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ENTRETIEN AVEC LEWIS TRONDHEIM par Pili Munoz Autoportrait de Lewis Trondheim dans son atelier in Télérama, n°2559,27 janvier 1999 L'aventure vue du côté de la création : rencontre avec l'un des artistes les plus talentueux et les plus féconds d'aujourd'hui. Pili Mufioz : Vous avez fait irruption dans le monde de la bande dessinée voici un peu plus de dix ans, et depuis, votre rythme de production est vraiment impressionnant. Pourriez-vous détailler votre parcours vers la bande dessinée professionnelle, et expli- quer votre méthode de travail ? Lewis Trondheim : J'ai commencé en faisant mon fanzine tout seul dans mon coin. C'était un mensuel photocopié. Puis c'est devenu un bimestriel avec plus de pages. Puis j'ai arrê- té au numéro 12 pour entrer dans l'aventure de l'Association 1 . J'ai toujours fait beau- coup de planches car, pour moi, la bande dessinée, outre un terrain de jeux formi- dable, est une forme d'écriture ainsi qu'une gymnastique. Elle présente également l'avantage de permettre à plusieurs auteurs de faire des livres ensemble et ainsi de s'enrichir du talent les uns des autres. Quant à ma méthode de travail, c'est en grande partie le mystère de l'improvisation. P.M. : Nous avons constaté que vous pro- duisez proportionnellement de plus en plus d'albums pour la jeunesse. Est-ce délibéré ? L.T. : C'est certainement parce que mes enfants lisent de plus en plus de livres d'une part, et parce que je vois que la bande dessi- née pour enfants telle que je l'envisage est 1. Maison d'édition indépendante créée en 1990 par Jean-Christophe Menu, David B., Killofer, Stanislas, Matt Konture et Lewis Trondheim. 84 / LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

ENTRETIEN AVEC LEWIS TRONDHEIM - BnF

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ENTRETIEN AVECLEWIS TRONDHEIM

par

Pili Munoz

Autoportrait de Lewis

Trondheim dans son atelier

in Télérama,

n°2559,27 janvier 1999

L'aventure vue du côté de la création :rencontre avec l'un des artistes les plus talentueux

et les plus féconds d'aujourd'hui.

Pili Mufioz : Vous avez fait irruption dansle monde de la bande dessinée voici un peuplus de dix ans, et depuis, votre rythme deproduction est vraiment impressionnant.Pourriez-vous détailler votre parcours versla bande dessinée professionnelle, et expli-quer votre méthode de travail ?Lewis Trondheim : J'ai commencé en faisantmon fanzine tout seul dans mon coin. C'étaitun mensuel photocopié. Puis c'est devenu unbimestriel avec plus de pages. Puis j'ai arrê-té au numéro 12 pour entrer dans l'aventurede l'Association1. J'ai toujours fait beau-coup de planches car, pour moi, la bandedessinée, outre un terrain de jeux formi-

dable, est une forme d'écriture ainsi qu'unegymnastique. Elle présente égalementl'avantage de permettre à plusieurs auteursde faire des livres ensemble et ainsi des'enrichir du talent les uns des autres.Quant à ma méthode de travail, c'est engrande partie le mystère de l'improvisation.

P.M. : Nous avons constaté que vous pro-duisez proportionnellement de plus en plusd'albums pour la jeunesse. Est-ce délibéré ?L.T. : C'est certainement parce que mesenfants lisent de plus en plus de livres d'unepart, et parce que je vois que la bande dessi-née pour enfants telle que je l'envisage est

1. Maison d'édition indépendante créée en 1990 pa r Jean-Christophe Menu, David B . , Killofer,

Stanislas, Matt Konture et Lewis Trondheim.

84 / LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

un terrain plutôt en friche. Il reste encorebeaucoup de choses à faire et à explorer. Jene veux pas dire par là que les « classiques »ne sont pas bien, mais qu'il y a des alterna-tives de dessin et de narration plus qu'inté-ressantes.

P.M. : Pourriez-vous expliquer ce que vousconsidérez comme des « alternatives de des-sin et de narration » ?L.T. : Faire des bandes dessinées muettes(La Mouche, Le Seuil, Petit Père Noël avecThierry Robin, Dupuis), ou avec différentsplans de lecture dans une seule page (LesTrois chemins avec Sergio Garcia, Delcourt),avec un gaufrier de 35 cases par page et unedouble histoire narrateur-fiction (Paparaconte avec José Parrondo, Delcourt), ouencore en supprimant les cases et en faisantune fausse autobiographie avec ma famille(Monstrueux, Delcourt).

