21
Jean-Marie Klinkenberg La conception essentialiste du français et ses conséquences. Réflexions polémiques In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 79 fasc. 3, 2001. Langues et littératures modernes - Moderne taal- en letterkunde. pp. 805-824. Citer ce document / Cite this document : Klinkenberg Jean-Marie. La conception essentialiste du français et ses conséquences. Réflexions polémiques. In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 79 fasc. 3, 2001. Langues et littératures modernes - Moderne taal- en letterkunde. pp. 805-824. doi : 10.3406/rbph.2001.4548 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_2001_num_79_3_4548

Essaie de standordologie

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Bernard Pöhl

Citation preview

Jean-Marie Klinkenberg

La conception essentialiste du français et ses conséquences.Réflexions polémiquesIn: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 79 fasc. 3, 2001. Langues et littératures modernes - Moderne taal-en letterkunde. pp. 805-824.

Citer ce document / Cite this document :

Klinkenberg Jean-Marie. La conception essentialiste du français et ses conséquences. Réflexions polémiques. In: Revue belgede philologie et d'histoire. Tome 79 fasc. 3, 2001. Langues et littératures modernes - Moderne taal- en letterkunde. pp. 805-824.

doi : 10.3406/rbph.2001.4548

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_2001_num_79_3_4548

La conception essentialiste du français et ses conséquences.

Réflexions polémiques

Jean-Marie Klinkenberg

II en va du français comme de toute autre langue : il n'existe pas. Pas plus que l'allemand ou l'espagnol, d'ailleurs. Ce qui existe, ce sont des français, des allemands, des espagnols. Le jouai du déneigeur montréalais, le français de l'ouvrier spécialisé maghrébin de chez Renault, le français teinté de wallonisme de mes cours de récréation verviétoises, le français classieux et branché du triangle d'or Neuilly- Auteuil-Passy, le français, non moins branché, du Paname à Renaud, celui du beur de Sarcelles et celui du sérigne sénégalais, celui des trottoirs de Rabat et celui des marchés de Kinshasa, le français caldoche et l'acadien, le québécois et le negro French. Et la langue de la Chanson de Roland, avec ses déclinaisons ? encore du français. Comme le créole haïtien. Comme la langue de Céline avec sa ponctuation haletante. Comme celle de Cavanna avec son oralité, et celle de Claudel avec ses périodes.

Si les langues sont diversifiées dans le temps et dans l'espace, comme on s'en avise aisément, elles le sont aussi — comme on veut moins le savoir — dans la société : car si elles doivent remplir des fonctions différenciées, elle doivent en outre le faire dans des milieux eux-mêmes très différenciés. Autrement dit, la langue, qui varie dans le temps et dans l'espace, varie aussi à un même moment et dans un même lieu, en fonction de facteurs sociaux cette fois.

Cette pluralité interne des langues n'a rien d'étonnant : toute langue offre à ses usagers les moyens de mettre au point mille stratégies communicatives, mille tactiques symboliques, et exhibe donc à son observateur un visage changeant à l'infini.

Diversité banale. Mais la mettre en évidence apparaît toujours comme scandaleux, tant elle a été refoulée dans les consciences par une manœuvre de construction que j'appellerai le discours unitariste ou discours essentialiste : un discours qui vise à rendre monolithique aux consciences ce qui n'est objectivement qu'un conglomérat de variétés linguistiques.

Cet unitarisme, on le retrouve dans toutes les grandes communautés culturelles. Mais il s'est particulièrement développé dans la francophone. Car le français offre l'exemple sans doute le plus poussé qui soit de centralisation et d'institutionnalisation linguistiques. Un Francophone, c'est d'abord un sujet affecté d'une hypertrophie de la glande grammaticale; quelqu'un qui, comme Pinpcchio, marche toujours accompagné d'une conscience, une conscience

8Ö6 JEAN-MARIE KLINKENBERG

volontiers narquoise, lui demandant des comptes sur tout ce qu'il dit ou écrit. Cette situation a des origines historiques lointaines et complexes, bien décrites par toutes les histoires de la langue. Mais elle est aujourd'hui confirmée et consolidée par un facteur quantitatif bien simple : alors que, dans les autres grands blocs d'États soudés par une langue européenne, l'ancienne métropole est devenue très minoritaire — c'est le cas pour le bloc anglophone, pour l'hispanophone et plus encore pour le lusophone — , la France continue à peser d'un poids décisif dans une francophonie où seule une minorité d'usagers a le français comme langue maternelle.

1. La langue : une essence ? Dans l'expression « langue française », l'accent est pourtant souvent mis sur

« français », au détriment de « langue ». La chose est vraie que l'on soit en France ou dans une de ces communautés francophones naguère dites périphériques ou marginales. Dans le premier cas, l'adjectif se donne le chic de l'ambiguïté, en renvoyant simultanément à deux referents : une culture et un État. On comprend que des politiques linguistiques fondées sur une telle ambiguïté puissent mener à toutes les aventures. Car quand une langue devient la principale caractéristique identitaire d'une Nation, au pire c'est la dérive ethniciste, au mieux c'est le repli. Dans le second cas — celui des communautés francophones — la langue sert à la fois d'arme et de rideau de fumée dans des affrontements entre communautés, affrontements qui ne sont pas nécessairement par eux-mêmes linguistiques : car il revient fréquemment à la langue de signifier d'autres problématiques, économique ou idéologique par exemple.

Mais il y a quelque chose de commun entre les deux situations : c'est la manœuvre qui consiste à hypostasier la langue, à en faire une essence, à y voir un objet allant de soi. Qu'elle fonctionne comme emblème ou stigmate, la langue est vue dans son unité, et non dans sa diversité ; dans son irréductible spécificité, et non dans sa généricité. Et dès lors une telle langue doit nécessairement être conforme à un modèle idéal, stable, voire immuable. Adamique et anté-babélienne. Avatar de la croyance selon laquelle chaque langue aurait ce que l'on appelle mystérieusement son « génie », caché dans un Saint des Saints auquel seuls auraient accès certains grands prêtres, cette conception est particulièrement pregnante dans le cas de langue française, qui, plus qu'une autre, s'est dotée de puissants instruments de stabilisation et de célébration. On s'épuiserait à décrire les manifestations de cette conception. De Jacques Tahureau qui dans son Oraison au Roy de la grandeur de son règne et de l'excellence de la langue française (1555) déclare « Iamais langue n'exprima mieux les conceptions de l'esprit que fait la nôtre : Iamais langue ne fut plus douce à l'oreille et plus coulante que la Francoyse : Iamais langue n'eut les termes plus propres que nous auons en Francoys » à Paul Guth, qui nous déclarait un jour chercher au cœur de la langue française, et par-delà ses avatars, un « diamant pur », un noyau irréductible, un invariant.

LA CONCEPTION ESSENTIALISTE DU FRANÇAIS ET SES CONSÉQUENCES 807

Cette invincible unité du français est bien sûr un effet de discours, une construction. De puissantes autorités ont affirmé « le français est un », et le voilà un à nos yeux ; voilà cette unité établie et la voici vécue. Puissance constructiviste du discours, qui contamine parfois celui de la science, quand il transforme en réalité objective ce qui n'est que classification purement méthodologique : ainsi le romaniste, qui fait du wallon et du picard deux dialectes frères dans le même faisceau français, est-il bien surpris d'apprendre que tchèque et slovaque sont considérés non comme deux variétés, mais comme deux langues distinctes ; en revanche, un spécialiste des langues slaves aurait bien droit de s'étonner que l'on fasse de deux parlers aussi distincts que le piémontais et le sicilien deux simples dialectes du même ensemble italien. Pourtant il n'y a là que des classements, non des essences. L'aveuglement consiste à confondre ces deux ordres de chose.

