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Entrelittératureetsociologie:EdouardLOUISetAnnieERNAUX
InfluencesbourdieusiennessurLahonteetPassionsimpled’AnnieErnauxetEnfiniravecEddyBellegueuleetHistoiredelaviolenced’EdouardLouis
ArickLELIEVELD|5885698MémoiredemaîtriseSousladirectiondedr.S.M.E.VANWESEMAELUniversitéd’Amsterdam|départementdefrançaisJuillet2018
TabledesmatièresI Introduction……………………………………………………………………………… 3II Lesthéoriesbourdieusiennes…………………………………………………… 7-10 II.I Habitus……………………………………………………………………………. 7 II.II Champsetcapitaux…………………………………………………………… 8 II.III LaviolencesymboliqueetLadominationmasculine…………… 9III AnnieErnauxetEdouardLouis:élémentsbiographiques………. 11-18 III.I AnnieErnaux……………………………………………………………………. 11 III.II EdouardLouis…………………………………………………………………… 14 III.III Ressemblancesetdissemblances...…………………………………….. 17IV Del’autobiographieàl’«auto-socio-biographie»…………………… 19-26 IV.I Autobiographieetautofiction……………………………………………. 20 IV.II Autoportraitlittéraire……………………………………………………… 22 IV.III Auto-socio-biographieetl’approcheethnologique……………… 24V Lahonte……………………………………………………………………………………… 27-38 V.I Lahontesociale………………………………………………………………… 27 V.II Lahonteetladomination…………………………………………………… 32 V.III Lahontesexuelleetcorporelle…………………………………………… 34VI Lestransfugesdeclasse…………………………………………………………….. 39-50
VI.I Lesclassesopposées…………………………………………………………. 40 VI.II L’écritureplateetlelangagedel’ennemi…………………………… 46 VI.III L’engagementsocial...………………………………………………………… 50VII Conclusion…………………………………………………………………………………. 51
Bibliographie………………………………………………………………………………...55
Photosurlacouverture:EdouardLouisetAnnieErnauxlorsd’unesoiréeinformelle,tiréedelapageFacebookpersonnelledeDidierEribon.
3
I IntroductionLa lutte des classes n’est pas quelque chose que l’on associe directement à la
société néerlandaise, contrairement à la France qui connaît une histoire
socialement plus divisée. Néanmoins, nous constatons un renouvellement de
l’intérêt pour les différences sociales aux Pays-Bas. Ainsi le livreHet is klasse,
suffie,niet identiteit (2018) d’Ewald Engelen a-t-il fait couler de l’encre dans la
pressenéerlandaise.Nonseulement les journauxdegaucheyprêtentattention,
les journaux de droite le font également. Dans leNRC nous lisons : «Vrouwen,
arbeiders, gays, verenigt u!»1avec un clin d’œil à Marx. Le Telegraaf fait
également les gros titressur Engelen:«Links populisme, dat is wat we nodig
hebben»2.Enoutre, la traduction récentedeRetouràReims deDidierEribon–
paru en France en 2009 et traduit en néerlandais seulement en 2018 – a
également donné lieu à plusieurs interviews au sujet des classes sociales:
«Klasse is ook een identiteit»3ou «Ik gebruik nooit [het] etiket populisme»4.
Dans ce livre, le philosophe et sociologue français retourne à sa ville natale et
témoignedesonenfancemisérableaumilieudelaclasseouvrière.
Iln’est alorspasétonnantque les livresd’EdouardLouisaient connuun
succès vif aux Pays-Bas, tout comme à l’international. Ses romans ont soulevé
beaucoup de réactions dans la presse française et internationale. Le jeune
écrivain(1992)estconsidérécommel’enfantprodiguedelalittératurefrançaise.
Né dans la classe ouvrière, il poursuit ses études de sociologie à l’Université
d’Amiens où enseigne notamment Didier Eribon. Dans l’œuvre de Louis, son
parcours personnel de transfuge de classe joue un rôle très important.
Evidemment,lesthéoriesdeBourdieuviennentdirectementàl’esprit.
Celarappellel’œuvred’uneautreécrivaineconnuepourladescriptionde
la classe populaire: Annie Ernaux. Elle est également née dans un milieu
défavoriséet s’estensuiteélevéesocialement.C’estpourcelaquedenombreux
1Walters,D.,«Vrouwen,arbeiders,gays,verenigtu!»,NRC,le5juillet2018.2Duk,W.,«Linkspopulisme,datiswatwenodighebben»,Telegraaf,le24mai2018.
3LievisseAdriaanse,M.,«Klasseisookeenidentiteit»,NRC,le5juillet2018.4Visser,M.,«Ikgebruiknooitetiketpopulisme»,Telegraaf,le20avril2018.
4
universitairesrapprochentl’œuvred’ErnauxauxthéoriesdeBourdieu.Ensuite,le
parallèle entre Louis et Ernaux est parlant. En 2013 Louis publie un livre sur
Bourdieu – Pierre Bourdieu, insoumission en héritage (2013) – auquel Annie
Ernauxparticipeégalement.Cettedernièreaffirmeàplusieursreprisesl’influence
queBourdieuaeuesursonœuvre:«LalecturedesHéritiers,deLaReproduction
(...) m’avait donné de l’audace, je me sentais légitimée dans mon projet
d’écriture.»5.
Or, les œuvres d’Edouard Louis et d’Annie Ernaux sont toutes les deux
beaucoupinfluencéesparlesthéoriesdeBourdieu.Lebutdecemémoireserade
les comparer afin de voir également à quel point elles diffèrent, aussi bien au
niveau thématique qued’unpoint de vu autobiographique et l’engagement que
les deux auteurs ont avec la lutte des classes. Nous compareronsEn finiravec
EddyBellegueule (2014) etHistoire de la violence (2016) d’Edouard Louis à La
Honte (1997) et Passion simple (1991) d’Annie Ernaux. En finir avec Eddy
Bellegueule et La Honte traitent l’environnement social de la jeunesse des
écrivainsrespectifsetdesdifficultésquecelaaengendré.Histoiredelaviolenceet
Passion simple, quant à eux, correspondent dans le sens où ils parlent
ouvertementdelaviesexuelledesdeuxécrivains.
Nous commencerons avec une vue d’ensemble des théories bourdieusiennes.
Bourdieuestunsociologuetrèsconnu,quidanssonlivreprincipalLadistinction
(1979) a bouleversé la sociologie avec sa théorie dont les concepts clefs sont
champ,habituset la violence symbolique. Il affirme que la société constitue de
plusieurs champsavec chacun ses propres règles et mœurs. L’influence que le
champasurchaqueindividuformesonhabitus.Enplus,lasociétéestdiviséeen
dominantsetdominés,dont lespremiersexercentuneviolencesymboliquesur
lesdernierspuisquelesdominésnesontpasconscientsdeladomination.
Ensuite nous présenterons le parcours personnel d’Ernaux et de Louis
avant de nous pencher sur les questions concernant les genres de l’auto-
biographie et de l’autofiction. Nous basant sur les théories de Lejeune et de
5Ernaux,A.,«Lalittératureestunearmedecombat»,G.Mauger,RencontresavecPierreBourdieu,Bellecombe-en-Bauges,Editionsducroquant,2006,p.165.
5
Doubrovsky, nous allons voir que ces termes ne couvrent pas totalement
l’écriture d’Ernaux et de Louis et nous explorerons l’auto-socio-biographie et
l’approcheethnologiquedeleursœuvresafind’yinclurelasociologie.
La dimension sociologique se manifeste également dans le thème de la
honte qui sera au cœur du chapitre V. Nous distinguons la honte sociale et la
honte sexuelle pour démontrer la relation qu’elles entretiennent avec la
domination. Comme le titre l’indique déjà LaHonted’Ernaux parle de la honte
sociale, tout comme En finir avec Eddy Bellegueuled’ailleurs, qui en témoigne
également.Cettehonteestcollective;elleestenquelquesortepartagéeavectous
les habitants du village. Contrairement à la honte sociale, la honte sexuelle du
protagoniste Eddy est individuelle et influencée par la domination
masculine.Nous observerons encore quelques autres exemples de la honte
corporellequisontaussiplacéssouslesignedelahontesociale.
Ledernier sujetquenousaborderonsest lephénomènedu transfugede
classe. Les deux écrivains connaissent l’ascension sociale de leur parcours
personneletl’oppositionentrelesclassesdominantesetlesclassesdominéesest
trèsprononcéedansleursromans.DansEnfiniravecEddyBellegueulel’écrivain
essaie de se défaire de la classe ouvrière dont il est issu en poursuivant sa
scolaritéaulycéed’Amiens.CelasevoitégalementdansLaHonte lorsqu’Ernaux
opposelesmœursdelaclassepopulaireàcellesdel’écoleprivée.Leshabitudes
alimentaires semontreront aussi révélatrices commemarqueur social. Ensuite,
nous comparerons la manière dont Ernaux et Louis traitent le sentiment de
trahison de classe. Nous finirons avec une analyse de l’«écriture plate»
qu’Ernauxditpratiquer,desidéesqu’elleaàproposdu«langagedel’ennemi»et
delafaçondontLouistraitecessujets.
Signalons que dans ce mémoire nous avons accordé une plus grande place à
EdouardLouisqu’àAnnieErnaux.Celaesttoutàfaitintentionnel,puisqu’ilexiste
déjà tant d’articles scientifiques concernant les influences sociologiques sur
l’œuvre d’Ernaux que toute répétition sera fastidieuse. Il est d’autant plus
intéressant de considérer l’œuvre d’Edouard Louis à la lumière de l’écriture
ernausienne.
6
7
II LesthéoriesBourdieusiennesPierre Bourdieu (1930-2002) est un sociologue français important dont les
théories ont eu beaucoup d’influence, notamment sur la théorisation et la
méthodologiedanslessciencessociales.PourBourdieu,lebutdelasociologieest
uneremiseencausedelasociété6.C’estpourcelaqu’ilajouéungrandrôledans
lavieintellectuellefrançaisedelasecondemoitiéduXXesiècle.
Bienque les idéesbourdieusiennes couvrentungrandnombredesujets,
elles tournent autour de quelques notions clefs: habitus, champ et violence
symbolique. Les théoriesdeBourdieu sont très répanduesdans la sociologie et
ontégalementfaitécoledanslalittérature.Danscettepartienousessayeronsde
donnerunevued’ensembledesesthéories,afind’avoirunemeilleureidéedela
manièredontelless’appliquentàlalittérature.
II.I Habitus
Bourdieupropose lanotiondehabitus commeunesortedecompromisentre le
sujet complètement libre de l’existentialisme et le sujet déterminé du
structuralisme.7Pour Bourdieu, tout individu est influencé par un ensemble de
normes,valeursetdispositionscequirésulteenuncertaincomportementadopté
inconsciemment. Tout au long de son expérience sociale ou sa socialisation,
l’individu acquiert un système de penser, de sentir et d’agir qui devient
automatique,commeunesecondenature.
L’habitusn’estniunestructurethéoriquesous-jacente,niunensemblede
règles ou de valeurs conscientes. Dans Le Sens pratique, Bourdieu en donne la
définitionsuivante:
Systèmededispositionsdurables et transposables, structures structuréesprédisposéesàfonctionnercommestructuresstructurantes,c’est-à-direentant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et dereprésentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sanssupposerlaviséeconscientedefinsetlamaîtriseexpressedesopérationsnécessairespourlesatteindre(…).8
6Leezenberg,M.etDeVries,G.,WetenschapsfilosofievoorGeesteswetenschappen,AmsterdamUniversityPress,2007,p.192.
7Ibid.,p.193.8Bourdieu,P.,Lesenspratique,Paris,Minuit,1980,p.88.
8
En effet, l’habitus explique le comportement le plus évident, sans pour autant
imposer un certain comportement qui soit «correct». Par exemple, lorsque
quelqu’unestconviéàundiner,ilestprobablequ’ilmangecorrectementavecun
couvert mais ce n’est pas obligatoire; même si la capacité de manger
correctementfaitpartiedesonhabitus,ilpeutdéciderdenepaslefaire.9
Bienque l’habitus concerne l’unitédepenséesetd’actionsd’un individu,
onpeutégalementparlerdel’habitusd’uneclasseentière.C’estquelesmembres
d’une certaine classe ont plus au moins vécu la même socialisation. Ainsi,
l’habitus de la classe ouvrière est influencé par «le choix du nécessaire».10
Commelesmoyensfinanciersleurmanque,ilssontobligésdefaireunchoix.Dans
La distinction, Bourdieu explique par exemple que pour la classe ouvrière, la
nourriture doit être nourrissante et pratique et leurs vêtements doivent être
avanttoutfonctionnels.11
II.II Champsetcapitaux
Uneautrenotionimportante,estcelledechamp.Jean-FrançoisDortierleformule
de lamanière suivante: «Qu’on l’appelle «champ», «microcosme», «milieu»,
«domaine»,lechampestunpetitboutdumondesocialquifonctionnedefaçon
autonome, c’est-à-dire qu’il a – selon l’étymologie nomos: loi – ses propres
lois.»12. SelonBourdieu, la sociétéestdiviséeenplusieurs champsquiont tous
leurspropresrèglesetdispositions.Lessciences, l’économie, la religionou l’art
sont des champs différents qui emploient chacun leurs propres logiques,
stratégiesetintérêtspouraccumulerducapital.
9Leezenberg,M.,WetenschapsfilosofievoorGeesteswetenschappen,2007,p.194.10Mauger,G.,«Bourdieuetlesclassepopulaires.L’ambivalencedesculturesdominées.»,Coulangeon,P.,éd.,TrenteansaprèsLadistinctiondePierreBourdieu,Paris,ÉditionslaDécouverte,p.243.
11Bourdieu,P.,Ladistinction,Paris,Minuit,1979,p.437.12Dortier,J.-F.,«Lesidéespuresn’existentpas»,P.Cabin,éd.,PierreBourdieu,sonœuvre,sonhéritage,Auxerre,SciencesHumainesÉditions,2008,p.13.
9
Se basant sur les théories marxistes qui parlent de capital économique,
Bourdieudéveloppel’idéed’autrescapitauximportants.13Ainsi,ilparledecapital
culturel,quicomprendtouteslesressourcesculturellesdontunindividudispose.
Ellespeuvent être incorporées comme le savoir et les compétences, objectivées
(la possession des objets culturels) ou institutionnalisées, par exemple les
diplômesoutitresscolaires.
Uneautreformedecapitalestlecapitalsocialquicouvre«l’ensembledes
ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau
durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et
d’inter-reconnaissance;ou,end’autrestermesàl’appartenanceàungroupe,[les
agents]sontaussiunispardesliaisonspermanentesetutiles.»14.Lefilsd’unjuge
disposeautomatiquementd’unplusgrandcapitalsocialdanslechampjuridique,
cequiluifacilitedetrouverunstagedansuncabinetd’avocatsparexemple.
