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transform ! revue européenne pour une pensée alternative et un dialogue politique 10/2012 Europe : Démocratie en crise

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transform !revue européenne pour une pensée alternative et un dialogue politique

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Éditorial 5Dominique Crozat

à propos de la gaucheStratégie de gauche 11Bob Jessop

Portugal : conséquences d’une sortie de l’euro 21Francisco Louçã

Suède : les impasses du réformisme 31CMS Stockholm

Réflexions sur un récit actuel de la gauche 44Dieter Klein

Dossier :La démocratieRelever le défi de la démocratie 57Dominique Crozat

Démocratie en criseDe l’oligarchie au nouveau cours de la politique mondiale 61Hervé Kempf

Démocratie en crise 69Constantinos Tsoukalas

Danger à droite 74Walter Baier

UE, le déclin de la démocratie 84Franco Russo

Agir pour la démocratieLa démocratie économique – Une alternative européenne ? 99Joachim Bischoff, Richard DetjeVers un sommet alternatif européen et citoyen 109Walter Baier, Elisabeth Gauthier

Sommaire

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Gauche, jeunesse et projet politique 114Un entretien avec Rena Dourou réalisé par Michel Vakaloulis

Quelle science pour quelle démocratie ? 120Janine Guespin-Michel

La solidarité internationale en action 128Christian Pilichowski

Crise et alternatives en EuropeUne réponse progressiste européenne à la crise dans la zone euro 137Trevor Evans

Pouvons-nous définir un « New Deal » européen pour le xxie siècle ? 143Jacques Rigaudiat

Le triomphe des fausses bonnes idées 150Steffen Lehndorff

La gauche à l’épreuve de l’Europe 161François Calaret

Les femmes face à la crise et à l’austérité 172Christiane Marty

Document : Résister à la dictature de la finance – Reconquérir la démocratie et les droits sociaux ! 180Extrait de la Déclaration politique & actions coordonnées – JSC (JointSocial Conference - Conférence sociale de printemps) 2012

Politique d’immigration européenne : toujours la même chose 183Cornelia Ernst, Lorenz Krämer

La migration des Roms au sein de l’Union européenne – Une minorité ethnique est devenue la « patate chaude » de la politique européenne 191Manuela Kropp, Anna Striethorst

élections, mouvements en Europe et dans le mondeGrèce : une cristallisation de l’affrontement de classes européen • Grèce : une bataille cruciale pour une lutte européenne, 207 Elena Papadopoulou et Stavros Panagiotidis• Le programme économique de SYRIZA – Pour un gouvernement de Gauche en Grèce – Pour des salaires décents – Pour une vie décente – Pour une Grèce vraiment européenne 209 Stavros Panagiotidis

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• Après les élections grecques : « faisons tous une promesse... » 211 Stavros Panagiotidis• La montée de l'extrême droite néonazie en Grèce : un enfant de la crise et des spécificités de la société grecque ; un défi pour la gauche 216 Michalis Nikolakakis

Le Front de gauche au miroir de Syriza 219Philippe Marlière

Des Pirates à BerlinLe succès du Parti pirate aux élections du parlement berlinois 226Horst Kahrs

Quel type de démocratie ?La nouvelle Égypte retombe dans ses travers 232Gabriele Habashi

Ce qui fait la force du mouvement contre les fraudes électorales à Astrakhan 238Carine Clément

Chine : défi social et écologique 250Dominique Bari

Traducteurs/traductrices 257

Sommaires des derniers numéros 260

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éditorial

La parution de ce numéro 10 de notre revue est l’occasion de faire le point sur l’aventure lancée avec Transform !, il y a plus de 10 ans. Notre

réseau a été créé, en 2001, pour promouvoir et développer une pensée alterna‑tive et un dialogue politique à gauche afin de transformer la société sur la base de valeurs sociales, féministes, écologiques, démocratiques et pacifistes.

Dans le difficile mais indispensable processus d’européanisation de la gauche au sein d’une globalisation capitaliste et d’une Union européenne sous domination néolibérale, Transform ! s’est constitué en réseau composé essen‑tiellement d’organisations européennes travaillant dans les domaines de l’édu‑cation politique et de la recherche critique. Depuis sa création Transform ! Europe a travaillé à l’émergence d’une nouvelle culture politique commune de la gauche en Europe.

C’est un des réseaux européens les plus actifs au sein du Forum social euro‑péen et du Forum social mondial. Il est partenaire des différentes initiatives européennes sur les questions sociales, économiques et politiques et travaille au sein des mouvements sociaux et des réseaux. Avec une grande flexibilité et diversité de formes, de partenaires et de structures, Transform ! Europe offre un espace pour créer une synergie à gauche, en étant à l’initiative de projets ou en soutenant des projets d’autres forces de gauche innovantes.

Par rapport à la plupart des organisations européennes de la gauche radi‑cale, Transform ! Europe comprend des organisations de caractère très divers. Certains de ses participants se définissent par rapport aux partis de la gauche européenne (EL), d’autres se sentent proches de partis de l’alliance Gauche verte nordique, et d’autres encore sont totalement indépendants et n’appar‑tiennent à aucun de ces groupes. Malgré leur diversité, ce qui unit les parte‑

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naires de Transform !, c’est leur détermination à résister à l’hégémonie néo‑libérale dans le domaine des idées et de la culture, et dans leurs efforts pour développer des alternatives politiques visant à renforcer la capacité émanci‑patrice de la gauche.

Voilà cinq ans maintenant que la revue Transform ! paraît régulièrement. Chaque parution est un nouveau défi. Notre revue est née alors que surgissait la crise systémique qui bouleverse le monde. Ce contexte rend d’autant plus nécessaire le projet que nous avions en lançant Transform !.Nous le disions alors : il s’agissait – et il s’agit plus que jamais – de proposer une revue qui permette la confrontation d’idées et d’expériences pour contribuer à l’émer‑gence d’une pensée politique alternative de gauche. Nous cherchons à nous situer dans l’actualité, à travailler au mouvement des idées tout en étant liés à l’action, à rénover les concepts de la transformation en dépassant dogma‑tismes et renoncements, à favoriser l’émergence d’une culture politique euro‑péenne commune, de gauche.

Cette revue est résolument européenne, ouverte sur le monde. Elle veut rendre accessibles des travaux et réflexions réalisés dans d’autres pays, ré‑pondre au besoin de se regrouper à l’échelle européenne, de créer des cadres de travail communs, pour l’action, mais aussi pour la réflexion et le débat politiques et intellectuels. Nos expériences concrètes, le dialogue, les initia‑tives avec des partenaires très divers nourrissent notre revue et notre réflexion. Notre publication est le résultat de tout un travail en réseau. C’est ce travail collectif qui nous permet de concevoir les différents numéros, de rédiger les articles pour un public européen de cultures, traditions et langues différentes.

L’actualité le montre chaque jour : le devenir de la gauche radicale est un enjeu crucial. Il y a urgence. Malgré des différences importantes entre pays, partout émergent des recherches similaires dans des sociétés fortement per‑turbées par plus de trente ans d’offensive néolibérale. Ce qui frappe dans ce numéro, c’est qu’au moment où le risque de « bipartisme » à l’américaine est, à juste titre, redouté dans plusieurs pays, la Grèce bouscule ce scénario préétabli, le paysage politique bipartite se fissure et la démocratie est plus que jamais à l’ordre du jour.

La crise, ses conséquences pour les peuples mais aussi les voies et propo‑sitions alternatives ont, bien sûr, été souvent au centre de nos dossiers. La question de l’orientation de l’Union européenne, la possibilité de la modifier, l’enjeu démocratique, comme on le voit avec ce numéro, y ont occupé une place importante.

Notre revue a contribué à la « repolitisation » de la gauche. Depuis ses dé‑buts, il y a cinq ans, le débat concernant la stratégie politique en Europe a profondément évolué. On le voit, notamment, dans la contribution de Jean-Luc Mélenchon – écrite quelques jours avant son départ du Parti socialiste – : « la social-démocratie, c’est fini – Il faut construire la “gauche d’aprèsˮ ».

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La liste serait longue de ceux qui ont apporté leur contribution à la revue. Nous n’en citerons que quelques-uns qui ne figurent pas dans ce numéro.

Les contributions de Pierre Laurent, Lothar Bisky, Harris Golemis, Elena Papadapoulou, Francis Wurtz, Gerassimos Moschonas ainsi que de dépu‑tés – Pervenche Berès, Liem Huang Ngoc, Marie-Christine Vergiat, Jürgen Klute – et bien d’autres ont apporté un éclairage sur les questions de la pers‑pective européenne. Le mouvement social européen a fait l’objet d’articles de syndicalistes comme Hans-Jürgen Urban, Maryse Dumas, Pierre Khalfa, Christian Pilichowski. Les forums sociaux ont été analysés, entre autres, par Francine Mestrum, Judith Dellheim, Christophe Ventura, Franco Russo et Raffaella Bolini (numéros 6/2010 et 7/2010). Notre revue a également publié des articles d’Euclide Tsakalotos (« Radicaliser le programme : la réponse de la gauche à la crise » ; 4/2009) et d’Elisabeth Gauthier (« Avenir de l’Europe : réflexions pour une stratégie alternative » ; 9/2011).

Au cours de ses cinq années d’existence, notre publication est devenue une sorte d’observatoire et rassemble donc des archives concernant les importantes évolutions politiques survenues dans un grand nombre de pays européens et dans certains pays non européens. On y trouve des articles et des analyses concernant les pays suivants : Autriche, Belgique, Brésil, Canada, Danemark, Égypte, Irlande, Finlande, France, Grèce, Honduras, Inde, Iran, Islande, Italie, Espagne, Pays-Bas, Norvège, Pologne, Portugal, Russie, Serbie, Slovénie, Suède, République tchèque, Turquie, Hongrie, États-Unis.

On doit également mentionner la parution en plusieurs langues des éditions 2009/2010, 2010/2011 et 2012 de l’EuroMémorandum qui articule analyse et stratégie, et dont la publication nous a été confiée par la coalition indépen‑dante d’économistes européens « pour une politique économique alternative en Europe » (Groupe EuroMémorandum).

Parmi les auteurs publiés dans Transform !, il est difficile de faire un choix. Nous pourrions citer Elmar Altvater, Judith Butler, Luciana Castellina, Michael Löwy, Francisco Louca, Gustave Massiah, Pedro Paéz Pérez, Moishe Postone, Giani Rinaldini, Saskia Sassen, Marlene Streeruwitz, Immanuel Wallerstein et Francisco « Chico » Whitaker, Frances Fox Piven, Armando F. Steinko, Gáspar M. Tamás et Michael Löwy. Dans le prochain numéro, nous publierons une liste complète des auteurs et des artistes qui ont contribué à l’élaboration de notre revue.

Notre Newsletter paraît également régulièrement en différentes langues, en particulier en français, chaque mois et parfois davantage lorsque l’actualité l’exige, notamment dans une période marquée par la situation en Grèce et l’enjeu que constitue la place de la gauche aujourd’hui.

Transform ! paraît régulièrement en anglais, français, allemand et grec, et occasionnellement en portugais, hongrois, turc et italien. Des éditions en espagnol et tchèque sont prévues pour l’automne. L’ensemble des articles est

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disponible en plusieurs langues, sur le site www.transform-network.org et sur http://www.espaces-marx.net/

Nous avons, dès le numéro 2, en novembre 2007, décidé de publier une édition en français. C’est chaque fois un défi pour concevoir et réaliser avec l’aide des traducteurs en grande partie bénévoles, à partir de l’édition en an‑glais, un numéro qui intéresse plus particulièrement les lecteurs francophones. Nous vous invitons à nous faire part de vos remarques et suggestions, et à soutenir cette revue en vous y abonnant. Vous pouvez le faire directement sur le site http://www.espaces-marx.net/ ou en nous écrivant à : Espaces Marx, Abonnement Transform !, 6 avenue Mathurin Moreau, 75167 Paris Cedex 19.

Nous voulons remercier ici toutes celles et tous ceux, auteurs, traducteurs, militants, qui constituent la chaîne de coopération qui permet à notre revue de se développer depuis cinq ans. L’aventure continue !

Dominique Crozat

Les illustrations de ce numéro sont de Malin et Freddy Wallin. Ils viennent de Göteborg, en Suède. Ils aiment tous deux la musique country et le saxophone. Ils partagent également leur lieu de travail et investissent beaucoup de temps dans la mise en place d’une organisation de solidarité avec les réfugiés, Honky Tonk. Par-dessus tout, ils éprouvent le même intérêt pour les dessins à l’encre de chine et ils partagent parfois même le papier. La couverture de ce numéro de Transform! est un bon exemple de leur travail commun, affichant l’absurde et plein d’humour, mais éga-lement grave.

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à propos de la gauche

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L’analyse de conjoncture est utile dans de nombreux domaines, mais elle a une signification spéciale théorique et pratique pour l’économie

politique critique et pour une stratégie de gauche. Car la poursuite de la poli‑tique comme « l’art du possible » dépend en grande partie d’une analyse de conjoncture correcte, comme le savent bien la plupart des forces politiques qui réussissent. Son rôle central pour une politique de gauche se voit dans les analyses de Karl Marx et Friedrich Engels, Vladimir Ilitch Oulianov Lénine, Rosa Luxembourg, Léon Trotski, Otto Bauer, Antonio Gramsci, Mao Zedong, Louis Althusser, Nikos Poulantzas, Stuart Hall, parmi beaucoup d’autres.

Pour Lénine, le point central de l’analyse politique et de l’action politique est l’analyse concrète d’une situation concrète (1920 : 165) en fonction de la corrélation des forces. Et, pour Althusser, le concept clé d’une science marxiste de la politique est la conjoncture : « le bilan exact des forces, l’état de la surdétermination des contradictions à un moment donné où les tactiques politiques doivent être appliquées » (1970 : 311).

Une solide analyse conjoncturelle dépend de : (a) un ensemble approprié de concepts pour passer des caractéristiques structurelles de base à des pré‑occupations immédiates stratégiques ; (b) les horizons spatio-temporels de l’action qui définissent la conjoncture ; (c) un compte rendu clair des objectifs à moyen et à long terme qui doivent guider la stratégie et les tactiques à un moment donné, et (d) des engagements éthico-politiques qui fixent des limites à l’action acceptable dans des contextes particuliers, car les fins ne justifient

Stratégie de gauche

Bob Jessop

Professeur de sociologie à l’Université de Lancaster

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pas toujours n’importe quel moyen. En outre, comme une stratégie dépend des réactions probables des autres principales forces sociales, il faut aussi tenir compte de leurs analyses de conjoncture. Cela peut nous induire à des raison‑nements circulaires de régression infinie, mais plus rarement dans les périodes de stabilité relative qui favorisent des attentes stables, ou, au contraire, face à des crises urgentes appelant à une action immédiate. Les crises à aspects multiples qui se développent au fil du temps avec des phases aiguës soudaines désorientent plus et exigent plus en matière d’analyse conjoncturelle.

De telles analyses posent des problèmes de périodisation, c’est-à-dire d’identification des continuités et des discontinuités dans la situation d’action, de discontinuités dans la continuité et de continuités dans la discontinuité, et des effets de dissolution‑conservation qui viennent des interventions straté‑giques visant à modifier la corrélation des forces et à générer une transforma‑tion sociale. Le temps peut entrer dans le calcul stratégique de cinq manières principales : la chronique, le récit, la généalogie, la chronologie et la périodi‑sation.

Une chronique est une simple liste d’événements qui se produisent en même temps ou qui se succèdent dans le temps. Elle implique peu de tentatives d’interprétation ou d’explication en dehors de ce qui est implicite dans les catégories utilisées pour décrire l’événement (par exemple : grève, émeute, krach boursier, défaite électorale). La comparaison des analyses produites par différentes forces sociales peut fournir des indices importants quant à leur perception sélective, aux événements qu’ils jugent importants, et aux caté‑gories utilisées pour les nommer ou les classer. Par exemple, l’actualité dans les médias dominants sur la crise actuelle privilégie les évènements écono‑miques, les changements politiques, et les tendances de la dette publique – et a tendance à ignorer son vaste impact social. Elle peut fournir une base pour une Ideologiekritik (critique de l’idéologie) et pour explorer les relations savoir/pouvoir.

Un récit choisi des événements et des forces passés selon une séquence temporelle, avec un début, un milieu et une fin dans une histoire qui comprend des leçons de causalité et de morale. Par exemple, les néolibéraux ont raconté comment le pouvoir syndical et l’État‑providence ont sapé la croissance éco‑nomique dans les années 1970 et ont demandé plus de marché, moins d’État. Le Tea Party et le mouvement Occupy Wall Street produisent des récits par‑fois convergents, mais plus souvent divergents, dans leur analyse de la récente crise, et parviennent à des conclusions radicalement différentes sur la réaction appropriée. Leur coexistence est un indicateur important de la corrélation ac‑tuelle des forces. Les récits jouent un rôle clé dans l’action stratégique, car ils peuvent simplifier des problèmes complexes, trouver des solutions simples, nous relier au bon sens et mobiliser un soutien populaire. Les récits ne doivent pas nécessairement être scientifiquement valides et, de fait, sont souvent plus

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puissants en vertu de ce que Gayatri Chakravorty Spivak (1988) a appelé un essentialisme stratégique qui permet la formation de coalitions (le Manifeste du Parti communiste en est bon exemple).

Une généalogie retrace les origines hétérogènes des différents éléments qui sont enfin combinés en une structure cohérente reproduite ensuite plus ou moins systématiquement. Un exemple en est le compte rendu fait par Marx de la genèse du mode de production capitaliste à partir de nombreux proces‑sus et événements individuels, processus qui permettent la rencontre entre les capitalistes avec leur capital et les travailleurs qui ne possèdent que leur force de travail. Les généalogies ont un rôle à jouer dans le traçage des multiples causes de crises et dans l’identification d’éventuels points de rupture et de déconstruction.

Généalogie Chronologie Périodisation

Durée Temps de l’évolution de la variation-sélection-rétention et/ou temps de bricolage actif

Le temps comme métrique neutre pour distinguer la succession des événements dans le passé et le présent

Temps de l’évolution avec une attention portée aux temporalités de différents processus et relations sociales

échelle de temps Peut être unilinéaire ou multiple - Cela dépend de l’objet de la généalogie

Classe les événements et les actions en temps de l’horloge, du calendrier, ou géologique

Des échelles de temps multiples pour classer les événements et les actions en termes d’horizons de temps pluriels

Cadre temporel Essentiellement rétrospectif

Simple coïncidence ou succession dans le temps

Peut être lié à des scénarios futurs

Horizon temporel Retrace les origines dans le temps et nécessite d’examiner comment éviter une régression à l’infini

Succession de « temps présents » si effectués en temps réel ou reconstruction du passé du point de vue du présent

Ensembles différentiels de contraintes et opportunités pour les forces sociales sur des horizons et des sites d’actions différents

Type d’explication Variation-sélection-rétentionRencontre fortuite ou découverte Assemblagebricolage

Narration simple avec début, milieu et finOrienté vers les leçons de causalité ou de morale

Récits complexes ou explications fondées sur les nécessités contingentes et une dialectique entre la dépendance à l’orientation existante et la détermination de l’orientation à suivre

Tableau 1 : Généalogie, chronologie, périodisation dans une analyse de conjoncture.

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Une chronologie décrit le déroulement ou la succession d’une série com‑plexe d’événements et de processus discrets, les présente sur une échelle de temps unilinéaire qui sert d’indicateur neutre (par exemple : temps de l’hor‑loge, temps géologique, ou marqueurs socialement pertinents tels que les cycles commerciaux ou électoraux). Alors que la chronique répertorie les évé‑nements empiriques, souvent sans égard à leur importance conjoncturelle, une chronologie relie les événements et les processus en mode post-hoc, propter hoc, dans lequel le passé « explique » le présent en termes de chaînes plus ou moins complexes d’action et de réaction. Les chronologies sont souvent une première étape dans la production de périodisations mais ne peuvent jamais se substituer à une périodisation correcte.

Une périodisation classe les actions, les événements ou les périodes en termes de multiples horizons temporels (par exemple : l’événement, les ten‑dances, la « longue durée » ; le cadre temporel du calcul économique et celui des cycles politiques) et se concentre sur leurs implications conjoncturelles (comme complexe spécifique de contraintes et d’opportunités) pour les diffé‑rentes forces sociales sur des horizons de temps différents et/ou des sites dif‑férents de l’action sociale. Elle relie une ou plusieurs séries complexes d’évé‑nements et de processus historiques, examine leur développement inégal dans différents domaines de l’action sociale, et les explique en termes de liens entre les mécanismes sous‑jacents de causalité. Son cadre explicatif peut soutenir un récit complexe et aussi identifier les points nodaux d’intervention straté‑gique – les points d’intersection où une action décisive peut faire une diffé‑rence. Il n’y a pas de modèle de périodisation – elles sont construites à des fins spécifiques et varient en fonction de la position stratégique et des intérêts de ceux qui les construisent. La plupart des analyses marxistes de conjoncture prennent en compte les phases et les étapes de la lutte des classes ; d’autres approches se concentrent plus sur d’autres ensembles de forces sociales.

Une approche relationnelle stratégique

L’analyse de conjoncture est une pratique courante dans le domaine com‑mercial et économique, liée à des décisions d’investissement, à la politique économique, à la gestion de crise et à l’interprétation historique. Cela peut être un exercice relativement mécanique basé sur le croisement de processus aux rythmes différents, par exemple, les cycles des stocks, les cycles d’investisse‑ment fixe, les cycles d’investissement dans les infrastructures, et des mouve‑ments longs d’innovation et d’épuisement technologique. On obtient ainsi une compréhension des conjonctures basée sur l’interaction mécanique selon la loi des cycles. De ce point de vue, les conjonctures touchent principalement le ca‑lendrier des décisions ou le choix de routines (y compris les routines de gestion de crise) plutôt que l’exigence d’un choix flexible de stratégie et de tactique.

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Cette approche structurellement orientée peut être prolongée par l’introduc‑tion de cycles à partir d’autres domaines d’analyse, tels que les cycles électo‑raux, les évolutions à long terme dans l’opinion publique, la montée et la chute des grandes puissances en raison de l’extension excessive de leur empire, et ainsi de suite. Plus les cycles choisis sont nombreux, plus la conjoncture est surdéterminée. Cela vaut en particulier lorsque les cycles ne sont pas simple‑ment mécaniquement superposés, mais se modifient les uns les autres par leur interaction de façon souvent imprévisible.

Alors que l’approche analytique précédente est principalement orientée vers l’observation des tendances historiques qui peuvent informer le calendrier des décisions ou le choix entre des ensembles de politiques donnés (par exemple, gestion keynésienne de la demande contra-cyclique), l’analyse conjoncturelle stratégiquement orientée permet la formation d’une orientation ou la dépen‑dance à l’orientation existante. Cette dernière observe le poids du passé dans le présent, c’est-à-dire, comment un développement préalable détermine les trajectoires futures. La formation d’orientation part de la situation actuelle et envisage un avenir plus ou moins ouvert. Cela implique que les forces sociales puissent intervenir dans les conjonctures actuelles et les réarticuler activement pour créer de nouvelles possibilités. Cela signifie, en bref, que les forces so‑ciales font leur propre histoire, mais dans des circonstances qu’elles n’ont pas choisies. Voilà pourquoi il est important de disposer d’une analyse conjonctu‑relle valable (voir ci-dessous).

Une analyse de conjoncture complète va au-delà de l’examen de la coïn‑cidence ou la succession des événements et des processus pour analyser les implications stratégiques inégales et différentielles de cette « conjonction » ou la convergence de multiples processus, actions et événements. Une ca‑ractéristique clé d’une telle approche relationnelle stratégique est l’examen des possibilités stratégiques que donne une période spécifique pour diffé‑rents acteurs, différentes identités, différents intérêts, différentes possibilités de coalition, différents horizons d’action, différentes stratégies, et différentes tactiques. Aucune période n’offre les mêmes possibilités à tous les acteurs, identités, intérêts, coalitions, horizons d’action, stratégies, tactiques et, plu‑sieurs périodisations peuvent donc être nécessaires, même pour un seul objet d’analyse. Cela suppose un engagement dans l’action politique plutôt qu’une observation désintéressée ou, du moins, exige de l’observateur qu’il envi‑sage plusieurs perspectives stratégiques de forces sociales spécifiques dotées d’identités, d’intérêts et d’objectifs politiques spécifiques. Il s’ensuit que les concepts de stratégie et de tactique doivent être placés au centre d’une analyse relationnelle stratégique de périodes et, en particulier, de conjonctures.

Une analyse de conjoncture peut être évaluée en faisant appel aux canons habituels de validité scientifique, mais il s’agit d’un test insuffisant de leur exactitude, non seulement en raison des tendances habituelles à l’égard de

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la contamination de la recherche scientifique par des considérations extra-scientifiques qui méritent leur critique propre, mais aussi parce qu’on attend quelque chose de plus de l’analyse de conjoncture. L’enjeu est leur exacti‑tude, c’est-à-dire leur capacité à identifier ce qui existe en potentiel dans une conjoncture donnée et à fournir des lignes directrices valables pour transfor‑mer ces potentialités en réalité à travers une action transformatrice. Ainsi, l’exactitude dépend des limites fixées par la nature objective des conjonctures et par la puissance des perspectives stratégiques. Ce qui est « valide » logique‑ment (en lisant une conjoncture) et chronologiquement (en termes d’intuition première ou de lecture imposée) est plus important que ce qui est « vrai ». Une lecture « correcte » peut créer ses propres « effets de vérité ». Ainsi, pour paraphraser Gramsci, « Il y a un monde de différence entre les analyses de conjoncture [écrit-il à propos des idéologies] qui sont arbitraires, rationalistes et voulues, et celles qui sont organiques, c’est‑à‑dire qui offrent une analyse objective valable en fonction de la corrélation des forces et des horizons d’ac‑tion stratégique des forces sociales dont l’idéal et les intérêts matériels sont représentés » (voir aussi Jean-Jacques Lecercle 2006 : 40-41).

Deux analystes de conjoncture

Antonio Gramsci (1891-1937) a été un analyste important et novateur des conjonctures, notamment à travers les concepts élaborés dans ses Cahiers de prison. Il a inspiré beaucoup d’autres analystes, y compris le penseur com‑muniste grec Nikos Poulantzas (1936-1979) qui propose de nouvelles pers‑pectives importantes pour l’analyse conjoncturelle. Beaucoup des analyses de Gramsci concernent les conjonctures, leurs implications stratégiques et les lignes stratégiques d’action les plus appropriées. Par exemple, il a souli‑gné le grand contraste entre les stratégies révolutionnaires appropriées pour l’« Orient » (où l’État était despotique et la société civile gélatineuse) et l’« Occident » (où le pouvoir d’État reposait sur une hégémonie protégée par la coercition et impliquant une société civile ainsi que politique). Parmi ses principaux concepts conjoncturels et stratégiques figurent : la guerre de posi‑tion, la guerre de manœuvre, l’équilibre instable des forces, différents niveaux d’analyse de l’équilibre des forces, les intellectuels, les partis politiques, le bloc de pouvoir, les alliances de classes, et la conjoncture internationale.

Poulantzas se fonde sur les analyses de Marx, Engels, Lénine et, notamment, Gramsci, mais les a portées à de nouveaux sommets dans son récit de la mon‑tée du fascisme et, plus tard, l’effondrement des dictatures militaires en Grèce, au Portugal et en Espagne. Un argument clé était que les intérêts ne peuvent être définis en dehors d’un horizon d’action spécifique, à savoir : la gamme de solutions de rechange possibles dans un contexte spatio-temporel donné. Cela exige une analyse de la situation objective et de la corrélation des forces,

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y compris des alliances possibles parmi les forces pertinentes dans les diffé‑rentes phases du déroulement d’une situation. Cette analyse devrait évaluer ce qui est possible dans un horizon d’action spatio-temporel donné et identifier les stratégies axées sur les plus grands gains possibles au sein de cet horizon – sans tomber dans l’excès sous forme de maximalisme révolutionnaire, ni retomber dans un fatalisme défaitiste ou un soutien passif au « moindre mal » au lieu de chercher à faire progresser les perspectives de progrès futurs. Alors que le maximalisme peut conduire à des échecs désastreux, le défaitisme et les politiques du moindre mal peuvent conduire à une démobilisation populaire, une démoralisation, et un tournant individualiste vers des solutions privées.

Le Fascisme et la dictature (1974) a appliqué ces propositions à la montée du fascisme comme processus par étapes successives dans une guerre com‑plexe de positions et de mouvements. Poulantzas a distingué des périodes où la force politique dominante est soit la bourgeoisie, soit la classe ouvrière (ou un équilibre instable de compromis), et a étudié la nature de leurs liens avec des alliés potentiels parmi les autres classes et au sein de l’appareil d’État, au sens large. Ici et dans son analyse de la crise des dictatures, il a inclus les implications de la situation internationale pour la conjoncture économique, les rapports de classe, et les risques de l’intervention étrangère. Ainsi, il dis‑tingue des périodes et des conjonctures selon la classe sociale qu’il s’agisse de la bourgeoisie ou de la classe ouvrière, qui est engagée dans une offensive stratégique, ou qui pourrait en lancer une ; et selon la possibilité pour cette offensive être contrée par une contre‑offensive ou par des mesures défensives. La lecture correcte de la corrélation des forces est essentielle pour éviter de prendre des mesures offensives au cours d’une phase où des mesures défen‑sives seraient plus appropriées, et vice versa.

La première catégorie d’erreur est illustrée par l’évaluation faite par le Kominterm de la crise économique comme étant le moment tant attendu d’une offensive révolutionnaire, et la conclusion fausse selon laquelle, dans cette offensive, l’ennemi principal était la sociale-démocratie plutôt que le nazisme. Cette erreur provenait en partie d’un économisme simpliste selon lequel la « Grande Dépression » condamnait le capitalisme à s’effondrer. Avec le recul du temps, Poulantzas interprète la conjoncture différemment. Il insiste sur le fait que la bourgeoisie occupait une position dominante dans la lutte des classes tout au long de la montée et de la consolidation du fascisme. Après l’échec d’une offensive de la classe ouvrière dans une guerre de mou‑vements ouverte dans la période précédente, on assiste à une phase de relative stabilisation avant que la bourgeoisie ne lance sa propre offensive pour écraser les bases organisationnelles du mouvement ouvrier et inverser ses précédents gains économiques et politiques. Poulantzas en conclut que le fascisme corres‑pond à une étape offensive de la bourgeoisie et nécessite une étape défensive pour la classe ouvrière. Ce n’était pas une période de déclin définitif pour le

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capitalisme, mais une période de crise économique structurelle surdéterminée par une double crise de l’hégémonie – affectant l’hégémonie au sein du bloc au pouvoir et sur les masses populaires – et une crise idéologique généralisée dans laquelle la République de Weimar et ses institutions avaient perdu leur légitimité. L’installation d’un régime d’exception (la dictature fasciste) a créé les conditions pour rétablir la domination capitaliste et préparer à des guerres impérialistes.

En ce qui concerne la transition démocratique en Grèce, Poulantzas (1977) a fait valoir que le mouvement communiste a dû choisir entre la priorité à la consolidation de la démocratie bourgeoise ou la polarisation des forces dans une poussée vers un socialisme démocratique antimonopoliste. Comme ses dirigeants s’attendaient à une trajectoire constante, ininterrompue, allant du front uni contre la dictature à un régime socialiste démocratique, le Parti com‑muniste a ignoré la nécessité d’une stratégie souple avec une alternance de mesures défensives et offensives. Son intransigeance a entravé la croissance des luttes populaires et a permis une contre-offensive bourgeoise et même une résurgence du pouvoir militaire plus probable – compte tenu en particulier l’influence du capital dans l’État et internationalement.

Dans les deux cas, Poulantzas a fait valoir que la crise économique n’im‑porte que dans la mesure où elle circonscrit les conjonctures de lutte de classe et contribue à des crises politiques. Le domaine de la lutte de classe – ou des relations sociales de façon plus générale – est ici crucial. Cette analyse a été élargie à des remarques plus générales sur la crise de l’État (1976) dans les‑quelles Poulantzas affirmait que les éléments génériques de crise – politiques et idéologiques ainsi qu’économiques – se reproduisent constamment au sein des sociétés capitalistes. Mais cela n’entraîne pas plus une crise politique per‑manente ou une crise permanente de l’État que cela n’entraîne une crise éco‑nomique permanente. Les crises sont plutôt des condensations surdéterminées d’éléments de crise génériques auxquelles viennent s’ajouter des tendances de crises spécifiques et des événements contingents qui se combinent pour former une conjoncture distincte avec ses propres rythmes distinctifs.

Néanmoins, l’apparition de la crise n’en explique pas les résultats – ceux‑ci dépendent de la corrélation des forces et de leurs stratégies respectives. Ainsi, l’analyse d’une crise politique ne doit pas se concentrer d’une manière uni‑latérale sur l’échec des institutions politiques, mais elle doit aussi examiner les rapports de classe. Car, selon Poulantzas, la crise comprend une crise de l’hégémonie au sein du bloc au pouvoir, car aucune classe sociale, ou fraction de classe, ne peut imposer son « leadership » sur d’autres parties du bloc au pouvoir, que ce soit par ses propres organisations politiques ou par les voies normales de la démocratie. Elle affecte également les classes de soutien (par exemple, la petite bourgeoisie), les classes populaires, et le personnel de l’État, et se reflète sur la scène politique. Elles sont liées à une crise de la représenta‑

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tion par un parti politique, c’est‑à‑dire une scission entre les différentes classes sociales ou fractions de classe et leurs partis politiques respectifs. Cela conduit aux efforts visant à court-circuiter les partis politiques et à influencer directe‑ment l’État. En outre, différents appareils d’État peuvent essayer d’imposer un ordre politique indépendamment des décisions prises à partir des canaux formels de pouvoir. Cela peut nuire à l’unité institutionnelle et à l’unité de classe de l’État, et générer des divisions entre ses plus hauts échelons et les niveaux inférieurs, ce qui conduit à la désobéissance, à la résistance, et à des batailles entre les différentes branches pour des ressources et pour la priorité à donner à leurs revendications particulières.

Ces réflexions historiques ont des implications claires pour la conjoncture actuelle. Ici aussi, il y a une crise économique majeure, incluant une réces‑sion aigüe dans les économies de l’Atlantique Nord et des crises fiscales et financières dans de nombreux États à des niveaux divers. Contrairement à la République de Weimar et plus proches de l’Amérique du New Deal, ces im‑plications cependant ne sont pas associées à une crise politique ou à une crise de l’État. Le bloc de pouvoir transnational n’a pas été sérieusement fracturé et le capital financier a conservé ses bastions dans les principaux États et dans les réseaux de pouvoir parallèles. Ceci est partiellement dû à l’échec antérieur et actuel des forces de gauche à contester l’hégémonie du néolibéralisme et en partie à l’adaptation progressive, ou même avouée, de partis sociaux‑démo‑crates au projet néolibéral. Cela reflète une longue guerre de position menée par les forces néolibérales économiques, politiques et idéologiques, culminant dans la « troisième voie », qui prévoit un accompagnement et des mécanismes de soutien au néolibéralisme. Cela reflète aussi l’affaiblissement des forces populaires à travers des attaques sur leur organisations économiques et poli‑tiques dans le secteur public et le secteur privé, et l’intégration partielle dans un mode de vie financiarisé. Dans cette conjoncture, suite à une brève phase de désorientation lorsque le paradigme de la politique néolibérale a perdu son attrait, la corrélation des forces a permis un ralliement du bloc au pouvoir et la mobilisation du pouvoir d’État pour défendre l’accumulation dominée par la finance dans les économies néolibérales et le projet néolibéral de l’achève‑ment du marché dans la zone euro. Dans cette phase défensive de la lutte pour le socialisme démocratique, il est essentiel de se mobiliser pour défendre les institutions démocratiques, aussi imparfaites soient-elles ; de développer une critique plus radicale et plus audible du projet néolibéral ; de s’appuyer sur le mécontentement populaire vis-à-vis de la politique d’austérité en mobilisant les anciens et les nouveaux mouvements sociaux, et de se lancer dans une guerre de position pour promouvoir une critique de l’écologie politique bour‑geoise et pour promouvoir une solidarité mondiale. Bien que nous ne soyons en aucun cas dans une conjoncture révolutionnaire, ce n’est pas non plus le moment de faire preuve de fatalisme ou d’adopter la politique du moindre

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mal. La clé d’une politique progressiste est de lier la résistance actuelle à la restauration d’une accumulation dominée par la finance et la construction d’une guerre de position à long terme pour un socialisme démocratique, fondé sur la solidarité, la durabilité et la justice mondiale. Ce n’est pas une tâche pour un seul parti politique, et encore moins pour une seule personne. Cela exige un nouveau mouvement collectif et la mise en relation de multiples analyses conjoncturelles de la situation concrète dans des contextes spatio‑temporels spécifiques.

Références

Althusser, Louis (1970) Reading Capital, Londres.Gramsci, Antonio (1971) Selections from the Prison Notebooks, Londres.Lecercle, Jean-Jacques (2006) A Marxist Philosophy of Language, Leiden.Lenin, Vladimir Ilitch Oulianov (1920) “Kommunismus”. In : Collected Works, vol. 31. Moscou [1965].Poulantzas, Nikos (1970) Fascism and Dictatorship, Londres [1974].Poulantzas, Nikos (1976) “Current transformations of the state, political crisis, and the crisis of the state”.

In : James Martin, ed., The Poulantzas Reader : Marxism, Law and the State. Londres [2008].Poulantzas, Nikos (1977) Crisis of the Dictatorships, 2nd edition, Londres.Spivak, Gayatrui Chakravorty (1988) “Can the subaltern speak ?”. In : Cary Nelson/Lawrence Grossberg.

eds, Marxism and the Interpretation of Culture, Urbana, III.

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Ces derniers mois, nos amis ont été nombreux à s’interroger : que se passerait-il si le Portugal quittait la zone euro ? Devrais‑je retirer mes

économies, chercher une banque étrangère pour les déposer, anticiper le rem‑boursement de mon prêt immobilier à la banque, vendre ma maison, me tour‑ner vers une caisse de retraite privée, souscrire une assurance santé, émigrer ? Que faire ?

Au lieu de répondre en prescrivant des actions individuelles pour nous protéger de l’incertitude, nous préférons proposer une autre solution aux lec‑teurs : faire le choix d’apprendre, de réfléchir et de débattre afin de pouvoir décider. Notre proposition est de réagir collectivement aux difficultés plutôt que de laisser chacun tout seul. Le présent article traite de ce choix collectif. Il propose une prise de décisions et une mobilisation face à l’urgence : se pré‑senter avec la force nécessaire pour renégocier et restructurer la dette, annuler la part de la dette qui résulte d’une contrainte et d’un abus, réorganiser le pays en fonction des priorités sociales, démocratiser l’économie, sauver l’Europe en la remodelant dans le sens de la responsabilité sociale et en écrasant le capital financier.

Qui décide d’une sortie de la zone euro ?

Commençons par imaginer ce à quoi ressemblerait une sortie de la zone euro, principale préoccupation de nos amis et correspondants. La proposition de quitter la zone euro a été défendue avec insistance par deux types de cou‑

Portugal : conséquences d’une sortie de l’euro

Francisco Louçã

Fondateur et dirigeant du Bloco de Esquerda, membre du Parlement portugais

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rants : d’une part, les économistes qui rejettent le carcan de l’euro et ne voient pas d’autre solution et, d’autre part, ceux qui préfèrent le nationalisme à la prolongation de la crise européenne (ou qui ont toujours été nationalistes). Ils viennent de différents secteurs et ont des idées et des propositions distinctes.

Parmi les économistes partisans d’une sortie de l’euro, on trouve les oppo‑sants habituels, tels que les Américains Paul Krugman et Nouriel Roubini. Pour eux, la sortie de la Grèce et du Portugal de la zone euro n’est plus un choix. Elle est, ou commence à être, tout simplement inévitable. Selon eux, la spirale récessive des mesures d’ajustement budgétaire va rendre la gouver‑nance impossible, les hausses d’impôts ne créant plus de recettes supplémen‑taires, l’économie étant au point mort et les politiques s’épuisant. Ils affirment donc que la seule solution est de quitter la zone euro afin de permettre la dévaluation d’une nouvelle monnaie et que d’équilibrer l’économie par une augmentation des exportations et une réduction des salaires. Il est important de noter qu’aucun d’eux ne soutient la répudiation de la dette ou qu’ils sont très discrets sur la question d’une renégociation. Ils espèrent plutôt gagner du temps pour payer la dette d’une autre manière, par une augmentation des exportations. Tous s’accordent également sur le fait que tous les travailleurs doivent assumer le coût de l’ajustement par une baisse des salaires et des re‑traites.

À ce stade, il existe de bons et de mauvais arguments. Mais c’est avant tout une réponse qui propose une austérité salariale permanente, souvent indif‑férente à son effet immédiat sur la vie des gens. Dans ce contexte, d’autres économistes suggèrent que l’on demande à l’Union européenne de financer une sortie de la zone euro, voire que les marchés financiers aient une attitude neutre à l’égard de la nouvelle devise (imaginons qu’il s’agisse de l’escudo). Il y a aussi ceux qui avancent une bien étrange proposition : le pays ne devrait menacer de quitter la zone euro qu’après avoir reçu une indemnisation au titre des dommages subis par son économie suite à la perte de parts de marché et de compétitivité. Il s’agirait d’une sorte d’ultimatum : si vous ne nous payez pas, nous restons.

Nous ne partageons pas ces positions. Nous préférons une analyse plus réa‑liste, en nous demandant ce qui se passerait si l’État faisait le choix écono‑mique de quitter la zone euro. Mais avant d’y venir, évitons l’ambiguïté du romantisme : si un État décidait que le Portugal devait quitter la zone euro, ce serait l’Allemagne qui, à ce stade, est aux commandes de l’Union européenne. Aucune autre force sociale ou exerçant une prédominance politique n’est en mesure de prendre cette décision. Au Portugal, aucune association imaginable entre le PSD, le CDS et le PS, les signataires de l’accord avec la troïka (le FMI, la BCE et la Commission européenne), ne peut laisser entrevoir cette alternative. Et même si cela arrivait, il ne faudrait pas s’attendre à ce que cette nouvelle force politique cherche à protéger les travailleurs. En fait, cette

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option n’existe tout simplement pas dans la politique d’alternance de pouvoir en vigueur au Portugal.

Si le Portugal devait quitter la zone euro, ce serait uniquement dû au dik-tat de l’Allemagne et à l’imposition d’un nouveau modèle de gouvernance de l’Union européenne. Si l’on se souvient de l’Ultimatum de 1892 et de la faillite imposée qui s’en est suivie, c’est parce que cet événement a déclenché un bouleversement social et ouvert la voie au renversement de la monarchie, la Grande-Bretagne imposant sa volonté et prenant possession des colonies africaines. Mais aujourd’hui, il est question du régime social dans lequel nous vivons depuis plus de trente‑cinq ans de démocratie.

L’Allemagne souhaite-t-elle la fin de l’euro ?

L’euro prendra fin uniquement si c’est dans l’intérêt de l’Allemagne. Mais l’Allemagne le souhaitera-t-elle ? Personne n’en sait assez pour répondre à cette question avec certitude. Le chemin emprunté par les leaders de la droite allemande, et notamment la chancelière Merkel, est trop tortueux pour être bien compris. La droite allemande, qui pourrait perdre le pouvoir au profit d’une coalition entre les sociaux‑démocrates et les Verts lors des prochaines élections législatives, essaye de compenser son épuisement en employant la démagogie de l’arrogance nationaliste à l’encontre de la Grèce. Malgré cette politique, elle a perdu toutes les élections régionales. Par ailleurs, pour la première fois dans son histoire récente, l’État a été contraint d’interrompre l’émission de sa dette publique fin 2011 car il n’obtenait pas le taux d’intérêt qu’il s’était initialement fixé comme objectif. C’est ce qui s’est également produit début 2012. Le Président a démissionné en février et la coalition des partis de droite a montré des signes de faiblesse. Tout cela montre que les leaders politiques allemands ont des difficultés notables à contrôler le pays. Il n’est donc pas raisonnable de faire des prédictions définitives sur ce qui va se passer en 2012 et 2013.

En revanche, il existe de solides éléments structurels : l’économie alle‑mande souffrirait beaucoup d’un démantèlement de la zone euro, comme nous allons le voir plus bas. Le retour de tous les pays européens à leur propre monnaie créerait un risque de désordre qui ne serait pas bénéfique à l’Alle‑magne, laquelle, en tant qu’économie la plus forte d’Europe, aurait plus à perdre des conflits commerciaux en résultant. La raison est évidente : si le principal objectif de tous les pays était d’augmenter les exportations et de réduire les importations par la création d’une nouvelle monnaie nationale, cherchant ainsi à imposer une politique néomercantiliste à leur propre avan‑tage, le résultat serait désastreux puisque les exportations de certains pays sont les importations des autres. Une chose est sûre : ils ne peuvent pas tous simultanément vendre plus et acheter moins.

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Cette politique néomercantiliste a été celle de l’Allemagne, forçant d’autres États européens à l’accepter. C’était le seul pays qui pouvait le faire et qui l’a fait à si grande échelle. Néanmoins, afin d’accroître sa compétitivité, l’écono‑mie allemande a soumis ses travailleurs à des réductions de salaire drastiques. Mais, il ne suffit pas de contenir les salaires pour augmenter les exportations. Il est également crucial de garder les frontières européennes ouvertes.

C’est pourquoi l’Allemagne s’est opposée aux pressions qui pouvaient conduire à un effondrement total de l’euro. Pour l’instant, elle a évité de pous‑ser la Grèce vers la sortie, concédant même une restructuration jusqu’alors impensable, avec une annulation partielle de sa dette. Même s’il est peu pro‑bable que la sortie de la Grèce (ou du Portugal) de l’euro ait un effet domino, il y avait une incertitude concernant l’avenir de la monnaie commune.

Par ailleurs, les premiers mois de l’année 2012 ont clairement montré que le problème de l’Europe n’était ni le Portugal ni la Grèce. Il s’agit de la pression du capital financier, notamment sur l’Italie, l’Espagne et les autres économies fortement touchées par la spéculation et la récession. L’important programme de financement des banques privées à très bon marché sur trois ans, approuvé par la BCE fin 2011 (en dépit de sa doctrine antérieure) montre à quel point les insti‑tutions subordonnées aux autorités allemandes craignent les conséquences d’un effondrement financier à grande échelle. Aucun gouvernement allemand ne souhaitera la fin de l’euro s’il tient compte de ses conséquences économiques.

Toutefois, l’Allemagne souhaite‑t‑elle, sous prétexte de protéger l’euro, que tout ou partie des pays périphériques en soient exclus ? Ce point est abordé un peu plus bas. Nous nous intéresserons d’abord à la façon dont cela pourrait fonctionner en pratique. Nous allons voir comment la sortie du Portugal de l’euro influerait sur la vie des travailleurs.

Il pourrait y avoir de nouveaux jours fériés

Commençons par le commencement, à savoir la décision de créer une nou‑velle monnaie, qui reprendrait le nom de l’ancienne, l’escudo. Le scénario est le suivant : l’État, face aux difficultés économiques, décide d’accepter l’ulti‑matum de l’Allemagne et déclare qu’il abandonne l’euro et souhaite adopter l’escudo comme monnaie nationale.

En secret, il commence à imprimer des billets de banque en escudos et se prépare à annoncer la grande nouvelle un vendredi soir, lors des bulletins d’actualités, lorsque les banques sont déjà fermées (il pourrait même décréter plusieurs jours fériés à cet effet). Ce week-end-là, toutes les banques font des heures supplémentaires pour alimenter les distributeurs automatiques en bil‑lets afin que la nouvelle monnaie entre en circulation immédiatement.

Il existe d’autres alternatives : pour certains, l’État pourrait simplement réimprimer les billets de banque en euros avec la marque du nouvel escudo,

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jusqu’à ce qu’il organise la circulation de nouveaux billets. Mais ces hypo‑thèses requièrent une certaine imagination puisqu’il n’est pas certain que les autorités de l’euro acceptent ce stratagème sans représailles.

Dans tous les cas, tout le monde va s’apercevoir que l’on prévoit d’ins‑taurer une nouvelle monnaie. Cette opération d’émission du nouvel escudo implique que des milliers de personnes transportent et distribuent les billets, et ces personnes en informeront sûrement leur famille. En tout état de cause, tout le monde aura entendu les déclarations des ministres au cours des semaines précédentes, expliquant que la situation est très mauvaise et que des mesures extraordinaires sont nécessaires pour sauver le pays. Tout le monde aura eu connaissance du sommet d’urgence européen et réalisé ce qui se passait. Il est tout simplement impossible de garder certains secrets.

Que vont faire les gens ? C’est évident, n’est-ce-pas ? Ils vont retirer toutes leurs économies des banques et mettre de côté leurs billets en euros. Sinon, toutes leurs économies seront transformées en escudos, à une valeur nominale qui chutera pendant la forte dépréciation – ce qui, après tout, est tout l’objectif de cette opération. En d’autres termes, les comptes d’épargne perdront autant de valeur que la monnaie dans laquelle ils sont enregistrés. Tous les travail‑leurs ayant déposé leurs salaires et leurs retraites seront les premières victimes de la nouvelle politique. Ils essaieront donc de sauver tout ce qu’ils peuvent.

Et pas seulement les travailleurs. Il y aura une fuite massive de capitaux. Les entreprises, les fonds financiers et toutes les institutions ayant déposé de l’argent dans les banques opérant au Portugal voudront le transférer là où ils estiment que leurs dépôts sont protégés d’une dévaluation.

Désormais, les banques ne voudront plus payer à leurs clients l’intégralité de leur solde bancaire car cela les ruinerait. Elles ne le voudront pas et ne le pourront pas non plus car elles n’auront tout simplement pas l’argent pour cela et ne disposeront pas d’assez de billets pour payer l’ensemble de leur dette à tous leurs déposants à la fois. Les banques fermeront donc leurs portes lorsque l’alarme retentira partout et l’État devra faire appel à l’armée pour protéger les bâtiments. C’est ce qui est arrivé en Argentine et en Russie et à chaque fois que de fortes dévaluations ont été annoncées (et il ne s’agissait même pas d’un changement de monnaie ou de la création d’une nouvelle, quelque chose qui ne s’est jamais produit dans l’histoire de l’Union européenne, la circonstance aggravante étant que la monnaie en circulation est retirée pour la remplacer par une autre, fortement sous‑évaluée).

D’ici là, les partisans d’une sortie de la zone euro comme alternative immé‑diate commenceront à rencontrer la première difficulté. Le fait est que l’armée et les banques agiront contre la population. Et les premières victimes seront les déposants. Si la dépréciation était d’environ 50 %, comme l’estiment cer‑tains économistes favorables à cette solution, les économies des travailleurs perdraient la moitié de leur valeur.

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Cependant, il est très probable que pendant quelques temps, les billets en euros et en escudos se côtoient et que cette double référence tarifaire ait un effet inflationniste important, outre le fait d’entraîner une dévaluation exces‑sive de l’escudo. Cette situation pourrait également créer un malaise sur les marchés, du fait des produits engrangés par crainte de l’évolution économique ultérieure. On assistera alors à une ruée sur les supermarchés et à une diminu‑tion des produits disponibles jusqu’à ce que la nouvelle situation économique s’installe. La vie ne sera pas facile après l’euro.

Combien devons-nous à la banque ?

C’est ensuite le deuxième choc. La moitié des familles portugaises doivent de l’argent à long terme à la banque qui leur accorde un prêt pour acheter une maison, remboursable sur de nombreuses années. Ces prêts ont été contractés en euros. Le jour de la sortie de l’euro, l’État a deux options : accepter ce que veulent les banques, à savoir que les dettes des familles se poursuivent à leur valeur initiale en euros, ou décréter qu’afin de protéger les débiteurs, les dettes seront converties en escudos. En pratique, seule la dernière alternative est envisageable, sinon, le bouleversement social intensifié par la hausse de la dette serait inacceptable.

En réalité, si l’État les autorisait à maintenir les crédits en euros (comme initialement stipulé dans les contrats), la population serait encore plus enchaî‑née à ses dettes. Imaginons qu’une dette de 100 000 euros soit convertie en escudos et qu’elle s’élève ainsi, du fait de la dévaluation de la monnaie, à 30 millions d’escudos. Si le salaire du débiteur avant la dévaluation était de 1 000 euros (ce qui, dans la nouvelle monnaie, équivaudrait à 200 000 escu‑dos ou 200 contos), cette somme s’élèverait après la dévaluation à seulement 670 euros environ, la moitié étant utilisée pour payer la banque. Avant, il aurait fallu au débiteur près de dix-sept ans pour rembourser, à grand-peine, l’intégralité de cette dette. Désormais, il lui faudrait vingt‑cinq ans avec la même difficulté, en donnant toujours la moitié de son salaire à la banque. Au final, il aura perdu huit ans.

Dans le deuxième cas, celui où l’État décrète la conversion des dettes en escudos, les personnes ayant une dette de 100 000 euros avant la dévaluation se retrouveraient avec une dette de 20 000 contos (20 millions d’escudos), soit environ 67 000 euros. Dans ce cas, ce sont les banques qui seraient perdantes. Le problème est qu’au cours de ce processus de dévaluation de la dette, les banques font faillite parce que, tout à coup, elles se retrouvent avec un énorme trou dans leur bilan et que leur dette auprès des banques internationales reste en euros. En aucun cas elles ne peuvent payer leurs dettes extérieures.

C’est la raison pour laquelle les partisans d’une sortie de la zone euro expliquent, en toute honnêteté, qu’il faudra nationaliser toutes les banques,

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pas nécessairement pour socialiser le capital financier, mais pour le préser‑ver. Aujourd’hui, sauver une banque peut s’avérer très coûteux, comme nous avons pu le constater avec la faillite frauduleuse et le sauvetage exorbitant de la BPNLBW. En effet lorsqu’une banque est nationalisée, on récupère aussi bien ses actifs que ses dettes. Il s’agit généralement de dettes envers les dépo‑sants et de dettes envers les prêteurs, généralement des banques étrangères. Ces dettes sont en euros mais la banque en faillite puis nationalisée commen‑cera à recevoir ses recettes et dépôts en escudos, la monnaie dévaluée, afin de continuer à effectuer ses paiements à l’étranger en euros. D’autre part, la dette publique grimpera brusquement en flèche puisque l’État aura récupéré la dette bancaire de 175 milliards. Le sauvetage des banques coûte horriblement cher : leurs dettes, initialement privées, deviennent publiques quand elles sont nationalisées. C’est le cas lorsque les banques sont débitrices, mais pas lorsqu’elles ont plus à gagner qu’à payer, ce qui n’est pas le cas des banques portugaises (et des banques étrangères au Portugal).

Augmentation des impôts

À ce stade, nous savons ce qui va se passer : pour payer les dettes résultant de la nationalisation des banques, il faudra procéder à une autre augmenta‑tion des impôts, cette fois pour financer le système bancaire international. Les travailleurs, dont les dettes personnelles ont été protégées, devront payer par un autre moyen, à savoir ici de nouveaux impôts. On peut bien sûr envisager que l’État refuse simplement de payer les dettes internationales des banques privées nationalisées. Mais alors, toute cette opération de dévaluation de la nouvelle monnaie est remise en question puisque sa finalité était d’augmenter les exportations sur les marchés ouverts afin que l’augmentation des ventes de produits portugais sauve l’économie.

Par ailleurs, cette décision compliquerait encore plus l’accès de l’économie à des financements extérieurs. Ne pouvant pas emprunter directement auprès d’autres pays ou marchés financiers, les autorités portugaises n’auraient plus que deux solutions. La première serait de maintenir son solde primaire positif ; en d’autres termes, l’État ne pouvait en aucun cas dépenser plus que ce qu’il perçoit en impôts. Cela impliquerait d’augmenter les impôts des travailleurs et d’investir moins, ces deux mesures étant récessives et encore plus déconseil‑lées dans cette situation, en plus d’être socialement mauvaises et injustes. La deuxième option serait d’utiliser ses nouvelles ressources, puisque la Banque du Portugal pourrait imprimer de plus en plus d’escudos pour effectuer les paiements de l’État, ce qui accentuerait la dévaluation et l’inflation.

Revenons-en maintenant aux problèmes rencontrés par l’État si l’on prenait la décision de sortir de l’euro ou d’accepter l’ultimatum imaginaire de l’Alle‑magne. Ses opposants sont déjà assez nombreux : ceux qui vont payer plus

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d’impôts ou qui ont vu leurs dettes se multiplier, ceux qui paient plus cher pour la nourriture, le transport et les médicaments ou ceux qui ont perdu une partie de leurs économies et dépôts. Compte tenu de cette situation, les travailleurs vont rapidement se rendre compte qu’ils ont perdu une partie de leur salaire (ou de leur retraite), que les efforts budgétaires n’ont pas diminué (au contraire, ils se sont aggravés puisque la dette sera payée en euros, mais comme les impôts que l’État perçoit sont payés en escudos, nous aurons besoin de plus en plus d’escudos pour chaque euro) et que les dépenses vont encore baisser dans les secteurs de la santé et de l’édu‑cation. Pour toutes ces raisons, les travailleurs vont se battre pour récupérer leur salaire.

L’État affirmera que cela pourrait anéantir tous les efforts. Les exportations sont maintenant plus abordables, soit parce que l’escudo vaut moins et que le prix des biens a baissé, soit parce que les entreprises payent des salaires moins élevés en escudos. Si ces derniers augmentent, cela nuira de nouveau à la compétitivité. Que fera l’État face aux protestations des travailleurs ? Le pays sera pris dans la tourmente car il y a aura des émeutes devant les banques après que les déposants auront réalisé ce qu’ils allaient perdre, que les impôts et les prix augmentent et que les salaires baissent. L’État a maintenant le choix entre deux solutions : celle des présidents argentins, qui ont fui le palais en hélicoptère, ou celle de la répression.

En d’autres termes, en quittant la zone euro, nous allons nous retrouver dos au mur. Les économistes qui souhaitaient (à juste titre) éviter la poursuite des mesures d’austérité auront, au final, proposé un système d’une plus grande austérité, principalement axé sur le bénéfice d’un seul secteur économique, celui de l’export, en acceptant des salaires plus bas en raison de la déva‑luation de l’escudo. De nouvelles difficultés se présenteront et il faudra du temps avant que les avantages liés à la dévaluation soient perceptibles. Dans le même temps, l’État perdra de toute évidence le respect de ses travailleurs puisque ce sont eux qui souffriront.

Sauver l’économie grâce aux exportations

C’est alors la fin du deuxième choc. Mais le pire est à venir. L’escudo aura perdu 50 % par rapport à l’euro. Les autorités et ceux qui défendent la déva‑luation de la monnaie comme solution de reprise économique prévoient les avantages suivants : la hausse probable des exportations, qui seront devenues plus abordables (puisque les prix en monnaie étrangère auront baissé et que les salaires auront diminué), et la baisse probable des importations, devenues plus chères en escudos. Par conséquent, les capitaux iront désormais aux industries exportatrices et aux services tandis que la consommation et les importations faibliront. Tout cela améliorera considérablement la balance des paiements.

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La règle est la suivante : si les choses s’améliorent pour les entreprises expor‑tatrices, il en va de même pour l’économie tout entière.

Cela semble positif, mais il y a une faille énorme. Le fait est qu’au cours de la dévaluation, le prix des produits importés augmentera le jour‑même. Le carburant coûtera une fois et demie plus cher qu’auparavant, de même que le système de transports dans son ensemble : imaginez un litre d’essence à 480 escudos (ou 2,4 euros actuellement). Il en va de même pour les denrées alimentaires ou les médicaments importés, entre autres produits de première nécessité. Dans les supermarchés on manquera de nourriture, mais les pro‑duits en vente seront tout de suite plus chers.

Comme les deux tiers des revenus portugais passent dans la consommation, on peut facilement imaginer l’effet de ces deux augmentations de prix. Ce seul impact ferait baisser la valeur des salaires.

Quant aux exportations, il est évident qu’elles pourraient augmenter. Mais de nombreux économistes voient la société comme un laboratoire et oublient trop souvent à quel moment les décisions sont prises et à quel moment les politiques entrent en vigueur. Le timing sera crucial dans ce cas, pour une simple et bonne raison : les prix des importations augmenteront immédiate‑ment alors que les effets de l’augmentation éventuelle des exportations met‑tront du temps, voire beaucoup de temps à se ressentir.

Par ailleurs, certaines conditions doivent être réunies pour que les exporta‑tions puissent progresser. Il faut que les acheteurs étrangers de produits por‑tugais souhaitent acheter plus suite à la baisse des prix, tant qu’il n’y a pas de récession à l’étranger, que les produits portugais soient adaptés aux marchés dont la demande augmente et que leur qualité réponde aux normes exigées par ces consommateurs.

Même si les exportations augmentent, cela se fera lentement : les recettes des ventes ne commenceront à rentrer qu’une fois après que ces dernières auront eu lieu et il faudra donc attendre toute la durée de la production, voire le temps nécessaire pour augmenter la capacité de production. Pour accroître la production, il faut investir et pour investir, il faut disposer du capital né‑cessaire, recruter plus de travailleurs et les payer. Ce n’est qu’après que l’on reçoit le produit des exportations. Pour que les exportations soient le moteur du processus de croissance économique, il faudra inverser des décennies de désindustrialisation au Portugal ainsi que la spécialisation de l’économie dans les secteurs non exportables. C’est certes souhaitable, mais long et difficile à mettre en œuvre à court terme.

En outre, il faut tenir compte du coût des matières premières et des autres ressources importées pour déterminer le prix des produits que l’économie por‑tugaise exporte. Étant donné que la moitié de la valeur totale des exportations dépend des produits importés et que ces derniers seront devenus plus chers avec la dévaluation de la monnaie, le gain de compétitivité dû aux exporta‑

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tions sera, au final, limité. Les recettes d’exportation n’augmenteront donc que légèrement, lentement et tardivement. Parallèlement, le coût de la vie aura augmenté puisque l’épargne aura été très ébranlée par la dévaluation, tandis que la hausse de l’emploi et des exportations prendra du temps et sera incer‑taine.

La reprise économique liée aux exportations n’est pas quantifiable mais la baisse des salaires est, elle, une certitude. La politique socialiste que nous proposons a pour principe de défendre la classe ouvrière. Cette politique ne cherche pas à sacrifier le salaire des travailleurs, qui constitue leur part légi‑time du produit intérieur. La solution autoritaire de sortie de la zone euro est une proposition qui n’évite pas les mesures d’austérité, au contraire. Il n’y a donc aucune raison de la défendre à titre d’alternative viable. Elle fait baisser les salaires et crée plus de dette.

Soyons clairs : dans le contexte actuel, quitter la zone euro est la pire de toutes les solutions et ne peut être imposé que par la volonté des dirigeants européens. On ne pourra donc l’accepter que si c’est la seule solution ou lorsque toutes les alternatives auront été épuisées, si elle est nécessaire pour survivre. Une seule condition peut amener le Portugal à quitter la zone euro et cette situation ne peut être exclue : si les institutions et règlements européens venaient à s’effondrer, l’indépendance du Portugal pourrait être en jeu et il n’y aurait pas d’autre solution que de quitter l’Union européenne et dʼabandonner l’euro afin que le pays retrouve son pouvoir décisionnel. Le risque du passage d’un système de créanciers à un protectorat colonial induit cette menace. De toute évidence, la majorité des Portugais doit agir afin que la force des mou‑vements populaires et la protection des intérêts des travailleurs la forgent et la déterminent.

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Nous aimerions utiliser ce texte pour entamer un dialogue avec nos camarades de la social-démocratie qui prétendent que ces 25, 15 ou

5 dernières années de développement morose sont le résultat d’une série de coïncidences (mauvais leadership, pression internationale, erreurs, ruses des opposants, etc.) et proposer une explication plus fondamentale. Les pro‑blèmes que nous pointons du doigt ne sont pas le résultat d’un développement social fondamentalement non antagoniste entrant dans un cadre réformiste et corrompu par des actions individuelles. Il s’agit plutôt de problèmes inhérents et inévitables de la stratégie très réformiste sur laquelle repose la social-démo‑cratie, dans ses réussites comme dans ses échecs.

Le réformisme comme concept

Le sens du concept de réformisme est souvent vague. Il existe différentes dimensions dans la distinction entre une position politique réformiste et une position révolutionnaire. On peut, par exemple, parler d’une distinction en termes de philosophie politique. Les socialistes réformistes ont eu tendance à adopter un certain nombre des institutions politiques libérales (démocratie parlementaire, représentation essentiellement par le biais des citoyens dont les droits individuels sont protégés par la Constitution, séparation des pou‑voirs inscrite dans la Constitution, etc.) et ont montré leur scepticisme, voire leur hostilité, à l’égard de modèles politiques alternatifs, axés sur une démo‑

Suède : les impasses du réformisme

CMS Stockholm 1

Centre d’Études Marxistes en Suède

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cratie participative ou d’autres formes de représentation, par exemple inspi‑rées de la Commune de Paris ou des conseils ouvriers du début du xxe siècle. Cette distinction se répercute sur la conception de la légitimité politique dans le passage du capitalisme libéral au socialisme. Les réformistes ont eu ten‑dance à imaginer une continuité en matière d’institutions politiques, celle‑ci garantissant que cette transition n’entraînerait pas une violation des droits des individus. Les « masses » ne semblent être politiquement acceptables que si elles sont canalisées ou individualisées par le biais des institutions politiques libérales. Dans les cas où les socialistes réformistes ont créé des mouvements populaires, ils ont eu dans le même temps tendance à accepter et affirmer l’existence d’une distinction entre la société civile et l’État : le raisonnement apparemment basé sur le fait que le caractère « transindividuel » des mou‑vements populaires n’est politiquement légitime que dans la mesure où il ne quitte pas les frontières de la société civile et où il existe un ordre politique plus fondamental (la constitution de l’État‑nation) plaçant l’individu au centre. On pourrait avancer que dans les traditions réformistes, il existe une certaine continuité avec les thèses de John Locke sur la révolte légitime : il n’est juste de se révolter que si la révolte elle‑même est constitutionnelle.

Dans ce texte, néanmoins, nous aimerions laisser la philosophie politique réformiste (sa « crainte des masses ») de côté pour insister sur une autre di‑mension : une dimension qui apparaît si on la définit plutôt en termes de voie stratégique vers le socialisme passant par des réformes progressives mises en œuvre par des décisions parlementaires. Nous souhaitons aborder les présup‑posés sur lesquels repose cette stratégie et les dilemmes qui s’y rapportent.

L’expression « voie vers le socialisme » est emblématique de la façon dont les mouvements ouvriers réformistes conceptualisent la transformation. Elle implique une sorte de progression linéaire directe. Cette façon de penser, tra‑duite par l’utilisation de métaphores spatiales, est également présente dans l’analyse politique : les révolutionnaires et les réformistes sont présumés être des compagnons de voyage suivant le même chemin. La distinction entre les deux stratégies n’est qu’une question de rythme et de patience, alors que la stratégie révolutionnaire est souvent vue comme la seule expression d’un aventurisme agité et immature. Comme nous allons le démontrer, le récit his‑torique social‑démocrate dépeint un mouvement réformiste qui s’est progres‑sivement rapproché du socialisme mais qui, pour diverses raisons, s’est égaré. Dans ce récit, toutefois, le simple fait que les socialistes réformistes reprennent le chemin dont ils se sont écartés ne pose pas de problème fondamental. D’un autre côté, nous souhaiterions affirmer qu’une transformation radicale de la société nécessite par nature autre chose qu’une accumulation de réformes. Ces dernières peuvent instaurer des conditions favorables à une rupture avec le présent, mais elles ne créent jamais elles‑mêmes cette rupture. Pour pour‑suivre la métaphore de la voie vers le socialisme, nous pourrions dire que

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le caractère structurel des relations de production de l’économie creuse des fissures le long du chemin, des précipices que le mouvement ouvrier ne peut franchir qu’en sautant.

Nos critères d’évaluation des réussites du réformisme à long terme ne sont donc pas les réformes sociales en tant que telles (qui peuvent être importantes dans la vie des gens) mais seulement leur impact sur l’éventualité d’une trans‑formation sociale radicale. Cette transformation dépend d’une force sociale et notre point de vue, aussi orthodoxe qu’il puisse paraître aujourd’hui, est que son composant essentiel est la classe ouvrière.

Historiographie sociale-démocrate

Commençons par un bref résumé de la façon dont les socialistes réformistes d’aujourd’hui expliquent couramment la réussite de la social‑démocratie sué‑doise aux alentours de 1920 à 1980 ainsi que son déclin ultérieur 2.

Si le pouvoir de la bourgeoisie émane de son contrôle du capital, alors celui de la classe ouvrière repose sur son niveau d’organisation. À la fin du xixe et au début du xxe siècle, ce niveau d’organisation a progressé plus ou moins régulièrement. Tant que le mouvement ouvrier était plus faible que son ho‑mologue, les antagonismes présents sur le marché du travail se jouaient de manière relativement militante. Plus tard, au cours du xxe siècle, lorsque le rapport de forces entre ces antagonismes a commencé à s’instaurer, l’issue des conflits est devenue plus difficile à prévoir et leur coût a augmenté pour les deux parties, sans que le mouvement ouvrier soit assez fort pour remettre en cause le système capitaliste dans son ensemble. Un intérêt mutuel pour le compromis historique est donc né. Ce compromis a fait son apparition aux alentours des années 1930, d’abord avec la formation d’un cabinet social-démocrate en 1932, notamment avec l’accord de crise de 1933 (le kohan-deln), puis par l’institutionnalisation du règlement des conflits avec l’accord de Saltsjöbaden en 1938.

Selon cette perspective, le compromis historique n’était donc pas néces‑sairement une coopération de classe harmonieuse mais plutôt un modus vivendi, reposant sur une évaluation stratégique du rapport de forces. Il consti‑tuait cependant un cadre au sein duquel la classe ouvrière a pu continuer à gagner progressivement en force durant la période d’après‑guerre. Grâce à sa supériorité numérique, le mouvement ouvrier pouvait prendre le pouvoir politique par le biais du parlement qui pouvait ensuite contrecarrer le pouvoir économique du capital. Il y avait donc des raisons stratégiques à chercher à entraver le militantisme syndical à la base afin d’obtenir la réussite politique d’un gouvernement social‑démocrate donnant la priorité au plein‑emploi, à l’expansion du système d’assurance sociale, etc. Durant la période de l’après‑guerre, l’attention est passée de la branche syndicale du mouvement ouvrier

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à sa branche parlementaire. La baisse des conflits sur le marché du travail est perçue comme une expression de la force croissante de la classe ouvrière et donc comme un processus de maturation sur la route vers le socialisme.

Le déclin du projet réformiste depuis les années 1970 s’explique alors dans les termes suivants : la crise pétrolière apparue en 1973 (OPEC 1) a conduit à une inflation élevée dans de nombreux pays. Cela a servi de prétexte aux idéologues néolibéraux pour faire campagne contre la politique économique keynésienne. En Suède, c’est surtout Sture Eskilsson, directeur du service d’information de la SAF (Association des employeurs suédois) qui a active‑ment tenté de prendre l’initiative du débat et de lancer une nouvelle offensive dans l’opinion publique. Tout s’est accéléré lorsque Curt Nicolin est devenu président de la SAF au milieu des années 1970.

Pour une raison imprécise, certains cercles dirigeants du Parti social‑démo‑crate se sont mis à suivre cette idée. Ce sont notamment Erik Åsbrink et Kjell-Olof Feldt qui sont devenus les défenseurs des idées néolibérales. Dans le dos d’Olof Palme, de Sten Andersson et de la grande majorité du parti, ils ont coo‑péré avec les économistes de la Banque centrale suédoise afin de faire appli‑quer une dérégulation du marché du crédit en novembre 1985. Cette réforme a déclenché une série de « libéralisations » à une époque où l’État n’avait pas d’outil important pour modérer la hausse de l’inflation. Néanmoins, cette dérégulation a également créé une véritable bulle immobilière et entraîné la crise économique nationale du début des années 1990. Mais depuis lors, les idées néolibérales se sont tellement enracinées dans l’opinion publique qu’on ne peut plus présenter la crise économique comme le symptôme d’un déve‑loppement excessif du secteur public et justifier des politiques d’austérité et des privatisations.

En résumé, il est juste de dire que cette historiographie ou cette façon de conceptualiser l’histoire de la social‑démocratie suédoise repose sur les hypo‑thèses suivantes : D’abord, cette analyse repose sur une hypothèse parlementaire, c’est‑à‑dire la supposition que, dans une démocratie parlementaire, le dévelop‑pement de la société dépend de la nature du gouvernement parlementaire 3. Cette supposition, à son tour, implique un certain nombre d’autres suppo‑sitions : (a) que la situation nationale est globalement indépendante de la situation internationale, (b) que l’État est un instrument neutre entre les mains de ceux qui sont élus par mandat populaire et n’est, par exemple, structurellement pas dépendant de la nature de classe de l’économie. Ensuite, cette analyse repose sur une hypothèse de répartition, c’est‑à‑dire la supposition que la classe ouvrière et la bourgeoisie sont deux agents indépendants qui s’affrontent sur la répartition de ce qui est produit au sein de l’économie. L’antagonisme entre les classes est perçu comme une simple question de répartition ou d’affectation, comme si elles étaient isolées des

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contradictions structurelles au sein du processus de production lui‑même. Les relations de production ne semblent pas constituer une quelconque forme d’obstacle ou de dilemme structurel pour le mouvement ouvrier dans l’exercice du pouvoir. Le capital semble être principalement conceptualisé en termes de facteur de production. Seul le contrôle de la bourgeoisie sur ce facteur de production est politiquement problématique 4. Enfin, ce compte rendu semble reposer sur une hypothèse de stabilité, c’est‑à‑dire la supposition que les relations économiques sont, en règle gé‑nérale, stables et qu’il faut des facteurs extérieurs pour qu’une économie soit anéantie par une crise.La conséquence de cette historiographie est que la gauche de la social‑

démocratie suédoise voit l’éclatement du socialisme réformiste de ces der‑nières décennies comme résultant des événements extérieurs et des ennemis internes. Les conséquences politiques sont que la gauche de la social‑démo‑cratie semble se donner pour tâche principale d’accuser les leaders sociaux‑démocrates de trahir le mouvement ouvrier en se tournant vers la droite 5.

Les limites stratégiques du réformisme

1. Les effets idéologiques du parlementarismeL’hypothèse parlementaire laisse entendre que le pouvoir de l’État est, en

règle générale, exercé par la population par le biais d’élections démocratiques. Dans cet ordre d’idée, la configuration institutionnelle de l’État et ses poli‑tiques reflètent les idées qui dominent au sein de la population. C’est pourquoi le pouvoir de l’État est perçu comme un phénomène secondaire par rapport aux processus de la société civile en fonction desquels certaines idées pré‑dominent sur d’autres. Si une grande partie de la classe ouvrière n’est pas socialiste dans son orientation politique, c’est parce qu’elle a été influencée idéologiquement et indépendamment du vote pour le parlement lui‑même. Si le mouvement ouvrier était en mesure de gagner une bataille idéologique au sein de la société civile, il pourrait sans doute utiliser le parlement comme outil neutre.

Nous sommes convaincus qu’il existe de bonnes raisons de remettre en question ces suppositions. Si les relations de production capitalistes divisent la population en différentes classes sociales, la représentation parlementaire ne tient pas compte de cette stratification. Les élections législatives s’adressent aux individus isolés ou les interpellent en tant que simples citoyens. Au parle‑ment, la population est représentée indépendamment de sa division en classes sociales, comme si elle était constituée de citoyens égaux. Une inégalité concrète dans la société en général est représentée comme égalité formelle au sein de l’État. Dans le régime parlementaire, l’égalité de traitement con‑stituant le résultat abstrait de ses mécanismes spécifiques de représentation

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apparaît comme la condition préalable ou le point de départ de l’autonomie des masses. C’est pourquoi nous sommes convaincus qu’il existe une dimen‑sion idéologique inhérente dans les institutions parlementaires elles‑mêmes. L’idéologie n’est donc pas quelque chose qui se joue exclusivement avant et indépendamment du vote pour le parlement 6.

Nous ne sommes pas en train de dire que les sociaux‑démocrates qui s’engagent dans une politique parlementariste perdent automatiquement leur perspective de classe. Il existe probablement des tendances contraires, par exemple au sein des organisations syndicales. Mais l’idéologie inhérente au sein des institutions parlementaires a une influence tendancielle, le risque étant qu’elle prédomine à long terme. Plutôt que de considérer les députés sociaux-démocrates comme la branche parlementaire du mouvement ouvrier (un instrument au service des objectifs du mouvement ouvrier), le risque est qu’avec le temps, une certaine loyauté se crée envers les institutions elles‑mêmes et donc une certaine affinité avec le type d’unité qui y est représenté. Même si la société apparaît toujours comme une société de classes, il semble que l’idéologie du parlementarisme suggère, sous ces différences de classe, l’idée plus fondamentale de camaraderie démocratique, et donc d’égalité. Les différences de classes semblent donc superficielles par rapport à la camara‑derie plus fondamentale qui les dépasse. Par conséquent, nous risquons de passer des idées du socialisme à celles de corporatisme et de la « Maison du peuple ».

2. Les effets démobilisateurs de la stratégie parlementaireLa représentation parlementaire a également pour effet de transformer les

partis qui s’engagent dans le parlementarisme. Leurs membres devenus par‑lementaires se transforment en représentants du mouvement. Inversement, le mouvement se trouve représenté par ses élus. La stratégie réformiste implique donc l’établissement d’un temps de délégation dans la structure de l’organi‑sation réformiste. La masse des membres du parti ne participe pas elle-même au travail parlementaire. Son activité se borne à soutenir ses représentants, au moment même où les activités des représentants se détachent de la vie quoti‑dienne des masses. Au lieu de soutenir les activités de la masse des membres du parti, l’orientation parlementaire implique une représentation qui, globale‑ment, remplace cette activité. La stratégie réformiste comprend donc une ten‑dance démobilisatrice.

