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Et si Berlin Ouest n’avait pas existé - Furet

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26.92 652017

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 358 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 26.92 ----------------------------------------------------------------------------

Et si Berlin Ouest n’avait pas existé

Pierre Ciriaque

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Acte I Scène 1

Si Berlin Ouest n’avait pas existé, nous nous serions promenés sous les tilleuls de la belle avenue Unter Den Linden jusqu’à la place de Paris pour voir le soleil se coucher derrière la porte de Brandebourg.

Les soirs d’automne, nous aurions pu flâner dans cette grande étendue de verdure dénommée Tiergarten, nous nous serions perdus dans les dédales de ses chemins et nous aurions laissé nos âmes s’inspirer des couleurs de l’automne pour reconstruire un monde plein de rêves et d’espérances.

Si Berlin Ouest n’avait pas existé, la Friedrich-strasse aurait été, à nos yeux, la plus longue avenue du monde. Nous aurions eu le temps d’admirer les structures métalliques de sa gare ferroviaire et de jouer les touristes en consultant le panneau indicateur aux multiples destinations.

En sortant de la gare, nous nous serions tenus par

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la main et nous aurions été éblouis par le spectacle des anciens musées situés le long des courbes sensuelles de la Spree.

Nous serions rentrés en suivant les berges sinueuses du fleuve et nous nous serions embrassés de nombreuses fois pour éviter que la solitude du parcours ne nous enveloppe d’une mélancolie capable de nous faire regretter notre aventure.

Si Berlin Ouest n’avait pas existé, nous ne nous serions pas séparés ce soir du mois d’Octobre au coin de l’Alexanderplatz et de l’avenue Karl Marx. J’aurais sûrement pu trouver les mots pour te convaincre de rester et nous serions encore ensembles aujourd’hui pour partager nos souvenirs de cette ville que tu aimais tant.

Au lieu de cela, je rumine mon chagrin dans cet hôpital sinistre, dans un quartier que je ne connais même pas, si loin de l’Alexanderplatz.

L’infirmière déposa les pages manuscrites sur le bureau de la chambre.

Elle se mit à chantonner et commença ses taches journalières. Elle rangea la petite table de salon et se prépara à refaire le lit.

Une porte s’ouvre et un homme d’une soixantaine d’années apparaît en peignoir.

Infirmière : – Bonjour Monsieur, Comment allez-vous

aujourd’hui ?

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Hans :

– Colonel, S’il vous plait. Pas de familiarité, s’il vous plait.

Infirmière :

– Ah, je vois. Vous avez mal dormi, colonel. Votre dos vous fait encore souffrir.

Si vous voulez, je peux demander au médecin de venir vous voir aujourd’hui.

Hans :

– Ce n’est pas ce que je vous demande. Je vous demande seulement de m’appeler Colonel.

Infirmière : (Elle hausse les épaules)

– Comme vous voulez Colonel. Mais cela me fait tout drôle. C’est pas ça, j’ai l’habitude de l’uniforme, mon frère est militaire. Mais, voyez-vous, je n’ai encore jamais eu l’occasion de côtoyer un colonel en tenue de nuit.

Hans : (d’un ton monotone)

– Oui, je comprends. La prochaine fois, je mettrai mon uniforme.

Infirmière :

– En tout cas, cela n’a pas l’air d’être la grande forme. Pourtant, vous avez l’air inspiré. J’adore ce que vous avez écrit. C’est un mélange de romantisme et de poésie.

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Hans :

– Comment avez-vous osé lire mes notes ? Vous n’avez donc aucun respect pour la vie privée des gens ?

Ah, je vois. Vous m’avez dit que votre frère est dans l’armée. Vous êtes ici pour m’espionner. C’est pas à un vieux singe que l’on apprend à faire des grimaces.

Infirmière :

– De quoi parlez-vous ? Mais pas du tout. Vous savez, on n’espionne plus les gens dans ce pays depuis très longtemps.