Ensuite, Bourdieu distingue encore le capital symbolique qui désigne
toutes sortes de capital qui rapporte une reconnaissance particulière dans la
société et qui donne un certain prestige. Les prix littéraires en sont un bon
exemple. Chaque champ a son propre capital symbolique, pour les sciences ce
seraitlemonopoledelavéritéetpourl’artplutôtlareprésentationdelabeauté.15
II.III LaviolencesymboliqueetLadominationmasculine
C’estdansLareproduction,Elémentspourunethéoriedusystèmed’enseignement
(1970) que Bourdieu développe l’idée d’une violence symbolique. Il s’agit d’une
intériorisationde la domination sociale par un agent. Cette dominationdépend
directement de sa position sociale et elle est structurale, c’est-à-dire la
domination s’exerce d’une position à une autre et donc pas d’un individu à un
autre.
13Leezenberg,M.,WetenschapsfilosofievoorGeesteswetenschappen,2007,p.195.14Bourdieu,P.,«Lecapitalsocial»,Actesdelarechercheensciencessocialesno31(1980),p.2.
15Leezenberg,M.,WetenschapsfilosofievoorGeesteswetenschappen,2007,p.195.
10
René Barbier, professeur émérite de l’Université de Paris VIII Saint-Denis
l’expliqueavecl’énumérationsuivante:
- C’estune«violence»:ellesetraduitdoncparuneimposition,unpouvoirsurdesdestinataires.
- C’est une violence «symbolique»: ce qui est imposé ce sont dessignifications,desrapportsdesens.
- C’estuneviolencesymbolique«arbitraire»:• d’une part à cause du fait qu’elle contribue à renforcer l’inégalité
socialeetculturelleentre lesclasses,enprivilégiantuneclasseaudétrimentdesautres;
• d’autre part parce qu’elle n’est fondée sur aucun principebiologique,philosophiqueouautresquitranscenderaitlesintérêtsindividuelsoudeclassessociales.
- C’estuneviolencesymboliqueculturel«légitime»danslamesureoùelleapparaît, par une opération de méconnaissance instituée, comme«destinée» à certains à l’exclusion d’autres et comme ayant une valeurreconnuepartous.16
DansLareproduction,Bourdieuessaiedemontrerquelaviolencesymboliqueest
maintenue par le système éducatif, mais aussi par les institutions légitimes
comme le cinéma, les journaux ou la télévision. Dans le préambule de La
dominationmasculine(1998),nouslisons:
Et j’aiaussi toujoursvudans ladominationmasculine,et lamanièredontelle est imposée et subie, l’exemple par excellence de cette soumissionparadoxale,effetdecequej’appellelaviolencesymbolique,violencedouce,insensible, invisiblepoursesvictimesmêmesquis’exercepour l’essentielpar les voies purement symboliques de la communication et de laconnaissance ou, plus précisément, de la méconnaissance, de lareconnaissanceou,àlalimite,dusentiment.17
Dans ce passage, il explique donc que la violence symbolique est inconsciente
mais tenace parce que la domination est conservée par la répétition de sa
légitimité.
16Barbier,R.,«LaViolenceSymbolique»,Barbier-Rd.Nom.Fr,2018,http://www.barbier-rd.nom.fr/violencesymbolique.html,consultéle22février2018.
17Bourdieu,P.,LaDominationMasculine,Paris,Seuil,1998,rééd.Seuil,coll.«Points»,2014,p.12.
11
III AnnieErnauxetEdouardLouis:élémentsbiographiquesAvantdecommencernotreanalyseprofonde,nousporteronsnotreattentionsur
quelques éléments biographiques des deux écrivains. Cela nous aidera àmieux
interpréter leurs œuvres respectives afin de pouvoir les comparer de façon
adéquate.
Nouscommençonsparunebiographiegénéraled’AnnieErnauxévoquant
les événements les plus importants de sa vie privée qui auraient sans doute
influencé son écriture. Nous nous baserons surAnnieErnaux et son temps,une
biographiefaiteparPierre-LouisFort,docteurenlettresdel’universitéParisXII,
dans le dossier qui accompagne La place dans l’édition FolioPlus classiques
(2006).
EnsuitenouspasseronsàEdouardLouisquiestbeaucoupplusjeuneetpar
conséquent,nebénéficepasencoredetellesbiographiesétendues.Ilestvraiqu’il
existebeaucoupmoinsdesourcessursonparcoursd’autantplusqu’ilestencore
en plein développement. Tout comme Ernaux d’ailleurs, qui est toujours active
maissonécriture,quantàelle,estdéjàplusétablie.
III.I AnnieErnaux
AnnieErnauxestnéele1erseptembre1940,desonnomdejeunefilleDuchesne.
Ellen’apprendraqueplustardqu’elleestlasecondefilleetquesasœuraînéeest
décédée trois ans avant la naissance d’Annie. Son livre L’autre fille (2011)
consisteenunelettreécriteàlasœurqu’ellen’ajamaisconnue.
AprèslaSecondeGuerremondiale,lafamilleDuchesnedéménageàYvetot
où les parents tiennent un café-alimentation dans un quartier populaire. Annie
commencesascolaritédansunpensionnatàYvetotetpoursuitsesétudesdans
un lycée à Rouen. Après le bac, elle va à l’Ecole normale d’institutrices qu’elle
quittedéjàaprèsquatremois.DansunentretienavecClaire-LiseTondeur,Ernaux
avoue qu’elle avait peur d’aller à l’universitéà cause de sa classe sociale : «On
s’autolimite quand on est d’une classe populaire. On est sûr qu’on n’y arrivera
12
pas.»18. Notons que c’est de la violence symbolique, par l’intériorisation du
sentimentd’inférioritédontErnauxparleici.
EnsuiteErnauxpartàl’Angleterreoùelletravailleentantquefilleaupair.
DeretourenFrance,ellepréparelecertificatdelittératureàl’universitéenmême
tempsqu’elleécritsonpremierromanDusoleilàcinqheures.Dansunentretien
avecPierre-LouisFort,elleexpliquepourquoi leroman– imprégnéduNouveau
Roman–aétérefuséparLeSeuiletn’ajamaisétéédité:«C'étaitunestructure
très compliquée, avec un mélange de fragments: la réalité onirique, la réalité
imaginaire,l'enfanceetleprésent.Ilyavaitquatreniveaux.Pours'yretrouver,ce
n'était pas simple.» 19 . Son écriture «plate» qui caractériserait l’œuvre
ernausienneestalorsloind’êtreprésente.Nousyreviendronségalementdansle
chapitreVIsurlestransfugesdeclasse.
Quelquesannéesaprèssonmariageetlanaissancedesonpremierenfant,
ErnauxpasseleCapesdelettresmodernesen1967.ElledéménageàAnnecyoù
samèrelarejointaprèsledécèsdesonpère.ErnauxyécritLesarmoiresvidesqui
serapubliéen1974chezGallimard.Aproposdelaréceptionduromanelledit:
Lepremierarticleque j’ai lusurLesarmoiresvides aparudansLeMondedeslivres(…).Jel’avaisattenduavecespéranceetcuriosité:qu’onmedisece qu’étaitmon livre, car jamais je ne serai autant dansl’ignorancede cequej’avaisfait.(…)Quecequiaétéécrit, jouraprèsjour,unpeuaveugle,soitd’unseulcoupappréhendéetchargédesensdanssatotalitéparuneautre conscienceestuneexpériencebizarre (…). J’éprouvaisune sortedecraintedenepasêtreàlahauteurdecequim’arrivait.20
Nousvoyonsdenouveauunesortedemodestiequidévoilequ’Ernauxn’étaitpas
forcémentsured’elle–cequiestprobablementliéàsaclassesocialed’origine.
Aumilieudesannéessoixante-dix,elledéménageàCergyoùelletravaille
dans l’enseignement par correspondance à partir de lamaison. Cela lui permet
d’«écri[re] en pure liberté» parce qu’elle n’est pas obligée de «sortir un livre
18Tondeur,C.-L.,«EntretienavecAnnieErnaux»,TheFrenchReview,vol.69,no1,octobre1995.
19Fort,P.-L.,«EntretienavecAnnieErnaux»,TheFrenchReview,vol.76,no5,avril2003.
20Thumerel,F.,éd.,AnnieErnaux.Uneœuvredel’entre-deux,préfaced’AnnieErnaux,Arras,Artoispressesuniversité,2004,p.7.
13
touslesdeuxans.[Elle]n’[est]pasobligéedeplaire,deréussir,devendre.[Elle]
par[t]duprincipequel’onn’attendriend’[elle].»21.
Néanmoins, la production littéraire d’Ernaux est considérable: en 1977
elle écrit Ce qu’ils disent ou rien, en 1981 La femme gelée, en 1984 La place –
couronné par le prixRenaudot – dans lequel elle parle de son enfance et de la
relation avec son père. En 1988 Ernaux publieUne femme parlant de sa mère
décédéedeuxansavant.
C’est pendant la maladie de sa mère qu’Ernaux tient un journal qu’elle
publiera dix ans plus tard sous le titre Je ne suis pas sortie dema nuit (1997).
L’importance du journal intime est encore soulignée avec la publication de Se
perdre en 2002, qui parle de la période de Passion simple en 1991 qui a fait
scandaleparlasexualitéqu’elleydécritouvertement.Aussi,«[l]aprésence[dans
Passionsimple]delanarratrice-écrivainestclairementindiquée–lesallusionsau
métier,à lacorrectiondecopies,à lamaisonenbanlieue tissentunecohérence
entre certaines indications fugitives du texte et les brèves lignes de notice
biographique placée régulièrement en ouverture des livres par les éditions
Gallimard.»22.
ApartdeJenesuispassortiedemanuit,1997marqueégalementleretour
àl’«auto-socio-biographie»aveclapublicationdeLaHonteoùelleparledeson
enfance et de sa classe sociale d’origine. Cela vaut également pourL’événement
(2000), lorsqu’Ernaux décrit un avortement clandestin basé sur ses propres
expériencesouencoreavecL’usagedelaphoto(2005)quitémoignedelapériode
autourducancerdeseindontErnauxasouffertelle-même.
Ce qui nous importe ici, c’est surtout de montrer à quel point la vie
personnelle d’Annie Ernaux et son écriture sont étroitement imbriquées. Cela
explique également la notion de «auto-socio-biographie» où comme elle le dit
dansLaHonte:«Etreensommeethnologuedemoi-même»23.
21Tondeur,C.-L.,«EntretienavecAnnieErnaux»,1995.22Dugast-Portes,F.,AnnieErnaux:Étudedel'œuvre.Ecrivainsauprésent2,Paris,Bordas,2008,p.31.
23Ernaux,A.,LaHonte,Paris,Gallimard,1997,rééd.Gallimard,coll.«Folio»,2017,p.40.
14
III.II EdouardLouis
Commenousl’avonsdéjàmentionnédansl’introduction,ilexistebeaucoupmoins
depointsde référencepour faireunebiographie solidedu jeuneécrivain.C’est
pour celaquenous avonsdécidédenous concentrer sur sonparcours scolaire.
Néanmoins,nousparleronsdequelquesélémentsdesonenfancetrouvésdansla
pressetoutentenantcomptedelavaleursensationnalistequecegenredetextes
peutengendrer.
EdouardLouisestnéen1992souslenomd’EddyBellegueuleetgrandità
Hallencourt,unpetitvillagedanslaPicardie.Lafamillefaitpartiepourainsidire
du lumpenprolétariat: «Sept à lamaison, avec ledrapeaunoirqui flotte sur la
marmite.» 24 . Eddy est un garçon efféminé et son homosexualité lui pose
problème bien qu’il ne l’assume que plus tardivement : «Il roule des hanches,
préfèreladanseaufoot.(…)Lafamillemoqueses«airsdefolle».»25.
IlfréquentelecollègedesCygnesàLongpré-les-Corps-Saintsoùilvivaitun
tempsduràcausedestracasseriesethumiliationsparsescamaradesdeclasse,
comme il l’avouedansune interviewavecLeMonde. Il y ajoute: «Enfiniravec
EddyBellegueule,c’estleportraitdumondedemonenfance:unpetitvillagedu
Nord,exclu, loinde tout,marquépar lamisèreet lapauvreté,oùunepersonne
surdeuxvotepourleFrontnational.»26.
Le déménagement en internat au lycée Madeleine-Michelis à Amiens
constitue le début du grand changement dans la vie d’Eddy. Il y passe dans le
cycle théâtreet«[est]entouréde lycéensd’unautremilieusocialque le [s]ien,
plusriches,plusdécontractés.Cesonteuxquicommencentà[l]’appelerEdouard
–poureux,«Eddy»nepeutêtrequ’undiminutif.»27.
Après le lycée, Louis fait des études d’histoire et de sociologie à
l’UniversitédePicardieàAmiensoùilrencontrelephilosopheDidierEribonquiy24Caviglioli,D.,«QuiestvraimentEddyBellegueule»,LeNouvelObservateur,le6mars2014.
25Ibid.26Vincent,C.,«EdouardLouis:«TrumpetleFNsontleproduitdel’exclusion»»,LeMonde.fr,le11décembre2016.
27Ibid.
15
enseigne. Il se prépare pendant deux ans et est accepté à l’Ecole Normale
Supérieuredontilseradiplôméen2014.
En2013,EddyBellegueulechangeofficiellementsonnomàEdouardLouis.
DanscettemêmeannéeilpubliePierreBourdieu:L’insoumissionenhéritageaux
PressesUniversitaires de France (PUF). C’est un recueil de textes surBourdieu
avec la participation de – entre autres – Didier Eribon, Pierre Bergounioux,
Geoffroy de Lagasnerie et notamment Annie Ernaux. Dans la même interview
avecLeMonde,Louisexplique:
Une fois à Paris, mon amitié avec Didier se renforce. Il m’inclut dans songroupe d’amis, et comme ils deviennent aussi les miens, et qu’ilsm’interrogentsurmonhistoire,ilscommencentàmeconvaincrequejedoisécriresurlemondedemonenfance.28
C’est alors en 2014 que son premier roman En finir avec Eddy Bellegueule est
publié.Leromanprovoquebeaucoupderéactionspositivesainsiquenégatives.
Dans la presse française, unedrôle de situation s’est produite : de nombreuses
journalistessontallésvoirlafamilleetl’entouraged’EdouardLouisdanssonpetit
village natal d’Hallencourt pour leur poser toutes sortes de questions sur
l’enfance de l’écrivain et la réception du livre auprès de la famille. Un de ces
journalistes est David Caviglioli. Dans l’article du Nouvel Observateur (cité ci-
dessus) portant le titre soupçonnant: « Qui est vraiment Eddy Bellegueule ? »
brilleunephotodelafamilleBellegueule,lamèreaumilieuayantl’airtriste.Sur
son site internet Louis donne une réponse vive : « Personne n’est allé voir les
bourgeoisesetlesaristocratesdécritesparProust.Sûrementparrespectpourla
classedominante.»29.Notonsquec’est faux,commemêmeà l’époquedeProust
les journalistes sont allés voir les personnages, mais cela manifeste son
engagement.Caviglioli,àsontoursedéfendcontrelesaccusationsdeméprisde
classeetle«fact-checking»littéraire.30Lapolémiquenoussembleclaireetnette.