L'idéologie qui distribue à son gré l'identité et la différence, qui rend les objets mêmes ou qui les rend autres, n'est jamais neutre. Toute l'histoire externe des langues est là pour en témoigner : est-il étonnant que, sous Mussolini, des linguistes italiens aient plaidé la cause de l'italianité des parlers rhéto-frioulans, pratiqués depuis la Suisse rhétique jusqu'aux confins de la Vénétie ? et qu'en réponse la Confédération helvétique ait élevé le romanche, qui est un de ces parlers, au rang de quatrième langue nationale ? Peut-on être surpris par le fait que de véritables pédagogies en créole aient tardé à voir le jour, sous prétexte qu'il n'y avait là que des variétés du français, seul digne d'être enseigné ?

Ce n'est pas ici le lieu de faire de l'histoire, pour rappeler des choses bien connues et montrer qu'en ce qui concerne notre langue, cette conception unitariste a servi successivement bien des causes : tantôt un pouvoir royal centralisé, tantôt un système scolaire visant à satisfaire les besoins en main d'œuvre d'une industrie naissante, ici un expansionnisme colonial dynamique, là une structure sociale fortement hiérarchisée.

L'essentiel est de voir qu'une conception essentialiste du français détermine fatalement une certaine conception de la politique linguistique — on va y revenir — , et qu'elle détermine aussi une conception essentialiste de la francophonie contemporaine : nivelant tous les problèmes qui se vivent en français, elle pousse à croire que tous les Francophones ont le même intérêt à l'endroit de leur langue, et porte à refuser qu'un même idiome puisse exprimer des réalités identitaires, sociales, politiques, économiques différentes pour les communautés qui la pratiquent. Ce corollaire est d'une telle conséquence qu'il nous faudra également y revenir.

En dépit du progrès de nos savoirs sur la langue, en dépit de la montée de la francophonie, la conception essentialiste du français est plus vivace que jamais. C'est qu'une langue offrant la stabilité et l'unité à son usager est sans doute d'autant plus désirable que les fragilités du moment en font ressentir la nostalgie. Et c'est bien ce que nous vivons aujourd'hui.

808 JEAN-MARIE KLINKENBERG

Après la décennie 60, brillante sur le plan économique et habitée par de généreuses utopies, s'est en effet ouverte une période de désillusion. Nos sociétés doutent aujourd'hui que l'individu puisse exercer une réelle emprise sur son existence. Les théories — qui vont de la philosophie de l'histoire à l'économie — sont réputées en faillite, impuissantes qu'elles seraient à rendre compte des formes nouvelles que prennent les phénomènes qu'elles se donnaient pour tâche d'élucider. À la demande de sens, seul le silence répond. Silence qu'il faut bien combler, fût-ce par des murmures et des bruissements. L'insignifiance de l'existence est dès lors aujourd'hui compensée par une attention exclusive au moi. Le temps personnel et biographique est remis à l'honneur. En regard, le temps proprement historique est évacué : relatif, n'est-il pas nécessairement inquiétant ? L'histoire ne sera donc plus présente parmi nous qu'à titre de gadget (ce que fait bien voir l'histoire du vêtement, du graphisme ou de l'ameublement : tel figure, telle courbe que l'on emprunte à l'esthétique des années 20 ou 30, on les prend sans égard à la place qu'elles occupaient alors dans un système cohérent). Le sentiment de dépossession invite au repli sur des valeurs sûres. Ces valeurs en hausse sont nombreuses : de la famille, qui assure sécurité et identité, au spectacle, qui abolit la distance entre le réel et l'imaginaire. Retour à l'individu donc, mais aussi aux groupes et aux instruments qui sont censés les définir. Nourrissant des impulsions de repli — faute de recevoir la sécurité attendue de collectivités jugées trop vastes dans l'espace ou dans le temps — , l'individu contemporain valorise les ensembles qui peuvent être la commode métaphore de son moi.

D'où le retour du nationalisme, et le succès de symboliques diverses, comme celles qu'offre précisément le langage. On peut donc se demander si le repli crispé sur la langue n'est pas un signe de fragilité, notamment en contexte de crise. C'est là un sujet important, et qui déborde le cadre de la présente contribution ('). Mais dès à présent, il s'agit d'attirer l'attention sur les pièges que tend l'idée d'une langue- refuge.

La conception essentialiste de la langue implique en effet deux lourdes conséquences quant aux politiques linguistiques. D'une part, elle tend à anesthésier toute réflexion utile chez celui-là qui devrait prendre en mains la gestion des aspects sociaux de la langue : le responsable politique. D'autre part, elle exclut celui-là même qui devrait être le bénéficiaire de cette gestion : le citoyen.

(1) Cf. Maurais (Jacques), éd. La crise des langues (Québec — Paris : Conseil de la langue française — Le Robert, 1985) et nos articles «La Crise des langues en Belgique», in Maurais (1985), pp. 93-145 ; « Le discours identitaire: une réponse narcissique à la crise ? », in Bawin (B.), Pichault (Fr.) et Voisin (M.), éd. La crise dans tous ses états. Actes du colloque de l'Association des sociologues belges de langue française, 1984 (Faculté de Droit, d'économie et de sciences sociales de l'Université de Liège— Louvain-la-Neuve, CIACO : 1985), pp. 185-194 et «Le français : une langue en crise ? », in Le français en débat (Communauté française Wallonie- Bruxelles, « Français & société, 4 », 1992), pp. 25-45.

LA CONCEPTION ESSENTIALISTE DU FRANÇAIS ET SES CONSÉQUENCES 809

On pourrait s'étonner de la trouver chez des acteurs soucieux de fonder leur action sur l'analyse, et peu suspects de mépriser le citoyen.

C'est qu'à la conception essentialiste de la langue vient souvent se greffer une autre conception. Deux images de la langue coexistent donc, qui ne se recouvrent pas en droit, mais si proches que l'on passe aisément de l'une à l'autre. Cette deuxième image de la langue, c'est l'esthétisante : la langue est un objet de beauté, qui doit se mériter. Elle pourra dès lors être le lieu où viendront s'incarner des valeurs générales, gratuites et désintéressées, comme le sens de l'effort et du travail, la volonté, le souci d'harmonie. La confusion entre ces deux conceptions explique que des personnalités cataloguées comme « à gauche » puissent, dans un dossier où il s'agit de langue, occuper une position que l'on pourrait qualifier de conservatrice. C'est ce qu'on put observer lors de la guerre qui se déclara sitôt après que le gouvernement français eût déposé, par un beau jour de décembre 1990, son très raisonnable projet d'émondage de l'orthographe.

2. Premier corollaire : la réflexion politique bloquée La conception essentialiste de la langue ouvre un espace de choix pour toutes

les idées reçues, et débouche sur un discours qui confine parfois au religieux. Car en matière de langue les représentations ont la vie si dure que la plus rigoureuse des démonstration scientifique est impuissante à les éradiquer.

N'invoquons pas — ce serait trop facile — le mythe de la « clarté de la langue française », clarté qui faisait écrire à Molard qu'elle était « l'organe de la politique et de la vérité, dont elle a la marche simple et naturelle » (1803) et faisait récemment dire à un homme politique inconscient — ou impudent — qu'il était impossible de mentir en français. Ne rappelons pas non plus cette autre idée qui veut que le français véhiculerait nécessairement des valeurs universellement humanistes, simplement parce qu'il est le français : nous a-t-on assez rabâché que c'était la langue des principes de 1789 ? (lors du cinquantième anniversaire de l'Organisation des Nations unies, l'ancien secrétaire général, aujourd'hui à la tête de l'Agence de coopération culturelle et technique, nous offrait une formulation modernisée de ce grand mythe : « Le français est dans la mémoire des peuples, une langue "non alignée" — je dis parfois "subversive" : la langue de la révolte contre l'injustice, l'intolérance et l'oppression »). Ne parlons pas davantage de l'idée d'une « crise de compétence » en matière de langue, une des plus tenaces parmi les rumeurs linguistiques ; si tenace et si générale qu'il ne fait pas bon la mettre en doute, et qu'il faudra bien y revenir. Prenons plutôt de beaux exemples récents de représentations linguistiques.