Allons, calmez-vous. Ils se trouve que j’ai été naturellement attirée par ces feuilles manuscrites et je dois dire que je n’ai pas été déçue. De la poésie…

Hans :

– Vous vous trompez. Ce n’est pas de la poésie. C’est réel, c’est ma vie et croyez-moi, ma vie n’a pas été un poème. Maintenant, laissez-moi. Je dois m’habiller.

Infirmière :

– Vous attendez quelqu’un ?

Hans :

– Oui.

Infirmière :

– Ah bon. Quelqu’un de votre famille ? Un ami ? Un ancien collègue ? Dites-moi. Vous m’avez rendue curieuse.

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Hans :

– Je vous le dirai en temps voulu. Maintenant, excusez-moi mais je n’ai pas beaucoup de temps.

Infirmière :

– Mais je n’ai même pas fini de faire votre lit.

Hans :

– Laissez, je m’en charge. Cela me fera un peu d’exercice.

L’infirmière sort en le saluant :

– Bien mon Colonel. A vos ordres !

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Acte I Scène 2

Hans est assis à son bureau. Il tourne le dos à la porte.

Un homme se tient dans l’encadrement de la porte et observe Hans.

Hans (sans se retourner) :

– Ah, Charlie, tu es là. J’ai failli attendre. Entre.

Charlie :

– Donc aujourd’hui, je m’appelle Charlie. Et que me vaut cet honneur ?

Hans :

– Tu t’es toujours appelé Charlie. Qu’est-ce que tu racontes ? Et après on dit que c’est moi qui perds la tête. Pourquoi es-tu si en retard, aujourd’hui ?

Charlie :

– Tu sais, la circulation à Berlin est devenue impossible. Entre les hommes d’affaires et les bus de

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touristes, on ne s’en sort plus.

Hans :

– Je croyais que tu venais en métro.

Charlie :

– Oui, c’est vrai. Mais il faut bien trouver une excuse. Je ne peux pas te faire tous les jours le coup de la panne de métro ou du malade dans la rame qui doit être évacué d’urgence.

Alors, je brode. J’imagine. Mais rassure-toi, si je mens ce n’est que pour ton bien. C’est pour éviter que tu t’ennuies.

Hans :

– Je ne m’ennuie pas et je n’aime pas les mensonges. Alors, au lieu d’inventer des prétextes stupides à chaque fois, tâche d’arriver à l’heure demain.

Est-ce que tu as du nouveau au moins ?

Charlie :

– Peut-être.

Hans :

– Comment ça, peut-être ?

Charlie :

– Et bien, je dois dire que je ne sais plus. Comme toujours, je pense avoir découvert une piste et puis finalement plus rien.

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Hans : – Raconte quand même. On ne sait jamais.

Charlie : – Et bien… (il temporise)

Hans : – Oui ?

Charlie : – Et bien, te souviens-tu de cette belle maison du

quartier Nicolaï ? Elle abritait deux familles à l’époque et on m’a dit que l’une d’elle avait été arrêtée en 1972 pour avoir aidé un fugitif à passer à l’ouest.

Hans : – Oui et alors ? Il y a en eu beaucoup dans ce cas

là. Il fallait bien empêcher que tout le monde parte. On ne pouvait pas laisser notre pays se dépeupler.

Charlie : – Pardon. Je ne voulais pas t’offenser. Le fait est

que j’ai retrouvé une photo des habitants. Regarde, la ressemblance est frappante n’est-ce pas ?

Hans prend la photo et la regarde attentivement.

Hans : – La ressemblance avec qui ?

Charlie :

– Bien lui, le fugitif. N’est-il pas vrai qu’il me ressemble ?

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Hans : – Oui, il te ressemble et alors, quel rapport avec

mon affaire ?

Charlie : – Et voilà. C’est ce que je disais. A chaque fois, j’ai

l’impression de tenir quelque chose et en fait cela n’a rien à voir.

Est-ce que tu pourrais me donner au moins des indices ?

