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Jean ANGLÈS D’AURIAC [1902-1954] Normalien, Agrégé de philosophie Docteur ès Lettres, professeur à la Faculté des Lettres de Rennes (1954) ESSAI DE PHILOSOPHIE GÉNÉRALE Tome II Enquête sur le meilleur régime de l’esprit LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

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ESSAI DE PHILOSOPHIE GÉNÉRALE

Jean ANGLÈS D’AURIAC[1902-1954]

Normalien, Agrégé de philosophieDocteur ès Lettres, professeur à la Faculté des Lettres de Rennes

(1954)

ESSAI DE PHILOSOPHIE GÉNÉRALE

Tome II

Enquête sur le meilleur régimede l’esprit

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

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Fondateur et Président-directeur général,

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Un document produit en version numérique avec le concours de Thierry Anglès d’Auriac, bénévole, fils de l’auteur

Courriel: ANGLÈS d’AURIAC Thierry : [email protected]

Page web dans Les Classiques des sciences sociales.

à partir du texte de :

Jean ANGLÈS D’AURIAC

ESSAI DE PHILOSOPHIE GÉNÉRALE

Tome II. Enquête sur le meilleur régime de l’esprit.

Paris : Les Presses universitaires de France, 1954, 228 pp. Collection : “Bibliothèque de philosophie contemporaine — Morale et valeurs”, section dirigée par René Le Senne.

Le fils de l’auteur, Thierry Anglès d’Auriac, nous a accordé conjointement avec son éditeur, Les Éditions Page deux, le 19 mai 2019 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.

Courriel : Thierry ANGLES d’AURIAC : [email protected]

Police de caractères utilisés :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.

Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 14 juin 2019 à Chicoutimi, Québec.

Jean ANGLÈS D’AURIAC[1902-1954]

Normalien, Agrégé de philosophieDocteur ès Lettres, professeur à la Faculté des Lettres de Rennes

ESSAI DE PHILOSOPHIE GÉNÉRALE

Tome II. Enquête sur le meilleur régime de l’esprit.

Paris : Les Presses universitaires de France, 1954, 228 pp. Collection : “Bibliothèque de philosophie contemporaine — Morale et valeurs”, section dirigée par René Le Senne.

Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets [] correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine numérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier numérisée.

DU MÊME AUTEUR

Essai de Philosophie générale, tome I : La Recherche de la Vérité. Sa genèse idéale et son fondement, 1 vol. in-8° de la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine », Paris, P. U. F., 1954.

BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

FONDÉE PAR FÉLIX ALCAN

ESSAI DE PHILOSOPHIE GÉNÉRALE

TOME II

EN QUÊTE DU MEILLEURRÉGIME DE L'ESPRIT

Jean ANGLÈS DAURIAC

Docteur ès 1ettresProfesseur à la Faculté des Lettres de Rennes

PRESSES UNIVERSITAIRESDE France

1954

DÉPÔT LÉGAL

1re édition .. .. .. 2e trimestre 1954

TOUS DROITS

de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays

COPYRIGHT

by Presses Universitaires de France, 1954.

À la haute mémoirede MM. BRÉHIER et LAPORTEavec ma reconnaissance

[227]

ESSAI DE PHILOSOPHIE GÉNÉRALE

Tome II. Enquête sur le meilleur régime de l’esprit.

Table des matières

Introduction. — Détermination de l’objet de mon ouvrage [1]

PREMIÈRE PARTIEL’ESSENCE FAIT D’OPINION [9]

Chapitre I.Étude des opinables [11]

Chapitre II.L’essence fait d’opinion. Définition approchée [26]

Chapitre III.L’essence fait d’opinion. Définition adéquate [34]

DEUXIÈME PARTIELA MATIÈRE DE L’ŒUVRE DE LA « BONA MENS » [45]

Chapitre I.Méthode de mon étude [47]

Chapitre II.Dénombrement des réactions d’opinion [53]

Chapitre III.Passage des réactions aux faits d’opinion [67]

Chapitre IV.La causalité personnelle et les faits d’opinion [71]

Chapitre V.Fin de l’étude précédente. Extension de ses résultats à la foi [79]

TROISIÈME PARTIEL’OBJET FORMEL DE L’ŒUVRE DE LA « BONA MENS »SA BONTÉ FORMELLE [89]

Chapitre I.Plan de mon étude [91]

Chapitre II.Les deux facteurs immédiats de la bonté des faits d’opinion [96]

Chapitre III.La valeur formelle des faits d’opinion [101]

Chapitre IV.La loi de la connaissance. Nature de l’état de connaissance [105]

Chapitre V.Que tout opinable est vrai ou faux [116]

Chapitre VI.Démonstration de la loi de la connaissance [122]

Chapitre VII.Que la certitude est le propre de la croyance légitime [131]

[228]

Chapitre VIII.La légitimité du doute, réduit à lui-même [137]

Chapitre IX.La légitimité du doute, rattaché à ses causes [141]

Chapitre X.Étude de l’opinion et des tendances à croire ou douter [147]

Quatrième partie

L’objet formel de l’œuvre de la « bona mens »sa bonté finale [153]

Chapitre I.Plan de ma recherche [155]

Chapitre II.Étude abstraite du poids des faits d’opinion [158]

Chapitre III.La densité des faits d’opinion [161]

Chapitre IV.Le volume des faits d’opinion, le sérieux des opinables [167]

Chapitre V.Le signe de la valeur matérielle des faits d’opinion [171]

Chapitre VI.L’union des deux valeurs des faits d’opinion [174]

Chapitre VII.Le poids du terme de mon Œuvre [179]

Chapitre VIII.Les qualités de surcroît souhaitables pour ce terme [182]

CINQUIÈME PARTIE

LE FONDS PHYSIQUE ESSENTIELDE L’ŒUVRE DE LA « BONA MENS » [187]

Chapitre I.Ce qu’exigent en général dans mon Œuvre les croyances conscientes [189]

Chapitre II.Exigences propres aux croyances conscientes dérivées [195]

Chapitre III.Comment agir à l’égard de mes croyances inconscientes et opinions [206]

Chapitre IV.Comment rendre féconde ma recherche. Résultats d’ensemble de mon ouvrage [212]

Index des termes [223]

[1]

ESSAI DE PHILOSOPHIE GÉNÉRALE

Tome II. Enquête sur le meilleur régime de l’esprit.

INTRODUCTION

DÉTERMINATION DE L’OBJETDE MON OUVRAGE

Qu’il consiste à acquérir une idée adéquatedu fonds physique essentiel de l’Œuvre de la « Bona Mens »Que, pour l’atteindre, je dois d’abord me faire une idée adéquatede l’essence fait d’opinion

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Dans le précédent discours [footnoteRef:1], j’ai formé, discuté, adopté le projet d’une Œuvre, dite Œuvre de la « Bona Mens ». Cette Œuvre consiste à aménager parfaitement en moi tous les faits d opinion, existants ou possibles, qui seront à la portée de ma causalité personnelle. Je dois m’y adonner d’une façon systématique, comme à un devoir d’état, sans d’autres limitations que celles qui naîtront d’obligations supérieures ou d’obstacles insurmontables. Je désigne par faits d’opinion, on s’en souvient, certains modes de la vie de l’esprit satisfaisant à une condition complexe, que j’ai commencé à élucider : la croyance, affirmative ou négative, et le doute sont les principaux. Si j’ai adopté le projet de la Bona Mens, c’est parce que j’ai reconnu que, conforme au vœu le plus profond de ma nature, prise avec toutes ses particularités d’aptitudes et de tendances, il l’est aussi — et d’abord, ontologiquement parlant — au service du Bien. L’Œuvre de la Bona Mens, en effet, est avant tout pour moi la pourvoyeuse de ce bien, indispensable et par certains côtés souverain, qui consiste dans l’acquisition personnelle de croyances vraies. D’où le titre que j’ai donné à mon discours, non a priori, d’après le problème que j’y posais, mais à son issue, au vu de sa conséquence d’action la plus importante : La recherche de la vérité, Sa genèse idéale et son fondement. [1: Voir La Recherche de la Vérité. Sa genèse idéale et son fondement (P.U.F., 1954).]

Je commence donc ici l’œuvre de la « Bona Mens », préparée [2] seulement par les démarches du discours, quelle que doive être leur parenté avec celles qui vont suivre.

Je vois clairement que ma première tâche est d’améliorer mon idée de la Bona Mens. Sans doute ai-je déterminé l’essence de celle-ci avec assez de précision pour connaître la bonté finale de l’Œuvre, rapportée à moi-même, son auteur. Cependant mon idée et les conséquences que j’en ai tirées restent affectées de plusieurs défauts, dont j’ai bien conscience.

Pour les dénombrer, je rappelle d’abord que 1’Œuvre n’est, en principe — si les apparences de la vie sociale, définies dès mon avant-propos, sont vraies, ce principe aura force de loi — qu’une participation à une tâche collective et que je dois la proposer à la connaissance et à la critique de lecteurs, dont la vocation serait aussi le service des faits d’opinion.

Cela dit, mon idée ne me satisfait pas pour diverses raisons, qu’il m’est facile d’ordonner d’après leur gravité croissante.

D’abord elle ne me montre pas l’objet des croyances que je dois faire naître en moi : je ne découvre pas, en elle ou par elle, la nature des déterminations que ces croyances concernent, des questions auxquelles elles répondent. Mais ce mal n’est que mineur. En effet, je ne vois pas encore — lacune beaucoup plus grave — la place précise que l’aménagement de la croyance tient dans l’Œuvre ; n’ayant pas déterminé toute la matière de celle-ci, je n’ai pu envisager de façon méthodique l’action que j’aurai à y mener. Enfin l’indistinction partielle de mon idée ne m’a pas même permis d’établir que la croyance et le doute sont bien des faits d’opinion. Le percevant personnellement, j’ai pris la chose pour accordée en vue de me décider sans attendre à 1’égard de l’Œuvre. Mais je ne l’ai pas démontré. Or mes lecteurs ont droit à cette démonstration. En effet ce n’est pas par hypothèse mais en vertu seulement d’une propriété nécessaire que mon Œuvre s’applique à ces états : l'essence d’objet pensé qui lui confère son individualité logique ne la rapporte pas à eux. De sorte que mes lecteurs ne connaissent encore ni l’origine véritable ni la portée de l’Œuvre.