On en vit d'anciennes reprendre du service lors de la « guerre du nénufar ». Les propos alors émis, au plus fort d'une véritable campagne de désinformation, furent autant de bourdes aux oreilles des personnes informées : non, il n'y a aucune corrélation entre développement intellectuel et maîtrise de l'orthographe ; non,

810 JEAN-MARIE KLINKENBERG

celle-ci ne nous aide pas — et c'est même le contraire — à comprendre le fonctionnement de notre langue ; non, elle ne nous apprend rien sur l'étymologie ; non, les graphies ne jouent pas un rôle capital dans la distinction des homophones ; non, la réformette ne rend pas les textes anciens illisibles (elle affecte même si peu de mots que son application régulière passe aujourd'hui pratiquement inaperçue, même quand on la trouve dans les deux principales revues belges — La Revue nouvelle et La Revue générale — ou dans quelques ouvrages marquants, comme la récente Nouvelle histoire de la langue française dirigée par Jacques Chaurand (2)) ; non, l'orthographe des écoliers d'aujourd'hui n'est pas pire que celle de leurs ancêtres. Sottises donc qui, même lorsqu'elles sont énoncées par des prix Nobel, ont la même valeur d'évidence que des propositions comme « la terre est plate » ou « le soleil tourne autour de la terre », mais qui témoignent de la force des représentations du public en matière de langue.

On en a retrouvé d'autres, aussi indurées, lors de la guerre linguistique la plus récente : des doctes énoncèrent gravement que les responsables de la féminisation des noms de métiers, fonctions, grades et titres avaient confondu genre et sexe ; et d'autres amateurs de règles ont essayé de mettre au point celle-ci, évidemment ignorée des linguistes, qui consiste à distinguer personnes et fonction. Mais surtout il y eut la gauloiserie et la gaudriole, et les propos à connotation sexuelle : des expressions comme « viol de la langue », « lubricité lexicale », « harassement textuel », alors fréquentes dans la presse, attestent certes chez leurs inventeurs une créativité dont on se féliciterait en d'autres moments, mais indiquent surtout leur malaise devant des évolutions qui ouvrent devant eux un monde inconnu (3).

On le devine : vision essentialiste et idées reçues pèsent ensemble, et lourd, sur la conception des politiques linguistiques. C'est en effet le langage convenu, dont je viens de fournir quelques échantillons, qui est le plus souvent relayé par la majorité des décideurs politiques lorsque des questions de gestion linguistique leur sont soumises.

Y aller d'un couplet sur l'universalité de la langue française, ou sur son caractère fatalement démocratique, puis entonner le petit refrain célébrant l'excellence et le raffinement de la culture qu'elle véhicule, c'est là une liturgie à laquelle nulle personnalité publique ne saurait se soustraire, pas plus qu'elle ne peut avouer publiquement qu'elle se moque du football ou du cyclisme ; un rite auquel il faut sacrifier pieusement, en recourant à quelques formules magiques qui n'engagent à rien. Ainsi, quand une revue belge qui se dit soucieuse de politique

(2) Chaurand (Jacques), éd. Nouvelle histoire de la langue française (Paris : Éditions du Seuil, 1999).

(3) Cf. AAVV, La féminisation des noms de métiers, fonctions, grades ou titres: Au Québec, en Suisse romande, en France et en Communauté française de Belgique (Louvain-la- Neuve — Bruxelles : Duculot — Ministère de la Communauté française, « Français & société », 1999) et Klinkenberg (Jean-Marie), « À qui appartient la langue ? », La revue Nouvelle, Cil (1995), pp. 90-97.

LA CONCEPTION ESSENTIALISTE DU FRANÇAIS ET SES CONSÉQUENCES 8 1 1

linguistique pose, à l'approche d'élections législatives, trois questions à des présidents de partis politiques, ces questions portent toutes sur la position de ces partis face à la « promotion du français », sans que le contenu philosophique d'une telle promotion soit détaillée, sans que la notion même de promotion d'une langue soit interrogée, sans que l'on sache ce qu'il faut promouvoir dans la langue, auprès de qui et dans quel but. Les réponses obtenues grâce à cette enquête sont, on pouvait s'y attendre, aussi vagues : quand elles ne se content pas de reprendre les termes de la question, elles parlent de l'appauvrissement de la langue, de la fierté de parler correctement, du souci de faire apprécier les richesses de la culture française. . . Tarte à la crème, assurément.

Une conséquence grave de tout ceci est qu'une réflexion authentique sur les aspects politiques de la langue atteint rarement les responsables politiques et leurs conseillers : aveuglés par les idées reçues courant dans le corps social, ils peuvent malaisément voir que par et dans la langue s'expriment nombre de problèmes sociaux dont la gestion relève de leur responsabilité.

Cette cécité n'est pas sans conséquences sur notre conception de l'affrontement des langues et, pire encore, sur notre analyse des situations et des stratégies qu'il convient d'adopter. À transporter les affrontements humains sur le langage, à les métaphoriser en termes symboliques, ne court-on pas le risque des pires aberrations, voire celui d'une schizophrénie vécue dans la bonne conscience ? Exemples d'une telle schizophrénie : le défenseur du français est peut-être un épargnant avisé. Mais si, sur les conseils de son courtier ou de sa caisse d'épargne, il place ses économies dans des portefeuilles où dominent des capitaux qui renforceront la richesse des entreprises les plus riches et si ce qui est bon pour ces entreprises est bon pour le monde, n'est-il pas responsable du recul du français ? et bien autant que le jeune scientifique qui, devant assurer son avenir académique, présente sa première communication en anglais ? Soyons plus provocateur encore : peut-on dans le même temps se féliciter de la disparition des grands blocs politiques et se lamenter sur le raz-de-marée linguistique américain? La fin du monde que nous connaissions a en effet universellement imposé une économie de marché qui semble n'être plus contesté par personne. Or ce règne sans partage ne va-t-il pas de pair avec de nouvelles conditions de vie culturelle, auxquelles ils serait peut-être sage de se résigner ?

L'articulation entre langue et politique est donc dans un brouillard qui tarde à se lever. Et le risque existe que, s'il se lève, ce soit sur un paysage vide. Car il y manquerait le principal intéressé : le citoyen.

3. Second corollaire : le citoyen minoré En effet, la conception essentialiste de la langue n'a pas pour seule

conséquence la carence du regard politique sur elle. Elle en a une seconde : celle de placer le locuteur en situation d'infériorité face à sa langue.

8 1 2 JEAN-MARIE KLINKENBERG

Voir la langue comme un en-soi, coupé de ses déterminations sociales, c'est nécessairement l'opposer à son usager et, dans cette opposition, privilégier la première par rapport au second. Un usager sans la pratique de qui cette langue n'existerait pourtant pas, et qui intervient fatalement elle par le fait même qu'il la pratique. Ce qui est une bonne raison pour s'en méfier en le traitant a priori comme un fautif. Car pour beaucoup de bons esprits, défendre la langue, c'est d'abord la mettre à l'abri des dégradations que lui font subir ceux qui y touchent.

