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Examen de conscience d’un homme de lettres • Départ d’un groupe de soldats pour la Libye Renato Serra Éditions de la revue CONFÉRENCE

Examen de conscience d’un homme de lettres • Départ d’un groupe de soldats pour la Libye

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Auteur : Renato Serra Traduit de l’italien et annoté par Christophe Carraud. Postface de Roberto Sandrucci. Un volume de 176 pages; format 12,5 x 18 cm, imprimé sur Fedrigoni Arcoprint 85 g par les Grafiche Veneziane. Deux textes, l’un de 1915, l’autre de 1912, forment la matière de ce livre. Ce sont les plus personnels de l’auteur, par ailleurs salué comme l’un des plus fins critiques littéraires de sa génération. Mais il ne s’agit plus de critique littéraire : il s’agit, devant l’événement dramatique des guerres (le conflit libyen, puis la Grande Guerre), de savoir dire à la fois l’immensité et la petitesse de toute vie, dans ce suspens de l’existence, cette vacance de l’esprit confronté à une dimension dont il n’a pas la mesure. Un « homme de lettres » s’interroge : qu’est-ce que la littérature dans un tel suspens ? Que peut-elle dire qui n’en accuse pas la vanité, alors même que l’on croit ardemment en elle ? Comment peut-on écrire l’histoire de l’immense, et qu’aura-t

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Examen de conscience d’un homme de lettres • Départ d’un groupe

de soldats pour la LibyeRenato Serra

Éditions de la revueC O N F É R E N C E

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Examen de conscienced’un homme de lettres.

Je crois que De Robertis a raison, quand il réclame pour lui et pour nous tous le droit de faire de la littérature, malgré la guerre.

La guerre… Cela fait à peu près huit mois que je me demande sous quel prétexte on a pu me donner licence de mettre tout le reste à part et de ne penser qu’à elle. Les jours passent, et le poids de ce compte à solder avec ma conscience m’ennuie et m’attire, tout comme l’ombre de ce que je n’ai pas voulu regarder grandit au coin de l’œil, obscure et engageante, jusqu’à ce qu’elle me fasse me retourner.

Or, il est sûr que nul n’a le droit de prendre congé de son coin du monde quotidien ; dépo-ser son bagage au bord de la route, son travail

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et ses habitudes, ses rêves, ses amours et ses vices, les envoyer promener, comme quelque chose qui serait soudain sans substance et sans liens ; y secouer la poussière du voyage, en tournant comme vers un destin révélé et décisif une âme légère, affranchie de toutes les responsabi-lités précédentes ; faire tous ces préparatifs, sans oublier le recueillement, l’angoisse et l’attente, et prendre ses dispositions pour partir ; et à la fin, ne pas bouger ; ne rien faire ; rester à la fenêtre et regarder. Eh bien ?

Il n’y a devant moi que mon ombre immo-bile, comme une caricature. Je la regarde depuis huit mois ; et je fais signe de la main à mes autres soucis de rester en arrière, parce que je n’ai pas le temps d’y veiller ; sérieusement, avec l’air d’un homme préoccupé. En attendant, je lis des jour-naux, je bavarde ; entre parenthèses, je cherche peut-être un prétexte pour me justifier ; et si je n’arrive pas à le placer dans la conversation, c’est seulement par un reste de pudeur. Ou plutôt parce que mes interlocuteurs m’intéressent trop peu pour que je prenne la peine de les mystifier.

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Je crois avoir dit, entre autres choses, que la littérature me dégoûtait, « en ce moment » ; et de toute façon, si je ne l’ai pas dit, j’ai fait comme ceux qui le disent (et, si je l’ai dit, j’ai dit la vérité).

Mais il est inutile que je m’amuse mainte-nant à ironiser sur le sujet, ce serait facile. Du reste, cette histoire de notre « participation person nelle à la guerre », ces derniers mois, avec toutes ses équivoques faites d’illusions et de naïvetés, avec ses nuances de ridicule, chacun peut la repasser en soi, s’il le veut ; la mienne n’est pas plus inté-ressante que celle des autres.

