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ESPACE, PERCEPTION ET LANGAGE: La question des cadres de référence Élisabeth Pacherie

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ESPACE, PERCEPTION ET LANGAGE:

La question des cadres de référence

Élisabeth Pacherie

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Perception, conceptualisation, langage

• Nous percevons l'espace et l’organisation des objets dans l'espace.

• Nous agissons dans l'espace et sur des objets spatiaux.

• Nous sommes capables de raisonner sur des relations spatiales.

• Nous pouvons parler de l'espace, des objets spatiaux et de nos actions, imaginer une configuration spatiale à partir d'une description linguistique ou accomplir une action spatiale en suivant des consignes verbales.

• Qu’est-ce qui rend possible ces interactions entre perception, action, raisonnement et langage ?

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L’hypothèse de la structure conceptuelle (Jackendoff, 1983)

• Il y a un niveau unique de représentation mentale, la structure conceptuelle, où l’information linguistique, l’information sensorielle et l’information motrice sont compatibles entre elles. La structure conceptuelle doit être au moins aussi riche que la structure sémantique du langage, mais elle doit aussi permettre l’expression d’informations propres aux modalités de l’expérience perceptive.

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Repr. spatiales

linguistiques

Repr. spatialesvisuelles

Repr. spatialestactiles

Repr. spatialesauditives

Repr. spatialesmotrices

Représentations

spatiales

conceptuelles

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Cadres de référence• La notion de cadre de référence désigne la manière dont

une carte ou représentation spatiale est structurée et dont les représentations spatiales sont encodées.

• Quels sont les différents cadres de référence possibles?• Les divers systèmes de représentation spatiale

(perceptifs, moteurs, conceptuels, linguistiques) utilisent-ils de manière nécessaire ou préférentielle certains cadres de référence?

• Quelles sont les relations de conversion ou traduction possibles entre cadres de référence?

• L’expérience linguistique a-t-elle une influence sur les modes d’encodage des relations spatiales au niveau des représentations perceptives et/ou conceptuelles?

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Typologie des cadres de référence linguistiques (Levinson, 1996)

Primitives descriptives:1. Système d’angles (arcs) étiquetés (par exemple

'devant', 'gauche', 'nord') spécifiés par des coordonnées centrées sur une origine

2. Coordonnées:a. Polaires (par rotation depuis un axe des x fixe) ou

rectangulaires (par spécification de deux axes ou plus).

b. Un système de coordonnées primaire C peut être déplacé depuis l’origine X sur une origine secondaire X2 par des transformation de translation, rotation ou réflexion pour produire un système de coordonnées secondaires C2.

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Primitives descriptives (suite):

3. Points:

F: figure ou référent;

G: fond ou relatum;

V: point de vue;

X: origine du système de coordonnées; X2: origine secondaire;

A: point d’ancrage pour fixer les coordonnées étiquetées

L: repère désigné

4. Système d’ancrage:

A: point d’ancrage, par exemple G ou V; dans les systèmes utilisant des repères, A = L

« Pente »: système de points ou directions fixes, donnant des lignes parallèles dans l’environnement, dans chaque direction.

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Cadres de référence intrinsèques:

• Permettent la représentation d’une relation binaire entre figure et relatum;

• L’origine est fixée sur le relatum• Le système de coordonnées est ancré par les

propriétés intrinsèques de ce relatum.• Il peut s’agir de propriétés géométriques

(forme), de propriétés liées au mouvement, de propriétés fonctionnelles.

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G = X = AF

INTRINSEQUE

L’homme est devant la maisonXavant arrière

côté

côté

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Cadres de référence absolus

• Permettent la représentation de relations binaires entre figure et relatum

• L’origine est fixée sur le relatum

• Le système de coordonnées en ancré par des relations fixes à l’environnement, points cardinaux, direction définie par la gravité, etc.)

