8
L A PRISE DE CONSCIENCE DE LA NATURE DU COMMUNISME ET DE l’ampleur de ses ravages par l’opinion française a été un long processus. Ce ne fut pas le cas à la revue Est & Ouest, revue dont Histoire & Liberté se veut aujourd’hui l’héritière, qui a fait preuve d’une clairvoyance précoce. C’est donc avec un regard lucide sur le communisme qu’elle a appréhendé dès ses premières publica- tions l’œuvre de Soljenitsyne. Rappelons que c’est en 1949 que fut créé par Georges Albertini le BEIPI, Bulletin d’Études et d’Informations politiques internationales, qui prit en 1956 le nom d’Est & Ouest. À mi-chemin entre revue et bulletin, Est & Ouest se donnait pour mission de dévoiler la vérité sur le système communiste soviétique. Albertini s’était entouré d’une équipe de spécialistes, le plus prestigieux étant sans doute Boris Souvarine, qui avait une connaissance intime du communisme. Bien que né à Kiev, il avait passé son enfance et sa jeunesse en France, mais était reparti en Russie après la révolution bolchevique, pour laquelle il avait pris fait et cause. Ces années passées à Moscou, en tant que responsable de la III e Internationale, modifiè- rent totalement ses analyses du régime mis en place en 1917. En 1924, il rompit avec les instances de l’Internationale communiste et rentra en France. Devenu un adver- saire acharné du stalinisme, il publia en 1929 sous la signature de l’écrivain roumain Panaït Istrati, à la demande de celui-ci, La Russie nue, puis sous son nom, en 1935, Staline, ouvrage qui eut un écho important en France. Il fonda alors l’Association des Amis de la Vérité sur l’URSS, qui fit paraître un certain nombre de brochures sur le système concentrationnaire soviétique, dont des récits de voyage et des témoignages. Branko Lazitch, un autre connaisseur du système communiste, rejoignit la revue Est & Ouest et des spécialistes reconnus, dont Michel Slavinski et l’historien Michel Heller, apportèrent aussi leur contribution… * Florence GRANDSENNE est agrégée d’histoire et rédactrice en chef d’Histoire & Liberté. dossier par Florence Grandsenne* Est & Ouest et Soljenitsyne N° 37 59 LE CHOC SOLJENITSYNE

Est & Ouest et Soljenitsyne L - Bienvenue sur le site …est-et-ouest.fr/revue/HL037_articles/037_059.pdf · l’Est. Bien qu’il ne fut pas le premier ... confisqua une partie de

Embed Size (px)

Citation preview

LA PRISE DE CONSCIENCE DE LA NATURE DU COMMUNISME ET DEl’ampleur de ses ravages par l’opinion française a été un long processus. Ce nefut pas le cas à la revue Est & Ouest, revue dont Histoire & Liberté se veut

aujourd’hui l’héritière, qui a fait preuve d’une clairvoyance précoce. C’est donc avecun regard lucide sur le communisme qu’elle a appréhendé dès ses premières publica-tions l’œuvre de Soljenitsyne.

Rappelons que c’est en 1949 que fut créé par Georges Albertini le BEIPI, Bulletind’Études et d’Informations politiques internationales, qui prit en 1956 le nom d’Est &Ouest. À mi-chemin entre revue et bulletin, Est & Ouest se donnait pour mission dedévoiler la vérité sur le système communiste soviétique.

Albertini s’était entouré d’une équipe de spécialistes, le plus prestigieux étant sansdoute Boris Souvarine, qui avait une connaissance intime du communisme. Bien quené à Kiev, il avait passé son enfance et sa jeunesse en France, mais était reparti enRussie après la révolution bolchevique, pour laquelle il avait pris fait et cause. Cesannées passées à Moscou, en tant que responsable de la IIIe Internationale, modifiè-rent totalement ses analyses du régime mis en place en 1917. En 1924, il rompit avecles instances de l’Internationale communiste et rentra en France. Devenu un adver-saire acharné du stalinisme, il publia en 1929 sous la signature de l’écrivain roumainPanaït Istrati, à la demande de celui-ci, La Russie nue, puis sous son nom, en 1935,Staline, ouvrage qui eut un écho important en France. Il fonda alors l’Association desAmis de la Vérité sur l’URSS, qui fit paraître un certain nombre de brochures sur lesystème concentrationnaire soviétique, dont des récits de voyage et des témoignages.