P.M. : Vos personnages, qui vivent des aven-tures de toutes natures, sont toujours exclu-sivement animaliers, et toujours les mêmes(Lapinot, etc.). On peut y voir une réminis-cence de la tradition animalière de la BDaméricaine (Disney, Kelly, par exemple)Confirmez-vous ?L.T. : Je confirme. On sous-estime un peutrop le travail fait par de grands dessina-teurs de bande dessinée pour Walt Disney.Des gens comme Floyd Gottfredson ou CariBarks sont pour moi aussi importantsqu'Hergé chez nous ou Tezuka au Japon.

P.M. : Faites-vous consciemment une diffé-rence dans la conception entre les séries quevous destinez spécifiquement à la jeunesse etle reste de votre production ?L.T. : Pas vraiment. Je travaille à l'instinctselon le plaisir que l'écriture me procure, etce de la même façon pour toutes sortes deprojets. Après, quant à savoir s'il y a desrestrictions du fait que j'écrive pour des

La Mouche, L. Trondheim, Seuil

enfants, je dirais plutôt que c'est l'inverse. Jesens que j'ai beaucoup plus de liberté lorsquej'écris pour les enfants, comme si ce lectoratétait plus capable d'accepter des choses diffé-rentes au niveau structurel ou même auniveau de la folie des situations. Les adultesont un esprit beaucoup plus cartésien.

P.M. : La série des Monstrueux est-elle vrai-ment élaborée en famille ?L.T. : A la base, j'improvisais oralement deshistoires avec un monstre qu'on a appeléJean-Christophe et qui avait tous les attri-buts du personnage de la future série (4bras, 3 jambes, 10 bouches et 2 dents). Puisje me suis demandé à quoi il pouvait bienressembler. J'ai fait un croquis et ça m'adonné envie de faire un premier livre. Mapensée secrète était sûrement qu'ainsi, jen'aurais plus à inventer oralement d'his-toires à mes gamins.

N° 201 SEPTEMBRE 2001 / 85

P.M. : Vos dialogues sont toujours drôles etextrêmement vivants. Travaillez-vous àpartir de ce que vous entendez autour devous ?L.T. : Au début, j'avais toujours un carnetsur moi pour noter les idées, les bouts dedialogues que j'entendais ou auxquels jepensais. Mais une fois devant ma feuille, jene m'en servais jamais. Ça faisait trop ren-tré au chausse-pied, pas assez naturel etfluide. Je préférais donc me laisser guiderdans les dialogues selon les personnages etles situations.

P.M. : Pourriez-vous nous raconter lagenèse du projet de la série Donjon (et tousses avatars) que vous réalisez avec JoannSfar ?L.T. : Joann voulait travailler avec moidepuis plusieurs années et régulièrement ilme proposait des idées pour des collabora-tions. A chaque fois, je lui disais non parceque j'avais suffisamment à faire avec Lapi-not et l'Association. Puis il m'a montré lespremiers découpages de Donjon. Ça m'a plu.Mais j'ai accepté aussi parce que ça me sor-tait du traditionnel 4 bandes et que cela me

forcerait à dessiner un peu différemment.Et puis après deux albums, Joann étaitfrustré de ne pas dessiner, il m'a donc pro-posé de faire une série parallèle qui se pas-serait plus tard. Je lui ai dit non, qu'onavait assez de boulot comme ça. Il a com-mencé quand même à faire les premièrespages et, comme c'était très bien, on acontinué. Par défi, je lui ai dit que ce seraitbien d'équilibrer l'univers en faisant unesérie qui se passerait dans le passé. Il a étéenthousiaste. Puis on s'est dit que ça seraitbien de faire une autre série parallèle avecdes personnages secondaires et des dessina-teurs différents à chaque fois. Et puis ons'est dit qu'il faudrait faire une série avecles personnages principaux figés dans unmoment de l'histoire du Donjon, commepour un album d'Astérix où les personnagesn'évoluent pas d'un livre au suivant. Etpuis on s'est dit qu'il faudrait faire encoreune série parallèle dans laquelle on mettraittout le reste auquel on pense et qui ne ren-trerait pas dans les catégories précédentes.En fait, tout le problème vient de ce queJoann est un auteur monstrueux rien quede son côté, et moi aussi du mien : nous

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Monstrueux bazar, L. Trondheim, Delcourt

86 / LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

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Donjon : Le Cimetière des dragons, Sfar et Trondheim, Delcourt

deux ensemble, ça ne fait pas 1 + 1 = 2 mais1 + 1 = 10 !