28Vincent,C.,«EdouardLouis:«TrumpetleFNsontleproduitdel’exclusion»»,LeMonde.fr,le11décembre2016.
29Sitepersonneld’EdouardLouis,https://edouardlouis.com/2014/03/06/a-propos-dun-article-du-nouvel-observateur-et-dun-probleme-plus-general/,consultéenmars2018.
30Caviglioli,D.,«Leméprisdeclasseetle«fact-checking»littéraire»,LeNouvelObservateur,le12mars2014.
16
En 2014 Edouard Louis reçoit le prix Pierre Guénin, un prix contre
l’homophobie et pour l’égalité des droits, pour En finir avec Eddy Bellegueule.
Danscettemêmeannée,ilrentreàAmiensafindepréparersathèsededoctorat
sur«les trajectoiresdes transfugesde classe»31. Lesdifférents capitauxdont il
est privé pendant son enfance se rattrapent au fur et à mesure par le capital
social,cultureletsymbolique.
Louis semontredeplusenplusengagéet intervient régulièrementavec
Geoffroy de Lagasnerie dans le champ politique. Ainsi, ils écrivent une lettre
ouverteaupremierministreManuelVallsconcernant lessourcesduterrorisme
et un manifeste intitulé «Intellectuels de gauche, réengagez-vous!» dans Le
Monde.
Laparutiond’Histoiredelaviolence(2006)marqueunautreéclatàgrand
renfortdepublicité.Dansceroman,Louisraconteavoirétévioléparuncertain
Reda. Celui-ci, après plusieurs mois en prison, l’attaque pour atteinte à la vie
privéeetà laprésomptiond’innocence.Unemultituded’articlessuit ;«Justice :
l’écrivain Edouard Louis a-t-il piégé Reda, son personnage ? », comme nous le
lisons dans Le Parisien. L’Agence France Presse confirme que « l'agresseur
présumé d'Édouard Louis [est] sèchement débouté »,mais le côté juridique ne
nousintéressepaspourautant,cequinousfascineici,c’est–commeavecEnfinir
avecEddyBellegueule–l’intérêtquelesjournalistesportentàlavéritétandisqu’il
s’agitenfindecompted’unroman.
Celan’estpeut-êtrepassiétonnantdanslamesureoùLouisrevendiqueà
plusieurs reprises les éléments autobiographiques dans son œuvre. Dans une
interviewavecTéléramaparexemple,ildit:
[EnfiniravecEddyBellegueule]n'estnidel'autofiction,nidelafiction,cequejeraconteestvrai.Mêmesilemot«roman»figuresurlacouverture.(…)Leroman est un travail de construction littéraire qui permet justementd'approcherlavérité.Ilauraitpeut-êtrefalluécrire«romannonfictionnel»ou«romanscientifique»,commelerevendiquaitZolapourseslivres.32
31Rivallain,G.,«Capsurla«réussiteétudiante»àl’UPJV»,LeCourrierPicard,le8septembre2014.
32Abescat,M.,«EdouardLouis:«J’aideuxlangagesenmoi,celuidemonenfanceetceluidelaculture»»,Télérama,le18juillet2014.
17
III.III Ressemblancesetdissemblances
Pour ce qui est de notre propos, la «véritébiographique » n’est pas aussi
importantepourl’instant.Nousyreviendronségalementdanslechapitresuivant.
Cequenousavonsessayédemontrerdans cettepartie c’est l’importancede la
classe socialedans la jeunessedesdeux écrivains.Tous lesdeuxdécrivent leur
première rencontre avec l’œuvre de Bourdieu comme un soulagement de
reconnaissance.Ainsi, dans sa contributiondansPierreBourdieu,L’insoumission
enhéritageAnnieErnauxdit:
Jefaispartiedesgenspourquilalecturedecelivre[LaDistinction]n’apasconstitué une violence mais une reconnaissance, car ce travail immensedévoilait des réalités attestées par ma mémoire, vécues même dans moncorps. (…) Je reconnaissais la séparation – qui est le premier sens dumot«distinction».33
De plus nous avons vu que les familles d’Ernaux et de Louis diffèrent tout de
mêmeunpetitpeu.Bienquecenesoitpasunecompétition,lafamilledeLouisest
issue–selonlesmotsdel’auteurmême–dulumpenprolétariattandisquecelle
d’Ernauxfaisaitpartiedespetitscommerçants.
Uneautredifférenceestladisparitéd’âgecequirésulteenuneproduction
littérairebeaucoupplusnombreused’Ernaux.Cequirapprochelesdeuxécrivains
estl’émancipationparl’éducation.Ilsonttouslesdeuxfaitsdebonnesétudesqui
lesontaidésàselibérerdeleurclassesocialed’origine.
Le fait que Louis est homosexuel est à première vue une dissemblance,
maisonpeutégalementlelieraveclecôtéféministed’Ernaux.
33Ernaux,A.,«Ladistinction,œuvretotaleetrévolutionnaire»,E.Louis,éd.,PierreBourdieu.L’insoumissionenhéritage,Paris,PressesUniversitairesdeFrance,2013,p.24.
19
IV Del’autobiographieàl’«auto-socio-biographie»Commenousavonsvudanslechapitreprécédent, l’aspectautobiographiqueest
unélément importantdans l’œuvred’AnnieErnauxetd’EdouardLouis.Dans le
journalAutofiction&Cie(sous la direction de – notamment – SergeDoubrovsky,
Jacques Lecarme et Philippe Lejeune) Annie Ernaux propose le terme du «je
transpersonnel»:«Ilneconstituepasunmoyendemeconstruireuneidentitéà
travers un texte, de m’autofictionner, mais de saisir, dans mon expérience, les
signesd’uneréalitéfamiliale,socialeoupassionnelle»34.EdouardLouis,quantà
lui, revendique à plusieurs reprises que ses romans sont «vrais». A propos
d’Histoiredelaviolenceparexemple, il expliqueàLivresHebdoque« [d]ansce
livre,iln'yapasuneseulelignedefiction»35.
Lesdeuxexemplesmontrentqu’AnnieErnauxtoutcommeEdouardLouis
réfléchissent sur l’aspect autobiographique de leurs œuvres. Dans cette partie,
nous regarderons de plus près les théories sur l’autobiographie et l’autofiction
développées par Doubrovsky et Lejeune afin d’avoir une meilleure
compréhensiondeleurterminologieetdesdifférences.Laquestionestdesavoir
silesnotionsd’«autobiographie»oud’«autofiction»couvrentcomplètementles
intentionsd’ErnauxetdeLouis.Ensuite,nousétudieronslamanièredontlesdeux
écrivains traitent l’aspect autobiographique en nous penchant sur l’approche
ethnologiquequ’ilsdisentpratiquer.
34Ernaux,A.,«Versunjetranspersonnel»,S.Doubrovsky,J.LecarmeetP.Lejeune,éds.,Autofictions&Cie,ColloquedeNanterre,RITMno6(1992),p.220.
35LeBailly,D.,«EXCLUSIF.PourquoiEdouardLouissetrouveprisdansunetourmentejudiciaire»,Bibliobs,2016,https://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20160309.OBS6054/exclusif-pourquoi-edouard-louis-se-trouve-pris-dans-une-tourmente-judiciaire.html.Consultéenmars2018.
20
IV.I Autobiographieetautofiction
«Ecrire une autobiographie c’est se servir de son «moi» comme moteur
d’écriture»36, comme le dit Pierre-Louis Fort dans le dossier qui accompagne
l’édition FolioPlus de La place. Il explique que l’autobiographie est d’abord un
récitqu’unepersonnefaitdesaproprevie.
Un des grands théoriciens du genre est Philippe Lejeune. Dans
L’AutobiographieenFranceildonneladéfinitionsuivante:«récitrétrospectifen
prosequequelqu’un faitde sapropreexistence,quand ilmet l’accentprincipal
sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité»37. C’est
dansLepacteautobiographique(1975) queLejeunedéveloppe l’idéedeGérard
Genettedelatripleidentité–quel’auteurestaussilenarrateuretleprotagoniste
–enyajoutantlanotionde«pacteautobiographique».DansEcriresavieLejeune
s’explique:
Maisj’aibiensûrétéfrappéparlefaitquel’autobiographienesedéfinissaitpas seulementparune forme (récit) etun contenu (vie), récit et contenuque la fiction pouvait imiter, mais par un acte, qui l’en différenciaitradicalement: l’engagement qu’une personne réelle prenait de parler sursoi dans un esprit de vérité – ce que j’ai appelé le «pacteautobiographique». (…) Une autobiographie, ce n’est pas un texte danslequelquelqu’undit lavéritésursoi,maisuntextedans lequelquelqu’underéelditqu’illadit.38
Lepacteautobiographiquetourneautourdel’engagementdel’auteuràêtrefranc
et honnête. Cepactepeut se trouverdans le textemême,mais il est également
construit dans le péritexte comme le titre ou le quatrième de couverture.
Néanmoins, les théories de Lejeune ne semblent pas complètement couvrir le
genredel’autobiographiedanslesenspropreduterme.
C’est Serge Doubrovsky qui s’opposera à Lejeune; sur le quatrième de
couverturedesonromanFilsnouslisons:
Autobiographie ? Non, c’est un privilège réservé aux importants de cemonde,ausoirdeleurvie,etdansunbeaustyle.Fiction,d’événementsetdefaitsstrictementréels;sil’onveutautofiction,d’avoirconfiélelangaged’une
36Fort,P.-L.,«Uneautobiographie?»,A.Ernaux,LaPlace,Paris,coll.«FolioPlusclassiques»,2006,p.109.
37Lejeune,P.,L’autobiographieenFrance,Paris,ArmandColin,1971,p.14.38Lejeune,P.,Ecriresavie:dupacteaupatrimoineautobiographique,Paris,éditionsduMauconduit,2015,p.16-17.
21
aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman,traditionnelounouveau.39
Avec l’inventiondu terme«autofiction»,Doubrovsky sepermetplusde liberté
auniveaudelanarration,maiségalementauniveaudelatemporaliténarrative.
«L’autofiction,quantàelle,nesedonnepaspourunehistoirevraie,maispourun
« roman » qui « démultiplie » les récits possibles de soi. »40, comme l’explique
Philippe Gasparini. Il continue: «La démultiplication du récit s’obtient ensuite
par le travail de construction, d’invention narrative que Doubrovsky nomme
« fiction ».» 41 . Aussi l’écrivain peut-il choisir et organiser ses souvenirs,
autrementdit,ilpeutremaniersonpasséàsaguise.Enfait,celavautégalement
pourl’autobiographiepuisquel’autobiographiepuren’existepasnonplus.
Enoutre,Doubrovskyrejettel’idéedurécitd’enfance:«Unrécitd’enfance
nemontrequelerécitant.L’enfant,ils’estperduencoursderoute,ilestmort.»42.
Ilestintéressantdevoirqu’AnnieErnauxfaitlamêmechosedansPassionsimple
lorsqu’elle dit: «Quant à l’origine de ma passion, je n’ai pas l’intention de la
chercher dans mon histoire lointaine, celle que me ferait reconstituer un
psychanalyste,ourécente,nidans lesmodèlesculturelsdusentimentquim’ont
influencéedepuis l’enfance (…)»43. Elle renonce à la psychanalyse, tout comme
Bourdieud’ailleursqui,dansLesrèglesdel’art,proposeune«socio-analyse»de
Flaubert en s’opposant à la psychanalyse existentielle de Jean-Paul Sartre dans
Idiotdelafamille.44DansLaHonteErnauxdonneégalementsonopinionàpropos
de la psychanalyse. Concernant «la scène du dimanche» – lorsque son père a
voulutuersamère–elledit:
Je n’attends rien de la psychanalyse ni d’une psychologie familiale dont jen’ai pas eu de peine à établir les conclusions rudimentaires depuislongtemps,mèredominatrice,pèrequipulvérisesasoumissionenungeste
39Doubrovsky,S.,Fils,Paris,ÉditionsGalilée,1977.40Gasparini,P.,etal.,«AutofictionvsAutobiographie.»,Tangence,no97(2011),p.15.
41Ibid.,p.16.42Doubrovsky,S.,LeLivrebrisé,Paris,Grasset,1989,rééd.Paris,Gallimard,coll.«Folio»,2003,p.154.
43Ernaux,A.,Passionsimple,Paris,Gallimard,1991,rééd.Gallimard,coll.«Folio»,2016,p.31.
44Dortier,J-F.,«Lesidéespuresn’existentpas»,2008,p.10-11.
22
mortel, etc. Dire «il s’agit d’un traumatisme familial» ou «les dieux del’enfance sont tombés ce jour-là» n’entame pas une scène que seulel’expressionquim’estvenuealorspouvaitrendre,gagnermalheur.Lesmotsabstraits,ici,restentau-dessusdemoi.(LaHonte,p.32)Pour êtrebref,Doubrovsky remet enquestion la fiabilitéde lamémoire,
tout comme Ernaux lorsqu’elle affirme qu’«[i]l n’y a pas de vraiemémoire de
soi.»45.CelaestcomparableàcequeGérardMaugerditdansunarticleàpropos
d’EnfiniravecEddyBellegueule:
Commen’importequelrécitdecegenre,celuid’ÉdouardLouisestcomposéà partir desmatériaux disponibles : en l’occurrence, les souvenirs qu’il aconservés de son passé (à l’exclusion, pour l’essentiel, d’archives privéeset/oud’uneenquêteauprèsdesesproches).Mais laconstructiondurécitimposeunesélectiondecessouvenirs(àinclureouexclure),unclassementde l’importancerelativeà leurattribuer(événementssignificatifs,décisifsou fondateurs, tournants biographiques, etc. ou événements insignifiants,péripéties sans intérêt, etc.), bref, un tri des traces disponibles de la vied’EddyBellegueuledanslamémoired’ÉdouardLouis.46
Il est important dementionner queMauger est sociologue et n’adopte pas une
positionlittérairedanssonarticle.Néanmoins,cettecitationmontre l’ambiguïté
desnotionscomme«autobiographie»et«autofiction».
IV.II Autoportraitlittéraire
Dansunarticle surEdouardLouis,RaffaelloRossinousmontrequ’Enfiniravec
EddyBellegueuleneconstituepasuneautobiographieselonlesrèglesdeLejeune.
