de l’algèbre se généralise pendant 5 ans. Des

notations comme , S(Ⱥ) ou ◊ commencent à apparaître plus fréquemment. Il

est important de dire que l’usage subversif implique une lecture équivoque des

formules. La barre entre signifiants ou entre éléments peut se lire au moins de

trois manières : comme division arithmétique (proportion), comme résistance à

la signification ou comme détermination de l’élément supérieur par l’inférieur.

Simultanément, le signe de minus « - » dans la notation - peut se lire comme

négativisation, manque ou signe de soustraction.

349 Jacques LACAN, Les écrits techniques de Freud…, p. 312. 350 Il est intéressant de regarder de près le mouvement qui fait Lacan pour codifier la chaîne signifiante dans « Le séminaire sur La lettre volée ». Le primer niveau, celui de la symbolisation, est noté par les symboles + et -. Le deuxième, qui codifie la syntaxe, est fait de nombres. Le troisième niveau, qui introduit les impossibilités –le caput mortum, c’est-à-dire le point réel ou d’impossibilité–, est écrit par des lettres grecques. Nous pouvons faire l’hypothèse que Lacan annonce que l’imaginaire est le terrain des symboles, le symbolique est le sol des nombres et le réel s’écrit par des lettres. 351 Jacques LACAN, La retlation d’objet…, p. 411.

Page 232: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

232

Les formalisations plus ambitieuses, comme le graphe du désir, sont

accompagnées des notations plus complexes qui écrivent l’articulation entre les

registres imaginaire et symbolique. Pour illustrer nous trouvons des notations

telles que i(a) ou I(A), le premier pour le moi idéal (imaginaire) et le second pour

l’idéal du moi (symbolique). Il est clair, par exemple, que les lettres majuscules

dessinent les éléments symboliques dans les diagrammes –modèles, schémas,

graphes, etc. En revanche, les lettres minuscules constituent des éléments

imaginaires. Lacan conservera cette règle de distinction pour les notations

jusqu’à la fin de son enseignement. Il écrira le registre des éléments du registre

du réel par des lettres minuscules en italiques. Par exemple, la demande qui est

de l’ordre du symbolique sera écrite comme « D » et le désir, plus proche du réel

–car il se trouve entre les deux vecteurs du graphe du désir–, il se désigne par un

« d ». La distinction entre le moi et l’objet a réside dans les caractères italiques –

le premier étant « a » et le deuxième « a ».

À partir du séminaire Les formations de l’inconscient (1957), que Lacan

consacre à la construction du graphe du désir, l’algèbre lacanienne se multiplie et

les écritures et notations qu’il a créées avant sont reprises par le modèle optique

et par les schémas. Il est remarquable comment Lacan emploie des notations de

la théorie des nombres ou de la logique. Par exemple, l’écriture du phallus

imaginaire qui est aussi le symbole pour le nombre d’or ou la proportion dorée :

Tout se passe comme si Lacan voulait équivoquer ou subvertir l’usage

mathématique de certains symboles. Nous trouvons aussi des écritures ou

notations qui sont construites en utilisant des symboles et opérateurs logiques.

Par exemple, le symbole du losange, ◊. Ce symbole est une construction des

opérateurs logiques telles la disjonction ∨, la conjonction ∧, mineur que < et

majeur que >. Lacan emploie ses symboles pour signaler, par exemple, que le

sujet est majeur que l’objet ($>a) ou que le sujet est en disjonction de l’objet

($∨a). Si l’on joint les quatre opérateurs, si l’on les prend ensemble, on a une

relation paradoxale entre le sujet ($) et l’objet (a). Il s’agit de l’emploi subversif

de Lacan : l’objet et le sujet sont en conjonction disjonctive –un opérateur

Page 233: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

233

inventé par Lacan qui anticipe le concept philosophique deleuzien de synthèse

disjonctive352– et une relation « entravée ». En tout cas, l’objet et le sujet n’ont

pas une relation harmonique, complémentaire ou d’équivalence. Lacan invente

une autre ressource dans ses notations algébriques, la barre ou le « slash ». Bien

que Lacan ait déjà écrit cette barre pour le sujet barré ($), la barre sur A implique

que le registre du symbolique n’est pas complet (Ⱥ)353. La ligne diagonale qui

barre la lettre A nous permet de lire rétrospectivement les ratures et les lignes

sur autres notations comme quelque chose de l’ordre du réel. Nous avons, par

exemple, la barre « résistante à la signification » dans l’algorithme du signe

saussurien. Dans le même ordre d’idées, il est possible de lire le losange ou

poinçon (◊) comme coupure ou le $ comme la rupture de la chaîne signifiante. Ce

nouvel usage persistera jusqu’à la fin de l’enseignement de Lacan. L’exemple le

plus connu c’est « la femme n’existe pas » : La

En 1961 Lacan écrit sur le tableau les formules du fantasme obsessionnel

et hystérique sur la base des algorithmes de la métaphore et la métonymie. Ces

formules sont possibles grâce à la distinction entre phallus symbolique () et

phallus imaginaire (), tous les deux étant des opérateurs dans une structure. La

conception du grand Autre barré (Ⱥ) fait aussi partie de ces formules dont on

« peut lire ce rapport [à l’Autre] de plusieurs façons »354 :

Fantasme obsessionnel Ⱥ◊(a, a’, a’’, a’’’, …)

Fantasme hystérique (a/-◊A)

Pour la première fois les formules sont conçues avec des éléments qui écrivent

un manque dans l’ordre symbolique. Par exemple, le grand Autre barré ou le

352 La synthèse disjonctive « désigne le système de permutations possibles entre des différences qui reviennent toujours au même, en se déplaçant, en glissant », ou encore « des différences qui reviennent au même sans cesser d’être des différences ». Félix GUATTARI et Gilles DELEUZE, L’Anti-Œdipe, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 18 et 82. 353 Au début Lacan se réfère à la barre sur l’A du grand Autre comme « le schibboleth de l’analyse », Jacques LACAN, Le désir et son interprétation, p. 193. La barre s’exprime dans ce séminaire comme «Le grand secret (...) Il n’y a pas Autre de l’Autre », Ibid, p. 353. 354 Jacques LACAN, Le transfert, p. 299-300.

Page 234: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

234

phallus symbolique comme ce qui répond à la place où se produit le manque de

signifiant355.

Le séminaire sur l’identification (1962-1963), comme nous l’avons signalé

dans la partie de la formalisation, ouvre une séquence nouvelle : celui de l’usage

de la topologie des surfaces et son articulation à la logique. À partir de ce

séminaire, Lacan se sert d’une espèce de « traduction » entre la topologie et ses

notations algébriques. C’est mouvement est contemporain de la définition de

l’objet a comme une lettre qui a une fonction algébrique356 :

Cet objet [l’objet a], nous le désignons par une lettre. Cette notation algébrique a

sa fonction. Elle est comme un fil destiné à nous permettre de reconnaître

l’identité de l’objet sous les diverses incidences où il nous apparaît. La notation

algébrique a justement la finalité de nous donner un repérage pur de l’identité,

ayant déjà été posé par nous que le repérage par un mot est toujours

métaphorique.

Dans notre lecture, la phrase antérieure implique que la lettre est une

assignation d’une notation à un trou. Ce qui anticipe la fonction de frayage de la

lettre.

Dix ans après le début de son enseignement, Lacan s’approprie d’un style

mathématique au point qu’il parle de « mon algèbre » ou même d’une « algèbre

lacanienne »357. À cette époque, 1963-1964, Lacan introduit pour la première fois

le syntagme « petites lettres »358, expression typique du mathème, pour se

référer à l’algèbre. Ces notations algébriques ont aussi deux autres emplois :

écrire une formule du transfert359 –usage technique– et une construction

355 Ibid., p. 350. 356 Jacques LACAN, L’angoisse, p. 102. 357 Jacques LACAN, Les quatre concepts, p. 14, 60 et 73. 358 Ibid., p. 37 et 205. L’expression a été employée deux fois. 359 « Le transfert –je l'aborderai, j'espère, la prochaine fois– nous introduira directement aux algorithmes que j'ai cru devoir avancer dans la pratique, spécialement aux fins de la mise en œuvre de la technique analytique comme telle », Ibid., p. 22.

Page 235: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

235

alternative du losange par le biais des opérateurs logiques –pour concevoir la

logique de l’aliénation et la séparation de l’Autre360.

Entre 1964 et 1968, c’est-à-dire du séminaire 12 au 16, Lacan continue la

tâche de « traduction » de la topologie des surfaces en termes de son algèbre –

jamais une formulation en termes d’une topologie algébrique361. Par exemple,

lorsqu’il assigne la formule S/s à la coupure de la bande de Möbius, S(Ⱥ) au

« centre extérieur » du Tore ou $◊a au Cross-cap. Le S(Ⱥ) de l’algèbre lacanienne

entraine le Pari de Pascal362, l’intervalle entre l’énoncé et l’énonciation363, le lieu

où l’analysant devient analyste ou la relation entre vérité et sujet supposé

savoir364. Cette dernière référence est cruciale, car elle est contemporaine de

l’algorithme du transfert, c’est-à-dire de la formule du Sujet supposé Savoir.

L’algorithme se formule trois mois avant cette référence, dans La proposition du

9 octobre 1967 à propos de la passe au sein de l’École freudienne de Paris365.

Entre le séminaire 9 et 16, Lacan introduit aussi une autre fonction de la

lettre, cette fois-ci à travers de la théorie des ensembles. Les notations de cette

branche des mathématiques sont aussi des lettres. Les lettres non algébriques de

la théorie des ensembles montrent une autre caractéristique de la lettre

lacanienne : la propriété de réduction. La logique, l’algèbre ou la théorie des

ensembles ont la vertu de réduire366, c’est-à-dire de dépouiller l’imaginaire et le

symbolique pour localiser l’irréductible du réel. Le réel de l’impasse367.

360 Le losange ou poinçon devient le « vel » de l’aliénation et la séparation. Ibid., p. 190. 361 Nous avons déjà déplié les raisons du non-usage de la topologie algébrique chez Lacan dans la partie des diagrammes, notamment à propos de la topologie des nœuds. 362 Jaques LACAN, L’objet de la psychanalyse, séance du 2 février 1966. 363 « Je ne peux pas le dire, mais je peux l’écrire. C’est pourquoi j’écris S(Ⱥ) : S signifiant du grand A barré, comme constituant un des points nodaux de ce réseau autour duquel s’articule toute la dialectique du désir, en tant qu'elle se creuse de l'intervalle entre l’énoncé et l’énonciation », Jaques LACAN, La logique du fantasme, séance du 18 janvier 1967. 364 Jaques LACAN, L’acte analytique, séance du 10 janvier 1968. 365 Jaques LACAN, « Proposition du 9 d’octobre de 1967 » in Autres écrits, p. 248. 366 « Cette logique dite symbolique par rapport à la logique traditionnelle, sinon cette réduction des lettres » et « La portée générale en ce qu’on s’y efforce de réduire tout champ de l’expérience mathématique accumulée par des siècles de développement, et je crois qu’on ne peut pas en donner de meilleure définition que c’est la réduire à un jeu de lettres », Jacques LACAN, L’identification, séances du 24 janvier 1962 et du 11 avril 1962. 367 « (…) le mouvement de réduction qui habite le discours logique, pour nous centrer perpétuellement sur ce qui est faille », Jaques LACAN, D’un Autre à l’autre, p. 48

Page 236: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

236

Lacan insiste peu à peu sur la vertu de manipulation de la lettre : « mais si

tout usage de la lettre se justifie de démontrer qu’il suffit du recours à sa

manipulation pour ne pas se tromper, à condition qu’on sache s’en servir »368. Ce

type de déclarations commencent à être plus insistantes à partir de 1968.

Manipulation des lettres, réduction, opposition entre dire et écrire sont les

topiques qui dominent le séminaire 16 et qui préparent le terrain pour la

naissance au sens strict du mathème. Compte tenu de ce qui précède, Lacan

commence son séminaire D’un Autre à l’autre en écrivant sur le tableau la phrase

qui résume le virage au mathème proprement dit : « L’essence de la théorie

psychanalytique est un discours sans paroles »369. Ce discours ne se soutient que

par l’écriture : « De cette écriture radicale, je vais chercher la trame dans la

logique mathématique »370. Lacan ne parle pas de mathème dans son séminaire

17, L’envers de la psychanalyse. Néanmoins, implicitement et explicitement, les

quatre discours inaugurent l’époque du mathème. En effet, lorsque Lacan

construit les quatre discours il ne disposait pas du mot mathème. Il est

seulement quand Lacan forge le terme « mathème » qu’il nomme les quatre

discours comme des mathèmes371.

Qu’est-ce que le mathème ? N’étant ni axiome ni métalangage, le mathème

incarne l’idéal de la formalisation, car il se transmet intégralement. Le mathème

est la limite de la formalisation et sa conséquence : ce qui peut s’écrire lorsque la

parole ne peut pas avancer et ce qui circonscrive les trous372 d’une formalisation.

368 Jacques LACAN, L’acte analytique, séance du 17 janvier 1968. 369 Jacques LACAN, D’un Autre à l’autre, p. 11 (au tableau). « Un discours sans parole » se répète deux fois encore, Ibid., p. 159 et174. 370 Ibid., p. 158. 371 « L’objet a dont je vous ai parlé tout à l’heure n’est pas un objet, c’est ce qui permet de tétraédrer chacun de ces quatre discours à sa façon. Ce que ne peuvent pas voir, chose curieuse, les analystes, c’est que l’objet a n’est pas un point qui localise quelque part les quatre qu’ils forment ensemble, c’est la construction, c’est le mathème tétraédrique de ces discours », Jacques LACAN, Je parle aux murs, p. 70-71. 372 Parfois la mathématique prend la forme de cerner les trous, quelquefois elle a la fonction de créer des trous : « C’est le progrès de la mathématique, c’est de ce que la mathématique soit arrivée par l’algèbre, à s’écrire entièrement que l’idée a pu venir de se servir de la lettre pour autre chose que pour faire des trous », Jacques LACAN, D’un discours que ne serait pas du semblant, p. 139.

Page 237: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

237

Le mathème est une écriture que révèle la structure des quatre discours et le cœur

des formules de la sexuation, parce qu’il désigne la structure en cause du discours

du psychanalyste373 : le savoir en position de vérité, l’absence de relation sexuelle

et les tensions du tripode réel-savoir-vérité. Le mathème est une écriture que

limite la quantité des lectures374, il a une tendance à l’univocité375 –des

impasses376–, il réduit la dimension imaginaire et il se trouve au-delà du support

de la parole –en étant son support l’écriture. Bien que le mathème soit tout ça, il

a une dimension imaginaire377, ses lettres sont équivoques378 et pour les

transmettre il est nécessaire un minimum de parole379. Le mathème est, donc, en

tension avec le côté pathétique des mathématiques.

Le pathème est la résonance et l’élément en tension avec le mathème en

toute formalisation. La base du côté pathèmatique des formalisations est la

psychanalyse freudienne. En effet, en tant que la formalisation est une

symbolisation, elle implique un effort de renonce, c’est-à-dire de différer la

satisfaction immédiate au profit de quelque chose d’autre. L’évidemment et le

373 « Le mathème n’est pas une simple abréviation, ou une inscription sténographique, mais il a l'ambition de dénoter une structure réellement en cause dans le discours psychanalytique et à partir de là dans les autres discours », Marc DARMON « Mathème », sur l’internet, 1992. http://freud-lacan.com/freud/Champs_specialises/Theorie_psychanalytique/Matheme, consulté le 28 février 2017. 374 « On n’ait affaire à un champ qui s’appelle mathématique, et où on ne peut pas écrire n'importe quoi », Jacques LACAN, …ou pire, p. 26. 375 « Le non-enseignable, je l’ai fait mathème de l’assurer de la fixion de l’opinion vraie, fixion écrite avec un x, mais non sans ressource d’équivoque », Jacques LACAN, « L’étourdit », p. 483. 376 « Pour mieux dire, de sa réduction parfaite, de repérer et de classer, mais après coup, ce qu’il en était à la fois des procédés de démonstration de la mathématique grecque et des impasses qui leur étaient à l’avance données, il n’est absolument pas justifié de parler du mathème comme de quelque chose qui serait détaché de l’exigence véridique », Jacques LACAN, Je parle aux murs, p. 58. 377 « Imaginer le réel du symbolique, notre premier pas, fait depuis longtemps, c’est la mathématique », Jacques LACAN, RSI, séance du 13 novembre 1974. 378 « Pour permettre vingt et cent lectures différentes, multiplicité admissible aussi loin que le parlé en reste pris à son algèbre », Jacques LACAN, « Subversion du sujet », p. 816. D’ailleurs, l’équivocité des mathèmes est liée au maniement, mot clé pour le mathème et la topologie des nœuds : « Eh bien, ces petits termes plus ou moins ailés, S1, S2, a, $, je vous dis qu’ils peuvent servir dans un très grand nombre de relations. Il faut simplement se familiariser avec leur maniement », Jacques LACAN, L’envers de la psychanalyse, p. 218. 379 « On ne sait absolument pas ce qu’ils veulent dire [les mathèmes], mais ils se transmettent. Il n’en reste pas moins qu’ils ne se transmettent qu’avec l’aide du langage, et c’est ce qui fait toute la boiterie de l’affaire », Jacques LACAN, Encore, p. 100.

Page 238: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

238

côté anti-représentationnel du mathème comportent des efforts et une limite

dans sa finalité380 :

Et même si ces formalisations réduites à des variables ou des fonctions évident

toute substance référentielle, on aurait tort de croire que serait totalement

évacuée ou vidée tout pathétique dans cette épure. D’autant que, dans le champ

purement mathématique, l’engendrement de toutes ces formules (en particulier

l’élaboration progressive du calcul infinitésimal) n’est pas sans peine et sans

douleur. (…) Le mathème émeut, suscite de l’émotion dans ce mouvement

d’épuration par lequel il approche, borde, marque l’opération mutative, la

transformation du sujet dans ses modes de subjectivation.

Jean-Louis Sous résume ainsi le côté pathétique des formalisations qui

débouchent sur un mathème. En conséquence, le mathème est un idéal. Il est

aussi un idéal parce qu’il échoue. Le mathème échoue comme tout idéal, et pour

la même raison Lacan ne cesse pas de souhaiter que la psychanalyse soit

transmissible et enseignable par le mathème.

La vocation du mathème, en tant qu’idéal, est de créer un pont entre la

psychanalyse et la science mathématisée –selon le modèle koyréen. Grâce au

savoir en position de la vérité, le mathème n’est pas installé dans le discours de

l’université. Le mathème échappe au terrain du discours du Maître par la même

raison, mais aussi en vertu de l’équivocité de ses lettres381. Le mathème est

« fixion » de ce qui du réel échappe toujours au dire. Le mathème s’émancipe de

la parole de l’auteur et il se soutient des relations entre lettres qui limitent la

parole et la dimension imaginaire pour ne pas altérer ou produire une distorsion

de la transmission. Tels sont ses pouvoirs de transmission qui visent à propager

380 Jean-Louis SOUS, « Le pathétique du mathème » in Prendre langue avec Jacques Lacan. Hybridations, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 85. 381 « Le propre d’une algèbre, c’est de pouvoir avoir diverses interprétations. Le S(Ⱥ), ça peut vouloir dire toutes sortes de choses, jusques et y compris la fonction de la mort du père. Mais, à un niveau radical, au niveau de la logification de notre expérience, S(Ⱥ) c’est exactement –si elle est quelque part et pleinement articulable– ce qui s’appelle la structure », Jacques LACAN, D’un Autre à l’autre, p. 291.

Page 239: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

239

la psychanalyse sans appel ni au transfert ni au contexte historique ou de la

situation382.

Le nom mathème se justifie selon son étymologie. Même si la racine du

« mathème » ne provient pas du mot « mathématique ». Mathémata veut dire

« science » ou « mathématique » en grec. La vraie racine du terme mathème

dérive est mathésis. Cette étymologie est plus appropriée383. Mathésis signifiée ce

que l’on peut enseigner à un élève, apprendre à un disciple. Néanmoins, nous

pouvons dériver le terme « mathème » de ces deux racines, une espèce d’hybride

de ces origines étymologiques. Cette intrication est plus proche des intentions

lacaniennes de transmission et au aussi de donner rigueur à la psychanalyse sans

être capturé ni pour la philosophie ni pour le discours de l’université. Le

« mathème » condense la transmission et le pont entre psychanalyse et discours

scientifique.

Le mathème s’inspire du discours scientifique, sans pourtant s’identifié à

lui : « le truc analytique ne sera pas mathématique. C’est bien pour ça que le

discours analytique se distingue du discours scientifique ». Cette phrase a été

citée plusieurs fois pour « démontrer » que Lacan renonce à la fin de son

enseignement aux mathématiques. Nous avons une autre lecture : Le réel est

l’impasse même de la formalisation et « le truc analytique » commence justement

lorsque on doit faire quelque chose avec les impossibles. Même Lacan parle des

« pouvoirs des impossibles »384. Bref, le réel est l’impasse même de la

formalisation, donc, le réel n’est jamais avant la formalisation. Le truc analytique

n’est pas mathématique, certes. Mais le truc analytique –celui de savoir faire avec

382 Cf. Marc DARMON, « Mathème ». 383 « Et là, il faut entendre le mot mathèmata dans sa signification double. Les mathèmata, ce sont, bien entendu, des connaissances, mais ce sont aussi les formules de la connaissance. C’est à la fois la connaissance dans son contenu, et la manière dont cette connaissance est donnée dans des mathèmes, c’est-à-dire de l’apprentissage d’une formule donnée par le maître, écoutée par le disciple. (…) L’écriture qui est donc liée à la forme même des mathémata ne peut en aucune manière répondre à ce qui est le réel de la connaissance philosophique : le frottement continu des modes de connaissance les uns avec les autres », Michel FOUCAULT, Le gouvernement de soi et des autres, Paris, Gallimard/Seuil, 2008 cité par Jean-Louis SOUS, op. cit., p. 87. 384 Jacques LACAN, L’envers de la psychanalyse, p. 217.

Page 240: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

240

les impasses– n’existe jamais sans mathématique. Lacan jamais ne sous-estime,

ne se débarrasse ou ne renonce aux mathématiques.

Le mathème est un « pont » étrange entre la psychanalyse et le discours

de la science dans la mesure où il ne fait pas connexion, mais limite interne au

discours de la science par la matière même de la science –la formalisation

mathématique. Le mathème, en étant l’impasse dans la formalisation, démontre

que la formalisation n’est jamais complète385 :

Ainsi, le mathème, loin de faire preuve ou vérification, écrirait plutôt

l’incomplétude de la formalisation, un abord du réel toujours en souffrance, mis

à l’épreuve dans sa dimension incommensurable.

D’ailleurs, le mot « mathème » doit être entendu en résonnance avec les termes

« phonème » et « graphème » de la linguistique, ou même du concept lévi-

straussien du « mythème »386. Parallèlement, le mathème serait l’unité minimale

d’un réel qui nous localisons ou d’un réel que nous cernons. Par ce versant, nous

pouvons lire le pathème ou le pathétique du mathème autrement387 :

Le mathème tenterait de toucher le pathétique de ce qui demeure en souffrance

non par connaissance spéculaire ou empathique, mais par cette production de

savoir autour de l’objet en cause, décomposant tout semblant et s’écartant de

tout pathos.

L’effort pathétique pour cerner le réel, montre aussi une voie mathématique

pour toucher un autre pathème : celui du réel de la jouissance. En effet, le lieu de

385 Jean-Louis SOUS, « Le pathétique du mathème », p. 91. 386 Le mythème est l’unité minimale d’un mythe selon Lévi-Strauss, qu’à son tour, est une appropriation du « phonème », « lexème » ou « gramme » -qui proviennent de la linguistique- pour étudier la structure du mythe. Le mathème, en ce sens là, est l’unité minimale de transmission. D’ailleurs, le mathème est la radicalisation du programme lacanienne inspirée dans les mathématiques du groupe Bourbaki. La revue Silicitet est aussi inspirée du même groupe. Mathème, la passe, Scilicet et l’École freudienne de Paris sont contemporains. 387 Jean-Louis SOUS, « Le pathétique du mathème », p. 86.

Page 241: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

241

l’impasse de la formalisation –ce qui vise le mathème– constitue aussi le même

endroit où se produit la jouissance388.

Le pathème ainsi que le langage, le sujet et le transfert sont des vecteurs à

contre-courant du mathème. Nous avons déjà déplié la question du langage par

rapport à la transmission du mathème. Cependant, le mathème doit prendre en

charge deux conditions : diminuer les effets de suggestion de n’importe quelle

autorité389 –le transfert– et, en tant qu’il vise la scientificité, tenir à distance le

sujet390. Ces éléments sont en tension dialectique avec le mathème. En

conséquence, le mathème est aussi un idéal, un idéal en tension.

Entre le séminaire 17 et le séminaire 20, nous sommes dans le zénith du

mathème. Bien que le nom mathème ait apparu à peine à la conférence à Saint-

Anne –dans le contexte du séminaire 19–, le mathème au sens strict est formulé

dans le séminaire 17. Si l’on parle strictement, le mathème est une formule

écrite, prête à se transmettre, là où se localise une impasse. Le nom du mathème

dans le séminaire 17 est « petites lettres »391. Dans ce séminaire, l’impasse est

formulée en termes d’impossibilité392. Par conséquent, les uniques mathèmes au

388 « L’articulation de ce noyau opaque qui s’appelle la jouissance sexuelle dans ce registre à explorer qui s’appelle la castration ne date que de l’émergence historiquement récente du discours psychanalytique. Voilà, me semble- t-il, ce qui mérite bien que l’on s’emploie à en formuler le mathème. On voudrait que ceci se démontre autrement que subi, subi comme une sorte de secret honteux, qui, pour avoir été par la psychanalyse publiée, n’en demeure pas moins aussi honteux, aussi dépourvu d’issue », Jacques LACAN, Je parle aux murs, p. 63. 389 « Formaliser ce discours consiste à s’assurer qu’il tient tout seul, même complètement évaporer le mathématicien », Jacques LACAN, D’un Autre à l’autre, p. 96. 390 « Le formalisme en mathématique est la tentative de soumettre ce discours à une épreuve que nous pourrions définir en ces termes –y prendre l'assurance de ce qu'il paraît bien être, à savoir de fonctionner sans le sujet », Idem. 391 Ce nom apparaît cinq fois pour se référer aux quatre discours, Jacques LACAN, L’envers de la psychanalyse, p. 130, 177, 197, 220 et 234. Il les nom aussi « petits quadripodes », ibid., p. 15 et 217. 392 « À poser la formalisation du discours et, à l’intérieur de cette formalisation, à s’accorder à soi-même quelques règles destinées à la mettre à l’épreuve, se rencontre un élément d’impossibilité », « le réel, c’est l'impossible. Non pas au titre de simple butée contre quoi nous nous cognons le front, mais de la butée logique de ce qui, du symbolique, s’énonce comme impossible. C’est de là que le réel surgit », « C’est à l’étape où s’est trouvé défini comme l’impossible à démontrer vrai le registre d’une articulation symbolique, que le réel se place, si le réel se définit de l'impossible. Voilà qui peut nous servir à mesurer notre amour pour la vérité –et aussi qui peut nous faire toucher du doigt pourquoi gouverner, éduquer, analyser aussi, et, pourquoi pas, faire désirer, pour compléter par une définition ce qu'il en serait du discours de l'hystérique sont des opérations qui sont, à proprement parler, impossibles. (…) Il est clair que

Page 242: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

242

sens strict du terme sont les quatre discours et les « formules de la sexuation » -

conçues entre le séminaire 18 et 20 et nommés comme tels dans L’étourdit. Bien

que quelques écritures, graphismes, lettres ou formules disposent des mêmes

caractéristiques que des mathèmes, les seuls qui peuvent être considérées

rétrospectivement comme mathèmes au sens strict sont S(Ⱥ), et a. En effet, ils

écrivent des impasses dans la formalisation, ils sont transmissibles et ils

entraînent le cœur du discours de l’analyste393 : savoir en position de vérité394.

Pendant les vacances d’été, entre le séminaire 19 et 20, Lacan a rédigé son

complexe écrit L’étourdit, qui comprend l’essentiel du séminaire 19, en plus des

commentaires importants sur la topologie –notamment des surfaces– et sa

doctrine du mathème. Dans ce document, il donne la synthèse des raisons du

mathème : a) il existe toujours quelque chose que ne peut pas être dite, mais on

peut écrire ; b) le mathème est l’exclusion de la métaphore ; c) il est

transmissible ; et, d) le mathème comporte une structure topologique non

théorique, il est la coupure du discours lui-même395.

Nous avons déjà vu les formulations du mathème dans le séminaire 20, le

séminaire du zénith du mathème. Toutes les caractéristiques du mathème déjà

mentionnées sont comprises dans ce séminaire. La vie du mathème, le mathème

au sens strict du terme, est très courte. Effectivement, à partir du séminaire

Encore les références implicites ou explicites sont presque inexistantes396.

leur pleine articulation comme impossible est justement ce qui nous donne le risque, la chance entrevue, que leur réel, si l'on peut dire, éclate », Jacques LACAN, L’envers de la psychanalyse, p. 50, 143 et 201. 393 « Ça s’appelle die Grenzen der Deutbarkeit [la limite de l’interprétabilité]. C’est quelque chose qui a un rapport étroit, enfin, avec l'inscription du discours analytique; c’est que si cette inscription est bien ce que j’en dis, à savoir le début, le noyau-clé de sa mathématique, il y a toutes les chances à ce que ça serve à la même chose que la mathématique », Jacques LACAN, Les non-dupes errent, séance du 20 novembre 1973. 394 Même si notre lecture nous paraît déjà justifiée, nous pouvons trouver ces lettres de l’algèbre lacanienne, ces petites lettres articulées, dans le schéma trouvé à la page 83 du séminaire Encore. Nous partageons la même posture que Christian Fierens dans le point de considérer ces lettres comme des mathèmes rétrospectivement. Cf. Christian FIERENS, « La fonction de l’écrit et le discours de l’analyste dans le Séminaire Encore » in revue La revue lacanienne, no. 6, 2010. 395 Jacques LACAN, « L’étourdit » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001. 396 « L’invention, c’est l'écrit, et ce que nous exigeons dans une logique mathématique, c’est très précisément ceci que rien ne repose de la démonstration que sur une certaine façon de s’imposer à soi-même une combinatoire parfaitement déterminée d’un jeu de lettres », Jacques LACAN, Les

Page 243: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

243

L’introduction des trois termes –la topologie de nœuds, la réson et la lalangue–

pendant les séminaires 19 et 20 n’a pas arrangé la chose. Ces termes sont

généralement acceptés comme substituts du mathème. Mais nous pouvons

constater que des lettres, des écritures et des mathèmes continuent à faire partie

des commentaires et articulations à l’époque de l’impérialisme de la topologie

des nœuds.

c. Les mathèmes persistent

L’une des dernières références explicites au mathème arrive le 2 novembre

1976, c’est-à-dire au début du séminaire 24. C’était dans la clôture des journées

consacrées au mathème397. Lacan a utilisé ses notations algébriques jusqu’à la fin

de son vingt-sixième séminaire. La toute dernière référence de Lacan au

mathème sera prononcée le 8 janvier 1980 à la Faculté de Droit de la Sorbonne

neuf mois avant sa mort398. Pour quoi l’idée de la substitution du mathème par le

nœud borroméen persiste-t-elle ? Pourquoi à la fin de l’enseignement de Lacan

se pose une alternative au mathème ou poème ? Il est vrai que la topologie des

nœuds domine le paysage lacanien à partir de 1973 et que les références au

poème se multiplient. Une chose est vraie : Lacan ne laisse jamais tomber le

mathème et il coexiste avec le nœud et sa relation avec la poésie. Le nom de la

poésie à cette époque est lalangue et la réson, que Lacan introduit au même

temps que le mathème et le nœud borroméen399.

non-dupes errent, séance du 9 avril 1974 ; « Bien sûr, l'idéal du mathème est que tout se corresponde. C’est bien en quoi le mathème, au réel, en rajoute. En effet, cette correspondance n’est pas la fin du réel, contrairement à ce qu’on s’imagine, on ne sait pourquoi. Comme je l’ai dit tout à l’heure, nous ne pouvons atteindre que des bouts de réel », Jacques LACAN, Le sinthome, p. 123. 397 « Chercher un mathème, parce que le mathème lui n’est pas bilingue ». Jacques LACAN, « Clôture des Journées. Journées de l'École freudienne de Paris, Les mathèmes de la psychanalyse, 31 octobre - 2 novembre 1976 », in journal Lettres de l'École freudienne, Bulletin intérieur de l'École freudienne de Paris, n° 21, août 1977. 398 « La stabilité de la religion vient de ce que le sens est toujours religieux. D’où mon obstination dans ma voie de mathèmes –qui n’empêche rien, mais témoigne de ce qu’il faudrait pour, l’analyste, le mettre au pas de sa fonction », Jacques LACAN, « Lettre de dissolution », in Autres écrits, p. 318. Il s’agit d’une lettre rédigée le 5 janvier 1980, même qui a été lu le 8 janvier 1980 dans son séminaire. 399 Le néologisme qui condense raison et résonnance, inventé par le poète François Ponge, est utilisé pour la première fois le 6 janvier 1972 dans la série de conférences à la Chapelle de Saint-

Page 244: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

244

Le mathème persiste par soi-même, mais son caractère de localisateur des

impasses ou sa formulation d’ « un »400 prendront deux formes : les nœuds et

l’une-bévue.

En effet, le 16 novembre 1976 Lacan formule des équivoques

homophoniques en utilisant le même raisonnement qu’il a fait dans son

séminaire …ou pire, c’est-à-dire en lieu du partitif « y a d’l’Un », il énonce « il y a

de l’une-bévue »401. La lecture de Jean Louis Sous est la suivante :

Paradoxalement, poursuit-il, une écriture qui prend la forme de petites lettres ne

saurait prétendre à garantir « l’authenticité » du mathème (elle peut encore être

simili ou imitation) alors qu’il souligne que la nomination de l’une-bévue… ça, ça

serait un « vrai » mathème ! Il faudrait donc plutôt retenir l’étymologie grecque

de ce qui se transmet, s’enseigne pour énoncer qu’il aurait vraiment passage au

mathème lorsqu’une nouvelle écriture produit un effet de franchissement.

L’une-bévue serait une équivoque qui franchisse les barrières du symbolique

pour transmettre un réel. « L’une-bévue est ce qui s’échange malgré que ça ne

vaille pas l’unité en question » dit Lacan le 14 décembre 1976402. La force

matérielle de la langue peut rompre avec le semblant et le mensonge de

l’échange signifiant en transmettant un réel. Le réel de l’une-bévue s’échange

hors le symbolique : « que ça ne vaille pas l’unité en question ». Ce point nous

renvoie au chapitre sur la poésie dans cette recherche. Cette poésie est « effet de

sens, mais aussi bien effet de trou »403. Autrement dit, la poésie comme effet de

Anne, deux mois après l’introduction du terme « mathème », Jacques LACAN, Je parle aux murs, p. 93. Le lapsus entre le dictionnaire Lalande de philosophie et le terme lalangue est introduit le 9 février 1972, la même séance où Lacan parle pour la première fois du nœud borroméen, Jacques LACAN, …ou pire, p. 83. Cf. Joseph ATTIÉ, « Raison et réson » in Entre le dit et l’écrit. Psychanalyse et écriture poétique, Paris, Michèle, 2015. 400 De longs commentaires autour de l’Un, toute une déconstruction de l’Un et une nouvelle formulation de l’Un « bifide » ont lieu au séminaire …ou pire. Pour certains auteurs, Gerardo Arenas et Jean-Louis Sous, par exemple, l’une-bévue est l’héritier de cette trouvaille sur l’Un. Cf. Gerardo ARENAS, Los 11 unos del 19 más uno, Buenos Aires, Grama, 2014 et Jean-Louis SOUS, Prendre langue avec Jacques Lacan. 401 Jacques LACAN, L’une-bévue, séance du 16 novembre 1976. 402 Ibid., séance du 14 décembre 1976. 403 Ibid., séance du 15 mars 1977.

Page 245: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

245

trou a un effet du symbolique sur le réel pour équivoquer les signifiants maîtres

qui sont « fondateurs d’une vie »404.

La voie qui va du mathème au nœud trouve sa base sur la lettre, qui a un

double effet : le frayage de trous et le support du réel. Lacan l’annonce ainsi dans

son séminaire Encore405 :

Le propre du langage mathématique, une fois qu’il est suffisamment repéré

quant à ses exigences de pure démonstration, est que tout ce qui s’en avance,

non pas tant dans le commentaire parlé que dans le maniement même des

lettres, suppose qu’il suffit qu’une ne tienne pas pour que toutes les autres non

seulement ne constituent rien de valable par leur agencement, mais se

dispersent.

La fonction de l’écrit est le support de la topologie des nœuds406 :

Ce minimum est assez pour que vous y reconnaissiez le nœud borroméen. Il me

semble que j’ai justifié en quoi le nœud borroméen peut s’écrire, puisque c’est

une écriture, une écriture qui supporte un réel.

Parallèlement, la fonction de l’écrit est attachée maintenant à la topologie des

nœuds407 :

L’invention, c’est l’écrit, et ce que nous exigeons dans une logique mathématique,

c’est très précisément ceci que rien ne repose de la démonstration que sur une

certaine façon de s’imposer à soi-même une combinatoire parfaitement

déterminée d’un jeu de lettres (…) la fonction de l’écrit (…) c’est mon

matérialisme à moi.

Bref, la fonction de support de la lettre et la capacité de cerner de trous sont

prolongées par la topologie de nœuds408. Alors, quelles sont les raisons

404 Geneviève MOREL, « Comment défaire les équivoques fondatrices d’une vie ? » in La loi de la mère, Paris, Economica, 2008, p. 205. 405 Jacques LACAN, Encore, p. 116. 406 Jacques LACAN, RSI, séance du 17 décembre 1974. Cf. aussi « L’écriture, ça m’intéresse, puisque je pense que c’est par des petits bouts d’écriture que, historiquement, on est rentré dans le réel, à savoir qu’on a cessé d'imaginer. L’écriture des petites lettres mathématiques est ce qui supporte le réel », Jacques LACAN, Le sinthome, p. 68. 407 Jacques LACAN, Les non-dupes errent, séance du 9 avril 1974.

Page 246: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

246

invoquées pour affirmer que la vie du mathème a été très courte ? Encore plus,

est-il possible d’assurer que le mathème a été substitué par la topologie des

nœuds ?

L’un de défenseurs de cette position est Jean-Claude Milner. Pour lui, peu

après la publication de L’étourdit –écrit crucial pour la théorie du mathème– le

nœud est proposé par Lacan comme « le meilleur support que nous puissions

donner de ce par quoi procède la langue mathématique »409. À partir du

séminaire 20, il en résultent deux propositions : a) le mathème, dont son support

est la littéralité pure, se détache de la propriété déductive (son effectivité réside

dans le maniement des lettres et non dans le commentaire parlé, c’est-à dire,

dans les chaînes de raisons) ; et, b) désormais la littéralité est liée à la propriété

borroméenne des nœuds –il suffit qu’un rond ne tienne pas pour que les autres

se dispersent.

La thèse centrale de Milner à propos des mathématiques chez Lacan est

résumée en trois moments :

a) Premier classicisme. Il existe une mathématisation de la psychanalyse

via Koyré, mathématisation qui s’appelle « galiléennisme ». Il s’agit de

la conception d’une science mathématisée de caractère structuraliste-

linguistique articulé au cartésianisme –un sujet qui est représenté par

un signifiant pour un autre signifiant.

b) Second classicisme. C’est la période du mathème, l’articulation du

sujet à la définition mathématique du sujet. Il s’agit du moment où la

lettre prédomine sur le signifiant. Lacan prend le paradigme

mathématique, sauf justement la déduction, la lettre suspend la chaîne

des raisons410. Dans cette doctrine du mathème la lettre articule des

408 « Le nœud borroméen est fait de trous et que même il permet de localiser ce que Lacan appelle le vrai trou », Michel BOUSSEYROUX, Lacan le borroméen. Creuser le nœud, Toulouse, Érès, 2014, p. 274. 409 Jacques LACAN, Encore, p. 116. Cité par Jean-Claude MILNER, L’œuvre clair, p. 159. 410 « La doctrine du mathème, pour nouvelle qu’elle soit, se révèle alors reposer sur une caractéristique commune à l’ensemble des emprunts, nombreux et variés, que Lacan fait aux lettres mathématiques. Lacan retient dans ces lettres ce qu’elles articulent de suspensif, c’est-à-dire d’impossible : l’infini comme inaccessible, la théorie du nombre comme traversée de la faille

Page 247: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

247

choses diverses. Par conséquent, le mathème a des lois régionales, il

est fragmenté411. La doctrine du mathème ne se soutient que d’une

définition hiperbourbakiste de la mathématique412.

c) Déconstruction. C’est le moment où s’achèverait la théorie des nœuds,

ce qu’amènerai à la dissolution de l’École freudienne de Paris en

1980413.

« Le nœud était donc mortel », conclut Milner. Cette brève et laconique

affirmation implique que la mathématique ne suffit pas à littéraliser et que les

nœuds absorbent la mathématique414.

À la mathématique, aux curiosités qu’elle offre, succèdent des lieux nouveaux ;

les pas se portent chez Joyce, vers le poème, vers les lettres en un mot. Ce

mouvement sans doute s’amorce dès Encore. Mais dans de texte jubilatoire, le

mathème est à son acmé et le poème n’apparaît que pour le confirmer. Saussure

et Jakobson, délaissés en tant que garants du premier classicisme, reviennent

dans une position nouvelle, celle de sujets linguistiques (telle est, on s’en

souvient, la portée de la linguisterie), capables, en tant que sujets, et en tant que

linguistes, d’assurer une transitivité entre lettres mathématiques et

poématiques.

incessante du zéro, la topologie comme théorie d’un ‘n’space’, arrachant la géométrie à toute esthétique transcendantale », Jean-Claude MILNER, L’œuvre clair, p. 132. 411 Milner parle même de « confrontation des paires irréconciliables », « structure de choc des hétérogènes », « nécessité de l’hétéroclite dans le calcul sexuel », op. cit., p. 131-133. 412 Idem., p. 135. Le bourbakisme est une théorie mathématique qui est disjonction de la quantité. Il s’agit de la littéralité. Les mathématiques paradigmatiques du bourbakisme sont la logique russellienne et la mathématique bourbakiste –notamment la théorie des ensembles. En revanche, l’hyperbourbakisme propose une mathématique litteralisée, mais sans déduction et raisonnement apagogique, c’est-à-dire sans appel à une chaîne de raisons pour conclure sur un résultat, soit par la voie de l’enchainement des prémisses et conclusions, soit par la voie de l’absurde –prouver l’absurdité d’une proposition. 413 « Que l’école ait été dissoute un instant, cela signifie donc une seule chose : le mathème lui aussi a été dissous. Et tout de même que la précédente, de même le mathème réaffirme n’est pas le même », ibid., p. 161. 414 « Le nœud, c’est autre chose ; il est antinomique à la lettre et, de ce fait, antinomique au mathème. Car une faille majeure s’est ouverte : le nœud peut supporter des lettres (par exemple, R, S, I), son borroméanisme montre qu’est le littéral, mais il n’est pas lui-même intégralement littéralisé », Ibid., p. 162. L’accent est de l’auteur.

Page 248: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

248

La conclusion s’impose : le mathème a été substitué par le poème à l'aide du

nœud. Néanmoins, il faut bien le remarquer, le mathème n’est pas la

mathématique. Une topologie non littéralisée prend le lieu du mathème pour

véhiculer le poème (« une transitivité entre lettres mathématiques et

poématiques »). L’équivoque homophonique est le nouveau nom du mathème,

mathème qui est donné par lalangue415. La doctrine d’une lettre qui oscille entre

poésie et mathématiques émerge du paradigme joycéen416. La conclusion finale

pour Milner est déconstructive et catastrophique417 :

Ce n’est pas par hasard que Lacan retrouvera des formulations anti-Galiléennes

du type « la Nature a horreur du nœud » (séminaire RSI, 3 mai 1975). Outre sa

forme, véritable blason de ce que l’histoire élémentaire des sciences prête aux

adversaires aristotéliciens de Galilée, un tel logion entraîne une conséquence

radicale : si la Nature a horreur du nœud et si le nœud était une lettre

mathématique, alors la Nature et quelque lettre mathématique pourraient Être

incompatibles, ce qui s’oppose directement à l’axiome fondateur de la science

moderne. De deux choses, l’une : ou bien la science mathématisée est

supposée abolie, et alors l’ensemble du doctrinal de science tombe, entraînant

avec lui le second classicisme lacanien, en ce qu’il a de commun avec le premier ;

ou bien le nœud n’est pas une lettre ; il n’est donc pas un mathème, et alors, le

second classicisme est aboli, en ce qu’il a de distinct du premier. Comme dans le

ou aliénant, on perd à tout coup.

415 Ibid., p. 165. Notons que cette position est proche de celle de Jean-Louis Sous à propos d’un mathème appelé « l’une-bévue », cf. supra. 416 « Après les deux classicismes lacaniens identifiés par Jean-Claude Milner dans L’œuvre claire (le Lacan de l’hypothèse hyperstructurale et le Lacan du mathème), il y a un troisième classicisme lacanien, mai, je dirai, une Rennaissance lacanienne, un Lacan rajeuni par le nœud borroméen, que je qualifierai même de manierismo lacanien » Michel BOUSSEYROUX, Lacan le borroméen. Creuser le nœud, Toulouse, Érès, 2014, p. 273-274. Proches de cette position sont aussi Colette Soler, Éric Laurent et Jacques-Alain Miller. Cf. Jacques-Alain MILLER, Cours « Un effort de poésie » (2002-2003), inédit en français (Jacques-Alain MILLER, Un esfuerzo de poesía, Buenos Aires, Paidós, 2016) ; Jacques-Alain MILLER, Cours « Le tout dernier Lacan » (2006-2007), inédit en français (Jacques-Alain MILLER, El ultimísimo Lacan, Buenos Aires, Paidós, 2013) ; Éric LAURENT, L’envers de la biopolitique, Paris, Navarin, 2016 ; Colette SOLER, Lacan, lecteur de Joyce, Paris, PUF, 2015. 417 Jean-Claude MILNER, L’œuvre claire, p. 167-168. L’accent est de l’auteur.

Page 249: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

249

La démarche et la position de Milner peuvent se résumer dans ce tableau que

nous avons désigné :

Table 4

Ce tableau montre aussi une certaine équivalence entre la conclusion de Milner

et les lectures du dernier Lacan selon Miller, Bousseyroux et Soler. Quant à nous,

nous trouvons que le mathème persiste sous la forme d’un poème –l’une-bévue,

équivoque homophonique– et sous la forme du mathème comme transmission.

Nous trouvons des formulations en termes du mathème qui transmet –lettre

algébrique, localisation d’une impasse, maniement de lettres– et en termes des

équivoques homophoniques –réson, une-bévue, lalangue– qui franchissent le

symbolique. En outre, ces deux formes de mathème coexistent avec la topologie

de nœuds. En fait, le mathème-une-bévue est impensable sans la topologie des

nœuds, il ouvre la « renaissance » du « tout dernier Lacan » pour le formuler avec

les termes de Bousseyroux et Miller.

La formalisation est une articulation des vides et de trous. La formalisation a la

fonction de rendre visibles certains points. En ce sens, la formalisation pendant

la dernière décennie de l’enseignement de Lacan, prolonge la fonction de

localisation des impasses –l’un des points à lire par le biais de la formalisation.

Page 250: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

250

2.1.3. Conclusions de l’analyse du Mathème

Naturellement, il y a là quelque chose d'arbitraire. Je ne vais pas m’excuser en me mettant à l'abri des mathématiciens. Ils font ce qu’ils veulent, et puis moi aussi.

–Jacques Lacan, Je parle aux murs.

Il est évident que l’usage de mathématiques chez Lacan est loin d’être orthodoxe.

Nous pouvons constater aussi la grande diversité des branches mathématiques

dans son œuvre. Les mathématiques sont l’une des ressources les plus

importantes, les plus utilisées et avec la philosophie, la plus fréquente. Il est

impossible d’affirmer que Lacan a renoncé à la fin de son enseignement à la

mathématique pour la substituer par le poème. Défendre cette position implique

d'ignorer une grande partie de l’enseignement de Lacan. Dans le tableau suivant,

que nous avons crée, il se trouve une synthèse schématique de l’usage des

mathématiques chez Lacan :

Page 251: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

251

Table 5

Lacan a toujours souligné la grande « fécondité des mathématiques »418. Il s’agit

d’une mathématique qualitative ou modale, qui se prive de la mesure. Aucun

usage d‘elle dans son œuvre n’est ni quantitatif, ni représentative, ni modélisant.

À part du remarquable, fréquent et varié emploi des mathématiques tout au long

de l’enseignement de Lacan, il est important de souligner son intérêt et la

fonction du Mathème dans la psychanalyse. Pour ce faire, nous avons analysé en

quatre parties le Mathème : diagramme, objet/sujet mathématique, formalisation

et mathème.

Nous avons vu que le diagramme est un cas particulier de la formalisation.

Nous avons conclu que la formalisation peut parfois arriver à la formulation des

418 « Dans la fonction du mythe dans son jeu, les transformations s’opèrent selon certaines règles, qui se trouvent de ce fait avoir une valeur révélatrice, créatrice de configurations supérieures ou des cas particuliers illuminants. Bref, elles démontrent la même sorte de fécondité que les mathématiques », Jacques LACAN, Le transfert, p. 377-378 ; « Les mathématiciens, qui n'ont après tout pas besoin de cette élaboration pour faire fonctionner leur appareil, elles se posent néanmoins et qu'elles ont leur fécondité », Jacques LACAN, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, séance du 27 janvier 1965.

Page 252: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

252

mathèmes. On a aussi constaté que l’usage fragmentaire de la mathématique

chez Lacan a un côté constructif et un autre déconstructif. Le côté constructif ou

« formulatif » est près du diagramme et des mathèmes. En somme, il existe de

croisements dans les quatre parties du Mathème. Nous allons résumer les enjeux

des mathématiques chez Lacan en parcourant ces quatre parties du Mathème.

Diagramme, appareillages d’écriture

Nous avons vu que Lacan n’a jamais utilisé le mot de diagramme. Pourtant, dans

la réception lacanienne anglo-saxonne et dans la philosophie américaine et

continentale ce terme se justifie. Les diagrammes occupent une grande place

dans son enseignement. Ils sont des présentations graphiques ou visuelles qui

visent à structurer des idées et des concepts ainsi que ses relations. Les

diagrammes commencent chez Lacan par le modèle optique et ils finissent avec

la topologie des nœuds. Entre le modèle optique et les nœuds, nous avons trouvé

les schémas, la topologie des graphes et la topologie des surfaces. Nous avons

constaté un déplacement qui va d’une prédominance du registre imaginaire –

avec le modèle optique (ISR)– jusqu’à l’équivalence des registres avec le nœud

borroméen en passant par les schémas (SIR), la topologie des graphes (SRI), la

topologie des surfaces (RIS) et la topologie des nœuds (RSI).

Ce mouvement qui va de l’imaginaire au réel pour déboucher sur une

équivalence entre les trois registres implique un mouvement qui vise à un

évidemment des contenus imaginaires et à empêcher l’effet endormissant du

symbolique, en étant le réel le pouvoir du réveil.

Les diagrammes privilégient une dimension relationnelle et ils empêchent

une ontologisation, c’est-à-dire une chosification des concepts –prendre un

concept comme une chose ou comme une relation transparente entre la parole et

la chose. Le diagramme fonctionne comme un « anti-dictionnaire » : les concepts

ne se lisent pas comme des choses, mais comme un croisement entre un vecteur

et un autre –cette caractéristique est révélée notamment par le graphe du désir.

Page 253: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

253

Parallèlement, les diagrammes sont une présentation des relations qui

structurent des concepts. Il s’agit d’une écriture qui vise à présenter des

concepts d’une façon syntagmatique –simultané– et non uniquement de manière

paradigmatique –un concept articulé en termes temporels. En fait, l’une des

fonctions les plus novatrices chez Lacan comporte l’articulation entre l’axe

paradigmatique et l’axe syntagmatique. Le dernier séminaire intitulé « La

topologie et le temps » est l’un des indices de cet intérêt lacanien pour

l’articulation entre temporalité et structure –justement l’axe syntagmatique et

paradigmatique.

La plupart des diagrammes ont une dimension topologique –graphes,

surfaces ou nœuds–, mais ils ont toujours des notations algébriques. Les

diagrammes sont liés aux objets/sujets mathématiques et à la formalisation.

Au début, les diagrammes fonctionnent comme une formalisation de la

technique psychanalytique, c’est-à-dire ils ont une fonction de transmission. Très

vite, Lacan les emploie pour formaliser et pour rendre lisibles quelques grands

cas de Freud –Schreber, Dora, la jeune homosexuelle. En somme, les diagrammes

peuvent être conçus comme des appareillages d’écriture grâce à sa propriété de

formaliser la technique psychanalytique, les concepts, les cas, l’appareil

psychique ou même la littérature. À partir de l’introduction de la topologie des

nœuds, les modèles, schémas et graphes sont moins présents dans l’œuvre de

Lacan. La topologie comme appareillage d’écriture ou diagramme est une

nouvelle formulation de l’espace psychique qui conteste l’esthétique

transcendantale de Kant –temps et espace sont reformulés dans une topologie

non tridimensionnelle. En ce sens, la topologie a une vocation non métaphysique

qui formule des concepts, le temps et l’espace en termes non sphériques. Surtout,

la topologie des surfaces, nœuds et tresses permettent de concevoir des

innovations dans la psychanalyse lacanienne. Les formules et concepts lacaniens

plus aventurés à la fin de son enseignement ne peuvent être pensés que par

l’introduction de la topologie des nœuds. En plus, pour Lacan l’inconscient

fonctionne de manière topologique et la topologie manifeste le réel de la

Page 254: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

254

structure419. En d’autres termes, il existe des concepts et phénomènes dans la

psychanalyse qui sont informulables sans la topologie.

Au fur et à mesure que les diagrammes passent du modèle optique à la

topologie des nœuds, ils révèlent de nouvelles caractéristiques du diagramme

antérieur. Par exemple, la vectorisation de la topologie des graphes montre une

dimension vectorisée du modèle optique et des schémas. Parallèlement, la

topologie des surfaces met en lumière que les diagrammes –modèles, schémas et

graphes– ne sont pas des volumes. Il s’agit plutôt d’objets mathématiques en

deux dimensions, c’est-à-dire des surfaces. L’écriture et la parole n’ont pas trois

dimensions, mais deux. Lacan a fait plusieurs remarques sur ce point-là,

notamment sur les questions du corps, sur l’efficacité du symbolique et sur la

structure bidimensionnelle du temps dans la psychanalyse.

Les enjeux entre la topologie des graphes, surfaces et nœuds sont liés aux

procédures de « mise à plat » et du « plongement ». Le plongement consiste à

présenter un objet mathématique d’une dimension inférieure dans une

dimension supérieure. Chaque procédure rend visibles certains aspects

psychanalytiques. L’exemple le plus clair est la « mise à plat » des nœuds dans le

séminaire 22 : les trous faux et vrais sont lisibles. Le « plan projectif » (une

espèce de mise à plat) dans le cross-cap montre un point hors ligne qui organise

tout le champ visuel, ce qui explique des phénomènes liés au regard comme

objet a.

Finalement, les diagrammes s’inscrivent sur la généalogie freudienne des

écritures, modèles et schémas. Lacan y trouve une potentialité symbolique qu’il

exploite pour raffiner la psychanalyse. En définitive, la fonction des diagrammes

est relationnelle, visant à évider tout contenu et à désimaginariser la théorie

psychanalytique. Pour conclure, les diagrammes sont antimétaphysiques grâce à

ses formulations non biologisantes, non substantialisantes, non

419 « L’inconscient fonctionne topologiquement », Riccardo CARRABINO, « La topologia e la sua introduzzione in psicoanalisi » in revue La psicoanalisi, no. 14, 1993, p. 169 ; « La topologie manifeste le réel de la structure », Massimo RECALCATI, Introduzione alla psicoanalisis contemporanea. I problemi del dopo Freud, Rome, Mondadori, 2003. La traduction est de l’auteur.

Page 255: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

255

psychologisantes, résistantes à la représentation et, finalement, qui questionnent

la topologie de la sphère –en déconstruisant la polarité intériorité/extériorité.

Sujets et objets mathématiques, fragments mathématiques

Nous avons vu qu’un autre emploi des mathématiques chez Lacan est

« fragmentaire », « hybride » et « régional », c’est-à-dire des morceaux font une

espèce d’assemblage. Il existe, donc, d’objets et de thèmes mathématiques qui

sont des moyens plutôt que des résultats. À quoi bon ce montage ou bricolage

mathématique ? Il sert à deux objectifs : déconstruire la métaphysique dans la

psychanalyse et construire des formulations non métaphysiques. Ici le sens de

métaphysique inclut l’un, la sphère, la présence, l’universalité, la représentation,

la complémentarité, l’harmonie et toute sorte d’essentialisation ou chosification

(biologisation, psychologisation, imaginarisation).

Si ces thèmes et objets mathématiques contribuent à neutraliser et

déconstruire la métaphysique ainsi qu’à éviter une formulation du même ordre,

il s’agit donc d’une alternative au problème posé par Heidegger. En effet, pour

Heidegger la seule sortie à l’ontologisation de l’être et à la tentation

métaphysique –de tout sort– est la poésie. Lacan prend la voie scientifique de

Koyré, c’est-à-dire les mathématiques. Certes, en sa version fragmentaire,

hybride et régionale. Ce point peut nous révéler que le mathème, les diagrammes

et la formalisation ont généralement les mêmes caractéristiques, ce qui nous

empêche de regarder le Mathème chez Lacan comme une vision du monde ou

une théorie totalisante. Son objectif n’est pas une unification à un degré

beaucoup plus élevé ou rattacher les fragments mathématiques à une mathesis

universalis. Nous pouvons même parler d’un pastiche d’objets et thèmes

mathématiques.

La question de la métaphysique prend toute sa relevance si elle est liée

aux concepts théoriques et techniques en psychanalyse. Par exemple, le moi et

son essentialisation, l’amour du transfert et la complémentarité, le grand Autre

Page 256: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

256

et le métalangage, l’identification et la sphère ou l’un, l’étique du bonheur et

l’harmonie sans reste, etc. Nous pouvons constater que le travail mathématique

des objets et thèmes fragmentaires, hybrides et régionaux font partie intime de

la critique à la psychologie, au comportementalisme, à la pharmacologie, à la

psychiatrie et à la psychanalyse dans ses versions postfreudiennes, de la

psychologie du moi ou des relations d’objet. La logique modale ou la topologie

des surfaces permettent de critiquer et de penser autrement l’espace, le temps et

la structure du sujet. Parallèlement, les grands concepts et les questions

cruciales sont formulés autrement à l’aide des objets et thèmes mathématiques,

tels que le nœud borroméen, l’objet a, le syntagme « il n’y a pas du rapport

sexuel », le grand Autre barré, le fantasme, la jouissance féminine, la métaphore

paternelle ou l’articulation entre désir et demande. En vérité, il y a des concepts

psychanalytiques informulables sans la mathématique, parmi ceux-ci, des objets

paradoxaux (les mythèmes lévi-straussiens dans le cas du petit Hans),

incorporels (le point hors ligne comme fantasme) ou inexistants (la pulsion

comme lamelle avec la topologie des surfaces). Dans la pratique psychanalytique,

les notions de construction (selon Freud) et de réduction ont des résonnances

avec la formulation et la déconstruction, respectivement. La construction est liée

aussi à l’inconscient dit « transférentiel » et la réduction à l’inconscient nommé

« réel »420.

Finalement, nous avons constaté comment Lacan essaie de déconstruire

ou de formuler un point crucial premièrement par le langage. Lorsqu’il échoue, il

essaie avec une autre ressource mathématique : la logique, l’algèbre, la théorie

des ensembles, et ainsi de suite. Parfois il « traduit » d’une branche des

mathématiques à une autre pour reformuler un point et rendre lisible un autre

aspect. Tout cela signifie que chaque branche des mathématiques a sa propre

potentialité et limite. Parfois la propre traduction rend lisible un point

psychanalytique important. 420 Geneviève MOREL, « Constructions freudiennes et réductions lacaniennes » in La loi de la mère. Essai sur le sinthome sexuel, Paris, Economica, 2008 ; Colette SOLER, L’inconscient réinventé, Paris, PUF, 2009.

Page 257: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

257

Formalisations

L’effort de prendre distance interne à son propre contenu permet une autonomie

aux mathématiques –dans son côté formalisant– de rendre lisibles certains

aspects impossibles dans l’empirique421. En effet, nous avons vu que la

formalisation se détache de tout contenu et représentation imaginaire pour

rendre lisibles les relations entre les éléments, pour trouver les lois de

transformation d’une structure, isoler un paradoxe ou trouver un point du réel.

Le virage entre l’emploi de la formalisation pour identifier les lois de

transformation et pour rendre plus effectives la technique psychanalytique et la

formalisation pour cerner un réel ou un trou, c’est là où réside le pas du

signifiant à la lettre. Entre l’une et l’autre, Lacan trouve la formalisation utile

pour localiser des points de repère fixes ainsi que pour discerner les lois de

transformation des éléments incohérents, en conflit ou contradictoires. En ces

points conflictuels, paradoxaux ou contradictoires, Lacan peut localiser, soit le

Mathème, soit le Poème (sous la forme du mythe)422.

Au début, Lacan conçoit la formalisation en termes de symbolisation, en

étant la mathématique la plus raffinée. Progressivement, la formalisation prend

la forme d’une écriture. Le moment de la formalisation comme lettre débouchera

sur les mathèmes.

La formalisation est employée par Lacan pour fixer des éléments de

manière dynamique : c’est là où réside l’utilité de l’algèbre et les fonctions,

421 « Cette puissance d’arrachement à l’empiricité est confiée aux mathématiques, de la même façon métaphorico-conceptuelle et pour les mêmes rasions, chez Lacan comme chez Platon. Le réel est plus sûrement dans les mathématiques que dans l’empiricité. Cela ne veut pas dire que les mathématiques ne servent à rien ; tout au contraire. Mais c’est, paradoxalement, quand elles paraissent s’écarter beaucoup de l’empiricité qu’elles servent le plus », Jean-Pierre CLÉRO, « L’utilité des mathématiques en psychanalyse », p. 13-14. 422 Le philosophe américain Tom Eyers signale la distinction entre la formalisation selon Bacherlard et selon Lacan en ce qui concerne l’ « impureté ». Pour Bacherlard l’impureté de la formalisation se trouve dans l’empirique, tandis que pour Lacan cette impureté réside à l’intérieur de la formalisation, c’est-à-dire dans les limites de la formalisation. Autrement dit, selon Eyers, Lacan s’intéresse à la formalisation par « sa propre manière de faillir ». Tom EYERS, Post-Rationalism. Psychoanalysis, Epistemology, and Marxism in Post-War France, Londres/New York, Bloomsbury, 2013, p. 61.

Page 258: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

258

autrement dit, le pas du nombre à la lettre. La formalisation a comme objectif

principal au début de l’enseignement de Lacan de donner de la rigueur à la

psychanalyse. Cette visée est en tension avec la singularité des cas dans certaines

formalisations, telles que les diagrammes ou la métaphore paternelle. La

formalisation porte aussi sur la dialectique construction-réduction que nous

avons signalée à propos des objets et des thèmes mathématiques. La

formalisation comme réduction porte sur la question de la lecture d’une grande

quantité d’information –le bla-bla-bla de l’analysant–, c’est-à-dire à s’orienter

non par l’imaginaire, mais par les lois de transformation ou par la lettre qui

cerne un réel.

La formalisation a aussi des propriétés desimaginarisantes, non

métaphysiques, qui empêchent une ontologisation de la psychanalyse sous

toutes ses formes.

Mathèmes, notations algébriques, graphismes, sténographies

Après une formalisation, il est possible de créer une formule qui ressemble à une

écriture algébrique. Voici ce que nous avons trouvé pour les mathèmes : il existe

deux moments des mathèmes. D’abord, une écriture qui a fonctionné comme

précurseur ou anticipateur et puis, l’écriture du mathème au sens strict. La

première transmet une symbolisation –l’exemple est en la formule du fantasme

ou la métaphore paternelle–, et la dernière fait la transmission d’une impasse.

Dans les deux cas, le mathème est le résultat d’une réduction, sa tâche est celle

de la localisation, il a aussi une fonction primordiale de transmission. Dans le

mathème comme anticipation algébrique, il s’agit d’une réduction des contenus

imaginaires, la localisation des repères et la transmission de l’essentiel d’une

relation –sous la forme de lettres. Dans le mathème au sens strict, la réduction a

la tâche de cerner le réel ainsi que la localisation et la transmission d’une

impasse. Le mathème au sens strict peut nous révéler des caractéristiques

Page 259: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

259

importantes des écritures algébriques chez Lacan comme la transmission, la

desimaginarisation, le minimalisme structurel ou la manipulation des lettres.

Alors, nous pouvons distinguer entre le mathème et ses antécesseurs :

notations algébriques, graphismes, « algèbre lacanienne », petites lettres et

sténographies. Nous avons montré cette généalogie et ses transformations tout

au long de l’enseignement de Lacan. Une chose est certaine : le mathème est

présent du début à la fin de ses séminaires.

Le mathème au sens strict fait son apparition en 1969 –les quatre

discours–, mail il est nommé ainsi le 2 décembre 1971. Le contexte de

l’émergence du mathème est lié à la fondation de l’École freudienne de Paris en

1967, sa revue Scilicet –revue demi-anonyme–, le dispositif de la passe et

l’ouverture du Département de psychanalyse au Centre Expérimentale de

Vincennes en 1968. Il est clair que l’objectif du mathème est la transmission.

Néanmoins, la question n’est pas la transmission d’un savoir comme tel, mais

d’une impasse. Pas n’importe quelle impasse ou n’importe quelle transmission,

mais la transmission de l’impasse d’un savoir sur la vérité. Le cœur du mathème y

bat. Pour cette raison, Lacan introduit le mathème au moment qu’il discute

l’incompréhension des mathématiques comme symptôme psychanalytique : le

discours de l’Analyste –ce qui inscrive le savoir en position de vérité– est l’envers

du discours du Maître –les lettres algébriques sont univoques et son cœur est

l’impuissance– et l’opposé du discours de l’Université –son savoir est une

présence et non pas une impasse. L’impossibilité comme caractéristique du

mathème sera explorée ainsi que formulée en détail dans les formules de la

sexuation. En conséquence, la lettre Ⱥ de l’algèbre lacanienne est la seule qui

puisse être considérée comme mathème avant les quatre discours radicaux.

Peu à peu, Lacan distingue entre « dire » et « écrire », ce qui rend possible

la formulation du mathème. D’ailleurs, le mathème vise à diminuer les

dimensions transférentielles, « pathètiques » –de douleur– et parlantes –du

langage parlé. Le mathème, en ce sens, est un idéal, car il est en tension avec ces

Page 260: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

260

trois dimensions. Le mathème est une écriture idéale silencieuse et impossible.

Impossible de se débarrasser des impuretés.

La fonction du mathème, comme dans le diagramme, la formalisation ou

les objets et thèmes mathématiques, consiste à une desessentialisation,

desimaginarisation, débiologisation et une non psychologisation de la

transmission de la psychanalyse.

Le mathème est aussi en tension entre l’équivocité et le pouvoir qui limite

les lectures. Il est une relation entre lettres qui n’a pas de propriétés déductives

ou apagogiques. Il est aussi hybride, fragmentaire et régional. De cette manière

l’usage fragmentaire est justifié, approche singulière –science de la singularité-, il

formalise tel ou tel secteur de l’expérience psychanalytique. Le Mathème donne

de la rigueur à la théorie, clinique et pratique psychanalytique, mais il ne se

confond pas à la science qui a une vocation plus universaliste.

Est-il nécessaire pour un psychanalyste d’étudier des mathématiques ?

Cette question nous amène à l’utilité –ou non– du Mathème pour la clinique, la

pratique et la théorie. Nous avons constaté la relation intime entre la critique et

la déconstruction des notions psychologiques et métaphysiques –moi, réalité,

identité, communication, un, ontologie– et la création non essentialiste et

chosifiant des concepts psychanalytiques. Il est clair que les concepts lacaniens

plus innovants sont le résultat d’une étude déconstructive et formalisante

moyennant la mathématique. Même si le travail mathématique est absent dans

certains concepts, le produit de l’effort mathématique est indéniable. Quant à la

clinique, le Mathème montre son pouvoir de transmission et de formalisation des

cas cliniques. Par exemple, les quatre discours localisent les impasses et les

changements d’énonciation dans un cas ; le graphe du désir ou les schémas

montrent les lois de transformation des cas et ils extraient l’essentiel d’un cas ou

d’une lecture littéraire –Hamlet à l’occurrence. Finalement, les mathématiques

sont aussi utiles pour la pratique. « Dégager » une situation lorsqu’on est dans

l’expérience psychanalytique ou même « lire » les lois de transformation de la

situation, ne constituent pas des métaphores. Lorsque Lacan recommande de

Page 261: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

261

« savoir ignorer »423 au moment de la pratique, il ne dit pas « ignorer » tout court.

Le psychanalyste des mathématiques peut s’en passer, mais non sans subir une

grande perte pour théoriser, pratiquer et penser sa clinique.

Finalement, nous pouvons conclure que Lacan ne se débarrasse jamais du

mathème. Soit que le mathème prenne la forme de l’une-bévue –une

équivocation qui se transmet–, soit qu’il coexiste avec la topologie de nœuds, le

mathème est utilisé par Lacan jusqu'à la dissolution de l’École freudienne de Paris

en 1980. Les notations algébriques persistent et même sa propriété de

transmission. Il est vrai, cependant, que le mathème soufre des transformations

et qu’il s’approche du poème, par la voie de l’homophonie de l’une-bévue ou par

l’articulation intime entre poème et nœuds à la fin de son enseignement.

2.2. Freud et les mathématiques

L’usage ou même la référence aux mathématiques chez Freud est absente. Il n’y a

qu’une seule mention explicite des mathématiques dans l’œuvre freudienne.

Néanmoins, il est possible de trouver une pensée mathématique implicite dans

l’ensemble des textes freudiens si l’on la lit à travers la lecture lacanienne. Pour

ce motif, à l’envers des autres chapitres, nous avons commencé par Lacan. Cette

partie du chapitre sera brève et « télégraphique ». Elle ne donnera que des

repères et servira seulement à signaler les traces mathématiques et la pensée

mathématique chez Freud que l’œuvre lacanienne rend lisibles.

L’unique citation mathématique chez Freud est anecdotique et d’ailleurs

drôle424 :

J’ai eu un jour l’occasion de m’occuper médicalement d’un jeune homme –

presque encore un petit garçon– qui, après avoir eu connaissance pour la

première fois et sans l’avoir souhaité des processus sexuels, avait pris la fuite

devant tous les désirs qui montaient en lui et se servait pour cela de divers

moyens de refoulement, intensifiant son zèle à apprendre, exagérant son

423 Jacques LACAN, « Variantes de la cure-type » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 349. 424 Sigmund FREUD, « Le délire et les rêves dans la ‘Gradiva’ de W. Jensen » in Œuvres complètes, vol. 8, Paris, PUF, 2010, p. 77-78.

Page 262: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

262

attachement enfantin à sa mère et adoptant en tout une façon d’être puérile. Je

ne vais pas exposer ici comment la sexualité refoulée perça de nouveau

justement dans le rapport à sa mère, mais je vais décrire le cas plus rare et plus

étrange où un autre de ses bastions s’effondra dans une occasion qu’on ne peut

guère reconnaître comme suffisante. Pour dévier du sexuel, les mathématiques

jouissent de la plus grande réputation ; déjà J.-J. Rousseau avait dû recevoir

d’une dame qui n’était pas contente de lui le conseil : Lascia le donne e studia le

matematiche. C’est ainsi que notre fuyard se jeta avec un zèle particulier sur les

mathématiques et la géométrie enseignées à l’école jusqu’à ce que sa faculté de

compréhension, confrontée à quelques problèmes anodins, fût un jour

subitement paralysée. Pour deux d’entre eux, il était encore possible d’en établir

l’énoncé : deux corps se heurtent l’un à l’autre, l’un à la vitesse de..., etc. Et :

inscrire un cône dans un cylindre dont la base a un diamètre de..., etc. Devant ces

allusions à la vie sexuelle qui n’auraient certainement frappé personne d’autre, il

se trouva trahi aussi par les mathématiques et, devant elles aussi, il prit la fuite.

Au-delà du ton anecdotique, plus loin de la référence explicite, il est possible de

trouver des traces d’une pensée mathématique chez Freud. Dès qu’il écrit sa

fameuse lettre 52 à Fließ en 1886, Freud conçoit l’appareil psychique en termes

d’une « écriture » neuronale425. L’essai posthume de Freud, L’esquisse d’une

psychologie scientifique –écrit entre 1895 et 1896–, montre une tentative de

concevoir l’appareil psychique sur le plan d’une écriture psychique. Cette

écriture de l’appareil psychique pointe une topologisation de la psyché, car elle

implique des relations entre instances, leurs transformations et une spatialité.

Nous disons d’une manière « topologique », car il est clair que la relation entre

instances, sa spatialité et ses transformations ne sont pas géométriques, c’est-à-

dire identifiées à une figure ou à une instance localisée anatomiquement. Freud

se demande sur les relations entre neurones, les barrières et ses transformations

plutôt que sur la description d’un lieu et sa forme.

425 Même des psychanalystes tels que Vappereau trouvent que le schéma de cette lettre peut être réécrit comme le schéma L chez Lacan. Cf. Jean-Michel VAPPEREAU, Le nœud. La théorie de nœud esquissée par J. Lacan, Paris, Topologie en extension, 1997.

Page 263: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

263

Dans la même voie, Paul-Laurent Assoun trouve une pensée

mathématique naissante chez Freud –non seulement en termes topologiques,

mais algébriques– lorsqu’il se demande le suivant426 :

Freud lui-même ne recourait-il pas à des petites lettres pour algébriser son

modèle de l’appareil neuronal psychique dans son Esquisse de psychologie

scientifique –de même qu’il recourait à des « représentations graphiques »

(graphische Darstellungen) pour visualiser ses topiques ?

Les schémas, graphes et modèles lacaniens avec sa dimension topologique et

algébrique sont débiteurs des premières écritures freudiennes. Dans Le malaise

dans la culture Freud s’aperçoit des difficultés de la représentation visuelle et la

complexité de l’appareil psychique –que selon Lacan seront résolues par la

topologie427 :

Si nous voulions présenter spatialement la succession historique, cela ne

pourrait se produire que par une juxtaposition dans un seul espace ; un seul et

même espace ne supporte pas d’être rempli de deux façons. Notre tentative

semble être un jeu futile ; elle n’a qu’une justification ; elle nous montre à quel

point nous sommes loin de maîtriser, par une présentation visuelle les

particularités de la vie animique.

Pour ce motif, Jean-Pierre Cléro affirme que Freud s’est confronté avec des

problèmes qui pouvaient être posés en termes topologiques pour clarifier sa

pensée. Plus clairement, selon Cléro la question de l’appareil psychique et la

topologie sont liées à la structure psychique et la mémoire : « la vérité, qui est

une reconstitution de l’histoire dans sa chronologie, n’est pas tellement moins

délirante que la maladie elle-même, le temps n’étant jamais que la reconstitution

d’une spatialité ou d’une synchronie psychiques plus fondamentales »428. Il existe

426 Paul-Laurent ASSOUN, Lacan, Paris, PUF, 2009, p. 112. 427 Sigmund FREUD, « La malaise dans la civilisation » in Œuvres complètes, vol. 18, Paris, PUF, 1994, p. 256. 428 Jean-Pierre CLÉRO, Les raisons de la fiction. Les philosophes et les mathématiques, Paris, Armand Colin, 2004, p. 225. Il affirme aussi que Freud présente « le temps comme le mensonge et le masque de l’espace, lequel dit mieux la vérité de l’esprit », ibid., p. 300. Il est intéressant trouver

Page 264: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

264

un autre indice pour arriver à la même conclusion : pour Freud ses schémas ont

une inspiration plus optique et biologique. Lisons une grande citation pour

constater que l’optique fonctionne d’une manière non ontologisante de l’appareil

psychique chez Freud429 :

L’idée qui est ainsi mise à notre disposition est celle d’une localité psychique.

Nous allons complètement laisser de côté le fait que l’appareil animique dont il

s’agit ici nous est connu aussi comme préparation anatomique et allons éviter

soigneusement la tentation de déterminer la localité psychique de quelque façon

anatomique que ce soit. Nous restons sur le terrain psychologique et entendons

suivre seulement l’invitation à nous représenter l’instrument qui sert aux

opérations de l’âme comme, par exemple, un microscope composé de diverses

pièces, un appareil photographique, etc. La localité psychique correspond alors à

un lieu à l’intérieur d’un appareil où l’un des stades préliminaires de l’image se

produit. Dans le microscope et la longue-vue, ce sont là, on le sait, des localités

en partie idéelles, des régions où n’est située aucune partie constituante

concrète de l’appareil. Je tiens pour superflu de chercher à me disculper des

imperfections de ces images et de toutes images similaires.

En ce sens-là, la Traumdeutung constitue le texte freudien le plus

« mathématique ». En effet, L’interprétation du rêve contient un schéma

psychique, le travail du rêve –condensation et déplacement– et le rêve conçu

comme une logique430. En somme, le travail du rêve montre que le chiffrement

des rêves suite une logique qui ressemble à la combinaison d’éléments

chimiques –nous avons vu ce point dans le chapitre sur la science chez Freud– ou

à la formalisation que fait la linguistique structurelle. La permutation et la

la relation entre la parole –axe syntagmatique/historique– et le langage –axe paradigmatique/structure topologique. Autrement dit, la question sur cette relation peut se formuler ainsi : pourquoi il est nécessaire de parler dans l’expérience psychanalytique ? Pourquoi la structure a la nécessité de se déployer dans le temps pour exprimer mieux la vérité ? Un fois de plus, chez Freud –comme chez Lacan– la vérité est du côté de la parole et le réel du côté de l’écriture, c’est-à-dire de la structure topologique. 429 Sigmund FREUD, « L’interprétation du rêve » in Œuvres complètes, vol. 4, Paris, PUF, 2003, p. 589. 430 « Les différentes parties de cette formation compliquée se trouvent bien sûr, les unes par rapport aux autres, dans les relations logiques les plus variées », Ibid., p. 355. Tout le chapitre IV, intitulé « Le travail du rêve », est un traité de la logique du rêve.