Pour accomplir celle-ci, je dois d’abord remédier aux trois défauts que je viens de dire, m’attaquant à eux dans 1’ordre inverse de mon exposé puisque la recherche va du conditionné à la condition, si l’action procède en sens inverse. Je vais donc m’efforcer de déterminer rigoureusement tout l’objectif de l’œuvre de la Bona Mens, avant de tracer le plan des recherches que, je le sais déjà, elle comprend nécessairement. J’établirai, ce faisant, que l’aménagement parfait de la croyance en moi [3] fait partie de l’Œuvre. On voit que les premières démarches de celle-ci, sans qu’il y ait en cela de cercle, sont consacrées à l’examen des conditions de son développement et de son accomplissement.

Délimitons bien la tâche que je m’assigne dans le présent travail.

Reprenant les termes définis dans l’ouvrage précédent, que je désignerai désormais brièvement par les deux premiers mots de son titre La Recherche, je dirai que j’ai acquis une idée actuellement distincte ad extra de l’objet formel de mon Œuvre et que cela a suffi à me montrer la bonté finale de cette dernière mais qu’il me faut maintenant une idée adéquate, c’est-à-dire entièrement distincte ad intus, de son essence d’objet pensé. Je rappelle que l’objet formel de mon Œuvre est l’état de choses auquel elle s’ordonne exactement, comme à la condition nécessaire et suffisante de son être essentiel, qu’une idée est distincte ad extra lorsqu’elle permet de mettre son objet à part de tout ce qui n’est pas lui et distincte ad intus dans la mesure où elle en fait discerner les composantes, c’est-à-dire les traits qui, par leur présence effective en lui, contribuent à le faire, aux yeux de l’esprit, ce qu’il est. Cela étant, j’ai défini l’Œuvre, la distinguant actuellement de tous les objets de pensée voisins avec lesquels on pourrait la confondre, me donnant ainsi le droit de parler d’elle, de lui attribuer définitivement certaines propriétés. J’ai pu prendre la décision raisonnée d’y travailler de toutes mes forces. Mais il me manque un discernement parfait des ingrédients dont elle se compose, dans l’idée même qui la définit pour moi. Et pour n’avoir pas conçu l’Œuvre d’eux-mêmes, démunis sans doute du sentiment d’ensemble que j’en ai, mes lecteurs sont dans une situation encore moins favorable. Il me faut donc acquérir, toujours à l’aide d’un usage de mots ou d’une diction qui la communique, une idée adéquate du fonds physique essentiel de l’Œuvre. Expliquons en quoi consiste ce dernier.

Le fonds physique d’une chose, comme le dit l’expression même, est ce qui, par soi et premièrement, lui permet de jouir de l’existence physique, au cas où elle en jouit effectivement, ou le lui permettrait dans le contraire, éventuellement ou par impossible, selon qu’elle est apte ou non à la recevoir. Tout objet pensé a un fonds physique, réel ou imaginaire, s’il se distingue du moins d’une part de ce qu’on nomme « rien » ou « le néant », et de l’autre de l’existence physique. En effet, les premiers objets se définissent précisément par l’absence de fonds physique, pensée elle-même de deux façons différentes. Dans le premier cas, on oppose [4] cette absence à une présence, elle-même plus ou moins déterminée, de telle sorte que ce qui est « rien » à un point de vue peut être « quelque chose » à un autre. Par exemple, je dirai qu’il n’y a rien dans ma boîte aux lettres, pensant aux lettres que j’aurais pu y trouver mais reconnaîtrai qu’elle est remplie d’air. De telle sorte qu’il faut distinguer ce qu’on pourrait appeler les « riens concrets », qui ne sont rien qu’en fait de choses déterminées, et un « rien général » ou total, qui l’est absolument. Quant au néant, il est ce rien total, devenu un repoussoir par rapport auquel on pense toutes les déterminations existantes, comme si chacune remplissait de sa teneur la vacuité parfaite du premier. Je n ai pas à juger présentement la valeur de ces notions. Ce qui m’intéresse seulement est que rien, pris comme tel, et le néant n’ont évidemment pas de fonds physique. Les explications précédentes montrent que leur notion implique l’absence d’un tel fonds. Il en est de même de l’existence. En effet, elle est ce que donne le fonds physique, effectivement ou seulement dans les idées de l’homme, selon qu’il est effectif ou simplement conçu. Elle se trouve donc nécessairement dépourvue d’un tel fonds qui ne peut appartenir qu’à une essence. Mais toute essence, quelle qu’elle soit, a un fonds physique. En effet, elle ne se distingue du néant que parce qu’elle s’accroche, d’une façon ou d’une autre, par elle-même ou par ses éléments, a l’existence physique. Le cercle carré n’a pas moins de fonds physique que l’Être nécessaire. Ce fonds est celui des cercles réels : une détermination sensible quelconque à forme circulaire, détermination qui est seulement rendue imaginaire à cause de l’exigence de 1’égalité de sa surface avec celle d’un carré. La seule différence, dis-je, entre le cercle carré et l’Être nécessaire quant à leur fonds physique est dans la relation de ce fonds à l’existence physique effective, relation qui est, là, séparation et, ici, réunion nécessaire. Pour être pensables cependant, les deux déterminations doivent se définir par rapport à une teneur que l’existence physique pose ou poserait en soi. On n’a pas oublié ce que j’entends par détermination. C’est ce que le langage courant exprime par les mots de chose ou d’objet, pris dans leur sens le plus général. J’ai longuement exposé au début de La Recherche les raisons qui me portent à le substituer à eux pour s’acquitter de l’indispensable fonction d’une désignation universelle, entièrement indifférente à ses désignés.

Revenons à l’Œuvre de la Bona Mens. Je vois bien que son essence d’objet pensé ne peut déterminer entièrement à mes yeux son fonds physique. En effet, elle ne me conduit dans celui-ci [5] qu’aux traits qu’elle exige directement, dont elle est responsable comme telle, me laissant ignorer ceux qui leur sont liés en fait, en vertu de ce que Spinoza appelait « l’ordre de la nature entière ». Les notes qui la constituent ne répètent à mes yeux aucun donné individuel d’abord perçu : elles sont générales et je les particularise seulement en me les rattachant. Les traits qu’elle exige par elle-même sont donc pareillement généraux et je ne peux pas plus les connaître que l’identité d’une personne dont l’essence d’objet pensé est seulement que je la rencontrerai lors de circonstances encore inconnues de moi dans leur matérialité.

Cela étant, j’appelle fonds physique essentiel de mon Œuvre l’ensemble des traits du fonds physique de celle-ci qui sont immédiatement exigés pour moi par l’essence d’objet pensé de l’Œuvre et cet ensemble seul. On voit que j’oppose ici l’essentiel à l’accidentel et m’intéresse à l’essence-fond non à l’essence-tout (pour user des expressions définies dans La Recherche). On se rappelle que l’essence-tout d’une détermination coïncide exactement avec la teneur de celle-ci, alors que son essence-fond se réduit aux éléments indispensables pour que la détermination reste elle-même, une fois son identité logique définie. Éclairons ma définition par un exemple.

Soit la détermination définie par l’énoncé : « La troisième personne que j’ai rencontrée hier après-midi. » Supposons d’abord, pour plus de simplicité, que j’aie effectivement rencontré cette personne. L’essence d’objet pensé de la détermination s’obtient en donnant leur sens à tous les mots de l’énoncé. Son fonds physique est tout ce que la personne était en fait, compte non tenu des propriétés qu’elle avait seulement. Son fonds physique essentiel se réduit à ce qu’il était nécessaire a priori qu’elle fût, en vertu de sa seule essence d’objet pensé. La forme du corps, la couleur des cheveux, le sexe ne font pas partie de ce fonds physique essentiel, alors que le fonds physique concret les comporte. En effet, ce qui en décida ne fut pas l’essence d’objet pensé de la détermination qui se serait accommodée d’une autre forme, d’une autre couleur, d’un autre sexe mais des causes physiques sur lesquelles mon idée n’avait aucune juridiction. En revanche, l’essence exigeait que je rencontre un être intelligent et non un animal. Si maintenant je n’avais rencontré hier après-midi que deux personnes, la troisième, qui est définie par mon énoncé, n’en aurait pas moins eu un fonds physique imaginaire, constitué par tout ce qu’elle aurait été si, par impossible, elle avait existé. Et dans ce fonds imaginaire une part essentielle aurait encore été délimitée par les seules exigences de ma définition.

[5]

On doit comprendre maintenant que le fonds physique essentiel de mon Œuvre est ce qui, dans le fonds physique concret de celle-ci, dont je ne peux prévoir la teneur ni la durée, est directement exigé par les notes la constituant comme individu logique. Le lien qui le rattache à ces notes garantit ma capacité de le connaître. Je dis que, pour réaliser l’Œuvre, je dois en acquérir une idée adéquate.

La condition est nécessaire. En effet, pour faire exister effectivement ce fonds, entouré du contexte qui doit être le sien sans que je puisse encore le savoir, je n’ai pas d’autre moyen que d’agir personnellement d’après l’idée que je m’en ferai. Si je veux le réaliser non pas seulement par un heureux hasard ou en partie, mais à coup sûr et intégralement, il me faut donc me le représenter tel qu’il est, sans aucune omission. La condition est aussi suffisante. En effet, lorsque j’aurai de lui cette idée parfaite, plus rien ne sera requis, en fait de pensée du moins, pour que je lui donne l’être physique : je n’aurai qu’à agir d’après l’idée, non sans doute en copiant un modèle puisque je n’aurai pas la vision de la teneur du possible à faire exister, mais en obéissant à une règle qui me conduira à réaliser cette teneur.