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G = XF

ABSOLU

L’homme est nord de la maison XS

N

E

Pente

O

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Cadres de référence relatifs• Font intervenir une relation ternaire entre un

référent, un relatum et un point de vue.• Le système primaire de coordonnées a toujours

son origine centrée sur un point de vue.• Il peut exister un système de coordonnées

secondaires avec une origine centrée sur le relatum.

• Les systèmes de coordonnées sont définis principalement sur des critères perceptifs, dans le cas du langage essentiellement visuels.

• Le point de vue peut être fixe ou mobile.

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GF

RELATIF

L’homme est à gauche de la maison

V

X

gauche

droite

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G

F

RELATIF avec système de coordonnées secondaire

V

X

gauche

droite

X2 = G

X2

avant

arrière

Français, Tamoul: La grenouille est devant

l’arbre

X2

arrière

avant

Hausa: La grenouille est derrière l’arbre

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G

F

RELATIF avec système de coordonnées secondaire

V

X

gauche

droiteX2 = G

X2

Français, Hausa: La grenouille est à droite

de l’arbre

X2

Tamoul: La grenouille est à gauche de l'arbre

droite

gauchedroite

gauche

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F

RELATIF avec système de coordonnées secondaire

V

X

gauche

droiteX2 = G

X2

Français

droite

gauche

X2

arrière

avant droite

gauche

X2

arrière

avant

droite

gauche

avant

avant

arrière

arrière

Tamoul

Hausa

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Cadre de référence Non-déictique Déictique

INTRINSEQUEL’homme est devant la maison

L’homme est devant moi

ABSOLUL’homme est au nord de la maison

L’homme est au nord par rapport à moi

RELATIFL’homme est à droite de l’arbre

L’homme est à la droite de l’arbre par rapport à moi.

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ABSOLU RELATIF INTRINSEQUE

Le ballon est à l’est de l’arbre*

L’arbre est à l’ouest du ballon

Le ballon est à droite de l’arbre*

L’arbre est à gauche du ballon

Le singe est à la droite de l’ours*

!!!L’ours est à la droite du singe

RELATIONS INVERSES

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TRANSITIVITE

ABSOLU RELATIF INTRINSEQUE

Le ballon est à l’est de l’arbreL’arbre est à l’est du drapeau

*Le ballon est à l’est du drapeau

Le ballon est à droite de l’arbreL’arbre est à droite du drapeau

*Le ballon est à droite du drapeau

Le singe est à la droite de l’oursL’ours est à la droite de la vache

*!!!Le singe est à la gauche de la vache

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Intrinsèque Absolu Relatif

Relation Binaire Binaire ternaire

Origine sur Relatum G Relatum G Point de vue V

Ancré par A sur G « pente » A sur V

Transitivité Non Oui Oui si V constant

Rel. Inv. Non Oui Oui

Constance par rotation du tout

Oui Non Non

De l’observateur Oui Oui Non

Du relatum Non Oui Oui

Résumé des propriétés des différents CR

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Contraintes cognitives• CR intrinsèque:

– suppose identification préalable des propriétés du relatum susceptibles d’ancrer système de coordonnées.

– Conflits possibles entre propriétés utilisables.– Absence de traits distinctifs de certains objets.

• CR relatif: – Difficultés liées à l’apprentissage de la distinction

gauche/droite. – Problèmes de projection du système d’axes sur une origine

secondaire.

• CR absolu:– Nécessité d’un calcul constant des directions cardinales et

utilisation d’un système de navigation à l’estime.

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Langues et cadres de référence

• Les CR utilisés dans les différentes langues naturelles pour la représentation de l’espace ressortissent tous de l’un des trois types: intrinsèque, relatif, absolu.

• Certaines langues utilisent préférentiellement un seul type de CR (absolu ou intrinsèque, relatif semble présupposer intrinsèque); certaines deux types (intrinsèque et relatif; intrinsèque et absolu); certaines les trois (français, anglais).