Branko Lazitch, un autre connaisseur du système communiste, rejoignit la revueEst & Ouest et des spécialistes reconnus, dont Michel Slavinski et l’historien MichelHeller, apportèrent aussi leur contribution…

* Florence GRANDSENNE est agrégée d’histoire et rédactrice en chef d’Histoire & Liberté.

do

ss

ier

par Florence Grandsenne*

Est & Ouest

et Soljenitsyne

N° 37 59

L E C H O C S O L J E N I T S Y N E

D_06_FLORENCE_8P:DOSSIER 20/01/09 9:24 Page 59

C’est cette « proximité critique » qui explique que ce qui apparut à certains, à lalecture de Soljenitsyne, comme des révélations, n’en furent pas vraiment pourl’équipe d’Est & Ouest qui consacrait son activité à l’étude du monde communiste,notamment du régime soviétique. Elle sut voir aussi en quoi les publications succes-sives des ouvrages de Soljenitsyne constituèrent autant de jalons dans la prise deconscience, tant en Union soviétique qu’en Occident, de la nature de ce régime.

Lorsque parut en novembre 1962 dans la revue littéraire Novy Mir « Une journéed’Ivan Denissovitch », Alexandre Soljenitsyne n’était alors connu ni à l’Ouest ni àl’Est. Bien qu’il ne fut pas le premier écrivain à faire référence aux camps, il était lepremier à décrire la vie qui s’y déroulait. Aussi, cette nouvelle fit en URSS « l’effetd’une bombe » écrivit Michel Slavinsky[1], chargé à Est & Ouest de rendre compte dela vie littéraire soviétique et de ses aléas.

En effet, après la guerre, durant laquelle l’attitude de Staline avait laissé croire qu’ily aurait un certain assouplissement de la dictature, la chape de plomb du contrôleétatique et du réalisme socialiste était retombée sur les intellectuels. Puis la mort deStaline et le XXe Congrès avaient apporté un certain dégel, qui avait pris fin brutale-ment en 1957. La répression s’était de nouveau abattue sur les écrivains, comme cela

apparut clairement au moment de l’affaire Pasternak[2].La publication d’Une journée d’Ivan Denissovitch s’inscrivait

dans la deuxième vague de déstalinisation opérée parKhrouchtchev, à la suite du XXIIe Congrès de 1961.Khrouchtchev comptait, grâce à cette nouvelle dont l’action sedéroulait en 1951, affirmer son rejet du stalinisme en faisantporter la responsabilité de la répression sur la seule personnede Staline et en la limitant à une époque révolue, s’excluantainsi de la critique. Il espérait, écrivit Slavinsky, « que l’audacede l’aveu éclipse la complicité dans le crime ».

60 HIVER 2008-2009

1. Voir Michel SLAVINSKY, « Les étapes de la littérature soviétique depuis la mort de Staline », Est & Ouest, n° 300, 16-31 mai 1963.

2. Le Docteur Jivago fut interdit en URSS; Pasternak, qui n’eut pas l’autorisation d’aller chercher le Prix Nobel qui luiavait été attribué, fut exclu de l’Union des Écrivains en octobre 1958.

Boris Pasternak

DR

D_06_FLORENCE_8P:DOSSIER 20/01/09 9:24 Page 60

La revue Est & Ouest saluacette publication comme unévénement majeur, signe que« La vérité sur les camps deconcentration soviétiques esten marche » écrivit Slavinsky.Il souligna surtout que cetévénement allait beaucoupplus loin que ce qu’en atten-dait Khrouchtchev en autori-sant sa publication: « De tellesrévélations n’en éclaboussentpas moins les dirigeants

actuels (déjà en fonction à cette époque) et le Parti dans son ensemble ». De plus, ilmontrait que les discussions lancées à Moscou par la publication de ce texte et de deuxnouvelles de Soljenitsyne parues peu après[3] permettaient de mettre à mal un certainnombre de mythes défendus par le PCUS.