Les sondages font voir à quel point cette idée d'une sujétion du locuteur à sa langue est répandue. Quand, en 1994, à la demande du Ministère de la culture et de la francophonie, la SOFRES réalise une étude sur la conscience linguistique des Français, on voit que ce qui préoccupe ces derniers, c'est d'abord le piètre niveau de l'enseignement de la langue (38 % de citations), et en second lieu le manque de vigilance des citoyens (35 %). Une enquête du même type, réalisée en 1986 en Belgique francophone pour le Service de la langue française, impute une éventuelle dégradation du français à deux facteurs principaux : au désintérêt à l'égard du livre et de la lecture (86 % de citations) et au gout de la facilité (85 %). Les deux enquêtes établissent donc que les facteurs dépendant directement des individus viennent en premier, loin devant des paramètres plus extérieurs à eux (comme l'influence excessive de la culture américaine en Europe ou encore le rôle d'une société toujours plus tournée vers les sciences et les techniques). La SOFRES concluait sur le mode optimiste, en parlant d'une vision « volontariste et responsabilisatrice ». Mais on pourrait aussi parler d'une vision culpabilisante et moralisatrice.

Car il n'y a pas trente-six discours pour parler du français. On n'en entend guère que deux. D'abord celui de la culpabilité individuelle : prenez garde, vous pourriez trahir le génie de notre belle langue ! Ensuite celui de la culpabilité collective : nous parlons mal — nous écrivons mal, surtout — et notre langue, ce patrimoine à sauvegarder, se dégrade ! Reproches pervers et irresponsables. Car quand on risque de fauter, on se tait. Si l'on risque de pécher contre la loi, on se terre. Et au bout du compte, la langue ayant cessé d'être un outil pour n'être plus qu'un monument, il n'y a plus que le silence, ennemi de toute démocratie.

Dans la conception de la politique linguistique que je défends (4), j'entends basculer l'accent du mot « français » sur le mot « langue », et, en matière de langue, retourner la hiérarchie de l'individuel et du collectif. On voit qu'il s'agit aussi de rétablir l'ordre de priorité entre cette langue et son usager. Ce triple renversement opéré, on concevra qu'une politique de la langue est un aspect, et un aspect important, de la politique tout court. Et qu'elle ne jouit d'aucune espèce d'exception culturelle.

(4) iangage et citoyenneté. Pour une politique de la langue française [à paraître]. Voir déjà notre article « Pour une politique de la langue française », La revue Nouvelle, Cil (1995), 9, pp. 54-71.

LA CONCEPTION ESSENTIALISTE DU FRANÇAIS ET SES CONSÉQUENCES 8 1 3

4. Troisième corollaire : la francophonie célébrée mais ignorée Contrairement à ce que l'on affirme volontiers, le français n'est pas le parler

de l'Ile-de-France. Bernard Cerquiglini (5) a pu démontrer que, dès sa première manifestation écrite, cette langue refuse d'être enracinée dans un lieu précis, mais se veut un dénominateur commun. Ce que confirme l'examen des matériaux qui la constituent. Car la langue française n'est pas plus « pure » qu'une autre. Si son origine lointaine est le latin que les Romains ont laissé à nos aïeux, de multiples parlers ont fécondé ce latin « venu à pied du fond des âges ». En premier lieu le gaulois, aujourd'hui disparu (des mots comme « chêne » ou « charrue » en sont les survivances). En second, la langue des Francs, pourvoyeuse si généreuse que le français est aujourd'hui la plus germanique des langues latines (des mots aussi usuels que « trop », « gris », « bâtiment », « marcher », « garçon » font partie de cet héritage). Puis d'autres langues sont venues : l'espagnol, l'arabe, le néerlandais, l'italien, l'anglais, bien sûr. Tous les parlers issu de ce latin vivant, du normand au bourguignon, ont contribué à la formation du français. Et dans ce mouvement les frontières politiques ont bien peu compté : le wallon et le romand ont apporté leur contribution au bien commun, au même titre que le picard, le languedocien et le provençal. Ce français, qui a été chez lui en Wallonie bien avant de l'être en Gascogne, n'a donc jamais été le seul bien de la France. Ancienne, cette règle est plus valable aujourd'hui que jamais. Devenu « universel » au XVIIIe siècle au moment où la France est une puissance politique et économique dominante, répandu plus largement encore par les mouvements de colonisation du XIXe siècle, le français n'est plus, aujourd'hui, la propriété de ceux qui communient dans le souvenir de l'Empire ou de Jeanne d'Arc. Son universalité n'est plus celle qui lui vient du rayonnement de la France : elle vient du fait que, de par le monde, il est devenu le bien propre de millions d'hommes et de femmes, qui l'ont reçu en partage, qui l'ont librement choisi ou à qui il s'est douloureusement imposé.

Certes, deux choses empêchent de voir que cette révolution copernicienne a bien eu lieu. C'est d'une part le fait quantitatif qui a déjà été évoqué : que, dans la francophonie, le poids relatif de la France reste le plus important, contrairement à ce qui s'est produit dans l'anglophonie ou l'hispanophonie. C'est d'autre part la solide tradition centralisatrice, évoquée elle aussi, tradition renforcée par la conception essentialiste de la langue. Ces deux hypothèques pèsent si lourdement que nombre de ceux qui n'ont que le mot de francophonie à la bouche ne peuvent s'empêcher de penser à la première universalité de la langue française, tout en chantant la seconde.

Mais, malgré la prégnance de cet ancien discours, aucune politique sérieuse du français ne pourra dorénavant faire abstraction de la nouvelle donnée : que le français est désormais le bien d'un monde pluriel, et qu'il est ipso facto devenu une langue plurielle. Pluriel, ce nouveau français l'est d'abord devenu par ses formes.

(5) La naissance du français (Paris : Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? »).

8 1 4 JEAN-MARIE KLINKENBERG

(Comment en irait-il autrement, puisqu'une langue est une constellation de ressources linguistiques, répondant à des besoins distincts, et mises en œuvre dans des stratégies très différenciées ? Comme pour en témoigner les accents de Romandie, du Maghreb, du Sénégal et du Congo, se font entendre quotidiennement dans cet espace francophone : le problème est que nous n'avons pas encore appris à les entendre). Mais pluriel, le français l'est surtout par les situations qu'il permet d'exprimer : les déchirements des Congolais, raméricanité des Québécois, le caractère cosmopolite des Libanais ou des Francophones israéliens, la bonne santé économique de maintes régions de France, la grandeur perdue de la Wallonie, l'internationalité de Bruxelles ou du Luxembourg, les espoirs des Marocains, la fidélité des Acadiens. . .