P.M. : L'idée d'associer ponctuellement desdessinateurs extérieurs est venue comment ?L.T. : Par défi toujours. Et pour l'enrichisse-ment par les autres aussi. Et puis plus prosaï-quement parce qu'on ne pouvait pas tout faireà deux. Si on mène Donjon à son terme, çasera énorme, un mixte de Conan le barbare,du Muppet show avec le souffle de La Guerredes étoiles et la folie de The Party.

P.M. : Comment vous répartissez-vous letravail ?L.T. : Beaucoup de téléphone, ensuite Joannécrit un premier jet, j 'en rajoute et je réécrissi nécessaire et je fais un découpage dessiné,Joann le valide et ensuite celui qui dessinefait la page.

P.M. : Le titre même de la série Donjon estune allusion directe au plus célèbre des jeuxde rôles. Etes-vous un adepte de ces jeux ?L.T. : Joann l'a été ; moi, non.

P.M. : En dehors de la science-fiction, vousavez revisité tous les genres populaires (wes-

tern, cape et épées, heroïc fantasy). Est-cepar goût profond pour ces genres ?L.T. : Plutôt par goût des contraintes et desdéfis.

P.M. : Comment conciliez-vous votre appar-tenance à L'Association, structure éditorialeindépendante aux partis pris intransi-geants, et votre collaboration régulière avecdes éditeurs traditionnels comme Dargaud,Dupuis ou Delcourt ?L.T. : Je donne le maximum de moi-mêmequel que soit l'éditeur concerné. Mon travailet mon plaisir sont de faire de la bande des-sinée. Pour cela, j 'aime explorer tous lesdomaines qui la concernent et certains Uvressont plus appropriés chez certains éditeursque chez d'autres.

P.M. : Travaillez-vous vos projets en fonc-tion des éditeurs, ou le choix se fait-il unefois l'album terminé ?L.T. : Une fois que le thème et le ton sontdans ma tête, j'essaye de viser l'éditeur leplus approprié.

P.M. : La Mouche, un de vos albums, adonné lieu à une adaptation en dessin animé

N° 201 SEPTEMBRE 2001/87

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Blacktown, L. Trondheim, Dargaud

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pour h petit écran. Quelle a été votre impli-cation dans ce projet, et en avez-vous tiréde la satisfaction ?L.T. : J'ai co-écrit une vingtaine de scéna-rios (sur 65 en tout). Point final. Comme jel'ai dit, mon plaisir est de faire de la bandedessinée, pas de gagner une fortune en fai-sant du dessin animé pendant un an et demipour la télé et en étant frustré du résultat.

RM. : N'aurkz-vous pas envie de vous lancerdans un projet de dessin animé plus impor-tant ?L.T. : H y a d'autres projets de dessins animésavec le même producteur sur lesquels je nevais pas m'investir plus. Mais il n'est pasimprobable qu'un jour je me lance un nou-veau défi du genre « dessin animé plus impor-tant ». Peut-être le jour où je me lasserai de labande dessinée, ou bien le jour où je sauraique les moyens sont présents pour faire

quelque chose de bien. Le problème de la télé,c'est qu'il y a trop d'intervenants sur lesscripts et des moyens faibles pour l'animation.A part si on s'appelle Matt Groening, c'est dif-ficile de faire une série de très bon niveau.

P.M. : Comment voyez-vous l'avenir deLapinot ?L.T. : Je ne considère pas Lapinot commemon personnage phare. J'ai dû faire unedizaine de livres avec lui, sur une cinquan-taine de titres pour l'instant. Si j 'ai desbonnes histoires pour lui, je continue, si jen'en ai pas, je ne vois pas pourquoi je meforcerais. C'est ainsi que la plupart desauteurs de bande dessinée finissent en fai-sant de mauvais livres avec une série qu'ilsusent jusqu'à la corde car ils ne font que ça,en se parodiant eux-mêmes et en refourguantplus ou moins consciemment des tics d'écri-ture et de dessin.

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