Par ailleurs, il semble que le parlementarisme ne contraigne inévitablement le parti réformiste à « prendre ses responsabilités ». Afin de maximiser son influence au parlement, le parti réformiste doit essayer de gagner des voix en dehors de son propre mouvement. Les parlementaires du parti se retrouvent ainsi à représenter leurs électeurs plutôt que le mouvement, ce qui creuse le fossé entre la direction du parti et le reste du mouvement. Cette situation crée

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également des incitations à subordonner plus strictement le mouvement à la direction du parti afin de pouvoir, de manière convaincante, tenir la promesse de représenter et de rendre personnellement des comptes aux électeurs non affiliés au mouvement 7.

Les obstacles structurels de la voie parlementaire

1. Dépendance à l’égard du secteur capitalisteLe travail effectué dans le secteur capitaliste génère un produit qui est ré‑

parti entre les salariés, les entreprises, les rentiers et l’État. Les gestionnaires de l’État occupent une place dans l’économie qui leur donne la possibilité d’acquérir des privilèges, de la richesse et du pouvoir grâce à la possibilité de l’État de percevoir des taxes. L’État fournit au secteur capitaliste un système juridique et des lois sans lesquels il ne pourrait pas fonctionner mais, dans le même temps, l’État dépend des recettes fiscales provenant du secteur capita‑liste et des crédits pour opérer dans l’économie mondiale.

Ce lien de dépendance oblige les gestionnaires de l’État à se préoccuper du maintien de l’activité économique, qu’ils soient des bureaucrates ou des élus politiques professionnels et que leurs objectifs soient d’accroître la capacité militaire ou d’instaurer des réformes sociales. Parallèlement, ils doivent adop‑ter un point de vue économique afin de contrôler les effets destructeurs du secteur capitaliste (comme les crises et le chômage), sans quoi l’État risquerait rapidement de perdre le soutien politique des autres couches de la population dont il dépend à différents degrés.

L’activité économique dépend beaucoup du niveau d’investissement, qui augmente la capacité de production et constitue également une part impor‑tante de la demande totale de l’économie. Ce simple fait donne aux capitaux privés un veto collectif sur la politique : les sociétés réalisent des investisse‑ments productifs et les rentiers fournissent des crédits en fonction de leur per‑ception de la rentabilité et du climat politico-économique (en d’autres termes, la stabilité de la société), et selon que l’économie se développe, que les reven‑dications du mouvement ouvrier restent sous contrôle, que l’imposition sur le capital n’augmente pas, etc. Si les capitalistes perdent confiance, l’activité économique diminue, tout comme la possibilité de politiques publiques. C’est ce qui se passe dans le contexte d’États rivaux antérieurs au capitalisme qui opèrent dans une économie mondiale. Une grève des investissements est sui‑vie d’une fuite de capitaux vers d’autres États ainsi que de difficultés à obtenir des crédits pour l’échange le commerce extérieur 8.

Ce mécanisme structurel oblige les différents États dont la situation est stable à instaurer des politiques qui ne nuisent pas à la confiance des déten‑teurs de capitaux mais, au contraire, favorisent le maintien d’un développe‑ment stable du secteur capitaliste dans son ensemble 9.

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2. Conséquences économiques d’un taux d’investissement élevéDans une économie capitaliste, le taux de retour moyen du capital investi est

déterminé à long terme par l’équilibre entre trois facteurs :(a) Taux de croissance du temps de travail total,(b) Taux de croissance de la productivité,(c) Part des bénéfices réinvestie.Les facteurs (a) et (b) contribuent à augmenter la rentabilité, tandis que le

niveau d’investissement (c) la fait baisser 10. Un afflux constant de salariés augmente donc la rentabilité par le biais du facteur (a). C’est ce qui se passe dans les premiers temps d’une économie capitaliste en pleine industrialisation. Mais ce taux de croissance ne peut pas dépasser longtemps la croissance de la population et il baisse au fur et à mesure qu’il se rapproche des contraintes démographiques. Une fois que cela se produit, seul l’équilibre entre le niveau d’investissement (c) et le développement de la productivité (b) peut contrer une baisse de la rentabilité causée par la démographie, quel que soit le niveau des salaires. Si cet équilibre (qui dépend de la configuration institutionnelle des investissements et de la prédominance de la phase d’innovation dans la production) n’est pas avantageux, la rentabilité moyenne diminue et les entre‑prises sont de plus en plus poussées vers une crise de la rentabilité.

Contrairement à l’hypothèse de stabilité, il existe une tendance – inhérente à la crise dans le capitalisme – qu’une stratégie réformiste a du mal à gérer : elle s’efforce d’obtenir un haut niveau d’investissement, mais si la croissance de la productivité ne suffit pas à le contrebalancer, la rentabilité diminue et le manque de confiance dans la poursuite des investissements devient un facteur de pression croissant.

A l’inverse, la rentabilité pourrait être stabilisée à un plus haut niveau, avec un niveau d’investissement réduit mais au prix d’une croissance de la rentabi‑lité relativement faible. Cela signifie également que la possibilité de réformes serait réduite et qu’une part plus importante de l’excédent produit par la so‑ciété serait consommée de manière non productive au lieu d’être investie.

3. Conséquences politiques d’un taux d’investissement élevéDans le capitalisme, le plein‑emploi nécessite un taux d’investissement

élevé, ce qui a été le cas en Europe occidentale après la Deuxième Guerre mon‑diale. Cependant, l’économiste polonais Michal Kalecki avait déjà prédit en 1943 que le maintien du plein-emploi causerait des bouleversements politiques et sociaux tels qu’ils feraient baisser la confiance du capital industriel :

« Sous un régime de plein-emploi permanent, le licenciement cesserait de jouer son rôle de mesure disciplinaire. La position sociale du patron serait ébranlée, l’assurance et la conscience de classe des ouvriers se renforceraient. Les grèves réclamant des augmentations de salaire et une amélioration des conditions de travail créeraient des tensions politiques » 11.

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De plus, les entreprises essaieraient de compenser les exigences salariales et les taxes en augmentant les prix, c’est-à-dire par l’inflation, ce qui nuirait aux intérêts des rentiers. En d’autres termes, la configuration de classes entre salariés, capital industriel et rentiers permettant d’obtenir un taux d’investisse‑ment élevé et le plein‑emploi se saperait elle‑même du fait de la mutation de l’équilibre des pouvoirs entre les classes qui en résulterait.

L’état-providence en Europe occidentale

Aux yeux des socialistes réformistes, l’instauration de l’État‑providence moderne et le taux de chômage historiquement bas de la Suède sont une confirmation de l’hypothèse parlementaire décrite précédemment. Dans ce cas, l’exceptionnellement longue période de gouvernement social‑démocrate a entraîné une évolution très différente en Suède par rapport à des pays simi‑laires ayant d’autres partis au gouvernement. Intéressons‑nous à certains des progrès cruciaux réalisés en Europe occidentale.

Un État-providence moderne est doté d’un important système de protection sociale et une grande partie de ses dépenses est consacrée à la protection sociale. En Suède, le niveau de couverture était déjà très élevé dans les années 1920 par rapport à d’autres pays, ce qui n’a pas beaucoup changé par la suite, durant la période sociale‑démocrate. Ce qui est longtemps resté comme la protection sociale publique la plus importante au monde a été fondée au Royaume-Uni pendant la guerre par une commission dirigée par le libéral William Beveridge. Même le succès de l’ATP (la retraite complémentaire suédoise) en 1959 a été comparable aux réformes des retraites de l’Allemagne de l’Ouest démocrate-chrétienne et du Royaume-Uni conservateur à la même période 12.

L’État suédois a une plus longue tradition de dépenses sociales relative‑ment élevées. Près d’un tiers des dépenses publiques sont allées à la protec‑tion sociale en 1890, contre un cinquième et un quart respectivement pour le Royaume-Uni et les États-Unis, et moins d’un dixième en France et un tiers en Allemagne en 1913. Au moment de l’entrée au gouvernement du SAP en 1932, la part des dépenses sociales dans les dépenses publiques s’élevait à 45 %. En 1962, après 30 ans de gouvernement social-démocrate ininterrompu et environ deux décennies de croissance exceptionnelle, cette part nʼétait pas‑sée qu’à 50 % 13. Si nous nous intéressons à la part des dépenses sociales dans le produit intérieur, la Suède n’a occupé qu’une position intermédiaire pen‑dant longtemps. En 1965, son chiffre était de 13,5 %, soit près de deux points de moins que la Belgique, la France et les Pays-Bas – des pays non dominés par la social‑démocratie. Ce n’est qu’à la fin des années 1960 que les dépenses sociales ont grimpé en flèche, notamment en raison des retraites, et, en 1973, la Suède et les Pays-Bas chrétiens-démocrates occupaient les deux premières places, avec respectivement 21,5 % et 22,8 % 14.

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Enfin, du point de vue du chômage, l’entrée au gouvernement du SAP n’a pas beaucoup joué : de 1936 à 1940, il était autour de 10 % parmi les membres des confédérations syndicales, soit un niveau identique à celui des années 1923 à 1930 15. Ce n’est qu’après la Deuxième Guerre mondiale que les reven‑dications de plein-emploi du mouvement ouvrier sont devenues un objectif prioritaire en Europe, jusqu’à la crise du milieu des années 1970. Lorsque le taux de chômage s’est ensuite envolé dans les pays de l’OCDE à plus de 10 % parfois, les quatre pays affichant les taux les plus bas étaient la Suisse et le Japon suivis de la Norvège et de la Suède sociales-démocrates, tous en dessous de 4 % en 1984 16.

L’instauration d’un État‑providence moderne et l’engagement institutionnel envers le plein-emploi n’étaient donc pas spécifiques aux pays dominés par des partis sociaux‑démocrates. La social-démocratie a plutôt été un canal par lequel les grandes marées du capitalisme avancé des périodes d’après‑guerre sont arrivés jusqu’en Suède. Ce n’est pas par hasard que le canal s’est creusé là et de cette façon 17, ce qui apparaît clairement dans l’universalisme de l’État‑providence social-démocrate, basé sur les principes des droits des citoyens et ses services publics. Mais à la lumière d’une analyse comparative, l’hypo‑thèse parlementaire est sérieusement ébranlée, compte tenu de l’exceptionnel‑lement longue période passée au gouvernement par le SAP.

Les grandes marées provenaient de la destruction massive et des résultats de la Grande dépression [« crise de 1929 », NDLR] et des guerres mondiales, qui ont altéré le rapport de forces entre les paysans, les salariés, le capital industriel, les rentiers et les gestionnaires de l’État sur le continent européen. La mobilisation de la guerre et les mouvements de résistance antifascistes ont conduit à une organisation collective et solidaire d’une très grande partie des populations ainsi qu’à une expérience de lutte armée. La situation après la dernière guerre a également étendu le rôle de l’État en matière de régulation de la production et de la distribution. Les gestionnaires de l’État ont donné la priorité à la reconstruction et au développement industriel. La possibilité pour les rentiers de retirer des intérêts et des dividendes a été réduite afin de mainte‑nir de hauts niveaux d’investissement dans le capital productif. Par ailleurs, la mobilité des capitaux a été restreinte avec l’aide des institutions mondiales (le système de Bretton Woods) mises en place dans le nouveau rapport de forces entre les États‑nations. À ce moment‑là, l’éventuel veto des capitalistes sur l’investissement aurait eu une importance moindre puisque la situation écono‑mique était déjà désastreuse. On peut également supposer que le renforcement des droits de la classe ouvrière en Europe de l’Ouest a été accepté au moment où le capital industriel allait bénéficier du processus de reconstruction : les nationalisations étaient une véritable menace que les États comme les mou‑vements ouvriers avaient inscrite à l’ordre du jour et, pire encore, l’Europe de l’Est montrait la possibilité d’un processus alternatif non capitaliste.

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C’est dans ce contexte que le mouvement ouvrier, bien organisé et centra‑lisé, a mené le projet d’État-providence en Suède, d’abord en s’alliant avec les paysans – qui ont finalement été décimés par l’industrialisation – puis avec une partie de la classe moyenne en plein essor. En perspective, le temps passé au gouvernement par le SAP a alterné entre périodes de réformisme et de gestion. On peut faire deux observations. D’abord, les avancées réformistes des périodes 1932-1948 et 1968-1976 ont été précédées par la réussite de vagues de conflits dans l’industrie. Ensuite, elles ont été étroitement liées à la conjoncture de l’économie politique globale : guerres mondiales, reconstruc‑tion de l’Europe occidentale, vagues de grèves internationales, etc. Cela nous donne une raison de revenir sur les limites stratégiques du réformisme et ses obstacles structurels afin de comprendre son déclin.

Conclusions

Déjà en 1958, le député social-démocrate Tage Erlander pensait que si le mouvement pouvait réussir à réaliser la réforme des retraites, la grande pé‑riode des réformes serait terminée. Il faudrait ensuite un renouveau pour faire face au changement structurel de l’économie, qu’il estimait nécessaire pour une société de protection sociale. Mais, « prisonnier de la pensée réformiste d’un autre âge »18, Erlander ne se sentait pas capable de parvenir à ce renou‑veau. Nous affirmons que l’on peut dire la même chose des socialistes réfor‑mistes qui espèrent réitérer les succès du réformisme du passé.

S’il ne suffit pas de détruire la politique réformiste qui a marché par un simple changement de gouvernement, chaque avancée parlementaire doit ser‑vir à renforcer et développer la capacité extra‑parlementaire du mouvement ouvrier : organiser le peuple, formuler des programmes politiques de leur point de vue et contrôler des parties de l’économie. Nous avons mentionné que la dépendance envers le secteur capitaliste était l’obstacle fondamental aux avancées du réformisme au cours de ce siècle. Ce que Keynes appelait une « socialisation complète des investissements » ne peut donc plus être évi‑té. La structure de l’économie politique doit, en pratique, devenir une question centrale. Ce problème ne peut pas non plus être relégué au second plan par rapport à d’autres questions plus actuelles et traité une fois la possibilité de réformes épuisée ou lorsque la social‑démocratie sera redevenue un parti de gouvernement durable.

La crise de la social‑démocratie est le résultat à long terme de l’accent qu’elle a mis sur l’objectif de gagner les élections législatives sans avoir une stratégie éla‑borée pour dépasser les obstacles sur la voie parlementaire vers le changement social. La réponse a plutôt été d’opter pour la « troisième voie », vers l’abîme.

Son déclin n’est pas le fruit d’une direction ayant trahi ses membres ni une question d’erreurs individuelles ou de chance. C’est la conséquence inévitable

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d’antagonismes fondamentaux sur la voie réformiste menant au socialisme, une problématique que toute transformation sociale radicale doit traiter et dépasser. Tout camarade du mouvement social‑démocrate qui remet ces ques‑tions à plus tard donne encore plus de raisons de croire que ce futur n’arrivera jamais, quel que soit le nombre de mandats où il restera au pouvoir.

Mais, si l’objectif premier de la social-démocratie n’est plus de parvenir à une transformation sociale mais d’être un parti au pouvoir, alors rien ne subsiste au-delà de son rôle d’administrateur de l’État et elle se retrouvera pri‑sonnière de la nécessité structurelle de reproduire les relations de production capitalistes. En bref, elle perpétuera la société de classes.

Ceci est une version abrégée de l’article original de CMS Stockholm. La version complète est disponible à l’adresse www.cmsmarx.org.

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Notes

1) Association locale de Centrum för Marxistiska Samhällsstudier (CMS), http//www.cmsmarx.org2) Ce compte rendu est tiré, entre autres, de Korpi (1981) et Josefsson (2005). Il pourrait s’agir d’une

sélection relativement arbitraire puisqu’il existe également d’autres modèles d’explication au sein de la social-démocratie suédoise. Néanmoins, ces textes ou les points de vue qui y sont formulés semblent occuper une place centrale parmi les sociaux‑démocrates suédois de gauche.

3) Terme emprunté de Therborn et al. (1979).4) Cette manière de conceptualiser le capital pourrait être raisonnablement considérée comme une forme

de fétichisme. Ce qui, en termes marxistes classiques, est une relation de valorisation et au final une relation d’exploitation (M‑C…P…‑C’‑M’), est ici dépeint comme quelque chose d’inhérent aux moyens de production.

5) Ce thème du réformisme trahi est, en un sens, une version sociale-démocrate du trotskisme ordinaire.6) Voir Anderson (1976).7) Voir Przeworski (1980).8) Nilsson & Nyström (2008) admettent qu’au niveau international, l’intérêt concurrentiel sur les inves‑

tissements fixe une limite aux possibilités politiques du réformisme. Mais, comme ils ne présentent pas de méthode pour dépasser cette limite, nous avons du mal à considérer leur réformisme comme étant spécifiquement socialiste.

9) On doit cette analyse à Block (1980).10) Toutefois, en termes formels, le ratio de profit moyen suit un taux d’équilibre dynamique R* =

(a+p+d)/i, qui est déterminé par le ratio de croissance lié au travail total a, le taux de croissance lié à la productivité p, le taux de dépréciation du capital d et la relation entre les investissements et les profits i. Une dérivation et une analyse sont fournies dans Zachariah (2009).

11) Kalecki (1943).12) Therborn et al. (1979, p. 21-25).13) Ibid.14) Therborn (1986, p. 23).15) Ibid., p. 34.16) Therborn (1985, p. 42).17) Therborn (1986, p. 27).

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« Sans récit toute bataille est perdue. » C’est la formule utilisée par les auteurs du groupe Wu Ming dont des manifestants à Rome por‑

taient le nom sur les pancartes leur servant de boucliers contre les matraques de la police. En inscrivant les noms de grands auteurs et d’œuvres littéraires sur leurs pancartes, ils proclamaient que le pouvoir ne craint pas d’exercer la violence, même contre l’esprit et la beauté. Quel sens et quel avantage peut-il y avoir à appeler « récit » un projet émancipateur de la gauche sociale ?

De la possibilité d’utiliser le concept de « récit » pour un projet de société alternatif de la gauche

Le concept de « récit » pourrait signifier que le défi lancé à la gauche n’est pas seulement de procéder à une simple construction théorique pour spécia‑listes, si l’objectif qu’elle vise est une perspective de transformation émancipa‑trice. Il est vrai qu’un projet de société alternatif présuppose l’existence de bases théoriques. Mais le récit qui relatera ce projet doit pouvoir toucher en plein cœur ceux auxquels il s’adresse. Or, une simple théorie peut difficilement être appe‑lée une « affaire de cœur ». Un récit politique pourrait être considéré comme un acte qui établit un équilibre entre un projet de société théorique et une offre destinée à satisfaire les sentiments de personnes agissantes.

Concernant le genre très particulier du « récit » on peut, par exemple, lire ce qui suit dans Wikipedia : « Le plus souvent plus court et surtout moins par‑

Réflexions sur un récit actuelde la gauche

Dieter KleinChercheur à l’Institut d’analyse des sociétés de la Fondation Rosa Luxemburg

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cellisé qu’un roman, le récit développe, à partir d’une certaine perspective, un continuum chronologique ». Et aussi : « Des poèmes qui adhèrent à la réalité de la vie et relatent un simple événement de manière parlante et évocatrice sont des récits » (Krell, 1954 : 430).

Relater à partir d’une certaine perspective : dans un récit de gauche la pers‑pective est avant tout celle perçue d’en bas. Il est vrai que celle-ci en contient beaucoup d’autres, y compris celle perçue par le centre de la société jusqu’à celle perçue par la bourgeoisie éclairée ayant des idées sociales.

Faire un récit peu parcellisé : voilà encore un acte qui établit l’équilibre entre l’acte de saisir la réalité sociale, extrêmement complexe et différenciée, et celui de la montrer de manière simple et évocatrice.

S’en tenir à la réalité de la vie : cela exige que le récit d’un projet de trans‑formation de gauche soit relaté de manière à rendre évident ce qui, dans l’immédiat, peut être transformé en mieux dans l’univers existentiel des êtres humains, et les moyens pour y parvenir.

En règle générale, dans un récit est développée une idée centrale qui lui confère fascination et force hégémonique. Le philosophe français Jean François Lyotard considérait qu’il s’agit là de l’essentiel d’un métarécit sur les sociétés. Et, parallèlement, il estimait que la surévaluation de cette idée, pour en faire le principe absolu et seul valable pour expliquer et orienter l’évo‑lution de la société, était un risque incontournable. La conséquence en serait la négation de la pluralité sociale, de l’existence d’intérêts et opinions contraires, et la tendance qui en résulte pour les puissants de vouloir imposer, de manière autoritaire et dictatoriale, leurs propres idées sur la société comme étant la vérité absolue. C’est la raison pour laquelle en 1979 dans son rapport sur le savoir « La condition post-moderne », il a proclamé qu’il fallait en finir avec les métarécits.

La question posée est de savoir si la gauche, sans tomber dans l’absolutisme des idées du socialisme d’État et du radicalisme de marché, est capable de produire un nouveau récit dont l’idée centrale est émancipatrice, apte à deve‑nir hégémonique et génératrice de tolérance.

Le malheur de la politique dominante actuelle est que les élites au pouvoir n’ont rien trouvé d’autre que d’agir selon leur ancien récit, que la récente crise a fait échouer de manière éclatante et qui attribue des capacités fabuleuses aux marchés considérés omniscients. En même temps, on considère comme bienvenus un peu d’interventionnisme d’État et, pour sauver les banques, même des investissements d’État de plusieurs milliards, outre des technolo‑gies vertes comprises comme une sorte de transfusion sanguine pour le capi‑talisme néolibéral. Un vide spirituel se fait jour – insuffisamment comblé par les Verts – espace vacant pour un nouveau récit de la gauche moderne.

« Individualité libre fondée sur le développement universel des individus » (Marx, 2005 : 91), le déploiement de la personnalité de chacune et de cha-

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cun en symbiose avec la conservation universelle de la nature doit rempla-cer le profit maximum – c’est cela qui peut être considéré comme le centre de gravité d’une société juste et solidaire, du socialisme démocratique et de la voie qui y mène. C’est cela le contenu fondamental du récit d’une gauche moderne.

Voilà l’idée fondamentale de toute émancipation et qui peut être considérée comme l’orientation commune de toute la gauche, bien que, en Europe, celle-ci soit divisée en de multiples segments et que ses luttes dans les différents pays se déroulent dans des conditions très diverses. Quatre chapitres d’un récit moderne de la gauche peuvent être repérés à partir de quatre idées directrices.

Chapitre 1 : Juste redistribution des chances et du pouvoir

La pluie ne tombe pas de bas en haut. Mais l’argent, si. Si les 10 % les plus riches de la population allemande disposent de plus de 61 % du patrimoine to‑tal et les 70 % les moins riches de seulement 9 % de ce même patrimoine (ver.di, 2011), on ne peut, en aucun cas, parler de redistribution juste des chances et de liberté égale pour tous. La liberté restera avant tout celle des puissants et des riches si l’on n’impose pas l’égalité sociale qui est une condition de la liberté individuelle.

Pour les pauvres et les employés précaires ; pour les centaines de millions d’êtres humains de la planète qui, aujourd’hui, ne savent pas si demain ils pourront apaiser leur faim ; pour les millions de miséreux dont les enfants, dans les pays pauvres, meurent de maladies curables ailleurs depuis long-temps ; donc pour tous ceux d’en bas, une redistribution des chances de vie est un problème primordial : celui de leur survie.

Par conséquent, c’est de cela que doit traiter le premier chapitre d’un récit moderne de gauche. Il ne s’agit plus de la vieille histoire que les gens de gauche ont racontée depuis toujours. Parce que, dans le mode occidental, la croissance de la richesse a été telle que, contrairement aux époques passées, il serait possible, dans un délai très court, de garantir à tous ses habitants une vie digne et socialement protégée et, en outre, d’apporter aux pays pauvres de la planète le soutien indispensable leur permettant de vaincre la pauvreté et la destruction de l’environnement.

Cela est tellement évident que, depuis un certain temps, les mots liberté et justice figurent en bonne place dans les programmes de tous les partis. Un seul récit, celui de la gauche, traite ce sujet explosif avec pertinence. Car il affirme que la redis‑tribution des chances exige aussi la redistribution du pouvoir et de la propriété.

Chapitre 2 : Restructuration socio-écologique

On reproche à la gauche de s’épuiser dans les questions de la redistribution. Elle ne serait pas compétente en économie, alors que, avant toute chose, c’est

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elle qui est chargée de produire ce qui est à distribuer. Effectivement, dans un récit moderne de la gauche doit figurer un chapitre central sur lequel elle ne travaille qu’avec beaucoup de réticence et qui doit créer le fil rouge-vert de tous les autres chapitres de son récit.

Transformation sociale-écologique, considération du rapport entre la so-ciété et la nature, élaboration de rapports entre la société et la nature aptes à perdurer dans les temps futurs : voilà la deuxième idée directrice d’un récit moderne de la gauche sociale, à placer au même rang que l’idée de la redis-tribution du pouvoir et des chances offertes par la vie.

L’exploitation inconsidérée de la nature et la surcharge que lui impose la société de croissance capitaliste, cèdent la place à une prise de conscience du fait que les êtres humains eux‑mêmes constituent une partie de la nature et de ses cycles, et que le caractère fini des ressources naturelles doit conduire à l’arrêt de la croissance économique actuelle. Les modes de vie et la gestion de l’économie doivent être mis en harmonie avec la conservation de la nature et de ses équilibres.

Si le capitalisme néolibéral faisait de l’économie verte son élixir vital, les modes de production et de vie deviendraient plus écologiques mais ils ne changeraient pas fondamentalement car ils ne deviendraient ni plus justes, ni plus sociaux, ni plus démocratiques.

Si, en revanche, avec une économie verte, les rapports de force se transfor-maient en faveur d’une orientation post-néolibérale, il pourrait être possible, même dans le cadre des sociétés dirigées par une bourgeoisie capitaliste, d’introduire un véritable changement d’ère émancipateur – avec une nou-velle perspective.

La possibilité d’une victoire de la gauche sociale dans cette bataille pour une transformation post-néolibérale, sociale-écologique et libertaire, dépend avant tout de la capacité de cette gauche à surmonter certains obstacles. Arriver à surmonter des obstacles ou non, c’est le suspense sur lequel sont bâtis de nom‑breux récits de qualité.

Un de ces obstacles est constitué par les idées traditionnelles des partis et mouvements de gauche sur le rapport entre société et nature. Les droits de la terre‑mère, objet d’une déclaration de « La convention des peuples » de Cochabamba (Conférence mondiale de 2010) et qui, pour la première fois dans l’histoire, ont été inscrits dans une Constitution d’État en Équateur, étaient jusqu’à une période très récente aussi étrangers à la gauche qu’à d’autres forces sociales. Un récit de gauche, conforme à notre temps, doit relater une double libération : la libération des êtres humains de la domination capitaliste et patriarcale, fondée sur l’ethni‑cisme, le racisme et la géopolitique, et la libération de la nature de la domination martiale exercée sur elle par la société.

Un deuxième obstacle, pour la maîtrise duquel devra plaider un récit mo‑derne, est le fait que toute la société, la gauche comprise, est incondition‑

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nellement attachée à l’idée de croissance. La croissance et l’expansion, qui ont pour moteur la concurrence, constituent la base existentielle du capital. Mais la gauche aussi a toujours considéré la croissance économique, mesurée à l’aune du PIB, comme une condition optimale pour mener les luttes pour la redistribution, et elle persiste dans cette idée. Or, depuis un certain temps déjà, bien que la croissance continue d’accroître la richesse de la société, dans le même temps elle détruit une partie de plus en plus importante de ce qui a été créé jusqu’alors.

Le côté absurde de cette réalité est le fait que, au-delà du niveau de vie maté‑riel atteint dans les pays de l’OCDE par une bonne moitié de la population vers les années 1970, (selon des recherches faites sur le bonheur montrent que le sentiment de bien-être n’augmente même plus avec l’augmentation du re‑venu ou, du moins, ne croît pas de manière durable (Wilkinson Pickett, 2010 ; Layard, 2010). La question du sens de la vie, qui traverse tous les métarécits, a besoin de nouvelles réponses.

Par conséquent, un récit de la gauche pour le xxie siècle doit ouvrir la pers‑pective d’une société qui permet une vie meilleure, même sans croissance traditionnelle. Et dans un tel récit, l’écriture de cette page – comme de tant d’autres – n’échappera pas à des contradictions et des questions difficiles pour la gauche. Celle-ci, qui se situe du côté des défavorisés de la société dont les revenus doivent absolument être augmentés jusqu’à un niveau acceptable, ne peut vraiment pas s’opposer à une croissance qui devrait permettre une augmentation des salaires. En effet, la reconstruction écologique ne peut pas miser sur les bas salaires, le travail précaire et la situation créée par Hartz IV. La redistribution doit avoir lieu d’abord, afin que les privations dont souffre une très grande partie de la population n’aient pas pour effet de la disqualifier (Flassbeck, 2011). Et comment, sans croissance, le monde occidental pourrait-il apporter aux pays pauvres son soutien, à une échelle inconnue jusqu’alors, contre la faim et pour leur propre transformation sociale et écologique ? Mais, d’un autre côté, comment ces pays pourraient-ils accéder à l’espace indis‑pensable pour leur propre croissance contre la pauvreté si, dès à présent, la croissance des pays industriels constitue une surcharge pour l’ensemble de notre planète ?

Alors, pendant un très bref moment historique, une opportunité est offerte à la société et, en même temps, à la gauche. Car, pendant un laps de temps relati‑vement court, une poussée des investissements dans les technologies environ‑nementales pourrait permettre un mode de croissance qui, grâce à l’utilisation d’énergies renouvelables, de technologies pour économiser les ressources et élever la productivité, pourrait se dérouler de manière beaucoup plus accep‑table pour l’environnement qu’auparavant, créer de nouveaux emplois et surtout offrir un bref répit. Dans cette phase extrêmement importante où la croissance reste possible, avant le passage à un développement durable sans

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croissance traditionnelle, la conjonction économique entre les branches vertes naissantes et les prestations de services orientées vers l’humain devra être utilisée pour restructurer les domaines destructeurs de l’environnement, pour convertir et mettre en pratique des modes de vie compatibles avec un dévelop‑pement durable. Voilà le chapitre de la chance merveilleuse, offerte tout juste avant l’abîme ; l’un des chapitres les plus captivants et les plus dramatiques de l’histoire de l’humanité. Et c’est en lettres majuscules que la gauche doit l’inscrire dans son propre récit.

Un changement crucial du mode de vie s’offre à nous. Un récit alternatif de‑vrait traiter de l’abandon du mécanisme d’accumulation de biens, qui depuis longtemps ne peut plus améliorer le bien-être de grandes parties de la popula‑tion ; mais il devrait surtout traiter de l’adoption d’une nouvelle et meilleure qualité de vie. Il s’agit de la reconquête d’un environnement sain et de l’accès socialement égalitaire à un système de santé dans lequel ce n’est ni la renta‑bilité des hôpitaux, ni les profits des firmes pharmaceutiques qui déterminent la politique de santé, mais l’intérêt des patients et leur bien-être. Il s’agit de donner une éducation de qualité et d’une prise en charge de haut niveau pour tous, dès l’âge préscolaire, indépendamment de l’origine sociale. Il faut de vrais partenariats et de bonnes amitiés. Les relations entre les humains constitueront donc une part décisive des futurs modes de vie. Les gens veulent vivre en sécurité, sans peurs. La sécurité sociale par l’accès à un emploi de qualité et par un renouvellement solidaire des systèmes de sécurité sociale, ainsi que la suppression de la violence dans la vie quotidienne, auront une très grande importance pour les modes de vie de l’avenir. Un raccourcissement notable du temps de travail permettra un rapport harmonieux entre le travail rémunérateur, le travail reproducteur ou fami‑lial, l’engagement social et les loisirs pour le développement personnel – pour les hommes et les femmes, en respectant l’égalité entre les sexes.

Chapitre 3 : Restructuration démocratique

En règle générale, un récit s’incarne dans ceux qui agissent, ceux qui le rendent vivant et qui font avancer l’action.

Un renouvellement participatif de la démocratie et un élargissement de la démocratie au domaine de l’économie d’où, jusqu’alors, elle est pratiquement absente : voilà la troisième dimension d’un récit de la gauche à la hauteur des tâches à accomplir dans les décennies à venir.

Comment la démocratie peut‑elle devenir la source des décisions dans une réalité diverse ? Les rapports de force et les institutions de la société capita‑liste bourgeoise sont agencés de telle manière que c’est l’adaptation, et non la résistance, qui constitue la pratique rationnelle des individus. Par conséquent, il est nécessaire de modifier une situation où la majorité se trouve bloquée. Et seuls ceux qui sont bloqués à l’intérieur peuvent faire éclater cette situation.

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Le mot magique pour rompre ce cercle fermé de domination s’appelle « prise de pouvoir ». Mais quelle est la clé de la prise de pouvoir ?

La prise de pouvoir a déjà lieu, massivement, et elle revêt une multitude infinie de formes, à savoir : ˗ les initiatives pour augmenter le nombre de places en crèches ; ˗ des luttes, certaines petites d’autres plus grandes, pour l’égalité entre les

sexes, à commencer par celles pour un salaire égal à travail égal, pour la répartition entre hommes et femmes du travail salarié et des travaux ména‑gers ;

˗ la solidarité avec les demandeurs d’asile ; ˗ les initiatives citoyennes contre l’extrême droite et les néonazis ; ˗ les décisions citoyennes pour la remunicipalisation d’entreprises privatisées ; ˗ les actions pour la gratuité contre la transformation de toutes les relations

en relations marchandes et de toute la société en une société marchande ; ˗ les occupations de maisons d’habitation et d’entreprises ; ˗ les expériences de vies communautaires ; ˗ ou le mouvement antinucléaire.

Une motivation durable pour un engagement social résulte d’actions com‑munes menées par des acteurs collectifs et de l’encouragement apporté par d’autres participants à la lutte. Si l’ancienne gauche veut devenir une gauche nouvelle, elle doit admettre que, à travers la communication avec d’autres par l’Internet, beaucoup de personnes – surtout des jeunes – se sentent impliquées dans des réseaux sociaux (voir notamment le Parti allemand des pirates).

La prise de pouvoir est encouragée et facilitée émotionnellement lorsque des initiatives citoyennes, des mouvements sociaux ou des partis politiques ont mutuellement recours à de telles pratiques, afin que se développe, dès à présent, la culture d’une société meilleure. La convivialité est un thème im‑portant pour un récit de la gauche sociale – et elle exige que celle‑ci change elle-même de manière significative.

Ce qui est nécessaire est le nouveau récit de la gauche elle‑même : une idée d’avenir des contours d’un monde meilleur qui peut être appelé « société juste et solidaire » ou encore « socialisme démocratique ». « […] le crépuscule de “l’Avant-nousˮ doit être un concept spécifique, le “Jamais vuˮ doit être un concept de progrès ». C’est la formule employée par Ernst Bloch (Bloch, 1985 : 5). Ana Esther Ceceña écrit : « Nous avons le capitalisme chevillé au corps. Mais nous devons être capables d’imaginer une alternative si nous vou‑lons changer quelque chose ». (Ceceña, 2009 : 20).

Chapitre 4 : Politique de paix globale et solidarité internationale

Toute transformation sociale‑écologique ne peut être imaginée que sous la forme d’un processus mondial. Le changement climatique ne connaît pas

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de frontières. Provoqué essentiellement par les pays industrialisés, il frappe avec une force particulière les pauvres qui vivent dans ce que l’on appelle le Sud. L’intérêt géostratégique des puissances impériales à préserver militaire‑ment l’accès aux ressources économiques fait partie des causes de guerres qui précipitent de nombreux pays de la terre vers l’effondrement de leurs États et plongent leurs populations dans une terrible misère. Les excédents com‑merciaux allemands conduisent à l’endettement de pays importateurs moins compétitifs ; à leur endettement, encore accru par les actions de sauvetage ; lesquelles à leur tour provoquent des attaques spéculatives renouvelées. Ainsi sont rendus durables des déséquilibres qui ébranlent l’Union européenne. La libéralisation des marchés mondiaux dont l’une des conséquences est de rui‑ner des millions de paysans par les exportations à bon marché du Nord, est une autre face d’un ordre économique mondial injuste basé sur la hiérarchisa‑tion des économies, sur le pillage des plus faibles et sur la violence.

Cela exige des États qu’ils prennent des initiatives au plan national. Cela de‑mande que des accords bilatéraux et multilatéraux soient passés entre les États s’il n’est pas possible d’obtenir l’unanimité dans les conférences internationales. Cela donne aux mouvements sociaux mondiaux des objectifs toujours nouveaux, incite à plus de coopération syndicale internationale, à renforcer l’influence des associations internationales de scientifiques renforcent leur influence et à don‑ner une dimension internationale aux luttes des acteurs nationaux.

Cela exige une solidarité internationale d’une dimension entièrement nou‑velle. Jamais auparavant le renoncement à leur propre croissance des pays éco‑nomiquement forts n’a été considéré comme une condition de survie écono‑mique pour les pays pauvres. Aujourd’hui, c’est précisément ce renoncement qui doit être mis à l’ordre du jour des pays riches de la terre, comme contri‑bution à la solidarité. Des exemples existent déjà de constitution, au profit de pays en développement, de fonds destinés à leur permettre de ne pas toucher à leurs forêts et aux ressources de leurs sous‑sols, alors que jusqu’à présent, c’est l’exploitation de ces ressources qui attirait les investissements. Au lieu de miser sur la croissance par les exportations, l’Allemagne devrait, en renforçant son marché intérieur, augmenter ses importations en faveur des pays créanciers. Il va de soi que les exportations d’armes doivent être interdites. La guerre, comme moyen politique, doit être proscrite. Une politique de sécurité collective et com‑plexe, incluse dans une politique de développement économique, social et éco‑logique, impliquant le traitement préventif des conflits, le dialogue, le contrôle des armements et le désarmement pour faire reculer les guerres, constitue une part essentielle d’un processus de transformation émancipatrice.

Un récit avec une perspective transformatrice

Cette présentation abstraite d’un projet de société de la gauche pourrait faci‑lement être comprise comme un récit purement futuriste. Un public politique‑

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ment intéressé peut, chaque fois que cela est possible, venir écouter un exposé sur les idées d’avenir de la gauche. « Mais comment cela devra‑t‑il se pas‑ser ? », demandent alors les gens, dubitatifs. Par conséquent, l’ambition d’un récit moderne de la gauche doit dépasser la simple présentation de projets d’un avenir souhaitable. Un nouveau récit de la gauche fait lui-même partie de la recherche consacrée à trouver le chemin vers une société meilleure et à identifier dans le présent l’existence de tendances menant vers elle. Le pas‑sage vers une société meilleure ne doit pas être attendu comme le résultat d’un grand acte unique qui renversera tout ce qui est établi, qui enfoncera la porte qui mène au paradis. Plus vraisemblablement, il s’agira d’une longue succes‑sion de réformes (certaines petites et d’autres plus grandes), de ruptures (cer‑taines partielles, d’autres plus grandes et plus marquantes), pour lesquelles des luttes intenses auront été menées.

Comprendre cette transformation un processus probablement de longue du‑rée et en faire la base de la politique concrète de la gauche, pourrait permettre de gagner à une alternative émancipatrice de la société des acteurs potentiels qui semblent ne vouloir rien de plus que des améliorations sensibles du capi‑talisme et qu’une pure perspective de révolution ne ferait qu’effrayer.

Le concept de transformation d’une gauche moderne a pour point de départ le fait que les sociétés capitalistes bourgeoises ont une structure double ou hybride (Polanyi, 1978 : 185 ; Wright, 2010 : 367f). L’existence du capital privé est impossible sans celle du pôle opposé : le capital public ; la logique du capital est impossible sans une logique sociale. Son existence est impos‑sible sans celle d’un service public pour l’éducation, la santé et la mobilité ; sans celle d’une responsabilité publique pour protéger les biens publics, par exemple et entre autres : la stabilité climatique et la biodiversité, un système financier international régulé, des systèmes de sécurité sociale et un État de droit.

Une stratégie de transformation de gauche mise sur cette double structure des sociétés capitalistes bourgeoises. Elle exploite le fait que, dans le capita‑lisme lui‑même, il existe déjà des tendances potentiellement socialistes, des éléments, des pratiques et institutions de sociétés à orientation solidaire et éco‑logique. Une gauche moderne les défend et s’efforce de les déployer pleine‑ment. Elle vise le renversement des rapports de dominations entre la logique du capital et la logique sociale‑écologique.

De la double structure des sociétés capitalistes bourgeoises résulte la pos‑sibilité qu’une grande transformation future se déroule sous la forme d’une double transformation. Dans le contexte des contradictions et des crises du capitalisme et à la condition que de forts contrepouvoirs démocratiques modi‑fient considérablement les rapports de force, une transformation sociale-écolo‑gique, post-néolibérale, pourra s’imposer dans le cadre du capitalisme. Après la phase du capitalisme régulé par l’État social (fordisme) et après la plus

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récente phase néolibérale de développement ou formation du capitalisme, sui‑vrait un capitalisme socialement et écologiquement régulé, qui pourrait aussi être désigné par l’appellation « New Green Deal social-libertaire ».

La notion de la double transformation ne désigne donc pas deux étapes, strictement séparées, du développement des sociétés, mais le fait que, au sein même d’une transformation interne du capitalisme, pourrait commencer une transformation plus importante, dont le résultat sera une société meilleure au‑delà du capitalisme. « La transition ne doit‑elle pas être imaginée – et pro‑mue – comme une succession d’étapes au cours desquelles la “natureˮ du capitalisme change (ou est contraint de changer), tandis qu’émerge peu à peu la “natureˮ du socialisme ? » (Huffschmid, 1988 : 102).

Attribuer une importance de premier rang aux processus de différenciation à l’intérieur du bloc de pouvoir dominant fait partie de la stratégie de transfor‑mation de la gauche. Un nouveau récit de la gauche doit traiter de l’humanité aux bords du précipice dans lequel sont tapis des dangers en grand nombre : une catastrophe climatique de gravité grandissante, une pauvreté durable et des conflits potentiels dans des régions étendues, des guerres et la violence militaire dans de nombreux pays et un état de crise du système financier inter‑national. Selon les experts en climatologie, pour assurer la prévention d’une catastrophe climatique et la survie des millions de personnes souffrant de la faim, il ne nous reste plus qu’une dizaine ou une quinzaine d’années. Or, dans ce laps de temps très court, les rapports de domination actuels ne seront pas modifiés. Cela signifie que des solutions qui, sans aucun doute, devront être conquises par la lutte contre les élites au pouvoir, ne seront possibles qu’avec leur soutien ou, plus précisément, avec le soutien de la partie de ces élites qui sera capable de lier ses propres intérêts à ceux de l’humanité en général.

Cependant, nous connaissons la gauche et nous connaissons l’importance des défis devant lesquels nous sommes placés. C’est la raison pour laquelle je terminerai ma tentative de récit, comme tant d’autres de mes contributions, par une citation de Hermann Hesse qui, pour faire le portrait du philosophe moraliste chinois Kung Fu Tse, a posé une question : « N’est‑il pas celui qui sait avec certitude que cela ne marchera pas et qui le fait quand même ? »

Sources

Bloch, Ernst, 1985 : Das Prinzip Hoffnung. Frankfort/Main.Ceceña, Ana Estheer, 2009 : Gesellschaftliche Gabelungen. Luxembourg.Flassbeck, Heineer, 2011 : Die Verteilungsfrage muss vor der Wachstumsfrage gelöst sein. Vortrag auf der

Klausur der Fraktion Die Linke. 27.8.2011 Rostock.Huffschmid, Jörg / Jung, Heinz, 1988 : Reformalternative. Ein marxistisches Plädoyer. Hambourg.Klein, Dieter, 2009 : « Das Zeitfenster für alternative Klimapolitik : von der Kunst, gegen die herrschen‑

den mit ihnen Unmögliches zu ermöglichen. » In : Brie, Michael (Hrsg.) : Radikale Realpolitik. Plädoyer für eine andere Politik, Berlin.

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Krell, Leo, 1954 : Deutsche Literaturgeschichte für höhere Schulen. Bamberg.Layard, Richard, 2010 : Die glückliche Gesellschaft. Was wir von der Glücksforschung lernen können.

Frankfort/Main / New York.Marx, Karl, 2005 : « Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie. » In : MEW. Bd. 42. Berlin.Ver.Di, 2011 :https ://www.verdi-bub.de/standpunkte/archiv/vermögensverteilungConférence mondiale sur le changement climatique et les droits de la terre‑mère. 22 avril 2010 :

Convention des peuples. Cochabamba. Bolivie.Wilkinson, Richard / Pickett, Kate, 2010 : Gleichheit ist Glück. Warum gerechte Gesellschaften für alle

besser sind. Berlin.Wright, Olin Eric, 2010 : Envisioning Real Utopias. London.

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La démocratie

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Les dirigeants occidentaux néolibéraux remettent quotidiennement en cause ce qu’ils promeuvent ailleurs : des gouvernements non issus

d’élections ont été imposés à la Grèce et à l’Italie, ils ont sommé le peuple grec de voter correctement sous peine de mesures de rétorsion. Sous cou‑vert de la troïka, les ploutocrates et les marchés financiers exercent leur loi. Malheur à qui veut résister !

Cela n’a rien de surprenant. Ils craignent que les peuples ne reprennent la main en Europe et ailleurs et ne renversent les orientations actuelles qui privi‑légient la finance par rapport aux êtres humains.

Ce dossier revient sur différents enjeux de la démocratie. Tout d’abord, Hervé Kempf, Walter Baier, Constantinos Tsoukalas et Franco Russo abordent la remise en cause de la démocratie par une oligarchie et une droite de plus en plus poreuse aux idées de l’extrême droite. Ils montrent que la situation actuelle exige impérativement le retour du politique, la reconstruction de la souveraineté des peuples.

La deuxième partie du dossier s’intéresse plus particulièrement aux issues : Joachim Bischoff et Richard Detje développent l’enjeu de la démocratie éco‑nomique, du pilotage de l’économie et de la société par la démocratie, l’écolo‑gie et le social. Plusieurs expériences concrètes montrent qu’existe, en Europe, un fort potentiel de travail en commun des forces syndicales et politiques, des mouvements sociaux et d’intellectuels pour travailler à des alternatives. Elisabeth Gauthier et Walter Baier développent le processus qui sʼengage en

Relever le défi de la démocratie

Dominique CrozatEspaces Marx

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direction dʼun sommet alternatif européen. Christian Pilichowski, à travers son expérience de syndicaliste, témoigne des possibilités d’action commune des travailleurs à l’échelle de l’Europe. Janine Guespin-Michel insiste sur la nécessité d’articuler science et démocratie pour répondre aux besoins de la société de demain.

Les peuples n’entendent pas se laisser confisquer la démocratie. Différents mouvements sociaux d’une grande diversité, parfois larges et puissants, récla‑mant une « vraie démocratie » se développent dans de nombreux pays. C’est l’objet de plusieurs articles de ce numéro.

Nous avons souhaité conserver l’interview de Rena Dourou, membre du secrétariat national de Synaspismὁs, réalisée en décembre 2011. Celle-ci n’a rien perdu de sa pertinence. Avec le résultat des dernières élections en Grèce, on mesure tout le chemin parcouru en quelques mois pour une réappropriation de son destin par le peuple grec ; Rena Dourou souligne avec force qu’un des enjeux cruciaux pour la gauche est de se renouveler pour un lien politique fort avec la société, notamment avec les jeunes générations.

La partie de la revue consacrée aux élections en Europe et dans le monde est aussi en rapport étroit avec la démocratie. Nous avons souhaité attendre les résultats des élections législatives en France et du second round électoral en Grèce pour l’édition de ce numéro en français. En effet, ces deux exemples montrent bien que le renouveau de la démocratie est bien une question à l’ordre du jour.

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La grande majorité des analystes et des citoyens des sociétés occiden‑tales supposent que nous sommes en démocratie. Mais sommes‑nous

en démocratie – un régime où le peuple gouverne, ses représentants mettant en œuvre la volonté populaire ? Ou vivons-nous dans une oligarchie travestie en démocratie ? Une oligarchie, c’est-à-dire un régime où un petit nombre adopte en son cénacle les décisions qu’il lui paraît nécessaire de prendre.

Le capitalisme a pris un virage en 1980 : à partir de cette date, l’inégalité a crû de manière constante dans tous les pays occidentaux, après plusieurs décennies durant lesquelles la distribution des revenus était restée stable. Au sein de ce mouvement s’est produit un second phénomène : le groupe des très riches a fait croître sa part des revenus encore plus rapidement que les « simplement » riches 1. Au sommet de la société s’est ainsi détaché un groupe fortement cohérent qui suit une logique propre, en termes de pouvoir comme de mode de vie.

L’affaissement du système financier qui a commencé à se produire en 2007 a illustré la force nouvelle de la classe oligarchique. La logique aurait voulu que les responsables de la débâcle soient sanctionnés et le système financier réformé. Mais il conserve sa puissance et dicte ses décisions aux responsables politiques. Ceux-ci les appliquent sans broncher car ils ne sont que la face visible d’un mélange systématique entre les fonctions de direction publique et celles des entreprises privées.

De l’oligarchie au nouveau coursde la politique mondiale

Hervé KempfJournaliste et écrivain français, auteur de L’Oligarchie ça suffit, vive la démocratie (Seuil, Paris 2011). Son livre qui aborde les questions sociales et écologiques, a suscité un vif intérêt en France et a été traduit en plusieurs langues

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En démocratie, le clivage fondamental sépare le domaine public, qui concerne l’intérêt général, et le domaine privé, relatif aux intérêts privés, au demeurant légitimes dès lors que leur poursuite ne nuit pas au bien commun. Mais en oligarchie, la coupure, horizontale, se marque entre les membres du sommet de la pyramide, qui occupent les fonctions de direction dans ses dif‑férentes spécificités, et le corps social, conditionné pour considérer ce clivage comme légitime ou inévitable.

En oligarchie, la réussite signifie notamment la mise en coupe réglée de l’État. Le mot réglé est ici important : il ne s’agit pas de le ruiner, comme dans une dictature africaine où une extraction trop violente des richesses main‑tient le peuple dans la misère, mais de « régler » le prélèvement sans tuer la bête et sans déclencher une rébellion qui pourrait menacer la pérennité de l’exploitation. L’adéquat niveau de prélèvement et les formes selon lesquelles il s’exerce attestent du savoir‑faire de l’oligarchie. Ils varient selon les pays, les cultures nationales, les histoires.

Le prélèvement actuel se révèle d’abord dans la corruption, mais surtout par deux courants qui ont orienté le capitalisme des trois dernières décennies : le poids devenu énorme des grandes entreprises financières relativement aux États, et l’idéologie de la privatisation, qui facilite l’acceptation du transfert des bénéfices publics dans les coffres de l’oligarchie.

La mondialisation économique s’est traduite par un mouvement de concen‑tration continu. Maints domaines industriels sont ainsi devenus le champ clos d’oligopoles. Cependant, il ne faut pas exagérer la puissance globale des firmes : en 2002, les cinquante plus grandes compagnies industrielles et de services re‑présentaient seulement 4,5 % du PIB des cinquante plus grands pays 2.

Mais un facteur nouveau a modifié en profondeur la scène économique : banques, fonds de pension, et gestionnaires de portefeuilles financiers ont vu ensemble leur taille augmenter et dépasser largement celles des grandes entre‑prises. En 2002, les cent premières firmes du monde représentaient un chiffre d’affaires de 5 600 milliards de dollars ; des nains en comparaison avec les cent premières banques qui géraient 29 600 milliards de dollars d’actifs 3. La puissance du secteur financier est devenue colossale. Les dix plus grandes banques mondiales ont chacune en 2010 des actifs supérieurs à 2 000 milliards d’euros quand la production intérieure d’un pays moyen comme la Grèce est de l’ordre de 200 milliards d’euros 4.

Les intérêts de la communauté financière se sont imposés aux politiques éco‑nomiques, notamment par des passages réguliers de responsables des banques aux postes de décision politique, comme en témoignent, de la façon la plus spectaculaire mais certes pas isolée, les nombreux associés de Goldman Sachs investis de charges publiques.

Le deuxième volet du contrôle oligarchique de la sphère publique est le mouvement général de privatisation lancé dans les années 1980. Après avoir

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rendu aux intérêts privés les entreprises industrielles, les gouvernements oli‑garchiques se sont attaqués aux activités de service (transports, électricité, télécommunications, jeux), puis à la santé, l’éducation et l’armée.

Le régime oligarchique conserve soigneusement le principe d’assemblées élues. Mais pour éviter que ces assemblées n’orientent dans la mauvaise direc‑tion l’usage des prérogatives qui leur restent, on a développé le « lobbying », c’est-à-dire des méthodes discrètes d’influence sur les élus et les décideurs par des organismes ou industries unis par un intérêt particulier.

Tous les secteurs – finance, pétrole, informatique, électricité, chimie, com‑munications, transports, agro‑industrie –, déploient d’impressionnants efforts pour influencer les législateurs de Washington, de Bruxelles et d’ailleurs. Les succès qu’ils obtiennent sont remarquables. L’invasion des organismes géné‑tiquement modifiés aux États-Unis n’aurait pas été si fulgurante sans une rela‑tion intime entre cette agro‑industrie et les gouvernements successifs. Les pro‑jets européens de régulation financière sont confiés à des groupes d’experts composés pour l’essentiel de représentants… du secteur financier 5.

Le système politique des États-Unis présente une caractéristique supplé‑mentaire : les batailles électorales se gagnent à coups de millions, les candidats ne pouvant l’emporter que s’ils peuvent investir davantage que leurs rivaux en annonces télévisées et en publicités diverses. Dans 93 % des cas, les représen‑tants et les sénateurs élus aux élections de novembre 2008 étaient ceux qui avaient dépensé le plus d’argent pendant leur campagne 6. À la Chambre et au Sénat, les élus défendront les intérêts de leurs donateurs plus que celui de leurs mandants. Les plus riches l’emportent : élections et oligarchie peuvent aller de pair.

La fabrique de l’opinion publique

Deux personnages vivant au début du xxe siècle aux États-Unis ont joué un rôle idéologique majeur. Pour le journaliste politique Walter Lippmann, les citoyens ne sont pas capables de comprendre les enjeux essentiels de la politique. « Le rôle du public ne consiste pas vraiment à exprimer ses opi‑nions, mais à s’aligner ou non derrière une opinion. Cela posé, il faut cesser de dire qu’un gouvernement démocratique peut être l’expression directe de la volonté du peuple. » 6 La masse doit donc s’en remettre à des « hommes res‑ponsables ». Et l’on peut envisager de gouverner le peuple par la « fabrication du consentement » (the making of common will), en utilisant les méthodes psychologiques de manipulation.

Cette idée que les citoyens sont incapables de saisir la complexité des pro‑blèmes dans une société moderne est le motif fondamental par lequel les oli‑garques légitiment leur domination.

Lippmann a fortement influencé Edward Bernays qui a inventé la « com‑munication ». Selon Bernays, « La manipulation consciente et intelligente

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des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays » 8.

Le fondement de cette méthode est l’idée que l’individu n’est pas maître de ses choix, parce que son « jugement est un mélange d’impressions gravées en lui par des influences extérieures qui contrôlent ses pensées à son insu ». L’art du maître de la propagande est de combiner « clichés, slogans ou images symbolisant tout un ensemble d’idées et d’expériences » et résonnant « avec les ressorts classiques de l’émotion ».

Le raisonnement de Bernays et de Lippmann marque une rupture capitale avec la conception de la société politique élaborée par les libéraux au xixe siècle : ceux‑ci, dans la foulée du siècle des Lumières, considéraient que l’homme était un individu rationnel, capable de juger lucidement des incon‑vénients et des avantages d’une transaction ou d’une situation, et d’opérer un choix correspondant à son intérêt véritable. Sur le marché comme en démo‑cratie, la rencontre de ces intérêts individuels divers mais rationnels devait produire la meilleure solution. Le nouveau courant nie la rationalité du ci‑toyen comme celle du consommateur. Émotions et inconscient dominent la formation du choix des individus et, en jouant sur cette gamme, il est pos‑sible d’orienter leur décision vers la solution souhaitée par les manipulateurs. L’essentiel est que, sous les apparences de la démocratie réduite à l’élection, les « hommes responsables » gouvernent la masse sans que celle-ci ne doute du bon fonctionnement de la démocratie.

Il manquait à cette logique un instrument qui lui permette de s’épanouir pleinement. Ce serait la télévision. Avec son essor dans les années 1960, le triptyque manipulation-publicité-télévision allait transformer la société poli‑tique dans le sens conçu par Bernays et Lippmann : une démocratie des appa‑rences.

Selon Eurodata TV, les téléspectateurs de 76 pays passent chaque jour 3 heures et 12 minutes devant leur téléviseur. Aujourd’hui, en Europe, une ou deux générations ont vécu avec la télévision dès leur plus jeune âge ; aux États-Unis, trois.

Le divertissement télévisuel vise à détourner les foules de toute interroga‑tion politique. La surreprésentation des rapports émotionnels entre individus – compétition, frustration, désir, cupidité – évacue tout rapport collectif du champ de la conscience des spectateurs. On encourage de même un intérêt démesuré pour les activités sportives, et l’on peuple feuilletons et téléfilms de policiers, de délinquants, d’hôpitaux.

La publicité qui parsème et nourrit les programmes est un autre outil essen‑tiel de formatage idéologique. Elle ne cesse de projeter des images de réussite fondée sur un surcroît de consommation. Pour être beau, heureux, en bonne

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santé, avoir des amis, il faut détenir ce que l’on veut vous faire acheter. Le message est simple, puissant et totalement politique : consommer, c’est bien.

Faut‑il rappeler que les télévisions – et les principaux médias écrits et radio – appartiennent à de grands groupes ? Dans presque tous les pays occiden‑taux, les médias indépendants de quelque importance se comptent sur les doigts d’une seule main.

Pourquoi ne se rebelle-t-on pas ?

La facilité avec laquelle le régime oligarchique a digéré la crise financière ouverte en 2007 est déconcertante. Le sauvetage du système financier a ren‑du plus visible que jamais, d’une part l’importance vitale de l’intervention publique, démontrant l’inanité du dogme du marché, d’autre part le cynisme et l’impéritie des « champions financiers » et autres « experts » incapables de prévoir la catastrophe. Les peuples d’Occident n’en ont pas moins continué d’accepter sans grands remous la montée du chômage, la multiplication des pauvres, une inégalité stratosphérique, la poursuite implacable de la destruc‑tion écologique.

Comment l’apathie populaire s’explique-t-elle ? L’une des causes en est le conditionnement mental et politique permis par le contrôle des médias et no‑tamment de la télévision. La jeunesse est la première victime : avoir ingurgité cent mille messages publicitaires depuis sa naissance ne facilite pas l’élabora‑tion d’une vision politique du monde.

Le prolongement du conditionnement médiatique est le fatalisme. Le « there is no alternative » de Margaret Thatcher s’est durablement incrusté dans les esprits : il n’y a pas d’autre solution que le capitalisme, puisque le communisme a été vaincu ; la croissance est indispensable, sinon le chômage augmentera encore ; on ne peut pas taxer les hyper-riches, puisqu’ils s’enfui‑raient ailleurs ; quoi que nous fassions pour l’environnement sera annulé par le poids de la Chine ; etc.

Le fatalisme est d’autant plus intense qu’il sourd d’une culture devenue massivement individualiste. Le capitalisme depuis 1980 a généralisé à un de‑gré jamais vu le repli sur soi, le déni du collectif, le mépris de la coopération, la concurrence ostentatoire.

Mais les sociétés oligarchiques ne sont pas des dictatures, régnant sur des ombres craintives. Si les gens ne se rebellent pas, c’est aussi parce qu’ils ne le veulent pas.

Cornelius Castoriadis observait naguère qu’il y a « une vérité élémentaire qui paraîtra très désagréable à certains : le système tient parce qu’il réussit à créer l’adhésion des gens à ce qui est » 9. La culture capitaliste a mis « au centre de tout les “besoinsˮ économiques », et « ces besoins qu’il crée, le capitalisme, tant-bien-que-mal-et-la-plupart-du-temps, il les satisfait ». De même, Herbert

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Marcuse avait souligné, dès les années 1960, la disparition de l’opposition entre prolétariat et bourgeoisie à partir du moment où « une classe moyenne relativement satisfaite a remplacé les classes laborieuses pauvres » 10.

L’ébranlement amorcé en 2007, s’il fragilise de plus en plus nettement les classes moyennes occidentales, n’a ainsi pas encore nourri de sentiment de révolte ou de solidarité avec les plus démunis. La vie reste assez confortable. C’est la peur qui domine : la perte du statut guette, alors que le système de valeurs de la société, orienté par la rivalité ostentatoire, stigmatise tout ce qui s’apparente à une déchéance. Les stratégies de repli individuel dominent donc le comportement des classes moyennes.

Enfin, celles-ci s’imprègnent de la découverte que, malgré leurs difficultés, elles font partie des riches de la planète. L’évidence de l’inégalité planétaire finit par s’imposer au regard de tous, et les habitants des sociétés occiden‑tales, même grugés par l’oligarchie, se savent des privilégiés, ce qui crée une solidarité paradoxale avec la classe dirigeante qui profite cyniquement de la fragilité générale.

Ce que signifie réellement la mondialisation

Au total, le système social est aujourd’hui organisé pour attribuer la plus grande part possible du produit de l’activité collective à un petit nombre de membres dirigeant la société. Ceux-ci proclament que la prospérité écono‑mique est la clé de tout et que la croissance, assortie de la technologie, résou‑dra les problèmes – que l’on ne peut pas nier.

Ceci aurait une importance historique secondaire s’il n’évacuait le phéno‑mène dominant l’époque : une crise écologique qui correspond à un moment décisif de l’histoire de l’humanité, celui où elle rencontre les limites de la biosphère.

En trente ans, le rythme de la destruction s’est accéléré, et ce qui paraissait relever d’un catastrophisme de marginaux forme le fond d’une conscience collective pessimiste. Ce mouvement des idées traduit un renversement radi‑cal de la perspective historique : alors que l’émancipation des Lumières trou‑vait son énergie dans la promesse d’un avenir meilleur, l’aube du troisième millénaire ne projette qu’une clarté incertaine sur un monde où l’objectif devient de ne pas le détruire.

Or, depuis une trentaine d’années, nombre de pays du Sud ont connu une croissance très rapide. L’ensemble de ces pays émergents acquiert un poids bientôt dominant dans l’économie mondiale. Cet essor a fait reculer d’un quart en vingt ans le nombre de personnes vivant avec moins d’un dollar par jour. Mais un milliard et demi d’humains sont encore dans le dénuement, tan‑dis que le revenu moyen des pays du Sud de la planète reste très en-deçà de celui des pays riches. Or, la crise écologique, qui s’aggrave d’autant plus que

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la croissance de ces pays est intense, constitue un mur dressé sur leur route. L’éventualité qu’ils rejoignent le niveau actuel de prospérité des habitants du Nord est très improbable.

Cette inégalité ne paraît pas justifiable ni durable. Ce qui est en jeu, en réa‑lité, c’est la fin de l’exception occidentale. La révolution industrielle démarrée en Europe, puis élargie aux États-Unis et au Japon, a ouvert une parenthèse durant laquelle les pays occidentaux se sont écartés sensiblement, en termes de richesse et de puissance, du reste du monde. Cet écart a atteint son apogée au début du xxie siècle. Nous commençons à vivre le resserrement de cet écart.

Ce resserrement ne pourra pas se faire seulement par un relèvement du bas. En raison des limites écologiques, tous les habitants de la planète ne pourront pas vivre comme un États-Unien, ni comme un Européen ou un Japonais. La réduction de l’écart des richesses devra donc s’opérer par un abaissement important du haut. La politique de la biosphère indique une direction à contre-courant de tout le discours dominant : les Occidentaux doivent réduire leur consommation matérielle et leur consommation d’énergie, afin de laisser une marge d’augmentation à leurs compagnons de planète. L’appauvrissement matériel des Occidentaux est le nouvel horizon de la politique mondiale.

Ainsi, il nous faut reconquérir la démocratie dans un contexte mental radi‑calement différent de celui dans lequel elle s’est développée. Durant les xixe et xxe siècles, elle a grandi et convaincu parce qu’elle était une promesse d’amélioration du sort du plus grand nombre, promesse qu’elle a accomplie, en association avec le capitalisme. Aujourd’hui, le capitalisme délaisse la démocratie, et il nous faut revigorer celle-ci en annonçant un bien-être, un « bien vivre », fondamentalement autre que celui que fait aujourd’hui briller la publicité. Qui, d’abord, évitera la dégradation chaotique de la société. Qui, ensuite, ne sera plus fondé sur les séductions de l’objet, mais sur la modéra‑tion illuminée par un lien social renouvelé. Il nous faut inventer une démocra‑tie sans croissance.

La question n’implique pas seulement les sociétés occidentales. Quelle ligne de fracture caractérise le monde actuel ? Celle qui oppose le « nord » et le « sud », ou bien le fossé qui sépare l’oligarchie mondiale des peuples sujets ?

Les pays du Sud sont beaucoup moins homogènes que l’image qu’en donnent des médias fascinés par les performances économiques : ils vivent des conflits majeurs, portant sur la répartition de la richesse produite, dont profite surtout une oligarchie avide, et sur un mode de développement qui fait bon compte de la question agricole et de l’environnement. On y retrouve fré‑quemment l’opposition entre une classe dirigeante, qui s’appuie sur celles des classes urbaines dont le niveau de vie augmente, et les paysans, les prolétaires et les habitants des bidonvilles. De plus, les oligarchies de tous les pays du monde se conduisent solidairement : elles forment une classe transfrontière partageant une idéologie et des intérêts communs.

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Il ne faut pas considérer les pays du Sud comme un bloc. Dans les pays dits émergents, les classes moyennes et riches jouissent d’un niveau de vie qui induit un impact écologique aussi conséquent que le mode de vie occiden‑tal. L’inégalité mondiale reste bien sûr un phénomène essentiel au regard du rééquilibrage entre les parties du monde qu’impose la contrainte écologique. Mais elle recouvre une inégalité majeure au sein de toutes les sociétés. Le rééquilibrage ne pourra se réaliser que si l’inégalité est corrigée dans chaque pays. Pour résumer l’enjeu de façon lapidaire, le petit employé européen n’ac‑ceptera pas une réduction de son niveau de vie si cela profite aux millionnaires chinois.

Pour résoudre le défi écologique et éviter le repliement nationaliste auquel conduirait une approche pays par pays ou bloc contre bloc, il est vital de sus‑citer les solidarités internationales entre peuples pour imposer, partout, la ré‑duction des inégalités. Cela signifie que l’enjeu démocratique est planétaire : les droits de l’homme, la liberté du débat public, la participation de tous aux décisions ne sont pas des valeurs occidentales, mais les moyens par lesquels les peuples s’émancipent de leurs oppresseurs.

Notes

1) Voir pour les États-Unis : Piketty, Thomas et Saez, Emmanuel, « The Evolution of Top Incomes : a Historical and International Perspective», AEA 2006, session: Measuring and Interpreting Trends in Economic Inequality, janvier 2006.

2) De Grauwe, Paul, et Camerman, Filip, How Big are the Big Multinational Companies?, janvier 2002.3) Morin, François, Le Mur de l’argent, Paris, Seuil, 2006, p. 40.4) Piketty, Thomas, « Non, les Grecs ne sont pas des paresseux », Libération, 23 mars 2010.5) « Financing Warmongers Set EU Agenda », Corporate Europe Observatory, avril 2010.6) Center for Responsive Politics, « Money Wins Presidency and 9 of 10 Congressional Races in Priciest

U.S. Elections Ever », 5 novembre 2008.7) Lippmann, Walter, Public Opinion, New York, BN Publishing, 2008, p. 161.8) Bernays, Edward, Propaganda, Paris, Zones-La Découverte, 2007, p. 31.9) Castoriadis, Cornelius, et Cohn-Bendit, Daniel, et le public de Louvain-la-Neuve, De l’écologie à

l’autonomie, Paris, Seuil, 1981, p. 26-27 et 32-33.10) Cité par Brown, Wendy, « Néo-libéralisme et fin de la démocratie », Vacarme, n° 29, automne 2004.

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Je souhaiterais commencer cet article par une affirmation liminaire. La crise actuelle ne porte pas uniquement sur les résultats des indicateurs

économiques et le fonctionnement des institutions économiques. C’est aussi une crise de sens, de valeurs et de consciences. Nous sommes donc obligés de poser une fois de plus les questions fondamentales, de réfléchir, dès le départ, à des questions portant, notamment, sur ce que sont la démocratie, la politique et l’intérêt général, sur ce que signifient peuple et souveraineté populaire. Sur la base de nos connaissances passées, nous ne pouvons plus donner de réponse définitive concernant la façon et les moyens qui permettent de changer le monde et dans quelle mesure les décisions politiques peuvent intervenir dans ces procé‑dures. C’est pourquoi, dans cet article, j’aborderai les mutations des perceptions du politique en réinterrogeant ces questions fondamentales.

En effet, ce que nous avons considéré jusqu’à présent comme un sous‑sys‑tème politique semble avoir subi une profonde mutation. L’idée de démocratie comme principe d’organisation politique évident et définitif ne fonctionne plus comme avant la crise. Les peuples ne semblent pas en mesure de décider de leur propre avenir et ont perdu une grande partie de leur souveraineté. Les élections parlementaires, même si elles conservent leur signification symbolique, semblent n’être rien de plus qu’un rituel prédestiné à certifier un statu quo donné d’hété‑ronomie populaire de dépendance du peuple des règles qui lui sont imposées.

À l’ère de ce qu’on appelle la mondialisation, le pouvoir politique a cessé de fonctionner comme un centre autonome de prise de décision politique à part

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Constantinos Tsoukalas

Professeur de sociologie à l’Université d’Athènes

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entière. De même, l’intérêt public dépend de déterminants étrangers. Une fois admis qu’aucun pays ne peut échapper unilatéralement au système mondial, les conditions dans lesquelles chaque pays s’intègre au monde sont plus ou moins prédéterminées. De ce point de vue, la mondialisation est, d’abord et avant tout, une idée, un dogme, une idéologie ne laissant aucune place aux al‑ternatives. Le syndrome TINA 1 se traduit par un mode de pensée axiomatique, unidimensionnel qui s’exprime à travers un type de débat fin de l’idéologie/fin de l’histoire. Dans ce contexte, les dynamiques historiques sont régies par la prescription d’une formule universelle : les peuples ne sont plus habilités à débattre de leur propre avenir. C’est la fin des Lumières.

En ce sens, le modèle néolibéral dominant émerge comme une forme de totalitarisme. Au nom de ce nouveau monothéisme, au nom d’un rationalisme unidimensionnel, simpliste, fonctionnaliste, productiviste et concurrentiel, au nom d’une recette de régulation sociale universellement acceptée, la vérité apparaît comme évidente. L’arrogance du technocrate – qui a une position antiphilosophique et se considère comme détenteur a priori de la seule so‑lution rationnelle aux contradictions accumulées du système – remplace le mouvement vers l’avenir critique, ouvert, conflictuel et ambivalent. On voit clairement cette tendance dans le renversement de la relation entre travail et survie. Ce sujet qui, depuis plus de deux siècles, a été considéré comme le plus important problème économique, politique et éthique, a maintenant disparu de l’agenda des technocrates politiques. Ainsi, nous savons que M. Oly Ren a une crise d’urticaire chaque fois qu’il entend parler de conventions collectives, alors que, dans le même temps, le vice-président allemand est au côté du ministre grec de la « Protection du Citoyen » pour proclamer que les Grecs devraient « travailler plus dur ». La seule préoccupation des discours actuels sur le travail et la survie est l’amélioration de la compétitivité et de la productivité dans la mesure où elles accroissent la rentabilité. Pour la première fois la dimension de la valeur de la vie humaine disparaît complètement de la scène.

Ces constats traduisent une profonde rupture idéologique et politique. Un fait est manifestement laissé de côté : le fait qu’au cours des deux derniers siècles, la civilisation européenne a considéré la question sociale comme la question politique majeure. On laisse également de côté le fait que la raison d’être du politique, toujours comptable de l’affirmation de ses valeurs, est la recherche du bien commun. Et, ce qui n’est pas le moins important, on néglige aujourd’hui le fait que seuls des moyens démocratiques permettent ce bien commun. En d’autres termes, on ignore le fait que la démocratie est toujours une condition préalable à la réussite de la recherche du bien-être et du déve‑loppement communs. En somme, nous sommes confrontés à une révolution culturelle universelle.

Dans ce cadre, la démocratie au sens classique du terme, telle que nous l’avons tous connue dans le passé, n’est aujourd’hui rien de plus qu’un reflet

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inversé d’elle‑même. Le corps démocratique, le démos, le peuple, n’est pas appelé à exercer sa souveraineté et à décider de son avenir. Au lieu de cela, d’autres décident en son nom. La logique prévaut sur le libre arbitre ; l’ordre trans‑cendantal l’emporte sur la raison pure du désordre du monde et sur la connaissance de l’histoire. Dans ce contexte, la politique n’est plus l’art du progrès collectif ou du faisable. C’est plutôt l’art de l’application optimale et de l’ajustement aux prin‑cipes du non‑politique. L’art d’administrer la perte et le discrédit de la souverai‑neté ; l’art de transformer l’hétéronomie en autonomie difforme ; l’art d’interpeller un peuple absent et impuissant ; l’art de dissimuler que les dramatis personae du drame politique ne sont pas les acteurs mais les prompteurs, qui sont tapis dans les coulisses ou se précipitent sur le devant de la scène.

*Tout ce qui précède conduit à conclure que la politique n’est qu’une illusion

et c’est exactement pour cette raison qu’elle parle d’autant plus souvent au nom d’un salut métaphysique que seule peut apporter la Vérité. Ceux qui sont capables d’œuvrer à ce salut sont les technocrates ex-cathedra. Mais la vraie démocratie n’a pas besoin de sauveurs et ne les tolère même pas. Le peuple souverain ne se sauve pas, mais il se constitue, se crée, se transforme et se sub‑vertit lui‑même. C’est exactement pour cette raison que le peuple ne pourra jamais être déçu. Par ailleurs, de nos jours, on considère le peuple comme dangereux précisément parce qu’on peut le « décevoir » et c’est pourquoi la politique a recours à un discours portant sur le salut, soutenant que, en der‑nière analyse, l’action politique doit être menée a priori et indépendamment de toute forme de légitimité démocratique. Pour éviter les défauts d’un peuple imprévisible, la politique se tourne vers la Raison parfaite et prévisible.

L’objectif universel poursuivi par ce changement en matière de politique devrait maintenant être clair. Je n’évoquerai ici que trois aspects pour le cor‑roborer. Tout d’abord, la répartition des richesses et du pouvoir en faveur des classes dirigeantes constitue un principe permanent d’organisation sociale. Deuxièmement, cette tendance est présentée comme absolument rationnelle et donc comme une nécessité historique. Troisièmement, toutes les résistances sociales qui se développent de façon conflictuelle par rapport à cette tendance sont considérées comme irrationnelles.

C’est exactement dans le cadre de ces principes que se situe la manipulation politique des sociétés contemporaines et que les institutions démocratiques s’affaiblissent, ainsi que toutes les structures traditionnelles de représentation démocratique des intérêts sociaux. La croyance des citoyens dans l’action col‑lective et l’organisation démocratique est systématiquement sapée, et ils sont plutôt poussés à rechercher leurs propres intérêts personnels. À ce stade, un nouvel alibi idéologique surgit comme forme de rationalisation : la société civile. En vertu de cette dernière, des individus libres devraient – et, dans une certaine mesure, c’est ce qu’on attend d’eux – agir ensemble, à condition que

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leur action se situe au‑delà des systèmes existants de représentation collective. En d’autres termes, leur action doit s’opposer à l’État ; à toute remise en cause du statu quo ; à toutes les activités allant à l’encontre du ratio du marché de maximisation du profit ; à tous les corps intermédiaires, les corps collectifs de représentation par lesquels les citoyens développent traditionnellement leurs idées et leurs intérêts sociaux de manière organisée.

Comme ce fut le cas jadis pour la philosophie qui, selon le Marquis de Sade, entra « dans le boudoir », la politique devrait se pratiquer en dehors des institutions et des organisations. Elle devrait se pratiquer dans les couloirs, les cafés, les salons, en privé, car elle est aujourd’hui considérée comme une affaire privée. Les quasi‑citoyens doivent penser qu’ils peuvent s’exprimer tant qu’ils ne dérangent pas les autres, qu’ils peuvent discuter tant qu’ils ne menacent pas le statu quo établi, et qu’ils ont le droit de diffuser leurs points de vue par tous les moyens aussi longtemps qu’ils ne souhaitent pas avoir un impact sur la vie politique quotidienne. Ils devraient penser mais ne pas déci‑der – la démocratie est ainsi transformée en une quasi‑démocratie.

Une conséquence directe de cette transformation est la modification de la primauté du modus operandi du droit. En effet, à ce stade, on se trouve face à une nouvelle situation. Pour la première fois, le pouvoir politique est confronté à un vide de légitimité puisque le peuple n’est pas souverain, l’État ne semble pas neutre à tous les citoyens et la politique dans son ensemble cesse de fonctionner comme un principe d’organisation régulant les rapports sociaux. L’affaiblissement des institutions démocratiques tend à prendre une ampleur sans précédent, amenant l’État méta‑politique et méta‑social à être plus autar‑cique, plus arbitraire et, éventuellement, plus répressif. Ayant perdu toute crédi‑bilité, aujourd’hui, la primauté de la règle néolibérale assure sa survie par une répression efficace fondée sur des méthodes scientifiques et techniques.