Le premier, qui s’était déjà largement effondré depuis 1956, était celui de la culpa-bilité des victimes de la terreur stalinienne.

Le second affirmait que le parti avait été la première et la plus grande victime de larépression; or écrivait Slavinsky, « malgré les intrigues et les manœuvres de la cliquestaliniste, on trouve de plus en plus fréquemment d’œuvres soulignant l’énorme partde souffrance qui revenait au petit peuple durant la période stalinienne »[4].

Le troisième prétendait que, depuis la mort de Staline, toutes les injustices et abusavaient cessé. Les Soviétiques n’étaient pas dupes et Slavinsky citait la remarque durédacteur en chef de Novy Mir, Tvadorvsky, à propos de la nouvelle : « Il est évidentque cela ne concerne pas que le passé. La nouvelle dénonce ceux des « idéaux » et deshabitudes qui continuent à être cultivés jusqu’à présent par les tenants du culte de lapersonnalité » (Novy Mir, n° 9, 1964).

Khrouchtchev lui-même réalisa sans doute le risque qu’il avait pris en ouvrant lesvannes. Le 8 mars 1963, en réponse à une lettre des écrivains exigeant plus de libertés,il fit un discours violent, les enjoignant de rester fidèle au réalisme socialiste.

EST & OUEST ET SOLJENITSYNE

N° 37 61

do

ss

ier

3. Novy Mir publia en février 1963 « La maison de Matriona » et « Un épisode à la station de Kretchetov ».

4. Il cite la publication dans Novy Mir d’un reportage écrit par l’ingénieur Pobody (Novy Mir, n° 8, 1964) sur la cons-truction d’un chemin de fer au-delà du cercle polaire. Michel SLAVINSKY, « Le rôle de la littérature en URSS dans la“déstalinisation” » (Est & Ouest, n° 350, 1er-15 novembre 1965).

Portrait de Boris Souvarine Panaït Istrati

DR

D_06_FLORENCE_8P:DOSSIER 20/01/09 9:24 Page 61

Lorsque la rédaction de Novy Mir proposa « Une journée d’Ivan Denissovitch »pour le prix Lénine en 1964, les passions se déchaînèrent. Les conservateurs, quireprochaient à Soljenitsyne de « ne décrire que les aspects négatifs de l’existence del’URSS », y étaient totalement opposés. « Il devint rapidement évident, écrivitSlavinsky, que Soljenitsyne n’obtiendrait jamais la plus haute distinction de l’État carle large courant d’opinion que la publication de son œuvre avait suscité constituaitune menace directe pour tous ceux qui avaient trempé dans les crimes commis dutemps de Staline ». Effectivement, Soljenitsyne n’obtint pas le Prix Lénine.

D’ailleurs, la légère ouverture littéraire ne survécut pas à la chute deKhrouchtchev, et l’appui que le dirigeant avait apporté à l’écrivain devint plutôt unhandicap pour celui-ci, bientôt frappé par la répression. En 1965, le KGB luiconfisqua une partie de ses archives et un manuscrit de son roman Le premiercercle, et publia une pièce que Soljenitsyne avait pourtant reniée, Le festin des vain-queurs. La diffamation alla alors bon train : l’écrivain fut accusé de s’être constituéprisonnier pendant la guerre et d’avoir collaboré avec les Allemands. Il riposta enmai 1967 par une lettre ouverte au IVe Congrès des Écrivains de l’URSS, qui dénon-çait la répression à son encontre, la censure et l’attitude de la direction de l’Uniondes Écrivains qui, loin de défendre les écrivains, se plaçait au premier rang despersécuteurs.

Signe de l’intérêt de la revue Est & Ouest pour Soljenitsyne et son combat, la revuepublia cette lettre – qui ne fut évidemment pas lue au Congrès mais le fut enrevanche au Congrès des Écrivains tchécoslovaques qui annonçait le Printemps dePrague – ainsi qu’un portrait de l’écrivain, encore peu connu encore en France,portrait qui réfutait toutes les accusations dont il était l’objet en URSS[5].