Bienque le«pacteautobiographique»et l’unitéde l’auteur,dunarrateuretdu
personnage soient respectés, certaines autres normes ne le sont pas. Ainsi, En
finiravecEddyBellegueulen’estpasorganiséselonl’ordrechronologique47:«les
titresdesdeuxsections,ainsiqueceuxdesdifférentschapitres–tels«Portraitde
mamèreaumatin»,«Viedefilles»,«LesHistoiresduvillage»–semblentplutôt
suggérerdescontesanecdotiquesn’ayantpastoujourspourcentreletempsvécu
45Ernaux,A.,LaHonte,p.39.46Mauger,G.,«Uncasdeconversion:ÀproposdeÉdouardLouis,EnfiniravecEddyBellegueule(Paris,éditionsduSeuil,2014)»,Savoir/Agir,no30,vol.4(2014),p.122.
47PhilippeLejeuneexpliquedansLepacteautobiographiqueque«surdixautobiographies,neufcommencerontfatalementaurécitdenaissance,etsuivrontensuitecequ’onappelle“l’ordrechronologique”»(p.197).
23
de l’auteur, mais étant disposés autour de thèmes qui le traversent à des
momentsdifférents.»48.
Ce que Rossi propose, c’est de considérer le roman comme un
«autoportraitlittéraire»qui«sedistinguedel’autobiographieparl’absenced’un
récit suivi. Et par la subordination de la narration à un déploiement logique,
assemblageoubricolaged’élémentssousdesrubriques»49.
Rossi compare En finir avec Eddy Bellegueule à une «parabole de
rédemption» dans laquelle «le personnage prend conscience de ses erreurs,
éclairantrétrospectivementlesévénementsdupassé»,maisilyaunedifférence
importante:«Cen’estpasl’erreurdejeunesseoulatransformationdesoiquifait
l’objetdecettenarrationàlapremièrepersonne[EnfiniravecEddyBellegueule],
mais les erreurs et la mutation de tout ce qui représente «l’autre».»50. Cela
rappelletoutdemêmeunpeulapsychanalyse.
Notons qu’En finir avec Eddy Bellegueule ne contient nulle part de
métaréflexions sur l’écriture autobiographique ou la restructuration de ses
mémoires d’enfance. Ce n’est que dansHistoirede laviolence que l’on retrouve
quelquespetitesréférencesàl’écrituremême.Ainsidécrit-iluncafécomme«ce
mêmecaféoùj’avaisterminémonpremierromanEnfiniravecEddyBellegueuleà
peine un mois avant.»51. Une autre référence se trouve dans «Intermède»
lorsqu’il parle du roman de William Faulkner: «Je découvre et lis pour la
première fois ce livre (…), alors que j’ai presque terminé d’écrireHistoirede la
violence.»52.
48Rossi,R.,«Ecrireleromandusujetminoritaire:lecasd’ÉdouardLouis»,S.Albertazzi,F.Bertoni,E.Piga,éds.,L'immaginariopolitico.Impegno,resistenza,ideologia,Between,no10,vol.5(2015),p.9.
49Beaujour,M.,Miroirsd’encre,rhétoriquedel’autoportrait,Paris,Seuil,1980,p.8,citédansR.Rossi,«Ecrireleromandusujetminoritaire:lecasd’ÉdouardLouis»,2015.
50Rossi,R.,«Écrireleromandusujetminoritaire:lecasd’ÉdouardLouis.»,2015,p.8.
51Louis,E.,Histoiredelaviolence,Paris,Seuil,2016,rééd.coll.«Points»,2017,p.97.
52Ibid.,p.139.
24
Danscesens,EdouardLouisdiffèrepassablementd’AnnieErnauxqui témoigne
danssesromansdenombreusesréflexionssursoi-mêmeetsonpasséainsique
surlesenjeuxautobiographiques.DansPassionsimpleparexemple,Ernauxutilise
une note en bas de page pour expliquer que le personnagedeA. «continuede
vivrequelquepartdanslemonde»etqu’«[i]ln’apaschoisidefigurerdans[s]on
livre»53. Elle fait la même chose dans La Honte après la scène violente dans
laquelle«[s]onpèreavoulu tuer [s]amère»54.Aprèsunedescriptiondétaillée,
ellesedemande:«J’écriscettescènepourlapremièrefois.Jusqu’àaujourd’hui,il
mesemblait impossiblede le faire,mêmedansun journal intime. (…)Peut-être
que le récit, tout récit, rend normal n’importe quel acte, y compris le plus
dramatique.»55 . Le lecteur suit en quelque sorte le processus d’écriture et
l’auteurepartagelefonctionnementdesonmémoire.
AnneSimonsoulignel’importancedesincipitsdansl’écritureernausienne
«quiprennentsouventlaformed’avant-propos,demétatextes,etquireviennent
obsessionnellement sur un désir de transparence, d’immédiateté, de vérité
(…)»56.LesnotesenbasdepagedansPassionsimpleensontunbonexemple,ou
encore la date «Octobre96» dans l’excipit deLaHonte. Tout cela augmente la
vraisemblanceetsoulignelecaractèreautobiographiquedesesromans.
IV.III Auto-socio-biographieetl’approcheethnologique
EnfiniravecEddyBellegueuleetLaHontepeuventtouslesdeuxêtrevuscomme
«une enquête de l’auteur sur ses origines»57. Ce que les deux auteurs ont en
communc’estqu’ilsadoptentunepositionethnologiqueparrapportàleurpassé.
Ernauxlesouligneelle-mêmedansLaHonte:
Naturellementpasderécit,quiproduiraituneréalitéaulieudelachercher.Nepasmecontenternonplusdeleverettranscrirelesimagesdusouvenir
53Ernaux,A.,Passionsimple,p.33.54Ernaux,A.,LaHonte,p.13.55Ibid.,p.16-17.56Simon,A.,«Déplacementsdugenreautobiographique:lessujetsErnaux»,Nomadismesdesromancièrescontemporainesdelanguefrançaise,Paris,PressesSorbonneNouvelle,2008,p.70.
57Rossi,R.,«Écrireleromandusujetminoritaire:lecasd’ÉdouardLouis.»,2015,p.10.
25
mais traiter celles-ci comme des documents qui s’éclaireront en lessoumettantàdesapprochesdifférentes.Êtreensommeethnologuedemoi-même.(LaHonte,p.40)
EncequiconcerneEdouardLouis,Rossinousexpliquequ’«[ilmet]l’accentsur
l’objectivitédesonregardetsurlanécessitéd’undétachementparrapportàsa
matière, selon le modèle de l’approche ethnologique. »58. Les deux auteurs
cherchentunecertaineobjectivitédansundomainetraditionnellementconsidéré
commesubjectivequ’estlegenreautobiographique.Cegenrenesembledoncpas
conveniràErnauxetLouisparcequ’ilnecouvrepasl’approcheethnologiquede
leurécriture.
DansunentretienavecFrédéric-YvesJeannet,Ernauxexplique:«[…]mais
ce terme de «récit autobiographique» ne me satisfait pas, parce qu’il est
insuffisant […]. La place, Une femme et La Honte […] sont moins
autobiographiques que auto-socio-biographiques» 59 . En ajoutant «socio»
Ernauxsouligne l’importancede la sociologiedanssonœuvre.Aproposdu«je
transpersonnel»,JérômeMeizozexpliqueque«l’auteureseveutportraitisted’un
monde et d’une époque, en transcendant sa seule subjectivité pour se faire
l’expression d’une expérience collective»60. Ainsi elle montre qu’elle utilise le
genre autobiographique pour raconter l’histoire de toute une classe sociale,
revoilà Bourdieu! Pour ce qui est d’Edouard Louis, cette intention est encore
moinsclaireouaumoins–ellenesemanifestepasnettementdanssesromans.
58Rossi,R.,«Écrireleromandusujetminoritaire:lecasd’ÉdouardLouis.»,2015,p.8.
59Ernaux,A.,L’Ecriturecommeuncouteau.EntretienavecFrédéric-YvesJeannet,Paris,Stock,2003.
60Meizoz,J.,«Ethiquedurécittestimonial,AnnieErnaux»,Nouvellerevued’esthétique,no6,vol.2(2010),p.113.
27
V LahonteLahonteestconsidéréecommeuneémotioncomplexequiestcomposéed’autres
émotions de base comme la peur, la tristesse et la colère. Comme toutes les
émotions universelles, il est d’autant plus difficile d’en donner une définition
précise et cohérente. Michelle Larivey, psychologue française, l’essaie en
soulignant ladimension socialede la honte: «Onn'éprouve jamaisde la honte
seulfaceàsoi-même.Lahonteestunsentimentquiesttoujoursvécu«devant»
lesautreset«parrapport»à leur jugement.»61.Dans ledictionnaireculturelen
langue française nous trouvonsla définition suivante : «sentiment pénible
d’infériorité, d’indignité devant sa propre conscience, ou d’humiliation devant
autrui,d’abaissementdans l’opiniondesautres(sentimentdudéshonneur).»62.
Selon cette définition avec des qualifications comme «infériorité» et
«indignité»,lahonteimpliqueégalementunrapportdeforces.
Celanousamèneàrapprocherlahontedeladominationetparextension
delaviolencesymboliquedanslesensoùlahonteestsouventconsidéréecomme
la conséquence de la domination. Cette violence symbolique – c’est-à-dire
l’intériorisation de la domination sociale telle que nous l’avons décrite dans le
chapitreIIsurBourdieu–engendrelahontesociale.
Dans ce chapitre, nous analyserons dans un premier temps la manière
dontlahontesocialeestdécriteparErnauxetLouis.Dansunsecondtemps,nous
traiterons larelationentrecettehontesocialeet ladominationafindeconclure
avecuneautresourcedehonteque l’on trouvedans lesromansd’Ernauxetde
Louisetquiestd’ordresexueletcorporel.
V.I Lahontesociale
La«scènedudimanchedejuin»–uneuphémismepourdésignerlejouroùson
pèreavoulutuersamère–estsansdoutel’exemplelepluspoignantdelahonte.
L’incipitduromanéponymed’AnnieErnauxdévoileenquelquesortelasourcede61Larivey,M.,Lapuissancedesémotions:commentdistinguerlesvraiesdesfausses,Paris,Pocket,2011.
62Rey,A.etD.Cevaer-Morvan,éds.,Dictionnaireculturelenlanguefrançaise,DictionnairesLeRobert,2006.
28
sa honte sociale. Comme l’affirme Barbara Havercroft dans son article intitulé
Direl’indicible:traumaethontechezAnnieErnaux:
Auxyeuxd’Ernaux, la violence familiale fonctionne comme signifiantde saclasseouvrière;ellesesituedorénavant«defaçonindicibledanslecampdeceuxdontlaviolence,l’alcoolismeouledérangementmentalalimentaientlesrécits conclus par [l’expression] “c’est tout de même malheureux de voirça” » (LaHonte, p. [116] ; je souligne).Dans cet extrait, le groupe ternaireforméparlaviolence,l’alcoolismeetlestroublesmentaux–troissignifiantsde la pauvreté, selon Ernaux – côtoie le cliché recyclé et imaginé quiémaneraitduregarddédaigneuxd’autrui,renforçantainsil’énonciationdelahontesociale.63
L’importancedecettescèneaudébutestenquelquesorterésuméeverslafinde
LaHonte:
Toutdenotreexistenceestdevenusignedehonte.Lapissotièredanslacour,lachambrecommune–où,selonunehabituderépanduedansnotremilieuetdueaumanqued’espace,jedormaisavecmesparents–,lesgiflesetlesgrosmotsdemamère,lesclientsivresetlesfamillesquiachetaientàcrédit.(LaHonte,p.139)
Après l’initiation aux mœurs élitistes de l’école privée, la honte qu’éprouve la
protagoniste-narratrice est omniprésente: «Tout de notre existence est devenu
signe de honte» (nous soulignons). Edouard Louis en parle également dans
Histoiredelaviolencelorsqu’ildit:«(…)lahonteestenfaitlaformedemémoire
la plus vive et la plus durable, une modalité supérieure de la mémoire, une
mémoire qui s’inscrit au plus profond de la chair, à croire, comme le soutient
Didier,quelesplusvifssouvenirsd’uneviesonttoujoursceuxdelahonte.»64.
Il s’agit d’une honte qui est influencée par le regard des autres. Nous
trouvons un exemple similaire dans En finir avec Eddy Bellegueulelorsque le
jeuneEddyestobligédefairedescoursesàcrédit:L’humiliation quand il fallait, aumoment de payer les denrées à l’épicerie,dire à voix basse pour que les femmes du village qui étaient présentesn’entendentpasMamanelledemandesionpeutfairemarqueretlapatronnequi tirait beaucoup de satisfaction à élever la voix de façon à ce que, àl’inverse, tout le monde puisse saisir ses paroles. (En finir avec EddyBellegueule,p.86)
Notonsquecepassageestprécédéparunagencementdelahontedelamère;il
commence par la grand-mère qui ramasse du bois dans la forêt quand elle n’a63Havercroft,B.,«Direl’indicible:traumaethontechezAnnieErnaux»,Roman20-50,no2,vol.40(2005),p.124.
64Louis,E.,Histoiredelaviolence,p.134.
29
plusd’argent.Lamèred’Eddyfaitlamêmechose,mais«pournepasavoiràsubir
la honte» elle invente un jeu pour les enfants:«On va aller ramasser du bois,
histoiredefaireunepetitepromenade,aumoinsonvabiensemarrer».Lesenfants
savaientbienquec’étaitlemanqued’argentmais«[ils]fais[aient]semblantdela
croire et elle faisait semblant de croire qu[‘ils] la croy[aient].»65. Si la famille
n’avait vraiment plus d’argent, la mère contraignait le jeune Eddy à «faire
crédit», luitransmettantainsilahonte. PourEddycen’estpasforcémentlefait
que la familleBellegueuleachèteàcréditquiest leplushumiliant,maisque les
autresfemmesduvillagesoientaucourant.
Leprotagonisted’EnfiniravecEddyBellegueule,toutcommelapetiteAnniedans
LaHonte,sesententgênésparleurclassesocialeetlasituationfinancièrepénible
qu’elleentraîne.Ainsi,lafamilleBellegueuleestobligéedefaireappelauxRestos
ducœur:
(…) Je devenais familier des bénévoles qui, quand nous venions, medonnaienttoujoursdestablettesdechocolatenplusdecelleàlaquellenousavions droit Ah, voilà notre Eddy, comment qu’il va? et mes parents quim’exhortaientausilenceFautpasleraconter,surtoutpasqu’onvacommeçaauxRestosducœur,çadoitresterenfamille. Ilsneréalisaientpasquej’avaiscompris depuis bien longtemps, sans qu’ils aient besoin de me le dire, lahontequecelareprésentait,quejen’enauraisparlépourrienaumonde.(EnfiniravecEddyBellegueule,p.47-48)
Lesparentsfontcommesilesenfantsnecomprennentpasencorelapauvreté,ce
quin’estpas lecas.UnesituationcomparablesetrouvedansLaHontequandla
protagonistepartenvoyageorganiséavecsonpère.Ilssontlespluspauvresdu
groupe,cequisevoitdanslecontactaveclafille«riche».Dansunrestaurantoù
ilssesententdéplacéslaprotagoniste-narratriceexplique:«Jemesuisvuedans
laglaceenface,pâle,l’airtristeavecmeslunettes,silencieuseàcôtédemonpère,
quiregardaitdanslevague.Jevoyaistoutcequimeséparaitdecettefillemaisje
nesavaispascommentj’auraispufairepourluiressembler.»66.
