Examen de conscience

Embed Size (px)

Citation preview

  • 7/23/2019 Examen de conscience

    1/5

    Examen de conscience aprs la tuerie de Hbron (fvrier 1994)

    Le 25 fvrier 1994, un Isralien dorigine amricaine nomm Baruch (Baroukh) Goldstein, qui tait un adepte dumouvement dextrme droite fond par Mer Kahane, pntra dans lespace rserv la prire musulmane au sein du

    Tombeau des Patriarches Hbron et ouvrit le feu, tuant 29 personnes avant dtre lynch par la foule. Ce massacresuscita une vive motion en Isral, dans les territoires palestiniens et dans le monde entier.

    Voici lditorial que jai consacr cet vnement, au lendemain des faits, dans le mensuel juif franaisLArche.Je nai pas chang un mot au texte, sauf la transcription du prnom hbraque de Goldstein sous la forme Baruch, quiest consacre par lusage. Des notes informatives ont t ajoutes.

    M. W.

    Examen de conscience

    par Mer Waintrater

    Editorial de LArche, avril 1994

    Il ne suffit pas de condamner la tuerie de Hbron. Il faut se demander commentcela a t possible

    Si personne, ou presque, na os justifier le massacre de Hbron [1], il sest trouv des Juifspour prsenter, face la rprobation gnrale, un trange argument. Voyez, disent-ils, les crimescommis par les dfenseurs de la cause palestinienne, le terrorisme aveugle de Munich [2] et deMaalot [3], les attentats de Copernic [4] et de la rue des Rosiers [5], et lassassinat de civilsisraliens avant et aprs le geste de Baruch Goldstein [6] Beau raisonnement, en vrit. LEtat

    juif doit-il, pour mieux marquer son insertion au Proche-Orient, saligner sur les comportementsquil na cess de dnoncer, et faire du terrorisme anti-arabe une arme lgitime? Ses dirigeantsdevraient-ils ne pas sarrter en si bon chemin et, dans la foule, abolir en Isral le rgimedmocratique, pourchasser les opposants, cesser de respecter les Droits de lhomme et interdire le

    pays aux infidles? Cette dmonstration par labsurde devrait suffire nous convaincre quil fautmettre fin, au plus tt, une apologtique mal place. Toute tentative pour expliquer labomination

    en la situant dans son contexte ne peut que causer du tort Isral, car elle enferme celui-ci dansun contexte de fanatisme et de violence que ses fondateurs ont toujours refus.

  • 7/23/2019 Examen de conscience

    2/5

    2

    Au cours de la guerre dIndpendance, en 1948, Nathan Alterman pote quasi-officiel delestablishment sioniste fut inform dun cas o des combattants juifs staient conduits demanire inadmissible envers la population civile arabe. Il en fit le sujet dun pome violent et muintitul Al zot (Pour cela), o il dnonait le comportement des militaires. Le pome fut dabordinterdit par la censure. Mais lorsque David Ben-Gourion en prit connaissance, il donna lordre de lediffuser dans toutes les units du jeune Etat.

    En agissant ainsi, Ben-Gourion nobissait pas seulement un impratif moral; il dfendaitles intrts vritables dIsral. Car un peuple qui ne sait pas respecter, jusque chez ses adversairesles plus acharns, la valeur de la personne humaine, ce peuple-l ne sera jamais libre. A linstant onous sommes infidles lthique non pas seulement lthique juive, mais ce sentiment de

    justice qui fait partie du patrimoine universel , cest nous-mmes que nous affaiblissons. Voilpourquoi on ne saurait mettre en balance les atrocits des uns avec les atrocits des autres. Danscette sordide comptabilit des victimes que lon prtend nous faire tenir, les victimes palestiniennesde Baruch Goldstein sont au passif, aux cts des victimes juives du Fatah et du Hamas.