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Thèses de Levinson• Thèse perspectivale: Toute représentation de

relations spatiales, qu’elle soit perceptive, conceptuelle, ou linguistique, mobilise un cadre de référence absolu, intrinsèque ou relatif.

• Thèse néo-whorfienne: le type de cadre de référence qui domine dans une langue tend à être adopté à d’autres niveaux, non linguistiques de représentation spatiale chez les locuteurs de cette langue.

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Thèse perspectivale• Toute représentation spatiale, perceptive, conceptuelle

ou linguistique, fait usage d’un cadre de référence absolu, relatif ou intrinsèque.

• La principale différence entre représentations spatiales linguistiques et non-linguistiques tient à la flexibilité du langage qui, en tant qu’instrument de communication, doit permettre l’expression du point de vue d’autrui et l’expression de perspectives variées.– Langage: grande variété dans le choix des systèmes de

coordonnées et des origines et dans leurs combinaisons.– Perception: origine généralement fixée sur un centre

égocentrique; combinaison entre origine et système de coordonnées n’est pas libre mais est prédéterminée.

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Thèse néo-whorfienne• Thèse whorfienne classique (forte): la manière

dont nous percevons et concevons le monde est directement influencée voir déterminée par l’organisation sémantique et grammaticale de notre langue.

• Thèse néo-whorfienne modérée: le cadre de référence dominant dans une langue vient biaiser le choix du cadre de référence dans:

a. Divers types de représentations conceptuelles non-linguistiques;

b. Divers types de représentations perceptives.

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Le cas du Tzeltal• Études expérimentales menées sur l’influence des CR

linguistiques sur le codage des relations des relations spatiales dans des tâches spatiales non-linguistiques.

• Avec la population de la communauté indienne de Tenejapa (Chiapas, Mexique), parlant un dialecte du Tzeltal, langue Maya très répandue dans la région.

• Les CR du Tzeltal– CR intrinsèque utilisé uniquement pour le codage des

relations spatiales entre parties d’un objet ou objets strictement contigus.

– CR absolu utilisé pour le codage des relations spatiales entre objets séparés dans l’espace.

– Pas de CR relatif.

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Nord

Sud

AMONT

'ajk'ol'

AVAL

'alan'

TRAVERS

'jejch'

TRAVERS

'jejch'

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G

GD

D

Rotation à 180° du sujet

TÂCHE

Choisir même flèche que stimulus

ABSOLU RELATIF

Principe des expériences

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Tâche de rappel

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0

0 20 40 60 80 100

Tendance absolue estimée (%)

Résultats de la tâche de rappel

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Tâche de Reconnaissance

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Résultats de la tâche de reconnaissance

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Tâche d’inférence

Réponse relative Réponse absolue

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Résultats de la tâche d’inférence

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• Selon Levinson, les résultats de ces expériences montrent que le choix d’un cadre de référence pour le codage non-linguistique de l’information spatiale est influencé par le cadre de référence dominant dans la langue du sujet.

• Objection: ces résultats peuvent s’expliquer par le fait que les sujets utilisent un processus mnémonique linguistique pour accomplir ces tâches.

Interprétation des résultats

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L’argument néo-whorfien de Levinson1. Toute modalité de représentation spatiale,

perceptive, conceptuelle ou linguistique, implique un cadre de référence.

2. Il y a manifestement un transfert de l’information spatiale d’une modalité à l’autre.

3. Ce transfert intermodal d’information n’est possible qu’à l’une ou l’autre des conditions suivantes:

i. Il est possible de traduire les informations spatiales d’un cadre de référence à un autre

ii. Un seul et même cadre de référence opère dans toutes les modalités concernées.

iii. Certaines modalités sont capables d’adopter différents cadres de référence selon le contexte.

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L’argument néo-whorfien de Levinson (suite)4. Contre (3 i): les possibilités de traduction ou de

conversion de l’information spatiale d’un cadre de référence à un autre sont très limitées.