Pour l’heure, ce qui m’intéresse est la conclu-sion. Elle a beau être évidente et rebattue, je veux me la répéter ; je l’apprendrai.

La guerre ne me concerne pas. La guerre que d’autres font, la guerre que nous aurions pu faire… Je suis bien le premier à le savoir.

C’est une vieille leçon ! La guerre est un fait, comme tant d’autres dans ce monde ; il est énorme, mais il n’est que cela ; à côté des autres, qui ont été et qui seront : il n’y ajoute, n’y enlève rien. Il ne change absolument rien au monde.

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Pas même la littérature.Je veux la nommer aussi, parce qu’elle est la

chose qui me touche personnellement le moins, peut-être ; en marge de ma vie, comme une ami-tié d’occasion, à l’égard de laquelle j’ai encore moins le droit d’être injuste.

Et puis je ne dois pas oublier que j’ai eu quelque chose de commun — je me serais révolté, si on me l’avait dit ; mais c’était vrai aussi — avec tous ces braves gens, pleins de sé-rieux ; ils proclament depuis si longtemps qu’il est temps d’en finir avec elle, avec ces futilités et ces potins littéraires, et même qu’elle est finie ; enfin ! la saison de l’extravagance et de la déca-dence passée, l’esprit formé à des soucis plus graves et des enthousiasmes plus sains, nous atten-dons en silence l’aurore d’une littérature nouvelle, héroïque, grande, digne du drame historique, à travers laquelle l’humanité se retrempe par le sacrifice et le sang.

Répétons-le donc, avec toute la simplicité possible. La littérature ne change pas. Elle pourra connaître des interruptions, des pauses, dans

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l’ordre temporel : mais comme conquête spiri-tuelle, comme exigence et conscience intimes, elle reste au point où l’avait menée le travail des dernières générations ; et, quelle que soit la part qui en survit, c’est de là seulement qu’elle reprendra, qu’elle se poursuivra. Il est inutile d’attendre des transformations ou des renouvel-lements de la guerre, qui est autre chose ; comme il est inutile d’espérer que les hommes de lettres reviendront changés, améliorés, inspirés par la guerre. Elle peut les prendre en tant qu’hommes, en ce que chacun a de plus élémentaire et de plus simple. Mais, pour le reste, chacun demeure ce qu’il était. Chacun revient — chacun de ceux qui reviennent — au travail qu’il avait quitté ; fatigué peut-être, bouleversé, absorbé, comme s’il remontait du fond d’un fleuve : mais avec les dis-positions intérieures, les façons, les facultés et les qualités qu’il avait auparavant.

Il faudra rappeler ce qui se produit aussi à pré-sent, autour de nous, pour ceux qui prennent part à la guerre, non seulement comme hommes mais aussi comme lettrés ; les chroniqueurs racontent-

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ils beaucoup de choses sur des professeurs, des artistes, des écrivains, qui se soient dépouillés de leurs habitudes et mis à créer une nouvelle lit-térature pour les besoins nouveaux, selon l’esprit nouveau du moment qui passe ? Voyez en France : littérature de bataille, de foi, de simplicité : drama-turges et lettrés mondains qui font la chronique des tranchées ; et Barrès, Bergson, Boutroux, Claudel, Bédier ; chacun, dans les journaux, les conférences, les opuscules, a pris sa part de fatigue, active et utile ; et Rolland qui répond à Hauptmann ; et Péguy, et cent autres, qui tombent en première ligne. Ou en Italie ; combien de révélations, de dé-placements de gens qui ont changé de visage dans l’agitation qui nous emporte : des gens sérieux, estimés, de valeur, qui ont laissé voir des petitesses insoupçonnées de l’intelligence, des faiblesses, des bassesses de l’âme ; et d’autres, paresseux, qui se sont réveillés ; des esprits difficiles, qui sont deve-nus simples ; des âmes légères, vaines, qui ont obéi à la voix austère du devoir.