Les symptômes de cette transformation sont omniprésents. La démocra‑tie autarcique exploite de plus en plus des méthodes teintées de contrôle, de surveillance et d’oppression sociale infiltrant les espaces privés qui, jusqu’à présent, étaient restés impénétrables. L’arsenal panoptique du pouvoir élar‑git la connaissance de l’État pour inclure même les détails personnels de la vie de l’individu, sans parler de ses actions. Tous les citoyens sont observés et surveillés au nom de la Raison et de l’Ordre, tandis que le fétichisme de la discipline ne se limite pas au processus du travail mais déborde sur les autres sphères sociales. La soumission s’élargit effectivement jusqu’à inclure la vie dans sa totalité. Mais cela ne suffit pas car l’oppression, quel que soit son caractère systématique, comporte des limites et des dangers inhérents. À cet égard, la démocratie capitaliste récente doit toujours pouvoir manipuler, même sans convaincre. D’autant plus que de nouvelles techniques de mani‑pulation menacent les fondements mêmes de la démocratie.

*

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Il n’est pas nécessaire de souligner ici, une fois de plus, le rôle central que jouent les médias comme faiseurs d’opinion, ni le fait qu’en raison de leur rôle essentiel ils sont inextricablement liés aux pouvoirs économiques et politiques, d’une manière qui viole les dispositions constitutionnelles. Cette formation d’un solide complexe économico‑politico‑médiatique est une ten‑dance universelle qu’on peut retrouver dans presque tous les pays. Aux États‑Unis, deux décisions de la Cour suprême constituent un exemple explicite de la manière dont est constitué ce complexe du pouvoir. La première décision a levé les obstacles au financement des partis par le grand capital. La deuxième décision stipule que la propagande politique peut être non seulement négative mais aussi mensongère – contrairement aux règles régissant la publicité com‑merciale. Les répercussions de ces deux décisions de justice ont été rapides. La propagande politique négative, financée par le grand capital, se développe ; ce qui, en retour, entraîne une forte hausse des bénéfices des médias. Qui plus est, les liens entre la politique et les grandes entreprises sont devenus plus étroits, avec un lavage des cerveaux systématique et sans limites. La défaite d’Obama, lors des dernières élections, repose largement sur ces évolutions. Nous assistons peut-être à la montée d’une nouvelle forme de « démocratie de manipulation », forme qu’on peut aussi rencontrer à l’extérieur des États-Unis.

Compte tenu de tout cela, que reste-t-il de la démocratie ? Nous allons peut-être vers une nouvelle « démocratie du laitier ». Au xixe siècle, si quelqu’un frappait à votre porte à 9 heures, c’était certainement le laitier. Mais aujourd’hui, il n’y a plus de laitiers. Aussi la personne qui frappe à votre porte, tôt le ma‑tin, sera-t-elle probablement, sinon un policier, du moins un représentant de la banque pour saisir votre maison ou une entreprise privée qui, comme les col‑lecteurs d’impôts privés du passé, se substitue à l’autorité de l’État. En somme, nous parlons de quasi-démocratie de quasi-citoyens sans volonté et affaiblis.

L’analyse ci-dessus corrobore pleinement l’affirmation par laquelle j’ai commencé cet article. La crise actuelle est à la fois une crise de l’idée de démocratie et de fonctionnement démocratique ; une crise de la vision du monde, des idéologies, à une époque où on proclame la mort des idéologies. La seule solution est de résister aux démons qui nous cernent. Nous devons affronter les démons du conformisme, les démons de la raison, les démons du TINA unidimensionnel, les démons du désespoir et de l’inertie. Et cette confrontation exige impérativement le retour du politique, la reconstruction de la souveraineté des peuples et le retour de l’action collective. Je suis fer‑mement convaincu que le seul moyen de sortir de la crise actuelle passe par l’approfondissement et l’élargissement de la démocratie.

Note

1) « There Is No Alternative » : il n’y a pas d’alternative.

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De nombreux observateurs sérieux soutiennent que la crise en Europe est loin d’être terminée. La restructuration de la dette nationale

grecque et l’élargissement du Mécanisme européen de stabilité (MES) n’ont été qu’un gain de temps ; il est évident que les problèmes fondamen‑taux de la suraccumulation 2 et des déséquilibres des balances courantes parmi les membres de la zone euro persistent.

En outre, l’accord sur le pacte fiscal de mars dernier vise à cimenter de manière durable une politique d’austérité accompagnée d’un virage autoritariste et centraliste de l’intégration de l’UE sous hégémonie alle‑mande. Si le pacte fiscal prend effet – ce qui, en raison des processus de ratification complexes de 25 États, ne doit pas être considéré comme acquis 3 – et s’il est mis en place avec les souffrances prévues, il finira par détruire le modèle social européen, en provoquant une baisse considérable du niveau de vie pour les populations dans toutes les parties de l’Europe.

Dans ces conditions, une aggravation de la crise de la dette et de la crise bancaire européennes n’est pas improbable dans l’immédiat. Les conséquences probables de cette aggravation seraient le départ plus ou moins volontaire de plusieurs États de l’union monétaire. Cependant, il ne s’agit pas avant tout d’une question économique, mais plutôt d’une ques‑tion politique.

L’éclatement de l’union monétaire rendrait manifeste et transformerait en fait incontestable la crise latente de l’intégration européenne. Elle im‑

Danger à droite 1

Walter Baier

Économiste, Vienne ; coordinateur du réseau européen transform!

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pliquerait un changement qualitatif dans les relations de pouvoir en faveur des économies orientées vers l’exportation les plus performantes de l’UE, et pourrait provoquer un séisme politique à travers toute l’Europe.

Dans une telle situation, les forces nationalistes, xénophobes et d’extrême droite pourraient commencer à aller au-delà du rôle qu’elles ont joué jusqu’à présent.

Un concept théorique de « populisme »

Pendant la période allant de juin 2009 à mars 2011, les partis de droite extrême ont obtenu 155 des 3 066 sièges dans 13 parlements, ce qui représente environ 5 % de l’électorat. Cette tendance s’est également exprimée par un renforcement des partis populistes de droite et euroscep‑tiques aux élections au Parlement européen en 2010.

Même si des spécificités nationales sont à prendre en compte pour ex‑pliquer ces phénomènes, ces évolutions indiquent un profond changement de géographie politique en Europe. Comme Tanja Binder le montre dans son étude sur la droite en Europe, cela intervient également dans le cadre d’une récente tendance générale vers la droite extrême. « Seuls les partis populistes de droite ont réussi à élargir leur base électorale » (cf. Binder, 2009, p. 60).

Cela signifie que nous n’avons pas affaire à des groupes dangereux – quoique sectaires – à la marge de la société, mais plutôt à des partis qui parviennent à se hisser au centre de la société et à influencer les pro‑grammes politiques, même des partis modérés dominants.

Les partis étudiés ont en fait modernisé à la fois leurs programmes et le vocabulaire qu’ils emploient, et ne peuvent par conséquent pas facilement être étiquetés comme des extrémistes de droite traditionnels. C’est pour‑quoi la science politique contemporaine utilise le terme de « populisme de droite » pour les caractériser. En général, le mot « populisme » est ensuite détaillé par une description dans laquelle les caractéristiques suivantes sont celles qui sont le plus souvent mentionnées :1) Un collectivisme fondé sur des bases ethniques ou nationalistes, chargé,

dans certains cas, d’une xénophobie à motivation culturelle ;2) Un positionnement excessif en faveur de l’inégalité sociale ;3) Un mode de pensée servile associé à une orientation autoritaire concer‑

nant le choix des valeurs ;4) Un mépris pour la démocratie des partis, la liberté d’expression et le

pluralisme.(cf. également Dörre/Kraemer/Speidel, 2004, p. 80)

Cependant, lorsqu’on tente d’appliquer ces caractéristiques – qu’on sup‑pose générales – à des cas concrets, on en démontre les déviations au lieu

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de les confirmer, ce qui rend l’utilité de caractéristiques concrètes assez incertaine.

Ce qui semble plus pertinent est donc une approche théorique. Pour cela, il est nécessaire de prendre en compte les travaux d’Ernesto Laclau. Il suggère de caractériser le populisme avant tout non pas à travers ses phénomènes empiriques, au‑delà de ceux qui sont mentionnés ci‑dessus – « l’attrait populo-démocratique ; en d’autres termes, une manière de s’adresser directement à la population, à travers la langue et ses symboles, objectif que tous les partis politiques importants doivent viser – mais à tra‑vers le fait que ces attraits sont présentés comme une “option antagonisteˮ contre l’idéologie du bloc hégémoniste » (cf. Laclau, 1981, p. 151).

La construction de « Das Volk » 4

Dans l’analyse (post‑)structuraliste de Laclau, un discours populiste se caractérise essentiellement par sa tentative de reprendre les exigences dé‑mocratiques qui existent déjà avec leur particularité et qui peuvent être absorbées, dans des circonstances normales, par les institutions, mais qui, à un moment donné, ne peuvent plus être satisfaites à l’intérieur du système. En articulant ces demandes comme les membres d’une chaîne (« chaîne d’équivalence », dans les termes de Laclau) et en leur donnant une représentation symbolique et politique (un signifiant commun), par un slogan, une vision politique ou un leader, les exigences démocratiques mentionnées ci-dessus se transforment « en une subjectivité sociale plus large, ce qui revient à dire qu’elles font du peuple un acteur historique potentiel » (Laclau, 2005, p. 74).

La « chaîne d’équivalence » de Laclau nous rappelle forcément le célè‑bre passage de Que faire ? de Lénine, dans lequel l’idéal d’un révolu‑tionnaire social‑démocrate professionnel est présenté comme celui d’un « tribun du peuple » « capable de réagir à toute manifestation de tyrannie ou d’oppression, où qu’elle apparaisse, quelle que soit la couche ou classe sociale concernée ; qui est capable de généraliser toutes ces manifestations et d’en faire un seul tableau » (Lénine, Que faire ?, chap. III, E).

Devrions‑nous par conséquent interpréter le communisme de Lénine comme une sorte de « populisme de gauche » ?

À ce stade, les limites de l’application politique de l’instrument analy‑tique d’Ernesto Laclau deviennent évidentes. Il faut reconnaître qu’il a fourni un concept utilisable pour l’analyse structurelle de discours poli‑tiques. Nous pouvons également en déduire des changements de perspec‑tive politique : tandis que le mouvement libéral conventionnel n’utilise la notion de « populisme » que dans un sens moraliste et péjoratif, elle apparaît chez Laclau comme « une voie légitime, parmi d’autres, pour

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construire le lien politique » (ibid., p. 63). Et, de plus, comme il l’indique à la fin de son livre : « le “politiqueˮ devient synonyme de populisme… puisque la construction du “peupleˮ est l’acte politique par excellence » (Laclau, 2005, p. 154).

Tout cela a une conséquence politique : si la construction du peu‑ple forme l’essence du politique, le verdict de populisme, attribué – de manière inflationniste – à presque tout mouvement d’opposition, quels que soient ses contenus et objectifs, devient clairement un « dénigrement des masses » par la majorité libérale en raison de sa complicité silencieuse avec les élites qui sont de plus en plus incapables de justifier leur politique vis‑à‑vis de la population.

Toutefois, la « chaîne d’équivalence » proposée par Laclau, « Hitler, Mao, Perón et De Gaulle », n’est pas entièrement convaincante, pas plus que la déclaration générale que le « populisme » n’est pas un type de mou‑vement – identifiable par une base sociale spécifique ou une orientation idéologique particulière – mais une logique politique (Laclau, 2005, p. 117), parce que – et c’est un point important – la question politique qu’il soulève (à savoir, si la gauche devrait aussi agir de manière « populiste » pour réussir) est pour le moins déroutante.

Crise et opposition systémique

Dans une étude plus ancienne, dans laquelle son analyse semblait plus proche du marxisme, Laclau démontre que « l’apparence du populisme est historiquement attachée à une crise du discours idéologique dominant, qui, d’un autre côté, fait partie d’une crise sociale générale » (Laclau, 1981, p. 153). Cependant, si le populisme est constitué par le fait que les éléments populo‑démocratiques sont présentés comme une option antago‑niste contre l’idéologie du bloc dominant, cela n’implique pas nécessaire‑ment qu’il équivaut à un mouvement révolutionnaire.

Au contraire, pour stimuler un développement populiste, il pourrait suffire, comme l’écrit Laclau, qu’une classe ou une fraction de classe ait besoin d’un changement fondamental à l’intérieur du bloc de pouvoir pour maintenir sa déclaration d’hégémonie.

Dans ce sens, il distingue, à juste titre, un populisme des classes di‑rigeantes et un populisme des classes dirigées (Laclau, 1981, p. 151).

En d’autres termes, chaque crise doit être examinée selon deux perspec‑tives :

a) du point de vue de ceux qui sont dirigés ;b) du point de vue de ceux qui sont au pouvoir.Concernant ce dernier, la question essentielle est de savoir si, et de quelle

manière, les mouvements de droite d’aujourd’hui en Europe coïncident

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avec des intérêts émergeant dans « la classe dominante, plus précisément dans un groupe de la classe dominante qui, face à la crise du discours dom‑inant, veut établir une nouvelle hégémonie et se voit ainsi forcé de con‑tester l’idéologie établie du “Volkˮ dans son ensemble » (ibid., p. 153).

En ce qui concerne ceux qui sont dirigés, l’élément crucial est la grave détérioration du climat social, dont on peut trouver des preuves tangibles partout en Europe, même en Allemagne, premier pays au cœur des zones privilégiées de la zone euro. Dans les enquêtes d’opinion, plus de la moitié de la population allemande indique qu’elle se sent menacée par les évo‑lutions économiques actuelles : 37 % se disent « agacés » et 33 % « en colère » (Institut de recherches sur les conflits et la violence - IKG, 2010, p. 3).

Selon les mêmes travaux de recherche, les positions de droite, voire d’extrême‑droite, sont en augmentation lorsque les gens sont person‑nellement touchés par la crise. Ceux qui se sentent menacés par la crise penchent vers l’islamophobie, la xénophobie, la défense des privilèges de cercles établis (« Etabiertenvorrechte »), l’antisémitisme aussi bien que vers une tendance au sexisme et à l’homophobie (ibid., p. 8). Et tout cela, alors qu’aucun parti de droite populiste n’existe ouvertement.

Les racines de l’hégémonie

De tels changements, et d’une telle ampleur, dans la conscience générale, doivent être liés à des changements dans le cadre de la vie pratique des gens, et également dans celui du monde du travail, d’où, selon Gramsci, « provient l’hégémonie » (cf. Gramsci, 1991, p. 132).

Le courant libéral majoritaire se console en soutenant que tout changement est lié à l’insécurité. En outre, selon cet argument, les pertes résultant pour ainsi dire naturellement de la « mondialisation » touchent plus profondément certaines strates sociales qui deviennent alors enclines à des positions de droite. Cependant, cette vision simplifie et atténue la réalité.

En effet, la détérioration sociale est de plus en plus perçue par une grande partie des gens comme la conséquence d’une politique qui accepte les exigences des marchés financiers et des entreprises transnationales comme des faits objectifs et les impose à la population comme des contraintes pratiques. De plus, depuis les années 1980, toute une génération a fait l’expérience du « changement » et des « réformes » comme étant synonymes de difficultés grandissantes sur les lieux de travail, d’insécurité et d’une détérioration du sens de l’égalité. La notion clé ici est celle de « précarité », qui revient à la négation pratique de l’État-providence établi en Europe après la Seconde Guerre mondiale. Arrivant bien au-delà de

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la large et toujours grandissante zone de vulnérabilité qu’elle crée, la précarité des relations de travail désintègre le monde du travail dans son ensemble (cf. Dörre/Kraemer/Speidel, 2004, p. 96).

Tandis que la précarité affecte l’ensemble de nos sociétés, de plus en plus de gens vivent en fait dans des conditions de pénurie générale, pénurie des biens et des services, manque de sécurité, de relations sociales stables ; une situation que l’étude décrit comme un « individualisme négatif » qui ouvre la voie au développement des orientations de droite populiste (ibid., p. 101).

Cela signifie que, si nous voulons délimiter les origines sociales de la montée des positions d’extrême droite qui s’immiscent au « centre de la société », la capacité d’intégration décroissante de l’État-providence, associée à l’affaiblissement de la main-d’œuvre organisée doit être l’une des cibles de nos analyses. Paradoxalement, les partis de droite populiste modernisés, qui préconisaient jusque-là un néolibéralisme anti-étatiste pur, se positionnent désormais comme des défenseurs de l’État‑providence – bien qu’avec une réserve fondamentale qui est que l’État-providence « basé sur le mérite » ne doit être accessible qu’aux populations autochtones.

C’est là bien plus que de la démagogie pure, car cela démontre l’un des arguments les plus importants de Laclau, à savoir que les significations des discours politiques peuvent flotter entre des camps opposés (« signifiant flottant ») : l’État-providence en Europe a toujours été partie intégrante du processus de répartition des revenus dans le cadre de l’État-nation. Une fois admis le mantra néolibéral qui veut qu’un développement de l’État-providence n’est ni souhaitable ni possible en raison de limites financières - en d’autres termes : une fois admise la remise en cause de la répartition sociale d’un point de vue de classe ‑, l’idée même d’État‑providence risque de s’effondrer pour devenir son opposé – un nationalisme ayant pour but l’exclusion (voir, par exemple en Autriche, le programme décidé en juin 2012 par le Parti de la liberté : : http.//www.fpoe.at/fileadmin/Content/portal/PDFs/2011/2011_graz_leitantrag_web_01.pdf).

Un phénomène propre aux couches populaires ?

Soyons prudents ! La conclusion que l’on entend souvent dans le discours libéral – qui est que le populisme est avant tout un phénomène venu des catégories populaires blanches et masculines, qui se considèrent à juste titre comme des perdants face à la modernisation et à la mondialisation – n’est pas à la hauteur de l’analyse empirique. Comme on le voit dans l’étude allemande citée ci‑dessus, les tendances populistes de droite se sont développées paral‑lèlement à l’aggravation de la crise à tous les niveaux de revenu depuis 2009, notamment aussi parmi les catégories aux plus hauts revenus. Ces dernières

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refusent d’apporter leur soutien aux groupes plus faibles et ont tendance à les rejeter. De plus, une islamophobie teintée d’agressivité, remarquée au centre, aussi bien qu’au centre gauche, a sensiblement augmenté (ibid., p. 13).

Sur ce point, nous pouvons lire le résumé final de l’étude de l’Institut de recherches sur les conflits et la violence (IKG) : « En raison des conséquences économiques et sociétales de la crise […] nous avons affaire à une bourgeoi‑sie de plus en plus maltraitée […] ce qui est encouragé par la presse, plus précisément par des quotidiens et des hebdomadaires prétendument libéraux. Ce n’est pas la taille, mais le pouvoir d’influence des catégories aux revenus les plus élevés, contribuant à une transformation négative du climat social et politique actuel, qu’il faut ici prendre en compte ».

Le recul de la démocratie

Des données empiriques existantes dans différents pays montrent que de plus en plus de ceux qui se sentent menacés dans leur existence sociale par la crise ont tendance à prendre leurs distances par rapport à la démocra‑tie. La crise de la représentation politique, telle qu’on l’observe à travers l’Europe, est particulièrement grave puisque les couches populaires ont davantage besoin de la politique lorsqu’elles sont confrontées à une crise économique et sociale.

Au lieu de cela, la classe politique les confronte aux glaçants marchés financiers. Cela a, bien entendu, des conséquences importantes puisqu’une grande partie de la société ne perçoit plus la dichotomie droite/gauche comme à peu près équivalente de la dichotomie classes supérieures/classes inférieures. Cependant « la crise de la représentation politique » semble un terme trop large pour décrire un processus fondamental : le manque d’intérêt que montrent les responsables politiques pour la classe ouvrière et les autres catégories populaires coïncide avec le manque d’intérêt que montrent les populations pour la politique.

En d’autres termes, les alliances entre couches moyennes et populaires, jusque-là négociées par les partis social-démocrate et vert, sous la ban‑nière d’un néolibéralisme modéré, se dissolvent de façon visible tandis que le libéralisme politique prend un caractère élitiste.

Dans cette situation critique, la nouvelle droite offre une possibilité de rébellion sans remettre en question les structures de base de la pro‑priété capitaliste, comme l’écrivait Walter Benjamin en 1936, en faisant référence au fascisme qui, disait‑il, voit le salut dans « les masses qui parviennent à s’exprimer (mais en aucun cas à faire valoir leurs droits) » (Benjamin, 1963, p. 41).

Pour conclure, en suivant l’analyse d’Ernesto Laclau, nous avons mis en évidence une caractéristique primordiale du populisme, qui est qu’il

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représente une « option antagoniste » qui se heurte à l’idéologie des blocs de pouvoir. Toutefois, cette option antagoniste peut se formuler selon deux positions qui sont elles‑mêmes des positions antagonistes : soit du point de vue de la droite, soit de celui de la gauche ; soit du point de vue de la classe dirigeante, soit de celui des dirigés. Cela nous mène aux limites des points de départ analytiques de Laclau. En effet, selon lui, les deux positions pourraient être subsumées sous la notion commune de « populisme », ce qui déprécierait des idées pratiquement opposées en les considérant comme des variantes de la même chose. Mais ce qui compte en politique, ce n’est pas l’identité ; c’est au contraire la différence.

Dans ce contexte, la notion de « populisme » apparaît comme un eu‑phémisme désignant une nouvelle droite nationaliste, xénophobe et anti‑démocratique !

Il y a un paradoxe. Plus la nouvelle droite a rencontré du succès dans les élections, plus grand, jusqu’à présent, a été son échec quand est venu le moment de passer l’épreuve de gouverner. Mais nous ne devrions pas trouver trop de réconfort dans cette idée, étant donné qu’en Autriche, par exemple, bien que le Parti de la liberté de Jörg Haider ait échoué de manière spectaculaire dans ses interventions gouvernementales entre 2000 et 2006, selon de récents sondages, on s’attend à ce qu’il émerge des prochaines élections comme une force politique majeure.

La question est de savoir si l’ « anti-élitisme », qui marque les nouveaux mouvements de droite dès leur origine, va devenir davantage qu’une attitude liée à la crise ou, en d’autres termes, s’il va fusionner pour devenir un projet de groupes des classes dirigeantes.

C’est ici que la boucle se referme car une réponse à cette question est intimement liée à la crise de l’intégration européenne, qui suscite les nationalismes croissants provoqués par les politiques d’austérité et le tournant centraliste et autoritaire de l’UE.

En ce qui concerne le futur rôle de l’Allemagne, beaucoup dépendra des concepts concurrents qui l’emporteront parmi ses élites, et cela implique qu’il ne faut rien considérer comme acquis pour le moment ; beaucoup dépendra évidemment des luttes qui se déclarent au niveau national, en particulier dans le sud de l’Europe, contre les programmes d’austérité im‑posés à ces pays.

Peut-être verrons-nous bientôt une Europe dans laquelle les nations prendront des chemins aux directions opposées, soit parce que l’option nationaliste à l’intérieur de la classe dirigeante deviendra décisive et popu‑laire au travers d’une nouvelle droite, soit parce que les populations des différents États feront pression pour obtenir une alternative politique à la politique d’austérité qui prévaut dans les institutions de l’UE.

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Pour chacune de ces évolutions possibles, la question d’un futur paisible et démocratique des relations nationales à l’intérieur d’une Europe basée sur la solidarité, qui exige une restructuration fondamentale de l’UE, sera au centre des luttes politiques. Ce qui est nouveau cependant, c’est que cela se passera dans le cadre d’une confrontation permanente avec une nouvelle droite, ainsi qu’avec les nationalismes et chauvinismes qu’elle représente.

Il est intéressant de noter que la quasi-totalité du célèbre texte de Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, qui étudie ce que nous pourrions aujourd’hui considérer comme un précurseur de ce qu’on appelle « populisme », s’intéresse à une analyse des échecs et défaites de diverses forces opposées du libéralisme et de la gauche.

En ce qui concerne la gauche politique en Europe aujourd’hui, il est im‑portant de comprendre le lien étroit entre luttes matérielles et la lutte pour le pouvoir, et la lutte pour interpréter la crise. La gauche peut l’emporter sur le nationalisme dans cette lutte si elle est capable de développer un discours modernisé, basé sur les classes, et de l’articuler aux exigences populaires très diverses des femmes, des syndicats, des écologistes, etc.

Certains appellent ce discours « populiste ». Nous dirons plutôt : il est européen et démocratique.

Bibliographie

Binder, Tanja: Erfolge der Rechten – Defizite der Linken ? Eine Studie zur Entwicklung rechtsliberaler, rechtskonservativer und rechtspopulistischer Parteien in Westeuropa, Manuscrit, Berlin 2009.

Dörre, Klaus/ Kraemer, Klaus/ Speidel Frederic: “Marktsteuerung und Prekarisierung von Arbeit – Nährboden für rechtspopulistische Orientierungen“ dans : Bischoff, Joachim/ Dörre Klaus/ Gauthier, Elisabeth et alii. : Moderner Rechtspopulismus. Ursachen, Wirkungen, Gegenstrategien, VSA-Verlag Hamburg, 2004.

Gramsci, Antonio: Lettres de la prison [Prison Notebooks] vol. 6, Argument-Verlag 1991.Institut für Interdisziplinäre Gewaltforschung (Institut de Recherches sur les Conflits et la Violence):

Unruhige Zeiten, Presseinformation zur Präsentation der Langzeituntersuchung ‚Gruppenbezogene Menschenfeindlichkeit’, Berlin, 2010.

Jenkins, Patrick/Braithwaite, Tom/ Masters Brooke: New force emerges from the shadows”(Une nouvelle force sort de l’ombre) , dans le du Financial Times du 10 avril 2012.

Laclau, Ernesto : La raison populiste, Verso, 2005.Laclau, Ernesto: La politique et idéologie dans la théorie marxiste : capitalisme, fascisme, populisme,

Argument-Verlag, Berlin, 1981.Lenin, Vladimir Ilyich : Que faire ? Les questions brûlantes de notre mouvement, dans Œuvres choisies

vol. 5, 1961.Marx, Karl: Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte dans : Marx/Engels-Œuvres (MEW) vol. 8, p. 111 –

208, Dietz Verlag, Berlin/O, 1969.

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Notes

1) Ce texte se base sur une présentation préliminaire et les remarques finales au séminaire commun : « Les partis populistes et les partis de droite et d’extrême droite en Europe : Défis et perspec‑tives de la gauche » organisé par Transform! Europe, Associazone Culturale Punto Rosse et la Fondation Rosa Luxemburg à Milan, le 9 mars 2012.

2) Cf. Une analyse intéressante dans le Financial Times : « La répression post-crise sur la banque a ouvert la voie à une augmentation rapide des catégories de financement alternatives […] Le système bancaire de l’ombre, une expression utilisée pour englober une large palette d’institutions et de mécanismes, des fonds d’investissement spéculatifs aux marchés des pensions, s’est rétabli plus rapidement et est prêt à usurper les banques de façons très variées… Certains s’inquiètent du fait que la hausse des prêts non bancaires […] permet à de nouvelles bulles non maîtrisées de se former de manière non contrôlée, jusqu’à ce qu’elles tirent à nouveau le système bancaire et l’ensemble de l’économie vers le bas » (Patrick Jenkins et alii, 2012).

3) Au moment où nous écrivons ceci, le référendum est imminent en Irlande. Nous ne savons pas exactement dans quels autres pays sont prévus des référendums sur le pacte fiscal et quel type de conséquences auront les élections présidentielle et parlementaires françaises sur le pacte fiscal lui‑même.

4) Dans ce contexte, il est important de rappeler que le mot « Volk », en raison de son utilisation par le national-socialisme (« Volkgemeinschaft ») a une connotation négative en allemand, qui diffère de celles des termes correspondants dans les langues romanes (« people », « popolo » ou « pueblo »). Le problème est toutefois le même : le double sens du concept politique « Volk ». Il peut se référer à la population par opposition à l’État et aux élites, c’est-à-dire l’ensemble de ceux qui sont opprimés et exploités à l’intérieur d’une nation, ou à la population d’une nation par opposition aux autres nations, c’est-à-dire une identité exclusive définie ethniquement ou culturel‑lement. L’approche la plus pertinente à mon avis est de définir « Volk » comme une population structurée par l’hégémonie exercée par un certain groupe social.

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Franco RussoAncien député au parlement italien, membre du Forum Social Européen et de Transform ! Italie

1. Les faits et les documents

Comme lors de chaque crise, les élites capitalistes dirigeantes reconçoivent les institutions, afin, entre autres choses, de contenir la crise économique et financière actuelle. C’est ce qui est en train de se produire au sein de l’Union européenne avec le Pacte pour l’euro plus, le « Six-pack » et, désormais, le traité sur la Stabilité, la coordination et la gouvernance (signé le 2 mars 2012).

L’Italie s’est ajustée sur ces tendances avec la constitution du gouvernement de Mario Monti qui n’est pas techniquement parlant un gouvernement : il a été souhaité par l’UE, il représente directement les banques et la bourgeoisie industrielle italiennes, essentiellement des éléments liés au marché global, et bénéficie du soutien de la hiérarchie catholique. Le gouvernement de Monti est l’expression directe des politiques néolibérales imposées par l’UE sur les PIIGS (le Portugal, l’Italie, l’Irlande, l’Espagne et la Grèce) et plus par‑ticulièrement sur l’Italie avec la lettre de Trichet et Draghi adressée à Silvio Berlusconi le 5 août 2011.

Après la première « manœuvre économique » de juillet dernier (Décret 98/2011) et la pression des marchés financiers ainsi que de l’UE sur l’Italie afin d’intensifier les mesures d’austérité, au cœur de l’été, le 5 août 2011, Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne, et Mario Draghi, gouverneur de la Banque d’Italie, ont envoyé une lettre à Silvio Berlusconi,

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précisant ce qu’impliquaient pour l’Italie les dernières interventions visant à renforcer la conformité avec les obligations formulées par le conseil euro‑péen et par les documents qui ont marqué le premier « Semestre européen ». Ainsi, le mois d’août 2011 a vu, avec le Décret 138/2011, le lancement d’une seconde manœuvre de stabilisation avec 60 milliards d’euros d’effet correctif sur les soldes budgétaires pour 2014.

Avant d’examiner la lettre des deux banquiers, il est bon de se rappeler que le conseil ECOFIN de septembre 2010 a modifié le Code de conduite sur la mise en œuvre du pacte de stabilité et de croissance en s’appuyant sur des pro‑cédures du « Semestre européen », initié en janvier 2010. Leurs nouveautés résident dans la discussion et dans l’annonce ex ante des politiques en faveur du solde budgétaire dont les principales phases étaient :a) À la mi-avril, lorsque les États membres soumettent leurs Programmes na‑

tionaux de réforme (PNR, développés dans le cadre de la nouvelle stratégie Europe 2020 de l’UE) et, à la même période, les Programmes de stabilité et de convergence (PSC, développés dans le cadre du Pacte de stabilité et de croissance), en prenant en compte les directives imposées par le Conseil européen.

b) Au début du mois de juin, lorsque la Commission européenne élabore des recommandations aux seuls États membres concernant les grandes orienta‑tions des politiques économiques, en se basant sur les PNR et PSC.

c) Au second semestre, lorsque les États membres approuvent leurs réformes budgétaires respectives en se basant sur les recommandations rédigées par la Commission européenne. Dans un rapport annuel, la Commission dresse‑ra un état des lieux des progrès accomplis par les États membres concernant la mise en œuvre de ces recommandations.En 2011, le gouvernement italien s’est entièrement plié aux dates butoirs

prescrites par l’UE, développant les PNR pour la poursuite des objectifs de la stratégie Europe 2020 et du Programme de stabilité. Les deux textes sont devenus parties intégrantes du document de Programmation économique et financière (DEPF), le nouvel instrument du programme économique et financier (Décret-loi 39/2011), approuvé par la Camera (chambre des dépu‑tés), dans la Résolution No. 6-00080 du 28 avril 2011 1. En outre, en ce qui concerne la Commission, les dates butoirs ont été respectées conformément aux recommandations adressées le 7 juin 2011 à chacun des 27 pays membres, au sein desquelles les obligations définies par les PNR et PSC étaient éva‑luées. Ces recommandations ont été spécifiquement réalisées par le Conseil ECOFIN du 12 juillet 2011, puis publiées le 21 juillet dans le Journal offi-ciel de l’Union européenne. Les « normes européennes » concernaient l’Italie. Dans ces recommandations, toutes les exigences sont exprimées. Ainsi, dans la lettre de Trichet et Draghi du 5 août 2011, puis dans celle du 26 octobre 2011 rédigée par le gouvernement italien : du renforcement fiscal au marché

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du travail afin d’abolir les protections assurées par l’article 18 du Code du travail italien contre les licenciements, avec l’objectif d’introduire une dose massive de « flexisécurité », de la libéralisation des services publics ainsi que de la Fonction publique, de l’abolition des contrôles des coûts administra‑tifs afin de donner plus de liberté aux entreprises, pour en arriver à modifier la Constitution de manière à renforcer la discipline budgétaire (point 16 des paragraphes « Étant donné que » des recommandations).

Le cadre procédural du « semestre européen » a ainsi débouché sur des choix opératifs et des actes législatifs constituant le modus operandi de la gouvernance économique européenne. Cette dernière, au même titre que le Conseil européen des 24-25 mars 2011, a été renforcée par le Pacte pour l’euro plus 2, que le gouvernement italien lui‑même a reconnu comme étant un « facteur d’innovation constitutionnelle » : « Les effets du Pacte ne sont – et ne seront – pas limités à la dimension économique […] mais s’étendent à la sphère politique. Leurs effets sont destinés à prendre la forme d’une dévolution systématique et de plus en plus intense au pouvoir des États‑nations en direction d’une nouvelle entité européenne commune, de plus en plus politique » 3.

L’UE, afin de gérer la crise économique et financière, commence à concen‑trer les pouvoirs de manière toujours plus croissante au sein du Conseil euro‑péen, de la BCE et des deux nouvelles instances institutionnelles : celle du Sommet européen et de son président, qui est également l’actuel président du Conseil européen, Herman van Rompuy. Ceux-ci sont les « juges du dernier ressort » qui dictent des mesures en termes de solde budgétaire et de poli‑tique économique, en contrôlant également la façon dont elles sont mises en œuvre.

Ayant dressé les grandes lignes du développement institutionnel de la gou‑vernance européenne, je me tourne vers la lettre de Trichet et Draghi, qui a imposé au gouvernement italien la mise en place des obligations dont celui-ci doit s’acquitter auprès de l’UE ; condition qui doit être remplie pour béné‑ficier des interventions de la BCE sur le marché secondaire des bons d’État dans l’objectif de limiter la propagation des bons allemands et ainsi éviter les sanctions définies dans le « Six-pack ». Approuvé le 4 octobre 2011, le « Six-pack » inclut une pénalité de 0,2 % du PIB pour les pays qui ne respecteront pas la limite du déficit annuel fixée à 3 % et impose de réduire la dette à moins de 60 % du PIB ; « les États membres dont la dette excède 60 % du PIB sont tenus de prendre des mesures pour réduire leur dette à un rythme prédéfini [...] . Le ratio de la dette au PIB, lorsqu’il est excessif, sera ainsi considéré comme diminuant à un rythme satisfaisant si son écart par rapport à la valeur de réfé‑rence de 60 % du PIB s’est réduit d’un vingtième par an au cours des trois années précédentes » 4.

Trichet et Draghi, confortés par les conclusions du Conseil de l’Union européenne du 21 juillet 2011 lorsque le gouvernement italien s’est engagé à

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honorer ces obligations avec sa propre « signature souveraine », ont exhorté l’Italie à équilibrer son budget durablement ainsi qu’à engager des réformes structurelles, s’appuyant sur toutes les mesures qui avaient déjà été définies dans les recommandations. En fait, il y a une répétition obsessionnelle du be‑soin d’élever le niveau de concurrence au sein des services publics, même s’il le faut, en les privatisant, en redessinant leurs systèmes fiscaux et de contrôle ainsi qu’en poursuivant « la réforme du système de conventions collectives pour permettre des accords salariaux par entreprise afin d’adapter les salaires et les conditions de travail aux besoins spécifiques de chaque entreprise et d’augmenter leur pertinence par rapport à d’autres niveaux de négociation » 5. Bien que les choses aillent dans cette direction, l’accord du 28 juin 2011 entre Confindustria (l’association des employeurs) et les syndicats est consi‑déré comme inapproprié parce qu’il manque « une révision en profondeur des règles qui régissent l’embauche et les licenciements des employés ». Cela se produira, certes partiellement, avec l’article 8 du Décret-loi 138, approuvé en août 2011, faisant directement suite à la lettre envoyée par les deux banquiers centraux. L’ensemble des mesures de juillet 2011 étant considérées comme pas assez agressives, il fut exigé que le budget soit proche de l’équilibre en 2013 – exigence dûment approuvée par le Décret-loi 138. Une autre exigence est l’action dans le domaine des retraites, et plus particulièrement les retraites liées à l’allongement de la durée du travail (en Italie, il existe une autre re‑traite, modeste, liée uniquement à l’âge) et à l’âge légal du départ à la retraite des femmes.

Finalement, comme pour d’autres pays, l’accent est mis sur l’urgence de changements constitutionnels afin d’y ancrer l’équilibrage des budgets avec un pouvoir législatif supérieur à celui d’une loi votée par le parlement (legge ordinaria). Le programme du gouvernement voulu par Trichet et Draghi est celui que les classes gouvernantes italiennes sont appelées à mettre en place, qu’elles soient de centre droit ou de centre gauche. Compte‑tenu du peu de crédibilité du gouvernement de Berlusconi, Sarkozy, lors de sa conférence de presse du 23 octobre 2011, a expressément déclaré : « Nous faisons confiance au sens de la responsabilité de l’ensemble des autorités italiennes, politiques, financières et économiques. », avec une référence claire aux présidences de la république ainsi qu’à celle de la Banque d’Italie. Ce n’est pas un accident si la présidence de Giorgio Napolitano en est venue à passer d’un organe ga‑rantissant la démocratie pour se transformer en un autre, garant de la dette souveraine, qui se caractérise par un interventionnisme politique destiné à renforcer les « réformes structurelles inévitables » pour la croissance. Lors de son discours de Bruges, comme il l’a été rapporté dans l’édition du 27 octobre 2011 d’Il Sole 24 Ore, le Président Napolitano a exprimé sa satisfaction pour les « innovations significatives » et la contribution de la BCE pour faire face à la crise des dettes d’États ; il a confirmé le rôle central de l’euro dans la

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construction de l’Europe et a affirmé son soutien pour la mise en œuvre des exigences de l’UE concernant l’Italie. Il y a deux autres passages importants dans le discours de Bruges, faisant référence au futur plutôt qu’à la crise ac‑tuelle : « aucune force politique italienne ne peut continuer à gouverner, ou poser sa candidature à gouverner, sans se montrer consciente des décisions, même impopulaires, qu’il faut prendre maintenant dans l’intérêt national et dans l’intérêt européen » ; les mesures de l’UE doivent donc être acceptées et mises en place sans tergiversation. Il est également nécessaire d’agir ainsi – et il s’agit du deuxième message clé – parce que les « transferts de souveraineté au niveau européen » sont désormais inévitables. Le Président Napolitano identifie de manière très précise le Pacte pour l’euro plus, qui vise à : « outre‑passer la division rigide que l’on a voulu insérer dans le traité en vigueur pour protéger les compétences des États nationaux contre une extension progres‑sive de celles de l’Union. »

La majorité et l’opposition en Italie, tout comme cela se passe dans les autres États membres, doivent agir sans s’éloigner des lignes directrices étroites et coercitives établies par l’UE, parce que c’est bien à l’UE que la souveraineté des États‑nations est en train d’être transférée. Nous sommes donc confrontés à un gouvernement de l’UE, très souvent appelé gouvernance, parce que son rôle se concentre sur le contrôle de l’économie et des finances, fonctionnant avec un réseau d’organes de niveaux différents.

La seconde lettre à prendre en compte est bien sûr celle du gouvernement italien à l’occasion du Conseil européen et du Sommet européen du 26 oc‑tobre 2011. Le Sommet européen, j’insiste là-dessus, a acquis une importance institutionnelle spécifique que je souhaiterais mettre en lumière.

Le contenu de la lettre « italienne » – le texte intégral est disponible sur le site internet Il Sole 24 Ore – est simplement une explication plus méticuleuse des points mis en avant par Trichet et Draghi. Il suffit de parcourir l’ordre du jour pour s’en rendre compte. L’Italie est, en particulier, tenue d’approu‑ver d’ici 2012 « une réforme de législation du travail avec comme objectif de faciliter l’embauche et de prêter attention aux besoins de rendement des entreprises grâce, également, à une nouvelle réglementation des licenciements pour motifs économiques concernant les contrats de travail à durée indéter‑minée et à temps-plein. » Il y a ensuite l’énumération de la liste, aujourd’hui bien connue, des réformes structurelles qui concernent les contrats supplé‑mentaires (contrats locaux qui suppléent le contrat de travail national), tels que l’ouverture des marchés au sein des services publics afin de faire jouer la concurrence, notamment à l’échelle locale, ainsi que la libéralisation des professions, le soutien à l’entreprenariat et à l’innovation, la modernisation de la bureaucratie publique avec une simplification des procédures, la rationali‑sation de l’administration de la justice, la réforme de l’architecture constitu‑tionnelle de l’État avec la réduction du nombre de parlementaires et l’aboli‑

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tion des provinces, la réforme fédérale de l’État, la plus grande efficacité des mécanismes de décision et le renforcement du rôle de l’exécutif et de celui de la majorité, la protection de la concurrence et l’engagement pour l’équilibre budgétaire. Le gouvernement veut ainsi réduire les garde-fous qui protègent les retraites, pour s’éloigner de l’héritage et des infrastructures culturels, ratio‑naliser les dépenses publiques et réduire le nombre de salariés dans le secteur public : toutes ces mesures se rapprochant de celles adoptées par l’Espagne, le Portugal et la Grèce.

2. Arrangements institutionnels

Les décisions économiques et financières de l’UE lors de la crise vont de pair avec les changements découlant des arrangements institutionnels. Parmi les décisions du Conseil européen du 23 octobre 2011, les plus pertinentes pour nous sont les points 4 et 7. Le point 4 contient une évaluation positive de l’efficacité des instruments de gouvernance économique qui s’accorde avec le « semestre européen », dont les procédures de coordination au niveau euro‑péen ont, avec le Pacte pour l’euro plus et le « Six-pack », été plus constric‑tives. Dans le point 7, l’accent est mis sur la responsabilité de la Commission européenne en ce qui concerne le respect de la législation de l’UE par l’en‑semble des 27 États membres, notamment concernant le marché interne qui est considéré comme l’étoile polaire de la structure européenne. Il est ensuite fait référence au président du sommet de la zone euro qui « sera désigné par les chefs d’État ou de gouvernement de la zone euro lors de l’élection du président du Conseil européen et pour un mandat de durée identique. Dans l’attente de cette élection, les sommets de la zone euro seront présidés par l’actuel président du Conseil européen. » La nouvelle figure institutionnelle est régie par les règles définies dans l’Annexe 1 de ces Conclusions qui stipulent, c’est à noter, que le Sommet européen doit se tenir juste après le Conseil européen.

Lors du Sommet européen du 26 octobre 2011, en plus des félicitations qui ont fait suite aux obligations auxquelles le gouvernement de Berlusconi a ac‑cepté de se plier dans sa lettre, il est expressément précisé que l’Italie doit : ré‑duire sa dette publique de 7 % d’ici à 2014 – ce qui équivaudrait à une somme d’environ 100 milliards d’euros –, introduire l’équilibre budgétaire dans sa constitution et entreprendre des mesures pour libéraliser les licenciements. La Commission est chargée de contrôler l’exact respect de ce programme que le gouvernement italien, quelle que soit sa couleur politique, est tenu de respec‑ter – ainsi, le président Napolitano a une nouvelle fois répété de manière cris‑pée dans une note officielle datant du 1er novembre 2011 qu’« il considère, désormais, comme inaltérables les décisions effectives prises dans le cadre de la lettre d’obligation adressée par le gouvernement italien aux autorités européennes. »

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Les autres décisions émanant du Sommet européen du 26 octobre ont été l’augmentation des ressources du Fonds européen de stabilité financière (FESF) afin de fournir des garanties aux investisseurs contre les risques et pour l’établissement d’une filiale pour « accroître le montant des ressources disponibles pour octroyer des prêts, afin de permettre la recapitalisation de banques et l’achat d’obligations sur les marchés primaire et secondaire » ; les interventions pour recapitaliser les banques sont déclinées dans l’Annexe 2. L’Annexe 1, elle, contient deux innovations institutionnelles. La première est la transformation de l’Eurogroupe, de concert avec la Commission et la BCE, en un point d’appui de la gestion quotidienne de la zone euro, et l’amélioration de ses structures opérantes avec l’intention de « jouer un rôle central dans la mise en œuvre du Semestre européen ».

Pour rendre effectives les délibérations du Sommet européen – et il s’agit là de la seconde innovation, mentionnée précédemment – une présidence per‑manente a été spécialement établie. À la même date du 26 octobre 2011, van Rompuy a été désigné pour remplir cette fonction avec l’objectif d’être immé‑diatement opératif. Dans l’Annexe 1, dix mesures sont listées dans l’ordre pour établir, entre autres choses, des réunions périodiques du Sommet euro‑péen avec la participation des chefs d’État ou de gouvernement de la zone euro, ainsi que celle du président de la Commission. Ces Sommets européens donneront « des orientations stratégiques concernant les politiques écono‑miques et budgétaires au sein de la zone euro ». L’Eurogroupe, désormais présidé par Jean-Claude Juncker, devra « assurer une coordination sans cesse plus étroite des politiques économiques et favorisera la stabilité financière ». Le point 6 établit que « Le président du sommet de la zone euro, le président de la Commission et le président de l’Eurogroupe se réuniront à intervalles réguliers et au moins une fois par mois. Le président de la BCE pourra être invité à participer à ces réunions. Les présidents des agences de surveillance et le directeur général du FESF/MES (Mécanisme européen de stabilité) pour‑ront également être invités, sur une base ad hoc » 6.

Sans modifier les traités, sans discussion au sein des parlements nationaux, sans débat public, les organes déjà existants ont été transformés et de nou‑veaux ont été créés avec des clauses qui n’étaient pas prévues dans les traités. Petit à petit, suivant l’ancien modèle fonctionnaliste, les pouvoirs du gouver‑nement européen deviennent de plus en plus omniprésents. Cela a été effectué, sous couvert d’entités et de juridictions imbriquées, par le Conseil européen, la Commission, le Conseil à travers ses différentes déclinaisons, l’Eurogroupe et le président du Sommet européen en étroite collaboration avec la BCE et le FESF (et avec le MES, à compter de 2013). Tout ceci a été décidé par les gouvernements et par la technocratie afin de contenter les marchés dont le consensus se fait au détriment de l’avis des citoyens. La confirmation de la suprématie politique des marchés s’est manifestée par leur violente réac‑

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tion lorsque le gouvernement grec a soumis l’idée de proposer un référendum sur le plan de sauvetage le plus récent ; celui-ci a été établi à l’occasion du Sommet européen du 26 octobre 2011. Face à la perspective d’un vote des citoyens, les centres financiers ont fait en sorte que la bourse s’effondre le 1er novembre 2011, faisant bondir les taux d’intérêt des bons d’État. Les mar‑chés décideront, pas les citoyens ; tel était le message du 1er novembre.

En 12 mois, deux ans à peine après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, l’UE a transformé ses institutions et ses procédures de décisions pour ré‑pondre à la crise économique et financière, une méthode qui ne conviendra peut‑être pas à ceux qui croient que les institutions doivent être pensées et organisées more geometrico, alors que, désormais, elles tendent à se dévelop‑per en s’adaptant aux exigences de notre époque. Ces événements au sein de l’UE attestent de la perspicacité de ceux qui soutenaient que l’évolution des institutions est toujours dépendante du poids du passé. Les élites gouvernantes de l’UE sont tout à fait conscientes de cela et agissent effectivement de ma‑nière pragmatique tout en ne perdant pas de vue les objectifs de la construc‑tion européenne. Pour reprendre les termes prononcés par Wolfang Schäuble, le ministre des Finances allemand dans une interview : « Nous savons tous que nous devons continuer à construire l’Europe. Nous devons avancer pas à pas ; pas seulement pour aujourd’hui mais pour demain et après-demain » 7. Schäuble résume, en quelques phrases claires, des bibliothèques entières de livres consacrés à expliquer la méthode fonctionnaliste de construction de l’Europe, théorisée par Jean Monnet, son fondateur, et exposée à travers les mots inspirés de la Déclaration de Schuman du 9 mai 1950 : « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait » 8.

La première Communauté, la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier), a clairement défini le contexte dans lequel les « faits concrets » allaient être créés : le contexte économique et plus spécifiquement celui de l’acier et du charbon. Avec la CEE, le marché commun a été placé au centre ; avec le traité de Maastricht, l’UE a défini l’objectif du marché unique avec la suppression des frontières pour la libre circulation des marchandises, des personnes, des capitaux et des services (« les quatre libertés »). Avec l’euro, la monnaie unique dans 17 des 27 États membres de l’UE, nous en venons au challenge le plus ardu parce que l’euro n’est pas gouverné par un État souve‑rain, par une confédération ou une fédération d’États. Face à la souveraineté de la devise : la BCE – décrite par Rainer Weinert comme la « gardienne de la stabilité de la valeur de la monnaie » (Der Hüter der Geldwertstabilität) 9 – il n’y a pas de « décideur unique » en ce qui concerne les politiques fiscales européennes.

Pour compenser ce manque, qui dans cette phase historique est le problème de l’UE, la proposition avancée par George Soros (ainsi que d’autres) n’a pas

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été retenue : il proposait de créer un ministère européen des Finances 10. La solution finalement adoptée est plus pragmatique et reprend les idées du Plan Werner de 1970 qui a préfiguré un centre communautaire unique pour les décisions concernant la politique budgétaire, aujourd’hui constitué de l’Euro‑groupe, la Commission, l’ECOFIN et du Conseil européen. Le Plan Werner, tel qu’il a été articulé par A. Santagostino, a en fait débouché sur une supervi‑sion préalable par la Communauté des budgets établis par les gouvernements de manière définitive, afin d’imposer les exigences requises pour que les poli‑tiques fiscales nationales contribuent à la stabilité de la monnaie : c’est ce que le Pacte pour l’euro plus a fini par établir 11.

3. Les normes fondamentales des traités

De nombreux ouvrages ont été rédigés pour analyser les caractéristiques essentielles de la construction européenne et de nombreuses « théories » dis‑parates ont été développées. Il aurait toutefois peut-être été suffisant de se concentrer sur les écrits de Jean Monnet, ou sur les normes fondamentales des traités tels qu’ils ont été interprétés par la Cour de justice, ou sur les anciens mais lucides essais de David Mitrany, pour se rendre compte que la structure européenne, grâce à la médiation d’accumulation successive de juridictions, avait eu comme priorité la construction d’un marché supranational unique au sein duquel les institutions, les relations sociales, les conditions environne‑mentales et infrastructurelles, les « quatre libertés », les politiques « sociales » et d’éducation, sont toutes orientées pour obtenir une économie hautement compétitive au sein du marché global.

Ce projet d’union économique, d’un marché supranational unique, néces‑site des systèmes institutionnels qui diffèrent de ceux de la démocratie re‑présentative. Mitrany était le premier à théoriser la contradiction entre une démocratie fonctionnant par le vote et une démocratie opérationnelle ; main‑tenir aujourd’hui cette autorité est légitimé par les résultats obtenus ; en tant que démocratie de la production, cela dépend de l’efficacité ; en premier lieu, l’efficacité du marché qui voit le consommateur « voter » tous les jours avec ses pieds, en choisissant le commerçant qui satisfait sa demande au prix le plus bas 12.

En outre, Mitrany a théorisé l’évolution spontanée d’institutions commu‑nautaires « secteur par secteur » de telle manière que chaque fonction en générerait graduellement d’autres. Il s’agit de la grande idée selon laquelle l’intégration économique produirait l’intégration politique : la même idée que celle de Monnet lorsqu’il a développé son plan de Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) qui allait déboucher sur une fédération po‑litique européenne via l’intégration successive des différentes zones écono‑miques. Le résultat n’a pas été la création d’une société européenne dotée

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d’une constitution démocratique, mais une société de marché avec une consti‑tution économique qui a renversé les principes des chartes constitutionnelles du xixe siècle.

La construction de la Communauté et désormais de l’Union européenne a mis l’accent sur le rôle du marché, de la société commerciale et de la finance, qui sont devenus les « commandants » des relations économiques, sociales et institutionnelles. La domination de l’économie au détriment de la société, l’économisme, tellement caractéristique de la culture capitaliste, trouve ses instruments spécifiques dans les articles 101-109 du traité sur le fonctionne‑ment de l’Union européenne ; les anciens articles 81-89 du traité CEE (traité de Rome) reproduits dans la lettre – définis de manière pertinente en tant que dispositions pour l’application des impératifs économiques – et dans le traité de Maastricht, figurant dans les protocoles 12 et 13 du traité de Lisbonne qui établissent la stabilité des prix, l’endiguement des dépenses publiques et la convergence des politiques.

C’est pour cette raison que Fabio Merusi était en mesure d’évoquer, fiè‑rement, il y a bien des années, la Communauté européenne comme la fos-soyeuse de l’article de 41 de la Constitution italienne : « le gouvernement italien, principal promoteur du traité de Rome portant sur l’établissement de la Communauté économique européenne, avait introduit dans le système de gouvernement une bombe à retardement qui, une fois qu’elle aurait explosé, détruirait radicalement le système et, de ce fait, l’obligerait à être régénéré dans un sens diamétralement opposé : le marché commun a été fondé en se basant sur les institutions du marché ainsi que sur la concurrence. La transfor‑mation progressive de la Communauté en une fédération d’États allait égale‑ment introduire au sein de l’État fédéral italien le marché et la concurrence à la place de l’intervention dans l’économie » 13. Merusi avait bien compris que la « constitutionnalisation » du marché concurrentiel se produirait grâce à l’UE, et désormais, nous sommes à l’aube de sa formalisation si la modification des articles 41 et 81 de la Constitution italienne sont approuvés conformément aux projets de lois proposés par le gouvernement et actuellement débattus au sein de la Camera 14.

Comme je l’ai évoqué précédemment, un certain nombre de théories ont été formulées sur l’intégration européenne – de l’imperium mixtum de Cassese à la gouvernance multi-niveaux de Pernice, en passant par l’État-Régulateur de Majone ou la démocratie post-nationale de Scharpf – mais il aurait sim‑plement suffit de regarder, sans œillères idéologiques, « les mots et le fonc‑tionnement » des institutions européennes pour en tirer deux conclusions. La première, déjà synthétisée de manière claire par Walter Hallstein, est que la Communauté « est la création de la loi, elle est l’instigatrice de la loi et l’ordre légal » 15 ; ce que la Cour de justice a rapidement légitimé, confirmant que les institutions européennes sont une « communauté de loi ». La seconde conclu‑

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sion, également légitimée par les jugements de la Cour, est qu’il y a, avec les traités, un transfert de souveraineté de la part des États membres, juridiction par juridiction.

Il existe effectivement une caractéristique originale de la construction euro‑péenne ; c’est que l’UE est un ordre juridique du marché, dépassant les États nationaux.

Jusqu’à aujourd’hui, le marché capitaliste et l’État national ont été des orga‑nismes entremêlés, l’un ayant été créé pour et par la médiation de l’autre ; à l’époque du marché global (c’est la nouveauté) il y a une affirmation des larges espaces économiques supranationaux, gérés avec des instruments juri‑diques (avec des textes de lois contraignants et non contraignants) qui ne sont désormais plus maniés par les États-nations comme au temps de l’empire bri‑tannique « libéral », ou du brutal Reich des nazis et de son Großraum, ou plus récemment de l’hégémonie impériale des États-Unis. Ce sont les organismes supranationaux qui construisent et gèrent ces espaces. L’UE est l’expérience la plus avancée dans l’organisation d’un large espace économique et les pays européens agissent en tant que rouages de cet objectif d’un marché unique continental.

L’État n’est plus la condition requise pour la construction, l’existence et le développement du marché capitaliste. Au‑delà de l’État, le marché demeure. Et, une fois encore, il ne s’agit pas du résultat spontané des forces écono‑miques, mais de la construction consciente à laquelle participent les États, la technocratie et les élites financières et entrepreneuriales. La gestion politique des grands espaces économiques est confiée aux centres supranationaux de décision qui apparaissent sans légitimation démocratique et se développent sans consensus démocratique, pas même un consensus électoral. Gianni Ferrara a totalement raison lorsqu’il décrivait, il y a déjà plusieurs années, ce processus comme une « libération hors de la démocratie ». C’est pour ça que l’observation de Fausto Bertinotti est tout aussi pertinente lorsqu’il parle de « l’imperméabilité » des institutions de l’UE dans les instances démocra‑tiques 16. Il ne s’agit pas d’un déficit de démocratie, comme cela est débattu depuis des décennies. Au sein de l’UE, nous observons un transfert de souve‑raineté vers des entités – constituées par les chefs d’État ou de gouvernement, la technocratie et les centres économico-financiers – guidées par des straté‑gies opératives et des lignes conductrices seulement dédiées à la construction et à la gestion des marchés. Bruxelles et Francfort sont devenues les centres du pouvoir : un circuit d’institutions au service des marchés, duquel la démo‑cratie a été expulsée 17.

Si on veut identifier les modèles heuristiques pour donner un aperçu du dé‑veloppement de l’UE, on peut se tourner vers l’appareil de catégories de l’Or-do-liberalismus. C’est une erreur de considérer les (néo)libéraux comme des partisans de l’État minimaliste simplement destiné à être un « garde de nuit »,

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garant uniquement de la sécurité et de l’ordre public, comme si la société de marché pouvait vivre dans des conditions d’anarchie sans institutions plus globales, sans systèmes légaux articulés ou sans règles et régulateurs (désor‑mais appelés « autorités administratives indépendantes »). Au contraire, les (néo)libéraux (d’Eucken à Müller-Armack, en passant par Röpke et Erhard, et j’inclurai aussi Hayek) ont toujours clamé l’importance capitale de l’ordre légal pour le marché, en insistant sur le fait que l’échelle peut exister et se développer au‑delà de l’État national – qui n’est qu’une de ses manifesta‑tions possibles. Dans les écrits de Robbins et d’Einaudi il y a des analyses des connexions entre le marché et le fédéralisme politique au niveau supra‑national ; comme ils l’expliquent, le marché n’a pas besoin d’être protégé et d’être enfermé au sein des frontières de l’État‑nation pour fonctionner 18. Ce dont nous avons besoin, ce sont d’institutions capables de protéger le respect des contrats et la propriété privée, dans le cadre de la garantie d’une société fonctionnant intégralement à travers le marché : de la libre concurrence à la reproduction et la mobilité de la main-d’œuvre.

Nous faisons face à l’expérience historique d’un imperium œconomicum. L’intégration européenne s’effectue via une « révolution permanente du mar‑ché », qui redéfinit et bouleverse la souveraineté elle-même. À la question : « qui, aujourd’hui, est le souverain dans l’UE ? » Sonja Puntscher Riekmann a répondu il y a dix ans de cela : la Commission qui, avec le soutien de la Cour de justice, a assumé le rôle de Statthalter, de Proconsul, supérieur aux États 19. Aujourd’hui, en se rapprochant plus de la réalité, on pourrait dire que les mar‑chés sont les souverains et que l’UE gouverne en leur nom.

L’expression « libéralisme intégré » a été constituée pour exprimer l’inter‑pénétration entre les institutions et les marchés ; j’ai utilisé l’expression impe-rium œconomicum inventée par Puntscher Riekmann. On pourrait estimer que le parallélisme qu’elle dresse entre la Commission européenne d’aujourd’hui et les commissaires de l’Ancien Régime, envoyés dans les provinces avec la mission de détruire les privilégiés locaux et les principautés dans le but de centraliser le pouvoir de l’État monarchiste national, est tiré par les che‑veux ; mais, en revanche, on ne peut pas contester sa théorie selon laquelle dans le projet du marché mondial, qui guide les forces capitalistes ainsi que ses élites au pouvoir, la suprématie politique de l’économie capitaliste est exprimée. Pour cette raison, les questions de souveraineté et de démocratie paraissent inappropriées et anachroniques ; elles sont remplacées par celles qui concernent le rendement économique et l’efficacité des décisions, ce qui caractérise la démocratie de la production.

Puntscher Riekmann soutenait que les centres de décision connectés aux réseaux d’intérêts économiques et les appareils administratifs « remplacent les souverains » : le pouvoir in actu et non in situ. On peut se demander, en reprenant une expression de Michel Foucault : existe‑t‑il un pouvoir sans un

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centre, qui est manifesté seulement par des actes ? La réponse est sous nos yeux dans cet empire de la richesse où la loi est la minimisation des coûts et la maximisation des profits, où chaque individu est un agent du marché. Le marché mondial est devenu la res publica 20.

L’UE ressemble de plus en plus à un imperium œconomicum, une société de marché sans démocratie, dans laquelle même le cens est réétabli : la capacité de voter étant mesurée et pesée avec de l’argent. Qui possède le plus, vaut le plus.

Notes

1) Camera dei deputati, www.camera.it , l’Assemblée Générale.2) Conclusions du Conseil européen des 24 et 25 mars 2011, Annexe 1 « Coordination renforcée des

politiques économiques pour la compétitivité et la convergence ».3) DEF, Camera dei deputati, doc. LVII, n. 4, p. 5 (document disponible en version anglaise sur http://

ec.europa.eu/economy_finance/economic_governance/sgp/pdf/20_scps/2011/01_programme/it_2011-04-13_sp_en.pdf).

4) Conseil de l’Union européenne, le 4 octobre 2011, n. 14998/11, www.consilium.europa.eu5) Corriere della Sera, 29 septembre 2011, p. 3.6) http://www.consilium.europa.eu7) Die Zeit, n° 40, 2011, p. 5.8) Extrait de Le plan Schuman dans l’histoire, rédigé par Andreas Wilkens, broché, Bruxelles, 2004,

p. 45-47.9) Extrait de Europäisierung nationaler Gesllschaften, rédigé par Maurizio Bach, Kölner Zeitschrift für

Soziologie und Sozialpsychologie, Sonderheft 40/2000, p. 69.10) Il Sole 24 Ore, 18 septembre 2011, p. 19.11) Extrait de Culture economiche e scelte politiche nella costruzione europea, rédigé par Daniela

Felisini, Bari, 2010, p. 112-118.12) A Working Peace System, rédigé par David Mitrany, Londres, 1943, p. 6 et 9.13) Democrazia e autorità indipendenti [Démocratie et autorités indépendantes], Bologne, 2000, p. 13-14.14) Pour la réforme de l’article 41, cf. XVI Legislatura, Disegno di legge, Atto Camera n. 4144-A,

accompagnée de la Relazione della 1a Commissione ; pour l’article 81, voir XVI Legislatura, Disegno di legge, Atto Camera n. 4620.

15) Extrait de « Sie ist Schöpfung des Rechts, sie ist Rechtsquelle, und sie ist Rechtsordnung », rédigé par Walter Hallestein, Die Europäische Gemeinschaft, Düsseldorf, 1973, p. 33.

16) Extrait de Ripensare lo Stato, rédigé par Gianni Ferrara, Milan, 2003, p. 683 ; extrait de Alternative per il socialismo, rédigé par Fausto Bertinotti, n° 18, p. 16.

17) Extrait de The Lisbon Treaty, rédigé par Paul Craig, Oxford, 2010, p. 287-91.18) Extrait de Economic Planning and International Order, rédigé par Lionel Robbins, Londres, 1937 ;

Extrait de I. problemi economici della federazione europea, rédigé par Luigi Einaudi, Milan, 1945, réimprimé en 2004.

19) Extrait de Europäisierung nationaler Gesellschaften, op. cit., p. 147.20) Extrait de Die kommissarische Neuordnung Europas, rédigé par Sonja Puntscher Riekmann, Vienne-

New York, 1998, p. 7-12 et 16.

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Agir pour la démocratie

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La volonté d’actualiser les réflexions sur la démocratisation de l’éco‑nomie n’a pas surgi par hasard mais exprime la tentative, spécifique à

chaque période historique 1, d’apporter des réponses à des processus de trans‑formation profonds du genre crise (Castel 2011) et à une conduite politique totalement erronée. Au cours de crises où non seulement un tournant décisif dans le cycle conjoncturel a eu lieu, mais où la société et l’État ont été pris en otage – donc au cours des grandes crises –, on assiste toujours à des efforts pour définir des programmes alternatifs de grande portée. S’agissant de la por‑tée transformatrice des conceptions de la démocratie économique, la question reste ouverte de savoir jusqu’où doit aller la restructuration du mode de pro‑duction capitaliste et de la société bourgeoise – d’une certaine façon, il y a là un laboratoire social ouvert. Le point de départ de toute nouvelle conceptuali‑sation est la configuration spécifique d’une crise donnée. Le rôle que peuvent jouer aujourd’hui des alternatives fondées sur la démocratie économique dé‑pend donc, en grande partie, de la phase dont on analyse les processus de crise actuels. Comme il n’y a pas unanimité sur les causes des crises, les mesures anticrise sont, elles aussi, matière à controverse. Les formes d’apparition de la crise actuelle sont la volatilité des marchés financiers, la contamination des bilans bancaires et l’endettement des États. Ils génèrent un pouvoir de destruc‑tion systémique. Pour limiter ce pouvoir, les États se voient contraints d’inves‑tir une part de plus en plus grande de la richesse publique. Ainsi, une crise des marchés financiers se transforme en crises d’État qui, à leur tour – consé‑quence de la politique d’austérité –, deviennent des crises sociales.

La démocratie économique – Une alternative européenne ?

Joachim Bischoff Économiste, co-éditeur de la revue Sozialismus, Hambourg

Richard DetjeMembre de l’association scientifique d’analyse du capitalisme et de la politique sociale WISSENTransfer

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Majoritairement, les milieux politiques en Europe sont persuadés que des déficits publics trop élevés et un comportement irresponsable des décideurs dans les pays tels que la Grèce, le Portugal, l’Espagne et l’Irlande, sont à l’ori‑gine de la crise. Leur recette est la suivante : réduction des déficits, politique budgétaire plus sévère, règlements plus stricts pour le paiement des dettes et sanctions en cas de non respect du nouveau régime budgétaire. En attendant que ces mesures produisent leur effet, ce qu’on appelle les « parachutes de sauvetage » (à savoir des crédits internationaux) permettront de faire la jonc‑tion. Toutefois, cette approche mène une partie de l’économie européenne vers le désastre et non vers une solution. La crise a, depuis longtemps, frappé tous les niveaux de l’élaboration démocratique dans l’UE et ses États membres.

La cause essentielle de l’endettement public massif est à chercher aussi dans les défauts de la construction de l’euro. Mais, avant tout, elle réside dans les structures de la distribution de la richesse sociale et leur aggravation due à une politique fiscale erronée. Les principaux pays capitalistes ont réagi à la fai‑blesse chronique de l’accumulation et de la croissance depuis les années 1980 par une politique de baisse des impôts. Les secteurs publics ont été réduits et les processus de redistribution sociale des États ont été paralysés. Cela a eu pour effet de creuser de plus en plus les écarts entre les revenus et entre les patrimoines, et d’élargir démesurément les secteurs financiers (la financiari‑sation).

En outre, un regard plus attentif sur les processus de la crise financière nous amène à dire que nous avons affaire à une cascade durable de crises. Une caractéristique de la grande crise qui a sévi depuis le milieu de l’année 2007 jusqu’à nos jours est l’engrenage de la crise financière avec un processus de crise de l’accumulation réelle du capital. Les formes d’instabilité financière doivent être considérées comme le fruit d’un processus aux variations ra‑pides des prix des investissements financiers, capitalistiques et patrimoniaux par rapport aux prix de la production courante. À première vue, on pourrait penser que la crise financière a seulement causé un rétrécissement massif de l’économie mondiale réelle. Mais, dans les faits, nous avons depuis le début également affaire à une crise chronique des processus réels de création de la valeur et de valorisation 2. Le processus de crise menaçait d’échapper à tout contrôle dans sa totalité, du moins dans la périphérie de l’UE. Désormais, c’est l’Union monétaire et économique de l’Europe qui est dans une impasse sociopolitique.

La politique dominante accepte une dépression économique accompagnée d’une violation de plus en plus marquée des règles démocratiques de par‑ticipation. Elle devrait miser sur des stimulations de la croissance et, dans le contexte d’une accumulation durable du capital, s’orienter vers un recul progressif des déficits et des dettes. Malgré les parachutes de sauvetage et les interventions de la BCE, l’économie mondiale est placée devant un énorme

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défi : dans la mesure où la décélération économique s’accélère, les problèmes financiers grandissent. Comment affronter ce problème ? La réduction des dettes et des déficits publics doit être accompagnée de mesures de stabilisation de l’accumulation du capital, et de la croissance économique. Et la zone euro doit élaborer des modalités de compensation pour maintenir les équilibres de la productivité et de la compétitivité.

L’introduction de l’euro et la fin des cours de change flottants ont renforcé de manière déterminante les différences entre les niveaux de développement des pays européens : l’Allemagne a continué de perfectionner sa capacité exporta‑trice dans des secteurs industriels hautement productifs 3, tandis que les modèles productifs des pays méditerranéens membres de l’UE demeuraient trop faibles pour leur permettre de devenir, de manière durable, créateurs de valeur : leurs bilans restaient durablement déficitaires et l’endettement grandissait. La crise était prévisible, la crise de l’endettement n’étant que le révélateur de niveaux de productivité différents dans des régimes d’accumulation différents.

Les forces du marché ne sont pas en mesure de créer, dans l’espace euro‑péen, les conditions économiques requises pour le développement durable de toutes les économies nationales. C’est une erreur de vouloir, à l’intérieur d’une union monétaire, imposer que le développement durable soit conditionné par des excédents budgétaires. Dans une région économique extrêmement inter‑dépendante comme l’est l’UE, il est impossible d’espérer que chaque pays puisse présenter chaque année un bilan budgétaire en complet équilibre. Par conséquent, si des mesures d’ajustement sont indispensables pour les pays déficitaires, elles le sont tout autant pour les pays excédentaires. Par exemple, les excédents pourraient être réduits en renforçant la demande de produits importés. L’orientation vers l’exportation devrait être freinée et la production plus fortement tournée vers le marché intérieur. Comme un nombre croissant de pays est touché par la crise, les parachutes de sauvetage ne suffiront pas. Les interventions de la BCE doivent être plus fortes, même à court terme. En font partie une politique monétaire plus souple de la BCE avec une baisse effective des intérêts, la réorganisation du système des changes et une poli‑tique favorisant le renforcement et la restructuration des processus sociaux de création de valeur.

La dimension postdémocratique de la crise

L’exclusion sociale est une atteinte à la démocratie. Pour certaines analyses critiques, la décomposition de la démocratie se réduit au fait que les élites économiques ont vidé les institutions politiques de leur contenu social et de leur pouvoir. Les missions des institutions du champ politique (parlement, séparation des pouvoirs, justice indépendante) restent intactes en apparence. Mais, en profondeur, les rapports sont depuis longtemps postdémocratiques.

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En Allemagne, le « régime d’austérité », inscrit dans la Constitution sous l’appellation « frein à l’endettement », suit la logique de la légitimité politique des « contraintes » et, dans les faits, élimine la décision démocratique de la vie de la communauté. Là où des intérêts économiques sont transformés en « contraintes » et où, de ce fait, l’alternative démocratique n’existe plus, même une « légitimation par une procédure » n’a aucun sens parce que le contenu est déterminé à l’avance. Le transfert de ce modèle à l’Europe entraîne simulta‑nément une « déseuropéisation » : les processus de décision sont organisés au niveau intergouvernemental, essentiellement entre l’Allemagne et la France ; les majorités au Conseil européen sont parcellisées, tandis que la Commission de l’UE, et encore plus le Parlement européen, deviennent spectateurs.

La démocratie économique : un renouvellement stratégique

Après avoir remporté ses premiers succès pour imposer la démocratie po‑litique, le mouvement ouvrier s’est orienté vers la démocratisation des entre‑prises, afin que les salariés et leurs représentants puissent disposer de leurs propres droits institutionnels, de leurs organisations et commissions représen‑tatives, avec des pouvoirs aussi grands que possible. Ce fut – avec des perspec‑tives transformatrices de portée diverse – le programme du mouvement ouvrier social-démocrate de gauche. Ce « modèle » du transfert de la démocratie « de la politique vers l’économie » ne fonctionne pas. Premièrement, parce que le domaine politique lui‑même, en évacuant la démocratie, s’est délégitimé. Cela n’a aucun sens de vouloir généraliser un système politique qui fonctionne de plus en plus mal, tant au plan de la prise de décision que de la représentation, et qui est discrédité. Deuxièmement, parce que le système de domination au niveau de l’entreprise a changé. Dans le fordisme, l’opposition entre le capital et le travail était présente et devenait évidente dans la pratique des discussions entre les parties ; l’objectif à atteindre était clair : limiter le pouvoir du capital.

Mais quand ce type de démocratie ne concerne plus que des secteurs de plus en plus réduits, de nouvelles options émergent. Alors que la stratégie de fixation des frontières visait, en dernière instance, la séparation entre les fonc‑tions du capital et celles du travail et ne contestait pas le fait que, sans chan‑gement du mode de production capitaliste, le droit souverain d’investir restait du domaine exclusif du capital, aujourd’hui ce droit souverain doit être mis en question. Là où il n’est plus possible de fixer des frontières selon le mode ancien commence le débat sur le cadre et par conséquent sur la répartition des investissements, sur les ressources humaines, les budgets, les allocations de temps, sur la passation des commandes, ainsi que sur les façons de les traiter. La politique de l’entreprise ne constitue donc plus un domaine réservé du management mais entre dans le champ de la représentation des intérêts des salariés.

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La démocratie économique est une stratégie qui a pour objectif le pilotage de l’économie et de la société par la démocratie, l’écologie et le social. La question de la propriété n’est absolument pas une question sans importance, mais il faut déterminer la manière dont elle intervient dans la direction et la ré‑gulation des investissements, des postes de travail, des besoins sociaux et des conditions de vie sociales. Tout aussi importants sont la gestion et le contrôle des droits liés à la propriété privée dans une « économie mixte » démocrati‑sée. Il s’ensuit que, dans la démocratie économique, la question primordiale n’est pas celle de la « propriété » mais celle du « pouvoir de décision ». Il s’agit d’une nouvelle distribution du pouvoir économique et social, au détri‑ment des élites d’aujourd’hui.

La gauche doit être à l’initiative et promouvoir un débat européen sur les orientations du futur développement économique : sur le « pour quoi » (par exemple les buts de la transition sociale et écologique avec une importance croissante accordée aux marchés intérieurs régionaux au détriment des ré‑gimes concurrentiels orientés vers l’exportation), sur le « quoi » (par exemple de nouveaux concepts de mobilité, des concepts transnationaux en matière d’économie d’énergie et de production d’énergies renouvelables) et sur le « comment » de la production (avant tout de nouvelles approches d’une poli‑tique favorisant la santé au travail et basée sur une codécision plus large). Tout cela fait partie d’une réforme démocratique, fondamentale, de la législation européenne sur les entreprises.

Au‑delà des contextes socio‑économiques et politiques différents, les ten‑tatives historiques de programmation économique, globale ou sectorielle, ont eu en commun le fait d’être conçues « d’en haut ». Fondamentalement, conquérir le pouvoir dans la superstructure politique était considéré comme la condition préalable du contrôle démocratique du développement écono‑mique. L’héritage historique réduit aussi la question de la démocratie éco‑nomique à celle de la propriété – ce qui d’ailleurs continue 4. Il est hors de doute que dans la capacité de piloter l’ensemble de l’économie, dans la dis‑tribution de la richesse sociale et la configuration des conditions de travail, apparaissent les questions centrales de pouvoir dans un mode de production capitaliste dont les caractéristiques sont l’anarchie du marché et le pouvoir de décision sur les moyens de production et l’emploi pour les détenteurs de capitaux. Le rôle social du travail est reconnu a posteriori, quand les mar‑chandises et les services peuvent être vendus de manière rentable. Or cela, à son tour, provoque de violents processus de crise si le capital a été investi dans de mauvaises proportions dans des secteurs qui ne sont plus en expansion, comme ce fut le cas dans les années avant l’éclatement de la grande crise sur les marchés financiers et dans le secteur immobilier. Mais le rôle social du travail, ou plus précisément la décision démocratique dans la manière de tra‑vailler et les besoins pour lesquels sont organisés les processus de production

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et de prestations de service, ne se concrétise pas par l’appel à une interven‑tion de l’État pour changer les conditions de propriété. Même au sens d’une condition obligatoire (socialisation de la propriété) et d’un résultat (contrôle démocratique de l’économie). Au vingtième siècle, en suivant cette logique, la gauche syndicale et politique a connu plusieurs échecs – et ce faisant elle a, de manière répétée, dérapé partiellement vers le volontarisme.