Hans : – Ecoute, je te l’ai déjà expliqué au moins cent

fois. La personne que nous cherchons à tenté de fuir en 1975. Elle a été aperçue pour la dernière fois dans le no man’s land et personne ne l’a jamais revue. Elle doit bien être quelque part.

Charlie : – Mais es-tu bien sûr qu’elle est… (il hésite)

Hans : – Oui, elle est vivante puisque l’on ne l’a jamais

retrouvée.

Charlie : – Maintenant que tu me le dis, j’ai entendu parler

d’une personne qui s’est échappée et qui a fait semblant d’être morte quand les gardes ont tiré sur elle. Elle a réussi à s’en tirer parce qu’ils l’ont laissée toute la nuit…

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Hans :

– Oui, je sais. On en a parlé ensemble il y a deux jours.

Charlie :

– Peut-être bien mais je n’ai rien d’autre à raconter aujourd’hui. Je ne sais pas où est Anastasia, personne ne le sait.

Hans regarde furtivement vers la porte.

Hans :

– Chut ! Pas de nom. Je crois que l’infirmière est en train de m’espionner. Je l’ai surprise ce matin en train de lire mes notes.

Charlie :

– Tu as des notes ? Pourrais-je les lire moi aussi ? Cela pourrait peut-être m’aider.

Hans :

– Non. Ce n’est pas le genre de notes qui pourraient t’être utiles.

Charlie :

– Alors, dis-moi par où je dois commencer ? N’y a-t-il pas dans ta mémoire un souvenir qui pourrait m’aider ? Quand elle parlait de l’Ouest, comment en parlait-elle ?

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Hans :

– Elle ne me parlait pas souvent de l’Ouest. Dans ma position, c’était un peu délicat, cela aurait pu compromettre ma carrière.

Charlie :

– Alors, il n’y a aucun espoir.

Hans :

– Attends. Pas si vite. J’essaie de me souvenir. “J’aimerais tant voir ce qu’il y a au-delà du

Tiergarten. Je n’irai pas trop loin. Je traverserai le parc juste pour voir à quoi ressemble Berlin Ouest”

Je me souviens de cette phrase. C’était la première et dernière fois que nous avons parlé de l’Ouest ensemble.

Charlie :

– Et que lui as-tu répondu ?

Hans :

– Rien, une boutade qui a commencé à creuser le fossé entre nous.

J’ai dit : Il n’y a rien au-delà du Tiergarten. Berlin Ouest n’existe pas. Elle m’a regardé tristement et elle n’a plus rien dit de toute la soirée. Ces yeux brillaient comme lorsque l’on rêve trop fort et que cela fait pleurer.

Charlie :

– Bien. C’est déjà quelque chose. Je vais laisser

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tomber le Friedrichstrasse et j’irai voir de ce côté-là. Tu sais, ce n’est pas vrai qu’il n’y avait rien au-

delà du Tiergarten. Au contraire. Il y avait beaucoup de choses et surtout, il y avait notre avenir.

Hans :

– Finalement, le prénom Charlie te va à merveille. Je crois que je vais définitivement l’adopter.

Charlie :

– Non. Hans. Je ne m’appelle pas Charlie (Il s’apprête à sortir) A demain Hans.

Hans :

– A demain. Et tâche de ne pas être en retard.

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Acte I Scène 3

La scène suivante se passe au milieu de la nuit. Hans est couché dans la pénombre de sa chambre mais il n’arrive pas à dormir. Il tourne à plusieurs reprises dans son lit.

Il finit par se lever. Il met son peignoir et ses pantoufles et s’installe à son bureau.

Il commence à écrire.

Et si Berlin Ouest n’avait pas existé, le Kurfürs-tendamm n’aurait pas été cette avenue bruyante et festive où les diverses nationalités européennes célébraient leurs retrouvailles après des années de déchirement.

Si Berlin Ouest, n’avait pas existé, le Kurfürs-tendamm n’aurait été que le prolongement logique de la rue de Potsdam emmenant le voyageur téméraire jusqu’aux confins de la ville.