65Louis,E.,EnfiniravecEddyBellegueule,Paris,Seuil,2014,rééd.coll.«Points»,2015,p.85.
66Ernaux,A.,LaHonte,p.133.
30
Une même opposition de classes se trouve dans En finir avec Eddy
Bellegueule, lorsqueleprotagonisteparled’Amélie,uneamieissued’unefamille
aisée:
Ellem’avait faitcomprendrequ’elleappartenaitàunmondeplusestimablequelemien.Tandisquejepassaisdutempsàl’arrêtdebus,d’autresenfantscommeelle,Amélie, lisaientdes livres offertspar leursparents, allaient aucinéma,etmêmeauthéâtre.Leursparentsparlaientdelalittératurelesoir,d’histoire–uneconversationsurAliénord’AquitaineentreAmélieetsamèrem’avait fait pâlir de honte –, quand ils dînaient.(En finir avec EddyBellegueule,p.99)
IlestclairquelemanquedecapitalculturelgêneEddyet ilcomprendtrèsbien
que les«bourgeois»sontcensésconnaîtreAliénord’Aquitaineet lesclassiques
de l’Histoire de France. Cela rappelle la mère d’Ernaux qui «avait besoin du
dictionnairepourdirequiétaitVanGogh»67,commeelleleditdansUnefemme.
LesprotagonistesdeLaHonteetd’EnfiniravecEddyBellegueulesonttous
lesdeuxréprimandéspard’autresenfantsplusaisés.AinsilapetiteAnniedeLa
Hontereçoit-elledesremarquessursoncostumedegymnastiquedelafêtedela
Jeunessequ’elleporteenvacancesavecsonpère.Ellepensequeceserait«une
marque de connivence» avec la fille riche, mais par contre, celle-ci lui
répond:«tun’asriend’autreàtemettrequetut’habillesengymnastique»68.
Une petite remarque dans En finir avec Eddy Bellegueule montre une
situationcomparable. Ilparledesamèrequimonte«lesondesavoixtoujours
plus fortàmesurequemontaitenelle l’excitation»et il commente: «(quelque
chosedontjesouffriraiquandjequitteraimafamillepourlaville–mesamisau
lycéemedemanderontincessammentdeparlermoinsfort;j’enviaisterriblement
lavoixcalmeetposéedesjeuneshommesdebonnefamille)»69.
Or, lahontesocialedépenddoncduregarddesautres.Comme lemontre Julien
vanBeverendansunarticlesurAnnieErnaux:«(…)lesparentsd’AnnieErnaux
n’éprouventnulle hontede cequ’ils sontni de cequ’ils font.Nulle hontede ce
qu’ilssontparceque,cantonnésdansleurmicrocosme,ilsn’ontguèred’occasions
67Ernaux,A.,Unefemme,Paris,Gallimard,1989.68Ernaux,A.,LaHonte,p.127.69Louis,E.,EnfiniravecEddyBellegueule,p.69.
31
de se comparer à autrui.»70. Enmême temps, c’est la protagoniste qui a honte
d’avoir honte de ses parents, elle le considère comme une sorte de trahison à
laquelle nous reviendrons dans le chapitre suivant. Ainsi, Van Beveren cite
VincentdeGaulejac,unspécialistedelapsychologiesociale,surl’effondrementde
l’imageparentale:
L’enfant découvre que ses parents qu’il mettait sur un piédestal, quireprésentaient la force, la puissance, le savoir et la perfection sont faibles,impuissants, incultes, imparfaits (…), parfois lâches et violents. (…) Maissimultanément l’enfant éprouve (…) haine et (…) mépris pour ceux quihumilientsesproches.[Ila]honted’avoirhonte.[Enluimonte]undésirdevengeanceetderéhabilitationdesespropresparents.71
DansLaHontel’enfantestaiméetsurtoutlamèresouhaitel’ascensionsocialede
sonenfantenluimettantdansuneécoleprivée.Or,comparéàEddyBellegueule,
ladifférenceestquelesparentsdétestentlesbourgeoisetméprisenttoutcequi
relève des couches sociales «supérieures». Le protagoniste semble vouloir
quitterlemondedesonenfanceetn’éprouveaucunehonte«d’avoirhontedeses
parents».Cela semanifestedans l’excipitdu roman lorsqu’Eddy reçoit la lettre
d’acceptationaulycéed’Amiens:
Jenevoulaispasresterà leurcôté, jerefusaisdepartagercemomentaveceux.J’étaisdéjàloin,jen’appartenaisplusàleurmondedésormais,lalettreledisait.(EnfiniravecEddyBellegueule,p.196)
Letroubleduprotagonisted’EnfiniravecEddyBellegueuleesttellementpuissant
– étant donné les humiliations à l’école, mais également dans le village et la
famille–quelahontedelahonteenverssesparentsn’estpasencoreprésente.Ce
n’estquedansHistoiredelaviolencequ’ilexprimeuncertainremordsenverssa
famille;danslepassageoùleprotagonistesoliloqueenparlantdesasœur:
C’estaussiquetun’arrivesplusàlavoirdepuisquetuascomprislafacilitéetl’indifférence avec lesquelles tu la négliges, souvent durement parce que tuespèresqu’ellet’assisteradansl’effortd’abandon.Maintenantellesait.Ellesaitde quelle froideur tu es capable et tu as honte.Même s’il n’y a pas de raisond’avoirhonte,tuasdroitàl’abandon,maistuashonte.Tusaisqueluirendrevisiteteforceàteconfronteràtacruauté,àcequelahontetefaitappelertacruauté.(Histoiredelaviolence,p.14)
70VanBeveren,J.,«PournepasSeperdredansPassionsimple»,D.Bajomée,J.Dor,éds.,AnnieErnaux,seperdredansl’écrituredesoi,Paris,Klincksieck,2011,p.47.
71DeGaulejac,V.,Lessourcesdelahonte,Paris,DescléedeBrouwer,1996,citédansJ.vanBeveren«PournepasSeperdredansPassionsimple»,2011.
32
Danscepassage,Edouardseposelaquestiondesavoircequil’empêchedevoir
safamille.Enmêmetemps,ilsejustifieparcequ’ila«droitàl’abandon».Julien
vanBeverenleformuledelamanièresuivanteàproposd’AnnieErnaux:
«L’écriture au couteau» qu’Annie Ernaux dit pratiquer, c’est sa «réactiondéfensive»,safaçonàellede«vivreaveclahonte»,samanièredeconjurerle risque d’anéantissement par aliénation quimenace celles et ceux que lahontetaraude.72
Ilestvraiqueleprotagonisted’Histoiredelaviolenceexprimedelahonte,maisil
montre également tous les signes d’«anéantissement par aliénation», tout
commeEddy d’En finiravecEddyBellegueule, c’est-à-dire que Louis ne cherche
pas à pardonner sa famille, il semble leur reprocher encore pasmal de choses.
Danscesens,EdouardLouisdiffèreunpeud’AnnieErnauxquiparledesaclasse
sociale d’un ton beaucoupmoins réprobateur. Dans LaHonte, elle précise: «Il
étaitnormald’avoirhonte,commed’uneconséquenceinscritedanslemétierde
mes parents, leurs difficultés d’argent, leur passé d’ouvriers, notre façon
d’être.»73.Ernauxresteattachéeàsaclassesocialed’origine.
V.II Lahonteetladomination
Lahonteetladominationsontétroitementliées,puisque–commenousavonsvu
–lahontesemanifestequandontransgresselesrèglesdugroupedominant.Dans
LaHonte par exemple, la scènedu retourde la fête de la jeunesse illustre bien
notrepropos.Accompagnéeparl’institutriceetquelquescamaradesdeclasse,la
protagonisteestdéposéeàlamaisontarddanslanuit:
J’aifrappécontrelevoletdelaportedel’épicerie.Aprèsuntempsassezlong,l’électricité s’est allumée dans le magasin, ma mère est apparue dans lalumièrede la porte, hirsute,muettede sommeil, dansune chemisedenuitfroisséeettachée(ons’essuyaitavec,aprèsavoiruriné).MlleL.etlesélèves,deux ou trois, se sont arrêtées de parler.Mamère a bredouillé un bonsoirauquelpersonnen’arépondu.Jemesuisengouffréedansl’épiceriepourfairecesser la scène. Je venais de voir pour la première fois ma mère avec leregarddel’écoleprivée.(LaHonte,p.117)
Le chocdeMlleL. et les élèves est assez violent, tout comme le fait qu’ellesne
répondent pas au bonsoir de la mère. La protagoniste se rend directement
compte de la transgression de sa mère à laquelle la narratrice ajoute qu’elle72VanBeveren,J.,«PournepasSeperdredansPassionsimple»,2011,p.48.73Ernaux,A.,LaHonte,p.140.
33
«venai[t] de voir pour la première fois [sa] mère avec le regard de l’école
privée».Ils’agitd’uneviolencesymboliquedanslesensoùlesautresfontriende
concretmaisleurréactionestperçuecommelégitimeauxyeuxdel’écoleprivée.
Unexemplecomparablesetrouvedanslechapitre«Aucollège»dansEn
finiravecEddyBellegueule:
Unjourdanslacour,Maxime,unautreMaxime,m’avaitdemandédecourir,là, devant lui et les garçonsavecqui il était. Il leuravaitditVousallezvoircomment il court comme une pédale en leur assurant, leur jurant qu’ilsallaientrire.(…)J’aicourudevanteux,humilié,avecl’enviedepleurer,(…).(EnfiniravecEddyBellegueule,p.33)
Cequi est intéressant dans cepassage est la dominationmasculinequi est à la
base de la honte et de l’humiliation. Dans le livre éponyme, Pierre Bourdieu
expliqueque«lavirilitédoitêtrevalidéeparlesautreshommes,danssavéritéde
violence actuelle ou potentielle, et certifiée par la reconnaissance de
l’appartenanceaugroupedes«vraishommes».»74.Cequisepassealorsdansce
passagec’estqueMaximenefaitquevalidersavirilitéavecEddycommevictime.
Dans La domination masculine, Bourdieuaffirme également : «la pire
humiliation pour un homme, consiste à être transformé en femme.»75.Maxime
Foerstersoutient cette citation quand il parle du passage où le père compare
Eddyàunpersonnageefféminéd’uneémissiondetéléréalité:
Mon père s’est tourné versmoi, ilm’a interpelléAlorsSteevy, çava, c’étaitbienl’école?Titi etDédé se sontesclaffés,unvéritable fou rire: les larmesqui coulent, le corps qui se tord, comme soudainement possédé par ledémon, la difficulté à reprendre sa respiration Steevy, oui c’est vrai quemaintenantquetuledis,tonfilsaunpeulesmêmesmanièresquandilparle.L’impossibilité,encore,depleurer.(EnfiniravecEddyBellegueule,p.108)
«[L]’interpellationd’Eddyparsonpèredevantsesamisforce[celui-ci]àressentir
sa non-conformité avec le code de la masculinité de l’ordre hétérosexuel et
patriarcal»76. Eddy trouve leur domination légitime et fait tout pour s’insérer
dans leur monde: il apprend tous les noms des joueurs de football et se
répète«exactementcettephrase,commeonpeutfaireuneprière,aveccesmots
74Bourdieu,Ladominationmasculine,p.77.75Ibid.,p.38.76Foerster,M.,«Du'Familles,jevoushais!'autransfugedeclasse:LeCasEddyBellegueule»,RevueCritiqueDeFixxionFrançaiseContemporaine/CriticalReviewofContemporaryFrenchFixxion,no12(2016),p.78.
34
et précisément cesmotsAujourd’hui je serai un dur»77. Comme nous avons vu
pourlecollège,ladominationcontinueàlamaison.
Dans Passion simple, Ernaux fait également référence à la domination
masculine. Ainsi décrit-elle sa passion pour les statues d’hommes nus parce
qu’elles lui font penser à son amant. A propos du David de Michel-Ange, elle
ajoutequ’elletrouvedommageque«cesoitunhommeetnonunefemme,quiait
manifestésublimementlabeautéducorpsmasculin.Mêmesicelas’expliquaitpar
laconditiondominéedesfemmes,ilmesemblaitquequelquechoseétaitmanqué
pour toujours.»78. Dans une note en bas de page, elle évoque également la
peintureL’originedumondedeCourbet.
V.III Lahontesexuelleetcorporelle
L’homosexualitéduprotagonisted’EnfiniravecEddyBellegueule est sansdoute
l’exempleleplusévidentdelahontesexuelle.CettehonteestdécriteparEddyà
lafinduchapitre«Aprèslehangar».Danslechapitreprécédent,lamèred’Eddy
découvrequesonfilsetsesamis«jouentàl’hommeetàlafemme»,unjeuqu’ils
ontinventépourdésignerlespartouzesoùilsontdesrapportssexuels.L’affaire
s’estrévéléedanslevillageetleprotagoniste-narrateursedemandepourquoice
n’estquesurluiquel’injureestfixée:
Nous étions deux, quatre en vérité, avec Bruno et Fabien. Mais leurparticipation aux rendez-vousdans lehangarn’a jamais été évoquée. Jenepouvaisriendire,parpeurdesconséquences,etjesavaisquecettedélationauraitétévaine,qu’ilsauraient,commeStéphane,étéépargnés.Ilauraitétélogiquequeluiaussisefassetraiterdepédé.Lecrimen’estpasdefaire,maisd’être.Etsurtoutd’avoirl’air.(EnfiniravecEddyBellegueule,p.152)
Le personnage de Reda dans Histoire de la violence montre la même honte
sexuelle. Après avoir fait l’amour le protagoniste découvre que Reda a volé
plusieursdesesbiens,quandilessaiedelesrécupérerRedasemetencolère:
Maisils’estéloignéetànouveau:«Tuvaslepayer,jevaistebutermoisalepédé, je vais te faire la gueulepédale», et j’aipensé:Voilàpourquoi(…). Ildésireetildétestesondésir.Maintenantilveutsejustifierdecequ’ilafaitavectoi.Ilveuttefairepayersondésir.Ilveutsefairecroirequecen’étaitpasparcequ’iltedésiraitquevousavezfaittoutcequevousavezfaitmaisquecen’était
77Louis,E.,EnfiniravecEddyBellegueule,p.155.78Ernaux,A.,Passionsimple,p.50.
35
qu’unestratégiepourfairecequ’iltefaitmaintenant,quevousn’avezpasfaitl’amourmaisqu’iltevolaitdéjà.(Histoiredelaviolence,p.130-131)
La honte sexuelle de Reda est tellement vive qu’il ne peut que violemment
insulterleprotagoniste.Danslespenséesdecederniernouslisonségalementune
certainehontedonttémoigneuneformulationtelleque«[avoir]faittoutceque
vous avez fait» pour dire qu’ils ont fait l’amour ce qu’il n’utilise qu’avec une
négation.