Ainsi la tâche que j’ai à remplir est bien définie. Il me faut acquérir et communiquer à mes lecteurs, qui doivent devenir mes associés, une idée adéquate du fonds physique essentiel de mon Œuvre. Pour y parvenir, je ne peux que partir de l’essence d’objet pensé définissant pour moi celle-ci. Rappelons donc où les recherches de l’ouvrage précédent m’ont déjà conduit à cet égard et déterminons quelles sont les connaissances qui me font encore défaut.

Ma conception de l’objet formel de mon Œuvre, envisagé abstraitement, est suffisamment claire ; j’ai pu la définir à nouveau plus haut en quelques lignes. Parmi les notes qui me permettent de lui donner un contenu concret, il en est aussi plusieurs que je pense avoir assez élucidées. Ce sont celles de dépendance à l’égard de moi-même, d’aménagement, de bonté plus ou moins grande et de possibilité. J’en ai acquis une idée distincte ad extra dans la IIIe partie de La Recherche, à partir du chapitre II.

Je sais que le premier trait met en jeu ma causalité personnelle, c’est-à-dire le pouvoir que j’ai d’agir, egodem, en tant que je suis muni de ma nature mais lui échappe et l’utilise. On se souvient que j’ai distingué dans moi-même un principe égoïfiant qu’il m’est impossible de mettre en rien hors de moi-même, que j’ai appelé moi pur, egodem, et des éléments égoïfiés, dits « moi d’imprégnation », qui sont hors du moi pur en moi, du seul fait [7] qu’ils se rattachent à ma nature, celle-ci n’étant pas considérée seulement comme étendue mais déjà comme pensante. Cela étant, j’ai expliqué que le moi qui est en cause dans l’objet formel de mon Œuvre est le moi véritable ou strict, la partie pure du moi concret, cette partie pure étant cependant considérée en tant qu’unie à sa nature, elle est capable d’en utiliser toutes les puissances.

J’ai précisé aussi ma notion d’aménagement et averti de la généralisation par laquelle j’y introduis l’idée du don ou du refus de l’existence physique, alors qu’elle concerne principalement, pour le sens commun, les seules modalités de cette existence.

Quant à la bonté et à ses degrés, je les ai définis assez distinctement. La première comme un appel, idéal et tout objectif, de l’existence physique par l’essence pure, les seconds par les variations de la perfection qui est, dans les choses bonnes, le fondement de cet appel. J’ai montré, notamment, la différence séparant ce dernier de l’action par laquelle la perfection suscite dans l’homme la tendance qui est à la fois le fondement physique et l’objet immédiat de l’obligation. L’homme n’est obligé que parce qu’un certain mouvement de sa nature le porte à aimer et servir un objet, au sens le plus général du mot — j’ai montré dans La Recherche que cet objet met toujours en jeu des sujets —qu’il répute être bons. Et son seul devoir inconditionnel est de s’associer personnellement à ce mouvement. Cela étant, la bonté et l’obligation sont deux effets de la perfection. Et ces effets se ressemblent en ce qu’ils « veulent » pour elle quelque chose, et un avantage. Mais la nature du « vouloir » est très différente d’un cas à l’autre. Va-t-il jusqu’à l’obligation ? Il s’adresse à des êtres déterminés, de qui il exige une conduite effective dont je viens de dire le principe. S’agit-il seulement de la bonté ? Le « vouloir » ne demande rien à personne, reliant l’existence physique à l’essence par une affinité absolue, que l’on ne considère pas encore comme une règle d’action pour une causalité quelconque bien qu’elle les régisse idéalement toutes et qu’on ne puisse en douter dès qu’on y pense.

Après la bonté, j’ai longuement étudié la possibilité, distinguant possibilité pure et praticabilité. La première est seulement la capacité pour une essence de posséder l’existence physique, supposée conjointe à elle par une causalité dont on ne se préoccupe pas. Si l’on veut, elle est l’ouverture de principe à l’existence physique. La seconde au contraire est la capacité de recevoir en fait cette existence. Elle caractérise l’essence rapportée à des agents déterminés, que l’on chargerait de la faire exister physiquement, [8] et elle renseigne sur le niveau de leur causalité beaucoup plus que sur l’essence elle-même. J’ai précisé que l’aménagement parfait réclamé par mon Œuvre est un possible, que je dois moi-même rendre praticable.

Donc, à la suite des analyses conduites dans la IIIe partie de La Recherche, les quatre idées que je viens d’énumérer sont maintenant bien à ma disposition. En revanche, je n’ai pas encore une notion assez distincte des déterminations auxquelles je les applique, déterminations constituant ce que j’ai appelé la matière de mon Œuvre, compte tenu de leur rôle dans cette dernière.

Mon Œuvre, je l’ai dit, opère sur des faits d’opinion. Je n’ai pas encore rendu adéquate l’idée que je me fais de ceux-ci. Je me suis borné à affirmer que la croyance et le doute constituent la part la plus importante de leur fonds physique. Or c’est par une déduction, avouée mais non publiée, que j’étais parvenu à connaître cette part. Pour ranger la croyance et le doute parmi les faits d’opinion, je suis parti de la notion, d’abord présente à mon esprit, de l’essence fait d’opinion (on se souvient que j’appelle de ce nom la qualité qui constitue l’essence des faits d’opinion, pris comme tels). En définissant la famille des faits d’opinion par rapport à la croyance et au doute je n’ai pas commis de cercle vicieux, ayant reconnu et averti que je m’appuyais sur des traits déjà dérivés, ni de pétition de principe, puisque je n’ai rien avancé qui fît question. Mais j’ai introduit un postulat, laissant sans preuves mon affirmation de l’appartenance de la croyance et du doute à la famille des faits d’opinion.

C’est cette affirmation qu’il me faut maintenant justifier. Non que j’aie à revenir sur le passé. En effet, dans sa discussion et son adoption, j’ai rattaché explicitement le projet de la Bona Mens à la croyance et au doute. Ma décision est pleinement justifiée par la seule considération de ces états. Mais, pour déterminer l’étendue de mon projet devenu dessein et en faire partager à mes lecteurs l’exacte idée, je dois évidemment acquérir et communiquer aux premiers une vue adéquate de l’essence fait d’opinion qui, virtuellement et a priori, en délimite pour moi le contenu.

Et il ne semble pas que j’aie à satisfaire à d’autres exigences. En effet, les autres notions qu’enveloppe l’idée de mon Œuvre sont, je l’ai dit, bien au point. Rien ne m’empêchera donc, une fois que je saurai la teneur exacte de l’essence fait d’opinion, de rechercher ce qu’est le fonds physique de l’Œuvre par une analyse remontant du conditionné à la condition. Attaquons sur-le-champ l’obstacle qui, alors que j’aie à connaître des choses, me retient encore dans mes idées.

[9]

ESSAI DE PHILOSOPHIE GÉNÉRALE

Tome II. Enquête sur le meilleur régime de l’esprit.

Première partie

ACQUISITIOND’UNE IDÉE ADÉQUATEDE L’ESSENCE FAIT D’OPINION

Retour à la table des matières

[10]

[11]

ESSAI DE PHILOSOPHIE GÉNÉRALE

Tome II. Enquête sur le meilleur régime de l’esprit.

Première partie

Chapitre I

Étude des opinables,objets auxquels se rapportentles faits d’opinion

Leur effet d’asséroagitabilitéLeur expression par les propositions indicatives et infinitivesLeur structure de rapports concretsprétendant se soumettre des termes dont ils sont issus

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J’ai défini dans La Recherche l’essence fait d’opinion par rapport à la croyance et au doute comme la propriété logique la plus étendue de ces états, que j’ai nommée leur plus grand commun diviseur logique. Je peux partir de cette définition indirecte pour découvrir la teneur absolue de l’essence : des liens me conduisent de la seconde à la première ; il me suffira d’en prendre conscience en les inversant. Cette méthode s’impose même à moi. N’ayant pu maîtriser directement mon idée de l’essence, il me reste à m’appuyer sur ce que j’en tire incontestablement pour l’atteindre en elle-même. Nul cercle vicieux en cela. En effet, il s’agira pour moi d’un travail psychologique et non pas logique, d’une découverte guidée, non d’une démonstration. Je ne commencerai de démonstration proprement dite qu’une fois mon idée de l’essence fait d’opinion maîtrisée, dans la déduction qui établira, en sens inverse, la qualité de fait d’opinion de la croyance et du doute, et, plus précisément, inclura dans la famille ou exclura de la famille chacun des divers modes de la vie psychique dont on peut se demander sans absurdité s’ils en font ou non partie.

Quelle est donc la propriété la plus riche, commune à la croyance et au doute, qui associe les deux états dans la famille des faits d’opinion ?

J’ai montré d’abord qu’en commun elles se rapportent à des objets d’un certain genre caractérisés par leur structure : ils n’exigent rien touchant leur matière prise comme telle, puisqu’ils [12] se rapportent indifféremment à l’existant, au possible, au simple concevable. Leur structure étant celle des déterminations que l’on nomme couramment Vérités, je les ai désignées par l’expression « objets à structure de Vérités ». Ce faisant, je commençais à déterminer leur fonds physique, sans en donner encore une idée adéquate. Mais l’expression n’est pas assez maniable. Ayant à m’occuper d’eux systématiquement, j’ai besoin d’un meilleur outil verbal. Il sera bon que cet outil ne dise rien de leur fonds physique, pour laisser à mon étude toute liberté, et surtout qu’il les désigne par leur essence d’objet pensé, afin de bien rappeler leur individualité logique. Or je pense les faits d’opinion avant leur objet : la représentation des premiers détermine pour moi les seconds, bien qu’ils en soient, dans la réalité, la condition. Cela étant, il me semble que le mot opinable qualificatif que j’emploierai substantivement, est, par sa vérité et sa maniabilité, le désignatif qui convient le mieux aux objets à structure de Vérités. Cherchons donc le fonds physique essentiel des opinables.

Je partirai pour cela de traits mettant en cause la vie psychique et le langage, que je vois clairement être leur « propre ». Tous et seuls, les opinables peuvent être affirmés, niés, mis en question. Tous et seuls, ils sont exprimables, pris concrètement, par des propositions à l’indicatif, outils de l’assertion qu’ils demandent, et, leur essence une fois dépouillée de sa prétention à l’existence physique, par la proposition infinitive des Latins qui présente, sans en décider, la seule éventualité d’une Vérité.

