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13 ’information est un droit. Même imparfaites, télévision, radio, presse écrite sont des éléments clés de la démocratie. Cependant, chaque jour, des journalistes payent de leur liberté le simple fait de faire leur métier. Florence Aubenas refusait la crise morale qui mine la profession, et rêvait d’une autre presse, échappant à l’idéologie de la communication (1). Elle a disparu en Irak le 5 janvier dernier, avec son interprète Hussein Hanoun. Comme d’autres avant elle, et d’autres après. Personne ne peut admettre cette situation. Des manifestations se sont organisées, des portraits géants accrochés sur les bâtiments publics, leurs noms projetés dans la nuit sur l’Atomium. Affiché comme une pub, dans les gares, le visage de Florence, avec le mot VITE, nous interpelle, nous hante... Leur libération, c’est la nôtre. Les Européens qu’a rencontrés Jeremy Rifkin, professeur à l’Université de Pennsylvanie (2) font un rêve, celui de vivre dans un monde où tous seront inclus, où personne ne sera laissé au bord du chemin. Aux Etats-Unis, des gens nous envient ! Le rêve européen ! Nous l’assumons. Nous sommes proches de nos amis français, allemands, espagnols, grecs, italiens, slovènes, polonais ou autres. Nous ferons l’Europe avec eux. Pas celle qui se construit, arrogante, sur le pouvoir et le profit, pas une resucée de ce que sont devenus les Etats- Unis... Non. Une Europe différente, où se conjuguent liberté et solidarité, une Europe forte de la diversité de ses cultures - pour autant qu’elles respectent les droits de l’homme, et de la femme. Dans les rues de Bruxelles, le 19 mars, quatre-vingt mille syndicalistes, altermondialistes et autres non étiquetés, venus de partout, du Portugal à la Roumanie, juxtaposés, joyeusement mélangés, confrontaient leurs points de vue. Une saine colère! Si on n’y a pas beaucoup parlé d’art, il y était question de culture, au sens large: on n’en est jamais loin quand on se bat pour un monde équitable. Les menaces que le Vlaams Belang fait peser sur la culture sont préoccupantes. Il faudrait, selon eux, rien moins que fermer le KVS (Théâtre royal flamand). Et le Toneelhuis (Antwerpen) et aussi le Publiekstheater (Gent). Trop ouverts à leur goût, trop interculturels, trop intellectuels. En combattant les théâtres des grandes villes, écrit Eric Corijn, l’extrême droite cherche consciemment l’affrontement culturel (...) et transforme le débat en guerre sans nuances. Jan Goossens, directeur du KVS, n’a pas l’intention de se laisser faire: 75% des gens ne votent pas pour eux. Il ne faut pas faire comme s’ils étaient au pouvoir. La résistance s’organise! Et les Etats généraux ? Nous y pensons. La Ministre aussi. Mais quand la culture va mal, il n’y a qu’une réponse: encore plus de culture ! Plus engagée, plus impliquée ! Les artistes l’ont compris, les institutions aussi, et les associations. Dans le cadre de NéonNord (3), notamment, trente artistes, stylos, caméras et micros au poing, questionnent le Quartier Nord, récoltent les gestes et la parole. Ils en font le portrait vivant. La radio- graphie. Celle du bonheur? Georges Vercheval (1) Florence Aubenas et Miguel Benasayag, La fabrication de l’information et Résister, c’est créer, La Découverte, 1999 et 2002. (2) Jeremy Rifkin, Le Monde diplomatique, avril 2005. (3) NéonNord, manifestation multiforme, en six lieux, à propos du Quartier Nord et de la prostitution, Bruxelles/Schaerbeek, 30.4 - 21.5.2005. Etats Généraux de la Culture - Culture et démocratie, ça s’enseignerait? 2 - Faire œuvre collective et après? - Jeunes artistes et Maisons de jeunes - La création interpelle la démocratie • Culture ET Démocratie Made in Belgium, “une histoire à la belge” 6 • Dialogue interculturel Dialogue des peuples et des cultures 7 Art et école Quel accès à la culture grâce à l’école? 8 • Art et Politique Il fait froid dans l’histoire 9 Pratiques culturelles et engagement La création par, pour et avec tous 10 Côté « images » Thierry Lenoir 12 Sommaire n°13 printemps 2005 EDITORIAL Résister, c’est créer 1 Le journal de CULTURE ET DÉMOCRATIE • Périodique trimestriel de l’asbl Culture et Démocratie • Bureau de dépôt: Bruxelles X - P107007 L Thierry Lenoir, Coin de rue n° 2, bois, 1991

ET DÉMOCRATIE

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’information est un droit. Même imparfaites, télévision,radio, presse écrite sont des éléments clés de la démocratie.Cependant, chaque jour, des journalistes payent de leur

liberté le simple fait de faire leur métier. Florence Aubenasrefusait la crise morale qui mine la profession, et rêvait d’uneautre presse, échappant à l’idéologie de la communication (1).Elle a disparu en Irak le 5 janvier dernier, avec son interprèteHussein Hanoun. Comme d’autres avant elle, et d’autres après.Personne ne peut admettre cette situation. Des manifestationsse sont organisées, des portraits géants accrochés sur lesbâtiments publics, leurs noms projetés dans la nuit surl’Atomium. Affiché comme une pub, dans les gares, le visagede Florence, avec le mot VITE, nous interpelle, nous hante...Leur libération, c’est la nôtre.

Les Européens qu’a rencontrés Jeremy Rifkin, professeur àl’Université de Pennsylvanie (2) font un rêve, celui de vivredans un monde où tous seront inclus, où personne ne seralaissé au bord du chemin. Aux Etats-Unis, des gens nousenvient ! Le rêve européen ! Nous l’assumons. Nous sommesproches de nos amis français, allemands, espagnols, grecs,italiens, slovènes, polonais ou autres. Nous ferons l’Europeavec eux. Pas celle qui se construit, arrogante, sur le pouvoiret le profit, pas une resucée de ce que sont devenus les Etats-Unis... Non. Une Europe différente, où se conjuguent liberté etsolidarité, une Europe forte de la diversité de ses cultures -pour autant qu’elles respectent les droits de l’homme, et de lafemme. Dans les rues de Bruxelles, le 19 mars, quatre-vingtmille syndicalistes, altermondialistes et autres non étiquetés,venus de partout, du Portugal à la Roumanie, juxtaposés,joyeusement mélangés, confrontaient leurs points de vue. Unesaine colère ! Si on n’y a pas beaucoup parlé d’art, il y étaitquestion de culture, au sens large: on n’en est jamais loin quandon se bat pour un monde équitable.

Les menaces que le Vlaams Belang fait peser sur la culture sontpréoccupantes. Il faudrait, selon eux, rien moins que fermer leKVS (Théâtre royal flamand). Et le Toneelhuis (Antwerpen) etaussi le Publiekstheater (Gent). Trop ouverts à leur goût, tropinterculturels, trop intellectuels. En combattant les théâtres desgrandes villes, écrit Eric Corijn, l’extrême droite chercheconsciemment l’affrontement culturel (...) et transforme le débaten guerre sans nuances. Jan Goossens, directeur du KVS, n’apas l’intention de se laisser faire: 75% des gens ne votent paspour eux. Il ne faut pas faire comme s’ils étaient au pouvoir.La résistance s’organise!

Et les Etats généraux ? Nous y pensons. La Ministre aussi. Maisquand la culture va mal, il n’y a qu’une réponse: encore plusde culture ! Plus engagée, plus impliquée ! Les artistes l’ontcompris, les institutions aussi, et les associations. Dans le cadrede NéonNord (3), notamment, trente artistes, stylos, caméraset micros au poing, questionnent le Quartier Nord, récoltentles gestes et la parole. Ils en font le portrait vivant. La radio-graphie. Celle du bonheur?

Georges Vercheval

(1) Florence Aubenas et Miguel Benasayag, La fabrication de l’information et Résister, c’est créer, La Découverte, 1999 et 2002.(2) Jeremy Rifkin, Le Monde diplomatique, avril 2005.(3) NéonNord, manifestation multiforme, en six lieux, à propos du QuartierNord et de la prostitution, Bruxelles/Schaerbeek, 30.4 - 21.5.2005.

