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EXISTE-T-IL UNE MANIÈRE DE VOIR ORGANISATIONNELLE ? De l'intérêt de suivre les « practices of seeing » en organisation Sylvie Grosjean S.A.C. | Revue d'anthropologie des connaissances 2014/1 - Vol. 8, n° 1 pages 143 à 177 ISSN 1760-5393 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2014-1-page-143.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Grosjean Sylvie, « Existe-t-il une manière de voir organisationnelle ? » De l'intérêt de suivre les « practices of seeing » en organisation, Revue d'anthropologie des connaissances, 2014/1 Vol. 8, n° 1, p. 143-177. DOI : 10.3917/rac.022.0143 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour S.A.C.. © S.A.C.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 02/04/2014 10h14. © S.A.C. Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 02/04/2014 10h14. © S.A.C.

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EXISTE-T-IL UNE MANIÈRE DE VOIR ORGANISATIONNELLE ?De l'intérêt de suivre les « practices of seeing » en organisationSylvie Grosjean S.A.C. | Revue d'anthropologie des connaissances 2014/1 - Vol. 8, n° 1pages 143 à 177

ISSN 1760-5393

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2014-1-page-143.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Grosjean Sylvie, « Existe-t-il une manière de voir organisationnelle ? » De l'intérêt de suivre les « practices of seeing »

en organisation,

Revue d'anthropologie des connaissances, 2014/1 Vol. 8, n° 1, p. 143-177. DOI : 10.3917/rac.022.0143

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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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existe-t-il une manière de voir organisationnelle ?

De l’intérêt de suivre les « practices of seeing » en organisation

sylvie GROSJEAN

RÉSUMÉ

L’objectif de cet article est de saisir les «  practices of seeing  » s’accomplissant au sein d’une organisation et de suivre la constitution progressive d’une manière de voir organisationnelle soutenant la production de connaissances. Notre étude contribue à l’analyse de « practices of seeing » dans leur dimension située, incarnée et matérialisée. Pour ce faire, nous présenterons une étude ethnographique qui a eu lieu dans une compagnie d’arpentage, au cours de laquelle nous avons observé et filmé les activités quotidiennes de professionnels (techniciens d’arpentage, géomètre, dessinateurs). Nous montrons que le travail d’arpentage repose sur la capacité des acteurs organisationnels à « voir » et « faire voir » des indices pertinents afin de pouvoir produire des connaissances relatives à l’espace sur lequel ils enquêtent. Pour conclure, nous discuterons le fait que les acteurs organisationnels sont engagés dans un travail de fabrication de « prises visuelles » qui leur permet de construire une manière de voir partagée et de produire un jugement sur un terrain donné.

Mots clés  : practices of seeing, analyse des interactions, microethnographie, agencements, prises

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INTRODUCTION

La plupart des études organisationnelles abordant la question de la vision, l’examinent sous l’angle stratégique et renvoient à l’idée de mission, de raison d’être de l’organisation (Acevedo & Warren, 2012). Dans la plupart des travaux, une attention particulière est portée sur la communication d’une vision, sur la définition d’une vision, etc. (Collins & Porras, 1991 ; Morris, 1987 ; Filion, 1996). Or ce qui va nous intéresser dans cet article, ce sont les « manières de voir » (« ways of seeing ») (Goodwin, 1994, 1995), les « practices of seeing » (Goodwin, 2001  ; Styrhe, 2010a) qui sont au cœur de toutes organisations. C’est donc la question de la vision, mais plus spécifiquement du « voir » en contexte organisationnel qui est ici au cœur de notre réflexion. En effet, de nombreuses activités de travail reposent sur les capacités visuelles des professionnels  ; pensons au domaine de l’architecture (Ewenstein & White, 2007  ; Styrhe, 2011), de la construction (Nicolini, 2007), de la production télévisuelle (Broth, 2009), de la recherche (Vertesi, 2012 ; Viteritti, 2012) et de la médecine (Mondada, 2003). Les analyses présentées dans ces travaux suivent les pratiques accomplies en situation par des professionnels et montrent que voir certains phénomènes (qu’ils soient réels ou imaginés) repose sur la capacité des acteurs à manipuler des technologies, à mouvoir leurs corps, à dire, nommer, décrire les phénomènes observés ou imaginés.

On constate donc qu’il existe au sein des organisations une manière de regarder, de voir certains phénomènes afin d’élaborer une analyse, de prendre une décision, de produire un jugement. Notre objectif dans cet article est donc de prolonger la réflexion amorcée dans ces travaux et d’examiner les « practices of seeing » s’accomplissant au sein d’une organisation. Pour ce faire, nous présenterons une étude ethnographique qui a eu lieu dans une compagnie d’arpentage afin de montrer comment des « practices of seeing » se constituent, se partagent au sein d’un collectif de travail afin de permettre l’émergence d’une manière de voir organisationnelle soutenant la production de connaissances sur un espace donné (une propriété, un terrain).