Le premier point est facile à saisir, si l’on se rappelle ce qu’est l’assertion et si l’on comprend bien ce que j’entends par mise en question. L’assertion est la forme décisoire commune de l’affirmation et de la négation ou, si l’on préfère, l’affirmation prise comme une pure forme. De même en effet que l’incroyance porte immédiatement en elle une croyance (je m’exprime dans le langage courant) et parce qu’il en est ainsi, la négation est grosse d’une affirmation. Établissons d’abord ce point, pour former une idée adéquate de l’assertion.

J’affirme donc qu’en écartant un opinable, on ne se borne pas à le défaire en esprit, mais que l’on compose et avance son opposé. Et je prouve cette Vérité en faisant remarquer que l’écart de la négation tire de ce double mouvement sa force et d’abord sa signification. Il ne vise pas, en effet, à chasser de l’esprit une pensée, qu’il présente au contraire. Il ne prétend non plus exercer aucune action effective dans le monde des Vérités car l’esprit n’attribue jamais, face à ce monde, qu’une valeur de constat à ses négations comme à ses affirmations. On ne nie pas un opinable [13] pour le rendre faux pas plus qu’on ne l’affirme pour le rendre vrai. On le traite seulement, en le niant, comme s’il était faux, en l’affirmant, comme s’il était vrai. Donc, la négation tient sa réalité psychologique du fait que l’on construit en esprit une certaine situation en en détruisant une autre. Il en résulte qu’elle est nécessairement affirmation en même temps que négation.

Mesurons maintenant la distance essentielle qui sépare assertion et croyance. Pour cela, je note qu’on peut parler contre sa pensée. La chose n’est pas toujours répréhensible. En effet, le raisonnement par l’absurde, qui a sa bonté et parfois sa nécessité, l’exige. J’observe de plus que l’intention de l’affirmation et de la négation, prises comme telles, n’est pas d’exprimer des dispositions intérieures. Ces opérations en demandent, ce qui est fort différent. Affirmer est demander en principe la croyance. En principe seulement, car l’être qui affirme, si du moins il y réfléchit suffisamment, est prêt à admettre que celui ou ceux à qui il s’adresse ne se contentent pas, pour croire, de sa parole, mais veulent des preuves. C’est interdire l’incroyance, au sens courant du terme, cette fois sans réserve car elle constituerait une erreur. Or, si aux yeux de l’être qui voudrait régir les faits d’opinion d’autrui, l’ignorance et le doute sont tolérables, l’erreur ne l’est plus. Elle est jugée comme une faute, répréhensible, et non comme un simple manque, regrettable. Donc l’affirmation d’un objet condamne sans réserve l’incroyance relative à cet objet. De son côté, pour les mêmes raisons, la négation demande en principe l’incroyance et écarte radicalement la croyance en face de son objet. Ainsi l’intention constitutive de l’assertion, nécessaire et suffisante à son être, est d’obtenir chez la personne ou les personnes auxquelles on s’adresse en affirmant ou niant certaines dispositions intérieures : ce n’est pas du tout d’exprimer des états qui seraient présents chez son émetteur. L’assertion ne se définit donc pas par rapport au jugement de l’être qui la porte.

Il n’en reste pas moins que, prise à son stade le plus humble et le moins volontaire, à sa naissance idéale dans l’ordre des essences, elle n’est que le jugement lui-même d'assentiment ou de contresentiment (j’use des termes définis dans La Recherche), exercé dans de certaines conditions, à savoir : ouvertement, d’une façon telle que ses outils, devenus signes efficaces, en permettent la répétition.

Classons en effet les actes concernant les opinables dans un ordre de perfection, ordre purement essentiel, qui n’a rien de chronologique ni de causal. Je constate qu’avant d’affirmer ou [14] de nier explicitement, en vue d’agir sur les faits d’opinion d’un auditeur, on affirme et on nie déjà pratiquement, fût-ce sans le vouloir ni le savoir, pourvu seulement qu’on juge de la manière définie plus haut. En effet, je l’ai longuement établi dans la deuxième partie de La Recherche, la réception intelligente des outils-signes d’un acte psychique quelconque oblige à accomplir cet acte, le récepteur, pour lire le signe, devant manier l’outil et, par ce maniement, exécuter l’acte. Peu importe d’ailleurs que la cause du signe veuille, sache, ou même soit capable de prévoir le résultat de son action. Il résulte de ces Vérités que, pour obtenir immédiatement un jugement de la part de ses semblables, l’homme dispose d’un moyen et d’un seul, qui est de porter lui-même ce jugement. Pour que la croyance provoquée soit définitive, il restera sans doute à faire naître chez le lecteur de l’outil-signe du jugement une information telle qu’il ne puisse revenir sur sa décision. Mais celle-ci n’en aura pas moins été provoquée d’abord par sa seule lecture. Le moyen le plus simple et le seul immédiat de demander en face d’un opinable une croyance, affirmative ou négative, est donc de se donner ouvertement cette croyance. Et l’affirmation et la négation dont l’essence est de la demander, sous l’une ou l’autre forme, ne sont donc, à leur point d’émergence dans le monde des essences, que le jugement lui-même, opéré publiquement. C’est une des raisons de la gravité du mensonge qui est anti-naturel sous tous les rapports, s’opposant au mouvement dont naît essentiellement l’assertion autant qu’à sa finalité.

Étroite est donc la parenté de l’assertion et du jugement et elle entraîne nécessairement une proportion entre leurs deux variétés : la négation doit être à l’affirmation ce que le contresentiment et son effet immédiat, l’incroyance du sens commun, sont à l’assentiment et à la croyance.

Mais j’ai établi que l’incroyance et la croyance sont en commun décisoires en face de leur objet et que la première n’a cette vertu que parce qu’elle porte nécessairement en elle la seconde, ce qui m a conduit à généraliser le concept de croyance et à concevoir l’incroyance comme une croyance négative. La conséquence nécessaire est que l’affirmation et la négation ont en commun une fonction qui est à la première ce que le jugement est à l’assentiment. Vérité qui se manifeste d’elle-même. Chacun, en effet, peut remarquer directement qu’elles demandent toutes deux à un lecteur éventuel de leurs outils-signes une décision qui sera finalement un assentiment. Il faut désigner cette fonction dont l’affirmation s’acquitte directement, la négation par l’affirmation [15] qu’elle enveloppe. Les logiciens y ont pourvu en formant le concept de l’assertion. Est assertion à leurs yeux tout acte qui décide publiquement de la vérité ou de la fausseté d’un opinable. J’adopte ici leur pensée, que je me suis cependant efforcé de préciser en déterminant exactement l’intention de cette décision publique : elle s’est révélée à moi comme la demande, conditionnelle, d’un jugement et l’interdiction, inconditionnelle, du jugement contraire.

Remarquons maintenant que les logiciens ont formé une notion du jugement analogue à celle de l’assertion, puisqu’ils incluent indifféremment dans le premier l’assentiment et le contresentiment. Il me semble seulement qu’on peut leur reprocher de n’avoir pas assez distingué du jugement, entendu comme l’opération qui fait naître dans son agent même la croyance, et la proposition, simple instrument verbal de cette opération, et l’assertion elle-même. De même, ils n’ont pas assez insisté sur l’identité fonctionnelle de l’incroyance et de la croyance, prêtant leur attention aux actes qui encadrent ces deux états, les premiers privés les seconds publics, plutôt qu’aux états eux-mêmes.

Quoi qu’il en soit de ce point, voilà, je pense, assez élucidé le concept de l’assertion. Occupons-nous maintenant de la mise en question, puisque je l’ai associée à l’assertion dans ma définition des opinables. Elle consiste en une interrogation d’un type particulier, demandant non que l’on spécifie une essence (présentée ou non comme douée de l’être physique) mais que l’on décide d’une existence, dans un acte qui sera perceptible au demandeur et ne peut donc être qu’une assertion affirmant ou niant cette existence. L’assertion peut être recherchée en vue d’une information qui renseignera sur son objet, sur les croyances de son auteur, pour mettre celui-ci dans l’attitude du croyant ou à toute autre fin. De toute façon, l’outil verbal à l’aide duquel on la demande, entièrement développé, doit prendre la forme d’une interrogation double dont le second énoncé contredit le premier : « A est-il ou non ? » en est le schéma général, A étant soumis à la seule condition de se prêter à une assertion. On voit ce qui distingue cette demande de celles qui veulent la spécification d’une essence. Ces dernières, en quête d’une détermination dans un objet dont la teneur n’est qu’imparfaitement dessinée ne peuvent être interrogatives par leur seule forme : il leur faut un mot interrogatif, adjectif lié à un nom, pronom ou adverbe. Ce mot concerne le trait inconnu de la teneur : il le représente sans donner son identité. Je dirai par exemple « Quelle œuvre entreprenez-vous ? », « Qui est venu ? », « Où allez-vous ? ». De telles interrogations [16] n’ont pas la symétrie de la mise en question, n’opposant pas des hypothèses contradictoires.

Après mes définitions, on comprend sans peine que, tous et seuls, les opinables se prêtant à l’assertion et à la mise en question, je dirai sont asséribles et agitables. En effet, l’assertion n’est que la demande, conditionnelle, d’une croyance, affirmative ou négative, et l’interdiction, inconditionnelle, de ce qui contredit cette croyance. Elle prétend régir le jugement, immédiatement ou à l’avenir : elle ne peut donc s’adresser qu’aux opinables, dont tranche le jugement. De son côté, la mise en question, en tant que demande d’une assertion, doit se rapporter à des objets de même nature. Ainsi l’assertion et la mise en question ne peuvent naître qu’en face des opinables.

Mais du même coup ceux-ci sont adaptés à des formes grammaticales bien déterminées, ou plutôt les réclament comme seules adaptées à eux. Je dis qu’on ne peut exprimer un opinable que par l’outil de l’assertion, plus précisément de l’assertion complète, appliquée à son objet. Rappelons d’abord la structure de celle-là.