Page 265: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

265

combinaison constituent les opérations « prémathématiques » du travail du rêve,

mais aussi du reste des formations de l’inconscient : du symptôme, du mot

d’esprit et des actes manqués. En d’autres termes, par le biais de la combinaison

et de la permutation, des opérations mathématiques qualitatives, Lacan se

permet de nommer ainsi la condensation comme métaphore et le déplacement

comme métonymie. Chez Freud nous trouvons la base pour formaliser

l’inconscient et sa logique en termes linguistiques, la première formalisation

mathématisante qu’utilise Lacan. Ce n’est pas par hasard si Freud s’est intéressé

par la logique, car il s’est appliqué dans sa jeunesse à traduire une partie du

Système de logique de John Stuart Mill431.

La Traumdeutung est le modèle d’une pensée mathématique

comme pensée « sans qualités », c’est-à-dire comme travail de l’inconscient et

non plus comme pensée432. Effectivement, le rêve –et toutes les formations de

l’inconscient– sont une logique –faite de signifiants– sans qualité, car il s’agit

d’une activité ou un processus qui ne consiste ni à calculer ni à juger, mais à

transformer, c’est-à-dire à garantir la diversité de sens à l’indéchiffrable.

Un an avant sa mort, Freud publia les Constructions en analyse, où il finit

par penser les constructions en termes d’une espèce d’« effet-vérité ». Il s’agit

d’une certaine conviction sur la vérité d’une construction. En autres termes, au

niveau thérapeutique l’effet est similaire qu’il s’agisse d’une construction, où

d’un souvenir récupéré433. Il n’y aucune possibilité de savoir par démonstration

431 Pour auteurs tels que Jean-Pierre Cléro et Thierry Longé, le parallèle entre les utilitaristes et Freud est palpable : sa conception non objective de l’objet, une théorie de la vérité comme fiction et même la conception de Wortvorstellung (représentation-mot) est un fait. Cf. Thierry LONGE, « Sigmund Freud, Pour concevoir les aphasies. Une étude critique » in Revue Essaim, No. 26, 2011, p. 28 et Jean-Pierre CLÉRO, op. cit., p. 225. D’ailleurs, il est possible de faire une parallèle entre la relation de Freud avec les mathématiques et la très connue histoire de la relation entre Freud et Nietzsche. Il existe une influence de Nietzsche et des mathématiques de laquelle Freud a eu le soin de ne pas en parler, même si eux sont présents, avec des grosses différences, comme grandes intuitions. 432 « Le ‘sans qualités’ requis par la science ne s’appelle plus pensée. Ainsi faut-il comprendre que Lacan, revenant à Freud, mais aussi à Marx, préfère parler désormais de travail : l’inconscient comme ‘savoir qui ne peine pas, ni calcule, ni ne juge, ce qui ne l’empêche pas de travailler’ (Télévision, p. 26) », Jean-Claude MILNER, Op cit., p. 144. 433 « Si la construction est fausse, rien n’est changé chez le patient ; mais si elle est exacte ou si elle représente un pas vers la vérité, il y réagit par une aggravation évidente de ses symptômes et de son état général », Sigmund FREUD, « Constructions en analyse » in Œuvres complètes, vol. 20, Paris, PUF, 2010, p. 69.

Page 266: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

266

si le trauma a eu lieu ou non. Le trauma ou certaines liaisons inconscientes sont

indémontrables, mais nécessaires au sens logique, même effet de structure –il ne

sont pas contingentes, il vont apparaître tôt ou tard. Par exemple, le père

totémique, même s’il n’existe pas dans la réalité, sa fonction logique de vide,

interdit d’être occupé par quelqu’un, a une efficacité symbolique qui structure la

réalité du sujet. Le texte Constructions en analyse s’approche, donc, de la question

de la relation entre fiction et logique.

Freud était conscient de la relation entre mathématiques et sexualité. En

1916, la revue Imago, fondée par lui, Hanns Sachs et Otto Rank, a publié l’article

de la psychanalyste viennoise Hermine von Hug-Helmuth intitulé « Quelques

relations entre érotisme et mathématiques »434. L’article s’approche des

mathématiques et leur relation avec l’érotisme ; il débute en commentant la

façon dont les pulsions sont capables de se sublimer de différentes manières, et

ensuite discute les symbolismes des nombres et des formes dans la cosmologie

pythagorique et de Platon. La revue dirigée à cette époque par Freud a été

consacrée à la relation entre psychanalyse et thèmes culturels. En fait, le seul

article psychanalytique sur les mathématiques dans les deux revues dirigées par

Freud –Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse et Imago– a été celui de Hug-

Hellmuth. Il est improbable que Freud, en tant qu’éditeur, n’ait pas connu cet

article ou qu’il ait ignoré la liaison entre psychanalyse et mathématiques.

Néanmoins, nous ne savons pas pour quelle raison Freud s’est intéressé par l’art,

la littérature et la poésie plutôt que par la mathématique ; Cléro l’exprime ainsi :

« Freud n’a rien à dire de plus sur les méthodes et les valeurs de vérité en

mathématiques que sur les techniques de la peinture et de la beauté des tableaux

qu’elles permettent »435. C’est Lacan qui va tirer les conséquences de la logique,

l’écriture mathématique sous la forme des schémas et les opérateurs quasi

mathématiques qui se suggèrent tout au long de l’œuvre freudienne. Nous ne

434 Hermine von HUG-HELLMUTH, « Einige Beziehungen zwischen Erotik und Mathematik » in Revue Imago, vol. 4, 1916, p. 52-68. 435 Jean-Pierre CLÉRO, Essai de psychologie des mathématiques, Paris, Ellipses, 2009, p. 23.

Page 267: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

267

pouvons que constater ce mouvement de manière rétrospective chez le

psychanalyste français.

2.3. Synthèse intermédiaire

Pour nous approcher du Mathème chez Lacan, nous avons analysé toutes les

références mathématiques dans les séminaires de Lacan, ce qu’il a appelé « mon

enseignement ». Pour ce faire, nous avons construit l’objet Mathème en séparant

l’usage des mathématiques tout au long de l’œuvre lacanienne en quatre

ensembles : diagrammes, formalisations, objets/thèmes mathématiques et

mathème au sens strict. Ensuite, nous avons classifié les références

mathématiques dans les séminaires de Lacan en une grille, un pour chaque

séminaire. La grille comprend trois catégories horizontales : a) objet/sujet

mathématique ; b) implication, relevance, traitement, usage psychanalytique ; et

c) dates de séances. Il existe aussi des catégories verticales, lesquels changent

selon le séminaire, mais en gardant deux catégories invariables : a) « auteurs »,

c’est-à-dire des mathématiciens et des philosophes qui traitent la

mathématique ; b) « autres objets/sujets » qui font référence aux objets ou

thèmes mathématiques marginaux, mais qui nous considérons importants à les

inclure dans une liste ; et c) « mathèmes, écritures algébriques, algorithmes »,

l’ensemble des écritures créées et utilisées par Lacan dans ce séminaire.

Après la construction de l’objet Mathème, son regroupement dans quatre

ensembles et la classification des références mathématiques dans la grille, nous

avons analysé les grilles. Cette analyse s’est faite en introduisant aussi des

références à certains écrits, lettres ou prononcés publics –ce qui ne fait pas

partie du séminaire– pour contextualiser et enrichir l’analyse. La lecture de cette

analyse s’est faite en périodisant deux parties : l’avant l’enseignement de Lacan

(1945-1953) et l’enseignement de Lacan proprement dit (1953-1980). Dans la

première partie, il n’y a que de références aux écrits de Lacan. La deuxième

Page 268: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

268

partie constitue une lecture des quatre ensembles –formalisations, diagrammes,

mathème et objets/thèmes mathématiques.

Nous avons fini par traiter les origines mathématiques ou les éléments

« protomathématiques » chez Freud. Éléments et origines qui ne sont lisibles que

par la lecture lacanienne des mathématiques.

Les résultats de l’analyse ont montré l’importance, l’intérêt et l’usage des

mathématiques chez Lacan ainsi que leurs enjeux et leurs transformations dans

son œuvre.

L’importance des mathématiques chez Lacan repose sur trois piliers. Tous

les trois se découlent d’une lecture koyréenne de la science, c’est-à-dire d’un

concept de science mathématisée. D’abord, la racine mathématique de la rigueur

scientifique. Deuxièmement, les mathématiques prennent leur pouvoir du

détachement de l’empirique, ce qui constitue une sorte d’« organisation du

second dégrée », car la formalisation suppose un inconscient structuré comme

un langage. Troisièmement, le côté non ontologisant des mathématiques est une

alternative au poème heideggérien, c’est-à-dire de fonder la psychanalyse sans

tomber dans aucune chosification –psychologisation, pathologisation,

biologisation. En somme, rigueur, côté désontologistant et pouvoir formalisant

constituent des caractéristiques mathématiques cruciales pour inaugurer son

enseignent avec « le retour à Freud » et l’introduction de son ternaire

symbolique-imaginaire-réel.

Sans doute, Lacan a trouvé une énorme fécondité dans les distinctes

branches des mathématiques qu’il a utilisées tout au long de son œuvre : théorie

de jeux, algèbre, géométrie analytique, statistique, calcul, topologie des surfaces,

théorie de nombres, arithmétique, topologie des nœuds, logique ou théorie des

ensembles. Il a même utilisé certaines applications mathématiques telles que

l’optique, la cosmologie, la cybernétique et la physique. Cette diversité des

branches mathématiques et ses applications est étonnante. Plus surprenante

encore est la fréquence de ces références. Il n’existe presque aucune séance de

son séminaire qui n’ait pas d’élément mathématique, une référence à un

Page 269: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

269

mathématicien ou le commentaire d’un philosophe hautement mathématique :

Pascal, Descartes, Leibniz, Russell, Wittgenstein, Pierce, Platon, Pythagore ou

Kant.

Pour Lacan les mathématiques ne sont pas une représentation, une carte

de la réalité, un moyen de calcul, un outil de précision ou l’instrument de

l’exactitude. Son intérêt, son usage et ses enjeux comportent la transmission, la

rigueur, la « base scientifique » –au sens koyréen– de la psychanalyse, une

alternative supplémentaire au poème heideggérien, une écriture d’une vérité qui

ne peut que se mi-dire –ou demi-dire–, la symbolisation la plus raffinée, un

localisateur du réel, le pouvoir de détachement d’un empirisme rempli des

embrouilles imaginaires, une « pensée sans qualités » ou même une fonction

antimétaphysique de la pensée. Les mathématiques, en définitive, sont une source

de nouveaux concepts qui seraient informulables autrement. Pour ce faire, Lacan

subvertit l’usage commun des mathématiques.

L’usage et intérêt des mathématiques sont pratiques, théoriques et

cliniques. Au début, Lacan fait des formalisations pour fixer les points de repère

de la technique et il fait de remarques mathématiques qui visent à orienter la

pratique. La formalisation des fameux cas de Freud par Lacan n’est pas

seulement pour transmettre la clinique, mais pour orienter la pratique et pour

penser autrement la théorie psychanalytique.

Les mathématiques ont un pouvoir pour cerner le réel et une facilité pour

réduire la complexité à ses éléments minimaux. Dans la pratique ces deux points

sont très utiles : localiser le réel pour passer de l’impuissance à l’impossibilité et

réduire le discours de l’analysant aux signifiants maîtres qui commandent son

discours, jusqu’à en extraire la lettre de la jouissance.

Les mathématiques constituent un savoir ad hoc pour la nature de

l’inconscient ou du réel. Le fait que l’inconscient soit structuré comme un langage

rend possible une formalisation, plutôt qu’une observation empirique. La

définition même du réel est mathématique : le réel est l’impasse dans la

formalisation. Parallèlement, des concepts tels que la pulsion, le fantasme, l’objet

Page 270: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

270

a, la sexuation, la jouissance féminine ou les formations de l’inconscient ne sont

concevables que par une formulation mathématique. Au moins, une composante

mathématique est en jeux pour sa conception ou formulation. En ce sens, la

mathématique n’est pas une simple technique –une application d’un savoir–,

mais une pensée au sens que Badiou lui donne –un pari dans le point où le réel

émerge et une vérification après-coup de ses conséquences436.

Dès que Lacan était un jeune psychiatre, les mathématiques ont eu un

grand intérêt pour lui. Entre 1945 et 1953, il a concentré son intérêt sur la

théorie de jeux pour trouver là des impasses, subvertir la logique aristotélicienne

et ainsi lire la singularité d’un individu –pas encore le sujet– au milieu de

l’universel. La théorie des jeux a retenu son attention par sa capacité à formuler

la psychiatrie non pas en termes biologiques, mais comme une méthode pour

localiser les mouvements logiques et les impasses sous la forme de paradoxes

dans un cas clinique.

À partir de 1953, Lacan commence son enseignement avec l’introduction

du ternaire symbolique-imaginaire-réel et son retour à Freud. Dès ce moment,

les mathématiques ont été un élément essentiel de son « triangle

épistémologique » –à côté de la linguistique et l’histoire. L’influence des

formalisations lévi-straussiennes est aussi cruciale. Lacan inaugure son

enseignement avec un mouvement mathématique d’inspiration koyréenne qui a

une appropriation heideggérienne –la mathématique comme alternative au

poème pour non ontologiser la théorie psychanalytique. Le concept de science

mathématisée qui se découle de Koyrée se déduit aussi de la grande importance

que Lacan donne dans toute son œuvre aux commentaires sur la physique et la

cosmologie. Ces commentaires sont toujours articulés à l’adaptation de la

mathématique aux fins psychanalytiques.

À partir du début de son enseignement, nous avons discerné quatre

ensembles d’usages de la mathématique : objets/thèmes mathématiques, 436 Cf. Alain BADIOU, Court traité d’ontologie transitoire, Paris, Seuil, 1998 (notamment le chapitre 2 intitulé « La mathématique est une pensée »), Alain BADIOU, À la recherche du réel perdu, Paris, Fayard, 2015 et Alain BADIOU, Éloge des mathématiques, Paris, Flammarion, 2015.

Page 271: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

271

diagrammes, mathèmes et formalisations. La mathématique chez Lacan ne se

réduit pas aux mathèmes ou à ses formalisations. Nous avons trouvé dans cette

recherche l’emploi « fragmentaire » ou « régional » des mathématiques. Cet

emploi suit deux directions : la déconstruction et la formulation. Les deux

derniers points sont quelques trouvailles de cette recherche. Aussi notre position

à l’égard de la topologie de nœuds et le mathème. Effectivement, même si le

nœud borroméen s’est montré très productif pour Lacan, la topologie de nœuds

ne se limite pas au nœud borroméen. Il ne faut pas « fétichiser » le nœud. Il existe

des objets mathématiques très féconds et productifs dans la topologie de nœuds,

tels que les chaînes, les tresses, les « chaînœuds », les nœuds « olympiques » et

les opérations de mis-à-plat et de plongement. À cause de cela, nous avons repris

le nom « nodologie »437 pour complexifier le champ d’études de la topologie de

nœuds par la psychanalyse. Nous avons aussi montré quelques conséquences

pratiques, cliniques et théoriques de cette nodologie dans l’œuvre de certains

psychanalystes –Schejtman, Bousseyroux, Allouch, Vappereau, Porge, Morel ou

Cochet. Quant au mathème, nous avons conclut qu’il n’est pas si facile d’affirmer

que Lacan s’est débarrassé du mathème à la fin de son enseignement étant donné

qu’il en parle encore en 1980 lorsqu’il a dissolu l’École freudienne de Paris ou

qu’il a organisé des Journées de l’École freudienne de Paris sous le nom « Les

mathèmes de la psychanalyse » en 1977438. Comme nous avons vu, le mathème a

trois possibles destins : a) il se maintient en coexistant avec le nœud borroméen

et le poème ; b) il se transforme et prend la forme de l’Une-bévue (accumulation

des équivoques, réson ou lalangue) ; c) il fait une mutation sous la forme de la

topologie de nœuds en articulant la poésie.

Même si Lacan n’a jamais écrit le terme « diagramme », nous avons pris le

mot d’une tradition philosophique que Lacan n’a pas ignorée –Pierce et Deleuze.

Modèles, schémas, graphes, surfaces, nœuds et tresses appartiennent à cet

ensemble. Nous avons montré comment il existe un déplacement qui va du 437 Alain COCHET, Nodologie lacanienne, Paris, L’Harmattan, 2003 438 Journées de l’École freudienne de Paris : « Les mathèmes de la psychanalyse » in revue Lettres de l’École, no. 21, 1977.

Page 272: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

272

registre imaginaire –ISR– dans le modèle optique jusqu’à une équivalence entre

les trois registres dans le nœud borroméen. Entre le modèle et les nœuds, il y a

un vecteur qui passe pour les schémas –SIR–, la topologie des graphes –SRI–, la

topologie des surfaces –RIS– pour finaliser dans la topologie de nœuds –RSI.

Nous avons vu que les diagrammes soulignent une dimension relationnelle et

articulent les axes synchroniques et diachroniques d’une formalisation, c’est-à-

dire ils sont un assemblage entre l’espace et le temps. Parallèlement, les

diagrammes constituent une présentation formalisée qui structurent les

concepts en les désontologisant –les concepts maintenant ne sont qu’un

croisement entre vecteurs, surfaces ou nœuds. Au début, l’intérêt de Lacan pour

les diagrammes –modèles, schémas et graphes– a commencé par formaliser les

cas les plus importants de Freud pour y extraire des traces transmissibles. En

outre, les diagrammes rendent lisibles des cas cliniques. Parallèlement, les

digrammes entre 1953 et 1958 ont une fonction formalisant de la technique

psychanalytique. Les diagrammes suivent une généalogie freudienne des

écritures, modèles et schémas. Néanmoins, nous l’avons vu, Lacan y trouve

toujours une dimension topologique naissante et essentielle qu’il amènera plus

loin, jusqu’à contester progressivement l’esthétique transcendantale de Kant. Il a

fondé là une autre spatialité non tridimensionnelle ou, au moins, dont les trois

dimensions deviendront des dit-mansions –les trois registres lacaniens

structurés par la topologie de nœuds et supportés par la lettre. Ainsi, Lacan a

conclu que la topologie manifeste le réel de la structure et qu’elle n’est pas une

métaphore439. Lacan trouve dans les formalisations diagrammatiques une

potentialité symbolique pour raffiner la psychanalyse et la rendre plus

rigoureuse.

Nous avons souligné l’importance des formalisations pour le retour à

Freud de Lacan. Nous avons aussi vu que les formalisations visent à rendre

lisibles des aspects qui ne seraient pas faciles à voir dans l’empirique. Les 439 « La topologie n’est pas ‘faite pour nous guider’ dans la structure. Cette structure, elle l’est », Jacques LACAN, « L’Étourdit » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 483 ; « le nœud n’est pas une métaphore », Jacques LACAN, La topologie et le temps, séance du 20 février 1979.

Page 273: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

273

formalisations permettent de lier distincts éléments pour trouver les lois de

transformation d’une structure ou fixer des points de repère. Progressivement

les formalisations chez Lacan ont la fonction de trouver un point du réel ou

d’isoler un paradoxe, même de discerner les lois de transformation des éléments

en conflit ou incohérents. Lorsque la formalisation prend la forme d’une écriture,

elle peut ouvrir une possibilité pour le mathème. La fonction de l’écriture dans

les formalisations permet de fixer les éléments d’une structure de manière

dynamique afin de cerner un réel.

Nous avons cherché les origines du mathème au sens strict. Nous avons

localisé son contexte de création, ses enjeux, sa généalogie et comment sa

naissance permet de lire de façon rétrospective les notations algébriques et

d’autres sténographies. Nous avons aussi suivi le parcours du mathème jusqu’à

la fin de l’enseignement de Lacan. D’un côté, sa création a un élément

« contingent » ou contextuel. De l’autre côté, l’émergence du mathème est un

effet de structure ou une conséquence logique. Lorsque Lacan se demande sur la

difficulté de comprendre les mathématiques –il appelle cette incompréhension

un symptôme–, il formule pour la première fois le mathème au sens stricte en

1971. D’un côté, le mathème répond aux questions de la transmission de la

psychanalyse –dedans et hors une École psychanalytique. De l’autre côté, le

mathème est le produit d’un grand effort sur l’usage des objets mathématiques,

construction des diagrammes et des grandes considérations sur la formalisation.

Le mathème est informulable sans la distinction entre « dire » et « écrire », mais

aussi impensable sans la différence entre signifiant et lettre. Le mathème au sens

strict fait partie d’une série d’inventions pour la transmission de la psychanalyse,

tells que l’École freudienne de Paris, la revue Scilicet, le dispositif de la passe et

l’ouverture du Département de Psychanalyse au Centre expérimentale de

Vincennes. Les « formules de la sexuation » est le nom de cette invention.

Cependant, nous avons conclu que les quatre discours et l’Autre barré sont les

seuls qui partagent ce nom si nous sommes rigoureux, car le cœur du mathème

se trouve dans le discours analytique –notamment dans l’impasse d’un savoir sur

Page 274: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

274

la vérité. Dans ce sens, le mathème au sens strict cerne un réel, localise une

impasse et, puis, il les transmet. Les enjeux du mathème prennent au sérieux la

question de la transmission et l’enseignement de la psychanalyse en réduisant

les dimensions de l’imaginaire, du transfert –en articulant autrement pouvoir et

savoir– et du « pathématique ». Qu’il les réduise n’implique nullement qu’il s’en

débarrasse. L’un de pouvoirs du mathème est la réduction de lectures, mais sans

se dépouiller de l’équivoque. Le mathème n’existe pas sans les impuretés, même

s’il vise à les réduire. Nous avons montré aussi les deux moments du mathème au

sens strict : le premier qui transmet une symbolisation et le mathème dans son

moment « mûr » qui transmet une impasse. En étant une formule qui ressemble

à une écriture algébrique, le mathème commence comme une notation ou une

sténographie en utilisant certaines règles arithmétiques, algébriques, logiques ou

géométriques, mais en les subvertissant.

Nous avons trouvé et approfondi, comment les mathèmes, ainsi que les

diagrammes et la formalisation, constituent une espèce de mathématiques

fragmentaires, régionales et hybrides. Cela nous a amené au quatrième

ensemble : les objets et thèmes mathématiques. Ces fragments des objets et

thèmes mathématiques peuvent fonctionner individuellement ou comme un

assemblage, voire un pastiche tant pour formuler des concepts que pour les

déconstruire. Il s’agit d’une double fonction : celle de dissoudre des concepts

métaphysiques et celle autre de formuler des concepts en évitant une chute

métaphysique. Pour cette raison, nous avons conclu, il existe des concepts qui ne

sont pas informulables que par un détour mathématique.

Diagrammes, formalisations, mathème et usage fragmentaire des objets et

thèmes mathématiques visent à démanteler une métaphysique et à formuler

avec rigueur –et sans tentation d’aucune métaphysique– des concepts

psychanalytiques avec leurs conséquences cliniques, pratiques et théoriques

concomitantes. Ils ont en commun de faire partie d’une qui entraine une critique

à la psychologie, au comportementalisme, à la pharmacologie, à la psychiatrie ou

à la psychanalyse dans ses versions postfreudiennes, de la psychologie du moi ou

Page 275: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

275

de la théorie des relations d’objet. Comment ? Par le pouvoir antimétaphysique

des mathématiques. Les mathématiques démontent l’un, la sphère, la présence,

l’universalité, la représentation, l’harmonie, la complémentarité et toute sorte

d’essentialisation ou chosification. À l’aide de la mathématique nous pouvons

aussi formuler des concepts psychanalytiques sans utiliser ce type de

métaphysique ou sans une vision du monde. L’un des points clés de Lacan réside

sur son appropriation koyréenne d’Heidegger, c’est-à-dire le Mathème comme

une alternative au poème. Par conséquent, chez Lacan –notamment au moment

des quatre discours– la science ne coïncide pas avec la technique, c’est-à-dire

avec le point le plus haut de la métaphysique chez Heidegger.

Finalement, nous nous sommes approchés de l’œuvre freudienne pour

chercher des éléments mathématiques. Freud, malgré sa traduction d’une partie

du livre de logique de John Stuart Mill, n’a fait aucune référence explicite aux

mathématiques. Il a construit un appareil psychique pour expliquer les

phénomènes qu’il a rencontrés dans sa pratique et sa clinique. Pour ce faire, il a

conçu cet appareil –en plusieurs moments de son œuvre– comme une écriture.

Une écriture avec des éléments que nous pouvons qualifier d’algébriques et

même topologiques. En outre, nous avons observé comment dans les enjeux de

l’écriture de cet appareil psychique, il existe une articulation entre le temps et

une structure. En utilisant la métaphore de l’optique, il a fait un grand pas pour

ne pas biologiser l’appareil psychique et, en conséquence, les explications des

phénomènes inconscients. Finalement, nous avons montré comme

L’interprétation du rêve contient aussi une logique du rêve. Dans des textes tels

que Totem et tabou, Constructions en analyse ou Moïse et le monothéisme Freud a

conçu une espèce d’« effet-vérité », c’est-à-dire des constructions qui n’existent

pas forcément dans la réalité, mais qui sont nécessaires logiquement. Freud, en

essayant de rendre compte de la clinique, a fini par utiliser une

protomathématique. Ses traces ont été relues par Lacan.

Page 276: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

276

Page 277: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

277

CHAPITRE III – LE POEME CHEZ LACAN1

On a dit que le poète est le grand thérapeute. En ce sens, l’affaire poétique impliquerait d’exorciser, conjurer et, de plus, réparer. Écrire un poème est réparer la blessure fondamentale, la déchirure. Car nous tous sommes blessés2.

–Alejandra Pizarnik, Entretien avec Martha Isabel Moia

Nous voulons suggérer que, de la même manière dont la psychanalyse vise l’inconscient de la littérature, la littérature, à son tour, elle est l’inconscient de la psychanalyse ; l’ombre de l’impensée dans la théorie psychanalytique est justement sa propre implication avec la littérature ; la littérature dans la psychanalyse fonctionne précisément comme son « impensée » : comme sa condition de possibilité et l’angle mort de sa propre subversion.

–Shoshana Felman, The open question

Après notre parcours par l’ontologie, l’épistémologie et la science, nous avons

analysé les références mathématiques chez Lacan –mathème, formalisation et

mathématiques– comme l’une des deux questions fondamentales de cette

recherche : Mathème et Poème. Pour cette raison l’une des clés pour notre lecture

de ce chapitre est que la psychanalyse lacanienne aborde la poésie sous la

condition de la linguistique moderne et du souci non-ontologiste de Heidegger.

Cette condition d’approche va se radicaliser et va trouver de nouvelles

problématiques chez Lacan. Les conséquences éthiques, ontologiques, cliniques

1 Je remercie Cristobal Farriol pour les références poétiques chez Freud ainsi que les intuitions qu’il m’a partagé à plusieurs reprises. Une grande partie de ce chapitre aurai été impossible sans son aide. 2 Alejandra PIZARNIK, « Entretien avec Martha Isabel Moia » in El deseo de la palabra, Barcelone, Barcelone, 1972.

Page 278: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

278

et politiques persistent tout au long de son enseignement, au moins dès années

cinquante. Ces questions ne sont pas exclusives, mais elles sont représentatives

des difficultés et des raffinements de la problématique et l’intérêt lacanien par la

poésie. Pour cette raison, nous commencerons par préciser le sens que nous

allons donner au terme de « poésie » en psychanalyse. Il est capital de faire un

bref parcours sur Freud pour y récupérer son approche –si importante– à la

poésie, et pour mesurer les différences et les continuités chez Lacan. D’abord,

nous allons nous approcher de la poésie en abordant toute la complexité de cette

question par quatre thèmes associés à la poésie : littérature, esthétique, art et

création. Nous allons grouper de distincts phénomènes et éléments associés à

ces catégories –littérature, esthétique, art et création– sous le nom Poème.

Ainsi, nous allons diviser ce chapitre en trois parties : les aspects proches

ou associés à la poésie, la poésie chez Freud et finalement la poésie chez Lacan.

Dans les deux dernières parties, nous voulons, d’un côté, tracer les antécédents

et la possible continuité –ou héritage– entre Freud et Lacan ; de l’autre côté, nous

voulons dégager et distinguer les approches générales et usages du Poème dans

la psychanalyse de Freud et Lacan. Finalement, notre objectif est d’analyser le

rôle du Poème dans l’œuvre de Lacan pour la confronter ainsi avec le rôle du

Mathème chez le même auteur.

Notre méthodologie consiste à descendre aux exemples plus détaillés

pour analyser ces mouvements et les effets sur le champ de la psychanalyse.

Nous commencerons par Freud pour préparer le terrain et identifier d’où part

Lacan. De cette manière, nous allons tenter de lire la stratégie générale, les

usages pratiques, cliniques et théoriques de la poésie pour la psychanalyse ainsi

que la diversité des opérations faites pour Freud et Lacan. C’est pour cette raison

que nous n’allons ni détailler ni déployer longuement ces opérations. Il ne s’agit

que d’identifier la stratégie générale et ses opérations pour les contraster et les

comparer avec celles du Mathème. La question est, donc, de ne pas

excessivement détailler pour empêcher de nous perdre dans les labyrinthes

poétiques, mais à la fois, de ne pas trop généraliser pour ne pas transiter par des

Page 279: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

279

lieux communs qui rendraient notre recherche stérile. Finalement, nous

répondrons aux questions suivantes : quel est le rôle du Poème dans la

psychanalyse ? Quelle est l’importance du Poème en psychanalyse ? Le Poème,

est-il nécessaire ou accessoire pour la psychanalyse ? Quelles sont les différences

entre l’approche freudienne et lacanienne du Poème ?

3.1. Littérature, esthétique, art et création

La poésie relève du Poème, comme en relèvent l’architecture, la sculpture ou la musique. Toute œuvre d’art est donc Poème.

–Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part.

Dans cette recherche, Poème sera pris au sens large du terme en ayant des

caractéristiques tels la littérature, la création, l’art et l’esthétique. Cépendent,

nous ferons un exercice de définir ces quatre dimensions au sens large de la

poésie pour éviter toute confusion possible.

Tout d’abord, la littérature. Issu du latin litera, ce terme apparaît au début

du XIIe siècle. Postérieurement, la littérature prend son sens technique et

moderne : d’un côté, il s’agit d’un savoir général des œuvres –des écrits et des

récits oraux– les plus importantes dans certaines cultures après la fondation des

États modernes ; de l’autre côté, la littérature est une discipline qui concerne la

communication verbale et orale. Après l’émergence de la linguistique, des

théories de la communication et de l’histoire, la littérature est un terme toujours

en dispute et que des critiques littéraires et des philosophes cherchent à

(re)définir3.

Deuxièmement, l’esthétique –science du sensible par son étymologie– est

une discipline de la philosophie qui porte ou bien sur la science du beau ou bien

sur la critique du goût. En ce sens-là, l’esthétique ne se confond pas avec la

philosophie de l’art. L’esthétique s’occupe des sujets tels que les émotions

produites ou pas produites par des expressions artistiques, le jugement d’une

3 Cf. Claude PICHOIS, Histoire de la littérature française, Paris, Flammarion, 1997.

Page 280: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

280

œuvre, la création de nouvelles perceptions –selon Deleuze4– et la beauté par

opposition à ce qui est utile et fonctionnel5. Comme la littérature, l’esthétique est

aussi toujours un champ de dispute6.

Troisièmement, l’art7 est l’ensemble des procédés, des connaissances et

des règles pour créer des objets qui produisent chez l’homme un état particulier

de sensibilité ou plaisir. Cette définition canonique, comme les autres définitions

déjà présentées, est absolument contestable. Pourtant, définir l’art nous donne

un point d’appui pour le distinguer de la littérature et de l’esthétique.

Finalement, la création. L’étymologie du mot « poésie » provient du grec

poiêsis, qui signifie « création ». Le verbe poiêin en grec se traduit comme « faire »

et « créer ». Mais « faire » et « créer » n’ont pas la même signification en grec. Il

suffit de se souvenir de la différenciation aristotélicienne entre praxis et poiêsis :

la poiêsis est une action en fonction du savoir et la production d’un objet artificiel

qui se pose devant nous. Il s’agit de l’œuvre. La praxis, inversement, n’a pas de

valeur qu’en tant moyen pour une fin. L’objet n’est pas devant l’homme. Il s’agit

d’une action vers la production d’autre chose8.

Cette dernière remarque nous donne un exemple, d’un côté, des

confusions entre la poésie comme genre littéraire et la poésie en tant que

création –au moyen de la parole–, et de l’autre, des complexités suscitées par le

terme de création par rapport à la poésie. À titre d’illustration, voici une petite

liste de la géographie sinueuse du problème de la poésie en tant que création :

a) La distinction entre Dichtung et poésie en allemand. Deux indices de

cette problématique : 1) une entrée du Dictionnaire des intraduisibles

est consacrée aux problèmes littéraires, linguistiques et

4 Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1992. 5 Cf. Marc JIMENEZ, Qu’est-ce que l’esthétique?, Paris, Gallimard, 1997. 6 Pour une approche psychanalytique de l’esthétique cf. Massimo RECALCATI, Il miracolo della forma : Per un’estetica psicoanalitica, Milan, Bruno Mondadori, 2007 et Massimo RECALCATI, Las tres estéticas de Lacan. Psicoanálisis y arte, Buenos Aires, Ediciones del Cifrado, 2006. 7 Dictionnaire de français Larousse, 2015. 8 Oded BALABAN, « Praxis and Poesis in Aristotle’s practical philosophy », in The Journal of Value Inquiry, juin 1990, n 24, issue 3, p. 185-198.

Page 281: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

281

philosophiques de cette distinction entre langues si différentes9, et 2)

un texte fondamental de la psychanalyse, intitulé « Le créateur

littéraire et sa fantaisie »10, contient le terme « Der Dichter » qui a été

traduit comme « créateur littéraire » en lieu de « celui qui dit » ou

« poète ».

b) La différence entre la création en tant que praxis, poiêsis et techné du

Grec, et ses conséquences philosophiques, artistiques et esthétiques.

La création d’un objet ou la création de la langue pour la langue.

c) L’ancestrale question sur le statut créatif ou pas du poème, car le

poème ne peut être qu’une imitation –ancien problème platonicien.

d) L’interrogation sur la nomination comme création au moyen de la

parole poétique. Cette question a des résonnances sur la philosophie

du langage, notamment ce qui s’appelle la dimension « pragmatique »

du langage, les « actes de langage » ou la « force illocutoire11.

e) L’interrogation sur la nature « présente » ou « absente » de la création,

c’est-à-dire, si la création est quelque chose de présent ou creatio ex

nihilo. Pour cette raison, Heidegger articule une espèce de « négativité

ontologique » autour du « rien » (nichts), « vide » (Leere) et la

« clairière » ou « éclaircie » (Lichtung). La Lichtung, pour Heidegger,

constitue le moment de « clarification » en tant que possibilité de toute

création12.

Cette liste n’est pas exhaustive. Bien qu’on y retrouve des questions

platoniciennes –l’imitation du poème– et aristotéliciennes –le binôme

9 Barbara CASSIN (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil/Robert, 2004. 10 Sigmund FREUD, « le poète et l’activité de fantaisie » in Œuvres complètes, vol. 8, Paris, PUF, 2007 et « Création littéraire et rêve éveillé », in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985. 11 Johh SEARLE, How to do Things with Words: The William James Lectures delivered at Harvard University , Oxford, Clarendon Press, 1955. 12 Cf. Marlène ZARADER, Martin Heidegger et les paroles de l’origine, Paris, Vrin, 1990.

Page 282: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

282

praxis/poiêin, la catharsis comme épurement de l’âme–, il est évident que dans ce

domaine l’interlocuteur privilégié est Heidegger.

Nous avons choisi de nous approcher des questions de la littérature, de

l’esthétique, de l’art et de la création pour viser le Poème. Ces champs ne

couvrent pas complètement la gamme des phénomènes poétiques. Mais nous

avons sélectionné ces thèmes pour être voisins de la poésie, pour constituer de

ressources très importantes dans le champ de la psychanalyse et pour mieux

expliquer l’usage poétique dans la psychanalyse. Disons que ces quatre

dimensions nous donnent certains « traits », traces ou caractéristiques qui

touchent aussi à la poésie. Par exemple, pour la psychanalyse, la symétrie en tant

que dimension esthétique du poème n’est pas intéressante. Que le dire d’un

psychanalyste ou de l’analysant soit symétrique ne constitue pas une question

clinique relevante. En revanche, la discussion des genres en littérature –

fondamentale dans les débats littéraires– pour la transmission du savoir

psychanalytique est une question de la plus haute importance : est-ce que le

mythe, la fabule, le roman ou l’informe scientifique sont les genres littéraires les

plus appropriés pour présenter, divulguer ou transmettre la clinique ? Deux

exemples supplémentaires de cette question : pour la psychanalyse l’une de

questions esthétiques capitales n’est pas la beauté, mais la production du plaisir

ou même le renversement entre la beauté et l’effet d’umheimlich (entre

sublimation et « inquiétante étrangeté ») ; quant à l’art, la dimension de

nouveauté d’un langage artistique (plastique, rhétorique, pictural, etc.) ou la

question de l’utilité de l’art sont prioritaires par rapport aux questions de la

conservation de l’art ou l’étude comparative de l’art selon leurs régions. En

revanche, pour la psychanalyse l’utilité est une question de symbolisation et de

sublimation ; l’étude comparative de l’art pourrait être intéressant pour la

psychanalyse dans la mesure que les comparaisons soient traduisibles en

concepts psychanalytiques –par exemple, la peinture moderne qui utilise pour la

première fois la perspective introduit l’objet regard dans la propre peinture. En

Page 283: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

283

outre, ces quatre topiques –art, création, littérature et esthétique– sont plus

familiers de l’approche freudienne. Nous trouvons des correspondances dans

l’œuvre de Lacan. Pourtant, chez lui il existe une espèce –nous le verrons– de

regroupement des éléments préalablement extraits de ces quatre thèmes en

d’autre quatre traits : Dichtung, poiêin, lalangue et fonction poétique.

Au-delà des définitions, des recherches étymologiques des termes ou de

l’exhaustivité des mots « littérature », « art », « esthétique » et « création »,

l’essentiel est de localiser les traits de ces domaines qui sont le plus sensibles

pour la psychanalyse. Il est important aussi de borner les questions littéraires,

artistiques, créatives et esthétiques de la poésie privilégiées par la psychanalyse

de Freud et Lacan.

Cette localisation des points sensibles, ce mouvement de borner certains

problèmes et de détecter les « traits » indigènes aux affaires psychanalytiques

nous permettra cerner les cas singuliers de traitement de la poésie par Lacan et

certaines stratégies générales de son approche de la poésie.

La scission entre oralité et écriture en littérature, le forçage des limites du

langage par la poésie, la création de mondes par la parole poétique, la tension

poétique entre création et nomination, faire une œuvre d’art qui ne représente

nullement la réalité, l’équivoque de la traduction Dichtung comme « poète » ou

« celui qui dit » pour signaler un hiatus entre énonciation et énoncé constituent

de points fascinants pour Lacan.

Pour le dire autrement, pour Lacan la question est de « traverser » la

poésie, l’esthétique, l’art ou la littérature pour produire dès l’intérieur une

torsion interne et de là, extraire les outils théoriques, cliniques et pratiques pour

la psychanalyse. Car c’est là « où souvent la psychanalyse n’a qu’à reprendre son

bien »13. Il s’agit, selon les mots de Jorge Alemán, de construire un « dispositif

non transcendent »14 pour étayer la psychanalyse et aiguiser le fil tranchant de la

13 Jacques LACAN « Fonction et champ de la parole et du langage » in Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 240. 14 Jorge ALEMÁN « La conjetura antifilosófica. Entrevista con Carlos Gómez » in Lacan y el debate posmoderno, Madrid, Miguel Gómez, 2013, p. 54.

Page 284: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

284

clinique. Nous sommes avertis de l’usage que nous faisons du terme « outils », car

la psychanalyse, paradoxalement, construit des appareils « non transcendants » à

partir des éléments poétiques, artistiques, esthétiques et littéraires pour rendre

sa praxis non utilitaire. Nous prouverons que, au moins, la tâche lacanienne de

traverser ces champs a comme but de-ontologiser la psychanalyse et

déconnecter la cure psychanalytique de toute « raison instrumentale », pour

s’exprimer comme Habermas, ou d’une possible appropriation utilitaire.

Pour résumer et faire un pas de plus : littérature, esthétique, art et

création constituent des domaines voisins et proches de la poésie qui ont des

caractéristiques importantes pour s’approcher poétiquement de la

psychanalyse ; nous n’avons pas comme objectif de les définir ou de les

considérer en tant que savoirs déjà construits. Notre tâche sera plutôt de

montrer comment ces dimensions possèdent des « traits » ou des points cruciaux

pour la psychanalyse. Nous nommerons les usages, emprunts et points extraits de

ces champs le travers lacanien pour le territoire de la poésie ou une approche du

côté du Poème15. Qu’est-ce que la Poésie (en majuscule) ? Il ne s’agit pas de la

poésie en tant que genre littéraire ou de l’action de créer de la poésie mais de

considérer le Poème comme la pureté de tout art, d’une « pensée poétique » ou de

la stratégie générale de penser l’ensemble des autres champs mentionnés

(création, art, littérature, esthétique). Dans ce sens, nous sommes d’accord avec

Heidegger16 :

La poésie relève du Poème, comme en relèvent l’architecture, la sculpture ou la

musique. Toute œuvre d’art est donc Poème, pour autant qu’elle s’enracine dans

le déploiement ou l’être de la parole, laquelle n’est à son tour Urpoesie (poésie

primordiale) que parce qu’elle est Poème.

15 Dans l’introduction nous avons distingué le poème (en minuscule) du Poème (en majuscule et parfois en italiques). Le cas est similaire pour poésie et Poésie. 16 Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1980, p. 84. Les italiques sont de l’auteur.

Page 285: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

285

Il est impossible que Lacan ne fût pas averti de cette conception de Poème chez

Heidegger comme l’avouent sa traduction au français de Logos et son écrit

Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse17. En fait, Alain

Badiou, en tant que lacanien est aussi en continuité avec cette manière de penser

le Poème18. Fondamentalement, le Poème est le travail de la langue sur la langue,

n’importe quelle langue : artistique, architectonique, picturale, photographique,

etc. En outre, le Poème véhicule une pensée. Pensée et langage sont, donc,

essentiellement les questions d’Heidegger et de Badiou. C’est pour cette raison

que nous avons choisi d’écrire Poème ou Poésie avec majuscule. Il existe encore

une autre raison : de même que nous allons regrouper la fonction poétique, la

poiêsis grecque, la Dichtung d’Heidegger et la lalangue sous la catégorie

« Poème », nous allons réunir aussi les « traits » et les points cruciaux de

l’esthétique, la littérature et l’art sous le même terme.

Cette stratégie nous permettra de faire de la généalogie avec les soucis

heideggériens, et de nous faire un panorama plus ample de la question du poème

chez Lacan. Normalement, les approches théoriques et cliniques du poème

lacanien se limitent aux interventions, c’est-à-dire aux interprétations sur les

équivoques linguistiques : homophonie, translittération, ambigüités

grammaticales, etc19. L’énoncé antérieur au détriment des autres dimensions

poétiques (la Poésie ou le Poéme) tels les genres littéraires, la rhétorique, la

fonction poétique, la création par la métaphore, la disjonction de l’énoncé et

l’énonciation, la neutralisation des dimensions « ontologisantes » de la

psychanalyse, le forçage des limites du langage, entre autres.

Chez Lacan, nous allons trouver deux mouvements –non explicités par

lui– à l’intérieur du Poème. Le premier mouvement porte sur le regroupement

17 Lacan n’est pas explicite en ce point. Néanmoins, sa réponse à l’objectivation, c’est-à-dire biologisation de la psychanalyse et justement la poésie (cf. l’exergue de Fonction et champ). Plusieurs textes ont été consacrés à cette question, à noter ceux d’Héctor LÓPEZ (Lo fundamental de Lacan en Heidegger, Buenos Aires, Letra viva, 2011) et celui de François BALMÈS (Ce que Lacan dit de l’être, Paris, PUF, 1999). 18 Alain BADIOU, Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989, Alain BADIOU, Conditions, Paris, Seuil, 1992 et Alain BADIOU, Petit manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998. 19 Jean-Luis SOUS, L’équivoque interprétative. Six moments de Freud à Lacan, Paris, Le bord de l’eau, 2014.

Page 286: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

286

des éléments de l’esthétique, l’art, la création et la littérature dont Lacan extraie

des points et des « traits » capiteux pour la psychanalyse. Le second mouvement

vise à la transformation de ces éléments en termes proprement lacaniens,

transformation que nous aimerons nommer « subversion » ou « torsion interne »,

et qui conduit à des termes comme la lalangue, la métaphore paternelle,

l’équivoque homophonique ou la fonction de l’écrit.

Comme nous l’avons déjà remarqué, la Poèsie, le Poème, ne sont pas un

recours décoratif, un dire passible, l’expression psychologique des émotions

internes, un genre littéraire, une communication métaphorique, un récit

esthétique, un énoncé analogue ou la production des effets émouvants,

enflammées ou du plaisir. La Poème porte sur les traits esthétiques, créatifs, ou

artistiques qui sont anti intuitifs, non harmoniques, à contre sens et de création

inédite. Cette création pousse les limites du langage en introduisant de nouvelles

tournures, des expressions, des mots, des opérateurs logiques, des textures ou

des possibilités inédites dans une langue. Pour cette raison, au moins pour Lacan,

le Poème est plus proche de la modernité –qui s’éloigne du langage naturel ou de

toute représentation– que du romanticisme –qui conçoit l’esprit comme une

profondeur et une prédominance des sentiments.

Page 287: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

287

3.2. Freud et la poésie Comme il est difficile pour le psychanalyste de trouver

quelque chose de neuf qu’un créateur littéraire n’aurait pas su avant lui.

–Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne

Mais ce sont de précieux alliés [les Anciens] que les poètes et l’on doit attacher grand prix à leur témoignage, car ils avaient toujours une foule de choses entre ciel et terre dont notre sagesse d’école ne peut encore rien rêver. En psychologie ils sont bien en avance sur nous, hommes du quotidien, parce qu’ils puisent là à des sources que nous n’avons pas encore rendues accessibles à la science.

–Sigmund Freud, Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen

La question du style littéraire, et la littérature en général, a intéressé les

psychiatres pendant la première moitié du XIX siècle, quand la psychiatrie était

en état de naissance : les lettres, les écrits de malades hospitalisés ont donné

l’expression privilégiée de la folie, mais à la fois, une manière de prendre en

charge cette folie et parfois comme un moyen thérapeutique. Que les écrits de

malades soient considérés des modèles d’observation médicale est surprenant

aujourd’hui. D’emblée, car l’observation n’est pas « observée », la littérature se

lit. La psychiatrie était à la base une pratique de lecture.

Comme l’observe Erik Porge20, la psychiatrie du XIXe siècle a inventé un

nouveau genre littéraire : la littérature des aliénés. Contrairement, les

psychiatres sont devenus aussi des écrivains, pas pour une raison thérapeutique,

mais pour la transmission des cas. Les psychiatres ont emprunté des

personnages littéraires aux écrivains afin de les utiliser comme types cliniques :

« Pinel chez La Bruyère, Esquirol chez Cervantès ou Le Tasse. Balzac est

particulièrement apprécié »21. Cet héritage littéraire, le genre de la littérature des

aliénés, a été repris par Freud, qui a continué sur cette tradition littéraire de la

20 Erik PORGE « Lacan, la poésie de l’inconscient » in Éric MARTY (Ed.) Lacan et la littérature, Paris, Le marteau sans maître, p. 62. 21 Idem.

Page 288: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

288

psychiatrie. L’un des « cas » cliniques « canoniques » de Freud était tiré d’un texte

écrit par un malade : les Mémoires de Schreber.

L’aller-retour des ressources littéraires en psychanalyse ne doit pas nous

confondre. Pas plus que le prix Goethe, qui reconnait les talents littéraires en

langue allemande, ait été décerné à Freud22. Bien que la reconnaissance de la

tradition littéraire de la psychiatrie doive être avérée chez Freud23, la question

cruciale est celle de la transmission de l’expérience clinique par l’intermédiaire

de la littérature. Ce qui a frappé tant aux écrivains qu’au public en général des

cas de Freud est son style littéraire ; ils sont écrits comme s’il s’agissait des

romans ! « Contrairement à la littérature scientifique, il n’y a pas de frontière

établie entre la vulgarisation analytique et l’exposé des fondements de la

psychanalyse »24 affirme Porge. Mais cette vulgarisation/exposé des fondements

est écrite comme un roman et non comme poème. Pourquoi l’exposé d’un cas

clinique est présenté comme un roman au lieu d’une prise de notes ou d’un

dossier avec une indexation de symptômes ? Est-ce qu’il existe un genre littéraire

plus adéquat pour transmettre ce qui arrive en psychanalyse ? L’inconscient est-

il par nature littéraire ?

Dans Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen Freud se

demande si « la présentation poétique de la genèse d’un délire peut tenir face à la

sentence de la science »25, en répondant que la solution à la question est

inattendue, en renversant la position de la science. En effet, la fausse science

pour Freud se satisfait de décrire et de classer les phénomènes psychiques,

tandis que la vraie science doit rendre compte des enjeux de la causalité. Freud

22 Le prix Gœthe est une récompense culturelle allemande décernée par la ville de Francfort-sur-Main depuis 1927. Freud a reçu le prix en 1930, c’est une histoire assez connue. Pourtant, il est moins connu que depuis 1964 il existe un prix intitulé « Prix Sigmund Freud pour la prose scientifique », distinction décernée par l’Académie allemande pour la langue orale et écrite (Deutsche Akademie für Sprache und Dichtung). 23 « Ainsi le poète ne peut céder le pas au psychiatre et le traitement poétique d’un thème psychiatrique peut aboutir à un résultat correct sans perdre de sa beauté ». Sigmund FREUD « Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen » in Œuvres complètes, vol. VIII, Paris, PUF, 2010, p. 77-78. 24 Ibid., p. 61. 25 Sigmund FREUD, « Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen », p. 87.

Page 289: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

289

reprend une question posée dès ses premiers cas d’hystérie : il ne suffit pas de

décrire la cure, il faut chercher les mécanismes psychiques de l’hystérie pour

arriver à la soigner26. Le point précis est le suivant : la science doit faire alliance

avec la littérature pour garantir, paradoxalement, la scientificité, c’est-à-dire,

pour expliquer les phénomènes d’une façon complexe au lieu de se contenter de

la simplicité de la description.

Par exemple, Freud trouve précocement que l’un des opérations qui

rendent compte des traumatismes est l’après-coup [Nachträglichkeit], c’est-à-

dire une temporalité de nature psychique qui rend compte de la pathogenèse de

la névrose. Les traumatismes sont des traumatismes dans la mesure où il existe

un autre évènement qui, après-coup, rétrospectivement déclenche les empreintes

du premier traumatisme. Le traumatisme est double, en tant que son secret est

donné par la temporalité de l’après-coup qu’articule le premier moment avec le

second –le dernier donnant le statut d’originaire au premier. L’organisation

littéraire du matériel clinique peut rendre compte de la complexité entre la

dimension diachronique et la dimension synchronique du cas.

La présentation des cas en forme de Roman rend compte de la nature de

l’inconscient lui-même. La prise de notes en séance est déconseillée par Freud,

pas seulement à cause des difficultés à maintenir l’attention flottante

[gleichschwebende : en égal suspens], mais parce qu’elle n’a pas une fonction

scientifique, même pas de transmission de savoir : « la précision apparente est

plutôt d’ordre psychiatrique et fatigue le lecteur, elle ne remplace pas la

présence à la séance et n’a pas de valeur démonstrative »27. Dans d’autres

termes, la vérité de l’expérience analytique n’est pas adéquate à l’exactitude –

valeur primaire de la science– de la prise de notes. La mise en récit ordonne

26 « En dehors de cela, nous tenons à le répéter, le poète nous a livré une étude psychiatrique entièrement correcte à laquelle nous pouvons mesurer notre compréhension de la vie d’âme, une histoire de maladie et de guérison comme destinée à inculquer certaines doctrines fondamentales de la psychologie médicale ». Sigmund FREUD « Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen » in Œuvres complètes, vol. 8, Paris, PUF, 2007, p. 77. 27 Sigmund FREUD, « Conseils aux médecins sur le traitement analytique » in La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1967, p. 62-64. Cité par Erik PORGE, op. cit., p. 63.

Page 290: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

290

autrement la chronologie et l’agencement, déformations qui, en revanche,

rétablissent la temporalité du dévoilement de l’expérience psychanalytique. Pour

cette raison, le prix Goethe ne peut pas être une reconnaissance « ironique » du

type « Freud n’est pas assez scientifique, la preuve est précisément qu’il a gagné

un prix de littérature », juste au contraire, son style littéraire rend son

expérience clinique plus rigoureuse et scientifique28 :

La vérité ne fait surface que dans l’univers de la fiction et se soustrait à

l’expédient naturaliste de la tranche de vie et de l’enregistrement synchrone.

Freud doit se mesurer avec son propre habilité d’exposition, avec ses dons

d’écrivain.

Transmettre l’expérience clinique psychanalytique de façon scientifique et

rigoureuse : voilà la première fonction poétique que nous trouvons chez Freud.

Car la nature de l’inconscient est d’une certaine façon « littéraire », Freud trouve

dans la Poésie un appui pour la diffusion ou la transmission de la psychanalyse.

Nous pouvons maintenaient avancer la seconde fonction : les poètes

anticipent certains phénomènes que la psychanalyse va déployer de manière

scientifique. Il faut développer ces intuitions, les donner une base plus

rationnelle et les déployer avec rigueur au moyen de la science, tâche que Freud

assume décidément.

Par exemple, quelques tendances psychologiques que Freud trouve dans

sa clinique sont incarnées par certains personnages de la littérature,

qu’anticipent de cette façon la psychanalyse29 :

Le travail analytique nous montre aisément que ce sont des puissances de la

conscience morale qui interdisent à la personne de retirer d’une modification

réelle heureuse le gain longtemps espéré. Mais c’est une tâche difficile à

apprendre à reconnaître la nature et la provenance de ces tendances justicières

et punitives que nous sommes souvent surpris de voir exister là où nous ne nous

28 Mario LAVAGETTO, Freud à l’épreuve de la littérature, Paris, Seuil, 2002, p. 227. Cité par Erik Porge, Ibid., p. 63. 29 Sigmund FREUD « Ceux qui échouent du fait du succès » in Œuvres complètes, vol. 15, Paris, PUF, 1996, p. 23.

Page 291: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

291

attendions pas à les trouver. De ce que nous savons ou présumons à ce sujet je

veux, pour les raisons que l’on sait, discuter non sur des cas tirés de

l’observation médicale, mais sur des figures que de grands poètes ont fait naître

de leur surabondante connaissance de l’âme.

Les poètes non seulement anticipent des tendances psychiques avant que la

psychanalyse, mais aussi ils ont pu décrire la vie amoureuse et la contrariété de

la haine. C’est ce savoir littéraire qui permet d’expliquer la complexité des cas

cliniques30 :

On se voit ainsi forcé de donner raison aux poètes qui nous dépeignent avec

prédilection des personnes qui aiment sans le savoir ou qui ne savent pas si elles

aiment, ou encore qui croient haïr alors qu’elles aiment.

Parfois, les poètes récoltent les récits populaires et les expriment de manière

tragique, comique ou épique31 : « L’âme populaire en sait quelque chose et des

poètes se sont servis à l’occasion de ce matériau. Dans une comédie,

Anzengruber met en scène un jeune paysan ingénu qui se laisse dissuader

d’épouser la fiancée qui lui est destinée parce que c’est ‘une garce qui coûtera la

vie à son premier’ ».

Il arrive parfois aussi que les anticipations littéraires créées par des

poètes acquièrent le statut de concept. L’exemple le plus connu est le drame

décrit par Sophocle32 :

Toute une série d’incitations procédèrent pour moi du complexe d’Œdipe, dont

je reconnaissais peu à peu l’ubiquité. Si, depuis toujours, le choix, voire la

création de ce matériau horrifiant avaient été énigmatiques, tout comme l’effet

bouleversant de sa présentation poétique et l’essence de la tragédie du destin en

général, tout cela s’expliquait par la reconnaissance du fait qu’ici avait été saisie

dans sa pleine signification affective une conformité aux lois propre à l’advenir

30 Sigmund FREUD « De la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine » in Œuvres complètes, vol. 15, Paris, PUF, 1996, p. 257. 31 Sigmund FREUD « Le tabou de la virginité » in Œuvres complètes, vol. 15, Paris, PUF, 1996, p. 94. 32 Sigmund FREUD « Autoprésentation » in Œuvres complètes, vol. 17, Paris, PUF, 1996, p. 110-111.

Page 292: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

292

animique.

Il est important de remarquer que dans cette dernière citation il existe un

croisement entre la cristallisation d’un concept (à l’occasion, le complexe

d’Œdipe) et le genre littéraire : la tragédie. Une fois de plus un genre littéraire

peut rendre compte de la vie animique avec complexité et rigueur.

Autre exemple d’intuition de la vie animique par la littérature –et non par

la philosophie, la science ou la religion– est la pulsion, cet « au-delà du principe

de plaisir »33 :

Nous avons édifié une suite de conclusions en nous fondant sur la

présupposition que tout ce qui est vivant doit nécessairement mourir par des

causes internes. Nous avons fait cette hypothèse sans nous poser plus de

questions parce que justement elle ne nous apparaît pas comme une hypothèse.

Nous sommes habitués à penser ainsi, fortifiés en cela par nos poètes.

L’hypothèse sur la pulsion doit se soumettre à la preuve scientifique, telle est la

méthode freudienne : « Nous ne négligeons donc pas de nous tourner vers la

science biologique pour mettre cette croyance à l’épreuve »34. Finalement, les

poètes ont aussi anticipé d’authentiques mécanismes psychiques. Freud nous

rappelle que face à la recherche des situations pathogènes, par refoulement de la

sexualité, les symptômes émergent comme formations substitutives du refoulé.

Ce refoulement provient, affirme Freud, des impressions sexuelles des premières

années de l’enfance. Ainsi35 :

Il en résulta ce que les poètes et les connaisseurs de l’être humain avaient

toujours affirmé, à savoir que les impressions de cette précoce période de la vie,

bien qu’elles succombent le plus souvent à l’amnésie, laissent dans le

développement de l’individu des traces indélébiles, qu’en particulier elles

établissent la disposition à des affections névrotiques ultérieures.

33 Sigmund FREUD « Au-delà du principe de plaisir » in Œuvres complètes, vol. 15, Paris, PUF, 1996, p. 317. 34 Idem. 35 Sigmund FREUD « Autoprésentation », op. cit., p. 88.

Page 293: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

293

En résumé : l’anticipation des certains phénomènes psychiques et l’explication

de certains mécanismes constituent deux exemples du poétique chez Freud. Tout

cela contribue à la construction des concepts psychanalytiques. Nous pouvons

aussi ajouter un troisième exemple : la configuration des formations de

l’inconscient36.

Freud s’est aperçu très tôt des intuitions psychologiques dans la poésie et

dans la littérature. C’est la poésie qui a porté un regard sur les souvenirs

d’enfance, les désirs, les rêves et les fantasmes, tous ces éléments méprisés par la

science. Ainsi, Freud trouve dans la poésie non pas uniquement un appui

épistémologique, mais aussi une anticipation de ce que la psychologie

« scientifique » développera. Ce point est important, car il s’enchaîne avec l’idée

que l’épistémologie française permet à Lacan de penser l’alternative

mathématique contre l’ontologisation de l’être en psychanalyse. Pourquoi ?

Puisque la leçon des épistémologues français a été la localisation de la pensée

dans un ensemble plus vaste que les protocoles de la science ont donné : la

poésie, les mathématiques, la religion ou la philosophie contiennent des

opérations de la pensée.

D’ailleurs, Freud a trouvé aussi que l’acceptation de la psychanalyse est

plus favorable dans les cultures qui sont plus sensibles à la littérature. En France

la résistance contre la psychanalyse vient plutôt de la part de la psychiatrie et la

psychologie, tandis qu’il n’y a pas eu d’opposition farouche dans les belles lettres

et les nommées « sciences humaines »37 :

En France l’intérêt pour la psychanalyse est parti des hommes des belles-lettres.

Pour comprendre cela, il faut se souvenir qu’avec l’interprétation du rêve, la

psychanalyse a franchi les limites d’une affaire purement médicale. Entre son

entrée en scène en Allemagne et maintenant en France se situent ses multiples

36 « Mettre en évidence que les levés nés de la fiction poétique autorisent les mêmes interprétations que ceux qui sont réels, que sont donc à l’œuvre dans la production du poète les mécanismes de l’inconscient que nous connaissons à partir du travail de rêve ». Sigmund FREUD « Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen », op. cit., p. 41. 37 Sigmund FREUD « Autoprésentation », op. cit., p. 110.

Page 294: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

294

applications à des domaines de la littérature et de la science de l’art, à l’histoire

des religions et à la préhistoire, à la mythologie, l’ethnologie, la pédagogie, etc.

En somme, nous avons trois formes par lesquelles Freud se sert de la littérature

et la poésie : 1) la transmission de l’expérience clinique psychanalytique prend

une forme littéraire grâce à la nature les questions psychanalytiques

(temporalité, organisation du matériel inconscient, etc.) ; 2) les poètes et la

littérature anticipent phénomènes et avancent intuitions que la psychanalyse

développera par la science et, éventuellement, les mettre à l’éprouve de la

méthode scientifique ; ces intuitions et phénomènes incluent les tendances de

l’âme, mécanismes psychiques, concepts psychanalytiques et formations de

l’inconscient ; et 3) la psychanalyse a l’appui épistémologique de la littérature

pour développer éléments méprisés par la science (fantaisies, souvenirs, mots

d’esprit, etc.) ; cet appui épistémologique n’est pas seulement pour anticiper ou

rendre compte de ce que la science rejet, mais comme en contentant une richesse

explicative pas encore formalisée.

Jusqu’ici, nous avons mentionné trois approches à la Poésie chez Freud :

transmission et diffusion de l’expérience psychanalytique, anticipation des

phénomènes à vérifier par la science et appui épistémologique pour déployer des

éléments méprisés par la science. La quatrième approche est la création. Trois

formes de création existent dans son œuvre : les jeux d’enfant, la sublimation et

le Witz [mot d’esprit]. Les deux derniers comportent la création littéraire, la

poésie et l’art en général.

D’emblée, le jeu d’enfant et la poésie, par exemple, ont la même origine :

les fantaisies. Ces fantaisies ont toujours deux versants : « ce sont soit des

souhaits ambitieux qui servent à exalter la personnalité, soit des souhaits

érotiques »38. Les jeux sont pour les enfants une question très sérieuse : sa

laboriosité implique une grande quantité d’investissement affectif. L’enfant

38 Sigmund FREUD « Le poète et l’activité de la fantaisie » in Œuvres complètes, vol. 8, Paris, PUF, 1996, p. 164.

Page 295: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

295

transpose dans ses jeux les choses du monde dans un ordre nouveau à sa

convenance. Les adultes doivent renoncer à la création de ces mondes pour

répondre aux exigences de la réalité, mais les investissements perdurent et la

demande de plaisir reste : ils les transforment en fantaisies. Le poète, l’artiste,

l’écrivain agissent, en ce sens, à la manière d’un enfant qui joue : « il crée un

monde de fantaisie qu’il prend très au sérieux, c’est-à-dire qu’il dote de grands

montants d’affect tout en le séparant strictement de la réalité »39.

Pour rendre la liaison plus visible, Freud nous rappelle que la langue

allemande a conservé la parenté entre jeu d’enfant et création poétique dans son

étymologie. En effet, les compositions artistiques qui requièrent une

consolidation au moyen des objets « palpables et susceptibles d’être

représentées » incluent dans sa nomination la racine « Spiele », qui signifie

« jeux » dans la langue de Freud : Lustspiel = littéralement jeu provocant

l’amusement : comédie ; Trauerspiel = littéralement jeu provocant la tristesse ou

le deuil : tragédie ; Schauspieler = littéralement celui qui joue le spectacle :

l’acteur.

À propos des fantaisies diurnes, Freud, dans l’une de ses nouvelles

conférences d’introduction à la psychanalyse, signale la relation entre fantaisie et

sublimation. Cette liaison comporte justement l’art. Les artistes, affirme Freud, se

détournent de la réalité effective et mobilisent leur intérêt sur « les formations

de souhait » ou encore « l’artiste est lui aussi un introverti qui n’est pas loin de la

névrose »40. Nonobstant, et inversement que dans les névrosés, l’issue de la

libido est plutôt rattachée aux objets socialement valorisés. Cette issue s’appelle

sublimation.

La sublimation chez Freud est l’un de principaux destins de la pulsion.

Dans la sublimation, la pulsion modifie son but et elle comporte un changement

d’objet. En effet, la pulsion transforme son but originairement sexuel et permet

39 Ibid., p. 162. 40 « Parmi les forces pulsionnelles ainsi utilisées, les motions sexuelles jouent un rôle significatif ; elles sont alors sublimées, c.-à-d. déviées de leurs buts sexuels et dirigées vers d’autres, qui sont socialement plus élevés et ne sont plus sexuels ». Sigmund Freud « Les opérations manquées » in Œuvres complètes, vol. 14, Paris, PUF, 1996, p. 17.

Page 296: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

296

une canalisation vers des objets culturels socialement acceptés et valorisés.

Ces forces pulsionnelles ne sont pas uniquement utilisées, voire

sublimées, par la production créative, mais aussi pour les créations scientifiques,

éducatives, et toute une liste des activités socialement valorisées. L’artiste, le

scientifique, le philosophe ou le poète sont capables de changer le but sexuel

pour ces fins sociales au lieu de les refouler, ce qui permet41 :

aux autres de puiser à leur tour consolation et apaisement aux sources de plaisir

de leur propre inconscient, qui leur étaient devenues inaccessibles, il gagne leur

reconnaissance et leur admiration et obtient dès lors par sa fantaisie ce qu’il

n’avait obtenu auparavant que dans sa fantaisie : honneur, puissance et amour

des femmes.

À part ces deux formes de création chez Freud, jeu infantile et sublimation, nous

trouvons à la fin de sa conférence « Le poète et l’activité de la fantaisie » un

mécanisme typique de toute création littéraire et poétique selon Freud : la

production du plaisir au moyen d’un travail inconscient. Il s’agit du Witz, du mot

d’esprit, en tant que création poétique. Le mot d’esprit comporte comme toute

formation de l’inconscient une création et des mécanismes similaires pour sa

production. Néanmoins, dans cette formation, la production du plaisir se révèle

plus claire.

À cet égard, Freud vise un double objectif par rapport au Witz : 1)

montrer que le travail du rêve, les déformations par condensation et

déplacement, sont aussi les mécanismes qui permettent aux rêves diurnes

vulgaires de devenir littérature ; 2) découvrir aussi moyennant ces mécanismes

qu’il existe une production de plaisir, c’est-à-dire que la poésie et la littérature

sont possibles grâce aux enjeux de l’économie psychique. En d’autres termes, la

création littéraire prend la forme d’un travail psychique que symbolise, mais

aussi qui se produit par un versant économique du plaisir. Ce versant

économique explique pareillement comment la création littéraire génère un

41 Sigmund FREUD « Les voies de la formation du symptôme » in Œuvres complètes, vol. 14, Paris, PUF, 1996, p. 390.

Page 297: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

297

plaisir esthétique : Freud trouve les mécanismes inconscients du plaisir

esthétique42 :

C’est dans la technique de surmontement de ladite répulsion, qui a pour sûr à

faire avec les barrières qui se dressent entre chaque moi individuel et les autres,

que réside la véritable Ars poetica.

Nous avons déjà constaté que parfois Freud parle de la création poétique,

d’autres fois de l’ « Ars poetica » ou moins souvent de la littérature quand il se

réfère à la création ou la sublimation. Cette diversité de termes tient à un

problème de traduction. En effet, le mot « Dichtung », et ses dérivés, que Freud

utilise pour la poésie, le poète et la création sont aussi possibles pour dire

« fiction », « littérature », etc. L’entrée « Dichtung » du Dictionnaire des

intraduisibles nous rappelle que pour traduire ce mot de l’allemand43 :

le français et l’anglais doivent recourir aux mots littérature (literature), poésie

(poetry) ou, plus vaguement, fiction (fiction), qui s’approchent certes du

substantif germanique, mais n’en épuisent nullement les multiples virtualités

sémantiques (invention, affabulation, poésie). La langue allemande connaît

d’ailleurs, elle aussi, les termes Literatur, Poesie, Fiktion –et Dichtung, tout en

participant de chacun d’eux, les englobe et les dépasse.

Pour nous, cette « intraductibilité » du terme allemand « Dichtung » est plutôt

féconde car elle montre que la Poésie (majuscule au début) couvre un champ plus

vaste que la poésie : l’art, la littérature, l’esthétique, etc. De fait, en interprétant

« Dichtung » comme poésie les traductions de Freud en français relèvent d’une

telle équivocité.

En résumé, chez Freud la création prend trois formes : le jeu infantile, la

sublimation et le mot d’esprit. Les deux derniers concernent directement l’art en

tant que Freud trouve les mécanismes psychiques de toute création artistique.

42 Sigmund FREUD « Le poète et l’activité de la fantaisie » in Œuvres complètes, vol. 8, Paris, PUF, 2007, p. 170. 43 Élisabeth DECULTOT « Dichtung » in Barbara CASSIN (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil/Robert, 2004, p. 312.

Page 298: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

298

En plus, ces mécanismes sont liés à un thème fondamental pour l’esthétique :

celui du plaisir. En ce sens, il est important de privilégier le Witz comme en effet,

approche fondamentale pour expliquer des nombreuses créations : il contient, en

effet, les ressorts « linguistiques » et libidinaux à la Poésie.

Récapitulons. Chez Freud, les approches Poétiques (au sens élargi du

terme, proche du Dichtung en allemand) sont à ce point-ci quatre : 1) la nature

de l’objet psychanalytique exige une approche « narrative » ; 2) il existe dans la

littérature une anticipation des thèmes développés postérieurement par la

psychanalyse ; 3) la richesse explicative de la littérature rend compte des aspects

méprisés par la science et que la psychanalyse utilise comme appui

épistémologique ; et, 4) le fondateur de la psychanalyse trouve les ressorts de la

création poétique et le plaisir esthétique dans la psychanalyse, notamment dans

l’économie et le travail du Witz, mot d’esprit.

À présent, nous allons déployer brièvement une cinquième approche :

celui du mythe et la psychologie des peuples. Dans des articles tels

que « Parallèle mythologique avec une représentation de contrainte d’ordre

plastique », « Rêves dans le folklore » et « Le poète et l’activité de fantaisie »

Freud développe l’idée que les mythes ont une vérité psychique plus profonde

qu’un simple récit. Parfois, les poètes dans leur articulation des fantaisies

diurnes aux poèmes empruntent sans le savoir « des thèmes tout prêts, comme

les anciens auteurs d’épopées et de tragédies, à ceux qui semblent créer

librement leurs thèmes »44. Freud conclut que45 :

les thèmes sont donnés, ils sont issus du trésor populaire des mythes, légendes

et contes. Or l’investigation de ces formations relevant de la psychologie des

peuples n’est aucunement achevée, mais, s’agissant par exemple des mythes, il

est tout à fait vraisemblable qu’ils correspondent aux vestiges déformés de

fantaisies de souhait de nations entières, aux rêves séculaires de la jeune

humanité.

44 Sigmund FREUD « Le poète et l’activité de la fantaisie », p. 167. 45 Ibid., p. 169-170.

Page 299: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

299

L’importance de ce sujet n’est pas le supposé « inconscient collectif » et ses

« archétypes », mais le fait que dans les récits, les mythes et les contes populaires

il y a une vérité psychique qui ne s’exprime que par ce moyen. Chez Freud cette

hypothèse est importante pour comprendre la culture, mais aussi pour établir

comment certains mythes et récites populaires transmettent une « psychologie

des peuples ». C’est Lacan qui va tirer toutes les conséquences de ce pas

freudienne à travers le structuralisme français, notamment avec la lecture

freudienne que tiendra Claude Lévi-Strauss. Ce pas de plus que Lacan fait dans

cette direction lui permet de « despsychologiser » la psychanalyse en évitant tout

« ontologisation » du type « archétypique » où certains drames de la vie

psychique sont transmis par l’ « inconscient collectif » ou par une supposée voie

génétique.

Synthèse freudienne

Si la théorie de l’inconscient est formulable, c’est parce qu’il existe déjà, en dehors du terrain proprement clinique, une certaine identification d’un mode inconscient de la pensée, et que le terrain des œuvres de l’art et de la littérature se définit comme le domaine de l’effectivité privilégiée de cet inconscient.

–Jacques Rancière, L’inconscient esthétique.

L’intérêt de Freud pour la littérature, l’art, la poésie, l’esthétique, mais aussi pour

les mythes et légendes de la tradition populaire, vise à repérer la façon dont ce

qui ne peut pas être pensé, ce qui est inconscient, trouve un mode de présence

dans le domaine sensible. En d’autres termes, la nature même des problèmes

psychanalytiques dépasse ce qui peut être formulé par la science : des

hypothèses risquées, le matériel clinique ou des phénomènes sans importance

pour la science, tels les actes manqués ou les blagues.

Que les problèmes et les questions psychanalytiques débordent le cadre

des protocoles scientifiques n’implique pas l’annulation ou la dévalorisation de la

science. Tout au contraire, il existe chez Freud une relation complexe entre

science et Poésie (dans le sens élargi que nous avons proposé). Parfois les

Page 300: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

300

intuitions littéraires ou les hypothèses risquées sont mises à l’épreuve de la

science. Ici nous avons une relation de complémentarité : même si la Poésie doit

se subordonner aux principes de la science, les grandes intuitions sont données

par la première. La science semble impuissante pour produire ces intuitions

premières. La science ne peut pas non plus être rigoureuse à l’égard des

matériaux cliniques. La Poésie montrait un problème philosophique

insurmontable à cette époque pour la science : la relation entre représentation et

réalité. Problème ancien pour la littérature, pour laquelle la question n’est pas la

représentation fidèle à la réalité. Cette question est fondamentale pour la

psychanalyse, car la réalité psychique ne se déroule pas dans le monde

quotidien. La science est donc impuissante, car elle porte la supposition

philosophique de ce que le philosophe Richard Rorty nomme « le miroir de la

nature »46. La science de cette époque a travaillé dans le paradigme qui affirmait

que la théorie est une représentation de la réalité, un miroir de la nature. La

littérature a apporté paradoxalement une ressource plus rigoureuse pour

ordonner le matériel clinique puisque sa nature l’exigeait.

Erik Porge nous rappelle un détail sur la prise de notes chez Freud pour

éviter la tentation « réaliste », c’est-à-dire la tentation de lire les notes comme

une représentation exacte de la réalité, c’est-à-dire un « miroir de la nature »47 :

Le cas de Erns Lanzer, indûment rebaptisé par la communauté analytique

l’homme aux rats, constitue un texte privilégié pour étudier ce passage du

compte rendu de l’observation à la mise en récit soumis à des contraintes

littéraires, puisqu’on dispose du journal que Freud a tenu des premières séances

et de la rédaction finale du cas destinée à la publication. On peut notamment

s’apercevoir que le Journal contient lui-même les traces de ce passage dans un

changement d’énonciation (adresse implicite à un public éventuel, point de vue

thématique plus que chronologique…).

46 Richard RORTY, L’Homme spéculaire, Paris, Seuil, 1990. 47 Erik PORGE « Lacan, la poésie de l’inconscient », op. cit., p. 64.

Page 301: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

301

Nous aurions tort de penser que ces « contraintes littéraires » sont de mauvaises

représentations de sa clinique. Le journal a changé de style littéraire, la prise de

notes de Freud elle-même a muté. La présentation des cas et les notes –la

relation plus proche de la réalité– ont changé. Freud est allé des notes

chronologiques et la classique « épicrise »48 de tradition médicale, à la prise de

notes divisée par thèmes et une mise en « roman ». La conclusion s’impose : la

nature même du cas requiert une écriture plus convenable. La question du style

et genre littéraire devient incontournable pour Freud.

En effet, Freud reprend une tradition qui a commencé dans la psychiatrie,

celle de la littérature psychiatrique. Il n’est pas anodin que les termes « sadisme »

et « masochisme » théorisées par la psychiatrie soient des noms issus de la

littérature. Freud transforme cet héritage de la psychiatrie en littérature visant

une perspective « épistémologique ».

Il produit, alors, une écriture littéraire rigoureusement plus adaptée à la

nature des phénomènes psychanalytiques. La transmission des cas cliniques à

l’aide d’une écriture de genre littéraire est en continuité avec l’héritage

psychiatrique, c’est-à-dire élevé au statut d’un savoir construit

épistémologiquement. Ici, science et littérature se mêlent de façon

épistémologique due à la nature des phénomènes psychanalytiques. Voilà les

questions de l’écriture littéraire chez Freud.

À cela s’ajoute l’anticipation des questions psychanalytiques par la Poésie.

Effectivement, la littérature n’est pas seulement un champ pour appliquer la

psychanalyse, c’est aussi un champ pour confirmer les découvertes

psychanalytiques dans les personnages, les récits ou les thèmes de la littérature.

Il s’agit pour Freud d’une anticipation des concepts, des hypothèses et des

phénomènes ignorés et méprisés par la science. Ses intuitions, aux yeux de

48 Le dictionnaire Larousse définit l’épicrise ainsi : « En médecine, ensemble des phénomènes consécutifs à la crise proprement dit et qui en complètent la signification et le pronostic ». Il faut mettre l’accent sur « consécutif » pour noter le changement de Freud à un style plus « fictif ». L’épicrise était classique chez Freud à la fin des cas tels que Hans, Dora ou de ceux qui sont dans les Études d sur l’hystérie. Cf. Épicrise. (s.d.) dans le Dictionnaire Larousse en ligne. Repéré à http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/épicrise/30358

Page 302: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

302

Freud, doivent être développées d’une manière scientifique et surtout doivent

être mises à l’éprouve de la clinique. Ces deux derniers points peuvent résumer

les relations entre science et Poésie chez Freud :

a) L’écriture littéraire rend plus la psychanalyse plus rigoureuse, plus

scientifique. C’est-à-dire, il y a un rapport épistémologique entre science et

Poésie.

b) La poésie et la science ont un rapport complémentaire ; la première donne

des intuitions, des hypothèses et des phénomènes que la science ne peut

pas imaginer, concevoir ou registrer –et d’ailleurs non plus la

philosophie–, la seconde confère le statut de connaissance à ses matériels

anticipés par la Poésie.