C’est ce que nous disons, et nous savons qu’il n’y a rien de vrai. Hormis quelques modifications

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d’accent entraînées par les circonstances, gain de simplicité ou surcroît d’emphase, hormis le changement matériel de sujets et d’occasions pour écrire, tout est comme avant ; une suite de la littérature d’avant, une répétition, éventuelle-ment, pour hâter le travail, qui profite des habi-tudes plus faciles et plus simples. Il n’y a jamais eu autant de rhétorique ni de plaqué* que dans ces produits de la guerre.

On ne parle pas des sonnets de Rostand, ni d’un autre académicien ; mais voyez les ballades de Paul Fort, parmi les plus froides et les plus mécaniques qui soient jamais sorties de sa plume délicieuse, et toutes les tirades de Barrès, à côté de pages superbes, du reste, à la force incisive et har-monieuse ; sans nier pour autant que tout puisse jouer son rôle, en pratique, et avoir son avantage.

Ainsi chez nous : D’Annunzio, par exemple, auquel nous pensons avec un certain orgueil et presque avec sympathie, depuis que sa « captivité à Babylone », très privée et très curieuse, est deve-nue avec le cours des événements une expression de l’Italie exilée, le cœur sur les champs de bataille

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où l’on défend à nouveau la civilisation latine ; et son retour a un sens qui nous fait tous espérer et douter. Il est sûr que D’Annunzio a gagné, en ce moment ; il a repris sa place parmi nous : il a re-trouvé la place d’où il semblait tombé. En réalité, malgré les circonstances et la fortune favorables, il n’a pas grandi d’un pouce : il n’a rien fait qui soit digne de cet apparent accroissement moral ; pour une lettre, de Paris assiégé, riche et magnifi-quement traversée de couleurs, que d’odes sur la résurrection latine, de phrases et de mots odieu-sement vieux et faux ! Comme si rien ne pouvait jamais changer pour lui.

Voulez-vous parler de Croce ? Il semble rapetissé, éloigné, confiné dans une acrimonie de pédagogue hésitant entre l’onctuosité et la hargne : il daigne consoler nos angoisses du haut de sa philosophie, sûr que tout, à la fin, n’est et ne peut être que bien, avantage et progrès, même dans cette guerre ; et il ne manque pas une oc-casion de donner entre-temps à notre partialité passionnée de petites leçons sur les mérites de la culture allemande, corrigeant les sottises avec

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un sourire qui est aussi une pique ou une mé-chanceté à l’endroit de toutes les tendances de la politique démocratique ou maçonnique ; et s’il arrive qu’il donne une fessée à un jeune homme un peu insolent, un de ceux qui ont le tort de le contredire trop souvent, tant mieux : car même le juste est un homme, et l’on ne peut lui refuser le droit de se laisser irriter, mettons, par Papini. Mais je ne sais ce qu’il y a de vrai dans cette im-pression : quand je crois n’être plus d’accord avec quelqu’un, je me désintéresse de ses affaires à cet égard, et ne m’en informe pas, au risque d’appa-raître gratuitement malveillant en admettant une inexactitude. Mais qu’importe ? Tout cela fût-il vrai, je sais que Croce ne sera ni rapetissé ni changé par un épisode quelconque, sympathique ou non, de sa vie politique ; quelques défauts de moraliste ou de sophiste n’avaient plus besoin de nous être révélés : et ils n’enlèvent rien à sa per-sonne réelle, de même que le sourire trop satisfait sur les lèvres ne nous dissimule pas le sérieux et la tristesse essentielle de l’âme. Croce est toujours Croce, en somme : et qu’il se trouve à présent si

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bien bras dessus bras dessous avec les Barzellotti, les Chiappelli et peut-être les Matilde Serao, est une affaire strictement familiale qui ne regarde que lui. S’il y a aujourd’hui quelque chose à lui reprocher, c’est dans les fragments d’éthique, où il parle de dire la vérité : pas dans les entretiens ni dans les articles.