Que le français permette d'exprimer des situations variées, la chose semble aller de soi. Toutefois, on n'en a pas tiré toutes les conséquences. « Une des grosses erreurs a été de croire ou de faire semblant de croire, ou encore de faire croire, que tous les Francophones, dont on exagérait le nombre à plaisir, avaient tous les même intérêt à l'endroit de la langue française >> (Hubert Joly). La conception essentialiste de la langue, encore elle, mène en effet à globaliser tous les problèmes concernant le français. Le dogme est ici qu'il y a une francophonie, et que cette francophonie est une vaste fraternité. En effet, si elle fondée sur une langue dont l'unité et l'unicité ne sont point discutées, cette entité est confrontée à des problèmes qui se posent d'une façon nécessairement identique à chacun de ceux qui la composent. La francophonie ne saurait par conséquent mener qu'une seule politique linguistique, dans la solidarité. Énoncer un tel dogme, c'est croire (ou jouer à croire, ou vouloir faire croire) que la Secrétaire perpétuelle de l'Académie française et l'agriculteur de l'Aveyron, le fonctionnaire wallon et l'étudiant acadien, le chef d'État africain et l'O.S. de Billancourt disposent des mêmes évidences culturelles, communient dans les mêmes valeurs, et qu'ils ont partie liée. C'est évidemment méconnaître qu'ils vivent des réalités et des conditions bien différentes. Car comme le faisait remarquer Hubert Joly, il y a au moins cinq catégories de Francophones : les Français (« qui considèrent leur langue comme un droit, comme un bien gratuit et inépuisable, un peu comme l'oxygène qu'on respire et qu'on n'imagine pas devoir payer un jour. Aussi est-ce beaucoup leur demander que de comprendre la nécessité d'investir sur la langue »), les minorités de langue maternelle française (Wallons, Bruxellois, Québécois), les Africains francophones, les arabophones du Maghreb, les étrangers bilingues. À ce classement, on peut préférer cet autre, qui est plus sociologique et moins géographique : (1) les usagers qui ont le français pour langue maternelle et ont la chance de pouvoir faire tout ou presque tout dans cette langue ; (2) ceux qui l'ont pour langue maternelle mais qui doivent se battre pour qu'elle soit autre chose que la langue de la maison ; (3) ceux qui Pont momentanément choisie parce qu'elle est intéressante pour eux, mais qui pourraient s'en détacher si cet intérêt venait à baisser ou si le français devait devenir moins rentable ; (4) ceux enfin à qui elle s'est imposée, et qui rêvent

LA CONCEPTION ESSENTIALISTE DU FRANÇAIS ET SES CONSÉQUENCES 8 1 5

peut-être de s'en débarrasser. Que les Francophones se répartissent en cinq catégories, en quatre, ou en trois, peu importe au fond. L'essentiel est d'être conscient qu'une même langue peut être prise dans des situations bien différentes, ce que masquent le discours essentialiste et le dogme d'une francophonie unitariste. Car le français peut être langue majoritaire ici, langue minoritaire là-bas ; langue d'une minorité, elle peut être ici l'apanage d'une minorité riche et influente et là-bas stigmate d'une minorité dominée ; langue d'une majorité, elle peut être celle des couches dominantes comme celle des couches dominées. Car, expression des jeux sociaux, la langue a une existence : elle n'est pas une essence.

Il faut donc manipuler avec précaution l'idée d'une politique globale de la langue française : une politique ainsi définie risquerait bien d'être inspirée par la perspective essentialiste, et ne servirait qu'une partie seulement de l'univers francophone, au détriment de la justice et de la solidarité. Il y aura donc nécessairement des politiques du français. Certaines n'ont de sens que dans une entité politique donnée (par exemple, la préoccupation québécoise pour l'évolution des indicateurs démographiques du pays n'a pas de sens en France), tandis que d'autres peuvent donner lieu tantôt à des collaborations Nord-Sud, tantôt à des accord Nord-Nord. Toutes coopérations qui doivent se faire dans la clarté. Mais la question subsiste : une fois préservée la spécificité des intérêts des différentes catégories de Francophones à l'endroit de leur langue, n'y a-t-il rien que ces Francophones puissent ou doivent faire ensemble ? Il faut, pour répondre à cette question, en poser préalablement une autre, sans doute scandaleuse : mais qu'est-ce donc au juste que la francophonie ?

Ce mot a au moins deux sens. Un sens officiel et un « non officiel ». Dans la première perspective, la francophonie est l'ensemble des États qui déclarent « avoir le français en partage » et qui se rassemblent lors des Sommets de la francophonie, pour discuter de problèmes économiques ou de problèmes sociaux. Mais pour pas mal de monde, le mot désigne l'ensemble des personnes qui, de par le monde, utilisent réellement le français, soit parce que c'est leur langue maternelle soit parce que c'est leur langue seconde, la langue officielle de leur pays ou une langue qu'elles ont apprise par plaisir ou par intérêt.

L'ambiguïté de la francophonie provient du fait que ces deux sens n'ont presque rien à voir l'un avec l'autre : il y a en effet dans la francophonie officielle un grand nombre d'États où le français est beaucoup moins parlé que d'autres langues, et, contrairement à ce que l'on imagine généralement, cette francophonie officielle ne s'occupe guère de la langue française, dont on déclare pourtant qu'elle constitue son assise.

On est donc fondé à poser la question : la francophonie, pourquoi faire ? Ou, plus précisément et pratiquement : nous, Francophones, que pouvons-nous faire ensemble que nous faisons mieux ensemble ? que pouvons-nous faire ensemble que nous ne pouvons pas faire seuls, ou avec d'autres que des Francophones ? Du commerce ? S'il ne s'agit que de cela, on peut parfaitement le faire en anglais (et il

8 1 6 JEAN-MARIE KLINKENBERG

n'est d'ailleurs pas absurde d'imaginer un Sommet de la francophonie où les débats auraient lieu en anglais ! C'est d'ailleurs peut-être ce qui arrivera si la francophonie officielle continue à s'étendre, sans se soucier des langues réellement pratiquées au sein des États qui la composent...) Promouvoir le développement et défendre la démocratie ? Outre que certains constats sont cruels — la francophonie officielle n'a jusqu'à présent été ni claire ni ferme avec les régimes bien peu démocratiques de certains des États qui la composent, et, en Europe, c'est dans deux pays francophones que l'on avoue le plus facilement des sentiments xénophobes (selon une étude réalisée pour l'Union européenne, la Belgique vient en tête, 22 % des enquêtes se disent « très racistes », et 33 % « assez racistes », suivie par la France, avec 16 et 32 %) — , on voit mal au nom de quelle prétention la langue française pourrait avoir le monopole de l'expression de ces vertus : en dépit du mythe cent fois rapetassé, défendre la démocratie, cela peut parfaitement se faire en anglais, en allemand, en arabe ou en serbo-croate. Et par ailleurs, un État francophone seul — la France ou le Québec par exemple — peut parfaitement se lancer dans une politique de développement ou tendre à illustrer la démocratie, indépendamment de sa langue.

La francophonie court donc le danger de ne pas pouvoir se définir. Et il ne faut pas se leurrer : nombre de décideurs sont actuellement vis-à-vis d'elle dans la position où certains curés l'étaient vis-à-vis de la religion au XVIIIe siècle : ils continuent à dire les offices et à administrer les sacrements, mais sans y croire. Les grands messes francophones se succèdent donc, avec leurs flots de lait sucré au miel, leurs buffets de guimauve et de moelle de sureau (6). Mais les officiants eux- mêmes ont cessé de prêter foi à leur liturgie. Danger donc : car il arrivera bien un moment où un enfant criera que le roi est nu et où quelqu'un sifflera la fin de la récré. À ce moment, tous diront « je n'y ai jamais cru ». Et si d'aventure un bébé bien formé devait avoir été conçu dans le sérail francophone, il s'en ira par la bonde, avec l'eau douteuse du bain.

Si de tels bébés existent, il s'agit de leur donner une chance de vie. Et donc de donner à chacun de bonnes raisons d'investir encore dans cette francophonie. De définir le noyau dur de choses que nous, Francophones, pouvons mieux faire ensemble, grâce au français.

Ce noyau dur, ce commun dénominateur, se réduit nécessairement à pas grand chose. Puisque, de par le monde, les Francophones sont loin d'avoir tous les même préoccupations à l'endroit de la langue française, et que chacun des groupes qu'ils constituent doit trouver un intérêt spécifique pour adhérer à l'idée francophone.

(6) Évocation récente et cruelle sous la plume de François Nourrissier, évoquant un « isolement linguistique qui ira s'aggravant pendant que nous continuerons de crier "Francophonie ! Francophonie !" comme le général de Gaulle sautillait sur sa chaise en criant "L'Europe ! L'Europe ! L'Europe !" » (Un siècle NRF (Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2000), p. 325).

