ENSEIGNER : AGIR DANS L URGENCE, DECIDER DANS L INCERTITUDE,Savoirs et compétences dans un métier complexe

de Philippe PERRENOUD

J ai parfois entendu cette déclaration : « Oh ! ce que tu es compliqué, tu ne te prendspas un peu trop la tête ? » à un collègue qui se posait des questions sur sa façond enseigner. L enseignement est une activité complexe qui pose de grandes questions etles ouvrages de sciences de l éducation ne nous donnent pas toujours les réponsessimples et claires que nous attendons

C est pourquoi j ai été particulièrement touchée par la lecture de ce livre de PhilippePerrenoud : « Enseigner, agir dans l urgence, décider dans l incertitude » car celui-ciparle simplement de choses complexes. Avec lui l affirmation « la complexité n est pas lacomplication » (Edgar Morin) se vérifie !

Ce livre traite des situations d enseignement, des questions qui s y rapportent et descompétences des enseignants. Comme celui-ci est trop consistant pour être résumé, jevais vous en donner quelques exemples :

Les non-dits

Afin de traiter toutes les facettes de notre activité, Philippe Perrenoud aborde plusieursquestionnements qui ne sont généralement pas sujet d un débat public. Il parle trèsouvertement de ce qui nous est forcément passé dans la tête un jour ou l autre mais quenous n osons même pas nous avouer à nous-même ! Ces thèmes, en quelque sorte unpeu tabous, tournent autour des peurs (d être jugé par ses collègues, d être contesté,d affronter un élève ), de la séduction niée, du pouvoir honteux, de l évaluation toutepuissante, du dilemme de l ordre, de la part de bricolage, de la solitude, de l ennui et dela routine

Prenons un exemple : on ne parle pas trop de la séduction en jeu dans la relationéducative. Chacun sait bien qu il y a plus ou moins recourt avec ses élèves. Certains ensont fiers, d autres en ont un peu honte Philippe Perrenoud revient sur cette question etnous montre que la séduction n est en soi pas négative. Séduire n est pasnécessairement « chercher à se faire aimer mais peut-être faire aimer ce que l on aime». Nous savons bien combien la surprise, le suspens, le jeu, la mise en scène,l ambiance que nous organisons participe du goût que prennent les élèves à travailler lamusique Mais celle-ci peut aussi avoir un côté néfaste notamment utilisée pour elle-même, pour le plaisir de séduire car elle est tout de même une forme de violence fut-ellesymbolique !« Séduire pour enseigner, en enseignant, heurte un double tabou : d une part, tout ceque le mot et l idée évoque dans le registre du désir et de la culpabilité ; d autre part, lerefus idéaliste de toute « manipulation ». L enseignant aimerait croire qu on apprend nonpour « ses beaux yeux », ni même pour le jeu social qui s organise autour de la réussitescolaire, mais pour la valeur intrinsèque du savoir. Fiction respectable, mais qui jette unvoile pudique sur ce qu on fait réellement fonctionner pour « appâter », attirer,« embarquer » tous ceux qui ne sont pas, dès l enfance, tombés dans le chaudron dusavoir ». (page 73)

Notre métier nous confronte à ce genre de dilemmes qui sont propres aux métiers decontact humain Philippe Perrenoud à le mérite de mettre ces non-dits sur la table et decommencer à démêler les choses...

Le travail en équipe pédagogique

En bon sociologue et bon connaisseur du métier d enseignant, Philippe Perrenoud évoquele travail en équipe : Il distingue ainsi plusieurs formes de travail en équipe en fonctionde ce qui est partagé par les enseignants (ressources, idées, pratiques, élèves). Cesdistinctions nous ouvrent ainsi des perspectives pour une meilleure efficacité. Il sepenche particulièrement sur les enjeux du travail en équipe, et d une manière très lucideet pratique sur ses avantages et ses inconvénients pour un établissement.« ( ) il y a un affrontement entre deux tendances. L une va dans le sens de laprofessionnalisation du métier d enseignant, autrement dit d une évolution de plus enplus marquée vers des pratiques orientées par des objectifs généraux et une éthiqueplutôt que par des directives étroites. L autres tendance va dans le sens d une certaineprolétarisation du métier d enseignant, de plus en plus enserré dans un corset destratégies didactiques et de moyens d enseignement et d évaluation pensés par desspécialistes et livrés « clés en main ». ( ) la professionnalisation du métier exige nonseulement de chacun des compétences de haut niveau, orientées vers l identification et larésolution de problèmes, mais encore des capacités de coopération : quelle que soit laqualité de sa formation, il est rare qu une personne seule puisse faire face à lacomplexité et à la diversité des problèmes. Coopérer, c est alors démultiplier les forces,faire en sorte que le tout soit plus que la somme des parties ».(page 119)