Quant à La Honte, la sexualité y constitue un sujet tabou plutôt qu’un sujet
honteux. La jeune protagoniste décrit le développement sexuel d’abord comme
unedécouvertedesoncorps.Ellenousfaitpartàplusieursreprisesdesondésir
d’avoirunepoitrined’adulteetelleparled’unecamaradedeclasseplusâgéequi
luidit:«situétaispensionnaire,jetemontreraimaserviettepleinedesang»79.
Toutporteàcroirequelesujetesttabou–commeétaitlanormesocialedansles
années50-60–maiselleneparlepas forcémentdehonte.Celavautégalement
pour le passage dans lequel l’institutrice reproche à la protagoniste de
«dessine[r] lem comme un sexe d’homme. » et qu’«[elle a] rougi sans rien
dire»80. Bien qu’elle parle dans ce passage de honte, elle n’est pas forcément
d’ordresexuelleparcequ’ils’agitd’avantagedelatransgressiond’unsujettabou.
Lasexualitéétanttoujoursunsujettabou,Passionsimpleenparletoutde
même ouvertement. L’incipit du roman, lorsque la protagoniste dit avoir
«regardépourlapremièrefoisunfilmclasséXàlatélévision»81estrévélateur.
Après une description détaillée de ce qu’elle a vu, elle conclut: «ce qu’on ne
pouvaitregardersanspresquemourirdevenuaussifacileàvoirqu’unserrement
demains.». Elle évoque tout demême la honte sexuelle. Néanmoins, dans une
sortedemétaréflexionsurl’écritureduroman,lanarratriceexplique:
Continuer, c’est aussi repousser l’angoissededonner ceci à lireauxautres.Tant que j’étais dans la nécessité d’écrire, je ne me souciais pas de cetteéventualité. Maintenant que je suis allée au bout de cette nécessité, jeregarde les pages écrites avec étonnement et une sorte de honte, jamais
79Ernaux,A.,LaHonte,p.99.80Ibid.,p.96.81Ernaux,A.,Passionsimple,p.11.
36
ressentie – au contraire – en vivant ma passion, pas davantage en larelatant.»(Passionsimple,p.69)
Passion simple diffère dans ce sens parce que la narratrice n’éprouve aucune
honteàproposdesa liaisonavecA.etdesapassion.Lahonten’apparaîtqu’en
partageant l’histoire avec ses lecteurs: «Ce sont les jugements, les valeurs
«normales» du monde qui se rapprochent avec la perspective d’une
publication»82.Nouspouvonsleconsidérerégalementcommeunacteféministe;
l’écrivaines’est finalement libéréesexuellementetelleparleouvertementdesa
passionsansgêne.
LahontecorporellesemanifesteaussibiendansLaHontequedansEnfiniravec
Eddy Bellegueule. Il n’est pas aussi frappant que les protagonistes respectifs
souffrent tous les deux de leur denture fragile. Dans La Honte, la narratrice
retrouvedesphotosdesa jeunesse:«Suraucunedesdeuxphotos jen’ouvre la
bouche pour sourire, à cause demes dentsmal plantées et abîmées.»83. Selon
EdouardLouiscelaestdûàleurclassesociale.DansEnfiniravecEddyBellegueule
nouslisons:«Lesmèresduvillagenetenaientpasbeaucoupàl’hygiènedentaire
de leurs enfants. Le dentiste coûtait trop cher et le manque d’argent finissait
toujours par se transformer en choix.»84. Louis fait implicitement référence à
Bourdieu qui caractérise l’habitus de la classe ouvrière par «le choix du
nécessaire»85dont les fraispour ledentistene fontcertainementpaspartie.La
dentition comme marqueur de classe se trouve également dans Histoire de la
violence. LenarrateurdécritunSDFqu’il voitdans l’hôpital:«leSDFouvrait la
bouche,faisantapparaîtreunedentitionchaotique,jauneetnoir,d’ailleursmoins
unedentitionàproprementparlerqu’unenchaînementdepetitsrocsbrunis»86.
Il s’agit bien d’une honte parce que le protagoniste ment quand ses
camaradesdeclasseluidemandentpourquoiiln’estjamaisalléchezledentiste:
82Ernaux,A.,Passionsimple,p.69.83Ernaux,A.,Lahonte,p.25.84Louis,E.,EnfiniravecEddyBellegueule,p.18.85Bourdieu,P.,Ladistinction,p.433.86Louis,E.,Histoiredelaviolence,p.159.
37
Jepayeencoreactuellementd’atrocesdouleurs,denuitssanssommeil,cettenégligencedemafamille,demaclassesociale,etj’entendraidesannéesplustard,enarrivantàParis,àl’Ecolenormale,descamaradesmedemanderMaispourquoi tes parents ne t’ont pas emmené chez un orthodontiste. Mesmensonges.Jeleurrépondraiquemesparents,desintellectuelsunpeutropbohèmes, s’étaient tant souciésdema formation littérairequ’ils en avaientparfoisnégligémasanté.(EnfiniravecEddyBellegueule,p.18)
Louis consacre tout un chapitre à la santé: «La résistance des hommes à la
médecine». Il donne l’exemplede sononcle qui «avait trop fumé, tropbu, son
hygiènedeviedéplorableavaitprovoquéunaccidentvasculairecérébral.»87.Le
protagoniste-narrateurdit avoir «héritéde [s]onpère cedétachementvis-à-vis
des problèmes de santé. Plus encore que d’un détachement, il s’agissait de
méfiance, d’hostilité à l’égard de la médecine et des médicaments.»88. Cette
hostilité vamême aussi loin que – après avoirmarché pieds nus dans un clou
rouillé–ilnégligelaplaieetlasoigneensecretparleparfumdesamère.
CelavautaussipourErnauxdansLaHonte.Elletémoigneégalementd’une
certainepassivitéquantàlasanté:
J’ai traîné un rhumemêlé de touxdurant tout lemois. A unmoment,monoreilledroites’estbrutalementbouchée.Onn’avaitpasl’habituded’appelerlemédecinpourunrhumeenété. Jen’entendaisplusmavoixetcellesdesautres me parvenaient à travers un brouillard.J’évitais de parler. Je mecroyaiscondamnéeàvivreainsi.(LaHonte,p.119-120)
Elleneleditpasaussiexplicitement,maisnouspouvonsdéduiredecepassage
également une certaine hostilité envers la médecine. La honte corporelle que
nousavons traitée iciavec lahontesexuellepouvaitaussibienêtre liéeavec la
hontesociale,puisquelahontedeleurdentitionengendrefinalementdelahonte
sociale.
Pourconclure,nouspouvonsdirequeLouisetErnauxdécriventtouslesdeuxla
honte sociale sous l’angle de la classe populaire. La honte sociale est partagée
d’unecertainemanièreavectouteleurclasse.Maisauniveaudelahontesexuelle,
Louisdiffère tant soit peud’Ernauxdans le sensoù l’homosexualité représente
unehontesexuellequiestindividuelleetquimetlepersonnagevraimentàl’écart
dugroupe.Lecôtéféministed’Ernauxpeutsecomparerauxquestionsdegenre87Louis,E.,EnfiniravecEddyBellegueule,p.116.88Ibid.,p.114.
38
deLouis,maisilfautégalementprendreenconsidérationlesdifférentsépoques;
la pudeurdes années 50-60 et lamorale denos jours où les tabous sexuels ne
semblentplusexister.
39
VI LestransfugesdeclasseDansunarticleintitulé«Du'Familles,jevoushais!'autransfugedeclasse:Lecas
EddyBellegueule»,MaximeFoersterduSouthernMethodistUniveristydécrit le
développementd’Eddycommeétantuntransfugedeclasse.Ilnousmontrequele
thème du «familles, je vous hais!» d’autres romans d’émancipation
homosexuelle est toujours traité d’un point de vu bourgeois mais que « Louis
n’écrit pas contre ses parentsmais pour les dominés dont certains, comme ses
parents, reproduisent un destin social dont ils sont les victimes et d’autres,
comme lui, parviennent à briser le cycle de la reproduction de la domination
sociale(…).»89.BiensûronpeutsedemandersiLouisn’écritvraimentpascontre
sesparents,maisilestclairdetoutefaçonquesontrajetmontretouslestraitsde
la mobilité sociale ascendante. Nous rappelons également la thèse de doctorat
d’EdouardLouissur«Lestrajectoiresdestransfugesdeclasse»90.
CelavautégalementpourAnnieErnaux.AinsilesociologueGérardMauger
consacre-t-il un article entier à Ernauxdans lequel il la présente de lamanière
suivante:«Décrivantsanscomplaisancenicondescendancesonmonded’origine,
retraçant la lente et douloureuse métamorphose de la «petite fille d’épiciers-
cafetiers» en écrivain, l’œuvre d’Annie Ernaux peut être perçue comme une
contributionàl’analysedecetteformeparticulièredemobilitésociale»91.
Ce chapitre sera consacré au phénomène du transfuge de classe et à la
manièredontilesttraitéparAnnieErnauxetEdouardLouis.Nouspourronsdire
qu’ilssonttouslesdeuxinspirésparlasociologiebourdieusienneetnousvenons
deconstaterqu’ilssontvuscommedestransfugesdeclasse.Cependantunedes
critiquessur les théoriesdeBourdieuportent justementsur«l’incapacité(…)à
penser le changement.» 92 . Comme le montre Jean-François Dortier, «[la
89Foerster,M.,«Du'Familles,jevoushais!'autransfugedeclasse:LeCasEddyBellegueule»,2016,p.75.
90Rivallain,G.,«Capsurla«réussiteétudiante»àl’UPJV»,LeCourrierPicard,le8septembre2014.
91Mauger,G.,«AnnieErnaux,“ethnologueorganique”delamigrationdeclasse»,F.Thumerel,éd.,AnnieErnaux,uneœuvredel’entre-deux,Arras,ArtoisPressesUniversité,2004,p.178.
92Dortier,J.-F.,«Lesidéespuresn’existentpas»,2008,p.15.
40
sociologie de Bourdieu] ne permet pas de rendre compte des processus de
changementoud’émancipation:celledesfemmes,celledesjeunesissusdemilieu
défavorisésetqui«s’ensortent»,cellesdemultiplescatégoriesde«dominés»,
qui,d’unemanièreoud’uneautre(parlalutte,parlesstratégiesindividuelles,par
ladéviance),réussissentàs’affranchirenpartiede leursituationdedominéset
nesontpastousréduitsàla«misèremorale»etàlasoumissionpassive.»93.
Certes,si lesthéoriesdeBourdieunerendentpeut-êtrepascomptedela
mobilité sociale ascendante, les romansd’Ernaux etdeLouis le fontdavantage.
Dansunpremier temps,nousanalyseronsplusendétailquelquesexemplesqui
illustrent l’ascension sociale et l’opposition des classes. Ensuite nous nous
pencherons sur le langage qu’Ernaux et Louis utilisent pour se démarquer du
langagebourgeois.
VI.I Lesclassesopposées
L’oppositiondesclassesestdoncunthèmerécurrentdansl’œuvred’Ernauxetde
Louis. La contribution d’Annie Ernaux dans Pierre Bourdieu, l’insoumission en
héritageaffirmesaposition.AproposdeLadistinctiondeBourdieuelledit:
Etladifficultédel’écrituredeLadistinctionn’apuempêcherquecelivrenesoit pour moi la confirmation lumineuse de mon expérience, celle d’unmonde social divisé – expérience qui était au centre des trois livres quej’avaisdéjàécrits,deceluiquej’étaisentraind’écriresurmonpère.94
Le dernier livre dont elle parle estLaPlace,maisce «monde social divisé» se
manifeste égalementdansLaHonte, romanqui illustre les difficultésd’une fille
venantd’unmilieudéfavoriséquivaà l’écoleprivée.Unbonexemplese trouve
dansl’oppositionentrelesmœursdelaclasseouvrièreetcellesdel’écoleprivée.
Ainsi, elle énumère d’abord ce qui est de bon usage chez ses parents:«être
propresansusertropd’eau»,«approcher le feràrepasserprèsdela jouepour
vérifier la chaleur» ou «sentir ses bas et sa culotte le soir»95. Ce passage est
suiviplustardpar l’énumérationdecequiest«bienvu»et«malvu»à l’école93Dortier,J.-F.,«Lesidéespuresn’existentpas»,2008,p.15.94Ernaux,A.,«Ladistinction,œuvretotaleetrévolutionnaire»,E.Louis,éd.,PierreBourdieu.L’insoumissionenhéritage,Paris,PressesUniversitairesdeFrance,2013,p.24.
95Ernaux,A.,LaHonte,p.59.
41
privée96. La narratrice explique que «[t]out est fait pour que notre monde se
démarque de l’autre. On ne dit pas la «cantine» mais le «réfectoire», ni le
«portemanteau» mais la «patère». «Camarades» et «maîtresse» sentent le
laïc,(…)»97.Lesdeuxmilieuxsontdoncclairementcontrastés.
En finir avecEddyBellegueuledémontre unemême opposition. Comparé
auxamisdel’arrêtdebus,lecomportementdesesnouveauxcamaradesdulycée
futunchocpourleprotagoniste-narrateur:«icilesgarçonss’embrassentpourse
direbonjour,ilsneseserrentpaslamain»et«ilsportentdessacsdecuir»98.Il
est tellement confondu qu’il perçoit ce comportement comme féminin et se
demande:«peut-être ai-je depuis toujours un corps de bourgeois prisonnier du
monde demon enfance»99. Le transfuge est sans doute le plus présent dans la
structureduroman.Commençantpar«Livre1,Picardie(findesannées1990–
débutdesannées2000)»quiparledesonenfance,«Livre2,L’échecetlafuite»
décrit le désir d’échapper à ce monde. Selon Raffaello Rossi, dans son article
Ecrire le roman du sujet minoritaire: le cas d’Edouard Louis l’«Épilogue» du
roman «où l’auteur quitte la prose pour le vers narratif, montr[e] (…) les
premiers pas du personnage vers la construction d’une nouvelle identité
sociale.»100L’épiloguenesecomposequedequelquespages,mais ilsouligne le
transfugedeclasse.
Laquestiondunom joueégalementun rôle importantdansEnfiniravec
EddyBellegueule.Danslechapitreintitulé«Monpère»,leprotagonisteexplique:
Unpèrerenforçaitsonidentitémasculineparsesfils,auxquelsilsedevaitdetransmettresesvaleursviriles(…).Ilavaitdécidédem’appelerEddyàcausedessériesaméricainesqu’ilregardaitàlatélévision(toujourslatélévision).Avec le nom de famille qu’il me transmettait, Bellegueule, et tout le passédontétaitchargécenom,j’allaisdoncmenommerEddyBellegueule.Unnomdedur.(EnfiniravecEddyBellegueule,p.24)
96Ernaux,A.,LaHonte,Ibid.,p.88-89.97Ibid.,p.85.98Louis,E.,EnfiniravecEddyBellegueule,p.201.99Ibid.,p.202.100Rossi,R.,«Écrireleromandusujetminoritaire:lecasd’ÉdouardLouis.»,2015,p.6.