Freud conçoit trois formes de création : le jeu infantile, le Witz et la sublimation

(qui constitue le pas de la fantaisie à la création artistique, scientifique ou de

toute activité valorisée socialement). Le Witz –le mot d’esprit– nous donne une

clé privilégiée pour comprendre ce que Lacan appelle « les formations de

l’inconscient » : les actes manqués, le rêve et le symptôme. Le Witz et, par

conséquent, toutes sortes de formations de l’inconscient, ont un versant

symbolique –la condensation et le déplacement– et une autre versant libidinal ou

de plaisir, c’est-à-dire une économie de la jouissance. Ce qui ouvre la porte à la

pulsion, au désir et à la sexualité. Cela voudrait dire que la poésie et l’art ont des

ressorts d’une nature libidinale et sexuelle. Ainsi, Freud a créé un nouveau

champ pour penser la dimension Poétique à partir de la psychanalyse : de

l’esthétique à la poésie en passant par l’art et l’écriture littéraire49.

La liaison entre les formations de l’inconscient et l’économie libidinale est

clairement visible en 1903, l’année où Freud a écrit simultanément « Le trait

49 Les compilations, en français, des essais de Freud sur la littérature constituent un exemple du pouvoir théorique de la psychanalyse pour penser cette dernière. Cf. Sigmund FREUD, Freud et la création littéraire, Paris PUF, 2010. Ce recueil comprend des essais tels que « Personnages psychopathiques à la scène » ou « L’intérêt de la psychanalyse pour l’esthétique ».

Page 303: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

303

d’esprit » et « Trois essais d’une théorie sexuelle ». Nous ne considérons pas

qu’un certain « big bang » des approches littéraires chez Freud soit une

coïncidence. Certes, en 1906, quand la relation entre les formations de

l’inconscient, l’économie libidinale et la sexualité était déjà établie, une sorte de

big bang des travaux littéraires chez Freud50 s’est produit. Le point de départ de

cette approche se trouve dans son écrit sur Jensen et dans « Le poète et l’activité

de la fantaisie »51.

Le point d’arrivée de cette approche littéraire amène Freud à la

psychologie des peuples et à la question du mythe. Lacan prendra très tôt la

relève de Freud sur ce point, en formalisant le mythe et cette psychologie des

peuples au moyen du structuralisme et la philosophie d’Heidegger. Cet énoncé

Lacan synthétise les efforts de la formalisation à travers lesquels il a déplié cette

question est le suivant : « Le mythe, c’est ça, la tentative de donner forme épique

à ce qui s’opère de la structure »52.

Les soucis littéraires et poétiques freudiens seront repris par Lacan. Cependant,

ils seront retravaillés et approfondis à l’aide de la philosophie, l’anthropologie,

les mathématiques ou l’épistémologie. Comme nous l’avons déjà vu, la théorie du

mathème chez Freud est inexistante ; les formalisations sont héritées de la

physique ou la chimie. L’absence d’intérêt mathématique chez Freud est notable.

50 Sigmund FREUD [1909] « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » in Œuvres complètes, vol. 10, Paris, PUF, 1996 ; Sigmund FREUD [1911] « Rêves dans le folklore » in Œuvres complètes, vol. 11, Paris, PUF, 1996 ; Sigmund FREUD [1913] « Matériaux de contes dans les rêves » in Œuvres complètes, vol. 12, Paris, PUF, 1996 ; Sigmund FREUD [1916] « Parallèle mythologique avec une représentation de contrainte d’ordre plastique » in Œuvres complètes, vol. 15, Paris, PUF, 1996 ; Sigmund FREUD [1917] « Un souvenir d’enfance de Poésie et vérité » in Œuvres complètes, vol. 15, Paris, PUF, 1996 ; Sigmund FREUD [1918] « L’inquiétant » in Œuvres complètes, vol. 15, Paris, PUF, 1996. ; Sigmund FREUD [1919] « Avant-propos à Theodor Reik » in Œuvres complètes, vol. 15, Paris, PUF, 1996 ; Sigmund FREUD [1928] « Dostoïevski et la mise à mort du père » in Œuvres complètes, vol. 18, Paris, PUF, 1996 ; Sigmund FREUD [1930] « Prix Goethe 1930 » in Œuvres complètes, vol. 18, Paris, PUF, 1996 ; Sigmund FREUD [1935] « À Thomas Mann pour son 60ème anniversaire » in Œuvres complètes, vol. 19, Paris, PUF, 1996 ; Sigmund FREUD [1937] « L’homme Moïse. Un roman historique » in Œuvres complètes, vol. 20, Paris, PUF, 1996. 51 Sigmund FREUD [1906] « Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen » in Œuvres complètes, vol. 8, Paris, PUF, 1996 ; Sigmund FREUD [1907] « Le poète et l’activité de la fantaisie » in Œuvres complètes, vol. 8, Paris, PUF, 1996. 52 Jacques LACAN, « Télévision » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 532.

Page 304: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

304

En revanche, Lacan s’appuie énormément sur les mathématiques. Sa

connaissance dans ce champ est vaste et variée. Ce dernier point nous donne une

indication précieuse : le mathème et le poème chez Lacan ne constituent pas un

pair exclu, ils ne sont pas incompatibles ou opposés. Par exemple, Lacan peut

aller plus loin que Freud en ce qui concerne le mythe grâce à la formalisation par

l’intermédiaire du structuralisme ou du groupe de Klein. Chez Lacan, la rigueur

et ce qui prolonge les intuitions Poétiques n’est pas la science, mais les

mathématiques en tant que racine de toute vraie révolution scientifique –il s’agit

de la thèse du galiléisme lu par Koyré. Parfois, chez Lacan le Poème est Mathème,

et vice versa. La formalisation du mythe, au début Lacan a nommé mathème au

mythème lévi-straussien, est une source Poétique déjà formalisée. Une autre

ressource Poétique formalisée est la linguistique que Lacan a importée de

Jakobson et Saussure en passant par Hjelmslev. Inversement, le Mathème est une

création et, en ce sens-là, il est Poème par étymologie : poêin (en tant que

création ex nihilo) ou Dichtung (en tant que les mathématiques ont une structure

fictionnelle53).

Freud s’est écarté de la philosophie pour faire place à la psychanalyse et

ne pas confondre l’inconscient philosophique avec l’inconscient psychanalytique

–thèse très connue et travaillée par Paul-Laurent Assoun54. Lacan, grâce aux

approches freudiennes de la littérature, mais aussi à son bagage

épistémologique, est plus aventureux et il se sert des mathématiques et de la

philosophie pour avancer sur le terrain de la Poésie. L’un des exemples plus

connus est son concept de sublimation qui est un tissu entre le vase

heideggérien, sa lecture de Antigone et le rôle de la psychanalyse dans

53 Il existe des mathématiciens qui connaissent Lacan et qui affirment que les mathématiques ont une structure de fiction –en utilisant cette expression lacanienne. Cf. Jean-Pierre CLÉRO « Mathématiques et littérature » in Essai de psychologie des mathématiques, Paris, Ellipses, 2009 ; Jean-Pierre CLÉRO « Une conception fictionaliste des mathématiques » in Essai sur les fictions, Paris, Hermann, 2014 ; Pablo AMSTER, Fragmentos de un discurso matemático, Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 2007. L’expression « les mathématiques ont une structure de fiction » se trouve dans l’article « Las matemáticas de las mariposas », Journal Uno, no. 1, janvier 2009. 54 Paul-Laurent ASSOUN Freud, la philosophie et les philosophes, Paris, PUF, 1976 et Paul-Laurent-ASSOUN Freud et Nietzsche, Paris, PUF, 1980.

Page 305: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

305

l’esthétique. En plus, Lacan en tire des conséquences éthiques pour la

psychanalyse !

3.3. Lacan et la poésie

Je répudie ce certificat : je ne suis pas un poète, mais un poème. Et qui s’écrit, malgré qu’il ait l’air d’être sujet.

–Jacques Lacan, Préface à l’édition anglaise du séminaire 11

Le sens, ça tamponne, mais à l’aide de ce qu’on

appelle l’écriture poétique, vous pouvez avoir la dimension de ce que pourrait être l’interprétation analytique.

–Jacques Lacan, L’insu que sait de l’une-bévue

Le nom de Lacan a attiré toute sorte d’adjectifs littéraires ou artistiques55 :

baroque, oulipien, mallarméen, maniériste, gongoriste, rococo… Il en va de même

pour des adjectifs provenant de la philosophie : hégélien, heideggérien, cartésien,

platonicien. Chez Lacan on se trouve à l’entrée d’un palimpseste opulent des

complexités littéraires, un tissage des références explicites et souterraines de

tous ordres : non seulement esthétiques, artistiques, littéraires, poétiques, mais

aussi philosophiques, scientifiques, théologiques et mathématiques. La culture

encyclopédique de Lacan est présente par des allusions, des citations indirectes,

des références implicites et des clins d’œil au lecteur averti. Par rapport aux

références littéraires et poétiques nous pouvons trouver, par exemple, des noms

tels que Blanchot, Chamfort, Sade, Baudelaire, Poe, Duras, Claudel, Gide, Joyce,

Éluard, Hugo, Elliot, Valéry, Queneau, Longus, Beckett, Artaud, Breton,

55 « On a parfois comparé le style de Lacan à celui de Mallarmé. Curieusement ce n’est pas à ce poète que Lacan a reconnu sa dette, mais à Gongora : « [..] le Gongora de la psychanalyse, à ce qu’on dit, pour vous servir ». En 1965, dans Problèmes cruciaux pour la psychanalyse il rend spécialement hommage au poème La fable de Polyphème et Galatée dans laquelle, dit-il, il s’est formé. Il le cite encore en 1971 dans un Entretien à l’université de Tokyo. À cet égard il est surprenant que le nom de Gongora ne figure même pas ». Erik PORGE, « Jacques Lacan, poésie de l’inconscient » in Éric MARTY (éd.) Lacan et la littérature, Houilles, Mancious, 2005, p. 67.

Page 306: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

306

Shakespeare ou Rimbaud. En plus, son style d’écriture comporte un rythme

poétique, un usage littéraire du presque inusuel point-virgule56 et le mimétisme

avec certaines écritures littéraires dans ses écrits, à savoir : Margueritte Duras,

Joyce ou Edgar Allan Poe. Ce mimétisme nous amènera à la question du

maniérisme et du style. Nous y reviendrons à la fin de ce chapitre.

À ces listes, nous pouvons ajouter encore des inventions et des créations

linguistiques qu’on pourrait considérer comme des figures littéraires ou

« licences poétiques » :

a) Il a fait des jeux de mots dans les textes les plus théoriques (notamment

son hommage à Margueritte Duras et les deux conférences sur « Joyce le

symptôme)

b) Il considère les vulgarismes de la langue familière, les dictions, les chutes

ou les rythmes d’une chanson (« de ce qui perdure de perte pure à ce qui

ne parie que de père au pire » en Télévision)

c) Il parodie, complète ou rectifie des expressions célèbres (Gérard de

Nerval dans La troisième)

d) Il se coule dans les rythmes préétablis par d’autres (l’alexandrin de

Boileau en Télévision)

e) Il crée des néologismes (un livre est consacré aux 789 néologismes

inventés par Lacan57)

f) Il allitère les signifiants et tire parti des anagrammes (ennui en

recomposant pour unaire)

g) Il fait sentir les équivoques (d’eux, deux ou entre tu es, tué)

56 « Parmi les plus « secrètes » (…) il y a le rythme. Lacan a, semble-t-il, le rythme dans la peau, dans la peau de des doigts quand il tient le stylo, rythme des poètes les plus classiques et rythme des délires les plus savamment échevelés, comme chez Joyce » ; « Je ne sais plus qui a déclaré qu’on reconnaissait un écrivain à l’usage du point-virgule. (…) amusez-vous à étudier dans les Écrits l’usage du point-virgule : vous en constatez la fréquence et l’à propos plein de finesse » ; « Lacan, qui a été à bonne école, adore les rythmes ternaires ». Luis SOLER, « Lacan écrivain » in 2001, Lacan dans le siècle, Paris Ed. du Champ Lacanien, 2002, p. 312, 322 et 328. Cf. aussi Jacques ADAM « Lacan oulipen ? : point d’interrogation » in 2001, Lacan dans le siècle, Paris Ed. du Champ Lacanien, 2002. 57 Macrel BENABOU, Laurent CORNAZ, Dominique DE LIEGE et Yan PELLISSIER, 789 néologismes de Jacques Lacan, Paris, EPEL, 2002.

Page 307: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

307

Cet inventaire n’est pas exhaustif, nous le présentons juste à titre d’exemple.

Nous pouvons rencontrer des fragments, disons poétiques dans ses Écrits, par

exemple le quatrain du Diane et Actéon à la fin de « La Chose freudienne » ou la

prosopopée de la Sphinx de « L’étourdit ».

À cause de toutes ces ressources littéraires, poétiques et rhétoriques

Lacan s’est gagné la réputation d’avoir soit du mauvais goût58, soit une écriture

lourde. Peut-être, mais cette écriture n’est pas gratuite. Il est possible que Lacan

n’ait pas pu écrire autrement. Nous l’affirmons, car Lacan était très averti de la

dimension rhétorique de l’inconscient lorsqu’il écrit59 :

Freud nous dit qu’il est donné dans l’élaboration du rêve, c’est-à-dire dans sa

rhétorique. Ellipse et pléonasme, hyperbate ou syllepse, régression, répétition,

apposition, tels sont les déplacements syntaxiques, métaphore, catachrèse,

antonomase, allégorie, métonymie et synecdoque, les condensations

sémantiques, où Freud nous apprend à lire les intentions ostentatoires ou

démonstratives, dissimulatrices ou persuasives, rhétoriques ou séductrices, dont

le sujet module son discours onirique.

En effet, l’inconscient en étant structuré comme un langage –lapsus, rêves, actes

manqués, symptômes– constitue la matière même de la psychanalyse. Pour cette

raison, Freud et Lacan ont souligné plusieurs fois, à propos des rythmes, des

allitérations, des expressions rhétoriques, parmi d’autres ressources, la nature

presque littéraire de l’inconscient. Ainsi, nous pouvons adhérer à l’affirmation

d’Erik Porge sur un « inconscient structuré comme la poésie »60.

Dans les écrits et les séminaires de Lacan, le style est poétique. En tant

qu’analyste, selon quelques témoignages, son style d’interprétation et sa

pratique peuvent être qualifiés de poétiques61. Il est possible de ranger le style

58 Pierre PACHET « Goût et mauvais goût de Jacques Lacan » in Éric MARTY (éd.) Lacan et la littérature, Houilles, Mancious, 2005. 59 Jacques LACAN « Fonction et champ de la parole en psychanalyse », p. 268. 60 Erik PORGE, Transmettre la clinique psychanalytique. Freud, Lacan, aujourd’hui, Toulouse, Érès, 2005, p. 65. 61 Cf. Luis SOLER, « Lacan écrivain » in 2001, Lacan dans le siècle, Paris Ed. du Champ Lacanien, 2002 ; Gérard HADDAD, Le jour où Lacan m’a adopté, Paris, Grasset, 2002 ; et Stuart SCHNEIDERMAN, Jacques Lacan : the death of an intellectual Hero, Massachusetts, Harvard University Press, 1984.

Page 308: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

308

de Freud du côté du roman et parfois du mythe, tandis que le style de Lacan est

plus proche de la poésie. Cette dernière remarque nous confronte avec

l’épineuse interrogation de si l’inconscient possède une forme narrative, disons

en prose, ou si sa matière même est poétique. Cette question si difficile n’est pas

encore résolue, même parmi les écrivains et poètes ; c’est-à-dire, si la poésie et la

littérature ont un statut différent de la pensée62. Quoi qu’il en soit, Lacan explore

sérieusement la poésie, la littérature, la linguistique, la rhétorique et les

questions du plaisir esthétique et de la création pour se poser des interrogations

psychanalytiques et raffiner sa clinique. Ce type de questions dépasse

amplement la simple opposition entre les sciences humaines et les sciences

naturelles par ses méthodes : l’herméneutique ou la théorie littéraire pour les

premières et les mathématiques pour les dernières. Nous avons déjà vu ce

problème dans les derniers chapitres, notamment à propos de la subversion de

la science par la psychanalyse grâce à l’épistémologie, la philosophie

heideggérienne et la linguistique. Nous allons faire le parcours de cette

exploration lacanienne sur le terrain de la Poésie.

62 Par exemple, quand Yves BONNEFOY assure que « la littérature est une possibilité de la langue, tandis que la poésie est une manière de réveiller la parole » http://cultura.elpais.com/cultura/2014/02/07/actualidad/1391788213_007468.html consulté le 3 janvier 2016.

Page 309: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

309

3.3.1. Lacan, le psychiatre et poète surréaliste Choses que coule en vous la sueur ou la sève, Formes, que vous naissiez de la forge ou du sang, Votre torrent n’est pas plus dense que mon rêve, Et si je ne vous bats d’un désir incessant, Je traverse votre eau, je tombe vers la grève Où m’attire le poids de mon démon pensant ; Seul il heurte au sol dur sur quoi l’être s’élève, Le mal aveugle et sourd, le dieu privé de sens. Mais, sitôt que tout verbe a péri dans ma gorge, Choses qui jaillissez du sang ou de la forge, Nature–, je me perds au flux d’un élément : Celui qui couve en moi, le même vous soulève, Formes que coule en vous la sueur ou la sève, C’est le feu qui me fait votre immortel amant.

–Jaques Lacan, Panta rei, Héraclite (Fragments), 6 août 1929

L’hystérie est la plus grande découverte poétique de la fin

du XIXe siècle. Luis Aragon et André Breton,

Le cinquantenaire de l’hystérie

Πάντα ῥεῖ tout s’écoule, est le titre que Lacan emprunte à Héraclite pour un

poème adressé et envoié en version manuscrite au philosophe Ferdinand Alquié.

Le 6 août 1929 il écrit ce poème que postérieurement publiera sous le nom de

Hiatus irrationalis. Le titre est inspiré de la philosophie de Jacob Bœhme, connue

par Lacan à travers la thèse d’Alexandre Koyré63 –professeur de Lacan en 1922.

À cette époque, Lacan est interne en psychiatrie au service des urgences de Paris

aux côtés de Clérambault, et du professeur Heuyer à l’hôpital de Saint-Anne. Le

jeune psychiatre est prêt à faire un stage au Burghölzi à Zürich, justement où

Jung était responsable du service. Il s’agit d’un Lacan qui est en train de passer

de la neurologie à la psychiatrie et dont les premiers articles sont publiés entre

1926 et 1932, avant qu’il soutienne sa thèse de doctorat en médecine –intitulée

« De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité ».

63 Alexandre KOYRÉ, La philosophie de Jacob Bœhme, Paris, Vrin, 1929.

Page 310: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

310

Lacan, d’abord neurologue, puis psychiatre, publie légèrement modifié ce

poème dans la revue surréaliste fondée et dirigée par la romancière Lise

Deharme, Le Phare de Neuilly. Cette revue a vu pendant ses quatre numéros des

figures telles que Brassaï, Raymond Queneau, Robert Desnos, James Joyce,

Claude Senet ou Jean Follain. Contemporain au poème, l’écrit « Le problème du

style et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de l’expérience »

est paru dans la revue surréaliste et du style bataillienne Minotaure, édité par

Albert Skira64. Cette fois-ci Lacan a paru son texte à côté de Picasso, Dali et Leiris.

L’article a vu la lumière en juin 1933 et le poème en décembre 1933. Lacan

n’avait que 32 ans65.

Luis Soler assure qu’une certaine revue psychanalytique a « pratiquement

interdit » la publication d’un autre poème, sous l’aspect d’ « un madrigal inédit en

forme de calligramme »66. Il affirme l’existence d’un troisième poème, entendu à

la radio en 1991. Il s’agissait aussi d’un madrigal, selon les mots de Gennie

Lemoine, « d’une délicatesse, d’une élégance et d’une perfection qui m’ont fait

penser qu’il était poète, plus surement que les deux poèmes présentés (pour

notre plaisir) par vous ». La Maison de la Radio a refusé de le lui communiquer,

affirme-t-il67. Il est certain que d’autres poèmes de Lacan, il y en a, mais il se

demande quand pourrions-nous les lire68. On sait que Lacan a eu le souci d’écrire

poétiquement et qu’il a fait partie des élites littéraires de son temps.

Cependant, notre intérêt ne porte pas sur Lacan en tant que poète, mais

sur les effets épistémologiques des premières recherches du jeune psychiatre

64 Jacques LACAN, « Le problème du style et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de l’expérience » in Revue Minotaure, Paris, Éditions Albert Skira, juin 1933 et Jacques LACAN, « Hiatus irrationalis » in Revue Le phare de Neuilly, Neuilly-sur-Seine, décembre 1933. 65 Pour regarder les enjeux historiques et épistémologiques nous invitons au lecteur à lire l’article essentiel de Annick ALLAIGRE-DUNY, « À propos du sonnet de Lacan », in Journal L’Unebévue, no. 17, Primetemps 2001, Paris, Ed. L’Unebévue. 66 Luis SOLER, « Lacan écrivain » in 2001, Lacan dans le siècle, Paris, Ed. du Champ Lacanien, 2002, p. 314. 67 Idem., p. 315. 68 Idem., p. 314.

Page 311: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

311

parisien au seuil de la psychanalyse69. En effet, nous nous demandons pourquoi

Lacan s’est intéressé à l’art, notamment au surréalisme.

Pour commencer, nous dirons qu’à cette époque Lacan était sur le point

de proposer son stade du miroir, sa première invention psychanalytique, qui

emprunte à la philosophie de Jacob Bœhme70. Tout comme le premier poème

écrit par Lacan, inspiré aussi de la philosophie.

Ensuite, l’intérêt de Lacan pour l’automatisme mental de son maître

Clérambault, en se dépouillant des accents organicistes, relève de l’écriture

automatique de Breton71. Le résultat est manifeste surtout dans « Le séminaire

sur La lettre volée » où l’automatisme ne sera ni spontané ni une parole poétique

à l’arbitraire de l’image, mais un résultat des lois de la chaîne signifiante.

Finalement, nous ne pouvons nier que dès la publication de son poème,

avec un autre titre révélateur, « Hiatus irrationalis », Lacan ouvre la porte à une

conception de l’inconscient comme ce qui se révèle dans les lapsus –ruptures du

discours– et à la fin du réel comme béance dans la réalité. Le titre et le poème

contiennent la semence et l’intuition originaire de la différence entre le réel et la

réalité : « Hiatus irrationalis, hiatus d’une sans-raison, béance d’un hors-sens,

l’esp d’un laps, c’est bien cela l’inconscient, dont bien plus tard Lacan réinventera

le réel »72. Pour articuler ce dernier point et l’antérieur, Soraya Tlatli fait une

importante remarque sur l’œuvre de Clérambault73 :

69 Ce partie du chapitre prend sa base essentiellement sur des idées développées par Soraya TATLI et Jacques-Alain MILLER. Cf. Soraya TLATLI, Le psychiatre et ses poètes, Paris, Tchou, 2000 et Jacques-Alain MILLER « Lacan’s Orientation Prior to 1953 » in Richard FELDSTEIN, Bruce FINK et Maire JAANUS (éds.) Reading Seminars I and II. Lacan’s Return to Freud. New York, SUNY Press, 1996. 70 Dany-Robert DUFOUR, Lacan et le miroir sophianique de Bœhme, Paris, Cahiers de l’Unebévue, EPEL, 1998. 71 Lacan même reconnaît l’influence du surréalisme et de son maître Clérambault dans sa propre recherche « Plutôt que d’évoquer le groupe qui voulut bien à leur exposé faire accueil, voir leur écho dans le milieu surréaliste où s’en renoua un lien ancien d’un relais neuf : Dali, Crevel,… les rejetons s’en trouvent aux premiers numéros du Minotaure –nous pointerons l’origine de cet intérêt. Elle tient dans la trace de Clérambault, notre seul maître en psychiatrie », Jacques LACAN, « De nos antécédents » in Écrits, op. cit., p. 65. 72 Michel BOUSSEROUX, « Les trois états de la parole. Topologie de la poésie, poésie de la topologie » in Revue L’en-je, no. 22, 2014, p. 51. 73 Soraya TLATLI, Le psychiatre et ses poètes, op. cit., p. 72

Page 312: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

312

L’un des problèmes que son œuvre ne peut résoudre est « la radicale

hétérogénéité des rapports entre la fonction, c’est-à-dire le sens et donc la

causalité psychique, et le mécanisme générateur, c’est-à-dire la cause première »

des psychoses. Cette interrétation de l’œuvre de Clérambault est intéressante

dans la mesure où elle peut mener à interroger encore davantage sa notion de

causalité psychique. (…) L’analyse considère en effet comme digne d’intérêt le

mécanisme générateur des psychoses : un automatisme lui-même provoqué par

une cause neurologique ou physiologique non localisable.

Il ne faut pas oublier que le syntagme « hiatus irrationalis » constitue une

formulation du philosophe Johan Gottlieb Fichte pour désigner une béance entre

pensée et réalité. Ce hiatus existe puisque la réalité ne peut pas être déduite à

partir des concepts. Ce hiatus est irrationnel, car il est impossible de le

rationaliser, à l’exception d’une correcte conceptualisation. L’antidote contre

l’irrationnel est la conceptualisation. Entre le mécanisme générateur des

psychoses et la causalité psychique, il y a un hiatus, une béance. Cela posera

beaucoup des problèmes à Lacan, le psychanalyste, dont il tentera de résoudre

de manière rationnelle, voire conceptuellement, notamment par l’introduction

de ses trois registres : le réel (béance dans la réalité), le symbolique

(l’automatisme comme symbolisation) et l’imaginaire.

Pour cette raison, Lacan se permet de conceptualiser ce qui n’est pas

rationnel sans sombrer dans l’irrationnelle, c’est-à-dire une appropriation

romantique de la psychanalyse. C’est-à-dire, il s’agit de s’approcher du réel, de

l’inconscient et de ses phénomènes comme une fontaine occulte d’où émergent

toute sorte des créatures irrationnelles et obscures74.

74 Cf. « À propos de Lacan et du surréalisme, voir Marcelle MARINI, Lacan, Pierre Belfond, 1986. Marcelle Marini observe une alliance momentanée entre Lacan et les surréalistes, mais lui dénie catégoriquement toute signification profonde dans la formation du jeune Lacan. Voir a contrario, François ROUSTANG, Lacan, de l’équivoque à l’impasse, Minuit, 1986. Lacan y est présenté comme le tenant d’un « hyper-romantisme qui pourrait bien être l’autre nom du surréalisme, car il s’agissait de transir d’irrationnel tout le rationnel, et de permettre ainsi que se lève à l’horizon une rationalité jamais vue » », Soraya TLATLI, Le psychiatre et ses poètes, op. cit., p. 27 (bas de page).

Page 313: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

313

À ces trois points –la possibilité de construire le stade du miroir, la

contestation et la réarticulation du travail de Clérambault et l’approche qui

remet en question le réalisme par le langage et la distinction entre la réalité et le

réel–, d’autres auteurs ajoutent comme effets de l’intérêt que Lacan montre pour

le surréalisme75 :

a) Le décentrement du sujet76 ;

b) La mobilisation du modèle de l’écriture automatique afin de contrer le

discours dominant de la psychiatrie –la poésie surréaliste est élevée au

rang de méthode– ;

c) Une stratégie rationnelle pour s’approcher du non-sens par

l’intermédiaire du langage ;

d) Une capacité d’attention envers les jeux homophoniques, la musicalité et

le rythme du langage77 ;

e) La fonction explicative plutôt qu’illustrative de la poésie ;

f) Les origines du concept lacanien de la pulsion –en tant qu’ensemble

hétérogène au style « collé papier » ou le « cadavre exquis »– ;

g) Le pouvoir transformateur de l’image qui défait les ressemblances dans le

monde réel pour construire une nouvelle réalité ;

h) La déconstruction de la différence entre le discours dit normal et le

discours dit pathologique qui souscrit la thèse surréaliste qui affirme que

le pathologique n’est pas dénoué de sens, qui a une validité propre et une

logique78.

Le langage et le rapport avec le réel constituent aussi une question cruciale qui

ouvrira la possibilité à l’appropriation linguistique de la psychanalyse via

75 Notamment Soraya TLATLI, ibid., p. 7, 11, 33 et 36. 76 Élisabeth ROUDINESCO « il reste que l’expérience surréaliste met à jour, pour la première fois en France, une rencontre entre l’inconscient freudien, le langage et le décentrement du sujet qui va très largement inspirer la formation du jeune Lacan » in La bataille de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France, vol 2, Paris, Seuil, 1986, p. 42. 77 « Le non-sens provient de la mélodie, du rythme assigné à l’avance sur lequel les paroles se greffent » Jacques LACAN, « Écrits inspirés : schizographie » in De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, p. 380. 78 Luis SOLER, ibid.

Page 314: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

314

Jakobson et Lévi-Strauss. Par exemple, la théorie de la métaphore classique

affirme que la métaphore est possible, car deux objets partagent une

caractéristique commune. En revanche, pour les surréalistes la métaphore est

produite quand les images les plus disparates se conjuguent en créant une

étincelle poétique. L’antérieur nous montre comment pour Lacan, comme pour

les surréalistes, il existe une suprématie du langage sur le monde des choses.

À la fin, cette liaison entre le surréalisme et les questions psychiatriques

ou psychanalytiques est impensable sans une épistémologie qui permette

d’articuler rationnellement les effets pensables de l’art. L’art peut-être est un

outil et un dispositif aussi complexe que les accélérateurs de particules ou le

microscope. En effet, c’est à travers l’art que Lacan tente non seulement de

formuler de grandes questions de la psychiatrie, mais aussi de tester des

hypothèses. L’art fait partie de la formation des hypothèses, de la construction de

théories, de l’innovation des pratiques cliniques et aussi d’une manière de faire

de la recherche. Par exemple, Lacan pense à cette époque que la création

artistique, le style dans l’art plus précisément, peut aider à la psychiatrie à

résoudre des problèmes théoriques. Lacan affirme que79 :

[Parmi] tous les problèmes de la création artistique, celui du style requiert le

plus impérieusement, et pour l’artiste lui-même, croyons-nous, une solution

théorique. L’idée n’est pas sans importance, en effet, qu’il se forme du conflit,

révélé par le fait du style, entre la création réaliste fondée sur la connaissance

objective d’une part, et d’autre part la puissance supérieure de signification, la

haute communicabilité émotionnelle de la création dite stylisée.

Nous trouvons le même mouvement chez Lacan et Freud, mais articulé

autrement. La littérature, l’art et la poésie donnent à Lacan de ressources

inventives pour renouveler la psychiatrie, tandis que les mathématiques –ou

79 Jacques LACAN, « Le problème du style et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de l’expérience » paru dans De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, 1932 (réédité en 1975 avec cet article), p. 383.

Page 315: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

315

plutôt une pensée, disons « formaliste »– permettent au jeune Lacan de

neutraliser le côté ineffable ou mystique, parfois délirante, de la Poésie80 :

Le Lacan structuraliste a pris soin de minimiser l’attrait que le surréalisme avait

exercé sur le jeune psychiatre de Sainte Anne. (…) Lacan prenant ses distances

avec un Breton qui l’avait fasciné, mais qui, outre qu’il tend vers une sorte

d’occultisme, garde l’illusion d’une maîtrise artistique des déterminismes

psychiques.

Si le dadaïsme et le surréalisme sont aujourd’hui neutralisés par le discours

universitaire –ses protocoles minutieux pour accumuler le savoir sous l’aspect

d’une lettre morte– pour Lacan l’art d’avant-garde, notamment le surréalisme, lui

donne la clé pour ouvrir un champ nouveau dans la psychanalyse et continuer la

recherche commencée par Freud.

En effet, il refusera toujours de céder à la tentation obscurantiste des

poètes, il est resté « sourd aux sirènes de l’ineffable » pour emprunter

l’expression de Luis Soler81. Lacan devient l’autre de Breton82 par cette

résistance qui n’est possible que par deux ressources : la linguistique et les

mathématiques83. Nous avons déjà déployé le côté formalisant de la linguistique

de Lacan et l’usage des mathématiques dans son œuvre. Nous travaillerons

maintenaient le côté poétique de la linguistique chez Lacan, parallèle à son

retour à Freud.

80 Luis SOLER, Ibid., p. 326. 81 Idem. 82 Jacqueline CHENIEUX-GENDRON « Jacques Lacan, « l’autre » d’André Breton » in Éric Marty (éd.) Lacan et la littérature, Houilles, Mancious, 2005. 83 Il nous semble important de mentionner qu’il existe des psychanalystes qui affirment une influence forte du groupe de littéraires et mathématiciens nommé OuLiPo (Ouvroir de littérature potentielle) dont Raymond Queneau, Italo Calvino ou Georges Perec ont appartenu. Cf. Jacques ADAM, « Lacan oulipien ? : point d’interrogation » in 2001, Lacan dans le siècle, Paris, Ed. du Champ Lacanien, 2002.

Page 316: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

316

3.3.2. L’espace entre Heidegger et la linguistique moderne

Cette longue suite de variations s’étendant sur des siècles et des siècles n’est pas autre chose qu’une espèce de longue approximation qui fait que le mythe, à être serré au plus près de ses possibilités, finit par entrer à proprement parler dans la subjectivité et dans la psychologie. Je soutiens, et je soutiendrai sans ambiguïté –et, ce faisant, je pense être dans la ligne de Freud– que les créations poétiques engendrent, plus qu’elles ne les reflètent, les créations psychologiques.

–Jacques Lacan, Le désir et son interprétation

Lacan, une fois encore, s’approche stratégiquement d’un grand connaisseur et

novateur lecteur de Freud : Claude Lévi-Strauss. Ainsi comme Lacan s’approprie

de la lecture innovante de Freud chez les surréalistes, il répète le même geste

avec l’anthropologue structuraliste. Simultanément il traduit l’article, Logos, de

Martin Heidegger.

Suite à ses intéressantes recherches sur le stade du miroir, la théorie de

jeux –Le temps logique–, la psychiatrie anglaise et la sociologie –Les complexes

familiaux–, Lacan se lance dans une investigation sur les terrains de la

philosophie, l’anthropologie et la linguistique, dans ce qu’il nommera « le retour

à Freud ». Ce mouvement ouvrira une nouvelle séquence dans la recherche de

Lacan qui aboutira à une nouvelle alliance avec la poésie. Cette séquence a pour

nous quatre approches poétiques qui coïncident à peu près avec quatre moments

chronologiques : la poésie deontologisante, la poésie qui produise une étincelle

de signification, le mythe et la fiction de l’ordre signifiant. Remarquons que cette

séquence ouverte, avec ses quatre approches poétiques qui se superposent, n’a

jamais été clôturée par Lacan, mais rectifiée à travers les années.

Dans la version écrite de « Le discours de Rome », intitulé « Fonction et champ de

la parole et du langage en psychanalyse », Lacan entreprend la tâche de faire un

retour à Freud à partir de Heidegger, Hegel et Lévi-Strauss. En reprenant les

concepts freudiens avec la philosophie et l’anthropologie Lacan cherche à

Page 317: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

317

refonder la psychanalyse avec une épistémologie nouvelle qui tient compte de la

temporalité de l’inconscient (dorénavant a un statut linguistique).

Au milieu d’une articulation entre la thèse heideggérienne de

l’ontologisation de l’être et l’anthropologie structurelle de Lévi-Strauss –qui à

son tour est un connaisseur de Freud et de la linguistique de Ferdinand de

Saussure–, Lacan refonde la psychanalyse sur le sol de la poésie. Quel type de

poésie ? Nous savons que chez Heidegger la poésie est la seule manière d’éviter

l’ontologisation de l’être. À l’aide de l’anthropologie, Lacan pense la poésie

heideggérienne comme « fonction et champ de la parole et du langage ». Lacan se

sert de la poésie pour éviter l’ontologisation de l’inconsciente sous l’aspect de la

biologisation –l’inconscient est localisé dans le cerveau– et la psychologisation –

l’inconscient est synonyme de mentalité ou d’une espèce du cogito en tant que

chose pensante. Cette quête philosophique et anthropologique est solidaire de la

définition de l’inconscient comme « discours de l’autre », tel que Lacan ne cesse

pas de le signaler84. À noter que cette expression implique que le sujet est pris

par le discours et jamais n’est maître de son discours. Cette « impersonnalité »

coïncide avec l’impersonnel du Dasein heideggérien : un dire sans sujet. Le

résultat est que la poésie ici est un dire impersonnel. La poésie est importante

dans la mesure où elle prend une forme homologue aux lois de l’inconscient. Que

l’inconscient soit le discours de l’autre veut dire que nous ne pouvons que nous y

approcher au moyen du langage et de la parole. Lacan suit l’intuition

philosophique en la développant par l’anthropologie structurelle. La poésie en ce

moment est un remède contre l’ontologisation et une manière de rendre compte

rigoureusement de l’inconscient, notamment pour saisir sa temporalité et ses

formations –symptôme, rêve, acte manqué.

Le second moment s’ouvre à l’aide de la linguistique moderne autour de

Saussure, Hjelmslev et Jakobson. Il s’agit de la devise « l’inconscient est structuré

84 Jacques LACAN, Écrits, op. cit., p. 16, 265, 281, 363, 379, 439, 524, 652, 655 et 814.

Page 318: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

318

comme un langage »85. En effet, après l’introduction de Lacan de ce postulat dans

son séminaire sur les psychoses entre 1955 et 1956, il écrit ses importantes

formalisations « algébriques » de la métonymie et la métaphore. En traçant un

parallélisme entre la condensation et le déplacement avec la métaphore et la

métonymie chez Jakobson, Lacan relève les deux mécanismes du travail de

l’inconscient selon Freud en les traduisant en termes linguistiques.

Le résultat poétique de telle opération est le suivant : la métaphore

possède des lois précises et désormais n’est plus une fonction de ressemblance

avec de caractéristiques partagées par deux objets. Effectivement, d’après la

linguistique la relation des mots avec la réalité se raréfie, c’est-à-dire elle devient

opaque. Il s’agit de la thèse lacanienne reprise de Saussure qui affirme la

primauté du signifiant sur le signifié. Qu’est-ce que la métaphore selon Lacan ?

Elle est la production d’une étincelle de signification. La métaphore n’est pas

possible pour une ressemblance entre deux choses ; tout au contraire, l’effet

créateur de la métaphore réside dans la production d’une ressemblance inouïe :

dans la phrase « Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage » (Baudelaire,

L’Ennemi) le ténébreux orage donne un sens supplémentaire à la jeunesse.

Cet effet supplémentaire de signification qui n’est pas référentiel explique

le sens nouveau qui se produit non seulement dans les jeux de mots, les blagues

et les mots d’esprit, mais aussi dans les symptômes, les rêves et les actes

manqués. L’inconscient fonctionne poétiquement, car ses lois sont rhétoriques

du point de vue de la linguistique moderne. La linguistique est une ressource qui

confère rigueur et dépouille la métaphore de tout référent et de toute

« métaphysique de la présence » pour reprendre l’expression heideggérienne.

Lacan n’a jamais été complètement structuraliste. Certes, pour lui la

raison psychanalytique n’est ni linguistique ni anthropologique. Même s’il existe

85 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 3 : les psychoses [1955-1956], Paris, Seuil, 1981, p. 20.

Page 319: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

319

des lois linguistiques, le sujet n’est pas réduit à une formation linguistique. Le

sujet est « l’ombilic à la pure combinatoire de la mathématique du signifiant »86.

En empruntant à la linguistique de Saussure, Hjelmslev et Jakobson, Lacan

définit le symbolique par l’assemblage de trois métaphores, qu’il introduit dans

le Séminaire Les psychoses : la métaphore du sujet et la métaphore du symptôme,

écrites dans « L’instance de la lettre », puis la métaphore du Père, dans « La

question préliminaire ». Ici, la métaphore prend la forme poétique du grec poiêin,

c’est-à-dire comme création ou fabrication. Ce n’est pas par hasard que l’exemple

littéral qui donne Lacan de la métaphore du Nom-du-Père est précisément un

poème de Victor Hugo sur la paternité : « Booz endormi ». La poésie est donc

création, fabrication, mais surtout engendrement et fécondité.

La troisième approche poétique de Lacan se fait par le mythe. En 1953,

dans une conférence, Lacan a repris l’expression « Mythe individuel du névrosé »

de Lévi-Strauss, qui à son tour a repris Freud, en proposant une méthode sérielle

de lecture des cas freudiens tels que « L’homme aux rats » et « Le petit Hans ».

En suivant Lévi-Strauss, Lacan s’approche de l’inconscient d’une manière

structuraliste. Pour l’anthropologue les cultures sont organisées par une

structure sous-jacente qui règle tous les phénomènes, la tâche de

l’anthropologue est de trouver les lois de combinaison et permutation de cette

structure, c’est-à-dire ses « formules transformationnelles ». Cette méthode de

recherche implique de s’approcher des mythes et de ses variations comme des

effets d’une structure. Cette structure est inconsciente, elle suit des lois

linguistiques. Ce qui est important n’est pas le contenu du mythe, mais la

structure de base et ses lois de permutation et combinaison. La structure et ses

lois sont inconscientes et pour cette raison « l’inconscient est vide »87, c’est-à-dire

la structure n’est pas un contenu.

86 Colette SOLER, « Lacan réévalué par Lacan » in Marcel DRACH et Bernard TOBOUL, L’anthropologie de Lévi-Strauss et la psychanalyse, Paris, La Découverte, 2008, p. 100. 87 Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurelle, Paris, Plon, 1958, p. 224.

Page 320: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

320

D’une certaine manière, cette référence au mythe perpétue l’approche

poétique antérieure, celle de l’inconscient est structuré comme un langage

(poétique) avec des lois –la métaphore et la métonymie. Certes, cette approche

est parallèle, néanmoins, dans ce versant Lacan produit un pas en plus : quand la

formalisation linguistique de la structure aboutit à une impasse c’est le mythe

qui continue. En effet, quand on considère l’inconscient comme un langage fait de

signifiants, il faut toujours se rappeler que ni la totalité des signifiants ne forme

un absolu –un savoir complet– ni n’existe un signifiant qui se signifie soi-même.

La conséquence pour Lacan est évidente : le langage, et donc l’approche

linguistique de l’inconscient, trouve un point d’impasse. Nous pouvons lire sa

solution face à cette impasse88 :

Le mythe est ce qui donne une formule discursive à quelque chose qui ne peut

être transmis dans la définition de la vérité, puisque la définition de la vérité ne

peut s’appuyer que sur elle-même, et que c’est en tant que la parole progresse

qu’elle la constitue. La parole ne peut pas se saisir elle-même ni saisir le

mouvement d’accès à la vérité, comme une vérité objective. Elle ne peut que

l’exprimer de façon mythique.

Face à l’impasse de la transmission, le mythe demeure. Dans un certain point il

s’agit d’un savoir ancestral, celui de donner une explication mythique en

subissant à l’insymbolisable et irreprésentable89. Il est vrai que la plupart des

sociétés ont des mythes pour représenter les origines et les mystères de la

naissance et de la mort. Mais pour l’anthropologie, selon Lévi-Strauss, la tâche

comporte une formalisation de la structure et la fonction des mythes qui aboutit

finalement à une impossibilité ou à une contradiction90.

88 Jacques LACAN Le mythe individuel du névrosé, ou Poésie et vérité dans la névrose, Paris, Seuil, 2007 [1953], p. 14. 89 « Tel que nous le découvre l’analyse structurale, qui est l’analyse correcte, un mythe est toujours une tentative d’articuler la solution d’un problème. (…) Ils exigent en quelque sorte un passage qui est comme tel impossible, qui est une impasse. Voilà ce qui donne sa structure au mythe ». Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 4. La relation d’objet [1956-1957], Paris, Seuil, 1994, p. 293. 90 Idée que Lacan emprunte : « Vous avez là à l’état vivant cette espèce de contradiction interne

Page 321: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

321

Effectivement, Lévi-Strauss affirme que le mythe répond à une situation

initiale d’impossibilité ou de contradiction, non pas comme une solution, mais

comme une manière nouvelle de les formuler logiquement, c’est-à-dire une

contradiction ou impossibilité répond à une autre. L’anthropologue

français91 l’exprime ainsi :

L’impossibilité de mettre en connexion des groupes de relations est surmontée

(ou plus exactement remplacée) par l’affirmation que deux relations

contradictoires entre elles sont identiques, dans la mesure où chacune est,

comme l’autre, contradictoire avec soi.

Le plus intéressant de cette approche est son opérationnalité, son

fonctionnement productif à partir d’une impasse. Par exemple, une contradiction

entre des éléments A et B nous montre qu’entre C et D existe une contradiction

similaire. À cette époque, Lacan expose les cas « L’homme aux loups » et « Hans »

de cette façon92.

L’homme aux loups est capturé en deux situations : a) le mariage de son

père avec une femme plus riche –en raison d’améliorer sa position sociale– il

suspend son attachement sentimental avec une femme pauvre, mais belle ; b) son

père a été sauvé par un ami d’une dette de pari, il ne lui a pas payé

postérieurement. L’effort de l’homme aux loups essaie de reformuler

l’impossibilité de réunir les deux situations en ce qui concerne sa situation

familiale, ce qui déclenche une série des échanges qui cachent le payement de la

dette comme une variante de la contradiction initiale.

Dans le cas « Hans », l’articulation des impossibilités et contradictions est

similaire, mais l’élément important pour Lacan est plus « littéraire » ou

« poétique ». Si dans le cas de l’homme aux loups l’approche du mythe est

qui nous fait souvent supposer dans les mythes qu’il y a incohérence, confusion de deux histoires, alors qu’en réalité, l’auteur, qu’il s’agisse d’Homère ou du petit Hans, est en proie à une contradiction qui est simplement celle de deux registres essentiellement différents » Jacques LACAN, idem., p. 369. 91 Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurelle, op. cit., p. 239. 92 Ces expositions se trouvent dans Le mythe individuel du névrosé et dans le séminaire La relation d’objet respectivement.

Page 322: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

322

algébrique, dans Hans il émerge un principe crucial : les fantaisies sexuelles93. En

effet, face aux questions sexuelles –par rapport à la naissance et la mort– et du

dynamisme familial, Hans fantasme des rêveries que Freud qualifie de

sexuelles94. Pour Lacan il s’agit plutôt des constructions mythiques par rapport à

l’impossibilité d’une symbolisation ou des contradictions insurmontables. Par

exemple, lorsque Freud explique à Hans ce qui s’est passé avant sa naissance,

« Longtemps avant qu’il fût au monde »95, il introduit –nous suivons Lacan– un

mythe qui aide à symboliser la béance dont proviennent les fantaisies

sexuelles96. À la différence des fantaisies sexuelles –les mythes–, Lacan signale

que le mythe œdipien de la naissance de Hans introduit aussi le père symbolique

au lieu du père réel97 : « C’est Totem et tabou, qui n’est rien d’autre qu’un mythe

moderne, un mythe construit pour expliquer ce qui restait béant dans sa

doctrine, à savoir — Où est le père ? ». Dans la mesure où Hans ne peut pas

trouver sa place par rapport à sa mère et à son père (ici c’est l’une des impasses),

il génère des fantaisies. Les mythes injectent du sens, une dose de représentation

symbolique qui produit du savoir autour des points d’impasse. En ce sens-là, le

mythe d’ Œdipe comme dit Darian Leader98 :

93 « Bref, pour centrer la valeur exacte de ce que l’on appelle les théories infantiles de la sexualité, et de tout l’ordre des activités qui sont chez l’enfant structurées autour de celles-ci, nous devons nous référer à la notion de mythe. (…) S’il convient maintenant d’introduire la notion du mythe, c’est que nous débouchons maintenant de la façon la plus naturelle sur la notion des théories infantiles ». Jacques LACAN, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 252. 94 « Le passage se fait par une série de transitions qui sont précisément ce que j’appelle les mythes forgés par le petit Hans » et « C’est à partir de ce moment-là que l’enfant est sur la pente de trouver un premier répit dans sa recherche frénétique de mythes conciliateurs jamais satisfaisants, et qui nous mèneront à la solution dernière qu’il trouvera, qui est, vous le verrez, une solution approximative du complexe d’Œdipe » Jacques LACAN, Ibid., p. 274 et 266. 95 « Longtemps avant qu’il fût au monde, j’avais déjà su que me viendrait un petit Hans qui aimerait tant sa mère qu’il devrait forcément pour cela avoir peur du père et je l’avais raconté à son père » Sigmund FREUD, « Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans » in Œuvres complètes, vol. 9, Paris, PUF, 1995, p. 36. 96 Ici il y a une résonnance du thématique heideggérien : Lacan reprend la notion d’existence du philosophe allemand pour affirmer que la névrose est une réponse à l’existence humaine. Cependant, pour Lacan la notion d’existence humaine inclue la sexualité et non simplement le problème de la mort. Ce dernier point amènera à Lacan à concevoir la névrose comme des essais pour résoudre les énigmes de la sexualité (l’hystérie : suis-je une femme ou un homme ?) et de la mort (l’obsessionnelle : suis-je mort ou vivant ?). 97 Jacques LACAN, La relation d’objet, op. cit., p. 210. 98 Darian LEADER « Lacan’s myths » in Jean-Michel RABATE (Ed.) The Cambridge Companion to Lacan, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 42. La traduction est de l’auteur.

Page 323: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

323

…montre comment une fiction ne doit pas être comprise simplement comme

quelque chose de « faux », mais comme quelque chose qui peut servir à organiser

les matériaux disparates et traumatiques.

Effectivement, l’approche mathématisante du mythe, contrairement à la fonction

du mythe, est de munir une fonction de vérité en tant que fiction : « J’indiquerai

aussi le problème que pose le fait que le mythe a dans l’ensemble un caractère de

fiction »99. Bref, le mythe en tant que poésie est une fiction, une création jaillit

dans un point d’impasse. De là l’importance de souligner que la paraphrase

freudienne de Lévi-Strauss, « Le roman familial du névrosé », implique un

déplacement de la structure narrative qui va du roman vers le mythe, c’est-à-dire

du symbolique comme structure de l’inconscient au symbolique comme

production du sens autour d’une faille dans la structure.

Ce point amènera Lacan à proposer d’autres mythes, car il n’a jamais

renoncé à s’en servir. Freud comme Lacan trouvent des éléments et des

phénomènes qui sont irreprésentables ou non symbolisables par le psychisme

humain ; ils les ont, donc, déployés sous forme de mythe. Freud, après tout, a

introduit des mythes comme le père de la horde (Totem et tabou) ou les batailles

entre Éros et Thanatos (Pulsions et ses destins) quand il essaie d’articuler des

problèmes cliniques associés à la difficulté psychique de s’accommoder au plaisir

ou à la douleur excessive. Lacan, en suivant son maître, a formulé plusieurs

mythes pour exprimer certains points d’impasse aussi cliniques que théoriques :

la métaphore de l’amour comme deux mains, le mythe de la lamelle et la

formalisation du mythe du père de la horde primitive100.

99 Jacques LACAN, La relation d’objet, op. cit., p. 253. 100 Le premier pour articuler la disparité de l’objet du désir et la demande (séminaire sur La transfert), le second pour contester le fait qu’il n’existe pas une complémentarité entre deux amants, mais quelque chose perdu à jamais (séminaire sur Les quatre concepts) et le dernier pour montrer comment le père de la horde primitive a une fonction logique pour structurer la subjectivité même s’il n’existe pas dans la réalité factuelle (séminaire sur L’envers de la psychanalyse). À la limite, la question du mythe amènera à Lacan à son syntagme « la vérité ne peut que se mi-dire ».

Page 324: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

324

Le point le plus poétique du mythe est la vérité structurée comme une fiction,

que Lacan a déployé dans son écrit « Le séminaire sur La lettre volée ». Ici, la

Poésie est une fabulation créative plus proche du sens allemand du Dichtung.

Pourtant, la fiction n’acquiert pas un sens péjoratif, mais du pouvoir symbolisant.

Il s’agit du moment de l’« impérialisme du signifiant » chez Lacan. Pour y avancer,

Lacan prend en compte de la philosophie des fictions de Jeremy Bentham. C’est

ainsi comme Lacan nous annonce l’introduction de la fiction après qu’il remercie

Jakobson de trouver chez Bentham une approche linguistique101 :

L’effort de Bentham s’instaure dans la dialectique du rapport du langage avec le

réel pour situer le bien –le plaisir en l’occasion dont nous verrons qu’il s’articule

d’une façon toute différente d’Aristote– du côté du réel. Et c’est à l’intérieur de

cette opposition entre la fiction et la réalité que vient se placer le mouvement de

bascule de l’expérience freudienne.

Une fois opérée la séparation du fictif et du réel, les choses ne se situent

pas du tout là où l’on pouvait s’y attendre. Chez Freud, la caractéristique du

plaisir, comme dimension de ce qui attache l’homme, se trouve tout entière du

côté du fictif. Le fictif, en effet, n’est pas par essence, ce qui est trompeur, mais, à

proprement parler, ce que nous appelons le symbolique.

Pour comprendre la phrase « la vérité a une structure de fiction », il faut

différentier entre réalité, vérité et réel chez Lacan. Autour de son séminaire sur

Le moi dans la théorie de Freud, Lacan est en train de trouver la façon dont le

registre imaginaire s’articule au symbolique. Dans ce séminaire condensé par

l’écrit « Le séminaire sur La lettre volée », Lacan montre par l’intermédiaire du

conte d’Edgar Allan Poe « La lettre volée » de quelle manière des phénomènes

imaginaires se subordonnent aux lois de la structure symbolique. Pour cette

raison, Lacan ne peut accéder à la réalité qu’au moyen d’un tissu fait de

l’imaginaire et le symbolique. Mais l’imaginaire et le symbolique ont ces limites,

sa rupture interne : le réel. Ici, il y a un deuxième point cardinal : pour Lacan la

101 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre VII. L’éthique de la psychanalyse [1959-1960], Paris, Seuil, 1986, p. 21-22.

Page 325: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

325

vérité et le réel sont très proches, à tel point qu’ils sont presque

interchangeables. Nous verrons que petit à petit Lacan changera de position et il

va séparer le réel de la vérité102.

Ce point nous donne deux interprétations de la phrase : 1) La structure,

qui nous permet d’accéder ou de faire compréhensible la réalité, est un réseau

entre paroles et images –l’imaginaire et le symbolique, structuré à son tour par

une faille interne : le réel, voir la vérité. Que la vérité ait une structure de fiction

veut dire que nous ne pouvons accéder à la vérité qu’à l’aide de la (rupture

d’une) fiction ; 2) Que la vérité ait une structure de fiction prend aussi un sens

plus commun : nous n’accédons à la réalité –notamment à la réalité psychique–

que par les repères construits par l’imaginaire et le symbolique. Dans les deux

sens d’interprétation, la vérité n’a pas une définition classique comme

adéquation entre l’intellect et la chose103.

Toutefois, il est important de faire une remarque. C’est précisément parce

que Lacan distingue entre réel et réalité –à laquelle nous accédons par la fiction–

qu’il n’est jamais un relativiste. Effectivement, dans les deux interprétations de

« la vérité a une structure de fiction » il n’y a pas de place pour le relativisme :

soit à cause d’une détermination des lois de la structure symbolique, soit à cause

de l’impasse qui arrive dans toute fiction.

Pour des auteurs comme Alenka Zupančič cette idée de la vérité comme

impasse de toute fiction a une valeur pour lire le cinéma ou même la

littérature104 : « Pour que la fiction soit structurée au sens classique (après tout,

nous abordons ici deux classiques : Shakespeare et Hitchcock), il est essentiel

que quelque chose soit exclu ». La vérité comme impasse nous montre deux

102 Cf. François BALMÈS, Ce que Lacan dit de l’être. 1953-1960, PUF, Paris, 1999. 103 Pour cette raison le philosophe Alain Badiou emprunte cette nouvelle idée de la vérité comme ce qui se soustrait du réseau imaginaire/symbolique pour construire son édifice philosophique : « Ce que le génie de Lacan a vu, comme Colomb pour son œuf, est que la réponse est dans la question. Si une vérité ne peut s’originer d’une donation, c’est forcément qu’elle s’origine d’une disparition », Alain BADIOU, Conditions, Paris, Seuil, 1992, p. 199. 104 Alenka ZUPANCIC, « L’endroit idéal pour mourir : le théâtre dans les films de Hitchcock », in Slavoj ŽIZEK (Ed.) Tout ce que vous avez voulu savoir sur Lacan sans jamais oser le demander à Hitchcock, Paris, Capricci, 2010, p. 33.

Page 326: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

326

choses de la fiction comme scène dans la scène –par exemple dans Hamlet–,

selon Zupančič : « On peut soutenir que la fiction-dans-la-fiction est le moment où

la fiction est confrontée de l’intérieur à son propre dehors »105. Plusieurs

conséquences cliniques s’y déduisent : l’ombilic du rêve chez Freud, les

cauchemars comme la confrontation d’un réel à l’intérieur d’un rêve, le fantasme

comme une matrice qui cache le réel en produisant des formations de

l’inconscient, etcétéra.

Si l’on trouve que certaines œuvres littéraires ou certains films

dramatisent le caractère fictionnel de la vérité, ainsi que le roman familial ou les

histoires que nous nous racontons à nous-mêmes correspondent à une

dramatisation de la vérité comme impasse. Ce que les sociologues appellent « le

caractère fallacieux de l’autobiographie »106, c’est-à-dire la construction et

reconstruction de l’identité à l’aide de récits. Pour la psychanalyse, il s’agit d’une

fiction. Dans la sociologie, cela est traité comme un collage fragmenté, tandis que

pour la psychanalyse la fiction –contradictoire, paradoxale ou fragmentaire–

nous amène à la vérité par l’intermédiaire d’un point qui se soustrait. Il s’agit

exactement de l’idée que Lacan trouve chez Bentham107 :

Bentham, comme le montre la Théorie des fictions, est l’homme qui aborde la

question [sociale, politique, juridique ou économique] au niveau du signifiant. À

propos de toutes les institutions, mais dans ce qu’elles ont de fictif, à savoir de

foncièrement verbal, sa recherche est, non pas de réduire à rien tous ces droits

multiples, incohérents, contradictoires dont la jurisprudence anglaise lui donne

l’exemple, mais au contraire à partir de l’artifice symbolique de ces termes,

105 Idem. D’ailleurs cette idée de la vérité comme impasse de la fiction qui nous confronte à une « intérieur à son propre dehors » nous permette, en utilisant les idées du philosophe slovène, d’articuler le non-relativisme de Lacan avec la subjectivé en psychanalyse : « Le paradoxe ontologique –même le scandale– de la notion de fantasme réside dans le fait qu’il subvert l’opposition standard entre ‘subjective’ et ‘objective’ : il est évident que le fantasme est par définition non ‘objective’ (dans le sens naïf qu’il ‘existe d’une manière indépendante des perceptions du sujet’) ; néanmoins, il n’est pas non plus ‘subjective’ (dans le sens qu’il est réductible aux intuitions conscientes qu’un sujet a expérimenté). Le fantasme appartient plutôt à la catégorie de ‘objectivement subjective’, les choses du monde paraissent objectivement pour toi même si elles ne paraissent de cette façon pour toi », Slavoj ŽIZEK, The Fragile Absolut, Londres, Verso, 2000, p. 76. La traduction est de l’auteur. Cf. « Le sujet est, si l’on peut dire, en exclusion interne à son objet », Jacques LACAN, « La science et la vérité » in Écrits, op. cit. p. 861. 106 Pierre BOURDIEU, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’Agir, 2004. 107 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre VII, op. cit., p. 269. Les italiques sont de l’auteur.

Page 327: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

327

créateurs de textes eux aussi, de voir qu’il y a dans tout cela qui puisse servir à

quelque chose, c’est-à-dire à faire justement l’objet du partage.

Pour Lacan, le philosophe anglais traverse les incohérences et contradictions –où

se trouve le réel ou la vérité comme réel– par l’intermédiaire de la fiction. Cette

fiction a des effets d’utilité, voire de symbolisation –pour le dire en termes

lacaniens. Grâce à cette homologation entre utilité et symbolisation, Lacan trouve

une lecture alternative de Bentham. En effet, pour Lacan l’utilitarisme n’est pas

l’hédonisme naïf, mais il comporte une sorte de « au-delà du principe du plaisir »

freudien dans la question du désir. Pour cette raison, Lacan signale le

changement du mot utilité par bonheur chez Bentham comme catastrophique.

L’utilité est susceptible d’une lecture symbolique et dialectique, tandis que le

bonheur nous amène à une éthique hédoniste, du « service des biens ». Il s’agit

d’un Lacan qui « problématise Bentham contre lui-même, »108 comme l’exprime

Jean-Pierre Cléro.

La fiction n’est pas un mirage, mais une solution provisoire ou transitoire

qui nous permet de dépasser l’impasse logique d’une formalisation. C’est en ce

sens que nous pourrions lire le numéro imaginaire –la racine carrée d’un nombre

négatif– comme un artifice opératif109. Et c’est précisément en ce sens que nous

pouvons lire l’équivalence que Lacan fait entre la racine carrée de -1 et le phallus

dans Subversion du sujet et dialectique du désir. Le phallus est un opérateur fictif

qui dans la réalité est inexistant, c’est-à-dire le phallus n’est pas le pénis. Le

phallus est une fiction opérative, mais son inexistence structure le sujet.

Cette solution provisoire des fictions a pour Cléro d’autres effets, qu’on

peut aussi lier au phallus en psychanalyse110 :

La fiction est ce par quoi les hommes cherchent à dépasser leur individualité et à

poser au-dessus d’eux une intersubjectivité, réalisée par personne certes, mais

108 Jean-Pierre CLÉRO, Y a-t-il une philosophie de Lacan ?, Paris, Ellipses, 2014, p. 139. 109 C’est la clé de lecture de Jean-Pierre Cléro pour rendre opératives les fictions benthamiennes pour les mathématiques –lecture impossible sans l’aide de Lacan selon l’auteur. Cf. Jean-Pierre CLÉRO, Les raisons de la fiction : Les philosophes et les mathématiques, Paris, Armand Colin, 2004. 110 Jean-Pierre CLÉRO, Y a-t-il une philosophie de Lacan ?, op. cit., p. 140.

Page 328: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

328

supposée et, à ce titre, parfaitement opérante, « objective », résistante et

constitutive du social et du réel.

Le lien social et la symbolisation –le nom de l’utilité chez Bentham selon Lacan–

sont attachés à la théorie des fictions111.

La leçon finale de la fiction pour Lacan est le choix forcé entre deux

options : soit prendre ces fictions comme des mensonges et essayer de les

corriger, rectifier pour adapter les sujets à une supposée réalité, soit prendre au

sérieux ces fictions comme des formations de l’inconscient et s’y plonger par une

méthode. Quelle méthode ? Celle de trouver dans les impasses logiques et les

contradictions, les impossibilités et les inconsistances, l’index de la vérité elle-

même. Quoi faire d’elles ? Il faut les traverser au moyen des fictions

opérationnelles.

Effectivement, nous pourrions déplier tout un traité sur la relation entre

vérité et mensonge dans l’œuvre de Lacan. Le psychanalyste a commencé cette

démarche inouïe d’articulation entre vérité et mensonge dès sa rencontre chez

Heidegger à l’aide du terme grec alètheia. Il a essayé de plusieurs manières cette

articulation, au point d’affirmer que « la psychanalyse est la science des

mirages »112. L’imagination, en tant que symbolisation, n’est plus une puissance

111 Le dépassement d’une impasse logique par le mensonge ou le fictif a un rapport avec le plan projectif et aussi avec le recours de l’art à la théorie de la perspective. Projeter une figure géométrique, topologique ou un autre plan dans l’art est un recours mathématique lié à la fiction. Le « point hors ligne » d’ailleurs constitue un recours pour travailler sans représentation possible les objets topologiques plus compliqués pour la représentation : la bouteille de Klein et le cross cap. Les enjeux de ces deux figures ont en commun une manière de rendre intelligible et articulable –sans l’aide de la représentation– un nouveau sujet et un nouvel objet en psychanalyse. Les effets de ces opérations sont la symbolisation, la temporalité au futur et les liens sociaux concomitants. Se mettre à la place d’un autre –par exemple dans la théorie de jeux du dilemme du prisonnier dans Le temps logique– implique une projection, une symbolisation et un lien social. « Il y a plutôt un emboîtement parfait où ce qui est réel peut prendre exactement la place de ce qui est fictif, où ce qui est fictif peut prendre la place du réel. (…) La théorie des fictions dispose à une figuration topologique ; de toute façon plus spatiale que temporelle, conformément à la conception que Freud et Lacan se sont faite du psychisme » Ibid., p. 67. 112 Jacques LACAN, « La chose freudienne » in Écrits, op. cit., p. 407. Cf. « déjà son existence est plaidée, innocente ou coupable, avant qu’il vienne au monde, et le fil tenu de sa vérité ne peut faire qu’il ne couse déjà un tissu de mensonge », Jacques LACAN, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » in op. cit, p. 653 ; « rien ne cache autant que ce qui dévoile, que la vérité, ἀλήθεια = Verbongenheit » Jacques LACAN, « L’étourdit » in Autres écrits, op. cit., p. 451 ; finalement, le titre homophonique de son séminaire « les non-dupes errent » (les noms du père) nous signale qu’il faut prendre au sérieux la « duperie ». Pour un étude détaillé sur cette citation, Cf. Wilhelmina

Page 329: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

329

trompeuse, mais la manière de localiser la vérité. Il n’y a que la fiction, la

semblance et le mensonge –tous le trois faits d’une matière langagière– pour

arriver à la vérité –qui signale justement ce qui se soustrait au langage. Mais

pour y arriver il faut traverser les chaînes signifiantes, se désorienter par la

narrative que nous nous racontions de nous-mêmes et produire de fictions. Le

mensonge et les illusions constituent le chemin irréductible pour arriver à une

vérité qui ne peut que se « mi-dire ».

Dans un article paru en 2012, Laurie Laufer s’approche de l’art –une

exposition hyperréaliste– pour pointer comment au milieu des techniques

médicales modernes de réanimation posent de nouveaux questionnements

autour du corps et du temps. Elle montre comment la « fabrique des idéaux » de

l’époque a comme combustible un « désir d’éternité » qui reproduit les théories

sexuelles infantiles d’immortalité et d’éternité. Elle s’approche de ce « désir

d’éternité » à partir du mythe de Tithon. Aurora tombe amoureuse d’un beau et

jeune mortel appelé Tithon et elle demanda une vie éternelle pour son aimé. Elle

oublia de solliciter aussi la jeunesse éternelle pour lui. Le corps de lui vieillit et

devient chétif et sec jusqu’au point que seule sa voix reste comme un souffle

fantomal d’un corps disparu. À l’aide de ce mythe et l’exposition hyperréaliste du

corps d’Ariel Sharon –l’ex Premier ministre d’Israël–, Laurie Laufer montre

l’excès de ressemblance par rapport à la mort113 :

L’excès du même et du semblable ouvre paradoxalement une place à

l’étrangeté, comme si le « trop représentable » ouvrait à la question du

fantôme. Car le paradoxe du fantôme tient à son excès de représentation,

à une forme « impossible à quitter ». Halluciner une rencontre avec un

corps fantomal interroge la forme de l’ « enveloppe psychique d’un être

qui est à la fois mort et vivant ».

BETTSTRAND, Psychoanalysis as a Science of Mirages : Semblants, Fictions, Fantasies and Illusions Matter, Londres/New York, Borges University Press, 2017. 113 Laurie LAUFER, « Quoi l’éternité ? La fabrique des fantômes » in revue Cliniques méditerranées, 2/2012, no. 86, p. 102.

Page 330: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

330

Pour elle, l’hyperréalisme n’est pas une simple mimésis ou une imitation, il s’agit

plutôt d’une « ressemblance par excès », expression empruntée à Georges Didi-

Huberman. Les mythes, l’art (cette fois l’hyperréalisme) et les théories sexuelles

infantiles localisent et « fabulaient » l’impasse de la mort : « la mort est un fait de

structure que je ne veux pas savoir ». La mort nous confronte à l’impasse du

savoir et à l’impasse de la représentabilité, car elle se trouve dans le royaume de

l’entre-deux –entre deux lieux, deux espaces, deux temps. Ne pas pouvoir rendre

compte et ne pouvoir pas traiter des entités paradoxales, constituent l’une des

critiques fondamentales de la psychanalyse à la science –dans sa version

empiriste et expérimentale.

D’ailleurs la psychanalyse s’intéresse aux fictions et aux mythes qui

rendent compte d’entités inexistantes, mais qui ont des effets sur la subjectivité

comme l’objet a, les fantaisies ou les pulsions. Il s’agit des objets et des instances

rentrant dans ce que l’« école slovène » appelle « matérialisme spectral »114. Nous

exposons le point principal : nous ne pouvons ni formuler ni faire intelligible ni

travailler sur ces objets que par la littérature et la poésie. Par les mythes,

tragédies, fabulations, fictions, contes, récits, poèmes et autres genres littéraires

s'étend la force symbolique115 a) comme effets d’un trou au milieu du

symbolique, b) pour traiter les impasses symboliques et c) pour conceptualiser

et travailler cliniquement avec ces entités inexistantes, mais qui possèdent une

efficacité psychique, circulant entre le symbolique et le réel.

La fiction en tant que Poésie –poiêin, création symbolique– a deux

versants liés intimement : a) la fiction est le cadre symbolique qui se structure

autour d’un trou non symbolisable et que pour cette raison a une limite

intérieure qui à son tour détermine toute fiction ; et b) il existe une potentialité

114 Cf. Slavoj ŽIŽEK, Organs without Bodies, 2003, p. 25, 27, 75, 88, 169 et 173 ; Eric SANTNER, On Creaturely Life: Rilke, Benjamin, Sebald, Chicago, University of Chicago Press, 2006, p. 57 ; ZUPANČIČ, The Odd One In: On Comedy, Cambridge, MIT Press, 2008, p. 60 ; Mladen DOLAR, A Voice and Nothing More, Londres, Verso, 2006, p. 62. 115 « Il faut noter en effet, parmi les audaces de Lacan, l’une des plus extraordinaires, qui est de laisser ou plutôt de faire parler la vérité, par le mode littéraire le plus adéquat, à la fiction. (…) la vérité n’est pas fondée en soi, elle s’érige à partir du langage » Jean-Pierre CLÉRO, Y a-t-il une philosophie de Lacan ?, op. cit., p. 81.

Page 331: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

331

créatrice dans le point d’impossibilité, la vérité comme réelle. Bref, Lacan trouve

par le mythe et la théorie des fictions l’articulation du langage au réel,

précisément au seuil de son séminaire sur L’éthique, où il commence une

nouvelle façon de penser la Poésie. Ce qui nous amène à la question de la Poésie

et le réel à travers un point commun entre cette approche du « Lacan de

l’impérialisme du symbolique » et la sublimation comme création de Heidegger.

3.3.3. Poésie, sublimation et création ex nihilo

Tout art se caractérise comme un certain mode d’organisation autour du vide.

–Jacques Lacan, L’éthique de la psychanalyse

Autour de son séminaire sur L’éthique, entre 1959-1960, Lacan touche le rapport

entre art et sublimation, question freudienne, en changeant de perspective. Cette

fois-ci, il s’agit de la Poésie en tant qu’art et de la création comme fabrication –

une autre manière de traduire le terme grec poiêin.

Chez Freud la sublimation porte sur la question de la pulsion, comme

nous l’avons souligné. La sublimation implique le changement d’objet pulsionnel,

c’est-à-dire de passer d’objets sexuels à la création d’œuvres d’art ou des objets

qui ont une utilité sociale, en renonçant plus ou moins aux objets sexuels. Le but

de la pulsion n’est pas non plus sexuel dans la sublimation116. Cependant, si on

accepte la thèse freudienne selon laquelle la plasticité des pulsions a une limite, il

reste « quelque chose qui ne peut être sublimé, il y a une exigence libidinale,

l’exigence d’une certaine dose, d’un certain taux de satisfaction directe, faute de

quoi s’ensuivent des dommages, des perturbations graves », affirme Lacan117.

116 « [B]ut qui est à l’origine sexuel contre un autre qui n’est plus sexuel, mais qui est psychiquement parent avec le premier » Sigmund FREUD, « La morale sexuelle ‘civilisée’ et la maladie nerveuse des temps modernes », in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1982, p. 33. 117 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre VII. L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 110.

Page 332: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

332

Le psychanalyste ironise sur cette solution freudienne118 :

Freud nous dit que « la sublimation est aussi satisfaction de la pulsion, alors

qu’elle est zeilgehemmt, inhibée quant à son but –alors qu’elle ne l’atteint pas. La

sublimation n’est pas moins la satisfaction de la pulsion, et cela sans

refoulement. En d’autres termes –pour l’instant je ne baise pas, je vous parle, eh

bien ! Je peux avoir exactement la même satisfaction que si je baisais. C’est que

ça veut dire. C’est qui pose d’ailleurs la question du savoir si, effectivement, je

baise.

Dans ce passage, qui semble d’emblée grotesque, nous trouvons une question

capitale : les objets du plaisir immédiat –sexuels par exemple– ne sont pas

remplacés par des objets artistiques ou culturels en raison de sa perte. Même les

objets « originaires », voire de plaisir immédiat, sont perdus à jamais. C’est la

promotion des objets artistiques ou culturels qui créent l’illusion d’une perte et

d’un remplacement. Il s’agit, donc, d’une question dialectique entre objet perdu

et la temporalité d’un deuxième objet –qui rend effective l’illusion d’un objet

présent dont il était perdu119. C’est la lecture que Lacan fait du texte freudien

Esquisse d’une psychologie scientifique, notamment de l’objet « vicariant ». Nous

trouvons ici que la possibilité de la sublimation c’est la perte dite « originaire »

de l’objet. En résumé, la théorie de la création chez Lacan nous assure que

certains objets ne peuvent être fabriqués qu’avec l’illusion d’un remplacement.

Ainsi, Lacan renverse la question freudienne, non sans ironie, sur

l’échange des objets sexuels pour les culturels en raison d’une perte originaire –

c’est-à-dire une perte structurelle– des objets originaires –c’est-à-dire sexuelle

pour son étymologie « secare », couper en latin– : « Le jeu sexuel le plus cru peut

être l’objet d’une poésie, sans que celle-ci en perde pour autant une visée

118 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 151. 119 « L’objet est, de sa nature, un objet retrouvé. Qu’il ait été perdu en est la conséquence –mais après coup. Et donc il est retrouvé sans que nous sachions autrement que de ces retrouvailles qu’il a été perdu ». Jacques LACAN, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 143.

Page 333: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

333

sublimante »120. Que cette citation ait le terme « poésie » n’est pas la seule raison

pour laquelle la sublimation est Poésie. Il manque d’expliciter plus le rapport

entre sublimation et création ex nihilo, c’est-à-dire le côté poiêin –fabrication– de

cette proposition.

Effectivement, avant que Lacan puisse formuler la théorie sur l’objet a,

cette perte originaire a été formulée à l’aide d’une conception kantienne, celle de

Das Ding, La Chose121. Lacan, à l’aide d’Heidegger et de la théologie, reformule la

question de la sublimation chez Freud. Dans les leçons consacrées à la

sublimation et l’art, de son séminaire sur L’éthique, il se sert du concept de

création ex nihilo et de l’exemple du potier chez Heidegger.

Quant à la création ex nihilo, Lacan prend Dieu comme un grand Autre. À

l’aide de cette démarche, il reprend la thèse théologique qui affirme que la seule

manière dont le Monde puisse exister c’est le retrait de Dieu. Si on lit cette thèse

de façon séculaire, nous allons conclure facilement qu’il y a un vide au cœur

même du lieu de l’Autre. En effet, uniquement à condition d’avoir une place vide

dans l’Autre est possible de créer quelque chose122. Cette place vide a un autre

nom : Das Ding.

120 Ibid., p. 191. 121 D’ailleurs, il est intéressant que Jean-Pierre Cléro formule la thèse qui affirme que La Chose lacanienne a un statut de fiction à cette époque, voire de mythe pour expliquer un point de l’expérience clinique insaisissable : « la façon de construire de Lacan, prodigieusement inventive, fait que la notion qu’il promeut pour expliquer est aussi difficile que ce qu’il veut expliquer par son moyen. Il rit de lui-même au moment où il dit que la notion de Das Ding est opérationnelle ; certes, elle ne laisse pas d’être une construction, mais on peut se demander si une explication est tellement probante quand on se sert d’une telle énigme. C’est un thème bien envisagé par Bentham en sa théorie des fictions que celui de la relativité de l’explication ; quand on explique, il faut tenir ce par quoi on explique comme moins embrouillé que ce qu’on veut expliquer. Or il s’agit là d’une décision plutôt que d’un fait ». Jean-Pierre CLÉRO, Dictionnaire Lacan, Paris, Ellipses, 2008, p. 64. 122 « La perspective créationniste est la seule qui permette d’entrevoir la possibilité de l’élimination radicale de Dieu » Jacques LACAN, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 253. Cf. La question de Dieu et la science dans le chapitre 2 de cette thèse. Lacan fait retour sur la question de la mort de Dieu pour l’amener au champ de la psychanalyse et pour en tirer les conséquences. Il faut lire de cette façon l’aphorisme lacanien « la véritable formule de l’athéisme, c’est que Dieu est inconscient » Jacques Lacan, Les quatre concepts, p. 58. Pour une exégèse plus raffinée de cet aphorisme, Cf. François BALMÈS, « Athéisme et noms divins dans la psychanalyse », in revue Cliniques méditerranéennes 1/2006 (no 73). Il est intéressant aussi de regarder de près le rapport

Page 334: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

334

Une autre approche lacanienne de la question du vide et la création est le

« vase » conçu par Heidegger123. Nous pouvons lire la formule proposée par

Lacan sur la sublimation comme l’élévation « d’un objet (…) à la dignité de la

Chose »124. La question porte sur l’opération pour transformer un objet en une

chose qui ne serait pas un simple objet utilitaire. Pour répondre à cette question,

Martin Heidegger prend l’exemple d’un potier, c’est-à-dire d’un artisan ancestral

qui fait une œuvre lorsqu’il fabrique un vase. Le philosophe allemand signale que

le geste fondamental du potier consiste à cerner le vide, à lui procurer une forme,

une représentation, à entourer le vide avec de l’argile. Fondamentalement, le

vase est issu d’un vide. Pour cette raison le vide est plutôt le contentant du vase

que son contenu. Le potier borne le vide avec l’objet créé et lui donne le statut de

Chose. Ainsi, les peintures rupestres constituent une manière de procurer une

représentation au vide du Das Ding125 :

Elles cernent par un imaginaire, elles entourent de signifiants une cavité, un

creux, cela dans l’ombre ou la nuit d’un lieu. C’est aussi, d’une certaine manière,

tout l’art des cathédrales de venir donner une représentation majestueuse au

vide, c’est-à-dire d’entourer un lieu vide par des ornements, une splendide

bâtisse.