    Il est vrai que certains Arabes ou pas ont t aussi prompts dnoncer lattentat de Hbronquils avaient t rticents condamner les attentats commis contre des Juifs. Il est vrai aussi quedes circonstances diverses, telles que lducation de Baruch Goldstein ou le climat de tension quirgne dans les territoires, ont influ sur ce geste criminel. Mais tout cela ne change rien notreattitude de principe. Autant nous pouvons nous dissocier de certaines condamnations lorsquellessont formules par dautres, autant la condamnation que nous portons doit tre sans quivoque. Onne peut admettre que ceux qui ont jadis justifi les crimes de Maalot et de Munich, et qui fontencore preuve dindulgence envers le terrorisme antijuif en Isral ou ailleurs, rservent leur

    indignation au seul crime de Hbron; mais on ne saurait davantage, lorsquon a condamn Munichet Maalot, trouver des circonstances attnuantes au crime de Hbron.

    En ralit, sil est un enseignement tirer de laffaire de Hbron, cest que les Juifs, laisss eux-mmes, sont des hommes comme les autres, capables du meilleur et du pire. Bien des Juifsstaient navement accord une prsomption gnrale dinnocence selon laquelle, sils pouvaientmal faire, ils ne pouvaient faire le mal. Voici, sil en tait besoin, la preuve du contraire. Les Juifsnont pas dans leurs gnes la rectitude ou la cupidit, la compassion ou la cruaut. Il ne suffit pasnon plus de natre dans une famille pratiquante, ou dtudier dans uneyshiva, ou dadhrer la

    plus stricte orthodoxie pour avoir un comportement thique: qui en douterait encore (les exemplescontraires ne manquaient pourtant pas, en Isral comme dans les communauts diasporiques), le casde Baruch Goldstein offre une illustration clatante. On ne saurait compter sur un mystrieuxgyroscope moral qui nous ferait chapper auyetser hara, ce penchant au mal qui fait partie de lmehumaine. Si lon veut prmunir les Juifs contre le mal, il importe de crer des conditions o ils neseront pas tents de le commettre, et cela est principalement laffaire des politiques. Reste le pointde vue moral, qui nous concerne tous.

    A la suite de lattentat de Hbron il y a eu, et il y aura encore, des vnements de toute sorte,

    des regrets publics et des commissions denqute [7], des ralignements politiques et des va-et-vientinternationaux, et hlas de nouvelles actions terroristes dguises en actes de vengeance. Rien,cependant, ne nous dispensera de faire notre examen de conscience collectif sur ce qui est sans

  • 7/23/2019 Examen de conscience

    3/5

    3

    doute, selon lexpression du prsident Ezer Weizman [8], la pire chose qui nous soit arrive danslhistoire du sionisme: le moment o un homme, juif et isralien, sest cru autoris, au nom du

    judasme et du sionisme, assassiner des dizaines de ses semblables pour la seule raison quilstaient musulmans et palestiniens.

    Aux temps anciens, lorsque le corps dune victime tait trouv prs dune cit juive ce quisignifiait que le meurtrier inconnu avait pu tre un Juif , les dirigeants de la ville accomplissaientun rite de purification connu sous le nom de egla aroufa, au cours duquel ils prononaient la phrase:Nos mains nont pas vers ce sang. Le rite navait pas valeur dexpiation: lassassin demeuraitcoupable, et il devait tre chti aussitt dcouvert. Il tait vident, par ailleurs, que les dirigeantsde la ville ntaient pas souponns davoir eu part au meurtre. Mais on pouvait leur reprocher dene pas avoir fait le ncessaire pour prvenir le crime, par exemple en refusant abri ou protection lavictime, et cest de ce soupon-l quils devaient saffranchir. La formule rituelle ainsi rpte taitdonc, en mme temps quune rpudiation de lacte rcemment commis, un engagement collectif crer les conditions pour que de pareils crimes ne se reproduisent pas, et un avertissement

    dventuels assassins quils ne trouveraient, parmi leurs concitoyens, ni soutien ni comprhension.Dans notre cas, les victimes sont connues, et lassassin galement. Cest la communaut dont cedernier est issu et, quels que soient notre chagrin et notre colre, nous ne pouvons le nier, il estdes ntres qui doit tirer les leons dun pareil crime.