LA CONCEPTION ESSENTIALISTE DU FRANÇAIS ET SES CONSÉQUENCES 8 1 7

Que peuvent-ils faire ensemble, tous ces Francophones ? Une seule chose. Une seule, mais immense : combattre l'uniformisation du monde.

Car jamais dans l'histoire de l'humanité les échanges de tous genres n'ont eu la fréquence et l'intensité qu'ils ont atteint en ce début de millénaire, et dès lors jamais la compétition entre langues n'a été si vive. Si vive et si inégale, une seule langue s'arrogeant toutes les fonctions de prestige et de pouvoir, et tendant à confiner toutes les autres dans un statut second, quand elle ne les menace pas d'anéantissement. Cette marche vers l'uniformité, à peine freiné par le dynamisme démographique de certaines collectivités, est sans nul doute une catastrophe. Car si au point de vue biologique la diversité est synonymie de vie, la chose est peut-être plus vraie encore au point de vue culturel. Et si la disparition d'une espèce animale est vécue comme une perte irrémédiable, l'humanité déplorera plus encore la perte d'une langue, puisque chaque langue est à elle seule une connaissance globale et une appropriation du monde.

La tâche première de la francophonie est donc là : faire contrepoids à la massification mondiale, à l'hégémonie mortifère. Certes, il n'est pas dans l'essence du français d'être la seule langue à pouvoir jouer ce rôle, parce qu'elle serait naturellement « non alignée » ou « subversive », comme le prétend vertueusement le chef de la francophone officielle : aucune langue, aucune collectivité n'est investie d'une mission messianique. Mais être plus réaliste — plus cynique, diront certains — mène à constater que dans le cadre de la compétition économique mondiale, les États francophones septentrionaux ont intérêt à garder compétitive la langue qui les définit. Et il se fait que ce premier objectif pragmatique peut être conjugué avec un second, pragmatique et idéaliste à la fois, qui est le développement du Sud, ainsi qu'avec un troisième, plus résolument idéaliste, qui est le maintien de la diversité culturelle. Comme on le constatera, dans ce combat, le français n'est pas seul. Au point qu'il faut peut-être rêver à un carrefour des États « ne voulant pas avoir que l'anglais en partage ».

Nous verrons plus loin sur quels modes l'impératif général de la francophonie — faire contrepoids à la massification — peut être décliné. Mais cette tâche commence nécessairement par un examen du rôle du français sur le marché actuel des langues.

5. Quatrième corollaire : la vie niée Car si le français doit aujourd'hui être le garant de la diversité dans un monde

menacé de laminage culturel, il doit pour jouer pleinement ce rôle se garder de certaines de ses traditions et résoudre certaines de ses contradictions.

Se garder de ses traditions, ou plutôt d'une de ses traditions, qui ne le désigne par particulièrement pour jouer le rôle de langue de la différence : le centralisme. Car si les politiques linguistiques francophones doivent combattre l'hégémonisme, elles doivent faire entendre la voix toute proche de la différence, et donc combattre

818 JEAN-MARIE KLINKENBERG

la conception essentialiste de la langue autant que le mythe d'une francophonie unanimiste. Toutes choses qui risquent d'être malaisées dans une culture offrant l'exemple sans doute le plus poussé qui soit d'homogénéisation linguistique.

Il faut aussi sortir de la contradiction dans laquelle s'enferme parfois le Francophone : réclamant pour lui l'exception culturelle, il se comporte avec d'autres comme l'impérialiste qu'il prétend combattre, convaincu qu'impérialiste il ne saurait l'être, et que sa langue est pour toujours celle de la République des hommes. Mais ce qu'il exige, face à l'anglais, ne doit-il pas l'offrir aux autres, par exemple en aidant les langues africaines à dire la modernité ? par exemple en admettant que, dans les pays francophones, d'autres langues se parlent qui méritent aussi de vivre pour exprimer la vie ; par exemple en s'ouvrant aux autres langues... Défendre sa langue en en protégeant d'autres? La chose est moins paradoxale qu'il n'y parait d'abord.

Promouvoir l'unité ou la diversité ? Cette question est d'importance, on vient de le voir, parce qu'elle seule peut définir la fonction de la francophonie. Mais la traiter sérieusement, au delà des invocations thaumaturgiques et des discours convenus sur l'humanité-qui-tire-ses-richesses-de-sa-diversité, au-delà des devises nécessairement consensuelles (« l'unité dans la diversité ») exige que l'on envisage avec le même sérieux ses corollaires : si le français est pluriel, quelle place donner à ses variétés locales dans les politiques linguistiques ? quelle place ménager aux langues les moins répandues ? Cette dernière question a rebondi récemment, lorsque, le 7 mai 1999, la France a signé la « Charte européenne des langues régionales ou minoritaires », moment où elle se dote de facto d'une politique explicite en matière de variété linguistique.

Les politiques linguistiques investissent en effet deux champs que l'on voit en général comme bien distincts. D'une part celui des langues standard officielles, et d'autre part celle des langues et des variétés moins répandues : langues minoritaires faiblement standardisées, langues régionales endogènes ou encore langues de l'immigration.

Les objectifs des politiques linguistiques semblent s'opposer dans les deux cas, autant que leurs objets.

Dans le premier, on entend promouvoir le moyen d'expression commun d'une vaste communauté, afin de faire participer celle-ci à la modernité, dans l'autre, on s'efforce de sauvegarder une parcelle du patrimoine de l'humanité ; dans un cas, il s'agit de stimuler, dans l'autre de protéger. Ces différences d'orientation sont, le plus souvent, liées à des nuances éthiques : les premières politiques, souvent régaliennes, visent à assurer une intégration harmonieuse du citoyen à la collectivité, les secondes étant davantage mues par le souci du respect des différences.

• De cette divergence d'objectifs découlent une série d'oppositions. Opposition dans les terrains investis par les politiques linguistiques, dans les moyens déployés, et dans la personnalité de ceux qui s'y engagent. Pour agir sur les

LA CONCEPTION ESSENTIAUSTE DU FRANÇAIS ET SES CONSÉQUENCES 8 1 9

langues standard officielles, on mettra au point des batteries de mesures portant sur le corpus, qu'il s'agit de normaliser et d'enrichir, autant que sur le statut, qu'il importe de renforcer. En revanche, l'action prioritaire en matière de langues moins répandues ou de langues régionales endogènes consiste moins fréquemment en un aménagement interne — en dehors de cas comme celui du romanche suisse — , qu'en une intervention sur leur statut : droit pour une communauté de préserver son propre système onomastique, présence de sa langue dans l'enseignement et dans dans les médias, encouragement à l'édition, etc. Par ailleurs, si l'une et l'autre de ces politiques se préoccupent de statut, l'ampleur de l'intervention en cette matière varie notablement : les politiques de la langue standard tendent à investir la totalité du champ des fonctions sociales, tandis que les dispositions prises en faveur des langues régionales se caractérisent généralement, quoi qu'en disent leurs détracteurs, par leur relative modestie : la délivrance de permis de chasse en marollien ou en berrichon, ou le prononcé de jugements en francique, en shibushi ou en en xârâgurè sont loin d'être à l'ordre du jour... Dernière opposition, à première vue moins fondamentale, mais grosse de conséquences : de facto, les personnalités s' investissant dans les deux types de politique manifestent des sensibilités différentes. Les défenseurs des langues régionales passant volontiers pour de suspects laudatores temporis acti aux yeux de ceux qui s'intéressent aux langues nationales autres ; ces derniers sont souvent perçu par les premiers comme des centralisateurs à outrance, voire comme des technocrates sans âme. Les uns seraient ainsi les adeptes du développement, les autres des apôtres de la nostalgie.