Pour synthétiser la question de la perte irrémédiable de l’objet et la question du

Das Ding, nous trouvons chez Lacan deux mouvements pour s’approcher de la

sublimation d’une manière tout à fait différente de celle de Freud : a) un espace

vide dans le champ de l’Autre (c’est la reformulation en termes psychanalytiques

de la création ex nihilo grâce au retrait de Dieu) et b) et l’absence originaire d’un

objet pulsionnel.

entre la perspective créationniste et la lutte de Lacan contre la causalité simple et naïve, question que Lacan a reformulée plusieurs fois. 123 « L’introduction de ce signifiant façonné qu’est le vase, c’est déjà tout entière la notion de la création ex nihilo. Et la notion de la création ex nihilo se trouve coextensive de l’exacte situation de la Chose comme telle » Jacques LACAN, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 147. 124 Ibid., p. 133. 125 Jean-Daniel CAUSE, « Concept de création ex nihilo et ses enjeux cliniques », in Frédéric VINOT et al., Les médiations thérapeutiques par l’art, Paris, Eres, 2014, p. 191.

Page 335: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

335

Objet manquant qui fait illusion d’être présent originairement, Chose

mythique, création ex nihilo comme retrait de Dieu –c’est-à-dire comme lieu vide

au cœur de l’Autre– et un vase qui enveloppe le vide nous amènent au même

point : L’art, l’œuvre artistique et les créations culturelles donnent une

représentation à ce qui n’a aucune représentation126. En résumé, en réalité toute

création génuine est création à partir du rien. Lacan saisit la fonction du réel

dans la sublimation en la soustrayant du registre imaginaire par le symbolique.

3.3.4. La littérature et l’art comme anticipation et appui épistémologique

L’ambition de Lacan, au contraire [de

Freud], est d’être fou avec Hamlet et d’opter délibérément pour le pluriel dans son écriture, qu’elle imite ou qu’elle défie les textes littéraires cités. Tandis que Freud exerce un contrôle rigoureux sur la puissance textuelle de ses citations, l’enseignement de Lacan vise avant tout à libérer à nouveau cette puissance, et cela afin de se conformer au plus strict des principes psychanalytiques.

–Malcom Bowie, Freud, Proust et Lacan : la théorie comme fiction

Dans l’arc qui va du séminaire sur L’éthique (1959-1960) jusqu’au séminaire

D’un discours que ne serait pas du semblant (1970-1971), Lacan ne change pas

fondamentalement son approche à la Poésie. Effectivement, il se concentrera sur

la logique, la topologie des surfaces et la théorie des ensembles et ne fera

qu’allusion aux œuvres littéraires, aux tableaux et aux films dans le même angle

d’attaque.

Sophocle, Shakespeare, Dante, Sade, Tchekhov, Allan Poe, Gide, Claudel,

Duras ou Genet sont traités de manière classique ou freudienne, c’est-à-dire la

littérature est une anticipation et un appui épistémologique. Parallèlement, le

126 « Cette Chose, dont toutes les formes créées par l’homme sont du registre de la sublimation, sera toujours représentée par autre chose –ou plus exactement qu’elle ne peut qu’être représentée par autre chose. Mais, dans toute forme de sublimation, le vide sera déterminatif » Jacques LACAN, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 60.

Page 336: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

336

cinéma ou la peinture lui apportent les voies pour ouvrir une question

psychanalytique ou formaliser un point de l’expérience analytique. Nous

pouvons illustrer cette approche par quelques exemples :

a) Joyce en tant qu’écrivain apporte une nouvelle fonction du symptôme ;

b) Hamlet nous permet de comprendre comment le désir du sujet est

déterminé par la question de l’énigme du désir de la mère ;

c) Antigone contient, pour Lacan, la possibilité de renverser la relation

entre esthétique et étique, en nous donnant une nouvelle formulation du

désir ;

d) Par La lettre volée, Lacan explore les effets du signifiant et la nature du

langage en psychanalyse ;

e) À travers de la littérature de Sade, Lacan a pu discerner la dimension

de la jouissance de l’Autre et ses conséquences dans la clinique

différentielle (distinction entre perversion et névrose) ;

f) Le conte Frayeurs de Tchekhov contient pour Lacan, si on lit

correctement, la distinction entre la peur et l’angoisse ;

g) Le tableau Las meninas de Velasquez lui permet de trouver la fonction

du regard comme objet a pour organiser le champ visuel ;

Nous dénommons cette approche « classique », car il s’agit de la manière où

Freud a procédé pour extraire les ressources littéraires. Ces ressources lui

donnent un nouvel élément à développer à l’aide de la science ou à raffiner par

l’expérience psychanalytique. Similairement, ils sont ces mêmes éléments qui lui

ont fourni parfois d’un appui épistémologique pour construire un concept

psychanalytique. À cet égard, Lacan a été freudien par rapport à sa relation avec

l’art et la littérature. Nous avons déployé ces deux positions –appui

Page 337: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

337

épistémologique et anticipation à développer scientifiquement127– dans la

première partie de ce chapitre.

Cette troisième approche n’est pas vraiment une périodisation, mais une

prolongation de l’approche freudienne que nous allons repérer dans l’ensemble

de l’œuvre de Lacan.

3.3.5. La poésie écrite chinoise : du vide médian au nœud borroméen (entre le

dit et l’écrit)

La poésie peut sortir de soi-même à condition de se maintenir dans la crête qui se trouve entre le son et le sens.

–Philippe Beck, Contre un Boileau

Cette dernière période de Lacan est plus complexe et profonde que celles qui le

précèdent à l’égard de ses conséquences. Suite à une exploration par la théorie

des ensembles, la logique et la topologie des surfaces, Lacan arrive à un concept

plus différencié de la lettre. Disons que dans cette période Lacan distingue d’une

manière plus précise le signifiant de la lettre, l’écrit du dit et le son du sens. Ces

distinctions ne sont possibles que par le détour qui suppose l’écriture chinoise.

Selon Erik Porge128, cette écriture donne à Lacan les éléments pour un

changement de conception du rapport entre l’écriture et la parole.

Le détour par le chinois sert aussi à Lacan à examiner la fonction du

signifiant, sa valeur écrite, jusqu’à affirmer que la lettre est le « support du

réel »129. Par exemple, pour Porge la langue chinoise serait un témoignage du

trait à l’échelle mondiale dans une civilisation. En effet, grâce à la jonction de la

127 Freud s’est appuyé sur la science tandis que Lacan développe les anticipations artistiques et littéraires à l’aide de la biologie, l’anthropologie, la linguistique, la philosophie, la religion ou la mathématique. 128 Erik PORGE, « Sur les traces du chinois chez Lacan », in journal Essaim, no. 10, p. 147-150. 129 « Au-delà du langage, cet effet, qui se produit de se supporter seulement de l’écriture, est assurément l’idéal de la mathématique. Or, se refuser la référence à l’écrit, c’est s’interdire ce qui, de tous les effets de langage, peut arriver à s’articuler » Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XX. Encore [1972-1973], Paris, Seuil, 1975, p. 44 ; « L’écriture, ça m’intéresse, puisque je pense que c’est par des petits bouts d’écriture que, historiquement, on est rentré dans le réel, à savoir qu’on a cessé d’imaginer. L’écriture des petites lettres mathématiques est ce qui supporte le réel » Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXIII : Le sinthome [1975-1976], Paris, Seuil, 2005, p. 68.

Page 338: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

338

parole et du chant dans la langue chinoise et à la jonction de la peinture et de

l’écriture de la calligraphie chinoise, l’écriture chinoise manifeste « l’effaçon » de

la chose. Si le trait unaire est « le un de la différence à l’état pur »130, le signifiant

(soit calligraphique, soit phonétique) ne représente pas une chose pour

quelqu’un, mais il représente « un sujet pour un autre signifiant » (pour utiliser la

formule canonique de Lacan). « Le chinois exemplifie mieux que l’écriture

alphabétique l’existence et la fonction du trait unaire », affirme Erik Porge, car le

trait unaire montre l’essence du signifiant, sa fonction distinctive, la différence

qualitative des traits qui souligne la « mêmeté » signifiante, c’est-à-dire « la

différence à l’état pur »131.

Bref, l’intérêt de Lacan pour la langue chinoise est de généraliser la fonction

du signifiant. Pour Lacan le mot-phonème constitue une sorte de condensé

d’équivocité. Dans l’écriture chinoise, il existe quatre tons différents. Pour cette

raison, nous dépendons plus de sa prononciation, de sa place dans une phrase et

son ton pour interpréter un terme en chinois. La caractéristique la plus

surprenante de l’écriture chinoise implique la multiplicité de significations que

possède un même idéogramme écrit lorsque nous le prononçons. Contrairement

à ce que nous pensons à propos de l’écriture, elle n’enlève pas l’équivocité, mais

la souligne plus fortement. Au moins dans l’écriture chinoise, où son équivocité

est plus complexe et ample que celle du français.

Pour revenir à la question de la relation entre écriture et parole, Porge

affirme que le parcours chez Lacan serait le suivant :

1. Premier temps. Dans le séminaire sur L’identification, Lacan soutient que

l’écriture est première par rapport à la parole. Plus précisément Lacan

affirme que dans l’écriture il y a des éléments matériels ou des traits qui

sont déjà là pour être phonétisés. Lacan convoque justement l’écriture

chinoise dans le séminaire D’un Autre à l’autre pour soutenir la même

thèse. 130 Erik PORGE, ibid., p. 147. 131 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre IX : l’identification [1961-1962], inédit, séance du 6 décembre de 1961.

Page 339: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

339

2. Deuxième temps. À partir de 1971, dans le séminaire D’un discours qui ne

serait pas du semblant, Lacan déclare « l’écriture c’est quelque chose qui,

en quelque sorte, se répercute sur la parole. Sur l’habitat de la parole »132.

Lacan change d’avis sur la question de l’écriture. Porge signale le contexte

de cette discussion : enlever la confusion derridienne de l’écriture comme

archiécriture, écriture primordiale ou originaire. En revanche, Lacan

affirme que l’écriture est seconde par rapport à la parole. Ce changement

de position correspond à l’émergence du savoir scientifique dont

l’écriture est le support : la logique, la topologie et la mathématique.

Quelle est la conséquence psychanalytique de cette inversion de position entre

parole et écriture, entre le dit et l’écrit ? L’introduction d’un troisième élément :

le discours. Cette inversion nous montre une manœuvre typique de Lacan ; il tire

les conséquences d’une articulation entre mathématique, philosophie,

anthropologie et art. Lors de la rencontre de Lacan avec l’écriture chinoise il se

pose la question de la différence entre l’écriture de la science moderne –

l’écriture étant la condition de son émergence– et l’écriture chinoise pour

dégager la spécificité de l’écriture en psychanalyse. Il s’agit de la fonction de la

lettre ou de la fonction de l’écrit.

Lacan affirme que l’écriture chinoise est issue du discours de la divinité,

tandis que l’écriture de la science –la logique, la topologie, la mathématique– est

née du discours du marché. Lacan suit ici les travaux de l’égyptologue anglais Sir

W. M. F. Petrie : ils sont les signes des poteries et non pas d’autres signes qui sont

adoptés comme signes d’écriture. Il y a d’écriture qui sort du marché et une autre

écriture qui sort de la religion. La conclusion s’impose à Lacan : « la lettre,

radicalement, est effet du discours »133. Ensuite, Lacan se pose la question sur la

spécificité de l’écriture analytique, c’est-à-dire l’écriture qui est issue du discours

132 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XVIII. D’un discours qui ne serait pas du semblant [1970-1971], Paris, Seuil, 2007, p. 83. 133 Jacques LACAN, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 36.

Page 340: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

340

analytique : « De sortir du discours analytique, les lettres qu’ici je sors ont une

valeur différente de celles qui peuvent sortir de la théorie des ensembles »134.

Ce long détour par l’écriture chinoise, l’archéologie de l’écriture et de

l’écriture issue du marché comme condition de l’émergence de la science

moderne constitue la possibilité de dégager le rôle de la psychanalyse dans la

culture et sa spécificité comme discours. Ainsi, ce détour explique l’introduction

d’un élément tiers –le discours– par rapport à l’écriture et la parole ainsi que la

recherche que Lacan fût pour ouvrir véritablement les entrailles du langage,

matière primordiale pour la psychanalyse. Au moyen de l’écriture chinoise,

Lacan accentue la question de la lettre, plus précisément du rapport entre les

deux pentes du signifiant –comme signifiant proprement dit et comme lettre ou

déchet– et le discours. La conséquence : l’écriture ne peut pas se dissocier des

quatre discours radicaux. En effet, l’écriture chinoise permet à Lacan de dégager

le rôle de l’écriture en psychanalyse et dans la science. Cette distinction a été

nécessaire pour extraire la lettre de la mathématique en littéralisant la

psychanalyse.

La fonction technique des mathématiques n’est pas ontologique en soi-

même, elle réside plutôt dans l’organisation écrite des lettres (a, S1, S2 et $, par

exemple). Le destin métaphysique de la mathématique n’est pas nécessairement

celui de l’ontologisation, c’est-à-dire la mathématique comme domination du

monde comme s’il était disponible en tant que ressource. L’écriture

mathématique organisée comme discours du maître est différente de son

organisation comme discours analytique. Les lettres de la théorie des ensembles

dans le discours du maître ont la structure discursive de l’équivalence

heideggérienne entre mathématiques, science et technologie. Cette équivalence

n’existe pas en psychanalyse dans la mesure qu’elle n’est pas organisée comme le

discours du maître –l’analyste doit en être avertie. Grâce à ses quatre discours

radicaux –en tant que configuration de savoir (S2), pouvoir (S1), sujet ($) et reste

134 Ibid., p. 37.

Page 341: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

341

(a)– Lacan n’est pas heideggérienne par rapport à la question de la science et de

la mathématique. Que la mathématique soit science ou soit technique dépendrait

de sa position à l’intérieur de chaque discours.

L’écriture poétique chinoise lie écriture, parole et discours pour dégager

aussi ce qu’ont en commune la mathématique et la poésie comme littérature.

Aussi sa différence. La question porte sur l’impossible, les impasses et les trous.

L’écriture en mathématique et dans la littérature cerne un réel impossible, elle

localise le bord d’un trou et montre l’impossible. Néanmoins, cette écriture opère

d’une façon différente. La mathématique, comme Lacan ne cesse pas d’insister, se

fonde en se débarrassant de l’infraction inaugurale135 du principe de l’identité :

la théorie des ensembles se fonde sur l’ensemble vide dont ø est le seul élément

qui peut satisfaire la condition d’être différent à soi-même (XX≠X qui se lit « X

tel que X n’est pas égal à X). Il n’est pas sans importance que cette violation du

principe d’identité soit écrite (elle se lit « X tel que… »). Disons que la lettre peut

exprimer quelque chose d’impossible pour la parole. L’écrit formule quelque

chose d’informulable pour le dit. En revanche, l’écriture littéraire fraye une voie

inédite. Chez Lacan il existe une assimilation des ressources de la langue et les

textes poétiques et littéraires. En effet, l’écriture littéraire ouvre, fraye, un

135 « Ce support tient à ceci, que la mathématique n’est constructible qu’à partir de ce que le signifiant peut se signifier lui-même. Le A que vous avez écrit une fois peut être signifié par sa répétition de A. Or, cette position est strictement intenable, elle constitue une infraction à la règle, au regard de la fonction du signifiant, qui peut tout signifier, sauf assurément lui-même. C’est de ce postulat initial qu’il faut se débarrasser pour que s’inaugure le discours mathématique. Entre les deux, de l’infraction originelle à la construction du discours de l’énergétique, le discours de la science ne se soutient, dans la logique, qu’à faire de la vérité un jeu de valeurs, en éludant radicalement toute sa puissance dynamique » Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse [1969-1970], Paris, Seuil, 1991, p. 103. Cette citation peut nous donner une piste capitale chez Lacan : L’écriture de la théorie des ensembles peut avoir une incidence dans le cœur de la matière (l’atome) autant que dans le réel de l’inconscient. Il est important de mentionner qu’avant la théorie des ensembles le langage restait comme l’un des éléments argumentatifs dans la mathématique. La théorie des ensembles permet de se débarrasser des argumentations par le biais du langage. Elle inaugure la possibilité intégrale dans le champ de la mathématique d’une argumentation par l’écriture. Pour cette raison, elle est la première théorie fondamentale dans la mathématique (elle peut formuler n’importe quelle branche de la mathématique : logique, algèbre, théorie des nombres, géométrie, etc.), à tel point que Hilbert a pu affirmer que « Nul ne doit nous exclure du paradis que Cantor a créé » (cité par Nicolas BERGER « Arithmétique ordinale et cardinale hiérarchies sur les ensembles » in http://www.hec.unil.ch/logique/recherche/berger.pdf, consulté le 8 mai 2016).

Page 342: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

342

chemin inédit dans la langue ordinaire. Pour Lacan les grands textes littéraires

contiennent des articulations inédites dans la langue, des inventions du langage

et des figures impensables autrement. Tous les grands écrivains ouvrent des

voies inédites à travers lesquelles la langue ordinaire et d’autres écrivains

doivent transiter. C’est sur ce point que réside l’importance de l’écriture

littéraire chez Lacan.

Cette dernière remarque est de grande importance pour la pratique

analytique. Par exemple, dans la formule du discours de l’analyste la place de la

production est justement celle du produit ou reste (a/S2$/ S1). Cela implique

qu’un nouveau signifiant maître est le produit du discours analytique (et non le

plus-de-jouir comme dans le discours du maître)136 :

La thèse de Lacan à propos de la poésie est vigoureuse : il place le poète juste à

côté du prophète, ce qu’implique que la poésie appartienne à la dimension d’un

pur dire. Elle est le dire le moins bête, car seule la poésie (ou la prophétie)

réussie à dire quelque chose de nouveau, même unique, en utilisant des

signifiantes vieux ou écrasées. La poésie produit nouvelles significations et avec

ces nouvelles significations, nouvelles perspectives de la réalité.

Il n’est possible d’arriver à la lettre, avec son caractère de non-coïncidence avec

soi-même, que par la parole. Nous n’arrivons à cerner l’impossible, le trou et à

inventer une voie distincte (frayer un nouveau chemin) que par la parole. Il s’agit

de la symbolisation par les chaînes signifiantes qui aboutisse à un point réel,

c’est-à-dire quelque chose d’impossible à symboliser ou à phraser. Là où la

parole ne peut pas avancer par la symbolisation, nous pouvons l’écrire comme

quelque chose d’impossible. Les inventions mathématiques et littéraires le sont

toujours par l’intermédiaire d’une écriture postérieure à un effort de

136 « Lacan thesis about poetry is forceful: he puts the poet beside the profet, which means that poetry belongs to the dimension of pure saying (le dire). It is the least stupid saying since only poetry (or prophecy) manages to say something new, even unique, using old and wornt-out signifiers. Poetry produces new meanings, and with this new meaning, new perspectives on realty », Colette SOLER, « The Paradoxes of the Symptom in Psychoanalysis » in Jean-Michel RABATÉ (Ed.), The Cambridge Companion to Lacan, Cambridge University Press, Cambridge, p. 96. La traduction est de l’auteur.

Page 343: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

343

symbolisation qu’aboutisse à une impasse137. L’écriture mathématique et

littéraire (sa distinction réside dans la disposition dans un discours) produit de

nouveautés dans le vortex d’un réel postérieur à une symbolisation. La lettre

mathématique et la lettre littéraire –poétique– se distinguent par l’articulation

spécifique entre parole, écriture et discours138. Notons que l’écrit ou la lettre

n’ont rien à voir avec l’écriture dans un papier ou dans un ordinateur. Ils sont

plutôt la marque d’une impasse après une symbolisation par la parole (écrite ou

orale).

La poésie écrite chinoise permet à Lacan d’introduire deux termes

cruciaux pour la psychanalyse : lalangue (sans article) et la jouissance comme la

seule substance dans la psychanalyse. De même, la fonction de l’écrit, que Lacan

raffine après le détour par l’écriture chinoise lui donne la clé pour passer aux

nœuds borroméens qui ont le même statut d’écriture que les idéogrammes

chinois. Nous y reviendrons.

La jouissance

Jacques-Alain Miller affirme que le « il y a de l’Un » constitue la porte d’entrée du

dernier enseignent de Lacan139. Cette remarque est solidaire d’une nouvelle

définition de l’inconscient chez Lacan : « l’inconscient, c’est que l’être, en parlant,

jouisse, et, j’ajoute, ne veuille rien en savoir de plus. J’ajoute que cela veut dire ne

rien savoir du tout »140. Il s’agit d’un inconscient en tant que jouissance qui

émerge de la parole et non comme effet d’un savoir. Une deuxième remarque de

Lacan nous apportera le cadre de ce changement dans la définition de

137 « L’écrit est non pas premier, mais second par rapport à toute fonction du langage […] C’est de la parole que se fraie la voie vers l’écrit » Jacques LACAN, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2007, p. 62 et 64. 138 Je dois cette précise et rigoureuse lecture à l’article de Christian FIERENS « La fonction de l’écrit et le discours de l’analyste dans Le séminaire Encore » in revue La revue lacanienne, 2010, no. 6, p. 85-97. 139 Jacques-Alain MILLER, Orientation lacanienne III, 13, Cours 2011, L’être et l’un, inédit, séance du 18 mai 2011. 140 Jacques LACAN, Encore, p. 95.

Page 344: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

344

l’inconscient : « d’où mon expression de parlêtre qui substituera à l’ICS de Freud

(inconscient, qu’on lit ça) »141.

Effectivement, ces deux citations s’articulent pour nous donner une

nouvelle approche de l’inconscient comme sens à déchiffrer. Il ne serait plus une

formation de l’inconscient à déchiffrer, mais quelque chose de l’ordre de la

jouissance. Cette approche portera plutôt comme chaîne de « jouis-sens », c’est-à-

dire comme la « batterie signifiante de lalangue » qui a comme tâche « ne fournir

que le chiffre du sens »142. Il ne s’agit pas d’un inconscient qui a des effets de

sens, car l’Autre du langage n’est pas en jeux. En conséquence, il n’est pas non

plus un inconscient de la communication. La jouissance de lalangue est une

parole autistique qui ne s’adresse pas à l’Autre.

Cette jouissance de l’inconscient a un lien avec le corps ; elle est attribuée

au corps. Par conséquent, elle est une substance qui jouit d’elle-même143. La

question qui s’impose porte sur la liaison qu’il y a entre la matière du signifiant

et la jouissance du corps. Le langage introduit dans la jouissance la répétition de

l’Un (un signifiant-lettre qui s’imprime sur le corps). Cette inscription est pour

Lacan l’inconscient dans son dernier enseignement. Cette remarque est

importante, car elle vise à une indication dans la pratique : il y a un moment de

déployer l’inconscient « transférentiel » et après ce déploiement l’orientation de

la pratique analytique ne cherche pas un sens dans l’inconscient. Il s’agit plutôt

de réduire le sens des interprétations, car l’inconscient peut jouir du sens et du

blablabla de la chaîne signifiant (qui ne répète que l’Un).

L’Un comme signifiant-lettre, la jouissance et lalangue nous donnent une

articulation autour de la mathématique –en tant que lecture logique de

l’inconscient qui répète l’Un– et de la poésie –cette fois-ci comme lalangue et

comme intervention poétique. Nous savons que la définition de la jouissance et

ses enjeux sont plus complexes. Il est impossible d’aborder cette complexité dans

cette recherche, nous renvoyons au lecteur aux textes La jouissance au fil de 141 Jacques LACAN, « Joyce le symptôme » in Autres écrits, op. cit., p. 565. 142 Jacques LACAN, Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 22. 143 Jacques LACAN, Encore, p. 26.

Page 345: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

345

l’enseignement de Lacan144, Les six paradigmes de la jouissance145 et La

jouissance146, incontournables à nos yeux.

Lalangue, la fonction sens déterminative du son et l’interprétation poétique

La deuxième séance du séminaire Encore est un hommage à Jakobson, présent à

son séminaire. Ce jour, Lacan reconnaît sa filiation avec lui. Lacan avoue qu’il ne

fait pas de la linguistique, ais de la linguisterie147. Lacan n’était si loin de la

« fonction sens déterminative du son », qui constitue le propre de la fonction

poétique, chez Jakobson. La séance du séminaire n’était dédiée à Jakobson en

tant que linguiste, mais en tant que chercheur de la poésie. Que le son ait une

fonction déterminative –et non discriminative– est essential pour Lacan148. Que

la matière sonore détermine le sens est l’une des thèses centrales du séminaire

Encore. Ensuite, Lacan montre la différence entre le signifiant et la jouissance

pour avancer un pas en plus : lalangue détermine le langage et le signifiant n’est

qu’une cause de jouissance. Il est clair que le changement de statut de

l’inconscient comme chaîne de jouissance est corrélatif à l’introduction du

néologisme lalangue.

Le 4 de novembre 1971, Lacan a créé ce néologisme comme effet d’un

glissement entre le son d’un très connu dictionnaire philosophique appelé

« Lalande » et lalangue. Ce glissement nous approche à une dimension cruciale :

Lalangue est le trébuchement du sens par le son. La linguistique, le dictionnaire

144 Marcel RITTER, Jean-Marie JADIN, La jouissance au fil de l’enseignement de Lacan, Toulouse, Érès, 2009. 145 Jacques-Alain MILLER, « Les six paradigmes de la jouissance » in journal La cause freudienne, no. 46, 2000. 146 Néstor BRAUNSTEIN, La jouissance. Un concept lacanien, Paris, Point Hors Ligne/Érès, 2005. 147 Jacques LACAN, Encore, p. 20. 148 « Il s’ensuit que du savoir inconscient on peut savoir un bout, à condition de se laisser inspirer par la fonction poétique, telle que Jakobson la définit comme fonction « sens-déterminative » du son (et non « sens-discriminative »), soit la fonction qui pour Lacan, de faire s’unir étroitement le son et le sens, est la seule qui permette l’interprétation analytique », Michel BOUSSEYROUX, Lacan le borroméen. Creuser le nœud, Toulouse, Érès, 2014, p. 45.

Page 346: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

346

ou la grammaire ne sont que quelques tentatives pour dompter la dispersion et

l’envahissement de la lalangue149 :

Le langage sans doute est fait de lalangue. C’est une élucubration de savoir sur

lalangue. Mais l’inconscient est un savoir, un savoir-faire avec lalangue. Et ce

qu’on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre

compte au titre du langage.

« Élucubration de savoir sur lalangue » c’est la place qu’occupe la linguistique.

Lacan renverse l’approche de la linguistique dans sa définition la plus connue sur

lalangue : « Une langue, entre autres, n’est rien de plus que l’intégrale des

équivoques que son histoire y a laissé persister »150. L’espagnol, l’italien ou le

français ne sont que l’accumulation des équivoques –grammaticales,

phonétiques, sémantiques– du latin. Le langage individuel n’est que

l’accumulation des équivoques dans notre roman familial.

Cette dernière remarque est à la fois une indication analytique précieuse

et une manière de lier lalangue à la poésie. Par exemple, lorsque Geneviève

Morel se demande « comment défaire les équivoques fondatrices d’une vie ? »,

elle vise à une intervention de type poétique sur l’économie libidinale d’une

chaîne signifiante qui est rempli de la jouissance. Notre langue, lalangue, est une

accumulation d’équivoques qui se lisent d’une autre manière. C’est le drame de

notre vie qui s’exprime à travers le discours du maître (S1/$ S2/a) : le

signifiant maître commande la chaîne signifiante (S1 S2) qu’à son tour est

déterminé par le fantasme ($◊a). L’indication pratique est de produire une

équivoque en S1 pour qu’elle puisse se lire autrement. Dans les mots de

Geneviève Morel151 :

Comment défaire les équivoques d’une vie ? Cette proposition qu’on peut

qualifier de médiatrice n’empêche pas d’intégrer à la théorie de l’interprétation

les réflexions précédentes sur la poésie, l’équivoque et un éventuel au-delà ou

149 Jacques LACAN, Encore, op. cit., p. 127. 150 Jacques LACAN, « L’étourdit », p. 490. 151 Geneviève MOREL, La loi de la mère. Essai sur le sinthome sexuel, Paris, Economica, 2008, p. 205.

Page 347: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

347

évidemment du sens, mais elle intègre aussi les résultats freudiens de

l’expérience : ils conduisent à prendre au sérieux les effets de sens de

l’interprétation qui ne sont peut-être pas totalement réductibles à la suggestion

ni à la foi religieuse. En effet, donner une telle importance à l’équivoque

signifiante, qui recèle par définition au moins deux sens, implique de prendre en

compte les effets de ce double sens sur le sujet et sur la vie.

Pour Jean-Luis Sous, il s’agit d’un tournage qui va du langage à la lalangue et qui

n’est pas réductible à une question d’interprétation. Ce tournage porte sur une

conception absolument différente de la psychanalyse. Jean-Louis Sous développe

deux séries divergentes qui mettent en tension le langage et lalangue152 :

Un langage Lalangue Concept Conceptueuse Différence binaire Substance jouissante Unités entités linguistiques Cunnilinguistique Universel Particulier Essentialisme Maniérisme État, attribut Prédicat, transformation Substrat Pointe d’un concetto Niveau décentré de l’interprétation assomption

Equivoque, résonance de lalangue dans l’équivoque des orifices pulsionnels

Signification du phallus comme organe du sens

Glissement phallacieux comme organe des sens

Table 6

Nous voulons nous concentrer sur la question de la « résonance de lalangue dans

l’équivoque des orifices pulsionnels » pour revenir à l’articulation entre lalangue,

jouissance et interprétation poétique. Voyons comment les citations suivantes de

152 Jean-Luis SOUS, « Sept fois sur le bout de lalangue » in Prendre langue avec Jacques Lacan. Hybridations, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 107-127.

Page 348: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

348

Lacan, malgré son ton assez énigmatique, sont plus claires avec la clé de cette

articulation entre lalangue, jouissance et interprétation poétique153 :

L’analyste, lui, tranche. Ce qu’il dit est coupure, c’est-à-dire participe de

l’écriture, à ceci près que pour lui il équivoque sur l’orthographe. Il écrit

différemment de façon à ce que de par la grâce de l’orthographe, d’une façon

différente d’écrire, il sonne autre chose que ce qui est dit, que ce qui est dit avec

l’intention de dire, c’est-à-dire consciemment, pour autant que la conscience aille

bien loin.

Nous constatons la relation entre le dire, l’écrire, la poésie et l’équivocité et

soulignons l’effet de sens et de trou que possède la poésie154 :

La poésie qui est effet de sens, mais aussi bien de trou. Il n’y a que la poésie, vous

ai-je dit, qui permette l’interprétation et c’est en cela que je n’arrive plus, dans

ma technique, à ce qu’elle tienne ; je ne suis pas assez pouâte, je ne suis pas

pouâteassez !

Pourtant, la poésie en tant qu’intervention vise plutôt au trou qu’à produire du

sens155 :

Le sens, ça tamponne, mais à l’aide de ce qu’on appelle l’écriture poétique, vous

pouvez avoir la dimension de ce que pourrait être l’interprétation analytique.

Cette intervention poétique alignée au discours analytique (a/ S2$/S1) indique

que la place de la production ou reste correspond à un nouveau (S1). Un

signifiant nouveau comme production, c’est-à-dire comme poiêin ou poésie156 :

L’affreux est que le rapport dont se fomente toute la chose, ne concerne rien que

la jouissance et que l’interdit qu’y projette la religion faisant partage avec la

panique dont procède à cet endroit la philosophie, une foule de substances en

153 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXV : Le moment de conclure [1977-1978], inédit, séance du 20 décembre 1977. 154 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXIV : L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre [1976-1977], inédit, séance du 17 mai 1977. 155 Jacques LACAN, Ibid., séance du 19 avril 1977. 156 Jacques LACAN, « Postface au séminaire 11 » in Autres écrits, op. cit., p. 506.

Page 349: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

349

surgissent comme substituts à la seule propre, celle de l’impossible à ce qu’on en

parle, d’être le réel. Cette « stance-par-en-dessous » ne se pourrait-il qu’elle se

livrât plus accessible de cette forme pour ou l’écrit déjà du poème fait le dire le

moins bête ?

L’analyste, pour sa part, il est à la place de « a » comme poème et non comme

poète. Sinon, il serait sujet et non un semblant/agent de cause du désir157 :

Quelle hiérarchie pourrait lui confirmer d’être analyste, lui en donner le

tampon ? Ce qu’un Cht me disait, c’est que je l’étais né. Je répudie ce certificat : je

ne suis pas un poète, mais un poème. Et qui s’écrit, malgré qu’il ait l’air d’être

sujet.

La dernière citation de cette série résume les précédentes en nageant158 sur la

matière équivoque de lalangue. Il s’agit du style lacanien d’après son séminaire

sur Joyce159 :

Comme je suis « né » poème et papouete, je dirais que le plus court étant le

meilleur, il se dit : « Être où ? » ce qui s’écrit de plus d’une façon, à l’occasion :

étrou. Le refuser pour l’étrou vaille… tient le coup. Quoiqu’en suspens. « C’est un

poème signé « Là-quand » parce que ça a l’air d’y répondre, naturel-ment.

J’aurais avancé ça, si la passe, je m’y étais « risqué ». Mais je suis trop vieil

analyste pour que ça serve. Y ajouter « à qui conque » serait déplacé. Jacques

Il est évident qu’à cette époque les enjeux de la poésie chez Lacan sont liés à une

possible intervention sur l’économie libidinale. Ici, intervention veut dire une

interprétation160 non herméneutique, c’est-à-dire qui ne vise pas au sens.

157 Jacques LACAN, « Préface à l’édition anglaise du séminaire 11 » in Autres écrits, op. cit., p. 572. 158 Les métaphores aquatiques seront plus fréquentes dans cette période. 159 Jacques LACAN, « Manuscrit 83 », in Œuvres graphiques et manuscrits, Paris, Artcurial, 2006 [1978], p. 48. 160 « C’est l’interprétation, qui, elle, n’est pas modale, mais apophantique » Jacques LACAN, « L’étourdit » in Autres écrits, op. cit., p. 473. Le terme apophantique vient du jargon aristotélicien et vise à une extraction de l’interprétation du registre de la signification, c’est-à-dire d’accentuer un dire comme acte, c’est-à-dire « traverser l’ensemble de dits et atteindre la jouissance qui se déchiffre entre les signifiants », Silvia Elena TENDLARZ, « L’inconscient et son interprétation » http://www.silviaelenatendlarz.com/index.php?file=Articulos/Experiencia-analitica/El-inconsciente-y-su-interpretacion_FR.html, consulté le 20 décembre 2016.

Page 350: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

350

Contrairement, l’interprétation a comme but de produire un effet d’évidement du

sens par l’équivoque : « La poésie qui est effet de sens, mais aussi bien de trou »

(supra)161. Une intervention sur l’économie libidinale implique un effet sur

lalangue (un réel) par le symbolique162. Cette intervention sur l’économie

libidinale implique nécessairement lalangue et la jouissance autour du vide

(vider, trou). Ce qui nous renvoie à la poésie chinoise, ou plutôt au pas de la

poésie écrite chinoise au nœud borroméen.

Le pas de l’écriture poétique chinoise au nœud borroméen

La poésie écrite chinoise attire l’attention de Lacan grâce à plusieurs

caractéristiques : la forme gestuelle de sa calligraphie, son articulation entre le

dire et l’écrire, et la manière de produire un « vide médian » par la poésie163. Ce

vide médian implique un élément ternaire164 qui le fait sortir de la binarité.

Ce n’est pas la première fois que Lacan signale la liaison entre topologie et

écriture. Effectivement, au début d’une séance de son séminaire L’objet de la

161 « On saisit ici que ce qu’il vise avec la notion même d’un signifiant qui n’aurait aucune espèce de sens, il vise, si l’on peut dire, la résonance de l’effet de trou c’est-à-dire ce qui, dans les dits, se logifie à partir de l’absence du rapport sexuel et s’étend comme une signification vide. Sa référence à l’écriture poétique chinoise, ça n’est pas fait pour induire à penser que l’interprétation est à s’écrire, mais que l’interprétation n’est pas simplement une équivoque de sens à sens, mais qu’elle est à proprement parler le forçage par quoi un sens, toujours commun, peut résonner une signification qui n’est que vide, qui n’est vide qu’à la condition qu’on s’y voue » Jacques-Alain MILLER, L’Orientation lacanienne III, 9 : Le tout dernier Lacan, inédit, séance du 28 mars 2007. 162 « D’une part, il [Lacan] pense que l’analyste peut, grâce à l’interprétation équivoque, faire résonner le signifiant dans le corps, donc toucher la ‘mécanique’ de la pulsion ou modifier son trajet, dans la mesure où ‘les pulsions c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire’ ». Geneviève MOREL, La loi de la mère, op. cit., p. 107. 163 « François Cheng montre bien dans son livre par quels procédés le poète introduit le vide dans la langue, par omission de pronoms personnels, des mots vides, créant une sorte de vide entre les mots, et même par substitution de mots vides à de verbes, si bien que, la parole poétique étant mue par le souffle du Vide médian, les poèmes des Tang en arrivent à ‘trans-écrire’, comme l’écrit Cheng, l’indicible des choses » Michel BOUSSEYROUX, Au risque de la topologie et de la poésie. Élargir la psychanalyse, Toulouse, Érès, 2011, p. 333. 164 Il s’agit d’un élément tiers par rapport au ying et au yang qui justement ne s’écrit pas. Ce vide n’est pas exactement un vide où on chute, mais un vide fait par la parole qui change l’espace en produisant un effet dans le poème. En ce sens-là, le vide médian est poiêsis, c’est-à-dire production. Nous trouvons une fois encore la relation entre poésie, parole, topologie et « creatio ex nihilo ».

Page 351: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

351

psychanalyse165, Lacan a écrit des caractères chinois en ajoutant un cercle d’encre

noire qu’il traduira dans sa « propre calligraphie » comme huit intérieur166.

La dernière fois que Lacan écrit une calligraphie chinoise sur le tableau

est le 3 mars 1972, une séance après la première mention qu’il a faite sur nœud

borroméen, le 9 de février de 1972167. Tout se passe comme si Lacan avait

substitué la calligraphie chinoise par sa propre calligraphie, c’est-à-dire la

topologie de nœuds. Le nœud borroméen possède, comme le vide médian, une

dimension ternaire qui sert à articuler tout ce qu’il a rencontré dans l’écriture

poétique chinoise168.

Quelles sont en définitive, les questions posées par l’intermédiaire de

l’écriture poétique chinoise et reprises par le nœud borroméen ? Nous en

trouvons au moins cinq :

a) La fonction de l’écrit et son rapport aux fonctions de la parole et du

langage. Ce nouage n’est pas sans l’écriture des quatre discours169 ;

b) La poésie comme intervention par l’équivoque. L’interprétation

dorénavant vise à la réduction du sens ;

c) Relation entre plusieurs éléments mathématiques et poétiques pour la

praxis analytique (par l’écriture et la topologie, par exemple) ;

165 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XIII : L’objet de la psychanalyse [1965-1966], inédit, séance du 15.12.1965. 166 Idem. 167 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XIX : …ou pire [1971-1972], Paris, Seuil, 2011, p. 91 et 96. 168 « La langue chinoise « joue sur le nœud ». Et donc elle joue sur le trou, sans lequel il n’y aurait pas de nœud possible. Oui, il semble bien que Lacan ait cherché dans la langue chinoise écrite une écriture nodale de la lettre et de la jouissance » Michel BOUSSEYROUX, Lacan le borroméen, p. 95. 169 Parfois nous avons l’impression que la fonction de l’écrit a une relation privilégiée au réel, alors que la parole et le langage l’en ont avec la vérité, voire le désir. Cette « impression » est fondée sur deux citations de Lacan (« Moi la vérité, je parle » Jacques LACAN, « La chose freudienne » in Écrits, op. cit., p. 409 ; « Nous en sommes là réduits au sentiment parce que Joyce ne nous l’a pas dit, il l’a écrit, et c’est bien là qu’est toute la différence. Quand on écrit, on peut bien toucher au réel, mais non pas au vrai » Jacques LACAN, Le Sinthome, p. 68) et une autre de Jean-Claude Milner (« La vérité parle, elle n’écrit pas » (Jean-Claude MILNER, L’œuvre claire, Paris, Seuil, 1995, p. 32). D’ailleurs, la vérité, « varité » (condensation entre vérité et variété) comme l’appelle dans son séminaire XXIV, est toujours variable et « mi-dit » (Jacques LACAN, L’insu que sait…, séance du 19 avril 1977). Cf. Joseph ATTIÉ, Entre le dit et l’écrit. Psychanalyse et écriture poétique, Paris, Michèle, 2015 (« Dans l’écriture, c’est la lettre qui prime et peut se passer du sens », p. 21 ; « le signifiant étant supposé renvoyer à un sens et la lettre à un hors-sens, à un réel insaisissable », p. 36 ; « La vérité est ainsi fracassée au profit du signifiant pur devenu lettre, c’est-à-dire un certain réel », p. 126).

Page 352: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

352

d) L’introduction des dimensions spécifiques à la psychanalyse : la lalangue

et la jouissance ;

e) L’introduction des dimensions insaisissables pour la linguistique

moderne (résonance170, ton, fuite de sens, homophonie, musicalité171,

« mimèmes »172, la possibilité du geste théâtral ou d’autres traits

artistiques173) ;

Nous avons dit que cette période fraie un chemin si fertile pour Lacan qu’il a

finalement articulé des éléments hétérogènes en reformulant de multiples

concepts décisifs pour la psychanalyse. Tout au long de cette période, de plus en

plus la poésie domine. Mais, de quel genre de poésie s’agit-il ? Lorsque Lacan

affirme, dans une lettre adressée à François Cheng, que « désormais tout langage

analytique doit être poétique »174 nous trouvons plusieurs dimensions de la

poésie. D’abord, la création artistique –chez Joyce– dont nous nous sommes

approchés dans la section précédente (3.3.4. La littérature et l’art comme

anticipation et appui épistémologique). Dans ce versant, lalangue serait une

création artistique, c’est-à-dire l’artiste comme producteur (poiêin) de son œuvre

à partir de l’organisation de l’écriture des équivoques. Deuxièmement, la poésie

comme les ressources culturelles de la littérature qui poussent le langage aux

170 « La poésie est le cas limite de l’alliance du son et du sens dont l’unité paradoxale dans la parole et la langue est leur être même », Henri Maldiney cité par Joseph ATTIÉ, op. cit., p. 111. 171 « Comme la musique, le son ne se produit pas dans la conscience, mais dans la matière, il est plutôt effet de sensations que de signification », « Le re de résonance ne redouble pas, ne duplique pas une seule causalité. Il ne représente pas la transcendance d’un référent absent, mais donne réson comme le dirait le poète François Ponge », Jean-Louis SOUS, L’équivoque interprétative. Six moments de Freud à Lacan, Paris, Le bord d’eau, 2014, p. 17 et 18-19. 172 Dardo SCAVINO, « En la masmédula de Girondo o la ficción de la lengua » in journal Bulletin hispanique, année 2005, vol. 107, no. 2., p. 525. 173 « Il est rare que Lacan prenne une pause sans émettre une sorte de petit bruit de gorge –mi-grognement mi-gloussement– qui revient sans cesse dans tous ces enregistrements comme s’il devait nettoyer ses cordes vocales d’un nodule de reproche se reformant à chaque phrase, éliminer quelque mécontentement aussi pénible que nécessaire à sa pensée. (…) Lacan évite d’imiter dans sa voix une plénitude laissant croire à celle d’un centre, d’une unité, au sentiment même passager d’une symbiose entre la théorie et son objet. Sans cesse de longues pauses font éprouver du vide au sein du raisonnement et s’opposent au chant continu d’une voix oubliant toute extériorité à ses propres effets » Claude JAEGLE, Portrait silencieux de Jacques Lacan, Paris, PUF, 2010, p. 27-29, cité par Jean-Louis SOUS, L’équivoque interprétative, p. 125. 174 François CHENG, « Entretien avec François Cheng, propos recueillis par Judith Miller » in revue L’Âne, no. 48, 1991, p. 54.

Page 353: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

353

limites. Parallèlement, la littérature chinoise comme culture écrite serait le

témoignage du trait unaire dans la culture. Pour sa part, la « trouvaille » de Joyce

pour dissoudre la langue anglaise en injectant d’autres langues serait

l’attestation de lalangue comme accumulation des équivoques à l’échelle

culturelle. Finalement, la poésie suppose une dimension équivoque, laquelle

nous renvoie à la nomination et à l’équivocité. La nomination s’entend comme la

langue maternelle qui fonde une équivoque fondamentale qui détermine la

chaîne signifiante (S1 S2)175. L’équivocité est une interprétation qui vise à

« défaire les équivoques fondatrices d’une vie »176.

En résumé, la poésie possède une dimension de création, d’invention

culturelle, de poiêsis (création), qui dépasse la linguistique. Elle a une triple

vocation : comme ressource épistémologique (l’inconscient est fondé par une

équivoque fondamentale, la nomination177), comme une arme technique pour la

pratique (l’interprétation comme réduction du sens) et comme ce qui pousse les

limites du langage.

175 « La nomination se fait toujours dans la langue maternelle [il s’agit de lalangue], grosse d’équivoques imposées au sujet » Geneviève MOREL, La loi de la mère, op. cit., p. 111. 176 Comme nous l’avons dit, cette dimension interprétative a une dimension topologique. Faire quelque chose avec la parole (trous, troumatisme, équivoques) : « […] la seule arme de l’analyste contre le symptôme est le mi-dire ou le dire double de l’équivoque » et « Le réel de la division du sujet entre S1 et S2 reflète la duplicité du symbole et du symptôme qui est topologiquement définie par la figure du « faux-trou » […] La praxis de l’analyste comme « art-dire » se définirait alors par rapport à ce faux-trou du symbolique et du symbole. Il s’agirait de « réaliser » ce faux-trou en le transformant en un vrai trou » ibid., p. 107 et 108. 177 « Le poème, lui, est une tentative de nomination toujours nouvelle. C’est là une chose fabuleuse qui n’est pas donnée à tous, car il s’agit de se repérer par rapport au point de manque qui est dans toute langue » Joseph ATTIÉ, op. cit., p. 74.

Page 354: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

354

3.3.6. Synthèse lacanienne

Il est vrai que cette même année du Moment de

conclure Lacan conclut que la psychanalyse est poésie, et même, comble d’horreur, que c’est de la philosophie. Il n’y a pas de discours qui assume aussi radicalement le défaut de garantie que la poésie. Il y a parfois de la poésie dans une séance.

–François Balmès, Quelle science pour une pratique du bavardage

Nous avons trouvé cinq formulations de la relation entre psychanalyse et Poésie :

la Poésie anticipe à la psychanalyse, la Poésie –traduite par la linguistique–

comme base épistémologique propre à la psychanalyse, la Poésie comme

puissance productrice (poiêin), la Poésie comme ressource qui anticipe et donne

un appui épistémologique à la psychanalyse, et, finalement, la Poésie comme

configuration culturelle –écriture– qui clarifie le rôle de la psychanalyse dans

l’histoire de l’humanité. Bien que notre critère pour catégoriser ces formulations

suive une logique chronologique, il est possible de les trouver tout au long de

l’œuvre de Lacan. Parfois, certains de ces moments sont reformulés ou repris,

parfois nous trouvons des indices des moments postérieurs. Nous pouvons

conclure que, malgré son émergence chronologique, chaque moment configure

une logique stable et indépendante de relation entre psychanalyse et Poésie.

Le premier moment est celui de la rencontre de Lacan avec le surréalisme.

L’art surréaliste constitue la porte d’entrée de Lacan le jeune psychiatre, dans le

monde de la poésie. Il a écrit son premier poème intitulé « hiatus irrationalis »,

où nous pouvons trouver rétrospectivement un résumé de son œuvre entière.

Par son approche de l’art surréaliste se désignent plusieurs thèmes lacaniens. Il

s’agit en vérité d’une anticipation au niveau des thèmes et au niveau de la

méthode qui facilitera à Lacan la réinvention de la psychanalyse.

Par rapport aux thèmes, nous trouvons l’approche du surréalisme au

langage –où l’on peut distinguer entre réel et réalité–, le décentrement du sujet,

la stratégie rationnelle pour s’approcher du non-sens au moyen du langage,

Page 355: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

355

l’importance de la partie ludique du langage –jeux homophoniques, musicalité et

rythme–, la fonction explicative et non illustrative de la poésie et la

déconstruction du binaire normal et anormal si important pour la

dépathologisation de la psychiatrie178.

Un point capital qui est loin d’être une coïncidence est celui du pouvoir

transformateur de l’image et du langage. Image et langage ne se réduisent pas à

être médiateurs de la réalité, mais ils sont des vrais opérateurs pour transformer

la réalité : ils ont un pouvoir fictionnel qui a la capacité d’avoir des incidences sur

le monde. L’image est une organisatrice de la réalité et la parole est une force qui

dialectise le monde –elle s’oppose comme une négativité à ce qui est déjà

existant. Le stade du miroir a vu la lumière grâce à cette intuition développée à

partir du surréalisme.

En ce qui concerne la méthode, Lacan anticipe la base de son rapport à la

littérature, la poésie et l’art en général. À l’aide de l’art, Lacan formule et résout

des problèmes théoriques. Littérature, art et poésie constituent les recours pour

renouveler la psychiatrie. L’art permet non seulement de formuler de grandes

questions à la psychiatrie, mais aussi de mettre à l’épreuve certaines hypothèses.

En tant que psychiatre intéressé par le surréalisme, Lacan « traduit » le langage

de l’art pour s’en servir dans le champ de la science.

Lacan a trouvé très tôt chez les surréalistes la tentation mystique qui fait

appel à l’ineffable. La formalisation, la conceptualisation et le langage seraient les

antidotes pour ne pas tomber dans ce piège.

Le deuxième moment suit un point heideggérien essentiel : la poésie

comme Urpoesie –l’art comme une forme d’habiter l’Être– empêche la

dégradation de la psychanalyse comme approche biologisante ou

psychologisante de la psychanalyse. La poésie, à l’aide de la linguistique, donne la

base épistémologique pour renouveler la psychanalyse de façon rigoureuse.

178 Ou il s’agit plutôt d’une « subversion psychanalytique de la psychopathologie » comme le suggère Miguel Sierra. Cf. Miguel SIERRA, Les contributions de Freud et Lacan à la théorie des structures cliniques. Des fondements généalogiques aux débats en psychopathologie, thèse de doctorat soutenue le 30 septembre 2016 à l’Université Paris 7 Diderot. Thèse dirigée par François Sauvagnat.

Page 356: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

356

Effectivement, la linguistique et la consigne dé-ontologisant de Heidegger

donnent un fondement pour formaliser le mythe et comprendre le pouvoir du

roman chez Freud, dimensionner l’importance des fictions en psychanalyse et

lire « structurellement » les contes, les pièces de théâtre, les textes littéraires et

les grandes œuvres d’art.

À cette époque, le mot d’ordre du « retour de Freud » se faisait pour viser

une psychanalyse non biologisante, non psychologisante et non ontologisante.

Mais cette consigne ne se réduit pas à une tache négative (d’empêcher, d’aller

contre quelque chose, de s’opposer à une idée, etcétéra). C’est aussi un moment

où les outils de la formalisation permettent de donner une base épistémologique

pour la psychanalyse. L’algorithme de la métaphore inspiré de Jakobson (et de

Victor Hugo) et la formalisation du mythe chez Lévi-Strauss dé-ontologisent la

psychanalyse ; à la fois, elles lui donnent une base rigoureuse pour formuler des

concepts (le nom du père) et des outils (le graphe du désir) en lui permettant

d’aller au-delà du Freud œdipien. Cette opération est impossible sans l’aide de la

Poésie. Par exemple, le graphe du désir a été développé à l’aide d’un détour par

Le diable amoureux (de Jacques Cazotte) et d’une lecture de Hamlet. À la fin de

cette période Lacan trouve l’importance des fictions pour la psychanalyse au

moyen de la philosophie de Bentham. Cette intuition aura une prégnance

définitive dans l’œuvre lacanienne.

La troisième approche prend l’art comme paradigme de la sublimation.

Chez Lacan nous pouvons trouver la Poésie en tant que création –poiêin– à partir

de l’objet perdu à jamais chez Freud. Lacan renverse la question freudienne de la

création comme sublimation en affirmant que certaines œuvres d’art ne peuvent

être fabriquées qu’avec l’illusion du remplacement d’un objet perdu.

Lacan emprunte l’exemple du potier heideggérien pour formuler la

sublimation comme la création autour d’un vide. La figure de la creatio ex nihilo

est prolongée jusqu’aux derniers séminaires sous la figure de l’écriture chinoise

et la topologie des nœuds.

Page 357: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

357

Le quatrième moment de la relation entre Poésie et psychanalyse reprend

la relation classique chez Freud : une anticipation des thèmes psychanalytiques

et un appui épistémologique pour développer des concepts pour la praxis

analytique. Des textes de Claudel à Joyce, en passant par Sophocle, Shakespeare,

Sade, Poe, Genet ou Duras, contiennent d’idées et de concepts qui ont anticipé ce

qui arrive à la pratique analytique. Lacan dégage ces éléments et il extrait de ces

textes un appui épistémologique. Le cinéma, la peinture ou la sculpture sont

approchés d’une façon similaire.

Finalement, la cinquième approche entre Poésie et psychanalyse prend au

début une forme particulière de la poésie : la poésie écrite chinoise. Cette fois-ci,

la Poésie prend l’une de formes les plus radicales du « langage » : l’écriture

comme configuration culturelle, qui clarifie le rôle de la psychanalyse dans

l’histoire de l’humanité. Effectivement, Lacan en dégage trois fonctions : parole,

langage et écriture ; il trouve le cœur des enjeux de l’équivocité du langage ; il fait

place à des dimensions insaisissables par la linguistique moyennant ce qu’il

appelle sa « linguisterie », et en ajoutant deux questions fondamentaux pour la

psychanalyse : la lalangue et le champ de la jouissance. Lacan utilise la Poésie

comme une forme de clarification de l’un des mystères de la culture : le hiatus

entre ce qui s’écrit et ce qui se dit. Le vide est une partie constitutive de la

question et, pour cette raison, Lacan arrivera à substituer la calligraphie chinoise

par la topologie de nœuds.

Page 358: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

358

3.4. Synthèse intermédiaire

Les psychanalystes deviennent les tenants lieu du poème.

–Michel de Certeau, Histoire de la psychanalyse

Si le style de Lacan est fondu dans la poésie ce n’est pas pour en faire un poète, mais un analyste, la clinicité du style étant l’index du désir de l’analyste, axe de chaque cure.

–Erik Porge, Transmettre la clinique psychanalytique

Je ne crois pas au bilinguisme dans la poésie.

Double langue, oui il y a…

Poésie, l’unicité fatale du langage…

Aujourd’hui la poésie, comme la vérité, elles sont conduites à l’échec trop souvent

–Paul Celan, Discours de Brême

Pendant ce chapitre, nous avons construit notre objet d’étude : la Poésie. Nous

avons vu que la multiplicité de caractéristiques qui peuvent être soumises à ce

titre est énorme. Mais nous avons choisi quatre aspects que nous supposons

capturent l’essentiel de la poésie pour la psychanalyse. La Poésie réunit les

dimensions artistique (forçage et invention de la langue par la langue),

esthétique (plaisir), créationniste (nomination, production, invention) et

littéraire (écriture, style, genre littéraire). Poésie commence tout au long de cette

recherche avec majuscule et en cursives pour se distinguer du poème comme

genre littéraire, c’est-à-dire comme récit ou texte écrit en vers.

Nous avons procédé de la manière suivante : premièrement, nous nous

sommes approchés des quatre dimensions associées à la poésie (littérature,

esthétique, art et création) pour construire la Poésie ; deuxièmement, nous avons

montré comment Freud et Lacan y extraient des éléments importants de la

Page 359: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

359

psychanalyse ; finalement, nous avons identifié les relations entre psychanalyse

et Poésie dans chaque psychanalyste –Freud et Lacan–. Autrement dit, comment

Freud et Lacan extraient des éléments des quatre dimensions de la Poésie pour

construire des usages psychanalytiques –cliniques, théoriques et pratiques. Nous

avons remarqué les différences et continuités entre Freud et Lacan.

Tous ces éléments réunis sous le nom du Poème, nous l’avons vu, ne sont

pas convoqués par ses caractéristiques décoratives, le pouvoir d’artifice

rhétorique, son expression psychologique, son genre littéraire ou pour produire

des effets qui visent à plaire, à émouvoir ou à enflammer. Dichtung, poiêin, la

« linguisterie » –la subversion de la linguistique– et la fonction poétique portent

sur les limites du langage, sur la création nouvelle et sur quelque chose

d’inquiétant. En ce sens-là, le Poème a des caractéristiques plus modernes que

classiques ou romantiques.

Ainsi, lorsque nous parlons du Poème, il s’agit des éléments extraits des

dimensions esthétiques, créatifs, littéraires ou artistiques de la poésie qui sont

anti intuitifs, non harmoniques, à contre sens et de création inédite. Ces éléments

poussent les limites du langage en introduisant des nouvelles tournures, des

expressions, des mots, des opérateurs logiques, des textures ou des possibilités

inédites dans une langue. Le Poème n’habite pas le champ de la communication

et il n’a pas une fonction uniquement esthétique –de la beauté–, référentielle ou

analogique. Le Poème est un dire impersonnel qui ne s’adresse pas à quelqu’un

en particulier. Ce qui attire l’attention de Lacan c’est la fonction d’un dire qui est

hors sens, un dire qui vide le sens ou qui ne possède pas de sens. Le Poème

produit des effets radicaux : rentrer en résonance avec ce qui est impossible à

dire, forcer le langage (néologismes, injonction d’une grammaire étrangère),

modifier l’inconscient par la parole, induire une parole interprétative hors sens,

produire l’inexpressivité ou l’irruption d’un dire qui touche le réel. La Poésie est

une sorte de révélation immanente, une position d’ouverture ou de rupture, une

disposition pour faire dire ce que le réel s’obstine à dire ; c’est le règne de

l’équivocité et le pouvoir du message pour le message. Le Poème n’est pas

Page 360: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

360

pacifique. Il est une exigence virulente sur la parole au risque de l’ouvert, pour

qu’il dise ce qui est impossible à dire et générer le plus vrai. Héctor López

explique179 :

« Donc le vrai poète, pas de message décaféiné qui abuse de la fonction émotive

du langage, mais de la parole qui limite avec le non-sens, qui est par conséquent

déchirure, et même révulsion par certains moments, et qui convoque plutôt à

l’angoisse qu’à l’identification.

Bref, nous avons construit notre objet Poésie en réunissant quatre dimensions de

la poésie pour y dégager les rapports et les usages que Freud et Lacan ont en fait.

Sous cette lumière, nous avons commencé avec Freud pour préparer le

terrain et identifier d’où part Lacan. De cette manière, nous avons tenté de lire la

stratégie générale, les usages poétiques de la psychanalyse et la diversité des

opérations faites pour Lacan. Nous n’avons pas besoin de détailler

maximalement ni de déployer exhaustivement ces opérations. Il ne s’agissait que

d’identifier la stratégie générale et ses opérations pour les contraster et les

comparer avec ceux du Mathème au 4e chapitre –ce qui sera consacré à la

relation entre Poème et Mathème. La question a été, donc, de ne pas trop détailler

pour empêcher de nous perdre dans les labyrinthes poétiques, mais à la fois, de

ne pas trop généraliser pour ne pas transiter par des lieux communs qui

rendraient notre recherche stérile.

Nous avons vu comment Freud s’est confronté à la question de la

scientificité de la psychanalyse. Très tôt, il a trouvé des phénomènes dans sa

clinique qui ressemblaient aux textes littéraires. Ces phénomènes n’ont pas été

traités par la science, étant considérés comme indignes. Pour Freud, la tâche de

la psychanalyse en tant que science ne se réduit pas à décrire les phénomènes

psychiques et les traiter. La pratique psychanalytique suppose l’explication de

ces phénomènes. Le psychanalyste viennois a considéré la Poésie comme une alliée

179 Héctor LOPEZ, Lo fundamental de Heidegger en Lacan, Buenos Aires, Letra viva, 2011, p. 66. La traduction est de l’auteur.

Page 361: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

361

pour explorer ces phénomènes négligés par la science. La nature littéraire des

formations de l’inconscient, par exemple, a amené Freud à s’intéresser à la

littérature pour garantir la scientificité de la psychanalyse. À l’aide de la Poésie

Freud a cherché, décrit et expliqué un champ nouveau appelé « psyché ».

Nous avons dégagé cinq grands usages de la Poésie chez Freud :

a) une transmission de l’expérience psychanalytique qui peut rendre

compte de façon scientifique et rigoureuse ;

b) une anticipation des certains phénomènes et tendances que la

psychanalyse va déployer de manière scientifique ;

c) un appui épistémologique pour développer les éléments méprisés par la

science (fantaisies, souvenirs, mots d’esprit, etc.) et pour construire de

concepts et théories –la Poésie contient une richesse explicative pas

encore formalisée– ;

d) une création, par exemple, les trois formes de création dans l’œuvre

freudienne : les jeux d’enfants, la sublimation et le Witz –dont seuls les

deux derniers impliquent la création littéraire, la poésie et l’art en

général– ;

e) une formulation des vérités non accessibles que par la littérature,

comme lorsque Freud développe l’idée que les mythes ont une vérité

psychique plus profonde qu’un simple récit et que Lacan formule en

termes d’un mythe qui donne « une forme épique à ce qui s’opère de la

structure »180.

Nous avons ensuite confirmé que Lacan est dans une relation de filiation

freudienne par rapport à la rencontre entre psychanalyse et Poème. Pour nous il

est évident que le psychanalyste parisien reprend, reconfigure et approfondit les

approches poétiques freudiennes en les mettant en relation avec d’autres savoirs

180 Jacques LACAN, « Télévision », op. cit,. p. 532.

Page 362: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

362

tels que la mathématique, l’anthropologie, la linguistique, la sociologie, la

biologie, la cosmologie, la religion, etcétéra.

Chez Lacan, il est possible de nommer cinq relations essentielles entre la

Poésie et la psychanalyse. Nous avons vu que ces relations coïncident avec cinq

périodes. Cette périodisation se résume ainsi : a) l’influence surréaliste dans la

psychiatrie (1930-1949) ; b) l’approche linguistique et heideggérien au langage

et la fiction productive (1950-1960) ; c) la Poésie comme sublimation autour du

vide (1961- 1964) ; d) la répétition du cadre classique freudien : la littérature et

l’art comme anticipation et appui épistémologique (1958-1964) ; et, e) la Poésie

vue à travers l’écriture, c’est-à-dire comme une production culturelle de grande

portée (1971-1981). Comme nous l’avons vu, ces périodes indiquent seulement

les moments les plus actifs. L’antérieur veut dire que certains d’entre eux

peuvent se réactiver ou se fusionner avec d’autres périodes, c’est-à-dire, des

anticipations et des significations rétrospectives ont été toujours possibles.

À part leurs différentes manières de lier Poème et psychanalyse, nous

remarquons deux différences fondamentales entre l’approche freudienne et

l’approche lacanienne au Poème. Lacan pose la question de la psychanalyse en

termes de la langue181, alors que Freud agit en termes d’anticipations poétiques à

développer scientifiquement. Premièrement, c’est le surréalisme qui lui donne

une intuition du rôle du langage par rapport à la réalité. Ensuite, c’est la

linguistique moderne et le structuralisme, lus par Heidegger, qui lui permettent

de formaliser cette intuition. Finalement, l’écriture poétique chinoise et la

mathématique –spécifiquement la topologie– rendent possible d’élucider trois

fonctions essentielles pour la psychanalyse et la culture en général : la fonction

de l’écrit, la fonction de la parole et la fonction du langage. Lacan met en

perspective la psychanalyse à partir de la primatie de la langue et ses

181 « Le devoir que Lacan a imposé à l’analyste d’assimiler d’une manière plus profonde les recours de la langue poétique acquérait une autre ampleur. Dans la mesure que la littérature et le langage en général ont occupé une autre place à l’intérieur de la théorie et de la pensée de l’époque, ce devoir s’est imposé non seulement au clinicien, mais aussi au théoricien » Santiago DEYMONNAZ, Lacan en el cuarto contiguo. Usos de la teoría en la literatura argentina de los años setenta, Leiden, Almenara, 2015, p. 212. La traduction est de l’auteur.

Page 363: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

363

dérivations : l’écriture, la parole et la langue comme telle. Pour Lacan, le Poème

est l’une des langues parlées par la psychanalyse. Si l’inconscient est structuré

comme un langage, fait de signifiants ou de lettres, le Poème se sert d’un grand

réservoir de ressources du langage accumulées dans son histoire, c’est-à-dire de

lalangue comme accumulation des équivoques sémantiques, logiques et

grammaticales. Il existe une homologie structurelle entre Poème et les objets de

la psychanalyse, homologie qui peut expliquer pourquoi le Poème est l’une des

ressources extrascientifiques et transdisciplinaires les plus utilisés182.

Même si Freud s’est aperçu du rôle historique de la psychanalyse, il n’a

pas eu les outils pour concevoir certains aspects de la psychanalyse comme le

texte même de l’histoire, c’est-à-dire la psychanalyse comme texte immanente et

non métalinguistique. Alors que Lacan, grâce à l’homologie structurelle entre

Poème et psychanalyse, peut formuler la psychanalyse structurellement comme

une novation d’une envergure équivalente à celui de la poésie écrite chinoise, de

l’amour courtois, l’écriture de Dante ou les novations joyciennes à l’intérieure de

la langue –d’une façon immanente. D’où s’expliquent leurs différences et ses

portées.

Chez Freud, la psychanalyse ne prend jamais la forme de la littérature. Il

ne s’agit pas d’une identification entre Poème et psychanalyse, mais d’une

homologie structurelle. Cette homologie n’est possible qu’à condition de

concevoir la psychanalyse comme quelque chose qui fait partie aussi de la

matière de la langue, voire soumise aux lois de la langue, la parole et l’écriture.

Autrement dit, les concepts, la théorie, la pratique, la construction de cas –la

clinique donc– et toutes les questions qu’appartient au domaine de la

psychanalyse suivent les lois et les fonctions de la langue, la parole et l’écriture.

La maxime lacanienne « il n’y a pas de métalangage » prend ici tout son essor.

Que la matière même de la psychanalyse soit la langue, la parole et l’écriture

donne au Poème et au Mathème un rôle essentiel pour la théorie, la pratique et la

182 Je dois plusieurs de ces remarques à l’annexe du livre Lacan en el cuarto contiguo intitulée « La literatura en el psicoanálisis », Idem.

Page 364: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

364

clinique, car le Poème se montre comme cet élément intrinsèque à la langue qui

permet de pousser les limites de la langue, la réinventer ou montrer ses ruses.

Ainsi, le Poème révèle la capacité explicative et transformatrice de la langue.

Cette homologie structurelle entre Poésie et psychanalyse n’est possible

que par la formulation de la psychanalyse en termes de langue (surréalisme,

linguistique moderne/structuralisme et l’écriture comme produit culturel). Cette

homologie a ces effets sur plusieurs questions :

1. Elle peut nous expliquer pourquoi la question freudienne entre

science et littérature, même entre science et art, est posée

implicitement en termes de Poème et de Mathème –tous les deux en

ayant un rapport radical à la langue. Pour ce versant il est possible de

clarifier le détachement lacanien des éléments positivistes et

romantiques chez Freud, car le Poème et le Mathème dépouillent tout

contenu empirique et formulent les choses de manière formelle –ce

qui est réfractaire à la conception de profondeur ou d’une réalité

irrationnelle occulte. Ainsi, Mathème et Poème partagent la

caractéristique d’être aux bords, aux extrémités et aux limites du

langage –le mythe serait à cet égard un exemple d’une vérité qui ne

peut s’exprimer que dans une forme littéraire. La radicalité de la

psychanalyse reste peut-être dans la capacité du Mathème ou Poème à

nommer, écrire, inventer ou inscrire là où les confines de la langue se

ressentent ;

2. Elle met en évidence les « effets secondaires » comme l’intérêt de la

psychiatrie par la littérature. Parallèlement, ces remarques

expliqueraient l’espoir qu’avait l’art ou la littérature pour que la

psychanalyse puisse répondre aux mystères de la création artistique

ou trouver ses mécanismes les plus profonds –par exemple, la

sublimation– ;

Page 365: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

365

3. Elle dimensionne pourquoi Lacan n’est pas intimidé lorsqu’il est

confronté aux questions posées par les « grands savoirs » : la

philosophie, la science, l’art et la religion. Lacan a eu une « certitude

anticipée » de la victoire de la psychanalyse dans la culture, de la

psychanalyse comme un événement qui permet lire ces savoirs

autrement. Par exemple, au moyen des quatre discours, il est possible

de lire les mutations de ces savoirs à travers l’histoire –ces savoirs

constituent des pratiques discoursives ;

4. Elle rend compte de l’approche freudienne et lacanienne par rapport

aux avant-gardes littéraires, artistiques ou poétiques. On notera que

Freud ne s’intéresse trop aux mouvements d’avant-garde artistiques.

Son approche de la littérature et de l’art est plutôt classique : Goethe,

Cervantès, Shakespeare, Heine ou Sophocle. Lacan était plus averti de

la tâche de moderniser la psychanalyse et de la rendre à la hauteur de

son époque. Ainsi, il est possible de registrer les mutations de la

culture ou de l’art comme de transformations du langage.

Freud serait donc un « roman » du classicisme, un archéologue dans un côté. De

l’autre, Lacan serait un « poème » avant-gardiste qui a mis au jour la

psychanalyse pour le XXIe siècle. Peut-être.

À quoi bon le Poème ? À quoi sert la Poésie en psychanalyse ? Tout au long de ce

chapitre, nous en avons détaillé quelques usages :

Anticipation ou inspiration pour la théorie, la pratique et la clinique

psychanalytique. En tant que tel, le Poème est une origine, une source ou

un oracle ;

Il est la matière même de la psychanalyse dans la mesure où le Poème est

fait de langage, parole et écriture. Le Poème possède une homologie

structurelle avec la psychanalyse. La fonction d’archive, de ressource de la

langue ou de trésor s’impose ici ;

Page 366: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

366

Il montre sa capacité de révélation ou de dégagement de certains aspects

théoriques, pratiques ou cliniques pour la psychanalyse telle que la

création/sublimation, l’interprétation, la structure du sujet (la tragédie

d’Œdipe, Hamlet, Le diable amoureux de Cazotte), la

rédaction/construction d’un cas, la transmission de la psychanalyse,

etcétéra. Il s’agit d’une utilité heuristique et expérimentale ;

Il a la possibilité de formuler et penser des questions psychanalytiques

informulables et impensables autrement. Le théâtre, la tragédie, la

fonction poétique, l’écriture poétique chinoise, le style sont des éléments

sans lesquels la psychanalyse ne pourrait pas élaborer des questions

cruciales pour sa praxis. On peut trouver la fonction d’élaboration, d’appui

épistémologique et de création ;

Le Poème sert de moyen didactique. L’application de la théorie, la pratique

ou la clinique analytique à la littérature ou à l’art en général. C’est la

fonction didactique, d’exemple ou de transmission183 ;

Parfois, il semble que ni Lacan ni Freud ne remettent en cause l’autorité

du Poème. La littérature ou l’art ont été des éléments qui ne nécessitaient

pas d’être expliqués. Il ne s’agit pas d’une question à prendre de façon

péjorative. Le Poème serait un cadre plus ample que la rationalité de la

psychanalyse ou la science. À cet égard, le Poème a une fonction de

filiation, d’inspiration, de position d’autorité et parfois d’admiration ;

Le Poème sert aussi de laboratoire pour tester, raffiner ou confirmer

certaines hypothèses analytiques. Si le Poème est l’accumulation des

ressources de la langue dans l’histoire, nous pouvons utiliser la littérature

ou l’art comme un supplément de la clinique, comme un laboratoire. Les

183 « Que l’histoire de la langue et des institutions et les résonances, attestées ou non dans la mémoire, de la littérature et des significations impliquées dans les œuvres de l’art, soient nécessaires à l’intelligence du texte de notre expérience, c’est un fait dont Freud, pour y avoir pris lui-même son inspiration, ses procédés de pensée et ses armes techniques, témoigne si massivement qu’on peut le toucher rien qu’à feuilleter les pages de son œuvre. Mais il n’a pas cru superflu d’en poser la condition à toute institution d’un enseignement de la psychanalyse » Jacques LACAN, « La chose freudienne », p. 435. L’acent est de l’auteur.

Page 367: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

367

exemples plus proches sont les contes de L’homme au sable d’Hoffmann

ou Frayeurs de Tchekhov184 ;

Être à contre-courant à la métaphysique est une autre fonction du Poème

dans la psychanalyse. Il s’agit de la solution donnée par Heidegger pour la

dé-ontologisation de la philosophie, mais ici dans le champ de la

psychanalyse. L’équivocité de la langue, l’évidement du sens et la capacité

d’avoir une autre écoute ont une fonction anti-représentationnelle,

subversive et d’antidote à n’importe quelle ontologisation.

Le Poème, est-il nécessaire pour la psychanalyse ? Oui, définitivement. La

littérature, la poésie, l’art ou la création à l’aide des langues (parlées, dansées,

architectoniques, musicales, artistiques, etcétéra) constituent des éléments

indispensables pour la conception, la rénovation de la théorie, la formulation des

concepts, l’intervention lors de la pratique et pour toutes les restantes

dimensions de la psychanalyse. Si l’on reformule le Poème comme un grand

réservoir des ressources de la langue –parlée ou artistique– accumulées à

travers de l’histoire, notre jugement est correct. La matière même de la

psychanalyse est la langue. Dans la mesure où le triple versant de la langue –

langue, parole, écriture– fait partie du Poème, elle est nécessaire pour la

psychanalyse. Que la matière de la psychanalyse soit la langue ne veut pas dire

qu’elle analyse la langue ou que la recherche de la langue soit son but.

184 La psychanalyse et la Poésie ont une question radicale en commun, que nous appelons volontiers « l’une des questions le plus importantes du XXIème siècle » : comment produire une incidence sur l’économie de la jouissance ? Dans la journée d’études Universitas littérarum organisée pour nous au Chicago University Center in Paris avec le soutien de L’École Doctorale en Psychanalyse et Psychopathologie de Paris 7 Diderot le 29/04/2016, nous arrivons à la même conclusion. L’art ou la littérature s’interrogent pour sur la production-création d’une œuvre qui soit impossible d’être soumise au circuit du marché. La psychanalyse vise à changer l’économie de la jouissance qui produit la souffrance du sujet. Le sinthome serait un reste qui ne pourrait pas circuler dans les circuits du marché. Même la question du discours capitaliste est répondue par Lacan à travers une conjecture littéraire et catholique laïque : sinthome = saint thomas (d’Aquin). « Dans un côté, la fascination de la psychanalyse devant la pulsion. De l’autre, l’intention de le faire fléchir ou de la comprendre –une autre forme de soumission–. Tous les deux réactions ont été présentes dans son approche de la littérature et dans les contorsions faites par la théorie psychanalytique pour se confronter à la littérature. La littérature n’était pas pour Freud équivalente à la pulsion. C’était plutôt la stratégie, et non l’objet, la manœuvre répétée par le psychanalyste » Santiago DEYMONNAZ, Lacan en el cuarto contiguo, op. cit., p. 200.

Page 368: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

368

Pour la psychanalyse –pratique, théorie, clinique– le Poème est un

élément nécessaire, mais non pas suffisant. Le Poème et la psychanalyse ne sont

pas deux savoirs superposables ou identiques. Chacune d’elles a son propre

champ. Le transfert, le sujet, la jouissance ou le réel sont des éléments propres de

la psychanalyse. Par conséquent, le Poème ne peut pas être la pratique, la théorie

ou la clinique pour traiter avec la souffrance des sujets. En autre, la psychanalyse

n’est pas une analyse de discours, une critique littéraire/artistique ou une

herméneutique.

Le Poème peut exister sans la psychanalyse. L’inverse, nous concluons, n’est

pas vrai. Il est possible que la psychanalyse puisse révéler des choses

importantes ou intéressantes pour le Poème. Pourtant, la psychanalyse n’est ni

nécessaire ni indispensable pour le Poème. Il existe une asymétrie non

hiérarchique entre eux.

Si la psychanalyse perd sa relation avec le Poème elle devient une thérapie

indifférenciée ou un scientisme –neuroscience, psychiatrie,

comportementalisme. Si la psychanalyse se fusionne ou s’identifie au Poème, elle

deviendrait une critique, une herméneutique ou un outil pour analyser des

œuvres artistiques ou des productions discursives. Le Poème est un élément qui

doit être toujours en tension interne, jamais identifiée ou fusionnée avec la

psychanalyse.

Le Poème n’est pas subordonné à la psychanalyse. Il peut clarifier,

anticiper, mettre en tension, être un appui épistémologique, un outil pour la

pratique ou une forme d’intervention, mais il n’est pas exactement subordonné à

la psychanalyse. Si le Poème était subordonné à la psychanalyse, il perdrait la

radicalité de son fil tranchant. Le Poème est un élément inhérent –en tension– à la

naissance185, la rénovation et la pratique quotidienne de la psychanalyse, mais

jamais subordonné à la dernière.