Séparée de son objet, l’assertion s’opère à l’aide d’adverbes affirmatifs ou négatifs, instruments d’un acte pur, où rien n’est désigné. Appliquée à son objet en revanche, elle exige la proposition des logiciens, qui coïncide en gros avec la proposition indicative des grammairiens. Je dis « en gros », pour réserver le cas du gérondif latin que je conçois ici, comme une sorte d’indicatif, l’indicatif expressif non du fait mais du devoir-être. Donc l’assertion qui mord expressément sur son objet est obtenue par la proposition indicative. Les grammairiens l’ont bien compris, qui ont donné au mode indicatif l’autre nom de judicatif, seul nom qui soit approprié à sa fonction assertive.

Mais il est aisé de montrer maintenant que le judicatif ne peut être qu’un indicatif renforcé. En effet, indiquer un opinable, c’est le désigner, ce qui, je l’ai prouvé dans La Recherche, revient à en composer la teneur à l’aide de signes dont l’émission est chargée de susciter chez un lecteur cette même composition. Si l’opinable est simple, l’outil-signe du lien qui organise sa matière ne comprend pas de négation. S’il se constitue au contraire par opposition à un opinable plus simple, un adverbe négatif est nécessairement à l’œuvre dans la conception verbale du lien. Dans les deux cas, pour donner son assentiment à l’opinable, il suffit de s’associer en dernier ressort à sa facture. Et cela est nécessaire. Il n’est pas d’autre moyen, en effet, de se mettre d’accord avec lui que de le laisser se développer définitivement sur la scène de l’esprit.

[17]

Il en résulte qu’un homme, pour demander à l’un de ses semblables de croire à quelque opinable que ce soit, doit le lui faire penser en s’efforçant d’obtenir que cette pensée soit définitive. Il parviendra au premier résultat en désignant l’opinable à l’aide de l’outil verbal qu’est la proposition indicative, celle-ci étant affirmative si l’opinable est simple, négative s’il est d’opposition ; quant au second, qui n’est que la consécration du premier, seul le ton de l’énoncé de la proposition convient à sa demande. En effet, il ne servirait de rien de charger un nouvel énoncé de celle-ci, si l’on n’informait en même temps du caractère décisif de cet énoncé lui-même. Sous peine d’aller à l’infini, il faut donc ne plus avoir recours à des signes verbaux mais à quelque modalité de leur émission. Le ton de cette émission et son contexte gestuel y conviennent naturellement, étant aptes à accentuer la première et à marquer ainsi son sérieux. Matériellement donc, l’assertion et la simple présentation des opinables doivent être opérées à l’aide du même outil verbal, la proposition indicative. Instrument immédiat et complet de la seconde, cet outil est nécessaire à la première et permet de l’opérer, manié d’une certaine façon.

Notons que la proposition indicative est toujours complexe, même si elle se réduit à un seul verbe. Le verbe est l’outil verbal de la conception du lien organisant l’opinable. Mais ce lien unifie toujours une matière. Et quelque chose dans l’outil verbal de la conception du premier doit faire penser la seconde. Aussi, même seul comme dans l’impersonnelle latine pluit par exemple, le verbe emporte-t-il avec lui l’idée d’une pluralité qu’il organise d’une façon ou d’une autre. Dans l’impersonnelle sus-dite la désinence it marque le temps et un hic indicateur du lieu est sous-entendu. Pluit signifie en réalité « il pleut ici et maintenant » et met donc en rapport un temps, un lieu et un donné physique, qui enveloppe lui-même des rapports, étant une chute de gouttes d’eau. Le plus souvent la proposition joint au verbe d’autres mots, désignatifs, opératoires ou mixtes, pour user de la classification que j’ai proposée au deuxième livre de La Recherche. Ils permettent de construire, à l’aide de pensées ou d’actes, toute la matière qu’unifie le lien, établi à l’aide du verbe. J’énonce par exemple un opinable en disant « 2 et 2 font 4 », les noms de nombre étant des désignatifs, la préposition et un opératoire et le verbe l’outil de la conception du lien d’égalité.

J’ai prouvé que les opinables s’expriment par une proposition a 1’indicatif en arguant de leur asséribilité. Il m’est aisé maintenant d’indiquer la ratio essendi du fait. Il résulte de leur nécessaire prétention à l’être physique. L’esprit les pense comme des états [18] de choses, issus de la matière qu’ils revêtent et régissent : tout état intelligible ne naît-il pas des choses qu’il détermine ? Il en résulte qu’en les composant, on les dote nécessairement — sur la scène de l’esprit seulement — de l’être physique. Pour leur dénier celui-ci, il faut, se dégageant de leur conception, leur opposer un nouvel opinable qui les contredit et auquel on donne le dernier mot. J’ai montré dans La Recherche, au chapitre IV de la première partie, les difficultés qui naissent de ces faits nécessaires, pour la distinction des opinables qui sont seulement pensés et de ceux qui sont effectivement connus. J’en vois maintenant une heureuse contrepartie, puisque leur structure donne un moyen sûr et aisé d’identifier les opinables : il faut, pour désigner ceux-ci, dessiner verbalement la construction que l’esprit opère en les composant. N’y peut convenir qu’un judicatif affaibli, un préjudicatif n exprimant aucune disposition psychique mais seulement l’objet d’une croyance possible : c’est l’indicatif même, disant qu’une chose est, sans demander encore pour cela à son égard aucun fait d’opinion.

Mais, si tout opinable exige pour désignatif la proposition indicative, du fait de sa prétention à l’être physique, j’en conclus que, privé par abstraction de cette prétention, son expression doit être la proposition infinitive des Latins, reprise par quelques logiciens, sous le nom de lexis. Si je laisse de côté en effet le caractère effectif présumé de l’opinable, en ne voyant dans ce dernier que le dessin d’une situation éventuelle, il me faut, gardant tout le reste à la proposition, lui ôter la prétention de poser quoi que ce soit. On obtient alors un complexe significatif où le mode du verbe laisse à celui-ci son pouvoir d’assemblage mais lui retire toute force de position : une situation est intégralement dessinée mais à titre d’objet qui existerait, ou plus précisément « d’objet à exister » dont l’être effectif est entièrement mis entre crochets. Opus bonae mentis labore meo esse dignum, « que l’Œuvre des faits d’opinion mérite mes efforts », ces énoncés n’indiquent pas que leurs désignés sont, loin d’en juger. On remarque que dans le latin seul le mode infinitif est utilisé ; le français se borne à affaiblir l’indicatif par la conjonction que, qui rend cet indicatif mobilisable sans le soumettre encore à aucun exercice. Les deux énoncés donc laissent entièrement libres leurs désignés, les préparant seulement à être noués ou dénoués, affirmés ou niés. On voit l’intérêt de ce mode d’expression : il a l’avantage, déterminant entièrement la teneur de son objet, de se borner à cet office. Il met ainsi l’opinable à part de toutes les réactions de l’esprit qui le concernent et même de sa facture définitive. [19] Et les amateurs de la distinction regretteront qu’en français les verbes de négation et, en latin comme en français, les verbes de doute interdisent son emploi, l’usage du subjonctif venant alors affecter l’opinable de la réaction d’opinion qu’il suscite.

J’ai assez insisté sur les propriétés distinctives des opinables. On voit qu’elles sont liées : l’adaptation des opinables à l’assertion exige leur convenance à la proposition, puisque celle-ci est 1’instrument verbal de la première. Je résumerai les résultats auxquels je suis parvenu en concluant que les opinables sont aussi asséro-agitables et proposables, plus précisément puisqu’ils sont seuls à l’être, sont les asséro-agitables et les proposables.

Rattachons maintenant les propriétés que je viens de mettre en évidence aux traits qui, dans le fonds physique des opinables, en sont le principe.

Je note à nouveau d’abord que les opinables ne peuvent se caractériser que par des traits formels de structure, puisque la croyance et le doute ne sont pas astreints à concerner tel objet plutôt que tel autre. La matière des opinables est donc absolument quelconque et il est sûr a priori que ce qu’ils ont en propre n’est autre chose qu’une certaine organisation. Je vois aussi que celle-ci consiste dans la construction d’une situation et que cette construction n’est pas un simple assemblage laissant finalement libres, malgré leur réunion, les pièces dont elle se sert. Elle engage ces pièces dans un état auquel elles sont censées être soumises, si bien que tout opinable, sans activité propre, et à la manière d’un simple objet, fait quelque chose. Mes constatations de plus haut en sont une preuve absolue. En effet, si les opinables se prêtent aux réactions du jugement et de l’époque, de l’assertion et de la mise en question, c’est à cause de cette facture, entendue comme un acte et non comme un résultat. L’assentiment, le mot le dit, se distingue du consentement. Celui-ci va à son objet en bloc, le prenant comme un tout. Le premier s’insère au contraire dans le sien, pour s’associer à sa facture, il n’accepte pas sa seule présence dans l’esprit, mais bien la vertu de cette présence, à savoir le tableau qu’il compose. De même, le contresentiment ne chasse pas de la conscience les opinables, il s’oppose à ce qu’ils font. Quant à l’affirmation et à la négation, elles demandent les attitudes que je viens de dire, dont l’époque et la mise en question refusent au contraire de décider actuellement. Dans tous les cas, au principe objectif de l’attitude, se trouve la facture de l’opinable.

Cet acte lui-même ne peut évidemment être exercé que par [20] un rapport concret, reliant actuellement des termes. Distinguons bien des relations abstraites les rapports concrets. Les premières sont pensées comme devant relier des termes et des termes d’une certaine nature. Mais on les considère à part d’eux, dans leur teneur propre. Aussi ne font-elles rien actuellement, prêtes seulement à modeler toute matière qui se prêtera à eux. À l’opposé les rapports concrets sont actuellement à l’œuvre, aux prises avec des déterminations d’un ordre quelconque qui, soumises à eux, deviennent leurs termes. Sans agir par eux-mêmes mais grâce à l’esprit qui les suscite, ils font quelque chose. Par exemple, les objets de pensée abstraits et généraux : distance, supériorité de grandeur, ne font rien, détachés de toute matière et réduits à eux-mêmes ; ils se trouvent seulement prêts à relier des déterminations, d’ordre spatial et quantitatif, dont ils feront leurs termes en s’appliquant à elles. Au contraire, tel rapport de distance ou de supériorité de grandeur que l’on établit, à tort ou à raison, entre deux formes colorées vues par exemple, construit, avec ces formes, un état de choses pensable. Sans qu’il ait besoin pour cela de la moindre force propre — n’est-il pas entièrement inerte du seul fait de sa dépendance à l’égard de l’esprit ? — il fait quelque chose, puisque de sa matière surgit, grâce à lui, un objet nouveau.