L’article va s’organiser en trois temps. Dans un premier temps, nous reviendrons sur la notion de «  vision professionnelle  » développée par Goodwin (1994). Ensuite, la présentation de travaux étudiant le rôle des « practices of seeing » dans divers univers professionnels, nous permettra de souligner l’importance des pratiques visuelles en organisation (Styrhe, 2010b ; Acevedo & Warren, 2012) et la place qu’elles occupent dans la production de connaissances sur un objet ou un phénomène. Dans un deuxième temps, nous présenterons le contexte de notre étude (une compagnie d’arpentage) et notre démarche de recherche qui repose sur une approche micro-ethnographique et multi-située. Cette approche méthodologique a été privilégiée car elle nous permet de plonger au cœur de l’activité d’arpentage et ainsi d’en saisir toute sa complexité. Pour terminer, nous présenterons des analyses empiriques des interactions afin de décrire et comprendre les processus par lesquels les acteurs

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organisationnels sont amenés à « voir » des indices pertinents et à « faire voir » à d’autres ce qu’ils ont vu. Autrement dit, nous montrerons que la constitution d’une manière de voir organisationnelle repose sur un travail de fabrication de « prises visuelles » reliant les acteurs organisationnels.

LA PLACE DES « PRACTICES OF SEEING » DANS DIVERS UNIVERS PROFESSIONNELS

Aborder la question des « practices of seeing », des manières de voir en contexte de travail, nous amène à revisiter la notion de vision professionnelle (Goodwin, 1994) qui sera alors pour nous le point de départ de notre réflexion. Ensuite, nous présenterons des travaux mobilisant cette notion afin d’en révéler leurs caractéristiques, leurs apports mais aussi leurs limites.

Un point de départ : la notion de « vision professionnelle »

C’est l’anthropologue Charles Goodwin (1994) qui a introduit le terme « vision professionnelle » pour décrire la compétence que mettent en œuvre et partagent les membres d’une communauté professionnelle pour interpréter un phénomène central à leur activité de travail. Cette compétence repose sur des conventions collectives acquises via la pratique (Sthyre, 2010b). Par exemple, Goodwin étudie l’utilisation par des archéologues du nuancier de Munsell (Goodwin, 1994) et montre comment ceux-ci apprennent à voir, à classifier les échantillons de terre en interagissant en situation. Ils acquièrent une vision professionnelle, c’est-à-dire une manière de voir et de comprendre des événements particuliers qui est spécifique à leur profession (Goodwin, 1994, p. 606). Cette notion de vision professionnelle a été mobilisée par différents chercheurs qui font le constat que de nombreuses activités de travail reposent sur les compétences visuelles des professionnels (Acevedo & Warren, 2012).

Certains auteurs ont, par exemple, étudié les compétences visuelles de professionnels de la santé lors d’une opération chirurgicale (Mondada, 2003), ou en suivant le travail de radiologues (Beaulieu, 2002 ; Alač, 2008). Prenons l’exemple d’Alač (2008) qui étudie le travail de radiologues et montre comment leur interprétation des images implique des échanges verbaux, des mouvements corporels et des gestes sur et autour des images : « L’accomplissement simultané de gestes, de paroles et la manipulation de l’écran sont des techniques pour gérer la perception  » (Alač, 2008, p.  493, notre traduction). Ce chercheur révèle, au travers de ses analyses, l’expertise déployée par ces professionnels afin de voir, lire et interpréter les images, mais aussi la capacité à détecter un événement anormal. En général, ces travaux portent une attention particulière aux pratiques quotidiennes des acteurs et soulignent la dimension constitutive de

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l’interaction. Il s’agit d’étudier les « méthodes » (Garfinkel, 1967) par lesquelles les membres d’un collectif attribuent un sens à des représentations visuelles, effectuent une activité de diagnostic. L’expertise, les compétences mises en œuvre et révélées par les analyses sont le produit d’un accomplissement collaboratif.

Dans un autre contexte professionnel, celui des scientifiques, différents travaux (Goodwin, 1995  ; Daston, 2008  ; Vittereti, 2012  ; Vertesi, 2012) montrent comment on apprend à devenir un scientifique, comment on apprend à « voir » comme un scientifique. Appartenir à la communauté des scientifiques, c’est aussi savoir regarder dans un microscope, savoir observer des photographies, des graphiques et toutes autres formes d’inscriptions qui vont permettre de produire des connaissances sur un objet, un phénomène. Daston illustre ceci en écrivant : « Le débutant ne verra que des éléments flous ou des taches au microscope ; la formation et l’expérience sont nécessaires afin de donner un sens à ce chaos visuel, afin d’être en mesure de voir des choses » (2008, p. 99, notre traduction). Il y a donc bien ici un processus d’apprentissage progressif, afin que le novice puisse éduquer son regard et ainsi voir comme un scientifique. Cependant, ce n’est pas uniquement le regard qui est impliqué mais le corps tout entier, les instruments manipulés. D’ailleurs, Vertesi le souligne en mentionnant  : « Ces chercheurs nous expliquent que de voir, d’observer de façon scientifique requiert non seulement des yeux et des instruments, mais aussi les mains et le corps » (2012, p. 396, notre traduction). L’accent est mis dans ces travaux sur le caractère social de l’apprentissage d’une manière de voir et sur le rôle des instruments et du corps dans la définition du regard du scientifique. Une vision professionnelle se constitue à travers des pratiques incarnées (impliquant le corps dans son entier) et au cours d’un long processus de structuration du regard. Tout le défi pour le novice est de développer une habileté à voir des phénomènes ou événements significatifs, mais aussi à discuter, à interpréter ce qui est vu, à comprendre pourquoi il est important de porter son regard sur tel événement plutôt que tel autre et de savoir comment utiliser les instruments mobilisés pendant l’activité (Kruse, 2006).