En 1969, Soljenitsyne fut exclu de l’Union des Écrivains. En 1970, il reçut le prixNobel de littérature qu’il n’alla pas chercher, par peur de ne pouvoir rentrer dans sonpays. Branko Lazitch fit alors le point dans Est & Ouest sur les « Persécutions ettortures des citoyens en URSS », montrant que lire ou posséder un ouvrage deSoljenitsyne pouvait valoir l’arrestation ou le camp.

Or aucune campagne n’était alors organisée en Occident pour défendre l’écrivainrusse. La revue le regrettait, elle qui avait toujours dénoncé deux caractéristiques durégime soviétique: « Premièrement, le système soviétique est le seul système politiquequi ait pratiqué les méthodes de répression […] au nom d’une doctrine se réclamant del’humanisme intégral. […] Deuxièmement, la Russie soviétique est le seul pays au

H I S T O I R E & L I B E R T É

62 HIVER 2008-2009

5. Michel SLAVINSKY, « Le Cas Soljenitsyne », Est & Ouest, n° 414, 16-30 novembre 1968.

D_06_FLORENCE_8P:DOSSIER 20/01/09 9:24 Page 62

monde à avoir pratiqué ces méthodes répressivessans aucune interruption depuis plus d’undemi-siècle ». Il y avait une troisième caractéris-tique, que le peu de mobilisation en faveur deSoljenitsyne confirmait: « L’URSS est le seulpays dont la courbe de répression dans lepays a été à l’opposé de la courbe d’indi-gnation dans le monde… ».

La revue dénonçait encore ettoujours cette passivité de l’Occident,en particulier au moment (1973) oùSoljenitsyne, qui avait réussi à fairepasser une lettre en Norvège, mani-festait son opposition à la candida-ture de Tito au prix Nobel de laPaix et proposait celle de

Sakharov. Au passage, l’écrivain souli-gnait sa déception devant le faible empressement de

l’Occident à aider les dissidents. Comment expliquer, écrivait-il,qu’ils soient ravagés par « l’esprit de Munich »? « Ils ne veulent pas regarder le

péril en face, parce qu’ils sentent et savent que ce qu’ils verront les obligerait à faire uneffort et qu’ils reculent devant cet effort. […] C’est leur « confort intellectuel » quiétait en cause, selon lui. Il faudrait, affirmait-il, qu’ils procèdent à la révision desconcepts dans lesquels ils sont accoutumés de vivre – et c’est au-dessus de leursforces »[6]. C’est cette attitude de l’Occident que ne cessait aussi de dénoncer Est &Ouest, montrant à quel point elle contrastait avec celle de l’écrivain soviétique, qui« bravait les pires dangers pour faire entendre la parole de la vérité ».

Est & Ouest et Soljenitsyne étaient donc au diapason. Lorsque le premier tome deL’Archipel du Goulag fut publié en France, en russe, en décembre 1973, la revue en fitun compte rendu très détaillé et perçut aussitôt l’impact du livre, un « révélateur »des réalités du système soviétique: « Il suffisait que quelqu’un le dise, que l’on sachequ’un homme de renom dont on ne saurait contester l’honnêteté intellectuelle pourque tout ce qu’on se cachait à soi-même devînt évident » écrit Claude Harmel[7], en

N° 37 63

do

ss

ier

6. « À la candidature de Tito au Prix Nobel de la Paix, Soljenitsyne oppose la candidature de Sakharov », Est & Ouest,n° 517, 16-31 octobre 1973.

7. Claude HARMEL, « Tout le monde savait », Est & Ouest n° 526, 1er-15 mars 1974.

D_06_FLORENCE_8P:DOSSIER 20/01/09 9:24 Page 63

réponse à l’affirmation des communistes « Tout le monde savait ». En effet, confirme-t-il « tout le monde savait, y compris ceux qui feignaient de ne pas le savoir, y comprisceux qui le niaient, y compris, il faut l’ajouter, ceux qui croyaient ne pas le savoir […].Tout était connu. Tout s’était infiltré dans les replis obscurs de la mémoire ».

Si tout le monde savait, c’est d’abord parce que certains, dont Souvarine, s’étaientbattus depuis un demi-siècle pour lever le voile du mensonge sur l’URSS. Dans lenuméro spécial consacré à L’Archipel du Goulag[8], Claude Harmel et Branko Lazitchrecensèrent l’ensemble des textes publiés dès les années 1920 permettant d’informerceux qui voulaient connaître la réalité du système soviétique.

