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ERNEST PÉPIN, CHARRETIER DE CARRIERE EN 1897 ,e Szuert NOUS SOMMES à Fontainebleau, au petit matin du samedi 2 jan- vier 1897, dans le bas de la rue Saint-Merry. Il fait encore très sombre, froid et il gèle encore. La neige n'a pas fondu. Ernest Pépin quitte son petit meublé, traverse la cour puis la ruelle qui mène à l'extérieur. La porte de rue porte le numéro 41, face à la maison bour- geoise que l'architecte Jules Viatte construit pour le parfumeur Aled Javal. Il se dirige d'un bon pas vers le haut de la rue Saint-Merry. Le bruit de ses galoches de bois à tige de cuir résonne sur le pavé du trottoir entre les murs de la rue étroite. Il passe devant la boutique encore fermée de l'épi- cière. Sa musette en bandoulière le fait un peu souffrir à l'épaule, la semaine a été longue et éprouvante. Mais demain est chômé. Ernest a trente-huit ans, il vit hors mariage avec une femme dont il a eu deux enfants. Le der- nier vient d'avoir quatre mois. Sa famille est du Loiret. À l'entrepôt de l'entreprise Dumé pour la- quelle il travaille depuis longtemps, i l retrouve son collègue Victor. Le cheval de limon * est bientôt harnaché; c'est un puissant animal à forte encolure, la croupe large. C'est lui qui porte les brancards du fardier. Pour celui de tête, le harna- chement sera plus rapide, car il guide et tire l'atte- lage. Cette bête est plus haute, très docile, et obéit à la voix. Les deux hommes montent sur le fardier en direction de la rue Royale. Ils ont en- core plus d'une heure pour se rendre au chantier car l'attelage avance au pas de l'homme. Ernest a roulé des écales et des déblais toute la semaine, et ce matin, il va rouler la commande du château pour la réfection du portique de la cour Ovale. Il est presque 8 heures et demie, Ernest laisse à main droite la croix du Grand-Veneur, il reste 20 minutes pour rejoindre la carrière. Victor Contor est souvent au baquet de sable. Il assure la finition des moellons et pavés. Il place les pavés à finir dans le sable du baquet. Le ba- quet est placé sur quelques bordures de grès pour être à bonne hauteur de travail. Avec la chasse et la massette, il enlève de petits éclats aux arêtes des pierres pour produire des moellons bien régu- liers. Il en fait un tas en forme de pyramide à côté de lui. Ernest les enlève avec une petite charrette à bras maniable pour former un tas bien rectiligne au bord de la route de Barbizon. Un lourd chariot attelé de deux chevaux viendra pour les emporter à l'entrepôt. Les carriers aident au chargement des grosses et lourdes pierres qui seront retouchées et bou- chardées sur place au chantier du château. Le chargement doit être équilibré sur le fardier pour ne pas blesser les chevaux. Il est bientôt 9 heures et demie, il fait bien jour depuis peu. Ernest res- sent la fatigue de la semaine, mais il pense au dimanche pour oublier la douleur. Il manœuvre à gauche et engage l'attelage sur la route du Chaos- d'Apremont. Les chevaux doivent maintenant produire un effort supplémentaire pour gravir la petite côte. Mais ils ont besoin de reprendre leur souffle. Ernest arrête alors l'attelage, et descend * Le cheval de flèche placé en tête de l'attelage guide le convoi. Le limonier, le plus puissant, est juste devant le fardier. , 0 , . 1 La Voix de la Forêt• 2012 75

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Page 1: ERNEST PÉPIN, CHARRETIER DE CARRIERE EN 1897 2012-Szubert (Histoire).pdfpour la réfection du portique de la cour Ovale. Il est presque 8 heures et demie, Ernest laisse à main droite

ERNEST PÉPIN, CHARRETIER DE CARRIERE

EN 1897

Tl,,ery Szul,ert

NOUS SOMMES à Fontainebleau, au petit matin du samedi 2 jan­vier 1897, dans le bas de la rue Saint-Merry. Il fait encore très sombre, froid et il gèle encore. La neige n'a pas fondu. Ernest

Pépin quitte son petit meublé, traverse la cour puis la ruelle qui mène à l'extérieur. La porte de rue porte le numéro 41, face à la maison bour­geoise que l'architecte Jules Viatte construit pour le parfumeur Alfred Javal. Il se dirige d'un bon pas vers le haut de la rue Saint-Merry. Le bruit de ses galoches de bois à tige de cuir résonne sur le pavé du trottoir entre les murs de la rue étroite. Il passe devant la boutique encore fermée de l'épi­cière. Sa musette en bandoulière le fait un peu souffrir à l'épaule, la semaine a été longue et éprouvante. Mais demain est chômé.

Ernest a trente-huit ans, il vit hors mariage avec une femme dont il a eu deux enfants. Le der­nier vient d'avoir quatre mois. Sa famille est du Loiret.

À l'entrepôt de l'entreprise Dumé pour la­quelle il travaille depuis longtemps, il retrouve son collègue Victor. Le cheval de limon * est bientôt harnaché; c'est un puissant animal à forte encolure, la croupe large. C'est lui qui porte les brancards du fardier. Pour celui de tête, le harna­chement sera plus rapide, car il guide et tire l'atte­lage. Cette bête est plus haute, très docile, et obéit à la voix. Les deux hommes montent sur le fardier en direction de la rue Royale. Ils ont en­core plus d'une heure pour se rendre au chantier car l'attelage avance au pas de l'homme. Ernest a

roulé des écales et des déblais toute la semaine, et ce matin, il va rouler la commande du château pour la réfection du portique de la cour Ovale.