Mais n’en va-t-il pas de même pour les autres ? Universitaires, journalistes, hommes de lettres, politiciens : ceux que nous étions habitués sinon à estimer, du moins à respecter comme des personnes et des esprits honnêtes, mêlés et unis par une subite affinité morale à ceux que nous ne songions même plus à mettre au rebut, des têtes vides et scélérates, des exaltés et des fanfarons, des bousilleurs et des trafiquants ; tout cela nous a dégoûtés, irrités, fait penser à une éruption de bassesse, de sottise et de lâcheté italiennes, dépas-sant même notre tolérance, qui était si étendue dans son mépris.

Mais c’était un excès qu’on peut pardonner comme impression, mais qu’on ne peut conser-ver comme jugement.

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Un De Lollis, mettons, ou un Missiroli, sim-plement pour mentionner deux des moins pires, n’ont rien perdu de l’estime qu’ils pouvaient mériter ; du reste, nous savions auparavant déjà que l’un était un doctrinaire chez qui l’effort de l’esprit — pour ne rien dire de l’ambition — pouvait arriver à la connaissance mais non à la pénétration des choses historiques et artistiques, et que l’idéalisme de l’autre pouvait avoir de la bonne volonté et de l’ardeur, mais non des idées, et plus d’orgueil solitaire que de pensée. Mérites et misères n’ont pas changé en eux comme ils ont changé ailleurs : là où, à la fois, le sérieux de la cause et l’utilité de l’action ne nous ôtent certes pas le sentiment de chaque fausse note, de chaque exagération et de chaque banalité, fussent-elles de bonne foi ; mais il y a aussi celles de mauvaise foi, comme il y a, dans le tas, les vaniteux, les ambitieux, les conférenciers de luxe et les char-latans, les opportunistes et les fanatiques, chacun avec son passé, ses habitudes mentales, ses soup-çons moraux dont la nouvelle compagnie ne suffit pas à les purifier. Ajoutez que même parmi

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les meilleurs, peu ont eu des bonheurs d’expres-sion et le sens de la circonstance : ne parlons pas de qualité littéraire ; pour un Prezzolini, qui a eu des moments de sérieux et d’autorité plus mûre dans ses observations du vrai, ou pour un Panzini, qui a écrit ici et là, dans son trouble, trois ou quatre vagues feuillets d’une nudité et d’une douceur pures, combien d’autres sont restés infé-rieurs à eux-mêmes, et n’étaient ni dans le ton, ni à leur place ! Mais, si on laisse de côté les épisodes particuliers, pas de surprise. La polémique de la guerre — la guerre, en somme — a changé les groupes, pas les physionomies ni les personnes. Elles sont restées telles quelles, au fond : ni meil-leures, ni pires. Elles sont aujourd’hui unies, et se diviseront demain, selon les différences que l’ac-cord et la coopération d’un instant ne peuvent effacer.

C’est assez déplaisant. On voudrait qu’entre les compagnons d’une heure et d’une passion, quelque chose de commun restât pour l’éternité. Et ce n’est pas possible. Chacun doit revenir à son chemin, à son passé, à son péché.

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Toujours le même refrain : la guerre ne change rien. À soi seule, elle n’améliore pas, ne rachète pas, n’efface pas. Elle ne fait pas de miracle ; ne paie pas les dettes, ne lave pas les péchés. Dans ce monde, qui ne connaît plus la grâce.

Le cœur peine à l’admettre. Nous voudrions que ceux qui ont peiné, souffert, résisté pour une cause qui est toujours sainte, quand elle fait souffrir, sortissent de l’épreuve comme d’un bap-tême : plus purs, tous. Et ceux qui meurent, au moins ceux-là, qu’ils fussent grandis, sanctifiés ; sans tache et sans faute.

Mais non. Ni le sacrifice ni la mort n’ajoutent rien à une vie, à une œuvre, à un héritage. Le tra-vail qu’on a accompli reste ce qu’il était. Nous manquerions au respect dû à l’homme et à son œuvre, si nous mettions à son évaluation des cri-tères extérieurs, formulions des vœux de sympa-thie, ou plutôt de piété. Ce qui est une offense : à l’égard de celui qui a travaillé sérieusement ; à l’égard de celui qui est mort pour faire son devoir.