Mais la très grande majorité ne le voulait pas. Quelle est, demandait Est & Ouest,la motivation de tous ces gens et partis qui, en France, se refusent à voir la réalitécommuniste telle qu’elle est, et se comportent politiquement comme s’ils ne savaientpas ce qu’est cette réalité ? L’instinct de conservation idéologique, répondaient lesdeux piliers de la revue. « S’ils avaient vu, s’ils avaient tiré de ce qu’ils voyaient lesconclusions qui s’imposaient, il leur aurait fallu remettre en question tout leursystème de pensée. Tout à coup, ils se seraient trouvés devant une espèce de vide idéo-logique, et cet abîme les épouvantait. Ils fermaient les yeux. Ils fermaient les yeuxmais ils avaient vu et ils en gardaient quelque chose en eux, comme un remordsinconscient. Un jour, ce souvenir reviendrait à la pleine lumière de la conscience, avectoute sa valeur démonstrative. Pour des milliers et des milliers d’hommes, ce jour-làest venu avec l’annonce du livre de Soljenitsyne ».

La publication de L’Archipel était donc un événement majeur car la vérité, quin’était admise que dans des cercles restreints, était en train de prendre une dimensionmondiale. « Ce qui fut miraculeux, […] dans cette bataille de la vérité contre lemensonge […] c’est la rencontre entre la révélation et un grand nom. » Et Est &Ouest ne craignit pas d’appeler Soljenitsyne « une grande âme », reprenant l’expres-sion d’Anatole France à propos de Zola pendant l’affaire Dreyfus : « Il fut un momentde la conscience humaine ».

Ce qui faisait de plus la spécificité de la revue Est & Ouest dans son appréhensionde Soljenitsyne c’est qu’elle trouvait dans L’Archipel confirmation de la plupart de sesanalyses sur le régime soviétique, analyses refusées alors par la grande majorité de lagauche française.

Soljenitsyne en effet mettait à mal un certain nombre d’idées reçues concernantl’URSS. La première affirmait que sous le tsarisme, la répression était aussi importante

H I S T O I R E & L I B E R T É

64 HIVER 2008-2009

8. Branko LAZITCH et Claude HARMEL, « L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne », Est & Ouest, n° 536, 16-30septembre 1974.

D_06_FLORENCE_8P:DOSSIER 20/01/09 9:24 Page 64

qu’à l’époque de Staline, voire pire. Or l’étude détaillée que faisait l’écrivain soviétiquedu système concentrationnaire en URSS montrait, chiffres à l’appui, témoignages àl’appui, que cette affirmation était totalement fausse. La répression était bien plusforte et plus cruelle dans l’URSS communiste qu’elle ne l’avait été dans la Russietsariste.

Autre mythe essentiel largement remis en question par Soljenitsyne, et par Est &Ouest depuis de longues années, celui valorisant Lénine et affirmant que pour sauverl’URSS, il fallait revenir au léninisme. Soljenitsyne montrait au contraire, en s’ap-puyant sur un certain nombre de textes de Lénine, alors inconnus en Occident, quec’était du vivant même de Lénine et sur ses ordres qu’avaient été mis en place leséléments essentiels, juridiques et matériels, du système qui s’épanouit sous Staline.C’est aussi ce qu’affirmait la revue sans réussir jusqu’alors à se faire entendre. « LaRussie soviétique est le seul pays au monde à avoir pratiqué ces méthodes répressivessans aucune interruption depuis plus d’un demi-siècle […], à partir de 1917, nonseulement sous le règne de Staline mais déjà sous Lénine… » écrivait Branko Lazitchen 1969.