5. Contre (3 ii): Il n’est pas vrai que toutes les modalités opèrent avec le même cadre de référence.

6. Donc (de 3, 4 et 5), à un certain niveau de description, certaines modalités au moins doivent être capables d’adopter différents cadres de référence selon les besoins du contexte.

7. Certaines langues, comme le Tzeltal n’ont qu’un seul cadre de référence (absolu).

8. Ergo: Les modalités spatiales doivent être capables d’adopter le cadre de référence dominant et peut-être unique.

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Objections à l’argument de Levinson

• L'argument est valide. Si l'on refuse la conclusion on doit donc contester au moins une des prémisses.

• Il est possible de contester la prémisse (1): une représentation spatiale ne mobilise pas

nécessairement un cadre de référence. (perspectivalité)

• Il est possible de contester le présupposé de la prémisse (3) selon lequel le transfert intermodal de l’information requiert le partage ou la mise en commun d’un même cadre de référence.(traductibilitité)

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Trois conceptions des rapports entre niveaux de représentation spatiale

Niveau perceptif

Niveau conceptuel

Niveau linguistique

Thèse néo-whorfienne

+ perspectival

+ perspectival

+ perspectival

Conception rivale 1

- perspectival

+/- perspectival

+ perspectival

Conception rivale 2

+ perspectival*

+/- perspectival

+ perspectival

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Différences entre représentations linguistiques et représentations

perceptives de l'espace

1. Les représentations linguistiques de l'espace ont un grain assez grossier alors que les représentations perceptives sont analogiques et peuvent avoir un grain beaucoup plus fin. (Peacocke, 1989).

– Par exemple, dans la perception mais non dans le langage, toutes les valeurs possibles des dimensions spatiales sembles pouvoir entrer dans le contenu de la représentation.

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Différences entre représentations linguistiques et représentations

perceptives de l'espace• Les représentations spatiales conceptuelles et

linguistiques sont sélectives. Les représentations perceptives sont toujours porteuses d'information enchâssée (Dretske, 1981).

– Normalement, on ne peut pas percevoir un fait concernant un objet sans percevoir aussi de nombreux autres faits le concernant. L'information perceptive est dense. Ceci vaut aussi pour les relations spatiales. Normalement, on ne perçoit pas seulement la distance entre la chaise et le ballon; on perçoit aussi de nombreux autres faits spatiaux concernant ces objets, comme leurs relations à d'autres objets et à l'arrière-.

– En revanche, les représentations spatiales conceptuelles et linguistiques codent l’information à un niveau plus abstrait et permettent une représentation sélective de l’information.

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Différences entre représentations linguistiques et représentations

perceptives de l'espace3. On peut accéder directement à n'importe quelle

région d'une scène perçue, alors que dans le langage on ne peut accéder qu'indirectement à certaines régions.

– Par exemple, je ne perçois pas la région de mon champ perceptive qui est en haut à gauche comme le produit de deux régions ou dimensions: en haut, et à gauche.

– Il ne s'agit pas de nier qu'il y ait des dimensions privilégiées dans la perception (comme l'horizontal ou la verticale, l'axe gravitationnel). Mais ces dimensions ne jouent pas le rôle d'axes relativement auxquels les régions et les directions seraient localisées.

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Différences entre représentations linguistiques et représentations

perceptives de l'espace

4. Souvent dans la perception, l'origine d'un système de coordonnées ne peut pas être dissocié des figures qu'on cherche à localiser. Dans le langage, cette dissociation est possible.

– Par exemple, si la perception représente les choses d'un certain point de vue, le point de vue est fixé et ne peut être changé (sauf en imagination).

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Quelle est l'importance de ces différences?

• Ces quatre différences, entre représentations linguistiques et représentations perceptives de l'espace sont importantes, mais on peut soutenir qu'elle ne compromettent pourtant pas la possibilité d'une traduction ou d'une conversion entre cadres de références linguistiques et non linguistiques. Elle ne contredisent pas la thèse générale selon laquelle la perception et le langage peuvent utiliser le même type de cadre de référence.