Ainsi, comme le souligne Styrhe (2010b), une vision professionnelle est une forme de compétence à développer au contact des membres de la communauté professionnelle auquel le novice appartient. En effet, « [la] capacité à développer une vision professionnelle en tant que membre légitime d’un collectif de scientifiques est due au fait d’avoir travaillé au sein de cette communauté » (Styrhe, 2010b, p.  70, notre traduction). Mais le développement de cette compétence est aussi étroitement dépendant de la technologie disponible pour certains groupes professionnels qui produisent des images (par exemple, IRM, analyses et microscopes) et la façon dont ces groupes comprennent, interprètent et manipulent ces représentations visuelles. Ces travaux illustrent le rôle joué par les technologies dans la formation d’habilités visuelles spécifiques et illustrent leur rôle dans le développement de compétences d’interprétation d’images, de graphiques et autres. Les technologies sont donc des médiateurs

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du développement de compétences visuelles et, comme l’écrit Wathelet  : « Marquages, traces, graphiques, opérations déictiques de pointages enrichissent ces dispositifs technologiques pour communiquer les compétences visuelles, tout en opérant dans le cadre normé et rituel des situations pédagogiques » (2012, p. 126).

Il y a d’autres domaines professionnels comme l’architecture (Henderson, 1999  ; Ewenstein & White, 2007  ; Styrhe, 2011), la construction (Nicolini, 2007), la formation professionnelle (Filliettaz, 2007), la production télévisuelle (Broth, 2009) qui illustrent aussi comment se construit et se partage au sein d’une communauté de travail une vision professionnelle. D’ailleurs, les travaux de Henderson (1999) sur les architectes illustrent bien ce constat. Les architectes produisent des représentations visuelles (que ce soit de simples dessins faits au crayon ou des plans réalisés avec des logiciels spécialisés) qu’ils discutent, manipulent, transforment au cours de leurs interactions. En travaillant constamment avec des représentations visuelles, ils développent une forme de « visual literacy » (Henderson, 1999) qui leur permet de partager une manière de voir, une vision professionnelle (Styrhe, 2011). Il faut aux architectes novices s’approprier des savoir-faire reposant sur une forme de discipline du regard.

L’ensemble de ces travaux porte leur attention sur les caractéristiques d’une vision professionnelle et les modalités qui permettent sa constitution et son partage au sein d’une communauté de professionnels (architectes, archéologues, médecins, scientifiques, etc.). Ils sont pertinents pour notre étude, car ils permettent de voir qu’une vision professionnelle se constitue dans l’interaction et via un réseau d’acteurs et d’artefacts.

Vers la constitution d’une « manière de voir » organisationnelle

La majorité des travaux mobilisant la notion de vision professionnelle s’inscrivent dans un contexte de formation, d’apprentissage ou de relation asymétrique novices-experts. Ces travaux se proposent d’étudier le développement d’une vision professionnelle en tant qu’activité accomplie en situation  ; activité qui implique l’acquisition de compétences visuelles propres à certains univers professionnels. Même si les travaux présentés ci-dessus ont empiriquement étudié le développement et le partage d’une vision professionnelle au sein de diverses communautés, les analyses portent soit sur l’interprétation de représentations visuelles (images, plans, etc.) dans le cours de l’activité (Beaulieu, 2002 ; Alač, 2008), soit sur « le voir » en situation, plus spécifiquement sur une forme de discipline du regard (Mondada, 2003 ; Styrhe, 2011). Ainsi, ces travaux tendent à limiter l’étude du développement d’une vision professionnelle à des relations asymétriques et à mettre l’accent sur l’acquisition d’un « comment voir » en situation.

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Cependant, on ne peut pas négliger l’apport de ces travaux qui rendent compte d’une certaine dynamique du regard et de son «  façonnage  » par l’expérience et à travers un long processus de socialisation. Nous pensons qu’il serait pertinent de poursuivre le travail amorcé par ces auteurs sans limiter le développement d’une manière de voir à un groupe professionnel mais l’étendre à une organisation. C’est une suggestion que fait Styrhe (2010b) et il nous invite à procéder à des analyses fines et détaillées des « practices of seeing » au sein des organisations ; analyses qui pourraient s’avérer pertinentes et utiles lorsque l’on cherche à comprendre le partage de connaissances, les processus d’innovation, etc. Or, même si les travaux mobilisant la notion de vision professionnelle ont été une étape majeure et déterminante dans la compréhension du développement d’une telle compétence dans divers univers professionnels, saisir ce que pourrait être le développement d’une manière de voir organisationnelle est resté jusqu’ici une intention (Styrhe, 2010b). Et comme l’écrit Sthyre (2010b, p. 373, notre traduction) : « Fournir des descriptions approfondies des “practices of seeing” peut s’avérer utile en théorie des organisations, par exemple, dans les domaines de la gestion des connaissances, gestion de l’innovation, de l’étude des sciences et techniques et des théories féministes. »