Pour traiter le versant « politique de main d’œuvre » de la grande crise, un nouveau projet de démocratisation de l’économie doit proposer des chan‑gements qui vont très loin, tant à l’intérieur des entreprises qu’en ce qui concerne l’organisation du travail. Les mots clés d’un tel projet sont : gestion pour les actionnaires, externalisation et concentration sur le cœur du métier le plus rentable, gestion par le marché au sein de l’entreprise, déhiérarchi‑sation, subjectivisation du travail. Cela signifie : « On ne peut pas continuer de répartir les responsabilités selon le modèle fordiste, dans lequel la direc‑tion de l’entreprise exerce seule le contrôle des processus productifs et où la démocratisation de l’économie se réduit au développement des droits sociaux. La démocratie doit englober toute l’entreprise. Il faut qu’émerge un intérêt collectif, qui légitime les activités économiques de l’entreprise » (Aglietta/Rebérioux, 2005 : 23).

La « nouvelle démocratie économique » s’avère donc être un programme complexe : de la participation démocratique dans l’entreprise au contrôle macro‑économique de l’économie. Il s’agit d’une nouvelle tentative de trouver une solution globale. La dimension « travail » de la crise rend l’intrication net‑tement visible : le rééquilibrage des écarts en matière de développement écono‑mique réel – qui sont à la base des relations entre créanciers et débiteurs – exige des régimes de production et de travail différents. Et l’échec de l’accumulation pilotée par les marchés financiers exige de nouvelles discussions sur une gou‑vernance durable des entreprises, dont le point essentiel est sans doute de déter‑miner jusqu’où il sera possible d’articuler les exigences en matière de pilotage de l’économie avec un concept d’activation « par le bas ».

Dans le capitalisme civilisé par l’État social, des passerelles existent entre le « comment », le « quoi » et le « pour quoi » du travail productif et de la presta‑tion de services, essentiellement par des interventions sur le marché du travail (sociétés de travail intérimaire, travail à temps partiel, préretraites, allocations de chômage, formation continue, etc.). Ces mesures restent indispensables – mais en temps de bouleversements systémiques profonds comme les crises, elles ne vont plus assez loin. Il ne s’agit plus d’amortir des dégâts collatéraux mais de piloter l’économie dans son ensemble. À ce stade, il faut de nouvelles proposi‑tions de démocratisation du travail. Nous estimons qu’elles devront se situer à tous les niveaux : sectoriel, national, européen‑transnational.

Les déséquilibres mondiaux révélés par la grande crise, tout comme les tendances à la stagnation dans les sociétés capitalistes hautement développées

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et les processus de crise écologique, constituent des défis énormes qu’une politique de restructuration tournée vers l’avenir devra affronter.

Dans le cadre de la gouvernance globale de l’économie, il existe de nom‑breux niveaux d’intervention :● Contrôle des marchés financiers : les banques, en tant que prestataires de

services de la création de la valeur réelle et de la restructuration – contrôlées par des « conseils financiers publics ». La mise à disposition de moyens issus de l’impôt est transformée en parts de propriété publique.

● Nouvelle régulation : contrôle des sources de profit, nationalisation des agences de notation, limitation stricte des fonds d’investissement, etc. Extension du secteur bancaire public, municipal et corporatif.

● L’idée de Stiglitz d’une grande banque publique (dans laquelle seront incor‑porées les institutions bancaires publiques existantes) qui traitera les pro‑grammes des marchés financiers et à travers laquelle l’apport de liquidités aux personnes privées sera largement sécurisé, pourrait être un puissant ins‑trument pour le contrôle public indirect – et servir à faire reculer le pouvoir économique des institutions financières privées.

● Pluralité des formes de propriété – économie mixte –, renationalisation de la propriété privatisée ; obligations strictes imposées à la propriété privée dans le secteur d’activité des services d’intérêt général (éducation, santé, etc.).

● Renforcement du système de négociation salariale – aucune zone ne sera exemptée de la signature d’accords salariaux ; fixation d’un salaire mini‑mum légal et allègement de la déclaration d’application obligatoire des accords salariaux.

● Extension de la présence syndicale et des droits d’intervention, vu la très forte croissance – pendant dernière décennie – d’un secteur de bas salaires avec des entreprises refusant d’appliquer les droits syndicaux élémentaires et de codécision ou les niant.Nécessité absolue de changer d’orientation dans l’organisation du secteur pu‑

blic et de l’État social. Augmenter, dans les prestations fournies par les services publics et sociaux, la part de l’investissement humain jusqu’au niveau de ce qui existe dans les pays scandinaves apporterait des millions d’emplois nouveaux, conformes aux normes sociales, et améliorerait fortement les conditions de tra‑vail, y compris dans les secteurs privés qui dispensent des services d’assistance sociale et à la personne. Pour y parvenir, il faut un accroissement fort et durable des recettes publiques, égal à plusieurs points de pourcentage du PIB.

La dimension européenne

Au cours des dernières années, l’Union européenne et l’Eurogroupe ont pris de l’importance et, dans la grande crise, ils sont devenus eux‑mêmes un foyer générateur de crise à cause de la prédominance de l’intégration monétaire sur

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l’intégration économique réelle et, par suite, de la pression des marchés finan‑ciers pour la privatisation croissante des systèmes de sécurité sociale, notam‑ment des systèmes de retraites devenus un domaine d’investissement rentable pour les capitaux ; et, d’autre part, à cause d’un régime d’accumulation fondé sur de grandes différences de compétitivité entraînant des balances commer‑ciales déséquilibrées et l’endettement des États déficitaires. L’espoir qu’une intégration monétaire conduirait à un ajustement, ou réajustement, des proces‑sus économiques réels, et donc au nivellement des différences de productivité, a été totalement déçu. C’est tout le contraire qui a eu lieu.

La démocratie économique en Europe doit corriger ce déséquilibre. Il est exclu de renoncer à l’intégration monétaire et de revenir aux monnaies nationales. C’est plutôt à l’intérieur des structures de l’économie réelle que doit se poursuivre le processus d’intégration, par la mise en place d’une poli‑tique commune au niveau des infrastructures régionales et industrielles. Sous Jacques Delors, la Commission européenne avait d’ailleurs prévu un tel pro‑cessus au cours de la période préparatoire de l’intégration monétaire et paral‑lèlement à celle‑ci (voir les Livres blancs respectifs), mais cela n’a pas pu être imposé à cause de la résistance des États économiquement les plus forts. Cela démontre qu’un régime nouveau se heurte essentiellement à des résistances inhérentes aux politiques de domination, qui toutefois se trouvent affaiblies dans la crise actuelle de l’UE, comme le montre la relance du débat sur la nécessité d’un gouvernement économique européen. Néanmoins, ce que l’an‑cienne Commission de l’UE a conçu sous la forme d’un acte technocratique doit devenir un thème de discussion dans l’opinion publique européenne, lors d’un débat européen sur les objectifs du développement économique futur, sur « le pour quoi » (par exemple sur les objectifs d’une transition sociale et éco‑logique donnant une importance plus grande aux marchés intérieurs régionaux face aux systèmes concurrentiels orientés vers l’exportation), sur « le quoi » (par exemple de nouveaux concepts de mobilité, des concepts transnationaux pour économiser l’énergie et produire des énergies renouvelables) et sur « le comment » (essentiellement des approches nouvelles vers une politique de main-d’œuvre préservant et favorisant la santé et basée sur l’élargissement de la codécision, comme celle présentée dans le rapport HIRES). Cela nécessite une réforme fondamentale et démocratique de la directive européenne sur les entreprises.

Les progrès de l’intégration de l’économie réelle doivent être soutenus par un dispositif financier européen nouveau. Cela exige une réforme en profon‑deur de la Banque centrale européenne, une extension de sa mission qui ne devra plus être exclusivement limitée au maintien de la stabilité des prix et des parités de change. Dans les faits, la BCE, poussée par la nécessité, s’est donné dans la crise d’autres missions telle que celle de « prêteur », en achetant des obligations d’États fortement endettés. Cette politique défensive – des‑

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serrement de l’étau des marchés financiers – peut devenir plus offensive, si la BCE, et le système des banques centrales auquel elle est liée, assurent la promotion d’un financement européen, soit directement par des crédits à à faibles taux d’intérêt, soit par l’intermédiaire des États membres. Ainsi, une institution quasi officielle accomplirait une mission importante, à savoir jugu‑ler et domestiquer pas à pas le secteur financier privé qui a pour moteur le profit maximum.

La construction d’un modèle social européen est une action indispensable pour parvenir au renouvellement de la démocratie économique en Europe. Il est étonnant de constater à quel point les luttes menées en Europe contre la casse sociale et la privatisation sont parcellisées, bien que les attaques soient partout les mêmes : par exemple la retraite à 67 ans ! Là aussi, il s’agit de faire naître une opinion publique européenne. Pour ce faire on pourrait, par exemple, prendre comme point de départ l’exigence d’un salaire minimum européen et un programme européen d’urgence contre la pauvreté, et pas‑ser progressivement au rééquilibrage des niveaux sociaux en Europe (calcu‑lés sur la part du PIB réservée aux dépenses sociales de l’État), sans vouloir supprimer dans l’immédiat certaines particularités fondées sur le développe‑ment national. Surtout, il est très possible que les avancées atteintes lors de la construction d’un nouveau modèle social européen deviennent un puissant le‑vier pour le développement d’une croissance équilibrée du marché intérieur.

Dans les faits, les politiques d’austérité de plus en plus sévères sont sans perspective : si l’intention était d’aggraver l’exploitation de la force de travail dans toute l’Europe et d’élever le niveau de l’appropriation de la plus‑value sociale, de discipliner et d’intensifier le régime imposé à la main d’œuvre, elle a coûté cher par la destruction de valeur qui a été considérable et sera, en tout état de cause, payée par les salariés. Mais, l’alternative ne peut pas être : « Sortir de l’Union monétaire », car cela impliquerait d’autres déséquilibres structurels, beaucoup plus forts, et l’extension des tensions sociales.

Les déséquilibres structurels, qui ont surgi entre les pays périphériques et ceux du centre de la zone euro, sont devenus insupportables dans la durée et constituent désormais le véritable problème de la Région. Depuis la création de l’Union monétaire, les écarts de cours de change réels entre les pays du centre de l’Union et ceux de la périphérie sont devenus plus importants et, dans toute une série de pays, l’endettement a atteint un niveau qui dépasse tout financement possible. Dans cette situation la menace de défauts de paiement existe, accompagnée d’une restructuration de grande ampleur de la dette, complétée par des sorties (temporaires) de la zone euro et des dévaluations en conséquence. Si en Europe, pour des motifs de défense de la souverai‑neté nationale, une partie des forces politiques de gauche s’orientait vers un retour temporaire à une politique nationale, cela équivaudrait, de fait, à un rapprochement avec les forces inspirées par le populisme de droite : dans le

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faux espoir que seule une prise de conscience nationale conduirait les États faibles à revenir aux outils de la politique de change importants pour garantir leur compétitivité. Ce serait une erreur de penser que seul le retour à l’idée d’État-Nation permettra aux États faibles de reprendre en main le contrôle de la politique des taux de change si important pour assurer leur compétitivité.

La zone euro – et finalement donc l’UE – sont arrivées à la croisée des chemins. Ou bien on réussira à démarrer un nouveau processus d’intégration européenne, ou bien le projet (dont la présentation est très ambivalente) de renforcer les liens au sein de l’UE se désintégrera. L’alternative de gauche : la proposition d’une stratégie de démocratie économique liée à la concep‑tion d’une « Union européenne de compensation » reprend certains éléments du débat actuel et les associe à une proposition plus avancée datant des an‑nées 1940. À cette époque aussi, il fallait tirer les conclusions d’une grande crise planétaire. Lors des négociations sur l’ordre économique de la période d’après-guerre, John Maynard Keynes, en sa qualité de négociateur en chef du gouvernement britannique, a proposé la fondation d’une Union internatio‑nale de compensation (International Clearing Union), incluant un système de rééquilibrage des bilans financiers en déséquilibre. Outre la création d’une devise de réserve mondiale neutre et l’établissement d’un régime appliquant des cours de change fixes et des contrôles plus sévères de la circulation des capitaux, la composante la plus significative de son plan a été l’obligation, imposée tant aux pays déficitaires qu’aux pays excédentaires, de prendre des mesures pour atteindre l’équilibre.

Notes

1) Démocratie économique en Allemagne ; New Deal aux États-Unis à l’époque de la Grande Dépression ; Fonds de placement pour les salariés en Suède ayant succédé à « l’âge d’or » du capita‑lisme de l’après‑guerre.

2) Ainsi, Marx dans Le capital distingue : « la crise monétaire [définie dans le texte] en tant que phase particulière de toute crise générale du commerce et de la production, doit être distinguée du genre de crise spécifique appelée aussi crise monétaire, mais qui peut se produire de manière autonome, de sorte que son effet sur le commerce et l’industrie n’est que rétroactif. Il s’agit là de crises dont le centre de gravité est le capital financier, leur sphère directe étant donc la banque, la bourse, la finance » (Karl Marx, Œuvres choisies, Vol. 23 : p. 152).

3) Les caractéristiques du modèle de production allemand sont : « Travail qualifié et formation profes‑sionnelle bivalente, production de qualité diversifiée pour des pans spécifiques du marché, stratégies d’entreprises à long terme à orientation prioritairement technique et, concernant les relations indus‑trielles, le système à partenariat social duel » (Bartelheimer/Kädtler, 2011 : p. 19).

4) On retrouve cette conception dans le programme de Die Linke adopté en octobre 2011.

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Refonder l’Europe paraît de plus en plus clairement comme la seule ré‑ponse possible que la gauche puisse porter face à la crise existentielle

de l’Europe bâtie ces dernières années sur les bases du « néolibéralisme pur ». La fuite en avant de l’oligarchie européenne dans une sorte de « fondamen‑talisme néolibéral » ne fait qu’aggraver les effets destructeurs sur les sociétés et l’Union.

L’objectif de « refonder l’Europe » ne peut, dans ce contexte, rester un loin‑tain horizon mais doit devenir une perspective concrète, une ambition qui anime la réflexion et l’action.

En tant que réseau européen lié aux mouvements et réseaux ainsi qu’au Parti de la gauche européenne, Transform ! avait décidé lors de sa dernière assemblée générale, à Prague en septembre 2011, de renforcer sa contribu‑tion à l’élaboration d’une alternative en Europe. C’est pourquoi Transform ! était pleinement partie prenante de la conférence annuelle de la Joint Social Conference (JSC – Conférence sociale de printemps) les 29 et 30 mars à Bruxelles. Il a également lancé les 30 et 31 mars, avec le Parti de la gauche européenne, une invitation pour participer à la construction d’un premier « sommet alternatif européen et citoyen » à laquelle de nombreux-ses repré‑sentants‑es et militants‑es des structures invitantes ainsi que de réseaux, mou‑vements et syndicats ont apporté leur contribution.

Dans la mesure où le processus des forums sociaux européens s’est arrêté faute de savoir se renouveler pour pouvoir répondre aux défis de la grande

Vers un sommet alternatif européen et citoyen

Walter BaierÉconomiste, Vienne ; coordinateur du réseau européen transform!

Elisabeth Gauthier Directrice d’Espaces Marx (France), membre du bureau de transform! Europe et membre du Conseil national du Parti communiste français

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crise européenne, la création de nouveaux espaces de coopération s’avère être une urgence. Ainsi, la JSC constitue à présent un lieu précieux de coopéra‑tion entre syndicalistes et mouvements européens. Son assemblée annuelle a été en mars dernier un grand succès du point de vue de la participation et de l’élaboration de positionnements communs (voir la déclaration finale 1). Le débat a, entre autres, débouché sur une volonté largement partagée de créer un « espace politique commun » au niveau européen pour relancer un processus de travail pouvant déboucher sur des événements tels qu’un « sommet alter‑natif européen et citoyen ».

Le caractère dramatique de la situation nous confronte à la nécessité non seu‑lement de réagir plus puissamment, mais aussi d’être beaucoup plus efficaces du point de vue des luttes sociales et politiques. Ce qui suppose d’emprunter de nouveaux chemins en termes de recherche d’alliances, et cela en articulant les espaces nationaux et européen. Ce qui nous oblige également à « politiser les enjeux », c’est-à-dire à articuler plus étroitement les revendications des luttes sociales, les objectifs d’un changement de politique et la nécessité de changer les rapports de force. Le fait que le « nouveau fondamentalisme néoli‑béral » s’attaque en même temps au modèle social et au modèle démocratique (les deux étant déjà fortement dégradés) rapproche aussi tendanciellement les luttes sociales et politiques.

Les résultats des différentes rencontres, fin mars, semblent ouvrir la voie à un processus inédit dans lequel coopéreraient forces syndicales, mouvements, forces politiques et personnalités intellectuelles engagées.

Le fait de passer des « contre-sommets » à un « sommet alternatif » est l’expression d’une nouvelle ambition. Telle était, depuis fin 2011, la proposi‑tion que Transform ! avait soumise au débat. La JSC a fait sienne cette idée, tout comme l’avait fait, dès janvier, l’exécutif du Parti de la gauche euro‑péenne. Les échanges très riches entre toutes les composantes ont montré que la conscience que nous sommes dans un tournant historique est largement partagée. Il s’agit d’empêcher que la « rupture » nécessaire avec la période des 30 années d’intégration néolibérale ne tourne au désastre et ne débouche sur un champ de ruines en Europe, et de chercher, au contraire, la voie d’une refondation démocratique. Dans plusieurs pays européens émergent des mou‑vements qui vont dans ce sens.

Les potentiels pour une telle dynamique existent. Différents espaces de coopération européens existent, comme le réseau de syndicalistes « Forum Europe sociale », l’« EuroMémorandum Group » regroupant des économistes, Attac‑Europe, le CADTM, le réseau de lutte contre la dette, « l’Association européenne pour la défense des droits de l’homme », les « Euromarches », le réseau « Prag Spring II » dans les pays de l’Est européen, de nombreux ré‑seaux de lutte sur différents enjeux spécifiques2. Au niveau institutionnel, les coopérations à gauche s’intensifient, avec des actions conjointes, notamment

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de députés de die Linke au Bundestag et du Front de gauche à l’Assemblée nationale 3, ou encore au sein de REALPE (progressive local elected repre-sentatives / élus locaux progressistes).

Récemment, des appels s’adressant à l’opinion publique de leur pays et d’Europe ont été publiés, portant une exigence de changement de politique simul‑tanément au niveau national et européen. Ainsi des intellectuels de gauche grecs ont lancé un appel « Pour la défense de la société et de la démocratie » 4 dans lequel ils constatent que nous nous trouvons dans une crise « co-dépendante ». Des syndicalistes allemands de premier plan et des intellectuels 5 ont publié un appel « Refonder l’Europe » où il est proposé « d’arrêter de marcher vers la ruine, de surmonter la crise par la solidarité » ce qui exige un changement radical de politique et une refondation de l’Europe en indiquant que c’est seulement dans cette voie qu’un dépassement de la crise européenne peut être envisagé. Un autre appel a circulé en France disant « Sauver le peuple grec de ses sauveurs... » Tous s’adressent à la fois tant à l’opinion publique de leur pays que de l’Europe.

La conférence tenue par différents mouvements européens au Parlement européen en coopération avec le groupe GUE/NGL, le 31 mai 2011, avait déjà débouché sur un constat de larges convergences quant aux axes majeurs d’une alternative à l’austérité. Par ailleurs, sur la base d’une analyse précise l’EuroMemorandum Group (2011/2012) propose des choix cohérents pour un changement d’orientation. La CES, pour la première fois, condamne un traité européen. Le Parti de la gauche européenne propose une initiative citoyenne européenne. Le Front de gauche, en France, indique clairement que la réalisa‑tion d’une politique de gauche dans un pays suppose de la « désobéissance » et une bataille politique de grande ampleur à l’échelle européenne en coopé‑ration avec l’ensemble des forces disponibles. Différentes initiatives appellent maintenant à la tenue de référendums et de consultations populaires afin de bloquer la ratification des nouveaux traités et de déclencher un grand débat citoyen en Europe. D’autres appels européens, tel que celui préconisé par les universitaires grecs dans une « Déclaration pour la défense de la société de la démocratie » 6, vont dans la même direction. Une nouvelle pétition en juin « Avec la gauche grecque, pour une Europe démocratique ! » 7 a pris une dimension européenne. La Joint Social Conference a adopté un appel impor‑tant intitulé : « résister à la dictature financière, se réapproprier la démocratie et les droits sociaux » 8.

Ouvrir une perspective

Aujourd’hui, d’importantes luttes traversent le continent. Mais, malgré leur force et détermination, il y a très peu de succès ou de progrès. Les revendi‑cations majeures se heurtent partout – au niveau national et européen – à la logique dominante. L’alternative ne peut se concevoir qu’en termes de rupture

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avec la logique dominante, et cela à tous les niveaux, à l’entreprise, locale‑ment, au niveau national et européen.

Dans cette confrontation se font jour des convergences de plus en plus im‑portantes entre forces syndicales, mouvements et gauche politique à propos de la critique des politiques européennes et nationales ainsi que des alterna‑tives.

Les luttes de résistance doivent pouvoir s’articuler avec des perspectives alternatives. Viser une nouvelle hégémonie culturelle et politique suppose des processus politiques qui favorisent un nouveau pouvoir d’interprétation du réel, de nouvelles capacités à s’unir et à agir. L’efficacité d’un projet poli‑tique alternatif dépend de sa capacité à rassembler les milieux populaires et les « couches moyennes » qui, les uns et les autres, subissent fortement la crise et que les forces dominantes tentent de divisier avec le concours des droites nationalistes, racistes, autoritaires. À l’échelle européenne comme au sein de chaque société, la reconquête d’une vision solidaire de la société peut se concevoir pour et par une harmonisation vers le haut, dans la confrontation avec les classes dominantes. Des propositions politiques en rupture avec les logiques dominantes pour pouvoir répondre aux besoins concrets peuvent gé‑nérer des mobilisations. La reconquête de la démocratie et le dépassement de la crise du politique passent par une nouvelle qualité de la démocratie et une nouvelle ambition de changement politique. La lutte contre la généralisation de l’austérité passe par une politique inédite en ce qui concerne la conception du crédit, des banques, du mode de développement, de la place du salariat, des critères de gestion des entreprises privées et du secteur public, de la réparti‑tion des richesses. La démocratie politique, économique et sociale constitue un vecteur en faveur de tels objectifs. L’Europe doit également contribuer à modifier les rapports de force dans le monde en faveur de la justice sociale, de la démocratie, de la transition écologique, de la paix.

Lors de la rencontre organisée par le PGE et Transform !, les 30 et 31 mars, la perception que « le vent est en train de tourner » a été largement parta‑gée, ainsi que la nécessité d’ouvrir un chemin commun face aux énormes défis posés par la crise. Parmi les objectifs, la lutte contre le nouveau traité Merkozy et contre la troïka, et celle pour prévenir l’implosion démocratique de l’Europe. Aux mobilisations contre les plans d’austérité, pour la renégo‑ciation des traités et la défense de la démocratie s’ajoute la nécessité de lutter dans les différents pays pour de nouvelles majorités politiques qui porteraient une volonté de changement de politique. Une nouvelle efficacité des luttes sociales, écologiques, démocratiques, féministes nécessite des changements de pouvoir. C’est à partir de cette perception des défis que s’ouvre aujourd’hui la possibilité de nouvelles relations de coopération entre acteurs sociaux et politiques. Selon Felipe Van Keirsbilck 9, l’un des principaux organisateurs de la Joint Social Conference, c’est dans ce cadre, qu’il faut que « chacun

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travaille non pas à rechercher l’hégémonie à son profit, mais à construire en‑semble l’hégémonie face au néolibéralisme ». Pour sa part, Pierre Laurent, président du PGE, affirme que « nous avons besoin d’un tel espace, construit par un processus permettant de travailler ensemble à une alternative avec l’objectif d’un tournant politique de l’Union européenne. Je m’engage dans ce processus. » Des premiers jalons ont ainsi été posés dans le sens d’une nou‑velle convergence, non seulement en termes de contenus mais aussi d’action. Les termes de « processus de construction », de « création d’un espace de travail commun » indiquent de nouvelles possibilités concrètes de dépasser des contradictions qui ont jusqu’ici pesé sur le mouvement progressiste en Europe : dichotomie entre le niveau national et européen ; séparation entre les sphères des mobilisations sociales et politiques ; isolement mutuel entre acteurs de nature et histoire différentes.

Concrètement, un processus ouvert vers un sommet alternatif européen pourrait répondre aux besoins de faire vivre une nouvelle ambition visant la refondation de l’Europe. Un tel processus favoriserait également les conver‑gences et coopérations entre des forces multiples dans leur diversité, au ni‑veau de chaque pays et dans l’espace européen.

Notes

1) Pour le document intégral voir http://www.jointsocialconference.eu/2) Ce mouvement social italien invite à une rencontre européenne « Firenze+10 » début novembre.3) Voir la déclaration commune.4) Declaration for the Defence of Society and Democracy, www.koindim.eu (disponible en plusieurs

langues.5) Stop the March into Ruin! Overcome the Crisis with Solidarity! www.europa-neu-begruenden.de/gb/

index.html6) Sauvons le peuple grec de ses sauveurs! ; http://aletheiareview.wordpress.com/2012/03/29/sauvons-le-

peuple-grec-de-ses-sauveurs-3/7) « Avec la gauche grecque, pour une Europe démocratique ! », www.editions-lignes.com/Avec-la-

gauche‑8) Voir p. 180 dans ce numéro.9) Pour les principales conclusions de la conférence voir http://www.transformnetwork.net/uploads/

media/coordinate_our_strengths_01.pdf

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Qu’est-ce qui vous frappe le plus dans l’évolution de la situation socio-économique de la Grèce, qui se trouve aujourd’hui au bord de la faillite ?

Rena Dourou – D’abord, il n’y a pas de bonnes surprises, la vie quotidienne ne cesse de se détériorer. À tel point que rien n’est plus surprenant, comme si le pays vivait sans relâche la chronique d’une mort annoncée. Parmi les mauvaises surprises, on peut retenir la fameuse phrase de Théodoros Pangalos [vice‑Premier ministre du gouvernement Papadémos et numéro deux du Pasok] : « Nous l’avons mangé ensemble » [l’argent de la dette]. Cette phrase condense, à elle seule, un état d’esprit diffus qui pèse lourdement sur les repré‑sentations des citoyens face à la crise.

Beaucoup de mes compatriotes considèrent que Théodoros Pangalos est un personnage politique insolite, fantasque, grossier, qui lance régulièrement des phrases provocatrices. Pourtant, il n’a pas simplement prononcé une énième phrase cynique. En fait, il a bien calculé son propos en envoyant un redoutable coup de poing dans le ventre des citoyens Grecs, à la fois pour les intimider et pour donner du temps au gouvernement. Sa formule a suscité des réactions et des divisions, y compris au sein de la gauche. Comment un homme poli‑tique de premier rang, au physique particulièrement « pléthorique », vivant une condition sociale privilégiée, se permet‑il d’interpeller le simple citoyen en l’accusant de complicité dans le gaspillage ?

Or, Théodoros Pangalos avait bien monté son « coup » : il a réussi à titil‑ler l’inconscient du fonctionnaire lambda en lui rappelant qu’il avait obtenu,

Gauche, jeunesse et projet politique

Un entretien avec Rena Dourou

L’entretien avec Rena Dourou a été réalisé par Michel Vakaloulis à Athènes le 20 décembre 2011. Rena Dourou est membre du secrétariat politique, responsable de la politique européenne de Synaspismos et vient d’être élue députée de Syriza

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éventuellement, son poste non pas selon son mérite mais en échange d’un soutien électoral apporté à l’un des deux partis dominants qui alternent au pouvoir. En même temps, il a donné un excellent argument aux journalistes et aux médias dominants qui soutiennent le Mémorandum, spontanément enclins à décréter que tous les Grecs sont « coupables » d’avoir omis d’établir une facture de leurs travaux de plomberie !

Cette mauvaise surprise est indicative de la manière dont les choses évo‑luent en Grèce. Elle explique, du moins en partie, pourquoi les réductions drastiques des retraites et des salaires, les mesures fiscales qui ruinent les couches populaires, la répression et la crise de la démocratie qui recouvre la crise économique continuent à fonctionner et à neutraliser les résistances des citoyens et des forces politiques qui s’y opposent. Encore faut‑il rappeler que la détérioration des conditions d’existence ne suscite pas automatiquement des mouvements de contestation, comme le présument à tort certaines organi‑sations d’extrême gauche. La « tolérance » des masses et la « passivité » des partis progressistes jouent un grand rôle dans l’Histoire !

Quel bilan provisoire peut-on dresser des multiples mobilisations collectives (grèves nationales, manifestations syndicales, irruption des Indignés, etc.) contre la politique du Mémorandum en Grèce au cours des deux dernières années ?

Rena Dourou – Le pays a connu de fortes mobilisations et des mouvements inédits tout au long de cette période, sans réussir pour autant à inverser le cours des choses. Comment cela pourrait être autrement ? D’une part, les grands intérêts économiques et politiques, ainsi que leurs soutiens médiatiques, sont extrêmement puissants. D’autre part, la société grecque manque d’expérience et doit beaucoup apprendre sur les mouvements sociaux. La politisation de la gauche elle‑même est partisane au lieu d’être sociale. Tous ceux qui partici‑paient aux différentes initiatives des forums sociaux apparaissaient presque « pittoresques » aux yeux de l’opinion publique. Au risque de heurter la sensibi‑lité de certains syndicalistes et/ou dirigeants de gauche, je pense que toute cette action collective, y compris le mouvement des Indignés, constitue une sorte de maturation mouvementiste nécessaire pour passer à une nouvelle étape.

Le hic avec ce type de considérations est que la capitalisation politique des luttes n’est ni linéaire ni cumulative. Une éventuelle prise de conscience risque de se volatiliser dans la résignation suscitée par la crise ou dans le consumérisme ambiant en train de se muer en privation des besoins vitaux des individus.

Rena Dourou – Je suis d’accord sur le constat. Il est difficile d’y apporter une réponse objective, étant moi-même responsable nationale d’un parti radi‑

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cal de gauche qui va célébrer en 2012 ses vingt ans d’existence. Mais c’est la première fois depuis mon adhésion au parti que les citoyens regardent vers nous en attendant des propositions et des solutions concrètes. Mon impres‑sion est qu’une capitalisation non instrumentale de l’expérience des luttes tend à s’enraciner. Ni parti protestataire ni bouée de sauvetage d’une social-démocratie en déperdition historique, la gauche radicale semble en train de regagner l’avan‑tage moral qu’elle avait perdu durant les années de l’insouciance nationale et sociale dont les Jeux olympiques de 2004 représentent le moment culminant.

Comment transformer cette prédisposition positive des citoyens en soutien actif de votre projet politique, au-delà d’un éventuel renforcement électoral ?

Rena Dourou – Le pari actuel est fondamental. Nous sommes crédités par l’opinion d’avoir mené jusqu’ici une politique d’opposition intransigeante sur tous les fronts, y compris dans le Parlement grec et le Parlement européen. Nous sommes aussi crédités d’une maturité en ce qui concerne nos rapports avec les autres partis de la gauche. En fait, notre appel à l’unité n’est pas motivé par des considérations d’ordre communicationnel mais renvoie à des besoins politiques urgents. Surtout pendant cette période de crise sociale et politique aiguë qui exige de tous les dirigeants de la gauche de donner une réponse claire aux politiques de rigueur menées par les gouvernements suc‑cessifs de MM. Papandréou et Papadémos.

En même temps, on ne saurait oublier que les citoyens se méfient des orga‑nisations politiques traditionnelles. Les jeunes de vingt ans, qui ont grandi avec les médias sociaux, ne peuvent pas se réunir dans des bureaux tris‑tounets pour écouter le rapporteur du parti et se contenter de lui poser des questions avant de partir. L’enjeu crucial à l’heure actuelle est de prendre acte que les gens ne viendront pas spontanément vers nous, puis d’effectuer le mouvement inverse en allant vers eux. Le pari est loin d’être gagné, mais les conditions de la réussite sont réunies pour transformer la sympathie en vote de confiance.

Toutefois, la question n’est pas simplement de renforcer électoralement la gauche radicale, mais d’affirmer son rôle comme levier indispensable pour amorcer des recompositions sociales et faire émerger des mouvements de solidarité susceptibles de peser sur le rapport de forces global en faveur des dominés.

Rena Dourou – La gauche de transformation sociale est confrontée à une contradiction redoutable. D’une part, l’organisation politique traditionnelle n’est ni attractive ni efficace. D’autre part, le mouvement des Indignés ou les manifestants d’Occupy Wall Street posent la fameuse question de la représen‑

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tation politique à partir d’une démarche de démocratie directe. Or, parler de parti politique, c’est déjà parler de médiation, voire de re‑présentation.

Paradoxalement, les forces de gauche qui se projettent avec optimisme dans ces mouvements citoyens, applaudissent quelque chose qui va à l’encontre de leur existence, qui essentiellement les invalide. Leur tâche historique n’est pas d’aplatir ni d’exercer une hégémonie sur les pratiques de la démocratie directe. Mais comment faire passer une telle expérience contestataire par les urnes pour se renforcer et intervenir dans la bataille politique et législa‑tive ? En l’absence d’une accélération dans le processus de maturation de notre fonctionnement en tant qu’organisation politique, le grand risque est de manquer le rendez‑vous historique avec la nouvelle radicalité qui s’exprime aujourd’hui dans la société.

Que faudrait-il changer alors sur le plan organisationnel ?Rena Dourou – Il faut d’abord admettre que les hommes qui vivent dans

une situation déterminée ne sont pas forcément capables de se hisser à la hau‑teur de la conjoncture historique et de trouver la solution. Peuvent‑ils le faire effectivement ? La réponse que l’on peut donner en tant que politologues est fondamentalement incertaine. On ne saurait demander à notre parti d’avoir les mêmes réflexes comme s’il était fondé hier : sa structure partisane est typique des années 1980. Il était d’ailleurs le premier parti grec à avoir construit un site sur Internet, même si, depuis, les autres partis ont largement comblé le retard. Il a démontré à maintes reprises sa pertinence d’ausculter les secousses du social, la colère de la jeunesse, le malaise du pays.

Or, la mise en œuvre des politiques alternatives fait cruellement défaut. La prise des responsabilités et la distribution des tâches au sein de l’organisation sont à l’image d’un Conseil des ministres ou de la Commission européenne. Il s’ensuit que le parti ne dispose pas suffisamment de capteurs pour saisir des choses qui se trouvent en dehors de lui. Même notre organisation de la jeunesse reproduit les mêmes défauts.

En particulier, Synaspismos a mis du temps à réaliser que les médias sociaux ne sont pas des outils « apolitiques », aisément assimilables aux life styles. Il faut se rappeler que la nouvelle de l’assassinat d’Alexis Grigoropoulos en décembre 2008 fut d’abord diffusée sur Twitter, ce qui a réduit la possibilité d’une mani‑pulation policière de cet événement tragique. La perte de temps symbolique se paie cash, tant il est vrai que la synchronie en politique est primordiale.

Il en est de même de la nécessité de changer la structure organisationnelle en instaurant l’horizontalité dans les processus de prise de décision et de réa‑lisation des projets et des objectifs. En fin de compte, ce qui pourrait sauver Synaspismos, c’est une articulation plus souple de ses composantes. Ce qui était autrefois une tare, dans la mesure où la souplesse impliquait l’inaction, peut devenir actuellement un atout pour prendre des initiatives décentralisées.

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La prolifération de telles initiatives peut influer positivement sur le fonction‑nement de l’organisation.

Les cadres « professionnels » du parti, par ailleurs, devraient suivre plus systématiquement sur Internet les mobilisations émergentes et les probléma‑tiques qui interfèrent avec leur champ de responsabilités au lieu de gérer leur « domaine » comme s’il s’agissait d’un ministère. Cela témoigne d’une men‑talité dépassée, qui n’est pas en phase avec les exigences de la société actuelle. C’est pourquoi il faut que cela change au plus vite ! La rotation des places et des fonctions dans l’organisation est aussi souhaitable pour éviter la coupure avec la vie réelle et les inévitables méfaits de la routinisation de l’action.

Et concernant la question de la communication politique ?

Rena Dourou – C’est une longue histoire ayant trait à la diabolisation de la communication et de la publicité par la gauche, non seulement en Grèce mais partout dans le monde occidental. Cette attitude empêche de créer des ponts entre le parti et l’opinion, en contournant et détournant le système médiatique dominant. En fait, politique et communication sont inséparables. Il est impossible d’avoir une stratégie de communication en l’absence d’un message politique. Mais pour exister, ce message doit être porté par des formes appropriées. Il ne s’agit pas de changer la couleur des yeux de l’interlocuteur, mais de les faire briller.

La gauche a ainsi perdu une occasion de paraître comme une force d’in‑novation, de changement, de renversement, à la fois sur la forme et sur le contenu. Une force de renouveau capable de relever les défis du rajeunisse‑ment et de la féminisation du militantisme politique, capable aussi de recruter parmi les couches populaires et non seulement parmi la petite bourgeoisie intellectuelle qui représente la principale composante électorale et militante du Synaspismos. De ce point de vue, la composition de notre parti est complé‑mentaire à celle du KKE [Parti communiste grec] dont la sociologie électorale se remarque par la prédominance de la classe ouvrière traditionnelle.

La question de la jeunesse mérite une attention particulière. Comme le disait Gramsci, les directions de parti tendent à se reproduire à l’identique au sein des organisations politiques de jeunesse. Mais le cours des choses n’est pas toujours linéaire, il est aussi marqué par des ruptures, des discontinuités. La conjoncture actuelle fera peut-être émerger une jeunesse militante « désobéis‑sante » à l’égard du parti, capable de conférer un sens nouveau à l’engagement politique et de réinventer l’action collective.

Comment recomposer l’axe porteur de la politique à partir des préoccupations de la nouvelle génération ?

Rena Dourou – Il faut se rappeler que le Synaspismos est le seul parti grec qui reconnaît dans ses statuts l’existence de tendances. Mais au fil du temps,

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les tendances ont cessé de représenter des courants d’idées pour devenir des regroupements d’affinités personnelles. La tendance majoritaire du parti a reproduit l’organisation de jeunesse, à tel point que dans les initiatives et les festivals de nos jeunes militants sont complètement absents des intervenants provenant des tendances minoritaires. Cela explique pourquoi les pathologies du parti sont passées dans l’organisation de la jeunesse et vice versa.

Dans ces conditions, comment réajuster l’organisation politique aux besoins de la société ? En particulier, comment renouer politiquement avec les jeunes salariés, les chômeurs, les précaires, au-delà de la jeunesse étudiante ? Il est extrêmement difficile de changer ce fonctionnement conventionnel, a fortiori dans un contexte marqué par l’engouement de la société grecque pour l’em‑ploi public et la suspicion de la gauche à l’égard du « secteur privé ».

Toutefois, le lien du parti avec les mouvements sociaux, qui apparaît au‑jourd’hui évident, était autrement un choix stratégique qui rencontrait de ter‑ribles résistances au sein du parti au nom de stéréotypes traditionnels (col‑lectifs « bariolés », désorganisation, etc.). Mais l’organisation de jeunesse de Synaspismos a su dépasser tous ces obstacles et participer aux mobilisations altermondialistes et aux différentes éditions du forum social. Cela montre que de nouveaux champs de redéploiement politique sont possibles, à partir de choix stratégiques qu’il faudrait clairement assumer. De ce point de vue, la crise est une occasion singulière de revisiter les vrais besoins de la jeunesse grecque dont les revendications ont beaucoup de mal à émerger.

Comment impulser politiquement l’émergence de telles problématiques de lutte ?

Rena Dourou – Nous avons déjà lancé quelques initiatives, notamment en 2004 sur l’exploitation des stagiaires, puis sur la « génération des 700 euros ». Mais ces tentatives n’ont pas été suivies d’effets. Comment les inscrire alors dans une projection stratégique qui consiste à réactiver les résistances sociales contre la précarité et les différentes formes d’assujettissement du travail sala‑rié ? En somme, il faudrait expérimenter des réseaux de solidarité, d’entraide, de projets partagés, d’informations alternatives. Des réseaux du xxie siècle qui sont à construire non seulement sur Internet, mais surtout dans le monde réel, en intervenant sur les problèmes de la vie quotidienne. L’enjeu est de taille, mais il vaut la peine.

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Quelle science pour quelle démocratie ? 1

Janine Guespin-MichelProfesseur émérite de biologie à l’Université de Rouen (France) et membre du groupe Science et Démocratie d’Espaces Marx. Elle est représentante de transform! au Forum Mondial Science et Démocratie

Les transformations subies par la recherche et la science au nom de l’économie de la connaissance concernent les décisions de politiques scientifiques et le « management » de la recherche, mais portent aussi sur le sens des activités scientifiques (consacrées à « l’innovation ») et, plus fondamentalement encore, sur la structure même des sciences (transformées en techno-sciences).Ce n’est pas la même science qui contribue à la compétitivité capitaliste (et à la crise) ou qui pourra contribuer « à la conception et la mise en œuvre démocratiques d’une autre mondialisation et d’un autre projet européen ». Mais cela ne va pas de soi, et nécessitera aussi d’y réfléchir car il ne s’agit pas non plus de revenir à la science du xxe siècle, qui a ouvert la voie à la techno-science.

L’expression « science et démocratie » tend à se répandre. Sa significa‑tion devient dès lors très polysémique. Y a-t-il d’un côté « la science »

éternelle (et plus ou moins fantasmée) et d’un autre côté « la démocratie » qu’il faudrait « administrer » à cette science en vue de l’« améliorer » ? Ou, plus fondamentalement, doit‑on penser en termes de co‑évolution entre la science et la société ?

Ainsi, sans nul doute, la situation actuelle de la science ne peut être com‑prise en dehors du stade ultralibéral, mondialisé et financiarisé de la société capitaliste, à l’intérieur duquel elle se développe. Inversement, tout projet de démocratisation de la société ne doit‑il pas entraîner en retour, ou être précédé

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par, une modification de la science à laquelle il paraît nécessaire de réfléchir dès maintenant, voire de commencer à donner corps ?

Sous l’appellation « économie et société de la connaissance », le capita‑lisme néolibéral a pour objectif d’enrôler la science sous sa bannière et d’en faire le pilier de la guerre économique et de la compétitivité. Ce faisant, il a dû transformer la science occidentale du xxe siècle, la remodeler pour en faire un instrument clef du profit, du consumérisme et de la crise. Ce qui est en cause, ce sont d’abord les politiques scientifiques qui assignent à la recherche le rôle de pourvoyeur de profit à travers ce que l’on nomme – sans la définir – l’in‑novation 2. Ces politiques sont mises en place à la fois par le financement de la recherche et par son « management » calqué sur celui d’une entreprise (et qui introduit une forte précarisation des personnels scientifiques). Ainsi, on demande aux chercheurs, pour leur accorder des crédits nécessaires à la poursuite de leur activité, combien de brevets ils ont déposé et quelles sont les innovations qu’ils prévoient à l’issue du projet de recherche pour lequel ils sollicitent des subsides. Tout ceci commence à être bien connu et a été déjà longuement analysé 3.

Mais il est important de réaliser que tout ceci modifie profondément la na‑ture même de la recherche, la signification de la science, le sens de l’activité scientifique. Ce n’est pas la même recherche qui se fait aujourd’hui dans les laboratoires publics, et qui se faisait vers le milieu du xxe siècle. Et a fortiori ce n’est pas la même recherche qui contribue à la compétitivité capitaliste ou qui contribuera « à la conception et la mise en œuvre démocratiques d’une autre mondialisation ».

L’économie de la connaissance

Cela signifie qu’il n’existe pas une essence de la science, pas même de la science occidentale. La recherche est une activité sociale, qui obéit à des im‑pératifs de la société à travers des contraintes que l’on peut qualifier d’épis‑témologiques (méthode, outils matériels et conceptuels, théories, paradigmes dominants… et existence d’un réel, objet de la recherche de connaissance) et politiques (la politique de la recherche des institutions publiques ou privées). Ainsi les modifications imposées sous le terme d’économie de la connais‑sance ont vu la transformation de la recherche, d’une activité vécue (de façon partiellement fausse d’ailleurs) comme autonome à une activité majoritaire‑ment pilotée par le profit. Deux termes résument la manière dont la science a dû évoluer pour répondre à ces impératifs : techno-science et innovation. J’utiliserai ici techno-science pour désigner ces transformations, tout en étant consciente des mésinterprétations que cela pourrait induire. Il n’est pas ques‑tion pour moi de prôner le retour à la lampe à pétrole, ni de nier l’impor‑tance et l’impact des technologies dans certaines disciplines et pour un grand

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nombre de recherches, et j’ai le plus grand respect pour les technologies qui ont pu (et pourraient encore bien mieux si elles étaient mieux utilisées) modi‑fier en profondeur la vie et même la « nature humaine ».

La science de la deuxième moitié du xxe siècle était relativement prête à ces transformations, car c’était une science essentiellement réductionniste, privilégiant l’analyse en parties dissociées de plus en plus petites grâce à des technologies de plus en plus sophistiquées, et négligeant souvent l’étude des processus à toutes les échelles, dans leur globalité et leur dynamique. Ceci a résulté en un morcellement extrême des disciplines scientifiques en sous dis‑ciplines cloisonnées, de plus en plus centrées sur des techniques, qu’il n’a pas été trop difficile de recruter sous la bannière de la techno-science, moyennant un certain nombre de pressions financières. En ajoutant une carrière gérée (au nom de l’excellence) par le plus, plutôt que par le mieux, et un emploi du temps asphyxiant par la nécessité de faire toujours plus en cherchant soi‑même les moyens financiers, on arrive très vite à faire des chercheurs enfer‑més, non plus peut-être dans leur « tour d’ivoire » mais dans leur laboratoire, et n’ayant plus le temps ni la disponibilité d’être des citoyens.

Tout est prêt pour mettre en place lois et structures de pilotage et de ges‑tion de la recherche échappant complètement au contrôle des scientifiques qui subissent tout cela au nom de la survie de la recherche, même si cette recherche ne ressemble souvent plus tellement, pour les plus anciens, à ce à quoi ils avaient coutume d’associer ce terme. Quant aux plus jeunes, ils n’ont pas connu autre chose ! La science donc (même s’il existe encore des exceptions qui font avaler la règle) n’a plus pour mission que de contribuer à l’innovation, à la compétitivité, à la guerre économique, aux profits financiers aussi (sous la forme de l’économie de la promesse), donc à tout ce qui enfonce inexorablement le monde actuel dans la crise.

L’espace européen de recherche

Doit‑on faire de ce point de vue une différence entre les sciences de la nature et les sciences humaines ? Non, car celles-ci sont menacées d’extinction dans tous les domaines qui ne peuvent pas rentrer directement dans cette économie de la connaissance. Et tout ceci s’est réalisé en une petite dizaine d’années, dans le monde entier, dans tous les pays dits développés, même si le rythme et les modalités pratiques ont pu différer d’un pays à l’autre. En Europe, la commission européenne a instauré l’Espace européen de la recherche (ERA) pour s’assurer de l’évolution convergente des politiques scientifiques de tous les pays membres. Mais les chercheurs japonais ou australiens disent la même histoire, les mêmes transformations, la même souffrance aussi.

Évidemment, tout ceci ne se fait pas sans générer des luttes, des résistances. Et les luttes syndicales multiples menées en France par exemple en sont une

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illustration. Mais ces luttes concernent davantage les modalités de gestions de la recherche et de son financement que la nature de l’activité scientifique, son sens. Or, ce qui serait dangereux ce serait que ces résistances n’aient pour but que de revenir en arrière vers la science des années 1960, disons, la science qui a pu si facilement, tout compte fait, se transformer en techno-science. Une autre erreur, peut-être, serait de penser qu’il suffirait d’ajouter de la démocra‑tie (une pincée ou une pelletée !) à la science telle qu’elle est devenue pour retourner complètement la situation.

Ma thèse est qu’il y a besoin d’une autre science que la techno-science ac‑tuelle, mais aussi une autre science que la science du siècle passé, à la fois pour participer à une alternative pour la société mais aussi, dès maintenant, pour contribuer à lutter contre la crise (il s’agira donc d’enclencher un cercle vertueux). Des réflexions et des expériences existent déjà, et je veux ici souli‑gner la possibilité et la nécessité d’articuler les luttes défensives contre l’asser‑vissement de la recherche au profit aux luttes créatrices pour inventer une autre recherche et, pour commencer, autant que faire se peut, la mettre en place dès maintenant.

La science moderne occidentale s’est développée autour de l’idée de la maî‑trise de la nature. D’autres savoirs, chez ceux qu’on nomme « les peuples in‑digènes » par exemple, sont basés sur une autre vision du monde, d’inclusion des hommes dans la nature. Mais l’idée de la maîtrise de la nature conduit‑elle obligatoirement à la science telle que nous la connaissons ? Voire à une seule façon de faire de la science, à un seul paradigme, celui que j’ai résumé sous le terme de techno‑science 4 ? L’idée défendue ici c’est qu’il y a concordance entre la science et la société, non seulement dans ses méthodes de gestion mais même dans sa structure, dans sa nature ; autrement dit, dans les questions qu’elle se pose, dans celles qu’elle considère comme scientifiques ou non-scientifiques, pertinentes ou non pertinentes, importantes ou triviales, dans ce que Kuhn a appelé les paradigmes dominants 5. Ce qui ne signifie en aucune façon que je récuse la possibilité de connaissances objectives, ni que je consi‑dère que tout, dans la science actuelle, serait à jeter aux orties ! Cela signi‑fie-t-il pour autant un retour à une sorte de lyssenkisme larvé, une « science prolétarienne » (ou démocratique) s’opposant à une « science bourgeoise » ? C’est une question qu’il n’est pas souhaitable d’éluder.

C’est le philosophe Hugh Lacey qui donne, à mon avis, les outils permettant d’affronter cette question, en distinguant impartialité et neutralité en science 6. Ce qu’il nomme impartialité regroupe les valeurs cognitives qui font que la communauté scientifique peut reconnaître comme vrai (jusqu’à nouvel ordre), tel théorie ou modèle, ou interprétation des faits. Ces valeurs cognitives sont indépendantes des valeurs au sens moral. La radioactivité ou les gênes sont vrais quel qu’en soit l’usage, et la théorie quantique n’a pas besoin pour être prouvée d’obtenir l’assentiment des opinions publiques ou des banques 7.

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En revanche, note Hugh Lacey, cela n’implique pas que la science et les scientifiques devraient être indifférents quant aux implications de leur travail d’enquête impartiale, ou que les chercheurs devraient travailler sans être res‑ponsables de leurs activités devant la société. Les chercheurs se doivent d’être impartiaux, mais pas d’être neutres. Implication ne signifie pas seulement application. Cela concerne aussi les cadres dans lesquels se définissent les objectifs d’une recherche. Lacey oppose deux grandes stratégies 8. Les stra‑tégies décontextualisées sont celles dont la problématique et le genre de don‑nées pertinentes sont définis en se focalisant uniquement sur ce qui, dans le phénomène, relève des structures, processus et lois sous‑jacentes, permettant son analyse et sa maîtrise. Elles sont « décontextualisées » puisqu’elles font explicitement abstraction de tout le contexte d’actions, de valeurs, de repré‑sentations, d’expériences dans lesquelles s’insère le phénomène étudié. Les démarches réductionnistes sont par nature décontextualisées. Par contraste, les stratégies contextualisées incorporent dans la construction même de la recherche des éléments liés à la façon dont le phénomène d’intérêt est struc‑turé autour de pratiques, inscrit dans un écosystème, en interrelation avec des agents, etc. Les unes ne sont pas moins scientifiques que les autres, moins fon‑damentales (ou plus appliquées) que les autres. Les deux types de stratégies sont en revanche nécessaires, alors que la science actuelle privilégie de façon massive les seules stratégies décontextualisées. C’est au niveau des straté‑gies contextualisées en revanche que peuvent se mettre en place des méthodes et des partenariats nouveaux, et que les notions de rapport à la société et de démocratie prennent un sens nouveau.

Cette démarche rejoint les apports de la pensée du complexe car, dans les deux cas, ce qui va être privilégié, c’est la pluralité des approches pour par‑venir à une connaissance plus complète, contrairement non seulement à la science actuelle, mais à celle de la deuxième moitié du xxe siècle. Le réduc‑tionnisme redevient une des méthodologies scientifiques possibles, et non plus la « règle d’or » de la scientificité.

Les demandes politiques et économiques

Un exemple devrait permettre d’illustrer tout ceci : la sélection des semences agricoles. Bonneuil et Thomas 9 ont montré que les recherches majoritaires, qui apparaissent comme décontextualisées et axées sur les propriétés des seules semences, voire de leurs gènes, sont de fait contextualisées, mais dans une optique très précise. Les éléments de contextualisation pris en compte ne sont pas les pratiques agricoles mais la demande politique et économique dominante. Développer une agriculture qui permette d’augmenter les rende‑ments, économiser la main d’œuvre agricole, créer une filière semencière, développer des débouchés pour l’industrie des intrants, répondre aux attentes

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des minotiers et de la boulangerie industrielle, tous ces éléments sont totale‑ment intégrés dans la logique de la recherche publique qui travaille en étroite collaboration avec les sélectionneurs. Ce sont ces éléments de contextuali‑sation très forts qui définissent les critères génétiques qui sont favorisés. Ce sont eux qui font favoriser des cadres épistémiques mendéliens d’abord, puis géniques et transgéniques maintenant, qui permettent d’obtenir des variétés correspondant mieux au modèle productiviste appliqué à la production agri‑cole. Cette stratégie, qui se situe dans le cadre implicite de l’économie capi‑taliste, s’appuie très majoritairement sur une sous‑discipline (la génétique des plantes) et en devient par là même décontextualisée, contribuant à renforcer l’idée que seule la recherche décontextualisée peut être scientifique !

De son côté, Lacey a étudié l’évaluation et la sélection des semences agri‑coles en recherches agroécologiques 10. Les semences y sont considérées dans le contexte d’un système de production alimentaire. Entre en jeu, alors, la soutenabilité de cette production aux plans économique, technique et social (c’est-à-dire l’impact sur la biodiversité, les relations sociales, le territoire). Cette stratégie clairement contextualisée nécessite la coopération de nom‑breuses sous-disciplines et implique souvent une approche participative. Mais, scientifiquement, les deux stratégies de recherche contribuent à accumuler des connaissances sur les semences ; l’une n’est pas plus « scientifique » que l’autre. La question est donc de savoir sur quels critères se choisit une stratégie plutôt qu’une autre et quelles sont les conséquences de ce choix. Or on peut constater que tout est fait, actuellement dans la science soumise à l’économie de la connaissance, pour dé-crédibiliser scientifiquement la deuxième stra‑tégie, pour des raisons qui sont donc non pas scientifiques mais de valeurs (celles du néolibéralisme en l’occurrence). La position hégémonique de la tradition décontextualisée (dont on a vu qu’elle n’est pas, en fait, si décontex‑tualisée que ça mais qu’elle cache soigneusement ses éléments de contextuali‑sation) correspond à un renforcement mutuel avec les valeurs d’une société de domination favorisant la solution des problèmes par des innovations technolo‑giques permettant l’exploitation massive des ressources naturelles.

On voit donc ici un exemple des interactions entre choix d’une stratégie et choix de société. La démocratie consisterait alors non pas à faire l’inverse (c’est à dire favoriser uniquement l’autre stratégie) mais à permettre la plura-lité des approches et des stratégies.

Je me suis attardée sur cet exemple pour illustrer ce que j’entends par la nécessité de changer la structure même de la science. On voit par exemple que les stratégies contextualisées nécessitent une refonte des cloisonnements actuels des disciplines. Ce qui entraîne non seulement une autre manière de faire de la recherche, interdisciplinaire et en lien avec la société, mais aussi une autre manière d’enseigner les sciences et, plus profondément, une autre manière de penser, où le réductionnisme et le rationalisme linéaire cessent

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d’être la seule clef de la rationalité. Penser en termes d’activité scientifique, en fonction des problématiques de la société, peut donc aussi amener à se poser des questions épistémologiques fondamentales.

Mais il s’agit d’un exemple, d’une illustration, pour ouvrir un champ de recherches et de réflexions, et non pas d’une recette. Qui dit pluralité des ap‑proches dit nécessité, ou à tout le moins possibilité, de chercher sans cesse de nouvelles approches, de nouvelles stratégies, de nouveaux cadres de pen‑sée. Mais cela ne veut pas dire autoriser à faire n’importe quoi, n’importe comment. Les critères de scientificité (impartialité) permettant par exemple l’évaluation d’une recherche par les pairs sont toujours valables, à condition de ne pas y ajouter (implicitement ou non) le critère de soumission à tel ou tel paradigme, fût-il dominant.

Est-il alors possible et souhaitable et même nécessaire de s’attaquer dès maintenant à un tel chantier ? Possible, oui, car les sciences des systèmes complexes commencent à introduire dans le champ de la connaissance les concepts précisément nécessaires pour penser la pluralité des stratégies de recherche ; possible parce que cette pluralité recouvre aussi une exigence de co-élaboration, de coopération entre scientifiques et de nombreux acteurs ci‑toyens, existant actuellement au sein de la société en réaction au terrorisme techno-scientifique ; possible puisque plusieurs exemples existent d’ores et déjà ; possible enfin parce que la vie montre de plus en plus les limites, voire les dégâts de la science décontextualisée 11.

C’est aussi souhaitable parce que, encore une fois, la science d’aujourd’hui sera utile à la société de demain ; souhaitable parce qu’il y a renforcement mutuel entre la pratique d’une stratégie et sa validation dans l’esprit des gens. Ainsi, pour beaucoup de scientifiques actuellement (surtout les jeunes qui n’ont rien connu d’autre), seules les stratégies décontextualisées peuvent être considérées comme scientifiques et, de plus en plus, seule la techno-science peut être considérée comme scientifique. Contester cette doxa, c’est aussi questionner la légitimité de la société qui l’impose.

C’est nécessaire enfin, car ce sont les stratégies contextualisées qui per‑mettent le travail entre personnels scientifiques professionnels et acteurs de la « société civile », travail en commun qui permettra une meilleure connais‑sance mutuelle et rendra généralisable une implication des citoyens dans la gestion démocratique des choix de politique scientifique. Autrement dit, en travaillant ensemble sur certaines problématiques, même limitées, dès main‑tenant, scientifiques-citoyens et citoyens se préparent aussi à une démocrati‑sation de la gestion de la politique scientifique 12.

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Notes

1) Ce travail, qui a été engagé dans le cadre du contre G 20 de Nice (octobre 2011), a bénéficié des réflexions menées dans le cadre du groupe de travail « science et démocratie » d’Espaces Marx. Je remercie tout particulièrement Annick Jacq pour ses suggestions.

2) « L’OIN du plateau de saclay : science contre démocratie ou science sans démocratie ? » Annick Jacq, brochure d’Espaces Marx, Paris, 2011.

3) Pour une analyse des effets de l’économie de la connaissance sur les sciences de la vie cf. Le vivant entre science et marché : une démocratie à inventer, ouvrage collectif coordonné par Janine Guespin et Annick Jacq, Paris, Syllepse- Espaces Marx, 2006. Voir aussi les articles parus sur le site d’Espaces Marx, à la rubrique « science et démocratie » (http://www.espaces-marx.net/spip.php?rubrique123).

4) Bien au contraire, n’y-a-t il pas plutôt actuellement un risque d’une maîtrise de la nature sur l’humanité avec la crise climatique et l’incapacité du capitalisme mondial d’y faire face ?

5) Kuhn Thomas, La structure des révolutions scientifiques (The Structure of Scientific Revolutions) paru en 1962, revu en 1970, Éditions Flammarion (coll. « Champs », 1983).

6) Lacey Hugh : « Is science value free ? Values and scientifc understandind », Routledge pub 1999, 2005.

7) C’est en cherchant à interférer au niveau de l’impartialité au nom de prétendues « lois de la dialec‑tique » que Lyssenko a tourné le dos à une démarche scientifique – et jeté par la même occasion un discrédit durable et très dommageable sur la logique dialectique !

8) Lacey Hugh, « The Many Cultures and the Practices of Science » (2010), Paper presented at the I Encuentro Internacional Culturas Cientifica y Alternativas Tecnologicas. Voir aussi Nicolas Lechoppier : « Sciences, valeurs et pluralisme chez Hugh Lacey », dans Jean-Philippe Pierron & Marie-Hélène Parizeau (dir.), Nature, technologies, éthique ; Regards croisés Europe, Asie, Amériques, Québec, Presses de l’université de Laval (à paraître en 2012).

9) Bonneuil Christophe, Thomas Frédéric, Gènes, pouvoirs et profits : Recherche publique et régimes de production des savoirs de Mendel aux OGM, éditions Quæ et Fondation pour le progrès de l’Homme, octobre 2009.

10) Lacey Hugh, Values and objectivity in science (La controverse actuelle sur les cultures transgéniques), 2005, Lexington books éditions (États-Unis).

11) Par exemple les agrocarburants.12) Tous ceux qui s’impliquent dans ces questions savent à quel point cette question est difficile, scien‑

tifiques comme citoyens s’accordant implicitement pour faire de la science, mais aussi de la politique scientifique, une chasse gardée, qui retombe de facto dans l’escarcelle des multinationales.

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La solidarité internationale peut se comprendre comme la coopération entre organisations syndicales qui par nature partagent les mêmes ob‑

jectifs du fait de leur représentation des travailleurs de leur pays. Elle prend une importance tout particulière lorsque les travailleurs sont employés par une même entreprise multinationale ou au sein d’une même filière industrielle.

Pourquoi tous les travailleurs sont-ils concernés ?

Lorsqu’une décision en terme d’emploi ou d’investissement est prise au siège d’une multinationale, elle impactera directement plusieurs sites du don‑neur d’ordre et de ses sous‑traitants dans plusieurs pays. Pour faire face aux conséquences probables, de quelle autre solution disposent les travailleurs que de s’allier par-delà les frontières et de chercher à faire cause commune ?

La mondialisation des entreprises dessine un monde qui s’uniformise de plus en plus : droits des travailleurs, niveau des salaires, conditions de travail convergent vers le bas. La spirale négative du moins disant social s’amplifie, le plus souvent tirée par les dirigeants des pays à faible niveau salarial, au droit social étriqué, qui ne voient que cette issue pour développer et industrialiser leur pays alors qu’en fait ils accompagnent d’abord la stratégie des grandes multinationales donneuses d’ordre et de leurs relais politiques.

Elles cherchent :

La solidarité internationale en action

Christian PilichowskiResponsable international de la Fédération des travailleurs de la métallurgie (FTM) CGT

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● à s’affranchir le plus possible du droit du travail et des conventions collec‑tives au nom de la libre entreprise et de la compétitivité,

● à accroître la flexibilité du travail sous toutes ses formes,● à disposer d’emplois à court terme (CDD, Intérim, emplois de plus en plus

précaires).En résumé : à réduire le prix du travail, ce qu’elles nomment « coût de main

d’œuvre », par tous les moyens.Les conséquences sont connues. Les riches de tous les pays sont de plus en

plus riches. Les autres de tous les pays (les 99 % comme disent les Indignés) vivent de plus en plus mal. On a donc bien affaire à une opposition de classes et non à une opposition de peuples ou de nations.

La CGT a depuis toujours développé des relations avec toutes les organisa‑tions syndicales démocratiques dans le monde dans l’objectif de mondialiser le progrès social. Toutes les organisations internationales, l’ONU, l’OIT et même l’OCDE, l’affirment aujourd’hui : c’est par la création d’emplois cor‑rectement payés et la mise en place d’un socle de protection sociale à l’échelle mondiale que nous sortirons de la crise.

Les travailleurs sont en première ligne face à la mondialisation actuelle

Les employeurs ne nous répètent‑ils pas tous qu’ailleurs les travailleurs sont plus flexibles, plus compétitifs, moins revendicatifs ? Tant que les multina‑tionales pourront opposer les travailleurs d’un pays à ceux d’un autre pays, nous ne pourrons pas nous sortir du cycle infernal du moins disant social et du chantage permanent des patrons sur nos emplois, de la mise sous pression des salaires, de la détérioration des conditions de travail.

Pour la CGT, la solution consiste à établir des relations entre les travailleurs des différents pays, à commencer par ceux d’une même entreprise multina‑tionale.

Que peut faire le syndicalisme ?

Dès lors qu’on s’organise, beaucoup de choses sont possibles. En échan‑geant avec les autres salariés, il est possible de connaître leurs conditions de vie et de travail, pas simplement ce que les patrons veulent bien raconter, mais ce qui vivent vraiment les salariés. Une fois que les contacts sont éta‑blis, construire des solidarités en action devient envisageable, pas simplement échanger des messages de soutien, mais agir de manière coordonnée face à un même patron en informant les salariés, en établissant un rapport de force au-delà des frontières. Nous avons tous mesuré l’efficacité d’actions unitaires ; l’unité au niveau international pèsera encore plus fortement.

Les expériences qui ont été faites le démontrent.

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Quelques exemples : les séminaires communs tenus en 2007 entre syndica‑listes français, tchèques et hongrois du groupe Leroy Somer (Angoulême) ont permis aux syndiqués de se comprendre et d’établir une plate-forme revendi‑cative argumentée commune permettant aux hongrois de gagner des augmen‑tations de salaire significatives. Plus les écarts se réduisent, plus la mise en concurrence devient difficile.

En 2009, les militants de quatre multinationales établies en France et en Turquie affichent le compte rendu de leurs rencontres et font part des déci‑sions prises en commun, dans les deux langues, avec les deux logos de la CGT et du syndicat Turc (Birlesik Metal), sur l’ensemble des panneaux syndicaux des entreprises concernées en France et en Turquie. Le retentissement parmi les salariés des groupes est énorme, la colère des patrons également… On a donc visé juste.

La visite, toujours en 2009, des camarades d’Airbus en Chine, de la ligne d’assemblage de l’A320, les rencontres avec les syndicalistes sur place ont permis de mesurer la réalité et la finalité réelle de l’implantation d’Airbus en Chine et d’apporter des informations fiables aux salariés du groupe en France, au‑delà des fantasmes. Dire les choses, déjouer les peurs irrationnelles, contri‑buent à élever la conscience des salariés face à la mondialisation en cours.

Trois séances de travail ont été organisées en Tunisie, en 2009 et 2010, entre syndicalistes français et tunisiens autour de l’implantation d’Aérolia, entreprise créée de toutes pièces par la filialisation d’activités d’Airbus à fin de délocalisation. Elles ont porté sur les enjeux de « qualification, classifica‑tions, salaires » et ouvrent des perspectives d’actions et de syndicalisation en Tunisie – ce qui, en ce moment, est crucial.

La réunion, en avril 2010, de quasiment tous les représentants syndicaux pré‑sents dans le monde au sein du groupe Caterpillar à Grenoble, après l’épisode de luttes intenses dans l’entreprise a, c’est vrai, demandé beaucoup d’efforts, de temps : environ six mois de travail de contacts avec les organisations syn‑dicales dans le monde présentes dans le groupe, avec l’aide de la Fédération internationale des organisations de travailleurs de la métallurgie (FIOM), bien sûr. Il a fallu également un important travail d’élaboration d’un ordre du jour qui réponde à toutes les attentes, de recherche de financement, d’un lieu de réunion avec les contraintes d’interprétariat. Mais au final, un réseau syndical, c’est-à-dire une structure purement syndicale, piloté par un bureau restreint de syndicalistes, existe et vit car ces derniers échangent régulièrement sur les aspects économiques et sociaux de l’entreprise. Des démarches conjointes des tous les syndicats prennent forme. Des interventions auprès du PDG Monde ont été effectuées. À ce stade, organiser des actions communes est envisa‑geable. Rendez-vous est de nouveau pris pour 2013.

Les visites réciproques en 2010 et 2011 entre les camarades d’Alstom trans‑port et leurs homologues de TMH, la société dans laquelle Alstom investit

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en Russie pour manifestement délocaliser la fabrication des voitures et des locomotives, débouchent sur une demande forte : en effet, le Comité d’entre‑prise européen (CEE) est informé et consulté (ou devrait l’être) sur les res‑tructurations dans le groupe. Or une grande partie des activités est transférée en Russie. Ensemble, français et russes demandent donc à ce que les syndi‑calistes russes siègent à titre d’observateurs au CEE afin d’éviter les mises en opposition, et de construire des stratégies communes. Et c’est possible. Nous défendons nos emplois, et eux aussi puisqu’ils nous disent qu’Alstom veut démanteler les services de R&D et que séparer R&D et production est un non-sens. Cela tombe bien : les syndicalistes en France pensent la même chose, mènent les mêmes combats.

Les contacts et les nombreuses rencontres entre les militants de France et du Maroc au sein d’ArcelorMittal ont amené à formuler le même type de demande au sein du CEE d’ArcelorMittal. À savoir : que les camarades maro‑cains viennent témoigner des conditions de travail lors d’une réunion de CEE, afin d’imposer des solutions en s’appuyant sur le rapport de force plus favo‑rable dont nous disposons en Europe.

Dans le même esprit, les camarades de Safran, après nos rencontres, fin 2011, avec les syndicalistes des entreprises de la filière aéronautique, toujours au Maroc, s’interrogent sur la pertinence de revendiquer d’associer les syndi‑cats du Maroc et de Tunisie aux réunions de CEE.

Chaque fois, il a fallu démentir des allégations patronales et rétablir les faits. Nous nous sommes ainsi aperçus que le document sans doute le plus utile dans les échanges internationaux est le rapport de l’expert économique auprès du Comité central d’entreprise (CCE) et celui auprès du CEE. Passer de la so‑lidarité politique affective à des solidarités économiques effectives nécessite de partager avec nos camarades toutes les informations. Et comme les salariés en France disposent encore de certains droits, faisons en sorte que les salariés des autres pays en bénéficient également. Si l’on veut mettre l’économie au service du social, il est utile de mettre l’information économique à la disposi‑tion de tous ceux qui se battent pour le progrès social.

Il existe des dizaines d’autres exemples ; avec les camarades du Brésil sur l’aéronautique ; d’Afrique du Sud sur l’énergie et les transports, sur l’automo‑bile ; des États-Unis avec les rencontres entre syndicats de Boeing, aussi bien des cols bleus que ceux représentant les cols blancs, avec la CGT de EADS ; d’Inde autour des implantations de Renault, d’Alstom, de Schneider ; d’Aus‑tralie du fait de la présence de Thalès qui gère la maintenance de la marine de guerre de ce pays.

Ces initiatives ont été possibles grâce aux liens existants depuis une longue période avec toutes les organisations syndicales du monde. Ces liens résultent d’une volonté politique de la fédération CGT de la métallurgie où l’interna‑tionalisme est une de nos raisons d’être, et de notre présence dans les struc‑

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tures fédérales européennes et internationales. Elles existent parce que nous considérons que le maintien de relations bilatérales est un complément indis‑pensable à notre participation active à la vie des fédérations, tant européenne qu’internationale. Redisons-le, malgré les turpitudes du moment, la coupable passivité des fédérations internationales face à la crise systémique, notre pré‑sence en leur sein est une aide réelle à notre activité et n’altère aucunement notre complète autonomie d’actions.

Comprendre les freins

Chaque organisation syndicale, chaque pays a son histoire, sa manière de faire en fonction de sa conception du syndicalisme. Il est souvent nécessaire de bien expliquer ce que nous cherchons, nos objectifs, pour être compris et engager une relation dans la confiance pour qu’elle soit pérenne. Nous sommes dans des rapports entre êtres humains, dans des relations où les liens personnels comptent, mais aussi entre syndicalistes qui, comme nous, sont rattrapés par le quotidien et gèrent au mieux leurs priorités.

Où cela mène-t-il ?

Tout d’abord à avoir une appréciation plus claire de la stratégie de l’entre‑prise. Il s’agit d’obtenir des informations sur ce qui se passe dans les sites hors de France de la part des représentants des salariés et non de la part du patron. Les salariés trouveront de nouveaux arguments pour étayer les revendications et contrer les stratégies patronales. Ils pourront agir ensemble pour soutenir telle ou telle lutte ou se battre sur le même objectif en même temps, améliorant notablement le niveau du rapport des forces en leur faveur.

Le but est de construire un réseau permanent entre organisations syndicales au sein des entreprises multinationales et ainsi de disposer de moyen d’agir de façon coordonnée.

Ensuite, le travail en commun dans le réseau doit permettre de revendi‑quer un accord cadre international (ACI), à négocier entre les dirigeants de l’entreprise et la fédération internationale, dans lequel l’employeur s’engage à respecter les normes et conventions de l’OIT et les principes directeurs de l’OCDE partout dans le monde, quelle que soit la loi locale. Le réseau consti‑tue un élément du rapport de force qui doit permettre un accord qui a un effet utile.

Pour conclure

Les dirigeants des entreprises, au sein d’un groupe ou d’une filière se concertent, se voient régulièrement, et c’est aux frais de l’entreprise ; les chefs

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de gouvernement font de même. Ils le font parce que c’est utile et nécessaire pour leur activité. Les salariés doivent donc pouvoir en faire autant. Cela se joue d’abord dans l’entreprise.

La question du financement se pose. Bien évidemment il faut faire le maxi‑mum pour que l’employeur assume les frais. Mais pourquoi ne pas revendi‑quer :

● que l’ONU mette à jour sa déclaration sur « les principes directeurs sur les entreprises et les droits de l’homme »,

● que l’OCDE fasse de même avec « les principes directeurs à l’atten‑tion des entreprises multinationales », afin d’inclure l’obligation d’instances d’information et de consultation de dimension mondiale pour les entreprises multinationales ? Nous revendiquons une sorte de directive mondiale sur des comités de groupe mondiaux, ainsi que l’obligation de fournir les moyens aux organisations syndicales de se réunir entre elles, sans représentant de l’em‑ployeur, une fois par an.

La CSI, les Fédérations syndicales internationales pourraient porter cette revendication à l’OIT, à l’OCDE via le Comité consultatif syndical et à l’ONU.

(Janvier 2012)

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La croissance des institutions financières internationales privées depuis les années 1970 a sérieusement réduit la capacité des gouvernements

nationaux à exercer un contrôle démocratique sur la politique économique. C’est apparu clairement au début des années 1980, lorsque la fuite des capi‑taux a contraint le gouvernement français du président Mitterrand à abandon‑ner son programme de réformes économiques progressistes. Depuis lors, la finance privée mondiale s’est considérablement renforcée et les contraintes sont particulièrement lourdes pour les petits pays.

Un renforcement de l’Union européenne (UE) et un pôle financier unique de taille comparable à celle des États-Unis pourraient permettre de réaliser un changement majeur de rapports de force entre les autorités politiques dé‑mocratiquement élues et les institutions financières privées. En agissant au niveau européen, on parviendrait à un plus grand contrôle démocratique de la politique économique que ce n’est possible dans chaque État européen pris individuellement.

Les grandes entreprises, qui organisent leurs activités sur une base mondiale, peuvent jouer les pays les uns contre les autres, obtenant des concessions en menaçant de délocaliser la production et l’emploi. Mais le marché européen dans son ensemble – comme celui des États-Unis ou de la Chine – étant trop important pour être laissé de côté, il serait possible, au niveau européen, d’im‑poser une plus grande régulation sociale sur les activités des entreprises.

Une réponse progressiste européenneà la crise dans la zone euro

Trevor Evans

Professeur d’économie à la Berlin School of Economics & Law

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e L’UE a, bien sûr, en pratique, pris un chemin différent. Depuis les années 1980 en particulier, la politique de l’UE a été dominée – comme dans la plu‑part des États membres – par une approche fortement néolibérale. Au lieu d’es‑sayer de promouvoir un plus grand contrôle social sur le capital privé, elle s’est clairement alliée aux intérêts des entreprises privées, ce qui conduit à un clivage social croissant dans une grande partie de l’Europe. L’UE s’est également plus fortement intégrée aux marchés mondiaux, promouvant une politique commer‑ciale agressive – au détriment de nombreux pays en développement.

Le projet le plus ambitieux de l’UE, le lancement de l’euro en 1999, est construit sur des défauts majeurs. Il s’agit d’une politique monétaire com‑mune, mais il n’y a pas de politique fiscale commune, et encore moins de poli‑tique salariale ou industrielle commune. La politique monétaire commune, en outre, est fondée sur des principes très restrictifs hérités de la Bundesbank allemande. Bien que cette approche se soit avérée bénéfique pour les entre‑prises allemandes aussi longtemps que les autres pays européens ont adopté des stratégies de croissance élevée, avec une inflation plus élevée dans la fou‑lée, elle s’est avérée fatale une fois imposée à l’ensemble de la zone euro, en accroissant les taux de chômage, avant même le début de la crise de 2007.

Le groupe EuroMémo (économistes pour une politique économique alter‑native en Europe) n’a eu de cesse, depuis sa création au milieu des années 1990, de critiquer les structures antidémocratiques de l’UE et les politiques néolibérales menées par l’UE et ses États membres. Il a fait valoir que des politiques économiques progressistes peuvent être plus efficaces si elles sont appliquées au niveau européen. La question principale abordée dans le rapport de l’EuroMémo de cette année est la nécessité d’une alternative à la réponse apportée par l’UE à la crise de la zone euro. Cette crise est le résultat de deux facteurs étroitement liés : la crise financière internationale qui a débuté aux États-Unis et les déséquilibres majeurs dans la zone euro elle-même.

La crise financière internationale

La crise financière a éclaté en août 2007 aux États-Unis, à la suite d’années de crédit excessif, et s’est aggravée de façon spectaculaire en septembre 2008. Les grandes banques européennes avaient élargi leurs activités aux États-Unis depuis les années 1990 afin de profiter des rendements apparemment plus élevés dans ce pays. Quand la crise a éclaté, les banques américaines et euro‑péennes ont été touchées par des pertes importantes. Un effondrement finan‑cier massif en octobre 2008 n’a pu être empêché que par des injections, de la part des gouvernements, de capitaux à grande échelle dans la plupart des plus grandes banques.