Je parlais auparavant d’hommes de lettres et je pensais à ce pauvre cher Péguy. Comme nous

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aurions voulu, après avoir appris sa fin, lui ac-corder un instant un peu plus que la poésie et le bonheur auxquels tendait la peine de sa vie ! Je me rappelle avoir relu de nombreuses pages de son Mystère avec une attention et un soin presque douloureux ; pour découvrir finalement dans la sincérité de ce langage si laborieux, scrupuleux et tenace, la beauté et la force lyriques que je n’avais jamais su voir auparavant : qu’il n’y a pas. Ainsi ai-je continué à honorer sa mémoire, sur les pages un peu sombres et solides de ses petits livres, où sont écrites sa jeunesse, sa mystique et sa bataille, point par point, pas à pas, prise par prise, avec cette complication qui semble enchevêtrée, fragmentée, et qui est simple et adhérente comme les pas d’un campagnard sur la terre ; j’ai conti-nué à honorer sa mémoire, avec une mélancolie que l’humilité rendait plus douce. Nul besoin de grandir l’homme qui écrivit Notre Jeunesse, qui parlait des gringalets de 75 si grêles, ou de lui, paysan si noueux et rugueux : la guerre l’a arrêté, l’a couché sur le sol de son pays, calme, solide, su-périeur à tous nos mouvements d’une admiration

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inutile, comme aux regrets et aux résipiscences. Et me venaient à l’esprit aussi Rolland et d’autres de cette littérature d’avant-garde, envers qui je regrette mon peu de sympathie et mon manque de justice : maintenant qu’ils font leur devoir si noblement, après avoir eux aussi, par leur ardeur morale, leur effort et leur courage, contribué au renouvellement intérieur de la nation, qui, après avoir été l’orgueil d’une minorité élue, est deve-nu aujourd’hui le commencement d’une force commune et merveilleuse. Devrons-nous donc rappeler aussi dans un autre esprit les preuves et les audaces d’une littérature qui était l’anticipa-tion d’un avenir héroïque ? Mais il est inutile de poursuivre. Je connais la réponse que je trouverai toujours à la fin, quelle que soit ma manière de travestir la question.

Aujourd’hui est une chose, hier en fut une autre. La force morale et la vertu présentes n’ont pas de rapport direct avec ce qu’il y avait de mé-diocre, de pauvre et d’approximatif dans certaines tentatives littéraires. La guerre a révélé des soldats, non des écrivains.

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Elle ne change pas les valeurs artistiques et ne les crée pas : elle ne change rien dans l’univers moral. Dans l’ordre des choses matérielles non plus, pas plus que dans le domaine de son action directe…

Qu’est-ce qui changera sur cette terre fati-guée, après qu’elle aura bu le sang de tant de mas-sacres : quand les morts et les blessés, les torturés et les abandonnés, dormiront ensemble dans la glèbe, et que l’herbe au-dessus sera tendre, bril-lante, nouvelle, pleine de silence et de luxe au soleil du printemps qui est toujours le même ?

Je ne fais pas le prophète. Je regarde les choses comme elles sont. Je regarde cette terre qui porte la couleur sèche de l’hiver. Le silence fume dans une vapeur violette qui s’élève des vestiges du monde oublié, laissé au froid de l’espace. Les nuages dor-ment immobiles sous la crête des monts qui se serrent et se chevauchent ; et l’on sent sous le ciel vide la fatigue des vieilles routes poussiéreuses et usées gisant au milieu de la plaine sombre.

Je ne vois pas les traces des hommes. Les mai-sons sont petites et dispersées comme des ruines ;

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un vert opaque et muet a égalisé les sillons et les sentiers dans la monotonie du terrain ; et il n’y a ni son, ni voix, sinon le murmure du brouil-lard qui monte et du ciel qui s’abaisse ; les lentes vagues de brume s’effondrent en cendre froide.