Avec son nom imprononçable pour qui n’est pas

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né en Allemagne, cette avenue n’aurait pas usurpé sa notoriété mondiale. Elle n’aurait jamais pu voler la vedette à Unter Den Linden ou à la Friedrichstrasse, les deux plus belles avenues de notre ville.

Si Berlin Ouest n’avait pas existé, Le KaDeWe aurait été un centre culturel ou mieux un bâtiment officiel du parti au lieu de n’être qu’un magasin de stockage de biens manufacturés dans des pays lointains.

Peut-être qu’alors, on n’aurait pas construit l’affreux Palais de la République près de la belle Alexanderplatz à l’ombre de la tour de la télévision.

Tu détestais tellement ce bâtiment que tu évitais de passer devant lui. Un jour, tu m’as dis que ce bâtiment était notre mort. Il symbolisait tout ce que tu détestais dans le régime, le pouvoir et surtout l’abus de pouvoir.

Tu avais raison. Ce bâtiment était empoisonné. Il a tué non seulement par son idéologie mais par l’amiante qu’il contenait.

Si Berlin Ouest n’avait pas existé, nous aurions trouvé notre petit paradis quelque part dans une rue entre l’Alexanderplatz et l’Hôtel de ville aux briques rouges. Nous aurions emménagé dans un petit appartement entièrement équipé au quatrième étage d’un immeuble avec vue sur le parc. Nous nous serions même peut-être mariés dans l’hôtel de ville voisin.

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En rentrant après la cérémonie, nous serions passés tout près des statues de Karl Marx et Friedrich Engel que nous aurions remerciées d’un sourire pour avoir rendu notre rêve possible.

Mais un soir d’Octobre, tu es partie et tu m’as laissé seul dans le silence froid de Berlin Est.

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Acte I Scène 4

Le lendemain matin, la chambre du Colonel est déserte.

L’infirmière entre dans la chambre et aperçoit les feuilles de papier étalées sur le bureau.

Elle en saisit quelques unes et se met à lire à voix haute.

Le colonel sort de la salle de bains et entre dans la chambre.

Infirmière :

– Bonjour Colonel, comment allez-vous aujourd’hui ?

Hans :

– Ah je vois. On espionne.

Il montre les feuilles qu’elle tient à la main.

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Infirmière :

– Excusez-moi mais c’est plus fort que moi. Quand je vois des feuilles de papier, je ne peux m’empêcher de les lire.

Elle marque une pause.

Infirmière :

– Vous pensez vraiment ce que vous écrivez ?

Hans :

– En quoi est-ce que cela vous intéresse ?

Infirmière :

– A vrai dire, je n’aime pas trop ce paragraphe. Celui d’hier était bien mieux. Comment dirais-je, plus poétique.

Hans :

– Ce n’est pas grave. Ce n’est pas pour vous que je l’ai écrit. Merci quand même pour votre critique.

Infirmière :

– Vous regrettez vraiment ce temps là ?

Hans :

– De quel temps voulez-vous parler ? Avez-vous bien lu ce que j’ai écrit ?

Il n’est nullement question de temps. Je parle de ma ville.

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Infirmière :

– Vous savez qu’ils ont déplacé les statues de Marx et Engel pour les travaux du métro ? Il y a même des gens qui ont fait circulé une pétition pour qu’on les enlève définitivement.

Moi, cela m’est égal. Tout cela fait partie du passé.

Hans :

– Non. Vous vous trompez. Cela fait partie de notre ville et de sa mémoire.

On ne peut pas effacer la mémoire d’une ville.

Infirmière :

– Vous avez peut-être raison. Sauf que moi je ne suis pas née ici. Je viens de Cologne. Alors vous savez, tout ça, cela ne me concerne pas vraiment.

Hans :

– Je m’en doutais. Ils l’ont fait exprès. Au cas où j’aurais eu envie de partager des souvenirs.

Infirmière :

– A quelle heure vient votre visiteur aujourd’hui ?

Hans :

– Comment êtes-vous au courant ?

Infirmière :

– Allons colonel, je travaille ici. Je suis au courant de tout ce qu’il se passe.