La crise financière a conduit à une forte contraction du crédit et, au cours du dernier trimestre de 2008 et du premier trimestre de 2009, les États-Unis

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et l’Europe ont été confrontés à la récession la plus grave depuis les années 1930. La production de l’UE a chuté de près de 5 %, et l’impact aurait été en‑core plus sévère si les gouvernements n’avaient pas réagi par des programmes d’urgence pour relancer leurs économies. Le sauvetage des banques, le coût des programmes budgétaires d’urgence et une chute brutale des recettes fis‑cales due à la récession ont entraîné une forte augmentation des déficits pu‑blics. Dans la zone euro, le déficit est passé de 0,7 % du PIB en 2007 à 6,4 % en 2009.

Les déséquilibres dans la zone euro

Lorsque des pays ont rejoint la zone euro, les taux d’intérêt ont conver‑gé au niveau du taux allemand (le plus bas). Les faibles taux d’intérêt ont permis une croissance économique plus élevée et la hausse des salaires dans l’Europe du Sud, bien qu’une inflation supérieure à celle de l’Allemagne ait, dans une certaine mesure, érodé la valeur réelle des augmentations de salaires. La baisse des taux a également alimenté le boom du prix des logements en Irlande et en Espagne.

En Allemagne, en revanche, les politiques introduites par le gouverne‑ment social-démocrate – vert ont abouti à la stagnation absolue des salaires en valeur réelle entre l’introduction de l’euro en 1999 et l’éclatement de la crise en 2007. Avec la stagnation des dépenses de consommation intérieure, la croissance économique a dépendu de la hausse des exportations. Grâce à la monnaie unique, l’Allemagne a pu étendre ses exportations vers d’autres pays de la zone euro sans hausse de la valeur de sa monnaie (et donc sans augmen‑tation du coût de ses exportations), ce qui se serait produit sans l’euro.

Ces évolutions opposées ont abouti à ce que, entre 2000 et 2007, l’excédent commercial allemand est passé de 65 milliards à 195 milliards d’euros – ce qu’a étroitement reflété le déficit commercial de la Grèce, du Portugal et de l’Espagne, qui est passé de 61 milliards à 160 milliards d’euros. Le déficit des pays du Sud a été largement financé par des prêts des banques allemandes et françaises.

Le maillon le plus faible de la polarisation des relations entre l’Europe du Sud et du Nord était la Grèce. En 2007, avant même que la crise ait commencé à frapper, le déficit public de ce pays était égal à 5 % du PIB, principalement en raison de l’incapacité à taxer les plus riches. Ce chiffre est passé à environ 15 % en 2009 (le chiffre exact fait l’objet de contestations en Grèce). Les investisseurs financiers ayant commencé à sentir l’odeur du sang, la spécu‑lation contre les obligations d’État grecques s’est accrue au début de 2010. L’incapacité de l’UE à apporter une réponse jusqu’à ce que la situation soit devenue critique, en mai, a conduit à un affaiblissement de l’euro et au début de la crise de la zone euro.

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e L’UE impose l’austérité

Bien que ce soient les grandes banques qui aient provoqué la crise en 2007 et qui – après avoir été sauvées par les gouvernements – aient spéculé contre les obligations d’État de la zone euro, les mesures adoptées par l’UE pour réformer le secteur financier sont encore plus timides que celles qui ont été adoptées aux États-Unis. Au lieu de réformer fondamentalement le secteur financier, la réponse de l’UE à la crise – menée par l’Allemagne – a mis l’ac‑cent sur l’imposition d’une discipline budgétaire aux pays déficitaires. Mais les déficits budgétaires sont le résultat et non la cause de la crise. Outre la Grèce, d’autres pays périphériques de la zone euro avaient de légers déficits budgétaires avant la crise et l’Espagne avait un excédent budgétaire. Dans la plupart des pays, c’était le secteur privé qui était endetté.

Lorsque la Grèce, et par la suite l’Irlande et le Portugal, ont été contraints de se tourner vers l’UE pour un soutien financier, ce dernier a été lié à la mise en œuvre de programmes d’austérité impliquant des coupes sévères dans les salaires, les pensions et les autres dépenses publiques. Cela a conduit ces pays à de profondes récessions et, outre l’impact social profondément régressif, les recettes fiscales ont diminué – rendant plus difficile le remboursement de leurs dettes par les pays concernés. La récession s’aggravant en 2011, la Grèce a dû de nouveau se tourner vers l’UE pour une aide supplémentaire. Dans le même temps, l’Italie et l’Espagne ont subi des pressions pour réduire leurs dépenses publiques, condition du soutien de la Banque centrale européenne (BCE) au marché des obligations d’État. Le résultat est que la zone euro, y compris l’Allemagne qui dépend des exportations vers d’autres pays de la zone euro, devrait, au mieux, stagner en 2012.

Le sommet de l’UE, en mars 2011, a adopté une série de mesures pour faire face aux déséquilibres dans la zone euro. Mais celles-ci font reposer tout le poids de l’ajustement sur les pays confrontés à des déficits. Les pays ayant un excédent commercial, comme l’Allemagne, ne sont pas tenus de les appli‑quer. Les pays où les salaires progressent plus que la productivité, comme en Europe du Sud, doivent impérativement s’ajuster, mais pas les pays, encore une fois, comme l’Allemagne où les salaires augmentent moins que la pro‑ductivité.

Depuis le début de la crise de la zone euro, la réponse de l’UE a été in‑suffisante et trop tardive. Ses politiques soit ont omis de traiter la cause de la crise soit, dans la pratique, n’ont fait qu’empirer la situation. L’insistance de l’Allemagne et d’autres à faire que les investisseurs privés assument les pertes sur leurs portefeuilles d’obligations a conduit à une vente panique qui a sérieusement aggravé la crise. Le prêt à 3 ans de la BCE aux banques de quelque 489 milliards d’euros au taux d’intérêt de 1 % en décembre constitue une énorme subvention aux banques, sans aucune garantie d’utilisation de

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ces fonds pour acheter des obligations d’État. En raison de cessions privées, les taux d’intérêt que l’Italie et d’autres pays auront à payer pour refinancer la dette publique en 2012 restent un coût prohibitif et on est face à un sérieux risque d’une autre vente panique.

La base pour des alternatives

Comme mesure immédiate, la BCE devrait annoncer qu’elle va dépenser tout ce qui est nécessaire pour stabiliser les prix des obligations d’État afin de mettre fin aux ventes paniques. L’UE devrait décider de mesures qui abou‑tissent à une réduction radicale du secteur financier. En lieu et place de la complexité actuelle des institutions gigantesques guidées par le profit et de la montagne opaque de valeurs mobilières complexes, il faudrait encourager des banques commerciales coopératives et publiques à financer des projets d’investissement social et environnemental.

La dette publique insoutenable, comme en Grèce, devrait être soumise à un audit de la dette (à l’instar de l’Équateur) afin de déterminer quelles dettes sont légitimes et lesquelles devraient être effacées. La réduction de la dette devrait également s’effectuer à travers un impôt sur la fortune des très riches. Ces derniers possèdent une grande partie patrimoine financier des 40 milliards d’euros déte‑nus dans la zone euro en 2011 et ont bénéficié de façon excessive de politiques néolibérales des dernières décennies. Pour éviter la spéculation future contre les États les plus faibles, les gouvernements de la zone euro devraient échanger les obligations d’État restantes contre des euro-obligations émises conjointement.

Il faudrait compléter la politique monétaire commune par une approche coordonnée de la politique budgétaire au sein de la zone euro. En lieu et place de l’actuel accent unilatéral mis sur la discipline budgétaire, l’objectif devrait être de stabiliser l’économie et de promouvoir le plein-emploi et ce que l’Or‑ganisation internationale du travail nomme « travail décent ». Le budget de l’UE, actuellement égal à un maigre 1 % du PIB de l’UE devrait être porté à au moins 5 % afin d’avoir un impact macro-économique et d’accroître le sou‑tien aux régions les plus faibles. À cette fin, il faudrait inverser la baisse à long terme de l’imposition des revenus les plus élevés, en imposant aux alentours de 75 % des revenus annuels de plus de 250 000,00 euros. En outre, les pays ayant un excédent commercial, comme l’Allemagne, devraient introduire des politiques expansionnistes de manière à renforcer la demande de la zone euro et à soulager la pression sur les pays déficitaires.

Il faut un solide programme d’investissement public, surtout dans les pays périphériques, afin d’asseoir la capacité de production sur les technologies modernes et les emplois qualifiés, plutôt que sur les bas salaires. Le finance‑ment de ces mesures devrait s’appuyer sur la Banque européenne d’investis‑sement qui est déjà habilitée à émettre des obligations.

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e Une politique salariale coordonnée de la zone euro devrait avoir le souci d’inverser la baisse générale de la part des salaires dans le revenu national, et de commencer à faire converger les salaires des États ayant de faibles revenus avec ceux qui ont des revenus plus élevés. Il faudrait réduire la durée légale de travail à 30 heures par semaine pour lutter contre le chômage et pour contri‑buer à la construction d’une société dans laquelle la vie n’est pas dominée par le travail salarié.

Une réponse progressiste à la crise dans la zone euro doit également relever un défi majeur : alors que la crise de la dette rencontrée par les pays péri‑phériques de la zone euro appelle à la croissance économique, la durabilité de l’environnement exige une réduction massive de la consommation de res‑sources non renouvelables et de l’émission des gaz à effet de serre.

Démocratiser l’UE

La réponse de l’UE à la crise a été très autoritaire. La Commission euro‑péenne va imposer une discipline budgétaire aux États de la zone euro et les mesures seront automatiques, à moins que les ministres des Finances de l’UE ne votent leur suspension à la super‑majorité. Dans des pays comme la Grèce et le Portugal, le contrôle démocratique de la politique économique a été sus‑pendu pour un temps indéterminé.

La situation actuelle dans la zone euro n’est pas viable. La Grèce et d’autres pays périphériques sont confrontés à la perspective d’une austérité prolongée et d’un chômage de masse. Mais pour un petit pays comme la Grèce, quitter la zone euro risquerait de bouleverser la vie économique et conduirait à une nouvelle baisse importante du niveau de vie.

L’EuroMémo plaide pour une réponse européenne coordonnée à la crise. En lieu et place de l’axe actuel dominé par l’Allemagne et la France, il fau‑drait un gouvernement économique européen renforcé, soumis à un contrôle démocratique efficace. Cela nécessitera un renforcement significatif du rôle du Parlement européen. Mais il sera également important de développer, chez les citoyens de l’UE, le soutien aux politiques progressistes européennes.

Les propositions de l’EuroMémo ont reçu un soutien et ont été rédigées, à des degrés divers, dans différents États membres par des syndicats, des mouvements sociaux, notamment Attac, des partis de gauche, dont le parti allemand die Linke et le parti grec Synaspismos, et l’aile gauche de certains partis sociaux‑démocrates et Verts. Ces propositions devraient maintenant être développées par un échange approfondi entre économistes progressistes et militants des mouvements, et contribuer à construire, à l’échelle européenne, un changement fondamental d’orientation politique de l’UE.

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Pouvons-nous définirun « New Deal » européenpour le xxie siècle ? *

Jacques Rigaudiat

Économiste, Fondation Copernic, France

Pouvons-nous définir un « New Deal » pour nos pays de l’Union euro‑péenne qui font face à une crise profonde ? Et, surtout – car telle me

semble bien être la question qui nous est de façon subliminale posée –, avec quelle utilité pratique ? En quoi, en effet, au-delà des jeux intellectuels, des mesures pensées au premier tiers du xxe siècle pour les États-Unis pourraient-elles nous aider à la surmonter « par le haut », c’est-à-dire en donnant à nos concitoyens sinon l’assurance du moins la perspective d’un avenir meilleur ?

À vrai dire, je crois que nous le pouvons et, plus encore, que nous le de‑vons.

Aussi, mon intervention visera‑t‑elle à préciser les principaux traits qui ca‑ractérisent la situation présente et les raisons qui permettent de la penser en homologie à celle à laquelle Roosevelt s’est trouvé confronté. Je m’efforcerai, ensuite, d’identifier les principales conséquences concrètes que l’on pourrait en tirer.

1. Le risque d’éclatement de la zone européenne

La situation que nous connaissons n’a guère, sinon pas, de précédent connu. Les institutions de l’Union sont en panne, certains diraient en catalepsie, face à des événements qu’aucun de leurs dirigeants n’a ni, hier, anticipés, ni ne sait, aujourd’hui, surmonter. Quant à la zone euro, elle est tout simplement menacée d’éclatement. « Ce soir on improvise… », ce titre d’une pièce de

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e Pirandello pourrait hélas servir de devise à une Union européenne en difficul‑té. Du temps a donc été gagné, notamment, en ce début 2012, du fait des deux tirages de LTRO (1 000 milliards d’euros au total !) accordés en décembre puis février aux banques par la BCE ; mais rien n’est réglé, les problèmes ont simplement été poussés en avant.

Si le cœur du cœur de l’Union – la zone euro, l’ensemble des 17 économies les plus puissantes qui se sont rassemblées autour d’une monnaie commune –, est en difficulté, c’est que celle-ci est un maillon faible dans le concert des puissances et la guerre des monnaies qui se jouent aujourd’hui.

Car ce n’est pas tant le niveau de la dette qui fait la différence. Les États‑Unis, on le sait, ont un niveau d’endettement de 100 % de leur PIB et un déficit public pharamineux de 8,5 %. Parce que objectivement elle l’est, leur situation devrait être critique et comme telle sanctionnée par « les marchés » ; or, elle ne l’est pas, du moins pas encore. De même en va-t-il du Japon, touché par une maladie de langueur économique depuis plus d’une décennie et qui a atteint le niveau d’endettement record de 200 % de son PIB. En attendant la montée en puissance annoncée du Yuan, la monnaie chinoise, et plus géné‑ralement des monnaies des pays émergents, quarante années après la suspen‑sion de sa convertibilité et donc la fin du système monétaire international de Bretton Woods, le dollar pourtant, malgré tout, demeure la monnaie de réfé‑rence et le Yen une référence forte.

Pourquoi donc alors ces attaques à répétition sur certains pays de la zone euro ? C’est qu’elle est un maillon faible. Pour les marchés financiers, il y a – si l’on ose dire – toujours du bon à en attendre. Ne serait-ce que par sa faiblesse : toujours trop peu, toujours trop tard. Or, ne pas casser les reins à la spéculation, c’est l’encourager. L’exemple grec le démontre, hélas, à l’envi : après que l’on a décrété que, non, il n’était pas nécessaire d’effacer quelque partie que ce soit de la dette et que des mesures de rigueur y suffiraient, il a bien fallu, un an après, se rendre à ce qui depuis l’origine était l’évidence. En effacer 21 % au début de l’été 2011, puis 50 % en septembre, finalement il faudra constater une décote de 53,5 %… entre temps le PIB grec aura reculé de 18 % !

Cette faiblesse, elle lui est constitutive car c’est elle-même qui l’a organisée, ne serait-ce qu’à travers le désarmement fiscal qui fait rage en Europe depuis Maastricht. Livrée à tous les vents de la concurrence libre et non faussée, ayant renoncé à tout contrôle sur la circulation des capitaux, la zone euro est en conséquence totalement soumise aux choix des marchés et à un « concours de beauté » qui pour l’essentiel se résume à être « business friendly », toute protection étant désormais un handicap dans la compétition pour « l’attractivi‑té des territoires ». Le résultat, c’est, entre autres, l’abdication fiscale que tous nous connaissons depuis la fin des années 1990 : des pertes considérables de recettes pour l’État, et donc tout à la fois des déficits publics et de la dette – on

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considère généralement que cela explique environ le quart de la dette fran‑çaise, soit un peu plus de 20 points de PIB – et une pression à la baisse sur les dépenses… C’est aussi, de ce fait, une fiscalité qui vise à épargner les entreprises 1 et les revenus les plus élevés, bref une fiscalité de moins en moins redistributive ; ce qui, bien sûr, redouble l’explosion des inégalités.

Enfin, alors même qu’elle est livrée aux bienfaits supposés d’une concur‑rence sans frein ni contrepartie, cette zone est en même temps un espace éco‑nomique très fortement intégré. Pour les Européens, la mondialisation c’est d’abord, c’est essentiellement, l’Europe. Ainsi, la France, comme d’ailleurs l’ensemble de ses partenaires, réalise-t-elle les 2/3 de son commerce extérieur à l’intérieur de l’UE, l’Allemagne est son premier client et son premier four‑nisseur, et elle importe presque autant de la Belgique ou de l’Italie que de la Chine ! Cette zone, qui est donc, de fait, économiquement intégrée, n’a pour‑tant pas de vraie politique d’intégration, le ridicule budget de l’UE ne le per‑mettant pas. Dès lors, la coexistence en son intérieur d’espaces aux politiques hétérogènes et non coordonnées ne peut que conduire à une divergence des parcours. De fait, l’UE à 27, c’est désormais trois sous-ensembles distincts : un « Nord » (Allemagne, Autriche, Pays-Bas, Belgique, Finlande, Luxembourg) économiquement excédentaire, un « Sud » (France, Italie, Espagne, Portugal, Grèce), commercialement déficitaire vis-à-vis du premier 2 et un « Est » qui s’efforce de tirer le meilleur parti de ces conditions et de ses atouts : une main-d’œuvre à bas salaires et faible protection sociale pour devenir, sinon « l’atelier du monde », du moins celui de l’Europe. Tout cela ne tire guère vers le haut, et ne peut, bien au contraire, qu’aviver les divisions. Au-delà de la divergence des parcours et de la défense des intérêts propres, se profile ainsi le risque de l’éclatement.

Dans cette configuration, ce sont évidemment les économies plus fragiles qui sont attaquées par les marchés et font dès lors office de « cigales » présu‑mées coupables par les économies « fourmis » les plus fortes. À la fin 2011, le triste bilan des purges répétées depuis 2008 est ainsi celui d’une régression qui va de sévère (-18 % en Grèce) à sérieuse (-5 % en Espagne, Portugal et Royaume-Uni) pour ceux qui sont touchés, et fait de la zone un espace de stagnation à tendance dépressive (-1,5 % pour l’ensemble de l’UE ou de la zone euro). « Purger, saigner », les faux remèdes des médecins de Molière sont toujours ceux des libéraux. Il est donc dit que nous mourrons donc en bonne santé !

2. Vers un « New Deal » européen ? Similitudes et différences

La politique de la pensée unique appliquée systématiquement à chacun des États pris séparément d’un ensemble globalement intégré ne peut conduire qu’à prolonger et aggraver la récession d’ensemble qui s’installe. Cet effet

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e multiplicateur est bien connu et même chiffré : la réduction des déficits conduit à une baisse de la croissance – en France, de 0,5 % à 1,3 % pour un point de PIB de réduction du déficit selon les modèles macroéconomiques –, il se trouve multiplié – d’un facteur compris entre 125 % et 150 %, selon l’OCDE – dès lors que les pays membres mènent simultanément cette poli‑tique. La maladie est donc contagieuse !

Hier, la consommation des uns a tiré la croissance des autres. Demain, la situation inévitablement se retournera : l’austérité imposée aux uns exportera leur récession chez les autres. Il en ira de l’Europe comme des animaux ma‑lades de la peste selon le fabuliste : cigales ou fourmis, « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés »…

Autrement dit, et cela vaut pour l’économie comme pour le système finan‑cier, le risque européen est désormais systémique. Nos économies sont étroi‑tement interdépendantes et il n’existe pas de solution qui vaille pour un pays seulement. On ne peut s’en sortir que tous ensemble, c’est pourquoi nous avons besoin d’un projet politique commun de sortie de crise, d’un « New Deal » pour l’Europe du xxie siècle.

Au‑delà des divergences évidentes, de lieu comme de temps, quelles simili‑tudes, quelles convergences rapprochent ici et là-bas, aujourd’hui et avant-hier ?

Rappelons l’essentiel : dès le 4 mars 1933, pour faire face à la crise, le Président Roosevelt investi de la veille prend l’initiative d’un plan concerté de relance et de justice sociale connu comme « les 3 R : Relief, Recovery, Reforms » (secours, relance, réformes). S’appuyant sur l’autorité du pouvoir fédéral, la suite prolongera, non sans d’énormes difficultés, cet élan initial jusqu’en 1938.

Or, comme Roosevelt, nous avons aujourd’hui nous aussi l’opportunité po‑litique de modifier à notre tour un partage de la valeur ajoutée, qui s’est pro‑fondément déplacé dans tous les pays en faveur du capital au cours des trois dernières décennies et est fondamentalement à l’origine de la crise. L’Europe doit être l’espace d’un réarmement fiscal permettant tout à la fois d’engager un rétablissement de l’équilibre des finances publiques, de financer l’indis‑pensable relance et d’assurer plus de justice sociale. C’est un outil essentiel.

Comme Roosevelt, enfin, nous devons nous attaquer à la finance. On oublie trop fréquemment que le « New Deal » ce ne fut pas simplement un plan keynésien de relance, ce fut aussi – et très tôt, puisque ce fut même le premier texte voté au Congrès – une refonte complète du système financier. Le 9 mars 1933 fut, en effet, promulgué « l’emergency banking act », la loi sur les établissements bancaires : abandon du système du « gold standard », contrôle des mouvements de capitaux. En juin, c’est le célèbre Glass-Steagall Act qui non seulement installe une cloison étanche entre banques de dépôts et banques d‘affaires mais s’attaque aussi aux conflits d’intérêts. Ces mesures sont aujourd’hui d’une brûlante actualité et d’une urgente nécessité !

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Mais au-delà de ces similitudes, des différences, bien sûr, ne serait-ce que parce que le « New Deal » s’appuyait sur un État.

D’abord, un État unifié par ses instances politiques, unifié dans ses règles de droit et sa condition salariale. La nécessité pour l’Europe de se construire comme espace social homogène ou, à tout le moins, s’inscrivant dans un processus d’harmonisation sociale est une évidence, mais elle reste à impo‑ser. Qu’il s’agisse de salaires – instaurer un salaire minimum dans chaque pays en conformité avec ses standards et ouvrir un agenda de convergence sur le long terme –, de durée du travail ou de protection sociale, l’Europe telle qu’elle est n’éprouve d’autre besoin en la matière que de ne pas s’en préoccuper !

Enfin, un État affirmant et imposant sa volonté. En régulant fermement l’économie : Agricultural Adjustment Act, National Industrial Recovery Act… Mais aussi, en s’appuyant sur des agences fédérales ad hoc créées pour la circonstance : la Federal Emergency Relief Administration, ou les agences dédiées à la politique de grands travaux, dont la Tennessee Valley Authority est un symbole mondialement connu. Pour tout cela il faut aussi des moyens, un vrai budget, et accepter qu’il puisse être en déficit. Rien de tout cela, bien sûr dans l’Europe de Maastricht et de Lisbonne qui ne lève pas l’impôt et dont le budget 2012 avec 132,7 milliards d’euros de crédits de paiements représente 1,01 % du RNB de la zone !

Cette Europe‑là est une puissance économique, puisqu’elle est la première au monde par son PIB, mais, châtrée politiquement, c’est une puissance qui n’est que virtuelle. Vouloir y mener un nouveau « New Deal », c’est assuré‑ment vouloir changer d’Europe.

3. Du constat aux propositions

Au‑delà de ces quelques indications et points de repère, quelles conclusions tirer de ce rapprochement, à la fois historique et géographique, entre l’Europe d’aujourd’hui et les États Unis du premier tiers du siècle précédent ? « Quelles initiatives pour répondre aux défis immédiats pour la gauche ? », en somme.

D’abord, que ces différences sont des différences majeures et que dans l’im‑médiat il faudra les surmonter en utilisant pragmatiquement toute la gamme des possibilités, soit :

● En s’appuyant sur l’existant, par exemple en utilisant la BEI pour mener une politique de grands travaux ;

● En créant les lieux ad hoc tels qu’ils sont permis par les traités, par exemple des « coopérations renforcées » entre quelques pays ;

● En s’affranchissant purement et simplement des traités, ce qu’autorise le « compromis de Luxembourg » du 25 janvier 1966, dès lors que « des intérêts très importants sont en cause ».

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e Cela en attendant à terme plus éloigné d’avoir modifié les traités sur les points qui sont indispensables concernant en particulier, s’agissant ici d’action économique et financière :

● Le rôle et les missions de la BCE ;● Les conditions d’un véritable budget de l’Union.Politiquement – et non plus économiquement – la situation est, partout en

Europe, caractérisée par de forts – et souvent très forts – mouvements sociaux et syndicaux. Ils expriment une indignation générale, la révolte devant une situa‑tion intolérable ; ils peuvent certes venir ébranler et parfois mettre à bas les forces au pouvoir. Mais pourtant, en dépit de leur force, ils ne parviennent pas, à ce jour, à modifier réellement l’ordre des choses. Partout en Europe, des mouvements sociaux puissants, mais… impuissants ; tel est bien, en somme, le constat.

Cette absence d’issue politique réelle est criante et elle est générale. La question essentielle est de parvenir à capitaliser ces mouvements ou, plus exactement, de leur permettre de déboucher sur des issues politiques qu’ils ne trouvent pas. Dans ces conditions, notre tâche – celle des militants, syndicaux, associatifs ou intellectuels que nous sommes – est dès lors de contribuer, d’abord à la définition de ces issues, qui ne peuvent qu’être communes et non pas particulières à chaque pays même s’il revient à chacun de les appliquer en fonction de sa situation spécifique ; ensuite, à la construction des conver‑gences politiques européennes qui sont nécessaires. Pour cela, il nous faut, me semble-t-il, nous organiser nous-mêmes et nous constituer en un réseau permettant d’échanger, de débattre et de dégager, puis proposer des réponses communes à ce commun défi auquel tous nous nous trouvons confrontés.

Au-delà donc de cette première rencontre, il me paraît indispensable de nous retrouver à brève échéance pour acter cette perspective et formaliser cette démarche dans la constitution d’un réseau européen qui pourrait se récla‑mer d’un « New Deal européen du xxie siècle ».

Pour avancer dans cette direction, je propose que ce réseau à venir se construise autour des six repères suivants, qui sont autant d’exigences à sur‑monter pour réaliser la transformation que nous voulons. Par ordre d’urgence, sinon d’importance :

1. Surmonter la crise de la dette. L’austérité et la pseudo « règle d’or » sont des réponses qui ne sont ni acceptables ni adaptées ; elles ne peuvent aboutir qu’à une récession généralisée de la région et à un appauvrissement des éco‑nomies nationales. Ces dettes sont à des niveaux qui ne sont pas supportables ; c’est pourquoi nous croyons à la nécessité de moratoires nationaux générali‑sés. Nous voulons réexaminer la légitimité des dettes et des conditions de leur gestion.

2. En finir avec un espace économique et financier dérégulé et ouvert à tous les vents de la « concurrence libre et non faussée ». Nous voulons reprendre le contrôle de la finance et de la banque pour les mettre au service de l’éco‑

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nomie réelle, et plus généralement en finir avec la totale liberté de circulation des capitaux.

3. Engager une nouvelle répartition des richesses, principale cause de cette crise. En particulier, nous voulons mettre fin au désarmement fiscal, dévelop‑per une fiscalité juste et garantir des revenus décents.

4. Engager la nécessaire transition écologique de nos économies. Le règne de la marchandise aboutit à un pillage de notre planète qui n’est plus soute‑nable. Nous devons trouver les voies d’une nouvelle forme de développe‑ment.

5. Relancer l’activité socialement utile et l’emploi. L’économie doit être au service de la satisfaction des besoins sociaux. Nous voulons que l’accès aux biens communs soit ouvert à tous, que les infrastructures de réseau et les ser‑vices d’utilité collective soient développés, et que le mouvement historique de réduction collective du temps de travail soit poursuivi.

6. Enfin, engager les cinq directions précédentes exige que les institutions de l’Union européenne soient profondément transformées pour permettre de réellement prendre en compte les exigences qu’expriment ses citoyens. C’est pourquoi, nous voulons une Europe démocratique et citoyenne.

* Intervention au séminaire « The state of the EU crisis, the emergency of alternatives », Bruxelles, 8-9 décembre 2011 (mise en forme le 20 mars 2012).

Notes

1) Le Conseil des prélèvements obligatoires, instance officielle dépendant de la Cour des comptes fran‑çaise, relève que de 1995 à 2008 « le taux moyen (de l’impôt sur les sociétés) a diminué de 10 points dans l’Union, passant de 38,1 % en 1995 à 27,4 % en 2008 », dans Les prélèvements obligatoires des entreprises dans une économie globalisée, La documentation française, octobre 2009, p. 95.

2) Ainsi, la moitié du déficit extérieur français est-il réalisé avec les autres pays de l’UE. Le déficit spéci‑fique avec la Chine et la facture énergétique suffisant à expliquer le reste.

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« L’autorégulation pour régler tous les problèmes, c’est fini. Le laisser-faire, c’est fini. Le marché qui a toujours raison, c’est fini. »

Nicolas Sarkozy, 25 septembre 2008 1

Jean-Claude Trichet : « Le marché a toujours raison et doit être pleinement res-pecté en tout temps. »

Jean-Claude Trichet lors d’une conférence de presse le 8 avril 2010 2

Certains pourraient dire que ni le président Sarkozy, ni celui qui était alors président de la Banque centrale européenne (BCE), Jean-Claude

Trichet, n’étaient tout à fait sérieux quand ils ont fait les déclarations ci‑des‑sus. Sarkozy savait ce que beaucoup de gens voulaient entendre à l’automne 2008… Ainsi, sa déclaration revêtait un aspect tactique. Jean-Claude Trichet, également, dans une certaine mesure, avait un discours tactique quand il in‑sistait sur le fait que le président de la BCE ne ferait jamais aucun commen‑taire sur les mouvements du marché obligataire ou monétaire 3. Mais, tous deux étaient sérieux dans la mesure où ils reflétaient, voire renforçaient, une tendance dominante à l’époque, que ce soit dans le débat public ou – dans le cas de Jean-Claude Trichet – dans les cercles de l’élite. […]

Le triomphe des fausses bonnes idées *

Steffen LehndorffDirecteur de recherche au département du temps de travail et de l’organisation du travail à IAQ, Université de Duisburg-Essen

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Des différentes vulnérabilités

[…] Ce qui se passe maintenant au niveau européen s’enracine ‑ de ma‑nières diverses, selon les pays - dans la déstabilisation des modèles nationaux de capitalisme, en raison de la prédominance du néolibéralisme depuis la dis‑parition de « l’âge d’or » de l’après-guerre. Plus précisément, la combinai‑son de « la financiarisation » (Foster et Magdoff, 2009), de la politique de marché intérieur européen et d’une Union monétaire européenne, d’une part, et l’affaiblissement des institutions de régulation et de protection sociale au sein de la plupart des pays de l’UE, de l’autre, ont entraîné de graves déséqui‑libres au sein de l’UE et contribué aux déséquilibres de l’économie mondiale (Krugman, 2008 ; Coates, 2011). Le concept même et l’architecture de la zone euro ont été submergés par une crise profonde ; ce que Becker et Jäger (2011) décrivent comme un « déploiement de contradictions entre les différents capi‑talismes nationaux, caractérisés par (grosso modo) des régimes d’accumula‑tion financiarisée ou néomercantiliste » : en d’autres termes, une union moné‑taire entre un noyau axé sur les exportations et orienté vers l’obtention de surplus et une périphérie tributaire des importations et des entrées de capitaux, s’est avérée vouée à l’échec et insoutenable. […]

À un très petit nombre d’exceptions près, les « différents types de capi‑talisme » en Europe peuvent aujourd’hui être décrits comme des « variétés de vulnérabilité ». La nature et la profondeur des problèmes économiques et sociaux spécifiques des pays analysés diffèrent sensiblement, même en ce qui concerne l’ampleur et l’importance de la dette souveraine dont les causes propres à chaque pays sont mises en évidence dans les chapitres correspon‑dants. Ce que tous les modèles nationaux ont en commun, cependant, c’est qu’ils sont devenus de plus en plus vulnérables dans le cadre de la crise ac‑tuelle, même si c’est parfois pour des raisons très différentes.

Plus inquiétant encore, ce qui se passe en Hongrie et en Grèce, mais aussi en Espagne donne à penser que le terme « vulnérabilité » peut être un euphé‑misme. Dans ces pays, les fondements mêmes du développement économique et social à venir sont en jeu. On ne peut ranger l’Italie dans ce groupe de pays en raison de son industrie manufacturière encore dynamique dans le nord, mais ce potentiel ne peut être développé et exploité au profit du pays dans son ensemble que par des réformes massives de l’État. Le Royaume-Uni, à son tour, dépendra plus que jamais de la City de Londres, étant donné les suppres‑sions d’emplois massives en cours dans le secteur public qui, dans la décennie précédant la crise, avait contribué de façon disproportionnée à la croissance de l’emploi par rapport au secteur privé. L’Irlande, sans doute, fournit l’image la plus contradictoire de tous les pays analysés dans cet ouvrage, alors que la conversion catastrophique des dettes privées en dettes publiques a provoqué des coupes massives dans les dépenses publiques, alors que la dépendance

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e à l’égard des Investissements directs étrangers (IDE) axés sur l’exportation, comme le note James Wickham, est devenue un « fétiche national » (faisant du faible taux d’imposition des sociétés un « symbole d’indépendance natio‑nale »).

Les pays de la zone euro, l’Autriche, la France et l’Allemagne (ainsi que la Suède) semblent beaucoup plus performants. Cependant, alors que l’écono‑mie française a été moins touchée par la récession que les deux autres parce qu’elle dépend davantage du marché intérieur, les inégalités sociales et régio‑nales progressent et des déficiences structutrelles – le chômage des jeunes en particulier – provoquent de sérieux doutes en ce qui concerne la durabilité de ce phénomène. L’Autriche, également, dépend de plus en plus de ses indus‑tries d’exportation et des hauts et des bas de l’Allemagne, tandis que son sys‑tème bancaire est particulièrement exposé au devenir des secteurs privés très endettés d’Europe Centrale et d’Europe de l’Est. En ce qui concerne l’Alle‑magne, il est important de comprendre comment l’affaiblissement et les modi‑fications néolibérales du marché du travail et des institutions de protection sociale au cours des dix dernières années ont exercé une énorme pression à la baisse sur le niveau des salaires, conduisant ainsi au constat paradoxal que ce prétendu moteur de croissance est en réalité un boulet majeur pour l’Europe.

La Suède peut être considérée comme la seule exception dans notre série de pays, dans la mesure où le modèle d’équité sociale a résisté à la régression en restant fondamentalement intact et continue à bénéficier du soutien intact d’importantes parties de la société. Néanmoins, le chômage (en particulier chez les jeunes, les immigrants et les travailleurs peu qualifiés) demeure à des niveaux inacceptables pour ce pays, ce qui donne lieu à des tentatives du gou‑vernement actuel d’affaiblir précautionneusement certains piliers du modèle traditionnel par des moyens détournés (le plus évident étant une réforme du système d’assurance chômage visant à réduire l’influence des syndicats), ce qui entraîne des conséquences sociales encore plus problématiques. Après la régres‑sion, il peut y avoir une autre poussée vers une plus grande dualité entre insi‑ders et outsiders sur le marché du travail suédois, ce qui suscite l’inquiétude de Dominique Anxo sur la possibilité d’un « déclin progressif du modèle suédois, de sa cohérence et de la solidité de sa cohésion sociale » dans l’avenir.

En dehors de la Suède, le tableau d’ensemble est éloquent. Les choses étaient loin d’être parfaites avant la crise, mais maintenant elles s’aggravent rapidement. À la suite de la « grande récession », la politique d’austérité s’im‑pose partout. L’obsession de la réduction des dépenses publiques mine ou même bloque la voie de la guérison et de la revitalisation des modèles socio-économiques. Ces voies sont différentes dans chaque pays mais, presque par‑tout, elles sont obstruées. Ce à quoi nous assistons, c’est à la résurrection de l’approche néolibérale « There is no alternative » 4 (TINA) sous une nouvelle forme.

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La réactivation de TINA : le plongeon des lemmings 5

Dans la plupart des pays européens analysés, les conséquences de la crise 2008-2009 sont, en pratique, abordées à partir des lignes directrices qui sont au cœur du néolibéralisme. Les fondements du libre-échange sont ébranlés, mais le néolibéralisme reprend du service, en dépit du sentiment largement ré‑pandu dans la population que « ceux qui sont responsables de la crise doivent en payer la facture ».

Cet exercice d’équilibriste est basé sur l’hypothèse qu’enrayer la dette publique est essentiel pour tout : à court terme, c’est la condition sine qua non pour mettre un terme aux attaques spéculatives sur les obligations d’État des pays « menacés » ; à court et moyen termes, il faut créer la « confiance » nécessaire pour se frayer un chemin pour la reprise économique, et à moyen et long termes, c’est le seul moyen d’empêcher « nos enfants et nos petits‑enfants de payer la facture pour nous qui vivons au-dessus de nos moyens ». Ainsi, une fois encore, « il n’y a pas d’alternative » (TINA). Et si ce dogme recule chez les croyants et que la force du mythe commence à s’estomper, ce sera comme dans le poème de Goethe « Erlkönig » 6 : « Et si vous n’êtes pas d’accord, j’utiliserai la force » 7.

L’accent exclusif mis sur la dette publique est particulièrement étonnant, notamment parce qu’il implique que la victime soit déclarée coupable. La dette publique n’est pas à la racine de la crise actuelle, et quiconque a le moindre doute à cet égard devrait se pencher sur les chiffres et les arguments présentés par Leschke, Theodoropoulou et Watt dans leur chapitre concernant la politique de l’Union européenne. Joseph Stiglitz a observé judicieusement, lors d’une interview dans un journal conservateur allemand, qu’« aucun gou‑vernement n’a jamais perdu autant d’argent que l’industrie financière améri‑caine » (Frankfurter Allgemeine Zeitung, 2011).

Cette position critique a entre‑temps trouvé un appui dans les analyses à grande échelle publiées par le FMI qui concluent que, à court terme, l’assainis‑sement budgétaire s’est révélé « facteur de contraction et non d’expansion », renforçant ainsi le chômage et l’inégalité des revenus et « ajoutant à la souf‑france de ceux qui souffrent déjà le plus » (Ball et al., 2011, P. 22) 8. Qui plus est, dans la même publication du FMI, Kumhof et Rancière (2011) présentent leur évaluation des données montrant que les pays dans lesquels les inégalités ont augmenté ont vu une aggravation correspondante de leur compte‑cou‑rant : « alors que la part des revenus des 5 pour cent de la tranche supérieure a augmenté entre les années 1980 et la fin du millénaire, les déséquilibres de leur compte-courant se sont aggravés » (ibid., p. 25). Il convient de noter à ce stade que, indépendamment du fait que cela conduit directement à la flambée des dettes publiques ou surtout, dans un premier temps, à des dettes privées (comme on le voit dans les chapitres sur l’Irlande et la Hongrie) qui ont été

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e transformées en dettes publiques. D’où la conclusion de ces auteurs, ignorée jusqu’ici des approches politiques dominantes : « À long terme, il n’y a donc absolument aucun moyen d’éviter d’aborder de front la question de l’inégalité des revenus » (ibid., p. 27).

Il est raisonnable de se demander pourquoi les approches politiques domi‑nantes s’intéressent aux conséquences plutôt qu’aux causes. Mais, si on s’en tient à ce qui paraît logique, on n’arrive toujours pas à comprendre ce qui se passe. Mais dès qu’on prend en compte la dimension du pouvoir, cela devient logique. C’est ce qu’Annamaria Simonazzi, dans son chapitre sur l’Italie, évoque comme « le welfare remplacé par le bankfare ». En outre, comme le déplorent Josep Banyuls et Albert Recio dans leur chapitre sur l’Espagne, c’est également « l’absence d’un projet crédible avec des propositions alter‑natives claires » au niveau politique qui « a permis que les politiques d’ajuste‑ment soient présentées comme la seule réponse réaliste ».

On peut mieux comprendre l’importance fondamentale de l’accent univer‑sel mis sur l’austérité en rappelant que la « route de la servitude », vue par Hayek, serait tracée par l’État (social) moderne qui, disait-il, mettait les indi‑vidus sous tutelle. La notion de « Small State » (moins d’État) a été au cœur de l’agenda néolibéral depuis ses tout débuts – un exemple récent en est l’ap‑proche « Big Society » 9 de l’actuel gouvernement du Royaume-Uni. Depuis les années 1980, la justification de l’agenda du « Small State » a été pensée selon le paradigme du libre échange. Depuis 2008, cependant, ce paradigme a perdu beaucoup de son pouvoir de persuasion dans la plupart des pays euro‑péens. Ainsi, il a été mis en « mode au cas où » : si vous ne croyez pas au mes‑sage émoussé selon lequel la dette publique reflète le fait que « nous » vivons au‑dessus de nos moyens, vous serez convaincus en faisant l’expérience que « les marchés » nous punissent pour notre manque de confiance. Le détour‑nement a assez bien fonctionné jusqu’à présent et, pour l’instant, c’est un bon moyen pour renforcer le néolibéralisme.

Alors que les « Indignados » d’Athènes, de Madrid et d’ailleurs crient à leurs gouvernements et aux banques : « Nous ne paierons pas pour votre crise », les contribuables allemands (hollandais, français, finlandais et autri‑chiens) sont poussés par leurs gouvernements et les banques (et les médias qui sont leurs porte-parole) à crier : « Nous ne paierons pas pour votre dette ». Certes, tout le monde n’a pas rejoint ce chœur, ce qui montre l’ambivalence de la situation en Allemagne et dans d’autres parties de l’Europe. Cependant, ce qui a prévalu jusqu’à ce jour est une approche politique économique qui met en danger l’intégration européenne. Celle‑ci repose sur des fondements éco‑nomiques qui, durant les dernières décennies, ont été de plus en plus façonnés selon l’agenda déséquilibré d’un marché unique délaissant les droits sociaux ; ces fondements s’avèrent fragiles et peuvent même maintenant menacer l’avenir démocratique de l’Union européenne. La démocratie est menacée par

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la montée du populisme de droite et de l’euroscepticisme dans de nombreux pays (Baier, 2011), et également par le manque de bases démocratiques de la gouvernance économique au niveau de l’UE qui a commencé à interférer avec les droits démocratiques fondamentaux au sein des États membres.

Actuellement, on peut considérer la Hongrie comme l’exemple le plus fla‑grant d’une combinaison de politique d’austérité et de populisme de droite. Le gouvernement actuel, grâce à une majorité parlementaire suffisante pour modifier la constitution, souhaite ériger un régime autoritaire protégeant les couches les plus riches de la société, tout en opérant des coupes impor‑tantes dans la protection sociale, la réglementation du marché du travail et les normes du travail. L’agenda néolibéral est combiné avec des mesures visant à défendre les intérêts d’un grand nombre d’emprunteurs privés de la classe moyenne endettés en francs suisses. C’est un coup sévère pour les banques autrichiennes, mais cela contribue à garantir le soutien politique des classes moyennes – ce qui, jusqu’à présent, s’est avéré un moyen particulièrement in‑telligent pour dissimuler le démantèlement simultané des institutions sociales assurant la protection des pauvres.

L’insistance sur la dette publique plutôt que sur les inégalités, renforcée par l’accent mis sur les réductions des dépenses au lieu d’une fiscalité progres‑sive et l’augmentation des impôts, est vraiment le signe le plus frappant de ce que James Wickham, dans son chapitre sur l’Irlande, appelle les « paradoxes venant du refus de tirer les leçons ». […] Les chapitres sur l’Irlande, l’Es‑pagne, la Grèce et la Hongrie montrent que l’austérité enfonce ces pays encore plus profondément dans la crise, tout en sauvegardant le « socialisme pour les riches par la conversion des dettes privées en dettes publiques », comme le montre Wickham. Les crises vont persister même lorsque l’économie (comme cela peut se produire en Espagne et plus encore en Irlande, contrairement à la Grèce), stimulée par la demande étrangère, se redresse. Ce sont des crises sys‑témiques dans le sens où elles révèlent le manque de modèles de développe‑ment économique et social durable. Or, comme le conclut Maria Karamessini à propos de la Grèce, « la thérapie de choc tue le patient ».

Hors des pays de la zone euro ou, comme dans le cas de la Hongrie, des pays qui dépendent presque exclusivement du destin économique de la zone euro, la politique d’austérité au Royaume-Uni suit une logique légèrement différente. Avec sa monnaie indépendante et une banque centrale qui (contrairement à la BCE) est habilitée à agir en tant que prêteur en dernier ressort, offrant ainsi plus de marge à des approches alternatives, la politique « Thatcher plus » est poursuivie sans ménagement, d’abord pour des raisons politiques. Comme le montrent clairement Damian Grimshaw et Jill Rubery, le Royaume-Uni, avec une dette souveraine par rapport au PIB comparable à celle de l’Allemagne, souffre d’une « crise d’austérité » plutôt que d’une crise de la dette publique. Le discours sur la « Big Society », le transfert à la société civile, du gouverne‑

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e ment actuel peut être considéré comme complémentaire de celui du « Small State » (moins d’État) mais il sonne de façon beaucoup plus élégante pour des oreilles européennes (et le Royaume-Uni est encore, comme ces auteurs l’ont mis en évidence, plus proche de l’Europe que des États-Unis). Si le « gouver‑nement des millionnaires » réussit, la dépendance du pays à l’égard de la City de Londres se fera plus que jamais au détriment non seulement de la justice sociale et de l’équité régionale, mais aussi de la possibilité d’ouvrir la voie à un modèle plus durable de développement économique.

Comparativement à ces pays et pour le moment, l’austérité politique en France, en Autriche, en Allemagne mais aussi en Italie, a été mise en œuvre selon un rythme plus modéré. Cependant, les conséquences sociales sont déjà évidentes, et la vague va bientôt affluer. Comme le notent Hermann et Flecker, en Autriche aussi, « ce qui a causé les problèmes est encore appelé ou effectivement utilisé comme remède : l’austérité, les privatisations et la protection des actifs financiers ». Ces priorités rendent « peu probable que l’Autriche s’en tire aussi bien en cas de nouvelle récession ». Il ne fait aucun doute, cependant, que l’Italie, en tant que pays se trouvant sur la shortlist des pays soumis à une spéculation contre les obligations d’État de la zone euro, est dans une situation beaucoup plus difficile. D’un côté, les bases de la structure industrielle dans les régions septentrionales lui offrent un potentiel suffisant pour être au diapason de ses concurrents internationaux. D’un autre côté, la bureaucratie dans le secteur public, pour ne pas parler de la corruption, du copinage et du crime organisé, entravent le développement de l’ensemble du pays. Dans le même temps, l’assiette fiscale est beaucoup trop faible pour pouvoir moderniser l’État-social. Comme le note Annamaria Simonazzi, les classes moyennes ont « réussi à éviter de payer des impôts et ont transformé leur avis d’imposition en obligations, souscrivant aux emprunts nécessaires pour financer le déficit ». Dans ce cadre, le simple fait de lever des impôts signifie renforcer la structure régressive de l’imposition et pénaliser ceux qui paient leurs impôts. Comme le conclut Simonazzi, on ne peut réduire la fuite par rapport à l’impôt que si la notion d’impôts est « réarticulée à la notion de services : les gens doivent réapprendre que leur argent sert à payer leur santé, l’éducation, les jardins d’enfants et les soins aux personnes âgées ».

C’est tout aussi valable pour les pays comme l’Autriche, la France et l’Al‑lemagne, dont les services publics et les systèmes de protection semblent en bien meilleur état qu’en Italie. […] En Allemagne, les insuffisances de l’investissement public dans l’éducation et autres services sociaux essentiels sont frappantes, dans la mesure où ce pays n’a pas d’autres « matières pre‑mières » que les compétences des personnes qui y vivent. Qui plus est, il est déjà évident en Allemagne, comme en France, que les coupes budgétaires sont ciblées sur les dépenses sociales. Ce qu’on appelle Schuldenbremse (frein à l’endettement) en Allemagne, et pour lequel le président français a trouvé le

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nom un peu plus glamour de « règle d’or » – à savoir l’obligation permanente inscrite dans les constitutions nationales de contenir la dette souveraine dans certaines limites – réduira fortement la capacité d’action des États dans les années à venir, compte tenu de leur refus d’élargir les bases d’imposition et de renforcer la fiscalité vraiment progressive. Mais ce qui sera un problème ma‑jeur pour l’Allemagne se révélera un désastre pour un certain nombre d’autres pays enfermés de force dans cette camisole par la dictature budgétaire mise en place par le gouvernement allemand.

C’est une logique étrange, comme on le voit dans le chapitre sur lʼAllemagne, qui veut que le chef des lemmings croit quʼil ou elle ne sera pas obligé-e de sauter et que, si les autres sautent, il ou elle ne sera pas concerné‑e (et même quʼil peut ne pas y avoir de gouffre du tout) 10. De fait, ce raisonnement est à des années lumière de lʼobservation du commentateur du Financial Times Martin Wolf (2011) qui affirme que « en 1815, la dette publique du Royaume-Uni était de 260 pour cent du PIB. La suite ? La révolution industrielle. » On peut dire que, toute « révolution industrielle » potentielle, quelle que puisse être sa nature, aura désespérément besoin de dépenses publiques stratégiques, ce qui suppose une assiette fiscale solide.

Les défis à relever

La crise actuelle sʼenracine dans une combinaison de défaillances politiques et institutionnelles. Ces défaillances sʼétant produites tant au niveau national quʼinternational, un programme de réforme se trouve confronté à de multiples défis. De plus, les égoïsmes nationaux rendent très difficile la coordination entre les élites économiques et politiques. Mais, par ailleurs, construire la solidarité et coordonner les initiatives politiques parmi ceux qui souffrent des défaillances des élites économiques et politiques nʼest pas une tâche plus facile. Cela vaut pour divers groupes de populations, comme on le voit dans certains pays où des réductions de salaires à grande échelle et des licencie‑ments sont imposés aux salariés du secteur public alors que les travailleurs du secteur privé peuvent voir leur situation s améliorer grâce à une modeste reprise économique ; ou encore dans les pays où la première étape des me‑sures dʼaustérité a été axée principalement sur les bénéficiaires de prestations sociales. Cependant, c’est plus vrai encore pour ceux dont des populistes de droite peuvent entretenir le sentiment dʼimpuissance personnelle ou de démis‑sion. Comme l’ont noté Tóth, Neumann et Hosszu dans leur chapitre sur la Hongrie, dans certains cas, il peut y avoir « consentement tacite de la part de la majorité dʼune société désenchantée ».

Les chapitres de ce livre ne sont pas destinés à rassurer. Ils exposent sim‑plement les défis. Les tableaux brossés sont parfois un peu déprimants, mais cela ne signifie pas nécessairement que les auteurs soient entièrement pessi‑

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e mistes. En raison du vaste mécontentement public face au fondamentalisme du libre échange et de la suprématie du secteur financier dans de nombreux pays européens, les dirigeants politiques évoluent sur une mince couche de glace. C’est pour cette raison que, en guise d’exemple, Florence Jany-Catrice et Michel Lallement espèrent que la campagne électorale présidentielle fran‑çaise en 2012 offrira des possibilités de débat public sur de nouvelles ap‑proches face à la crise européenne et à la montée des inégalités sociales. Il en est de même, au regard des élections législatives fédérales en Allemagne, qui se tiendront fin 2013, et du mouvement populaire massif contre l’énergie nucléaire en 2011 qui a contraint le gouvernement actuel à faire une soudaine volte-face sur l’une de ses questions clés ; les perspectives politiques ne sont pas non plus entièrement sombres pour l’Allemagne. Les enjeux développés, cependant, mettent en évidence la complexité des défis à relever. C’est ce que Hans-Jürgen Urban entend par une « mosaïque à gauche », c’est-à-dire « un mouvement à l’échelle de l’Europe, un joueur collectif hétérogène, consti‑tué de différentes initiatives, organisations et personnalités ». Il appelle à une « perspective multi-strates [qui] doit trouver son chemin dans les débats sur la stratégie syndicale. »

Le terme « multi-strates » est essentiel. Les conclusions à tirer de l’analyse de Leschke et Theodoropoulou Watt sur la gouvernance de la politique écono‑mique de l’UE sont sans ambiguïté. Les projets de marché unique européen en général – et de lʼUEM en particulier – sont fondamentalement viciés en raison de leur orientation déséquilibrée en faveur du libre-échange, sans contrepar‑ties suffisantes en termes de normes sociales et de travail, ainsi quʼen faveur de la stabilité des prix et de l’austérité, sans référence suffisante au dévelop‑pement économique durable, à l’emploi et à l’équité sociale. L’actuel « rou‑leau compresseur des réformes politiques néolibérales », comme l’affirment Damian Grimshaw et Jill Rubery, mène le projet européen droit dans le mur. Une série de réformes importantes à court et moyen termes est nécessaire pour empêcher cela (pour un aperçu du débat sur les réformes les plus urgentes, voir EuroMémo Group 2010 ; Degryse et Pochet, 2011). Compte tenu de la crise actuelle du système financier, les mesures les plus évidentes incluent de nouvelles régulations des marchés financiers à l’échelle européenne (accom‑pagnées d’approches plus radicales, telles que la réduction et la restructuration du secteur bancaire, sous contrôle et gouvernance publics, à aborder au niveau national), ainsi que la réforme de la Banque centrale européenne pour renfor‑cer son rôle de prêteur de dernier ressort.

Il est également urgent de bloquer le projet institutionnel imminent de « gouvernement économique » qui interfère avec les budgets des gouver‑nements nationaux et les régimes du marché du travail pour réduire les dé‑penses publiques et les salaires : ceci afin de donner aux pays un répit et, ce n’est pas le moins important, pour des raisons de légitimité démocratique.

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En outre, l’union monétaire a vraiment besoin d’un accord stratégique sur des mécanismes de solidarité – ou de transfert – (techniquement basés sur les euro-obligations) entre les pays de lʼUE les plus riches et les plus pauvres, et dʼun fondement institutionnel et démocratique pour ce processus de prise de décision supranationale. À la différence des conceptions qui prévalent aujourdʼhui au niveau de l’UE, la zone euro a besoin dʼun mécanisme perma‑nent par lequel les excédents produits dans certains pays puissent être investis dans des projets stratégiques utiles dans les pays ayant des déficits, afin de favoriser les possibilités de développement durable. Plus généralement, étant donné les effets dévastateurs de l’approche du marché unique, jusquʼà ce jour dominante, les réformes des traités européens doivent opérer le rééquilibrage depuis longtemps nécessaire des droits économiques et sociaux afin de mettre davantage l’accent sur la réduction des inégalités et d’ouvrir la voie à des modèles plus durables de développement socio-économique.

Cette perspective est « multi-strates » du simple fait que les gouvernements nationaux doivent être poussés dans cette direction par les mouvements so‑ciaux nationaux. Cependant, le niveau « couche » nationale signifie plus que cela. Annamaria Simonazzi, en sʼintéressant au sort futur de l’euro, soulève une double question : « Dʼabord, y a-t-il un intérêt commun entre les pays en excédent et ceux en déficit, susceptible de soutenir des politiques communes ? [...] Deuxièmement, outre les réformes et politiques qui exigent une concep‑tion commune, y a-t-il des réformes que les pays du Sud doivent mettre en œuvre chez eux afin de faire de la monnaie commune une politique viable pour eux ? » Elle termine par une affirmation audacieuse, plutôt rare chez les observateurs qui nʼappartiennent pas au courant dominant : « C’est seulement une fois que nous avons fait notre travail chez nous, que nous pouvons recher‑cher, et demander l’aide de l’Europe. »

Le mot de la fin de ce débat est que la même politique sʼapplique aux pays quʼon dit « en bonne santé » en général, et à l’Allemagne en particulier. Avec une différence majeure : les réformes institutionnelles au sein de l’Al‑lemagne ne sont pas seulement utiles : elles sont cruciales pour la réussite des autres pays. Le problème que l’Allemagne pose à l’UE, et encore plus à la zone euro, va au‑delà des approches politiques mal intentionnées impo‑sées à d autres pays. Le problème fondamental est, depuis dix ou quinze ans, l’affaiblissement et le démantèlement partiel des institutions qui, dans les décennies précédentes, ont assuré une combinaison de réussite écono‑mique – selon les critères capitalistes – et de haut niveau dʼéquité sociale. Comme on le voit dans le chapitre sur l’Allemagne, c’est ce processus de démantèlement qui est derrière la stagnation de la moyenne des salaires en Allemagne et la flambée consécutive de l’excédent avec la zone euro, ce qui entrave le développement économique et social dans de nombreux autres pays de la zone euro.

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e Ainsi, soigner l’Europe exige des réformes politiques et institutionnelles en Allemagne, devant permettre une plus grande équité à l’intérieur et à l’exté‑rieur de l’Allemagne. Comme on peut le voir dans le chapitre sur l’Allemagne, l’économie et la société de ce pays possèdent toutes deux un grand potentiel pour les mettre en pratique. Aujourd’hui, cependant, ce potentiel n᾽est pas utilisé ; ce qui provoque des dommages considérables en Europe. Cet échec se répercute non seulement sur les économies des autres pays, mais également sur la marge de manœuvre des syndicats et des autres mouvements sociaux qui réclament des alternatives à lʼaustérité et au néolibéralisme.

C’est ce qui rend les concepts « multi-strates » et « tâche nationale » si importants. Il n’y aura pas de programme de réforme européen à moins que chaque pays ne fasse son propre travail. De même, sans un nouveau pro‑gramme de réforme européen, les approches alternatives dans les différents pays peuvent se trouver étouffées. Il s’agit vraiment dʼun défi complexe.

* Ce texte reprend de larges extraits de l’introduction de Steffen Lehndorff à l’ouvrage collectif A triumph of failed ideas : European models of capitalism in the crisis (etui, 2012), http://www.etui.org/fr/Publications2/Livres/A-triumph-of-failed-ideas-European-models-of-capitalism-in-the-crisis

Les douze chapitres de cet ouvrage analysent la situation dans l’UE et dans différents pays européens.

Notes

1) « Le président de la République veut refonder le capitalisme. » Discours du 25 septembre à Toulon. Disponible sur : http://www.gouvernement.fr/gouvernement/le-president-de-la-republique-veut-refon‑der‑le‑capitalisme

2) Jean-Claude Trichet, Président de la BCE, Francfort, 8 avril 2010. Exposé introductif avec Q&A. Disponible sur : http://www.ecb.int/press/pressconf/ 2010/html/is100408.en.html

3) De plus, en 2011, lors de sa dernière année à la direction de la BCE, il a montré ses capacités tactiques quand il s est écarté de ses propres convictions en permettant occasionnellement à la BCE d interférer avec les marchés obligataires souverains contre la résistance acharnée des dogmatistes de la Bundesbank.

4) Il n y a pas d alternative.5) Selon la croyance populaire et le mythe, les lemmings se suicident en masse lors des migrations en se

jetant du haut des falaises.6) Le Roi des Aulnes.7) Selon le mythe, l « Erlkönig », le Roi des Aulnes, est un esprit maléfique qui guette les voyageurs non

avertis. Cependant, contrairement au poème de Goethe, le Roi des Aulnes de l Europe contemporaine ou peut-être devrait-on dire « la reine des Aulnes » est n a rien de mystérieux. Toutefois la réalité est proche de l idée de Goethe que la reine des Aulnes et tous ses petits Rois des Aulnes ne se lassent pas de souligner que ce sont « les marchés qu il faut convaincre », ce qui suppose implicitement que les acteurs sont invisibles.

8) Ces auteurs plaident pour un « rythme de consolidation plus lent associé à des politiques de soutien à la croissance », se référant à la directrice du FMI, Christine Lagarde (ibid., p. 23).

9) Avec son concept de « Big Society » reprenant l idée de « Small State » (peu d État), par opposition avec « Big State » David Cameron entend remplacer l action de l État par des initiatives locales, associatives et d organisations caritatives.

10) Pour plus d éléments concernant ce que les décideurs européens ont emprunté aux lemmings, cf. Andrew Watt (2010).

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« Nous autres Européens, nous devons nous considérer comme des voya-geurs embarqués sur un seul et même navire. »

Comenius, Praefatio ad europeos, 1645.

Dans la conclusion de son ouvrage Le nouveau vieux monde consacré à l’histoire du continent européen, l’historien britannique Perry Anderson

souligne les difficultés de la gauche à porter de façon durable la perspective européenne. Selon lui, celle-ci a toujours été pensée comme un antidote aux conflits militaires, et l’éloignement de ceux-ci dans la deuxième moitié du xxe siècle aurait de fait contribué à l’affaiblissement de cette perspective 1.

Cette hypothèse est, on le verra, contestable. Mais le visage que prend actuel‑lement l’Union européenne met à rude épreuve les convictions des gauches pro‑européennes. […] Face à l’ampleur de la crise, le risque d’un éclatement de la zone euro est même débattu publiquement, jusqu’à être envisagé par certaines institutions bancaires. Cette construction, qui s’est imposée depuis plus de 60 ans dans la vie quotidienne des peuples, chancelle.

Dans ce moment de fragilité, la confusion domine, les convictions vacillent, les peurs prennent le dessus. Pour ceux qui se placent du point de vue de la transformation sociale, écologique et anticapitaliste, comment défendre la perspective d’une autre Europe que celle qui émerge aujourd’hui avec le vi‑sage de la brutalité autoritaire et de la folie libérale qui s’impose aux peuples ? Comment se battre de façon cohérente et crédible pour une autre Europe ?

[…]

La gauche à l’épreuve de l’Europe

François Calaret

Membre de la direction de la Gauche unitaire (organisation membre du Front de gauche)

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e La construction européenne polarise la gauche

Après la Seconde Guerre mondiale, les initiatives, prises au départ sous l’égide des États-Unis dans le cadre de la Guerre froide avec l’URSS et face à la crainte du déclenchement d’un nouveau conflit mondial, vont jeter les bases des premières institutions européennes. Les divergences au sein de la gauche s’amplifient. La SFIO globalement s’insère dans la mise en œuvre du projet de construction européenne : « Il ne s’agit plus d’établir le socialisme dans tous les pays et ensuite par voie de conséquence de faire l’Europe, mais de faire d’abord l’Europe et de lutter ensuite pour que cette Europe soit socia‑liste » 2. Cette évolution concerna quasiment l’ensemble des partis socialistes ou sociaux‑démocrates des pays concernés.

Le PCF sera initialement un opposant farouche à la construction euro‑péenne qui est vue comme une construction antisoviétique et une négation de la nation française qu’il défend avec vigueur. La fin des années 1960, et sur‑tout le début des années 1970, marquent une évolution du positionnement du PCF qui avance d’abord la défense d’une Europe des travailleurs pour ensuite infléchir de l’intérieur la CEE 3. Le Programme commun de 1972 entre PCF et PS acte cette évolution. Il s’agit de « participer à la construction de la CEE, à ses institutions, à ses politiques communes, avec la volonté d’agir en vue de la libérer de la domination du grand capital, de démocratiser ses institution » 4.

À partir de 1979, la mise en place de l’élection du parlement européen au suffrage universel et surtout les bouleversements de la fin des années 1980-1990 (chute du Mur de Berlin, réunification allemande, Acte unique, traité de Maastricht, perspective de la monnaie commune) amplifient les débats européens. La différenciation à gauche entre adaptation à l’Europe libérale et refus de cette construction européenne au nom d’une autre Europe s’installe. Dans les années 1990, le développement d’embryons de mouvements sociaux européens (marches européennes contre le chômage, euro manifestations syn‑dicales, essor du mouvement altermondialisation jusqu’aux manifestations contre la guerre en Irak en 2003) a été un point d’appui important pour faire progresser la conscience d’une autre Europe. Mais il a été souvent analysé que cette période était marquée par « l’illusion sociale » 5, comme si l’activité propre des mouvements sociaux pouvait résoudre les problèmes posés dans le champ politique. La contribution de Pierre Bourdieu, Pour un mouvement social européen, publiée en 1999, est emblématique de ce moment en ce qu’il fait le constat du blocage du champ politique, réduit à la domination des par‑tis sociaux-démocrates accompagnant l’Europe libérale, et se reporte entiè‑rement sur l’émergence – nécessaire mais insuffisante – d’un syndicalisme européen. Problématique qui se trouvera de nouveau posée dans le mouve‑ment altermondialiste et dans les forums sociaux européens qui ont buté sur la même question sans que l’ensemble des composantes (y compris les forces

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politiques parties prenantes) n’arrive à traiter la nécessité de la traduction de la dynamique de ce mouvement multiforme sur le champ politique.

De toute évidence, la conscience européenne n’est pas spontanée. Elle se construit à travers les expériences sociales et politiques. Mais de ce point de vue, contrairement à l’hypothèse de Perry Anderson, elle n’émerge pas seulement des expériences traumatisantes des conflits militaires, mais du développement de la contradiction entre d’une part la conscience sociale de l’interdépendance entre les États‑nations européens – le sentiment d’un des‑tin commun – et d’autre part l’Union européenne telle qu’elle se construit concrètement en accroissant la souffrance des peuples. Les batailles politiques contre les politiques européennes libérales sont donc un moment essentiel de cristallisation des convictions progressistes pour une autre Europe. Ainsi, la perspective d’une autre Europe a été une nécessité incontournable de la ba‑taille de 2005 pour le « non » de gauche au Traité constitutionnel européen. Ne pas mettre en avant cette dimension du refus du TCE aurait été un aban‑don de l’idée européenne aux partisans du « oui ». C’était une condition de la dynamique populaire et de la victoire.

Aujourd’hui : l’Union européenne peut-elle éclater ?

La crise économique systémique du capitalisme qui a éclaté en 2007-2008 et connu des développements majeurs à partir de 2010 sur le continent euro‑péen, amplifie cette question de façon cruciale. La combinaison des crises bancaires et des crises des dettes souveraines, auxquelles s’ajoute la perspec‑tive d’une très faible croissance pour une longue durée, menace la cohésion des institutions européennes. Il a déjà été acté que l’État grec, soumis à une cure d’austérité cruelle, ne rembourserait pas une partie de sa dette. Malgré les engagements des dirigeants européens à ce que cela reste une exception, la crainte de contagion à d’autres pays, comme l’Italie, l’Espagne, voire la France, peut entraîner l’UE dans une crise incontrôlable.

Historiquement, la construction de l’UE est le résultat d’un processus contra‑dictoire de transformation d’une rivalité inter impérialistes en un haut degré de coopération entre bourgeoisies (sans qu’il y ait pour autant fusion entre celles-ci). En 1923, Léon Trotski résume l’antagonisme franco-allemand : « L’Allemagne s’était donné pour but “d’organiserˮ l’Europe. » tandis que « la France s’assignait pour tâche le morcellement de l’Allemagne » 6. Mais depuis le début du xxe siècle, le développement de la production capitaliste déborde les limites de l’État-nation. Dès les années 1920, des premiers projets d’union politique, initié notamment par le Président français Aristide Briand, sont soutenus par des fractions des patronats français et allemand qui aspirent à la réalisation d’une union douanière et à un véritable marché commun 7.

Après la Seconde Guerre mondiale, la coopération s’impose pour ainsi dire faute d’autre solution. Le gouvernement français aurait bien envisagé le

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e démantèlement total et définitif de l’Allemagne 8 mais il devra se contenter du cadre protecteur de l’OTAN. Dans le cadre de la domination américaine sur l’Europe de l’Ouest et dans le contexte de guerre froide naissant, c’est l’européanisation qui s’impose pour l’État fédéral allemand qui n’a guère de marge de manœuvre 9. Les États-Unis jouent donc un rôle décisif dans la mise en place des premières institutions européennes mais celles‑ci gagneront pro‑gressivement en autonomie et seront utilisées par les États européens pour s’imposer à l’échelle internationale 10.

C’est d’ailleurs la confrontation aux concurrents asiatiques et américains qui sera un facteur décisif de renforcement de la cohésion des institutions européennes. Ernest Mandel le souligne à plusieurs reprises : « Le maintien et le renforcement du Marché commun apparaît dès lors comme une condition matérielle indispensable aux grandes firmes européennes, y compris quelques firmes “nationalesˮ, pour pouvoir tenir tête à la concurrence américaine et japonaise accrue. » 11 La lutte sans pitié entre capitalistes à l’échelle interna‑tionale pour s’imposer sur le marché mondial et être compétitif constitue un facteur important de développement de la « solidarité » entre les firmes euro‑péennes, même si la concurrence entre elles subsiste. Si les firmes multinatio‑nales se développent à l’échelle mondiale en conservant un ancrage national, l’échelon européen constitue un point d’appui incontournable de leur déve‑loppement 12. Aujourd’hui, l’essor des pays émergents d’Asie et d’Amérique latine peut également constituer une contrainte puissante dans le renforcement de la cohésion entre bourgeoisies européennes.

Le deuxième facteur qui a poussé les bourgeoisies européennes à avancer dans la construction de l’UE, c’est l’outil que cette Union représentait pour mettre en œuvre une offensive globale contre les droits des salariés et défaire le rapport de force imposé par le mouvement ouvrier. La période de la rédac‑tion de l’Acte unique en 1985-86 jusqu’à l’adoption du traité de Maastricht en 1992 marque un tournant en ce sens, comme le rapporte un économiste du CNPF (ancêtre du MEDEF) : « Le souvenir des accords de Grenelle après 1968, celui de la politique désastreuse menée de 1981 à 1983 sont présents dans l’esprit des chefs d’entreprise. Pour eux, Maastricht ferme définitive‑ment la porte à de tels débordements. Il interdit un laxisme de gauche et per‑met de faire supporter à la BCE et au Conseil européen la responsabilité d’une politique de rigueur. » 13 Aujourd’hui, les libéraux européens agissent encore plus ouvertement pour détruire les acquis sociaux imposés par des décennies de lutte de classes. C’est exactement ce qu’a défendu, dans une interview au journal Les Échos, une figure du patronat français, Denis Kessler, pour qui « Dans notre histoire, la discipline nous a quasiment toujours été imposée de l’extérieur » 14.

Mais ces éléments structurants ne suffisent pas à compenser entièrement la fragilité de la construction européenne qui est renforcée par les trajectoires

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économiques divergentes des pays qui la composent. Divergences qui se sont accentuées à travers les vagues de libéralisation qui ont été appliquées depuis plusieurs années 15. Cet écartèlement est d’autant plus renforcé que les classes dirigeantes françaises et allemandes sont animées de tropismes opposés. Le capitalisme allemand est monté en puissance en bénéficiant de l’intégration des pays d’Europe de l’Est qui servent pour de nombreuses entreprises alle‑mandes d’ateliers de productions d’éléments assemblés en Allemagne pour être ensuite exportés dans le monde entier. La bourgeoisie française s’est tou‑jours efforcée d’étendre son influence sur le bassin méditerranéen, contrariée par les révolutions coloniales des années 1950-1960. La construction euro‑péenne elle‑même était également conçue comme un moyen de pérenniser cette influence française avec le projet néocolonial d’« Eurafrique » que les dirigeants français ont voulu imposer dans les négociations du Traité de Rome 16. C’est cette conception « eurafricaine » néocoloniale que le Président Nicolas Sarkozy cherchera à imposer, soutenu par Hubert Védrine, et son pro‑jet d’Union pour la Méditerranée qui sera fortement contesté par les dirigeants allemands.

La fuite en avant dans l’austérité

Sur la durée, la crise économique entraîne-t-elle une résurgence des lo‑giques nationales du point de vue des classes dirigeantes, qui pourrait provo‑quer une dislocation de la construction européenne ? Si les grincements et les conflits ont été nombreux, il est inexact de parler aujourd’hui de « retour des nations », tout simplement parce que celles-ci n’ont jamais disparu à travers toute l’histoire de la construction européenne. Ce qui se dessine, ce sont de nouveaux types de relations, de nouveau rapports de force entre États, dont la hiérarchie fluctuante est loin d’être encore clarifiée. La séquence ouverte par la décision prise au sommet européen du 21 juillet 2011 de ne pas rembourser l’intégralité de la dette grecque a ainsi ouvert une période d’incertitude sur la viabilité de la zone euro qui est loin d’être achevée mais qui a entraîné un repositionnement des différents acteurs.

En octobre 2011, juste avant un nouveau sommet européen, les organisa‑tions patronales française, italienne et allemande (MEDEF, Confindustria et BDI) se sont fendues d’une déclaration commune, intitulée « Pour une Europe plus intégrée » qui développe le programme de travail pour les gouvernements libéraux : « Nous demandons à l’Union européenne de lancer le chantier d’un nouveau traité, qui constituera une étape nouvelle vers une Union politique et économique plus étroite ». Surtout, elles argumentent lourdement sur les enjeux du renforcement de l’intégration : « Les États membres doivent orien‑ter leurs programmes de réformes en s’inspirant des meilleurs exemples et non pas en visant la moyenne communautaire. C’est ainsi seulement qu’ils

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e seront en mesure de se confronter aux États-Unis, à la Chine et aux écono‑mies émergentes. [...] Les pays émergents à forte population vont prendre très vite encore plus de poids au niveau mondial. La puissance des économies se transforme également en puissance politique. Une Europe diverse, composée de nombreux pays, ne pourra maintenir sa position économique et conserver son statut de décideur politique dans ce monde en changement, que si elle progresse sans relâche vers une union politique. » L’adoption par les chefs d’État, le 2 mars 2012, du « Traité sur la stabilité, la coordination et la gouver‑nance dans l’Union économique et monétaire » (TSCG) répond entièrement aux attentes des principaux patronats européens. Le TSCG prévoit d’ailleurs un droit de veto pour les États français, allemand et italien sur l’application des dispositions d’aides financières aux États en difficulté. Ce qui revient à institutionnaliser les prérogatives des États les plus importants et à renforcer le caractère antidémocratique de l’UE.

Au sein de ce triumvirat, la position des classes dirigeantes allemandes est évidemment essentielle. Le congrès de la CDU, principal parti conservateur allemand, en novembre 2011, a acté la mise en œuvre d’une « Union poli‑tique » et d’un fédéralisme renforcé qui généralise l’austérité. Des voix se font entendre, y compris au sein du gouvernement Merkel, sur la nécessité de se débarrasser des pays jugés trop faibles (la Grèce en tout premier lieu). Une autre option plus radicale serait de constituer une zone euro rétrécie autour des pays du Nord les plus intégrés à l’économie allemande et de se concentrer sur le développement des échanges avec les nouveaux pays émergents, dont la Chine 17. Mais de telles ruptures ont un coût politique et peuvent entraî‑ner une réaction en chaîne qui déstabilise encore plus les économies euro‑péennes. D’autant que les classes dirigeantes allemandes sont prises dans une contradiction entre d’une part la généralisation forcée de l’austérité à l’échelle européenne, qui étouffe la souveraineté des parlements nationaux en matière budgétaire, et la réaffirmation de la souveraineté du parlement allemand qui a été renforcée par un arrêt de la Cour constitutionnelle allemande. Or, une forte récession en Europe se répercuterait immanquablement sur l’économie allemande qui est loin d’être à l’abri de la crise.

Pendant cette période, les dirigeants français, Nicolas Sarkozy en tête, ont es‑sayé de se donner le rôle des généreux défenseurs d’une solidarité européenne renforcée, en prônant le développement des capacités de soutien financier aux États en difficulté, via le FESF 18, le MES 19, ou leur combinaison. Mais en fait, l’enjeu réel est le transfert de dizaines de milliards d’argent public, non pas en solidarité avec les peuples mais pour sauver les institutions bancaires – et en particulier les banques françaises – qui ont massivement prêté aux États pour s’enrichir. En juillet 2010, face à la volonté d’Angela Merkel d’impo‑ser un non remboursement d’une partie de la dette grecque et de mettre à contribution les créanciers privés, Michel Pébereau, alors PDG de la première

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banque française BNP Paribas et proche conseiller de Sarkozy dans la gestion de la crise (à moins que ce ne soit Sarkozy qui ne soit qu’un « collaborateur temporaire » de Pébereau ?), défendait une formule de plan de sauvetage qui visait à faire perdre le moins d’argent possible aux banques 20. Même s’il est difficile de connaître l’ampleur exacte de l’exposition des banques et institu‑tions financières françaises, l’angoisse d’une extension de la crise des dettes souveraines, notamment à l’Italie, est prégnante pour les financiers français. Selon Serge Maître, secrétaire général de l’Association française des usagers des banques : « Les banques françaises investissent deux fois plus que leurs homologues allemandes sur les marchés financiers » 21. Cela renvoie plus lar‑gement à une configuration du capitalisme français qui depuis 40 ans s’est inséré dans la mondialisation capitaliste en donnant une large place aux acti‑vités financières et en entraînant une désindustrialisation durable 22.

La position des classes dirigeantes françaises est donc d’être pleinement partie prenante de la généralisation de l’austérité imposée aux peuples. Ce que reconnaît explicitement Nicolas Sarkozy dans une interview au Figaro Magazine du 10 février 2012 qui marquait son entrée en campagne présiden‑tielle : « À l’été 2011, la crise financière est repartie. Elle fut si violente qu’elle a permis une prise de conscience chez les Français. Du coup, il devenait pos‑sible de faire avancer des idées, notamment les accords compétitivité-emplois qui organisent la fin des 35 heures administratives, rigides et obligatoires. » La crise est ici une opportunité, une chance, pour détruire ce que le rapport de force social, politique et idéologique avait réussi maintenir, dans la plus pure tradition de la « stratégie du choc », analysée par Naomi Klein. L’élection de François Hollande comme Président de la République française le 6 mai 2012 a été l’expression de l’aspiration des classes populaires à chercher une autre issue que le carcan de l’austérité. Mais la campagne du candidat socialiste, qui a pris acte de la nécessité de se plier à la réduction des dépenses publiques, a été ponctuée d’ambiguïté entre les attaques contre la finance et les amabilités à la City de Londres. La volonté de renégocier le TSCG affichée en début de campagne a peu à peu laissé la place à l’idée de le compléter d’un protocole additionnel sur la croissance.