Pour comprendre le processus de constitution d’une manière de voir organisationnelle, il va nous falloir porter attention aux modalités interactionnelles sur lesquelles repose ce processus. Pour ce faire, nous nous inspirerons des travaux issus du courant des « workplace studies » (Luff, Hindmarsh, & Heath, 2000) et des travaux d’inspiration ethnométhodologique nommés « studies of work  » qui décrivent l’accomplissement pratique d’activités de travail (Drew & Heritage, 1992). Cependant, les technologies ne seront pas le centre de nos analyses, puisque ce qui va nous intéresser, c’est ce que les acteurs organisationnels font au cours de leur activité  ; c’est-à-dire que notre intérêt analytique portera sur les pratiques (Nicolini, 2013). Autrement dit, notre point d’entrée sera l’activité quotidienne des acteurs, ce qu’ils font que ceci implique des technologies ou non. Adopter une telle perspective nous permet d’appréhender les activités d’acteurs organisationnels (dans notre cas l’activité d’arpentage) en tant que pratique interactionnelle, autrement dit une pratique située, collective et multimodale (c’est-à-dire impliquant le langage, le corps et les objets). Notre objectif sera de saisir la constitution d’une manière de voir organisationnelle comme un processus engendré par de multiples mécanismes interactionnels. Pour ce faire, un premier axe d’analyse s’intéressera à saisir les «  practices of seeing  » s’accomplissant au sein d’une organisation et les agencements sociotechniques1 à partir desquels ces pratiques se constituent. Et un second axe d’analyse s’intéressera à la circulation et au partage de « practices of seeing » au sein d’une organisation. Autrement dit, nous faisons l’hypothèse que la constitution d’une manière de voir organisationnelle repose sur des « practices of seeing » produites en situation et circulant au sein de l’organisation.

1 Michel Callon préfère le terme «  agencement  » (pour la traduction de «  sociotechnical arrangement »), car il renvoie aussi à la notion d’agency ou agentivité (Callon & Muniesa, 2003).

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MÉTHODOLOGIE

Le contexte organisationnel de l’étude

La recherche s’est déroulée dans une compagnie d’arpentage qui offre différents services  : certificat de localisation, arpentage de construction, bornage de propriétés, etc. Le but de tout projet d’arpentage est de produire des connaissances relativement à un espace (un terrain) ; des connaissances qui servent de base à l’énoncé d’un jugement, d’une décision. La gestion d’un projet d’arpentage mobilise des acteurs différents au sein de l’entreprise soit :

a. un technicien d’arpentage chargé d’aller enquêter sur le terrain pour y repérer des indices et effectuer des prises de mesure ;

b. un géomètre chargé de diriger et superviser le projet, de faire des opérations de calcul impliquant l’usage de logiciels spécifiques ;

c. et les dessinateurs chargés de produire un plan d’arpentage.

La figure 1 montre le déroulement d’un projet d’arpentage, c’est-à-dire une activité structurée autour de l’intervention de trois acteurs organisationnels. Tout d’abord, le géomètre est à la source du projet, c’est lui qui reçoit le client et qui distribue le travail au sein de l’équipe. Il est le maître d’ouvrage, le chef de projet responsable de l’exécution des tâches (Belot, 2003). Par ses connaissances de la réglementation, du travail d’arpentage et des calculs, il a la maîtrise du dossier. Pour chaque projet d’arpentage, le géomètre s’entoure d’une équipe composée d’un technicien arpenteur et d’un dessinateur dont il supervise le travail, car c’est lui qui appose sa signature sur tous les documents produits par l’organisation. Il a donc une relation hiérarchique avec les techniciens et les dessinateurs. D’ailleurs, lors d’une entrevue, le géomètre traduira bien cette position hiérarchique qu’il a en montrant notamment comment il dirige les techniciens sur le terrain et exige d’eux un certain nombre d’actions précises : « Donc je m’occupe toujours de préparer le dossier, d’enligner les équipes terrain, de contrôler le travail sur le terrain. Et un coup que le contrôle des équipes terrain et que les calculs préliminaires sont faits, de donner au dessinateur. Et un coup que le dessin est fait, je revois le plan pour m’assurer de la phase finale. » Par contre, le géomètre n’a pas de lien direct avec le terrain, il travaille sur le terrain via des «  inscriptions » qui sont produites par les techniciens d’arpentage (données GPS, cartes, notes manuscrites, croquis). Il dépend donc des informations qui lui sont fournies par les techniciens, car ils œuvrent dans des espaces physiques différents. Enfin, tout projet d’arpentage se termine par la réalisation d’une production (d’un rapport comprenant divers documents et un plan) qui est la concrétisation de connaissances créées par les membres de l’équipe. Par conséquent, le géomètre, les techniciens et les dessinateurs travaillent ensemble pour soutenir la réalisation d’un produit et service.

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Figure 1. Gestion d’un projet d’arpentage

Une démarche relevant de l’ethnographique organisationnelle

Dans le cadre de cette recherche, nous avons opté pour une démarche ethnographique qui relève de l’ethnographie organisationnelle (Ybema, Yanow, Wells, & Kamsteeg, 2009), c’est-à-dire une immersion au sein d’une organisation qui a duré trois mois. Notre objectif est de découvrir « la manière dont les choses sont faites ou ce qui s’est réellement passé dans une situation organisationnelle particulière » (Yanow, Ybema, & Van Hulst, 2012, p. 3, notre traduction).