Ces différences sont d'ailleurs largement institutionnalisées : les États qui se sont dotés d'une politique explicite en matière de langues standard n'interviennent pas nécessairement en matière de langues moins répandues — ce qui est bien sûr, on l'a compris, une manière de mener une politique à leur endroit — , et ceux qui ont résolu de légiférer dans les deux cas confient en général à des organismes distincts la réflexion sur les actions à mener. C'est par exemple le cas de la Communauté française de Belgique, qui a mis sur pied un Conseil supérieur de la langue française d'une part et un Conseil des langues régionales endogènes de l'autre, deux organes entre lesquels il n'y a ni coordination ni synergie.

À première vue, les deux politiques apparaissent donc bien comme inconciliables. Et dans le meilleur des cas, la seconde est un salut que la première adresse au monde du passé, ou une concession que la raison fait aux sentiments. Car les problèmes les plus sérieux que nous ayons à résoudre se posent à une tout autre échelle : comme on l'a vu, pour vivre, une langue doit être en mesure de répondre à des défis nouveaux, en matière d'organisation sociale ou de production culturelle, mais surtout de technologie, de science et d'économie. Tous défis qui sont lancés sur une vaste scène internationale.

Nous voilà loin, apparemment, de la sauvegarde du patrimoine. Car le souci de la modernisation linguistique semble bien orienter dans une direction qui est à l'exact opposé de cette fragmentation à laquelle aboutirait un respect scrupuleux et

820 JEAN-MARIE KLINKENBERG

nostalgique des différences, et les moyens à mettre en œuvre pour assurer l'industrialisation d'une langue sont de toute évidence hors de portée des idiomes moins répandus.

L'incompatibilité entre normalisation et diversité n'est toutefois peut-être pas totale. Selon Giordan (7), le « processus d'unification de la langue n'implique en aucune façon l'élimination des variétés [...]: on se borne à créer un standard assurant la communication dans un "espace linguistique" » défini par certains besoins économiques ou sociaux. Cette définition permet d'ailleurs d'intégrer aux langues normalisées des données spatialement circonscrites, comme on peut aisément le voir avec les terminologies techniques.

On se prend dès lors à penser que l'opposition dont j'ai décliné les différents aspects n'est qu'un artefact. Elle pourrait bien être le produit de la fragilité que ressentent certaines de nos grandes communautés linguistiques, lorsqu'elles sont menacées d'être boutées hors de la scène de l'histoire, ou, en tout cas, de ne plus y occuper la place visible qui était la leur. Le recul de leur langue peut susciter chez certains la tentation d'en finir une fois pour toutes avec ce qui divise. Et se pose dès lors la question : est-ce bien le moment de faire éclater une langue dont le statut est menacé ? la « pluraliser », n'est-ce point l'affaiblir ? Et la réponse jaillit le plus souvent : Francophones de tous pays, de toutes appartenances, unissez-vous ! L'union fait la force ! Halte aux patois ! Halte aux langues régionales! Ces langues régionales à qui la timide loi Deixonne, dont les arrêtés d'application ne furent jamais publiés, promettait un peu de survie, et à qui la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, promet un meilleur avenir. . . Et aussi : halte aux particularismes (8).

Cette attitude découle d'une conception persistante dans certains pays d'Europe et particulièrement en France : la conception selon laquelle une société n'est cohérente que si elle s'exprime d'une seule voix. D'où le renforcement des forces centripètes. D'où aussi les craintes de certains, qui voient un danger de retour aux féodalités dans une politique légitimant les différences : celle-ci, en effet, pourrait remettre en cause l'égalité des citoyens, parce que le droit à la différence conduirait fatalement « à la différence des droits » {Charlie Hebdo).

Mais cette conception de la cohérence linguistique n'est plus guère pertinente aujourd'hui, et risque de surcroit d'entraîner des conséquences perverses.

(7) Giordan, éd. Les minorités en Europe. Droits linguistiques et droits de l'Homme (Paris : Éditions Kimé, 1992).

(8) « II en drache, des carabistouilles », titrait le grand quotidien bruxellois Le Soir quand le Petit Larousse, prenant au sérieux l'idée qu'on ne pouvait prétendre parler au nom de tous les Francophones sans faire droit à leurs particularités, introduisit dans les pages de sa refonte 1989, à côté de quelques rasades de québécismes et d'africanismes, les trois centaines de belgicismes de belgicismes qu'il m'avait commandés ; le soir même, un journaliste de la télévision belge renchérissait : comment pouvait-on souiller la Bible par autant de faits qui n'étaient jamais que des « fautes de langue » ?

LA CONCEPTION ESSENTIALISTE DU FRANÇAIS ET SES CONSÉQUENCES 82 1

Pour nous persuader qu'elle est périmée, reportons-nous au schéma historique suggéré par Touraine et Seiler et synthétisé par Jean-William Lapierre (9).

On y distingue trois moments. Le premier est « défensif et conservateur » : dans des régions « périphériques », dont l'économie reste dans une large mesure pré-industrielle, des mouvements régionalistes et traditionalistes résistent aux changements (industrialisation, pouvoir croissant de Γ État-Nation central, imposition de la langue « nationale ») qui, sous l'impulsion et l'emprise du « centre », menacent de détruire les particularités linguistiques, les franchises locales, les coutumes ancestrales. « Le second moment est celui du nationalisme populiste qui retourne contre le "centre" l'idéologie de l'unité nationale, le traite comme un pouvoir étranger (ce qu'il est effectivement dans la situation coloniale) et revendique pour le peuple minoritaire dominé son propre État-Nation. De tels mouvements sont à la fois politiques et culturels. Le troisième mouvement est celui des mouvements "nationalitaires" dans lesquels les groupes minoritaires affirment leur capacité d'action autonome dans le processus de transformation sociale. Ils expriment des revendications économiques, voire écologiques, aussi bien que politiques et culturelles : sortir du sous-développement, aménager le territoire en protégeant l'environnement, promouvoir sous de nouvelles formes la langue et la culture originales, conquérir une large autonomie sans exclure l'intégration federative à un ensemble politique plus englobant que l'État-Nation [...]. L'identité collective, pour ces mouvements, ne se définit plus seulement par un passé commun que transmet la mémoire collective, mais par un projet d'avenir commun qui implique la transformation du présent. C'est alors que l'affirmation de l'identité débouche sur une volonté d'autonomie sociale ; les membres du groupe minoritaire dominé ont quelque chose à faire ensemble, quelque chose d'autre que la commémoration des souvenirs historiques, quelque chose de plus que la survivance folklorique : la lutte pour abolir le rapport de domination ». Ce schéma explique bien qu'un même objet du monde (le breton ou l'occitan, par exemple) puisse être successivement (ou simultanément) investi de valeurs antinomiques, pris qu'il est dans des réseaux d'association différents : tantôt objet de nostalgie, et tentation de repli, tantôt affirmation d'un projet d'avenir et instrument de solidarité.

Il faut en outre prendre garde aux effets pervers de la conception ordinaire de la cohérence linguistique : elle prépare à la monoculture, danger autrement plus menaçant que le communautarisme. Car s'il est juste et bon de parler d'une seule voix, pourquoi s'arrêter en si bon chemin à telle ou telle étape — le « français de chez moi », le « français international » — , pourquoi ne pas aller plus loin encore sur la route de l'intégration, et donc vers l'adoption d'une langue unique ? Une langue qui serait la même pour tous les citoyens du monde ? langue fraternelle qui

(9) Le pouvoir politique et les langues. Babel et Leviathan (Paris : P.U.F., « La politique éclatée », 1988).

822 JEAN-MARIE KLINKENBERG

ne pourrait évidemment être que l'anglais... C'en serait fait, alors, de toute différence.