• Etats Généraux de la Culture- Culture et démocratie, ça s’enseignerait? 2- Faire œuvre collective et après?- Jeunes artistes et Maisons de jeunes- La création interpelle la démocratie

• Culture ET DémocratieMade in Belgium, “une histoire à la belge” 6

• Dialogue interculturelDialogue des peuples et des cultures 7

• Art et écoleQuel accès à la culture grâce à l’école? 8

• Art et PolitiqueIl fait froid dans l’histoire 9

• Pratiques culturelles et engagementLa création par, pour et avec tous 10

• Côté « images »Thierry Lenoir 12

Sommairen°13 printemps 2005

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IAL Résister, c’est créer1

Le journal de

CULTURE ET

DÉMOCRATIE• Pér iodique tr imestr ie l de l ’asbl Culture et Démocrat ie •

Bureau de dépôt : Bruxel les X - P107007

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Thierry Lenoir, Coin de rue n° 2, bois, 1991

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Le journal de Culture et Démocratie n° 132

À PROPOS DES ÉTATS GÉNÉRAUXDE LA CULTURELe vaste chantier des Etats Généraux de la Culture bat son plein et mobilise le milieu culturel. Les réflexions, propositions, attentes fusent de

toutes parts. Le site www.forumculture.be de la Communauté française propose tous les textes transmis. Culture et Démocratie donne la parole

à quatre personnalités d’horizons différents. Morceaux choisis…

’art n’est pas le reflet de l’image dumonde, il est la réalité de cette image,déclare un des jeunes protagoniste de “La

Chinoise”, film prémonitoire de Jean-LucGodard (1967). Le programme est vaste pourceux qui ont en charge la formation dans lesécoles supérieures des arts, s’il s’agit deformer sur plusieurs plans ceux qui lesfréquentent. Avant d’exprimer une image dumonde, d’en proposer une vision qui permetteà d’autres de construire la leur, il leur faut,d’une part, acquérir les outils qui permettentde l’appréhender et, d’autre part, s’insérerdans une chaîne de pensée et d’œuvres toutautant que dans la réalité des rapports entreles hommes. En même temps, il doiventacquérir les techniques instrumentalespropres au mode d’expression artistiquequ’ils auront choisi. C’est l’avancementsimultané de ces démarches qui les amèneraun jour à l’expression artistique qui estd’abord la transmission de l’expériencesingulière d’un rapport au monde dans desformes telles qu’elles atteignent la sensibilitéet l’intelligence des autres et les aident àconstruire leur propre expérience.

Les outils premiers de cet éveil sont, hélas, denature destructive. A l’aide de tout ce quipeut servir, il nous faut détruire les murs descertitudes factices érigés par les médiasautour du monde artistique. Biographies destars, success stories, fleuves d’argent ne sontpas au bout du chemin dans lequel s’engagentces étudiants. Il faut donc leur apprendre laforce créatrice du doute, doute sur des formesqui n’ont qu’un temps de vie limité dans leurcapacité à transmettre l’expérience du monde,doute sur les contenus qu’elles véhiculent...

Cette culture du doute est également vitale

pour l’enseignant, confronté aux questionsde l’éveil à la dimension politique de ladémarche artistique, à son insertion dans lechamp des rapports entre les hommes.

Comment faire prendre conscience de ce queles moyens publics affectés aux activitésartistiques proviennent de l’impôt et donc dutravail ? Que cette origine entraîne uneresponsabilité dans leur revendication et leurutilisation? Et que l’accès aux moyens deproduction de l’art dans certains domainesn’est pas un droit mais qu’il est naturellementsubordonné à un ensemble de critèresdifficiles à définir, impliquant des choix quirelèvent tout naturellement du politique?

Comment rendre tangibles le fonctionnementdes systèmes institutionnels dans lesquelsnous sommes, de la sécurité sociale et de sonfinancement, du danger des sirènes appelantà son détricotage, la nécessité de la solidaritésociale, de l’apparente contradiction entrecette dernière et la “liberté de création”, à nepas confondre avec le mirage de la libertédans la vision libérale de l’économie...?

Ce travail s’accomplit avec des étudiants quel’histoire du XXème siècle a radicalementprévenus contre le ou la politique et quiconsidèrent ce terrain avec la plus grandeméfiance. Une génération aux antipodes decelles des années 60 et 70, qui ne trouve plusnulle part d’organisation politique capable derelayer ses aspirations. Il serait faux deprétendre que nos élèves n’ont plus d’aspira-tions, mais elles se replient dans la sphèreprivée ou s’expriment à travers des mouve-ments ponctuels (refus de la guerre en Irakbasé sur le rejet plus instinctif qu’inscrit dansune vision politique du monde, solidarités

tiers-mondistes diffuses, rejet du racisme,sensibilité aux problèmes environnementauxconfinant parfois avec des positions jadisqualifiées de “réactionnaires”, perceptionambiguë des médias, “complices”, et là enco-re sans base de réflexion aucune...). Les par-tis politiques ne les attirent pas. Assimilés aujeu politicien pour le pouvoir, les acquisdémocratiques ne leur semblent pas desenjeux d’aujourd’hui (désaffection du vote,considéré comme inutile). Les partis ouorganisations qualifiées d’“ extrémistes ” leursemblent relever des scories d’une histoirequi a mené à des catastrophes, indistinctementperçues.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que la feuille deroute est remplie, pour ceux qui ont à cœurde défendre les valeurs qui se résumentparfaitement dans le binôme “culture etdémocratie”. Mais aujourd’hui, nous savonsqu’y manquer ou y faillir produit les cata-clysmes dont a été parsemé le siècle dernier...Fussions-nous les derniers à porter cetteparole, pour nous précieuse, transmise debouche à oreille depuis la républiqueathénienne, rien ne nous autorisera jamais ausilence.

“Y a-t-il des oreilles pour ce cri?”, pleure Learsur le corps sans vie de Cordelia.Oui. Nous, spectateurs, nous devons l’entendre.Puis le répéter pour que d’autres le répètent.

Michel BoermansProfesseur à l'INSAS

Institut national supérieur des Arts du Spectacle

Culture et démocratie, cela s’enseignerait?

Faire œuvre collective et après ?

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es pratiques sont nombreuses de “culturechaude”, celle où se fait la culture deproximité où les artistes professionnels et

les gens ordinaires coproduisent, où se mélan-gent les classes sociales, en complément de la“culture froide” où artistes et public ne semêlent pas.

Mais que produit cette rencontre, voulue àla fois par les artistes et les acteurs sociaux,culturels et éducatifs? Si l’activité artistiquepeut se définir comme façonnement duconcret, du réel, quasi comme rituel, lesdifférents mondes (des arts, du travail social,des participants) réinterprètent ces actions en

fonction de leurs propres finalités.

Côté “monde de l’art”, on peut relever troispostures chez les artistes. Pour les premiers,cette action est une expérience liminale,distincte de leur travail artistique : ils s’yinvestissent comme “pédagogues”. Les secondspourraient être définis comme des “artistesmilitants” : pour eux, l’art équivaut à unepotentielle métaphore du réel, l’expérimenta-tion d’un “mode possible”. Echappant àl’ordre des choses, cette action rend possibleune création collective et la mise de leur artau service d’un mieux vivre ensemble. Enfin,les troisièmes sont partisans d’une esthétique

relationnelle : construire une œuvre person-nelle dans la trame de relations interindivi-duelles, les relations humaines deviennentalors l’objet de leur création.

Dans les deux derniers cas, l’action est terraind’expérimentation à l’avant-garde de l’artcontemporain. Cette rencontre produit desobjets artistiques mal identifiés, si mal qu’ilsrencontrent jusqu’au refus de la reconnais-sance d’une quelconque qualité artistique, cequi pose la question du statut de l’artiste dansde telles actions.

L’art produit du lien social. Pour ces pro-

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printemps 2005

fessionnels, de telles actions représentent desespaces d’expérimentation : elles offrent lemoyen de situer les gens sur le terrain deleurs potentialités, non de leurs incapacités.Certains estiment que l’animation sociocultu-relle est un outil pour détourner les “inutilesau monde” de leur colère, et que l’esthétisa-tion est une stratégie de pacification...D’autres dénoncent la violence symboliqueentre artistes peu soucieux du social et dupublic fragilisé.

La création collective produit donc desformes sociales très différentes. Pensée etréalisée comme un espace d’hospitalité,l’œuvre est le moyen de médiatiser un pointde vue qui n’a pas accès à l’espace public.

Mais elle peut être définie comme une formeprotocolaire, car les participants sont trans-formés en signes d’une création personnelle.Ou encore prendre la forme d’un processuscollectif où forme et contenu sont l’œuvremême. Ce travail socio-artistique pose laquestion de la place de l’autre : est-il unvis-à-vis, une image, un message, un témoinou un invité?

Il questionne aussi la refonte contemporainedes classifications artistiques et de la redéfi-nition des modalités de gestion du social. Lacombinaison des besoins auxquels répondentces actions transfrontalières entraîne desdifficultés de catégorisation et d’évaluationdes solutions proposées.

La reconnaissance de telles actions, la publi-cité qui leur est faite, le soutien financier nesont pas, malheureusement, à la hauteur deleurs ambitions. Si le point commun entre lesobjectifs des différents intervenants est celuide l’expérimentation, trouvons les moyens depermettre les essais et les erreurs, l’empirismequi permet l’adhésion vers des “mieux vivreen société” multifaces.

Marcel De MunnynckZinneke

Inspiré par une lecture concernant l’Art sur la Place,à Lyon et l’analyse de Virginie Milliot, Maître de confé-rences en ethnologie à l’Université Paris 10 Nanterre.

ÉTATS GÉNÉRAUX DE LA CULTURE

Thierry Lenoir, Un château en Belgique!, bois, 2000

Les jeunes artistes et les Maisons de jeunesWerner Moron, artiste, très impliqué en ce qui concerne les Maisons de jeunes, nous a envoyé ce beau texte, mobilisateur, résumé de sa contri-bution aux Etats généraux “Arts plastiques”. À méditer.

a culture, c’est de ne pas tuer, de ne pas se tuer.La culture, c’est une transmission, un accueil.