185 « Le diagnostic local et les réactions électriques n’entrent pas en ligne de compte dans l’étude de l’hystérie, alors qu’une présentation approfondie des processus animiques, comme on a l’habitude d’en trouver chez le poète, me permet, en appliquant quelques formules

Page 369: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

369

Si la psychanalyse s’écartait du Poème, elle perdrait l’un des noyaux les

plus radicaux. Si la psychanalyse s’identifie au Poème perd sa spécificité. Le

Poème est en tension extime avec la psychanalyse. Car il est impossible de

trouver les éléments de la littérature dont la psychanalyse a besoin dans la

religion, la science ou la philosophie, notre question se transforme ainsi :

comment faire pour conserver cette tension Poétique à l’intérieur de la

psychanalyse, sans fusionner ou se débarrasser du Poème ? Il est possible que

Lacan ait répondu à cette interrogation par le Mathème.

psychologiques, d’y voir malgré tout à peu près clair dans le déroulement d’une hystérie » Sigmund FREUD, « Études sur l’hystérie » [1895] in Œuvres complètes, vol. II, Paris, PUF, 2009, p. 182.

Page 370: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

370

Page 371: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

371

CHAPITRE IV – POEME ET MATHEME CHEZ LACAN : UNE ETUDE DE TROIS CAS

Le poème, la musique, le théorème,

Présences immaculées nées du vide. Édifices aériens

Sur un abime construits.

–Octavio Paz, Réponse et réconciliation1

Les poèmes cachent des théorèmes.

–Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu La psychanalyse est amoureuse de la

littérature. En revanche, la littérature n’est pas amoureuse de la psychanalyse. (…) La psychanalyse aimerait être une science amoureuse du littéraire.

–Justin Clemens, Psychoanalysis is an antiphilosophy

Nous avions déjà exploré l’intérêt et les usages des mathématiques et de la

poésie dans l’œuvre freudienne et lacanienne de manière indépendante. Il s’agit,

dans ce chapitre consacré à l’étude de la relation entre Mathème et Poème,

d’accointer ces concepts, ensemble. Comme nous avons déjà constaté, la diversité

et la complexité des fonctions de ces deux éléments sont débordantes. Ainsi,

nous avons décidé d’extraire uniquement trois « cas » de tout l’enseignement de

Lacan, c’est-à-dire trois moments où Lacan met en jeu ces fonctions ensemble.

Autrement dit, ce chapitre ne sera pas une recherche exhaustive de cette

relation, mais une quête de cas « exemplaires » de ce qui est en jeu lorsque Lacan

articule Mathème et Poème. En ce sens-là, ce chapitre constitue un point

d’arrivée. Pour examiner les trois cas de cette relation, il est indispensable de

1 Octavio PAZ, « Respuesta y reconciliación. Diálogo con Francisco Quevedo » in revue Vuelta, No. 259, juin 1998. Je remercie à Viridiana Pérez Márquez pour attirer mon attention sur ce poème.

Page 372: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

372

prendre en considération les élaborations faites dans les chapitres sur le

Mathème et sur le Poème.

Dans les deux chapitres précédents, nous avons montré comment le

Mathème et le Poème sont des termes polyvoques. Nous constatons ainsi que la

théorie psychanalytique lacanienne n’est pas une Weltanschauung –une

conception du monde. À ce titre, les relations entre ces deux éléments sont très

variées, spécifiques et elles ont une tendance fragmentaire, régionale. En

d’autres termes, Mathème et Poème constituent dans l’ensemble de l’œuvre

lacanienne une fonction de « boîte à outils ». Mais, quels instruments contient

cette « caisse à outils » ? Elle comporte des diagrammes, des mathèmes, des

formalisations, des objets mathématiques, de l’art, de l’esthétique, de la

littérature, de la création. Chaque component de cette boîte à outils a une utilité

et une fonction spécifique. Ainsi, creuser un outil mathématique avec un outil

poétique vise à résoudre un problème singulier, à construire un dispositif

particulier ou à s’approcher singulièrement d’une question spécifique.

Néanmoins, Mathème et Poème ont des caractéristiques similaires, aussi

bien au niveau de la « matière » qu’au niveau des fonctions. Mathème et Poème,

dans ses versions –diagramme, objet, mathème, création, littérature, etc.– se

constituent de la même matière : à partir de la lettre2. En outre, leurs fonctions

visent les mêmes objectifs, elles partagent le même vecteur ; parfois ses

orientations ou directions sont opposées. Par exemple, Mathème et Poème ont

une fonction dépsychologisante : le premier par évidement de sens et le dernier

par production d’un autre sens –l’équivocité à l’occurrence, ou tous les deux par

soustraction de sens –le mathème et les néologismes chez Joyce. La

mathématique et la poésie ont en commun qu’elles se détachent de la réalité :

d’un côté pour se purifier de la réalité et pour trouver les relations logiques

2 « On notera l’analogie entre le poète et le mathématicien, qui n’est pas sans rappeler les affinités entre lalangue et le mathème lacanien. En effet, l’une comme l’autre n’ont besoin pour se transmettre que de la lettre qui par sa nature du support matériel à la capacité de faire défaut au semblant de la représentation, de faire sens blanc et place à un bord de silence », Josiane PACCARD-HUGUET et Michèle RIVOIRE, Études de poétique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2001, p. 141.

Page 373: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

373

autrement plus difficiles à éclaircir à cause de sa contamination avec des autres

éléments ; et de l’autre côté, la poésie s’agit des fictions qui, toutefois, ont des

conséquences dans la réalité. Poème et Mathème sont aussi des savoirs sans objet

et, d’une certaine manière, des dires impersonnels ; c’est-à-dire des savoirs sans

sujet et sans objet. Ainsi, le Mathème et le Poème constituent deux manières de

traiter la langue de façon immanente : il ne s’agit pas d’un métalangage. Pourtant,

la première vise à réduire les lectures, tandis que la seconde vise à équivoquer

les lectures, à les multiplier3. Qu’elles ne soient pas un métalangage est

important en termes théoriques, pratiques et cliniques, car les solutions à ces

trois niveaux ne sont jamais tirées d’un autre langage supposé supérieur –il n’y a

pas un Autre de l’Autre.

Mathématiques et poésie ont une fonction et un usage anti-intuitif, non

représentationnel, contre l’harmonie, non totalisante, et à contresens. Elles ont

une tendance à réduire la dimension imaginaire et à construire des appareils qui

cheminent à contre-courant de l’ontologie et de la métaphysique. Mathème et

Poème ne constituent jamais une polarité binaire du type « masculin/féminin ».

Cela impliquerait la métaphysique d’une sphère complémentaire ou la

métaphysique d’un Un à restituer. En ce sens, la diversité et la complexité de

chaque ensemble empêchent un rapport binaire simple et complémentaire. Par

conséquent, la relation entre mathématiques et poésie peut être dialectique : une

relation de tension, d’interruption4, de confusion –le Mathème a un côté poétique

3 « La doctrine de lalangue est inséparable de celle du mathème. Alors que lalangue ne se soutien que du malentendu, qu’elle en vit, qu’elle s’en nourrit, parce que les sens croisent et se multiplient sur le sons, le mathème, lui, au contraire peut se transmettre intégralement sans « amphibole ni équivocation » pour reprendre les termes de Leibniz, parce qu’il est fait de lettres sans signification », Jacques-Alain MILLER, « Théorie du langage », in journal Ornicar ?, no. 1, 1975, p. 33 citée par Josiane PACCARD-HUGUET et Michèle RIVOIRE, Idem. 4 Par exemple, la thèse d’Alain Badiou sur l’origine structurelle de la philosophie « l’interruption mathématique du poème » a été renversée par le critique littéraire australien Justin Clemens : il a conçu la psychanalyse freudienne comme antiphilosophie : « l’interruption poétique du mathème ». Pour Badiou, le mythe est du côté du poème et la rationalité philosophique du côté des mathématiques. Là, nous pouvons localiser commencement de la philosophie –au sens historique et structurel. Pour Clemens, Freud utilise la littérature (côté poésie) pour limiter la rationalité déchainée du scientisme biologique ou neuronale (côté mathématique) ; plus précisément, selon Clemens nous trouvons chez Freud que l’antidote pour un scientisme excessif est la littérature (ses enjeux impliquent une rationalité plus subtile et adéquat pour la praxis

Page 374: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

374

ou à l’envers–, de pince –pour capturer un réel–, ou de rapport non dialectique,

c’est-à-dire réductible l’un à l’autre. Ce dernier point nous indique que la relation

entre Mathème et Poème ne se trouve pas dans l’axe « nécessaire-possible » mais

dans l’axe « contingent-impossible », pour l’exprimer en termes lacaniens. Disons

que la psychanalyse vise d’un côté à une transmission universelle et sans perte –

« intégrale », dans les mots de Lacan5. De l’autre côté, la psychanalyse entraîne

une pratique du langage, une pratique du bavardage qui est singulière. Le

singulier ou la singularité se traduit ici comme contingence et aussi comme

impossibilité –l’impasse dans la symbolisation–, même si elles ne sont pas

immédiatement similaires. L’universalité rend nécessaire et possible le

mathème. La singularité comme contingence peut être incarnée par le trauma, le

signifiant maître qui fonde l’inconscient, l’une-bévue comme équivoque

fondatrice ou la rencontre amoureuse comme tyché qui interrompt l’automaton.

La fonction de l’impossible peut être remplie par l’impasse d’une symbolisation,

ainsi que par le trauma comme rencontre avec ce qui a été impossible dans un

univers symbolique. L’impossible non pas comme ce qui est impossible dans la

représentation, mais comme un impossible qui arrive. L’impossible est un

trauma justement parce que il arrive. La transmission de la praxis

psychanalytique ou la grammaire du langage sont plutôt nécessaires et possibles

comme contingentes ou impossibles. Cependant, bien que le Mathème soit plus

proclive à l’universel –et pour cette pente nécessaire et possible– et le Poème ait

une tendance au singulier, la relation Mathème-Poème est en soi-même du côté de

l’axe contingent-impossible dans la logique modale et en termes des formules de

la sexuation. Il faut nous rappeler que le flanc féminin des formules de la

sexuation passe aussi par le langage, mais il le traverse de manière singulière –

un par un. Nous concluons dans notre recherche sur le Mathème et sur le Poème

que cette liaison est singulière et pour cette raison, elle est dans l’axe contingent-

impossible ou féminin dans les formules de la sexuation. psychanalytique). Cf. Justin CLEMENS, Psychoanalysis is an Antiphilosophy, Edimburgh, Edimburgh University Press, 2013 et Alain BADIOU, Conditions, Paris, Seuil, 1992. 5 Jacques LACAN, Le séminaire, livre XX : Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 100.

Page 375: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

375

Cette dernière remarque est paradoxale, car la psychanalyse vise à un

rapport avec le langage singulier et contingent. Parallèlement, la psychanalyse a

besoin des mathématiques pour se transmettre et pour être rigoureuse. Parfois,

les mathématiques ont la fonction de nommer l’impossible –ce n’est pas la même

chose de cerner l’impossible que de le nommer– ou de traiter les contingences.

Ainsi, la poésie peut donner de la rigueur et elle a une fonction de transmission.

La remarque est paradoxale parce que la psychanalyse vise à se constituer

comme une praxis singulière à transmission universelle, en définitive, une

science du singulier comme nous l’avons remarqué plusieurs fois dans cette

recherche. Ce point est aussi un point d’appui pour notre méthodologie : la

relation Mathème-Poème doit s’interroger cas par cas, un par un.

Comme la psychanalyse est une pratique qui a besoin du langage, nous

pouvons affirmer que mathématiques et poésie constituent les deux limites du

langage en tant qu’extrémités. Elles convergent à mobiliser les limites du

langage, de les mener plus loin. Par conséquent, Mathème et Poème, en tant que

relation, ont un véritable intérêt pour la psychanalyse : sa pratique est une praxis

de la lisière du langage. Nous avons déjà montré comment Lacan s’occupe

d’interroger l’écriture des deux côtés –l’écriture mathématique et l’écriture

poétique. Effectivement, la lettre n’a pas un intérêt uniquement matériel : il s’agit

d’un seuil du langage. Création mathématique et création poétique s’entendent

ici comme deux pratiques qui poussent les limites du langage par n’importe quel

recours –écriture, son, équivocité, inscription, localisation du réel, etc. Nous

pouvons renverser cette dernière remarque et avancer l’hypothèse suivante :

mathématiques et poésie constituent deux savoirs qui peuvent rendre compte et

formuler les inventions langagières, mais ce qui pousse les limites du langage –

toujours de façon immanente– est la jouissance, car la jouissance est le champ de

la psychanalyse6. Le côté jouissant du langage en psychanalyse a un nom :

lalangue.

6 « Pour ce qui est du champ de la jouissance –hélas, qu’on n’appellera jamais, car je n’aurai sûrement pas le temps même d'en ébaucher les bases, le champ lacanien, mais je l’ai souhaité–, il

Page 376: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

376

4.1. Trois cas d’articulation entre Poème et Mathème

Sur la base de notre recherche concernant Mathème et Poème, où nous avons

constaté une articulation entre ces deux éléments de manière singulière et

contingente, nous allons présenter trois « cas » de la relation entre poésie et

mathématiques, tirées de l’enseignement de Lacan.

Nous allons choisir ces « cas » (dont nous retiendrons trois

caractéristiques) : a) ils seront extraits des trois moments différents entre eux ;

b) l’articulation Mathème-Poème sera distincte en chaque cas ; et, c) ils doivent

montrer une dimension paradigmatique qui peut anticiper ou permettre d’autres

« cas » lacaniens dans plusieurs époques de l’enseignement de Lacan. Pour cette

raison, nous avons choisi des « cas » de différentes époques et à la fin de chaque

exposition de ces « cas », nous ferons des commentaires et des liaisons avec

d’autres exemples de cette articulation avant, après et au même instant de ce

« cas » particulier. Le premier « cas » correspond aux années 52-57, le Lacan du

symbolique ; le deuxième cas, celui du Lacan « logicise » qui fait des lectures sur

des tableaux –autour des années 64-67– ; et, finalement, le cas qui s’extrait de

son dernier enseignement, c’est-à-dire du Lacan « poète borroméen » de la fin

des années soixante-dix.

y a des remarques à faire », Jacques LACAN, Le séminaire, livre XVII : L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 93. Je dois remercier Tamara Dellutri pour cette remarque.

Page 377: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

377

4.1.1. Le mythe individuel du névrotique : le mythe comme formalisation du

paradoxe

De sorte que le mythe serait là pour nous montrer la mise en équation sous une forme signifiante d’une problématique qui doit par elle-même laisser nécessairement quelque chose ouvert, qui répond à l’insoluble en signifiante l’insolubilité, et sa saillie retrouvée dans ses équivalences qui fournit (ce serait là la fonction du mythe) le signifiant de l’impossible.

–Jacques Lacan, Intervention après un exposé de Claude Lévi-Strauss

Le premier cas correspond à la période du Lacan de l’impérialisme du signifiant :

la formalisation du cas du petit Hans par le mythe lévi-straussien. Entre 1952 et

1957, Lacan entreprend, entre autres, la tâche de formaliser les cas cliniques

freudiens –du cas de Dora jusqu’au cas de Schreber en passant par le cas de

l’homme aux loupes, celui du petit Hans et le cas de l’homme aux rats. Il s’agit

aussi du moment où Lacan se sert d’Heidegger et de Lévi-Strauss pour lire Freud.

Pendant cette période, la linguistique est en position du poème heideggérien,

mais aussi fonctionne comme formalisation mathématisante. À cette époque,

Mathème et Poème prennent, d’un côté, la forme de la linguistique et de l’autre

côté, la forme du mythe. En effet, Lacan utilise l’anthropologie structurelle en

tant que conception des phénomènes comme structure qui se comporte en

termes linguistiques : permutation et combinaison. Mais la linguistique

structurelle n’est pas le seul élément de l’anthropologie lévi-straussienne

emprunté par Lacan. Il s’oriente aussi par la formalisation du mythe à l’aide des

mathématiques chez Lévi-Strauss. Dans ce contexte, le mythème a le même rôle

que le phonème ou le lexème, à savoir la particule minimale d’une structure

linguistique, étant le mythème l’unité fondamentale de la structure du mythe.

La formalisation des cas freudiens par la méthode lévi-strausienne a le

même but : celui de formaliser l’expérience pour y trouver des paradoxes. Par

Page 378: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

378

exemple, l’histoire fantasmatique du supplice du rat dans le cas de l’homme aux

rats est une formation poétique –un mythe– que Lacan commence à formaliser

par le biais de la méthode de Lévi-Strauss. Le conflit psychique de l’homme aux

rats a déclenché la névrose de ce sujet. Ce conflit psychique peut se formaliser en

le traduisant comme paradoxe ou impasse de cette formalisation. Si l’on

formalise le récit de Ernt Lanzer –l’homme aux rats–, nous trouverons le conflit

sous la forme d’un choix : il peut s’épouser, soit avec la femme pauvre aimée, soit

avec une femme riche –sa cousine– selon le vœu de son père. Lacan explique

que7 :

Le conflit femme riche/femme pauvre s’est reproduit très exactement dans la vie

du sujet au moment où son père le poussait à épouser une femme riche, et c’est

alors que s’est déclenché la névrose proprement dite.

M. Lanzer est confronté au même choix de son père, ce qui provoque l’un de ses

symptômes obsessionnels : l’hésitation. Lacan formalise à la manière de

l’anthropologie structurelle8 :

La chose est par moi hautement appréciée en son relief, puisque, comme Claude

Lévi-Strauss ne l’ignore pas, j’ai essayé presque tout de suite, et avec, j’ose le

dire, un plein succès, d’en appliquer la grille aux symptômes de la névrose

obsessionnelle ; et spécialement, à l’admirable analyse que Freud a donnée du

cas de l’Homme aux rats, ceci dans une conférence que j’ai intitulée précisément

« Le mythe individuel du névrosé ». J’ai été jusqu’à pouvoir strictement

formaliser le cas selon une formule donnée par Claude Lévi-Strauss, par quoi un

a d’abord associé a à un b, pendant qu’un c est associé à un d, se trouve, à la

seconde génération, changer avec lui son partenaire, mais non sans qu’il subsiste

un résidu irréductible sous la forme de la négativation d’un des quatre termes,

qui s’impose comme corrélative à la transformation du groupe : où se lit ce que

je dirai le signe d’une espèce d’impossibilité de la totale résolution du problème

7 Jacques LACAN, « Le mythe individuel du névrosé, ou poésie et vérité dans la névrosé » in Le mythe individuel du névrosé, ou Poésie et vérité dans la névrose, Paris, Seuil, 2007, p. 23. 8 Jacques LACAN, « Intervention après un exposé de Claude-Lévi Strauss à la Société française de philosophie, ‘Sur les rapports entre la mythologie et le rituel’ avec une réponse de celui-ci » in Le mythe individuel du névrosé ou Poésie et vérité dans la névrose, Paris, Seuil, 2007, p. 104-105.

Page 379: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

379

du mythe.

L’accent doit se mettre sur l’impossibilité d’une solution, car dans ce point

émerge ce que Lacan appelle la vérité du mythe. Pour comprendre cette

remarque, nous allons présenter la formalisation9 :

Fx (a) : Fy (b) :: Fx (b) : F a-1 (y)

qui se lit : Fx (a) est à Fy (b) ce que Fx (b) : F a-1 (y)

Fx (a) : Fy (b) [l’homme aux rats égare ses lunettes] en conflit avec [une employée

de la poste est payée à sa place le colis avec ses lunettes]

et

Fx (b) : F a-1 (y) [le père de l’homme aux rats a gaspillé l’argent de l’armée en

pariant] en conflit avec [quelqu’un a payé la dette du père]

Le point le plus intéressant réside dans une certaine inversion de la

formalisation chez Claude Lévi-Strauss : a-1. Afin de clarifier la torsion que Lacan

a faite, nous allons présenter une fois encore la formule qui résulte de la

formalisation avec un autre contenu :

Fx (a) : Fy (b) :: Fx (b) : F a-1 (y)

qui se lit : Fx (a) est à Fy (b) ce que Fx (b) : F a-1 (y)

Fx (a) : Fy (b) [femme pauvre qu’il aime] en conflit avec [femme riche selon le

désigne de son père]

et

Fx (b) : F a-1 (y) [payer à la femme de la poste] en conflit avec [payer au

lieutenant A]

9 Nous empruntons les formalisations de l’article suivant : Juan Pablo LUCCHELLI, « Lacan et la formule canonique des mythes » in revue Les Temps Modernes, no. 660, 2010, p. 119.

Page 380: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

380

« a-1 » relève de « femme riche selon le désigne de son père », en soustrayant « la

femme riche » [-1], mais en préservant « le désigne de son père » [a], c’est-à-dire

« payer au lieutenant A » pour ne pas laisser tomber l’image de son père.

Autrement dit, la fonction F a-1 (y) est d’une double inversion : de relation et de

terme. « Payer la dette à la femme riche » est l’expression de la fonction en

termes fantasmatiques au moyen de ces inversions, d’une part de la relation

(« payer la dette à » en lieu de « se faire payer ») et de l’autre de la relation (pas à

la « femme pauvre », pour escamoter un choix, mais « à la femme riche »), ce qui

a comme résultat –sous la forme d’un paradoxe– la capitulation de son désir.

L’homme aux rats sait qu’il doit cet argent à la « dame de la poste », il a

cette certitude, mais comme c’est un obsessionnel, cette certitude-même nourrit

le doute : doit-il rembourser le lieutenant A ou « la dame de la poste » ? Ainsi,

nous pouvons saisir l’impasse logique :

a) « Tu dois payer rembourser a qui a payé ta dette »

b) « Tu dois être torturé pour payer la dette »

c) « Tu dois rembourser le lieutenant A pour ne jamais payer la dette à la

dame de la poste »

Le fantasme de torture prend le la place de l’impasse. Nous assistons à la situation

classique d’un obsessionnel : le symptôme sert à renoncer au désir. Il serait

inutile d’inviter le patient –l’homme aux rats– à arrêter volontairement ses

fantasmes. Cette tâche consisterait à permuter les éléments imaginaires, mais

non la structure symbolique, laquelle doit se transformer pour produire des

effets dans les éléments imaginaires. Pourtant, la structure symbolique est à la

fois une réponse à une contradiction, c’est-à-dire une réponse au réel en tant

qu’impossible. La conclusion s’impose : le mythe est une formalisation qui rend

compte d’une contradiction. Les variations des mythes (le contenu) sont un effet

et une manière de dégager le mythe fondamental (la structure). Pour être plus

Page 381: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

381

précis : afin de dégager le mythe, il est nécessaire de formaliser la structure par

le biais de la phénoménologie des variations des mythes. On arrive à la

formulation « Le réel ne saurait s’inscrire que d’une impasse de la

formalisation »10. Le Poème, sous la forme du mythe, coïncide avec le Mathème

comme formalisation. Les mathématiques ont une structure de fiction11. Mais il

ne s’agit pas d’un récit ou d’une narrative comme tels –la psychanalyse n’a pas

une position postmoderne par rapport à la vérité12. Elles sont plutôt une fiction

qui nous montre une impasse lors de la formalisation, c’est-à-dire un réel.

Comment rendre compte de ce réel par la formalisation ? De quoi ce réel est-il le

nom ? Le cas Hans nous montre des clés pour répondre à ces interrogations.

C’est à partir de deux expériences que le petit Hans a été confronté à la

question de sa position par rapport à sa mère : ses premières érections et la

naissance de sa sœur. L’effort du petit Hans a consisté à introduire un ordre à

son monde psychique pour reconfigurer sa position symbolique après l’impact

du réel de la sexualité. Certes, la prolifération des idées, des rêves, des scénarios,

des symptômes et des histoires n’est qu’une tentative pour se donner une place.

Néanmoins, il existe un problème : Hans a uniquement un nombre limité

10 Jacques LACAN, Encore, p. 85. 11 « Mais ce que j’essaie ici est le contrarie tout simplement : ne pas présenter la littérature en termes de son structure logique, mais aux mathématiques en termes de son structure fictionnelle. Grosso modo on dirait que les mathématiques ont une structure de fiction. Ce dernier point peut être risqué, étant donné que celui qui écrit ces lignes est mathématicien, et la fiction se trouve inévitablement associée au mensonge. De tel sorte que, quand je dis que le mathématicien ment, je serais dans une nouvelle version du paradoxe d’Épiménide et cet article deviendrait peu crédible. La mathématique est une forme organisée de mentir », Pablo AMSTER, « La matemática de las mariposas » in revue Uno, no. 50, janvier 2009. La traduction est de l’auteur. 12 « Fictitious ne veut pas dire illusoire, ni en soi-même trompeur. C’est très loin de pouvoir se traduire par fictif, comme n’a pas manqué de le faire celui qui a été le ressort de son succès sur le continent, à savoir Etienne Dumont, qui en a en quelque sorte vulgarisé la doctrine. Fictitious veut dire fictif, mais au sens où j’ai déjà articulé devant vous que toute vérité a une structure de fiction », Jacques LACAN, Le séminaire, livre VII : L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 21 ; « il suffit d'entendre le terme fictions comme ne représentant rien d'illusoire ou de trompeur, n’affectant ce qui tombe sous sa domination, ce qu’elle regarde, d'aucun caractère de ce genre, mais recouvrant précisément ce que j'ai promu de façon aphoristique en soulignant que la vérité, pour autant que son lieu ne saurait être que celui où se produit la parole, que la vérité par essence –pardonnez-moi ce par essence, c’est pour me faire entendre, n’y mettez pas tout l'accent philosophique que ce terme comporte–, la vérité, disons, de soi, a structure de fiction », Jacques LACAN, Le séminaire, livre XVI : D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 190.

Page 382: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

382

d’éléments pour sa tâche (le cheval, les trains, la girafe, les enfants, etc.).

Autrement dit, il produit une « activité mythique » –l’expression est de Lacan13–

pour passer d’un monde dominé par des relations imaginaires à un monde

organisé autour des principes et des places. L’activité psychique du petit Hans

vise à introduire une structure symbolique.

Cette activité mythique est équivalente au principe transformationnel du

mythe chez Lévi-Strauss. Le mythe est un usage des éléments imaginaires qui

vise à produire un échange symbolique. La fonction du mythe est celle de « faire

face à une situation impossible par l’articulation successive de toutes les formes

d’impossibilité de la solution »14. Cette dernière citation nous amène à nos

interrogations : de quoi cet impossible –réel– est-il le nom ? Comment est-ce que

le mythe rend compte de ce réel ? C’est à partir de ce passage de Lacan que nous

répondrons à ces questions15 :

Il ne tient qu’à nous de nous apercevoir qu’il s’agit des thèmes de la vie et de la

mort, de l’existence et de la non-existence, de la naissance tout spécialement,

c’est-à-dire de l’apparition de ce qui n’existe pas encore. Il s’agit donc de thèmes

qui sont liés, d’une part, à l’existence du sujet lui-même et aux horizons que son

expérience lui apporte, d’autre part au fait qu’il est le sujet d'un sexe, de son sexe

naturel. Voilà à quoi notre expérience nous montre que l’activité mythique est

employée chez l’enfant.

La question du sujet concerne non seulement l’existence, mais le sexe. Il s’agit du

réel du sexe et de la mort. Le petit Hans cherche une structure pour trouver une

place entre sa mère et son père. Le complexe d’Œdipe est pour Lacan une

construction mythique qui peut répondre aux impasses du réel, à savoir le sexe

(ses érections) et sa place (la naissance de sa sœur). Lorsque le père du petit

Hans ne prend pas la fonction d’introduire le mythe d’Œdipe, son fils introduit

un outil logique pour permettre le mouvement des éléments imaginaires. En ce

13 Jacques LACAN, Le séminaire, livre IV : La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 252. 14 Ibid., p. 330. 15 Ibid., p. 254.

Page 383: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

383

sens, les théories infantiles constituent des éléments logiques structurés16 :

Même les civilisations à tendance très fortement utilitaire et fonctionnelle voient

singulièrement ces activités cérémonielles se reproduire dans les niches les plus

inattendues. Il faut qu’il y ait à cela quelque raison. Bref, pour centrer la valeur

exacte de ce que l'on appelle les théories infantiles de la sexualité, et de tout

l’ordre des activités qui sont chez l'enfant structurées autour de celles-ci, nous

devons nous référer à la notion de mythe.

Comme les mythes collectifs, les théories infantiles prétendent donner une

représentation ou une solution à ce qui pour l’enfant s’offre comme énigme

majeure. Par exemple, les fantasmes fondamentaux ou originaires chez Freud

dramatisent l’origine d’une histoire, ce qui apparaît au sujet comme une réalité.

Ils sont en ce sens une explication, une théorie. Il s’agit des mythes dans le sens

que Lacan leur donnera quelques années plus tard : « Le mythe, c’est ça, la

tentative de donner forme épique à ce qui s’opère de la structure »17. Ces

explications ou théories –comme les mythes– relèvent d’une origine énigmatique

et inconnue pour l’enfant18 : la « scène originaire » constitue l’origine du sujet qui

se voit figuré, les « fantasmes de séduction » constituent l’origine du

surgissement de la sexualité et les « fantasmes de castration » sont à l’origine de

la différence des sexes19.

16 Ibid., p. 252. 17 Jacques LACAN, « Télévision » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 532. 18 « Le rapport de contiguïté des mythes avec la création mythique infantile s’indique assez par les rapprochements que je viens de vous faire. D’où l’intérêt que nous pouvons prendre à l’investigation des mythes, à la mythologie scientifique ou comparée, qui depuis quelque temps, et de plus en plus, s’élabore suivant une méthode dont le caractère de formalisation indique déjà qu’un certain pas est franchi. La fécondité que cette formalisation comporte, laisse penser que c’est dans ce sens qu’il y a lieu de poursuivre, plus que par la méthode des analogies, des références culturalistes et naturalistes, jusqu’ici employées dans l’analyse des mythes », Jacques LACAN, La relation d’objet, p. 253. 19 « Ces formations de la fantaisie, celle de l’observation du commerce sexué parental, celle de la séduction, de la castration et d’autres, je les appelle fantaisies originaires, et j’examinerai ailleurs en détail leur provenance, ainsi que leur rapport à l'expérience de vie individuelle », Sigmund FREUD, « Communication d’un cas de paranoïa contredisant la théorie psychanalytique » in Œuvres complètes, vol. XIII, Paris, PUF, 1996, p. 318.

Page 384: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

384

Nous venons de montrer l’usage de la formalisation des mythes chez Lacan.

Entre 1952 et 1957 Lacan s’obstine à déployer les mathématiques que Lévi-

Strauss a utilisées pour son anthropologie structurelle, à savoir la

mathématisation des mythes comme s’il s’agissait d’une syntaxe, dont l’unité

était le mythème20. Pour cela, il a formalisé les grands cas de Freud. Ici, nous

avons utilisé seulement les cas du petit Hans et de l’homme aux rats. La

formalisation des mythes chez Lacan sert à articuler le registre imaginaire et

symbolique. Elle rend compte aussi du réel qui les cause. À cette période, le

Mathème est une expression formalisée du Poème qui est justifiée par la

conception de l’inconscient comme langage. Nous avons déjà développé cette

justification dans les chapitres 1 (partie 1.2.1. Le champ scientifique est le sol

natal de la psychanalyse) et 2 (partie 2.1.2. Lecture de l’analyse du Mathème –

formalisations mathématisantes)21.

La formalisation des mythes vise à séparer –et rendre lisible– le registre de

l’imaginaire du symbolique ainsi qu’à donner une prépondérance au second sur

le premier au sens d’une surdétermination de la structure sur les phénomènes.

La formalisation dégage le registre symbolique et en même temps, elle montre le

ressort du réel dont le symbolique n’est qu’une réponse. La formalisation d’un

20 « La formalisation dégage dans les mythes des éléments ou des unités dont le fonctionnement structural est, à leur niveau, comparable, sans lui être pour autant identique, à celui que dégagent l’étude de la linguistique, les élaborations des différents éléments modernes taxiématiques. On a pu isoler de tels éléments, et en mettre en pratique l’efficacité. Ce sont les unités de la construction mythique, que nous définissons sous le nom de mythèmes », Jacques LACAN, La relation d’objet, p. 253. 21 Lacan convoque le théorème de Stokes pour rendre compte de la pulsion, il ne l’a pas élaboré simplement comme un modèle. Nous présentons l’explication de Darian Leader sur ce point : « La valeur du modèle est limitée : les mathématiques évoquées ajoutent un point supplémentaire sur l’argument de Lacan et elles présupposent une interprétation très particulière de ce qui est l’espace. Néanmoins, si nous interprétons la note du bas de page, il s’agit de quelque chose plus qu’une astuce rhétorique pour produire un transfert vers un savoir mathématique supposé. Elle témoigne tout d’abord l’effort de Lacan pour donner une colonne vertébrale à sa théorisation. Il a supposé que les structures en jeu dans le champ de la psychanalyse sont des structures mathématiques. Deuxièmement, l’intention de Lacan a été d’affirmer qu’il existe des concepts qui ne sont pas formulables comme de propositions », Darian LEADER, « Lacan’s myths » in Jean-Michel RABATE (Éd.) The Cambridge Companion to Lacan, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 47. La traduction est de l’auteur. Cf. Jacques LACAN, « Position de l’inconscient » in Écrits, Paris, Seuil, p. 847, la note en bas de page.

Page 385: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

385

cas permet de lire et d’orienter la pratique. Lorsque la formalisation –une tâche

clinique pour se distancer de la pratique– coïncide avec la symbolisation, elle

montre son pouvoir organisateur comme intervention dans la pratique. En effet,

la direction de la cure à cette époque est commandée par le registre du

symbolique ; cette direction permet les interventions de l’analyste de viser

l’étayage d’une structure, c’est-à-dire de la fiction du mythe de l’Œdipe comme

principe organisateur de la subjectivité du petit Hans.

Nous avons constaté que la symbolisation est un effort pour atténuer les

effets du réel. En ce sens, la formalisation révèle le réel en jeu et comment les

contradictions imaginaires sont ainsi une manière de surmonter les impasses du

symbolique. Par exemple, une contradiction entre les éléments A et B démontre

l’existence d’une contradiction similaire entre C et D. Par exemple, dans le cas de

l’homme aux rats le conflit relève d’un autre conflit, celui du père. C’est là que

réside la clé de la méthode lévi-straussienne22 : il s’agit de rendre équivalent de

manière structurelle un paradoxe avec une autre, voire une impasse avec une

autre. La formalisation n’est pas une formalisation des deux éléments en termes

d’une articulation sans conflit. Au contraire, Lacan emprunte de l’anthropologue

la méthode de la formalisation afin d’articuler des paradoxes, des impasses et

des conflits. Là, nous trouvons un usage originel des mathématiques chez Lacan

qui lui permet d’articuler les mathématiques au mythe. Pourquoi le mythe et la

formalisation des contradictions sont-ils si importants pour Lacan à cette

époque ? D’emblée, ils donnent de la rigueur à la clinique, et puis, ils orientent la

pratique et formalisation (car il existe une l’homologie entre symbolisation), et

finalement, ils rendent compte des impasses du sexe et des représentations

insupportables pour les sujets. Le mythe donnera à Lacan la clé pour la question

de la vérité dans la décennie des années 1970. Effectivement, ce que Lacan

appellera « la vérité en position de savoir », ou l’affirmation selon laquelle la

22 « L’impossibilité de mettre en connexion des groupes de relations est surmontée (ou plus exactement remplacée) par l’affirmation que deux relations contradictoires entre elles sont identiques, dans la mesure où chacune est, comme l’autre, contradictoire avec soi », Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurelle, op. cit., p. 239.

Page 386: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

386

vérité ne peut que se mi-dire, est possible grâce à la formalisation du mythe23. Le

mythe rend possible la localisation d’une impasse dans la structure. Mais, à cette

époque, le souci de Lacan résidait déjà sur les solutions symboliques aux

contradictions et non sur la transmission ou la localisation des impasses. Nous

avons approfondi sur la dimension de localisation des impasses et de la

formalisation des contradictions dans le chapitre 3 (partie 3.3.2. L’espace entre

Heidegger et la linguistique moderne).

Dans cette étude de cas, la formalisation mathématique d’inspiration lévi-

straussienne coïncide avec le Poème sur le point de la littérature (mythe, fiction)

et la création (le symptôme comme métaphore). Quant au Mathème la

formalisation est la fonction prédominante, laissant du côté le mathème (ou les

formules) et les objets mathématiques. Uniquement les diagrammes sont utilisés

pour formaliser le cas de la jeune homosexuelle, de Dora et de Schreber.

Dans cette étude de cas, la Poésie est un champ plus large que les

mathématiques. Le Mathème ne peut que formaliser une partie de la Poésie. En

même temps, la formalisation des segments poétiques –récits, mythes, romans,

rêves, formations de l’inconscient, etc.–est possible dans la mesure où les

mathématiques et la poésie coïncident avec l’inconscient, structuré comme un

langage. Autrement dit, le mythe peut se formaliser à condition que le langage

soit déjà structuré, ce qui est possible par le paradigme linguistique

structuraliste. La formalisation chez Lacan n’est pas aristotélicienne, c’est-à-dire

une formalisation des données empiriques. Nous avons déjà remarqué ce point

dans le chapitre 1 (partie 1.2.1. Le champ scientifique est le sol natal de la

psychanalyse). Il y a une autre condition : Poésie sous la forme du mythe et

Mathème comme formalisation sont solidaires grâce à la théorie des fictions

empruntée à Bentham par Lacan24.

23 « Le mythe est ce qui donne une formule discursive à quelque chose qui ne peut être transmis dans la définition de la vérité », Jacques LACAN, « Le mythe individuel du névrosé » in Le mythe individuel du névrosé, p. 14. 24 « Quelque part dans le Séminaire sur « La Lettre volée », à propos du fait que j’analysais une fiction, j’ai pu écrire que cette opération était, au moins dans un certain sens, tout à fait légitime, parce qu’aussi bien, disais-je, dans toute fiction correctement structurée, on peut toucher du

Page 387: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

387

Pourtant, pourquoi nous nous autorisons de rendre équivalent mythe et

Poésie ? La clé réside encore dans la théorie des fictions25 :

Ce que l’on appelle un mythe, qu’il soit religieux ou folklorique, à quelque étape

de son legs qu’il soit pris, se présente comme un récit. On peut dire beaucoup de

choses de ce récit, et le prendre sous différents aspects structuraux. On peut dire

par exemple qu’il a quelque chose d’atemporel. On peut essayer de définir sa

structure quant aux sites qu’il définit. On peut le prendre sous sa forme

littéraire, dont il est frappant qu’elle ait quelque parenté avec la création

poétique alors que le mythe en est en même temps très distinct, en ce sens qu’il

démontre certaines constances qui ne sont absolument pas soumises à

l’invention subjective. J’indiquerai aussi le problème que pose le fait que le

mythe a dans l’ensemble un caractère de fiction. Mais cette fiction présente une

stabilité qui ne la rend aucunement malléable aux modifications qui peuvent lui

être apportées, ou, plus exactement, qui implique que toute modification en

implique de ce fait même une autre, suggérant invariablement la notion d’une

structure. D’autre part, cette fiction entretient un rapport singulier avec quelque

chose qui est toujours impliqué derrière elle, et dont elle porte même le message

formellement d’indiqué, à savoir la vérité. Voilà quelque chose qui ne peut être

détaché du mythe.

Nous avons d’un côté une production littéraire, le mythe, pour formaliser en

termes symboliques les impasses ainsi que les contradictions et de l’autre côté,

une production des autres productions littéraires plus imaginaires : les

fantasmes et les rêves typiques. Les derniers comportent donc des fictions

surdéterminées par une structure symbolique qui est, à son tour, une réponse au

réel. Disons que les mythes et les fantasmes originaires sont plus symboliques,

tandis que les formations de l’inconscient (les rêves, les symptômes et les

symptômes) appartiennent au registre de l’imaginaire.

doigt cette structure qui, dans la vérité elle-même, peut être désignée comme la même que celle de la fiction. La nécessité structurale qui est emportée par toute expression de la vérité, c’est justement une structure qui est la même que celle de la fiction. La vérité a une structure, si l’on peut dire, de fiction », Jacques LACAN, La relation d’objet, p. 253. 25 Idem.

Page 388: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

388

Après la formalisation de la technique dans ses premiers deux séminaires,

Lacan entreprend une formalisation des mythes, des formations de l’inconscient

et des fantasmes originaires, ce qui lui ouvre la porte pour utiliser la topologie du

graphe du désir, c’est-à-dire une nouvelle formalisation de la littérature : ce le

cas d’Hamlet. Cette porte a le même mot de passe. Celle de la formalisation qui

vise à évider les contenus imaginaires du complexe d’Œdipe (métaphore du

nom-du-père, désir de la mère, père imaginaire, père symbolique, etc.), la

désontologisation de l’objet (qui débouchera sur l’objet petit a), la

dépsychologisation et la désbiologisation. La desœdipisation de la pièce du

théâtre Hamlet n’est possible que par un effort mathématique (ce qui est

confirmé par l’emploi de la topologie des graphes).

4.1.2. Le regard et la vision : du miroir à la fenêtre ou la topologisation de la

géométrie

Dans tout tableau, il ne peut qu'être absent, et remplacé par un trou — reflet, en somme, de la pupille derrière laquelle est le regard. Par conséquent, et pour autant que le tableau entre dans un rapport au désir, la place d'un écran central est toujours marquée, qui est justement ce par quoi, devant le tableau, je suis élidé comme sujet du plan géométral.

–Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse

Dans le premier chapitre du livre Les mots et les choses, le philosophe Michel

Foucault effectue une analyse du tableau Las Meninas. Le tableau du Velázquez

est lu pour se centrer sur l’articulation entre la réalité et la vérité qui, à son tour,

sont liées aux idées du visible et de l’invisible. Cette lecture se développe sur

trois axes : a) la double représentation ; b) le pouvoir ; c) le spectateur.

D’après Foucault, nous devons partir d’un triangle virtuel qui résume une

double représentation. Dans un côté nous trouvons le regard du peintre à

l’intérieur du tableau, la représentation réelle de l’artiste. L’artiste reste devant

Page 389: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

389

son tableau en regardant vers le modèle qui n’est pas à l’intérieur du tableau. Il

est invisible. Ce regard constitue le sommet du triangle virtuel. De l’autre côté, le

tableau dans le tableau, ce que le peintre fait dans la représentation est devant

nous à l’envers sur le chevalet. Seul le peintre à l’intérieur du tableau sait qu’il

observe. Il s’agit du second élément invisible.

Le reste des choses et personnages constituent l’ensemble des éléments

visibles dans l’œuvre : l’infante Marguerite entourée de duègnes, de suivantes, de

courtisans et de nains. L’infante est aussi dans une habitation avec de miroirs et

de tableaux qui sont au fond dans le mur. Tous ces éléments sont visibles grâce à

une lumière qui entre par une fenêtre. La fenêtre n’est pas non plus visible, mais

nous savons qu’elle se trouve à droit, sur le bord inférieur du tableau. La lumière

projetée par la fenêtre nous indique un parcours visuel. Elle illumine l’espace

« irréel », c’est-à-dire celui du modèle. Ce modèle rend possible la soi-disant

double représentation, reflétée dans une glace. Là, ils apparaissent les vrais

représentés : le roi Philippe IV et la reine Marianna d’Autriche. Tous les deux

sont invisibles, sauf pour les vraies figures représentées, à savoir ceux qui

témoignent la scène du peintre dans son atelier –dedans le tableau. Cependant, le

miroir qui se trouve en bas, juste à côté des autres tableaux à l’intérieur de la

représentation, est le seul élément visible des vrais représentés. Ils sont, les

représentés, les seuls que personne ne voit parce qu’ils sont invisibles à cause de

la perspective et de l’obscurité. L’image dans le miroir, Foucault conclut,

constitue ce qui permet de regarder ce qui est au-delà de la représentation.

Jusqu’ici, nous avons décrit la double représentation.

Quant au deuxième axe, celui du pouvoir, Velázquez rend hommage à

Philippe IV en le représentant doublement, comme nous venons de le montrer.

Ainsi, Velázquez a créé une métaphore du pouvoir au centre de la représentation.

Cinq des huit spectateurs dans le tableau –en excluant le peintre– regardent avec

respect la scène qui est en face d’eux. Le tableau est une scène qui regarde une

autre scène. En effet, l’image « invisible » qu’impose une obédience est la

métaphore d’un pouvoir invisible qui organise la représentation. Le point qui

Page 390: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

390

organise la scène du tableau est hors de la représentation. Celui qui contemple, le

roi absent, est le regard qui organise le tableau.

Le spectateur, le troisième axe, est le dernier protagoniste de la double

représentation puisqu’il se trouve dans le même point du modèle à représenter.

Tout spectateur du tableau remplit une fonction semblable au miroir : il regarde

la scène qui est devant lui et simultanément il est observé par la représentation,

dans un dialogue infini avec l’image.

En quelques mots, le roi concentre trois regards : celui du peintre, celui de

l’infante et celui du modèle, c’est-à-dire du spectateur. Pour cette raison, le roi

est le point de départ d’un traité sur le lieu des sciences humaines dans

l’épistémè classique du XVIIe siècle. Effectivement, il est impossible dans cette

épistémè classique que le souverain soit, en tant qu’homme, représenté. À cette

époque, le lien entre les mots et les choses est coupé avec la représentation26 :

Au XVIIe et au XXVIIIe siècle, l’existence propre du langage, sa vieille solidité de

chose inscrite dans le monde étaient dissoutes dans le fonctionnement de la

représentation ; tout langage valait comme discours.

Pour Foucault, le tableau gravite autour d’un point stabilisateur, à savoir : la

représentation royale. La substitution de l’image par une surface invisible

colorée soutient le système baroque du tableau et, par extension, l’épistémè de

l’époque classique. La subjectivité « royale » ordonne le paysage, domine la

nature et arrange l’humain (figure 1).

26 Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 58.

Page 391: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

391

Figure 127

Toutefois, selon Lacan, l’erreur de perspective de Foucault est justement le

remplacement du miroir par le tableau. Ce point, continue Lacan, nous fait

penser que ce qui est caché derrière le tableau de Velázquez –à l’intérieur du

tableau– est un tableau des rois. Pour Lacan, ni la taille ni l’image du miroir ne

représente le point de vue qui structure le tableau (figure 2). Lacan soutient qu’il

est impossible que le roi et la reine soient le « sujet » du mystérieux tableau.

Qu’est-ce que le tableau intérieur cache ? Quel est le contenu de cet espace

occulte ? Tout d’abord, la réponse de Lacan est incertaine. Mais, ce qui émerge

dans les commentaires de Lacan avec insistance est que cette question est une

question incorrecte.

27 Image empruntée du site https://www.thinglink.com/scene/560575099816640512, consulté le 1er octobre 2017.

Page 392: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

392

Figure 228

En effet, aux yeux de Lacan, Les Ménines nous montrent deux faces : primo, le

tableau est un labyrinthe de jeux de représentation qui renforce l’illusion d’une

continuité entre l’espace visuel et l’espace de la représentation. Il nous invite à

nous plonger à son intérieur et tourner le tableau intérieur qui nous dit

« regarde-moi » : « le tableau est un piège à regard, qu’il s’agit de piéger celui qui

est là devant » 29 . Secondo, « le tableau tourné » à son intérieur nous confronte

avec une double fonction de la peinture : celui du regard et du savoir. Du côté du

savoir, nous nous sommes retrouvés avec un trou. Un trou dans le savoir. Tels

sont les enjeux du tableau selon Lacan.

Pour être précis, la querelle entre Lacan et Foucault à propos de Les

Ménines réside dans la conception du tableau : est-il une fenêtre ou un miroir ?

La toile à l’intérieur de la toile peut être considérée soit comme un jeu de

miroirs, soit comme une topologie de fenêtres. La nature du tableau n’est pas

28 Image empruntée du site https://www.thinglink.com/scene/560575099816640512, consulté le 1er octobre 2017. 29 Jacques LACAN, Le séminaire, livre XIII : L’objet de la psychanalyse, inédit, séance du 25 mai 1966.

Page 393: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

393

celle du miroir, mais celle de la fenêtre30. De même, le rapport du sujet à une toile

est distinct de la relation au miroir : « La relation du tableau au sujet est

foncièrement différente de celle du miroir »31. Cette distinction nous offre une

interprétation alternative du tableau de Velázquez. Ni l’image des rois au fond du

tableau ni la toile tournée de Velázquez à l’intérieur du tableau ne sont de

miroirs, affirme Lacan. Comme nous l’avons déjà dit, Lacan signale que l’image au

fond ne correspond pas à un miroir, car les proportions et les lois de la

perspective le démontrent. Quant à la toile, Lacan insiste qu’il existe plusieurs

indices qui affirment que le peintre n’était pas gaucher, ce qui indique

l’impossibilité d’être devant un miroir (figure 3). Cette lecture de Lacan est à

contre-courant de celle de Foucault.

Figure 332

Mais, si la toile ne peut pas être interprétée comme un jeu de miroirs, quelle est

sa nature ? Nous trouvons la réponse dans un autre tableau mentionné dans la

séance du 30 mars 1966 : La condition humaine de René Magritte (Figure 4).

30 Sur ce point, Lacan a anticipé cette distinction deux ans avant dans une séance de son séminaire 11, qu’il a intitulé « Qu’est-ce qu’en tableau ? ». Cf. Jacques LACAN, Le séminaire, livre XI : Les quatre concepts concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 97. 31 Idem. 32 Image empruntée du site https://enviarte.wordpress.com/2013/09/28/las-meninas-de-velazquez-a-360o, consulté le 1er octobre 2017.

Page 394: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

394

Figure 433

Une toile sur une fenêtre avec la même image de l’extérieur de la fenêtre fait plus

délicat le bord de la toile. Elle produit un effet de disruption entre notre vue et

l’espace qui est représenté par de la fenêtre. Lacan appelle cet effet la

Vorstellungsrepräsentanz ou « représentation de la représentation ». L’effet ne

renforce pas le labyrinthe des représentations. Juste au contraire, il dégonfle la

profondeur imaginaire afin de permettre une élaboration symbolique dans la

même surface de la représentation. En d’autres termes, La condition humaine est

en même temps une illusion représentationnelle (« si le tableau n’était pas là, je

pourrais voir à l’extérieur de la fenêtre ») et une problématisation de la

représentation (« il n’y a pas d’extérieur hors de la fenêtre ! »). Les ménines et La

condition humaine sont des tableaux où il y a un montage du style « une toile sur

une toile » et non un jeu des miroirs qui se reflètent les unes aux autres34. La

33 Image empruntée du site https://www.nga.gov/Collection/art-object-page.70170.html, consulté le 1er octobre 2017. 34 « Le tableau est dans le tableau comme représentation de l’objet tableau », Jacques LACAN, L’objet de la psychanalyse, séance du 18 mai 1966.

Page 395: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

395

conséquence immédiate est la mise en question de l’illusion représentationnelle.

En réalité, la distance minimale entre le tableau et la fenêtre de la toile La

condition humaine est semblable à la distance de l’avatar du peintre dans le Les

ménines. La figure de Velázquez dedans le tableau ne peint pas au moment de la

représentation, il recule un peu. Cette position de recul constitue le point clé de

la lecture lacanienne de la toile, car le tableau représenté à l’intérieur nous force

à regarder encore la toile pour y voir pour la première fois quelque chose d’autre

que la seule représentation de la réalité tout court. Une autre figure, celle de

doña María Agustina, regarde à cet espace représenté dans le tableau. La réponse

à ce regard est l’énoncé « tu ne me vois pas d’où je te regarde »35. Retenons sur ce

point deux questions : celle d’un regard qui nous voit où nous ne le voyons pas et

celle de la distance entre la toile et la figure de Velázquez.

Pour revenir à la question de la fenêtre et du miroir, la première permet

un montage et une lecture immanente du tableau. La lecture du tableau comme

miroir nous amène à la question d’une vérité au-delà de la toile. Donc, il s’agit

pour Lacan d’une articulation des toiles à l’intérieur d’une toile et non un jeu

spéculaire des miroirs. Ainsi, dans la lecture de Lacan, toute l’interprétation de

Les ménines remet en cause la possibilité de réduire le tableau à un miroir de la

vérité. Tout est là. Tout est dans le tableau. L’articulation des tableaux permet

plutôt un montage36 et l’inscription de l’objet a regard, dont nous ne nous

apercevions qu’à travers la topologie du cross-cap. Le point « symptomatique »

se trouve justement dans la distance entre le peintre et la toile « cachée », c’est-à-

dire dans la suture du cross-cap. Ce point est aussi la position où il habite un

regard qui nous voit où nous ne le voyons pas.

Cette lecture ingénieuse de Lacan réside dans la différence entre la

géométrie et la topologie. Il ne s’agit pas seulement de la différence entre le

tableau comme fenêtre et comme miroir, mais d’une différence mathématique.

35 Idem. 36 « Nous voyons la structure du tableau, son montage perspectif », Ibid., séance du 11 mai 1966.

Page 396: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

396

Ainsi, le psychanalyste parisien pose la question 37 :

Un tableau fait dans les conditions d’une stricte perspective aurait pour effet, si

vous supposez par exemple, parce qu’il faut bien vous accrocher à quelque

chose, que vous êtes debout sur un plan couvert d’un quadrillage à l’infini, que ce

quadrillage vienne bien entendu s’arrêter à l’horizon. Et au-dessus de l’horizon ?

Vous allez dire naturellement : le ciel. Mais pas du tout, pas du tout, pas du tout,

pas du tout. Au-dessus, ce qu’il y a, à l’horizon, derrière vous, comme je pense

que si vous y réfléchissez, vous pourrez immédiatement le saisir, à tracer une

ligne qui joint le point que nous avons appelé S à ce qui est derrière sur le plan

support dont vous verrez aussitôt qu’il va se projeter au-dessus de l’horizon qu’à

cet horizon du plan projectif viennent du plan support se coudre au même

point d’horizon les deux points opposés du plan support : l’un par exemple qui

est tout à fait à gauche de vous sur la ligne d’horizon du plan support, viendra se

coudre à un autre qui est tout à fait à votre droite sur la ligne d’horizon

également du plan support.

Nous savons que le plan projectif est une présentation en deux dimensions d’une

surface appelée cross-cap. Le plan projectif a une structure simple, mais il n’est

pas possible de le représenter dans l’espace que par un artifice : la structure

permet de s’autotraverser38. Le passage de la géométrie à la topologie se fait au

moyen d’un autre virage qui va de la perspective au plan projectif. Quelle est la

conséquence de ce tournant ? Le psychanalyste Erik Porge nous explique ce

mouvement39 :

L’enjeu du passage de la perspective au plan projectif est celui de la couture du

37 Ibid., séance du 4 mai 1966. L’accent est de l’auteur. 38 « Le dessin du plan projectif en revanche est moins simple si on veut en souligner le caractère compact et sa ressemblance à la sphère. Una description mathématiquement simple consiste à voir le plan projectif comme la surface de la sphère dans laquelle on identifie deux points si et seulement si ils sont diamétralement opposés. Cette identification topologique n’est évidemment pas réalisable physiquement par le collage. Notons pourtant que pour chaque point d’une sphère il existe un inique opposé diamétral, on ne perd donc rien à ne considérer qu’une demi-sphère. Au bord de cette demi-sphère on a un cercle sur lequel apparaissent encore des paires de points diamétralement opposés qu’il faut identifier », René LAVENDHOMME, Lieux du sujet. Psychanalyse et mathématique, Paris, Seuil, 2001, p. 61 39 Erik PORGE, Le ravissement de Lacan. Marguerite Duras à la lettre, Toulouse, Érès, 2015, p. 53.

Page 397: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

397

sujet à l’objet a dans le fantasme. La transformation est réversible. Le tableau,

comme le fantasme, lie le sujet barré du signifiant (déterminé par des lignes et

des points), le sujet divisé (les deux points sujets du tableau) à l’objet a regard

lui donne une structure d’enveloppe trouée.

Ce virage qui va de la géométrie et la perspective à la topologie par le plan

projectif constitue ce qui permet de concevoir l’articulation du sujet et l’objet a,

c’est-à-dire l’inscription de la structure du fantasme dans le tableau.

Maintenaient, nous pouvons dimensionner l’importance de concevoir le tableau

comme fenêtre au lieu d’un miroir. Le fantasme est une fenêtre qui encadre la

réalité psychique. Lacan anticipe un point irréductible dans le schéma optique –

et dans le stade du miroir– dans son séminaire L’angoisse40. Ainsi, le miroir rend

impossible la tâche de concevoir l’articulation entre le sujet et l’objet a. Cette

articulation n’est possible que par une écriture topologique. Voyons de près le

pas de la perspective au plan projectif. Dans la figure 5 (emprunté du livre de

Porge41) nous avons une vectorisation du tableau Les ménines, c’est-à-dire une

présentation en termes de perspective :

Figure 5

40 « L'investissement de l'image spéculaire est un temps fondamental de la relation imaginaire. Il est fondamental en ceci qu'il a une limite. Tout l'investissement libidinal ne passe pas par l'image spéculaire. Il y a un reste », Jacques LACAN, Le séminaire, livre X : L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 50. 41 Image empruntée, Cf. Erik PORGE, Le ravissement de Lacan, p. 48.

Page 398: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

398

Lacan projette la perspective sur une sphère et prend le point « S » (figure 5)

comme axe ou équateur où deux points de la sphère s’opposent. Cet axe ou

équateur permet d’introduire l’artifice que nous venons de mentionner : une

structure que s’autotraverse. Ici nous présentons la projection de la vectorisation

de la toile de Velázquez42 :

Figure 6

Cette projection sur une sphère lui permet de « traduire » la géométrie de la

perspective en la transformant en un objet topologique, à savoir le cross-cap.

L’opération est extrêmement technique, mais le mathématicien René

Lavendhomme la synthétise ainsi43 :

Un dessin est pourtant possible si on accepte de représenter une surface qui se

recoupe elle-même (…) La description de ce dessin peut se faire de la manière

suivante : on considère une demi-sphère que l’on pince en rapprochant deux

points diamétralement opposés de l’équateur.

Nous trouvons cette projection dans la demi-sphère de la figure 6 (en bas et à

droit). Il faut noter que chaque pair de vecteurs qui passe par l’équateur fait une

bande de Möbius (en bas du premier dessin de la figure 6 nous trouvons la demi-

42 Image empruntée, Cf. Erik PORGE, Ibid., p. 50. 43 René LAVENDHOMME, Lieux du sujet, p. 62.

Page 399: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

399

torsion de cet objet topologique). La bande de Möbius est la structure qui montre

la structure de la représentation de Velázquez par le peintre Velázquez, c’est-à-

dire l’exclusion de se représenter à soi-même. Le peintre fait un autoportrait en

deux moments en signalant une structure de la bande de Möbius. Il s’agit du pont

« symptomatique » que nous avons signalé avant comme la suture du cross-cap.

Pour articuler les bandes de Möbius, il est nécessaire que la structure

s’autotraverse, qu’elle se recoupe elle-même. Il existe une appellation pour une

articulation de ces bandes de Möbius : cross-cap. L’expression artistique de cet

artifice d’autorecoupement de la structure se trouve justement dans la tentative

d’autoportrait dans le tableau. Mais, il existe une cicatrice : les deux temps de

cette tentative, la torsion de la bande de Möbius ou l’autorecoupement de la

structure du cross-cap. Tous les trois sont des expressions de l’artifice d’inclure

le sujet à l’intérieur du tableau.

Lacan commente la discussion de la théorie de la perspective dans la

renaissance, notamment la méthode pour corriger le point de perspective chez

Léon Battista Alberti, la fameuse « costruzione legittima ». La perspective dans

un tableau paraît localiser le sujet qui s’absente dans le point de fuite. En fait, il

s’agit de la lecture de Foucault, qui assume que le spectateur de la toile est dans

la même position des rois (représentés à l’intérieur du tableau sous le reflet dans

le miroir). Autrement dit, pour Foucault le sujet du tableau coïncide avec la ligne

de fuite représentée dans le miroir. Néanmoins, comme nous l’avons déjà noté,

Lacan conteste cette lecture par le biais des mathématiques en affirmant que du

point de vue de la perspective, il est impossible que les rois soient à la même

distance que le spectateur, c’est-à-dire le sujet.

L’une des distinctions entre Foucault et Lacan est la localisation du sujet

dans Les ménines : s’agit-il d’un sujet comme arête d’une pyramide –le point de

fuite d’une perspective– ou d’un sujet comme excès ou point exclu de la

représentation ? Pour Foucault, le sujet est le point de fuite, tandis que pour

Lacan le sujet est un point exclu pour lequel la représentation est possible. La

manière de montrer ce point d’inscription se fait par le biais de la topologie. En

Page 400: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

400

effet, la transformation de la perspective en plan projectif peut résoudre l’énigme

de la position du sujet dans le tableau de Velázquez. Quelle est la conséquence de

cette lecture de la position du sujet rendu possible par la topologie ? Le monde ne

peut se représenter par le sujet qu’à condition de ne pas se représenter soi-même.

Nous trouvons la leçon fondamentale du fantasme ($◊a) dans son séminaire 14 :

l’exclusion du sujet est indispensable afin que le monde soit représentable. Lacan

fait tous les efforts pour montrer l’irréductible nécessité d’un point non

localisable pour la construction de la réalité : soit dans Les ménines, soit dans

l’artifice du point où une surface se recoupe elle-même (point impossible qui

relève du sujet qui s’absent dans la représentation).

Pourquoi le tableau suscite un intérêt chez Lacan ? Cette toile est l’apogée

des lectures des tableaux chez Lacan. Il s’agit d’une démarche de maturation de

l’objet a par le biais de la topologie. Il est aussi un tableau de l’époque de l’art

baroque. Ce point nous amène à l’émergence du sujet de la science. Comme nous

l’avons vu dans le chapitre 1 (1.2.1. Le champ scientifique est le sol natal de la

psychanalyse et 1.2.2. L’exclusion interne de la psychanalyse dans la science)

Descartes est le fondateur de la science moderne et son sujet. Descartes est le

nom propre qui condense le mouvement de scission entre savoir et vérité qui est

la base de la science moderne. La science moderne (Descartes) et le baroque

partagent un champ commun : tous les deux s’appuient sur la scission

constitutive du sujet entre vérité et savoir. L’intérêt de Lacan pour le XVIIe siècle

réside ici. Pour le baroque et pour la science moderne, le sujet a son fondement

irrécupérable sur l’Autre44. Pourtant, la pensée cartésienne se libère de la vérité

quand elle la confère à Dieu. Ainsi, la science moderne peut développer son

savoir sans se préoccuper pour la vérité. En revanche, le baroque articule le

44 Dès que le sujet de la science est divisé entre savoir et vérité, l’objet a est la partie irrécupérable du champ de l’Autre. Lacan parle même de « savoir amputé » : « je vous ai expliqué le schéma de l'aliénation : est-ce là un choix qui n'en est pas un en ce sens qu'on y perd toujours quelque chose ? Ou bien le tout, vous jouissez de la vérité mais qui jouit puisque vous n'en savez rien ? Ou bien vous avez, non pas le savoir mais la science et cet objet d'intersection qui est l'objet a vous échappe. Là est le trou. Vous avez ce savoir amputé », Jacques LACAN, L’objet de la psychanalyse, séance du 8 décembre 1965.

Page 401: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

401

savoir à la vérité afin que le premier cherche la manifestation divine de la

dernière dans le monde. Bref, le XVIIe siècle se trouve polarisé par un savoir sans

souci pour la vérité et un savoir qui cherche uniquement son illumination. La

science moderne produit un savoir et un reste, tandis que le baroque est un

symptôme, car il prend à sa charge la question de la vérité en l’articulant aux

énigmes du christianisme, notamment au mysticisme chrétien. En somme,

l’importance du baroque est liée au sujet de la science, au changement structurel

localisé dans l’histoire entre savoir et vérité qui aura des conséquences pour

trouver le lieu de la psychanalyse par rapport aux autres savoirs comme la

religion, l’art, la philosophie et la science.

Comme nous venons de le mentionner, Les ménines constituent le point

final d’une série d’enquêtes sur des tableaux afin de mûrir la seule invention

lacanienne (selon Lacan) : l’objet a. En effet, nous pouvons faire une cartographie

de ses recherches sur les toiles de la manière suivante :

Séminaire 10, Sainte Lucie et Sainte Agathe de Francisco de Zurbarán pour

concevoir l’objet a comme agalma, la division du sujet, le reste du sujet

comme objet séparable.

Séminaire 11, Les ambassadeurs de Hans Holbein pour penser l’objet a

comme anamorphose et l’anamorphose comme référent phallique.

Séminaire 12, Le cri d’Edvard Munch pour articuler le cri de la demande,

le silence du désir et l’objet a.

Séminaire 13, Les ménines de Diego de Velázquez pour rendre compte de

l’objet a comme plan projectif45.

Qu’est-ce que cela veut dire mûrir l’objet a ? D’abord, sa conception –autour du

45 Il est intéressant de remarquer qu’avant sa lecture de Les ménines, Lacan rencontre dans son voyage aux États Unis les fresques du peintre mexicain Diego Rivera, ce qui lui fait changer ses plans de voyage et partir au Mexique. Lacan loge au fameux Hôtel del Prado où se trouve le fresque Un rêve de dimanche après-midi sur l’Alameda. Dans cette fresque, Lacan localise aussi l’objet a et, par la suite, il se tourne vers la topologie de la bouteille de Klein. Cf. Jacques LACAN, L’objet de la psychanalyse, séance du 23 mars 1966.

Page 402: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

402

séminaire L’angoisse– et, deuxièmement, la fonction d’incarnation du manque

par l’objet a46, ce qui peut donner plus tard la fonction logique de l’analyste

comme incarnation de l’objet a –un pas de plus sur le sujet supposé savoir. Dans

le séminaire 12, Problèmes cruciaux de la psychanalyse, Lacan explore la théorie

de nombres afin de rendre compte du sujet de la science et de s’en approcher par

la psychanalyse. Autour du séminaire 13 Lacan quitte la théorie des nombres et

se dirige vers la géométrie et l’art pour articuler le sujet à l’objet a.

Nous dirons qu’à cette époque la tentative de Lacan tourne autour de la

forme positive de l’objet a, entre autres. Les incarnations de l’objet a qui sont le

sein, les fèces, le regard ou la voix ne sont qu’un exemple de la « positivisation »

de l’objet a comme trou de la structure. Pour cette raison, nous avons des

métaphores biologiques (la mante religieuse, le placenta, le sein, etc.) dans les

séminaires 10 et 11. Lacan prend aussi la voie du Poème et du Mathème pour

présenter de manière positive le manque sous la forme de l’objet a. La biologie

donne une intuition de la logique du trou et son évidement à partir de l’opération

symbolique. Les incarnations de l’objet a relèvent d’un trou insymbolisable et

irréductible par la structure dans le corps. L’art et la théorie des nombres sont

d’autres essais de rendre compte de l’objet a. Il reste, pourtant, à donner une

présentation non seulement biologique, artistique ou logique de l’objet a, mais

une consistance topologique. La topologie des surfaces permet à Lacan d’avancer

et de concéder de la rigueur aux intuitions des trois dernières années. Par

exemple, l’idée que la peinture montre la fonction du regard (ce que je regarde

n’est jamais ce que je veux voir) apparaît déjà dans le commentaire de la

compétition entre les peintres Zeuxis et Parrhasios dans le séminaire 1147.

46 Comme toujours, Lacan anticipe cette démarche. La question de présenter l’objet a comme une forme positive du manque se trouve dès le séminaire 10 : « Quand je vous ai parlé des seins et des yeux à partir de Zurbarán, de Lucie et d'Agathe, n'avez-vous pas été frappés du fait que ces objets a se présentaient là sous une forme positive ? », Jacques LACAN, L’angoisse, p. 205. 47 « Inversement, ce que je regarde n’est jamais ce que je veux voir. Et le rapport que j'ai évoqué tout à l'heure, du peintre et de l'amateur, est un jeu, un jeu de trompe-l'œil, quoi qu'on en dise. Ici, nulle référence à ce qu'on appelle improprement figuratif si vous mettez là-dedans je ne sais quelle référence à la réalité sous-jacente. Dans l'apologue antique concernant Zeuxis et Parrhasios, le mérite de Zeuxis est d'avoir fait des raisins qui ont attiré des oiseaux. L'accent n'est

Page 403: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

403

Toutefois, la lecture que Lacan a fait de Les ménines n’est possible que par la

topologie des surfaces par le plan projectif. En ce sens, il ne s’agit pas seulement

de formaliser ou de donner de la rigueur aux intuitions, mais d’une lecture

inédite du tableau qui a des conséquences théoriques, cliniques et conceptuelles

du sujet de la modernité (entre science et art baroque). La lecture de Les ménines

est un exercice de conception de la modernité, du statut de l’art baroque et de

l’émergence du sujet de la science. La topologie des surfaces se montre féconde

pour donner une autre lecture.

Si Lacan s’intéresse à l’art du XVIIe siècle, c’est par l’importance que cette

époque donne aux miroirs, aux déguisements et aux simulations. Là-dessous

nous trouvons l’importance que Lacan donne aussi aux énigmes du tableau de

Velázquez. La toile du peintre espagnol est un piège au regard48 sans au-delà, un

trompe-l’œil. Pour revernir sur le tableau de Zeuxis et Les ménines, Mladen Dolar

montre la différence entre les animaux et les humains par rapport à la vision et le

regard49 :

Les animaux font confiance aux fausses apparences de la réalité. En revanche, les

humains sont trompés par un voile qui en réalité n’imite pas uniquement la

réalité, mais il la cache. En conséquence, la modalité humaine de tromperie est

l’appât : la tromperie réside dans le fait que le regard a été tenté afin de franchir

le voile de l’apparence. Autrement dit, derrière le rideau il n’y a que le sujet qui a

été tenté pour y arriver.

Bref, la toile de Velázquez concentre les illusions, les semblants et les mirages

d’un bon tableau. Il est paradigmatique : trompe l’œil, le sujet comme la

point mis sur le fait que ces raisins fussent d'aucune façon des raisins parfaits, l'accent est mis sur le fait que même l'œil des oiseaux y a été trompé. La preuve, c'est que son confrère Parrhasios triomphe de lui, d'avoir su peindre sur la muraille un voue, un voile si ressemblant que Zeuxis, se tournant vers lui, lui a dit –Alors, et maintenant, montre-nous, toi, ce que tu as fait derrière ça. Par quoi il est montré que ce dont il s'agit, c'est bien de trompe-l’œil. Triomphe, sur l'œil, du regard », Jacques LACAN, Les quatre concepts fondamentaux, p. 95. 48 « Ce tableau n'est rien d'autre que ce que tout tableau est, un piège à regard. Dans quelque tableau que ce soit, c'est précisément à chercher le regard en chacun de ses points que vous le verrez disparaître », Ibid., p. 83. 49 Mladen DOLAR, A Voice and Nothing More, p. 94.

Page 404: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

404

tentative-même de trouver un au-delà du tableau, le voile qui cache quelque

chose derrière, le sujet comme absence immanente et comme possibilité de toute

représentation. Le tableau « se donne à voir »50, mais pas sans la participation du

sujet. Si un tableau peut nous tromper, c’est parce qu’il nous regarde –dans les

deux sens du mot (ça nous concerne et ça nous regard).

L’œil est l’organe de la perception, pour cette raison, nous avons

l’impression de regarder dehors. Pour que cette illusion opère, il est nécessaire

que deux élisions s’installent : a) l’œil ne voit que d’un point, tandis qui nous

sommes regardés de toutes parts et b) le regard (l’objet qui manque pour

constituer le champ de la vision). Nous élidons le regard et le fait que l’œil n’a

qu’un point de vue. Il s’agit de l’illusion selon laquelle nous maîtrisons le champ

de la vision. De cette manière, une toile démonte(r)e le regard et les élisions du

champ scopique. Le mensonge révélé par le tableau est que l’illusion ne provient

pas de l’apparence, mais que l’illusion, le mirage et le semblant sont structurés

dans la réalité, voire dans l’ontologie même. Quelle est la portée de cette

exploration de la manifestation du regard dans la voile, la scène et l’écran ? Ce

chemin conduira à Lacan à la distinction entre souvenirs écran, rêve et acting

out, par exemple.

L’étude du second cas d’articulation des mathématiques et de la poésie chez

Lacan nous amène à l’art. Plus précisément à la peinture. Comme nous l’avons

déjà vu, la distinction cruciale entre miroir et fenêtre qui rend compte de

l’articulation entre sujet et objet a. Elle est impossible sans la topologie des

surfaces. Deux changements de lectures, qui nous donnent une réponse correcte

aux énigmes du tableau. Ils sont possibles grâce à l’approche faite préalablement

par Lacan pour rendre compte de l’objet a. En effet, le déplacement du miroir

50 « C'est dans ce domaine, en effet, que se présente la dimension par où le sujet a à s'insérer dans le tableau. Le mimétisme donne à voir quelque chose en tant qu'il est distinct de ce qu'on pourrait appeler un lui-même qui est derrière. L'effet du mimétisme est camouflage, au sens proprement technique. Il ne s'agit pas de se mettre en accord avec le fond mais, sur un fond bigarré, de se faire bigarrure –exactement comme s'opère la technique du camouflage dans les opérations de guerre humaine », Jacques LACAN, Les quatre concepts fondamentaux, p. 92.

Page 405: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

405

(stade du miroir) à la fenêtre (l’angoisse) et le changement de la géométrie

(perspective) à la topologie (plan projectif) sont fondamentaux pour rendre

compte de l’objet a, mais aussi pour contester la lecture foucaldienne du tableau.

Toutefois, la portée de la lecture alternative lacanienne de Les ménines est plus

ambitieuse que celle de s’opposer aux autres lectures, la dispute de la lecture de

Foucault incluse.

Quelles sont les conséquences de la lecture alternative que Lacan fait de

Les ménines ? Elle a des conséquences cliniques, théoriques et pratiques

(montage des pulsions, un point soustrait du champ visuel, le fantasme comme

ce qui configure la réalité psychique, il n’y a pas de métalangage, entre autres).

Elle a aussi une autre conception de la nature de la modernité et de l’émergence

du sujet de la science. Nous voyons aussi l’importance de l’articulation entre

Mathème et Poème pour la conception du sujet, pour clarifier la position de la

psychanalyse par rapport aux autres savoirs et pour rendre compte du moment

de l’émergence de la psychanalyse dans la modernité –le sujet de la science et la

manière de rendre compte de l’scission de la vérité et du savoir dans le baroque.

Mathématiques et poésie rectifient, précisent et rendent de la rigueur à certains

aspects que Lacan avait développés auparavant. La poésie est le marqueur d’un

point d’inflexion dans l’histoire et la matière sur laquelle le Mathème va

formaliser afin de produire un savoir et de donner de la rigueur à une intuition

anticipée par l’art, c’est-à-dire par le Poème. Il s’agit de la relation classique entre

Poème et Mathème chez Freud (Cf. chapitre 3, partie 3.2. Freud et la poésie).

Ainsi en résumé, le deuxième cas est une lecture alternante entre Poème

et Mathème. Les mathématiques se présentent comme objet/thème,

formalisation et diagramme. Le plan projectif est un objet mathématique précis

pour formaliser la perspective, formuler l’objet a en jeu dans le tableau et un

diagramme en tant que topologie de surfaces. La poésie prend la forme de l’art

(l’énigme de la représentation dans la toile) et de l’esthétique, non pas comme

plaisir esthétique, mais comme une alternative à l’esthétique kantienne –le plan

projectif au lieu de la sphère. L’esthétique aussi comme une illusion réelle –

Page 406: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

406

ontologique– et pas comme une apparence. L’approche du Poème est classique,

c’est-à-dire comme l’inquisition d’une intuition artistique. Tel est l'avance

freudienne classique.

4.1.3. La poésie comme interprétation : topologie, réson, lalangue et l’une-

bévue

La langue est le fruit d’une maturation, d’un mûrissement de quelque chose qui se cristallise dans l’usage, il reste que la poésie relève d’une violence faite à cet usage.

–Jacques Lacan, L’une-bévue

Après un long détour par les mathématiques et la poésie, mais aussi par

l’anthropologie, la philosophie et la religion, Lacan débouche sur une conclusion :

que l’inconscient soit structuré comme un langage est en vérité seulement l’effet

du discours du maître. La chaîne signifiante qui s’organise par un signifiant

maître qui commande le reste des autres signifiants (S1S2) est homologue à la

structure de l’inconscient et la racine du « rêve éternel » de la philosophie51. En

plus, l’origine structurelle de l’« imbécillité » et le vaticine du « triomphe de la

religion » se trouve dans le discours du maître et, pour cette raison dans le cœur

de la structuration du sujet –car le sujet est ce qui représente un signifiant pour

un autre signifiant (S1/$S2)–, il habite la racine de la quête du sens, l’aliénation

à l’Autre, les identifications imaginaires ou symboliques, ainsi que la férocité

pour s’ontologiser de manière phallique, qui est la voie vers la constitution par

l‘être.

Disons que la fondation même du sujet est artificielle : le discours du

maître est une tentative de lier un S1 a un S2. Néanmoins, le discours est une

solution aux impasses de l’existence. Une solution ontologisant en l’occurrence.

En ce sens-là, le détour de Lacan par la philosophie, l’anthropologie ou la religion

51 Jacques LACAN, « Peut-être à Vincennes » in Autres écrits, p. 315.

Page 407: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

407

montre ses impasses ontologiques. En revanche, la poésie et les mathématiques

lui permettent de trouver une autre solution. En effet, le discours de l’analyste

est une manière de « déconstruire » cette aliénation fondatrice de la subjectivité,

car elle permet de parcourir à l’envers la chaîne signifiante (S2//S1) par l’artifice

du transfert (a$). En plus, il montre qu’il existe une autre position que le sujet

divisé : celui d’objet qui cause le désir. Le changement du sujet et l’inconscient

vers le parlêtre et l’« inconscient réel »52 sont un effet de la réalisation que la

chaîne signifiante est liée de manière forcée ou artificielle. Il y a des traces où

nous pouvons trouver le registre du changement conceptuel. Cependant, ce qui

nous intéresse ici c’est que la déconstruction et la reconstruction de la position

lacanienne sont l’effet d’un traitement mathématique et poétique de la question.