Cela étant, le principe de l’organisation et de l’unité même des opinables ne peut évidemment être qu’un rapport concret. Les exigences linguistiques des premiers le manifestent clairement. S’ils n’acceptent comme désignatifs que des propositions à l’indicatif (et non pas de simples substantifs, si accompagnés et spécifiés soient-ils), c’est qu’ils se donnent comme étant, infailliblement et hors de tout doute, efficaces. À leur essence il faut un complexe significatif, à la fois un et multiple, dont le verbe sera la clé de voûte. Et leur prétention à l’être physique exige le mode du fait, et de la demande d’assentiment que ce fait appelle idéalement.

Mais, pour qu’un rapport ait la prétention de régir des termes — et d’abord de donner à ceux-ci leur qualité de termes —, il faut évidemment qu’il soit censé naître d’eux. J’ai montré dans La Recherche notamment aux chapitres II et IV de la première partie, que tout rapport, suscité par une composition mentale dans laquelle l’esprit regarde un objet à la lumière d’une autre, sous une idée commune, doit son être physique à la teneur même des termes, plus précisément des déterminations devenues ses termes, qu’il se soumet en les reliant. Ce sont eux qui s engagent en lui, se revêtant de lui. Ils le secrètent sans effort ni activité mais infailliblement avec un succès nécessaire, supérieur à toute causalité. [21] Ainsi le veut la première et la plus souveraine des lois : celle de l’impossibilité de la contradiction physique. Par ses compositions, l’esprit se borne à extraire les rapports concrets d’un fonds où ils reposaient et dont aucune force au monde n’aurait pu les faire sortir avec un autre visage, puisqu’il les déterminait entièrement. Ainsi l’égalité à 4 de la somme 2 +2 ne doit son être essentiel qu’à la teneur du nombre 2, du nombre 4, de l’addition, de l’égalité. Le rapport n’existe physiquement qu’une fois conçus et organisés les objets qu’il se soumet, objets intelligibles, inaptes à être jamais éprouvés. Avant cette action cependant, on doit dire qu’en esprit et en vérité, il était déjà. En effet, il devait déjà surgir à sa suite ; pour qu’il ne naquît pas, il aurait fallu que ses termes ne fussent pas ce qu’ils sont. Et non seulement ses termes mais, derrière eux, les apparences concrètes — éprouvées ou imaginées, il n’importe — au sein desquelles l’esprit les lit ; et, derrière ces apparences enfin, ce que j’ai appelé la préapparence, c’est-à-dire le fonds brut, encore non organisé, que, par un incessant travail de tissage et de coupure, nous déterminons en individualités distinctes. L’impossibilité de cette contradiction physique fait que la somme et le nombre sont égaux par essence, avant toute pensée. De même, tout passif qu’il soit, l’intervalle séparant et unissant à la fois deux points, oblige l’esprit qui le pense sous la notion complexe de l’écart des points et d’un mouvement qui conduirait de l’un à l’autre, à concevoir, volens nolens, leur rapport de distance.

Pour bien entendre cette causalité de l’inerte, prenons conscience de sa généralité, en nous rappelant que les composantes, bien qu’elles doivent à l’esprit qui les a conçues d’être à l’œuvre dans les choses, contribuent cependant, effectivement et infailliblement, à faire de chacune d’elles ce qu’elle est. Et surtout, puisque l’ordinaire et l’habituel ne sont pas, comme tels, le clair et que l’on n’identifie bien les choses que par comparaison, acquérons et présentons une idée plus précise du processus inimitable qui est en cause ici par une analogie tirée de l’expérience commune, ou plutôt de son interprétation par l’homme. Je dis donc que, tout actif qu’il soit, l’esprit, dans la naissance des Vérités, laisse à la matière de celles-ci, immobile et qui se borne à être, soutenue par l’esprit, l’efficience entière. Il joue le rôle que l’on attribue communément à la lumière en face des choses vues dans le « monde extérieur ». Elle est censée, sans les modifier, leur permettre seulement de montrer leur vraie couleur, leur vraie grandeur, leur vraie forme, conçues comme des qualités absolues des choses. L’action de l’esprit ressemble encore à ces simples [22] levées d’obstacles à la suite desquelles on voit des objets, ouvrant les yeux ou écartant d’autres objets qui cachaient les premiers. Lumière et déplacement des obstacles sont censés dévoiler des choses qui préexistaient telles quelles. Ils seraient les auxiliaires d’une mise en communication distincte de la manifestation, à savoir la révélation. J’ai étudié ces deux relations aux chapitres I, II et V de la première partie de La Recherche. La manifestation redouble sur place un donné pâti en le rendant transparent au sujet pur en nous. L’information dont bénéficie l’homme change entièrement de nature mais elle ne naît pas ex nihilo. La révélation au contraire est censée conduire une chose d’une situation où elle est entièrement fermée à un sujet extérieur, ses effets seuls pouvant exister aux yeux de celui-ci, à un nouvel état où elle lui transparaît, constituant désormais à son égard ce que j’ai appelé dans La Recherche, où j’ai longuement étudié la notion, une apparence objective. On voit les difficultés que rencontre nécessairement l’application de l’idée de révélation. Une chose physique n’est jamais qu’une teneur posée en soi hors de l’esprit. Si cette teneur n’est pas déjà un objet de pathie, comment peut-elle le devenir sans une transformation complète, qui serait en réalité la substitution d’une nouvelle chose à la première ? La couleur et le son n’existent pas pour être perçus, contrairement à ce que pensait Berkeley. Mais ils sont des objets de vision et d’audition, étalant leur teneur devant un corps-senti qui les éprouve. Détachés de tout lien avec ce corps, ils ne seraient plus eux-mêmes. Il y a contradiction à faire éclairante, si peu que ce soit, une chose obscure. L’idée de révélation n’est donc applicable qu’à des déterminations vivantes qui, transparentes à elles-mêmes, feraient participer à leur propre psychisme d’autres sujets. La loi suprême de la non-contradiction physique n’interdit plus une telle révélation. Mais notre expérience ne nous en donne aucun exemple. C’est donc comme objet d’une idée naturelle à l’homme que j’introduis ici la révélation. Notons que cette idée n’est pas communément formée dans une conception à part. Elle est utilisée par l’esprit mais non posée pour elle-même. S’il faut donc, pour éclairer la causalité de l’esprit dans la naissance des Vérités s’en tenir à des faits d’expériences, je dirai qu’elle ressemble à cette promotion à l’existence individualisée que reçoit une détermination du seul fait qu’un observateur l’isole d’un contexte et fait la synthèse de sa teneur. De cette transformation, qui n’apporte rien à la teneur matérielle de son objet, l’homme le moins actif est l’acteur incessant.

On voit que les rapports effectifs ont leurs termes entièrement [23] déterminés par la matière même qu’ils se soumettent, matière dont la causalité, non d’action mais de simple être, est donc incontestable et d’autant plus frappante que son mode est plus original. Observons, pour éviter toute erreur au sujet des premiers que, malgré leur dépendance totale à l’égard de leur teneur, ils lui sont parfaitement extérieurs. En effet, ce qui est vrai de leur essence ne l’est plus de leur être physique. Si la première en eux est déterminée, compte tenu de la composition de l’esprit, par la matière qu’ils se soumettent, le second est nécessairement situé dans un autre univers. Les Vérités ne peuvent appartenir au monde de leurs termes puisqu’en s’y insérant, elles modifieraient un état dont l’être conditionne leur apparition et la permanence inaltérée leur subsistance. L’égalité par exemple de la somme 2+2 et du nombre 4 implique que chacun des objets assemblés dans la situation reste ce qu’il est hors d’elle, non soumis au rapport d’égalité. Si le rapport était dans leur monde, il les régirait de telle manière qu’enfermés par lui et en lui, ils n’en seraient plus détachables et ne constitueraient plus des nombres indépendants, aptes à s’engager dans une infinité d’autres rapports. On aurait donc un autre lien d’égalité, spécifiquement identique mais régissant numériquement des nombres qualitativement différents des premiers. Et l’on n’aurait rien gagné. En effet, pour devenir un rapport, ce lien devrait lui-même passer dans le monde de l’esprit, sous peine de transformer à son tour ses termes ou plutôt les déterminations dont il s’efforcerait de faire ses termes, mais qu’il s’interdirait lui-même d’atteindre, les repoussant indéfiniment devant lui.

Ainsi l’homme doit soigneusement distinguer des rapports les liens physiques qu’ils expriment. Les uns et les autres existent bien « entre » leurs termes, puisqu’on ne les trouve pas dans ceux-ci, réduits à eux-mêmes, et qu’ils les relient. Mais les seconds seuls font partie du monde où ils agissent. Le lien de causation fait surgir l’effet de sa cause, dans le monde physique où ils existent tous deux. De même, l’intervalle spatial ou temporel qui sépare et réunit à la fois deux points ou deux moments est un véritable lien en tant que son seul être, sans action, obtient ce résultat. Il n’est pas jusqu’aux rapports purement essentiels, dépendant seulement de la quiddité de leurs termes, que des liens physiques ne précèdent. Moins apparents et plus distendus, ces liens n’en sont pas moins effectifs. Avant de devenir des rapports, la ressemblance et l’égalité régissent physiquement nos réactions aux objets semblables et égaux. Elles nous empêchent de disposer [24] d’eux comme nous voulons, nous obligent à rapprocher dans nos classements les qualités, à établir entre les unités des quantités une correspondance sans reste. Ces liens sont issus de la texture des objets qu’ils relient. On ne saurait les en séparer. Ils sont à l’œuvre dans l’organisation, spatiale, temporelle, qualitative, que toute détermination, apparaissant à l’homme entourée de telles congénères, présente nécessairement. Le rapport en revanche, malgré sa souveraineté, reste à l’égard de ses teneurs un simple épiphénomène, tant qu’il n’inspire pas une action intelligente de l’homme. La situation change entièrement dès que l’homme qui le pense règle sa conduite d’après cette pensée. En effet, la transformation séculaire, et de plus en plus accélérée, à laquelle il soumet le donné, tant psychique que matériel, n’est possible à l’homme que parce qu’il est capable, sans les changer intrinsèquement, de transfigurer ces liens, qui restent de simples faits bruts, en les faisant devenir, dans le monde de sa pensée, des rapports intelligibles.