C’est le pays d’une seule émotion.C’est notre corps.C’est nous tout seuls.C’est toute notre humanité passée, présente,à venir.La culture, c’est notre bêtise, c’est notre bêtise bafouée.C’est notre bêtise de tous les jours retournéecomme une taie d’oreiller dans l’encadrement

d’une fenêtre ouverte au printemps. La culture, c’est l’amour.C’est une volonté que rien n’attend.C’est une lutte à 360° pour ne pas décevoirles jeunes hommes, les jeunes femmes quenous fûmes ou que nous sommes.

La culture, par son travail d’introspectiondans le corps de chaque individu, est le seulcordon sanitaire solide et décent en rempartau chien que nous logeons tous.La culture, c’est moins de tentations extrémistes.

Les extrêmes de la culture sont les para-tonnerres sur le front des extrémistes quenous sommes.La culture, c’est la catharsis, le théâtre, laplace publique, le Wall Street de nos élanscollectifs, de nos dépressions et de l’état denotre animalité au milieu des édifices endur, en chiffres, en images et en mots de lasociété de marché et sa grande spirale dechrome fonctionnelle.La culture, ce n’est pas tout. Ce qui n’est pasla culture, n’est pas la société. Le marché, le

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ÉTATS GÉNÉRAUX DE LA CULTURE

marché au carré, n’est pas la société. Il n’enest que la conséquence, l’avatar.La culture, c’est une société qui se pense etpuis s’organise. La société de marché s’orga-nise et pense à mieux s’organiser. Nous aussi,il serait bon que nous nous organisions pournous entendre sur au moins une chose.Commençons par nous accorder sur cettepremière chose et partons de là.Imposons-la ensuite, imposons-la clairementdans toutes les sphères où les idées et les évé-nements se jouent: la presse, la politique, lecommerce, la population de tous les jours.

La culture pour tous?La culture pour tous, c’est ambitieux. Ondevrait d’emblée dire la culture pour ceuxque nous pourrons atteindre, c’est plusprudent. Nous dirons “culture pour tous”quand nous aurons touché tout le monde. Enattendant, parlons de culture dans l’espoir detous. Récoltons ces espoirs, donnons auxjeunes, par exemple, la possibilité de formuler

cet espoir, cette culture vivante en friches.Faisons ce que nous savons faire. Métissonsune culture de l’accueil.

Dans des conditions que je ne vous décriraipas se déroule le théâtre d’une rencontre desplus jeunes d’entre nous, des derniers arrivantsavec les concepts de notre société. Une culturepar défaut se joue sous des ciels aux néonsparkinson.Je vous invite à venir les visiter, allons visiterles jeunes pousses.Coincés entre le commerce et l’école, à partirde 17h, le mercredi après-midi et pendant lescongés scolaires, les Maisons de Jeunescontinuent, à travers leur talent de l’accueil,à transmettre les principes actifs de l’art surtout le territoire de la Communauté française.

J’invite les jeunes artistes, sortis des écoles, àvenir écouter les plus jeunes qu’eux. Cettesimple mise en présence fait de ce jeune oude cette jeune artiste un livre, une peinture,

une danse, un chant vivant, un pincement.C’est donc bien vrai! Il y en a qui font de l’art!Et ils sont là devant moi. Et je les comprends.Et ça me sert dans mon petit bordel, dans mapetite confusion intime.

Le fait que vous existiez et que vous lesaccueilliez dans votre vision, que vouspartagiez avec eux votre bagage et votresubjectivité (surtout) induit que vous fassiezœuvre de transmission.

Etre animateur culturel dans les Maisons deJeunes doit devenir un débouché possible.Indépendamment d’un premier salaire, desaspirants artistes seront poussés dans leursderniers retranchements pour rendre ce qu’ilsfont, et donc ce qu’ils sont, accessible à desplus jeunes qu’eux : une transmission, unerévolution, dans le sens des saisons.

Werner MoronPlasticien et éducateur

La création interpelle la démocratiei le rapport introductif aux EtatsGénéraux de la Culture est souventgénéreux, il se noie dans de nom-

breuses confusions, car il mêle fréquemmentl’éducation permanente et la création artis-tique, posant presque à chaque fois lesproblèmes en terme de culture et non enterme de création artistique. Or, sans créa-teurs et sans un soutien suffisant à ceux-ci,les structures sont vides et il ne peut y avoirde politique culturelle qui ait une validité.Pour ce qui a trait au théâtre, il s’agit descomédiens, des metteurs en scène, desauteurs, des scénographes et de tous lesmétiers qui concourent à la réalisationscénique, faisant de l’art de la scène uneentreprise plus collective que d’autres disci-plines artistiques et qui, dans son fondement,interpelle la démocratie.

Nous n’avons plus aujourd’hui à opposer lesstructures institutionnelles théâtrales auxcréateurs ou aux compagnies, comme ce futle cas dans les années soixante. Nos théâtres sesont diversifiés et se sont ouverts. Cependant,ces structures disposent de moyens insuffisantspour mener des productions conséquentes.D’autre part, les créateurs sont dans un rapportinégal avec ces dernières, ne disposant pas destabilisations qui puissent aussi les rendreplus autonomes dans la recherche artistiqueet établir de véritables partenariats.

Si le paysage théâtral s’est considérablementdiversifié, il n’en demeure pas moins que lapratique théâtrale axée sur la recherche a étéfortement sacrifiée. On peut observer unformatage généralisé, de qualité, mais dont laprise de risque est faible. Ceci tient égalementau fait que la plupart des spectacles disposentd’un budget trop limité que pour pouvoirprendre le temps de travail nécessaire à lamaturation et à l’exploration des formes. Letemps même d’exploitation du spectacle esttrop restreint que pour pouvoir atteindre lepublic et tenir compte des améliorations enfonction de sa réception.

Parlons d’abord structures institutionnelles :on observera que toutes les régions ne dispo-

sent pas d’un Centre dramatique. Il y a desespaces géographiques où l’on ne distinguepas quelle politique théâtrale est en œuvre etquel est le référent. C’est regrettable, car cescentres ont des charges et des missionsproches d’un service public (productionsd’une certaine envergure, collaborations avecdes créateurs de la région - mais pas exclusi-vement - espace de soutien aux émergences,travail continu avec le public, etc). Leurmanque de moyens, comme au ThéâtreNational, les handicape à trois niveaux :impossibilité de monter une productiond’envergure pouvant employer un nombreimportant de comédiens et capable de rivaliseravec des productions d’autres pays, difficultéà se doter d’un studio plus axé sur larecherche et, enfin, incapacité à élargir lepublic. Quand aura-t-on en Communautéfrançaise les moyens décents pour monterune tragédie historique de Shakespeare, telle“Le Roi Lear”, une œuvre épique de BertoltBrecht comme “Mahagonny”, ou une fresquepoétique de Jean Genet comme, par exemple,“Les Paravents”?

On parle de scènes de référence et je suisattaché à cette notion, car quelque part, il estutile et stimulant qu’existent des structuresqui constituent des pôles. Je me souviensd’un débat, il y a une dizaine d’années,qui opposait Bernard Foccroulle à descompagnies de taille plus modeste. Cesdernières prétendaient que l’opéra mangeaitl’argent et que ces spectacles étaient tropchers, et pour un public élitaire. Je me suisopposé à ce point de vue, démagogiqueà mon avis, craignant que son applicationnous prive de productions d’envergure.Peut-on imaginer un instant que le ThéâtreRoyal de la Monnaie, faute de moyens, nesoit plus qu’une structure de productiond’opéra de chambre ? C’est risible, n’est-cepas?

On entend maintenant ce qui, à force d’êtrerépété, devient une idée reçue, que le marchéest saturé. Saturé de quoi ? Est-on jamaissaturé d’actes créateurs? Et s’il existe un tropplein, les productions d’une certaine ampleur

ayant aussi la possibilité de circuler à l’étranger,ne seraient-elles pas justement en mesured’engager des équipes conséquentes?

Mais la force du théâtre réside aussi dans desgroupes et des créateurs qui viennent avecleurs démarches, qui rassemblent autour d’euxdes équipes, qui œuvrent dans l’inattendu,qui ont leur logique propre, une cohérence,un parcours. Déjà dans le décret que nousconnaissons (et même avant), il a été imaginédes conventions et des contrats programmesqui reconnaissent la justesse de ces interven-tions et leur donne une légitimité. Mais lesnouvelles générations se retrouvent bloquées.Quand donc le Ministère de la Cultureprendra-t-il ce taureau par les cornes, sansjouer les toréadors qui rendent l’animal foufurieux en agitant un vague chiffon rouge?L’absence de politique sérieuse et cohérenteen ce qui concerne cette question – qui, je lerappelle, est au cœur du développementcréatif – engendre un encombrement absurdeà la Commission Consultative d’Aide auxProjets Théâtraux (CCAPT). De fait, elle nieles travaux du Conseil Supérieur de l’ArtDramatique (CSAD) qui restent ainsi sanssuite.

A propos de la dite saturation, il est aussi debon ton de diagnostiquer un trop grandnombre d’écoles artistiques. Méfions-nousdes analyses à l’emporte-pièce: en supprimerreviendrait à balayer la diversité desdémarches pédagogiques et des options enmatière théâtrale. Aucune de ces écoles nefait la même chose. D’autre part, peut-onprogrammer que, pendant X années, il yaura trop de comédiens et de metteursen scène sur le marché, et ensuite qu’on enmanquera ? En matière artistique, il fautcraindre la conception de la rationalisationcomme on la conçoit dans une entreprisecommerciale.