Cela renforce l’idée que l’issue de la crise européenne dépend de la capacité de résistance des peuples contre les politiques d’austérité. Depuis le début de la crise, des manifestations massives dans toute l’Europe ont démontré le rejet des mesures imposées par une grande partie des populations. En Grèce, la conjugaison d’une intervention directe des classes populaires, combinée à un affaiblissement des classes dirigeantes, a ouvert une situation de crise majeure qui peut rendre ce pays ingouvernable. Mais le rapport de force entre les classes sociales se noue aussi dans la bataille des projets politiques, des capacités pour le mouvement ouvrier à dessiner des réponses qui permettent de sortir de la crise pour l’ensemble de l’Europe. Dans un essai consacré à la

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e construction européenne, Ernest Mandel remarquait qu’« Il est bien plus fa‑cile à la grande bourgeoisie qu’à la classe ouvrière de s’élever effectivement et collectivement au-dessus des barrières nationales » 23. Entre les deux cauche‑mars du fédéralisme généralisant l’austérité et des replis nationalistes – qui sont une autre façon de faire payer la crise au peuple – il est indispensable de dessiner une alternative politique pour l’ensemble des peuples d’Europe.

Articuler la rupture à l’échelle nationale et européenne

La profondeur de la crise de l’Union européenne est telle qu’elle ne peut être considérée comme un événement conjoncturel. Les contradictions au‑jourd’hui à l’œuvre auront des réfractions dans les prochaines années. Un éclatement de l’UE provoquerait une déflagration qui aurait des conséquences sur l’ensemble des rapports de force mondiaux entre puissances capitalistes. Les réponses politiques que la gauche doit apporter ne peuvent se limiter à l’in‑vocation fétichiste du concept d’« États-Unis socialistes d’Europe », qui consti‑tue une ligne d’horizon sans développer un contenu concret, une démarche stratégique qui permette d’avancer dans cette direction. Un recul profond de la perspective européenne dans la conscience de classe constitue un risque majeur pour toute idée de transformation sociale. La question de l’Europe, de quelle Europe nous voulons, est donc indissociablement liée à la recomposition de la gauche de transformation sociale, de la capacité pour celle‑ci à articuler une réponse à la hauteur des enjeux que nous connaissons.

Dans la période actuelle, il est évident que toute expérience gouvernemen‑tale de rupture avec le libéralisme et le productivisme serait mise en œuvre d’abord à l’échelle d’un pays en s’appuyant nécessairement sur une dyna‑mique profonde de mobilisation populaire. L’idée qu’une majorité antilibérale puisse émerger d’abord au niveau du Parlement européen est évidemment une fiction improbable, d’autant plus que cette majorité serait impuissante dans le cadre des institutions européennes actuelles. C’est donc à l’échelle nationale qu’une rupture peut être d’abord envisagée, dans un contexte qui poserait immédiatement une confrontation avec les institutions européennes, la Commission et les gouvernements libéraux farouchement opposés au déve‑loppement, et au succès éventuel, de cette rupture. Si, dans le cadre de ce rap‑port de force, des mesures de rétorsion peuvent être nécessaires pour défendre un gouvernement antilibéral – par exemple en cas de sanctions prises par la Cour de justice européenne comme cela est maintenant prévu –, les réponses politiques ne peuvent se réduire à cela, à moins de s’enfermer dans un isole‑ment rapidement mortel.

Une politique « d’extension » – pour reprendre une expression de Michel Husson – de la rupture avec le libéralisme doit être mise en œuvre et consti‑tuer le cœur d’une bataille européenne. En fait, c’est bien la mise en œuvre des

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politiques de rupture à l’échelle nationale qui ouvre la possibilité de politiques de coopération. Par exemple, la mise en place d’un pôle financier public à partir de la nationalisation des principales banques françaises constituerait un point d’appui pour desserrer l’étau des dettes – dont une partie est détenue par les banques françaises – qui pèse sur d’autres États. La décision unilatérale d’émettre de la monnaie par la Banque de France, pour permettre de ne pas dépendre des marchés financiers, pourrait permettre également de prêter à d’autres pays qui font face à des besoins urgents pour leur population. L’enjeu n’est donc pas de croire qu’on puisse « convaincre » les autres gouvernements d’entendre raison, mais de mener une bataille politique à l’échelle européenne sur la capacité des mesures de rupture avec le libéralisme à répondre aux besoins vitaux qui se posent aux popu‑lations. Ce serait un encouragement puissant à toutes les mobilisations sociales et une façon de faire bouger les rapports de force politiques sur l’ensemble du continent. C’est le chemin d’une refondation de l’Europe.

Remettre les peuples au cœur de l’Europe

Mais la visée d’une politique de transformation sociale à l’échelle euro‑péenne ne peut se limiter à espérer une contagion « par l’exemple ». Elle doit opposer une perspective politique au projet de fédéralisme autoritaire mis en place par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel à travers les différentes dispo‑sitions contenues dans le Pacte euro plus, le Semestre européen, le TSCG… Puisque l’objectif est une refondation de l’Europe, qui mette au cœur de sa démarche la souveraineté des peuples, une démarche de rupture avec l’UE telle qu’elle est mettra au centre la nécessité d’une irruption des peuples sur la scène politique européenne. Irruption qui peut se concrétiser à travers une formule de « Congrès des peuples européens » ou d’une « Assemblée consti‑tuante européenne », qui permettent le développement d’un processus démo‑cratique refondateur à l’échelle européenne. Cette perspective est un objet de débat au sein de la gauche de transformation sociale, et du Front de gauche.

La nécessité d’une médiation de type d’une assemblée constituante euro‑péenne est pourtant une question qui doit être repensée et approfondie avec les coordonnées de la situation d’aujourd’hui et au regard même de l’ampleur de la crise en Europe. Plusieurs arguments supplémentaires renforcent la per‑tinence de cette idée dans la situation actuelle. Alors que les institutions euro‑péennes se concentrent sur l’imposition d’un carcan d’austérité aux peuples, l’idée d’une réforme progressive des institutions européennes est de moins en moins réaliste. Le débat naissant sur un risque d’éclatement de l’UE pose également la nécessité d’une réponse d’ensemble, d’une reconfiguration de l’architecture politique du continent. Enfin, à travers la guerre de classe sans merci menée par les gouvernements européens, la question de la souveraineté des peuples redevient un sujet incontournable.

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e Car la sortie de crise que nous voulons défendre, c’est celle qui redonne le pouvoir aux peuples. Ce qui rend audible aujourd’hui cette nécessité de la participation populaire, ce ne sont pas seulement les traces des révolutions passées qui perdurent dans les mémoires collectives ; ce sont les expériences actuelles de transformation sociale qui ont toutes donné une place prépon‑dérante à la question de la réappropriation démocratique du pouvoir par le peuple. Les premières expériences du xxie siècle démontrent que c’est par là que tout commence. En Amérique latine, de la Bolivie au Venezuela, tout comme dans les pays arabes, en Tunisie et en Égypte, la question de l’Assem‑blée constituante a été une étape incontournable de réalisation des exigences populaires. Au‑delà des différences entre ces deux régions du monde, et entre celles‑ci et la situation du continent européen, il y a là un enseignement qui est un point d’appui pour tous ceux qui cherchent une alternative. Il n’y aura pas de processus de refondation et de transformation sociale sans une puissante dynamique de mobilisation populaire ; mais celle-ci ne peut se développer sans perspective politique qui ouvre de nouveaux possibles.

Ce débat est posé à l’ensemble des forces de gauche qui se situent dans une perspective de rupture avec le libéralisme et qui cherchent à s’appuyer sur les expériences nouvelles pour formuler des réponses politiques adéquates. Dans son dernier ouvrage Tourner la page, le dirigeant du Parti socialiste Benoît Hamon souligne à juste titre le nécessité « d’institutions réellement démocra‑tiques au service des politiques validées par la suffrage universel, d’un pouvoir politique légitime capable de définir ce que sont les intérêts des Européens, de les défendre et de les promouvoir. Sans définition de l’intérêt général européen, il n’y aura pas de culture européenne commune. » 24 Mais le constat fait par Benoît Hamon ne se donne malheureusement pour horizon que l’adoption d’un « traité social » qui viendrait compléter l’édifice actuel de l’Union Européenne. Ce qui de toute évidence ne constitue pas une réponse à la hauteur de la crise. Dans un autre ouvrage consacrée à la crise des dettes souveraines qui touche l’Europe, Gérard Filoche et Jean-Jacques Chavigné, animateurs du courant « Démocratie et Socialisme », reprennent la perspective d’une Assemblée constituante européenne et vont jusqu’à appeler à la constitution d’un « peuple européen » 25 Convenons que cette dernière idée est loin d’avoir été tranchée et reste une question historiquement ouverte sur le long terme. Mais ce qui est incontournable, c’est la nécessité pour les peuples d’Europe de faire face en‑semble aux défis qu’ils affrontent s’ils veulent maîtriser leur histoire.

L’universitaire grec Gerassimos Moschonas remarque que la construction européenne constitue en même temps un « facteur de division » et de « struc‑turation » de la « gauche radicale » notamment avec l’émergence du Parti de la gauche européenne 26. Une des questions clés de l’avenir est de déterminer laquelle des deux tendances va prendre le dessus. La division ou la structura‑tion ? Pour renforcer ce mouvement de rassemblement, le développement de

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propositions « en positif » qui irriguent progressivement le débat public, les mouvements sociaux sont indispensables. Trop souvent ces derniers mois, les débats sur la question européenne ont été posés de manière défensive (faut-il sortir de l’euro ?, faut-il défendre la démondialisation ?). Il est indispensable de trouver le chemin pour que pèse dans le débat la perspective d’une autre Europe, démocratique, sociale et écologique, une Europe des peuples.

Notes

1) Perry Anderson, Le nouveau vieux monde, Agone, p. 637.2) Elisabeth de Réau, L’idée d’Europe au XXe siècle, Complexe, p. 171.3) Rubens Pynto Lyra, La gauche et la construction européenne, LGDJ-Motchrestien, p. 298.4) François Denord, Antoine Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas lieu, Raisons d’agir, p. 90.5) Daniel Bensaïd , Sur le retour de la question politico-stratégique, Page2, 2006.6) Léon Trotski, « De l’opportunité du mot d’ordre des États-Unis d’Europe », Bulletin communiste,

n° 30, 26 juillet 1923.7) Elisabeth de Réau, L’idée d’Europe au XXe siècle, Complexe, page 89.8) Tony Judt, Après guerre, Armand Colin, page 146.9) Tony Judt, idem, page 186.10) Tony Judt, idem, page 356.11) Ernest Mandel « Fonctions et limites du marché commun européen », Inprecor, n° 171, 1984.12) Rapport du Commissariat au Plan, « Mondialisation et recomposition des entreprises européennes »,

décembre 2003.13) François Denord, Antoine Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas lieu, Raisons d’agir, p. 107.14) Les Échos, 23 janvier 2012.15) Michel Husson, « Euro : le ver était dans le fruit », Le Snesup, n° 586, juin 2010.16) Elisabeth de Réau, L’idée d’Europe au XXe siècle, Complexe, page 247.17) Thomas Sablowski, « Le capitalisme allemand, un vainqueur dans la crise ? », La Brèche, n° 8.18) Fonds européen de stabilité financière.19) Mécanisme européen de stabilité.20) Martine Orange, « Crise : l’Europe en pleine confusion », Mediapart, 7 juillet 2011.21) L’Humanité, 6 octobre 2011.22) Claude Serfati, « L’insertion du capitalisme français dans l’économie mondiale », Carré Rouge, n° 2.23) Ernest Mandel, La réponse socialiste au défi américain, François Maspero éditeur, p. 130.24) Benoît Hamon, Tourner la page, Flammarion, p. 194.25) Gérard Filoche, Jean-Jacques Chavigné, Dette indigne !, Jean-Claude Gasewitch éditeur.26) « L’Union Européenne et les dilemmes de la gauche radicale », revue Transform !, n° 9, novembre

2011.

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La crise a des effets très négatifs sur l’ensemble des sociétés, et parti‑culièrement sur les femmes. Les politiques d’austérité mises en place

en Europe font payer la crise aux populations en épargnant les responsables que sont la finance et les grandes banques. Injustice supplémentaire : ces po‑litiques, en ignorant toute analyse des effets différenciés de la crise sur les hommes et les femmes, non seulement ne font rien pour les corriger mais les aggravent.

Il est indispensable de faire connaître ce constat, non pour poser les femmes en victimes mais parce qu’il montre l’injustice de politiques qui frappent plus durement les populations déjà en situation inégalitaire. Actrices incontour‑nables dans les mouvements sociaux et dans la construction d’alternatives aux politiques actuelles, les femmes doivent prendre toute leur place pour faire entendre leurs points de vue et leurs propositions.

Cette contribution se propose d’expliciter ce qui précède, pour les pays européens et particulièrement la France. C’est un travail de cadrage qui ne prétend pas à l’exhaustivité.

La crise touche plus particulièrement les femmes

Les hommes et les femmes n’ont pas la même place sur le marché du travail ni dans la sphère privée, en raison des inégalités entre les sexes : sur‑repré‑sentation des femmes dans les emplois informels, précaires et les bas salaires,

Les femmes face à la crise et à l’austérité

Christiane Marty

Militante altermondialiste et féministe, membre du conseil scientifique d’Attac

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et sous‑représentation à tous les niveaux de décision dans le domaine écono‑mique. Les femmes sont davantage exposées à la précarité de l‘emploi, au licenciement, à la pauvreté et moins couvertes par les systèmes de protection sociale. Du fait de cette différence de situation, la crise a des impacts différents selon le sexe. Dans les périodes de récession, les personnes déjà menacées de pauvreté sont plus vulnérables, notamment celles qui sont confrontées à des discriminations multiples : mères célibataires, jeunes, seniors, immigrés-es…

Les femmes sont plus durement touchées de diverses manières. C’est un constat fait par la Confédération syndicale internationale (CSI), la Confédération européenne des syndicats (CES), le Parlement européen et d’autres encore. La crise « ne fait qu’aggraver la position traditionnellement défavorisée des femmes » [1]. La CSI rappelle que « l’impact de la crise sur l’emploi des femmes tend à être sous‑évalué et ne fait jamais la une des jour‑naux. Pourtant d’une manière générale, les femmes sont les premières concer‑nées par l’insécurité et la précarité croissantes de l’emploi », ce qui est très peu reflété dans les statistiques officielles. Les indicateurs standards en effet ne saisissent pas l’ampleur de l’augmentation de l’insécurité économique qui frappe les femmes et trop souvent les données sexuées font défaut.

Conséquences de la crise sur l’emploi

Même si la situation varie selon les pays et secteurs d’activité, l’impact de la crise sur l’emploi présente de grandes tendances : augmentation du niveau du chômage, fort développement de l’emploi précaire et informel ainsi que de la pauvreté. Chacun de ces effets touche plus fortement les femmes.

Chômage et sous-emploi

Dans l’Union européenne, ce sont les secteurs où les hommes sont majori‑taires qui ont d’abord été durement touchés par la crise : bâtiment, industrie, transports (ce sont aussi ces secteurs où se sont concentrés les plans de re‑lance). La progression du taux de chômage des hommes a donc été plus forte entre 2007 et 2009 : leur taux de chômage a rejoint celui des femmes en 2009. Il est en 2010 de 9,6 % pour les hommes comme les femmes.

En parallèle, les femmes à temps partiel ont subi des réductions de la durée du travail. Mais les statistiques du chômage n’en rendent pas compte parce qu’elles définissent comme demandeurs d’emploi les personnes sans emploi qui recherchent un emploi (catégorie A). Les personnes sous‑employées (qui souhaitent travailler plus, catégories B et C : en « activité réduite »), majo‑ritairement des femmes, n’apparaissent pas dans les statistiques publiées du chômage. Dans certains pays, les femmes se retirent de la population active en réaction à l’absence d’emploi. Ce qui contribue également à une sous-éva‑luation des effets de la crise sur le chômage des femmes.

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e La première phase de la crise, avec la plus forte hausse du chômage des hommes, a été suivie par une seconde phase où ce sont les secteurs à domi‑nante féminine qui ont été touchés : le secteur public, les services, la santé, l’éducation…

En France, les taux de chômage des hommes et des femmes se sont rejoints en 2009 mais, dès 2010, le taux de chômage des femmes est redevenu supé‑rieur.

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France : évolution du taux de chômage des hommes et des femmes

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Comme l’analyse Françoise Milewski 1, on ne peut pas se satisfaire d’obser‑ver l’évolution du chômage en l’opposant à l’emploi, en occultant l’évolution du temps partiel qui est du chômage partiel. Les femmes ont été moins tou‑chées par les pertes d’emploi que par l’accroissement du sous‑emploi à tra‑vers l’emploi à temps partiel. Le taux d’emploi des femmes à temps partiel a augmenté, en même temps qu’augmentait fortement leur taux de chômage en « activité réduite ». La crise a renforcé les tendances précédentes du marché du travail, et le temps partiel a joué un rôle d’amortisseur pour les femmes.

En outre, la crise a entraîné la multiplication des contrats précaires, aux horaires courts et très bas salaires qui concernent majoritairement les femmes. Le chômage partiel des hommes et des femmes n’a pas été traité de la même manière. Dans l’industrie automobile, les hommes subissant une réduction

Construit à partir des données INSEE (2011 : deuxième trimestre)

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de leur activité ont bénéficié de mesures d’indemnisation. Mais rien n’a été prévu concernant la réduction de l’activité des femmes à temps partiel. L’idée selon laquelle le chômage des hommes est plus grave que celui des femmes est encore tenace. De fait, les chômeurs sont indemnisés dans une proportion supérieure aux chômeuses (64 % contre 57 %).

Développement de l’emploi précaire et informel

Le recours au travail précaire 2 et informel a partout considérablement aug‑menté du fait de la crise. Il s’agit en réalité d’une accélération d’une tendance de fond qui fait du processus « d’informalisation » du travail la caractéris‑tique de tous les marchés de l’emploi. Cette tendance touche bien davantage les femmes, en particulier les migrantes. Malgré l’insuffisance de données sexuées, les analyses de terrain constatent la surreprésentation des femmes dans le secteur informel, l’emploi vulnérable et le travail à temps partiel, une rémunération plus faible que les hommes pour un travail de valeur égale et un accès limité aux prestations sociales. Ce qui, selon la CSI, « sape leurs droits, perpétue les inégalités entre les sexes dans la société et limite les perspectives de progrès économique durable ».

De son côté, la CES fait un constat alarmant sur l’évolution des conditions de travail des femmes en Europe, en termes de temps de travail, salaires et contrats. Les emplois féminins se sont encore précarisés et il y a partout une augmenta‑tion de la charge de travail, de la pression et du stress, du harcèlement moral et psychologique, et du travail au noir. Le nombre de travailleuses non déclarées a sensiblement augmenté, en particulier dans le secteur domestique.

À travers deux résolutions [2], [3], le Parlement européen attire l’attention sur le fait que la situation n’a pas reçu l’attention qu’elle mérite : « la crise financière et économique en Europe a des répercussions particulièrement négatives sur les femmes, davantage exposées à la précarité de l’emploi et au licenciement et moins couvertes par les systèmes de protection sociale ». Dommage que de telles alertes ne soient pas suivies d’effet, ce qui interroge sur le pouvoir réel du Parlement européen.

Augmentation de la pauvreté

L’augmentation de la pauvreté touche les personnes hors emploi comme en emploi. Le Parlement européen constate que « la pauvreté féminine reste dissimulée dans les statistiques et les régimes de sécurité sociale ». Dans son rapport annuel de 2010 sur l’égalité entre les femmes et les hommes, la Commission note que les femmes sont plus exposées au risque de pauvreté, en particulier les plus de 65 ans avec un risque de pauvreté de 22 % (16 % pour les hommes), les mères célibataires (35 %) et d’autres catégories de femmes comme celles appartenant à une minorité ethnique.

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Impact des plans d’austérité sur les femmes

Les pays ayant un plus fort niveau de protection sociale et de services pu‑blics ont mieux résisté à la récession ; or ce sont précisément ces bases de l’État social qui font l’objet de coupes budgétaires ! Les femmes sont dou‑blement concernées, en tant que principales employées du secteur public et principales utilisatrices de services sociaux.

Baisse des effectifs du secteur public et des rémunérations

Plus d’une quinzaine de pays européens ont mis en place de telles mesures. Fin 2010, le Parlement européen note que « le chômage féminin risque d’aug‑menter de manière disproportionnée du fait des coupes budgétaires annon‑cées dans le secteur public, étant donné que les femmes sont employées de manière particulièrement importante dans l’éducation, la santé et les services sociaux ».

La Fonction publique est en effet très largement féminine. Au Royaume-Uni, les femmes représentent 65 % des employés du secteur public et elles supporteront l’essentiel des 400 000 suppressions de postes annoncées.

En France, un fonctionnaire sur deux n’est pas remplacé lors de son départ à la retraite. Sur la période 2008-2012, cela équivaut à la suppression de 150 000

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Risque de pauvreté relative des hommes et des femmes par tranche d’âge, moyenne OCDE, milieu des années 2000

Risque de pauvreté relative = taux de pauvreté pour la tranche d’âge /taux de pauvreté de l’ensemble de la population x 100.

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équivalents temps plein dans la Fonction publique d’État et se traduit par des embauches moins nombreuses.

Outre la réduction des postes, les fonctionnaires subissent des baisses de salaires dans une dizaine d’États, qui vont jusqu’à 25 % en Roumanie, au Portugal ou en Grèce. En France, leur rémunération a été gelée.

Rabotage de la protection sociale et des services sociaux

Partout en Europe, les budgets de protection sociale subissent des réductions drastiques : diminutions des allocations chômage, des allocations sociales, aides aux familles, allocation maternité, prestations aux personnes dépen‑dantes, etc. De même, les réductions frappent des services essentiels tels que la garde d’enfants, les services sociaux, de santé. En France, un grand nombre de classes de maternelles, maternités et centres d’IVG ont fermé. Alors que le nombre de personnes dépendantes s’accroît, les budgets qui y sont consacrés stagnent ou sont amputés.

Ces coupes dans la protection sociale et services de soins concernent plus particulièrement les femmes, dans la mesure où elles assument toujours le rôle de responsables principales de la famille. Les femmes se trouvent obligées d’assurer les services dont l’État se désengage, ce qui accroît leurs difficultés à mener de front vie familiale et professionnelle. La charge accrue du tra‑vail non rémunéré dans la sphère privée se fait au détriment de leur emploi, renforce les inégalités de genre dans le marché du travail et dans l’usage du temps, comme le constate l’European Institute for Gender Equality [4].

En France, la réforme sur la dépendance a été reportée à 2012, du fait du plan de réduction des déficits. Il y avait pourtant urgence à agir car la situation actuelle est intenable, en particulier pour les aidants familiaux (des femmes surtout) des personnes dépendantes : elles assument une charge très lourde 3 qui les pénalise dans leur emploi (passage à temps partiel ou retrait de l’em‑ploi), affecte leur santé (épuisement physique et nerveux). Situation intenable aussi car de nombreuses personnes dépendantes sont en situation de pau‑vreté… et la suppression en novembre 2011 de l’indexation des prestations sociales sur l’inflation programme une baisse de leur niveau de vie !

Attaques sur les retraites

Presque tous les pays européens ont initié récemment des « réformes » de retraite. La tendance générale est à la privatisation des pensions et au renfor‑cement du lien entre montant des cotisations versées et montant de la pension. Ce renforcement découle du recul des mécanismes correcteurs (bonifications liées à la prise en charge des enfants, seuil minimum pour les pensions…) qui avaient une fonction de redistribution et atténuaient les effets néga‑tifs pour les femmes de leur investissement vis‑à‑vis des enfants. Partout la

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e pension moyenne des femmes est inférieure à celle des hommes, du fait de carrières interrompues, de temps partiel ou de bas salaires. Les mécanismes correcteurs sont insuffisants puisque l’inégalité entre hommes et femmes se retrouve amplifiée lorsqu’on passe des salaires aux pensions. En France, la pension moyenne des femmes, tout compris, ne représente que 62 % de celle des hommes 4, alors que leur salaire moyen représente 80 % de celui des hommes. Or ces mécanismes sont attaqués ! Le renforcement du lien entre cotisations versées et montant de la pension signifie une pénalisation globale des femmes.

La baisse des pensions aura pour conséquence d’exposer davantage de femmes encore à la pauvreté. La Commission européenne note que : « la pau‑périsation menace les retraités, et que les femmes âgées constituent un des groupes les plus exposés au risque de pauvreté ».

La tendance est également à aligner l’âge de départ des femmes sur celui des hommes dans les pays où il existe une différence, et à diminuer les mon‑tants des pensions.

La « réforme » menée en France en 2010 amplifie la régression en cours [5]. Les femmes étant en moyenne plus loin que les hommes de la durée de cotisa‑tion exigée, tout allongement de cette durée les touche de manière dispropor‑tionnée, de même que le recul de l’âge auquel est supprimée la « décote » qui concerne les personnes aux carrières trop courtes (en majorité des femmes).

Mentionnons encore les budgets des politiques d’égalité entre les femmes et les hommes, qui ont été les premiers à passer à la trappe dans différents pays, comme le note le Parlement européen.

Conclusion

Cet éclairage des effets de la crise sur les femmes porte quelques ensei‑gnements. D’abord, l’évidence qu’aucune politique ne devrait être décidée au niveau national ou international sans analyse préalable de ses effets sexués. C’était un engagement des États lors de la IVe Conférence mondiale des femmes de Pékin en 1995… inappliqué.

De même, les programmes des partis politiques comme les propositions portées par le mouvement social devraient systématiquement intégrer la di‑mension de genre et l’objectif d’égalité entre les femmes et les hommes. Non seulement parce qu’il s’agit d’une exigence de justice sociale, mais parce que les politiques en matière d’égalité constituent une partie de la solution pour sortir de la crise.

Remonter à l’origine de ce qui conduit aux inégalités de genre permet en effet de prendre conscience de l’importance de tout ce pan de l’activité hu‑maine, jusque‑là assurée essentiellement par les femmes, qui concerne l’éco‑nomie du soin : travail invisible et gratuit réalisé dans la sphère privée, et

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travail sous-valorisé dans la sphère publique. La crise rappelle l’importance pour le bien-être collectif de l’existence d’une protection sociale et de ser‑vices publics de qualité. Alors qu’ils nécessitent d’être développés (crèches, structures d’aides aux personnes dépendantes, etc.), ils sont attaqués de toutes parts. Or ces secteurs représentent un potentiel énorme pour une croissance tournée vers les besoins sociaux.

L’austérité n’est pas inéluctable [6]. La crise est l’occasion de transformer profondément les modes de production et de consommation. Les politiques doivent répondre prioritairement aux besoins sociaux et environnementaux et soumettre les règles à cet objectif. Parce qu’ils sont de plus en plus menacés du fait de la crise, les besoins du quotidien et l’économie des soins retrouvent une importance oubliée… Il y a une réelle opportunité pour que ces préoc‑cupations, qui sont trop souvent encore celles des femmes, deviennent celles de tous. Faire entendre ces exigences fondamentales et peser plus fort que les marchés, voilà l’enjeu actuel.

Références

[1] CSI, Vivre dans l’insécurité économique : les femmes et le travail précaire, mars 2011.[2] Parlement européen, Résolution du 17 juin 2010 sur les aspects relatifs à l’égalité entre les femmes et

les hommes dans le contexte de la récession économique et de la crise financière (2009/2204 INI).[3] Parlement européen, Résolution du 19 octobre 2010 sur les salariées en situation de travail précaire

(2010/2018INI).[4] EIGE (European Institute for Gender Equality), « Report Reconciliation of Work and Family Life as a

Condition of Equal Participation in the Labour Market », 2011.[5] « Retraites, l’heure de vérité » Syllepse 2010. Coordination Jean-Marie Harribey, Pierre Khalfa,

Christiane Marty.[6] « Le piège de la dette publique, Comment s’en sortir », Attac, Paris, Éditions Les liens qui libèrent,

avril 2011. Le Manifeste d’économistes atterrés, Paris, Les liens qui libèrent, 2010.

Notes

1) Chômage et emploi des femmes dans la crise en France, Françoise Milewski, Lettre de l’OFCE, mai 2010.

2) Par emploi précaire, la CSI entend des formes de travail non permanent, temporaire, occasionnel et aléatoire.

3) « Prise en charge de la dépendance : un double enjeu pour les femmes », 2011- Christiane Marty- http://gesd.free.fr/enjeu2f.pdf

4) Drees, chiffres de 2004.

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L’année passée, la JSC publiait son diagnostic de la crise. Elle mettait en évidence le caractère systémique de celle-ci : financière, économique, sociale, écologique et politique. Cette crise montre l’échec d’un modèle de dévelop‑pement et de deux décennies de néolibéralisme. La JSC dénonçait aussi le caractère néolibéral de la réponse des gouvernements. Les manifestations eu‑ropéennes (comme celle du 29 septembre 2010) n’avaient pas réussi à inver‑ser le rapport de forces. Nous allons donc continuer à construire ce rapport de forces, par tous les moyens et en alliance la plus large possible avec les acteurs sociaux : syndicats, ONG, intellectuels, politiciens. […]

Les campagnes et actions à mener

Avec la crise actuelle, le néolibéralisme a subi une défaite théorique et éco‑nomique. Celle‑ci ne s’est pas traduite, jusqu’à aujourd’hui, par une défaite politique. Ni la crise, ni les mobilisations massives dans les pays les plus tou‑chés par la crise n’ont à ce jour porté au pouvoir des gouvernements résolus à inverser le cours de ces politiques ; c’est pourquoi nous avons d’urgence besoin d’une convergence transnationale de nos luttes.

Nous ne pourrons remettre en cause cette nouvelle pensée unique qu’en faisant la preuve de notre capacité d’action. Nous le disions déjà l’an passé : « Face à des pouvoirs politiques très bien articulés, notre action politique et sociale a trop souvent souffert d’approches “étanchesˮentre les deux niveaux de pouvoir (européen et national). [...] un point central de notre approche est donc que pour tous les enjeux nous voulons une approche d’emblée “bi-levelˮ, tant pour l’analyse que pour la réflexion ». Nous passons donc des paroles aux actes : l’assemblée de la IIe JSC a décidé de soutenir les actions ci-

Résister à la dictature de la finance – Reconquérir la démocratie etles droits sociaux !Extraits de la Déclaration politique & actions coordonnées – JSC (Joint Social Conference – Conférence sociale de printemps) 2012 *

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après, qu’elles soient initiées par nous ou par d’autres mouvements sociaux, et d’appeler d’autres à les rejoindre.

Actions et campagnes prioritaires pour 2012

La JSC propose des actions et campagnes prioritaires aux organisations qui la composent. « Il va de soi qu’elle ne demande pas à chacune de s’engager dans chacune des propositions. »1. La gravité de la situation amène la JSC à un appel à la convergence des

forces européennes dans leurs luttes pour le progrès. Nous avons besoin de refonder un nouvel espace public européen. L’absence d’alternative claire et d’espace de mobilisation freine les mobilisations à l’échelle européenne. C’est pourquoi, aujourd’hui, avec plusieurs organisations et mouvements sociaux, intellectuels, et des représentants de la gauche européenne, nous proposons aux forces vives européennes de poser les premiers jalons d’un “Alter Summitˮ, dans un processus ouvert à toutes les forces qui veulent un changement profond de l’UE.2. Nous nous impliquerons activement dans une série d’actions immé-

diates en vue de faire avancer les objectifs qui sont les nôtres :● le 7 avril lors de la rencontre euro-méditerranéenne des campagnes sur les

audits citoyens de la dette ;● la rencontre CEO-TNI des 5 et 6 mai à Bruxelles ;● les 17 au 17 mai à Francfort pour réclamer le changement du statut et des

missions de la BCE ;● lors de la journée globale d’action du 20 juin, dans le cadre du sommet des

peuples Rio +20, pour construire la résistance au néolibéralisme vert ;● le Subversive Forum de Zagreb du 13 au 19 mai ;● dans la campagne d’EPSU (qui sera lancée officiellement le 24 avril) et des

mouvements de l’eau, pour faire de l’eau un bien commun (le paradigme des biens communs !) ;

● le Global Action Day le 20 juin en relation avec le sommet des peuples Rio+20, en résistance au « capitalisme vert » ;

● un rassemblement à Athènes en septembre ;● le projet Firenze 10+10 en novembre.

3. Nous développerons ou soutiendrons des campagnes transnationales sur les thèmes suivants :● audits citoyens de la dette, avec un accent particulier sur l’impact de la

dette pour les femmes ;● campagnes de mobilisation contre la ratification du Pacte budgétaire par

les parlements nationaux, y compris, dans les pays où c’est possible et utile, via des référendums ;

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e ● campagne sur la répartition des richesses (coordination européenne des salaires, et instauration d’un revenu minimum européen) ;

● transformation du rôle de la BCE : prêts aux États, à taux très bas et sous contrôle démocratique européen afin de développer l’emploi et les services publics, satisfaire les besoins sociaux et entamer la transition écologique ; rachat par la BCE, sur le marché secondaire, du stock de dette qui n’aurait pas été annulé ;

● campagne pour la justice fiscale et contre la fraude fiscale, en lien avec la journée d’action sur ces thèmes prévue en 2013 ;

● campagne contre la corruption (y compris explorer l’idée d’un « audit de la corruption ») ;

● campagne contre les Accords de libre échange et pour un autre mandat pour la politique commerciale de l’UE ;

● campagne en défense du droit fondamental à des services de santé publics et universels.

4. Nous proposons la mise en œuvre de comités unitaires citoyens dans toutes les villes européennes, regroupant des militants‑es, des féministes, des mouvements de jeunes, des syndicalistes, des ONG, des « Indignés‑es », des représentants-es politiques, en vue de résister aux attaques de l’UE et de bâtir un mouvement massif de solidarité avec la Grèce et tous les peuples en lutte contre l’austérité – sans oublier les pays d’Europe Centrale et Orientale, frappés les premiers par l’austérité sauvage.

5. Nous défendrons le droit à l’action collective en Europe. Pour cela nous tra‑vaillerons sur la révision de la directive « travailleurs détachés » et nous nous opposerons à l’adoption de la proposition de règlement Monti II, qui constitue une atteinte majeure aux droits sociaux et au droit de grève :

● par une sensibilisation des parlementaires européens ;● en réfléchissant à l’opportunité de recours juridiques contre « Monti II » et

toute autre attaque contre nos droits.

6. Nous créerons un outil de communication pour préparer l’ « Alter Summit », pour faire circuler l’information sur les campagnes que nous menons ou que nous suivons, pour tirer la sonnette d’alarme sur des attaques antisociales et antidémocratiques dans nos pays, notamment les destructions de la négo‑ciation collective.

Sur tous ces thèmes, une série de questions ont été approfondies dans les carrefours [de discussion – NDLR] : il y a des acquis importants et des débats qui demandent encore des approfondissements. Elles feront l’objet d’une publication complémentaire.

Pour lire la totalité de la déclaration finale JSC 2012 : www.jointsocialconference.eu

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Lorsqu’il est question d’immigration dans un contexte européen, le nom de la FRONTEX n’est jamais très loin. Le mot migration est souvent

assorti des termes « illégale » et « immigration illégale ». Aucune ambiguïté : elle doit être combattue. C’est là qu’intervient la FRONTEX, l’agence de pro‑tection des frontières de l’UE. C’est représentatif de l’approche restrictive de la politique européenne en matière de migration.

Parallèlement, les politiques d’immigration et d’asile de l’UE semblent très présentables, du moins sur le papier. Ainsi, dans ce domaine, l’UE a mis en place un certain nombre de programmes de subventions tels que le fonds pour les réfugiés, le fonds d’intégration et surtout, le programme général « Solidarité et gestion des flux migratoires » (SOLID) 1. Toutefois, leurs bud‑gets sont utilisés de diverses manières, de sorte qu’il peut servir à financer même le fil barbelé destiné à protéger les frontières. En outre, il existe avec la carte bleue 2 une règle européenne permettant aux travailleurs extérieurs à l’UE d’être employés alors que d’autres lois relatives à l’immigration légale sont en projet ou en cours de procédures législatives, bloquées quelque part entre le Parlement et le Conseil à leur première ou deuxième lecture. Il en va de même pour la politique d’asile. Entre 2002 et 2005, des règles minimales européennes ont été instaurées pour les régimes d’asile individuels alors qu’il existe en plus des ébauches comme la directive d’urgence pour la protection temporaire 3, née en réaction à la guerre du Kosovo en 1999, ou un projet de réinstallation autorisant les gens qui ne pourront probablement plus jamais rentrer dans leur pays d’origine à rester en Europe.

Politique d’immigration européenne :toujours la même chose

Cornelia ErnstMembre du Parlement Européen, Die LINKE (Allemagne)

Lorenz KrämerChercheur associé à Cornelia Ernst, membre du Parlement européen

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e On pourrait opposer à cela qu’il est impossible de parler d’une politique d’immigration commune et encore moins d’une politique d’asile européenne. Même si des outils individuels existent, ils ont une portée trop limitée, entrent en conflit les uns avec les autres, n’engagent en rien les États membres et constituent donc un simple patchwork essayant, ici ou là, de résoudre une chose ou une autre. Certains affirmeront que cet enchevêtrement ne mérite aucunement le nom de politique ou de régime européen commun.

Quelques exemples peuvent illustrer ce propos. D’abord, la carte bleue s’ap‑plique uniquement aux personnes « hautement qualifiées » et exclut explicite‑ment celles qui ont demandé ou déjà obtenu le droit d’asile. Ensuite, la directive de protection temporaire précédemment mentionnée n’a pour l’instant jamais été appliquée une seule fois puisqu’elle nécessite que le Conseil des ministres adopte une résolution précisant qu’on est face à un « afflux massif ». Ce n’est qu’à partir de ce moment‑là que les réfugiés peuvent être répartis entre les diffé‑rents États. Enfin, les exigences minimales concernant les régimes d’asile euro‑péens, divisées en trois directives 4, font actuellement l’objet d’une révision.

La raison officielle donnée pour ces trois cas est la suivante : les directives contiennent beaucoup de formulations trop vagues et laissent donc une marge de manœuvre trop importante aux États membres concernant leur application. En d’autres termes, les États membres ne sont absolument pas obligés de res‑pecter une norme minimale.

Cette situation résulte du paradigme restrictif sous‑jacent aux politiques eu‑ropéennes relatives aux frontières, à l’asile et à l’immigration. Le « blocage » de l’immigration est présent dans tous les facteurs déterminants de la politique d’immigration. Il est inscrit dans les fondements constitutionnels et, en ce qui concerne le contenu, se retrouve tel un fil rouge dans toutes les lignes direc‑trices de la politique d’immigration européenne.

Contrôle aux frontières, asile et immigration : le traité de Lisbonne

Un rapide examen des traités – le droit primaire de l’UE – révèle la compé‑tence de l’UE dans certains domaines, mais aussi ses limites. Le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne 5, dénomination de l’ancien traité CE depuis que le traité de Lisbonne est entré en vigueur, définit les domaines de compétence politique de l’UE et précise leur portée ainsi que les procédures qui permettent l’adoption des lois. Les articles 77-80 de ce traité s’appliquent ici. Ils concernent les contrôles aux frontières (article 77), l’asile (article 78) et l’immigration (article 79), et engagent l’UE à l’égard d’une solidarité et un partage équitable des responsabilités dans ce domaine entre les États membres (article 80). L’attitude restrictive de l’UE à l’égard de l’immigration est déjà évidente dans ces articles : l’immigration et l’asile sont avant tout des pro‑blèmes à situer dans le cadre des régimes des frontières. Voilà le message.

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L’article 77 engage l’UE à l’égard de l’objectif d’une gestion conjointe des frontières extérieures et d’une abolition des contrôles aux frontières à l’inté‑rieur de l’UE. D’un côté, cet article fournit le fondement légal de l’abolition des contrôles aux frontières dans 22 des 27 États membres, le fameux accord de Schengen, et de l’autre, celui de l’établissement de l’agence de contrôle aux frontières, la FRONTEX, l’un des symboles de « l’Europe forteresse » par excellence. Si la récente réforme du mandat de la FRONTEX est envisa‑gée (elle est entrée en vigueur en 2011), il semble évident que presque toutes les exigences de cet article ont été remplies ou sont sur le point de l’être.

En ce qui concerne l’article 78, la situation est bien différente. Selon cet article, l’UE doit élaborer un régime d’asile commun contenant un statut d’asile reconnu partout en Europe. Le « régime d’asile européen » précédemment institué à partir de cet article comprend les trois directives relatives aux normes minimales de traitement des demandeurs d’asile, le controversé règlement Dublin 6 qui détermine quel est l’État responsable de l’examen d’une demande d’asile et la directive de protection temporaire. Par rapport à l’article 77, le résultat est plutôt faible : du fait de la compé‑tence d’asile européenne, il existe trois lois insuffisantes dont la révision a été retardée en raison de difficultés, en plus de l’ordonnance de Dublin, honnie des États membres d’Europe du Sud et pourtant vantée par l’Alle‑magne et d’autres pays d’Europe du Nord, ainsi que la directive d’urgence qui ne comprend aucun critère concret d’application. La route vers un sta‑tut d’asile européen uniforme est encore très longue.

Seule une clause de l’article 78 est assez pertinente dans le cadre de la poli‑tique européenne. Selon le paragraphe 2 g, pour une meilleure « gestion des flux de personnes demandant l’asile », la coopération avec des pays tiers (non membres de l’UE) est possible. Le but est d’éviter que des réfugiés arrivent un jour en Europe et y demandent l’asile. Ils seront présélectionnés et devront déposer leur demande avant de quitter le pays. De ce fait, la fortification des frontières ainsi que la formation et l’équipement des agents de patrouille aux frontières des pays tiers peuvent être financés, ce qui se fait habituellement par le biais de subventions telles que le fonds pour les réfugiés ou le SOLID.

Toutes les autres compétences de l’UE en matière de politiques d’immigra‑tion émanent de l’article 79. Le but de la politique d’immigration européenne est donc la « gestion efficace des flux migratoires » « à tous les stades » ain‑si que « des mesures renforcées pour combattre l’immigration illégale et la traite des êtres humains ». De plus, l’article précise la compétence de l’UE concernant les conditions d’entrée, les droits des ressortissants de pays tiers en séjour régulier dans un État membre, « l’immigration clandestine [...] y compris l’expulsion » et la lutte contre la traite des être humains. Mais, en ce qui concerne la politique d’immigration, il est primordial de savoir sur quoi ne portent pas les compétences de l’UE : selon le paragraphe 5, chaque État

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e membre conserve le droit de fixer le nombre de personnes en provenance de pays tiers auxquelles on accorde un permis de travail. En tout cas, les pays européens ont le dernier mot en matière d’admission sur le marché du travail. Un règlement européen uniforme n’est donc pas possible puisqu’il obligerait les États membres à ouvrir leurs marchés du travail aux immigrants. Sur cette question, toutes les lois européennes se bornent à fournir un cadre juridique aux États membres. Libre à eux d’en faire usage ou non.

L’immigration comme menace

L’un des thèmes récurrents des documents de l’UE est, en général et par principe, que l’immigration représente un risque, un danger pour notre socié‑té, l’ordre public et la santé. La question de la sécurité est donc première.

C’est pourquoi le premier objectif est la soi-disant défense contre l’immi‑gration. Dans l’ensemble, l’immigration est indésirable. Voilà le contenu de base de la politique de migration européenne. Pour des raisons humanitaires, il existe une exception pour les réfugiés et, pour des raisons économiques, des exceptions sont envisageables pour certains groupes de travailleurs. Ce qui est frappant, c’est que presque tous les outils européens visant l’admission de personnes ne se projettent qu’à court terme. Qu’il s’agisse de protection temporaire, de travail saisonnier ou de carte bleue, le principe du « aussi long‑temps que nécessaire, aussi brièvement que possible » est inhérent à toutes ces directives, à tel point que les ouvriers saisonniers peuvent obtenir un permis valable pendant plusieurs années ou se voir promettre un traitement privilé‑gié pour l’année suivante uniquement s’ils quittent l’UE dans les délais. Là encore, le message est clair : entrer, oui, dans certaines circonstances. Rester, non.

Le seul instrument conçu dans une perspective à long terme concerne la réinstallation et il n’est pas encore en vigueur. Il s’adresse aux réfugiés qui, de toute évidence, ne pourront jamais rentrer dans leur pays d’origine. Ces derniers se voient accorder un statut de résident permanent et, normalement, la possibilité de devenir citoyen de leur pays d’accueil. Il est encore une fois symptomatique qu’entre autres choses, ce programme de réinstallation de l’UE ait été bloqué par le Conseil, c’est-à-dire les représentants des États membres, depuis plus d’un an maintenant.

Entre les notions de protection d’une part et d’exceptions temporaires d’autre part, une zone de tension politique se dessine. Les organes législatifs de l’UE essaient à la fois de combattre et de gérer l’immigration en ayant recours au principe de « diviser pour mieux régner ». Le résultat est un cadre juridique spécifique, des règles particulières pour chaque groupe d’immigrants. La dif‑férenciation la plus notable est celle entre les réfugiés et les autres immigrants. Non seulement, cette différenciation apparaît clairement dans les formulations

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de la loi, mais les réfugiés arrivant en UE sont également soumis à l’examen de la FRONTEX sur cette différenciation même. Seule une personne fuyant des poursuites ciblées de la part de l’État de son pays d’origine est considé‑rée comme un réfugié légitime. Les personnes essayant « seulement » de fuir l’absence d’avenir économique et la pauvreté n’ont pas cette légitimité.

On a pu entrevoir la difficulté de maintenir cette différenciation dans les premiers mois de l’année 2011 en Méditerranée. Une visite sur l’île ita‑lienne de Lampedusa en mai 2011 permettait de constater le débarquement de 1 700 réfugiés. La majeure partie de ces gens, initialement originaires de différents pays d’Afrique et d’Asie, avaient fui la Libye où ils vivaient et travaillaient depuis des années pour échapper à une guerre civile qui ne les concernait pas. Ils avaient perdu leur emploi et leur logement et arrivaient avec le strict minimum, certains avec un petit sac à dos, d’autres sans rien. Ces personnes étaient‑elles alors des demandeurs d’asile légitimes ou non ? Il n’y avait pratiquement pas de citoyens libyens parmi eux ; de sorte qu’un grand nombre d’entre eux pouvaient être expulsés sans hésiter vers leur pays d’origine. Contrairement aux Tunisiens qui étaient arrivés au même moment et fuyaient, eux aussi, « seulement » le manque de perspec‑tives économiques dans leur pays d’origine, ils ont eu de la chance et ont été pour un temps autorisés à rester.

Toutefois, il existe également d’autres différenciations entre d’autres groupes d’immigrants. Avec la carte bleue, les travailleurs hautement qualifiés reçoivent un permis de travail dans l’UE. Des règlements vont bientôt suivre pour les ouvriers saisonniers et les travailleurs et employés envoyés dans l’UE par une multinationale. Ces trois instruments comprendront des règlements spécifiques sur la durée du permis, les droits de visite et de regroupement familial, etc. Ainsi, alors que d’un côté, la tendance est à l’harmonisation dans toute l’UE, c’est l’exact opposé qui se produit en matière de politique d’im‑migration, les immigrants étant divisés en petits groupes et dotés de droits différents.

Tous ces règlements ont pour trait commun de s’exclure mutuellement. Les personnes ayant demandé ou obtenu l’asile ne peuvent pas prétendre à la carte bleue. Les personnes en provenance d’un pays tiers et mariées à un citoyen européen en sont également exclues, même s’il n’existe aucune garantie qu’un permis de travail soit délivré suite à ce mariage.

Immigration circulaire

La possibilité d’entrer dans l’UE pour y travailler se fonde sur le concept (pas vraiment nouveau) d’immigration circulaire. Cela signifie que les per‑sonnes répondant aux critères nécessaires sont autorisées à entrer et travailler dans l’UE à condition d’en repartir au bout de quelques années. Qu’il s’agisse

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e de la carte bleue ou de la directive prévue concernant les ouvriers saisonniers et les employés envoyés par leur société, toutes deux reposent clairement sur ce concept et prévoient des périodes de trois à cinq ans.

L’UE suit cette politique en dépit du fait que le concept d’immigration cir‑culaire se soit avéré un échec. Du moins, c’est ce qui ressort de l’expérience de nombreux pays européens dont l’Allemagne. La raison est relativement simple : un grand nombre de personnes ne rentrent pas. Ce problème est éga‑lement connu de la Commission européenne. C’est la raison pour laquelle, à l’avenir, même les ouvriers saisonniers des pays tiers recevront la promesse d’une prolongation de deux ans de leur permis de travail afin qu’ils quittent l’UE dans les délais. Sinon, ils pourront ultérieurement se voir refuser ce per‑mis ou un visa. Mais si le concept d’immigration circulaire a échoué, c’est aussi parce que l’hypothèse selon laquelle les immigrants ne resteraient que pour une courte période a généralement servi d’excuse pour ne pas faire d’ef‑fort pour les intégrer. Si les personnes ne restent qu’à court terme, il n’est pas nécessaire de prendre des mesures pour qu’elles s’installent et se sentent chez elles dans leur nouveau pays.

C’est une grave erreur d’aligner les instruments européens d’immigration légale sur cet objectif. Comme dans le passé, cela servira de prétexte à l’ab‑sence d’effort d’intégration et interdira toute égalité devant la loi entre les immigrants et les citoyens européens. Un autre point est à prendre en considé‑ration : l’existence d’une obligation de quitter le pays entraîne des contrôles. Les coûts de ces contrôles sont élevés, et pas seulement en termes financiers. Dès à présent, la gestion des bases de données spécifiques telles que SIS, VIS et EURODAC, qui permettent la délivrance des visas et la surveillance du franchissement illégal des frontières et des demandes d’asile partout en Europe, coûte plusieurs millions chaque année. À cela s’ajoute le lent dé‑veloppement du système d’information Schengen de deuxième génération (SIS II), qui fait grimper les coûts depuis plusieurs années maintenant. Ces contrôles nécessiteront également des policiers et des garde-frontières. En définitive, soit les dépenses allouées aux organes de sécurité devront aug‑menter, soit ces agents manqueront dans d’autres domaines. Enfin et surtout, ces coûts influent également sur notre liberté. Une fois que SIS II et les systèmes similaires seront opérationnels, on pourra également contrôler le comportement migratoire des citoyens européens, sans autre effort parti‑culier. Ceux qui pensent que cette crainte est exagérée devraient se rappe‑ler qu’il y a encore quelques années, personne en Europe n’aurait imaginé qu’on collecterait et analyserait des informations sur tous les passagers des vols au sein de l’UE. Une proposition en ce sens est actuellement en discus‑sion au Parlement européen. Cela montre bien que la collecte de données, qui semble trop chronophage ou inutile aujourd’hui, pourrait être une réalité d’ici quelques années seulement.

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L’immigration comme menace, la discrimination des immigrants par la loi et l’immigration circulaire, voilà les questions sur lesquelles doit inter‑venir une gauche défendant les droits de la personne humaine et combattant la xénophobie, l’islamophobie et le racisme. On ne le répètera jamais assez : l’immigration n’est pas une menace pour notre société, elle permet un enri‑chissement mutuel. Une loi sur l’asile qui reconnaît uniquement les poursuites organisées par l’État et la guerre comme motifs légitimes pour accorder un droit d’asile ignore les raisons les plus courantes de la fuite. Il est primordial d’agir contre toute discrimination de la loi à l’égard des immigrants et d’y opposer, par une approche inclusive, la création d’un cadre juridique pour chaque petit groupe.

Il est difficile de comprendre la raison pour laquelle les individus entrant en Europe ne pourraient pas changer de catégorie. Pourquoi devrions‑nous dresser des barrières juridiques à l’encontre les personnes demandant une pro‑tection temporaire en Allemagne, par exemple, en les empêchant d’obtenir un titre de séjour et un permis de travail à long terme qui seraient, dans tous les cas, une meilleure solution ? Cette démarche améliorerait non seulement la situation financière des intéressés et soulagerait leur budget, mais elle leur accorderait également plus de droits. Il en va de même pour les « étrangers expulsables ». Si l’on veut s’attaquer sérieusement aux problèmes liés à ce contexte, la première mesure devrait être la régularisation du séjour, ce qui implique que les personnes concernées pourraient également représenter elles‑mêmes leurs intérêts.

En général, la raison avancée pour que les catégories soient impénétrables est que toute autre pratique encouragerait un abus de nos régimes d’asile. Cela explique également pourquoi les instruments européens d’immigration légale ne peuvent être utilisés que dans le pays d’origine. Le but est de décourager toute tentative d’obtention d’un droit de séjour temporaire pour s’installer ensuite illégalement. Selon nous, c’est cette illégalité-là qui pose problème puisqu’elle a des conséquences non seulement pour les personnes directement concernées mais aussi pour la société dans son ensemble. Par rapport aux dommages causés par l’exploitation des immigrants et le manque de protec‑tion sociale, le fait d’alléguer l’utilisation abusive des régimes d’asile est plu‑tôt cynique.

Par ailleurs, le prétendu coût élevé des régimes d’asile est un argument qui ne tient pas. Les éléments les plus coûteux sont généralement l’hébergement dans des camps voire l’emprisonnement. Les contrôles de police, nécessaires pour imposer des restrictions sur le droit de circuler, à l’instar de l’obligation de séjour en Allemagne, sont tout aussi coûteux. De ce point de vue, il semble plus judicieux de concevoir les régimes d’asile de façon à ce que les réfugiés puissent simplement s’intégrer dans leur nouveau pays et sur le marché du travail. Au niveau européen, une nouvelle initiative a déjà été prise et doit

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e être poursuivie. Le programme de réinstallation, lancé à titre de projet pilote, devrait devenir un programme continu et à long terme. Le Parlement euro‑péen a déjà adopté le projet de loi en mai 2010. Depuis lors, il est en attente de validation par le Conseil. La résistance de certains États membres bloque la décision.

La situation des immigrants sur le marché du travail est un terrain d’action pertinent pour la gauche dans le débat sur la migration. L’objectif doit être une égalité complète entre les travailleurs non européens et leurs collègues. C’est la seule façon d’éviter que les travailleurs immigrés soient placés en concur‑rence déloyale avec les natifs. L’égalité est décisive à tous les égards. C’est seulement lorsque les travailleurs immigrés auront droit à un salaire égal, aux mêmes horaires de travail et ne pourront plus subir de chantage en raison de leur clandestinité que l’on cessera d’attiser la concurrence entre les gens. Ce n’est qu’à ce moment‑là que les immigrants ne seront plus utilisés pour le dumping des salaires ou la dégradation des conditions de travail. L’égalité des droits sur le marché du travail est donc une condition préalable à une loi sur l’immigration libérale au sens positif du terme, aussi bien à l’échelle européenne que nationale. En effet, l’engagement envers une Europe ouverte (d’esprit), qui ne se barricade pas derrière du fil barbelé et la FRONTEX, doit se refléter à tous les niveaux.

Notes

1) Les sites Web de la Commission, disponibles en anglais à l’adresse http://ec.europa.eu/home-affairs/funding/intro/funding_intro_en.htm, fournissent un aperçu du financement des affaires intérieures.

2) Directive 2009/50/CE du Conseil du 25 mai 2009 établissant les conditions d’entrée et de séjour des ressortissants de pays tiers aux fins d’un emploi hautement qualifié.

3) Directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001 relative à des normes minimales pour l’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées, et à des mesures tendant à assurer un équilibre entre les efforts consentis par les États membres pour accueillir ces personnes et supporter les conséquences de cet accueil.

4) Les directives sont les suivantes : directive 2004/83/CE du Conseil du 29 avril 2004 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, directive 2003/9/CE du Conseil du 27 janvier 2003 relative à des normes minimales pour l’accueil des demandeurs d’asile dans les États membres et directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres.

5) Journal officiel de l’Union européenne C 115 du 9 mai 2008, p. 47ff.6) Règlement du Conseil (CE) n° 343/2003 du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de

détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers.

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La France renvoie les Roms en Roumanie. Les Roms s’exilent « volon-tairement » en Macédoine. Les Roms tchèques demandent l’asile au

Canada… Régulièrement, les gros titres de l’actualité de ces dernières années ont incité le public à jeter un regard sur la migration des Roms en Europe. Les débats qui en résultent sont fortement orientés vers l’examen du statut légal de ces migrants. Ainsi, l’expulsion de France de Roms bulgares et roumains en 2010 a déclenché un débat européen sur le bien-fondé de la législation de l’UE en matière de libre circulation. Quant aux Roms de Macédoine et de Serbie qui, depuis la libéralisation des visas en 2010, ont émigré vers des pays membres de l’Union européenne, ils sont devenus l’objet d’un débat sur « l’application abusive » du droit d’asile. En réaction à ces migrations, des débats très vifs se déroulent à Bruxelles sur le contrôle de l’appartenance ethnique des personnes (Ethnic Profiling) aux frontières extérieures de l’UE et sur une réintroduction temporaire de l’obligation de visas pour la Macédoine et la Serbie (ESI, 2011).

En Allemagne, la campagne des associations des Droits de l’homme « Tous doivent rester » a pour thème la situation des Roms du Kossovo qui se sont réfugiés dans le pays dans les années 1990, mais n’y ont jamais obtenu d’auto‑risations officielles de séjour illimité. Depuis la signature d’un « Accord sur le Retour » entre l’Allemagne et le Kossovo en 2009, ils vivent sous la menace imminente d’une expulsion. (Kropp/Striethorst, 2010). L’attention du public a été moins alertée sur la migration de Roms thèques et hongrois vers le Canada.

La migration des Roms au sein de l’Union européenne – Une minorité ethnique est devenue la « patate chaude » de la politique européenne

Manuela KroppChercheure associée à Cornelia Ernst, membre du Parlement européen

Anna StriethorstChercheure associée au bureau de Bruxelles de la Fondation Rosa Luxemburg

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e Après de nombreuses demandes d’asile faites par des Roms, une controverse diplomatique a eu lieu entre le Canada et l’Union européenne au cours de l’été 2009 lorsque le Canada a introduit, unilatéralement, l’obligation de visa pour tous les voyageurs en provenance de la République Tchèque (Toth, 2010).

Il serait utile et nécessaire que toutes ces diverses facettes de la migration des Roms fassent l’objet d’études comparatives, parce que leurs causes sont com‑munes. Les Roms franchissent des frontières pour échapper à des expériences similaires de pauvreté, de discrimination et d’hostilité ouverte à leur égard. De plus, la rhétorique des gouvernements et des médias les présente comme un groupe homogène et les politiques, explicitement dirigées contre les Roms, ne font aucune distinction entre leurs nationalités respectives. La différenciation faite habituellement entre origine et statut légal trouble aisément le regard sur ces critères involontairement communs. Bien que la présente contribution se limite à la migration des Roms à l’intérieur de l’UE, il a été indispensable d’y inclure, en toute conscience, la réflexion sur la migration de Roms venant de pays voisins de l’Union, dans le débat traitant des approches de solutions politiques.

Du fait de leurs migrations, la situation des Roms est devenue un sujet de discussion pour la plupart des États membres de l’Union européenne. Mais les agissements des divers gouvernements sont en contradiction flagrante avec les valeurs proclamées par l’Union : liberté, égalité et respect des droits de l’homme. Dans leurs pays d’origine les Roms sont marginalisés, discriminés et vivent dans un état d’extrême pauvreté et de ségrégation permanente. Quant aux pays de destination, ils n’ont pas la volonté politique de protéger les droits des migrants et de les intégrer dans leur société. La question du comportement de l’UE envers les politiques pratiquées par ses États membres devient donc le test de vérité pour l’Union européenne : est-elle vraiment un « espace de sécurité, de liberté et de droit » ?

La présente contribution se fonde sur la question de savoir ce qui a dé‑clenché la migration à l’intérieur de l’UE et sur quel terrain politique et juri‑dique elle se déploie aujourd’hui. Dans la controverse sur la politique des pays destinataires ouest-européens, c’est notamment « l’Affaire des Roms » française qui sera examinée en détail. Le point central de la présente contri‑bution est la politique pratiquée à l’égard des Roms par l’Union européenne, à savoir : quels sont les objectifs recherchés par l’UE concernant la migration des Roms ? Que devrait-elle faire pour imposer aux États membres qu’ils res‑pectent les droits des Roms à la citoyenneté de l’UE ?

Les raisons cachées de la migration des Roms

Tout d’abord, en considération du droit européen sur la libre circulation, on peut se demander si la notion, plutôt positive, de mobilité n’est pas celle qui

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s’applique le mieux à la migration des Roms à l’intérieur de l’UE. Ne font-ils pas tout simplement partie de ces millions d’Européens qui se rendent tempo‑rairement dans un autre pays de l’UE pour y chercher du travail ? Toutefois, de nombreux Roms exercent leur droit à la libre circulation « dans le contexte de motifs d’importance vitale » : (FRA, 2009, p. 21). Dans un assez grand nombre de cas, ce sont des familles entières qui prennent la route : parfois leur seule motivation est le vague espoir de pouvoir envoyer 40 ou 50 euros par mois à ceux restés au pays (Idem., p. 31). (C’est la raison pour laquelle, en toute connaissance de cause, on parlera ici de migration, car la notion de mobilité présuppose une liberté de choix que la plupart des Roms n’ont guère, compte tenu de l’absence de perspectives).

Les dix millions de Roms de l’UE vivent majoritairement dans des pays d’Europe Centrale et Orientale, en Bulgarie, Roumanie, Slovaquie et Hongrie. Par ailleurs, les Roms constituent aussi, traditionnellement, une partie relati‑vement importante de la population en Espagne et en France.

Ces derniers pays, ainsi que l’Italie, sont les destinations principales des migrants d’Europe Centrale et de l’Est car ils espèrent y trouver une proximité culturelle et linguistique et le soutien d’autres Roms autochtones ou émigrés précédemment. La migration vers la Grande-Bretagne a eu pour effet d’y générer, pour la première fois, la présence d’une population Rom en quantité appréciable. Quelques pays d’Europe Centrale sont simultanément des pays d’émigration et d’immigration de Roms 1.

Les origines de la migration des Roms remontent aux années 1990

Après l’effondrement du socialisme d’État, de nombreux Roms, souvent peu qualifiés, ont perdu leur travail et leur revenu dans leurs niches tradi‑tionnelles. Ils ont été plongés dans une extrême pauvreté et sont devenus les « plus grands perdants de la transition » vers le capitalisme (citation de Soros/Wolfensohn, d’après Sigona/Nidhi, 2009, p. 3). Alors qu’en 1985 le taux de chômage chez les Roms de sexe masculin était approximativement égal à celui de la moyenne de la population, aujourd’hui il atteint un niveau d’au moins 70 %. Parallèlement à l’appauvrissement des Roms, certaines luttes sociales en faveur d’une redistribution et d’une nouvelle définition de l’État et de la nation ont eu pour effet de réanimer un sentiment d’hostilité à l’égard des Roms dans les pays d’Europe Centrale et de l’Est (Sigona, 2011, p. 3). (Cela a eu pour conséquence, au cours des deux dernières décennies, la répé‑tition d’attaques incendiaires et autres actions violentes perpétrées contre les Roms) 2.

Ces menaces et l’absence de perspectives économiques ont eu pour effet que, dès les années 1990, de nombreux Roms ont émigré vers les pays d’Eu‑rope de l’Ouest et le Canada. Les demandes d’asile présentées avaient alors

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e pour motif, en règle générale, la peur de subir des agressions racistes. Les médias ont traité ce thème pour la première fois en 1997, lorsque des milliers de Roms tchèques ont émigré vers le Canada pour y demander l’asile. En 2001, plusieurs familles Roms, originaires du village hongrois de Zamoly, ont obtenu l’asile en France.

Au cours de ces années, la position de l’UE et de ses États membres es‑timant que la migration des Roms avait surtout des causes économiques, justifiait une politique d’accueil extrêmement restrictive. Parmi les me‑sures des États membres pour réduire le nombre des demandes d’asile, il y avait, entre autres, les opérations prescreening effectuées à l’aéroport de Prague qui ont servi, à la demande de la Grande-Bretagne, à repérer et refouler de très nombreux demandeurs d’asile potentiels (Guglielmo/Waters, 2005, p. 773).

Dans le même temps, la crainte des États membres de l’UE d’une amplifi‑cation des migrations devenait un facteur déterminant dans les négociations de 2004 sur l’élargissement de l’UE vers l’Est. Il semblait alors opportun de renforcer la position économique et juridique des Roms dans les nouveaux pays membres. Pendant les négociations sur l’élargissement, les organisations de Roms ont même pensé qu’il y avait une chance que les droits des minorités soient mis à l’ordre du jour politique, non seulement dans les nouveaux pays mais aussi dans l’UE dans son ensemble. Leur déclaration commune de 2003 a violemment stigmatisé la discrimination des Roms et réclamé des mesures spéciales pour leur intégration sociale et leur participation politique (Idem., p. 775).

Jusqu’à quel point les conditions de vie des Roms ont été effectivement améliorées par l’attention accrue qui leur a été portée pendant les négociations d’entrée reste sujet à controverse. En tous les cas, leur statut a été brutalement modifié par l’élargissement de l’UE : « L’élargissement a eu pour effet qu’une Union, dont les membres avaient auparavant fait des efforts colossaux pour limiter la migration des Roms, a admis en une seule journée plus d’un million de Roms – à savoir des êtres humains qui, de ce fait, devenaient citoyens de l’Union et membres de sa plus importante minorité » (Idem., p. 777).

Depuis lors, les Roms, comme tous les autres citoyens de l’UE, possèdent la citoyenneté de l’Union, conformément à l’article 20 de la Constitution de l’UE. Parmi les droits dont ils bénéficient par l’effet de cette citoyenneté figurent, notamment, l’interdiction de discrimination selon l’article 18 et le droit à la libre circulation selon les articles 21 et 45 de la Charte des droits fondamentaux. En vertu de ce qui précède, tous les citoyens de l’UE et les membres de leurs familles ont le droit de circuler et de séjourner librement à l’intérieur du territoire de l’UE. En 2004, les institutions européennes ont donné une forme concrète à ce droit en adoptant le texte appelé « Directive de libre circulation 2004 ».

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Le refoulement remplace l’intégration - La politique des pays destinataires

Au cours de leur migration au sein de l’Europe, les Roms font des expé‑riences extrêmement variables. Ainsi, certains connaissent une amélioration notable de leur situation économique et sont moins confrontés au racisme quo‑tidien que dans leurs pays d’origine. En particulier, la possibilité d’accéder au marché du travail des pays d’accueil constitue une expérience nettement posi‑tive : lorsque des Roms peuvent obtenir un mode d’occupation dans le secteur formel, l’accès à d’autres services – par exemple celui du logement – devient plus facile pour eux (FRA, 2009, p. 7). Mais d’autres doivent constater, après leur arrivée, que leurs attentes ont été trop optimistes. Ils ne trouvent pas de travail, ont des problèmes pour s’orienter dans le labyrinthe administratif et il n’est pas rare du tout que, au bout de leur périple, ils se trouvent dans une situation encore plus désespérée que celle qui les a incités à quitter leur pays (Idem., p. 41 et suivantes).

Dans de nombreux pays membres, lors de leur déclaration de domicile, les barrières bureaucratiques les empêchent d’accéder aux prestations sociales, à la scolarisation des jeunes et aux services publics. Il se produit un effet de domino au détriment des intéressés qui sont empêchés de bénéficier de leurs droits fondamentaux, politiques, économiques et sociaux (Idem., p. 8 et sui‑vantes). En de nombreux endroits, la directive sur la libre circulation est appli‑quée de manière erronée par les autorités nationales, car celles‑ci manquent de connaissances, de pratiques appropriées et d’expériences pour traiter les membres d’une minorité ethnique originaire d’un autre pays 3.

Mais jusqu’à présent, les campagnes d’informations et les cycles de forma‑tion s’effectuaient presque exclusivement au niveau de la société civile (par exemple : European Dialogue, 2009). Le comportement des administrations dépend aussi des décisions politiques, et celles-ci sont souvent défavorables aux Roms. Les décisionnaires nationaux et locaux ont en commun le fait de percevoir la migration des Roms comme un problème, voire une menace, et non comme un phénomène normal dans une Europe unifiée.

Un rapport, commandé par l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) et le Conseil de l’Europe, décrit la surveillance illé‑gale subie par les migrants et la violation de leur sphère privée qui en résulte, l’absence de protection de la sécurité personnelle des Roms et les opérations de « profilage ethnique » pratiquées par la police (Cahn/Guild, 2010, p. 6 et suivantes).

Les mesures contre les Roms font l’objet d’une tonitruante rhétorique populiste par les acteurs politiques. Ceux‑ci se font, d’une part, l’écho des scénarios d’horreur présentés par les médias, mais d’autre part ils font eux‑mêmes la promotion du discours raciste. La migration des Roms est systéma‑tiquement assimilée au crime, en établissant des liens entre le trafic des êtres

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e humains et la criminalité en bande organisée. Au cours des dernières années, la lutte contre la criminalité a souvent servi de prétexte aux gouvernements européens pour : détruire les implantations des Roms considérées comme des « foyers de criminalité » (FRA, 2009 ; Amnesty International, 2010) et aussi pour sélectionner et expulser des citoyens de l’UE sur la base de leur apparte‑nance ethnique. Presque sans écho dans les médias, des expulsions collectives de Roms ont été opérées ces dernières années au Danemark, en Suède, en Belgique et en Italie.

Dans certains pays de destination – notamment en Italie – existe la fâcheuse tendance à vouloir faire émerger une « réponse générale » à la question des Roms. Des citoyens de ces pays d’ascendance Rom et des Roms venus de pays étrangers sont rassemblés et refoulés tous ensemble vers des ghettos éloignés des villes. Ainsi, on évite d’appliquer aux Roms originaires d’autres pays membres les stratégies d’intégration basées sur l’examen des passeports (FRA, 2009, p. 9). En 2008, il y a eu des protestations officielles lorsque le gouvernement italien a introduit une banque de données biométriques dans laquelle ont été enregistrés tous les Roms vivant en Italie (ERRC [European Roma Rights Centre, Centre européen pour les droits des Roms] 2008 no‑tamment ; Amnesty International, 2008). La politique italienne à l’égard des Roms et celle d’autres États membres d’Europe de l’Ouest ont brutalement attiré l’attention sur la dimension paneuropéenne de la situation des Roms : « Les conséquences, tant de l’élargissement de l’UE que de la marginalisation des Roms, constituent une menace, non seulement pour les relations entre deux États membres, mais aussi pour le droit fondamental de la libre circula‑tion à l’intérieur de l’UE […] Des événements inquiétants ont souligné le fait, souvent négligé, que la discrimination systématique et la violence sporadique sont répandus en Europe de l’Ouest et ne se limitent pas aux États ancienne‑ment communistes » (Guy 2009, p. 25).

« L’affaire des Roms » française, un test pour la libre circulation à l’intérieur de l’Europe

En été 2010, le gouvernement français a procédé à l’expulsion de France d’un millier de Roms, soutenant cette action par une rhétorique incendiaire 4 à forte résonance. Parallèlement, au cours du seul mois d’août, il a fait évacuer plus de quarante implantations de Roms « non autorisées ». De nombreuses associa‑tions de défense des droits de l’homme ont protesté contre ces mesures et ont indiqué que, au lieu d’agir ainsi, le devoir de la France serait plutôt de mettre un beaucoup plus grand nombre d’aires de stationnement à la disposition des Roms voyageurs et de leur garantir le droit à une habitation décente (Kropp, 2010).

Le comportement des autorités françaises contrevenait aussi à plusieurs normes juridiques européennes, en particulier et surtout à la libre circula‑

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tion des personnes à l’intérieur de l’UE. La libre circulation des citoyens de l’Union a pour seule limite des raisons d’ordre public, de sécurité ou de santé ; l’absence de moyens financiers n’est pas un motif suffisant pour une expul‑sion. Par ailleurs, le gouvernement français aurait dû respecter le principe de proportionnalité et procéder à un contrôle cas par cas. En vertu de l’article 27 de la directive sur la libre circulation et de l’article 19 de la Charte des droits fondamentaux, les expulsions collectives sont inadmissibles – l’unique critère à prendre en considération, à l’exclusion de tout autre, ne pouvant être que le comportement personnel des personnes concernées.

Une particularité résidait dans le fait que le gouvernement français, contrai‑rement à ses affirmations, a pris explicitement les Roms dans le collimateur et les a sélectionnés en vue de leur expulsion sur la base de leur appartenance ethnique. Ainsi, on a pu prendre connaissance a posteriori d’une circulaire du 5 août 2010 stipulant que, concernant les mesures d’expulsion, les autorités françaises devaient se concentrer sur le groupe des Roms. Cet acte a constitué pour la France une nouvelle entorse aux instruments légaux européens, qui interdisent la discrimination pour des motifs de race et d’appartenance eth‑nique (Carrera/Faure Atger, 2010, p. 5).

La réaction du Parlement européen a été formelle : dans sa décision du 9 septembre 2010, le Parlement européen a souligné que les expulsions col‑lectives sont interdites par la Charte des droits fondamentaux et la Convention européenne pour la protection des roits de l’homme et des libertés fondamen‑tales. Il a stigmatisé ces expulsions comme étant des mesures discriminatoires qui contreviennent à la directive sur la libre circulation et a estimé que les pactes européens ont été violés. (Parlement européen 2010). Le ministre fran‑çais à l’Intégration, Éric Besson, a réagi à cela par un simple communiqué : « La France continuera à renvoyer dans leurs pays les citoyens de l’UE dont la situation sur le sol français est irrégulière » (Citation extraite de Carrera/Faure Atger, 2010, p. 1).

La Commissaire européenne à la Justice, Viviane Reding, s’est expri‑mée sur ce sujet en précisant que le gouvernement français lui avait don‑né l’assurance que ses pratiques étaient conformes au droit de l’UE et qu’elles n’étaient pas explicitement dirigées contre les Roms. La position de la Commission est restée ambivalente jusqu’à la mi-septembre ; tou‑tefois Viviane Reding a annoncé qu’elle allait introduire contre la France une plainte pour violation de contrat ayant pour cause l’application dis‑criminatoire de la directive sur la libre circulation 5. En l’espèce, c’est la circulaire du 5 août qui a été déterminante. Par la suite, la circulaire des autorités françaises a été modifiée et la référence explicite au « Groupe de Roms » qui y figurait a été supprimée. Finalement, la Commission n’a pas entamé de procédure judiciaire contre la France pour violation de contrat (Idem., 2010, p. 12).

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e Le comportement des autorités françaises contre les Roms – qui ont simple‑ment fait valoir leur droit à la libre circulation – montre à quel point la plus grande minorité ethnique de l’UE est vulnérable. Il montre aussi combien il reste à faire par les États membres pour que le droit à la migration à l’intérieur de l’Europe devienne une réalité pour les Roms. Lorsque des autorités natio‑nales procèdent à une application non conforme au droit de la directive sur la libre circulation, cela a toujours pour effet le non respect de droits légalement reconnus, surtout en matière de prestations sociales, d’accès au marché du travail et de déclaration de domicile. L’UE doit imposer à ses États membres que toutes les mesures qui touchent directement ou indirectement des citoyens de l’Union d’origine Rom soient vraiment en conformité avec la directive antidiscrimination définie dans la Charte des droits fondamentaux.

Dans l’ « Affaire des Roms », le gouvernement français a démontré sa sus‑picion à l’égard du droit, conféré aux institutions européennes, de surveiller la mise en application de la législation de l’UE au niveau national. Toutefois, on ne peut pas comprendre pourquoi la Commission européenne, en sa qualité de « gardienne des contrats », n’a pas introduit de procédure pour violation de contrat contre la France. Bien qu’une telle procédure n’aurait pas annulé les expulsions déjà intervenues, elle aurait mis fin à ce comportement et envoyé un signal clair à la France et à d’autres États membres.

Afin qu’à l’avenir la position de la Commission européenne face aux États membres soit renforcée, il faudrait réfléchir à la mise en place d’un mécanisme préventif destiné à imposer l’application du droit européen. Ainsi, contraire‑ment à ce qui se passe lors de la procédure actuelle pour violation de contrat, il deviendrait possible de procéder à un « gel » immédiat des pratiques qui violent les principes du droit européen 6 (Carrera/Faure Atger, 2010, p. 17).

La migration des Roms et la politique européenne

Récemment, depuis l’élargissement de l’Union vers l’Est, la politique à l’égard des Roms est devenue un important terrain d’action pour les institutions européennes. Beaucoup d’initiatives et de rapports en témoignent, qui, entre autres, traitent de la migration des Roms (par exemple : B. Aradau et al., 2010 ; FRA, 2009). L’action des institutions européennes est aujourd’hui largement basée sur la conviction que la situation des Roms en Europe n’est pas en harmo‑nie avec les valeurs de l’Union européenne et que, face aux États membres, cette dernière est obligée de défendre leurs droits de citoyens de l’UE.

Le Parlement européen joue un rôle de pionnier dans la protection des Roms. Dans le passé, dans plusieurs de ses décisions, il a été exigé des États membres et de la Commission européenne d’améliorer la situation sociale des Roms, de les inclure dans les programmes d’attribution de fonds européens, de lutter contre la ségrégation et le racisme et de renforcer la conscience de l’histoire

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de l’holocauste dont 500 000 Roms ont été les victimes. Les modes d’action de la Commission européenne se focalisent sur l’amélioration de la situation sociale des Roms dans les États membres d’Europe Centrale et Orientale. Parmi les mesures les plus connues de la Commission figurent le programme PHARE pour l’assistance aux pays d’Europe Centrale et Orientale, ainsi que des projets dans le cadre de ce qui est appelé la « décennie des Roms ». En font partie le « Fonds pour l’éducation des Roms » destiné à assurer leur inté‑gration dans les systèmes éducatifs nationaux, et de nombreuses campagnes contre la discrimination des Roms.