Enfin, autre point de convergence essentiel entre l’écrivain soviétique et la revue,la conviction, que ne partageait pas une grande partie de la gauche française, que lephénomène concentrationnaire était dû, non à un dérapage du communisme, lestalinisme, mais au communisme lui-même, qu’il était « le règne de l’idéologie, sadictature, son despotisme » écrivaient Harmel et Lazitch. C’est bien aussi ce qu’affir-mait Soljenitsyne: l’idéologie était au cœur du système concentrationnaire. « C’estelle qui apporte la justification recherchée à la scélératesse, la longue fermeté néces-saire aux scélérats. C’est la théorie sociale qui aide le scélérat à blanchir ses actes à sespropres yeux et à ceux d’autrui […]. C’est l’idéologie qui a valu au XXe siècle d’expé-rimenter la scélératesse à l’échelle des millions. Une scélératesse impossible à réfuter, àcontourner, à passer sous silence ».

La revue publia d’ailleurs en octobre 1975 « Le deuxième discours de Soljenitsyneen Amérique », dans lequel celui-ci précisait ses convictions: « On a inventé le mot« stalinisme » […] Or, il n’y a jamais eu aucun stalinisme. C’est une invention dugroupe khrouchtchévien pour mettre sur le dos de Staline les crimes inhérents aucommunisme. Et cette invention a réussi. Pourtant, c’est Lénine qui a fait l’essentielavant Staline. C’est lui qui a trompé les paysans avec la terre. C’est lui qui a trompé lesouvriers avec l’autogestion. C’est lui qui a créé la Tcheka. C’est lui qui a créé lescamps de concentration. C’est lui qui a envoyé les troupes pour écraser toutes lesdissidences nationales et constituer un empire ».

EST & OUEST ET SOLJENITSYNE

N° 37 65

do

ss

ier

D_06_FLORENCE_8P:DOSSIER 20/01/09 9:24 Page 65

La radicalité de la critique de Soljenitsyne expliquait qu’en Occident, une partie dela gauche française n’ait pas adhéré à ses analyses. Les prises de position chrétiennesde l’écrivain allaient encore accroître cette incompréhension. Ainsi, lorsqu’enmars 1975, Est & Ouest se pencha de nouveau sur le sort de Soljenitsyne, qui entre-temps avait été arrêté, puis expulsé d’URSS et déchu de sa nationalité, ce fut pouranalyser un recueil d’essais paru en URSS en samizdat puis en France en 1975 sous letitre Des voix sous les décombres. Il contenait onze textes de sept auteurs, dont trois deSoljenitsyne, qui, selon Boris Litvinoff qui en fit un compte rendu, « renouait avec lagrande tradition du spiritualisme russe ».

Soljenitsyne, en effet, affirmait que la société russe souffrait d’un mal moral,résultat de la corruption instaurée par le régime communiste, fondée « sur la violenceet le mensonge ». Il est temps, affirmait-il, de se repentir des crimes commis aussibien à l’égard de nous-mêmes que des autres. « Une société aussi viciée, aussi polluéeet complice en un demi-siècle de tant de crimes […] une telle société ne sauraitrecouvrer la santé autrement qu’en passant au travers d’un filtre spirituel ». Il s’agis-sait donc de rétablir les valeurs perdues, celles du christianisme.

Lorsque Claude Harmel fit, au début de l’année 1977, un bilan des trois annéesécoulées, il constata que, grâce à Soljenitsyne, ces années avaient « apporté à ceux quiont voué leur vie civique à la défense de la société libérale contre la montée ducommunisme oppresseur » – et c’est le cas de l’équipe d’Est & Ouest – « quelquechose qu’on appellerait la certitude de la victoire si on ne craignait pas de défier lesort. » Car l’écrivain soviétique « arrachait la taie qui aveuglait les yeux. Plus jamaisdésormais, même pour ses zélateurs les plus sectaires, le régime socialiste de l’URSS etdes démocraties populaires ne pourrait être ni cité en exemple ni même défendu etjustifié. » Bien évidemment, ajoutait Harmel, la vigilance ne devait pas être relâchée.Mais ceux qui, comme lui, avaient connu la chute du tsarisme, pouvaient « désormaislégitimement penser que la Russie se sera libérée du communisme avant qu’eux-mêmes aient disparu dans le silence et dans la nuit »[9].

H I S T O I R E & L I B E R T É

66 HIVER 2008-2009

9. Claude HARMEL, « Déclin moral du communisme », Est & Ouest, n° 585, 1er-15 janvier 1977.

D_06_FLORENCE_8P:DOSSIER 20/01/09 9:24 Page 66