En ce qui concerne les synergies tant souhai-tées, je ne parlerai que de la question desCentres culturels. Il y a déjà plusieurs années,dans une option démocratique, il a été préco-nisé qu’ils puissent s’arrimer à la création

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théâtrale. Il a été question d’y créer desrésidences. Rien n’est venu. Seuls deux outrois d’entre eux ont pu bénéficier d’unesubvention particulière en ce domaine. Yaura-t-il enfin un programme en la matièreou doit-on abandonner cette piste? Il faudrale dire clairement.

Je me dois aussi de pointer l’incroyablemanque d’infrastructure pour le travail descompagnies. Une seule question: où sont lessalles de répétitions et combien coûtent-elles?Imagine-t-on un peintre sans atelier, un écri-vain sans stylo (pardon, sans ordinateur),sans bourses ou résidence d’écriture ? Làaussi, un chantier est nécessaire : peut-onrecenser les salles existantes qui ne sont plusoccupées et qui ne demanderaient qu’unaménagement minimal adéquat?

Que dire de la faiblesse du soutien auxauteurs dramatiques de la Communautéfrançaise? Les échanges avec la Chartreuse sesont améliorés, certes. Les deux rapportsd’activités de la CCAPT, sur un total dequatre ans, montrent que le soutien à la créa-tion d’auteurs belges se taille la part du lion.Certains théâtres ont cette donnée dans leurcahier des charges. Mais ce qui fait défaut,c’est l’amplitude de ces productions et leur

développement. La Société des Auteurs etCompositeurs Dramatiques (SACD) a sûre-ment quelque chose à dire à ce sujet. Et quellien avec la RTBF qui ne participepratiquement pas à la création alors qu’elleest l’institution la mieux dotée de laCommunauté?

J’en terminerai par ceci : depuis des années,je suis sidéré par le manque de soutien à ladiffusion de nos spectacles à l’étranger. Desbruits de couloirs assourdissants font état descarences du Commissariat Général aux rela-tions Internationales (CGRI) qui devrait enêtre le premier acteur. Est-on satisfait detourner dans notre village communautaire?Cette interpellation n’est pas anodine, nipériphérique: le village aujourd’hui est mon-dial. La reconnaissance de nos créateurs àl’extérieur de nos frontières est une conditionde la qualité et de la vitalité de la créationelle-même. Ceci dit (tout le monde le saitmais il faut obstinément taper sur le clou),sans refinancement, peut-on espérer unevraie politique de création qui fonde la viedémocratique?

Richard KaliszMetteur en scène et Président de la CCAPT

Art et alphabétisation

Devant le succès des expériences artistiquesmenées avec les collectifs d’alphabétisation,un moment de réflexion et de partage s’avé-rait nécessaire. Plus de deux cents personnesont participé, le 18 février dernier, au col-loque organisé par les services éducatifs deLa Monnaie («Un pont entre deux mondes»)et des Musées royaux des Beaux-Arts, encollaboration avec l’asbl Lire et Ecrire.Bernard Foccroulle, directeur de La Monnaie,introduisait les débats, faisant le point desattentes des uns et des autres. Si la conser-vation du patrimoine et l’éducation sontparmi les premières missions d’un musée,nous rappelle Brigitte de Patoul, responsabledu service éducatif des Musées des Beaux-Arts, nous n'oublions pas pour autant notremission sociale. Celle-ci est essentielle etdevrait être incontournable!

France Lebon, directrice générale pourl’éducation permanente en Communautéfrançaise, souligne l’importance de créer desponts entre démocratie et culture et se réjouitdu développement d’expériences telles quecelles présentées tout au long de la journée:les ateliers «voix» de La Monnaie, le projet«Sésame» aux Musées royaux des Beaux-Arts, la collection «Entre Mots» des Ateliersde la Banane, ou les ateliers de dessin, decalligraphie ou d’écriture en prison.

Ces initiatives innovantes doivent leur succèsà l’engagement et aux compétences complé-mentaires des intervenants culturels ouartistes et des travailleurs sociaux ou forma-teurs. La dimension créatrice est motivante etdynamisante dans un processus d’apprentis-sage. Aller à la découverte d’un patrimoine,rencontrer un artiste, s’initier et pratiquerune discipline artistique en atelier ou partici-per à une création collective… représententdifférents modes de relation à l’art, extrême-ment riches, tant pour les apprenants quepour les intervenants. Il ne s’agit donc pas detransmission ou de pratiques «académiques»mais d’échanges interactifs, riches des diffé-rences et des expériences de chacun, dechaque culture. La communication par l’art,l’émotion et la rencontre sont au cœur de ceprocessus de dialogue interculturel.

Il reste beaucoup de questions autour de cesprojets, en matière de reconnaissance, deformation, de financement, d’information, decoordination, de médiation, de développe-ment, de récurrence. Une réelle volonté de lapart des responsables politiques est indispen-sable afin de dégager les moyens adéquats audéveloppement de ces initiatives encoreconfidentielles et ponctuelles.

Brèves

Thierry Lenoir, Coin de rue n° 3, bois, 1991

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Le journal de Culture et Démocratie n° 136

Culture ET Démocratie

a Belgique fête cette année ses 175 ans, àrenfort de publicité et de grandes expositionsvantant une certaine âme belge ou un esprit

particulier, souvent qualifié de “surréaliste”. Cesprojets, à caractère artistique et historique, sontd’autant plus étonnants qu’au niveau institutionnelet politique il n’existe quasi plus de culture“belge”, celle-ci ayant été dispatchée vers lescommunautés française et flamande. Seules auGouvernement fédéral subsistent encore quelquescompétences dites “culturelles” qui dépendent duService public fédéral de Programmation Politiquescientifique - c’est le cas, entre autres, des Muséesroyaux des Beaux-Arts de Belgique.

Depuis le lancement des 175/25 ans de laBelgique, les débats se succèdent dans la presse etsur les ondes radiophoniques, la discussion ayantsouvent porté non sur la remémoration mais surles pronostics de survie de l’Etat fédéral. Avec detelles perspectives, la précarité des institutionsscientifiques fédérales est encore plus tangible quedans le secteur culturel de la Communautéfrançaise.

L’équation “Culture et Démocratie” est donc plus qued’actualité au niveau fédéral, d’autant qu’elle afourni une solution faussée dans le cadre des 175 ansde la Belgique. En effet, la “culture” choisie par leFédéral, à l’occasion de ses 175 ans, se cristallisedans Made in Belgium, l’exposition “Guiness Bookdes Records”: 6.600 m2 de surface, 2 km de par-cours, 4.000 objets venant de près de 250 muséeset… 11 millions d’euros d’investissement!

Made in Belgium, organisée par l’asbl “Collectionset Patrimoines”, est en réalité le fruit du travail deRené Schyns, auquel l’on doit déjà Tout Hergé,Tout Simenon, J’avais 20 ans en 45, le réaména-gement du Château de Seneffe… Schyns, un privé,se profile en Belgique, depuis une dizained’années, comme un curateur d’événements quidrainent les foules, tout en revendiquant uneassise scientifique servie par une mise en scèneattractive. Or, sans vouloir tomber dans le débatculture populaire versus cultureélitiste, la démarche de“Collections et Patrimoines” esten réalité totalement inversée, lascénographie l’emportant sur ledidactique.

De plus en plus d’institutionspubliques ouvrent leurs portes àce type de sociétés privées enespérant faire venir les masses,avec pour effet pervers que,dorénavant, ces sociétés privéesont droit à des financementspublics. Dans le cadre de Madein Belgium, les organisateursont ainsi reçu la somme de2 millions d’euros du Premierministre, auquel il faut encoreajouter 750.000 euros de laLoterie Nationale, sans compterle soutien d’autres sociétéspubliques… au détriment desinstitutions scientifiques fédé-rales.

Il y a deux ans, le Service public fédéral deProgrammation Politique scientifique avaitdemandé aux Musées royaux des Beaux-Arts deBelgique, au Cinquantenaire, au Musée desSciences naturelles, au Musée de l’Afrique centrale,à la Bibliothèque royale et aux Archives généralesdu Royaume de concevoir des expositions cadrantavec les 175 ans de la Belgique. Les budgets fixésfurent vagues, les six institutions devant com-mencer à travailler sans montage financier claire-ment défini alors que, parallèlement, des subsidesextraordinaires étaient débloqués pour Madein Belgium. Finalement, les six institutionsmandatées recevront chacune 212.000 euros, dontla dernière tranche sera versée en 2006, soit 40%de moins que les 2 millions d’euros octroyés par lePremier ministre à Made in Belgium.

Les projets fédéraux et Made in Belgium sont,dès le début, entrés dans une concurrence toutenaturelle, visant parfois les mêmes pièces, commece fut le cas avec le Cinquantenaire autour de l’Artnouveau. La débauche de moyens financiersoctroyés aux organisateurs de Made in Belgiumleur a permis de ratisser large, tandis que lesbudgets serrés des autres institutions les ontparfois contraintes à renoncer aux œuvres d’artdemandées en prêt à des musées étrangers. À côté,le battage médiatique de Made in Belgium autourdu convoiement de la pseudo épée de Godefroid deBouillon frise l’arrogance.