Les enseignants et les savoirs

Dans les chapitres suivants , Philippe Perrenoud s interroge sur les compétences desenseignants « Qui oserait encore prétendre qu il suffit de maîtriser des savoirs pourenseigner ? ». Il cherche à montrer en quoi consistent les compétences des enseignantset ce qui leur permets de réagir avec efficacité dans des situations des plus variées.Cette analyse fine et pragmatique de notre façon d enseigner permet de prendre un peude recul ! Voici un petit extrait :« La figure emblématique du professionnel - médecin, ingénieur, avocat - suggère qu ilfait essentiellement appel à des savoirs savants. L analyse des pratiques montre qu ilutilise aussi d autres savoirs, que beaucoup ont convenu d appeler « savoirsd expérience », parce qu à la différence des savoirs savants, ils se construisent au gré del expérience plutôt que d une formation.Je vais tenter de montrer que cette référence à l expérience est dangereuse, si elle n estpas spécifiée, car elle suggère que les autres savoirs ne sont, eux, issus d aucuneexpérience, ce qui est absurde. La véritable distinction est entre les savoirs savants etsavoirs de sens commun. ( ) Il est tentant, mais fallacieux, de parler en abrégé de« savoirs d expérience ». parce qu on suggère de la sorte qu ils s opposent à des savoirsmoins réalistes, qui tourneraient le dos à l expérience, alors que toute démarchescientifique est au contraire expérimentale, en un sens large, et aussi parce que cetteexpression est une forme implicite de valorisation de l expérience des anciens, formede sagesse alors que l on peut apprendre fort peu de l expérience, s en servir aussi bienpour conforter des préjugés ou des théories paresseuses que pour identifier descausalités subtiles ou maîtriser des phénomènes complexes ». (page 142)

Philippe Perrenoud prône le partage des expériences en vue d améliorer nos capacités deréaction aux différentes situations :« Le savoir des enseignants est peu partagé, ils n ont pas de langage commun pourparler de leur typologie d élèves ou d erreurs, leur mode d organisation du temps et del espace, leurs réactions au désordre, à l angoisse ou au conflit, leurs stratégies pour faireface à l imprévu, au temps qui passe, à la déprime, au doute. C est chacun pour soi, nonseulement pour sa pratique, mais et ce n est qu à demi « logique » - pour la théorie desa pratique. S il n a pas « les mots pour le dire », chacun reste enfermé dans sonexpérience. Cela ne veut pas dire qu il ne construit aucun savoir, mais que ces savoirs nesont pas socialisés, qu ils ne se confrontent à aucun autre, ne s enrichissent pas del histoire des autres ». (page 157)

Ailleurs, il rappelle utilement que le professionnel est celui qui accepte de ne pas savoirimmédiatement faire face à toutes les situations et qui peut différer ses décisions pourréfléchir, chercher une solution seul ou avec ses collègues.

Que dire de plus sur ce livre ? Qu on se sent tout de suite moins seul, et face à quelqu unqui connaît bien le métier et nous en montre ses problèmes, ses contradictions, maisaussi la valeur.

Nelly LACHISE (2004)

ESF Editeur, Paris, 19962ème édition 1999184 pages. Prix : 21, 65 Euros environN° ISBN : 27101-1350-3

4ème de Couverture

ENSEIGNER : AGIR DANS L URGENCE, DECIDER DANS L INCERTITUDE,Savoirs et compétences dans un métier complexe

de Philippe PERRENOUD

Qui oserait encore prétendre qu'il suffit de maîtriser des savoirs pour les enseigner ? Lestransformations et les crises du système éducatif, ses ambitions accrues, l'élargissementet le renouvellement des publics scolaires, la dégradation des conditions d'enseignementdans certaines zones à hauts risques exigent des enseignants, plus que jamais, devéritables compétences professionnelles. Elles sous-tendent la transposition didactiquedes savoirs en classe, l'organisation de situations d'apprentissage, l'analyse desdifficultés des élèves, la différenciation de l'action pédagogique, la négociation d'uncontrat permettant le travail scolaire quotidien dans des conditions minimales desérénité, de continuité, de respect mutuel. Elles permettent aussi de coopérer avecd'autres enseignants, de contribuer à un projet d'équipe et d'établissement, decommuniquer avec les parents et la communauté locale, ou encore de piloter sa carrièreet sa formation continue.