Tels étant donc les rapports objectifs, il est évident que les opinables, dont l’essence est de prétendre amener devant l’esprit une situation effectivement composée par eux, doivent les présenter, quel que soit le monde où ils reçoivent l’être, comme nécessairement déterminés par les objets dont ils font leurs termes. Il me reste seulement à savoir sous quel aspect les faits d’opinion regardent ou plus précisément à quel titre ils traitent les opinables ; je précise mon langage parce que, pour avoir pleinement la qualité de faits d’opinion, les modes de la vie psychique ne sont pas astreints à la condition d’envisager intelligemment leur objet mais seulement de leur réagir d’une certaine façon. Je dis donc que les opinables peuvent être traités comme des situations composées par des rapports ou comme des rapports composant des situations. Dans le premier cas, on s’attache à ce qu’ils sont définitivement, pour s’être faits tels, dans le second à ce qu’ils font, pour se donner leur être même. Or je vois sans peine que les faits d’opinion ne peuvent se contenter de réagir à des situations qui sont purement et simplement : s’il en était ainsi, ils ne seraient pas sensibles à la structure de ces situations, qu’ils traiteraient en objets quelconques. Une réaction visant à chasser de la conscience une pensée, à l’y introduire, et même à l’y rendre plus distincte, n’est pas nuancée par la structure de l’objet de cette pensée ; elle ne s’adresse pas à cette structure, qui n’est pas pour elle un terme spécifique. Les faits d’opinion perdraient donc le premier de leurs traits s’ils ne réagissaient au mouvement même constitutif des opinables. Ils en veulent sans doute à l’effet de ce mouvement. [25] Mais, pour avoir prise sur lui, ils sont obligés de s’attaquer d’abord au mouvement lui-même. Les opinables suscitent donc les faits d’opinion par ce qui en eux est, si l’on peut dire, passivement actif.

Pour avoir d’eux une idée entièrement distincte, je n’ai plus maintenant qu’à me pénétrer d’une Vérité capitale, que je me sens porté à méconnaître pratiquement, quand même j’en suis informé et averti. C’est que les conditions que je viens de déterminer sont suffisantes et qu’elles laissent par ailleurs toute latitude à la causalité psychologique qui permet aux opinables d’habiter l’esprit. J’ai tendance, parce qu’ils sont plus frappants et plus faciles à étudier, à m’occuper surtout des opinables que je pense consciemment et à l’aide de propositions. A en juger par les travaux des logiciens et même des psychologues, cette tendance est commune. La pensée assertive a retenu excessivement l’attention des uns comme des autres, et la similitude du sens des mots : jugement, proposition, assertion, que j’ai relevée et critiquée dans La Recherche en est la preuve. Or je vois bien que la proposition n’est que l’expression verbale des opinables, et un moyen de les concevoir par diction, non leur véhicule indispensable. N’ai-je pas montré, dans ce chapitre même, que la mise en question les présente encore à l’esprit et, à maintes reprises dans La Recherche, qu’il est une pensée sans mots distinctement émis nous faisant escompter des situations à venir et évoquer des situations passées ? Notre sens du réel nous est donné, pour l’essentiel, par la conception et l’acceptation d’opinables que nous ne formulons pas et ne connaissons pas consciemment. Source de lumière, ces opinables ne sont pas vus par nous. Il importera, dans ma recherche, de faire toujours son droit à cette Vérité.

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ESSAI DE PHILOSOPHIE GÉNÉRALE

Tome II. Enquête sur le meilleur régime de l’esprit.

Première partie

Chapitre II

Première définition approchéede l’essence fait d’opinion

Obligatoirement les faits d’opinion s’adressent aux opinablespris comme tels, et modèlent parfaitement leur sujet,en l’attirant à eux par sa nature conjointe d’esprit

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Pour définir adéquatement l’essence fait d’opinion, je partirai du fait, clairement perçu par moi et que j’ai déjà affirmé, à savoir sa présence dans la croyance, affirmative ou négative, et le doute, à titre de leur plus grand commun diviseur logique. Je m’efforcerai donc de déterminer tout ce qui, commun à ces états, en est spécifique. Il est bon pour cela de les comparer d’abord à des modes de la vie psychique qui, comme eux, ne s’adressent qu’à des opinables et que je ne range pourtant pas parmi les faits d’opinion, à savoir l’assertion et la mise en question.

Il est sûr que ces opérations s’appliquent immédiatement aux opinables et à eux seuls. En effet, j’ai montré qu’à l’origine, elles expriment naturellement et surtout, dans leur essence même, prétendent régir, chez les lecteurs de leur signes-outils, des faits d’opinion. Leur objet coïncide donc avec celui des faits d’opinion, les opinables étant comme je l’ai dit, les asséro-agitables.

Adaptées aux seuls opinables, assertion et mise en question ne sont pourtant pas des faits d’opinion. J’ai de cette Vérité une conscience immédiate et m’en convaincrais sans peine, si j’avais quelque doute à cet égard. Je vois bien en effet que les deux opérations n’ont pas pour moi l’importance du jugement et de l’époque. Elles ne retiennent mon attention qu’en vertu de leurs attaches à ces actes, en tant qu’elles les expriment et surtout les demandent. Au contraire, le jugement et l’époque m’intéressent par eux-mêmes, non, il est vrai, en tant qu’actes, mais par l’état qui est leur teneur et qu’on n’en peut séparer : la croyance ou le doute.

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Quelle est maintenant la cause de l’attention particulière que j’accorde à la croyance et au doute sans en faire bénéficier l’assertion et la mise en question, j’entends la cause dernière, prise dans le fonds physique même des choses ? Elle comprend et doit me révéler le trait de l’essence fait d’opinion dont les deux états sont dotés, alors que les opérations ne le possèdent pas. Or je la découvre sans peine : l’assertion et la mise en question n’appartiennent pas au for interne mais au for externe. Elles sont seulement de l’ordre de la diction ou, plus précisément, de la diction finalisée. Définissons ces deux termes, précisant et complétant les explications que j’ai déjà données au début de la seconde partie de La Recherche.

Je n’entends pas par diction la simple production physique de mots. Les mots consistent dans des sons, eux-mêmes représentables par des caractères visibles et tangibles, qui ont, comme on dit, un sens, ce qui revient, j’en ai fait la preuve dans La Recherche, à être aptes à susciter une démarche psychique déterminée, d’esprit ou de volonté. Cela étant, la diction n’est pas la simple production de mots mais une production mise au service d’un acte psychique. Toute démarche d’homme, si spirituelle soit-elle, a besoin d’un geste pour recevoir et sa teneur spécifique et la relation à tel objet, qui l’individualise. Il y a diction toutes les fois que ce geste est astreint à la condition de donner naissance à des mots. En tant qu’instrument d’un acte intérieur la diction est finalisante, puisqu’elle établit pratiquement un lien de moyen à fin entre un geste et une opération psychique. Mais il faut distinguer de la diction simplement finalisante celle qui, de plus, est finalisée parce qu’on l’ordonne à un résultat nouveau, surajoutée à son essence pure et qu’elle n’atteint pas nécessairement. Cette diction seule appartient au langage proprement dit, par son intention de communication. Seule aussi, notons-le, elle réalise les conditions de l’emploi du mot dans la langue courante. Définissons-la précisément.

Dans une telle diction, on ne se contente pas d’opérer une démarche psychique en produisant des mots, on se propose encore d’obtenir la répétition de la première. J’ai réservé dans La Recherche le nom d'émission à la production ainsi spécifiée. Comment prétend-on atteindre le résultat que l’on a en vue ? En obtenant que l’activité nécessaire à la perception du mot ait la même valeur instrumentale que la production de ce mot. On voit sans peine, pour peu qu’on y prête attention, que la perception d’une détermination quelconque implique une activité psychique et gestuelle à l’aide de laquelle on fixe les limites de la détermination [28] et assemble sa teneur. Plus précisément, l’audition des mots ne va pas sans leur répétition, au moins partielle. Et leur lecture, au sens courant du mot, est la production des sons qui constituent leur support physique initial, production que l’on règle par les caractères écrits devenus les signes visuels de ces sons. Or, si l’on réussit à faire de cette activité de perception l’instrument des opérations psychiques accomplies à l’aide de l’émission des mots, on obtiendra la répétition de ces opérations : on communiquera avec ses semblables ou avec soi-même à travers le temps.

Cela étant, l’assertion et la mise en question appartiennent à la diction finalisée. En effet, elles ont pour objet de faire naître un jugement et une mise en doute, celle-ci étant destinée à préparer une recherche qui visera à la remplacer par un jugement. D’autre part, les opérations qu’elles voudraient susciter sont elles-mêmes accomplies par l’auteur de la diction, grâce à celle-ci, prise comme finalisante. Assertion et mise en question tendent donc à communiquer des démarches psychiques et constituent ainsi une diction de langage. Cette diction doit être qualifiée d’opinion puisqu’elle vise à susciter des actes générateurs de faits d’opinion : le jugement et l’époque, avec en plus, dans le second cas, une conduite générale de recherche, ordonnée elle-même à l’acquisition de croyances légitimes.

Cela étant, pour distinguer le for interne du for externe, il me suffit maintenant de comparer la diction finalisée d’opinion au jugement et à l’époque : je dois découvrir dans ceux-ci un « propre » faisant défaut à la première, et causant, par son action plus ou moins aperçue de moi, l’intérêt particulier que j’accorde aux faits d’opinion. Ce propre consiste, j’en ai maintenant conscience, dans la nécessité d’un certain engagement total en eux de leur agent. Analysons cet engagement, le regardant surtout dans la croyance qui, sans être le principe de tous les faits d’opinion, est le fils aîné dans la famille. Et commençons par noter ce qu’il n’est pas, à savoir le don de notre liberté personnelle.