Aujourd’hui, le sponsoring s’est largement répanduau sein des institutions à vocation culturelle,permettant de réaliser des projets qui ne seraientpas viables s’ils devaient se contenter des seulssubsides publics. La tâche n’est pourtant pas aisée,certains projets se faisant plus attractifs qued’autres aux yeux des investisseurs. Ainsi, ledossier du Musée de Tervueren pour les 175 ans dela Belgique n’avait pas suscité l’enthousiasme dessponsors : sur la couverture, une carte postaleremontant à 1900 avec un homme noir pendudans la savane et, en dessous, un petit mot ducolonial à sa famille vantant la nature, le temps,

les paysages… Le but était de démontrer labanalisation de la violence et des traitementsinfligés aux Congolais. Document édifiant d’unpoint de vue scientifique mais peu engageant pourun privé voulant investir dans les festivités des175 ans de la Belgique.

Ces exemples posent deux questions majeures.Tout d’abord, au niveau du fédéral, les institutionsscientifiques sont en prise à des problèmes definancement dûs, entre autres, à leur statut hybridedans un pays où le discours ambiant s’inscritchaque jour davantage dans le confédéralisme.L’informatisation du patrimoine et des collections,un des grands projets du fédéral, tarde ainsi à sedévelopper pleinement par manque de moyens. Legeste du Premier ministre qui a décidé d’octroyer2 millions d’euros à la société “Collections etPatrimoines” en est d’autant plus amer, surtoutlorsque l’on connaît les difficultés pour les institu-tions publiques à trouver du financement privé!

Reste l’autre problème soulevé par cette largesse:quelle culture promeuvent nos dirigeants ? Quelprojet pédagogique ? Quelle médiation ? Je l’aidéjà dit, il n’est pas question de parler de culturepopulaire versus culture élitiste. Par contre,comme l’a si bien souligné Henri Simons dansLe Soir du 16 mars 2005 : “Il est inadmissiblequ’une exposition qui se présente comme lemoment-phare de la programmation du 175eanniversaire véhicule une telle falsification del’histoire passée et présente de notre pays. Depuisplusieurs dizaines d’années, tant l’historiographieflamande que francophone a remis en cause laproduction littéraire du XIXe siècle qui visaità fonder l’État unitaire. Il est peut-être tempsd’intégrer ces considérations à des projets pédago-giques destinés au grand public afin de sortir cetteréalité des auditoires d’universités.”

Dans ce sens, Made in Belgium est un échec : leprojet accumule les clichés derrière une scénogra-phie attractive. Mais que va réellement retirer legrand public de cet événement ? Il va retenir

quelques noms jusque-là incon-nus, sans pour autant les inscriredans une continuité… La mise enscène supplante aujourd’hui l’ob-jet, le document, alors que le seulmoyen de rendre une expositiondidactique et populaire est departir d’une démarche scienti-fique, suivie de l’élaborationd’une scénographie adéquate (quisuccède et non précède la sélec-tion de la pièce) et, finalement,d’un travail de médiation, quireste la meilleure interface entrel’œuvre et le public. Ce principe,évident, vaut la peine d’êtrerappelé, car plus que jamais,l’informatif et la “fait-diversifica-tion” l’emportent sur l’explicatif,la communication ayant d’ailleurstendance à devenir hégémoniaque,en culture comme en politique.

Virginie DevillezDocteur en Histoire

MADE IN BELGIUM,“UNE HISTOIRE À LA BELGE”L

Thierry Lenoir, Les bergers d’Arcadie, d’après Poussin, bois, 1998

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printemps 2005

DIALOGUE INTERCULTUREL

es débats étaient introduits par le Présidentde la Commission dont la présence, en soi,était un bel encouragement. Pour José

Manuel Barroso, “le temps est venu de consacrerdavantage d’efforts à la culture, à nos cultures,dont la diversité représente une grande richesse -et au dialogue entre les citoyens issus de cescultures”. Un objectif stratégique pour l’Europe?Nous en prenons bonne note ! Celle-ci, en effet,manque toujours de ce souffle sans lequel il n’y apas de vie... Ján Figel faisait d’ailleurs remarquer,citant Jacques Delors : “on ne tombe pas amou-reux d’un marché intérieur...”.

Au cœur des interventions, la ville, la citoyenneté,la culture! Le développement de nos civilisationsles conduit à être de plus en plus urbaines.Bruxelles en est un bel exemple: bicommunautaire,multi-communautaire, elle ressemble à ces villescomposites que sont Berlin, Beyrouth, Bagdad,Belfast ou Birmingham (elles commençant toutespar un B; j’y ajoute Binche et Beeringen...). MalekChebel nous met en garde : “ne pas permettrequ’elles se déshumanisent; les autoriser à s’offrir lesurcroît d’âme qui permet l’évolution vers lemulticulturel; la ville est le lieu naturel où se faitla transaction de biens, matériels et immatériels; etl’étranger doit y être de moins en moins étranger.C’est (ce devrait être) inéluctable.”

Bernard Foccroulle entraîne alors le public dansdes réalités plus immédiates. Faisant référence àBrxlBravo, il présente Jan Goossens, directeur duKVS, le Théâtre royal flamand. Celui-ci connaîtune dynamique nouvelle suite à son déménagementprovisoire au Bottelarij qui lui a permis de briserle mur du lieu. Sortant du monolinguisme, attirantdes publics différents, il s’est ouvert à de nouveauxauteurs et au multiculturalisme. Les jeunes duquartier ont aimé Ben Hamidou et Sam Touzanidans “Gembloux”. Le Vlaams Belang, pas trop…

Il est impossible de restituer ici tous ces discours,les débats en atelier, et les parenthèses musicales,d’une exceptionnelle qualité ? Nous ne tireronsdonc pas les conclusions de ces journées, dontle rapport intégral sera publié par ailleurs.

Très subjectivement, nous conserverons une seuleintervention, celle de Robert Palmer, dont nousavons apprécié la pertinence et le côté incisif. Elleapparaît dans notre traduction, d’après ses notes etles nôtres:

“Bush vient de venir à Bruxelles. Il n’y est pasvenu pour parler avec... mais à ses partenaires !George Bush et la plupart des hommes politiquesque je connais prétendent croire au dialogueinter-culturel. En fait, ils sont restés à l’âge dumonologue. Le dialogue, selon eux, doit nécessairement êtreintégré à une activité : conférence, séminaire, ouévénement médiatisé. Parler à l’autre, cela se faitau Parlement, ou aux Nations-Unies. Il me semble,au contraire, que - et j’insiste là-dessus - le

dialogue n’est pas un événement, mais un processus,une conversation entre des personnes qui ont, surtel ou tel sujet, des opinions différentes. Le principemême du dialogue est que chacun reçoive (accepte)quelque chose de l’autre partie ! Ne suivons pasl’exemple de Bush dans ses efforts pour promouvoirun dialogue génétiquement-modifié ! Les artistesdialoguent autrement. L’art, ils le pratiquentcomme expérience spirituelle, non selon destactiques politiques. Les grandes institutions, comme La Monnaie, leBoZar, et les grands musées, c’est bien. Mais il y aaussi la rue, et des projets tels la Zinneke Parade.Et d’autres projets encore, nouveaux, plus petits,tout aussi intéressants. Nous devrionslaisser davantage de place aux jeunes générations,à leur manière d’être, à leur inventivité. Les jeunesont une ouverture extraordinaire. Ils sont à mêmede fusionner les langages, les styles et les tradi-tions. Par nature et parce qu’ils vivent une époqueoù les identités se mêlent - mariages mixtes,migrations - ils sont plus aptes au dialogue que lesgénérations qui les ont précédés.Prendre des risques! S’éveiller, au niveau européen!Ne pas travailler contre l’art ! Si la Commissioncroit réellement à la notion de “dialogue intercul-turel”, elle ne peut faire les choses à moitié. Celadoit devenir un des piliers de son action. Les effetss’en feront sentir dans tous les domaines, notammenten politique étrangère, pour le maintien de la paix,la prévention des conflits, donc pour la sécurité...Certes, la pauvreté des budgets de la Commissiondans les domaines de l’éducation et de la culture -en tant que tels - sont un frein à l’action.

Cependant, l’art peut ne pas être “ghetthoïsé” !Il n’est pas impossible d’utiliser d’autresprogrammes. Cela permettrait d’amener deséléments d’action culturelle dans des domaines oùils ne sont pas pris en compte, les Relationsextérieures ou l’Aide humanitaire...Si la Commission est réellement sérieuse, elle doitréunir ces potentialités, additionner les forces,dépenser moins pour des actions “symboliques” ou lapromotion d’activités de “mono-logue”, et davanta-ge pour lancer ou soutenir des projets qui font vrai-ment avancer les choses! A-t-on réfléchi (devrait-on entreprendre une étude?) à ce que pourrait êtrele rôle de l’art dans le maintien de la paix? Faitesde la culture une composante centrale de la poli-tique de l’Union européenne. Rendez-la visible! Etfaites du dialogue un processus à long terme.Il faudra pour cela donner aux artistes et organi-sations culturelles une certaine liberté, ainsi queles moyens financiers correspondants, ceux-cidevant être rapidement disponibles, sous peine dedémotivation... Et privilégier les actions inven-tives, celles où existe la dimension interculturelle,celles où les artistes se préoccupent des publics lesplus vulnérables! Le monde traverse une période de grande confusion,et il n’y a pas de réponse claire. Osons rêver,cependant. Il y a de formidables chantiers enperspective pour la Commission!”