Après que Lacan a déconstruit la relation entre S1S2, entre les

séminaires 16 et 19, il faut proposer une autre manière de rendre compte de

cette liaison (illusoire) et s’il existe d’autres relations possibles. Lacan trouve le

nœud borroméen et avec lui la topologie des nœuds et de tresses. Comme nous

l’avons vu dans le chapitre sur le Mathème, Lacan passe de la théorie de

nombres, la logique et la théorie des ensembles à la topologie des nœuds. Ce

changement est possible par la recherche qu’il a faite sur la poésie chinoise

écrite. Donc, la topologie des nœuds est intimement liée à la poésie et une autre

conception du langage. Il s’agit de la lalangue et la réson –qui sont

contemporaines du séminaire 19, avec le nœud borroméen et le mathème. Elle

est, donc, un effet de souligner –comme Jakobson– la dimension déterminante du

son sur le sens.

La fonction déterminante du son sur le sens chez Jakobson est décisive

pour l’approche poétique de lalangue. Lalangue, dans le sens de Mladen Dolar

52 Colette SOLER, L’inconscient réinventé, Paris, PUF, 2009 ; « L’inconscient, ça n’a rien à faire avec l’inconscience. Alors pourquoi ne pas traduire tout tranquillement par l’une-bévue. D’autant plus que ça a tout de suite l’avantage de mettre en évidence certaines choses ; pourquoi est-ce qu’on s’oblige dans l’analyse des rêves, qui constitue une bévue comme n’importe quoi d’autre, comme un acte manqué, à ceci près qu'il y a quelque chose où on se reconnaît. On se reconnaît dans le trait d’esprit, parce que le trait d’esprit tient à ce que j’ai appelé lalangue, on se reconnaît dans le trait d’esprit, on y glisse et là-dessus Freud a fait quelques considérations qui ne sont pas négligeables », Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XXIV : L’insu que sait, inédit, séance du 11 novembre 1976.

Page 408: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

408

s’agit du moment où le sens se trébuche sur le son53, c’est-à-dire quand le son

interrompt le sens. Dolar cite précisément le titre du livre Six leçons sur le son et

le sens de Jakobson qui est si difficile à prononcer, car le son s’impose au sens.

Les virelangues du type « Un chasseur sachant chasser sans son chien est un bon

chasseur qui fait sécher ses chaussettes sur une souche sèche » montrent aussi la

fonction déterminante du son sur le sens. « Le propre de la poésie est de mettre

du son dans le sens et de faire passer de la musique dans les lettres »54, c’est ainsi

que Michel Bousseyroux définit la dimension poétique de lalangue à partir des

trois registres dans la topologie des nœuds. Cette dimension poétique, comme

nous l’avons annoncé, trouve sa base dans la fonction déterminante du son sur le

sens55 :

Comment se produit cette détermination poétique du sens ? Jakobson l’explique

dans son livre Questions de poétique. Elle se saisit des chances phoniques offertes

par la langue. Pour cela, elle emploie des figures de mises en équivalence

phonique telle que la paronomase, l’anagramme, l’onomatopée et la synesthésie,

pour que de cette équivalence son-sens surgisse un effet de sens qui soit le fait

bien actuel du réel de lalangue, et non l’effet de la rétraction temporelle du

signifiant dans le symbolique.

Dorénavant, le S2 de la chaîne signifiante est l’équivocité structurelle du langage

ou même la double fonction du symptôme et le symbole du registre du

symbolique. Cette double fonction n’est indiscernable que par la topologie des

nœuds. Maintenant, l’interprétation vise au réel de la jouissance qui est absente

du sens –ou ab-sens, ab-sexe56. Il s’agit d’une interprétation qui s’appuie de la

lettre et non pas dans l’ordre du symbolique. La lettre peut se lire en différents

langages, son équivocité est translinguistique et ne dépend pas d’un système

53 Mladen DOLAR, A Voice and Nothing More, Cambridge, MIT, 2006, p. 146. 54 Michel BOUSSEYROUX, Lacan le borroméen. Creuser le nœud. Toulouse, Érès, 2012, p. 50. 55 Ibid., p. 51. 56 Jacques LACAN, « L’étourdit » in Autres écrits, p. 450 et 461.

Page 409: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

409

grammatical ou syntactique. En d’autres termes : Lacan s’appelle Lacan « dans

toutes les langues »57. La lettre n’appartient pas au registre du sens.

Pour revenir sur la question de la matrice de la chaîne signifiante (S1

S2), elle se montre illusoire. En effet, de la perspective de la topologie des nœuds

elle se présente comme un « faux trou »58. Une longue citation peut résumer tout

ce que nous avons déployé jusqu’ici59 :

À cette étape, le sujet ne peut se représenter que du signifiant indice 1, S1. Quant

au signifiant indice 2, S2, là est l’artisan, en tant que par la conjonction de deux

signifiants, il est capable de produire ce que j’ai appelé l’objet petit a. Ce S2, je l’ai

tout à l’heure illustré du rapport à l’oreille et à l’œil, voire évoquant la bouche

close. Mais je l’ai également figuré de la duplicité du symbole et du symptôme.

C’est en tant que le discours du maître règne que le S2 se divise. La division dont

il s’agit est celle du symbole et du symptôme. Cette division est, si l’on peut dire,

reflétée dans la division du sujet. C’est parce que le sujet est ce qu’un signifiant

représente auprès d’un autre signifiant que nous sommes nécessités par son

insistance à montrer que c’est dans le symptôme qu’un de ces deux signifiants

prend du symbolique son support. En ce sens, dans l’articulation du symptôme

au symbole il n’y a, dirai-je, qu’un faux trou.

Lorsque le discours du maître est déconstruit aux moyens des mathématiques, la

topologie des nœuds ouvre une séquence inédite des possibles articulations des

concepts conçus par Lacan à cette époque : la lettre, la lalangue, la nomination, le

sinthome, l’inconscient réel60, etc. La déconstruction du discours du maître,

57 « Si le nom propre emporte encore jusque pour nous et dans notre usage, la trace sous cette forme que d'un langage à l'autre il ne se traduit pas, puisqu'il se transforme simplement, il se transfère, et c’est bien là sa caractéristique : je m’appelle Lacan dans toutes les langues, et vous aussi de même, chacun par votre nom », Jacques LACAN, Le séminaire. Livre IX : l’identification, inédit, séance du 10 janvier 1962. 58 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XXIII : Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 83. 59 Ibid., p. 23. 60 « Quand l’esp d’un laps, soit puisque je n’écris qu’en français : l’espace d’un lapsus, n’a plus aucune portée de sens (ou interprétation), alors seulement on est sûr qu’on est dans l’inconscient », Jacques LACAN, « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI » in Autres écrits, p. 571.

Page 410: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

410

matrice de la chaîne signifiante, implique nécessairement la déconstruction de

l’inconscient symbolique ou transférentiel.

Cette déconstruction à l’aide des mathématiques –théorie des ensembles,

logique, théorie des nombres– ouvre de nouvelles possibilités qui ne peuvent pas

se déployer sans la topologie des nœuds. Effectivement, l’impasse de la chaîne

signifiante (S1S2) implique qu’il n’y a pas de rapport sexuel, mais il est

seulement une formulation négative. Le côté positif ou le moment de formulation

se trouve dans le nœud borroméen : il a un rapport par le non-rapport, car les

ronds de ficelle ne se creusent pas par le centre. Il s’agit d’une nouvelle

articulation, un trois qui est là avant l’un, un multiple qui précède l’un –pour

utiliser les termes de Badiou61. Cette articulation particulière discernée à travers

la mathématique aura ses effets. Si la déconstruction lui pose le défi d’intervenir

sur le registre du réel de la jouissance sans l’aide du symbolique, le nœud

borroméen lui donne une alternative qui lui va « comme bague au doigt »62.

Comme nous l’avons vu dans le point sur les diagrammes dans le chapitre

consacré au Mathème, cette question est centrale pour Lacan, car s’il n’y a aucune

incidence sur le réel, la psychanalyse est une escroquerie. La réponse à cette

problématique nous conduit au domaine de la poésie. Autrement dit, l’usage

poétique de l’interprétation est discerné, voire orienté par la topologie des nœuds.

La poésie est désormais une manière d’incidence sur l’économie

libidinale, sur la pulsion. La lalangue, la lettre et le « contresens » corrélatifs sont

impliqués dans cette solution. Cette approche poétique par un discernement

mathématique et une formulation topologique peuvent se constater dans cette

citation63 :

La deuxième étape consiste à jouer de cette équivoque qui pourrait libérer

du sinthome. En effet, c’est uniquement par l’équivoque que

l’interprétation opère. Il faut qu’il y ait quelque chose dans le signifiant qui

résonne. On est surprise que cela ne soit nullement apparu aux philosophes

61 Alain BADIOU, L’être et l’événement, Seuil, Paris, 1988. 62 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XIX : …Ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 91. 63 Jacques LACAN, Le sinthome, p. 17. L’accent est de l’auteur.

Page 411: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

411

anglais. Je les appelle ainsi parce que ce ne sont pas des psychanalystes. Ils

croient dur comme fer à ce que la parole, ça n’a pas d’effet. Ils ont tort. Ils

s’imaginent qu’il y a des pulsions, et encore, quand ils veulent bien ne pas

traduire Trieb par instinct. Ils ne s’imaginent pas que les pulsions, c’est l’écho

dans le corps du fait qu’il y a un dire.

Il s’agit de l’interprétation par le biais de l’équivoque qui a un effet de résonance

et de cette manière avoir une incidence sur le côté « jouissance » du symptôme,

c’est-à-dire sur le corps. L’interprétation trouve son efficacité dans l’équivocité et

le côté sonore de la poésie64 :

Si la linguistique se soulève, c’est dans la mesure où un Roman Jakobson aborde

franchement les questions de poétique. La métaphore, et la métonymie n’ont de

portée pour l’interprétation qu’en tant qu’elles sont capables de faire fonction

d’autre chose. Et cette autre chose dont elles font fonction, c’est bien ce par quoi

s’unissent, étroitement, le son et le sens. C’est pour autant qu'une interprétation

juste éteint un symptôme, que la vérité se spécifie d’être poétique.

Il existe une façon topologique d’expliquer cet effet sans recours à la chaîne

signifiante. Pour cette raison, la fonction de la métaphore et la métonymie

changent chez Lacan –comme nous pouvons lire dans la dernière citation. Le

rond de ficelle symbolique peut avoir des effets sur le réel ou sur l’imaginaire

sans qu’ils s’enchaînent. Si le registre du symbolique bouge, il aura des

incidences sur les autres registres sans traverser les autres par le centre. C’est là

où nous pouvons lire la pertinence des concepts tels que la lalangue, la réson ou

l’inconscient réel.

La poésie peut produire du sens ou fixer le sens à une signification. Mais il

s’agit d’une opération « ratée »65 :

Quand j’ai parlé de Vérité, c’est au sens que je me réfère ; mais le propre de la

poésie quand elle rate, c’est justement de n’avoir qu’une signification, d’être pur

64 Jacques LACAN, L’insu que sait, séance du 19 avril 1977. 65 Ibid., séance du 15 mars 1977.

Page 412: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

412

nœud d’un mot avec un autre mot. Il n’en reste pas moins que la volonté de sens

consiste à éliminer le double sens.

Pourtant, la poésie a deux pentes, une symbolique et une autre réelle. La

première est attachée au signifiant et au sens. La dernière est liée à la lettre et à

l’évidement du sens. C’est ainsi que l’explique Lacan : « L’astuce de l'homme, c’est

de bourrer tout cela, je vous l’ai dit, avec de la poésie qui est effet de sens, mais

aussi bien effet de trou »66. Le côté « lettre » de la poésie peut permettre une

lecture alternative des signifiants maîtres, c’est-à-dire d'équivoquer les

signifiants « fondateurs d’une vie », pour emprunter encore une fois l’expression

de Geneviève Morel67.

La poésie orientée par les nœuds a une fonction interprétative68. Mais elle

a une autre fonction. En effet, comme nous l’avons déjà mentionné au début de ce

cas, la topologie des nœuds introduit la distinction entre un « vrai trou » et un

« faux trou ». Cette distinction nous conduit au rôle de la poésie comme

nomination avec la pluralisation concomitante du Nom-du-Père. Les ronds de

ficelles qui correspondent au symbolique et au symptôme sont séparés en faisant

un « faux trou », une fausse articulation entre deux éléments –comme dans le

discours du maître. Le trou est faux, car les deux éléments peuvent être séparés

sans exiger une coupure. Néanmoins, les deux cercles sont articulés de telle

façon qu’ils ont un trou qui peut être transformé par une ligne infinie traversant

66 Ibid., séance du 17 mai 1977. 67 Geneviève MOREL, « Comment défaire les équivoques fondatrices d’une vie ? » in La loi de la mère, Paris, Economica, 2008, p. 205. Ce point est aussi justifié par ce que Lacan appelle « le malentendu » : « je suis un traumatisé du malentendu », « l’homme naît malentendu », Jacques LACAN, « Le malentendu » in revue Ornicar ?, no. 22 et 23, Paris, 1981. « Le mot introduit dans el monde l’équivoque, mais nous devons accepter que ce mal n’est pas si mouvais. D’habitude on affirme que la seule forme de ne tomber pas sur des équivoques est rien ne dire ; la poésie, l’art en général, justifient pleinement qui nous nous « résignions » à accepter l’équivoque ainsi que la contradiction. Même en mathématiques, où on se trouve fréquemment ce qui une fois se dénommé « surprise rhétorique » Pablo AMSTER, Apuntes matemáticos para leer a Lacan 1. Topologia, Buenos Aires, Letra viva, 2010, p. 150. La traduction est de l’auteur. 68 « Il n’y a que la poésie, vus ai-je dit, qui permette l’interprétation et c’est en cela que je n’arrive plus, dans ma technique, à ce qu’elle tienne ; je ne suis asses pouâte, je ne suis pas pouâteassez ! », Jacques LACAN, L’insu que sait, séance du 17 mai 1977.

Page 413: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

413

le centre, la ligne infinie tout en étant équivalente topologiquement à un

cercle69 :

Figure 7

Cette transformation topologique montre un changement de structure et en

même temps révèle l’existence d’un troisième élément qui précède à la

transformation : le bord du faux trou est le réel. Cette opération montre que la

ligne est le sinthome comme nomination qui provient du réel, c’est-à-dire comme

quatrième élément. Ce dernier point implique que le Nom-du-Père peut provenir

du réel. Luis Izcovich nomme cette opération « la nomination sans Autre » et

l’explique ainsi70 :

Cette perspective que Lacan souligne dans le séminaire R.S.I. démontre qu’il ne

considère plus le Nom-du-Père comme une opération interne au symbolique.

Plus exactement, Lacan change le statut du symbolique, passant d’un symbolique

comme chaîne signifiante à un symbolique défini comme trou. Poser

l’identification réelle à l’Autre réel indique l’insondable de l’intrusion du Nom-

du-Père dans la structure. C’est cela qui permet peut-être d’expliquer que, d’un

côté, Lacan maintient le Nom-du-Père au singulier et que, de l’autre, il le

généralise. Il maintient le singulier pour indiquer sa fonction radicale et sa

constitution comme identification réelle à l’Autre réel. Si en même temps il le

69 Jacques LACAN, Le sinthome, p. 83. Selon le théorème de Desargues une ligne infini sur une sphère est équivalent à un cercle. 70 Luis IZCOVICH, « La nomination sans Autre » in revue L’en-je lacanien, no. 12, 2009, p. 39-52.

Page 414: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

414

pluralise pour proposer trois formes de Noms-du-Père, c’est parce qu’elles

nomment l’imaginaire, le symbolique et le réel.

Ici, la poésie prend la forme de la nomination. L’une des conséquences est la

pluralisation du Nom-du-Père qui est liée à la fameuse expression « se passer du

Nom-du-Père, à condition de s’en servir »71. Il y’en a des autres, mais pour nous,

ces remarques sont suffisantes pour montrer les deux formes qui prend le Poème

en ce cas : nomination et interprétation. Si l’on reprend la quadruple distinction

du Poème, la nomination et l’interprétation se présentent sous la forme de

littérature (la poésie), création (les nœuds et la poésie comme solutions

artisanales, une pratique du « savoir y faire avec », la nomination comme

baptisme ou création par le langage) et l’art (la musicalité de la réson et de la

lalangue). Ces fonctions poétiques ne peuvent pas être conçues sans un

discernement et une orientation mathématique.

Comme une preuve supplémentaire, nous voulons exposer les

conséquences de considérer les mathématiques comme non importantes. En ce

sens-là, le cas du philosophe « lacanien » Slavoj Žižek est, peut-être,

paradigmatique d’une lecture philosophique de la psychanalyse qui se passe des

mathématiques. Pour lui, Lacan a renoncé à la topologie des nœuds. Son dernier

enseignement a été considéré par Lacan comme un échec même, selon la lecture

du philosophe slovène. La question se pose dans une longue citation72 :

Dans son dernier séminaire, Lacan aborde précisément la question des nœuds

afin de penser le non-rapport, incarné dans un élément paradoxal (qui pourrait

vaguement correspondre à l’universel singulier, à la ‘part des sans-part’). Ici

entre en scène le nœud borroméen, consistant en trois cercles entrelacés de telle

sorte qu’ils ne sont pas directement connectés par deux, mais seulement grâce

au troisième, et que, si nous coupons le troisième nœud, les deux autres seront

également détachés –en somme, il n’y a pas de rapport entre deux cercles

71 Jacques LACAN, Le sinthome, p. 136. 72 Slavoj ŽIŽEK, Less than Nothing, Londres/New York, Verso, 2012, p. 798-799, la traduction est de l’auteur.

Page 415: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

415

quelconques. Quel est ce troisième cercle ? L’objet a ? Le sinthome ? L’ordre

symbolique lui-même ? Ici Lacan, à la toute fin de son séminaire, s’est trouvé

dans une impasse qu’il a ouvertement reconnue, sur un mode authentiquement

tragique : « La métaphore du nœud borroméen à l’état le plus simple est

impropre. C’est un abus de métaphore, parce qu’en réalité, il n’y a pas de chose

qui supporte l’imaginaire, le symbolique et le réel. Qu’il n’y ait pas de rapport

sexuel, c’est qui est l’essentiel de ce que j’énonce. Qu’il n’ait pas de rapport

sexuel parce qu’il y a un imaginaire, un symbolique et un réel, c’est ce que je n’ai

pas osé dire. Je l’ai quand même dit. Il est bien évident que j’ai eu tort, mais je

m’y suis laissé glisser… je m’y suis laissé glisser, tout simplement. C’est

embêtant, c’est même plus qu’ennuyeux. C’est d’autant plus ennuyeux que c’est

injustifié. C’est ce qui m’apparaît aujourd’hui, c’est du même coup ce que je vous

avoue. Bien ! » (Jacques Lacan, La topologie et le temps, 9 janvier 1979). Il faut

noter deux choses dans ce passage. Premièrement, nous pouvons regarder

rétroactivement où se situe l’erreur évidente : le nœud borroméen fonctionne

comme une métaphore uniquement si nous pensons les trois cercles

simultanément, comme un entre lacs sur une même surface. (La seule façon de

sauver ce modèle consisterait à ajouter un quatrième élément qui conjoindrait

les trois autres, de qui fit Lacan avec son concept du sinthome assurant la

cohésion de la triade ISR.) Deuxièmement, pourquoi Lacan, de son propre aveu,

avait-il tort de dire qu’il n’y a pas du rapport sexuel dans la mesure où il y a un

Imaginaire, un Symbolique et un Réel ? Parce que les trois ne sont pas conçus

simultanément comme une triade, mais fonctionne plutôt comme la triade

kierkegaardienne de l’Esthétique-Éthique-Religieux, dans laquelle le choix se

situe toujours entre deux termes –ou bien/ou bien (…) Il en va de même dans la

triade lacanienne de l’Imaginaire-Symbolique-Réel, ou dans la triade freudienne

du Moi-Surmoi-Ça : lorsque nous nous focalisons sur un terme, les deux autres

sont condensées en un seul (sous l’hégémonie de l’un d’eux).

En ce point Žižek commence à lire Lacan d’une manière hégélienne. Pour nous, il

constitue l’exemple parfait d’une appropriation philosophique par une erreur

mathématique. En effet, dans la mesure où Žižek n’accepte pas la version

Page 416: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

416

« topologique » de Lacan, il prend la solution « philosophique » au lieu de

l’alternative « poétique ». La topologie des nœuds n’est jamais utilisée dans ses

livres –sauf le nœud borroméen de trois cercles– et rarement lalangue. Il n’a

jamais utilisé le terme réson et il se méfie de la poésie. Il affirme que « derrière

chaque épuration ethnique il y a un poète »73. Il se situe plutôt dans une position

philosophique hégélienne. Pour lui, le Lacan plus achevé est celui du séminaire

Encore, celui du mathème et du « il n’y a pas du rapport sexuel ». En définitive, un

Lacan qui achève le point plus haut de l’idéalisme allemand74.

En revanche, nous pouvons nous approcher du problème mentionné par

Žižek dans une lecture qui parcourt et traverse la mathématique –en ce cas la

topologie– pour en extraire des conséquences poétiques utiles à la pratique et à

la clinique psychanalytique. Tel est le cas d’Erik Porge, Michel Bousseyroux et

Fabián Schejtman75. Approchons-nous de la lecture de Porge, qui reprend la

même citation où Žižek assure que Lacan se trompe et accepte son complet

échec. Selon Porge, comme nous l’avons déjà vu dans le chapitre sur le Mathème,

l’équivalence entre trois registres est problématique pour distinguer

l’imaginaire, le symbolique et le réel. Il faut introduire la nomination du

quatrième rond afin de marquer ces trois registres en déséquilibrant le nœud

borroméen dans un nouage qui se maintient borroméen. Grâce à cette

nomination, il n’y a plus d’équivalence entre ronds. Porge dramatise cette

conclusion catastrophique : « Et pourtant, patatras ! » pour ensuite se demander

« Qu’est-ce qui s’est passé ? Lacan en est-il resté là ? ». Mais Porge lui-même

73 Slavoj ŽIŽEK, « The Militay-Poetic Complex » in London Review of Books, https://www.lrb.co.uk/v30/n16/slavoj-zizek/the-military-poetic-complex, vu le 4 juillet 2017. 74 Slavoj ŽIŽEK, The Indivisible remainder, New York, Verso, 1996. Même Alain Badiou considère qu’à partir de Žižek l’idéalisme inaugure une nouvelle façon de lire l’histoire entière de la philosophie, en se déclinant en six étapes : 1. Une préhistoire grecque ; 2. Une naissance critique (Kant) ; 3. Deux insisténces ideálistes (Fichte et Schelling) ; 4. Une matrice dialectique « définitive » (Hegel) ; 5. Une répétition créatrice de Hegel (Lacan) ; et, 6. Une répétition créatrice de Hegel par Lacan (Žižek). Alain BADIOU, « La méthode de Slavoj Žižek » in Slavoj Žižek, Moins que rien, Paris, Fayard, 2015, p. 4. 75 Erik PORGE, Lettres du symptôme. Versions de l’identification, Toulouse, Érès, 2010 ; Michel BOUSSEYROUX, Au risque de la topologie et de la poésie. Élargir la psychanalyse, Toulouse, Érès, 2011 ; Fabián SCHEJTMAN, Sinthome : Ensayos de clínica psicoanalítica nodal, Buenos Aires, Grama, 2013.

Page 417: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

417

répond à ses questions et rectifie la position de Lacan à l’aide d’un nœud que le

mathématicien Pierre Soury a désigné pour Lacan après la séance du 9 janvier

1979. Le commentaire de Porge est sur le même passage cité par Žižek.

La solution à ce problème est extrêmement complexe et technique, car

elle implique la notion de homotopie –le lecteur peut la vérifier dans le chapitre

13 du livre Lettres du symptôme76 de Porge. Cette solution entraîne, pourtant, des

conséquences théoriques, cliniques et pratiques. La plus évidente et celle de

l’articulation entre topologie et poésie par le biais de l’équivoque –la poésie

produit un effet de sens, mais aussi de trou. La solution implique la

généralisation du nœud borroméen. Porge conclut77 :

Nous ne savons pas précisément de quelle façon Lacan a accueilli la rétroaction

de Soury. Même si les rasions qu’invoquait Lacan n’étaient pas émises dans les

mêmes termes que Soury, nous avons toutes les raisons de penser que cette

rétroaction l’a dissuadé de persister à considérer que le nœud borroméen était

impropre à la métaphore. En effet, dès le 13 mars 1979, soit à peine deux mois

plus tard, Lacan présente à son séminaire le nouveau nœud borroméen qui lui a

été dessiné par Jean-Michel Vappereau [il s’agit d’une reformulation du nœud

borroméen désigné par Soury] et qu’il baptise comme « nœud borroméen

généralisé ». Loin d’abandonner le nœud, il le généralise.

Cependant, il faut souligner que la réponse à la question de l’échec (ou non) de la

tentative lacanienne d’explorer le nœud borroméen implique qu’il faut traverser

les mathématiques, même pour arriver à une conception poétique de la pratique

psychanalytique et non une formulation philosophique hégélienne comme le cas

de Žižek78. Nous nous demandons, au moins, si cette appropriation ou lecture

76 Erik PORGE, Lettres du symptôme, Toulouse, Érès, 2010. 77 Ibid., p. 137-138. L’accent est de l’auteur. 78 « Il est très significatif que Lacan, dans Encore, fait deux mouvements corrélatifs : il introduit deux concepts dont sa corrélation il n’explique jamais, lalangue et mathème, mais tout le deux ont sa base où le signifiant ne contribue pas à faire sens –l’objet dans le signifiant, comme s’il est l’objet dedans le signifiant, lorsqu’il est sous l’auspice de la lettre de la plus-de-voix (lalangue) et lorsqu’il est sous l’auspice de la lettre, du nonsense lettre du mathème (d’où les formules de la sexuation, etc.). Je suis presque tenté à utiliser le jugement infini hégélien : de déclarer l’identité spéculative de deux termes opposés, de manière que la voix pure ne peut être que le parfait

Page 418: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

418

philosophique –à contre-courant de la pratique psychanalytique– n’est pas une

conséquence de ne pas avoir traversé les mathématiques. En tout cas, il reste à

vérifier dans la clinique si cette lecture hégélienne est plus appropriée pour la

pratique psychanalytique. Quant à nous, il semble que la lecture de la topologie

des nœuds et ses conséquences poétiques sont plus utiles pour la pratique. Ainsi,

concepts tels qu’escabeau, sinthome, pluralisation du Nom-du-Père et des

expressions comme « s’identifier au symptôme » comme fin de l’analyse et

« savoir y faire avec » l’irréductible d’une analyse sont cruciales.

Il est possible de conclure que l’articulation du Mathème et du Poème en ce cas

est singulière, comme dans les autres cas. Le Mathème se présente ici en deux

temps. Dans un premier moment, il fonctionne comme des mathématiques

fragmentaires (logique, théorie des ensembles, etc.) pour déconstruire la

métaphysique du discours du maître –la matrice de la philosophie et de la chaîne

signifiante. Dans un deuxième moment, il prend la forme constructive du

diagramme et de la formalisation, tous les deux à l’aide de la topologie des

nœuds. Pour sa part, le Poème fonctionne doublement : comme interprétation

poétique par l’équivoque translinguistique/homophonique et comme

nomination qui provient du réel (par la lettre). La nomination et l’interprétation,

comme nous venons de voir, ont des dimensions poétiques telles que la création,

l’art et la littérature.

L’instant poétique d’interprétation et de nomination ne peut pas se

formuler sans le temps mathématique de déconstruction et le moment

constructif de la topologie des nœuds. Mais lors du premier temps déconstructif

des mathématiques, la poésie est absente. En revanche, elle prend un rôle

primordial au moment constructif de la topologie des nœuds.

Mathématiques et poésie sont solidaires pour formuler une clinique, une

théorie et une pratique non métaphysique. Ils s’articulent pour ouvrir une praxis

exemple de la lettre, c’est-à-dire du mathème », Mladen DOLAR, A Voice and Nothing More, p. 149. La traduction est de l’auteur.

Page 419: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

419

non psychologique, déontologisante et un espace a-sphérique et non unitaire. Il

existe, pourtant, une différence avec les autres cas : la déconstruction comprend

non seulement l’imaginaire, mais elle inclût aussi une dissolution de la

métaphysique du symbolique. Les trois registres sont maintenant articulés de

manière borroméenne, ce qui donnait de possibilités inédites avant de sa

découverte.

Il est intéressant, en regardant de près, de constater qu’il existe des

moments où Mathème et Poème sont indiscernables. En ce cas, nous en avons

deux. L’une-bévue comme l’équivoque fondatrice, comme équivoque qui fait

passer quelque chose à travers le mur du langage fonctionne comme mathème,

c’est-à-dire comme transmission du savoir. L’une-bévue est mathème aussi dans

la mesure où elle est lettre irréductible et elle cerne un réel après une

formalisation. Reste à discuter s’il existe une substitution d’un par l’autre,

comme nous l’avons vu dans le chapitre sur le Mathème. Le deuxième exemple

provient de l’interprétation poétique et la topologie des nœuds. Tous le deux

constituent une sorte de solution artisanale. Autrement dit, l’une-bévue est

presque mathématique et la topologie quasiment poétique, c’est-à-dire

artistique.

Finalement, dans notre dernier cas la lettre est le terrain commun du

Mathème et du Poème. Là, une théorie du signifiant sans la lettre rendrait

infertile l’articulation des mathématiques et de la poésie.

Pour conclure, même si Lacan avait renoncé au Mathème ou s'il l’a

substitué par le Poème (le mathème par l’une-bévue), il est nécessaire de passer

par un traitement mathématique pour y arriver.

4.2. Conclusions

Après l’étude de trois cas extraits de l’enseignement de Lacan, il est moment de

conclure. Nous avons choisi ces cas par un triple critère : une articulation entre

mathématiques et poésie distincte au premier abord, un laps du temps distinct et

Page 420: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

420

une capacité pour anticiper des cas similaires dans l’enseignement de Lacan. Au

début, nous n’étions pas sûrs que ces cas rempliraient ces critères, mais nous

avions une idée générale de ces caractéristiques. Cela nous a permis de trouver

quelque chose d’inattendu.

Nous avons étudié les cas suivants : « Le mythe comme formalisation du

paradoxe » (1952-1957), « La topologisation de la géométrie » (1964-1967) et

« La poésie comme interprétation » (1975-1979).

Comme nous l’avons annoncé dans l’introduction de ce chapitre, les

relations entre Mathème et Poème sont variées, particulières et dépendent de

chaque cas. Nous avons constaté cette affirmation dans les trois études. En effet,

dans la formalisation du mythe (52-57), l’articulation entre ces éléments vise à

articuler les registres imaginaire et symbolique. Cet assemblage donne aussi la

clé pour la question de la vérité, laquelle ne peut que se mi-dire. L’homologation

entre la symbolisation et la formalisation détermine le tissu entre

mathématiques et poésie. Dans le cas de la topologisation de la géométrie (64-

67), la question en jeu est plutôt de rendre compte rigoureusement de l’objet a,

notamment en ce qui concerne le regard (et sa distinction de la perception et le

champ de la vision). Il s’agit de formaliser les intuitions que la biologie, le mythe

(de la lamelle) et la peinture lui ont apportées dans les séminaires précédents

(séminaires 10, 11 et 12). Il est aussi question d’articuler le sujet divisé avec

l’objet a. Pour cette raison, il est aussi question du rôle du sujet dans la science

moderne et dans le baroque. Finalement, dans le cas de la poésie comme

interprétation (75-79), la question est centrée sur une articulation sans rapport79

entre les trois registres et ses conséquences théoriques, cliniques et pratiques. Il

est aussi une solution non métaphysique au problème de l’incidence du

79 Comme nous l’avons vu le nœud borroméen se noue par un non-rapport (chapitre II, partie 2.1.2. Lecture de l’analyse du Mahtème, « Nodologie : entre formalisation, diagramme et objet mathématique »). En ce sens, nous partageons l’avis de Žižek qui affirme que l’intérêt de Lacan sur le nœud borroméen réside dans le passage du « il n’y a pas du rapport sexuel » à « il y a du non-rapport (sexuel) » : « Lacan aborde précisément la question des nœuds afin de penser le non-rapport, incarné dans élément paradoxal (…) Ici entre en scène le nœud borroméen », Slavoj ŽIZEK, Less than Nothing, p. 797-798, la traduction est de l’auteur. Pourtant, nous ne sommes pas d’accord sur la lecture dialectique hégélienne qu’il fait des nœuds.

Page 421: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

421

symbolique sur le réel au moment que Lacan déconstruit la chaîne signifiante

S1S2. Maintenaient, le diagnostic, les relations entre les distinctes jouissances

(autre, phallique) et la manière d’intervention de l’analyste changent. Il y a un

retour à la poésie qui diminue l’importance des mathématiques. Les nœuds sont

possibles par une soustraction des propriétés mathématiques en laissant la

lettre. La lettre est le pivot qui articule Mahtème et Poème. L’effet de ce tissu est

une solution artisanale : d’écrire cas par cas en tissant les nœuds. Le résultat le

plus frappant est la fonction de l’équivoque –l’une-bévue– comme mathème,

c’est-à-dire comme lettre qui transmet et comme lettre irréductible qui cerne un

réel. Chaque articulation est unique et répond à un problème théorique, clinique ou

pratique.

Le tressage entre mathématiques et poésie vise à rendre compte des

limites du langage –parlé ou écrit– et pour cette raison en termes

psychanalytiques, il rend formulables les relations du langage avec le réel et avec

la vérité –en tant qu’impasse d’une structure. En effet, même si chaque cas est un

assemblage unique, ils montrent l’intérêt de Lacan pour s’approcher des limites

du langage. La formalisation du mythe (52-57) est une quête de la vérité qui ne

peut se dire complètement. La vérité se trouve dans les points paradoxaux, dans

les impasses et par le biais des contradictions structurelles. Le pas de la

perspective au plan projectif dans l’étude de Les ménines (64-67) est une

exploration sur les limites de la représentation. En fait, la limite qui rend

possible toute représentation est interne et elle s’inscrit comme soustraction.

Entre 1975 et 1979, l’importance des nœuds pour le langage –soit pour

l’interprétation, soit pour la nomination– réside dans le forçage, c’est-à-dire pour

pousser les limites du langage et pour équivoquer le langage. La quête sur

mathème, la réson, la lalangue, la varité et l’une-bévue, mais aussi l’intérêt pour

Joyce ou George Cantor ont sa motivation dans la recherche sur la vérité et le

réel. Cette recherche sur les limites du langage –sous le nom de vérité ou du réel–

n’est possible que par une articulation entre Mathème et Poème. En ce sens, le

Page 422: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

422

tressage entre mathématiques et poésie fonctionne comme une tenaille qui à

coup de pince saisit un bout de réel ou un fragment de vérité.

On peut conclure que l’entrelacement entre Mathème et Poème est

singulier, il a une inclination à être fragmentaire et régionale. À cause de cette

sorte de relation, nous préférons de parler d’une « boîte à outils ». C’est aussi la

raison pour laquelle nous trouvons cette relation du côté de l’axe « contingent-

impossible » et non du côté de la modalité logique « nécessaire-possible ». Cette

position logique positionne la relation mathématique-poésie du côté féminin des

formules de la sexuation. L’articulation singulière entre poésie et mathématique

a comme but la résolution d’une problématique spécifique. Cependant, cette

problématique doit être résolue de façon non métaphysique. Ainsi, même s’il

existe des usages généraux des mathématiques ou de la poésie, il faut

s’approcher de cette problématique cas par cas. Toutefois, il y de propriétés

générales des mathématiques et de la poésie qui attirent l’attention de Lacan. Il

existe aussi des coïncidences entre plusieurs cas.

En effet, entre la formalisation du mythe et l’interprétation poétique

articulée aux nœuds, il y a intérêt à articuler les registres, à orienter la clinique,

la formalisation pour clarifier les lectures, les genres littéraires (mythe et poésie)

et pour essayer de surmonter les impasses. La lecture de Les ménines et

l’approche lacanienne du mythe partagent la désontologisation de l’objet,

l’intention de rendre compte des illusions (apparences, semblants, mensonge), la

localisation d’un réel et la relation entre science et religion. Les nœuds et

l’approche du tableau de Velázquez sont similaires en ce qui concerne l’art

(artisanal ou grand art), la formalisation topologique et la déconstruction de la

métaphysique de la sphère.

Quant aux propriétés communes qui ont le Mathème et le Poème, il y en a

plusieurs. Comme nous l’avons déjà indiqué, mathématiques et poésie

s’approchent des limites du langage afin de rendre compte du réel et de la vérité.

Cette relation privilégiée clarifie la position de la psychanalyse par rapport aux

autres savoirs : philosophie, art, science et religion. Mathème et Poème sont

Page 423: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

423

fondamentaux par leur absence d’appel au métalangage, leurs formulations anti-

intuitives, leurs dires ou formulations non totalisantes, leur langage réfractaire à

la représentation, leurs dires et écritures impersonnels et leur orientation à

contre-courant de l’harmonie et du sens. Ils partagent aussi des propriétés qui

contestent la biologisation, la psychologisation, l’ontologisation et l’œdipisation

de la psychanalyse. Cet usage est important, soit pour vider certains concepts ou

certaines idées de toute métaphysique (biologique, ontologique, psychologique,

etc.), soit pour les formuler en évitant la métaphysique.

Ainsi, nous avons constaté comment les mathématiques, articulées à la

poésie, ont une tendance à vider l’imaginaire et à réduire les dimensions du sens

symbolique pour s’orienter vers le réel –sur le plan de l’impasse. En ce sens,

l’assemblage Mahtème et Poème constitue une manière privilégiée pour éviter la

bêtise constitutive de l’imaginaire et la bêtise inhérente au symbolique80.

En définitive, Mathème et Poème sont des savoirs indispensables,

individuellement ou en association (sous la forme de fusion, de tension, de

complémentarité, d’opposition, etc.). Il est difficile de concevoir la pratique, la

clinique ou la théorie psychanalytique sans le complexe rapport de ces

disciplines qui se pratiquent dans la lisière du langage –dimension favorisée

amplement par la psychanalyse lacanienne. Ce qui doit attirer notre attention,

c’est l’extrême utilité que possèdent ces savoirs pour déconstruire et construire

la théorie, la clinique et la pratique chez Lacan.

80 Cf. Jean-Claude MILNER, Les noms indisticts, Paris, Seuil, 1983.

Page 424: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

424

Page 425: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

425

CONCLUSION Au-delà des difficultés liées à la compréhension des mathématiques, des

éléments littéraires ou poétiques et de la psychanalyse lacanienne, l’ambition de

cette recherche est d’élucider la relation entre Mathème et Poème dans l’œuvre

de Lacan. Ces difficultés ne sont pas associées seulement à nos limitations, mais à

la diversité des approches, à la densité de ces références et aux indications

implicites chez Lacan. Nous avons choisi d’attaquer la relation des

mathématiques et de la poésie chez Lacan d’une manière générale. Nous avons

renoncé aux spécificités mathématiques et poétiques au profit d’une approche

qui nous a donné une réponse plus globale de cette liaison.

Il va de soi que cette entreprise comporte un risque assumé dès le départ

des approximations et des incomplétudes, et nous espérons que le lecteur

mathématicien ou l’expert en littérature prendra en considération ces aspects.

En revanche, cette position implique l’élucidation des stratégies et des approches

plus générales du rapport entre poésie et mathématiques. Néanmoins, nous nous

sommes remontés aux premières traces des éléments mathématiques et

poétiques chez Lacan, c’est-à-dire nous avons fait une généalogie des références

poétiques et mathématiques dans l’œuvre lacanienne. De même, nous avons fait

une étude plus détaillée de trois cas des liaisons entre ces éléments. Une étude

exhaustive de tous les cas possibles entre Mathème et Poème nous semble une

tâche qui excède notre recherche. Certes, nous nous sommes aperçus pendant

notre recherche qu’il existait des rapports généraux et singuliers entre

mathématiques et poésie. Mais le lecteur pourra trouver des clés utiles et

cruciales pour s’approcher de cette relation en général ; il aura ainsi une clé pour

éclaircir des rapports spécifiques dans les textes et séminaires de Lacan.

Nous nous sommes posés la question des rapports entre Mathème et

Poème, en essayant de concentrer l’attention sur des points qui ne nous

apparaissent pas avoir été particulièrement observés jusqu’au présent. Pour ce

faire, nous avons groupé les références littéraires, esthétiques, artistiques

Page 426: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

426

concernant la création chez Lacan sous le nom « Poème » –en majuscule et en

italique. Nous procédons autrement dans le cas du Mathème. En effet, nous

sommes partis dans la direction opposée : la recherche a commencé par les

références mathématiques pour ensuite les classifier en quatre catégories :

formalisations, sujets/objets mathématiques, diagrammes et mathèmes –en

termes stricts. Nous présentons ci-dessous les résultats de la recherche sous la

forme de la mise en épreuve des hypothèses et la réponse aux questions

cruciales de notre étude.

Réponse aux questions cruciales

En dehors des hypothèses de cette recherche, nous nous sommes interrogés sur

deux questions. La première concerne l’affirmation selon laquelle Lacan à la fin

de son enseignement s’est débarrassé du mathème au profit du poème. La

deuxième question porte sur les usages et les stratégies générales du Mathème et

du Poème.

Par rapport au premier point d’interrogation, notre recherche élimine

toute possibilité d’un supposé démantèlement du mathème. Bien que Lacan ait

accentué la présence du poème, ni le mathème ni le Mathème (les

mathématiques) n’ont pas disparu de son œuvre. Mathèmes comme les formules

de la sexuation, les quatre discours ou la lettre algébrique Ⱥ –qui signale

l’impasse de l’Autre– sont pris en considération jusqu'à la fin de sa vie. En outre,

les mathématiques sont aussi présentes tout au long de ses derniers cinq

séminaires sous la forme de la topologie (de nœuds et de surfaces), la théorie de

nombres, l’arithmétique et la théorie d’ensembles. Finalement, le mathème en

tant que transmission simultanée prend la forme de l’une-bévue –ce qui passe en

tant qu’équivoque. Il s’agit de la coïncidence entre mathème et poème quant à ce

qui passe –ce qui se transmet. Lacan arrive au poème, mais pas sans le mathème.

L’accent sur la voie poétique est visible, mais il n’y arrive que par une

formalisation topologique par le biais des nœuds. Lacan a fait ce pas lorsqu’il a

Page 427: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

427

traversé la poésie écrite chinoise pour arriver à la topologie nodale –comme l’a

souligné Michel Bousseyroux1.

Quant à la question des usages et stratégies générales du Mathème et du

Poème, il est possible de ressembler ces dernières dans l’énumération suivante :

1/ Usages et stratégies générales du Mathème et du Poème. La

désontologisation des questions psychanalytiques (contre la biologisation, le

comportementalisme, neurologisation, la psychologisation, la pathologisation,

etc.), l’incidence sur le sens (l’un par l’évidemment, l’autre par saturation),

l’élongation immanente des limites du langage, ses fonctions attachées au

langage (écrit ou parlé), l’appui épistémologique (pour formuler de questions, de

concepts ou des appareils), une approche alternative au sujet et à l’objet (dires

impersonnels, évidemment de l’objet), la transmission de la psychanalyse et la

formulation conceptuelle antimétaphysique (contra la métaphysique de l’Un, de

la sphère, la présence, de l’être, de la relation sexuelle, l’équivalence, l’esthétique

kantienne, etc.).

2/ Usages et stratégies générales du Mathème. La localisation de

paradoxes (impasses et impossibilités), la fixation de points de repère, la

formulation de relations de transformation (invariantes et mouvements), une

alternative pour désontologiser, la déconstruction de concepts et pratiques

ontologisées, la réduction de la complexité, la soustraction d’éléments

empiriques, l’évidement de tout contenu, une pensée relationnelle, l’articulation

des dimensions diachronique et synchronique, une manière de rendre compte de

la contingence ; le singulier, la transmission hors sens, la fonction de limiter

l’obscurantisme (et l’aura mystique), circonscription du réel, une opération qui

rend lisible une variété apparente de phénomènes (par réduction de la

complexité à ses éléments minimaux) et la tendance à l’univocité du vide (la

réduction de lectures).

1 Michel BOUSSEYROUX, Au risque de la topologie et de la poésie. Élargir la psychanalyse, Toulouse, Érès, 2011.

Page 428: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

428

3/ Usages et stratégies générales du Poème. Une énonciation

impersonnelle, la formulation de phénomènes négligés par la science, la

donation d’une base épistémologique pour la clinique (dû à la nature de ses

phénomènes), la transmission (de cas, d’exemples, d’une fonction didactique),

l’anticipation (ou inspiration) de questions psychanalytiques, un appui

épistémologique (formulation de questions, un laboratoire expérimental, car le

poème a un rationalité plus ample), une manière de rendre compte des

mécanismes de création (Witz, sublimation), la formulation de la vérité

psychanalytique (qui a une structure de fiction et qui a une relation avec le

désir), un réservoir de ressources du langage accumulées dans son histoire, la

fonction de nomination, une façon d’enregistrer les mutations dans la culture en

termes du langage, une manière de traiter la langue (car il existe une homologie

structurelle entre poésie et objets psychanalytiques qui est la matière de la

psychanalyse) et une fonction heuristique (dégagement ou révélation).

Réponse à nos hypothèses

1/ Lacan emprunte le diagnostic heideggérien d’ « ontologisation de l’être » et la

prescription du Poème comme réponse à cette ontologisation. Cette hypothèse se

révèle comme vraie par plusieurs passages de l’écrit de Lacan comme Fonction et

champ2, mais aussi de façon explicite lorsque Lacan a lié cet écrit à la philosophie

d’Heidegger3. Il n’est pas nécessaire de citer les passages où l’influence –

subvertie– sur la question de l’être et la poésie chez Heidegger se fait sentir. Il est

2 Ces passages, tels que « parole vide et parole pleine », « dans ce que nous appellerons la poétique de l'œuvre freudienne » ou « la fonction poétique du langage » ne constituent que quelques exemples. Jacques LACAN, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » in Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 247, 317 et 322. 3 « [L]’intérêt qu’a voulu marquer en rupture avec une réserve jusque là trop fondée, pour une psychanalyse reprise en ces principes, le Professeur Martin Heidegger, en collaborant à la publication plus haut citée [La psychanalyse] comme un manifeste de l’enseignement du Docteur Jacques Lacan sur la Parole et le Langage », Jacques LACAN, « Curriculum présenté pour une candidature à une direction de psychanalyse à l’École des hautes études » in revue Bulletin de l’Association Freudienne, n° 40, 1957, p. 7. Lacan se réfère à sa traduction de l’article Logos d’Heidegger (paru dans la revue La psychanalyse) et à son écrit « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse ».

Page 429: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

429

possible de trouver chez certains auteurs tels Jorge Alemán, Héctor López ou

François Balmès des lectures qui suivent cette direction.

Le geste fondationel du « retour à Freud » chez Lacan contient la lecture

heideggérienne de désontologisation de l’être au moyen de « déléguer la

pensée » à la poésie, pour utiliser l’expression de Badiou4. Tout au long de son

œuvre nous pouvons trouver une telle désontologisation à l’aide du Poème dans

nos termes –art, création, esthétique et littérature. L’ontologisation en

psychanalyse, dont la poésie est l’antidote, prend la forme d’arguments

psychologiques, biologiques, neurologiques, pathologiques, comportementaux,

essentialistes et surtout métaphysiques –l’Un, la sphère, le sens, la référence, le

métalangage, l’identité, le moi, le rapport sexuel, etc. Le décentrement de la

question philosophique entre être/non-être dans La signification du phallus est

un bon exemple de cet usage de la poésie pour remettre en cause l’ontologisation

l’être. En effet, lorsque Lacan oppose non pas être au non-être, mais être et avoir,

il utilise les ressources de la langue pour désontologiser une question cruciale

pour la psychanalyse : le phallus. Nous trouvons un autre exemple dans la

desœpisation de la psychanalyse par la lecture que Lacan a faite d’Hamlet au

séminaire Le désir et son interprétation –sans compter que cette démarche se fait

à l’aide du roman Le diable amoureux de Cazotte et avec la distinction

linguistique entre énoncé et énonciation qui rend possible l’espace du désir.

2/ Lacan ajoute l’alternative mathématique à l’ « ontologisation de l’être ». Dès

que Lacan inclut les mathématiques dans son « triangle épistémologique »5 –à

côté de l’histoire et la rhétorique–, il ouvre la porte à un usage non ontologisant

du Mathème. En effet, le commentaire sur l’importance épistémologique des

mathématiques pour la psychanalyse se trouve justement au moment de la

fondation du projet non ontologisant de la psychanalyse par la poésie : Fonction

et champ de la parole.

4 Alain BADIOU, Manifeste pour la philosophie, Seuil, Paris, 1989. 5 Jacques LACAN, « Fonction et champ de la parole de du langage en psychanalyse », p. 288.

Page 430: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

430

En outre, nous avons montré les enjeux déconstructifs des formulations

mathématiques tout au long de son œuvre (Cf. chapitre 2, tableaux 2 et 3). Nous

concluons que la voie mathématique est une solution alternative à

l’ontologisation de l’être parce qu’elle a la même fonction. Le Mathème est aussi

une alternative, car il retient la propriété désontologisante du Poème et à la fois il

présente d’autres caractéristiques que le Poème ne possède pas : la localisation

d’impasses, la rigueur épistémologique, la transmission ou la réduction des

variantes empiriques. En plus, les mathématiques évitent le côté obscurantiste et

l’aura mystique de la poésie. En ce sens, nous pouvons conclure que l’escamotage

de la question du rôle des mathématiques chez Lacan contribuerait sans aucun

doute à l’obscurantisme dans la psychanalyse. Les mathématiques servent à

exorciser une vision initiatique de la psychanalyse, car ces procédures sont à la

portée de tous. En ce sens, elles sont démocratiques, dans les mots de Badiou6.

Pourquoi ne sont pas les mathématiques une technique, c’est-à-dire une

variante de l’ontologisation dénoncée par Heidegger ? Comme nous l’avons vu, la

conception koyréenne de la science et la formulation de la science comme

pratique discursive (chapitre 1) éloignent l’usage psychanalytique de la

mathématique de la technique. En plus, nous avons distingué la fonction de

l’écrit du discours de la science. Cette disparité est plus visible dans les formules

de la sexuation ou dans la topologie de nœuds. Finalement, nous nous sommes

appuyés sur la lecture d’Alain Badiou du Mathème. En effet, d’après le

philosophe, les mathématiques sont une pensée7, c’est à dire elles obligent à

inventer lorsqu’elles se rencontrent avec une impasse. Cette conception non

calculatrice de la mathématique suit celle de Lacan pour qui le réel n’est qu’une

impasse de la formalisation. Autrement dit, pour Lacan l’une des fonctions les

plus intéressantes du Mathème réside au moment où il défaille. De cette façon,

6 « [L]a preuve se présente comme ne dépendant que de la démonstration rationnelle, exposée à tous et réfutable dans son principe même, si bien que celui qui a affirmé un énoncé finalement démontré comme faux doit s'incliner. En ce sens, les mathématiques participent de la pensée démocratique », Alain BADIOU, Éloge des mathématiques, Flammarion, Paris, 2015, p. 38. 7 Alain BADIOU, Court traité d’ontologie transitoire, Seuil, Paris, 1998.

Page 431: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

431

nous avons lu la phrase « le truc analytique n’est pas mathématique » : la

psychanalyse commence où le Mathème localise un obstacle. Pour ces raisons,

nous concluons que la deuxième hypothèse se vérifie.

3/ Lacan ne s’intéresse pas au langage comme producteur de sens, comme

univocité ou comme un moyen de communication. D’emblée, il semblerait que le

Mathème sert à la communication parce qu’il a une tendance à l’univocité. Ainsi,

le Poème qui est attaché à la fonction du langage aurait une fonction productrice

de sens. Pourtant, le sens, l’univocité et la communication sont remis en cause

par la poésie et par les mathématiques.

Les mathématiques ont tendance à l’univocité, mais subvertie par l’usage

lacanien. Les formalisations trouvent des impasses, ce qui produit une univocité

non pas « de la présence » comme dans les mathématiques, mais de l’absence –ce

qui ne marche pas, d’un paradoxe, d’un vide. Les mathèmes constituent des

formules écrites où ses lettres n’ont pas une lecture univoque. En plus, ses

formules écrites ne communiquent pas, elles servent à la transmission. La

transmission n’est pas réciproque et ne produit pas de sens. Lorsque le mathème

est créé par Lacan dans le contexte de la passe et losrqu’il est liée à L’une-bévue,

sa fonction n’est pas de communiquer, mais celle d’enregistrer un effet et de faire

passer une équivoque. La communication ne garantit pas la transmission d’un

équivoque ou d’un effet du type Witz. Pour rendre compte de ses dimensions, il

faut s’apercevoir de la proximité des mathématiques du côté écrit du langage.

Quant à la poésie, nous avons constaté dans les usages lacaniens de l’art,

la poésie ou la littérature, son intérêt au langage en soi-même et non comme

moyen de communication. En effet, Lacan avait une prédilection pour la

rhétorique, l’esthétique et la fonction poétique du langage –la forme du texte

devient l’essentiel du message. La proximité de Lacan de la poésie et la

sophistique, comme Christian Dunker l’a noté8, n’est pas persuasive ou

8 Christian DUNKER, Por que Lacan?, Sao Paolo, Zagodoni, 2016, p. 42.

Page 432: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

432

seulement esthétique au moment qu’il a subverti le modèle communicatif

traditionnel pour l’adapter à la psychanalyse : « le sujet reçoit de l’Autre son

propre message sous une forme inversée »9. Cette subversion du modèle

communicatif permet à Lacan d’éviter de citer la solution platonicienne –

l’expulsion des poètes de la République– et de donner lieu aux questions

radicales de la psychanalyse. Le penchant de Lacan à la poésie s’explique par son

intérêt au message pour le message (poésie), au singulier attaché au langage

(littérature) ou à l’équivocité (rhétorique). Ces traits distinctifs de la Poésie ne

produisent pas du sens, ils ne sont pas communicatifs et ils ne suivent pas la voie

de l’univocité.

En somme, les caractéristiques des mathématiques et de la poésie que

nous venons de remarquer sont importantes pour les questions

psychanalytiques. Bien que nous pouvons trouver des éléments importants pour

la psychanalyse dans la science, la philosophie ou la religion, la poésie et la

mathématique sont stratégiques par ses components linguistiques qui s’écartent

de toute fonction communicative, univoque ou de production de sens. En

d’autres termes, la psychanalyse lacanienenne s’intéresse aux mathématiques et

la poésie en tant qu’elles soulignent les fonctions contre-intuitives du langage. De

cette manière, la troisième hypothèse se confirme comme vraie.

4/ Croiser mathématiques et poésie permet d’ouvrir un espace propre pour la

psychanalyse. En ce qui concerne le croisement entre deux savoirs, il est

nécessaire de répondre à la question de leur différence par rapport à la science,

la philosophie ou la religion. En d’autres termes, qu’est-ce que la poésie et la

mathématique ont que la science ou la philosophie n’ont pas ? La particularité

commune entre Mathème et Poème est la langue. Tous le deux sont des

disciplines attachées au langage, même si elles sont opposées dans l’en spectre.

La philosophie, la religion et la science sont importantes pour la psychanalyse

9 Jacques LACAN, Écrits, Paris, Seuil, p. 9, 41, 247-248, 296, 298-299, 348, 353, 438, 472 et 634.

Page 433: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

433

dans la mesure qu’elles aident à poser et à répondre les mêmes questions que la

psychanalyse. Pourtant, ni la philosophie ni la science ne peuvent élargir la

langue, c’est-à-dire pousser de façon immanente les limites de la langue pour

inventer d’écritures ou de mots nouveaux. Dans la mesure que la matière même

de la psychanalyse est le langage et ses limites, le Mathème et le Poème sont

cruciaux.

Quant à l’hypothèse centrale de notre recherche, nous allons poser la

question autrement : est-il impossible de concevoir certains concepts ou

pratiques psychanalytiques sans la poésie ou sans les mathématiques ? On risque

fort de répondre de manière affirmative. Toutefois, il est difficile d’imaginer la

psychanalyse lacanienne sans son approche heideggérienne –formuler les

questions de manière poétique pour ne pas l’ontologiser– et son alternative

mathématique. Nous avons noté que le Poème peut formuler de thèmes méprisés

par la science ou par la philosophie, tandis que le Mathème donne de la rigueur à

ces intuitions. Il s’agit de la relation classique freudienne entre art –poésie– et

science –mathématiques. Grâce à ses propriétés de détachement de l’empirique,

les mathématiques ont un pouvoir de pensée supérieure que la simple

observation. Nous trouvons le côté koyréen de la science liée à la formalisation

linguistique. Nous dirons que dans la mesure où la question de la

mathématisation de la psychanalyse est attachée à l’épistémologie française –

Koyré, Bachelard, Canguilhem– et à la formulation heideggérienne non

ontologisante, il existe des concepts impossibles de concevoir autrement que par

les mathématiques. Bref, en ce qui concerne à la théorie psychanalytique

lacanienne, il est impossible de concevoir certains concepts sans les

mathématiques –sexuation, logique du fantasme, objet a, phallus, métaphore du

nom-du-père. Maintenaient, il est possible d’en parler et de concevoir certains

concepts. Mais il s’agit d’une vulgarisation ou des exemples didactiques. Pour

Lacan il a été impossible de les concevoir sans les mathématiques. Pour nous en

tant que psychanalystes, il serait important de les travailler mathématiquement

pour leur donner de la rigueur et développer tout son essor. Pourtant, au niveau

Page 434: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

434

théorique, la poésie n’est pas nécessaire. Tôt ou tard, la science, la religion ou la

philosophie seraient arrivées à envisager de concepts psychanalytiques. La

poésie possède donc une fonction de déclencheur de la création de concepts.

C’est en ce sens-là que nous lisons la phrase de Badiou selon laquelle la poésie

est « prophétique »10.

Quant à la dimension pratique, le privilège est de la poésie et non les

mathématiques. Selon notre construction d’objet « Poème », il est impossible de

pratiquer la psychanalyse sans le « détour » poétique du langage. Au niveau de

l’écoute comme de l’intervention, il existe une prépondérance des éléments

poétiques. Nous aurons tort de négliger, voire de mépriser la mathématique dans

la pratique –la dimension de réduction, la lecture de la structure transférentielle

ou le savoir y faire avec les impasses. Néanmoins, il est possible de pratiquer la

psychanalyse sans le Mathème et non sans le Poème. Il suffit d’examiner le

témoignage de la psychanalyse de Freud pour le constater.

Nous considérons la clinique comme l’effort de s’écarter de la pratique et

la pensée, ainsi que la transmission de la théorie. Dans ce sens, la clinique est

l’ensemble de dispositifs comme l’écriture de cas, l’École psychanalytique, la

psychopathologie, le contrôle, la passe ou le cartel. En sa dimension clinique,

nous pouvons dire que tous le deux, Poème et Mathème, ne sont pas nécessaires.

Ils ont, toutefois, un rôle prioritaire pour raffiner la clinique psychanalytique.

Dès ses origines, Freud s’est confronté à la question du style littéraire lorsqu’il a

rédigé ses cas. La question du style traverse toute l’œuvre de Lacan, justement

dans le point de tension entre l’universel et le singulier ; ce point de tension est

aussi central pour la transmission de la théorie que pour l’explication de

l’émergence du symptôme. Il est indispensable un certaine « numericité » –objets

mathématiques fragmentaires, théorie d’ensembles– pour formuler appareils

tels le cartel ou l’École. Pour cette raison, nous concluons que la poésie et les

10 « À y regarder de près, on voit qu’il n’y a que deux choses dans l’activité des hommes qui soient prophétiques : la poésie et les mathématiques. (…) La poésie, parce que tout grand poème est le lieu langagier d’une confrontation radicale avec le réel. Un poème extorque à la langue un point réel d’impossible à dire », Alain BADIOU, À la recherche du réel perdu, Fayard, Paris, 2015, p. 45-46.

Page 435: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

435

mathématiques sont souhaitables et qu’elles ont le même poids pour la clinique.

Au sens strict, certaines grandes inventions cliniques de Lacan –la passe, le

cartel, l’École, la subversion de la psychopathologie par la topologie des nœuds,

le sinthome ou le style– ne peuvent pas être formulées qu’à l’aide du Poème et du

Mathème. Sur ce point, nous nous permettons de nous demander si la

psychanalyse lacanienne –théoriquement et pratiquement– n’est pas en risque

sans ces inventions lacaniennes cliniques ; inventions lacaniennes qui d’ailleurs

sont inconcevables sans mathématiques et sans poésie.

Finalement, le Mathème et le Poème ne sont pas nécessaires,

mais souhaitables pour radicaliser la théorie, la pratique et la clinique. Nous

aurions une vaste perte si nous ne disposions pas de ces ressources. Où réside

cette radicalisation ou l’amélioration de la psychanalyse par les mathématiques

et la poésie ? La position défendue ici réside dans le pouvoir de mobilisation du

langage du Mathème et du Poème. En effet, lorsque la psychanalyse se fonde

comme une pratique du langage, la poésie et les mathématiques se constituent

comme de savoirs privilégiés pour la psychanalyse. L’inconscient structuré

comme un langage, la pratique du bavardage ou le talking cure sont quelques

formulations qui visent à fonder la psychanalyse dans le langage. Nous pouvons

ajouter que la psychanalyse est une pratique à la lisière du langage.

Mathématiques et poésie forcent de manière parlée ou écrite les limites du

langage. Que le langage soit pour la psychanalyse un « appareil de la jouissance »

et le signifiant soit défini comme « la cause de la jouissance »11 justifient

l’importance de ces disciplines. Nous constatons d’ailleurs la manière dans

laquelle la science, la religion ou la philosophie ont des résonances et des

matériaux importants pour la psychanalyse, mais ils n’ouvrent pas un espace

propre pour la psychanalyse. Le seul point qui appelle une réserve est de

concevoir certains thèmes de la science, de la religion ou de la philosophie

11 « Je pousse plus loin, au point où maintenant ça peut se faire, en disant que l'inconscient est structuré comme un langage. À partir de là, ce langage s'éclaire sans doute de se poser comme appareil de la jouissance », Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1975, p. 52 et 27.

Page 436: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

436

comme éléments poétiques ou mathématiques. Grâce à cette recherche nous

avons les moyens pour dégager les contenus mathématiques et poétiques de la

philosophie, la science et la religion.

En conclusion, si l’accent de l’hypothèse est mis sur « un espace propre »,

elle se révèle correcte de manière limitée et avec de réserves. La psychanalyse

peut aiguiser le fil tranchant de la théorie, de la pratique et de la clinique par une

articulation entre mathématiques et poésie, mais cette articulation n’est pas

strictement nécessaire pour la psychanalyse. En ce sens, ils ouvrent des espaces

pour la psychanalyse, mais non pas un espace propre, voire exclusif pour la

psychanalyse. Pour ces raisons, nous pouvons affirmer que la distance minimale

ouvre un espace pour la création des concepts, pour la pratique psychanalytique

et pour la clinique. Il s’agit d’une béquille, d’une tension à ne pas éliminer, un

espace qui permet une dialectisation de la langue. Comme nous l’avons déjà

formulé, Mathème et Poème constituent aussi les deux foci où la psychanalyse

lacanienne démontre l’édifice métaphysique dénoncé par Heidegger.

5/ Même s’il existe des relations générales entre mathématiques et poésie, chaque

croisement est singulier. Tout au long de cette recherche nous avons mis en

évidence les propriétés des mathématiques et de la poésie. C’est grâce à sa

fonction presque opposée dans le spectre du langage qu’elles se rapprochent.

Compte tenu de l’importance générale de l’articulation entre Mathème et Poème

pour la désontologisation, l’invention conceptuelle, l’orientation pratique, la

rigueur épistémologique, la transmission, le forçage immanent du langage, entre

autres emplois, cette articulation se montre aussi singulière.

Nous ne parlons pas d’une articulation particulière, qui partage un trait

avec d’autres cas. Il s’agit plutôt d’une articulation qui est unique ou singulière.

Même si Lacan entrelace mathématiques et poésie avec une stratégie générale et,

par conséquent, il s’agit d’un cas particulier, le point à formuler ou à

déconstruire est singulier. Parfois ce qui anime une liaison entre Mathème et

Poème a de conséquences cliniques, pratiques ou théoriques. D’autres fois,

Page 437: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

437

l’articulation en soi-même est singulière, c’est-à-dire elle est entre un élément

artistique et un autre topologique (le traitement de Les Ménines) ou entre un

point littéraire formalisé de façon diagrammatique (la construction du graphe du

désir).

Somme toute, cette recherche a dégagé les usages généraux du Mathème

et du Poème de manière indépendante, leurs articulations entre eux n’ont que

très peu en commun notamment dans ses finalités : la désontologisation, le

forcement du langage, la formulation ou déconstruction d’un point pratique,

théorique ou clinique. La manière de le faire, la finalité ou même le traitement en

chaque cas est singulier. La contribution de cette recherche réside dans la

signalisation de l’importance des mathématiques et de la poésie pour la

psychanalyse. La tâche a été de dégager les usages spécifiques et généraux de

ceux-ci de manière indépendante pour arriver à lire un traitement artisanal de

son articulation. En ce sens, l’articulation entre Mathème et Poème est utile pour

« inventer la psychanalyse chaque fois »12.

Il s’agit donc d’une clé de lecture pour la psychanalyse lacanienne de manière

artisanale et singulière. Pour y arriver, nous avons fait une recherche exhaustive

des références mathématiques et une lecture rétrospective de l’œuvre

freudienne. Il a été nécessaire de parcourir les références poétiques –création,

esthétique, art et poésie– chez Lacan.

12 « Tel que maintenant j’en arrive à le penser, la psychanalyse est intransmissible. C’est bien ennuyeux que chaque psychanalyste soit forcé – puisqu’il faut bien qu’il y soit forcé – de réinventer la psychanalyse », Jaques LACAN, « 9e Congrès de l’École Freudienne de Paris sur la « transmission », in Lettres de l’EFP, n° 25, vol. II, 1979, p. 219.

Page 438: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

438

Page 439: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

439

ANNEXE I : TABLEAUX DE REFERENCES MATHEMATIQUES DANS L’ENSEMBLE DES

SEMINAIRES DE LACAN

Page 440: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

440

Page 441: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

441

Séminaire « De la technique psychanalytique » / « Les écrits techniques de Freud », 1953-1954.

Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique Livre d’Alexander (The Logics on Emotions) : schéma logico-symbolique des délires selon Freud (je l’aime –ce n’est pas moi qui l’aime…), les délires chez Freud ont une forme logique, logique hégélienne.

16.06.54

Schéma Schéma optique (l’expérience du bouquet renversée) « nous permet d'illustrer d'une façon particulièrement simple ce qui résulte de l'intrication étroite du monde imaginaire et du monde réel dans l'économie psychique » (qui a une valeur métaphorique, 24.02.54), Schéma à deux miroirs (articulation entre moi idéal et idéal du moi, articulation entre le moi et l’autre, 24.03.54), schéma simplifié des deux miroirs (direction de la cure, 5.05.54), temps logique (distinct au temps chronologique), les schémas optiques essaient de définir la particularité de la psychanalyse par rapport à la psychologie, schéma de l’analyse (spirale du progrès d’élaboration chez Freud, O-O’).

24.02.54, 24.03.54,

31.04.54, 5.05.54, 30.06.54, 7.07.54

Formalisation « formalisation des règles techniques » 13.01.54 Mathématiques Le progrès humain n’est pas un progrès de pensée de l’être humain, c’est

le progrès du symbolique dans les mathématiques, Lavoisier introduit des symboles mathématiques (langage et science), perversion comme changement de signe qui opère dans certaines fonctions mathématiques.

18.10.53, 9.06.54, 7.07.54

Dièdre aux six faces Articulation entre symbolique, imaginaire et réel (a une statut de schéma et articule aussi les « trois passion de l’être : amour, ignorance et haine)

30.06.54

Auteurs Brüke, Helmholtz, Du Bois-Reymond, Lavoisier, Maxwell, Platon, Wiener, Heidegger, Spinoza, Saussure, Benveniste, Descartes, Pascal.

Autres objets/sujets Triangle (mensonge-méprise-ambigüité), numération concevable. Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

O-O’ (moi et désir, moi et l’autre).

Page 442: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

442

Séminaire « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse », 1954-1955.

Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Arithmétique Certains systèmes aboutissent à des impasses arithmétiques (notamment systèmes de parenté ou sociétales).

1.12.54

Schémas Appareil psychique chez Freud (Traumdeutung, Enwurf, Lettre 52), critique du concept de régression et reformulation topologique (localisation), danger de chosifier Freud (« sans l'entifier, sans la chosifier » 2.03.1955).

29.02.55, 16.02.55, 2.03.55, 9.03.55,

1.06.55

Chaîne L Articulation plus et moins, symbolisation de l’imaginaire. 26.04.55 Logique Machine et calcul (discours de l’Autre), contradictions (≠ antinomies),

fonction universel (amour), écriture des possibilités dans un système (ouverture ou fermeté), erreurs dans un système formel.

8.012.54, 9.02.55, 8.06.55, 15.06.55,

22.06.55 √2, A/B = C/D, nombre irrationnel

Distinction entre savoir et vérité, articulation entre imaginaire et symbolique.

24.10.54, 1.06.55

Schéma L Formulation pour la première fois du schéma L (sous la forme d’une Z), articulation entre imaginaire et symbolique en moyens de l’introduction du grand Autre (en tant que structure signifiant). Articulation des lettres (notation algébrique ?, mathèmes ?) A, m, a et S. « L’humaine reçoit son propre message de l’autre, sous une forme inversée » (8.12.54).

8.12.54, 25.05.55, 29.06.55

Cybernétique Lange comme machine, la communication et l’information ne font pas partie de la psychanalyse, une machine qui joue avec les humaines, circuit symbolique.

9.02.55, 26.01.55, 1.12.55

Compter Se compter soi-même, je et moi. 15.12.54 Pair/impair Construction de l’imaginaire, symbole et symbolique, chiffrage, hasard

et déterminisme (séquence de nombres choisis au hasard), Séminaire sur La lettre volée.

23.03.55, 22.06.55

Mathématique Définition de l’arithmétique, s’écarter de l’intuition, nécessité de la mathématique (Lévi-Strauss et parenté, formalisme).

1.12.54, 29.06.55

Formalisation Importance du symbole en psychanalyse, notamment après Freud. 01.12.54, 9.12.54 Topologie (implicite) Espace et organisation graphique (schémas de Freud), relation entre

moi et sphère, problématisation entre intérieur et extérieur. 2.03.55, 25.05.55,

22.06.55 Schémas Entwurf, Traumdeutung, lettre 52, deux schémas perdus (selon

Krutzen). 9.02.55, 16.02.55, 9.03.55, 16.03.55,

29.06.55 Auteurs Copernic, Koyré, Descartes, Ptolémée, Lévi-Strauss, La Mettrie,

Huygens, Malebranche, Platon, Newton, Pascal, Einstein, Émile Borel, Galilée, Heisenberg, (Riguet mathématicien qui participe au séminaire).

Autres objets/sujets Biunivocité, triangle de Pascal, nombre cardinal et ordinal, le temps logique, nombres entiers, répartition spatiale, statistique des nombres, calcul, dissymétrie (odd), séquence de nombres choisis au hasard. Les planètes ne parlent pas (19.05.55, 25.05.55).

Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

√2, a-a’, i(a), O-O’.

Page 443: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

443

Séminaire « Les structures freudiennes dans les psychoses », 1955-1956. Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Schéma L « hallucination verbale », articulation entre imaginaire et symbolique, les schémas sont la structure même (extrait de l’expérience analytique), reformuler la communication en termes linguistiques, « le sujet reçoit son message de l’autre sous une forme inversée » (30.10.55, 7.12.55).

16.10.55, 30.10.55

Logique Expliquer les contradictions de la logique formelle chez Schreber, problème du métalangage dans la psychose (« tout langage implique un métalangage » 9.05.56), construction logique et Indépendance S/s, importance de la notion d’absence (logique signifiant), « l’élaboration du rêve du Freud ressemble beaucoup l’analyse logique et grammaticale » (16.05.56).

14.12.55, 25.01.56, 1.02.56, 2.05.56,

16.05.56

Mathématique « La science moderne, n’est pas la quantification, mais la mathématisation » (linguistique, combinatoire), structure et mathématique, la structure (mathématique) n’est pas naturel (« la fonction du père » « est l’introduction d’un ordre mathématique » 4.07.56).

16.05.56, 4.07.56

Topologie (implicite) « entrecroisement » entre imaginaire et symbolique « nous livre toute le système du monde », « la source de la fonction essentielle que joue le moi dans la structuration de la névrose » 21.03.56, « Freud a cette formule, que ce qui a été rejeté de l'intérieur réapparaît par l'extérieur » reformulé en termes de symbolique et réel (11.01.56), « Un anneau n'est pas un objet qui se rencontre dans la nature » c’est de l’ordre de la « pénétration » (4.07.56).

11.01.56, 21.03.56, 4.07.56

Topologie (explicite) « topologie subjectif » et hallucination (intérieur et extérieur du sujet, 8.02.56).

8.02.56

Formules « Vous auriez tort de croire que les petites formules d'Einstein qui mettent en rapport la masse d'inertie avec une constante et quelques exposants, aient la moindre signification » 11.04.56, Formules grammaticales de Freud (je ne l’aime pas, je la hais…) (18.01.56).

11.04.56, 18.01.56

Auteurs Pascal, Benveniste, Weiner, Spinoza, Aristote, Descartes, Leibniz, Einstein, Plotin, Kant, Heidegger, Héraclite, Jakobson, Saussure.

Autres objets/sujets Théorie des ensembles (structure, ensembles ouverts et fermés), notion de structure, dissymétrie.

Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

S/s.

Page 444: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

444

Séminaire « La relation d’objet et les structures freudiennes », 1956-1957. Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique Lois logiques et symbolisation (pair/impair), temps logique, la logique (localisation des contradictions et impossibilités) et le mythe (l’ Œdipe comme « instrument logique », « certaines images ont un fonctionnement symbolique », logique fictionnel 27.03.57, 3.04.57), la logique permet des échanges et permutations (26.06.57).

27.03.57, 3.04.57, 26.06.57

Topologie (explicite) « la topologie est une géométrie en caoutchouc, il s'agit ici aussi d'une logique en caoutchouc », « Cette sorte de logique est nouvelle », « A-t-elle les mêmes lois que ce qui a déjà pu être formalisé dans d'autres domaines de la logique ? », formaliser le cas petit Hans, surmonter les impasses logiques, formaliser schémas Freud (Traumdeutung).

19.06.57

Topologie (implicite) Schéma ≠ Localisation, spatialisation du schéma, circuits. 21.10.56 Structure Lévi-Strauss (mythèmes et construction mythique, 27.03.57),

transformation des relations contradictoires, incohérentes (10.03.57), surmonter les impasses logiques (impossibles, contradictoires, incohérents).

10.03.57, 27.03.57

Schéma Schémas du réseau ferroviaire cas petit Hans (8.05.57, 15.05.57), mère-phallus-enfant (28.10.56), schéma L (sans la forme Z) et cas de la jeune homosexuelle (16.01.57), schéma L et cas Dora (23.01.57), schéma de Freud (6.02.57), schéma L et « l’inversion de Léonard » da Vinci (3.07.57).

28.10.56, 16.01.57, 23.01.57, 6.02.57, 6.02.57, 3.07.57

Formule « Dans le cas du petit Hans, quelque chose nous incite pourtant à rectifier l'accent, et je dirais presque la formule, de cette histoire » 26.06.57, diverses manières de formuler algébriquement le cas petit Hans.

19.06.57, 26.06.57

Mathématisation « C'est parce que l'on part d'une formalisation symbolique pure que l'expérience peut se réaliser correctement, et que commence l'instauration d'une physique mathématisée. On peut dire qu'après des siècles entiers d'efforts pour y parvenir, on n'y est jamais parvenu avant de se résoudre à faire au départ cette séparation du symbolique et du réel, que les chercheurs, de génération en génération, n'avaient pu atteindre par la longue suite de leurs expériences et tâtonnements, d'ailleurs passionnants à suivre. C'est là tout l'intérêt d'une histoire des sciences ».

3.07.57

Formalisation Réponse de Lévi-Strauss au problème des sciences humaines (27.02.57), « L'expérience freudienne, si nous voulons la formaliser, nous devons la prendre au pied de la lettre, l'admettre au moins provisoirement » (26.06.57), « J'ai formalisé des petites lettres, et j'ai essayé de vous indiquer dans quel sens on pourrait faire un effort pour s'habituer à écrire les rapports de façon à se donner des points de repère fixes, sur lesquels on puisse n'avoir pas à revenir dans la discussion » (3.07.57).

27.02.57, 26.06.57, 3.07.57,

Auteurs Platon, La Mettrie, Heidegger, Lévi-Strauss, Saussure, Frege, Lewis Carrol, Aristote, Koyré, Galilée.

Autres objets/sujest Formalisation du Séminaire sur « La lettre volée » (réseau ; graphe, répartitoire, chaine -/+), division, tableau castration-privation-frustration, signifiant impossible = caput mortum, permutation, graphe.

Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

a-a’ (situation analytique, schéma L, axe imaginaire), I, (élément imaginaire), S/s, diverses formulations de la « métaphore paternelle ».

Page 445: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

445

Séminaire « Les formations de l’inconscient », 1957-1958.

Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique La logique met en question le a priori Kantien (20.10.57), logique de caoutchouc, logique et langage, temps logique.

20.10.57, 27.10.57,

Topologie « il est impossible de représenter dans le même plan le signifiant, le signifié et le sujet » (problématique du cogito) 6.10.57, topologie de la métaphore paternelle, structure signifiante et espace topologique, topologie est une certaine logique de la castration (pour articuler la notion de manque et celui du phallus, 23.04.58), place topique du par rapport a S/s (14.05.58), « l’espace de l’inconscient, est en effet un espace typographique (…) se constituant des lignes et des petites carrés (…) réponde à des lois topologiques » (8.01.58), chaîne signifiant et anneaux (tores, 13.10.57).

6.10.57, 13.10.57, 20.10.57, 27.10.57, 08.01.58, 8.04.58,

14.05.58, 21.05.58, 11.06.58, 4.06.58,

2.07.58

Formalisation « Si toutefois nous parvenons à pousser assez loin cette structuration topique, nous n'échapperons pas à un reste d'exigence supplémentaire, si tant est que votre idéal soit d'une formalisation univoque, car certaines ambiguïtés sont irréductibles au niveau de la structure du langage telle que nous essayons de la définir », « Il n’y pas de métalangage, il y a des formalisations » (au niveau logique ou signifiant, 27.10.57), « cette formalisation est non seulement exigible, mais elle est nécessaire ».