Une approche micro-ethnographique et multi-située

Nous avons construit un dispositif méthodologique reposant, avant tout, sur l’observation et l’enregistrement vidéo des activités qui se déployaient au sein de cette organisation. Notre démarche relève alors de ce que LeBaron (2006, 2008), Streeck et Mehus (2005) nomment « micro-ethnographie ». Le terme micro-ethnographie fait référence à « l’analyse microscopique des activités et interactions humaines dans leur contexte naturel » (Streeck & Mehus, 2005, p.  381, notre traduction). Cette approche partage des méthodes d’analyses avec les interactionnistes, l’analyse de conversations, en se concentrant sur l’analyse d’échantillons d’interactions enregistrées par des moyens vidéo. Mais, comme le soulignent Streeck et Mehus (2005), de nombreuses études micro-ethnographiques vont au-delà d’une simple analyse du langage pour inclure les gestes, la manipulation des ressources matérielles et l’organisation des corps dans l’espace. Par conséquent, nous avons privilégié l’enregistrement vidéo des activités, car il donne accès aux détails de l’activité de travail (Hindmarsh & Heath, 2007  ; Heath, Hindmarsh, & Luff, 2010). Mais contrairement aux

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enregistrements vidéo réalisés, par exemple, dans le cadre de travaux issus des « workplace studies » (Luff, Hindmarsh, & Heath, 2000) ou de la linguistique interactionnelle (Mondada, 2008 ; Brassac & Le Ber, 2005) qui repose sur un dispositif d’enregistrement parfois multi-source (avec plusieurs caméras) sur un site unique (centre de coordination, salle de réunion, etc.), nous avons suivi des acteurs lors de leurs activités quotidiennes réalisées dans des sites multiples (en extérieur, au bureau, devant l’ordinateur).

Étudier un projet d’arpentage ne peut pas se faire à partir d’un seul point de vue, car c’est un travail collaboratif et plusieurs univers professionnels entrent en relation. Ainsi, il nous est apparu pertinent d’intégrer ces univers soit en suivant les acteurs dans leurs activités quotidiennes (comme nous l’avons fait avec les techniciens d’arpentage), ou en observant le travail au bureau. Par conséquent, les activités observées et filmées se déroulent sur plusieurs sites de travail  : à l’extérieur sur des chantiers ou au bureau devant l’ordinateur. Et comme l’écrivent Yanow, Ybema et Van Hulst  : «  Dans le cadre de l’ethnographie organisationnelle, l’ethnographie multi-située est la norme ; elle peut même être l’une de ses caractéristiques distinctives, car les ethnographes suivent généralement des acteurs, des actions ou des artéfacts » (2012, p. 17, notre traduction). Ceci implique donc une forme de mobilité de la caméra (« roving camera ») qui permet de suivre les activités dans leur contexte et ainsi d’accéder aux détails de l’action (Heath, Hindmarsh, & Luff, 2010).

Il faut être conscient que les données vidéo sont sélectives et incomplètes2. Sélectives, car elles procèdent d’un cadrage choisi par le chercheur, et incomplètes, car l’enregistrement d’un événement ne permet pas de saisir l’historicité de celui-ci. Il est donc nécessaire de repositionner les événements filmés dans leur histoire. D’où l’importance des prises de notes, des entrevues informatives prises sur le vif pour aider à la reconstitution de ces événements. Par conséquent, l’analyse des interactions n’exclut pas du tout l’intégration de connaissances ethnographiques au cours de l’analyse (Greco, 2006).

Une analyse inductive et multimodale des interactions

Notre démarche d’analyse se veut inductive et s’inspire de la méthodologie analytique issue de l’analyse de conversations qui consiste à analyser des moments d’interaction qui présentent un même phénomène, la même activité ou la même problématique (Heath, Hindmarsh, & Luff, 2010). Notre objectif est alors de révéler des pratiques récurrentes, d’identifier des problèmes que cherchent à résoudre les acteurs ou des « façons de faire », des phénomènes qui se répètent. Cette première étape dans l’analyse nous a permis – par exemple pour les techniciens d’arpentage – de révéler plusieurs pratiques récurrentes : la lecture d’indices sur le terrain, l’instrumentation du regard, la matérialisation

2 Pour une réflexion détaillée sur notre démarche méthodologique et sur les limites et contraintes de l’usage de la vidéo en contexte organisationnel, voir Grosjean (2014).

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systématique de ce qui est vu, etc. Nous avons donc porté notre attention sur ces pratiques qui nous ont permis de sélectionner quelques épisodes significatifs.

Nous procédons ensuite à une transcription3 et une analyse détaillée des interactions s’accomplissant lors de ces épisodes. Notre analyse des interactions repose sur ce que certains nomment une approche multimodale des interactions. Le terme d’approche multimodale est revendiqué par de nombreux chercheurs (Streeck, Goodwin, & LeBaron, 2011  ; Iedema, 2003, 2007 ; Filliettaz, 2005, 2009 ; Mondada, 2008) qui proposent de sortir d’une vision logocentrique de l’interaction pour prendre en compte l’ensemble des modalités productrices de sens dans les interactions sociales telles que le corps, les gestes, les pratiques d’écritures (Brassac, 2004  ; Filliettaz, 2005). Notre objectif est de saisir et comprendre les effets structurants de ces modalités sur la cognition et les interactions sociales (De Saint-Georges, 2005). Cependant, nous ne cherchons pas à révéler l’organisation de l’interaction, c’est-à-dire sa grammaire. Au contraire, nous cherchons à révéler ce qui se constitue lors d’une interaction et en quoi une interaction produit de l’organisé, des connaissances4 (Cooren & Robichaud, 2011 ; Bisel, 2010). Ainsi, notre objectif est de décrire et comprendre le caractère organisant et structurant de l’interaction.