En définitive, se serrer les coudes, et lutter contre les forces centrifuges ne constitue-t-il pas une position de repli sur des « valeurs sûres » — donc une attitude nostalgique, dont les tenants des variétés moins répandues n'auraient pas le monopole — , et en définitive une incapacité à s'adapter ? N'est-il pas urgent de modifier certaines attitudes mentales fondées sur le modèle de l'unilinguisme ?

Car une seconde position est tenable : nos aires culturelles s'anémient ? Régénérons leur vitalité par la différence. Ce qui n'est pas un slogan, car si le français doit être une réalité vivante pour chaque Francophone, c'est en lui confiant la responsabilité qu'on y parviendra. Or comment pourrait-il s'investir dans cette langue, si l'on ne cesse de lui répéter qu'il n'en est pas le propriétaire, mais tout au plus un locataire, constamment surveillé, gourmande et censuré ? Il faut donc aboutir à une appropriation du français, de la même manière qu'il y a eu, dans notre passé, une autochtonisation du latin.

Mais, dira-t-on, ne faudra-t-il pas craindre alors ce qui est précisément arrivé au latin et qui est son éclatement? redouter la créolisation, la hideuse balkanisation ? La réponse est non. Tant si l'on considère le mouvement actuel de légitimation des différentes variétés du français que si l'on considère celui qui mène à la réhabilitation des langues régionales.

Du premier côté, ce mouvement survient à un moment où les forces centripètes l'emportent, sur les forces centrifuges. Et cela fatalement. Parce que, sauf catastrophe nucléaire qui réduirait les survivants à l'âge des cavernes (ce qui poserait évidemment en de tout autres termes la question de la politique linguistique...), nous allons dans les années qui viennent continuer à voyager, à écouter la radio, à regarder des films, à recevoir des programmes de télévision par câble, à surfer sur l'Internet : tous facteurs qui rapprochent les usagers d'une langue autour des mêmes normes implicites, et rabotent les différences. De sorte que la légitimation des variétés locales, loin de contrebalancer les forces centripètes, apparaîtra souvent comme un repentir tardif, à la portée purement symbolique. La variété peut donc, sans que ce ne soit un paradoxe, coexister avec l'union et la force. Au demeurant, l'exemple de la langue qui domine aujourd'hui le monde le montre bien : c'est précisément une de celles qui autorisent la plus grande liberté à ses usagers, et qui connaissent la plus forte variabilité interne. Variabilité qui, loin de la sanctionner, la rend d'ailleurs peut-être plus attrayante à ses usagers potentiels.

Du second côté, il suffit, pour se rassurer, de jeter un coup d'oeil à ce qui se passe à côté de chez nous. Certes, le mouvement actuel d'éclatement des États du Centre et de l'Est n'a pas été sans répercussions en Europe occidentale. Et la revendication d'autonomie des cultures minoritaires de cette Europe-là s'est de toute éviâence énoncée plus haut et plus fort. Mais d'un autre côté, les solutions qui se dessinent sont, plus que jamais, des solutions modérées et négociées

LA CONCEPTION ESSENTIALISTE DU FRANÇAIS ET SES CONSÉQUENCES 823

démocratiquement : on le constate par exemple en Catalogne, en Ecosse et en Euskadi. « Cette souplesse témoigne d'un haut degré d'adaptation [de ces mouvements] aux réalités géopolitiques actuelles : ils prennent acte de la situation d'interdépendance de l'ensemble des sociétés développées de façon beaucoup plus pertinente que ne le font les États-nations » (10).

Cesser de réduire l'autre « au ghetto de l'archéo-civilisation, à la réserve des traditions » (Laffont), c'est se donner le droit de revendiquer pour soi ce que l'on ne refuse plus chez soi. C'est tout repenser des rapports entre langues, cultures et groupes sociaux. Quelques mutations discrètes en Europe — on peut par exemple penser au modèle institutionnel belge, dont les Belges sont seuls à sourire — , mutations qui touchent jusqu'aux entités les plus centralisées d'Europe, où la Région, gestionnaire de puissantes ressources, stimule de nouvelles relations transfrontalières, et est porteuse de valeurs culturelles modernes, sans danger de retour aux féodalités, ces mutations, dis-je, permettent d'assister à la naissance d'un type d'État nouveau : l'État postmoderne, où les allégeances, loin d'être monocentriques, se multiplient et éclatent en des loyautés multiples, et qui laisse subsister et jouer les appartenances plurielles. Sans que ceci soit un paradoxe, la

(10) Ceci ne va pas sans répercussion sur les stratégies de plurilinguisme. L'apprentissage des langues de synergie doit aller de pair avec la mise en évidence de leur variabilité interne, qui relayerait — vaccin contre la perspective essentialiste — la mise en évidence de la variabilité du français et l'enseignement de ses règles pragmatiques. Mais la notion de langue de voisinage donnerait aussi sa chance à des langues moins répandues. Songeons au francique, qui, dans une de ses variétés, est langue officielle au Grand-Duché de Luxembourg, mais est aussi pratiqué, avec des fortunes diverses, en Belgique, en France et en Allemagne, États entre lesquels il peut faire figure de pont. S'il faut offrir aux non-francophones les moyens d'acquérir la langue de leur pays d'accueil (et c'est l'honneur d'un des pays de langue française — le Québec — d'avoir mis au point un des programmes d'intégration parmi les plus efficaces au monde), il faut également inclure les langues de l'immigration dans la réflexion sur les stratégies de plurilinguisme. Une reconnaissance de ces langues par la collectivité ne peut qu'être bénéfique. Contrairement aux craintes de certains, elle n'aboutirait pas à la création de nouveaux ghettos ou à la « différence des droits » tant redoutée (danger qui serait bien plus réel si l'initiative de l'enseignement de ces langues de l'immigration était abandonnée à certains leaders peu préoccupés d'une politique linguistique démocratique...). Cette légitimation faciliterait au contraire une intégration collective et harmonieuse à la culture d'accueil, et permettrait aux enfants de mieux jouer le rôle heureux qu'ils jouent souvent en pareille occurrence : être une interface active entre les parents, linguistiquement marginalisés, et la langue nationale. De surcroit, elle favoriserait la maîtrise du français chez ces enfants et conjurerait les ravages du bilinguisme soustractif, puisque c'est une règle bien connue que l'aisance et la sécurité gagnées dans sa langue maternelle favorisent l'acquisition d'une autre langue. On ne peut, en conclusion, que reprendre la stimulante réflexion de Harald Weinrich à propos des langues d'Europe («Trois cordes à nos arcs», Le monde des débats, juillet-août 1993, pp. 21-22): «Une quelconque hégémonie monolithique ne saurait satisfaire tous les besoins d' intercommunication en Europe, parce qu'elle porterait atteinte à la diversité linguistique sur laquelle repose une bonne partie de la richesse culturelle du continent ». Il y a là plus que la simple expression de bons sentiments : la nécessaire normalisation, objectif prioritaire des politiques linguistiques n'est pas, on l'a montré, incompatible avec la gestion de la variété.

824 JEAN-MARIE KLINKENBERG

multiplication des ensembles de référence n'aboutit pas à la multiplication et au renforcement des frontières, mais à leur affaiblissement et à leur labilité.

On voit donc ceci, qui n'est pas un paradoxe : que si la langue est un bien collectif, propre à assurer la cohésion de la collectivité, son unité est aujourd'hui parfaitement compatible avec la préservation de la diversité (").

(11) Certaines des lignes qu'on aura lues reprennent le propos d'un ouvrage à paraître sous le titre Langage et citoyenneté. Pour une politique de la langue française. Le présent texte applique les rectifications de l'orthographe étudiées par le Conseil supérieur de la langue française (1990) et approuvées par toutes les instances compétentes.