Robert PalmerConseiller culturel international

www.palmer-rae.com

DIALOGUE DES PEUPLES ET DES CULTURES

L

Comment favoriser le dialogue au sein de l’Europe, cette mosaïque de peuples aux multiples sensibilités? A l’occasion de BrxlBravo, un

colloque s’est tenu les 25 et 26 février 2005, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles.

Thierry Lenoir, C’est l’amour (repassage), bois, 1989

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Le journal de Culture et Démocratie n° 138

ART ET ÉCOLE

QUEL ACCÈS À LA CULTURE GRÂCE À L’ÉCOLE?Le groupe de travail mis sur pied en 2004 par Culture et Démocratie, s’est réuni à nouveau, ce

23 mars, à l’ULB. Rassemblant des opérateurs culturels, des enseignants, des responsables

pédagogiques et des représentants des administrations, la rencontre avait pour objectif principal

de formuler des principes de base en matière d’art à l’école. Les participants ont “planché” sur

quelques propositions à soumettre aux Etats généraux de la Culture.

ous pouvons, aujourd’hui, nous réjouir d’unintérêt croissant des responsables politiquespour l’introduction de l’art à l’école,

applaudir à la volonté de collaboration desMinistères de l’Enseignement et de la Culture,saluer les actions et initiatives telles que Ecoleen Scène ou Anim’action, même si ce sontdes expériences pilotes. Mais ne crions pasvictoire trop vite ! A première vue, le Contratstratégique pour l’Education mis en discussion parla Ministre Marie Arena ne laisse que peu de placeà l’art à l’école, d’ailleurs associé aux activitéssportives.

Former des passeurs de culture

Il apparaît qu’il ne sera possible de créer de réellesconditions d’accès à la culture qu’en s’attachant àla formation et à la motivation des enseignants etfuturs enseignants et en mettant en place de nou-veaux outils pédagogiques et didactiques.Premiers maillons d’une longue chaîne, ils doiventêtre convaincus de l’utilité de cette approche etrecevoir dans leur cursus les clés qui leur permet-tront d’accompagner ou de gérer des activitésartistiques dans leurs classes.

Pour entreprendre cette tâche complexe, lesopérateurs culturels et les artistes sont égalementessentiels. Cependant, eux aussi doivent êtreformés. Si l’enseignant n’est pas nécessairementartiste, celui-ci n’est pas forcément pédagogue.Des partenariats entre les différents secteurs doi-vent donc être mis en place. Une collaboration etune concertation entre écoles et organes culturelspermettraient de travailler plus efficacement àl’introduction de l’art à l’école et favoriserait lesprojets à long terme. Afin de promouvoir lesprogrammes et les dispositifs existants et d’eninformer les enseignants ainsi que les réseauxsociaux, culturels et artistiques, un inventairesystématique, pratique et si possible exhaustifdevrait être réalisé.

Au-delà du hasard: sensibiliser tous les élèves

Si ce n’est pas l’école qui offre l’accès à la cultu-re, qui le fera? Espace de démocratie, elle doit rap-peler que la culture est un droit pour tous. On nepeut admettre qu’un jeune n’ait pas été en contact,au cours de sa scolarité, avec les différentes

formes d’art. Tous les établissements, tous réseauxconfondus, devraient être à même de sensibiliserleurs élèves et être soutenus dans des projetspédagogiques axés sur la culture. Idéalement, l’artdevrait prendre place dès l’enseignement maternel,afin de sensibiliser les enfants dès le plus jeuneâge, et se poursuivre aux niveaux du fondamentalet du secondaire. Tout le corps enseignant devraity être sensibilisé, car la culture peut prendreplace dans tous les champs disciplinaires et pasuniquement dans le cadre d’un cours de français.Pour ce faire, il est nécessaire de démontrer quel’approche d’une discipline artistique s’inscritparfaitement dans les socles de savoirs et decompétences définis dans le Décret Missions de1997 ainsi que dans les recherches en pédagogieayant cours aujourd’hui.

Entre les sciences, la gymnastique et lefrançais

La connaissance de notre patrimoine culturel, lapratique artistique, la réalisation d’une créationcollective, la fréquentation de nos institutionsculturelles (musées, théâtres, centres culturels…)sont autant de moyens différents et complémen-taires indispensables pour penser le monde autre-ment et développer l’esprit créatif de chacun. Maispour permettre à l’école de développer des projetsculturels ayant un réel enjeu pédagogique, il esturgent de réinstaurer un espace-temps où ces pra-tiques puissent se déployer ! Il n’est pas normalque les professeurs qui souhaitent s’investir avecleurs élèves dans le domaine artistique aient à lefaire en dehors des heures de cours...

Ne pourrait-on envisager d’instaurer une plagehoraire ouverte, alliant pratiques artistiques etconsidérations plus théoriques, unissant le voir, lesavoir et le faire? Imaginer faire de la photographieau cours de physique ou de chimie, du théâtre aucours de langue ou des arts plastiques au cours demorale? Il faudrait libérer les idées, s’ouvrir à tousles “possibles” ! L’essentiel serait de réunir lesconditions suscitant l’envie chez les élèves d’ap-procher l’univers culturel et artistique.

L’école doit être le lieu où l’on donne à chacun lesbases menant à la découverte, à l’autonomie, à ladémocratie.

Marie Colot

N

ReMua: un réseau de musiciens intervenants en ateliers

La Belgique foisonne d’activités musicales entous genres, et des ateliers musicaux alterna-tifs apparaissent depuis peu (Maison de lacréation, Mus-e, la Chaise musicale…), Cesateliers se conçoivent et s’adaptent à tous lespublics, des plus “fragiles”, sans aucuneexpérience musicale, aux musiciens confir-més. Ouverts à toutes les musiques, ilsprivilégient une approche ludique, active etcréative afin de créer une alchimie particu-lière qui permette à chacun de découvrirle monde musical, de s’exprimer et des’épanouir au contact des autres.

Les musiciens intervenants se forment sur letas et sont propulsés dans la profession sansaucun bagage réel. Les demandes pour l’or-ganisation de tels ateliers sont de plus enplus grandes mais trop peu de musiciens sontoutillés pour les animer. Aucune formationreconnue, ni possibilité de recyclage n’existeen Belgique.

Sarah Goldfarb s’est formée en Grande-Bretagne. Elle propose aujourd’hui de trans-mettre son savoir et de développer un réseaude musiciens intervenant en ateliers. Leréseau ReMua met en place des formationsspécifiques, axées sur la musique, la commu-nication et la pédagogie. Il vise également àétablir une reconnaissance et une revalorisationde la profession de musicien intervenant. Ilpropose des projets collectifs et projettela réalisation et la diffusion de catalogues(de musiciens, d’institutions…).

Sarah GoldfarbTél.: 02 538 59 77 - [email protected]

Une Nuit pour la démocratie: donnez de la voix et participez au projet

En clôture de l’exposition “En avant pour lesuffrage universel, une histoire inachevée”,un ensemble de partenaires associatifs etparticuliers – dont La Fonderie, le CBAI, laLigue des droits de l’Homme, plusieurs mai-sons de quartier et Culture et Démocratie, -organisent le 24 septembre prochain, àMolenbeek, “Une nuit pour la démocratie”.Pour mener au mieux cet événement festif etartistique, les organisateurs lancent un appelau public des associations et aux particuliersqui ont des choses à dire à propos de ladémocratie et veulent profiter de cette nuitpour les exprimer.

Si vous souhaitez participer ou encadrer unatelier artistique, rejoignez les groupes decréation afin de donner une forme originaleà un propos sur la démocratie, ses enjeux,sa place dans notre société ! Entre autres,un atelier autour du détournement d’afficheset un groupe sur les caméras de surveillancefactices attendent vos idées insolites pourmettre sur pied un projet collectif…

Anne Brunelle (La Fonderie)Tél.: 02 413 11 [email protected]

Brèves

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printemps 2005

ART ET POLITIQUE

A l’heure où l’on fête les 175 ans de laBelgique, la période de la collaborationdemeure à certains égards un tabou (d’oùl’intérêt du “Retour à l’ordre”, une étuderemarquable de Virginie Devillez sur lesrelations entre art et politique). Il reste beau-coup à dire sur le destin ou le fourvoiementde tel idéologue influent ou de tel écrivaindoué. Faut-il en parler?

Il serait curieux que l’historiographie natio-nale demeure muette alors que l’on en vient,à l’étranger, à exhumer les noms de Belgesmaudits comme Raymond de Becker ouRobert Poulet. La situation se corse lorsqu’ils’agit d’écrivains de valeur, car il faut alorsnégocier les interactions entre histoire intel-lectuelle et histoire de la littérature. “Culture”et “démocratie”, on devrait le savoir, ne vontpas nécessairement de pair! Une même mainpeut écrire un poème sublime et un appelau meurtre. Ces cas historiques suscitentun malaise auquel il serait trop facile de sesoustraire. Mais il faut que les faits historiquessoient rappelés dans leur radicalité. Aprèsavoir écrit une biographie en forme de réha-bilitation de l’idéologue rexiste et collabora-teur José Streel, Jean-Marie Delaunois en arécemment écrit une autre de Robert Poulet.L’écrivain André Sempoux nous a envoyéune réaction au sujet de cet ouvrage.