• Tournons-nous vers d'autres différences entre perception et langage relatives aux représentations spatiales.

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Perception et cadres de référence absolus.

• Dans les Remarques Philosophiques, Wittgenstein a soutenu que l'espace visuel utilise un cadre de référence : – “We can also say visual space is an oriented space, a space in

which there is an above and below and a right and left.”

• En dépit de son usage de termes tels “above”, “below”, “right” and “left”, qui semblent faire référence à des cadres de référence relatifs, Wittgenstein soutient que le cadre de référence visuel n'est relatif à rien mais est au contraire absolu:– “And this above and below, right and left have nothing to do with

gravity or right and left hands. It would, e.g., still retain its sense even if we spent our whole lives gazing at the stars through a telescope.” (§206)

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Perception et cadres de référence absolus.

• Quel argument Wittgenstein avance-t-il en faveur de sa thèse que l'espace visuel utilise un cadre de référence absolu? Voilà ce qu'il écrit :– “Cannot we imagine a visual space in which we perceive

only spatial relations, but not absolute positions? [...] I don’t think so. In visual space there is absolute position, and so absolute motion. Think of the image of two stars in a pitch-black night, in which I can see nothing but these stars and they orbit around one another.”

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Perception et cadres de référence absolus.

• En fait, cet argument ne vaut que si nous acceptons le "langage phénoménologique de Wittgenstein, qu'il oppose au "langage physique". Si nous adoptons une conception réaliste ou située de l'espace visuel, son argument ne montre pas que l'espace visuel est absolu au sens où une position visuelle pourrait varier indépendamment de ses relations avec d'autres entités dans le même espace.

• Ce que l'argument montre c'est au mieux que l'on peut percevoir une position dans l'espace visuel indépendamment d'une représentation (perceptive) d'autres positions ou objets.

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Perception et cadres de référence absolus.

• Quand nous voyons deux étoiles qui tournent l'une autour de l'autre, elles modifient au moins leur relation par rapport à des parties de notre corps. En tant qu'observateurs situés, nous pouvons nous représenter perceptivement ces changement de position, sans nous représenter explicitement les relations spatiales aux parties de notre corps.

• Le fait que nous ayons un accès démonstratif direct aux objets et aux lieux n'implique pas que nous utilisions un cadre de référence, que nous nous représentions ces entités comme reliées à un cadre de référence.

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Perception et cadres de références intrinsèques

• Il y a certainement une différence entre voir la bouteille comme étant devant la chaise et simplement voir celle-ci comme proche de celle-là.– Toutefois, il n'est pas évident que pour expliquer cette

différence il faille recourir à la notion de cadre de référence. Dans tous les cas pertinents, on perçoit aussi des propriétés géométriques et/ou fonctionnelles, en plus des relations spatiales entre éléments de la scène.

– L'analyse perceptive d'un objet en termes de ses propriétés géométriques et/ou fonctionnelles sélectionne des faces de l'objet, qui peuvent servir de termes à d'autres relations spatiales perceptives. Il ne s'ensuit pas que les objets soient situés perceptivement relativement à un cadre de référence intrinsèque.

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Perception et cadres de référence relatifs

• Le fait que la perception soit orientée et ainsi utilise un cadre de référence relatif a le statut d'un dogme dans la phénoménologie et la philosophie anlytique récente:– “[Let us] reflect upon we might specify the spatial information

which we imagine the perception to embody. The subject hears the sound as coming from such-and-such a position, but how is the position to be specified? Presumably in egocentric terms (he hears the sound as up, or down, to the right or to the left, in front or behind). These terms specify the position of the sound in relation to the observer’s own body; and they derive their meaning in part from their complicated connections with the subject’s actions.” (Evans, 1982: 154)

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Perception et cadres de référence relatifs

• Toutefois, le fait que nous spécifions naturellement les contenus de la perception en termes égocentriques ne signifie pas que la perception emploie un cadre de référence égocentrique.