42
C’est lepèrequiadécidédunomd’Eddy,véhiculantainsi lesvaleursdugroupe
social.101C’estunesortedereproductiondesclassesaveclaquelleleprotagoniste
rompt littéralement en changeant de nom. «Le nom que le personnage s’est
donné une fois qu’il est devenu l’auteur de son livre porte les marques d’un
nouveau groupe d’appartenance: «Edouard» supprime l’américanisme
d’«Eddy» tandis que «Louis» prend la place de «Bellegueule», effaçant du
mêmecouplesanciennesconnotationsdeclassedunomdefamille.»102
Cettenouvelleidentitésocialeacquiseestaucœurd’Histoiredelaviolence.
Leprotagoniste-narrateurparlede laveilledenoëlqu’ilapasséeavecsesamis
parisiens.IlsluiontoffertdeuxlivresdeClaudeSimonetlesŒuvrescomplètesde
Nietzsche,donccen’estplus lecapitalculturelqui luimanque. Ilnenommeces
amisquepar leursprénoms,mais il s’agitbiendeDidierEribonetGeoffroyde
Lagasnerie – deux intellectuels connus dans le champ littéraire parisien. Le
protagoniste s’est fait donc un bon réseau social à Paris. Or, il témoigne du
transfugedeclasseendonnantlaparoleàsasœur:
Alors jesuisprêteàparierqu’il tenaitses livresdans lebonsens,commeça, pour que tout le monde puisse bien voir ce qu’il lisait, avec lescouverturesbienvisiblesdanssesmains–tusaiscommentlesgensfont.Etsurtout,c’estlàquej’voulaisenvenir,surtoutjesuiscertainequ’ilpensaiten marchant, pendant qu’il avançait, quelque chose comme: Ça fait unsacrécheminparcouru.Etpuisquiselarépétaitpourbienfaire,saphrase:Çafaitunsacrécheminparcouru,jesaispas,ensecomparantàsonpassé[…]qu’ilsecomparaitauxjeunesduvillage,ceuxavecquiiltraînaitàl’arrêtdebusàl’adolescence.(Histoiredelaviolence,p.39-40)
Elle évoque ici le côté «m’as-tu-vu» du protagoniste et la trahison envers sa
classed’originequiestlaconséquencedutransfugedeclasse.Leprotagonistene
prendpasclairementpositionpuisqu’ils’endistancieenquelquesorteenlaissant
parler la sœur. Cela permet également à Edouard de la critiquer, comme s’il
reconnaîtlatrahisonmaisnel’assumepas.
C’est un procédé narratif efficace (sur lequel nous reviendrons dans la
partie suivante, lorsque nous traiterons le langage) qui dévoile beaucoup de
situationsquisontenrapportavecletransfugedeclasse.Ainsi,lasœurlivreàde
101Rossi,R.,«Écrireleromandusujetminoritaire:lecasd’ÉdouardLouis.»,2015,p.5.
102Ibid.,p.4.
43
multiples reprises des commentaires sur Edouard:«Je vois bien que quand il
vient icipournousrendrevisite lespremiers joursquand ilarriveetqu’ilpose
sesaffairesdans lachambre il faitdesmanièressur tout.C’estcommesi il [sic]
voulait à tout prix nous montrer qu’il était plus comme nous mais qu’il était
différent et qu’il était devenu différent. (…) toutes cesmanières des gens de la
villequimetapentsurlesystème,illesprend.»103.
La sœur nie en quelque sorte le changement d’Edouard. Parlant de
l’agresseur Reda, elle explique que le jeune Eddy a également volé des choses
dans sa jeunesse et qu’il n’a pas toujours été aussi courtois et poli non plus.
Ensuite elle dit: «[c]’est pour ça qu’àmon avis il auraitmieux fait de raconter
toutçaàRedapourlerassurer.CommeçaRedailauraitsuoùilétaitetàquiil
avaitaffaire.(…)Ilauraitcomprisqu’Edouardilétaitpassidifférentdeluiparce
quebiensûrjepariequ’ilachoisid’aborderEdouardsurlaplaceàcause(…)de
l’allure qu’il avait(…)»104. Elle met l’accent sur le fait qu’Edouard n’a jamais
vraiment changé: «Ça me fait bien rire. Edouard il met un masque et il joue
tellement bien son rôle qu’au final ceux qui lui ressemblent ils l’attaquent en
pensantqu’ilestducampadverse.»105.
Même Passion simple – dont le thème principal n’est pas la lutte des classes –
témoigne de l’ascension sociale. La protagoniste présente son amant de la
manièresuivante:«Ilaimait lescostumesSaint-Laurent, lescravatesCerrutiet
les grosses voitures.»106. Il s’agit d’un hommematérialiste et superficiel qui ne
s’intéressepasauxchosesculturellesouintellectuelles:
Toutcelam’étaitégal.SansdouteparcequejepouvaisconsidérerlesgoûtsdeA.,étranger,commedesdifférencesculturellesavanttout,alorsquechezun Français ces mêmes goûts me seraient apparus d’abord comme desdifférencessociales.Ou,peut-être,avais-jeplaisiràretrouverenA.lapartiela plus «parvenue» de moi-même: j’avais été une adolescente avide derobes,dedisquesetdevoyages,privéedecesbiensparmidescamaradesquilesavaient(…).(Passionsimple,p.32-33)
103Louis,E.,Histoiredelaviolence,p.125.104Ibid.,p.115.105Ibid.,p.116.106Ernaux,A.,Passionsimple,p.32.
44
Laprotagonisteavouequelesdifférencessocialesseraientnormalementun
obstaclepourtomberamoureuse,maiscommeA.estunétrangerellepeut
acceptercesdifférences.Commenouspouvonslelire,laprotagonisteajoute
qu’elle a eu une enfance pauvre et qu’elle a également une partie
«parvenue». Enquoi ces différences sociales consistent-elles alors? C’est
justement qu’elle se reconnaît dans A. et sa trajectoire de transfuge de
classe cequi expliqueenquelque sorte sapassionpour lui. LynnThomas
met également l’accent sur lematérialismeen tant quemarqueur social :
«Ainsi, dans Passion simple, Ernaux rejette les interprétations
psychologiques de la passion, et elle souligne l’importance des privilèges
matériels qui l’ont rendue possible:«Les seules données, peut-être, à
prendreencompte, seraientmatérielles, le tempset la libertédont j’aipu
disposerpourvivrecela»(Passionsimple,p.32).»107.
Une autre manière dont les deux écrivains décrivent les classes opposées se
trouve dans les habitudes alimentaires. Bourdieu développe cette idée dans La
distinctionenexpliquantquelesgoûtsalimentairesdistinguentparexcellenceles
classessociales:«(…)c’estainsiquelàoùlesclassespopulaires,plusattentivesà
laforceducorps(masculin)qu’àsaforme,tendentàrechercherdesproduitsàla
fois bon marché et nourrissants, les professions libérales donneront leur
préférenceàdesproduitssavoureux,bonspourlasanté,légersetnefaisantpas
grossir.»108.AinsiLouisdécrit-illerepasfamilialdelamanièresuivante:
Les repas étaient faits uniquement de frites, de pâtes, très occasionnelle-mentderiz,etdeviande,dessteakshachéssurgelésoudujambonachetésausupermarchéhard-discount.Lejambonn’étaitpasrose,maisfuchsiaetcouvertdegras,suintant.(EnfiniravecEddyBellegueule,p.103)
Comparé à la tarte aux légumes qu’Edouard déguste la vieille deNoël avec ses
amisDidieretGeoffroydansHistoiredelaviolence, lanourrituredesonenfance
représentetouslestraitsdelaclassepopulaire.L’oppositionentrelanourriture
grassedansEnfiniravecEddyBellegueuleet la tarteaux légumes légèreestune
manière subtile de représenter l’ascension sociale. Louis le décrit également107Thomas,L.,AnnieErnauxàlapremièrepersonne,Paris,Stock,2005,p.71.108Bourdieu,P.,Ladistinction,p.210.
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lorsqu’il parle des poissons que son père rapportait après la pêche pour les
mettre au congélateur. Le narrateur est dégoûté par l’odeur et il explique:
«Aujourd’huijesuisécœuréparceplatsivalorisédanslesmilieuxdanslesquels
j’ai voulu parvenir.»109 . Il lie de nouveau la nourriture légère aux classes
supérieuresetlavoitcommeunmarqueursocial.
ErnauxfaitlamêmechosedansLaHontequandelledécritlevoyageavec
sonpère:«Lanourritureluiimportaitbeaucoupetilsemontraitcirconspectvis-
à-visdecequ’onnousservaitdansl’assiette,quenousconnaissionspas,jugeant
avecsévéritélaqualitédesproduitsordinaires,commelepainetlespommesde
terre, (…)»110. Le père voudrait en quelque sorte critiquer la nourriture mais,
faute de connaissances de ce que l’on mange dans les restaurants chics, il ne
critique que les produits ordinaires:«Mon père s’est plaint ensuite avec une
violence inhabituelle de ce restaurant où l’on nous avait donné àmanger de la
puréefaiteavec«delapommedeterreàcochons»,blancheetsansgoût.»111.
Il est encore intéressant de voir qu’Ernaux accorde quelques lignes aux
bonnesmanièresàtablelorsqu’elleparledesmœursdelaclassepopulaire:
Touteslesfaçonsde:nepasperdrelanourritureetenjouirleplus:préparerdespetitscubesdepain,àcôtédel’assiette,poursaucer–prendrelapuréetrop chaude sur les bords ou souffler dessus pour la refroidir – pencherl’assietteafinquelacuillerattrapelasoupejusqu’aufond,oulasaisiràdeuxmains–boirepourenfoncerlesbouchés(…).(LaHonte,p.58)
Sanslefaireexplicitement,endécrivantlafaçongrossièredontsaclassesociale
mange,Ernauxopposelesclassessociales:ceuxquisaventbienseteniràtableet
ceuxquimangentcommedesbarbares:«tueretpréparerlesbêtesqu’onmange
avec des gestes très surs: un coup de poing derrière les oreilles du lapin, des
ciseauxouvertsenfoncésdanslagorgedupouletmaintenuentreles jambes,un
coup de serpe tranchant la tête du canard sur le billot»112. Louis évoque aussi
l’habitude de tuer les bêtes pour lesmanger. A propos de son père il dit: «Je
l’avais vu égorger des cochons dans le jardin, boire le sang encore chaud qu’il
extrayait pour en faire du boudin (le sang sur ses lèvres, sonmenton, son tee-109Louis,E.,EnfiniravecEddyBellegueule,p.87.110Ernaux,A.,Lahonte,p.125.111Ibid.,p.133.112Ibid.,p.59.
46
shirt)C’estçaqu’estlemeilleur,c’estlesangquandilvientjustedesortirdelabête
quicrève.»113
VI.II L’écritureplateetlelangagedel’ennemi
Comme JérômeMeizoz l’expliquedansson livreLalittérature"enpersonne", les
récits de transfuge ont souvent un point en commun: «une interrogation
persistantequantaustatutdel’oralité.Tentativedelareprésenterdansleroman,
d’unepart,etd’enmontrerlestatutconflictuel,métaphoredestensionssociales
incarnéesdans la trajectoiredesauteurs.»114. Cetteoralitépeut égalementêtre
perçue comme une manière d’éviter le langage de l’ennemi, c’est-à-dire les
dominants donc le langage bourgeois.DansL’écriturecommeuncouteau, Annie
Ernauxenditceci:«en1982,j’aimenéuneréflexiondifficile(…)surmasituation
denarratriceissuedumondepopulaire,etquiécrit,commedisaitGenet,dansla
«langue de l’ennemi», qui utilise le savoir-écrire «volé» aux dominants.»115.
C’estpourcelaqu’Ernauxproposeuneécritureplate:«Laseuleécritureque je
sentais«juste»étaitcelled’unedistanceobjectivante,sansaffectsexprimés,sans
aucunecomplicitéaveclelecteurcultivé(…).C’estcequej’aiappelédansLaPlace
«l’écritureplate,celle-làmêmequej’utilisaisenécrivantautrefoisàmesparents
pourleurdirelesnouvellesessentielles».»116.
L’écriture plate – ou l’«écriture blanche»117selon Roland Barthes – se
caractérise par l’absence des métaphores, un syntaxe relativement simple ou
l’utilisationdupassécomposéau lieudupassésimple(commeErnauxexplique
dansSeperdre:« j’écrisaupassécomposéparcequ’onparleaupassécomposé»118).Elleutiliselestyleplatégalementpournepastrahirsaclasse.Aproposde
LaPlaceelledit:«fairedemonpèreunpersonnage,desavieundestinfictif,me
113Louis,E.,EnfiniravecEddyBellegueule,p.14.114Meizoz,J.,Lalittérature"enpersonne",Genève,SlatkineÉrudition,2016,p.105.
115Ernaux,A.,L’Ecriturecommeuncouteau.EntretienavecFrédéric-YvesJeannet,2003,p.33.
116Ibid.p.34.117Barthes,R.,LeDegrézérodel’écriture,Paris,Seuil,coll.«Points»,1979.118Ernaux,A.,SePerdre,Paris,Gallimard,2001,p.313.
47
paraissait la trahisoncontinuéede laviedans la littérature»119.Nousavonsvu
dans le chapitre sur la honte que le sentiment de trahison est très fort, ce
qu’Ernaux compense d’une certaine manière par l’écriture plate. Marie-France
Savean le formule de la manière suivante: «Habituellement, parler d’écriture
plate est un reproche. Style plat: style pauvre, signe cruelle d’un manque de
talent. Or, Annie Ernaux déclare qu’elle n’a pas le droit d’écrire autrement, au
nomdelavéritéqu’ellechercheetdelafidélitéqu’elleveutrestaurer.»120
Revenons sur la question du «langage de l’ennemi». Dans une interview avec
MichelAbescat,EdouardLouisl’évoqueégalement,toutenseréférantàGenet:
J'aideux langagesenmoi,celuidemonenfanceetpuis l'autre,celuide laculture,de l'école,de la littérature.Genetposaitcettequestion:commentécrire avec la langue de l'ennemi ? Que signifie écrire avec la langue desdominants, de la bourgeoisie, quand on écrit sur les dominés que lalittérature,laculture,précisément,excluent?Jenemereconnaispasdansce problème, parce que le langage de mon enfance m'était tout aussiennemi que celui de la bourgeoisie. C'était le langage qui maltraitait lesfemmes,quidisait«pédé»,quidisait«bougnoule».Jen'écrispasaveclalanguedel'ennemi,j'écrisaufinalentredeuxlanguesennemies,etlelivreest le reflet de cela. Il existe souvent une sorte de schizophrénie dutransfuge de classe écartelé entre plusieurs discours, plusieurs façons depenser,plusieursrapportsaumonde...121
Pour ainsi dire, Louis se distancie du langage de son enfance qu’il qualifie de
violent. Il ne semble pas vouloir revendiquer sa classe sociale, comme le fait
Annie Ernaux,mais il se place entre ces deux langues ou ce qu’il appelle «une
sortedeschizophréniedutransfugedeclasse».Ilparaîtqu’ils’inquiètemoinsdu
langagebourgeois–«celuide la culture,de l’école,de la littérature»–qu’ildit
«avoirensoi».