En effet, pour la préparation de son roman“Le dévoreur”, il a lu abondamment lesinistre “Nouveau Journal”, animé par RobertPoulet pendant la guerre. Il s’avère décidé-ment nécessaire d’avoir une meilleureconnaissance des heures sombres de notrepays pour relever les “oublis” et couper courtaux tentatives de réhabilitation politique quipourraient s’ensuivre.

Joël Roucloux

Avant-propos

IL FAIT FROID DANS L’HISTOIRE(OU: ROBERT POULET, AUJOURD’HUI)

e pensais à ce “il fait froid dansl’Histoire” du poète Giorgio Caproni enrefermant l’ouvrage de Jean-Marie

Delaunois “Dans la mêlée du XXe siècle,Robert Poulet, le corps étranger” (De Kriger,2003). J’aurais pu le lire avec calme et réelintérêt si je ne l’avais vite senti réorienté versune réévaluation révoltante : l’auteur voitdans les quelques années de prison dont lepamphlétaire eut à souffrir “un des dramesmajeurs du second conflit mondial” (page450).

Ainsi donc, les dizaines de millions de vic-times d’Hitler se trouvent mises en balanceavec la condamnation progressivementréduite d’un collaborateur mort à 96 ansaprès avoir été conduit poliment en Franceoù il a tenu son cap. Voici pourtant, parmitous ceux qu’on pourrait produire, quelqueséchantillons des vérités que le “maître àpenser” inculquait aux lecteurs de son“Nouveau Journal”:- Nous n’avons guère connu de francs-maçons inoffensifs (17.10.1940).- Toute la race blanche attend qu’on dise cequi s’est passé (c’est-à-dire) célèbre le GrandChangement, un changement aussi profondque celui qui a suivi la Guerre des Gaules(5.2.1941).- La civilisation contemporaine vivait en étatde péché mortel (4.11.1941).- Bienvenue aux meilleurs des Belges! (adresseaux légionnaires de Degrelle, 21.12.1941).- Si Pétain avait dit, le 25 juin 1940 :Daladier, Reynaud, Mandel, Blum ont étépassés par les armes, pas un Français surmille n’aurait trouvé cela anormal. Mais voilà,

à Riom, on fait du juridisme (11.3.1942).- Les Hébreux parlent aux Français (évocationde l’émission de Radio Londres: “Les Françaisparlent aux Français”, 31.8.1942).

Qu’un historien en passe de devenir laréférence sur le sujet ne s’en soucie pasfinira par bétonner l’assertion de PierreStéphany (“Le Monde de Pan”, Racine, 2003,page 94) selon laquelle “on aurait du malà trouver une ligne méprisable” dans leséditoriaux du fasciste belge.

Poulet croyait à une mise au ban de sonœuvre et son biographe ne manque pas derelayer cette plainte. On peut comprendrequ’après la guerre, les non-nostalgiques sesoient orientés vers d’autres livres que“Contre la plèbe” (Denoël, 1967), pour prendreun exemple. “On conçoit qu’en théorie, lesprolétaires de toutes les nations tendent àl’égalitarisme racial, qui, du point de vue oùils se trouvent, paraît assez raisonnable. Tousles déchets se ressemblent” (page 87), et “Il ya des races plébéiennes” (page 95), rappe-laient des théories dont on avait vu où ellespouvaient mener...

Les écrits de Poulet ont toujours été bienreprésentés dans nos bibliothèques et personnene met en doute que “Handji”, dont Plon aprocuré l’édition définitive, soit l’un des bonsromans de notre “réalisme magique”. Lacollaboration de Poulet ne devait pas luinuire littérairement; de là à ce qu’une pitiéindue aidant, elle en vienne à le servir...

André Sempoux

Thierry Lenoir, Les mendiants, d’après Bruegel, bois, 1998

J

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Le journal de Culture et Démocratie n° 1310

LA CRÉATION PAR,POUR ET AVEC TOUSL’appellation quelque peu abstraite de “Centres d’expression et de créativité” (CEC) désigne

en fait une myriade de lieux bien concrets qui, depuis presque trente ans maintenant, propo-

sent à des centaines de personnes, dans un cadre collectif et associatif, de chercher avec leurs

mains, leurs yeux, leur corps, leur esprit et leurs émotions à créer un rapport plus dense au

monde et à la vie.

ent septante lieux en Wallonie et à Bruxellesproposent tout au long de l’année desateliers d’expression dans les domaines les plus

variés, des arts plastiques au cinéma d’animation,en passant par le théâtre, le cirque, la musique etla danse ou le stylisme mais aussi des projets horsnormes de constructions monumentales, de potagersétranges, de parades lumineuses….

Les CEC sont très diversifiés. Qu’ils soient locali-sés en milieu rural ou en ville, l’approche et lesmodalités de fonctionnement dépendent ducontexte spécifique où ils se déploient, et duprojet de leurs auteurs. Certains sont multidisci-plinaires et polyvalents, d’autres sont spécialisésdans un domaine. Certains s’adressent à un largepublic d’une entité, d’autres touchent un publicparticulier, souvent fragilisé (handicapés, famillesdu quart monde, petite enfance…).

Certains sont fondés sur le bénévolat et l’engage-ment citoyen, d’autres sont davantage profession-nalisés. Beaucoup sont autonomes, maisquelques-uns s’inscrivent dans l’orbite d’unCentre culturel ou d’un théâtre.

Au-delà des particularismes, ils partagent des valeurscommunes qui sont au fondement de leur identité:l’implication et la participation, la conviction quela culture est un puissant levier de changement etqu’on peut tous être producteurs de culture àcondition que chacun puisse stimuler sa créativi-té, développer son imaginaire, apprendre (voirecréer) de nouveaux codes d’expression et fréquen-ter les chemins de la création.

Dans les ateliers, les animateurs proposentun cadre d’exploration aux participants, au départd’un thème ou un concept, de matériaux, d’unetechnique ou d’une approche esthétique. Souvent,une contrainte imposée stimule l’imaginaire etpermet de trouver des pistes tangibles derecherche. Démarches courtes et projets de longuehaleine cohabitent ou se succèdent au gré desopportunités et des énergies disponibles.

En voici quelques exemples…

Dans l’atelier de stylisme de Woluwé-Saint-Lambert (Ateliers du temps libre), des robess’élaborent en partant d’un matériau donné, unstock de chemises d’homme récupérées aux PetitsRiens. Il s’agit de sélectionner des couleurs quis’harmonisent, de créer des rythmes en jouantavec les lignes des popelines, de profiter d’un colet de son empiècement pour bâtir le nouveauvêtement, de se laisser guider par les accidents dutissu, les coutures, les surfaces étroites des che-mises pour trouver la ligne de sa nouvelle tenue…

A Molenbeek-Saint-Jean, “Notre coin de quar-tier”, un projet monumental se construit méthodi-quement. Les adultes en formation, réfugiés pourla plupart, sont invités par un photolangage àexprimer pêle-mêle des idées qui sont simultané-ment traduites en dessins par l’animateur. Levoyage, l’exil, l’exploitation du sud par le nordsont des thèmes récurrents qui deviendront autantd’images fortes intégrées dans la construction.Après l’élaboration d’une maquette, ils réalisentle chantier avec l’aide de techniciens et d’unsculpteur. Au fil des sessions de formation, uncloître monumental, dans une esthétique héritéede Gaudi, émerge progressivement.

Dans l’atelier de cinéma d’animation Zorobabel àSaint-Gilles, une bande-son repiquée dans undocumentaire sur la forêt amazonienne sert desupport à la réalisation d’un court métrage. Leprincipe est de créer un décalage entre image etson. Guidés par le commentaire, l’imagination desenfants se déploie à tous les objets quotidiensde la maison. Le tire-bouchon devient crabe, lepommeau de douche, un serpent…

A Gembloux, des adolescents de l’école du cirqueet de l’Atelier sorcier abordent le thème de lapuberté. Au départ d’une observation scientifiquedu fonctionnement des hormones, ils créent descostumes et une dramaturgie pour défiler à laZinneke parade.

A Boussu, les animateurs (CAJ-MIR) ont, duranttout un été, recréé avec les enfants un studio dephotographie en s’inspirant de celui de NorbertGhisoland, photographe à Frameries au début duXXème siècle. Ayant planté un décor sur la placedu village, ils invitaient les passants à venir sefaire tirer le portrait. La matière photographiqueaccumulée en 2003 compose un instantané detoute une communauté boraine, à l’instar desclichés de Ghisoland un siècle plus tôt. De plus, enintervenant dans l’espace public, à la manièred’une performance, les enfants ont créé des modesde communication nouveaux et décalés avec lapopulation.

Petites utopies du quotidien, tous ces projets deproximité constituent autant de respirationssalutaires et de pieds de nez à la société duspectacle consumériste et normalisante qui nousest imposée en permanence.

Patricia GérimontResponsable du secteur des

centres d’expression et de créativitéà la Communauté française

www.educperm.cfwb.be/educperm/educperm.asp

C

PRATIQUES CULTURELLES ET ENGAGEMENT

Et « Que vive la démocratie » !