Et la vie continue, attachée à ces ruines, imprimée dans ces sillons, cachée dans ces rides, indestructible. On ne voit pas les hommes et l’on n’entend pas leur fourmillement : ils sont petits, perdus dans la tristesse misérable de la terre ; il y a si longtemps qu’ils y sont qu’ils ne font plus qu’un avec elle. Les siècles ont succédé aux siècles ; et ces troupeaux d’hommes sont toujours restés dans les mêmes vallées, entre les mêmes montagnes : chacun à sa place, dans une agitation et un brassage interminables qui se sont tou-jours arrêtés aux mêmes frontières. Peuples, races, nations, campent depuis près de deux mille ans dans les plis de cette croûte durcie : flux et reflux, superpositions et inondations soudaines ont par-fois noyé les limites, balayé les contrées, boule-versé, détruit, modifié. Mais si peu, si brièvement. Les traces des mouvements et des passages se sont

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usées dans le piétinement confus des routes ; et alentour, dans les champs, dans les sillons, entre les pierres, la vie a continué, égale ; elle a à nou-veau pullulé de semences cachées, avec la même forme, le même son des langues et les mêmes liens obscurs, qui font de tant de petits êtres di-visés une seule chose, à l’intérieur d’un cercle indéfinissable et précis : la race, qui renouvelle à travers cent générations différentes la forme des crânes gisant inconnus sous les couches d’une terre millénaire, et l’accent, et la loi non écrite.

Qu’est-ce qu’une guerre au milieu des ces créatures innombrables et tenaces, qui conti-nuent à creuser chacune son sillon, à fouler son sentier, à faire des enfants sur la glèbe qui couvre les morts ; interrompues, elles reprennent ; chas-sées, elles reviennent ?

La guerre est passée, avec ses dévastations, ses déroutes ; et des millions d’hommes ne s’en sont pas aperçus. Les individus sont tombés, ont fui ; mais la vie est restée, irréductible dans son ani-malité instinctive et primordiale, et pour elle le retour du soleil et des saisons a plus d’importance

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à la fin que toutes les guerres, rumeurs fugaces, coups sourds qui se confondent avec le reste du tourment et de la douleur fatale dans l’acte de vivre.

Et cent ans, mille ans après, la guerre qui revient se heurte aux mêmes digues, ramène aux mêmes embouchures les groupes d’hommes chassés ou tirés des mêmes demeures. C’est la même marée humaine qui a débordé sur le Rhin et le long des Flandres, a inondé les plaines ger-maniques et sarmates, et s’est brisée au pied des monts. On combat dans les mêmes champs, on chemine par les mêmes routes.

Il est vrai que cette fois, une vague profonde semble avoir soulevé irrésistiblement les couches les plus anciennes de l’humanité établie dans les régions d’Europe ; ce n’est pas une aventure ou un trouble local, mais un mouvement de peuples entiers arrachés à leurs racines. Il y avait eu aux premiers jours une impression indicible : comme si le temps des grandes invasions était revenu, par quoi une race peut prendre la place d’une autre ; l’Europe n’avait pas vu cela depuis près de deux

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mille ans : c’étaient les barbares d’alors, les masses du peuple nouveau, qui quittaient les lieux où elles s’étaient finalement établies, quand la marée se retira ; et pendant tout ce temps, mouvements et bouleversements partiels ne les avaient plus déplacés durablement.

Il est probable qu’ils ne seront pas dépla-cés non plus cette fois-ci. Nous n’aurons peut-être pas davantage de superpositions, de celles du moins qui n’ont pas la force de détruire la vitalité piétinée d’une race, qui renaît peu à peu comme l’herbe foulée et circonvient, macère et absorbe en soi l’élément étranger ; comme il arriva à l’élément germanique qui avait inondé l’Europe occidentale et méridionale, y resta à la fin des invasions et fut à nouveau bu par nos terres.

On entend déjà les marées contraires se rencontrer et refluer des brisants qui n’ont pas changé.

Et à la fin tout retrouvera à peu près sa place. La guerre aura liquidé une situation qui existait déjà, elle n’en aura pas créé de nouvelle.