27.10.57

Schéma « C'est un schéma bien commode, et c'est justement l'inconvénient de représenter des choses topologiques par des schéma spatiaux », c’est mieux la topologie « Ainsi, mon petit réseau, représentez-vous que vous le prenez vous le chiffonnez, vous en faites une petite boule, et vous la mettez dans votre poche. Eh bien, en principe, les relations restent toujours les mêmes, pour autant que ce sont des relations d'ordre » (4.06.58), schéma en forme d’œuf de Freud (4.06.58), Schéma L (cette fois pour articuler l’Œdipe), construction du Schéma R (introduction de la structure quaternaire), Schéma carré du cas Dora (qui introduit des notations algébriques tels $◊a, d, i(a), m), schéma triangulaire mère-père-enfant (métaphore paternelle).

8.01.58, 22.01.58, 5.02.58, 12.03.58, 30.04.58, 4.06.58,

11.06.58

Mathématique Groupes et ensembles (6.10.57), axe des abscisses et réalité/symbole carré schéma R (5.02.58), « manier le phénomène de langage comme s'il s'agissait d'un objet, nous apprendrons à dire des choses simples et évidentes à la façon dont les mathématiciens procèdent quand ils manient leurs petits symboles » (20.10.57), « il n’y a pas de métalangage au sens où cela voudrait dire par exemple une mathématisation complète du phénomène du langage » (27.10.57), Raymond Queneau et la mathématique (1.12.57).

6.10.57, 20.10.57, 27.10.57, 1.12.57,

5.02.58

Graphe Graphe « du désir » (qui n’est jamais nommé ainsi), articulation entre plusieurs termes lacaniens, nouvelles notations (mathèmes ?) articulées, formalisation de la chaîne et les graphes du Séminarie sur « La lettre volée » ; au débout le graphe sert à formaliser les formations de l’inconscient, puis le cas Schreber et finalement ouvre une ample gamme de questions psychanalytiques.

6.10.57, 8.01.58, 22.01.58, 5.02.58,

12.03.58, 16.04.58, 30.04.58, 14.05.58, 4.06.58, 11.06.58, 18.06.58, 2.07.58

Auteurs Jakobson, Russell, Descartes, Queneau, Zénon, Euclide, Platon, Aristote, Bateson, Lévi-Strauss, Spinoza.

Autres objets/sujets Formalisme littéraire, théorème d’Euclide, métalangage, signifiance du phallus, être/existence.

Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

a-a’ (cas Dora), D (désir de la mère, désir désire pour la mère), d (désir d’un enfant pour sa mère), ∆ (ressort par quoi le sujet est mis dans un certain rapport avec le signifiant), i(a) (image de l’autre au miroir), (signifiant qui introduit dans l’Autre qqch de nouveau), (phallus fantasmatique), ◊ (rapport quadratique), s(A) (message, ce qui dans l’Autre prend valeur d’insigne, symptôme), S(Ⱥ) (A est marqué par le phallus), $ (sujet barré), $◊a (fantasme), $◊D (sujet et demande), S/s, « symboles » de la métaphore et de la métonymie (commentaire sur L’instance de la lettre, écritures algébriques, 6.10.57).

Page 446: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

446

Séminaire « Le désir et son interprétation », 1958-1959.

Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique Logique et Bejahung/Verneinung, transfert et position logique de l’analysant et l’analyste, « la connexion logique entre deux choses n’est pas évidente » (7.01.59), « Quand il y a deux versants en logique, il y en a toujours un troisième » (11.03.59), le signe « tilde » logique pour articuler le phallus (avoir-être le phallus, disjonction, ou bien… ou bien…, 17.06.59), « cette expérience du sujet logique qui est la notre » (travail créateur du logos, désir, sublimation, identification, 1.07.59), logique et étapes du graphe.

12.10.58, 3.12.59, 11.03.59,

10.06.59, 1.07.59

Topologie Homologie (concept), le graphe est topologique (éléments et ses relations, 26.10.58), topologie des signifiants (3.12.59), « topologie de notre expérience » (4.02.59), « topologie du refoulement », « topologie du désir » (espace entre deux vecteurs, andere Schauplatz, Traumdeutung, 3.12.59), sujet : intérieur/extérieur (28.01.59), « Mauvais objet interne » et torus (antécédent du Das ding i(a), 17.06.59).

26.10.58, 3.12.59, 4.02.59, 28.01.59,

17.06.59

Mathématique Structure (gramme, forme topologique, lecture d’Hamlet, 8.04.59), nombre imaginaire √-1 = métaphore mathématique du phallus « La racine de moins un ne saurait correspondre en soi à rien de réel, au sens mathématique du terme » (22.04.59).

8.04.59, 22.04.59

Schéma Modèle optique (bouquet, bascule miroir-plan, 7.01.59). Formalisation Les écritures algébriques sont appelées « formalisation », expérience

psychanalytique et formalisation. 14.01.59, 20.05.59

Graphe « Schéma topologique » = graphe (21.01.59, 8.04.59), articuler le désir, le phallus, l’Autre barré et des autres concepts crucials pour la psychanalyse, articulation synchronie/diachronie, introduction du che vuoi ?, guide par rapport au réel (12.10.59), schéma Freud Lettre 52, cas d’Ella Sharpe.

Le séminaire même est la

formalisation du graphe

Science « L’effort qui a essentiellement consisté à vider toute l’articulation scientifique de ses implantations mythologiques ».

3.06.59

Fonction Fonction du phantasme (et coupure, 27.05.59), fonction phallique (4.02.59, 10.06.59).

4.02.59, 27.05.59, 10.06.59

Auteurs Jakobson, Descartes, Platon, École de Malbourg, Simone Weil, Spinoza, Aristote, Einstein, Parménide.

Autres objets/sujets Coupure, arithmétique, Lewis Carroll (double règle de trois, relation sujet/objet fétichisme, 4.03.59), théorie des ensembles, se compter à soi-même (les enfants ne peuvent pas « j’ai trois frères), théorie de groupes, nombre irrationnel.

Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

i(a)/I (identifications aux insignes de l’autre), E(e) (énoncé/énonciation), toutes les écritures algébriques de graphe du désir (notamment S(Ⱥ), « shibboleth de l’analyse », « il n’y a pas Autre de l’Autre », 8.04.59), - (phallus imaginaire), O-O’ (model optique), ◊i(a) (transformation de $◊a), $◊D (pulsion), $◊(rejet d’Hamlet).

Page 447: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

447

Séminaire « L’éthique de la psychanalyse », 1959-1960.

Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique Logique d’Aristote –universel/particulier– (25.10.59), la logique s’édifice sur la trame même de la négation et la spaltung (division du sujet, 20.01.60).

25.10.59, 20.01.60, 23.03.60, 22.06.60

Topologie Difficulté de la représentation topologique de Das Ding (23.12.59), « il s’agit de cet intérieur exclu qui, pour reprendre les termes mêmes de l’Entwurf, est ainsi exclu à l’intérieure » (20.01.60), topologie et sublimation (par rapport à la pulsion et reprise de la sublimation chez Kant), « Voici les notions topologiques sans lesquelles il est impossible de s'y retrouver dans notre expérience, et de dire autre chose que ce qui n'est que tournage en rond et confusion, même sous les plumes éminentes » (29.06.60), « topologie de la subjectivité », « Voici située ainsi une autre topologie, la topologie qu’institue le rapport au réel » (16.12.59), topologie et « la zone de l’entre-deux-morts » (6.06.60), vacuole (du partenaire inhumain), « topologie classique de Freud d’un terme comme l’ego » (3.02.60), topologie et questions de l’être.

2.12.59, 16.12.59, 23.12.59,

27.01.60, 3.02.60, 25.05.60,

29.06.60, 6.06.60

Schéma Principe du plaisir/principe de réalité, Entwurf. 25.10.59 Mathématique « La puissance du signifiant, du discours surgi des petites lettres des

mathématiques », discours qui n’oublie rien, physique et discours des mathématiques.

18.05.60

Formalisation Lévi-Strauss formalise le passage de la nature à la culture. 8.06.60 Cosmologie Cosmologie mis en question pour la pulsion, topologie. 13.01.60 Auteurs Aristote, Jakobson, Pascal, Bentham, Galilée, Brücke, Helmholtz, Fechner,

Lévi-Strauss, Newton, Platon.

Autres objets/sujets Calcul infinitésimal, physique moderne, anamorphose. Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

I, i(a) (et amour au prochain, altruisme), Ⱥ (et Dieu), $◊a.

Page 448: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

448

Séminaire « Le transfert dans sa disparité subjective, sa prétendue situation, ses excursions techniques », 1960-1961.

Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique Syllogisme chez Socrate, temps logique et amour (25.01.61), « il y a une priorité logique à ce que vous entendez –à savoir que c'est d'abord comme inconscient de l'Autre que se fait toute expérience de l'inconscient » (8.03.61), « rapport logique initial, inaugural, du sujet au signifiant » et splitting du sujet (1.03.61), « fonction de la hâte en logique » (temps logique, angoisse, précipitation, 14.06.61).

16.10.60, 25.01.61, 1.03.61, 8.03.61, 14.06.61,

Topologie Temps au sens topologique (14.12.60), topologie de l’agalma (1.02.61), topologie et graphe, « La notion d'intérieur est une fonction topologique capitale dans la pensée analytique, puisque même l'introjection s'y réfère » (mention du surface et volume, trait unaire –einziger Zug– 7.06.61), « l’objet est ob. L’objet se trouve à travers les objections » (essai de définition topologique de l’objet a, 21.06.61), loi et désir dans le graphe (10.05.61), topologie du vide et plein (14.12.60), topologie et désir de l’analyste, éthique, entre-deux-morts (11.01.61), la topologie rend possible le transfert (8.03.61).

14.12.60, 11.01.61, 1.02.61,

08.03.61, 10.05.61, 7.06.61,

21.06.61

Mathématiques Intuition dans la construction mathématique et désexorcisation de la sphère (21.12.60), Vous vous apercevriez alors que les mathématiques, c'est beaucoup mieux –là, on peut agiter des signes ayant un sens univoque, parce qu'ils n ' en ont aucun » (1.02.61), Le qui est là en position de mise en fonction de tous les objets, comme le petit ƒ d'une formule mathématique » (26.04.61), fonction du mythe et fécondité des mathématiques (24.05.61), mathématique et métalangage, « dès le début de l'élaboration de la notion de transfert, tout ce qui chez l'analyste représente son inconscient en tant que, dirons-nous, non analysé, a été considéré comme nocif pour sa fonction et son opération d'analyste » (1.03.61).

21.12.60, 1.02.61, 01.03.61, 26.04.61, 24.05.61

Schéma Schéma et graphe, schéma et cosmologie, schéma et topologie, schéma optique (condition topologique, identification par Ein einziger Zug, l’Autre dans le stade du miroir, 7.06.61), schéma de Freud dans Massenpsycholgie.

1.03.61, 8.03.61, 7.06.61, 14.06.61,

21.06.61, 28.06.61

Cosmologie Centre et périphérie (12.04.61), hominisation du cosmos, Voyages de Gulliver et anticipation de stations cosmonautiques, réflexion étique et cosmologie (Souverain Bien et sphère, 16.10.60), Ellipses (Koyré, Galilée, Kepler, Copernic), Kepler est parti d’une conception imaginaire du cosmos (emprunté du Timée, 21.12.60), investigation cosmologique, conception cosmologique.

16.10.60, 21.12.60

Auteurs Platon, Kant, Aristote, Lévi-Strauss, Von Neumann, Parménide, Plotin, Canguilhem, Russell, Pythagore, Tales de Milet, Ptolémée, Copernic, Galilée, Koyré, Kepler, Philolaos, Démocrite, Descartes, Jakobson, Bentham.

Autres objets/sujets Jeu de bridge, dissymétrie. Mathèmes, écritures algébriques et algorithmes

Formule du fantasme obsessionnel (Ⱥ◊(a, a’, a’’, a’’’, …) et formule du fantasme hystérique (a/-◊A) où ◊ = désir de (mais qu’on « peut lire ce rapport de plusieurs façons » (26.04.61) ; « l'intérêt des formules, c'est qu'on peut les prendre au pied de la lettre » et « coté opérationnel des formules » (3.05.61), a-a’, I, i(a), (symbolique et imaginaire), S(Ⱥ) (phallus comme symbole qui répond à la place où se produit le manque de signifiant), $◊a, $, $◊D.

Page 449: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

449

Séminaire « L’identification », 1961-1962.

Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique Paradoxe d’Épiménide, critique A est A (tautologie), position du logicien et ontologie (formalisme), logique et sens (Wittgenstein), « ce n'est pas du tout la voie du logico-positivisme qui nous paraît, en matière de logique (…), je veux dire au niveau d'une expérience de parole, celle à laquelle nous faisons confiance à travers ses équivoques, voire ses ambiguïtés, sur ce que nous pouvons aborder sous ce terme d’identification » (15.10.61), la tautologie est singulièrement féconde 20.12.61), logique et fonction de la lettre (20.12.61), l’effort logique c’est réduire le divers à l’identique (10.01.62), « la logique formelle est un science fort utile » car « elle devrait vous interdire à tout instant de lui donner le moindre sens » (« nous sommes très intuitifs », 24.01.62), Piaget est meilleur logicien que psychologue (7.03.62), logique de Port-Royal et quantification propositionnelle (7.03.62), logique de classes et fonction de la négation (11.04.62), introduction de la dimension temporelle dans la logique (hâte logique, le temps logique, 16.05.62), saisir logiquement l’objet du désir (Begriff, 23.05.62), se méfier du genre et de la classe (13.12.61), « Cette logique dite symbolique par rapport à la logique traditionnelle, sinon cette réduction des lettres » (24.01.62), « Ce qui a fait tout le charme, toute la séduction longuement poursuivie de la logique classique, le véritable point d'intérêt de la logique formelle, j'entends celle d'Aristote, c'est ce qu'elle suppose et ce qu'elle exclut et qui est vraiment son point-pivot, à savoir le point de l'impossible en tant qu'il est celui du désir » (13.06.62), « La définition logique de l'objet, que je me permets d'appeler lacanien en l'occasion, car ce n'est pas la même chose que de parler de lacanisme exécré, de l'objet du désir, sa fonction logique à cet objet (…) sa fonction logique ne tient ni à son extension, ni à sa compréhension, car son extension, si l'on peut designer quelque chose de ce terme, tient en la fonction structurante du point » (20.06.62), A = A (méconnaissance constituant de ce principe logique, 20.06.62).

Tout le séminaire

Mathématique Logique mathématisée (nom propre, Russell, 20.12.61), introduire la fonction du sujet (non pas au sens psychologique mais structural) par le biais des algorithmes (une formalisation, 10.01.62), cadran d’Apulée (contraire, contradictoire, universel, particulier 17.01.62), cadran de Pierce et logique Port-Royal (7.03.62), « les mathématiciens, essaient de toutes parts, et y parviennent, à déborder l'intuition » (9.05.62).

20.12.61, 10.01.62, 17.01.62, 7.01.62,

9.05.62

Topologie Changement dans la combinatoire topologique et dans la tradition aristotélicienne (13.12.61), quelle logique ? (Kant, logique formelle ou logique « élastique », 21.02.62), logique « élastique » et figures en « caoutchouc » (28.03.62), troisième dimension et critique à la psychologie des profondeurs (7.03.62), « je vous ai dit que nous n’avons accès qu’à deux dimensions (pas quatre ou cinq dimensions comme dans la science-fiction, 2.05.62), le champ visuel est à deux dimensions (11.04.62), psychiquement nous avons accès qu’à deux dimensions (2.05.62), Bande de Möbius, Cross-cap, tore, irréductibilité, projection, plongement, « L’esthétique kantienne n’est absolument pas tenable, pour la simple raison qu’elle est, pour lui, fondamentalement appuyé d’une argumentation mathématique qui tient à ce qu’on peut appeler l’époque géométrisante de la mathématique » (critique aux catégories à priori kantiennes par la topologie 14.03.62), Temps et espace (cosmologie, Kant, 26.02.62), « on pose qu'il y a une structure topologique dont il va s'agir de démontrer en quoi elle est nécessairement celle du sujet, laquelle comporte qu'il y ait certains de ses lacs qui ne puissent pas être réduits. C'est tout l'intérêt du modèle de mon tore » (7.03.62), « Poincaré et d'autres maintiennent qu'il y a un élément intuitif irréductible, et toute l'école des axiomaticiens prétend que nous pouvons entièrement formaliser à partir d'axiomes, de définitions et d'éléments, tout le développement des mathématiques, c'est-à-dire l'arracher à toute intuition topologique. (la topologie est “une grande science”, 7.03.62), « La fonction du phallus φ, c'est ce à quoi nous allons essayer de donner son support topologique » (9.05.62), « Pour l'instant, ce qui se propose à nous c'est de trouver un modèle topologique, un modèle d'esthétique transcendantale qui nous permette de rendre compte à la fois de toutes ces fonctions du phallus » (9.05.62), Intersection logique et articulation topologique (torus) de la demande et le désir (28.03.62), Huit intérieur (Kierkegaard et la répétition, 11.04.62), « Néanmoins, ce qui se passe dans le champ par où cet espace extérieur traverse le tore, c'est-à-dire l'espace du trou

Tout le séminaire

Page 450: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

450

central, là est le nerf topologique de ce qui a fait l'intérêt du tore et o. le rapport de l'intérieur et de l'extérieur s'illustre de quelque chose qui peut nous toucher. Remarquez que, jusqu'. Freud, l'anatomie traditionnelle un tant soit peu Naturwissenschaft, avec Paracelse et Aristote, a toujours fait .tat, parmi les orifices du corps, des organes des sens comme d'authentiques orifices. La théorie psychanalytique, en tant que structurée par la fonction de la libido, a fait un choix bien étroit parmi les orifices et ne nous parle pas des orifices sensoriels comme orifices, sinon à les ramener au signifiant des orifices d'abord choisis » (16.05.62), « la notion de surface topologique doit être introduite dans notre fonctionnement mental parce que c'est l. seulement que prend son intérêt la fonction de la coupure » (16.05.62), « Mais c'est quand même - ici je prends acte pour vous l'indiquer – là qu'il nous en faudra revenir pour en constituer, non plus une cinétique, mais une dynamique temporelle, ce que nous ne pourrons faire qu'après avoir franchi ce qu'il s'agit de faire pour l'instant, à savoir, le repérage topologique spatialisant de la fonction identificatoire » (9.05.62).

Un « l’Un comme tel est l’Autre » (les caractères d’unité se confondent avec l’unité elle-même, le signifiant implique une fonction d’unité : n’être que différence, 29.10.61).

29.10.61

Théorie des ensembles La théorie des ensembles est « la portée générale en ce qu’on s’y efforce de réduire tout le champ de l’expérience mathématique accumulée par des siècles de développement, et je crois qu’on ne peut pas en donner de meilleure définition que c’est la réduire à un jeu de lettres » (progrès de la pensée, notre époque = certain moment du discours de la science, 20.12.61), « logique moderne des ensembles » (11.04.62).

20.12.61, 11.04.62

Schéma Cadran de Pierce (7.03.62), graphe et tore (21.03.62), tore et articulation D + d (28.03.62, 4.04.62), huit intérieur (cercles d’Euler et tores, 11.04.62), nœud de trèfle (2.05.62), huit intérieur (graphe, demande sur tore, 9.05.62), polygones fondamentaux (tore et cross-cap, 23.05.62), cross-cap et coupures (bande de Möbius, 13.06.62).

7.03.62, 21.03.62, 28.03.62, 04.04.62,

2.05.62, 9.05.62, 23.05.62, 13.06.62

Auteurs Russell, Wittgenstein, Mallarmé, Koyré, Aristote, Platon, Jakobson, Saussure, Hjemslev, Heidegger, Descartes, Brentano, Plotin, Rousselot (phonétique), Calligraphie chinoise, Gardiner (théorie des noms propres), Whitehead, Champollion, Euler, Pascal, Apulée, Kant, Spinoza, Frege, Gödel, Gagarin (cosmonaute), Bradbury (science-fiction), Schröder (mathématicien), Hamilton (mathématicien), Kurt Lewin, Boole, Nicord (mathématicien), Lévi-Strauss.

Autres objets/sujets Compacité, métalangage, série convergent et cogito, torsion (quart de tour), historie de Shackleton à l’Antarctide (se compter, « toujours qu'il y en avait un de plus, donc un de moins », 28.03.62), « l’animal ne se sait pas compter » (28.02.62), sujet comme coupure (13.06.62), objet spécularisable, cercle d’Euler, trait unaire, théorie des transfinis, nombre entier, Dieu et vide dans l’Autre (17.01.62).

Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

« me paraissait coïncider parfaitement avec le formule $◊a à telle que je vous la formule comme donnée, comme formalisation la plus simple qu’il nous soit permis d’atteindre au contact des diverses formes de la clinique, c’est-à-dire parce qu’il est nécessaire de présumer de la structure de ce point central tell que nous pouvons la construire nécessairement pour rendre compte des ambiguïtés de ses effets » (20.06.62), « [Euler] lui a écrit 241 lettres, pas uniquement pour lui faire comprendre les cercles d'Euler » (11.04.62), I (idéal de moi et petite différence), i(a) (image et objet, enveloppe l’accès à l’objet), √-1 (sujet), (cercle de connotation de l'objet), (fonction imaginaire du phallus), ◊ (coupure de), s(A), S(Ⱥ) (renonce à tout métalangage), $◊a (« formalisation du fantasme », 9.05.62, 13.06.62), symbolisme général des opérations logiques chez Russell, rapport du sujet pensant à la lettre (20.12.61).

Page 451: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

451

Séminaire « L’angoisse », 1962-1963. Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique Logique et définition du réel par l’impossible « Nous n'avons pas d'autre moyen de l'appréhender qu'avancer de trébuchement en trébuchement » (Hans et universalité du phallus, 19.12.62), la logique reste à faire car la fonction de la manque est masqué (le champ psychanalytique le révèle par le biais de l’angoisse, 30.01.63, 27.03.63), le psychanalyse ne s’occupe pas pour l’objectivité (la pensée scientifique occidentale) mais pour l’objectalité (dont son corrélat est une raison pure : le formalisme logique –qui selon Lacan, il enseigne depuis 6 ans–, 8.05.63).

19.12.62, 30.01.63, 27.03.63, 08.05.63

Topologie Tore et désir chez l’obsessionnelle (26.06.63), surface du cross-cap, bande de Möbius (objet non-spéculaire), la topologie n’est pas une métaphore (23.01.63), la topologie est une critique à la esthétique kantienne, embriologie-placenta-enveloppe-cordon-coupure (9.01.63).

26.06.63, 23.01.63. 9.01.63

Mathématique « Quand on a franchi une certaine étape de la compréhension mathématique, une fois que c'est fait, c'est fait, et on n’a plus à en chercher les voies » (29.05.63), système copernicienne et einsteinien et mathématiques, « Le passage de l'un à l'autre se fait par une rotation au quart de tour, et non par aucune symétrie ou inversion » dans le masochisme et le sadisme (13.03.63).

29.05.63, 13.03.63

Formalisation « Notre pratique peut se permettre d'être en partie fautive par rapport à elle-même et qu'il y ait un résidu, puisque c'est justement ce qui est prévu. (…) nous ne risquons que fort peu à nous engager dans une formalisation qui s'impose comme nécessaire » (5.06.63), les « analyses goldensteinniennes » s’approchent à « nôtres » formalisations (voire dans le champ psychanalytique, 12.12.62), notion de cause (dans un autre sens de la philosophie occidentale) est une « fonction » qui est « identique » de ce « qui reste nécessairement prise dans la machine formelle, ce sans quoi le formalisme logique ne serait pour nous absolument rien » (8.05.63), « C'est ce morceau qui circule dans le formalisme logique tel qu'il s'est constitué par notre travail de l'usage du signifiant. C'est cette part de nous-mêmes qui est prise dans la machine, et qui est à jamais irrécupérable. Objet perdu aux différents niveaux de l'expérience corporelle où se produit sa coupure, c'est lui qui est le support, le substrat authentique, de toute fonction de la cause » (8.05.63).

5.06.63, 12.12.62, 8.05.63

Algèbre « Qu'est-ce que c'est qu'une algèbre ? - si ce n'est quelque chose de très simple qui est destiné à faire passer dans le maniement, à l'état mécanique, sans que vous ayez à le comprendre, quelque chose de très compliqué. Cela vaut beaucoup mieux ainsi, on me l'a toujours dit en mathématiques. Il suffit que l'algèbre soit correctement construite » ensuite Lacan a écrit $◊D et $◊a, « Notre algèbre nous apporte ici un instrument tout trouvé pour en bien voir les conséquences. La demande vient indûment à la place de ce qui est escamoté, a, l'objet ».

12.12.62, 9.01.63

Losange (poinçon) Opérations de conjonction, disjonction, plus grand et plus petit toutes ensemble (« imager par des formules mathématiques »).

13.03.63

Schéma Graphe, appareil optique, bouquet renversée, matrice inhibition-symptôme-angoisse, division A $ Ⱥ a $, cinq stades de l’objet (objet a : circuit progression / régression, qui a une structure homologue au graphe du désir), « mon schémas essentiels » sont fonctions à quatre termes (une fonction carrée, 13.03.63).

Toute le séminaire

Auteurs Heidegger, Aristote, Lévi-Strauss, Goldstein, Descartes, Pascal, Platon, Kant, Koyré, Russell, Imré Hermann, Jakobson, Euler.

Autres objets/sujets Nombre entier, infini, récurrence, cross-cap, bande de Möbius, limite et bord, « exorciser le cosmos », équations einsteiniens, science-enseigment-pedagogie-manque-angoisse, cercle d’Euler.

Mathèmes, écritures algébriques, algoritmes

« la notation algébrique a justement pour fin de nous donner un repérage pur de l’identité » (l’objet a est une notation algébrique, 9.01.63), a◊$, i(a), - (manque et castration, vide du vase et distinction entre a et ), , ◊ (voire losange), $ (division signifiante du sujet et schéma), $0 (angoisse de l’autre et sadisme), $◊a (formule du fantasme et accès à l’objet), $◊D (rapport du désir à la demande).

Page 452: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

452

Séminaire « Les fondements de la psychanalyse / Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », 1963-1964.

Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique Logique et vel, paradoxe de Russell, réunion et intersection 27.05.64 Topologie Coupure et bord, « les termes psychanalytiques ne se soutient que de son

rapport topologique avec les autres » (26.02.64), le transfert est un nœud, topologie ≠ Gestalt, topologie fondamental développée dans son séminaire sur L’identification, topologie et désir de l’analyste, « j’en ai déduit une topologie dont la fin est de rendre compte de la constitution du sujet » (aliénation, séparation, vel, topologie « pas sans artifice », 27.05.64), topologie et pulsion, topologie du transfert et huit intérieur, intersection comme recouvrement de deux manques.

26.02.64, 15.04.64, 13.05.64, 27.05.64

Mathématique « l’arithmétique est une science qui a été littéralement barré par l’intrusion de l’algébrisme » (3.06.64), « nous allons pouvoir commencer à jouer avec les petites lettre de l’algèbre qui transforment la géométrie en analyse –que la porte est ouverte à la théorie des ensembles » (pour penser cogito cartésien, la vérité et le réel, 29.01.64).

3.06.64, 29.01.64

Schéma Schéma des deux triangles (regard), la nasse, huit intérieur, zone érogène, schémas euléuriens, circuit de la pulsion, modèle optique, réflexions sur les modèles (modèle ≠ fiction, modèle ≠ Gurndbegriff , 6.05.64), « [Fiction] Terme, je le dis en passant» tout à fait préférable à celui de modèle, dont on a trop abusé. En tout cas, le modèle n'est jamais un Grundbegriff ».

4.03.64, 11.03.64, 22.04.64, 29.04.64, 13.05.64, 20.05.64, 27.05.64, 10.06.64,

Formalisation « Une fausse science, comme une vrai, peut être mise en formules » (15.01.64), formalisation logique exhaustive des mathématiques, (formules de la métonymie et la métaphore, 17.06.64).

15.01.64, 17.06.64

Auteurs Lévi-Strauss, Spinoza, Lavoisier, Kant, Aristote, Descartes, Newton, Platon, Démocrite, Heidegger, Einstein, Planck, Leibniz, Saussure, Héraclite.

Autres objets/sujets Calcul infinitésimale, fonctions (aliénation, séparation), « L’interprétation significative est elle-même un non-sens », « l’interprétation significative vers le non-sens signifiant » (17.06.63), addition ≠ réunion, astrologie, compter (j’ai trois frères…), dissymétrie, fraction, optique, machine, nombre cardinal, théorie des ensembles, géométrie, infinitisation de valeur du sujet, lunule.

Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

Lacan appelle - algorithme « pointé d’une façon univoque » (11.03.64), ◊ algorithme 13.05.64 (vectorielle du vel, icc et béances), Formules de la métaphore et la métonymie (17.06.64), O.s, s’, s’’, s’’’,…/S (suite de sens), S(i(a’, a’’, a’’’, …)) (suite des identifications), I, i(a), - (manque central du désir, distinction a), $, $◊D, S1 et S2 (premier fois), petit a appelé selon « l’algèbre lacanien » 3 mentions (12.02.64, 19.02.64, 26.02.64).

Page 453: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

453

Séminaire « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », 1964-1965. Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique Russell et le métalangage (articulation bande de Möbius, langage-objet, 9.12.64), logique et grammaire (6.01.65), critique du métalangage (Russell, 13.01.65), logique et identification (Socrate est mortel, 20.01.64), logique du manque (0-1, logique en psychanalyse, contradiction, 24.02.65), Aristote et la contingence (universel, particulier et singulier, 5.05.65), logique et vérité (savoir, valeur et référent, Le sophiste de Platon, 2.06.65), exigence logique (toute doit être dit, réduction logique et qqch irréductible, un noyau résistent, 10.03.65).

9.12.64, 6.01.65, 20.01.65,

24.02.65, 5.05.65, 2.06.65, 10.03.65

Mathématique Nombre (construction logique, 10.03.64), nombre et classe (20.11.64), Médaille Fields (prix Nobel des mathématiques, homologie entre un sphère en 3D et un sphère en 7D, 10.03.65), « syntaxe, dans une perspective structuraliste, es à situer à un niveau praxis, que nous appellerons de formalisation » (…) « c’est précisément pour cela que la linguistique s’engage toujours plus avant dans la voie, que pointait tout à l’heure le travail de notre auteur, dans la voie de la formalisation. C’est parce que, dans la voie de la formalisation, ce que nous cherchons à exclure, c’est le sujet. Seulement nous, les analystes, notre visée doit être exactement contraire, puisque c’est là le pivot de notre praxis » (2.12.64), « fécondité des mathématiques » (27.01.65).

20.11.64, 2.12.64, 10.03.65, 27.01.65

Topologie Topologie ≠ formes Gestalt (9.12.64), surfaces et espace (sujet sphère, bande de Möbius, cross-cap, huit intérieur, 9.12.63), Topologie et cosmologie (s’exercer aux surfaces, évolution, langage, 16.12.63), bouteille de Klein et modèles topologiques (6.01.64), schéma topologique ≠ schéma étendue (13.01.64), « nous cherchons à proposer une forme et, pour dire mot précisément, une topologie essentielle à la praxis psychanalytique. C’est à cette fin que j’ai reproduit ici, sous cette forme de la bouteille de Klein » (plus près du réel, 3.12.65), « Nul n’entre ici s’il n’est topologiste » (le désir de l’analyste dans la surface acosmique, 3.12.65), « il a d’autres méthodes pour formuler les conséquences pour formuler les conséquences de ce cercle de rebroussement insaisissable, et ce que je vous représente, parce que je pense que c’est tout de même, si horrible à voir que soit la construction, plus saisissable, non pas à vos habitudes mentales, car dès que vous essayez de la manipuler un peu, cette bouteille vous verrez quelles difficultés vous pouvez avoir, mais quand même que, ces images, singulièrement plus parlant que si je me contentais de quelque petit symbole et de quelque calcul, vous n’auriez pas du tout le sentiment que cela fait sens » (3.02.65), « Ce n'est pas hasard si c'est là que nous devons chercher notre référence, puisque la mathématique, la mathématique dans son développement de toujours, depuis son origine euclidienne comme vous le savez, car la mathématique est de naissance grecque, et toute son histoire ne peut dénier qu'elle en porte la trace originelle, la mathématique, à travers toute son histoire, et toujours de façon plus éclatante, plus submergeante à mesure que nous approchons de l'époque de nos jours, manifeste ceci, qui nous intéresse au plus haut degré, c'est que, quel que soit le parti que prenne telle ou telle famille d'esprit dans les mathématiques, préservant, ou au contraire tendant à exclure, à réduire, à anathématiser même l'intuitif, ce noyau intuitif qui, assurément est là, irréductible, et donne à notre pensée cet indispensable support des dimensions de l'espace, fantasmagorie insuffisante du temps linéaire, les éléments plus ou moins bien articulés dans l’Esthétique transcendantale de Kant » (24.02.65).

Tout le séminaire

Schéma Construction de la bande de Möbius (redoublement et cross-cap, huit intérieur, 9.12.64), Tore et bande de Möbius (intérieur/extérieur, 16.12.64, 6.01.65), Bouteille de Klein et appareil optique (3.12.65), Schéma des manques (bande de Möbius et coupures, 3.05.65), schéma castration-frustration-privation (bouteille de Klein, sujet et a, 17.03.65), schéma savoir-sujet-sexe (19.05.65), schéma « seul à 5 heures » (7.04.65, 5.05.65-désir névrose-psychose et perversion), schéma savoir-sujet-sexe version Möbius (Sinn-Warheit-Zwang, 9.06.65), schéma du pulsion (repris du séminaire 11, 20.01.65), schéma optique (3.02.65).

9.12.64, 16.12.64, 6.01.65, 3.05.65,

17.03.65, 7.04.65, 19.05.65, 5.05.65, 9.06.65, 20.01.65,

3.02.65

Théorie des jeux « Le propre de jeu, c’est toujours, même quand elle est masquée, une règle ; une règle qui en exclut comme interdit ce point, qui est justement celui qu’au niveau du sexe je vous désigne comme le point d’accès impossible, autrement dit le point où le réel se définit comme l’impossible » (dialectique19.05.65).

19.05.65

Auteurs Chomsky, Jakobson, Queneau, Aristote, Piaget, Vigostky, Russell, Saussure, Descartes, Gagarin (cosmonaute), Newton, Copernic, Sörensen (noms propres), Gardiner (noms propres), Lévi-Strauss, Platon,

Page 454: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

454

Heidegger, Koyré, Euler, Pascal, Stoïciens, Frege, Duroux, Miller, Leibniz, Feynman (prix Nobel physique 1965), Husserl, Leonov (cosmonaute), Troubetskoï, Theilhard de Chardin, Foucault, Aulagnier, Leclaire, Neuman et Morgenstern (théorie des jeux), Mallarmé, Milner, Riemann (mathématicien).

Autres objets/sujets Coupure-suture-manque, Frege et la construction du zéro (l’un-en-plus, , nombre de connectivité, ne explétif, biunivocité, système du monde (cosmologie), compter, non dénombrable, physique en termes de « rien ne se perd/rien ne se crée », nombre entier dimensions, nom propre.

Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

i(a) (image du corps), - (négativation de la copule), ◊ (conjonction/disjonction, inclusion/exclusion, coupure de…), S(Ⱥ) (terme de l’analyse, l’Autre sait qu’il n’est rien), S◊a (fantasme et Entzweiung), $◊D (demande), S (sujet mythique), S/s (coupure médiane de la bande de Möbius).

Page 455: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

455

Séminaire « L’objet de la psychanalyse », 1965-1966. Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique « Nous indiquerons plus tard comment se situe la logique moderne (troisième exemple). Elle est incontestablement la conséquence strictement déterminée d'une tentative de suturer le sujet de la science, et le dernier théorème de Gödel montre qu'elle y échoue » (ombilic du sujet, la logique n’est pas la grammaire, 1.12.65), « la logique est une tentative de métalangage » (8.12.65), logique propositionnelle et absence de la fonction d’aliénation dans la logique (12.01.66), ensemble ouvert et fermé (bord, 19.01.66), logique et grammaire (9.02.66).

1.12.65, 8.12.65, 12.01.66, 9.02.66,

19.01.66

Mathématique « je prendrai comme relais de la suite topologique qui, cette année, vous apprend à situer la fonction de l'objet a n'est autre que Le pari de Pascal » (26.01.66), espérance mathématique (2.02.66), nombres réels et fonction du manque (8.12.65), théorie de groupes nécessaire pour la fonction de l’objet a (1.06.66), incommensurabilité et nombre irrationnel (8.12.65), le nombre n’est pas un appareil de mesure (8.12.65), « La théorie des jeux, mieux dite stratégie, en est l'exemple, o. l'on profite du caractère entièrement calculable d'un sujet strictement réduit à la formule d'une matrice de combinaisons signifiantes. (1.12.65).

26.01.66, 2.02.66, 8.12.65, 1.06.66,

1.12.65

Topologie Division du sujet entre vérité et savoir (et entre énoncé et énonciation) est structuré comme une bande de Möbius (1.12.65), Bande de Möbius et huit intérieur (1.12.65), logique et métalangage (8.12.65), les stoïciennes impliquent du corporel au niveau de la logique (8.12.65), la formulation structuraliste de la cause se fonde dans sa référence à un monde topologique (8.12.65), « je donne à la bande de Moebius pour vous faire saisir ce qu'il en est de la coupure constituante de la fonction du sujet » « le support structural de la constitution du sujet comme division » (8.12.65), « Nous pouvons à partir de ces définitions premières concernant le sujet concevoir à quoi peuvent nous servir ces deux autres structures de la bouteille de Klein et du tore pour établir des relations fondamentales qui nous permettront de situer avec une rigueur qui n'est jamais obtenue jusqu'ici avec le langage ordinaire, pour autant que le langage ordinaire aboutit à une entification du sujet qui est le véritable nœud et clé du problème » (immédiatement que Lacan parle d’Heidegger et l’alethèia, la logique est supérieur au mythe, 15.12.65), « Limite, frontière, bord, tels sont les termes dont il s'agit. La part de la vérité. est celle de notre limite entre la naissance et la mort, limite en tant que sujet, et tout ce qui est du savoir, c'est l'ensemble ouvert qui est compris dans l'intervalle. C'est en ceci que le poète, quoi qu'il en sache, et même s'il ne le sait pas, réintroduit dès lors que ce qu'il sait et manipule c'est la structure du langage et non pas simplement la parole. Il la réintroduit, quoi qu'il en ait, cette topologie du bord et l'articulation de la structure » (19.01.66), voisinage (19.01.66), Bouteille de Klein comme support de l’être du sujet (et rapport de sujet à l’Autre, 15.12.65, 20.04.66), enveloppes et placenta (26.01.66), la topologie n’est pas l’intuition (20.04.66).

1.12.65, 8.12.65, 15.12.65, 19.01,66, 20.04.66, 26.01.66

Formalisation « Il faut littéralement que la formalisation de la grammaire contourne cette logique pour s’établir avec succès, mais le mouvement de ce contour est inscrit dans cet établissement » (1.12.65), « A démontrer la puissance de l'appareil que constitue le mythème pour analyser les transformations mythogènes, qui à cette étape paraissent s'instituer dans une synchronie qui se simplifie de leur réversibilité., Claude Lévi-Strauss ne prétend pas nous livrer la nature du mythant » (1.12.65).

1.12.65

Schéma « Cette topologie qui s'inscrit dans la géométrie projective et les surfaces de l'analysis situs, n'est pas à prendre comme il en est des modèles optiques chez Freud, au rang de métaphore, mais bien pour représenter la structure elle-même » (25.05.66), « graphe lévi-straussien » (1.12.66), « je n'ai pas non plus trop à m'en excuser, car si ces difficultés qu'on qualifie de difficultés intuitives concernant le champ de la topologie ont été, en quelque sorte, radicalement éliminés de l'exposée proprement parler mathématique de ces choses » (15.12.65).

1.12.65, 15.12.65, 25.05.66

Perspective Géometrie projective (pulsion scopique, 18.05.66), horizon et perspective (4.05.66, 11.05.66, 18.05.66), physique et observateur (l’œil, 20.04.66), regard et vision (27.05.66).

4.05.66, 18.05.66, 20.04.66, 27.05.66, 11.05.66

Auteurs Koyré, Descartes, Brücke, Helmholtz, Du Bois-Reymond, Lévi-Strauss, Canguilhem, Piaget, Jakobson, Hjelmslev, Chomsky, Gödel, Heidegger, Spinoza, Cantor, Aristote, Frege, Feynman, Kroneker (mathématicien), Dedekind, Platon, Pythagore, Brower (mathématicien), Desargues, Félix Klein, Queneau, Poincaré, Leibniz, Cahiers pour l’analyse, Russell, Kant,

Page 456: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

456

Ptolémée, Copernic, Newton, Pascal, Laplace, Einstein, Borel, Fermat, Carcavi (mathématicien), Quine, Whitehead, Miller (la suture), Milner (la question du signifiant), Euler, Hilbert, Bourbaki, Ruyer Raymond, Brianchon (mathématicien), Castoriadis, Kepler, Buffon.

Autres objets/sujets Quart de tour (irréductible à tout translation spéculaire, 30.03.66), hyperbole, cône, théorie des ensembles.

Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

i(a) (support de la série désir, une construction), - (castration), ◊ (coupure de), √-1, S(Ⱥ) (Pari de Pascal), $◊D (demande où s’accroche la division du sujet).

Page 457: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

457

Séminaire « La logique du fantasme », 1966-1967. Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique « la chose nous étant suffisamment indiquée par la stimulation que la logique a reçue, de se soumettre au seul jeu de l’écriture, à ceci près, qu'il lui manque toujours de se souvenir que ceci ne repose que sur la fonction d'un manque, dans cela même qui est écrit et qui constitue le statut, comme tel, de la fonction de l’écriture » (16.11.66), Logique est un question qui concerne l’univers du discours (écriture logique, 16.11.66), existence logique et fantasme (manier des signifiants, effectué non pas in vivo, « livre de chair » : sein, scybale, regard et voix, 16.11.66), la logique moderne s’institue d’une règle d’écriture (et non pas par convention, 7.12.66), paradoxe de Russell et son écriture (manque, 23.11.66), logique de Boole (écriture, stoïcisme, négation, universel du discours, 7.12.66), « Que la logique ne se supporte que là où on peut la manier dans l'usage de l'écriture, mais qu’à proprement parler » (implication et conséquence, 14.12.66), logique et l’introduction inédit de la fonction d’aliénation (introduction du sujet dans la logique, fantasme, la bourse ou la vie, cogito, 1.02.67), structure logique et grammaticale (un enfant est batu, 9.02.67), « Cette conjonction d'un point basal pour la logique tout entière, car ce que nous entraînons avec nous dans ce lieu marginal de la pensée, qui est celui - lieu de pénombre, lieu de twilight –où se développe l'action analytique, si nous y entraînons avec nous les exigences de la logique, ce que nous sommes amenés. faire mérite enfin que nous l’épinglions de ce que je pense devoir être son meilleur nom : sublogique ; tel est ce qu'ici même, cette année, nous essayons d'inaugurer » (22.02.67), « Le méta-discours immanent au langage et que j'appelle la logique, voilà, bien sûr, qui mérite d’être rafraîchi à une telle lecture. Certes, je ne fais usage –vous pouvez le remarquer– d'aucune façon du procédé étymologisant, dont Heidegger fait revivre admirablement les formules dites présocratiques » (26.04.67), névrose et structure logique (10.05.67), « j'ai l'intention de terminer sur ce qu'on peut appeler un rappel clinique. Non pas, certes, que lorsque je parle de logique et nommément de logique du fantasme je quitte, fût-ce un instant, le champ de la clinique » (21.06.67), « il n’y a pas de possibilité de fixer aucune signification qui soit univoque » (21.06.67).

Tout le séminaire

Mathématique L’un-en-trop (élément non-numerable, non-reductible à la série, 16.12.66), algèbre et chaîne de Markov (lettres, 23.11.66), « il est incontestable que, ayant parlé, je peux écrire et maintenir ce que j’ai écrit (…) il n’y a aucune progression possible de ce qui s’appelle vérité mathématique et c’est tout l’essence de ce qu’on appelle, en mathématique : démonstration » (18.01.67), « seul entre ici celui qui est géomètre » (12.04.67), infini et nombre d’or (Fibonacci, l’un et l’autre, incommensurabilité, 19.04.67, 26.04.67) , mathématiques es son utilisation dans la théorie psychanalytique (8.03.67).

23.11.66, 16.12.66, 18.01.67, 12.04.67, 19.04.67, 19.04.67, 26.04.67

Topologie Bouteille de Klein–tore–bande de Möbius (« chacune de ces surfaces, résulte de la coupure constitué par la double boucle » 15.02.67), « la structure c’est quelque chose qui est comme ça, est réel » (tore, 1.02.67), Lacan utilise le terme « topologie » seulement 5 fois dans ce séminaire.

1.02.67, 15.02.76

Schéma Graphe du désir (Subversion du sujet, 14.12.67), « comme vous le savez, de plus en plus la géométrie s’éloigne des intuitions qui la fondent –spatiales par exemple– pour s’attacher à n’être plus qu’une forme spécifiable » (12.04.67), Groupe de Klein (14.12.66), aliénation et intersection (11.01.67, 18.01.67, 25.01.67), nombre d’or (moyenne et extrême raison, intervention de Kris, 22.02.67, 1.03.67, 8.03.67, 12.04.67, 19.04.67, 26.04.67, 10.05.67, 31.04.67, 14.06.67).

Nombre d’or tout le séminaire

Formalisation « Est-ce qu'il n'est pas bien clair, à ouvrir seulement un volume comme le dernier paru des Mythologiques de Claude Lévi-Strauss, que si l'analyse des mythes, telle qu'elle nous est présente, a un sens, c'est qu'elle désaxe complètement la fonction de la représentation » (25.01.67).

25.01.67

Auteurs Spinoza, Euler, Hyppolite, Heidegger, Chomsky, Frege, Perelman, Russell, Markov, Wittgenstein, Boole, Brentano, Aristote, Descartes, Archimède, Benveniste, Kant, Euclide, Cantor, Pascal, Platon, Leibniz, Newton, Plotin, Lévi-Strauss, Jakobson, Saussure, Bichat, Kneale (logicien), Bentham, Parménide.

Autres objets/sujets Groupe de Klein, comptage et sujet, huit intérieur, limite (jouissance et détumescence), théorie des ensembles, « il n’y a pas de métalangage », « Nous l’avons déjà dit : prendre le moins pour un zéro, c’est le propre du sujet et le nom propre est ici fait pour marquer la trace » (1.03.67), répétition et jouissance.

Mathèmes, écritures Effet métaphorique de signification algorithme (14.12.66), « Mais, comme

Page 458: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

458

algébriques, algorithmes

le dire c’est encore faire appel à lui pour situer cette vérité, c’est le faire ressurgir chaque fois que je parle. Et c’est pourquoi ce dire : ‘qu’il n’a aucune espèce d’existence’, je ne peux pas le dire, mais je peux l’écrire. Et c’est pourquoi j’écris S : signifiant du grand A barré, S(Ⱥ) comme constituant un des point nodaux de ce réseau autour duquel s’articule toute la dialectique du désir, en tant qu’elle se creuse de l’intervalle entre l’énoncé et l’énonciation » (18.01.67), - (échec de l’articulation de la Bedeutung sexuelle, valeur d’échange et négativitation), ◊ (plus petit, plus grand, inclusion, exclusion), √-1, S(Ⱥ) (élimination de l’autre comme univers de discours, élément tiers dans l’acte sexuel : phallus), $◊a, $◊D (c’est quand la demande se tait que la pulsion commence), S1.

Page 459: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

459

Séminaire « L’acte du psychanalyste », 1967-1968. Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique Logique comme manipulation de la lettre (algèbre, Cantor, diagonalisation, transfini, 15.11.67), la logique de la quantification (quanteurs, astuces de la logique de quanteurs, 24.01.68, 7.02.68), fonction et quantificateurs (proposition prédicative, 28.02.68), « La chose a des conséquences dont une d'entre elles n'a pu être mise en valeur qu'au niveau des logiciens, je veux dire là où l'on sait se servir de ce que c'est qu'une déduction, c'est à savoir que partout où nous soutiendrons un système, un appareil tel qu'il s'agisse de l'usage des quantificateurs, nous ne pourrons créer des algorithmes tels qu'il suffise qu'il soit règle d'avance, que tout problème est purement et simplement soumis à l'usage d'une règle, une fois fixée, de calcul; que dès lors que nous sommes dans ce champ, nous serons toujours capables d'y faire surgir de l'indécidable » (20.03.68), les quantificateurs sont intraductibles dans le langage (24.01.68), « Parce que dans toute la science - je vous en donne cette nouvelle définition - la logique s'est définie comme ce quelque chose qui proprement a pour fin de résorber le problème du sujet supposé savoir » (21.02.68), « il n’y a pas de métalangage (…) la logique elle-même doit être extraite de ce donné qu’est le langage » (le fantasme comme phrase grammatical, 17.01.68).

15.11.67, 24.01.68, 7.02.68,

28.02.68, 20.03.68, 24.01.68, 21.02.68, 17.01.68

Mathématique Nombre d’or et incommensurabilité (objet a, non-rapport sexuel, 7.01.68), géométrie projective et regard (20.03.68), commencement comme zéro (marque, 10.01.68), Groupe de Klein.

20.03.68, 7.01.68, 10.01.68

Topologie Après la topologie Lacan va essayer « le joint entre la logique et la grammaire, voilà aussi quelque chose peut-être qui nous fera faire quelques pas de plus » (24.01.68).

24.01.68

Schéma Réel-symbolique-imaginaire, aliénation-transfert-vérité, quadrant de Pierce, huit intérieur et supposé savoir.

Auteurs Cantor, Logiciens du moyen âge, Gauss, Heidegger, Koyré, Platon, Spinoza, Félix Klein, Descartes, Aristote, Scilicet, Pierce, Chomsky, Jakobson, Desargues, Lavoisier, Pierre Soury, Russell.

Autres objets/sujets Tétraèdre, dissymétrie, Aristote et le principe de contradiction, binunivocité.

Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

« mais si tout usage de la lettre se justifie de démontrer qu'il suffit du recours à sa manipulation pour ne pas se tromper, à condition qu'on sache s’en servir » (17.01.68), √2, S(Ⱥ) (analysant deviens analyste, vérité et sujet supposé savoir), - (castration, manque, séparation avec a).

Page 460: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

460

Séminaire « D’un Autre à l’autre », 1968-1969. Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique Discours de l’analyste comme fonction extraite des mathématiques (13.10.68), le discours c’est une logique conditionnée par une réduction de matérielle (la lettre est la réduction, « c’est à partir du moment où vous introduisez dans si ceci, alors cela un A et un B que la logique commence », « pas plus de logique qui enserre tout le langage », 20.11.68), logique et existence de Dieu, logique et conséquences, « Il s'agit au contraire dans le discours analytique de donner sa présence pleine à la fonction du sujet, en retournant le mouvement de réduction qui habite le discours logique, pour nous centrer perpétuellement sur ce qui est faille » (27.11.68), « Le structuralisme, c'est la logique partout, et même au niveau du désir » (« seul l’appareil logique peut en démontrer la faille », 4.12.68), les défauts dans la texture de la logique nous permet d’appréhender le statut du sujet (11.12.68), le discours a des lois logiques, du langage à la logique (8.01.69), la logique mathématique est écrit (« cette écriture radicale », discours sans parole), « Les mécanismes de l'inconscient définissent une structure logique minimale que j'ai depuis longtemps résumée sous les termes de différence et de répétition » (26.01.69), la logique freudienne ne saurait pas fonctionner en termes polaires car elle introduit la manque : la castration (12.03.69), logique et négation, « il y a homologie entre les failles de la logique et celles de la structure du désir » (23.04.69), sujet comme variable isolé désigné par une proposition prédicative, « Que j'en sois le logicien, et que ceci se confirme de ce que cette logique me rende odieux à tout un monde, pourquoi pas ? Cette logique s'articule des coordonnées mêmes de la pratique » (4.06.69), on peut construire une logique formelle sans faire usage e la négation (l’inconscient ne connaît le principe de contradiction).

Tout le séminaire

Mathématique « La logique mathématique est la logique tout court » (20.11.68), Théorie des ensembles et dissymétrie entre S1 et S2, pair ordonnée et disjonction entre S1 et S2, incomplétude et Gödel, variable = sujet, le discours mathématique n'a pas de sens (la notion de contenu en mathématique est vide, opération double du discours mathématique : construire et formaliser, 8.01.69), jouissance et nombre d’or (articulation savoir –1– et vérité –a–), structure topologique de A barré = impossibilité d’un ensemble de toutes les ensembles (n’est identifiable ni à 1, ni à tout), désir du mathématicien, mathématiques = opérer désespérément pour que le champ de l’Autre tienne comme tel.

20.11.68, 27.11.68

11.12.68, 8.01.69, 22.01.69, 23.04.69, 30.04.69, 21.05.69

Schéma Le graphe a une structure logique (11.12.68), paire ordonnée {{ S1}, { S1, S2 }}, appareil optique, quatre graphes de surfaces, séries de Fibonacci (articulation savoir-verité pour montrer la logique de la jouissance).

11.12.68,

Topologie « Si l'objet a peut fonctionner comme équivalent de la jouissance, c'est en raison d'une structure topologique » (26.03.69), la topologie n’est pas une métaphore (20.11.68), « D'où notre effort vers une topologie qui corrige les énoncés jusqu'ici reçus dans la psychanalyse » (15.01.69), topologie et jouissance féminine (12.03.69), quatre structures topologiques (surfaces : sphère, tore, cross-cap, bouteille de Klein) et parenté avec les objets a.

20.11.68, 27.11.68, 8.01.69,

22.01.69, 26.03.69 23.04.69, 30.04.69, 21.05.69

Formalisation « Ce n'est pas pour rien que les termes sont ici manifestés par des petites lettres, par une algèbre. Le propre d'une algèbre, c'est de pouvoir avoir diverses interprétations » (30.04.69), « le formalisme dans sa fonction de coupure se dégagerat-il mieux en mathématique » (8.01.69), la forme n’est pas le formalisme, « formaliser ce discours consiste à s’assurer qu’il tient tout seul, même complètement évaporé le mathématicien » (8.01.69).

8.01.69, 30.04.69

Auteurs théorie des fictions (Bentham), Pascal, Aristote, J-A Miller (suture), Russell, Gödel, Hjelmslev, Jakobson, Kojève, Quine, Newmann (Théorie de jeux), logique de Port-Royal, Kant, Platon, Archimède, Nicolas Tartaglia (mathématicien, mesure), Deleuze (Logique du sens, Différence et répétition), Saussure, Peano, Newton, Jean-Luis Krivine (mathématicien, axiomatique), logique des stoïciennes, Pythagore, Descartes, Einstein, Euclide, Lévi-Strauss, Cahiers pour l’analyse.

Autres objets/sujets matrices du pari de Pascal, logique quantique, axiome, huit intérieur, incomplétude (Gödel), indécidable, dénombrable, paradoxe de Russel, Dissymétrie, fonction, concaténation, suture, transfini, space et temps, théorie des jeux, « théorème de Lacan », plan projectif.

Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

I, i(a), ($◊($◊a))/a, s(A), S(A) (et perversion, un-en-plus), S(Ⱥ), $◊D, S1 S2 (paire ordonnée), S1 = représente quelque chose, trait unaire, S2 = représente le savoir.

Page 461: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

461

Séminaire « La psychanalyse à l’envers / L’envers de la psychanalyse », 1969-1970.

Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique Logique et discours (incomplétude, 3.12.69), « Le savoir est, à un certain niveau, dominé, articulé de nécessités purement formelles, des nécessités de l'écriture, ce qui aboutit de nos jours à un certain type de logique » (14.01.69), logique propositionnelle (valeur réduit à l’inscription, 21.01.70), « Parce que nous avons justement des besoins logiques, si vous me permettez ce terme. Parce que nous sommes des êtres nés du plus-de-jouir, résultat de l'emploi du langage » (« le langage nous emploie, et c’est par là que cela jouit » (21.01.70), « la logique mathématique avaient permis de réduire complètement –non pas de suturer, mais d'évaporer –le sujet de la science » (rappel au séminaire de l’année 1965, discours de l’université, 11.03.70), la butée logique de ce qui, du symbolique, s'énonce comme impossible. C'est de là que le réel surgit » (9.04.70).

3.12.69, 14.01.69, 21.01.70,

11.03.70, 9.04.70

Mathématique La mathématique représente le savoir dans le discours du maître (≠ mythe, 18.02.69), la mathématique n’est constructible qu’à partir d’un signifiant que peut se signifier à soi-même (la mathématique se fonde en se débarrassant d’une infraction inaugurale, 18.02.69), usage rigoureux du symbolique (= mathématique) chez les grecs anciens, usage de la mathématique pour articuler l’effet d’un discours (a comme cause d’un répétition du 1, Mehrlust –plus-de-jouir–, 20.05.70), « La science est sortie de ce qui était dans l'oeuf dans les démonstrations euclidiennes » (20.05.70), « Toute l'évolution de la mathématique grecque nous prouve que ce qui monte au zénith, c'est la manipulation du nombre comme tel » (20.05.70), « fonctions radicales » (= qqch qui entre dans le réel qui n’y était jamais entré avant –Leibniz, intégrales, différentielles et logarithmes–, la fonction écrit deux ordres de relations, 17.06.70).

18.02.69, 20.05.70, 17.06.70

Topologie Aucune référence à la topologie ! Formalisation « A poser la formalisation du discours et, à l'intérieur de cette

formalisation, à s'accorder à soi-même quelques règles destinées à la mettre à l'épreuve, se rencontre un élément d'impossibilité. Voilà ce qui est proprement à la base, à la racine, de ce qui est fait de structure » (14.01.70), formalisation du savoir et l’esclave dans le discours du maître (« idéal » d’une formalisation, 11.01.70).

11.01.70, 14.01.70

Mathèmes (implicite) « le mi-dire est la loi interne de toute espèce d'énonciation de la vérité, et ce qui l'incarne le mieux, c'est le mythe » (mythèmes et contradictions, 11.03.70), le signe de la « force logique » de ses « quatre petites lettres » est l’incomplétude (ses limites infranchissables, une logique faible mais avec force, 3.12.69).

3.12.70, 11.03.70

Auteurs Kant, Aristote, Platon, Descartes, Cahiers pour l’analyse, Frege, Wittgenstein, Quine, Russell, Newton, Maxwell, Riemann, Gauss, Lévi-Strauss, Pascal, Saussure, Jakobson, Cercle de Prague, Galilée, Leibniz, Copernic, Koyré, Archimède, Euclide.

Autres objets/sujets Série de Fibonacci, arithmétique, compter et numération, quart de tour. Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

Ecriture des quatre discours, « ces petits termes plus ou moins ailés, S1, S2, a, S, je vous dis qu'ils peuvent servir dans un très grand nombre de relations. Il faut simplement se familiariser avec leur maniement » (17.06.70), S1 (signifiant m’être, trait unaire, détermine la castration), S2 (représentant-réseaux d’un savoir, batterie de signifiants).

Page 462: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

462

Séminaire « D’un discours qui ne serait pas du semblant », 1970-1971. Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique Conséquences du discours et logique (implications, modus ponens, 13.01.71), « le discours de l’analyste n’est rien d’autre que la logique de l’action » (17.02.71), « il n'y a de question logique qu'à partir de l'écrit » (« l’écrit ne justement pas le langage », néanmoins l’écrit « ne se fabrique que de sa référence au langage », 17.02.71), « les paradoxes auxquelles s’arrête la logique classique ne tient qu’à partir du moment où c’est l’écrit » (17.02.71), écriture = manipulation de l’écriture (10.03.71), « Est-ce que tout peut être réductible à la logique pure ? » (l’opération mathématicienne ne va pas sans support que la manipulation de petites ou de grandes lettres, 17.03.71), toute logique est faussée de prétendre départ du langage-objet (il n’ya pas de métalangage, 12.05.71), « Quel que soit le caractère originellement, fondamentalement, foncièrement fictif de ce qui fait le matériel dont s'articule le langage, il est clair qu'il y a une voie de vérification, qui s'attache à saisir où la fiction, si je puis dire, bute, et ce qui l'arrête » (la contradiction est une autre manière –à part de la tautologie–pour que la science progrès, 19.05.71), en logique le projet d’inscription s’appelle « articulation logique » (19.05.71), forçage dans la logique comme « frayage » (progrès de la logique comme inscription, « Ce que j'ai voulu aujourd'hui frayer, vous illustrer, c'est que la logique porte la marque de l'impasse sexuelle », 19.05.71), « j'ai essayé quant à moi de vous dire que cela tient à son échec au niveau d'une logique qui se soutient de ce dont toute logique se soutient, à savoir de l'écriture » (16.06.71), Sinn et Bedeutung chez Frege (référence nécessaire, 16.06.71).

13.01.71, 10.02.71, 17.02.71, 17.03.71, 12.05.71, 19.05.71, 16.06.71

Topologie « pas de topologie sans écriture » (la topologie consiste à faire trous dans l’écrit, topologie = « questionnement de la mathématique par la logique », 10.03.71), bouteille de Klein (signification du phallus), fonction de l’écrit dans le graphe et le schéma (Écrits, style, 17.02.71, 10.03.71), espace euclidien et quatrième dimension (17.03.71).

17.02.71, 10.03.71, 17.03.71

Mathématique Le discours mathématique n’a aucun sens et de toutes les discours il est « celui qui se développe avec le plus de rigueur » (17.02.71), « Il n'y a pas plus de libre association qu'on ne pourrait dire qu'est libre une variable liée dans une fonction mathématique » (17.02.71), la fonction mathématique « C'est de la béance même de l'interdiction inscrite que relève la conjonction, voire l'identité, comme j'ai osé l'énoncer, de ce désir et de cette loi » (17.02.71), une démonstration mathématique ne passe pas sans parole (10.03.71), « C'est le progrès de la mathématique, c'est de ce que la mathématique soit arrivée par l'algèbre à s'écrire entièrement, que l'idée a pu venir de se servir de la lettre pour autre chose que pour faire des trous » (19.05.71), « En tant que nous restons dans la lettre où gît le pouvoir de la mathématique » (x est pris comme variable, 19.05.71).

17.02.71, 10.03.71, 1905.71

Graphe Graphe de Pierce, « C'est de la parole, bien sûr, que se fraie la voie vers l'écrit. Mes Écrits, si je les ai intitulés comme ça, c'est qu'ils représentent une tentative, une tentative d'écrit, comme c'est suffisamment marqué par ceci, que ça aboutit à des graphes. L'ennui, c'est que les gens qui prétendent me commenter partent tout de suite des graphes. Ils ont tort, les graphes ne sont compréhensibles qu'en fonction, je dirai, du moindre effet de style desdits Écrits, qui en sont en quelque sorte les marches d'accès » (10.03.71).

17.02.71, 10.03.71

Auteurs Koyré, Saussure, Descartes, Pascal, Aristote, Lévi-Strauss (mythe), Newton, Jacques Monod, Richards, Pierce, Euclide, Saussure, Leibniz, Barthes, Frege, Peano, Platon, Carnap, Lorenzen (mathématiques).

Autres objets/sujets Nominalisme, nombre réel, logique propositionnelle, logique des quanteurs, torsion, indécidable, compter, montrer et démontrer.

Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

« la lettre, La femme n'a rien à en faire, si elle existe » (17.02.71), La (la femme n’existe pas, « la lettre en tant qu’elle est le signifiant qu’il n’y a pas d’Autre, S(Ⱥ) », 17.03.71), (phallus), S1 (≠ lettre).

Page 463: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

463

Séminaire « …Ou pire–Le savoir du psychanalyste », 1971-1972. Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique X comme variable dans la logique qui marque le vide qui est « la seul façon de dire quelque chose avec l’aide du langage » (il n’y a pas de métalangage, la logique comme une métalangage fictionnel nécessaire, 8.12.71), (…ou pire) les trois points = élision d’un verbe – ce qu’on peut faire dans le langage pour interroger la logique (un changement de lettre pour passer du pire au dire, le verbe est le seul terme qui ne peut pas être une place vide, vider le verbe fait argumentfaire substance, 8.12.71), le séminaire s’agit d’explorer une nouvelle logique (cette exploration « n'est pas seulement le questionnement de ce qui impose limite au langage dans son appréhension du réel », « la logique se permet de décoller un peu du réel », logique modal, en logique il n’est pas possible d’écrire le rapport sexuel, 8.12.71), histoire de la logique (prédicats, tentative d’appliquer la logique au signifiant mathématique, 15.12.71), la structure est logique (Lacan définie l’objet de la logique comme «ce qui se produit de la nécessité d’un discours », tout discours prends son sens à partir d’un autre discours, 12.01.72), « le réel (…) s’affirme dans les impasses de la logique » (introduction d’un béance irréductible = réel, Le discours naïf s'inscrit d'emblée comme tel comme vérité, la critique su sophiste, 12.01.71), montrer ce « qu'il en est de la castration une autre articulation qu'anecdotique en faisant usage de fonctions logiques » (12.01.72), temps et logique (mythe, 12.01.71), « l'usage de la logique n'est pas sans rapport avec le contenu de l'inconscient » (Freud et la terre promise, XXème siècle pour que la logique se passe du principe de contradiction, Freud et la logique par des voies grammaticales, 12.01.72), la croyance c’est le rejet de la logique (« sûrement pas, mais quand même », 19.01.72), Frege a fondé le nombre 1 sur le concept d’inexistence (nécessité logique comme corrélat du fondement de l’inexistence, 19.01.72), rapport entre logique et mathématique (le réel signale l’impossible, René Thom ne pense pas que la logique peut rendre compte du nombre, 3.02.72), « fonction de la hâte en logique » (15.03.72), logique du mythe (la logique corrige le mythe), la logique tamponne le sens (6.01.72), la logique rendre supportable la position de l’analyste (14.06.72).

Toutes les séances

Mathématique Le plus sérieux du discours scientifique (l’impossible) s’articule en termes algébriques ou topologiques (3.03.72), « il faut croire que la mathématique se passait de toute question sur l'Un » (1.06.72), « Le nombre n'a rien à faire avec le langage, et il est plus réel que n'importe quoi, comme le discours de la science l'a suffisamment manifesté » (1.06.72), sentiment que la non-contradiction ne saurait suffire à fonder la vérité (2.12.71), incompréhension mathématique est symptôme, « C’est un tropisme, si je puis dire, positif pour la vérité, alors qu’une certaine façon d ’exposer les mathématiques escamote tout à fait le pathétique de la vérité » (2.12.71), formulation mathématique de l’existence (« Il est clair que ce n'est qu'à partir d'une certaine réflexion sur les mathématiques que l'existence a pris son sens », 1.06.72), « il se démontre qu'en mathématiques c'est justement de l'impossible que s'engendre le réel » (1.06.72), le nombre complexe comme l’une des choses les plus utiles et fécondes qui aient crées les mathématiques, « il résulte qu'il n'y a pas de א qui ne puisse être tenu pour accessible à partir de 0א » (impasse dans la chaîne, (0 1) 1, 10.05.72), arithmétique et théorème de Gödel (12.02.72).

3.03.72, 1.06.72, 2.12.71, 10.05.72,

12.02.72

Topologie Origine topologique du langage (« est liée à quelque chose qui arrive chez l'être parlant sous le biais de la sexualité », 3.03.72), amour et castration (« nous essayerons de l’approcher par des voies qui soient un peu rigoureuses. Elles ne peuvent être que logiques, et même topologiques », 6.01.72), « Je te demande de me refuser ce que je t'offre » et topologie (3.03.72), bouteille de Klein, tétraèdre (gauche-droit), schéma vectorialisé du discours, nœuds borroméens et rapports déformables (9.02.72).

3.03.72, 1.06.72, 9.02.72

Mathème Introduction du terme mathème, « Un mathème est ce qui, proprement et seul, s'enseigne. Ne s'enseigne que l'Un » (« recevable mathématiquement » = s’enseigner, 4.05.72), « C'est à savoir ce qu'on pourrait appeler un mathème, dont j'ai posé que c'est le point-pivot de tout enseignement. Autrement dit, il n'y a d'enseignement que mathématique, le reste est plaisanterie » et « Et c'est peut-être bien là une première approche de ce qu'il en est de la castration, du point de vue de cette fonction mathématique que mon écrit imite » (15.12.71), approcher le savoir sur la vérité.

15.12.71, 4.05.72, 20.03.72

Page 464: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

464

L’Un En grand partie cette séminaire (et ses conférences supplémentaires à Saint-Anne) s’agit d’une mis en éprouve de l’Un par distincts et variées ressources : logique, topologie, grammaire, linguistique, autres langues, mathématique, théorie des ensembles, arithmétique, algèbre etc. L’appareil logique qui Lacan construit (une hybride entre logique modal et quantique –plus Pierce, Aristote, Frege–) est une façon d’attaquer la métaphysique de l’Un ou de saisir un autre statut de l’Un. « rien de plus dangereux que les confusions sur ce qu'il en est de l'Un » (3.03.72), ontologie = grimace de l’Un (21.06.72).

L’un des clés de ces séminaires

c’est la question de l’Un

Auteurs Aristote, Saussure, Copernic, Scilicet, Russell, Leibniz, Newton, Cantor, Platon, Jakobson, Frege, Thom, Perelman, Brunschwig, Apulée, Galilée, Pascal, Pierce, Bourbaki, Gödel, Descartes, Leopold Kronecker (mathématicien), Wittgenstein, Poincaré, Cahiers pour l’analyse, Pythagore, Archimède, Cauchy (mathématicien), Euclide, Boole, De Morgan, Weiner, François Recanati (qui fait une intervention mathématique dans le séminaire), Parménide.

Autres objets/sujets Introduction des termes « lalangue », « réson » (F. Ponge) et « pathematique » tous suivies du mahtème, Triangle sémiotique de Pierce, triangle de Pascal, cosmologie, monade, dénombrables, mythèmes (n’ont pas de sens), contingence, calcul infinitésimal, biunivocité, transfini, diagonale, compter (et l’Un de la différence), dyade et triade.

Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

« Appelons ça des symboles écrits, car ça ne ressemble même pas à aucune lettre. Ces symboles représentent quelque chose que l'on peut appeler des opérations » (c’est ne pas n’importe quoi, il y a qqch d’arbitraire, 15.12.71), « la théorie des ensembles implique une écriture univoque, mais comme bien des choses en mathématique, elle ne s'énonce pas sans écriture —, cette formule, ce Yad'lun que j'essaie de faire passer, se distingue de toute la différence qu'il y a de l'écrit à la parole » (19.04.72), formules de la sexuation, (x) (fonction sexuelle), S(Ⱥ) (on jouit de l’Autre mentalement pas sexuallement), S1 S2 (il qu’ils soient deux pour qu’il ait S1), quanteurs existentiel et universel.

Page 465: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

465

Séminaire « Encore », 1972-1973. Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique Exigence logique dans la parole (la femme exige une par une, 12.12.72), logique du Port-Royal (logique du signe, 19.12.72), Bourbaki et le signe logique comme un petit carré (9.01.73), temps logique, les Stoïciens ont trouvé que dans la logique il y avait qqch plus solide (implication matérielle, 13.02.73), enstasis comme obstacle logique chez Aristote (20.02.73).

12.12.72, 19.12.72, 9.01.73,

13.02.73, 20.02.73

Mathématique « Au-delà du langage, cet effet, qui se produit de se supporter seulement de l'écriture, est assurément l'idéal de la mathématique. Or, se refuser la référence à l'écrit, c'est s'interdire ce qui, de tous les effets de langage, peut arriver à s'articuler » et « C'est dans le jeu même de l'écrit mathématique que nous avons à trouver le point d'orientation vers quoi nous diriger pour, de cette pratique, de ce lien social nouveau qui émerge et singulièrement s'étend, le discours analytique » (16.01.73), « Après tout, qu'est-ce que l'énergétique si ce n'est aussi un truc mathématique? Le truc analytique ne sera pas mathématique. C'est bien pour ça que le discours de l'analyse se distingue du discours scientifique » (truc précis mathématique : énergétique, 8.05.73).

16.01.73, 8.05.73

Topologie « Le signifiant (…) est à structurer en termes topologiques » (19.12.72), « graphicisation » (terme de la logique mathématique, 10.04.73), analogie topologique et ronds de ficelle (15.05.73), topologie et mise à plat du nœud (logique, 22.10.73), « rien de plus compacte qu’une faille » (compacité, 21.11.72), « Le réel ne saurait s'inscrire que d'une impasse de la formalisation » (formalisation = l'élaboration la plus poussée qu'il nous ait été donné de produire de la signifiance », se fait au contraire du sens, à contre-sens, 20.03.73), l’espace n’est pas intuitif.

22.10.72, 21.11.72, 19.12.72, 20.03.73, 10.04.73, 15.05.73

Formalisation « la formalisation de la logique mathématique, si bien faite à ne se supporter que de l'écrit » (10.04.73), « Il s'agit pour nous, vous l'avez compris, d'obtenir le modèle de la formalisation mathématique. La formalisation n'est rien d'autre que la substitution à un nombre quelconque d'uns, de ce qu'on appelle une lettre » (15.05.73), « Aux noeuds ne s'applique jusqu'à ce jour aucune formalisation mathématique qui permette » (15.05.73), maniement des lettres = langage mathématique.

10.04.73, 15.03.73

Mathème « La formalisation mathématique est notre but, notre idéal. Pourquoi? –parce que seule elle est mathème, c'est-à-dire capable de se transmettre intégralement. La formalisation mathématique, c'est de l'écrit, mais qui ne subsiste que si j'emploie à le présenter la langue dont j'use » (15.05.73), « ce qui se voit à comparer son fonctionnement aux signes qu'on appelle mathématiques, mathèmes, uniquement de ce fait qu'eux se transmettent intégralement. On ne sait absolument pas ce qu'ils veulent dire, mais ils se transmettent. Il n'en reste pas moins qu'ils ne se transmettent qu'avec l'aide du langage, et c'est ce qui fait toute la boiterie de l'affaire » (8.05.73), Fonction vraiment miraculeuse, à voir, de la surface même surgissant d'un point opaque de cet étrange être, se dessiner la trace de ces écrits, où saisir les limites, les points d'impasse, de sans-issue, qui montrent le réel accédant au symbolique. C'est en cela que je ne crois pas vain d'en être venu à l'écriture du a, du $ du signifiant, du A et du . Leur écriture même constitue un support qui va au-delà de la parole, sans sortir des effets mêmes du langage. Cela a valeur de centrer le symbolique, à condition de savoir s’en servir » (en parlant de Spinoza et la fonction de l’écrit en mathématique, 20.03.73).

8.05.73, 15.05.73, 20.03.73

Nœud borroméen « le maniement même des lettres, suppose qu'il suffit qu'une ne tienne pas pour que toutes les autres non seulement ne constituent rien de valable par leur agencement, mais se dispersent. C'est en quoi le noeud borroméen est la meilleure » (15.05.73), mathématique du coinçage (nœud).

15.05.73

Schéma Triangle réel-S(Ⱥ)-symbolique-a-imaginaire- (vrai-semblant-vérité, 20.03.73), nœuds (propre, trèfle, borroméen, huit intérieur), formules de la sexuation.

13.03.73, 20.03.73, 15.05.73

Auteurs Aristote, Bentham, Frege, Descartes, Platon, Zénon, Recanati, Jakobson (anagrames), Saussure, Pascal, Parménide, Kant, Bourbaki, Ptolémée, Leibniz, Koyré, Russell, Spinoza, J-C Milner, Queneau, Lévi-Strauss, Bateson, Copernic, Newton.

Autres objets/sujets Ellipse et foyer (cosmologie), infini, fini et ordre, limite (jouissance), point-ligne-space-dimension, contingence.

Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

« D'abord, le a, que j'appelle objet, mais qui n'est quand même rien qu'une lettre » (9.01.73), « La grammaire est ce qui ne se révèle du langage qu'à l'écrit » (16.01.73). Formules de la sexuation (13.03.73), LA,

Page 466: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

466

(x), S(Ⱥ) (pas d’Autre de l’Autre, un-en-moins), S1 (signifiant pur, essaim, lalangue, le signifiant « un »), S2 (est-ce d’eux, lalangue), S1 S2 (désarticulation, S1{ S1 [S1 (S1 S2)]}).

Page 467: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

467

Séminaire « Les non-dupes errent », 1973-1974 Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique « j'y ai insisté avec des pieds de plomb, il est bien évident que si la logique est ce que je dis, la science du Réel, et pas autre chose, si justement le propre de la logique, et en tant que science du Réel, c'est justement de ne faire de la vérité (…)La lettre est en quelque sorte inhérente à ce passage au Réel. Là c'est amusant de pouvoir dire que l'écrit était là pour faire preuve, faire preuve de quoi, faire preuve de la date de l'invention » (9.04.74), « la logique c'est la science du Réel » (12.02.74, 19.02.74, 9.04.74, 14.05.74), « imaginant le Réel du Symbolique, notre premier pas, fait depuis longtemps, c'est la mathématique » (13.11.74).

13.1173, 12.02.74,

19.02.74, 9.04.74, 14.05.74

Mathématique « la mathématique de Freud, ce qui est repérable à la logique de son discours, à son errance à lui. C'est-à-dire à la façon dont il essayait de rendre ce discours analytique adéquat au discours scientifique. C'était ça son erre. C'est ce qui l'a - je ne peux pas dire « empêché », enfin -d'en faire la mathématique; puisque la mathématique il la faisait comme ça, fallait un deuxième pas pour ensuite pouvoir l'inscrire » (petites lettres, 13.11.73), « Ça se voit très bien dans la science mathématique. Je veux dire dans celle qui est enseignable parce qu'elle concerne le réel que véhicule le symbolique » (13.11.74), « La vérité ne peut que se mi-dire. Ça veut dire confirmer qu'il n'y a de vérité que mathématisée, c'est-à-dire écrite, c'est-à-dire qu'elle n'est suspensible, comme vérité, qu'à des axiomes. C'est-à-dire qu'il n'y a de vérité que de ce qui n'a aucun sens » (11.12.73), logique d’Aristote vide les dits de leurs sens (12.02.74), mathématique ≠ désir de savoir (9.05.74), « ça s'appelle die Grenzen der Deutbarkeit [la limite de l’interprétabilité]. C'est quelque chose qui a un rapport étroit, enfin, avec l'inscription du discours analytique; c'est que si cette inscription est bien ce que j'en dis, à savoir le début, le noyau-clé de sa mathématique, il y a toutes les chances à ce que ça serve à la même chose que la mathématique » (20.11.73).