Pour lutter contre l’alarmante progressiondes partis d’extrême droite, tant en Flandrequ’en Wallonie et à Bruxelles et renforcer ladémocratie, la Coordination Nationale d’Actionpour la Paix et la Démocratie (CNAPD) afondé une plate-forme d’associations activessur le terrain de la citoyenneté en Commu-nauté française. « Que vive la démocratie »réuni une centaine d’acteurs à chacune deses rencontres. La prochaine aura lieu le21 mai à Namur. Un manifeste formulant desrevendications en matière de fonctionne-ment de la démocratie sera transmis auxresponsables politiques dès le mois de juin.

La plate-forme met sur pied une campagnepour combattre l’extrême droite sur tous lesfronts, à l’horizon des élections communaleset provinciales d’octobre 2006. Elle s’organi-sera autour de trois objectifs. Tout d’abord, ils’agira de montrer le vrai visage du mouvementet d’expliquer qu’il est dangereux que le voteextrémiste soit motivé par un déni général desmandataires publics. La plate-forme s’axeraégalement sur l’interpellation du mondepolitique, car c’est à travers le dialogue quela confiance du citoyen reviendra. Enfin, lacampagne tâchera de dynamiser la démocratielocale en encourageant des initiatives, orga-nisant des rencontres et diffusant des infor-mations sur des activités ou des outils desensibilisation (publications, spectacles…).

D’ici juin, le contenu de la campagne seradéfini. L’accent sera mis sur les actions deterrain. Le lancement définitif est prévu pouroctobre 2005.

www.cnapd.be - Tél.: 02 640 52 [email protected]

Consoloisirs

Comment défendre les usagers du secteur enpleine effervescence du “temps libre” ?Convaincu que la culture et les médias nepeuvent devenir des produits de consomma-tion comme les autres, Bernard Hennebert acréé un site Internet pour donner un contre-pouvoir au public. Persuadé que les revendi-cations des artistes seraient davantage prisesau sérieux si des associations d’usagers lessoutenaient, il souhaite créer de réelles condi-tions pour que celles-ci soient mises en place.

Aujourd’hui, en effet, la sphère du temps libreest délaissée par les associations de consom-mateurs traditionnelles, qui se préoccupentbeaucoup plus de gadgets technologiques…Mais, la protection des consommateurs deculture (au sens large!), est-ce réellement unbesoin urgent? Oui, car, de plus en plus, certainsorganisateurs suppriment des réductions quirépondent pourtant à un véritable besoinsocial. Oui, puisque ce sont les intérêts éco-nomiques qui font actuellement la loi enmatière de “produits” culturels. Oui encore,car, tout simplement, la défense des usagersparticipe à la démocratisation culturelle.

Bernard [email protected] - www.consoloisirs.be

Brèves

Page 11: ET DÉMOCRATIE

printemps 2005

La culture en débat ! En chantier. Les Etatsgénéraux de la Culture se poursuivent àtravers la Communauté française. On s’enréjouit. Il en sort parfois le meilleur bien que,de temps en temps, ce soit le “chacun poursoi”. On peut le comprendre : il y a tantà faire, et à espérer... Que cent fleurs s’épa-nouissent!

La culture pour tous! Où en est-on? Le Centrepour l’égalité des chances reconsidère, dix ansaprès, le Rapport général sur la Pauvreté(notamment en relation avec laculture) cependant que le Ministère del’Intégration sociale poursuit le projet defaciliter l’accès à la culture et au sport auxbénéficiaires des CPAS. Les Ministres de laCulture et de l’Education - ensemble - envi-sagent de réintroduire l’art et la culture àl’école. Utopies? Peut-être pas.

La culture en combat! Le dernier numéro dela revue Politique envisage, de manièrecritique, le rôle et les missions de la RTBF. AuBPS 22, à Charleroi, Jota Castro (il exposeaussi à Paris et à Groszny, mais a refuséMoscou) met en boîte Bush, Blair, Berlusconiet s’en prend au Mur qui enserre la Palestine(et Israël). Autre geste fort : avec HandicapInternational, Jane Evelyn Atwood expose,au Musée de la Photographie, ses photogra-

phies contre les mines anti-personnel et lespays qui continuent à les fabriquer (Etats-Unis, Chine, Russie...). Trente artistes s’impli-quent dans NéonNord, un projet qui tend àrapprocher les habitants du Quartier Nord, àSchaerbeek, tout en tenant compte du phéno-mène de la prostitution. A Mons, auMundaneum, où Jean Van Lierde a déposéune partie de ses archives, il est question depacifisme, de l’objection de conscience, del’Indépendance du Congo, de la Guerred’Algérie et de celle du Vietnam.

Le Rapport Général sur la pauvreté,10 ans après…

A l’occasion des 10 ans du Rapport Généralsur la Pauvreté, des débats publics sont orga-nisés dès le mois d'avril dans les différentesProvinces du pays, pour se clôturer le 16 juinpar un débat national au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (1). Ils seront suivis d’unepublication actualisée du Rapport et d’inter-pellations ministérielles. Ces onze momentsde dialogues, orchestrés par la Fondation RoiBaudouin, à la demande du Ministre del’Intégration sociale, ont pour objectifs demobiliser, sensibiliser, écouter un large publicà propos des différents thèmes traités dans lerapport (famille, aide sociale, santé, loge-

ment, travail, justice, enseignement et culture)pour identifier huit priorités politiques enmatière d’intégration sociale et faire despropositions.

Culture et Démocratie, en collaboration avecKunst en Democratie, a été chargé par leCentre pour l’Egalité des Chances de mettre àjour la partie du rapport relative au droit à laparticipation, à la contribution et à laconstruction de la culture (2).

Le rapport de 1994 était exceptionnel! Pourla première fois, des personnes vivant dansla précarité étaient personnellement impli-quées. De plus, la participation culturelleétait considérée comme fondamentale.Cependant, les mesures prises depuis lors(Article 27, subsides octroyés aux CPAS… )en faveur du droit à l’épanouissementculturel et social pour les personnes défavo-risées, n'ont évidemment pas suffit! La miseà jour du Rapport est donc l’occasion defaire un nouveau bilan et de nouvellespropositions. La contribution de chacun est labienvenue!

(1) www.kbs-frb.be/code/page.cfm?id_page=125&id=830&lang=FR&frommail=1(2) www.luttepauvrete.be/publications/RGP10ans/cultureFR.pdf

Brèves

Thierry Lenoir, A la queue! (au paradis), bois, 1998

Page 12: ET DÉMOCRATIE

Culture et Démocratie

Depuis 1993, Culture et Démocratie rassemble desartistes et opérateurs sociaux afin de promouvoir laculture comme valeur démocratique. Médiatrice ourelais entre les secteurs culturels et associatifs, elleencourage la participation de tous à la vie culturelle.

Fondateur: Bernard FoccroullePrésident: Georges VerchevalCoordinatrice: Sabine VerhelstCollaboratrice: Séverine Monniez

60 rue de la Concorde - 1050 BruxellesTél.: 02 50212 15 - Fax: 02 512 69 11Courriel: [email protected] web: www.cdkd.beFortis 001-3185141-28

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CÔTÉ « IMAGES » : THIERRY LENOIRC’est un cas, Thierry Lenoir ! Un chroniqueur des temps présents qui, avec conviction,assure Catherine de Braekeleer (1), bouscule les bonnes consciences, la somnolence, l’hypocrisie,le consensus mou. Il est né à Soignies, en 1960. Chef de bande dès ses dix ans, puis passionnéde motos, de rock et de chopes (il aurait dû, génétiquement, faire Jim Morrison, dit-il),il a étudié la gravure à l’Ecole supérieure des Arts visuels de Mons, auprès de GabrielBelgeonne, qui le considère à la fois comme un anar et un tendre, mais aussi comme l’un desplus déterminés de ses élèves!

Fidèle à la technique de la gravure en relief (lino et bois), celle-là même qu’utilisaient lesexpressionnistes, eux aussi révoltés et contestataires, Thierry Lenoir l’emploie pour dire lemonde, en blanc et noir, crûment, et avec une rare vigueur. Il a, écrit François Liénard (2), del’affection pour Mona Lisa, Al Capone, Marylin, les Hell’s Angels, La Vierge du ChancelierRolin qui se croisent au coin d’une rue, dans un café ou dans une salle de body building.Il s’amuse avec la vulgarité, au bord de son précipice, sans jamais y tomber. Reconnuinternationalement, il reste, dit Valérie Peclow (2), un provocateur dans l’âme, qui aimechoquer, qui a le goût de l’excès, mais qui grave ce qu’il ressent, comme ça vient, pour leplaisir de la matière et du geste, pour la sensation du bois sous le ciseau.

(1) Directrice du “Centre de la Gravure et de l’Image imprimée”, La Louvière(2) Galerie “Le Chalet de Haute Nuit”, Ecaussines

Ont collaboré à ce numéro: Michel Boermans, Marie Colot, Virginie Devillez,Patricia Gérimont, Richard Kalisz, Marcel deMunnynck, Séverine Monniez, Werner Moron, JoëlRoucloux, André Sempoux, Georges Vercheval,Sabine Verhelst.

Imprimerie Jan Verhoeven

Editeur responsable: Sabine Verhelst 60 rue de la Concorde – 1050 Bruxelles

Avec le soutien du Ministère de la Communauté française Wallonie-Bruxelles

Direction générale de la Culture

Thierry Lenoir, Coin de rue n° 4, bois, 1991