Notre démarche d’analyse nous permet donc d’aborder les pratiques d’arpentage comme des activités situées, organisées interactionnellement et reposant sur une diversité de ressources multimodales5 telles que la parole, les gestes, les manipulations d’objets. En effet, la pratique d’arpentage s’appuie sur un environnement complexe qu’il faut prendre en compte dans les analyses : documents, cartes, ordinateur, instruments (tripod, station centrale). De plus, de nombreuses inscriptions circulent et font l’objet d’une attention commune. Il est donc important de comprendre la manière dont sont assemblés, lus, interprétés, négociés, échangés ces divers artefacts dans le cours des activités et ainsi saisir le rôle qu’ils jouent dans l’interaction. Et, comme le dit Goodwin, une théorie du discours qui ignore les représentations graphiques oublierait deux choses importantes : d’une part qu’elles sont inhérentes à tout discours professionnels et d’autre part qu’elles ont un rôle central dans l’analyse des pratiques professionnelles (Goodwin, 1994, p. 8-9).

3 Nous avons utilisé des conventions de transcription intégrant la dimension langagière et non langagière de l’interaction et en insérant des éléments visuels dans la transcription (des captures-écrans de mouvements, d’action sur et avec des objets, etc.), la transcription devient alors hybride (Mondada, 2012).4 Des chercheurs en communication organisationnelle (Cooren & Robichaud, 2011 ; Cooren, Kuhn, Cornelissen, & Clark, 2011) s’inscrivent dans ce que l’on nomme aujourd’hui les approches constitutive de l’organisation (ou CCO) et proposent de regarder l’organisation comme un construit collectif émanant des interactions des membres entre eux et avec des entités matérielles (textes, artefacts, etc.).5 « Par “ressources multimodales” on renvoie donc à toutes les formes – y compris linguistiques – et à tous les détails que les participants mobilisent pour rendre intelligible l’interaction, ressources vers lesquelles ils s’orientent dans des pratiques de compréhension, d’interprétation, voire d’analyse en temps réel de l’interaction en cours, immédiatement incorporées à l’action qu’ils produisent » (Mondada, 2008, p. 130).

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« VOIR ET FAIRE VOIR » : PRATIQUES AU CŒUR DE LA CONSTITUTION D’UNE MANIÈRE DE VOIR ORGANISATIONNELLE

L’activité d’arpentage consiste à mesurer, délimiter, organiser un espace et ensuite produire un document qui sera à la base d’une relation entre deux ou plusieurs propriétaires, entre un acheteur et un vendeur. Tout projet d’arpentage implique plusieurs professionnels, des technologies, des cartes, des règlements qui vont contribuer à rendre visible un ordre qui nous échappe (Dematteis, 2012). Les professionnels impliqués dans un projet d’arpentage doivent apprendre à «  voir des indices pertinents  », ils doivent partager une manière de voir qui leur permettra de coordonner leurs actions et de produire un jugement sur un espace donné. À cet égard, le géomètre nous expliquera que les techniciens d’arpentage sont ses yeux sur le terrain et qu’ils lui permettent de voir le terrain sur lequel il enquête, mais aussi de corriger des erreurs. Les dessinateurs – quant à eux – font référence au fait qu’ils voient des choses à partir des dessins, cartes et autres données produites par ces collègues (techniciens d’arpentage et géomètre) qu’une personne non initiée ne peut pas voir. Ainsi, très rapidement lors de notre présence dans cette organisation, nous nous rendons compte que tous partagent une manière de voir. Cependant, comment cette manière de voir se constitue-t-elle ? Comment les techniciens d’arpentage sont-ils en mesure de savoir ce qui doit être vu ? Comment le géomètre agit-il à distance afin de définir ce qui doit être vu  ? Comment le technicien d’arpentage fait-il voir aux dessinateurs, au géomètre ce qu’il a vu ? Autant de questions qui ont guidé notre démarche d’analyse.

« Voir des indices pertinents » : une activité située, incarnée et instrumentée

La méthode que mettent en œuvre les techniciens d’arpentage pour observer, scruter le terrain à mesurer et identifier des indices utiles à la réalisation de leur travail d’arpentage repose sur une vision professionnelle. En effet, ils doivent apprendre à sélectionner sur le terrain des indices pertinents à leur travail d’enquête et partager avec d’autres une manière de voir. Par exemple, le géomètre nous dira lors d’une entrevue : « ils [les techniciens d’arpentage] doivent localiser des points sur le terrain […] si je vois que mes gars y ont pas assez trouvé d’informations et bien ils retournent sur le terrain ». L’extrait de l’entrevue avec le géomètre illustre le fait que voir des indices pertinents (localiser les bons points et suffisamment de points afin que la mesure soit fiable) n’est pas une activité qui va de soi. Les techniciens doivent apprendre à voir de manière adéquate les scènes habituelles de leurs lieux de travail (Goodwin & Goodwin, 2002), c’est-à-dire apprendre à voir et sélectionner des éléments pertinents

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pour le travail d’arpentage et la gestion d’un projet d’arpentage. Et nous verrons plus tard que dans cet exercice le géomètre va les guider à distance. Observer, identifier des indices pertinents est une compétence essentielle qui repose sur des « practices of seeing » mises en œuvre quotidiennement par les techniciens d’arpentage.

La sélection d’indices pertinents : une activité incarnée et instrumentée

Dans un premier temps, un des enjeux du travail du technicien sur le terrain est d’identifier des indices physiques (coins de maisons, anciens clous d’arpentage, bornes incendies, routes, pylônes électriques, lac, rivière, etc.) afin de prendre la mesure du terrain et de débuter son enquête sur les limites du terrain à arpenter. Lorsque l’on suit les techniciens d’arpentage, ce qui nous frappe en premier lieu, c’est que systématiquement ils se déplacent, se meuvent, visitent l’espace sur lequel et avec lequel ils vont travailler. L’ensemble du corps mis en mouvement participe à ce qui est vu et observé. Ainsi, se déplacer pour mieux voir, permet progressivement aux techniciens de « déplier » le terrain.