ComparéàAnnieErnaux,Louisn’apaspeurdetrahirsonmilieud’origine.
C’estqu’àproposdel’écrituredeLaPlace,Ernauxprécise:
Le grand danger, je m’en suis aperçue, c’était de tomber dans lemisérabilisme ou le populisme, donc d’échouer complètement à offrir laréalité,à lafoisobjectiveetsubjective,demonpèreetdumondedominé.
119Ernaux,A.,«Versunjetranspersonnel»,1994,p.221.120Savean,M.-F.,LaPlaceetUneFemmed’AnnieErnaux,Paris,Gallimard,1994,p.90.
121Abescat,M.,«EdouardLouis:«J’aideuxlangagesenmoi,celuidemonenfanceetceluidelaculture»»,Télérama,le18juillet2014.
48
(…) De trahir deux fois ma classe d’origine: la première, qui n’était pasvraiment dema responsabilité, par l’acculturation scolaire, et la seconde,consciemment,enmesituantdansetparl’écritureducôtédominant.122
Ce passage exprime les réflexions d’Ernaux quant au misérabilisme ou au
populisme. Selon la définition du dictionnaire culturel en langue française,
misérabiliste«seditd’unartistequidépeintavecinsistancelesaspectslesplus
misérables de la réalité sociale. (…) Qui donne une impression de pauvreté
mesquine, d’économie sordide.»123. Jérôme Meizoz a certainement suivi cette
définition en accusant Louis de misérabilisme dans son article Belle gueule
d’Edouard ou dégoût de classe?. A propos d’En finir avec Eddy Bellegueule, il
avance que «[l]es mœurs populaires sont présentées comme une suite de
situations figées ou prévisibles», par exemple «l’usage répété d’adverbes ou
d’adjectifs àmodalité exclusive: «les repas étaient faits uniquement…», «Il ne
fallaitpas, jamais,…», «il était leseul…», «Lui etmoin’avons jamais eu…» (je
souligne).»124. Certes, Meizoz a raison sur ce point. En plus, l’effet stylistique
obtenu en opposant le français standard au français populaire en caractères
italiquessoulignesurtoutlatrajectoiredetransfugedeclasse.C’estcequeGérard
Maugerappelle:«untridestracesdisponiblesdelavied’EddyBellegueuledans
lamémoired’EdouardLouis.»125,end’autresmotsEddyavantle«transfuge»et
Edouardaprès.
Regardons de plus près l’opposition entre le français littéraire et le français
populaire, parce qu’elle occupe une place importante dans l’œuvre respective
d’ErnauxetdeLouis.Cequifrappeleplusest ladifférencetypographiqueentre
les énoncés en français populaire et en français littéraire. Cela amèneNathalie
122Ernaux,A.,L’écriturecommeuncouteau.EntretienavecFrédéric-YvesJeannet,p.78-79.
123Rey,A.etD.Cevaer-Morvan,éds.,Dictionnaireculturelenlanguefrançaise,DictionnairesLeRobert,2006.
124Meizoz,J.,«Bellegueuled’Edouardoudégoûtdeclasse?»,COnTEXTES[Enligne],Prisesdeposition,misenlignele10mars2014,consultéle14mars2018.
125Mauger,G.,«Uncasdeconversion:ÀproposdeÉdouardLouis,EnfiniravecEddyBellegueule(Paris,éditionsduSeuil,2014)»,p.122.
49
Delgleizeàrapprocherl’écritured’ErnauxdecelledeFlaubert:
A lire Annie Ernaux, on ne peut guère s’empêcher non plus de songer àFlaubert. En effet, le rapprochement avec l’auteur de Madame Bovary semarque, d’une part, par la présence forte de ce nous qui traverse l’œuvreentièreetparticulièrementLesAnnéeset,d’autrepartetsurtout,parl’usagede l’italique qui, dans certains textes, apparaît, tout comme chez le «pèred’Emma»poursignifierlavoixsociale,lelangaged’unecertaineclasse.126
La comparaison avec Flaubert évoque l’esthétique du réalisme, c’est-à-dire la
volontédereprésenterlemondetelqu’ilest.
Edouard Louis se sert également de l’italique dans En finir avec Eddy
BellegueulepourdémarquerclairementEddydunarrateurEdouard. Ilutilisece
procédépour souligner lesénoncésde la classeouvrière.Le choixd’inverser la
typographie des deux langages (donc cette fois-ci l’italique pour le français
littéraire)dansHistoiredelaviolence est très intéressant. Il changedepointde
vue et fait raconter l’histoire par sa sœur afin d’inclure la voix «populaire». Il
utilise l’italique cette fois-ci pour commenter la narration de la sœur. Il ajoute
même des commentaires sur ses fautes de grammaire. Une explication comme
«(…) cequ’elle est en traindedirene contredit pas sonhypothèse selon laquelle
toutétaitprévuetimmuable(…)»127n’estqu’unexempleparmibiend’autresqui
illustrequ’Edouardneparlepluscommelesgensdelaclasseouvrière.Sasœurle
luireprocheégalementunpeuplustardlorsqu’elledit:«Mêmedevantl’autreila
paspus’empêcherdesortirdesonvocabulaire,deparleravecsonvocabulairede
ministre,c’estplus fortque lui, (…)»128.C’estdenouveauunesortede trahison
enverssaclassed’origine,quin’inquiètepasleprotagonisted’ailleurs.
Dans La Honte Ernaux dédie également un passage au langage comme
marqueurdutransfugedeclasse:«En52, j’écrisen«bonfrançais»mais jedis
sans doute «d’oùque tu reviens» et «jemedébarbouille» pour «jeme lave»
commemes parents, puisque nous vivons dans lemême usage dumonde.»129.
Ellemontrecommentelleparlaitàl’époque,maisl’extraitimpliquesurtoutquela
126Delgleize,N.,«L’écritured’AnnieErnaux:delavolontédemiseàdistanceàl’improbableconsolation»,D.Bajomée,J.Dor,éds.,AnnieErnaux,seperdredansl’écrituredesoi,Paris,Klincksieck,2011,p.34.
127Louis,E.,Histoiredelaviolence,p.116.128Ibid.,p.119.129Ernaux,A.,LaHonte,p.58.
50
narratrice ne parle plus de cettemanière et qu’elle ne fait plus partie de cette
classesociale.Néanmoins,elleyrestefidèleenutilisantlestyleplat.
VI.III L’engagementsocial
Les exemples donnés ci-dessus démontrent l’engagement quant à la lutte des
classes des deux auteurs. En décrivant leurs propres trajets, ils illustrent
commentl’accumulationducapitalcultureletsocialsertàs’échapperàsaclasse
sociale d’origine et comment elle les en éloigne également. Certes, cela n’a pas
seulementdesconséquencespositives,commenousl’avonségalementdémontré
dans le chapitreV sur lahonte,notammentàproposdu sentimentde trahison.
C’est ce que Louis appelle dans la citation susmentionnée: « une sorte de
schizophrénie du transfuge de classe». Dans La Honte, Ernaux renforce ce
sentimentlorsqu’ellenesereconnaîtplussurlesphotosd’enfance,commecelle
prise à Biarritz qu’elle a gardée «parce qu’à la différence d’autres, nous y
apparaissions comme ce que nous n’étions pas, des gens chics, des
villégiaturistes.»130.
Néanmoins, le transfuge de classe chez Louis est présenté comme une
fuiteinévitableafindevraiment«enfinir»avecsaclassed’origine,oucommele
dit Raffaello Rossi: «le livre veut surtout souligner la possibilité pour les
individusdeconstruireleurpersonnalitémalgréleurpassé,laissantderrièreeux
le monde de leur enfance»131. Pour Ernaux par contre, l’ascension sociale est
plutôt représentée comme une conséquence de sa scolarité et elle reste très
attachée à son milieu d’origine. Là où Ernaux témoigne des conséquences
négativesdelatrahisondesaclasse,Louislesvoitcommeunechoseinévitabledu
transfugeetnécessairepoursondéveloppementpersonnel.
130Ernaux,A.,LaHonte,p.25.131Rossi,R.,«Écrireleromandusujetminoritaire:lecasd’ÉdouardLouis.»,2015,p.11.
51
VII ConclusionToutaulongdecemémoire,nousavonsessayédedémontrerl’importancedela
sociologie dans l’œuvre d’Ernaux et de Louis. Par le biais des théories de
Bourdieunousavonsvuquele«choixdunécessaire»acaractérisél’enfancedes
deuxécrivainsetqu’ilsontsouffertdumanquedecapitalcultureletsocialdans
leur jeunesse.Cela se reflètedans leurs romans cequi fait que l’influencede la
sociologie bourdieusienne y est évidente et remarquable; l’opposition des
classes, leshabitudesalimentaires, le langageet ladominationmasculineysont
tous présents.Denombreuses interviewspersonnelles dans lesquelles les deux
écrivainsfontréférenceàBourdieusoutiennentégalementcetteidée,toutcomme
le livre Pierre Bourdieu, l’insoumission en héritage de Louis qui est dédié à la
sociologiebourdieusienne.
En parlant des éléments biographiques, nous avons constaté que la vie
personnelle d’Annie Ernaux est étroitement liée à son écriture. Cela vaut
égalementpourEdouardLouisquisouligneàtortetàtraversquesesrécitssont
«vrais».Sanspourautantvouloirnierl’intentiondeLouis,nousnousposonsla
questiondesavoirsicelaestpossible.Sesétudesdesociologieluiontsansdoute
donnél’idéedepouvoirfaireunessaisociologique,mais lerésultatmontretout
demêmelescaractéristiquesd’unroman.
Dansl’œuvred’Ernauxnousvoyonsclairementqu’elleafaitdesétudesde
littérature, le grand nombre de métaréflexions sur l’écriture en témoigne
également.Lefaitqu’ellesouhaiteinclurelasociologiedanssesromansexplique
son approche ethnologique. Ernaux, tout comme Louis, cherche une certaine
objectivitédansledomaineautobiographique.C’estcequ’Ernauxappelleun«je
transpersonnel» afin de raconter l’histoire de toute une classe sociale; elle se
veutd’unecertainemanièreportraitistede laclassepopulaire.Contrairementà
Louisqui–jusqu’àprésent–neveutqu’«enfinir»aveclemondedesonenfance.
Pourtant, nous voyons chez Edouard Louis les premiers pas vers une œuvre
«auto-socio-biographique» et lui aussi adopte d’une certaine manière une
positionethnologique.
52
Le thème de la honte nous a aidés à comprendre la violence symbolique dont
Bourdieu parle. Surtout LaHonte et En finir avec Eddy Bellegueule illustrent la
position dominée de la classe ouvrière et la honte sociale qui en résulte. Les
transgressionsdesnormesdelaclassedominante–àlaquelleilsontaffairepar
leur parcours scolaire – a pour conséquence que les protagonistes respectifs
développentunsentimentd’infériorité.
Certes,lahontesocialeestpartagéeaveclafamilleettoutlevillage,mais
l’homosexualité du jeune Eddy lemet à l’écart de sa classe d’origine que Louis
caractérise–entreautres–parsonhomophobie.Ladominationmasculineyjoue
sansdouteungrandrôleetdémontredenouveauunetransgression,cettefois-ci
del’ordrehétérosexueletpatriarcal.Nousavonsmontréquelahontesexuelleest
plus au moins absente dans les deux romans d’Ernaux et que Passion simple
constitueplutôtunacteféministepuisqu’elleyparleouvertementdesapassion,
sans aucune gêne. La honte qui se manifeste dans Passion simple est d’ordre
socialeetvientd’aborddelapeurdesréactionsdesautres.Celas’expliqueaussi
parlesdifférentesépoquespuisquedenosjourslestaboussexuelsnesemblent
plusvraimentpersister.C’estpourcelaquenousn’avonspasvraiment inclus le
rôledelareligiondansLaHontequenousconsidéronségalementcommel’esprit
dutemps.
L’opposition des classes est très prononcée dans les romans analysés. Ainsi,
Ernaux oppose dansLaHonte l’école privée aumondede ses parents.DansEn
finiravecEddyBellegueule Louis fait lamêmechoseentre lesamisde l’arrêtde
buset lescamaradesdu lycée.Histoiredelaviolence compare lepetitvillageen
Picardie à l’intelligentsia gay parisien. Nous avons vu que les habitudes
alimentaires et le langage sont des marqueurs de classe. Les classes opposées
démontrent donc la trajectoire du transfuge social que les deux écrivains
connaissentégalementdeleurproprevie.Lathèsededoctoratd’EdouardLouis
surl’ascensionsocialeenestégalementunbonexemple.
53
Ernaux et Louis illustrent comment l’accumulation du capital culturel et
social sert à s’échapper à leur classe d’origine. Il va de soi que cela n’a pas
seulement de conséquences positives. Ainsi, le sentiment de trahison de classe
donnelieuàunenouvellehonte,surtoutchezErnaux.Son«écritureplate»évite
qu’elle trahisse sa classe une seconde fois; elle n’utilise pas de métaphores
complexes et elle écrit dans le passé composé pour éviter le «langage de
l’ennemi».
EdouardLouissesouciemoinsdulangagedel’ennemietnetémoignepas
(encore)d’unecertainerevendicationdesaclassed’origine.LàoùErnauxreste
très attachée à la classepopulaire, Louis veut s’endéfaire. Le français littéraire
qu’ilutiliseestrévélateur–aveclasœuretlafamillecommelavoix«dupeuple»
afind’inclurelasociologie,maiscelaévoqueaussil’esthétiqueduréalisme.
Verslafindel’écrituredecemémoire,lenouveauromand’EdouardLouisvenait
deparaître.AyantletitreQuiatuémonpère(2018),ilfaitdirectementpenserà
LaPlaced’Ernauxdanslequelelleparleégalementdesonpère.Commel’écriture
prenaitdéjàfin,nousn’avonspaspuinclurecedernierroman.Celamontretout
de même que l’œuvre de Louis est encore en plein développement. Il serait
d’autantplusintéressantd’élargircetteétudecomparativeaveclesdeuxromans
afind’avoirunemeilleureidéedesressemblancesentrelesdeuxécrivains.
55
Bibliographie
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