En soi, rien n’empêche d’inscrire dans l’essence d’objet pensé d’un acte libre tel usage de la liberté exclusif de tout autre. C’est ainsi que les théologiens subordonnent la « faute grave » à la « plénitude » d’un consentement libre. Il n’est donc pas a priori absurde de se demander si les faits d’opinion n’exigent pas une adhésion totale de la liberté personnelle. Mais en réalité, loin de la demander, ils ne pourraient la souffrir. Il est visiblement de leur essence d’exclure toute action directe de la causalité personnelle dont est doué leur sujet. Et cette exclusion est précisément [29] l’effet de l’attachement total dont je m’occupe. Notre liberté s’exerce sans doute à propos des inclinations que suscitent en nous les faits d’opinion dont nous sommes le sujet ou que nous nous représentons comme étant à notre portée. Entre l’amour de la croyance vraie personnellement acquise et celui d’un repos qui perpétuera en nous le doute, notre liberté a le choix. De même nous pouvons nous associer ou nous opposer, comme sujet distinct de notre nature, à tel mauvais regret que nous éprouvons en face d’une croyance ou d’un doute qui nous commandent telle action ou abstention pénibles. Mais si ce regret est à nos yeux mauvais, c’est précisément parce que nous tenons chacun de ces états pour légitime et nous sentons obligés de nous conduire comme ils nous le demandent. Nous approuvons donc leur présence en nous sans que nous ayons pour cela à éprouver, consciemment ou non, une disposition quelconque à eux surajoutée. Quels que soient nos écarts de fait et la subordination de notre jugement à nos passions, naturellement nous visons dans l’exercice du premier à nous soumettre à un objet que nous traitons comme le principe idéal de nos faits d’opinion. Nous le nommons, d’un nom abstrait qui convient à tous ses congénères, le Vrai. A ce Vrai nous demandons à nos faits d’opinion de se conformer en lui obtenant et réservant nos croyances. Nous sommes persuadés qu’ainsi nous lui ferons nous-mêmes son droit, étant bien sûrs par avance que nos faits d’opinion auront nécessairement notre accord.

Et quand même nos intentions seraient différentes, quand nous voudrions croire ou douter en vertu de tel principe subjectif par nous choisi, et nous mettre à l’abri par exemple, comme l’autruche, des croyances pénibles, il nous faudrait encore chercher à prédéterminer des conditions telles que nous soyons obligés de croire ou de douter du fait de telles apparences mentales par nous préparées. Nous savons bien que, dans l’instant où ils naissent en nous, nos faits d’opinion seraient supérieurs à tout effort qui viserait à les mettre à notre disposition de sujet personnel : nous ne songeons pas même à cet effort.

Dans leur essence d’objet pensé, les faits d’opinion n’engagent donc pas leur sujet par un exercice actuel de sa liberté. Serait-ce en vertu d’un exercice antérieur ? Pas davantage. Sans doute nos croyances, leur défaut, leur refus raisonné dépendent bien indirectement de notre liberté. J’ai déjà montré dans La Recherche et prouverai bientôt d’une façon plus détaillée que l’usage de nos pouvoirs phénoménaux ne peut pas ne pas modifier l’état de nos faits d’opinion : il agit nécessairement sur les conditions qui déterminent immédiatement nos croyances et nos doutes. Mais [30] ce n’est pas à ce titre que l’essence fait d’opinion réclame l’engagement du sujet pur. En effet, elle l’exige toujours et immuablement, alors que notre causalité personnelle a sur nos faits une action fort variable, qui se trouve parfois réduite pratiquement à néant, comme on le voit dans la rêverie, le rêve, les délires, la folie du doute.

Les faits d’opinion ne sont donc pas tels pour dépendre de notre liberté. S’ils réclament l’engagement du sujet pur, ce ne peut être dès lors que par l’intermédiaire de ce que j’ai nommé notre nature conjointe. Celle-ci ne nous est pas donnée comme un objet à manier mais comme un appareil muni d’un fonctionnement propre, qu’il nous appartient seulement de déclencher. Elle se compose de notre esprit, ou, plus précisément, de la part de celui-ci qui n’est point mobilisable de l’extérieur. Nous pouvons en effet par exemple diriger notre attention, notre imagination, nos recherches, maintenir en nous telles pensées. Notre esprit est alors en nos mains de sujet. L’Œuvre de la Bona Mens implique cette Vérité, dont elle essaye de tirer le meilleur parti. Mais notre action, aussi bien dans notre intention qu’en fait, se borne à utiliser des mécanismes naturels sans chercher à imprimer à notre esprit des mouvements dont nous serions maîtres. Nous savons très bien que nous ne pouvons nous empêcher par exemple de connaître ce que nous percevons ni de percevoir ce que nous éprouvons avec un minimum d’attention. Pareillement nous sommes et nous savons incapables de traiter des souvenirs comme de simples images et de raisonner à notre gré. J’ai montré dans La Recherche que le raisonnement a un mécanisme essentiel auquel nous ne pouvons toucher mais devons toujours avoir recours et qui consiste à passer d’une hypothèse à une conclusion par l’utilisation d’un lien, formulé ou non, que nous croyons, à juste titre ou non, relier la seconde à la première. Sur aucun de ces points notre esprit ne se laisse manœuvrer.

Cela étant, l’engagement total qui unit l’homme, pris comme sujet distinct, à ses croyances, à ses doutes, mais non à sa diction finalisée, prise comme telle, est obtenu par cette autarcie de l’intelligence dont je viens de montrer, dans ses limites, l’invincibilité. Je vois clairement qu’il est fait des deux traits suivants. Physiquement, tout fait d’opinion est un état affectant notre nature, en ce qu’elle a de plus spirituel et de plus proche de notre réalité de sujet distinct. Moralement, nous ne faisons qu’un avec lui, nous sommes incapables de nous en désolidariser, si peu que ce soit, en lui donnant tort. La croyance et le doute satisfont évidemment à ces deux conditions. S’ils naissent des opérations du [31] jugement ou de l’époque, ils en sont comme la projection immédiate en nous ; nous les éprouvons comme des manières d’être. Et l’activité qui est à leur origine ne sert qu’à nous les rendre plus intimes. Quant à notre accord avec eux, je viens d’en montrer l’évidente nécessité.

Il est manifeste maintenant que la diction d’opinion ne remplit aucune des deux exigences. Les opérations dont elle se compose ne nous affectent pas intimement. Ou plutôt, puisque nulle opération, comme telle, n’affecte son agent, elles ne s’ordonnent pas à une modification de notre intérieur. Leur terme est seulement l’apparition de nouveautés sensibles, chargées d’amener quelque lecteur à se faire croyant ou douteur en face de tel opinable. Les premières dont la pathie au sens défini dans La Recherche, peut nous manquer, ne nous sont pourtant jamais données que comme des sensata, auxquelles font défaut, quelle qu’en soit l’intimité, l’adhérence et l’adhésion exigées par l’essence fait d’opinion. Et sans doute, dès que la diction est volontaire, son agent y est-il présent à titre de sujet à la fois uni à sa nature et distinct d’elle. Présence d’une incomparable valeur dans la mesure où le volontaire est libre, le sujet échappant à la domination de ses idées, mais qui n’a pas la perfection d’être, comme telle, inévitable, alors que l’essence fait d’opinion veut un engagement du sujet qui ne dépende d’aucune disposition de celui-ci, volontaire ou non.

Il faut insister sur ce dernier point : l’union du moi et des faits d’opinion réclamée par l’essence ne détermine ni la force de ces faits, ni leur degré de personnalité et d’autarcie mentale. Il s’accommode de variations indéfinies dans ces trois facteurs. En effet, nos croyances et nos doutes, je le vois bien, expriment fort inégalement notre nature particulière où la condition humaine est nuancée de déterminations qui nous sont propres, notre libre causalité d’être qui aime, veut, agit en sujet muni d’une nature qu’il domine, l’indépendance enfin de notre esprit à l’égard de l’entraînement de ses idées. Nos conceptions spontanées par exemple touchant le « monde extérieur », uniformes pour l’essentiel, ne disent quasi rien de notre caractère ou de notre vie morale, tandis que notre idée du devoir et du bien, de l’honneur et du bonheur est inséparable de ces deux facteurs, qui varient si fortement d’un homme à l’autre. Même opposition entre le métaphysicien et le rêveur, qu’une même personne peut réunir en elle. Regardons les croyances, affirmatives ou négatives, du premier. Dissipant les confusions de son imagination et secouant la paresse de son attention, il a reconnu qu’il n’est point d’apparences [32] substantiellement relatives, que le « monde extérieur » donc n’est pas fait des choses absolues que nous croyons. En revanche, il a découvert, derrière nos vouloirs et nos pensées habituels, l’idée et une certaine connaissance de l’Être sans restriction ni limites. Ses convictions toutes nouvelles, où l’évidence a, si je peux dire, entièrement changé de camp, émanent d’un esprit maître de lui, dominant les apparences mentales, actif. À l’opposé, la crédulité du rêveur traduit seulement la dépendance de l’esprit à l’égard d’idées où l’intelligence peut avoir la moindre part. Il n’importe. Dans tous les cas si divers que je viens de dire l’engagement du moi dans ses faits d’opinion, tel que le demande l’essence, reste identique et entier. Il n’exprime en effet que l’union nécessaire du moi à son esprit, quelle que soit au sein du premier la condition du second.

Ajoutons que cette sincérité nécessaire des faits d’opinion n’empêche pas qu’on puisse, je ne dis pas les simuler à l’extérieur, la chose va, hélas ! de soi, mais bien les feindre à ses propres yeux. On procède alors comme dans toute fiction. On donne d’abord à la détermination supposée ses traits : sans quoi on feindrait autre chose. Puis on note que l’essence représentée est dépourvue de l’être phy