L'objectif de la formation initiale ou continue est désormais de préparer les enseignants àaffronter la complexité, la diversité et la mouvance des situations professionnellesauxquelles ils sont ou seront confrontés. Les " référentiels de compétences " dont seréclament les Instituts Universitaires de Formation des Maîtres suffiront-ils à fairecontrepoids à la tradition d'empires disciplinaires plus habitués à transmettre des savoirsqu'à développer des compétences ? Parviendra-t-on à se défaire de la tentation de croireque les compétences viennent par surcroît ? à reconnaître qu'on ne peut les construiresans inventer des dispositifs de formation ordonnés à cette fin, articulant théorie etpratique ?

On travaille à de tels dispositifs dans de nombreux pays. Il reste, pour ne pas se perdredans l'ingénierie, à élaborer du métier d'enseignant des représentations communes deplus en plus fines, réalistes et explicites, à traquer ses non-dits, à mettre plusméthodiquement en évidence les urgences et les incertitudes de l'action pédagogique, sapart de bricolage, de solitude, d'improvisation, de déraison, de marchandage, de pouvoiraussi bien que de didactique et de connaissances rationnelles. C'est à ce prix qu'onidentifiera les compétences requises, les savoirs savants et les savoirs d'expérience sur

lesquels elles prennent appui, la façon dont elles les mobilisent à bon escient, ensituation complexe.

En amont de la formation, pour mieux cerner le métier auquel elle destine, ce nouveaulivre de Philippe Perrenoud reprend et prolonge un certain nombre de ses travaux sur lespratiques, les savoirs, l'habitus et les compétences des enseignants.

Table des matières de ce livre

Introduction

Savoir à enseigner, savoirs pour enseignerSavoirs et connaissances comme représentations du réelLa notion de compétence, une auberge espagnoleEnseigner, c'est faire face à la complexité

1. L'école face à la complexité

L'irruption des antagonismesCe qui accroît la complexité aujourd'huiQuelques stratégies sans avenirAffronter vraiment la complexitéLes établissements et leurs chefs face à la complexitéEt les enseignants ?

2. La communication en classe : onze dilemmes

Un regard normatif et une affaire de pouvoirAffronter la complexitéPratique réfléchie et stratégies de formation

3. Dix non-dits ou la face cachée du métier d'enseignant

Les non-ditsLa comédie de la maîtrise et de la rationalité

4. La pédagogie de maîtrise, une utopie rationaliste ?

Quelle pédagogie de maîtrise et pour qui ?L'utopie égalitaire ou comment prouver la marche en marchantL'organisation pédagogique et les limites de la rationalitéLa mémoire courteL'impossible consensus sur les objectifsRoutine, fantaisie et bricolage pédagogiqueLe refus de réduire l'école aux apprentissagesUn rapport stratégique au travailLes stratégies des maîtresOublier Illich ?

5. Travailler en équipe pédagogique : résistances et enjeux

L'équipe pédagogique entre coordination et team teachingLes enjeux pour les établissements et le système éducatif : une nouvelle cultureprofessionnelleLes enjeux pour les personnes ou comment partager sa part de folieUne politique et des compétences

6. L'ambiguïté des savoirs et du rapport au savoir dans le métier d'enseignant

La professionnalisation, une transformation structurelle du métierLes compétences professionnelles exigent beaucoup plus que des savoirs !Savoirs et schèmesSavoirs savants et savoirs de sens commun sont tous, à leur manière, des savoirsd'expérienceLes savoirs de sens commun cernés par les savoirs savantsLa connaissance dans l'actionCe qui sépare l'enseignement d'une profession à part entièreTout, tout de suite ?

7. Compétences et complexité

Une compétence pour chaque situation ?Des familles construites par l'acteurLe temps de réfléchirSituations et compétences : rien n'est simple !La construction de l'espace d'actionCompétences, savoirs et habitusUnité et diversité des savoirs utiles à l'action

8. D'autres questions encore...