Implicitement, toutes ces mesures visent aussi à restreindre leurs migra‑tions. La migration est essentiellement la conséquence de l’extrême pauvreté et des améliorations dans les pays d’origine devraient avoir pour effet de ré‑duire le nombre des motifs d’émigrer. Toutefois, dans les programmes et les publications officielles de la Commission, la migration des Roms n’est pas traitée, dans sa globalité, comme un sujet d’importance primordiale. C’est le Parlement européen qui est à l’origine de l’analyse thématique de la situation des migrants Roms dans les États membres d’Europe de l’Ouest. En avril 2011, la Commission, après plusieurs injonctions du Parlement européen, a présenté « un cadre européen unifié pour les stratégies nationales applicables pour une intégration des Roms d’ici 2020 » (Parlement européen, 2008 ; Commission européenne, 2011a). L’idée est que cette stratégie-cadre européenne devrait assurer une meilleure cohérence et obliger les États membres à protéger les Roms. Cependant, elle ne contient aucune prescription obligatoire, ni de sanc‑tion en cas de non-observation. Des sujets controversés, comme la protection des Roms en tant que minorité nationale dans tous les pays de l’Union et leur participation structurelle, restent sans effet concret (Romani Rose, 2011, p. 4). Notamment, le thème de l’hostilité spécifique à l’égard des Roms a été explicitement supprimé. Or, c’est précisément à cette xénophobie spécifique que sont imputables de nombreux cas de discrimination et de répression des Roms, tant dans leurs pays d’origine que dans les pays de destination de leurs migrations.

Au-delà des effets directs de la stratégie-cadre, les cas de non-observations mentionnés plus haut expriment très nettement un point de vue spécifique por‑té sur la migration des Roms. Communément, elle est considérée comme une action apolitique, comme la « ruée des plus pauvres des pauvres ». Jusqu’à présent, les institutions européennes ne se posent pas la question de savoir jusqu’à quel point la migration des Roms pourrait constituer un acte citoyen contre l’empêchement à leur participation à la démocratie : « Les Roms […] ne sont pas mis en contact avec la pratique de la démocratie. La mobilité des Roms […] reste largement apolitique, dans le sens qu’ils ne sont pas considé‑rés aptes à se servir de leur mobilité pour renégocier des structures de pouvoir et d’autorité, ce que pourtant ils essaient consciemment de faire. Les Roms,

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e qui vivent dans la pauvreté et subissent la discrimination et le racisme […], sont souvent représentés comme une masse désordonnée d’individus qui sont frustrés par leurs conditions d’existence » (Aradau/Huysmans, 2009, p. 6).

Ni les instruments financiers de la Commission, ni la législation européenne contre les discriminations (que ce soit sous la forme de la directive antidis‑crimination 2000/43/EC ou de la décision cadre sur la lutte contre le racisme et la xénophobie 2008/913/JI), n’ont été à même de supprimer les causes de la migration des Roms. Pourtant il ne faudrait pas sous-estimer l’importance de la directive anti‑discrimination dans la lutte contre la marginalisation et la discrimination ; mais elle ne suffit pas pour éliminer la marginalisation struc‑turelle des Roms et briser la spirale infernale des conditions d’habitation misé‑rables, des faibles chances de formation, du chômage et de la pauvreté (De Schutter, 2005). Pour s’attaquer à ces problèmes l’UE aurait besoin d’avoir de la compétence sociopolitique, ce dont elle manque jusqu’à présent.

Cependant, le fait qu’elle ne puisse pas éliminer à court terme les causes de la migration des Roms ne dégage pas l’UE de son obligation d’améliorer la situation des migrants dans les pays de destination. L’Union européenne doit imposer l’application des normes européennes existantes et utiliser ses marges de manœuvre pour aider les Roms. Plus particulièrement, concernant la politique européenne active en faveur des Roms, il est d’une importance capitale que leur libre circulation en Europe soit imposée et que leurs droits de citoyenneté de l’UE soient élargis.

La question de savoir comment l’Union européenne traite la migration des Roms continuera à prendre de l’importance dans le proche avenir. Dans les politiques en œuvre envers les pays de l’ex-Yougoslavie, candidats à l’entrée dans l’Union, se répètent les débats qui avaient déjà eu lieu avant l’élargisse‑ment de l’UE vers l’Est. Fréquemment, on discute des conditions de vie des Roms lors des négociations sur les admissions dans l’Union, déjà en cours ou ultérieurement possibles (par exemple : Commission européenne, 2010b), et leurs pratiques migratoires mettent en question la libéralisation des visas déjà accordée à la Macédoine et la Serbie.

À l’intérieur même de l’Union, les institutions européennes sont, dans une grande mesure, impuissantes pour agir contre les violations des droits fondamentaux des Roms. Le nationalisme et l’hostilité à l’égard des Roms continuent de s’étendre et, dans les prochaines années, les conséquences de la crise économique et financière aggraveront encore leur situation de pau‑vreté. Si l’Union européenne veut défendre, concrètement et pas seulement sur le papier, ses valeurs de liberté et d’égalité, il faut qu’elle réélabore une nouvelle stratégie-cadre pour les Roms. Elle devra inclure les questions qui n’ont pas été traitées jusqu’alors et obliger tous les États membres, même les États ouest‑européens, à respecter impérativement ses règlements dans leur intégralité.

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– European Roma Rights Centre (ERRC) u.a.: Security a la Italiana: Fingerprinting, Extreme Violence and Harassment of Roma in Italy, Report, July 2008, Internet Publication.

– European Stability Initiative (ESI): Advancing Freedom of Movement in a Populist Age. How the Western Balkans asylum seekers’ affair can be resolved, Brussels, 9 July 2011, Internet Publication.

– European Union Agency for Fundamental Rights (FRA): Housing conditions of Roma and Travellers in the European Union, Comparative Report, October 2009, Brochure.

– Guglielmo, Rachel / Waters, Timothy William: Migrating Towards Minority Status. Shifting European Policy Towards Roma, Journal of Common Market Studies, Vol. 43, No. 4, pp. 763-785, November 2005.

– Guy, Will: EU Initiatives on Roma: Limitations and Ways Forward, in: Sigona, Nando / Trehan, Nidhi: Romani Politics in Contemporary Europe. Poverty, Ethnic Mobilization, and the Neoliberal Order, Palgrave Macmillan 2009, S. 23-50.

– Kropp, Manuela / Striethorst, Anna: Ein kalter Empfang – 10.000 in Deutschland lebende Roma wer‑den in das Kosovo abgeschoben, März 2010, Veröffentlichung im Internet.

– Kropp, Manuela: Abschiebungen von Roma innerhalb und außerhalb der EU, in: Delegation der Linken in der GUE/NGL (Hrsg.): Roma, Es ist Zeit zu handeln, Dezember 2010, Brochure.

– Rose, Romani: Neue EU-Strategie zur Verbesserung der Lage von Roma und Sinti in Europa muss Aufbau nachhaltiger Strukturen verfolgen, Forum Migration Juni 2011.

– Sigona, Nando / Trehan, Nidhi: Introduction. Romani Politics in Neoliberal Europe, in: Romani Politics in Contemporary Europe. Poverty, Ethnic Mobilization, and the Neoliberal Order, Palgrave Macmillan 2009, S. 1-22.

– Sigona, Nando / Trehan, Nidhi: Néolibéralisme et antitsiganisme : le suspens du rêve européen, Revue Lignes n° 34, février 2011.

- Sigona, Nando: Die Europäische Gemeinschaft und die Roma: Armut, Romafeindlichkeit und Steuerung der Mobilität? Unveröffentlichtes Manuskript, September 2011.

– Tóth, Judith: The Incomprehensible Flow of Roma Asylum-Seekers from the Czech Republic and Hungary to Canada, novembre 2010, Internet Publication.

Notes

1) Il est vrai que l’on ne dispose pas de données précises sur le nombre de Roms ayant fait usage du droit de libre circulation à l’intérieur de l’UE. Pour les estimations sur la présence de migrants Roms dans certaines grandes villes, voir : Eurocities, 2011. Sur la question sensible de la saisie des données selon des critères ethniques voir en détail ERIO, 2009.

2) Notamment en Hongrie, il y a toujours eu, dans le passé, de nombreuses actions violentes contre les Roms et dans les dernières années un nouveau regain de la violence est à signaler. Dernièrement, en 2008 et 2009, huit personnes ont été tuées dans une attaque meurtrière. En Tchéquie également, des attaques contre des habitations de Roms sont fréquentes. En septembre 2011, on en est venu à des « manifestations » devant des habitations de Roms qui ont été péniblement contenues par les forces de police. Sur la croissance de la violence contre les Roms, lire les rapports détaillés « Amnesty International: Rapport Hongrie 2010; et Amnesty International : Rapport Tchéquie 2010 ; ENAR 2010 ».

3) Sur les expériences et tentatives de solution des autorités dans certaines grandes villes, voir Eurocities, 2011. L’immense décalage entre le statut légal de la citoyenneté européenne et l’extrême pauvreté des Roms est un défi pour beaucoup d’administrations ; la ville de Berlin en est un exemple. Lorsque dans le courant de l’été 2009 plusieurs grandes familles roumaines ont planté leurs tentes dans un parc

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berlinois, elles ont été trimballées pendant des semaines d’un bureau à l’autre et ont finalement reçu une « prime au retour » pour rentrer « volontairement » en Roumanie. En tant que non-Allemands ils n’avaient aucun droit à percevoir des aides sociales et en tant citoyens de l’UE ils ne pouvaient pas demander l’asile en Allemagne ni, de ce fait, recevoir des aides.

4) La France, comme d’autres pays, procède déjà depuis 2007 à des expulsions « humanitaires » souvent accompagnées d’un dédommagement financier de 300 euros par adulte et 100 euros par mineur. En outre, les données biométriques des expulsés sont stockées dans une banque de données appelée OSCAR pour empêcher toute «perception abusive » de ce dédommagement financier (Carrera/Faure Atger, 2010, p. 5). Le nombre de personnes concernées se compte en milliers : au cours du seul pre‑mier semestre 2010, plus de 8 000 Roms roumains et bulgares ont été expulsés de France. Toutefois, ce n’est que lorsque Nicolas Sarkozy a mis en scène, sous une forme populiste, ces expulsions massives comme étant sa « guerre contre la criminalité » qu’il y eut des protestations.

5) Dans les conférences de presse sur le sujet, Mme Reding a exprimé son exaspération devant les indications erronées du gouvernement français et elle a établi des parallèles entre ces expulsions et la Deuxième Guerre mondiale : « Personnellement, j’ai été scandalisée par une situation qui a donné l’impression que des gens sont expulsés d’un État membre de l’Union européenne uniquement parce qu’ils appartiennent à une certaine minorité ethnique. Je pensais que, après la Deuxième Guerre mon‑diale, il serait impossible de revoir une telle situation en Europe » (cité d’après Carrera/Faure Atger, 2010, p. 11). Même pendant la rencontre des chefs d’État et de gouvernement le 16 septembre 2010, il y eut de nettes divergences d’opinions sur la question de la libre circulation des Roms. Mais, en dernier ressort, le comportement de la France n’a pas été condamné formellement.

6) La pertinence d’un tel mécanisme est démontrée par la permanente non-application de la directive sur la libre circulation dans beaucoup d’autres pays européens. Après la procédure en violation de contrat du printemps 2011, plusieurs États membres ont adapté leur législation au droit européen ; cependant la Commission européenne continue de constater des manquements dans trois domaines : « Entrée et séjour de membres de la famille, y compris les compagnons de vie ; délivrance de visas et de cartes de séjour pour les membres de la famille originaires d’États tiers ; et garanties contre l’expulsion » (Commission européenne, 2011b, p. 3 ; en détail par Carrera/Faure Atger, 2009).

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Roms en Europe 2007, Source: Wikimedia

(http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/0/0a/Roma_in_Europe_2007_cropped.png)Populations de Roms par pays, indiquant l᾽«estimation moyenne» publiée

par le Conseil de l'Europe. Ces estimations constituent la base du nombre de sièges par pays au Forum européen des Roms et Gens du voyage (ERTF) à Strasbourg.

La taille de la roue représente la population totale par pays (Roumanie 1,85 million), l᾽intensité du gris du fond pour chaque pays représente le pourcen‑tage de Roms par rapport à la population totale (8,5 % en Roumanie).

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élections,mouvements,

en Europe et dans le monde

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Grèce : une bataille cruciale pour une lutte européenneElena Papadopoulou et Stavros Panagiotidis, Institut Nicos Poulantzas

Newsletter du 28 mai 2012Au cours des deux dernières années, la Grèce a été un grand laboratoire. Un

laboratoire de la politique économique (pour voir comment fonctionnerait un programme de dévaluation interne brutal face à une grave crise économique

Grèce : une cristallisation de l’affrontement de classes européen

L’oligarchie européenne utilise comme terrain d’expérimentation un pays dont le PNB s’élève à 2 % du PIB européen. Les mesures d’austérité présentes dans les clauses du Mémorandum précipitent son application ultérieure dans tous les pays européens. Les pressions exercées sur le peuple grec à l’occasion des élections législatives du 17 juin 2012 témoignent de l’acharnement des dirigeants européens. Il est à noter que François Hollande a promptement rejoint le club de ceux qui ont tout mis en œuvre pour intimider le peuple grec. Pourtant l’expulsion d’un pays de la zone euro ne supprimerait pas les causes de la crise mais créerait le chaos dans les économies et la monnaie de toute l’Europe, détériorant encore davantage la situation des populations. Selon les termes du député grec Giannis Milios la question n’est pas « l’euro ou la drachme », mais « de quelle Europe avons-nous besoin et quelle Europe voulons-nous ? ».La bataille concernant la Grèce aujourd’hui cristallise l’affrontement de classes européen, qui fait rage tout à la fois au niveau social, politique et idéologique. Face au bloc organisé de la classe dirigeante en Europe, l’urgence est d’établir un front commun en faveur d’une logique alternative, tant au niveau national qu’au niveau européen, sur la base des convergences réelles entre forces sociales, culturelles et politiques de natures et d’origines différentes. Nous reprenons ici des articles parus au cours de la dernière période dans la Newsletter de Transform ! afin d’apporter un éclairage et une analyse sur la situation en Grèce telle qu’elle est en cette fin juin 2012.

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dans une économie capitaliste avancée), un laboratoire des marges des réac‑tions de la société, de la forme et de l’ampleur des évolutions politiques.

L’enjeu est de savoir si ce qui se passe dans ce petit pays de la périphérie européenne doit être considéré comme une version contemporaine de Crime et châtiment (bienveillant) ou vu comme un modèle prêt à être appliqué dans toute l’Europe.

La Grèce vit un des programmes d’ajustement économique les plus agressifs appliqués dans le monde développé, avec un échec absolu. La baisse cumulée du PIB grec entre 2009 et 2011 a été d’environ 12 %. Au cours du premier trimestre de 2012, la récession était de -7,5 %. Les salaires et les pensions ont été dans certains cas réduits de moitié. Le taux de chômage officiel atteint 22 % et les dépenses sociales sont de plus en plus réduites avec l’objectif d’atteindre 30 % du PIB. C’était supposé accroître la compétitivité, restaurer l’intérêt pour les investissements et permettre le retour de l’économie grecque sur les marchés financiers soi-disant en 2013 (selon les prévisions initiales). Au lieu de cela, la dette n’a cessé de croître – toujours insoutenable malgré une restructuration de 53 %, il y a quelques mois –, une récession incontrô‑lable s’est amorcée et la société est au bord de la rupture.

Que vient faire ici cette histoire de « châtiment bienveillant » ? La réponse se trouve clairement à la une du Guardian du 26 mai 2012 : « Lagarde aux Grecs : Il est temps de rembourser, ne vous attendez pas à de la bienveil‑lance ». En d’autres termes : « Ce n’est pas de la faute de l’austérité, c’est de votre faute. Il s’agit d’un problème grec pour lequel nous vous avons suffi‑samment aidés. Il est temps pour vous de payer ». Il faudrait sans doute deux ou trois articles de la longueur de celui-ci pour définir ce que chacun entend par les mots « aide » et « remboursement » mais ici il suffit de relire le para‑graphe précédent pour prendre conscience de l’utilité de l’« aide ».

Qu’en est-il de la situation grecque ? Nous renions-nous nous-mêmes en insistant sur le fait que la Grèce n’est pas un cas particulier à isoler du tissu européen pour sauver ce dernier ? Bien au contraire. Nous pouvons noter quelques faits intéressants : que le premier pays européen à être touché par la crise a été l’Islande, l’un des pays ayant le plus faible niveau de corruption du monde ; que le « miracle irlandais » s’est écroulé quand il a fallu renflouer les dettes énormes de son secteur bancaire ; que des pays ayant des dettes publiques historiquement basses, comme l’Espagne, sont maintenant au bord du gouffre ; que des économies aux secteurs productifs privés comme l’Italie et la France sont menacées de rupture.

La gauche grecque se bat pour démontrer qu’il est urgent pour tout le monde de réaliser qu’il s’agit d’un grave problème européen qui ne peut être résolu que collectivement au niveau européen ; que l’articulation renflouement-aus‑térité est un moyen irrationnel, inefficace, socialement destructeur et dange‑reux pour faire face à la crise européenne ; que ce que nous vivons dans notre

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pays exprime fortement le rejet des politiques d’austérité – ce qui n’est pas seulement crucial pour la Grèce, mais aussi pour le reste de l’Europe.

Après le résultat des élections du 6 mai en Grèce, le renforcement de la gauche en France, la chute du gouvernement aux Pays-Bas et toutes les autres résistances en Europe, ceux d’entre nous qui croient à la possibilité d’une autre Europe doivent être plus confiants que jamais en la justesse de notre choix de ne pas abandonner le terrain de la lutte européenne.

C’est pourquoi nous ne devons pas nous replier sur des débats nationaux isolés, au moment où on constate la justesse des raisons pour lesquelles nous avons agi pour une gauche européenne qui communique, qui partage les ex‑périences, qui essaie de coordonner les luttes, qui influe sur ses différentes parties.

La Grèce est peut-être un point de départ et une chance pour tirer profit de l’interrelation entre nos économies, de la communication entre nos sociétés, du souffle mutuel que nous tirons de nos mouvements, de l’intérêt de nos campagnes électorales pour les peuples d’Europe. Peut‑être, cette fois, les pièces de notre puzzle commencent‑elles à se mettre en place.

Le programme économique de Syriza – Pour un gouvernement de Gauche en Grèce –Pour des salaires décents – Pour une vie décente –Pour une Grèce vraiment européenne

Stavros Panagiotidis, Institut Nicos Poulantzas (NPI)

Newsletter du 5 juin 2012

Dès l’annonce de nouvelles élections le 17 juin en Grèce, Syriza (la coa‑lition de la gauche radicale) s’est trouvé face à un important problème : la nécessité de clarifier les mesures exactes que prendra le parti à l’égard du Mémorandum, au cas où il arriverait en tête. Une lettre envoyée à la direction de l’UE par Alexis Tsípras, responsable de Syriza, affirmant la nécessité de revoir la stratégie de l’Union, a été paraphrasée par les médias et les opposants politiques du parti et a été présentée comme le renoncement de Syriza à son exigence d’annulation du Mémorandum pour passer à une position visant à le renégocier.

Il était pourtant tout à fait clair que la lettre faisait référence à une question plus vaste, la nécessité de changer la logique de l’UE, ce qui inclut, bien sûr, le Mémorandum. Cette manœuvre a eu une certaine efficacité puisqu’elle a réus‑si à créer de la confusion concernant l’orientation de Syriza. Parallèlement, s’est engagé un grand débat sur le programme économique de Syriza et sa faisabilité.

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Annulation du Mémorandum. Pour une Grèce vraiment européenne

Le 1er juin, dans une salle bondée avec des gens de gauche et avec des jour‑nalistes – et en présence de très nombreux représentants de la presse étrangère – Alexis Tsípras a exposé le programme actualisé de Syriza. Il a commencé par dire que la première action qui sera prise par un gouvernement de gauche sera d’annuler le Mémorandum et les lois qui l’accompagnent. Par la suite, comme Syriza ne veut pas que la Grèce sorte de la zone euro et de l’UE, le gouvernement conclura un nouvel accord pour un plan de sauvetage du pays et le remboursement de sa dette, afin de lui garantir le niveau de vie d’un pays européen et de ne pas devenir une colonie de la zone euro. L’idée première est que la dette de la Grèce n’est pas soutenable et ne peut pas être rembour‑sée. L’accord final doit donc inclure l’annulation de sa plus grande partie. Le gouvernement va également demander une « clause de développement », c’est à dire que la Grèce ne rembourse sa dette que si elle atteint un taux de croissance positif, le remboursement devant être proportionnel à la croissance du PIB. Syriza essaiera de parvenir à une solution européenne commune pour le problème de la dette (européenne), sinon la Grèce ne pourra pas simul‑tanément réaliser l’ajustement budgétaire, parvenir à un excédent primaire, rembourser sa dette, financer l’investissement public et sa politique sociale.

Mesures financières : pour des salaires décents, pour une vie décente

Les engagements de Syriza incluent des mesures pour soulager ceux qui souffrent de la crise : annuler la baisse de 22 % du salaire minimum, le rétablir à 750 euros par mois et remettre l’allocation chômage à 461 euros. Suspendre les réductions des dépenses sociales, des pensions et des salaires du secteur public. Porter à deux ans l’allocation chômage. Abroger les récentes réformes du marché du travail qui permettent aux employeurs d’imposer des contrats individuels lorsque les contrats collectifs viennent à échéance. Abolir les nombreuses taxes spéciales imposées aux bas et moyens revenus. Suspendre immédiatement les réductions des dépenses sociales. Réduire la TVA, notam‑ment sur les biens de première nécessité tels que le lait et le pain, de manière à stimuler la consommation. Annuler partiellement ou totalement les dettes des ménages et des entreprises surendettés. Réduire les impôts indirects dans l’industrie alimentaire et le tourisme. Geler la privatisation des organismes publics stratégiques et revenir progressivement, lorsque c’est économique‑ment possible, au contrôle public des entreprises qui ont été privatisées.

Où Syriza trouvera-t-il l’argent ?

Pour expliquer comment financer ces mesures, Alexis Tsípras a cité : la nationalisation de toutes les banques actuellement recapitalisées dans le cadre du plan de sauvetage UE-FMI, la révision radicale des dépenses publiques, le

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renforcement de l’autorité qui contrôle les biens et services acquis par l’État, la constitution de fichiers sur la propriété pour la taxer et éviter l’évasion fis‑cale, la confiscation des biens de ceux qui falsifient la déclaration de leurs actifs, la réorganisation des barèmes fiscaux en fonction de la taxation euro‑péenne moyenne pour faire payer davantage d’impôts à ceux qui ont des reve‑nus plus élevés, l’augmentation des impôts des propriétaires de navires – qui jouissent de 58 exonérations fiscales diverses –, la mise en place de condi‑tions appropriées pour le retour des dépôts dans les banques grecques, le déve‑loppement de la richesse minérale du pays, la signature d’un accord avec la Suisse concernant la taxation des avoirs des citoyens grecs, l’augmentation de l’absorption du CRSN (Cadre de référence stratégique national). Outre ce qui est mentionné ci-dessus, Alexis Tsípras a annoncé une série de changements institutionnels, tels que traiter le fait que les chaînes de télévision privées – qui appartiennent à des armateurs et aux principaux entrepreneurs de travaux publics, qui ont des relations entrelacées avec le Pasok (sociaux-démocrates) et la Nouvelle démocratie (conservateurs) – fonctionnent sans autorisation permanente et sans avoir à payer l’État pour l’utilisation des fréquences.

Alexis Tsípras a conclu en affirmant : « Le peuple grec ne mendie pas. Il demande du travail afin d’avoir une vie décente. Il demande de pouvoir faire face à ses besoins de base. Nous garantissons la sauvegarde des moyens finan‑ciers sans les coupes brutales du Mémorandum ».

La traduction en anglais du discours d’Alexis Tsípras à Athinas Hall, le vendredi 1er juin 2012 est consul‑table à l’adresse :

http://www.transform-network.net/en/home/article/a-road-map-for-the-new-greece.html

Après les élections grecques : « faisons tous une promesse... »

Stavros Panagiotidis, Institut Nicos PoulantzasNewsletter du 22 juin 2012

Le soir des élections grecques du 17 juin marque la carte de l’histoire grecque moderne. Pour la première fois, les partis à gauche de la social‑démo‑cratie ont obtenu un score aussi important (Syriza, la Gauche démocratique et le KKE ont obtenu ensemble 37,5 %) et constituent la principale opposition. Le seul moment où on a pu voir quelque chose de comparable dans toute l’histoire politique grecque s’est produit en 1956, lorsque l’alliance politique de l’EDA (Gauche démocratique unie), avec 25 % des voix, s’est trouvée en deuxième position. C’était seulement sept ans après la guerre civile grecque et la défaite des communistes ; cela a montré que la gauche était toujours vivante dans le pays et constituait une force politique ayant des liens sociaux très forts. Aux élections suivantes, en 1961, le score de l’EDA s’est réduit,

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essentiellement pour deux raisons. Tout d’abord, parce que le Premier mi‑nistre d’alors, Konstantinos Karamanlis, oncle du dernier Premier ministre Costas Caramanlis (2004-2009), a mis en œuvre un large plan d’intimida‑tion à l’égard de la gauche, en particulier en direction des électeurs des zones rurales, et truqué les résultats des élections avec l’aide des agents de l’armée – dont certains ont été les protagonistes du coup d’État intervenu six ans plus tard. La seconde raison, c’est que Georges Papandréou – le père du précédent Premier ministre Andréas Papandréou (1981-1989, 1993-1996) et grand-père de Georges Papandréou (également Premier ministre, 2009-2011) –, avec la collaboration de Konstantinos Karamanlis et de l’ambassade des États-Unis, avait fondé son parti, l’Union du centre, pour absorber et affaiblir la puissance radicale sociale.

Le résultat des élections : la Nouvelle démocratie, un gagnant sans force

À son tour en 2012, Syriza a obtenu 27 % (71 sièges), alors qu’aux précé‑dentes élections, en mai dernier, il avait obtenu 17 % et 4,6 % aux élections de 2009 (13 sièges). Malgré ce score élevé, il n’a pas réussi à atteindre l’objectif de former le premier gouvernement de gauche. La Nouvelle démocratie (ND, conservateurs) a remporté l’élection avec 29,66 %, et 18,85 % en mai, mais avec un résultat toujours inférieur à celui des élections de 2009 (34 %), ce qui peut être considéré comme une défaite électorale. Il est révélateur que, mal‑gré la loi électorale injuste qui accorde un bonus de 50 sièges parlementaires au parti arrivé en tête, quel que soit son pourcentage, la ND n’a pas réussi à atteindre la majorité parlementaire, obtenant seulement 129 sièges sur 300. L’arme principale de la ND a été d’effrayer les citoyens avec la menace qu’un gouvernement de gauche annulerait le Mémorandum, que le pays sortirait de l’euro et que l’économie serait détruite. Telle a été la seule plate‑forme électorale de la Nouvelle démocratie (approuvée par les autres partis et tous les grands médias, assurant la coordination de la propagande politique contre Syriza). Elle est ainsi devenue le premier parti qui a gagné les élections dans toute la période post-dictatoriale, non pas sur la base d’un projet politique et d’une promesse optimiste, mais sur la base de la menace et de la peur. Elle est également devenue le premier parti qui a remporté les élections avec un aussi faible soutien à ses idées. Comme l’a écrit un ancien spécialiste en communi‑cation : « La plupart de ceux qui ont voté pour ND l’ont fait en fronçant le nez de dégoût ! ».

Après les élections de mai et la progression de Syriza, tous les partis ont parlé de la nécessité de revoir le Mémorandum et d’élaborer un plan de lutte avec la troïka, comme la ND et le Premier ministre Antónis Samarás qui, dans sa première déclaration, ne parlait pas du tout de renégociation du Mémorandum. Il est à noter que la ND, à la suite du développement de sa campagne contre Syriza pour l’empêcher d’arriver en tête, a réussi à rallier non seulement des électeurs d’autres partis de droite, mais même des électeurs qui avaient soutenu le Pasok.

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Polarisation des élections : pro-protocole et anti-protocole

Le Pasok (social-démocrate) a perdu près d’un point depuis les élections de mai, passant à 12,28 % (33 sièges) alors qu’il avait 44 % en 2009, du fait des énormes ravages provoqués par sa gouvernance et de la signature du Mémorandum. Il a ainsi perdu la majorité de ses électeurs au profit de Syriza. Peu de temps avant l’élection, le président du Pasok, Evángelos Venizélos, a annoncé que son parti allait lancer un processus de rénovation, supprimant tous les porte-parole du Pasok, à part lui, décision acceptée sans réaction de la part des membres du parti, du fait de la décadence politique du Pasok.

Le vote pour les Grecs indépendants (Antimnimoniako, émergence d’un parti de droite résultant de la scission de la Nouvelle démocratie, avec des positions dures en matière de politique étrangère et d’immigration, et favo‑rable à l’annulation immédiate du Mémorandum) a été siphonné par la ND, mais ses résultats sont restés élevés, passant de 10,5 % à 7,5 % (20 sièges).

La Gauche démocratique (provenant d’une scission de Synaspismós en 2010) a maintenu son score à 6,26 % (17 sièges). Pendant la période électo‑rale, le parti a lancé les mots d’ordre « Restez dans la zone euro à tout prix », « renégociation du Mémorandum » (par opposition à la proposition d’annu‑lation faite par Syriza) et « désengagement progressif d’ici à 2014 » – mais, de toute façon, le Mémorandum est supposé expirer cette année-là ! Enfin, la Gauche démocratique s’est présentée comme une force de gauche responsable (par opposition à l’« irresponsabilité » de Syriza qui a refusé de participer au gouvernement après les élections de mai) qui garantira la formation d’un gouvernement après les élections. Cependant, les enquêtes montrent qu’elle a perdu un quart de ses électeurs de mai au profit de Syriza.

Le Parti communiste s’est effondré. Perdant la moitié des votes du mois de mai, il est passé de 8,5 % à 4,5 % (12 sièges). Comme d’autres petites al‑liances extraparlementaires de gauche, son score s’est évaporé en raison de la dynamique en faveur de Syriza et du projet d’un gouvernement de gauche qui a séduit les traditionnels électeurs de gauche. Le PC a payé les conséquences de sa politique sectaire et de son refus de toute coopération avec d’autres forces de gauche ; ses traits caractéristiques se trouvent condensés dans la formule de son secrétaire : « Nous ne sommes pas de gauche, nous sommes communistes ! » Il a ainsi refusé de coopérer avec Syriza, l’accusant de ne pas être pour une sortie de l’UEM (en contradiction avec ce que prétend la grande majorité de la société grecque) – et d’être un parti qui accepte le système et qui est favorable à une nouvelle social-démocratie ! Il est révélateur que le PC interprète ses résultats électoraux de la façon suivante : « Nous avons dit la vérité et nous l’avons payé ! ».

Nous avons laissé pour la fin le cas du parti néonazi Aube dorée (AD) dont le score est resté au niveau de 7 % (18 sièges). L’influence d’AD est basée sur

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des tendances réelles de la société grecque, qui se sont renforcées même après l’attaque, à la télévision, d’un membre d’AD contre des femmes candidates de la gauche. Ses émules ont profité de la campagne électorale pour perpétrer au cours des jours précédant le scrutin une série d’actions qui témoignent de leur idéologie inhumaine, telles des attaques à l’arme blanche contre des immigrés et la destruction de stands de Syriza.Les caractéristiques du vote pour Syriza

Les caractéristiques des électeurs de Syriza sont extrêmement intéressantes. Selon une enquête, l’alliance arrive en tête dans les préférences des employés du secteur privé (19 %), des fonctionnaires (22 %), des indépendants (18 %), des chômeurs (22 %) et des étudiants (20 %). Elle est la quatrième force chez les agriculteurs (9 %) et se place au troisième rang parmi les femmes au foyer (15 %) et les retraités (11 %). Ces derniers ne changent pas facilement leur comportement électoral, en raison de leur âge, par crainte qu’un gouverne‑ment de la gauche ne conduise le pays à quitter la zone euro et par peur de perdre leur pension – déjà faible –, ayant apparemment accepté l’idée de vivre dans la pauvreté, en se contentant du strict nécessaire. Par ailleurs, Syriza ar‑rive en tête chez les diplômés de l’enseignement supérieur et secondaire, ainsi que dans les groupes d’âge des 18-34 ans (33 %) et 35-54 ans (34 %), mais en deuxième position, avec la moitié du pourcentage de ND (20 %), chez les plus de 55 ans. Syriza est en tête dans la plupart des grandes zones urbaines et dans de nombreuses régions de province, notamment en Crète, où les forces poli‑tiques du centre (Pasok et ses prédécesseurs) recueillaient traditionnellement leurs meilleurs scores depuis les premières décennies du vingtième siècle.

Une des caractéristiques les plus remarquables est la polarisation de classe absolue qui a émergé lors des élections, en particulier en Attique où vivent 5 000 000 personnes. Syriza est arrivé en tête, approchant 40 % (ND y a obtenu 15 %), dans toutes les zones peuplées de personnes ayant de faibles revenus et appartenant aux couches prolétariennes, et en deuxième ou troi‑sième position dans toutes les régions dont les habitants appartiennent à la classe moyenne et aux catégories supérieures.

La conclusion est que les parties les plus dynamiques de la société grecque, dont la vie et les perspectives d’avenir sont fortement influencées par les poli‑tiques du Mémorandum, ont soutenu Syriza. Cela montre le large succès de Syriza et la reconnaissance de ses efforts pour exprimer leurs intérêts, ainsi que l’importante polarisation de classe au sein de la société grecque et le grand potentiel de Syriza.L’après-scrutin

Après les élections, Syriza a clairement annoncé que le parti respecte les ré‑sultats des élections et ne participera pas au processus de formation du gouver‑

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nement, car il existe un gouffre politique entre lui et la Nouvelle démocratie. Un gouvernement d’alliance de Syriza (qui soutient l’annulation immédiate du Mémorandum) avec la ND et le Pasok (dont les dirigeants se sont engagés à remplir les conditions du Mémorandum) n’est pas souhaitable et signifierait le renoncement de Syriza à son programme politique. Syriza a promis d’utili‑ser sa position pour qu’il y ait enfin une véritable opposition dans le pays, plu‑tôt que la situation qui prévalait jusqu’à présent où ND et le Pasok avaient des positions similaires et faisaient semblant d’être en désaccord. L’opposition de Syriza sera importante et radicale (aussi longtemps que ce gouvernement sera en poste). Le parti sera au côté du peuple dans sa lutte contre la politique du Mémorandum poursuivie par le nouveau gouvernement. Il appellera le gou‑vernement à utiliser – même s’il pense que ce dernier ne le fera pas – le score élevé de l’opposition de gauche comme outil de négociation supplémentaire contre la Troïka.

La tâche entreprise par Syriza est importante et difficile. En dehors de la poursuite de la démonstration de la véritable nature du nouveau gouverne‑ment et de la participation à l’organisation de grandes initiatives et protes‑tations politiques, la coalition de gauche doit essentiellement satisfaire trois objectifs.

Tout d’abord, conduire à une meilleure prise de conscience d’un plus grand nombre de ses électeurs. Le vote pour Syriza est de type économique, les faibles revenus ont voté en faveur de Syriza et les revenus les plus élevés en faveur de ND. Mais ce n’est pas un vote de classe, dans le sens de conscience des électeurs concernant la division sociale du travail et leur propre position en son sein, ainsi que sur la nécessité d’organisation collective.

Deuxièmement, il doit établir des liens organisationnels avec ceux qui ont voté pour Syriza, dont une partie importante est fascinée par l’idée de parti‑cipation politique. Syriza a promis un modèle de gouvernance plus démocra‑tique et plus participative, de « rendre le pouvoir au peuple », comme le dit Alexis Tsípras. Cela doit s’appliquer, dans un premier temps, au sein même de Syriza et le chemin qui y mène passe par la transformation de la coalition de gauche en un parti de gauche uni, de masse et moderne, où seront activement impliqués tous ceux qui sont venus aux réunions publiques de Syriza les fois précédentes et qui ont débattu avec les dirigeants du parti et Tsípras du pro‑gramme de l’alliance de gauche. C’est la seule façon pour Syriza de gagner encore en efficacité pour comprendre les problèmes des gens, les processus sociaux en cours, pour avoir une conception plus politique et sociale afin de construire et donc de renforcer encore son programme avec des éléments qui permettront de le détailler davantage, de le rendre plus convaincant et de lui donner plus de force.

La troisième tâche de Syriza, comme les deux précédentes, a été actée dans le discours d’Alexis Tsípras (http://www.left.gr/article.php?id=2812) au soir

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de l’élection, au siège de Syriza à Athènes, devant des centaines de membres et amis de Syriza dont les drapeaux et les chants ont donné le signal du début d’une ère nouvelle : « Faisons tous une promesse. Continuer à engager toute notre force et notre vitalité pour soutenir nos frères dans le besoin. Syriza doit être une force qui soutient les réseaux de solidarité sociale. Pour ne pas laisser de pauvres et de chômeurs privés d’électricité et de soins de santé. Ensemble, avec nos luttes, ouvrons la voie à la démocratisation de la vie politique et surtout faisons la promesse, sans vanité ni arrogance, avec l’humilité caracté‑ristique de ceux qui se battent pour le droit des gens ordinaires, de transformer notre coalition en un grand parti de gauche, démocratique, populaire, qui unira les Grecs dans la grande lutte pour reconquérir la souveraineté de notre pays, l’indépendance et la justice sociale, et pour le retour de la démocratie dans son pays d’origine ainsi que dans toute l’Europe. L’avenir est à nous et durera longtemps. Nous sommes déterminés à gagner. »

Les slogans qui ont suivi, les drapeaux agités avec passion et la fierté qui brillait dans les yeux des membres de Syriza pour la grande lutte que nous menons pour la victoire du peuple ont exprimé notre volonté de prendre cet engagement et de le tenir jusqu’au bout.

La montée de l’extrême droite néonazie en Grèce : un enfant de la crise et des spécificités de la société grecque ; un défi pour la gauche

Michalis Nikolakakis, Institut Nicos Poulantzas

Le 6 mai, 440 000 personnes ont voté pour le parti néonazi, Aube dorée. Elles ont choisi de soutenir un groupe politique qui, outre le fait d’être ouver‑tement nazi, est responsable de centaines d’attaques meurtrières contre des immigrants et des membres d’organisations de gauche et anarchistes ; un groupe dont l’existence même devrait être interdite, non parce que l’interdic‑tion d’une quelconque idéologie politique apportera quelque chose à la démo‑cratie grecque mais parce que beaucoup de ses cadres devraient être poursui‑vis pour atteinte à la loi pénale. Après l’agression d’un membre d’Aube dorée contre deux députées de gauche du KKE et de Syriza, les chaînes de télévision ont décidé de briser le silence et de parler du rôle du parti, qui, pendant tant d’années, a été dénoncé par la gauche.

Le riche débat qui a lieu ces jours-ci en ce qui concerne ce nouveau phéno‑mène dissimule les caractéristiques réelles des électeurs du parti, derrière l’af‑firmation « n’exagérons pas ; ces 440 000 personnes ne sont pas des nazis ». Je vais donc, ici, tenter d’éclairer ce que signifie vraiment le soutien à ce groupe, non comme réaction contre un système de parti en plein effondrement, mais comme choix en soi. Dans ce cadre, je fais les remarques suivantes :

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1. Contrairement à ce qui se passe dans les autres pays d’Europe occiden‑tale, en Grèce les sondages ont pu prévoir le résultat électoral de l’extrême droite parce que ses électeurs n’ont pas eu honte de déclarer qu’ils voteraient pour elle, comme ce fut le cas en France, par exemple.

2. La géographie électorale d’Aube dorée révèle que le parti est présent dans toute la Grèce, mais plus fortement dans les centres urbains au comportement électoral traditionnellement conservateur. Ses scores les plus élevés ont été réalisés dans la région de « droite » du Péloponnèse, et plus particulièrement dans les régions qui ne sont pas confrontées à d’importants problèmes d’im‑migration. Les scores les plus faibles ont été réalisés dans la région « démo‑cratique » de la Crète, alors que les cas de violence raciste au cours des der‑nières années n’y sont pas rares.

3. Alors que les deux partis au pouvoir ont créé des réseaux clientélistes, les forces politiques d’extrême droite se sont incorporées à eux sans rien deman‑der d’important. Toutefois, l’incapacité de ces partis à tenir leurs promesses a politiquement libéré ceux qui étaient porteurs des idées d’extrême droite.

4. Les 400 000 électeurs d’Aube dorée ne sont donc pas des nazis. Mais ils adhèrent à un cadre social et idéologique où l’expression de leur soutien à Aube dorée n’est pas répréhensible. Cela s’explique par le fait que le racisme, comme prise de position politique, est beaucoup plus répandu que le noyau dur des électeurs d’extrême droite. Le fait que, pour une part croissante de la base électorale, l’attitude envers les immigrants ait constitué le critère de base établi par les partis de l’ex-système bipartite et les grands médias n’est pas sans rapport avec le passage de l’agenda politique du chômage, de l’austérité et de la récession à la sécurité et à la peur de la « pollution » provoquée par l’immigration illégale.

5. Mais le racisme n’est pas le seul élément présent dans la base électorale d’Aube dorée. Voter pour ce parti traduit également une évolution idéologique réelle et visible au sein de la société grecque dans le sens de l’antiparlemen‑tarisme. En d’autres termes, une évolution vers une large remise en cause de l’idée selon laquelle les institutions parlementaires bourgeoises constituent une manière adaptée d’articuler l’antagonisme politique et social. Cet antipar‑lementarisme s’exprime aujourd’hui – du moins publiquement – par l’extra‑vagance des rites des dirigeants d’Aube dorée devant les caméras, mais aussi par leurs attaques contre différentes catégories de la société. Demain, nous pourrons voir cet antagonisme transsubstantié dans une proposition politique plus mature qui intègre idéologiquement les parties de la société grecque fa‑vorables à une « modernisation » ou à une « réforme », comme ce fut le cas avec le fascisme dans l’entre deux guerres.

6. Dans ce contexte, la gauche et l’extrême droite constituent des issues et des propositions diamétralement opposées pour comprendre la crise de la représentation politique sur le plan idéologique. Dans ce cadre, la gauche doit

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mettre l’accent sur le danger fasciste afin de le contrer mais, plus important encore, elle se doit de réussir ce que la gauche elle‑même projette de faire. Elle doit confirmer et maintenir ce qui relève de l’héritage démocratique.

7. Le vote pour Aube dorée n’est pas seulement indicatif de la propagation du racisme et de l’antiparlementarisme en Grèce. Il témoigne aussi de la pro‑pagation d’un nouveau type de sexisme défensif. Le vote pour Aube dorée est bien plus élevé chez les jeunes hommes. Le changement politique (metapolí-tefsi) a marqué une rupture extrêmement positive (ce que nous avons toujours tendance à oublier) pour la femme en Grèce, à la fois sur le plan social et économique. La crise économique place le rôle des deux genres sur le devant de la scène. Le changement de valeur effectué avec la metapolítefsi a privé les hommes grecs de leur possibilité d’incarner l’idéal masculin qui consiste à nourrir et diriger la famille. La crise d’aujourd’hui scelle cette évolution puisque, même s’ils le voulaient, le chômage et la baisse des revenus leur interdisent de jouer ce rôle autonome et dominant dans la répartition du pou‑voir au sein de la famille. Ainsi, en écho aux analyses de l’École de Francfort sur la « personnalité autoritaire » qui a soutenu le fascisme, la « castration » économique et sociale de l’homme grec est reconstruite au travers d’orienta‑tions extrêmement violentes et viriles (culturelles jusqu’à une date récente, et politiques au cours de la dernière période). La violence dans les stades, l’émergence du bodybuilding comme idéal esthétique et les codes esthétiques de la vie nocturne pendant des années ont montré l’émergence de ce nouveau sexisme défensif. Aube dorée est la véritable expression politique de ce nou‑veau sexisme, en tant que demande de rétablissement d’un ordre social où la femme reste à la cuisine et l’homophobie paranoïaque (qui découvre des perversions sexuelles partout, pour masquer toute « carence ») en position d’autorité. Une tendance analogue est clairement apparue avec l’attaque néo‑nazie contre les deux candidates de la gauche aux élections législatives (ce qui semble montrer qu’il se sent humilié et réagit au fait d’être combattu par des femmes), et avec des commentaires soutenant son geste, exprimés en privé, ces derniers jours en Grèce.

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Les partis membres du Parti de la gauche européenne ont connu des tra‑jectoires électorales diverses ces dernières années. Dans le contexte

de la crise profonde du capitalisme et de l’échec de la social‑démocratie au pouvoir, ces partis ont enregistré des succès prometteurs, quoiqu’éphémères. Depuis une dizaine d’années, certains partis de la gauche radicale ont passé le cap de 10 % des voix lors de scrutins nationaux ou européens. C’est le cas notamment de die Linke (Allemagne), d’Izquierda Unida (Espagne), du Bloco de Esquerda (Portugal) et du Socialistische Partij (Pays-Bas). Après une avancée électorale prometteuse dans les années 2005-2010, ces partis sont aujourd’hui au creux de la vague, même s’ils conservent des scores supérieurs à 5 % des voix, ce qui en fait des forces non négligeables dans le jeu politique national. Plus récemment, deux partis ont remporté des succès électoraux remarquables : le Front de gauche (France), lors de l’élection présidentielle de 2012 (11,1 %), et Syriza (Grèce), passé de 4,9 % en 2009 à 26,9 % en juin 2012.

De manière générale, les résultats électoraux apparaissent mitigés et fluc‑tuants d’une situation nationale à une autre. Les cycles d’essor et de repli électoraux de ces partis se déroulent de manière asynchrone. Le cas de Syriza est différent de l’ensemble des autres partis de la gauche radicale. Ce parti fut très près de remporter l’élection législative en juin 2012. Il est nécessaire de comprendre les raisons de cette percée historique. Il est également important d’analyser les résultats mitigés du Front de gauche : bon, lors de l’élection

Le Front de gauche au miroir de Syriza

Philippe MarlièreEnseignant-chercheur en sciences politiques à l’University College de Londres, spécialiste des idées et mouvements de gauche en France et en Europe

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présidentielle, le score du Front de gauche fut plutôt décevant à l’occasion des élections législatives.

Des cycles d’essor et de repli électoral asynchrones

Les partis de la gauche européenne sont confrontés à des enjeux politiques largement similaires. Tous se trouvent dans l’opposition à la droite néolibé‑rale-conservatrice au pouvoir dans la plupart des pays membres de l’Union européenne (UE). Ces formations affichent une distance critique vis-à-vis des partis sociaux-démocrates, qu’ils soient au gouvernement ou non. Une telle opposition n’exclut d’ailleurs pas des accords électoraux de désistement, voire des accords de gouvernement au niveau local ou régional. Depuis la participation désastreuse de Rifondazione communista (Italie) au gouver‑nement Prodi (2006-2008), plus aucun de ces partis n’a gouverné avec des forces sociales‑démocrates. La social‑démocratie qui avait mis en œuvre des réformes néolibérales et austéritaires quand elle était au pouvoir (Grande-Bretagne, Espagne, Portugal, Allemagne) a été sévèrement battue. L’élection de François Hollande et la victoire de la gauche aux élections législatives en France marquent une première inflexion à gauche dans un paysage européen qui reste largement dominé par la droite.

On notera que les échecs de la social-démocratie au pouvoir ont peu profité à la gauche radicale en général. Ce que l’on appelle de manière impropre le « vote utile » a largement contribué au succès de Hollande aux 1er et 2e tours de l’élection présidentielle. Une fraction d’électeurs attirée par le pro‑gramme du Front de gauche – « plus à gauche », « plus social » que celui du candidat socialiste – a néanmoins choisi de voter pour un candidat en qui ils n’avaient que modérément confiance. Pourtant, Hollande ne défendait pas le programme dont ces électeurs se sentaient les plus proches. Il a cependant net‑tement dominé le candidat du Front de gauche au 1er tour, dont la campagne avait mobilisé et politisé des foules importantes.

Remarquons de manière générale que les percées électorales (et les replis) de la gauche radicale sont asynchrones. Il n’existe pas à proprement parler de convergences transnationales du vote pour les partis de la gauche radicale. Quand un parti perce dans un pays européen, ce succès est souvent isolé et ne s’accompagne pas automatiquement de victoires similaires dans d’autres pays au même moment. Rifondazione communista a connu un essor significatif en 2006, dans le contexte d’une victoire de la gauche italienne et du rejet du gouvernement Berlusconi. Deux ans après son entrée dans le gouvernement Prodi, le parti implosait et perdait tous ses députés à la chambre. Die Linke, Izquierda Unida et Bloco de Esquerda ont enregistré des succès plus tardifs, davantage liés au discrédit de la gauche sociale‑démocrate au pouvoir qui, dans ces trois pays, avait mené des politiques néolibérales très impopulaires.

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Après des résultats encourageants, ces partis ont perdu des voix et une partie de l’influence acquise. Entretemps, les partis sociaux-démocrates ont recou‑vert une partie du terrain perdu (notamment en Allemagne).

Quelle conclusion peut-on tirer de ce mouvement de balancier électoral ? D’une part, on peut estimer que l’affaissement électoral de la social‑démo‑cratie n’a, jusqu’à présent, jamais atteint un point de non‑retour (à l’exception peut-être aujourd’hui du PASOK, mais la tendance devra être confirmée lors d’élections futures). D’autre part, les mouvements de balancier électoraux ne sont que rarement synchroniques. Quand ils le sont (dans les cas français et grec), ils sont provoqués par des événements endogènes dans chaque pays. On remarque en effet que les évolutions électorales de la gauche radicale sont avant tout liées aux rapports de force et au « climat » politique au sein de chaque pays concerné. En 2005, le traité constitutionnel européen n’avait été véritablement combattu qu’en France et aux Pays-Bas (le SP néerlandais était activement impliqué dans la campagne du « Non »), alors que les autres partis de la gauche radicale affichaient une certaine indifférence à son égard. Certains pays sont davantage réceptifs que d’autres aux thèses de la gauche radicale pour des raisons endogènes (système électoral, compétition ou non à gauche, social‑démocratie au pouvoir ou non, mouvements sociaux forts ou pas, culture politique nationale, etc.).

Leçons des votes grecs

Sur le plan politique, La France et la Grèce constituent indiscutablement la tête de pont de la résistance européenne aux politiques néolibérales et austé‑ritaires. Ce sont des pays qui ont des traditions de radicalité. Tous deux ont connu des mouvements sociaux importants et quasi continus depuis plus de 15 ans. Le terrain était donc propice à une telle évolution ; encore fallait-il que des circonstances exceptionnelles viennent permettre à Syriza de dépasser un PASOK discrédité et de rivaliser avec la Nouvelle démocratie (ND), elle aussi largement rejetée par l’électorat.

Ceci dit, les deux situations ne sont pourtant pas identiques. En Grèce, Syriza est devenu le premier parti de gauche après l’effondrement du PASOK, un parti aux politiques néolibérales qui a accepté sans combattre le diktat de la troïka et a, par là même, trahi les intérêts du peuple. La percée fulgurante de Syriza s’explique par trois facteurs corrélés :

a) Dans un contexte de crise économique et sociale sans aucune mesure depuis plusieurs décennies en Europe, les Grecs ont sanctionné le PASOK, parti lié au mémorandum qui, depuis trois ans, plonge la Grèce dans une crise sociale et économique sans précédent. La chute du PASOK est un événement aussi important que le serait l’effondrement du PS en France dépassé par le Front de gauche ;

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b) Le succès de Syriza intervient après quatre années de récession et de plans d’austérité imposés par le FMI, l’UE et la BCE. C’est un pays quasi‑ment au bord de la cessation de paiement. Il s’agit donc d’une situation en tout point exceptionnelle qui est incomparable avec la France ;

c) La campagne de Syriza a été exemplaire : d’une part, la démarche de la gauche radicale grecque a été unitaire de bout en bout ; d’autre part, Syriza a su proposer des débouchés radicaux, clairs et réalistes au peuple grec.

La décision de Syriza de concentrer ses attaques sur le mémorandum, en promettant notamment son abrogation, puis la renégociation de la dette pu‑blique grecque dans le cadre européen, s’est avérée décisive. Loin de dissua‑der les électeurs de voter pour lui, cet engagement a favorisé le ralliement des couches salariées modérées, touchées par la thérapie de choc néolibérale et qui se sentaient trahies par le PASOK. Syriza a pris la décision d’abroger le mémorandum – quelles qu’en soient les conséquences – dans les semaines précédant le vote du 6 mai. Cet engagement a suscité une dynamique poli‑tique qui s’est traduite par des gains électoraux importants. Syriza est apparu comme le seul parti à gauche qui s’opposait de manière claire et pratique aux mesures austéritaires du PASOK-ND. Il a également porté la vague de mécon‑tentement populaire en Grèce, en s’investissant dans les mouvements sociaux qui s’opposent aux plans d’austérité. Inversement, le KKE (Parti communiste orthodoxe) a dénoncé ces mouvements sociaux, estimant qu’ils étaient mani‑pulés par des « éléments petit-bourgeois ». Le KKE a également refusé de ren‑contrer Syriza lorsque ce dernier avait été chargé de former un gouvernement après le vote du 6 mai. Syriza préconisait un « gouvernement de gauche anti-austérité maintenant », pendant que le KKE se repliait sur une ligne sectaire qui l’éloignait des luttes et des préoccupations des Grecs. Logiquement, le KKE a payé le prix de son sectarisme qui n’offrait aucun débouché politique. De mai à juin 2012, il est passé de 8,5 % à 4,49 % des voix. Démarche unitaire à gauche et volonté de résoudre concrètement la crise ont été la clé du succès de Syriza en Grèce.

Front de gauche : considérations stratégiques

Le score de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle est exception‑nel à plusieurs égards. La campagne de Mélenchon fut dynamique, joyeuse et politisée. Des foules impressionnantes sont venues assister à ses réunions publiques. Les mesures phares du programme du Front de gauche ont été ex‑posées au public, bien au-delà des cercles traditionnels de la gauche radicale. Jean-Luc Mélenchon a débattu et triomphé de Marine Le Pen, et démontré à tous que le programme du Front national était toujours d’une facture d’ex‑trême droite classique. Il s’est fait un porte‑parole talentueux et convaincant du meilleur programme que la gauche ait présenté à une élection présiden‑

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tielle sous la Ve République. Et pourtant, le score du candidat de Front de gauche fut en deçà des attentes suscitées par des sondages qui l’avaient placé à 15 % des intentions de vote. Verre à moitié rempli ou verre à moitié vide ? On peut regarder le résultat de deux façons. Il s’agit en fait d’un excellent résultat qui a positionné le Front de gauche comme second parti de gauche en France. Hélas, ce capital politique a été dans une certaine mesure dilapidé lors des élections législatives qui ont suivi. Essayons de comprendre ce qui s’est passé et de tirer les conclusions de cette double séquence électorale.

Sur le plan strictement électoral, on peut considérer que les élections lé‑gislatives ont constitué une avancée pour le Front de gauche : en 2007, les candidats du PCF avaient recueilli 4,5 % des voix au premier tour et 19 élus communistes ou apparentés avaient été élus ; contre 6,9 % en 2012 et 10 dépu‑tés élus (soit près de 700 000 voix de plus qu’en 2007). La raison de ce recul paradoxal est la forte poussée en voix du PS qui lui a permis, avec ses alliés du MDC et des radicaux de gauche, de remporter la majorité absolue à l’Assem‑blée nationale. Notons que seuls 44 % des électeurs de Jean-Luc Mélenchon ont voté pour des candidats du Front de gauche, et 38 % d’entre eux se sont reportés sur le PS (inversement, 5 % des électeurs de François Hollande ont voté pour des candidats de Front de gauche).

Le vote Hollande-PS possède deux caractéristiques majeures : d’une part, il s’agit d’un vote de rejet ou d’élimination (du sarkozysme) et non d’adhésion (à la social‑démocratie modérée hollandaise). D’autre part, c’est un vote de défense de l’État social (services publics, revalorisation des salaires, emplois). François Hollande et le PS ont pu compter sur le soutien important de l’élec‑torat populaire (ouvriers et employés). Le score du Front de gauche dans les catégories populaires est honorable, mais il est largement distancé par le PS. Pourtant, le Front de gauche avait un programme plus à même de protéger les catégories populaires que le PS. Une majorité d’entre eux a néanmoins estimé que le vote Hollande-PS était le moyen le plus efficace pour se débarrasser de Sarkozy et de la droite, même si cela impliquait de choisir la version la plus édulcorée du programme à gauche. En d’autres termes, les classes populaires ont estimé qu’il valait mieux voter pour le parti qui possédait le plus de chance de battre le sarkozysme dans les urnes. Une chose est de déplorer le social-li‑béralisme du PS, une autre est de se donner les moyens, par le biais du vote, de battre le sarkozysme, un danger plus grand et plus direct. L’aspiration unitaire au sein de l’électorat de gauche était également très forte. Tout ce qui tendait à diviser la gauche (y compris les attaques personnelles contre le candidat socialiste) était mal perçu car la cible de toutes les attaques, pour les électeurs de gauche, devait être le sarkozysme.

Jean-Luc Mélenchon et le Front de gauche ont probablement sous-estimé cette aspiration unitaire et le désir de battre la droite qui dépassait en impor‑tance toute autre chose. Porter le fer contre Marine Le Pen a certainement été

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utile étant donné le rapprochement entre l’UMP et le FN. Il n’en demeure pas moins que les électeurs avaient avant tout à cœur de battre le sarkozysme, et son « néo-conservatisme à la française ». La campagne de Mélenchon à Hénin-Beaumont fut remarquable en ce qu’elle a mis en scène une gauche de gauche militante et populaire dans un bastion socialiste, gangrené par la corruption et l’emprise croissante du FN. Mais cet enfermement dans une cir‑conscription où le PS et le FN sont bien implantés était une entreprise risquée et décalée par rapport aux aspirations des électeurs. En dépit d’une belle cam‑pagne, Mélenchon n’a pas pu rattraper le candidat socialiste dans une région où le vote socialiste est atavique depuis des décennies.

La (re)politisation des masses populaires est un processus nécessaire et vi‑tal. Il faut faire prendre conscience aux classes populaires que leur intérêt de classe passe par un abandon du vote socialiste et le rejet du FN. Ceci dit, on ne peut espérer atteindre cet objectif en l’espace d’une campagne électorale. Il s’agit d’une œuvre de longue haleine, qui doit impliquer sur le terrain les élus et les militants. Mélenchon a développé un discours antifasciste reposant sur une critique de classe du FN. Cette démarche est fondamentale, même s’il faut reconnaître qu’elle a davantage mobilisé la fraction politisée de l’électorat.

Il était important de davantage concentrer les attaques sur l’UMP sarkozyste et, dans un deuxième temps seulement, sur le FN. La critique du programme du PS aurait pu prendre toute sa force et être plus crédible auprès d’un électo‑rat de gauche modéré, une fois le combat anti-sarkozyste pleinement accom‑pli. De la même manière, il aurait été souhaitable de mieux prendre en compte les effets du système bonapartiste de la Ve République. Celui-ci personnalise à l’extrême les débats et réduit les oppositions à un choc PS-UMP, auquel le Front de gauche ne pouvait participer étant donné le rapport de force actuel à gauche. Il aurait fallu davantage se battre pour obtenir que le PS/EELV ne présente pas de candidats face à des élus Front de gauche, ce qui était la condi‑tion sine qua non pour conserver, voire accroître le groupe parlementaire élu en 2007. En l’absence d’accords, les candidats du Front de gauche ont été balayés par la vague rose, y compris dans les zones où il était traditionnelle‑ment bien implanté (en région parisienne notamment). La finalité politique du Front de gauche n’est peut‑être pas d’avoir un maximum de sièges. Ceci dit, sauf à envisager une prise du pouvoir par la force ou croire au mythe du « recours à gauche », la force et l’influence politique d’un mouvement poli‑tique se mesurent bien au nombre de ses élus.

On le voit, la gauche de transformation sociale en Europe se trouve à des stades de développement inégaux. Ces situations diverses s’expliquent par des contextes nationaux hétérogènes. Syriza en Grèce est aujourd’hui le pre‑mier parti de gauche, mais ce succès récent a été acquis dans des circons‑tances exceptionnelles. Dans d’autres pays, la gauche radicale est faible ou n’est qu’épisodiquement forte. Le cas français est à part. Les Français sont le

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peuple européen qui a le plus résisté à l’offensive néolibérale. Dernièrement, l’opposition de masse à la réforme des retraites et la défaite électorale infligée à Sarkozy en sont la preuve. Le Front de gauche ne deviendra durablement une force majeure à gauche que s’il s’arme d’une stratégie adéquate. En ce sens, l’unité des gauches contre la droite et l’extrême droite est prioritaire, car tout ce qui divise à gauche est rejeté par l’électorat de gauche. Toute suren‑chère rhétorique « gauchiste » ou enfermement sectaire est durement sanc‑tionné par les électeurs de gauche comme l’a montré le cas du NPA. L’esprit unitaire n’exclut ni la défense d’un programme et d’une stratégie propres au Front de gauche, ni les échanges critiques avec le PS, bien au contraire. Ensuite au peuple de choisir la voie de gauche qui lui paraît la plus crédible. Si ces conditions sont remplies, le Front de gauche n’est pas condamné à rem‑plir éternellement le rôle d’aiguillon vis-à-vis du PS, mais pourrait devenir le centre de gravité de la gauche.

Que faire maintenant ? La structure fédérale du Front de gauche devrait être renforcée et officialisée afin de permettre aux milliers de personnes – notam‑ment des jeunes – qui ne souhaitent adhérer à aucune des formations de ce car‑tel, de continuer à y militer et à y lutter. Par ailleurs, le Front de gauche devrait se concentrer sur un nombre limité de questions à fort contenu « social » : contre le pacte austéritaire en Europe, pour une politique de l’emploi et des services publics, pour une véritable revalorisation du Smic, pour une réforme fiscale ambitieuse, pour un pôle public financier, etc. Un travail pédagogique doit être également accompli pour convaincre de l’importance d’une rupture avec les institutions bonapartistes de la Ve République. L’idée de planifica‑tion écologique doit également être approfondie. Ces mesures permettraient au Front de gauche de se distinguer de la présidence Hollande qui, déjà, est en train de décevoir sur ces dossiers majeurs.

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Donner son avis sur le succès et les perspectives du Parti des pirates alle‑mand, c’est avancer sur un terrain mouvant. Il s’agit en effet d’un phé‑

nomène nouveau dans le paysage politique car non seulement il se distingue des autres partis mais il permet des projections politiques multiples. Bref, ce sont des forbans : difficiles à saisir, un phénomène fluide. Il n’est pas exclu qu’ils entrent dans le nouveau parlement fédéral tout comme il n’est pas exclu que leur succès électoral reste sans lendemain et qu’ils n’entrent dans aucun autre parlement régional 1.

Le Parti allemand des pirates a été créé le 10 septembre 2006 à Berlin. Son modèle était le Piratpartiet fondé en janvier 2006 en Suède. Les Pirates se présentent comme « partie d’un mouvement international dont le but est la mise en œuvre d’une mutation vers la société informationnelle sous l’appella‑tion de révolution numérique » 2.

En juin 2008, ils participent pour la première fois à une élection à un parle‑ment régional. Aux élections législatives de 2009, ils obtiennent 2 % des suf‑frages exprimés, dont 9 % chez les 18-24 ans (5 % chez les femmes et 12 % chez les hommes), et 6 % chez les hommes de 25-34 ans. Lors d’élections régionales en 2010-2011, ils restent nettement en dessous de la barre des 5 %, dépassant rarement 2 %. En revanche, à Berlin, à peine 5 ans après la création du parti, les Pirates atteignent 8,9 % et entrent pour la première fois dans une instance parlementaire.

Des Pirates à BerlinLe succès du Parti pirateaux élections du parlement berlinois

Horst KahrsChercheur associé à la Fondation Rosa Luxemburg, Berlin

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D’où viennent les électrices et électeurs du Parti des pirates ? On peut dis‑tinguer trois groupes : les électeurs‑trices qui votaient auparavant pour des partis « marginaux », des électeurs-trices de l’arc centre-gaucher-réformateurs (SPD, Verts, die Linke) qui constituent le groupe le plus important, et un petit nombre d’électeurs-trices libéraux-conservateurs. 2 sur 5 des voix obtenues par les Pirates provenaient d’électeurs-trices de partis représentés au parlement ; 3 sur 5 de partis non représentés. Chez les hommes de moins de 35 ans, leur score est de 21 %, chez les femmes du même âge 12 %. Chez les 35-45 ans les résultats sont au‑dessus de la moyenne. Il en est de même chez les personnes de niveau d’études supérieur (10 %), les professions libérales (14 %) et les chômeurs (13 %).

Les Pirates ne sont pas un parti avec un programme au sens classique du terme, leur dynamique politique ne tient pas à leurs revendications. Ils sont nés de communautés culturelles issues d’Internet. Ils tentent d’attirer l’atten‑tion des politiques sur certains terrains de lutte en utilisant la culture de la génération numérique et souhaitent en même temps réformer le rapport poli‑tique/citoyen. Globalement, les Pirates représentent des cultures qui pendant longtemps étaient exclues ou moquées. Ils rassemblent des personnes d’ho‑rizons politiques différents. Ce qui les unit, c’est la mutation du monde du travail et l’utilisation quotidienne d’Internet. Une véritable utilisation inten‑sive implique des principes d’organisation : la transparence, la participation et l’égalité. Le Parti des Pirates a réussi à Berlin à gagner les voix de citoyens d’autres origines, qui sont loin d’appartenir à la génération numérique ou d’être des accros à Internet.

La campagne électorale des Pirates visait, en premier lieu, le mode de fonctionnement du système politique et la façon de faire de la politique. Les Pirates mettent à l’ordre du jour les pratiques démocratiques elles‑mêmes. « Ils parlent avec les électeurs comme le font, dans la vie courante, les gens ordinaires. Ainsi ils se distinguent de la mise en scène habituelle de la poli‑tique »3. La politique est une affaire difficile, qui doit passer par la médiation d’agences et de professionnels de la communication ? « C’est le contraire. Le succès des Pirates repose moins sur Internet que sur l’usage qu’on peut en faire : établir des relations directes » (Lobo). Les Pirates ne craignent pas le dilettantisme ; « Je n’en ai aucune idée mais je vais me mettre au cou‑rant […] Dans une conversation courante, cette phrase est la plus honnête et la plus constructive que l’on puisse prononcer. D’un point de vue politique, elle est difficilement concevable en dehors du Parti des pirates ». Avouer son ignorance est plus sympathique et témoigne de plus de compétence qu’une ignorance démasquée. La « protestation » des électeurs des Pirates se tourne « contre l’artifice rituel d’une politique dont la communication aux yeux de nombreux citoyens s’est réduite aux «talk shows», à des phrases pour la télé‑vision ou pour les communiqués de presse qui sonnent aussi creux que le manuscrit de Voynich » 4.

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Les Pirates ont trois domaines sociopolitiques de prédilection, qu’ils la‑bourent de façon offensive : l’utopie d’un accès libre au savoir, l’efficacité des droits des citoyens et la mise en œuvre de pratiques démocratiques.

Pour les Pirates la « démocratisation de la démocratie » signifie avant tout que le problème tient moins au système démocratique qu’à sa conception actuelle. Leur projet principal est de « développer de nouvelles formes de participation politique en réponse à une crise larvée de la démocratie repré‑sentative » 5. Tout en revendiquant plus de démocratie directe et des formes de participation non conventionnelles, ils mettent les apports de la technologie tels que open data et open governance au cœur des processus de participa‑tion. Cependant, le plus important, à leurs yeux, reste leurs propres travaux sur le projet de liquid democracy et liquid feedback. Il s’agit d’un logiciel interactif expérimental qui va permettre de rassembler des revendications et des propositions facilitant un processus participatif ouvert et hors des partis. L’idée fondamentale est la mise en place du principe de délégation du droit de vote et de l’idée de « suffrage pondéré ».Chacune et chacun devra décider par soi‑même et à chaque fois du degré de ses connaissances sur la question et du degré de sa participation.

Les Pirates remettent ainsi en question deux principes du système politique actuel : le modèle selon lequel les partis représentent les intérêts communs de couches entières de la population et le modèle « d’une organisation identitaire qui doit intégrer dans un programme unitaire la diversité des terrains d’action politiques en gommant le plus possible les contradictions […] « Les membres du Parti des Pirates sont persuadés que la diversité d’opinions et l’échange de points de vue différents par Internet est le meilleur moyen d’élaboration des stratégies politiques. » 6 Il existe des indices permettant effectivement de dire les Pirates ont attiré des électeurs mécontents, non parce qu’ils étaient un parti nouveau mais parce qu’ils étaient un parti différent.

La seconde préoccupation importante pour les Pirates est de maintenir l’in‑tégrité de l’information et de pouvoir se déterminer en toute liberté face à la surveillance de l’État et à la répression dans une société de communication numérique. Ils s’appuient sur la proclamation du droit fondamental au libre choix de l’information, droit accordé par la Cour constitutionnelle fédérale dans les années 1980. Le débat sur la censure sur Internet, le combat contre la conser‑vation des données, le fait de devoir justifier le paiement de la taxe électronique, entre autres, ont remis cette position traditionnelle au centre d’un débat brûlant. Derrière la demande de « maintien des droits bourgeois à la liberté » se cachent différentes positions. Actuellement les défenseurs de la post-privacy sont une minorité dans le parti. La question de savoir si et comment sera mené ce débat est plus décisive pour l’évolution future du Parti des pirates que son issue.

Aux yeux des Pirates, open source, open access, free culture, accès libre au savoir, sont les concepts indispensables à une nouvelle régulation d’Internet.

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Au centre se trouvent les conditions d’appropriation, les questions de droits d’auteur et de parrainage. Sur ce sujet, la position des Pirates n’est pas homo‑gène non plus. Il y a ceux qui, avant tout, mettent l’accent sur « la liberté des conditions de production » mais qui restent attachés à l’idée de base du copy-right et de la compensation financière. L’autre position se réfère au principe de « la libre connaissance », héritage commun de l’humanité, et rejette la notion de « propriété intellectuelle », le copyright et les brevets de logiciels privés. Les produits d’un travail de création sont considérés comme des « creative commons ».

En même temps arrive sur le devant de la scène le combat le plus captivant auquel participent les pirates : celui du « Kommunismus 3.0 ». Depuis les années 1980, avec l’arrivée d’Internet, on se bat pour occuper le terrain de la connaissance.

Effectivement, l’appropriation de la connaissance et de la culture par de grands trusts comme Microsoft, Google, Apple est au cœur de l’évolution des conditions de communication dans la société. « Dans le domaine de la connaissance, qu’est‑ce qui s’imposera : l’utilisation privée et commerciale du savoir ou l’idée d’une libre mise à disposition pour tous ? » (Paetau). Le Parti des Pirates est né et s’est développé autour de ce combat de fond, s’orientant nettement vers l’idée de communauté.

De cette idée de communauté, il ressort deux principes fondamentaux de la « vie » des Pirates : l’idée de la culture Internet libre, de la libre mise à disposi‑tion pour tel ou tel groupe, et l’idée de biens communs, ces biens qui devraient être communs à tout le monde. Dans le domaine de la culture, de la connais‑sance, de la génétique et de la biologie (semences), ou des infrastructures pu‑bliques (eau, énergie), les Pirates ont déjà montré leur capacité à s’organiser et à trouver leur place dans des débats et des actions politiques. Au cours de la campagne électorale à Berlin, d’autres « biens communs » ont alors joué ce rôle de pont culturel sur les sujets de fond des autres partis : les revenus, le logement, les transports. En proposant un revenu minimum et des tickets de transport gratuits en ville, les Pirates présentent des revendications politiques qui exigent de la part des autorités la mise à disposition et la protection des biens communs élémentaires. De tels « biens communs » correspondent à la socialisation, à la façon de vivre, au mode de travail d’un certain nombre de ceux qui sont nés dans les années 70 et 80 du siècle dernier : une grande flexi‑bilité dans le travail, la durée du travail, le logement qui exige certaines « basics », certaines prestations de base. L’exigence de tels « biens communs » provient donc de « la dialectique de la précarité ». Autrement dit : la précarité dans le travail, dans la façon de vivre est devenue une situation normale ; l’ancien monde dans lequel l’État social garantissait les droits des travailleurs, l’acquisition de biens par le travail est devenue un monde très lointain, inaccessible. Le manque de sécurité, la flexibilité amènent une grande autonomie et une liberté de choix, mais aussi

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la contrainte de trouver sans cesse un équilibre face aux problèmes de surcharge de travail, d’irrégularité dans les revenus et l’obligation d’être disponible à tout moment. Si l’on veut maîtriser les changements à venir dans le domaine du travail et de sa vie personnelle sans augmenter de façon dramatique les dépenses induites par ces changements (prestations sociales, de santé), il faut pouvoir recourir à cer‑tains biens communs. Un revenu minimum convient mieux à des identités hétéro‑gènes à moitié sûres de soi que la mise en place à long terme de garanties données par l’État social. On ne demande pas plus à l’État et à la société que ces « biens communs ». Pour le reste, chacun se débrouille. Chez les Pirates, l’image libérale-libertaire de l’individu et de la société tient à la fois du libéralisme et du socialisme, la future communication numérique pouvant facilement toucher à des domaines sociaux différents. Les Pirates représentent alors une force sociale-libérale dans le sens positif du terme.

La question de l’avenir du parti est prématurée. L’évolution ultérieure des Pirates est liée à un processus contradictoire : ils sont issus du monde de l’Internet et se heurtent aux frontières des institutions politiques. Tous les partis seront contraints de les prendre en compte. Ils représentent une com‑munauté culturelle dont on ne peut mesurer l’ampleur ; on ne pourra donc pas leur opposer une stratégie d’exclusion rigide ; au contraire, il faudra réa‑gir positivement aux thèmes qu’ils abordent : politique du net, participation, communication numérique, État social.

Comment les Pirates affirmeront-ils leur position sur l’échiquier politique ? La réponse décidera sans doute de leur avenir. « Le partage » et « les biens communs » ne sont certainement pas la monnaie politique la plus sûre qui satisfait, à elle seule, les électeurs. De plus, l’une des faiblesses des Pirates tient à ce qu’ils présupposent l’existence des biens communs sans les lier pour le moment à leur production.

En attendant, l’évolution à venir du Parti des Pirates se joue sur la ques‑tion de savoir si et comment leurs champs de conflits et leurs thèmes peuvent s’imposer comme des conflits qui leur sont propres. La politique du net sous la forme des droits civils, la démocratie sont des lignes de fracture sociale que la science politique situe entre des systèmes de valeurs libertaires et auto‑ritaires. À vrai dire ces pôles sont occupés par les partis en Allemagne. Par conséquent, les Pirates ne pouvaient réussir que « parce que les partis tradi‑tionnels ont manqué l’occasion de se saisir de la révolution numérique ou ont laissé entendre que ce monde culturel naissant leur était tout à fait étranger et indifférent »7. Cela a conduit à l’exclusion des membres de cette « commu‑nauté hors-territoire » pour qui le net a été un facteur déterminant dans leur choix politique. Les Pirates ont comblé ce vide, ils ont trouvé une légitimité politique. Ils pourront, encore pendant un certain temps, combler ce vide car les partis traditionnels ne pourront pas combler leurs manques en décidant brusquement de changer de cap.

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Notes

1) NDLR : L’histoire a tranché. Depuis que cet article a été rédigé, les Pirates ont fait leur entrée dans d’autres parlements régionaux.

2) Oskar Niedermayer, Erfolgsbedingungen neuer Parteien im Parteiensystem am Beispiel der Piratenpartei Deutschland; in: Zeitschrift für Parlamentsfragen, Heft 4/2010, S. 842.

3) Sascha Lobo, Wo der Piratenschatz liegt; www.spiegel.de/netzwelt/netzpolitik/0,1518,787354,00.html, 21.09.2011

4) Ibid.5) Felix Stadler: Demokratie jenseits der Repräsentation; in: ak – analyse und kritik – Nr. 565,

21.10.2011, S. 3.6) Ibid.7) Niedermayer, a.a.O., S. 851.

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Juste après la révolution, les Égyptiens étaient euphoriques. L’avenir pro‑mettait la démocratie à un pays qui avait vécu soixante ans d’oppres‑

sion sous la férule militaire. Le peuple avait réussi à renverser le régime – du moins c’est ce qu’il croyait.

Après tout, Moubarak était parti et le CSFA (Conseil suprême des forces armées) avait promis de laisser le pouvoir à un gouvernement civil dans les six mois.

Avec un enthousiasme retrouvé, les Égyptiens ont commencé à fonder de nouveaux partis. Pourtant ils avaient dû attendre longtemps pour qu’une nou‑velle loi sur la création de partis soit votée. Quand elle a enfin été promulguée, elle présentait beaucoup d’obstacles qui rendaient la mise en place d’un parti extrêmement difficile à moins de bénéficier de fonds financiers importants.Après leur expérience de révolution réussie, les gens se sont sentis capables d’avoir des exigences et ont exercé leurs droits à manifester. Ils sont descen‑dus dans la rue pour des motifs divers – de meilleures conditions de travail, de meilleurs salaires, un changement politique –, toutes revendications qui s’imposaient.