13.11.73, 11.12.73, 20.12.73,

12.02.74, 9.05.74

Topologie « Là, trois n'est pas une supposition grâce au fait que nous avons, grâce à la théorie des ensembles, élaboré le nombre cardinal comme tel. Ce qu'il faut voir, ce qu'il faut que vous supportiez, c'est ceci : c'est de mettre en question, de mettre en question que ce n'est pas un modèle, ce qui serait de l'ordre de l'Imaginaire. Ce n'est pas un modèle parce que, parce que par rapport à ce trois, vous êtes non pas son sujet l'imaginant ou le symbolisant, vous êtes coincés : vous n'êtes que - en tant que sujets - vous n'êtes que les patients de cette triplicité » (15.01.74), « c'est la topologie qui, là, supporte, ça n'est pas un sujet qui lui est supposé; ce que la topologie supporte, l'idée, c'est de l'aborder sans image, de ne leur supposer, de ne leur supposer à ces lettres, telles qu'elles fondent la topologie, de ne leur supposer que le Réel » (la topologie est l’abandon de la mesure, 15.01.74), la topologie de Lacan n’est pas la même que celle de Freud (18.12.73).

18.12.73, 15.01.74

Schéma « C'est que les Grecs n'avaient pas le même rapport à l'écriture. La fleur de ce qu'ils ont produit, c'est des dessins, c'est de tirer des plans » (23.04.74), « L'imaginaire, c'est toujours une intuition de ce qui est à symboliser » (13.11.73), « La consistance est d'un autre ordre que l'évidence. Elle se construit de quelque chose dont je pense qu'à le supporter des ronds de ficelle, il passera quelque chose de ceci que je vous dis : que c'est bien plutôt l'évidement (8.01.74).

23.04.74, 13.11.73, 8.01.74

Nœud borroméen « Le cercle, lui, fait intuition, il rayonne. Il ne s'agit pas de l'obscurcir. C'est lui qui fait l'Un. Il s'agit, du noeud, d'en recevoir l'effet. De recevoir l'effet comme de son Réel, à savoir qu'il n'est pas Un. Le nœud borroméen, son Réel, c'est de ne tenir qu'à, je n'ose pas dire « être », il n'est pas trois : il fait tresse. Il fait tresse, et c'est là qu'il faut voir en quoi ce que j'ai avancé tout à l'heure, à savoir que l'ordre n'y est pas essentiel, est là le point important » (8.01.74), « je vous ferai peut-être cette année sentir le noeud (c'est bien le cas de le dire), le noeud de l'affaire, à propos de ce qu'ils appellent - je parle des mathématiciens, je n'en suis pas, je le regrette - de ce qu'ils appellent « l'espace vectoriel ». (13.11.74), équivalence des trois registres lacaniens (13.11.73), « le noeud borroméen, ça a été abordé par des voies mathématiques » (18.12.73), « C'est pas tout à fait comme les coordonnées cartésiennes; c'est pas parce qu'il y en a trois, ne vous y trompez pas. Les coordonnées cartésiennes relèvent de la vieille géométrie. C'est parce que... c'est parce que c'est un espace, le mien, tel que je le définis de ces trois dit-mansions, c'est un espace dont les points se déterminent tout autrement » (13.11.73), « la logique en ait pris quand même certaines leçons, des leçons telles qu'on en est quand même arrivé à vider l'intuition, n'est-ce

Tout le séminaire

Page 468: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

468

pas ? et que, actuellement, c'est quand même à l'extrême dans un livre de mathématiques, de ces mathématiques modernes que l'on sait exécrables, aux dires de certains, on peut se passer pendant beaucoup de chapitres de la moindre figure » (13.11.73), nœud borroméen comme logique du réel (14.05.74), nœud borroméen dextrogyre et lévogyre, voisinage.

Auteurs Grassmann (linguiste et mathématicien), Spinoza, Descartes, Husserl, Aristote, Pascal, Einstein, Edwin Abott (auteur de « Flatland »), Newton, Leibniz, Kant, Platon, Cantor, Peano, Hintikka (logicien), Wittgenstein, Galilée, Saussure, Heidegger, Boole, Pierce, Bichat, Jakobson.

Autres objets/sujets Pas-tout = aleph zéro (transifini, dénombrable, 19.02.74), compter jusqu’à 3 ou jusqu’à 4, consistance de l’imaginaire, tresses, triskel.

Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

« l'invention, c'est l'écrit, et ce que nous exigeons dans une logique mathématique, c'est très précisément ceci que rien ne repose de la démonstration que sur une certaine façon de s'imposer à soi-même une combinatoire parfaitement déterminée d'un jeu de lettres » (9.04.74), « la fonction de l’écrit (…) c’est mon matérialisme à moi » (9.04.73), (x) (fonction qui fait obstacle au rapport sexuel), S1 (identification), S1S2 (forçage, erreur dans Fonction et champ de la parole), S2 (savoir inconscient).

Page 469: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

469

Séminaire « RSI », 1974-1975 Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique Pour fixer les choses, qu'on appelle des idées, n'est-ce pas! et qui ne sont pas du tout des idées, pour fixer les choses l. o. elles méritent d’être fixées, c'est-à-dire dans la logique, Freud ne croit pas en Dieu » (17.12.74), logique aristotélicienne (la femme n’ek-siste pas toute, 11.03.75), « Je viens d'introduire le terme de « nomination ». J'ai eu a y répondre récemment a propos de ce qui était rassemblé dans un petit ouvrage de logiciens sur le sujet de ce que les logiciens étaient parvenus à énoncer jusqu'è ce jour, concernant ce qu'on appelle le « référent » (13.05.75).

17.12.74, 11.03.75, 13.05.75

Mathématique « Alors, qu'est-ce que ça veut dire si j’énonce qu'il n'y a pas de rapport sexuel ? C'est désigner un point très local, manifester la logique de la relation, marquer que R pour désigner la relation, R à mettre entre x et y, c'est entrer d'ores et déjà dans le jeu de l'écrit, et que, pour ce qui est du rapport sexuel, il est strictement impossible d’écrire x R y, d'aucune façon, qu'il n'y a pas d'élaboration logicisable et du même coup mathématisable du rapport sexuel » (18.03.75), « Le nombre trois est à démontrer comme ce qu'il est s'il est le Réel, à savoir l'impossible » (« je m’arrêterais à 4, 5, 6 », 13.05.75), Peano et les nombres entiers (le rond de ficelle est désigné comme zéro, 14.01.75), « Est-ce que l'inconscient par exemple a du comptable en lui? je ne dis pas quelque chose qu'on puisse compter, je dis s'il y a un comptable au sens du personnage que vous connaissez qui scribouille des chiffres. Est-ce qu'il y a du comptable dans l'inconscient? C'est tout à fait évident que oui. Chaque inconscient n'est pas du comptable, c'est un comptable » (14.01.75), nombre d’or et pas de rapport sexuelle comme rationnellement déterminable (21.01.75).

14.01.75, 21.01.75, 18.03.75, 13.05.75,

Topologie « Il y a même des mathématiciens pour l'avoir écrit en toutes lettres, tout espace est plat » (14.01.75), « C'est en ça que la topologie fait un pas. Elle vous permet de penser, mais c'est une pensée d'après-coup, que l'esthétique, (que ce que vous sentez, autrement dit) n'est pas en soi, comme on dit, transcendantale : que c'est lié à ce que nous pouvons très bien concevoir comme contingence, à avoir que c'est cette topologie-là qui vaut pour un corps » (18.03.75), « « Dire » est un acte : ce par quoi « dire » est un acte, c'est d'ajouter une dimension, une dimension de mise à plat » (18.03.75), « l’Imaginaire s’enracine des trois dimensions de l’espace » (10.12.74), « l'être qui parle est toujours quelque part mal situ. entre deux et trois dimensions » (« Nous marchons, mais faut pas s'imaginer que, parce que nous marchons, nous faisons quelque chose qui a le moindre rapport avec l'espace à trois dimensions », 14.01.75), « Si vous entendez parler quelquefois d'un monde à quatre dimensions, vous saurez que dans ce monde, calculable mais pas imaginable, il ne saurait y avoir de tels nœuds » (21.01.75).

10.12.74, 14.01.75, 21.01.75, 18.03.75

Nœud borroméen « je prétends pour ce nœud répudier la qualification de modèle. Ceci au nom du fait de ce qu'il faut que nous supposions au modèle: le modèle comme je viens de le dire et ce, du fait de son .écriture, se situe de l'Imaginaire. Il n'y a pas d'Imaginaire qui ne suppose une substance. (…)Et c'est en cela que je prétends que cet apparent modèle qui consiste dans ce nœud, ce nœud borroméen, fait exception quoique situé lui aussi dans l'Imaginaire, fait exception à cette supposition, de ceci, que ce qu'il propose, c'est que les trois qui sont là fonctionnent comme pure consistance, c'est à savoir que ce n'est que de tenir entre eux qu'ils consistent » (17.12.74), « La nature a horreur du nœud, tout spécialement borroméen et, chose étrange, c'est en cela, que je vous repasse le machin » (14.01.75), « Regardez-y de près, j'ai déjà dit que si j'ai été un jour, comme ça, saisi par le nœud borroméen, c'est tout à fait lié à cet ordre d'événement (ou d'avènement, comme vous voudrez) qui s'appelle le discours analytique, et en tant que je l'ai défini comme lien social, de nos jours .émergeant. Ce discours a une valeur historique à repérer » (8.04.75).

Tout le séminaire

Schéma Nœud borroméen (droite infini), triskel, inhibition-angoisse-symptôme, nœud borroméen et jouissances, nœud à quatre, tores enlacés, nœud de Wittgenstein.

Auteurs Desargues, Euclide, Descartes, Platon, Peano, Newton, Aristote, Pierce, Spinoza, Michel Thomé, Pierre Soury, Frege, Kripke, Heidegger, Riemman, Russell.

Autres objets/sujets « La science ne s'est peut-être pas encore tout à fait rendu compte que si elle traite la matière, c'est comme si elle avait un inconscient, ladite matière, comme si elle savait quelque part ce qu'elle faisait » (14.01.75), consistance, ex-sistence, équivalence, dextrogyre, lévogyre.

Page 470: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

470

Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

« Qu'est-ce que dire le symptôme? C'est la fonction du symptôme, fonction à entendre comme le ferait la formulation mathématique : ƒ(x). Qu'est-ce que ce x ? C'est ce qui de l'inconscient peut se traduire par une lettre, en tant, que seulement dans la lettre, l'identité de soi à soi est isolée de toute qualité. De l'inconscient tout Un, en tant qu'il sustente le signifiant en quoi l'inconscient consiste, tout Un est susceptible de s'écrire d'une lettre » (21.01.75), LA (une dénombrable, les ≠ la), S1.

Page 471: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

471

Séminaire « Le Sinthome », 1975-1976 Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique Logique trinitaire chez Pierce (réel, symbolique, imaginaire, 16.03.76), « Ce que j 'essaie d'introduire avec l'écriture du noeud n'est rien de moins que ce que j 'appellerai une logique de sacs et de cordes » (11.05.76).

16.03.76, 11.05.76

Mathématique « Le nœud borroméen ne constitue pas un modèle pour autant qu’il y a quelque chose près de quoi l’imagination défaille (…) L'abord mathématique du noeud dans la topologie est insuffisant » (9.12.75), « L'écriture, ça m'intéresse, puisque je pense que c'est par des petits bouts d'écriture que, historiquement, on est rentré dans le réel, à savoir qu'on a cessé d'imaginer. L'écriture des petites lettres mathématiques est ce qui supporte le réel » (13.01.76).

9.12.75, 13.01.76

Topologie « la topologie repose repose sur ceci qu’il a au moins (…) ceci qui s’appelle le tore » (10.02.76), droite infini homologue au cercle (la droit infini a pour vertu d’avoir le trou tout autour, critique au neurologisme, 11.05.76), « il y a le sac, dont le mythe, si je puis dire, consiste dans la sphère » (11.05.76).

10.01.76, 11.05.76

Nœud borroméen Différence entre montrer et démontrer, n’est pas un modèle, « le noeud bo change complètement le sens de l'écriture. Il donne à ladite écriture une autonomie, d'autant plus remarquable qu'il y a une autre écriture, celle qui résulte de ce qu'on pourrait appeler une précipitation du signifiant » (ensuite il parle de Derrida, 11.05.76).

Le séminaire entier essai de tirer toutes les

conséquences du nœud borroméen

Mathème « Bien sûr, l'idéal du mathème est que tout se corresponde. C'est bien en quoi le mathème, au réel, en rajoute. En effet, cette correspondance n'est pas la fin du réel, contrairement à ce qu'on s'imagine, on ne sait pourquoi. Comme je l'ai dit tout à l'heure, nous ne pouvons atteindre que des bouts de réel » 16.03.76.

16.03.76

Auteurs Aristote, Platon, Euclide, Cantor, Soury, Chomsky, Thomé, Kant, Heidegger, Johan Listing (mathématicien), Desargues, Pierce, John Willard Milnor (mathématicien), Newton, Einstein.

Autres objets/sujets Comptage (« je vous avais annoncé l'année dernière, qui était d'intituler le Séminaire de cette année du 4, 5, 6 (…) Cela ne veut pas dire que le quatre dont il s'agit me soit pour autant moins lourd », 18.11.75), « condansation », consistance, chiffre, dit-mention, théorie des ensembles, « Elle m'apparaît inévitable de ce qu'il n'y a de vérité possible comme telle que d'évider ce réel. D'ailleurs, le langage mange le réel » (9.12.75), lettre ƒ(x) (dont symptôme est x), chaînœud. « (…) ce qui caractérise lalangue parmi toutes, ce sont les équivoques qui y sont possibles (…) On peut s'interroger sur ce qui a pu guider un sexe sur les deux vers ce que j'appellerai la prothèse de l'équivoque, et qui fait qu'un ensemble de femmes a engendré dans chaque cas lalangue » (9.03.76), esphère armillaire.

18.11.75, 9.12.75, 9.03.76

Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

La (la femme n’existe pas), et S(Ⱥ) ( comme phonation, phonction), S1 (nom propre Joyce, représentant du sujet), S2 (savoir).

Page 472: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

472

Séminaire « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre », 1976-1977 Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique « Il est, je crois, tout à fait saisissant que, dans ce que j'appelle la structure de l'inconscient, il faut éliminer la grammaire. Il ne faut pas éliminer la logique, mais il faut .éliminer la grammaire. Dans le français, il y a trop de grammaire. Dans l'allemand, il y en a encore plus. Dans l'anglais, il y en a une autre, mais en quelque sorte implicite. Il faut que la grammaire soit implicite pour pouvoir avoir son juste poids » (11.01.77), « Peirce lui-même articule qu'il faudrait pour ça une logique ternaire, et non pas, comme on en use, une logique binaire, c'est bien ce qui m'autorise à parler de « l'âme à tiers », comme de quelque chose qui nécessite un certain type de rapports logiques » (11.01.77), « C'est très difficile de ne pas glisser, à cette occasion, dans l'imaginaire du corps, à savoir de la grosse tête. L'affreux, c'est que c'est logique et la logique dans l'occasion, ce n'est pas une petite affaire, à savoir que c'est le parasite de l'homme » (8.03.77), cette logique de l'Un est bien ce qui reste, ce qui reste comme existence (8.03.77), » Et l'écriture, ça ne donne quelque chose qu'en mathématiques, à savoir là où on opère, par la logique formelle, à savoir par extraction d'un certain nombre de choses qu'on définit, qu'on définit comme axiome principalement, et on n'opère tout brutalement qu'à extraire ces lettres, car ce sont des lettres » (17.05.77).

11.01.77, 8.04.77, 17.05.77

Mathématique « qu'il n'y a qu'une seule façon, jusqu'à présent, en mathématiques, de compter les trous : c'est de passer par, c'est-à-dire de faire un trajet tel que les trous soient comptés. C'est ce qu'on appelle le groupe fondamental. C'est bien en quoi la mathématique ne maîtrise pas pleinement ce dont il s'agit. Combien de trous y a-t-il dans un nœud borroméen ! » (18.01.77), ce qu’il y a de plus mental est l’arithmétique car elle comptable (Gödel et l’indécidable, Cantor et le dénombrable, 10.05.77), « je vais quand même vous noter en passant ce qui est symboliquement imaginaire. Eh bien, c'est la géométrie » (15.03.77).

18.01.77, 15.03.77, 10.05.77

Topologie « La Passe comme un montage topologique qui permettrai de rendre compte si effectivement quand un sujet énonce quelque chose, il est capable de témoigner, c’est-à-dire de transmettre l’articulation de son énonciation à son énoncé » (8.02.77), « L'homme tourne en rond si ce que je dis de sa structure est vrai, parce que la structure, la structure de l'homme est torique. Non pas du tout que j'affirme qu'elle soit telle. Je dis qu'on peut essayer de voir où en est l'affaire, ce d'autant plus que nous y incite la topologie générale. Le système du monde jusqu'ici a toujours été sphéroïdal » (14.12.76).

14.12.76, 8.02.77

Schéma « La métaphore en usage pour ce qu'on appelle l'accès au réel, c'est ce qu'on appelle le modèle. Il y a un nommé Kelvin qui s'est beaucoup intéressé à ça, Lord même qu'il s'appelait, Lord Kelvin. Il considérait que la science c'était quelque chose dans lequel fonctionnait un modèle et qui permettait, à l'aide de ce modèle, de prévoir quels seraient les résultats, les résultats du fonctionnement du réel. On recourt donc à l'imaginaire pour se faire une idée du réel » (16.11.77), Graphe du désir, retournements du tore, tores enlacés, chaînes, bande de Möbius, trique, bouteille de Klein, nœud borroméen, tresses, nœud borroméen mis en continuité.

16.11.77

Auteurs Lord Kelvin (mathématicien), Frege, Descartes, Félix Klein, Pierce, Milner, Pierre Soury, Hyppolite, Jakobson, Saussure, Cheng, Gödel, Kristeva, Bentham, Aristote.

Autres objets/sujets Temps logique, fini, coupure. Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

« Ce que j'appelle l'impossible, c'est le Réel, se limite à la non contradiction. Le Réel est l'impossible seulement à écrire, soit, ne cesse pas de ne pas s'écrire. Le Réel, c'est le possible en attendant qu'il s'écrive » (8.03.77), LA (femme et pas tout), S(Ⱥ) (ça ne répond pas, le signifiant de ce que l’Autre n’existe pas), S1S2 (discours de l’analyste et escroquerie), S2 (sens double).

Page 473: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

473

Séminaire « Le moment de conclure », 1977-1978 Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Logique « La logique ne se supporte que de peu de choses. Si nous ne croyons pas d’une façon en somme gratuite que les mots font les choses, la logique n'a pas de raison d’être » (15.10.77).

15.10.77

Mathématique « Je lisais, récemment un machin qui s’appelle – c’est en quatre volumes - The world of mathematics. Comme vous le voyez, c'est en anglais. Ιl n'y a pas le moindre monde des mathématiques » (20.12.77), « La mathématique fait référence à l’écrit, à l’écrit comme tel ; et la pensée mathématique, c’est le fait qu’on peut se représenter un écrit » (10.01.78).

Topologie « La géométrie euclidienne a tous les caractères du fantasme. Un fantasme n’est pas un rêve, c’est une aspiration. L’idée de 1a ligne, de la ligne droite par exemple, c’est manifestement un fantasme. Par bonheur, on en est sorti. Je veux dire que 1a topologie a restitué ce qu’on doit appeler le tissage. L’idée de voisinage, c’est simplement l’idée de consistance, si tant est qu’on se permette de donner corps au mot “idée” » (15.10.77).

15.10.77

Schéma Tores, nœuds, nœuds borroméens, retournement toretrique, bande de Slade, retournement de la sphère.

Compter Compter, c’est difficile et je vais vous dire pourquoi, c'est qu’il est impossible de compter sans deux espèces de chiffres. Tout part du zéro. Tout part du zéro et chacun sait que le zéro est tout à fait capital. (10.01.78).

10.01.78

Auteurs Popper, Pierre Soury, Descartes, Newman, Cantor, Milner. Autres objets/sujets « élément neutre » et « élément générateur » (arithmétique, nœud

borroméen, 17.01.78), Déformation, transformation.

Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

« C’est bien en quoi le Réel est là. Ιl est là par ma façon de l’écrire. L’écriture est un artifice. Le Réel n’apparaît donc que par un artifice, un artifice li. au fait qu'il y a de la parole et même du dire. Et le dire concerne ce qu'on appelle la vérité. C'est bien pourquoi je dis que, la vérité, on ne peut pas la dire » (10.01.78), S(Ⱥ) (Le supposé-savoir lire-autrement, 10.01.78), S1S2.

10.01.78

Page 474: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

474

Séminaire « La topologie et le temps », 1978-1979 Objet/sujet mathématique

Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique

Dates des séances

Mathématique « Ce qui me tracasse dans le nœud borroméen, c’est une question mathématique et c’est mathématiquement que j’entends la traiter » (20.02.79)

20.02.79

Topologie « Il y a quand même une béance entre la psychanalyse et la topologie. Ce dont je m’efforce, c’est cette béance, de la combler. La topologie est exemplaire, elle permet dans la pratique de faire un certain nombre de métaphores. Il y a une équivalence entre la structure et la topologie » (21.11.78), « La topologie est imaginaire. Elle n’a pris son développement qu’avec l’imagination. Il y a une distinction qui est à faire entre l’Imaginaire et ce que j’appelle le Symbolique. Le symbolique, c’est la parole. L’imaginaire en est distinct » (19.12.78).

21.11.78, 19.12.78

Schéma Nœud borroméen généralisée (13.03.79, 20.03.79), Bande de Slade, tresses, Bande de Möbius, tore, tore (aplati)=bande de Möbius.

Auteurs Vappereau, Soury. Autres objets/sujets Homotopie dans le nœud borroméen généralisé. Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes

_ _ _ _

Page 475: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

475

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Jacques ADAM « Lacan oulipen ? : point d’interrogation » in 2001, Lacan dans le siècle,

Paris, Ed. du Champ Lacanien, 2002.

Jorge ALEMÁN « La conjetura antifilosófica. Entrevista con Carlos Gómez » in Lacan y el

debate posmoderno, Madrid, Miguel Gómez, 2013.

Jorge ALEMÁN et Sergio LARRIERA, Lacan : Heidegger, Buenos Aires, Ediciones del cifrado,

1998.

Sergio ALBANO et Virginia NAUGHTON, Lacan: Heidegger. Nudos de Ser y tiempo, Buenos

Aires, Quadrata, 2005.

Louis ALTHUSSER, « Idéologie et appareils idéologiques d’État. (Notes pour une

recherche) » in Positions, Paris, Les Éditions sociales, 1976.

Annick ALLAIGRE-DUNY, « À propos du sonnet de Lacan », in Journal L’Unebévue, no. 17,

Primetemps 2001, Paris, Ed. L’Unebévue.

Jean ALLOUCH, L’Autresexe, Paris, Epel, 2016.

Pablo AMSTER, Apuntes matemáticos para leer a Lacan 1: Topología, Buenos Aires, Letra

viva, 2010.

Pablo AMSTER, Apuntes matemáticos para leer a Lacan 2: lógica y teoría de conjuntos,

Buenos Aires, Letra viva, 2010.

Pablo AMSTER, « La matemática de las mariposas » in revue Uno, no. 50, janvier 2009.

Pablo AMSTER Fragmentos de un discurso matemático, Buenos Aires, Fondo de Cultura

Económica, 2007.

Pablo AMSTER, Las matemáticas en la enseñanza de Lacan: topología, lógica y teoría de

conjuntos, Buenos Aires, LecTour, 2002.

Pablo AMSTER et Jorge BECKERMAN, El seminario robada y su introducción, Buenos Aires,

Comunidad Russell, 1999.

Gerardo ARENAS, Los 11 Unos del 19 más uno, Buenos Aires, Grama, 2014.

Gerardo ARENAS, En búsqueda de lo singular. El primer proyecto de Lacan y el giro de los

setenta, Buenos Aires, Grama, 2010.

Sidi ASKOFARÉ, D’un discours l’Autre. La science à l’éprouve de la psychanalyse, Toulouse,

Presses Universitaires de Mirail, 2013, p. 22.

Paul-Laurent ASSOUN, Lacan, Paris, PUF, 2009.

Page 476: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

476

Paul-Laurent ASSOUN, Freud et les sciences sociales. Psychanalyse et théorie de la culture,

Paris, Armand Colin, 2008.

Paul-Laurent ASSOUN, Psychanalyse, Paris, PUF, 1997.

Paul-Laurent ASSOUN, Introduction à la métapsychologie freudienne, Paris, PUF, 1993.

Paul-Laurent ASSOUN, Introduction à l’épistémologie freudienne, Paris, Payot, 1981.

Paul-Laurent-ASSOUN Freud et Nietzsche, Paris, PUF, 1980.

Paul-Laurent ASSOUN Freud, la philosophie et les philosophes, Paris, PUF, 1976.

Joseph ATTIÉ, Entre le dit et l’écrit. Psychanalyse et écriture poétique, Paris, Michèle, 2015.

Alain BADIOU, « La méthode de Slavoj Žižek » in Slavoj ŽIZEK, Moins que rien, Paris, Fayard,

2015.

Alain BADIOU, À la recherche du réel perdu, Paris, Fayard, 2015.

Alain BADIOU, Éloge des mathématiques, Paris, Flammarion, 2015.

Alain BADIOU, Le séminaire. Lacan. L’antiphilosophie 3. 1994-1995, Paris, Fayard, 2013.

Alain BADIOU, « Formules de L’Étourdit » in Il n’y a pas de rapport sexuel. Deux leçons sur

« L’étourdit » de Lacan, Paris, Fayard, 2010, p. 101-136.

Alain BADIOU, Second manifeste pour la philosophie, Paris, Fayard, 2009.

Alain BADIOU, Court traité d’ontologie transitoire, Paris, Seuil, 1998.

Alain BADIOU, Petit manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998.

Alain BADIOU, Conditions, Paris, Seuil, 1992.

Alain BADIOU, Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989.

Alain BADIOU, Théorie du sujet, Paris, Seuil, 1982.

Alain BADIOU, Conditions, Paris, Seuil, 1992.

Alain BADIOU, L’être et l’événement, Paris, Seuil, 1988.

Alain BADIOU, « Le statut philosophique du poème chez Heidegger » in Jacques POULAIN et

Wolfgang SCHIRMACHER (eds.), Après Heidegger, Paris, L’harmattan, 1992, p. 263-268.

Oded BALABAN, « Praxis and Poesis in Aristotle’s practical philosophy », in The Journal of

Value Inquiry, juin 1990, n 24, issue 3, p. 185-198.

François BALMÈS, « Athéisme et noms divins dans la psychanalyse. » in revue Cliniques

méditerranéennes 1/2006 (no 73).

François BALMÈS, « Quelle recherche pour une pratique de bavardage ? » in La

psychanalyse : chercher, inventer, réinventer. Eres, Paris, 2004, p. 55.

François BALMÈS, Ce que Lacan dit de l’être, Paris, PUF, 1999.

Page 477: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

477

Roland BARTHES, Leçon. Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire au Collège

du France prononcé le 7 janvier 1977, Paris, Essais, 2015.

Carina BASUALDO, Lacan (Freud) Lévi-Strauss. Chronique d’une rencontre ratée, Paris, Bord

d’eau, 2011.

Emiliano BAZZANELLA, Il luogo dell’altro. Etica et topologia in Jacques Lacan, Rome, Franco

Angieli, 1998.

Macrel BENABOU, Laurent CORNAZ, Dominique DE LIEGE et Yan PELLISSIER, 789 néologismes

de Jacques Lacan, Paris, EPEL, 2002.

Claude BERNARD, Introduction à l’étude de la médicine expérimentale, Paris, Philosophie

(les classiques de sciences sociales), 1895, version numérique sur http://www.ac-

grenoble.fr/PhiloSophie/file/bernard_medecine_exp.pdf, p. 189.

Siegfried BERNFELD « Freud’s Earliest Théories », Psychoanalytic Quarterly, 1944, p. 341-

362.

Wilhelmina BETTSTRAND, Psychoanalysis as a Science of Mirages : Semblants, Fictions,

Fantasies and Illusions Matter, Londres/New York, Borges University Press, 2017.

Wilfred BION, Elements of Psycho-Analysis, Londres, William Heinemann, 1963.

René BOIREL, Brunschvicg. Sa vie, son œuvre avec un exposé de sa philosophie, Paris, PUF,

1964.

Pierre BOURDIEU, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’Agir, 2004.

Jorge Luis BORGES, « Kafka et ses précurseurs », « Autres inquisitions » in Œuvres

complètes, vol. 1, Paris, Gallimard, 1993.

Michel BOUSSEYROUX, « Les trois états de la parole. Topologie de la poésie, poésie de la

topologie » in Revue L’en-je, no. 22, 2014.

Michel BOUSSEYROUX, Lacan le borroméen. Creuser le nœud, Toulouse, Érès, 2014.

Michel BOUSSEYROUX, Au risque de la topologie et de la poésie. Élargir la psychanalyse,

Toulouse, Érès, 2011.

Michel BOUSSEYROUX « Le Nom-du-Père et la psychose dans l’enseignement de Lacan » in

journal Mensuel, no. 11, Forums du Champs lacanien, décembre 2005.

Néstor BRAUNSTEIN, La jouissance. Un concept lacanien, Paris, Point Hors Ligne/Érès,

2005.

Riccardo CARRABINO, « La topologia e la sua introduzzione in psicoanalisi » in revue La

psicoanalisi, no. 14, 1993.

Page 478: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

478

Barbara CASSIN, Sophistical Practice : Toward a Consistent Relativism, New York, Fordham

University Press, 2014.

Barbara CASSIN, L’archipel des idées de Barbara Cassin, Paris, Maison des sciences de

l’homme, 2014.

Barbara CASSIN, Jacques le sophiste. Lacan, logos et psychanalyse, Paris, Epel, 2012.

Barbara CASSIN (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des

intraduisibles, Paris, Seuil/Robert, 2004.

Barbara CASSIN (Ed.), Le plaisir de parler. Études de sophistique comparée, Paris, Les

éditions de minuit, 1986.

Jean-Daniel CAUSE, « Concept de création ex nihilo et ses enjeux cliniques », in Frédéric

VINOT et al., Les médiations thérapeutiques par l’art, Paris, Eres, 2014.

Paul CELAN, « An die Haltlosigkeiten » in Zeitgehoft, Suhrkamp Verlag, Frankfurt, 1976.

Jorge CHAPUIS, Guía topológica para l’étourdit. Un abuso imaginario y su más allá,

Barcelona, Psicoanálisis y Sociedad, 2014.

Marie-Andrée CHARBONNEAU, Science et métaphore. Enquête philosophique sur la pensée

du premier Lacan (1926-1953), Québec, Les Presses de l’Université de Naval, 1997.

Marilyn CHARLES « Bion’s Grid : A Tool for Transformation » in revue The journal of the

American Academy of Psychoanalysis, février 2002.

Nathalie CHARRAUD, Lacan et les mathématiques, Paris, Economica, 1997.

Nathalie CHARRAUD, Infini et inconscient : Essai sur Gregor Cantor, Paris, Anthropos, 1994.

Jacqueline CHENIEUX-GENDRON « Jacques Lacan, « l’autre » d’André Breton » in Éric Marty

(éd.) Lacan et la littérature, Paris, Houilles, 2005.

François CHENG, « Entretien avec François Cheng, propos recueillis par Judith Miller » in

revue L’Âne, no. 48.

Lorenzo CHIESA, The Not-Two : Logic and God in Lacan, Boston, MIT Press, 2016.

Jean-Pierre CLÉRO, Lacan et la langue anglaise, Toulouse, Érès, 2017.

Jean-Pierre CLÉRO, Y a-t-il une philosophie de Lacan ?, Paris, Elipses, 2014.

Jean-Pierre CLÉRO, « Les mathématiques, c'est le réel », Essaim 1/ 2012 (n° 28), p. 17-27.

Jean-Pierre CLÉRO, « L’utilité des mathématiques en psychanalyse. Un problème de

chrestomathie psychanalytique » in revue Essaim, no. 24, 2010.

Jean-Pierre CLÉRO, Essai de psychologie des mathématiques, Paris, Ellipses, 2009.

Jean-Pierre CLÉRO, Dictionnaire Lacan, Paris, Ellipses, 2008.

Page 479: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

479

Jean-Pierre CLÉRO, Les raisons de la fiction. Les philosophes et les mathématiques, Paris,

Armand Colin, 2004.

Justin CLEMENS, Psychoanalysis is an Antiphilosophy, Edimburgh, Edimburgh University

Press, 2013.

Alain COCHET, Nodologie lacanienne, Paris, L’Harmattan, 2002.

Alain COCHET, Lacan géomètre, Paris, Anthropos, 1998.

Joan COPJEC, « Sex and the Euthanasia of Reason » in Joan COPJEC (Ed.) Supposing the

Subject, Londres, Verso, 1994.

Marc DARMON, Essais sur la topologie lacanienne, Paris, Association Lacanienne

International, 2004.

Marc DARMON « Mathème », sur l’internet, 1992. http://freud-

lacan.com/freud/Champs_specialises/Theorie_psychanalytique/Matheme, consulté le

28 février 2017.

Marc DARMON, « Le nœud qui dénoue » in http://freud-

lacan.com/freud/Champs_specialises/Theorie_psychanalytique/Le_noeud_qui_denoue

consulté le 20 août 2017.

Monique DAVID-MÉNARD, Eloge des hasards de la vie sexuelle, Paris, Hermann, 2011.

Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1992.

Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, « Le plan de l’immanence » in Qu’est-ce que la

philosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991.

Gilles DELEUZE ET Félix GUATTARI, L’Anti-Œdipe, Paris, Éditions de Minuit, 1972.

Santiago DEYMONNAZ, Lacan en el cuarto contiguo. Usos de la teoría en la literatura

argentina de los años setenta, Leiden, Almenara, 2015.

Christian DUNKER, Por que Lacan?, Sao Paolo, Zagodoni, 2016.

Guy Félix DUPORTAIL, L’origine de la psychanalyse. Introduction à une phénoménologie de

l’inconscient, Paris, Mimesis, 2013.

Guy Félix DUPORTAIL, « Le sujet retrouvé ? », Essaim 1/ 2012 (n° 28), p. 69-84.

Mladen DOLAR, A Voice and Nothing More, Verso, Londres, 2006.

Mladen DOLAR « Beyond interpellation » in Journal Qui parle, vol. 6, no. 2, 1993, p. 75-96.

Dany-Robert DUFOUR, Lacan et le miroir sophianique de Bœhme, Paris, Cahiers de

l’Unebévue, EPEL, 1998.

Alfredo EIDELSZTEIN, Otro Lacan. Estudio crítico sobre los fundamentos del psicoanálisis

lacaniano, Buenos Aires, Letra viva, 2015.

Page 480: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

480

Alfredo EIDELSZTEIN, La topología en la clínica psicoanalítica, Buenos Aires, Letra viva,

2012.

Alfredo EIDELSZTEIN, Modelos, esquemas y grafos en la enseñanza de Lacan, Buenos Aires,

Letra viva, 2010.

Alfredo EIDELSZTEIN, Las estructuras clínicas a partir de Lacan 1, Buenos Aires, Letra Viva,

2010.

Albert EINSTEIN, « Letter to Max Born, 4 décembre 1926 » in The Born-Einstein Letters,

New York, Walker and Company, 1971.

Diana ESTRIN, Lacan día por día. Los nombres propios en los seminarios de Jacques Lacan,

Buenos Aires, Pieatierra, 2002.

Tom EYERS, Post-Rationalism. Psychoanalysis, Epistemology, and Marxism in Post-War

France, Londres/New York, Bloombbury, 2013.

Roque FARRÁN, Lacan y Badiou. El anudamiento del sujeto, Buenos Aires, Prometeo, 2014.

Christian FIERENS « La fonction de l’écrit et le discours de l’analyste dans Le séminaire

Encore » in revue La revue lacanienne, 2010, no. 6.

Michel FOUCAULT, Le gouvernement de soi et des autres, Paris, Gallimard/Seuil, 2008.

Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.

Michel FOUCAULT, La naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris,

PUF, 1963.

Sigmund FREUD « Notiz über eine Methode zur anatomischen Präparation des

Nervensystems (Note sur une méthode de préparation anatomique du système

nerveux) », Zentralbl. med. Wissensch., Berlin, 17, no 26, juin, 468-469.

Sigmund FREUD, « Über den Bau der Nervenfasern und Nervenzellen beim Flusskrebs

(Sur la structure des fibres et des cellules nerveuses chez l'écrevisse) », Sitzungsber. Kais.

Akad. Wissensch., Vienne, Abt. III, 85, janvier, 9-5 1.

Sigmund FREUD, « Über Spinalganglien und Rückenmark des Petromyzon (Sur les

ganglions spinaux et la moelle épinière du Petromyzon) », Sitzungsber. Kais. .Akad.

Wissensch., Vienne, Math. Naturwiss. KI. Abt. III, 78, juilliet, 81-167.

Sigmund FREUD, « Observations de la conformation de l’organe lobé de l’anguille décrit

comme glande germinale mâle » in Max KOHN, Traces de la psychanalyse, Limoges,

Lambert-Lucas, 2007, p. 149-160.

Page 481: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

481

Sigmund FREUD, « Ein Fall von Hirnblütung mit indirekten basalen Herdsymptomen bei

Scorbut (Hémorragie cérébrale avec des symptômes basaux focaux indirects dans un cas

de scorbut) », Wiener med. Wochenschr., 34, mars, n° 9, 244, et n° 10, 276-279.

Sigmund FREUD, « Conseils aux médecins sur le traitement analytique » in La technique

psychanalytique, Paris, PUF, 1967.

Sigmund FREUD, De la cocaïne, Bruxelles, Éditions Complexe, 1976.

Sigmund FREUD, Contribution à la conception des aphasies, Paris, PUF, 2009.

Sigmund FREUD, « Esquisse d’une psychologie scientifique » in La naissance de la

psychanalyse, Paris, PUF, 2009.

Sigmund FREUD, « Études sur l’hystérie » [1895] in Œuvres complètes, vol. II, Paris, PUF,

2009.

Sigmund FREUD « L’interprétation du rêve » in Œuvres complètes, vol. IV, Paris, PUF,

2003.

Sigmund FREUD « Le poète et l’activité de la fantaisie » in Œuvres complètes, vol. VIII,

Paris, PUF, 1996.

Sigmund FREUD, « Le délire et les rêves dans la ‘Gradiva’ de W. Jensen » in Œuvres

complètes, vol. VIII, Paris, PUF, 2010.

Sigmund FREUD [1907] « Le poète et l’activité de la fantaisie » in Œuvres complètes, vol.

VIII, Paris, PUF, 1996.

Sigmund FREUD, « Analyse de phobie d’un garçon de cinq ans » in Œuvres complètes, vol.

IX, Paris, PUF, 1998.

Sigmund FREUD, « Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans » in Œuvres complètes,

vol. IX, Paris, PUF, 1995.

Sigmund FREUD, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de

paranoïa (dementia paranoïdes) décrit sous forme autobiographique » in Œuvres

complètes, vol. X, Paris, PUF, 1993.

Sigmund FREUD [1909] « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » in Œuvres

complètes, vol. X, Paris, PUF, 1996.

Sigmund FREUD [1911] « Rêves dans le folklore » in Œuvres complètes, vol. XI, Paris, PUF,

1996.

Sigmund FREUD [1913] « Matériaux de contes dans les rêves » in Œuvres complètes, vol.

XII, Paris, PUF, 1996.

Sigmund FREUD, « L’inconscient » in Œuvres complètes, vol. XIII, Paris, PUF, 2005.

Page 482: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

482

Sigmund FREUD, « Pulsions et destins des pulsions » in Œuvres complètes, vol. XIII, Paris,

PUF, 2005.

Sigmund FREUD, « Communication d’un cas de paranoïa contredisant la théorie

psychanalytique » in Œuvres complètes, vol. XIII, Paris, PUF, 1996.

Sigmund FREUD « Les voies de la formation du symptôme » in Œuvres complètes, vol. XIV,

Paris, PUF, 1996.

Sigmund Freud « Les opérations manquées » in Œuvres complètes, vol. XIV, Paris, PUF,

1996.

Sigmund FREUD [1918] « L’inquiétant » in Œuvres complètes, vol. XV, Paris, PUF, 1996.

Sigmund FREUD [1919] « Avant-propos à Theodor Reik » in Œuvres complètes, vol. XV,

Paris, PUF, 1996.

Sigmund FREUD [1916] « Parallèle mythologique avec une représentation de contrainte

d’ordre plastique » in Œuvres complètes, vol. XV, Paris, PUF, 1996.

Sigmund FREUD [1917] « Un souvenir d’enfance de Poésie et vérité » in Œuvres complètes,

vol. XV, Paris, PUF, 1996.

Sigmund FREUD, « Un enfant est battu» in Œuvres complètes, vol. XV, Paris, PUF, 1996.

Sigmund FREUD « Ceux qui échouent du fait du succès » in Œuvres complètes, vol. XV,

Paris, PUF, 1996.

Sigmund FREUD « Au-delà du principe de plaisir » in Œuvres complètes, vol. XV, Paris, PUF,

1996.

Sigmund FREUD « De la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine » in Œuvres

complètes, vol. XV, Paris, PUF, 1996.

Sigmund FREUD « Le tabou de la virginité » in Œuvres complètes, vol. XV, Paris, PUF, 1996.

Sigmund FREUD, « « psychanalyse » et « théorie de libido », in Œuvres complètes, vol. XVI,

Paris, PUF, 2010.

Sigmund FREUD « Autoprésentation » in Œuvres complètes, vol. XVII, Paris, PUF, 1996.

Sigmund FREUD, « Autoprésentation » in Œuvres complètes, vol. XVII, Paris, PUF, 1992.

Sigmund FREUD [1928] « Dostoïevski et la mise à mort du père » in Œuvres complètes, vol.

XVIII, Paris, PUF, 1996.

Sigmund FREUD [1930] « Prix Goethe 1930 » in Œuvres complètes, vol. XVIII, Paris, PUF,

1996.

Sigmund FREUD, « La malaise dans la civilisation » in Œuvres complètes, vol. XVIII, Paris,

PUF, 1994.

Page 483: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

483

Sigmund FREUD, « La question de l’analyse profane » in Œuvres complètes, vol. XVIII,

Paris, PUF.

Sigmund FREUD, « Pourquoi la guerre ? » in Œuvres complètes, vol. XIX, Paris, PUF, 2004.

Sigmund FREUD, « XXXVe Leçon : D’une vision du monde » in Œuvres complètes, vol. XIX,

Paris, PUF, 1995.

Sigmund FREUD [1935] « À Thomas Mann pour son 60ème anniversaire » in Œuvres

complètes, vol. XIX, Paris, PUF, 1996.

Sigmund FREUD, « Some elementary lessons in psycho-analysis » in Œuvres complètes,

vol. XX, Paris, PUF.

Sigmund FREUD [1937] « L’homme Moïse. Un roman historique » in Œuvres complètes,

vol. XX, Paris, PUF, 1996.

Sigmund FREUD, « Abrégé de psychanalyse » in Œuvres complètes, vol. XX, Paris, PUF.

Sigmund FREUD, Freud et la création littéraire, Paris PUF, 2010.

Sigmund FREUD, « Création littéraire et rêve éveillé », in L’inquiétante étrangeté et autres

essais, Paris, Gallimard, 1985.

Sigmund FREUD, « La morale sexuelle ‘civilisée’ et la maladie nerveuse des temps

modernes », in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1982.

Sigmund FREUD, in « Psychoanalysis » in Enciclopaedia Britannica, Londres,

Enciclopaedia Britannica, 1926,

http://global.britannica.com/EBchecked/topic/1983319/Sigmund-Freud-on-

psychoanalysis.

Roco GANGLE, Diagrammatic Immanence : Category Theory and Philosophy, Edimburgh,

Edimburgh University Press, 2016.

Giancarlo GHIRARDI, Sneaking a Look at God's Cards, New Jersey, Princeton University

Press, 2004.

Jeanne, GRANON-LAFONT, Topologie Lacanienne et Clinique Analytique, Paris, Point Hors

Ligne, 1990.

Jeanne, GRANON-LAFONT, La Topologie Ordinaire de Jacques Lacan, Paris, Point Hors Ligne,

1985.

Will GREENSHIELDS, Writting the Structures of the Subject, Londres, Palgrave, 2017.

René GUITART, Evidence et étrangété : mathématique, psychanalyse, Descartes et Freud,

Paris, PUF, 2000.

Gérard HADDAD, Le jour où Lacan m’a adopté, Paris, Grasset, 2002.

Page 484: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

484

Roberto HARARI, El psicoanálisis: entre la pulsión y la poesía, inédit, avril-âout 1996.

Roberto HARARI, ¿Cómo se llama James Joyce? : A partir de “El síntoma”, de Lacan, Buenos

Aires, Amorrortu, 1995.

Virginia HASENBALG-CORABIANU, De Pythagore à Lacan, une histoire non officielle des

mathématiques. À l’usage des psychanalystes, Toulouse, Érès, 2016.

Martin HEIDEGGER, Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, PUF, 2014.

Martin HEIDEGGER, « Projets pour l’histoire de l’être en tant que métaphysique » in

Nietzsche, tome 2, Paris, Gallimard, 2006.

Martin HEIDEGGER, Etre et Temps, Paris, Gallimard, 1986.

Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1980.

Martin HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958.

Martin HEIDEGGER, « Logos » in revue La psychanalyse 1956 n° 1, p. 59-79. Traduit par

Jacques Lacan.

Martin HEIDEGGER, L’introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1952.

Rosario HERRERA, Poética del psicoanálisis, México, Siglo XXI, 2008.

Hermine von HUG-HELLMUTH, « Einige Beziehungen zwischen Erotik und Mathematik »

in Revue Imago, vol. 4, 1916, p. 52-68.

Michel HOUELLEBECQ, « La élite está asesinando a Francia » in Journal El País, Espagne, en

ligne, consulté le 11 mai 2015

http://cultura.elpais.com/cultura/2015/04/23/babelia/1429802066_046042.html

Luis IZCOVICH, « La nomination sans Autre » in revue L’en-je lacanien, no. 12, 2009, p. 39-

52.

Claude JAEGLE, Portrait silencieux de Jacques Lacan, Paris, PUF, 2010.

Roman JAKOBSON, « Linguistique et poétique » in Essais de linguistique générale, Paris,

Editions de Minuit, 1963.

Frederic JAMESON, « The vanishing mediator : Narrative structure in Max Weber » in

journal New German critique, no. 1, 1973.

Marc JIMENEZ, Qu’est-ce que l’esthétique?, Paris, Gallimard, 1997.

Adrian JOHNSTON, « This Philosophy wich is not One : Jean-Claude Milner, Alain Badiou,

and Lacanian Antiphilosophy » in journal S, no. 3, 2010.

Víctor KORMAN, El espacio psicoanalítico. Freud-Lacan-Möbius, Madrid, Síntesis, 2004.

Alexandre KOYRÉ, Études newtoniennes, Paris, Gallimard, 1968.

Alexandre KOYRÉ, Études d’histoire de la pensée scientifique, Paris, PUF, 1966.

Page 485: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

485

Alexandre KOYRÉ, Du monde clos à l'univers infini, Paris, PUF, 1962.

Alexandre KOYRÉ, La révolution astronomique, Paris, Hermann, 1961.

Alexandre KOYRÉ, La philosophie de Jacob Bœhme, Paris, Vrin, 1929.

Henry KRUTZEN, Jacques Lacan, Séminaire 1952-1980. Index référentiel, 3ème édition, Paris,

Economica, 2009.

Jean LADRIERE, « Le théorème de Löwenheim-Skolem » in Cahiers pour l’analyse, no. 10,

Paris Le Graphe, 1969.

Jacques LACAN, Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011.

Jacques LACAN Le mythe individuel du névrosé, ou Poésie et vérité dans la névrose, Paris,

Seuil, 2007.

Jacques LACAN, Le triomphe de la religion, précédé de discours aux catholiques, Paris, Seuil,

2005.

Jacques LACAN, Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005.

Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 0 : L’homme aux loupes [1952-1953], Inédit.

Jacques LACAN, Le séminaire, Livre I : Les écrits techniques de Freud [1953-1954], Paris,

Seuil, 1975.

Jacques LACAN, Le séminaire, Livre II : Le mois dans la théorie de Freud et dans la technique

psychanalytique [1954-1955], Paris, Seuil, 1978.

Jacques LACAN, Le séminaire, Livre III : Les psychoses [1955-1956], Paris, Seuil, 1981,

p. 270.

Jacques LACAN, Le séminaire, Livre IV : La relation d’objet [1956-1957], Paris, Seuil, 1994.

Jacques LACAN, Le séminaire, Livre V : Les formations de l’inconscient [1957-1958], Paris,

Seuil, 1998.

Jacques LACAN, Le séminaire, Livre VI : Le désir et son interprétation [1958-1959], Paris, La

martinière, 2013.

Jacques LACAN, Le séminaire. Livre VII. L’éthique de la psychanalyse [1959-1960], Paris,

Seuil, 1986.

Jacques LACAN, Le séminaire. Livre VIII. Le transfert [1960-1961], Paris, Seuil, 2001.

Jacques LACAN, Le séminaire. Livre IX : L’identification [1961-1962], Inédit.

Jacques LACAN, Le séminaire. Livre X. L’angoisse [1962-1963], Paris, Seuil, 2004.

Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la

psychanalyse [1963-1964], Paris, Seuil, 1973.

Page 486: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

486

Jacques LACAN, , Le séminaire. Livre XII : Problèmes cruciaux pour la psychanalyse [1964-

1965], inédit.

Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XIII : L’objet de la psychanalyse [1965-1966], inédit.

Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XIV : la logique du fantasme [1966-1967], inédit.

Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XV : L’acte du psychanalyste [1967-1968], inédit.

Jaques LACAN, Le séminaire, Livre XVI : D’un Autre à l’autre [1968-1969], Paris, Seuil, 2006.

Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse [1969-1970], Paris,

Seuil, 1991.

Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XVIII : D’un discours qui ne serait pas du semblant

[1970-1971], Seuil, Paris, 2006.

Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XIX : …ou pire [1971-1972], Paris, Seuil, 2011.

Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XX. Encore [1972-1973], Paris, Seuil, 1975.

Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXI : Les non-dupes errent [1973-1974], inédit.

Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXII : RSI [1974-1975], inédit.

Jacques LACAN, Le séminaire, livre XXIII : Le sinthome [1975-1976], Paris, Seuil, 2005.

Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXIV : L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre

[1976-1977], inédit.

Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXV : Le moment de conclure [1977-1978], inédit.

Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXVI : La topologie et le temps [1978-1979], Inédit.

Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXVII : Dissolution [1979-1980], Inédit.

Jaques LACAN, « De nos antécédents » in Écrits, Paris, Seuil.

Jacques LACAN, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau

sophisme » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Jacques LACAN, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » in Écrits, Paris,

Seuil, 1966.

Jacques LACAN, « Du sujet enfin en question » in Écrits, Seuil, Paris, 1966.

Jacques LACAN, « Fonction et champ de la parole et le langage en psychanalyse » in Écrits,

Paris, Seuil, 1966.

Jacques LACAN, « La science et la vérité » in Écrits, Seuil, Paris, 1966.

Jacques LACAN, « Le séminaire sur La lettre volée » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Jacques LACAN, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » in

Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Jacques LACAN, « La chose freudienne » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Page 487: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

487

Jacques LACAN, « La métaphore du sujet » in Écrits, Paris, Seuil, p. 892.

Jacques LACAN, « La signification du phallus » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Jacques LACAN, « Kant avec Sade » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Jacques LACAN, « L’agressivité en psychanalyse » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Jacques LACAN, « D’un dessein » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 366.

Jacques LACAN, « D’un syllabaire après coup » in Écrits, Paris, Seuil, p. 720.

Jacques LACAN, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la

psychose » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Jacques LACAN, « Du sujet enfin en question » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Jacques LACAN, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » in

Écrits, Seuil, Paris, 1966.

Jacques LACAN, « Situation de la psychanalyse en 1956 » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Jacques LACAN, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien »

in Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Jacques LACAN, « Variantes de la cure-type » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Jacques LACAN, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : « Psychanalyse et

structure de la personnalité » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Jacques LACAN, « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite » in Écrits, Paris, Seuil,

1966.

Jacques LACAN, « Propos sur la causalité psychique » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Jacques LACAN, « Réponses à des étudiants en philosophie » in Autres écrits, Paris, Seuil,

2001.

Jacques LACAN, J. «Radiophonie», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.

Jacques LACAN, « Discours de Rome » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.

Jacques LACAN « La méprise su sujet supposé savoir » in Autres écrits, Seuil, Paris, 2001.

Jacques LACAN « Le nombre treize et la forme logique de la suspicion », in Ornicar ?, n° 36,

janv-mars 1986, p. 7-20. Paru initialement in Cahiers d'art (1945/46): 389-93. Repris in

Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.

Jacques LACAN « Télévision » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.

Jaques LACAN, « Proposition du 9 d’octobre de 1967 » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.

Jacques LACAN, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Compte rendu

du séminaire 1964 » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 187-189.

Jacques LACAN, « Joyce le symptôme » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.

Page 488: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

488

Jacques LACAN, « Lettre de dissolution », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.

Jacques LACAN, « Postface au séminaire 11 » in Autres écrits, Seuil, Paris, 2001.

Jacques LACAN, « Préface à l’édition anglaise du séminaire 11 » in Autres écrits, Seuil,

Paris, 2001.

Jacques LACAN, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse. Compte rendu du séminaire

1964-1965 » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.

Jacques LACAN, « 9e Congrès de l’École Freudienne de Paris sur La transmission » in

Lettres de l’École, 1979, n° 25, vol. II.

Jacques LACAN, « Clôture des Journées. Journées de l'École freudienne de Paris, Les

mathèmes de la psychanalyse, 31 octobre - 2 novembre 1976 », in journal Lettres de

l'École freudienne, Bulletin intérieur de l'École freudienne de Paris, n° 21, août 1977.

Jacques LACAN, « Conférence à Genève sur le symptôme » in journal Bloc notes de la

psychanalyse, 1985, n° 5, p. 5-23.

Jacques LACAN, « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines » in

Journal Scilicet, no. 6/7, Paris, 1976.

Jacques LACAN, « Écrits inspirés : schizographie » in De la psychose paranoïaque dans ses

rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, 1932 (réédité en 1975 avec cet article)

Jacques LACAN, « Hiatus irrationalis » in Revue Le phare de Neuilly, Neuilly-sur-Seine,

décembre 1933.

Jacques LACAN, « Journées de l’École freudienne de Paris : Les mathèmes de la

psychanalyse » in Lettres de l’École, 1977, n° 21.

Jacques LACAN, « Le problème du style et la conception psychiatrique des formes

paranoïaques de l’expérience » in Revue Minotaure, Paris, Éditions Albert Skira, juin

1933, paru aussi dans De la psychose paranoïaque dans ses rapport avec la personnalité,

Paris, Seuil, 1932 (réédité en 1975 avec cet article).

Jacques LACAN, « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », conférence du 8 de juillet de

1953, Bulletin interne de l’Association française de psychanalyse, 1953.

Jacques LACAN, « Curriculum présenté pour une candidature à une direction de

psychanalyse à l’École des hautes études » in revue Bulletin de l’Association Freudienne,

n° 40, 1957.

Jacques LACAN, « Manuscrit 83 », in Œuvres graphiques et manuscrits, Paris, Artcurial,

2006 [1978].

Page 489: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

489

Jacques LACAN « Du discours psychanalytique » in Giacomo CONTRI (dir.), Lacan in

italia/Lacan en Italie, La Salamandra, Milan, 1978.

Jacques LACAN « Pour Vincennes » in revue Ornicar ?, n°17/18, 1979.

Jaques LACAN, « 9e Congrès de l’École Freudienne de Paris sur la « transmission », in

Lettres de l’EFP, n° 25, vol. II, 1979.

Sergio LARRIERA, Nudos & Cadenas, Madrid, Miguel Gómez, 2010.

Laurie LAUFER, « Quoi l’éternité ? La fabrique des fantômes » in revue Cliniques

méditerranées, 2/2012, no. 86.

Éric LAURENT, L’envers de la biopolitique, Paris, Navarin, 2016.

Mario LAVAGETTO, Freud à l’épreuve de la littérature, Paris, Seuil, 2002.

René LAVENDHOMME, Lieux du sujet. Psychanalyse et mathématique, Paris, Seuil, 2001.

Darian LEADER « Lacan’s myths » in Jean-Michel RABATÉ (Ed.) The Cambridge Companion

to Lacan, Cambride, Cambridge University Press, 2003.

Darian LEADER et Bernard BURGOYNE, « Freud et ses arrière-plans scientifiques » in La

question du genre, Paris, Payot, 2001, p. 227-266.

Darian LEADER, « The Schema L » in Bernard BURGOYNE (Éd.), Drawing the Soul : Schemas

and Models in Psychoanalysis, Londres, Karnac, 2000.

Jean-Pierre LEFEBVRE, « Philosophie et philologie : les traductions des philosophes

allemands », in Encyclopaedia universalis, Symposium, Les Enjeux, 1, 1990.

Guy LE GAUFEY, et coll., Index des noms propres et titres d’ouvrages dans l’ensemble des

séminaires de Jacques Lacan, Paris, EPEL, 1998.

Claude LÉVI-STRAUSS, « L’efficacité symbolique » in revue Historie des religions, vol. 135,

no. 1, 1949.

Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958.

Jonathan LISTING, Introduction à la topologie, Paris, Navarin, 1989.

Gabriel LOMBARDI, L’aventure mathématique, liberté et rigueur psychotique. Cantor, Gödel,

Turing, Paris, Editions du Champ lacanien, 2005.

Thierry LONGE, « Sigmund Freud, Pour concevoir les aphasies. Une étude critique » in

Revue Essaim, No. 26. Sigmund FREUD, « Constructions en analyse » in Œuvres complètes,

vol. 20, Paris, PUF, 2010.

Héctor LÓPEZ, Lo fundamental de Heidegger en Lacan, Buenos Aires, Letra Viva, 2011.

Juan Pablo LUCCHELLI, « Lacan et la formule canonique des mythes » in revue Les Temps

Modernes, no. 660, 2010.

Page 490: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

490

David MALDAVSKY, ADL Algoritmo David Liberman. Un instrumento para la evaluación de

los deseos y las defensas en discurso. Buenos Aires, Nueva Visión, 2013.

Marcelle MARINI, Lacan, Pierre Belfond, 1986.

William MCGRATH, Freud’s Discovery of Psychoanalysis, New York, Cornell University

Press, 1986.

Gérard MILLER, Rendez-vous chez Lacan (filme), Paris, Editions Montparnasse, 2012.

Jacques-Alain MILLER, Un esfuerzo de poesía, Buenos Aires, Paidós, 2016. (Jacques-Alain

MILLER, L’Orientation lacanienne III, 5 Cours 2002-2003 : Un effort de poésie, inédit en

français)

Jacques-Alain MILLER, El ultimísimo Lacan, Buenos Aires, Paidós, 2013. (Jacques-Alain

MILLER, L’Orientation lacanienne III, 9, Cours 2006-2007 : Le tout dernier Lacan, inédit en

français).

Jacques-Alain MILLER, Orientation lacanienne III, 13, Cours 2011 : L’être et l’un, inédit.

Jacques-Alain MILLER, « Les six paradigmes de la jouissance » in journal La cause

freudienne, no. 46, 2000.

Jacques-Alain MILLER, « An Introduction to seminars I & II : Lacan’s Orientation Prior to

1953 » in Richard FELSTEIN, Bruce FINK et Mairie JAANUS (éd.), Reading Seminars I and II :

Lacan’s Return to Freud, NYU Press, 1996, p. 3-37.

Jacques-Alain MILLER, « Théorie du langage », in journal Ornicar ?, no. 1, 1975.

Jacques-Alain MILLER, « Index raisonné des concepts majeurs » in Jacques Lacan Écrits,

Paris, Seuil, 1966.

Jacques-Alain MILLER, « La suture (éléments de la logique du signifiant) » in Cahiers pour

l’analyse, no. 1, Paris, Le graphe, 1966.

Jean-Claude MILNER, Clartés de tout. De Lacan à Marx, d’Aristote à Mao. Entretiens avec

Fabien Fainwaks et Juan Pablo Lucchelli, Paris, Verdier, 2011.

Jean-Claude MILNER, L’œuvre claire : Lacan, la science, la philosophie, Paris, Seuil, 1995.

Jean-Claude MILNER, Les noms indisticts, Paris, Seuil, 1983.

Jean-Claude MILNER, L'amour de la langue, Paris, Seuil, 1978

Osvaldo MEIRA, Heidegger Lacan Heidegger, Buenos Aires, Letra viva, 2009.

Émile MEYERSON, Identity and Reality, Londres, Routledge, 2002.

Raul MONCAYO, Lalangue, Sinthome, Jouissance, and Nomination. A Reading Compagnion

and Commentary on Lacan’s Seminar XXIII on the Sinthome, Londres, Karnac, 2016.

Page 491: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

491

Raul MONCAYO et Magdalena ROMANOWICZ, The Real Jouissance of Uncountable Numbers,

Londres, Karnac, 2015.

Genéviève MOREL, La loi de la mère. Essai sur le sinthome sexuel, Paris, Anthropos, 2008.

PACCARD-HUGUET et Michèle RIVOIRE, Études de poétique, Lyon, Presses Universitaires de

Lyon, 2001.

Pierre PACHET « Goût et mauvais goût de Jacques Lacan » in Éric MARTY (éd.) Lacan et la

littérature, Paris, Houilles, 2005.

Octavio PAZ, « Respuesta y reconciliación. Diálogo con Francisco Quevedo » in revue

Vuelta, No. 259, juin 1998.

Claude PICHOIS, Histoire de la littérature française, Paris, Flammarion, 1997.

Charles S. PIERCE, Philosophy of Mathematics, Indiana, Indiana University Press, 2010.

Alejandra PIZARNIK, « Entretien avec Martha Isabel Moia » in El deseo de la palabra,

Barcelone, Barcelone, 1972.

Erik PORGE, Le ravissement de Lacan. Marguerite Duras à la lettre, Toulouse, Érès, 2015.

Erik PORGE, Lettres du symptôme. Versions de l’identification, Toulouse, Érès, 2010.

Erik PORGE, Transmettre la clinique psychanalytique. Freud, Lacan, aujourd’hui, Toulouse,

Érès, 2005.

Erik PORGE « Lacan, la poésie de l’inconscient » in Éric MARTY (Ed.) Lacan et la littérature,

Paris, Houilles, 2005.

Erik PORGE, « La bifidité de l’Un », in Le Réel en mathématique, Paris, Agalma, 2004,

p. 174-175.

Erik PORGE, « Sur les traces du chinois chez Lacan », in journal Essaim, no. 10, 2002.

Graciela PRIETO, Écritures du Sinthome. Van Gogh, Schwitters et Wolman, Paris, Érès,

2013.

Antonio PULERA, La parole e il silenzio. È possibile imparare a pensare a partire de Pierce,

Lacan e Heidegger, Rome, Simple, 2016.

Antonio PULERA, La trasparenza del soggetto in Kant, Hegel, Heidegger et Lacan, Rome,

Rubbettino, 2014.

Ellie RAGLAND, Jacques Lacan and the Logic of Structure : Topology and Language in

Psychoanalysis, Londres, Routledge, 2015.

Massimo RECALCATI, Il miracolo della forma : Per un’estetica psicoanalitica, Milan, Bruno

Mondadori, 2007.

Page 492: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

492

Massimo RECALCATI, Las tres estéticas de Lacan. Psicoanálisis y arte, Buenos Aires,

Ediciones del Cifrado, 2006.

Massimo RECALCATI, Introduzione alla psicoanalisis contemporanea. I problemi del dopo

Freud, Rome, Mondadori, 2003.

François REGNAULT, Conférences d’esthétique lacanienne, Paris, Agalma, 1997.

Marcel RITTER et Jean-Marie JADIN, La jouissance au fil de l’enseignement de Lacan,

Toulouse, Érès, 2009.

Juan RITVO, Tiempo lógico y aserto de certidumbre anticipada, Buenos Aires, Letra Viva,

1983.

Marthe ROBERT, La Révolution psychanalytique. La vie et l’œuvre de Freud, Paris, Payot,

2002.

Richard RORTY, L’Homme spéculaire, Paris, Seuil, 1990.

Élisabeth ROUDINESCO, La bataille de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France, vol 2,

Paris, Seuil, 1986.

Moustapha SAFOUAN, Lacaniana II, les séminaires de Jacques Lacan, 1964-1979, Fayard,

Paris, 2005.

Eric SANTNER, On Creaturely Life: Rilke, Benjamin, Sebald, Chicago, University of Chicago

Press, 2006.

Dardo SCAVINO, « Platón, el mito y la hegemonía política » in revue La biblioteca, no. 12,

2012.

Dardo SCAVINO, « En la masmédula de Girondo o la ficción de la lengua » in journal

Bulletin hispanique, année 2005, vol. 107, no. 2.

Fabián SCHEJTMAN, Sinthome : Ensayos de clínica psicoanalítica nodal, Buenos Aires,

Grama, 2013.

Stuart SCHNEIDERMAN, Jacques Lacan : the death of an intellectual Hero, Massachusetts,

Harvard University Press, 1984.

Johh SEARLE, How to do Things with Words: The William James Lectures delivered at

Harvard University , Oxford, Clarendon Press, 1955.

Miguel SIERRA, Les contributions de Freud et Lacan à la théorie des structures cliniques.

Des fondements généalogiques aux débats en psychopathologie, thèse de doctorat

soutenue le 30 septembre 2016 à l’Université Paris 7 Diderot. Thèse dirigée par François

Sauvagnat.

Page 493: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

493

Fabio SQUEO, L’altrove della mancanza nelle relazioni di esistenza. Heidegger, Lacan,

Sartre, Levinas, Rome, Bibliotheka Edizioni, 2017.

Colette SOLER, Lacan, lecteur de Joyce, Paris, PUF, 2015.

Colette SOLER, L’inconscient réinventé, Paris, PUF, 2009.

Colette SOLER, « The Paradoxes of the Symptom in Psychoanalysis » in Jean-Michel

RABATÉ (Ed.), The Cambridge Companion to Lacan, Cambridge University Press,

Cambridge, 2003.

Colette SOLER, « Lacan réévalué par Lacan » in Marcel DRACH et Bernard TOBOUL,

L’anthropologie de Lévi-Strauss et la psychanalyse, Paris, La Découverte, 2008.

Luis SOLER, « Lacan écrivain » in 2001, Lacan dans le siècle, Paris Ed. du Champ Lacanien,

2002.

Jean-Luis SOUS, L’équivoque interprétative. Six moments de Freud à Lacan, Paris, Le bord

de l’eau, 2014.

Jean-Louis SOUS, Prendre langue avec Jacques Lacan. Hybridations, Paris, L’Harmattan,

2013.

Jean-Louis SOUS, Les p’tits mathèmes de Lacan, L’une-bévue, Paris, 2000.

Silvia Elena TENDLARZ, « L’inconscient et son interprétation »

http://www.silviaelenatendlarz.com/index.php?file=Articulos/Experiencia-analitica/El-

inconsciente-y-su-interpretacion_FR.html, consulté le 20 décembre 2016.

Tzuechien THO et Guiseppe BIANCO, Badiou and the Philosophers. Interrogating 1960’s

French Philosophy, Londres/New York, Bloomsbury, 2013.

Soraya TLATLI, Le psychiatre et ses poètes, Paris, Tchou, 2000.

Samo TOMŠIČ, « Towards a New Trascendental Aesthetics » in Samo TOMŠIČ et Michael

FRIEDMAN (eds.), Psychoanalysis : Topological Perspectives. New Conceptions of Geometry

and Space in Freud and Lacan, Berlin, Transcript, 2016, p. 95-125.

Carlos PARRA et Eva TABAKIAN, Lacan y Heidegger. Una conversación fundamental.

Dimensión trágica de la ética, Buenos Aires, Paradiso, 2005.

Carlos PARRA et Eva TABAKIAN, Lacan y Heidegger. Una conversación fundamental. Del

retorno a Freud, Buenos Aires, Paradiso, 1998.

Jean-Michel RABATÉ, Jacques Lacan Psychoanalysis and the Subject of Literature, Londres,

Palgrave, 2001.

François ROUSTANG, Lacan, de l’équivoque à l’impasse, Minuit, 1986.

Charles SHEPERDSON, Lacan and The Limits of Language, New York, Fordham University

Page 494: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

494

Press, 2008.

Eugenio TRÍAS, La razón fronteriza, Madrid, Destino, 1999.

Sherry TURKLE, Psychoanalytical Politics. Freud’s French Revolution, New York, 1978.

Kamini VELLODI, « Diagrammatic Thought : Two Forms of Constructivism in C. S. Pierce

and Gilles Deleuze » in revue Parrhesia, no. 19, 2014, p. 79-95.

Ludwig WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, Paris, 2001.

Jean-Michel VAPPEREAU, Nœud. La théorie du nœud esquissée par J. Lacan, Paris, Topologie

en extension, 1997.

Jean-Michel VAPPEREAU, Étoffe. Les surfaces topologiques intrinsèques, Paris, Topologie en

extension, 1988.

Jean-Michel VAPPEREAU, Essaim. Le groupe fondamental du nœud, Paris, Topologie en

extension, 1985.

Jean-Michel VAPPEREAU, « Sa claque » in revue Essaim, no. 21, 2008.

Markos ZAFIROPOULOS, Les mythologiques de Lacan. La prison de verre du fantasme: Œdipe

roi, Le diable amoureux, Hamlet, Toulouse, Érès, 2017.

Markos ZAFIROPOULOS, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud 1951-1957, Paris, PUF,

2003.

Fernando ZALAMEA, « Pierce’s Logic of Continuity : Existential Graphs and Non-Cantorian

Continuum » in journal The Review of Modern Logic, No. 9, Novembre 2003, p. 115-162.

Slavoj ŽIŽEK, Less than Nothing : Hegel and the Shadow of Dialectical Materialism,

Londres/New York, Verso, 2012.

Slavoj ŽIZEK (Ed.) Tout ce que vous avez voulu savoir sur Lacan sans jamais oser le

demander à Hitchcock, Paris, Capricci, 2010.

Slavoj ŽIŽEK, Organs without Bodies, 2003.

Slavoj ŽIŽEK, The Fragile Absolut, Londres, Verso, 2000.

Slavoj ŽIŽEK, The Indivisible remainder, New York, Verso, 1996.

Slavoj ŽIŽEK, « The Militay-Poetic Complex » in London Review of Books,

https://www.lrb.co.uk/v30/n16/slavoj-zizek/the-military-poetic-complex

Alenka ZUPANČIČ, « L’endroit idéal pour mourir : le théâtre dans les films de Hitchcock »,

in Slavoj ŽIŽEK, For they know not what the do, Londres, Verso, 2014.

Alenka ZUPANČIČ, The Odd One In: On Comedy, Cambridge, MIT Press, 2008.

Page 495: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

495

Anonyme, « Le nœud borroméen généralisé » in

http://gaogoa.free.fr/HTML/Noeudrondlogie/Topologie/Noeuds/Borromeen/Bog.htm

consulté le 20 août 2017

« Journées de l’École freudienne de Paris : ‘Les mathèmes de la psychanalyse’ » in Lettres

de l’École, 1977, n° 21, p. 506-509.

Information de Bernard Mérigot, ancienne secrétaire du Département de Psychanalyse

du Centre Expérimentale de Vincennes, http://www.savigny-

avenir.fr/2014/08/08/lenseignement-de-la-psychanalyse-a-luniversite-un-apport-

inedit-de-serge-leclaire-1924-1994-la-reunion-critique-du-departement-de-

psychanalyse-du-cuevuniversite-d

International Social Science Council Repport (1953-1959), Paris, UNESCO, 1959.

Dictionnaire de français Larousse, 2015.

http://www.sciacchitano.it

http://www.carlosbermejo.net

Page 496: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

496

Page 497: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

497

TABLE DE MATIERES

REMERCIEMENTS ................................................................................................................................................... 9 AGRADECIMIENTOS ............................................................................................................................................ 11 ACKNOWLEDGEMENTS ....................................................................................................................................... 13 DANKSAGUNGEN ................................................................................................................................................. 15 AGRAÏMENTS ....................................................................................................................................................... 17 INTRODUCTION ................................................................................................................................................... 21 PROBLEMATIQUE ET ENJEUX 22 L’ONTOLOGISATION DE L’ETRE 28 OUVRIR UN ESPACE POUR LA PSYCHANALYSE : L’ALTERNATIVE DE L’EPISTEMOLOGIE FRANÇAISE ET LE

RAPATRIEMENT DES POETES.............................................................................................................................. 32 L’épistémologie française est essentielle pour la voie mathématique ...................................... 33 La fonction poétique chez Jakobson et le rapatriement des poètes par Lacan ........................ 40 Synthèse ................................................................................................................................................ 45 ANTECEDENTS ET CONTEXTE 47 Notre recherche antérieure .............................................................................................................. 47 Doxa et littérature analytique ......................................................................................................... 50 CARACTERISTIQUES DE LA THESE 61 CHAPITRE I – LA SCIENCE ET LA PSYCHANALYSE .............................................................................................. 67 1.1. FREUD ET LA SCIENCE 68 1.1.1. Quatre thèses fondamentales sur la science chez Freud ................................................... 70 1.1.2. La pince scientifique freudienne : physique « métapsychologique » et chimie « syntactique » .................................................................................................................................... 82 1.1.3. Mathématisation et topologie chez Freud ........................................................................... 84 1.1.4. Conclusions freudiennes ......................................................................................................... 88 1.2. LA RELATION ENTRE SCIENCE ET PSYCHANALYSE CHEZ LACAN 90 1.2.1. Le champ scientifique est le sol natal de la psychanalyse : de l’empirisme freudien à la formalisation lacanienne (1953-1963) .......................................................................................... 93 1.2.2. L’exclusion interne de la psychanalyse dans la science (1964-1967) ........................... 111 1.2.3. La psychanalyse et la science comme pratiques discursives (1968-1974) .................. 135 1.2.4. La littéralisation de la science : nodologie et pratique du « bavardage » (1975-1981) ............................................................................................................................................................. 150 1.2.5. Conclusions lacaniennes ....................................................................................................... 164 2.3. SYNTHESE INTERMEDIAIRE 168 CHAPITRE II – LE MATHEME CHEZ LACAN ..................................................................................................... 173 2.1. LACAN ET LES MATHEMATIQUES 176 2.1.1. Méthodologie pour analyser le Mathème dans l’œuvre de Lacan .................................. 181 2.1.2. Lecture de l’analyse du Mathème ........................................................................................ 182 Avant l’enseignement de Lacan, 1945-1953 ...................................................................................... 183 L’inauguration de l’enseignement de Lacan : formalisation structuraliste, cosmologie koyréenne, Heidegger ............................................................................................................................................ 187 Diagrammes et appareillages d’écriture : du modèle à la topologie .............................................. 192 Nodologie : entre formalisation, diagramme et objet mathématique ........................................... 202 Déconstruction et formulation mathématique ................................................................................ 209 Formalisations mathématisantes ..................................................................................................... 214 Mathèmes et algèbre lacanienne ...................................................................................................... 224 2.1.3. Conclusions de l’analyse du Mathème ................................................................................ 250 Diagramme, appareillages d’écriture ................................................................................................ 252 Sujets et objets mathématiques, fragments mathématiques ............................................................ 255 Formalisations .................................................................................................................................... 257 Mathèmes, notations algébriques, graphismes, sténographies ........................................................ 258

Page 498: de l’Université Sorbonne Paris Citétheses.md.univ-paris-diderot.fr/GOMEZ_CAMARENA... · ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora

Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017

498

2.2. FREUD ET LES MATHEMATIQUES 261 2.3. SYNTHESE INTERMEDIAIRE 267 CHAPITRE III – LE POEME CHEZ LACAN .......................................................................................................... 277 3.1. LITTERATURE, ESTHETIQUE, ART ET CREATION 279 3.2. FREUD ET LA POESIE 287 Synthèse freudienne ......................................................................................................................... 299 3.3. LACAN ET LA POESIE 305 3.3.1. Lacan, le psychiatre et poète surréaliste ........................................................................... 309 3.3.2. L’espace entre Heidegger et la linguistique moderne...................................................... 316 3.3.3. Poésie, sublimation et création ex nihilo ........................................................................... 331 3.3.4. La littérature et l’art comme anticipation et appui épistémologique ........................... 335 3.3.5. La poésie écrite chinoise : du vide médian au nœud borroméen (entre le dit et l’écrit) ............................................................................................................................................................. 337 La jouissance ...................................................................................................................................... 343 Lalangue, la fonction sens déterminative du son et l’interprétation poétique ............................. 345 Le pas de l’écriture poétique chinoise au nœud borroméen .......................................................... 350 3.3.6. Synthèse lacanienne .............................................................................................................. 354 3.4. SYNTHESE INTERMEDIAIRE 358 CHAPITRE IV – POEME ET MATHEME CHEZ LACAN : UNE ETUDE DE TROIS CAS .......................................... 371 4.1. TROIS CAS D’ARTICULATION ENTRE POEME ET MATHEME .................................................................... 376 4.1.1. LE MYTHE INDIVIDUEL DU NEVROTIQUE : LE MYTHE COMME FORMALISATION DU PARADOXE 377 4.1.2. LE REGARD ET LA VISION : DU MIROIR A LA FENETRE OU LA TOPOLOGISATION DE LA GEOMETRIE 388 4.1.3. LA POESIE COMME INTERPRETATION : TOPOLOGIE, RESON, LALANGUE ET L’UNE-BEVUE 406 4.2. CONCLUSIONS ............................................................................................................................................ 419 CONCLUSION ...................................................................................................................................................... 425 ANNEXE I : TABLEAUX DE REFERENCES MATHEMATIQUES DANS L’ENSEMBLE DES SEMINAIRES DE LACAN

439 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES 475 TABLE DE MATIERES 497