Cette première approche corporelle et visuelle du terrain est systématique et nécessaire pour identifier des indices pertinents pour le travail d’enquête et savoir positionner au mieux les points de référence (ou points de contrôle) qui sont à la base de toute action de mesure. D’ailleurs, d’autres études illustrent le fait que l’ensemble du corps est engagé lors d’une activité de lecture d’un paysage. Par exemple, Eden et Bear (2011, p.  300) étudient comment les pêcheurs à la ligne lisent la rivière et ils montrent que, même si la vue a son importance, l’ensemble du corps participe à la lecture de la rivière. En résumé, cette exploration du terrain repose sur un regard non focalisé qui balaie le terrain et s’accompagne de multiples déplacements (Relieu, 1999). L’exploration visuelle du terrain se fait donc dans le mouvement, comme si le technicien « tâtait le terrain ». Au cours de cette activité, on assiste à une forme de « mise en ordre » progressive du terrain, le regard identifie, hiérarchise et sélectionne des points.

S’il est formé à observer, explorer son espace, le technicien d’arpentage utilise fréquemment d’autres ressources externes produites par d’autres acteurs et incarnées dans des objets. Ainsi, la recherche d’indice est guidée, instrumentée et d’autres acteurs prennent part à distance à cette recherche. Cette combinaison de ressources, cet agencement sociotechnique (Callon & Muniesa, 2003) permet aux techniciens de construire une manière de voir l’espace à mesurer.

L’extrait  1 va illustrer notre propos. Cet extrait concerne un projet d’arpentage, le bornage d’une propriété. Le bornage est une opération d’arpentage visant à établir de façon permanente et irrévocable une limite entre deux propriétés. Dans ce cas, le technicien doit identifier des anciens repères d’arpentage, des détails physiques (cours d’eau, lac, rocher, bornes

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incendies, etc.) dans le but de collecter suffisamment de preuves définissant (et corroborant ou non) les limites de la propriété. Mais il va aussi implanter sur le terrain des bornes, des clous d’arpentage matérialisant les limites de la propriété. Nous allons voir dans cet extrait comment les « practices of seeing » du technicien arpenteur se constituent progressivement via :

a. les mouvements du corps (déplacements sur le terrain, orientation du corps dans certaines directions, orientation du regard) qui lui permettent de suivre les plis du terrain (haie, bornes incendies, pylônes électriques, anciens clous d’arpentage, etc.) ;

b. et la feuille entre ses mains (figure 2) qui lui offre quelques repères guidant son regard (bornes topographiques, coordonnées GPS de points ayant déjà été relevés par le passé, bornes géodésiques, etc.).

(point rouge) : bornes existantes(point vert) : coordonnées GPS relevées lors de mesures précédentes et identifiant des indices précis (bornes incendies, pylônes électriques, coins de maison, etc.)

 : ligne marquant les limites de la propriété

Borne #1

Borne #2 Borne #2

Figure 2. Feuille entre les mains du technicien arpenteur

[Protagonistes : Marc, le technicien arpenteur et Sylvie, le chercheur]Tout en regardant sa feuille, Marc aligne son corps sur le terrain avec les informations contenues dans celle-ci (voir photo 1). Il se positionne au niveau d’un point (borne #1) identifié sur la feuille qu’il a entre les mains.

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19’’83 ------------------------------------>Marc regarde en avant cherchant à identifier des indices lui permettant de se repérer sur le terrain (limites de propriété identifiées par des haies, poteaux électriques, bornes incendies, etc.).

28’’13 ----------------------------------->Sylvie : Là vous cherchez vos points ?Marc : C’est parce qu’ils ont refait la rue au complet l’année passée ou il y a un couple d’années, je pense qu’il n’y a plus rien ici.Sylvie : Ah oui.Marc : C’est ça qui est plate des foisMarc regarde à gauche en direction de la propriété concernée cherchant à repérer des indices identifiés par des coordonnées GPS sur sa feuille (points verts).

2’09’’65 --------------------------------->Marc se déplace en ligne droite en suivant la ligne tracée par les deux bornes (bornes 1 et 2) sur sa feuille.

2’15’’63 --------------------------------->Marc s’arrête à la limite de deux propriétés, qui est marquée sur le terrain par une haie. Il oriente son corps en direction de la limite des deux propriétés et regarde à nouveau sa feuille. Les informations disponibles sur la feuille lui indiquent que, dans cette direction, il devrait trouver une autre borne (borne #2).

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2’48’’93 ----------------------------------->Marc regarde devant lui et recherche un indice pouvant lui indiquer la présence d’une borne (borne #2).