Cependant ces actions furent loin de plaire au gouvernement par intérim. Bientôt les manifestations, les grèves et les mouvements de protestation furent interdits par une nouvelle loi mise en place par le CSFA. Les gens conti‑nuèrent à manifester. Ils réclamaient des poursuites judiciaires à l’encontre des représentants de l’ancien régime. Ils exigeaient une nouvelle constitution.

Quel type de démocratie ?La nouvelle Égypte retombe dans ses travers

Gabriele Habashi

Journaliste au Caire

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Ils attendaient un changement immédiat de gouvernement et voulaient que les ministres corrompus s’en aillent et que le Premier ministre soit destitué. Mais le CSFA semblait ne mettre en œuvre les nouvelles réformes politiques promises que sous la pression du public.

Pendant ce temps, les manifestants étaient calomniés dans les médias gou‑vernementaux à tel point que l’opinion publique se retournait contre eux. Après les semaines traumatisantes de la révolution et la dégringolade écono‑mique qui s’ensuivit, les gens désiraient retrouver une vie normale et ils accré‑ditèrent facilement l’idée du CSFA selon lequel les manifestants retardaient toute évolution. La société qui avait été auparavant unie dans la révolution commença à se fissurer.

Quelques mois après la révolution, des manifestants se heurtèrent à la po‑lice. Vu que l’opinion publique s’était retournée contre les manifestants, le CSFA pensait que cela lui donnait le droit de réprimer sévèrement les oppo‑sants. Quelques exemples :● Une manifestation de familles des martyrs de la révolution qui réclamaient

les compensations promises tourna au bain de sang et se termina par un sit-in sur la place Tahrir.

● Après plusieurs attaques violentes contre les Chrétiens par des fanatiques musulmans, une manifestation à laquelle participaient principalement des Chrétiens fut réprimée violemment et beaucoup de gens furent tués.

● Suite à une manifestation de milliers de gens sur la place Tahrir, réclamant le départ du CSFA et le remplacement du Premier ministre, un petit groupe de gens resta rassemblé pour un sit-in dans le calme. C’étaient les familles de ceux qui avaient été tués dans les affrontements précédents, qui étaient sou‑tenues par des jeunes gens d’un autre sit-in sur la place Tahrir. Le lendemain matin, ils furent traités brutalement, battus et chassés. Immédiatement la résistance se mit en place et un grand nombre de gens affluèrent Place Tahrir pour protester contre le ministre de l’Intérieur. Ils furent frappés, on tira sur eux à l’aveuglette et ils reçurent des gaz lacrymogènes et paralysants. Dès le mois de novembre, les affrontements s’étaient transformés en une guerre féroce entre les manifestants et les Forces armées.Des émeutiers de la police et des voyous en civil employés par le ministre

de l’Intérieur ainsi que la police militaire prirent part à ces affrontements. On ne fut pas surpris de voir l’armée se retourner contre la population. Ainsi on retrouvait « un état de fait normal ». Du temps de Moubarak, il était normal que l’État s’oppose au peuple. Maintenant c’était l’État contre les manifes‑tants.

Bien que la violence brutale utilisée par le CSFA ait choqué pas mal de gens (qui étaient retournés Place Tahrir pour témoigner de leur solidarité), l’en‑semble des gens n’était pas du côté des manifestants. Certains s’étaient déso‑lidarisés à cause de la propagande des médias gouvernementaux. D’autres ne

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voulaient plus continuer la révolution ; ils préféraient un état de paix même au prix d’une politique de répression. D’autres encore supportaient mal l’effon‑drement de l’économie. Ceux qui ne pouvaient même plus acheter de pain n’avaient que faire de nouvelles réformes politiques.

Et d’autres encore avaient été parfaitement heureux sous le régime de Moubarak et ils voulaient voir leurs droits rétablis. Le régime, ce n’était pas uniquement Moubarak et son clan. C’était tout un réseau de gens au pou‑voir. Et ces derniers constituaient toujours la structure politique du pouvoir, même si certains avaient été limogés ou si d’autres avaient été contraints de se tenir tranquilles pendant un temps. Mais surtout les structures et les fonctions étaient toujours en place.

Le CSFA par exemple comprend toujours un groupe de copains de Moubarak ; ils avaient tous servi fidèlement dans le commandement de l’ar‑mée sous l’ancien président.

Les décideurs politiques dans les ministères sont encore au pouvoir et les places laissées par ceux qui ont dû partir rapidement ont été pourvues par d’autres vétérans.

Le Premier ministre El Ghanzouri, choisi par le CSFA, avait été ministre du Plan et Premier ministre du temps de Moubarak.

Le ministre de la Coopération Internationale, Fayza Abo Naga, fait tou‑jours partie du gouvernement depuis l’époque de Moubarak. Bien sûr certains postes ont été occupés par de nouveaux venus avec un réel désir de démo‑cratie et de justice. Cependant certains ont déjà abandonné leurs postes, tel le nouveau ministre de la Culture, qui a démissionné pendant les affrontements sanglants entre les manifestants et le CSFA en octobre, ne voulant pas partici‑per au pouvoir sous un régime injuste.

Le candidat à la présidence El Baradei avait justifié sa démission de façon analogue en ne voyant aucune possibilité de mettre en place de réelles struc‑tures démocratiques pour l’avenir tant que le futur rôle du CSFA n’aurait pas été défini de façon claire.

Le CSFA a essayé de montrer son intention de conduire l’Égypte vers la démocratie en organisant des élections législatives à la fin de 2011.

Bien sûr la législation et la réorganisation des circonscriptions ainsi que le peu de temps pour la préparation ont empêché beaucoup de nouveaux partis de prendre part au processus électoral, notamment les partis qui représentaient les intérêts des plus modestes.

Beaucoup de groupements politiques avaient vécu dans l’ombre et ceci conduisit à d’importantes divergences entre les différents points de vue sur la révolution et, du même coup, à un éclatement surprenant de la scène politique. Des partis avaient émergé allant de l’extrême gauche à l’extrême droite mais seuls les partis déjà installés et ceux qui avaient les moyens financiers réus‑sirent à se faire prendre en compte à temps pour les élections.

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Les islamistes – les Frères musulmans et les salafistes – avaient réussi à s’organiser à temps et à mettre en place leur campagne électorale avec des candidats dans la plupart des circonscriptions. Seuls deux partis de gauche réussirent à se former (l’un étant un nouveau parti et l’autre un ancien parti plus libéral qu’à gauche), mais la gauche se trouva dans l’incapacité de pré‑senter beaucoup de candidats aux élections 1.

Un tiers des sièges à l’assemblée furent pourvus au scrutin direct et les deux autres tiers au scrutin proportionnel de liste. Les Frères musulmans, en essayant d’obtenir l’essentiel des votes, négocièrent avec d’autres partis pour faire des listes communes afin d’obtenir davantage de voix. Seul l’ancien parti de gauche en place accepta le marchandage, perdant ainsi toute crédibilité auprès des nouveaux partis de gauche. Tous les autres partis de gauche déci‑dèrent de s’allier pour les élections afin de placer certains candidats sur les listes et d’obtenir des sièges au parlement.

De nombreux Égyptiens se rendirent aux urnes pour les élections législa‑tives. Le CSFA avait décidé que la non-participation au vote serait sévèrement sanctionnée et beaucoup de gens se rendirent aux urnes uniquement par peur de devoir payer une amende. L’intérêt général dans le processus démocratique de vote avait déjà été bafoué. Le système électoral en Égypte est très com‑pliqué. Bien que les différents médias aient fait de leur mieux pour essayer d’expliquer le système à l’avance, la plupart des électeurs ne l’avaient pas réellement compris.

Cela donna l’occasion aux Frères musulmans toujours présents sur la scène d’aider les électeurs à trouver « leurs candidats ». Les élections libres ne le furent pas vraiment. Et la fraude ne fut pas totalement absente non plus.

Pourtant après les élections il y eut de nouveaux débats à l’Assemblée et les gens espéraient y trouver leur compte. Les débats parlementaires furent diffusés en direct à la télévision et eurent une forte audience. Les gens avaient acquis une conscience politique. Certains essayèrent d’attirer l’attention de l’Assemblée en organisant des marches à travers Le Caire jusqu’au Parlement en mettant en avant certaines revendications mais cela ne fut pas du tout ap‑précié. Des affrontements virent le jour çà et là entre les forces armées (parfois soutenues par les Frères musulmans) et les manifestants.

Certains incidents furent particulièrement violents lors des manifestations et des mouvements de protestation car les Forces Armées utilisèrent leurs armes contre des civils qui n’étaient pas armés. Le portrait d’une femme en soutien‑gorge bleu battue et recevant des coups de pieds de la part de soldats a fait le tour du monde. Les gens en avaient assez du CSFA. Le 25 janvier, jour du pre‑mier anniversaire de la révolution, des millions de gens redescendirent dans la rue en marchant vers la place Tahrir et en scandant « À bas le CSFA ».

Trois jours plus tard le pays se retrouva en état de choc après les émeutes lors du match de football à Port Saïd où l’on raconte que des supporters dé‑

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chaînés s’étaient battus les uns contre les autres, ce qui provoqua une centaine de morts. Peu après, on apprit que l’émeute avait été fomentée par le ministère de l’Intérieur qui avait donné des armes à des voyous pour qu’ils s’infiltrent dans la foule. C’était le coup de massue. Le CSFA avait perdu tout droit au pouvoir. L’opinion publique lui demanda de démissionner. Pendant un cer‑tain temps après cet événement sanglant, le CSFA nia toute participation en alléguant que la responsabilité en incombait à un tiers totalement inconnu. Cependant personne ne pouvait croire que le pouvoir suprême était à ce point aveugle et impuissant devant tous ces événements.

Il devint évident que le CSFA était prêt à utiliser tous moyens, légaux ou illégaux, pour rester au pouvoir en utilisant soit des moyens démocratiques soit une véritable oppression pour atteindre son but. D’une façon ou d’une autre la révolution n’a rien changé. Le pouvoir est prêt à tout pour se mainte‑nir de force. Le CSFA n’a pas encore explicité son futur rôle une fois qu’un président aura été élu (ce qui doit avoir lieu au mois de mai) 2. Et l’on n’a pas non plus résolu le problème de la nouvelle constitution.

Il y a beaucoup de débats publics autour de ces questions mais la décision finale sera prise par le CSFA. Au parlement, les Frères musulmans ont démon‑tré leur volonté évidente de coopérer avec le CSFA sur les points essentiels, et les deux partis tirent profit de cette coopération. La vie quotidienne n’a pas beaucoup changé en Égypte. Les pauvres continuent à être pauvres et à s’ap‑pauvrir de jour en jour et les riches continuent à être riches et à accaparer le pouvoir et les richesses. Les réseaux qui garantissent le statu quo sont intacts et beaucoup d’anciennes personnalités politiques réapparaissent.

Les premières expériences de démocratie, comme les élections libres, n’ont pas changé grand‑chose au quotidien pour les gens. La seule chose qui a réel‑lement changé c’est que les gens ont maintenant le droit de s’exprimer. Ils ont une conscience politique. Il se pourrait qu’ils s’inclinent sous la pression mais, pour finir, ils exigeront leur liberté et leurs droits démocratiques.

Un autre point qui a changé, c’est que les gens croient au rassemblement des forces. Cela se voit dans les tentatives pour implanter la démocratie à tous les niveaux de la société.

Il y a des exemples d’initiatives pour réorganiser des entreprises ou des insti‑tutions avec des représentants des ouvriers ou des employés ; il y a des dizaines de nouveaux syndicats en compétition avec les anciens et il y a des mouvements populaires où l’on trouve surtout de jeunes gens idéalistes qui essaient de réfor‑mer la société en mettant en place des répartitions justes pour la distribution du pain et du gaz ou en gérant l’organisation de la vie des collectivités.

C’est une nouvelle opportunité d’œuvrer pour les jeunes partis de gauche qui se préparent pour la prochaine législature. Avec un peu de chance, d’ici là, ils auront uni leurs forces et auront installé la gauche comme une alternative valable dans la sphère politique.

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Pour la législature en cours, le peuple a choisi les islamistes. Si ces derniers ne réussissent pas à intégrer les différentes couches de la société et à atteindre une certaine justice sociale, il se pourrait que la gauche donne au peuple une vision plus claire et lui offre une alternative socio‑économique et des solutions politiques.

La « révolution » a eu lieu parce que les Égyptiens en avaient assez de la répression, de la corruption et du désespoir. Cependant la place du peuple dans la société n’a pas changé et la réalité politique est pratiquement identique sous l’apparence d’une démocratie.

« Pain, Liberté et Justice Sociale » étaient les slogans de la révolution et ils demeurent une promesse non tenue.

Note

1) Les partis de gauche ont pris conscience qu’ils devaient s’unir. Aujourd’hui (en mars 2012) deux partis de gauche essaient de s’unir. Les négociations ont commencé mais elles n’ont pas encore abouti.

2) Le 24 juin 2012, Mohamed Morsi, candidat des Frères Musulmans, a été déclaré élu président de la République, avec 51,73 %. Le Conseil Suprême des Forces Armées conserve de vastes prérogatives.

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Le 16 mars, à Astrakhan, Oleg Shein, ancien député à la Douma, et plusieurs autres personnes ont entamé une grève de la faim pour protester contre les fraudes massives qui ont eu lieu à l’occasion des élections à la mairie. Cette ini-tiative fait suite aux importantes manifestations qui ont eu lieu à Moscou et dans de nombreuses autres villes de Russie pour dénoncer les fraudes électorales lors des élections à la Douma de décembre dernier, mouvement qui est souvent désigné comme le mouvement « Bolotnaya » du nom de la place où ont eu lieu les principales manifestations, à Moscou.Ci-dessous nous publions un texte de Carine Clément, qui constitue à la fois un témoignage sur les mobilisations en cours à Astrakhan et une évocation des différents mouvements sociaux d’Astrakhan mobilisés dans cette protestation.

La grève de la faim comme défi citoyen et politique

En principe Oleg Shein est contre la grève de la faim comme forme de pro‑testation. Mais, aujourd’hui, la situation ne lui a pas laissé le choix. Ses parti‑sans voulaient agir. Aller devant les tribunaux sans une campagne d’opinion et sans preuves était peine perdue. Il était complètement naïf de faire appel à Medvedev, le « démocrate », ou au pouvoir fédéral pour dénoncer les ban‑dits locaux alors même que celui‑ci les couvre. Et il était illusoire d’attendre des mouvements importants de la population d’Astrakhan : après les fraudes électorales massives à l’occasion des élections du maire en 2009, les gens étaient descendus dans la rue, des manifestations importantes avaient eu lieu

Ce qui fait la force du mouvementcontre les fraudes électoralesà Astrakhan

Carine Clément

Sociologue, directrice de l’Institut d’action collective à Moscou

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réunissant plus de deux mille personnes ; mais cette mobilisation n’avait rien donné, et les gens qui manifestaient avaient perdu l’espoir que cela pourrait changer quelque chose. C’est de là qu’est venue l’idée d’une grève de la faim politique, à laquelle nombre de militants locaux ont souhaité participer.

La revendication : de nouvelles élections ou, en tout cas, la mise à disposition des enregistrements vidéo de tous les lieux de vote. La grève a commencé le 16 mars. Au début elle est passée quasiment inaperçue, les choses ont changé quand des bloggers connus (Navalny, Royzman) s’en sont mê‑lés : l’information a commencé à circuler sur les réseaux. En moyenne, 20 personnes ont fait la grève de la faim, certains ont arrêté pour raison de santé, d’autres ont pris le relais. Oleg Shein et quatre de ses camarades participent à la grève de la faim depuis le début. Après le 12 avril, quand le ministère des Télécoms a enfin envoyé à Astrakhan les enregistrements vidéo, la grève de la faim a pris une forme « douce » (ceux qui ont pour‑suivi la grève ont pris du jus de fruit) pour tous à l’exception de Shein qui attend la décision du tribunal et une déclaration officielle de la Commission électorale centrale.

J’insiste sur le fait qu’une grève de la faim, surtout comme forme de protes‑tation contre des fraudes électorales, surtout si elle est collective et s’étend sur une aussi longue période, est un événement inhabituel. D’autant plus, quand des dizaines de personnes, membres ou non de partis, y ont pris part, et que d’autres, encore plus nombreux, ont manifesté le désir d’y participer. Au détri‑ment de leur santé. Cela montre à quel point les gens ont été choqués par ces fraudes mais aussi que Shein n’est pas seul dans son combat.

Et l’on a assisté à quelque chose d’inattendu : ceux qui faisaient la grève de la faim ont réussi à faire basculer le rapport de force en leur faveur, et cela grâce à leur persévérance mais aussi aux échos qu’a rencontrés leur action. Le pouvoir s’est retrouvé otage de cette grève de la faim. Impossible de for‑cer les gens à arrêter leur grève. Tout aussi impossible de les pénaliser et de les mettre en prison. En conséquence, Poutine et sa clique ont le choix : soit ignorer cette grève de la faim (y compris en la tournant en ridicule et en met‑tant en doute le fait même qu’elle ait lieu) – mais avec le risque d’une issue tragique qui suscitera l’indignation de l’opinion –, soit faire des concessions. Pour l’instant, les gens au pouvoir ont visiblement choisi la première solution, parfaitement cynique ; ils nourrissent l’espoir que Shein, comme tous les gens dits normaux, se livre à une mise en scène. Mais sur ce point ils se trompent lourdement. Si Shein joue avec quelque chose, c’est avec sa vie. Les choses sont allées trop loin, c’est une question d’honneur, il n’abandonnera pas tant qu’il n’aura pas rendu la liberté à sa ville.

Et son courage, tout comme l’héroïsme des autres participants à la grève de la faim, ont déjà produit un résultat important : les habitants d’Astrakhan ont surmonté leur peur et leur apathie et sont descendus en masse dans la rue. Et

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le 14 avril, dans les rues, résonnait le slogan : « Un pour tous, tous pour un ! ». […]

Les mobilisations sur place

Le silence des médias locaux mais aussi l’image de Shein peuvent en partie expliquer la faiblesse de la mobilisation de la population locale au début de la grève de la faim. Mais d’autres facteurs entrent en jeu.

Il faut savoir qu’en 2009 les gens étaient déjà descendus dans la rue pour réclamer de nouvelles élections, mais sans rien obtenir. Si ce n’est de se voir soi-même inculpé. À l’époque, en octobre 2009, Shein avait participé aux élections, contre le maire d’alors, Sergeï Bojenov. Il s’était présenté avec le soutien d’un large spectre de mouvements et organisations, dont les membres avaient fait campagne pour lui et soutenu son programme de renouveau pour la ville. Suite à des manœuvres en tous genres et à des intimidations brutales (tous les militants sont d’accord sur ce point), Bojenov l’avait emporté (avec 65 % de voix contre 27 %). À la suite de ces élections, les manifestations de protestation avaient duré plus d’un mois, mais sans résultat et une grande partie des personnes actives ne croyaient plus qu’il serait possible de peser sur les élections (« Ceux qu’ils veulent faire passer, ils les font passer. Et il n’y a rien à faire contre ça »).

Autre élément à prendre en compte : le pragmatisme de la grande masse des citoyens actifs. Les militants pour le logement se bagarrent pour que leur maison ne s’écroule pas et pour contrôler les tarifs des services municipaux (y compris l’eau, le gaz, l’électricité, le chauffage). Les conducteurs de taxis col‑lectifs pour conserver leur droit à transporter les personnes. Les commerçants qui travaillent sur les marchés pour conserver leur place et pour leur survie. Les habitants des foyers pour avoir un toit. Les retraités pour la gratuité des transports. Les travailleurs pour toucher leur salaire. Comme je ne cesse de le répéter, ce sont déjà des gestes courageux et importants. La majorité des gens, en Russie, ne font rien, ou s’ils font quelque chose ils le font individuellement, sans se faire remarquer.

Enfin, et ce n’est pas négligeable, ce qui freine la mobilisation c’est l’in‑croyable pression exercée sur toute personne qui ose ne pas se soumettre au clan des dirigeants locaux. La liste est longue : incendies criminels, menaces, destruction des marchés, confiscation de son affaire, licenciement, documents calomnieux, inculpation, agressions physiques. Dans une situation où la plus grande partie de l’économie locale dépend du pouvoir en place, les gens ré‑fléchissent à deux fois avant de manifester publiquement leurs désaccords. Plusieurs personnes rencontrées ces jours-ci à Astrakhan le disent ouverte‑ment : « Nous aussi nous serions venus au meeting, mais franchement nous avons peur, les gens sont terrorisés ». Ne pas perdre ce qui reste quand la vie est déjà si dure.

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Ce sont là des facteurs spécifiques à Astrakhan ; je n’évoquerai pas ici les autres, qui valent pour toute la Russie : manque de confiance dans ses propres forces, méfiance sociale, paternalisme, préférence pour les solutions de dé‑brouille individuelle, etc.).

Et malgré tout, les habitants d’Astrakhan descendent dans la rue. Le 14 avril, ils étaient entre 5 000 et 8 000 à participer à la marche spontanée dans le centre-ville (les « extérieurs » représentaient environ 5 % des manifestants). Et cela parce que la présence de personnes extérieures donnait une légitimité à leur lutte, parce que cette grève de la faim prolongée suscite le respect et force à se rappeler qu’on a une conscience, parce qu’on espère bien gagner. Dans la rue il n’y avait pas seulement les partisans de Shein (parmi les manifestants on entendait dire : « La question, ce n’est pas Shein, ce que je veux c’est qu’on ne me traite pas comme de la merde ! »). Ce n’était pas seulement le noyau militant ; bien sûr ils étaient là, les conducteurs de taxis collectifs, les retraités, les syndicalistes, ceux qui travaillent sur les marchés, les militants pour le droit au logement ; mais il y avait aussi des enseignants de l’université, des petits entrepreneurs, des membres des professions libérales, des jeunes, etc. Dans la rue c’était le peuple d’Astrakhan qu’on n’avait pas encore réussi à écraser. Les gens s’étaient redressés et marchaient fièrement dans les rues de leur ville, interpellant leurs amis, invitant les passants et les automobilistes à rejoindre le cortège. Avec le sentiment euphorique de l’affirmation collective de leur dignité de citoyens. « Le pouvoir c’est nous ! ».

Il faut souligner que ce n’est pas toute la ville qui était dans la rue, et que jamais toute la ville ne descendra dans la rue. Et c’est normal : « le peuple en‑tier avec le pouvoir » ou « le peuple entier contre le pouvoir » cela ne résonne que dans les rêves ou les cauchemars des clans du Kremlin. Car les lignes de partage existent. Ceux qui sont devenus les otages du système en participant à ses combines en tous genres, ceux qui se contentent des miettes tombées de la table de leur seigneur et maître, ceux-là ne s’opposeront pas au pouvoir. Ne viendront pas non plus ceux qui ne voient que leur confort personnel. Ni ceux qui ne réagissent même pas quand on leur prend leur toit ou leur dernier morceau de pain. Ni ceux qui ne partagent pas les opinions de Shein, pour le socialisme et pour le peuple. Et cela aussi est normal. Les alternatives existent tout comme les différentes voies de développement. C’est pour que ces alter‑natives soient effectives, sans déboucher sur une guerre civile, que les gens sont descendus dans la rue – pour le droit de choisir.

Les mouvements sociaux

Même si l’on ne pouvait pas prédire une telle mobilisation de masse, elle était depuis longtemps en germe. Les conditions d’une telle mobilisation étaient réunies du fait de l’existence d’un large réseau militant qui doit beau‑

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coup aux initiatives, à la force de conviction et au soutien d’Oleg Shein. C’est lui qui a contribué à la formation de toute une série de mouvements sociaux à Astrakhan, c’est lui qui les soutient politiquement, sur le plan des informa‑tions et des connaissances. Oleg sait éveiller chez les gens le désir de s’enga‑ger collectivement et les persuader qu’ils peuvent agir. « Si dans chaque ville il y avait un Oleg Shein, on aurait un mouvement fort à l’échelle du pays », m’a déclaré une militante pour le droit au logement lors d’une enquête socio‑logique en septembre dernier.

Comme les informations sur le milieu militant d’Astrakhan sont encore mal connues même dans cette période de mobilisation, je pense qu’il est indispen‑sable d’en faire un tableau. Ces mouvements sociaux peuvent paraître faibles, mais il faut souligner leur diversité et leur dynamisme. Certains (comme le mouvement des petits entrepreneurs) ont disparu une fois leurs problèmes résolus, mais la majorité d’entre eux sont actifs depuis plusieurs années, avec des hauts et des bas.

Le syndicat Défense du travail

Le syndicat ouvrier Défense du travail est l’une des plus anciennes organi‑sations sociales de la période postsoviétique, y compris sur le plan local. Au cours de la seconde moitié des années 1990, la fermeture des entreprises et le non paiement des salaires ont donné lieu, à Astrakhan, à des actions col‑lectives relativement massives, avec y compris des barrages de routes et un campement permanent de protestation sous les fenêtres du gouverneur. Ces actions pour la plupart ont été lancées et coordonnées par le nouveau syndicat Défense du travail, créé, à Astrakhan, à l’initiative d’un groupe d’ouvriers et de personnes issues de l’intelligentsia ouvrière, qui avaient des convictions de gauche affirmées. Si les actions ont échoué à empêcher la fermeture des usines, elles ont en revanche permis d’obtenir le paiement de la dette salariale. Ces succès ont contribué à renforcer le syndicat. Sur la lancée de ces mobili‑sations, Oleg Shein, vice-président du syndicat, a été élu député à la Douma.

Depuis, le syndicat a connu des périodes diverses, mais le nombre d’adhé‑rents est stable, malgré la très forte pression conjuguée des patrons et des autorités locales. Aujourd’hui il compte 40 organisations de base et environ 2 000 membres. Les organisations de base dans les entreprises sont actives dans la défense des droits des travailleurs et ont obtenu des résultats notamment concernant les salaires et les conditions de travail.

L’Union des habitants

Le mouvement des habitants qui ont choisi de prendre eux-mêmes en charge la gestion de leurs logements est le mouvement le plus important numérique‑

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ment. C’est une situation propre à Astrakhan – due en grande partie au soutien et au travail d’information mené par Shein en tant que député, à la diffusion du journal L’habitant mais aussi au travail développé par les militants qui avaient choisi le nouveau mode de gestion de leurs logements : plus de 600 bâtiments de logements collectifs (soit près d’un tiers du parc immobilier de la ville) ont choisi le système de gestion directe (ce mode de gestion directe par les occupants des logements est prévu dans le nouveau Code du logement : les décisions sont prises par vote, des assemblées générales sont tenues et un responsable est élu). Certes, dans beaucoup de cas on ne peut pas parler de véritable « autogestion ». Cela dépend beaucoup du responsable, et certains responsables sont en fait des « agents » désignés par les bureaucrates de la mairie ou des anciens services municipaux. Mais une masse critique a été at‑teinte : l’information circule et une propagande est faite en faveur de ce mode de gestion, et les anciens aident les « nouveaux » de leurs conseils. Certes il y en a qui se plaignent sur le thème « ça n’avance pas beaucoup » et « personne ne nous aide », mais les gens sont contents : « même si c’est encore peu, c’est quand même un progrès ».

Il faut rappeler l’état lamentable de la plupart des logements à Astrakhan et l’incurie totale des bureaux de logement. Aux sceptiques, ceux qui ont choisi le nouveau mode de gestion expliquent qu’avec l’argent qui auparavant s’éva‑porait on ne sait où, aujourd’hui ils remettent en état leur logement. Et pour cela il suffit de « trouver un responsable honnête et actif, avec cinq personnes pour le seconder ».

Il est sûr que le plus gros du travail retombe sur les responsables (en majo‑rité ce sont des femmes, mais pas uniquement des retraitées ou des femmes qui ne travaillent pas). Ils se plaignent de l’ampleur de la tâche, du fait que les autres occupants de l’immeuble ne les aident presque pas, certains menacent de tout laisser tomber, mais finalement tiennent bon : l’immeuble se trans‑forme, les occupants finissent pas s’impliquer, sans parler de la fierté ressentie à l’idée que l’argent ne va plus dans les poches des chefs de bureaux corrom‑pus : « Nous y arrivons par nous-mêmes », « nous le faisons nous-mêmes et par nous-mêmes », « nous sauvons notre maison ».

En 2007, à l’initiative d’Oleg Shein, l’organisation L’Union des habitants a été créée, l’objectif étant de regrouper les habitants des logements qui avaient choisi le nouveau mode de gestion. Le but : défendre les droits des habitants à gérer eux‑mêmes leurs logements. Et pour cela on utilise différents moyens : consultations et conseils par les spécialistes de l’Union, réunions plus ou moins régulières des responsables pour discuter des problèmes, campagnes d’informa‑tion, solidarité active entre les habitants, pourparlers avec les autorités et les entre‑prises en charge des services, procès pour défendre les intérêts des habitants.

Les militants de l’Union ainsi que les responsables élus des logements mènent au quotidien une lutte contre l’administration qui fait régulièrement

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des tentatives pour se débarrasser du nouveau mode de gestion indépendant (car c’est de l’argent qui n’ira pas dans leurs poches), mais aussi contre les ser‑vices communaux qui dépendent de la ville et qui cherchent à vendre leurs ser‑vices le plus cher possible sous prétexte de sauver les immeubles. À ce sujet, rappelons que la ville est construite sur une zone de marécages, les conduits de chauffage sont à l’air libre, les rues et parfois des logements sont inondés, nombre de logements, y compris dans le centre, menacent de s’écrouler – 14 % des logements sont considérés comme condamnés. Face à cette situation on a le sentiment que cela fait des années que les services de la ville ne font rien. Un spectacle fréquent : des canalisations et autres conduits rouillés, des caves inon‑dées, des entrées d’immeubles nauséabondes, des ascenseurs en panne. C’est contre tout cela que les gens se sont mobilisés. Et non sans succès.

Le mouvement des conducteurs de taxis collectifs

Le mouvement des conducteurs de taxis collectifs (réunis au sein de l’Asso‑ciation régionale des auto-transporteurs, la RASA) existe depuis 1998 et mène une action régulière et indépendante. Les transporteurs font preuve d’une grande activité et solidarité, dans la mesure où leur entreprise (généralement familiale) est menacée par les projets municipaux de restructuration des ser‑vices de transport. Selon le dirigeant du mouvement, Damir Boulatov, la mise en place d’un nouveau réseau de transports signifie la disparition de 90 % des entreprises individuelles dans la mesure où le projet vise à créer une situation de monopole. « C’est la mort pour les entrepreneurs individuels ! » ont décla‑ré les transporteurs lors de leur conférence le 8 septembre 2011, lorsqu’ils ont décidé de préparer une grève.

Les transporteurs se distinguent par une grande capacité de mobilisation : depuis 2007, ils organisent des actions, soit contre les tarifs trop bas, soit à cause de l’état des routes, soit pour protester contre la mise au concours de certaines lignes. Et chaque fois, plusieurs centaines de personnes se mobi‑lisent, prêtes à forcer les portes de n’importe quel bureau pour imposer des négociations. Il y a également eu des actions communes, en particulier fin 2010, quand ils ont manifesté avec les retraités qui se battaient pour la gratuité des transports.

Des discussions avec de simples membres de l’association montrent qu’ils sont mobilisés sur deux points principaux : la défense de leurs intérêts person‑nels (« Je travaille avec mon mari, qu’allons-nous devenir s’ils ferment notre entreprise ? ») et leur rejet de la façon dont l’administration les traite (« Celui qui verse des pots de vin à la mairie est sûr de remporter les concours », « Ils redéploient le réseau pour favoriser les “leursˮ », « Ils n’en ont rien à cirer de nous ni des passagers », « Ils cherchent à nous assassiner financièrement à coup de contraventions, mais nous gagnons au tribunal », « Ils ne viendront

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jamais discuter avec nous, c’est scandaleux, mais nous nous imposons et nous n’avons peur de personne »).

Lors de leur conférence de septembre 2009, ils ont pris collectivement la décision de soutenir le principal adversaire du maire, Oleg Shein (qu’ils connaissaient depuis longtemps et qui les soutenait) lors des élections munici‑pales, la même année. Bien plus, ils ont décidé de prendre une part active à la campagne électorale en mettant dans les véhicules appartenant à des membres de l’association le matériel en faveur de Shein, afin – comme il est dit dans la résolution – de « s’opposer à la censure totale dans les médias locaux ». Cela leur a valu une série de mesures de rétorsion de la part des partisans du maire : beaucoup ont eu leurs pneus crevés, certains ont été agressés physiquement, et même certains véhicules ont été incendiés.

Certes, tous les transporteurs n’ont pas participé à ces actions, mais les manifestants étaient suffisamment nombreux pour que cela donne le senti‑ment d’une action de masse. En conséquence de quoi beaucoup ont subi des pertes sévères et en veulent toujours à Bojenov, mais parfois aussi à Shein : « Nous avons soutenu Shein, on nous a agressés, on nous a crevé les pneus, mais, lui, il a perdu et nous a abandonnés à notre triste sort » (à ce propos, il faut souligner que beaucoup ont l’illusion que Shein est tout puissant et qu’il doit et peut défendre tout le monde). Néanmoins, lors de leur conférence en septembre 2011, ils ont invité Shein à intervenir et l’ont longuement applau‑di. Mais les transporteurs ont moins participé à la campagne de 2012, ce qui témoigne d’une certaine méfiance pour les batailles politiques. Mais quand ils ont fait grève le 13 avril, ils ont de façon unanime exprimé leur soutien à Shein et aux autres grévistes de la faim.

Le mouvement des retraités

Le mouvement pour les avantages en nature est une autre composante du mouvement. Depuis les premières mobilisations contre la monétarisation des avantages en nature, chaque année à Astrakhan il y a à une campagne pour défendre leurs acquis : en 2006-2007, contre la menace de suppression de la gratuité des transports, en 2009 contre la monétarisation des subventions pour les services (eau, gaz, électricité, etc.), en 2010 contre la menace de supprimer la gratuité des transports hors de la ville (ce qui signifiait ne plus pouvoir se rendre à sa datcha). À chaque fois la lutte s’est terminée par une victoire, grâce à une campagne menée de façon efficace et suivie (les retraités interviennent à plusieurs reprises à la Douma locale et auprès du gouverneur, examinent les résultats des votes et se réunissent pour voir comment continuer) mais aussi du fait du soutien de Shein et de la fraction « Russie juste » à la Douma régio‑nale, et surtout en raison du caractère massif des mobilisations (de 500 à 3 000 personnes) surtout en 2006-2007, quand les actions de protestation ont donné lieu à des barrages des principales rues de la ville.

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Les habitants des foyers

Par comparaison aux mobilisations des habitants des foyers dans d’autres régions de Russie, le mouvement à Astrakhan a commencé avec un certain retard, quand les problèmes liés à l’état catastrophique des bâtiments se sont accumulés (à cette époque la plupart des foyers dépendaient déjà de la muni‑cipalité). L’écroulement du foyer au 39/2 de la rue Savouchkine, le 22 juillet 2009, où 5 personnes trouvèrent la mort, a mis le feu aux poudres. Après la tragédie, les habitants de ce foyer sont descendus à plusieurs reprises pour manifester malgré l’interdiction de la mairie et ils se sont heurtés à la milice. Ce fut notamment le cas le 4 juillet 2009 quand environ deux cents personnes ont détruit les tentes dressées sur les ruines du bâtiment pour protester contre l’inaction de la mairie qui ne fait rien pour reloger les gens et nie toute respon‑sabilité dans ce qui s’est passé (alors même que la justice en a décidé autre‑ment). Malgré d’autres actions de protestation, des actions en justice et le fait que la télévision nationale y a fait écho, la situation n’a pas changé : certains sont toujours à l’hôpital, les autres sont hébergés dans des locaux provisoires (« On nous traite comme du bétail »). Jusqu’à la catastrophe, les occupants du foyer étaient plutôt passifs, se contentant d’envoyer des courriers et des demandes. Un groupe d’initiative s’est formé après l’écroulement du foyer. 5 à 6 personnes en font partie : elles mènent des actions en justice et restent en contact avec les anciens occupants du foyer. D’après le leader du groupe, Gabil Djavadov, l’objectif du groupe d’action n’est pas tant le relogement des occupants que d’obtenir la condamnation du maire Bojenov (pour l’instant, seul son suppléant a été condamné) : « Que tu le veuilles ou non, il faut se battre pour qu’il soit condamné à une peine de prison ». Lors des meetings, les gens crient : « les assassins doivent payer ! ».

D’autres actions spontanées d’occupants des foyers ont eu lieu avec barrage des routes, notamment en octobre 2010. Il s’agissait de protester contre les fréquentes coupures de courant dues à l’incurie des compagnies gestionnaires. Suite à ces actions, le courant a été rétabli.

Avec l’appui d’Oleg Shein, durant l’été 2010, les militants des foyers ont constitué une organisation informelle, l’Union des habitants des foyers. Le niveau de coordination reste très faible mais, dans les situations de crise, les gens se réveillent et se soutiennent mutuellement, en particulier lors des ac‑tions en justice.

Les travailleurs des marchés

À Astrakhan les activités industrielles (chantiers navals de construction et de réparation, conserverie de poisson, entreprises agro‑alimentaires) se sont presque complètement effondrées dès les années 1990. Un grand nombre de

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personnes se sont retrouvées sans travail et sont allées travailler sur les mar‑chés. Mais, dans ce domaine, la situation est complexe et les problèmes nom‑breux. Cela est dû à la fois à la politique de gouvernement à l’échelle fédérale et aux opérations immobilières de la mairie. Les petits commerçants, tant les employés que les propriétaires d’une échoppe, se mobilisent face à la menace de fermeture de leur marché.

Une vague importante de protestations a eu lieu en 2007 lorsqu’une loi régionale concernant la « restructuration » des marchés a été adoptée. De jan‑vier à mai les gens de tous les marchés se sont rassemblés à plusieurs reprises et se sont rendus à la Douma de la région d’Astrakhan pour exiger le main‑tien de leur lieu de travail. L’action la plus importante, à laquelle participaient environ 3 000 personnes, a eu lieu le 31 mai 2007, sous la forme d’une marche non autorisée et avec barrage des routes. À la suite de cette action, la restruc‑turation des marchés fut reportée.

Un événement négatif a contribué à freiner la mobilisation, montrant qui était le vrai ‘patron’ de la ville : dans la nuit du 31 août au 1er septembre 2010 le marché Selenskie Isady a été détruit par la milice avec le concours de groupes maffieux, et cela malgré une décision de justice condamnant les manœuvres de la mairie pour accaparer le terrain où était situé le marché, et une mise en garde de la procurature. Deux ans durant, les commerçants (essentiellement des femmes) avaient occupé le terrain jour et nuit. À plusieurs reprises, en fai‑sant un mur de leurs corps elles avaient bloqué l’arrivée d’engins de terrasse‑ment et empêché toute construction sur le territoire du marché. Après que les commerçants ont gagné une nouvelle fois en justice, la mairie a alors décidé de faire donner l’artillerie lourde. Le 30 août 2010, des huissiers chargés de confisquer les tentes sont intervenus. Les deux premiers jours, les femmes ont réussi à défendre leurs biens. Mais le 31 août à six heures du matin, ce ne furent pas des huissiers mais des gros bras de clubs sportifs qui envahirent le chantier. Toute la journée des affrontements ont eu lieu opposant les commer‑çants aux gros bras. Plusieurs femmes furent battues, dont Maria Kotchetova, responsable du syndicat des petits commerçants. Mais les voyous finirent par reculer, et la procurature rendit publique une mise en garde déclarant illégale l’action des assaillants. Le 1er septembre, tout a recommencé. 70 petits com‑merçants et militants se sont retrouvés face à deux fois plus de voyous et de miliciens. Au cours des affrontements, le député Oleg Shein, venu soutenir les travailleurs du marché (il avait passé trois nuits sur place), reçut un sac plein de merde.

Sur le marché Selenskie Isady, il y avait une cellule syndicale forte. Aujourd’hui, la destruction du marché a été déclarée illégale, mais les échoppes (environ 200) n’ont pas été reconstruites et le syndicat a pratique‑ment disparu même si le noyau militant continue à se battre pour la restitution du terrain et pour la condamnation de Bojenov.

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L’histoire du marché Selenskie Isady, bien qu’elle se soit mal terminée, montre que lorsqu’il s’agit de défendre leur dernière source de revenus, les gens sont prêts à mener un combat jusqu’au bout, à s’auto-organiser de façon efficace et prolongée (le piquet de surveillance 24 heures sur 24 s’est main‑tenu deux ans), et même, quand ils sont convaincus que la loi est de leur côté, à affronter la milice et les groupes maffieux. Face au danger les femmes du marché ont fait preuve de beaucoup de courage. Malheureusement face à la force brutale les gens sont sans défense.

Dans l’organisation de la lutte, Maria Kotchetova, responsable du syndicat, a joué un rôle important. Bien que mère de trois enfants, elle a choisi de ne pas chercher un nouveau travail et elle poursuit la lutte : « Je ne me calmerai que le jour où nous obtiendrons le châtiment des coupables et où le marché sera reconstruit ! ». Elle a même élargi sa sphère d’activité publique : elle a parti‑cipé aux deux campagnes d’Oleg Shein pour la mairie et aujourd’hui c’est une des militantes les plus actives pour de nouvelles élections.

Autres initiatives

Il y a encore d’autres mouvements sociaux, mouvement de parents et d’as‑sociations écologiques. Mais ils se tiennent à distance de la politique et n’ont pas d’influence sur la situation socio-politique à Astrakhan.

Les verrous ont sauté

À la fin de mon enquête sociologique menée en septembre 2011 à Astrakhan, je caractérisais les mouvements sociaux de la ville comme des « mouvements de résistance dans une ville en état de siège ». Mon sentiment était que la ville était en guerre – la guerre que mène le pouvoir contre le peuple. Une guerre de partisans, où les gens cherchent surtout à se protéger des attaques, sauvent ce qui peut l’être, résistent, mais ne croient pas qu’ils peuvent avoir d’influence sur la situation politique de la ville et ne se considèrent pas comme porteurs d’un projet politique. Aujourd’hui l’étau se desserre et les gens lancent une contre-attaque : « Le pouvoir, c’est nous ».

Grâce à une double dynamique, celle née de la rencontre du mouvement de la place Bolotnaya avec les mouvements locaux, d’un côté, et celle due à la lutte commune des militants associatifs et politiques. Dans les rues d’Astrakhan il y avait des représentants du mouvement pour des élections honnêtes venus d’autres régions. Il y avait les militants syndicaux et ceux des mouvements sociaux implantés sur la ville. Il y avait des militants politiques avec une riche expérience. Et se sont joints à eux des citoyens qui s’étaient mobilisés contre les fraudes massives des élections. C’est ainsi qu’à Astrakhan se sont fondus dans un seul mouvement différents courants issus des mouvements sociaux et

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politiques. Ce qui les rassemble, c’est le combat pour la justice sociale, pour la liberté et pour des élections honnêtes. De cette façon, à Astrakhan est en train de naître une réelle opportunité d’une avancée vers des transformations en profondeur des rapports sociaux. Son nom : la révolution, réelle, profonde, celle du peuple. « Debout les damnés de la Terre… », une vieille chanson mais toujours d’actualité.

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Nouvelles perspectives après les grandes grèves de 2010

La Chine devenue un acteur majeur de la globalisation libérale est à un véritable tournant de son développement. La restructuration de son écono‑mie a profondément transformé la nature des relations de travail de l’époque maoïste. Depuis les années 1980-1990, les conflits sociaux se multiplient. Les grèves de 2010 notamment chez Honda et Foxconn s’inscrivent dans un contexte nouveau mettant en avant une mobilisation ouvrière plus forte, plus consciente, plus collective. Est‑ce le signal d’une nouvelle ère dans le mou‑vement ouvrier chinois ? Ce fut l’un des thèmes majeurs de la conférence qui s’est tenue à Vienne (les 22, 23 et 24 septembre 2011) initiée par Transform ! sous l’intitulé : « Luttes des travailleurs d’Est en Ouest : nouveaux points de vue sur les conflits du travail dans la Chine mondialisée ».

Durant ces journées, les participants d’horizons très différents, chercheurs chinois des universités de Pékin, de Hong Kong, des centres de recherche de Chine et des sinologues européens, américains et australiens, syndicalistes, militants d’ONG ont échangé leurs expériences donnant lieu à des débats riches nourris par des approches souvent bien différentes. Un constat quasi unanime toutefois : les conflits ont pointé du doigt l’incapacité des syndicats officiels chinois (ACFTU) à jouer leur rôle dans la défense des intérêts du monde du travail.

D’autres formes d’organisations apparaissent. Les lignes ont bougé. Depuis la mise en place de la « loi sur le contrat de travail » en janvier 2008,

Chine : défi social et écologique

Dominique Bari

Journaliste

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quoiqu’encore partiellement appliquée, la prise de conscience à l’égard d’une revendication collective s’est accrue, notaient Wang Kan (de l’Institut chinois des relations industrielles) et Mary Callangher (l’université du Michigan). Sur le terrain peuvent se mêler deux sortes de mouvements : ceux épaulés par les syndicats institutionnels et ceux issus des actions spontanées. « Les revendi‑cations ouvrières ont provoqué la question cruciale de la transformation de l’ACFTU » soulignait Chang Kai, de l’université du peuple de Pékin, spé‑cialiste du droit du travail chinois et conseiller des grévistes lors du conflit chez Honda. Mettant en évidence l’émergence d’une nouvelle conscience de classe. « Les syndicats doivent changer de nature et développer une véritable capacité de représentation des salariés. C’est une question cruciale dont dé‑pendra l’avenir du mouvement social en Chine », résume-t-il, insistant sur la nécessité d’un nouveau modèle de distribution en faveur des travailleurs.

Les situations sont différentes selon les provinces, les entreprises, comme l’ont montré de nombreuses enquêtes menées par les chercheurs dans diffé‑rentes entreprises grévistes après la vague de conflits sociaux de plusieurs semaines qui avaient eu lieu dans la province du Guangdong dans les usines de la firme japonaise. Elle devait paralyser la production de Honda sur toutes ses chaînes implantées en Chine. Une étude menée par Cao Xuebing (de l’université de Keele) et Roger Seifert (de l’université de Wolverhampton) sur ces grèves chez Honda (entre mai et juillet 2010) met en avant la mobilisa‑tion des travailleurs et la résolution des conflits par la négociation collective. Événements encore rares dans la Chine contemporaine. Pun Ngai (de l’uni‑versité de Pékin et de Polytechnique de Hong Kong), qui dirige le Centre de recherche sur le travail social, souligne l’importance de la coopération des étudiants des lycées technologiques et professionnels avec les grévistes. Elle rapporte des exemples de réussite comme la SACOM (étudiants et universi‑taires contre la société Misbehav-IOR).

Lu Huilin (université de Pékin) a dressé un tableau extrêmement sombre de la réalité des relations de travail dans le secteur du bâtiment qui représente 10 % du PIB, et qui est source d’importantes accumulations de richesses. En 2009, sur une liste de 12 milliardaires chinois, huit devaient leur fortune à la construction grâce à une exploitation particulièrement effroyable de la main d’œuvre migrante. Environ 95 millions de personnes issues dans leur immense majorité des campagnes travaillent dans ce domaine qui en Chine fait partie d’une économie informelle où les lois du travail sont souvent igno‑rées. Les arriérés de salaires sont une maladie chronique. La gravité de cette situation sociale vient en grande partie du fait que les travailleurs du bâtiment sont recrutés par des employeurs servant d’intermédiaires pour de grandes entreprises de construction.

Huang Jisu, chercheur à l’Académie des sciences sociales, coordinateur de la revue La pensée critique internationale et coauteur du livre La Chine est

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malheureuse, estime que la classe ouvrière n’a, jusqu’à présent, jamais été au cœur de la politique en Chine et s’interroge sur une définition de la classe ouvrière chinoise aujourd’hui. Est‑elle composée de ces travailleurs indus‑triels modernes et urbains comme Marx les avait vus ? La réponse est « oui » et « non ». Ce qui, selon lui, nécessite une redéfinition plus flexible et plus ouverte, afin de correspondre aux réalités de la Chine contemporaine où une large part de la main d’œuvre industrielle est constituée de paysans‑ouvriers, des mingongs. Il lui est difficile de dire que la Chine n’est pas gagnante dans le système capitaliste mondial actuel. Mais le modèle suivi arrive à épuisement parce que le coût social et humain est trop fort : la disparité des revenus est choquante, la société est fractionnée, et dans tout le pays couvent des incen‑dies. Il est temps, souligne‑t‑il, d’imaginer un autre avenir.

Pour Tim Pringle (de l’université de Warwick) de nombreux commenta‑teurs ont pris l’habitude de dépeindre la classe ouvrière chinoise comme des victimes de la réforme plutôt que des agents de changement. La situation n’est pas statique ; il rappelle que la mise en place de la loi sur le contrat de travail en janvier 2008 a donné lieu, lors de la conception du texte, à une vaste consulta‑tion publique qui a permis aux employeurs, aux travailleurs, aux chambres de commerce étrangères ainsi qu’à des dizaines de milliers de militants d’ONG et à de simples citoyens de s’exprimer sur la question. Cette consultation a permis aux travailleurs chinois – surtout les plus qualifiés et expérimentés du secteur privé – de rassembler une masse critique de connaissances sur le système industriel mondial et sur leurs droits juridiques. Néanmoins il reste des contraintes importantes sur le développement d’un mouvement ouvrier en Chine – notamment l’interdiction légale de la liberté d’association.

Carlos Polenus (CSI Bruxelles) appelle à élargir le champ des coopérations dans le contexte de la mondialisation et de la crise capitaliste quand s’inten‑sifie une prise de conscience ouvrière qui implique une réponse des syndicats chinois. À la question de savoir si Solidarnosc pouvait être un modèle pour la Chine, la réponse est négative au regard des conditions de travail actuelles en Pologne.

Wolfgang Greif, secrétaire international du GPA-DJP (Union des employés du secteur privé et des journalistes) Autriche, incite la Chine à ratifier toutes les normes fondamentales du travail de l’Organisation internationale du tra‑vail (OIT), notamment les conventions sur la liberté d’association et le droit de négociation collective. Néanmoins la demande de coopération internatio‑nale est importante de la part des syndicats chinois.

« L’objectif de la conférence est aussi de fournir des éléments de connais‑sance et d’installer un réseau sino-européen sur les questions du travail », rappelle Josef Baum de Transform ! Autriche, interrogeant sur les formes de coopération à envisager entre les mouvements ouvriers. Ce qui a donné lieu à plusieurs interventions de syndicalistes et de militants d’ONG sur les pers‑

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pectives d’échanges tant au niveau des syndicats internationaux et chinois qu’entre ONG.

Défi social et écologique

Le forum international qui s’est tenu à Pékin en novembre dernier sur « les changements climatiques et les comparatifs entre mouvements socio‑écolo‑gique en Chine et en Europe », à l’initiative de la Fondation Rosa Luxembourg et du département de droit de l’université du peuple de Pékin, a mis en avant les défis qu’avait à relever Pékin en matière d’environnement. Cette confé‑rence était une première, a relevé Lutz Pohle, responsable du bureau de la Fondation Rosa Luxembourg à Pékin, en ce sens qu’elle réunissait cher‑cheurs et acteurs européens engagés dans les mouvements sociaux et éco‑logistes et rassemblait, côté chinois, des universitaires, parlementaires, hauts fonctionnaires et des représentants d’ONG. La diversité de la parti‑cipation chinoise a mis en avant les différentes formes d’engagements et les dynamiques de mobilisation portées par ces acteurs multiples. Ce qui éclaire d’une façon originale comment est abordée en Chine la probléma‑tique écologique à l’issue de trente années d’expansion économique. Les défis à relever sont immenses : le pays le plus peuplé de la planète en est aujourd’hui un des principaux pollueurs. « Nous produisons bon marché, le monde en profite mais nous en payons le prix », soulignait Yu Jie, respon‑sable de l’ONG The Nature Consercancy. La situation critique a amené les autorités à revoir son modèle de croissance allant du quantitatif au qualitatif. Zhou Ke, doyen du département de Droit de l’université du peuple, note que le développement est hypothéqué par le coût de la dégradation de l’environ‑nement de plus de 3 % du PIB. Et les problèmes environnementaux posent toujours des questions politiques et sociétales difficiles, en Chine peut-être encore davantage qu’ailleurs : les manifestations de la population liées à des scandales environnementaux sont constantes.

Le député Zhai Yong, de l’Assemblée nationale populaire, décrit comment la Chine a dû construire un cadre juridique, totalement inexistant en matière d’environnement, au rythme de la croissance industrielle de ces trois décen‑nies. Dès 1979, le gouvernement a adopté un projet de loi sur la protection de l’environnement, concept officiellement inscrit dans la constitution en 1989. Depuis lors, le gouvernement central a publié une myriade de normes tou‑chant à la protection environnementale, notamment des textes sur la pollution de l’air et des eaux, les déchets solides, les études d’impacts sur l’environne‑ment, la production propre, la conservation énergétique et les énergies renou‑velables. Mais, comme une partie considérable de la législation chinoise, ce système étonnamment exhaustif et moderne a les plus grandes difficultés à être mis en œuvre : les gouvernements locaux sont davantage intéressés par

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la croissance économique de leur juridiction que par la protection environne‑mentale.

Pourtant le but d’un développement économique durable au lieu d’être seulement une quête de développement au rythme très rapide est à l’ordre du jour. Pour Huan Qinzhi, professeur au département d’Études marxistes de l’université de Pékin (Beida), une « économie verte » ne s’oppose pas à « une économie rouge ». Les aspirations des mouvements sociaux environ‑nementaux (société verte) se combinent à celles des mouvements ouvriers traditionnels (société rouge). La justice sociale et la durabilité écologique vont de pair à condition de définir le but fondamental de la croissance économique. C’est-à-dire répondre aux besoins fondamentaux des personnes, et non pas la soumettre à la loi du « profit maximum » du capital. « Dans une économie en croissance comme la Chine, explique‑t‑il, la croissance est simplement une condition nécessaire, et donc temporaire, dans un stade de développement à long terme qui mènera à la satisfaction des besoins de ses citoyens. La véri‑table menace écologique vient de la dépendance des Chinois à des seuls cri‑tères économiques. »

L’économiste Maxime Combes du mouvement Attac-France rappelle que l’échec de la conférence de Copenhague a engendré de nouvelles initiatives citoyennes dictées par l’urgence d’une justice climatique et d’une justice sociale. « La crise climatique révèle des dimensions sociales et inégalitaires autant pour ceux qui la produisent que pour ceux qui en subissent les consé‑quences. » Il décrit le travail de ces mouvements pour une transition éner‑gétique nécessitant de véritables régulations internationales et des politiques publiques nationales qui, loin de se limiter à quelques ajustements ponctuels et partiels, devront créer de véritables ruptures en mesure de répondre conjoin‑tement aux enjeux climatiques/environnementaux et sociaux.

Mais, regrette le professeur Josef Baum (Transform ! Autriche), la crise éco‑nomique et financière a en Europe relégué au second plan chez les politiques et dans l’opinion publique la crise climatique comme si les deux n’étaient pas liées. Il estime que pour les Chinois la crise actuelle est un défi et une opportunité qui doivent être utilisés pour faire des changements fondamen‑taux nécessaires en vue d’établir de saines et durables structures économiques et d’économiser l’énergie fossile.

Eva Steinfeld soulève la question de la transition énergétique de la Chine. Mais elle souligne qu’elle sera difficile compte tenu de la grande dépendance du pays au charbon (70 % de sa consommation d’énergie primaire) bien que le douzième plan quinquennal qui couvre la période 2011-2015 accorde une large place à la lutte contre la pollution et au développement d’une économie verte. Il fixe notamment l’objectif de faire passer de 8 à 11,4 % la part d’éner‑gie renouvelable dans la consommation d’énergie primaire, prévoit une ré‑duction des émissions de gaz à effet de serre, une diminution de 8 à 10 % des

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émissions de ses polluants majeurs, une augmentation du couvert forestier… En 2010, 177 milliards d’euros ont été investis dans des énergies propres soit 30 % de plus que l’année précédente selon le PNUD.

De nombreux intervenants pointent la prise de conscience populaire des problèmes environnementaux dans les années 1990, période marquée par l’industrialisation galopante. Elle est relayée par des centaines d’ONG – plus de 3 200 aujourd’hui. Mais, regrette Yu Jie, « la transparence et l’ouverture des informations sont limitées ».

Wang Quandian, de l’université de l’agriculture de Canton, pointe les prio‑rités fondamentales de changement de modèle de croissance économique, qui doit s’accompagner du développement de la participation des forces sociales. « En d’autres termes, dit‑il, nous devons promouvoir la démocratie, élargir la participation du public en fonction de la primauté du droit. C’est le moyen fondamental de réaliser la socialisation de la gestion environnementale. » Il décrit comment, ces dernières années, la population a participé à diverses mo‑bilisations pour protester contre des industriels irresponsables ou demander la fermeture de sites dangereux. À chaque fois, Internet a servi de relais aux protestataires. Il donne l’exemple de la ville de Xiamen, dans la province du Fujian. Ralliés par un message SMS transmis par téléphone portable, des mil‑liers de citoyens, majoritairement issus de la classe moyenne, sont descendus dans les rues de la ville à la fin du printemps 2007 pour dénoncer le projet de construction d’une énorme usine chimique produisant du paraxylène, un hydrocarbure aromatique utilisé dans la production de polyesters.

Si un ensemble hétérogène d’acteurs s’est structuré en Chine autour d’un discours environnemental et social commun et cohérent, il convient de souligner, rappelle Lutz Pohle, que ces engagements s’expriment dans des contextes et des étapes de développement différents de ce que nous connais‑sons dans les grands pays capitalistes. Au‑delà de ces différences, un certain nombre de convergences ont été identifiées.

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Traducteurs/traductrices

Traduction et relecture coordonnées par Dominique Crozat

Sandra Bacles– Francisco Louçã : Portugal : conséquences d’une sortie de l’euro– CMS : Les impasses du réformisme– Cornelia Ernst, Lorenz Krämer : Politique d’immigration européenne, tou‑jours pareil

Dominique Crozat– Carine Clément : Ce qui fait la force du mouvement contre les fraudes électorales à Astrakhan

Hervé Fuyet– Bob Jessop : Stratégie de gauche

Marie-Claude MacLaren– Horst Kahrs : Des Pirates à Berlin

Catherine Noone– Gabriele Habashi : Quelle démocratie ? La nouvelle Égypte retombe dans ses travers

Nora Pettex– Joachim Bischoff / Richard Detje : Démocratie économique, une alternative pour l’Europe ?– Dieter Klein : Réflexions sur un récit actuel de la Gauche. – Manuela Kropp, Anna Striethorst : La migration des Roms au sein de l’Union Européenne

Jonathan Rohman– Walter Baier : Danger à droite– Franco Russo : UE, le déclin de la démocratie

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Sommaires des derniers numéros(en français)

N° 3 - décembre 2008

Éditorial, Walter Baier

ActualitésLa social-démocratie c’est fini : il faut construire la « gauche d’après », Jean-Luc MélenchonCapitalisme : la crise du siècle, Joachim BischoffLes États-Unis après Bush : un lieu de désintégration familiale, et de changements personnels révolutionnaires, Harriet FraadDossier : les modèles sociaux européensLes effets de la finance sur les modèles sociaux européens, Jörg HuffschmidTravail et développement, Asbjørn WahlDe l’universalisme à la sélectivité ? L’émergence des politiques contre la pauvreté en Finlande, Susan Kuivalainen et Mikko NiemeläLes dualités du modèle social suédois, Daniel AnkarlooLe modèle scandinave et l’institution du marché du travail, Yann LelannL’État-providence, l’Union européenne et l’avenir, Erik MeijerLes luttes contre les fermetures d’entreprises : des défis nouveaux pour les syndicats, Richard Detje, Wolfgang Menz, Sarah Nies, Dieter SauerRéalités et délocalisations en Inde, Krishna Murthy PadmanabhanUne conscience de classe à construire, Christine MendelsohnL’UE et la Hongrie : colonisation, désindustrialisation, déstructuration, Judith MorvaLa « Méthode de Coordination Ouverte » et l’agenda social européen renouvelé de l’UE, Lutz BrangschGeneral Intellect : la gauche et la nouvelle main-d’œuvreL’attaque contre l’État-providence au nom de l’État-providence, José CasimiroLa Cour européenne de justice contre l’Europe sociale, Pierre Khalfa

ChroniquesL’« Autriche » : un ballon d’essai en Europe ?, Walter BaierLes accords d’association Union européenne-Amérique latine : prolongement de la stratégie de Lisbonne, Obey AmentUne enquête sur les acteurs de la transformation sociale, Michel Duffour, Louis WeberForum social européen. Altermondialisme et marxisme, Jorge Martin, Christophe

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Ventura, Elisabeth Gauthier, Alexander Buzgalin,Assemblée de la Charte des principes pour une autre Europe, Franco RussoLa démocratie déclinée au FSE, Patrick CoulonSciences et démocratie s’invitent au Forum social mondial, Janine Guespin-MichelEurope et migrations, Serge GuichardAprès le FSE de Malmö, quelques réflexions, Christian PilichowskiRéseauxPremière université d’été européenne d’ATTAC : un début qui a largement récompensé les efforts fournis, Sabine LeidigDéfier le patriarcat pour construire une autre Europe, Lilian Halls-FrenchVers un institut européen du salariat (IES), Bernard Friot, Lucy apRobertsà l’université d’été de la Gauche européenne a commencé la campagne : « Exigez de vivre luttez contre la précarité ! »Séminaire sur la démocratie participative et l’élaboration d’un budget participatif dans les collectivités territoriales, Javier Navascués, Walter Baier

Éditorial, Dominique CrozatLa gauche et le Parlement européen, Francis WurtzRetour à l’accumulation primitive et instruments financiers complexes, Saskia SassenMille millards de dollars pour sauver l’économie mondiale, Joachim BischoffDans cette crise, l’UE réussira-t-elle à être plus que la somme de ses parties ?, Lutz BrangschTransparence, crise financière et paradis fiscaux, Matti YlönenUrgence d’un appel à une société solidaire, Institut für Gesselschaftsanalyse der Rosa-Luxemburg-StiftungCrise et mouvement social en France, Maryse Dumas en entretien avec Elisabeth Gau-thier et Dominique CrozatLa mission de la gauche islandaise : sauver l’État-providence, Steingrímur Sigfússon en conversation avec Ruurik Holm« Refondation du capitalisme » et nouveaux défis pour la gauche, Renato SoeiroNouvelle crise d’un vieux système : propositions de gauche pour l’Europe, Elena PapadopoulouResponsabilités de la gauche face à la crise mondiale, Michalis SpourdalakisRadicaliser le programme : la réponse de la gauche à la crise, Euclide TsakalotosUne nouvelle phase du néolibéralisme : effondrements et conséquences pour la Suède, Daniel Ankarloo en conversation avec Patrik VulkanLe capitalisme et la crise au Danemark, Anders LundkvistCrise finanicère et refonte de la société du travail en Espagne, Armando Fernández Steinko

N° 4 - mai 2009

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La crise et la République tchèque : un point de vue politique de gauche, Jiŕí MalekLa crise en Pologne, Krzysztof PilawskiVers un tsunami bancaire et social Est/Ouest européen…, Catherine SamaryCrise financière et keynésianisme abâtardi : vers une nouvelle crise financière ?, Herbert SchuiNéocolonialisme agraire, Ignacio RamonetLes dangers et les opportunités de la crise globale, Gustave Massiah

Forum social mondialCrise et dynamique politique d’Amérique du Sud s’invitent au FSM de Belém, Obey AmentLa « vraie gauche » et les mouvements sociaux, Ignacio RamonetUn forum mondial sciences et démocratie à Belém, Janine GuespinTravail et globalisation, Gian Franco BenziCrise et nouvel internationalisme, Christophe VenturaDémocratie participative et démocratie économique, Chantal Delmas, Christian Pili-chowski, Judith Delheim, François AugusteCompte rendu des activités du réseau international Frantz Fanon au Forum social afri-cain, Réseau international Frantz Fanon

ChroniquesVisite à Gaza, Luisa MorgantiniLa mobilisation des peuples interpelle les politiques, Dominique CrozatBref bilan de cinq ans d’élections parlementaires chez les 27, Gaël De SantisAmérique latine et Caraïbes, des alternatives face à la crise, Julio GambinaLa face la plus sombre des employeurs néolibéraux, Sissy VovouLa Guadeloupe rassemblée contre les profits abusifs, Hélène RomieuxLa Martinique interroge son passé, Victor PermalMarxisme critique postsoviétique, Alexander Buzgalin

N° 5 - novembre 2009

Éditorial, Dominique Crozat, Elisabeth GauthierÉlections du Parlement européen : résultats ambivalents pour la gauche, Interview du président du Parti de la gauche européenne, Lothar BiskyImpact présent et à venir de la crise, François HoutartLe Honduras : anatomie d’un coup d’État, Leo Gabriel

Crise globaleCrise du capitalisme et horizons post-capitalistes, Pedro Paéz PérezL’Europe dans la crise ‒ sur le chemin des clivages, Joachim Bischoff, Richard DetjeL’État et la crise économique de 2008, George StathakisLes banques grecques dans les Balkans, Haris Golemis, Elena PapadopoulouLa bulle spéculative immobilière et le scandale de la titrisation en Italie, Walter de Cesaris

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Rapport critique sur la crise en Roumanie, Petre DamoL’âge des extrêmes ne fait que commencer…, Stephen Bouquinétude européenneLes effets de la crise financière sur les fonds de retraites privées, Richard Detje

Travail et précarisationPrécarisation et financiarisation, Marina GržinićLa promotion par l’État portugais des rapports de travail précaire dans les services publics, João RomãoVoyage au cœur de la transition. Sur la dépossession des travailleurs en Serbie, Ljubo-mir Bratic« Voir les choses comme elles sont » : les immigrés aujourd’hui en Europe, Dimitri Christopoulos

Propositions et stratégies de sortie de criseLes grandes régions du monde : enjeux et confrontations, Véronique SandovalQuelques problèmes de positionnements dans la crise actuelle, Pierre KhalfaAffronter la réalité — Stratégies pour accroître le « pouvoir de la base » à l’ère de lamondialisation néolibérale, Frances Fox PivenLa démocratie économique, une alternative à la crise, Dominique CrozatActes de résistance collectifs et personnels. Réseaux du féminisme DIY en Europe, Red ChidgeyL’université d’été de la gauche européenne en Espagne, Laura Tuominen,Dan Koivulaakso

ChroniquesQui et quoi est aujourd’hui de « gauche » ? Résultats d’une étude sur les milieux de sensi-bilité de gauche en Allemagne, Frank Kleemann, Uwe Krähnke, Ingo MatuschekLa construction d’une nouvelle alternative de gauche — La crise de la gauche et le cas de l’Al-liance de gauche en Finlande, Laura TuominenHongrie : la gauche perdue ?, Emilia Palonen

N° 6 - juin 2010Éditorial, Dominique Crozat

Découvrir deux grands intellectuels américainsSur la relation entre la précarité et le pouvoir d’État, Judith ButlerHistoire et critique du capitalisme, Moishe Postone

Porto Alegre : le monde dix ans aprèsDix ans après - Une courte introduction au dossier, Louis WeberLes Forums sociaux et la gauche en Amérique latine, Chico WhitakerSeuls les commencements sont toujours nouveaux, Walter BaierQuels défis pour le Forum Social Européen ?, Raffaella BoliniLa crise et l’avenir du FSE, Asbjorn Wahl

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De nouvelles orientations stratégiques pour les forums sociaux, Christophe VenturaLe bon et le mauvais à Copenhague, Lothar BiskyChangeons le système ! Pas le climat !, Déclaration des peuples au klimaforum09

L’Europe et la criseEurope, crise, alternatives, enjeux stratégiques pour la gauche européenne, Elisabeth GauthierCan pigs fly ?, Haris GolemisVains efforts ? Peine perdue ? Sur la nécessité d’une réorientation stratégique de la politique européenne des syndicats, Hans-Jürgen UrbanSommes-nous capables de « lire » le monde tel qu’il est ?, Jacques Fath

études européennesLa crise sociale en Europe : politique de précarité, ou passage vers un nouveau modèle de régulation sociale ?, Maria KaramessiniLa crise électorale de la social-démocratie : le grand recul des partis sociaux-démocrates européens(1950-2009), Gerassimos MoschonasRésultats électoraux de la gauche - Quelques éléments d’une enquête européenne, Barbara Steiner

ChroniquesLe savoir est un bien public, Marco Berlinguer

élections en EuropeÉlections régionales en France, Louis WeberItalie, les élections régionales 2010, Franco RussoÉlections en Grande-Bretagne, quel avenir pour la gauche ?, Gavin Rae« Démobilisation électorale et ségrégation politique : les leçons des régionales », Entretien avec Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen

Expériences de contructions politiquesÉquateur : reconnaissance de l’État plurinational pour renforcer la démocratie participa-tive, Victor Hugo JijónQuébec solidaire, introduction pour éventuel-le-s sympathisant-e-s, européen-ne-s, Simon Tremblay-PepinAnnée européenne de lutte contre la pauvreté : critique et alternative, Nicolas Muzi

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N° 7 - octobre 2010

Éditorial, Dominique CrozatCrises structurelles, Immanuel Wallerstein

Dossier :Conséquences sociales, politiques et écologiquesde la criseConséquences sociales, politiques et écologiques de la criseRésistances et perspectives. Présentation du dossier, Dominique CrozatLa grande crise : Europe et monde, Joachim BischoffDéfinir de nouveaux cadres pour coordonner la concurrenceentre les lieux de production, Lutz BrangschRésistances et luttes contre l’austérité en Europe, Table ronde : Elisabeth Gauthier, Alessandra Mecozzi, Peter Damo, Mirek Prokes, Yannis Almpanis, Jean-Michel Joubier, Christian Pilichowski, Willy van OoyenPolitiques européennes de crise, Jürgen Klute, Hanna PenzerL’Europe a besoin de plus d’union, Entretien avec Pervenche BerèsIntroduire de nouveaux objectifs au sein d’une organisation coordonnée, Miguel PortasAprès la journée d’action et l’euro-manifestation du 29 septembre 2010 à Bruxelles, Entretien avec Joël DecaillonRésistance à la politique de Sarkozy et perspectives alternatives, Pierre LaurentLes salariés grecs dans la crise et le programme du mémorandum,Petros Linardos-RulmondAlternatives à la crise : essai de comparaison des propositions de gauche, Frédéric VialeLa conversion automobile. Vers une « économie de reproduction » éco-socialiste,Mario CandeiasQuel avenir pour le secteur automobile européen ?, Gianni RinaldiniIndustrie automobile : propositions pour une transition juste, Christian Pilichowski

FSE/FSMUne nouvelle chance pour le FSE ?, Judith DelheimFSE : Passer de la parole aux actes, Franco RussoForum social des États-Unis et Forum social européen, défis stratégiques pour le Forum social mondial, Francine MestrumEn finir avec les politiques imposées à l’Afrique. Les défis posés à l’Afrique au cœur du Forum social mondial de Dakar, Entretien avec Demba Moussa Dembélé

études européennesLes Temps Modernes : Nouvelle attaque contre la durée du travail en Europe, Karola

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Boger, Thomas Händel, Frank Puskarev

Chroniques« Transformation » : Antonio Gramsci et Karl Polanyi, Walter BaierÉvaluer les coûts des émissions de CO2. Définir une base juste pour les négociations sur le climat au sommet mondial de l’Onu à Cancún, Helmut SelingerLe « nouveau concept stratégique de l’Otan » : assurer la défense des « sociétés moder-nes », Nils AnderssonQuelle alternative face à la droite aux Pays-Bas ?, Hans van HeijningenLe casse-tête belge, Francine MestrumLe problème de la gauche italienne. Origines et perspectives, Luciana Castellina

Note de lectureErnest Mandel, le refus obstiné du fatalisme et de la résignation, Michael Löwy

Éditorial, Dominique CrozatLe conflit des conflits dans la crise de la civilisation du capitalisme mondialisé, André ToselAu cœur de la « crise de civilisation » : la question du « bien vivre », Patrice Cohen-Séat

Dossier :Droite populiste et extrême en EuropeLa droite populiste et xénophobe radicalisée et la crise en EuropeIntroduction, Walter Baier, Elisabeth GauthierQue se passe-t-il en Europe à l’extrême droite du champ politique ?, Jean-Yves CamusMontée du populisme de droite en Finlande : « les Vrais Finlandais », Carl MarsLe désastre hongrois, Gáspár Miklós TamásLes trois sources de la « Liberté » ukrainienne : le nationalisme, la xénophobieet la « question sociale », Vitaly AtanasovCrise économique, crise institutionnelle et perspectives pour le mouvementsocial belge, Daniel ZamoraLa crise financière, une chance politique pour la nouvelle extrême droite, Dimosthenis Papadatos-AnagnostopoulosLuttes de pouvoir au paradis : les élections de 2010 à Vienne, Ulrike KruhComprendre le phénomène Wilders, Arjan Vliegenthart, Hans van Heijningen

N° 8 - juin 2011

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études européennes2010, année terrible. Les relations sociales à l’épreuve de l’austérité, Yves Lochard, Jean-Marie PernotMiracle allemand ?, Richard Detje, Wolfgang Menz, Sarah Nies, Dieter Sauer

ChroniquesFukushimaFukushima, mon horreur ou Le rêve d’une rationalité économique génère descatastrophes monstrueuses, Elmar AltvaterNagasaki, Fukushima : le second temps du risque nucléaire, Bernard Doray

Changement en Afrique du NordRévolution au Caire, Témoignage de Gabriele HabashiAccords sordides et politiques sans principes, Entretien avec Ben Hayes réalisé par Nick BuxtonEffets de domino dans les pays arabes, Joachim BischoffQue la révolution commence..., Francine Mestrum

BrésilLes défis de Dilma Rousseff et le rôle de la gauche, Iole Iliada Lopes

EuropePacte euro plus et impasse de l’intégration européenne. Introduction, Dominique CrozatLe Parti de la gauche européenne contre l’euro pacte, Interview de Pierre LaurentPourquoi l’Allemagne et les autres pays de l’euro ont besoin d’une autre Europe, Conrad SchuhlerLutte contre la pauvreté et l’exclusion en Europe, de la parole aux actes, Francis WurtzLa citoyenneté : un enjeu fondamental pour la démocratie, Marie Christine VergiatConférence sociale de printemps (Document)L’illégitimité du G 8 et du G 20, Nils AnderssonForum social mondial, Immanuel Wallerstein

Note de lectureTriste progrès. Sur le livre de Michael Löwy, Juifs hétérodoxes, romantisme, messia-nisme, utopie, Walter Baier

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N° 9 - Novembre 2011

Éditorial, Dominique Crozat

EssaiL’Union européenne et les dilemmes de la gauche radicale. Réflexions préliminaires, Gerassimos Moschonas

Dossier :Europe – Quel avenir ?L’Europe au cœur de la nouvelle phase de la grande crise, Joachim Bischoff, Bernhard MüllerAvenir de l’Europe : réflexions pour une stratégie alternative, Elisabeth GauthierCrise organique, crise du capitalisme financiarisé : scénarios, conflits, projets concurrents, Institut d’analyse des sociétés (Fondation Rosa Luxemburg)Comparaison des crises de 1929 et d’aujourd’hui. Crises, bulles, spéculations, Fritz WeberPour un salaire minimum européen, Stephen BouquinAustérité, dette, casse sociale en Europe : ça suffit !Coordonnons nos résistances ! Des alternatives démocratiques sont possibles etnécessaires !, Conclusions de la Conférence européenne du 31 mai 2011 (Bruxelles)La stratégie budgétaire à moyen terme de la GrèceLa politique du Mémorandum, Giannis BalabanidisLes réformes en République tchèque : vers un darwinisme social, Ilona Švihlíková

Mouvements en Europe et dans le mondeGrèceQuelques particularités de la crise grecque : démocratie, protection et contestation de la place Syntagma, Giorgos Tsiridis, Dimitri Papanikolopoulos

EspagneLe 15 mai et la révolution espagnole, Armando Fernandez Steinko

ItalieRévolution de l’eau. Expérience et portée du référendum, Tommaso Fattori

ChiliMouvement étudiant et social : quels enseignements ?, José Pinel, Josua Gräbener

IsraëlProtestation sociale de masse. « Le peuple exige la justice sociale ! », Michel Warchawski

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égypteAprès la révolution, c’est avant la révolution, Gabriele Habashi

Droite populiste et extrême en EuropeLa droite populiste et radicale en Europe, Walter BaïerLa montée des mouvements de droite radicale et des populistesxénophobes en Europe, René Monzat

NorvègeLe massacre d’Utøya et d’Oslo. Une nouvelle forme d’extrémisme de droite, Mathias WågExiste-t-il un populisme de droite en Allemagne aussi ?, Gerd Wiegel

ChroniquesDéfis et perspectives politiques en Europe et ailleursItalieTournant politique : la victoire du centre gauche aux élections de Milan en mai 2011, Giorgio Riolo

DanemarkÉlections danoises – un nouveau gouvernement, Inger V. Johansen

AllemagneDie Linke après les élections régionales de 2011, Cornelia Hildebrandt

FranceFront de gauche, le défi d’une véritable dynamique populaire, Dominique Crozat

Ex-YougoslavieL’autogestion dans l’ex-Yougoslavie : une expérience ambivalente, Boris Kanzleiter

Amérique latineLes nouveaux défis posés aux gouvernements progressistes d’Amérique du Sud, Véronique Sandoval

L’OCDE, instrument efficace de l’offensive libérale mondiale, Chloé Maurel

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