    Il faut saluer, cet gard, le geste des dirigeants israliens et des responsables juifs dans lemonde, qui ont non seulement condamn lattentat mais prsent leurs excuses aux victimes ainsiquaux communauts arabes et musulmanes. Ce geste inhabituel (combien a-t-il fallu attendre pourque des voix autorises assument, et avec quelles rserves, la part de la France dans les crimes de la

    collaboration [9], dont la Rpublique ntait pourtant pas plus directement coupable que lEtat juifne lest de lacte de Baruch Goldstein? et combien faudra-t-il attendre pour que des dirigeants

    palestiniens expriment leurs regrets au sujet du terrorisme anti-isralien et anti-juif commis pourtant leur initiative?), ce geste-l est lhonneur du peuple juif, et il doit relguer dans loubli lesquelques propos discordants qui se sont malheureusement fait entendre ici ou l. Tout comme est lhonneur de la dmocratie isralienne le travail de la commission denqute qui, mme (ou:surtout?) lorsquelle met en cause le comportement de divers responsables israliens, permet de

    prciser les normes morales qui fondent lEtat sioniste.

    Le peuple juif tout entier doit tre solidaire dIsral, comme il la t en dautres preuves, etil doit rpter lui aussi: Nos mains nont pas vers ce sang. Lorsque nous dnonons ce crime entant que Juifs, nous nous affirmons non pas solidaires de ce qui a t commis mais responsablesdviter que cela ne se reproduise. Nous devons, pour cela, mettre fin une bonne conscience

    benote que les prophtes dIsral dnonaient dj et qui est, peut-tre, notre pire ennemi. Nousdevons reconnatre quil y a, parmi les Juifs (en Isral, mais pas seulement en Isral; aux Etats-Unis,mais pas seulement aux Etats-Unis), des boutefeux et des exalts, des racistes et des assassins en

    puissance. Ils ne sont pas plus nombreux quau sein des autres peuples ils le sont mme, joselesprer, un peu moins , mais ils existent.

    Baruch Goldstein nest pas seulement le produit dune sous-culture amricaine de la violence;il est aussi le produit dune sous-culture juive du fanatisme. La question nest pas de savoir

  • 7/23/2019 Examen de conscience

    4/5

    4

    comment il a agi, ni quelles furent exactement ses motivations personnelles; un autre, animdintentions semblables, se serait comport dune manire diffrente et tout aussi apparemmentimprvisible. La vraie question consiste identifier en notre sein la pulsion dinhumanit qui a purendre possible un pareil geste. Cet examen de conscience, nous le devons tous les hommes de

    bonne volont dont le soutien na jamais failli et qui vivent ces heures dans la mme consternation.Et nous le devons cette image du peuple juif que chacun de nous, sa manire, porte en soi, etdont le crime de Hbron est le dni absolu.

    NOTES

    1.Hbron: dans cette ville de Cisjordanie se trouve un grand btiment qui, selon la traditionjuive, contient le tombeau du patriarche Abraham, de sa femme Sarah, ainsi que dIsaac, Jacob,Rbecca et La. Comme il sagit l des anctres du peuple juif, et que dautre part cette tradition at entrine par lislam, le Tombeau des Patriarches est devenu un lieu saint pour les deuxreligions. Depuis 1967, laccs ce lieu est rglement par les autorits israliennes de sorte que

    juifs et musulmans peuvent sy rendre sparment et sans risque daffrontement. Baruch Goldsteina pu accder lespace de prire musulman, o il a commis le massacre, parce quil portait sonuniforme isralien de mdecin de rserve.