Il est presque 8 heures et demie, Ernest laisse à main droite la croix du Grand-Veneur, il reste 20 minutes pour rejoindre la carrière.

Victor Contor est souvent au baquet de sable. Il assure la finition des moellons et pavés. Il place les pavés à finir dans le sable du baquet. Le ba­quet est placé sur quelques bordures de grès pour être à bonne hauteur de travail. Avec la chasse et la massette, il enlève de petits éclats aux arêtes des pierres pour produire des moellons bien régu­liers. Il en fait un tas en forme de pyramide à côté de lui.

Ernest les enlève avec une petite charrette àbras maniable pour former un tas bien rectiligne au bord de la route de Barbizon. Un lourd chariot attelé de deux chevaux viendra pour les emporter à l'entrepôt.

Les carriers aident au chargement des grosses et lourdes pierres qui seront retouchées et bou­chardées sur place au chantier du château. Le chargement doit être équilibré sur le fardier pour ne pas blesser les chevaux. Il est bientôt 9 heures et demie, il fait bien jour depuis peu. Ernest res­sent la fatigue de la semaine, mais il pense au dimanche pour oublier la douleur. Il manœuvre à gauche et engage l'attelage sur la route du Chaos­d' Apremont. Les chevaux doivent maintenant produire un effort supplémentaire pour gravir la petite côte. Mais ils ont besoin de reprendre leur souffle. Ernest arrête alors l'attelage, et descend

* Le cheval de flèche placé en tête de l'attelage guide le convoi. Le limonier, le plus puissant, est juste devant le fardier.

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1 La Voix de la Forêt• 2012 75

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quelques instants. Puis le moment de sortir de la carrière arrive. La route sera plus facile, rectili­gne, elle est même pavée dans la remontée. Mais Ernest glisse sur le marchepied, rebondit sur la croupe large du limonier. Sa tête heurte lourde­ment le sol. Le carrier derrière le convoi aperçoit soudain Ernest. Il est trop tard, le large bandage de la roue du fardier a touché sa tête. Il est mort sur le coup. Il est 10 heures, le plateau d'Apre­mont est redevenu silencieux. Eugène, le patron, est appelé, la gendarmerie arrive dans la matinée. Le collègue carrier part à Fontainebleau prévenir la femme d'Ernest et ramène une voiture pour transporter le corps.

Ernest Victor Pépin est mort à 10 heures au matin du 2 février 1897 sur la sente qu'on appelle aujourd'hui route des Chaos-d'Apremont, juste avant la petite montée pavée. Le tailleur de pier­res propose de lui faire une roche où on inscrira son nom, et de la placer au bord du chemin, juste au pied du gros tas d'écales qu'Ernest avait for­mé. L'inspecteur des Eaux et Forêts donne son autorisation.

Stèle à Ernest Pépin

Les obsèques ont eu lieu le lundi suivant, à

2 heures. Le journal, !'Abeille de Fontainebleau,

rapporte ce fait divers avec de nombreux détails car plusieurs journaux ont fait remarquer que le

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service religieux lui avait été refusé en raison de son genre de vie; il n'était marié ni civilement ni religieusement. Une collecte réalisée par ses ca­marades à la sortie du cimetière rapporte 61,65 F. En outre, précise !'Abeille, en raison de la situa­tion de famille de l'infortuné, une souscription fut ouverte. Les dons purent être remis au bureau du journal ou à M. Louis Collisi, au 81, rue Saint­Merry. Les généreux donateurs sont listés dans l'article ainsi que le montant de leur offrande pour un total de 133,65 F.

La stèle se dresse encore sous le pin qui l'abri­te. Avec un ami, j'ai dégagé autour le sable et les déchets végétaux accumulés pendant plus d'un siècle. La végétation a repris ses droits sur cette zone complètement remaniée par les carriers. De nombreuses traces sont encore visibles, dont qua­tre fronts importants.

À cet endroit, la platière affleure le sol. Son dégagement demande peu de fouilles. La roche se fend bien à la verticale ce sont des bancs francs de 2,50 mètres à 3 mètres d'épaisseur avec des po­ches de sable peu nombreuses. La roche n'est pas feuilletée. La qualité du grès est homogène sur tous les fronts de taille.

Le quartier du bas de la rue Saint-Merry qu'a connu Ernest a bien changé. En 1935, on y a cons­truit une école moderne. Plus tard, le quartier Magitot a poussé à la place de ces vieilles maisons de grès qui abritaient tous les métiers de la forêt des carriers aux marchands de balais en bouleaux, aux charbonniers, fagotiers, bouviers, bûcherons. La rue Saint-Merry est une rue longue, rectiligne

Plaque de marbre des AFF enchâssée dans le front de taille.

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La porte de la cour Ovale

en cours de rénovation

en 1897.

Stèle à Ernest Victor Pépin,

après qu'elle ait été dégagée

en novembre 2008.

et très ancienne ; elle était le prolongement de la route des Gorges-de-Franchard qui mène au

cœur de la forêt ■

BIBLIOGRAPHIE

http://hippotese.free.fr/blog/index.php/?q=fardier

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L'Abeille de Fontainebleau, édition du jeudi.

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Acte de décès d'Ernest Victor Pépin

La Voix de la Forêt• 2012

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