• Il n'est certainement pas nécessaire d'utiliser un cadre de référence relatif pour distinguer des direction dans le champ perceptif, comme la direction droite/gauche par opposition à la direction gauche/droite. Dans tout contexte perceptif, la distinction pertinente peut toujours être faite en termes démonstratifs: "la direction qui va d'ici à là" par opposition à ""la direction qui va de là à ici".

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Perception et cadres de référence relatifs

• Un des grands mérites de Levinson est d'avoir montré que “Kant was wrong to think that the structure of spatial regions framed on the human frame, and in particular the distinctions based on left and right, are in some sense essential human intuitions” (1994: 9).

• “Vers la gauche/droite" n'appartiennent pas à la perception; ce sont des concepts indexicaux ou des proto-concepts qui constituent le contenu d'images mentales et permettent la reconnaissance d'énantiomorphes (comme les mains).

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Contre l'argument de la perspectivalité (prémisse 1)

1. La distinction entre référent et relatum n'est pas toujours significative au niveau de la perception.

2. La critique que fait Levinson de l'essentialité des cadres de référence relatifs est juste, mais il néglige la possibilité que la perception soit non-perspectivale, au sens où il n'est fait pas intervenir de cadre de référence, relatif ou non.

3. Les objets distingués (référent et relatum) peuvent être choisis librement dans la scène visuelle et leur mode de relation (absolu, intrinsèque ou relatif) déterminé au niveau de la représentation conceptuelle et/ou linguistique.

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L'argument de la traductibilité

• Selon Levinson, le transfert intermodal d'information spatiale suppose le partage ou la mise en commun d’un même cadre de référence.

• Est-ce vraiment le cas?• Bien sûr, il y a certaines contraintes a priori

sur la traduction d'un cadre de référence dans un autre.

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Relations de convertibilité entre cadres de référence

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Contre l'argument de la traductibilité (I)

1. Les contraintes sur la traductibilité autorisent des conversions entre représentations convenablement enchâssées.

– Par exemple, une représentation utilisant un cadre de référence intrinsèque ou relatif pourrait encoder les directions cardinales de manière telle que la traduction soit possible dans une représentation utilisant un cadre de référence absolu.

– Ou encore, une représentation utilisant un cadre de référence absolu ou intrinsèque peut comprendre assez d'information sur l'observateur et sa situation dans la scène pour permettre la traduction dans une représentation utilisant un cadre de référence relatif.

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Contre l'argument de la traductibilité (II)

2. La transition d'une représentation à une autre peut être sensible, non seulement à de l'information explicitement enchâssée, mais aussi à de l'information implicitement enchâssée.

– Par exemple, comme on l'a vu dans la discussion de Wittgenstein, les représentations perceptives des positions peuvent exploiter des relations spatiales à soi-même sans les représenter explicitement.

– Sans doute toute perception est-elle au moins implicitement égocentrique en ce sens qu'elle représente seulement des objets, régions et directions locaux, mais il n'est pas nécessaire qu'elle les représente comme locaux.

– En conséquence, il peut y avoir des transitions fiables entre représentations même si elles sont intraduisibles au niveau de leur contenu explicite.

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Conclusion

1. La thèse de perspectivalité, selon laquelle la notion de localisation est inextricablement liée à celle de cadres de référence, est fausse si elle signifie que l'on se représente toujours un lieu relativement à un cadre de référence. La perception, par exemple, est non-perspectivale.

2. Da manière générale, il n'y a pas d'argument direct qui de l'existence de contraintes de traduction permette de conclure au néo-whorfianisme.

3. Le modèle de transfert intermodal ne devrait pas être la notion de traduction mais celle de transitions situées dont la fiabilité est garantie au moins en partie par des relations spatiales non-représentées.