    2.Le 5 septembre 1972, lors des Jeux Olympiques de Munich, un commando palestinien quistait introduit dans le village olympique attaqua la dlgation isralienne durant son sommeil. Aucours de lattaque et de la prise dotages, 11 sportifs israliens furent tus.

    3. Le 15 mai 1974, au petit matin, un commando palestinien venu du Liban prit le contrledune cole dans la petite ville isralienne de Maalot, aprs avoir tu 4 personnes en chemin. Danslcole dormaient des coliers venus en excursion; 22 enfants furent tus lors de la prise dotages.

    4.Le 3 octobre 1980, un attentat la bombe contre la synagogue de la rue Copernic Paris fit4 morts et 20 blesss. Lattentat fut dabord attribu une organisation dextrme droite, mais trsvite il apparut que lorigine tait proche-orientale. Nul na t traduit en justice pour ce crime (une

    procdure dextradition est en cours avec le Canada).

    5. Le 9 aot 1982, une fusillade contre le restaurant juif Goldenberg, rue des Rosiers Paris,fit 6 morts et 22 blesss. Une organisation palestinienne fut dsigne comme responsable delattentat, mais les coupables nont jamais t interpells.

    6.Durant les cinq mois qui se sont couls entre la signature des accords isralo-palestiniensdOslo (septembre 1993) et le massacre de Hbron, 23 attentats palestiniens ont t commis (dont 9revendiqus par le Hamas, 4 par le Jihad islamique et 3 par le FPLP), faisant 29 morts israliens. Aucours de douze mois qui suivront le massacre de Hbron, on dnombrera 33 attentats, qui feront 92morts.

    7.La commission denqute prside par le prsident de la Cour suprme, Mer Shamgar,rendra le 26 juin 1994 un rapport dont il ressort que le massacre (qualifi de crime ignominieuxet impardonnable) tait luvre dun homme isol et que rien ne permettait de le prvoir. Lerapport critique par ailleurs lorganisation des services de scurit israliens et prconise divers

    changements dans la situation Hbron, notamment au Tombeau des Patriarches. Le texte anglaisdu rapport est disponible en ligne: http://www.mfa.gov.il/mfa/aboutisrael/state/law/pages/commission%20of%20inquiry-%20massacre%20at%20the%20tomb%20of%20the.aspx

  • 7/23/2019 Examen de conscience

    5/5

    5

    8. La condamnation, au sein de la vue publique isralienne, est pratiquement unanime. Lepremier ministre, Itzhak Rabin, dclare solennellement devant la Knesset que Goldstein et sespareils nappartiennent ni la communaut dIsral ni au mouvement sioniste. Les chefs delopposition de droite, commencer par Benyamin Netanyahou, expriment une condamnation sansnuance, de mme que les grands rabbins dIsral et que la majorit du mouvement desimplantations dont se rclamait Goldstein. Seules quelques voix discordantes se font entendre dansles milieux extrmistes. Quant au parti dont se rclamait Baruch Goldstein, le Kakh (initialeshbraques de Kahane la Knesset, du nom du fondateur du mouvement, Mer Kahane, qui entre-temps avait t assassin en 1990 par un Egyptien lors dune confrence publique New York), ilest interdit par le gouvernement sur la base de la lgislation anti-terroriste. Cela nempchera pasles hritiers de Kahane de poursuivre une activit politique trs minoritaire, certes, mais nuisible.Et la tombe de Goldstein deviendra un lieu de recueillement pour quelques ultras.

    9.Cet article a t crit au dbut de lanne 1994, donc un peu plus dun an avant les parolesprononces le 16 juillet 1995 par Jacques Chirac, frachement lu prsident de la Rpublique, lorsde la commmoration de la Rafle du Vl dHiv o quelque treize mille Juifs furent arrts les 16 et

    17 juillet 1942 par la police franaise et livrs aux Allemands: Oui, la folie criminelle deloccupant a t seconde par des Franais, par ltat franais.