2’53’’77 ------------------------------------->

Extrait 1. Agir à distance sur le « voir » du technicien d’arpentage

L’extrait  1 se situe au moment où le technicien arpenteur arrive sur la propriété, il entreprend alors un travail de recherche d’indices sur le terrain (bornes existantes, haies délimitant deux terrains, etc.) ; indices qui pourront l’aider à voir les limites de la propriété sur laquelle il doit effectuer des mesures, collecter des preuves et implanter des bornes (clous d’arpentage). Dans cet extrait 1, le technicien arpenteur est sur un terrain qui a beaucoup changé, car des travaux récents l’ont complètement reconfiguré (redéfinition du tracé de la rue, construction neuve, etc.). Marc (technicien arpenteur) le dit d’ailleurs explicitement au chercheur (Sylvie) : « C’est parce qu’ils ont refait la rue au complet l’année passée ou il y a un couple d’années, je pense qu’il n’y a plus rien ici. » Le technicien arpenteur va donc tenter de trouver des traces, des indices laissés sur la propriété malgré les travaux récents. Pour ce faire, il se déplace sur le terrain avec en main un document (une feuille de calculs). Ce document a été produit par le géomètre à l’aide d’un logiciel de calcul et il fournit des indications concernant des points de références (dans ce cas des bornes) qui ont déjà été utilisés lors de projets d’arpentage précédents ou lors de la constitution du cadastre. C’est en quelque sorte, une représentation sous forme de « nuage de points » (, point rouge ou , point vert), de l’histoire des mesures successives qui ont été entreprises sur ce terrain, ou sur des terrains avoisinants. Dans un premier temps, l’objectif de Paul est d’aligner son corps, les éléments figurant sur le document avec des éléments de l’environnement. Par exemple, dans un premier temps, il se positionne au niveau d’une première borne identifiée sur la feuille (la borne 1) et ensuite il marche en ligne droite (comme s’il suivait la ligne tracée entre deux points) pour enfin orienter son corps et son regard en direction d’une borne existante (la borne 2). Il accomplit ce que Brown et Laurier (2008) nomment un travail d’alignement, c’est-à-dire qu’il détermine dans un premier temps où il est et ensuite où il doit se rendre.

La feuille (photo 1) guide donc le regard du technicien d’arpentage. L’ensemble forme un équipement qui soutient le processus perceptif du technicien (Goodwin & Goodwin, 2002). La feuille produite par le géomètre est ici mobilisée pour anticiper l’action («  voir des indices pertinents  » et identifier des bornes délimitant la propriété), mais ce n’est pas uniquement cette feuille qui lui permet

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d’agir. Il lui faut aussi lire le terrain (un terrain qui est modifié et qui a changé depuis les dernières interventions d’un arpenteur) ; d’où ses déplacements et mouvements/orientations du corps et du regard afin de rechercher des indices. La constitution d’une manière de voir le terrain est donc rendue possible via un travail d’articulation entre des repères qui définissent le terrain (via la feuille produite par le géomètre) et les plis, c’est-à-dire des éléments contextuels que le technicien arpenteur doit prendre en compte lors de son activité. C’est en faisant ce travail d’articulation que le technicien arpenteur est en mesure d’avoir « prise » sur le terrain (Bessy & Chateauraynaud, 1995) et de constituer ainsi progressivement une manière de voir le terrain.

Par ailleurs, cet extrait 1 illustre comment d’autres acteurs organisationnels agissent ici à distance et participe à la constitution de cette manière de voir du technicien. Dans notre cas, il y a le géomètre (qui a produit la feuille de calcul), mais aussi indirectement le gouvernement (qui a produit les plans de cadastre à partir desquels sont réalisées les feuilles de calcul). De plus, les points identifiés par le géomètre et qui sont représentés sur la feuille de calcul sont autant de repères qui vont permettre au technicien d’arpentage d’avoir une certaine prise sur son environnement et ainsi de pouvoir entreprendre son travail.

Au cours de nos observations, on remarque aussi que les déplacements du technicien d’arpentage sur le terrain sont instrumentés par un boîtier (un prisme) contenant les coordonnées GPS de points de référence précédemment identifiés par le géomètre. Certes, nous avons vu que le technicien oriente ses déplacements sur le terrain à partir d’une analyse de l’environnement en s’appuyant sur les éléments présents dans l’environnement (indices physiques), sur la physionomie de l’espace et sur des documents produits en amont par le géomètre (feuille de calculs). Cependant, parfois le technicien a besoin d’outils pour voir et c’est là que ses « practices of seeing » deviennent hybrides, médiées car instrumentées (Styrhe, 2010b).

Dans l’extrait 2, le technicien d’arpentage fait face à un problème. En effet, il recherche depuis une vingtaine de minutes un point précis sur le terrain (normalement matérialisé par un clou d’arpentage), car le géomètre lui a demandé d’aller rechercher plus de points de référence afin d’augmenter la précision de ses opérations de calculs. La recherche d’informations, par le géomètre, dans d’anciens dossiers d’arpentage a permis d’identifier des coordonnées précisant l’emplacement d’une borne d’arpentage qui normalement devrait être présente sur le terrain et visible. Or le technicien n’est pas en mesure de voir cet indice précis sur le terrain. En effet, après s’être déplacé sur le terrain, après avoir utilisé un détecteur de métaux, il n’est toujours pas en mesure de voir ce clou d’arpentage matérialisant la borne à identifier. Il prend le temps de consulter d’anciennes cartes d’arpentage (datant de 1989 et intégrées au dossier), ceci dans le but de procéder à un travail d’alignement6 (Laurier & Brown, 2008)

6 Laurier et Brown définissent ainsi le travail d’alignement : « L’alignement, situé écologiquement dans des environnements riches où nous naviguons, est un processus par lequel nous pensons – avec “les yeux et les mains” en référence à une phrase de Latour (1986) – à la façon dont nous allons arriver là où nous voulons aller » (2008, p. 203, notre traduction).

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et d’identifier dans quelles directions et où il doit chercher cet indice. Une fois ce travail d’alignement effectué, il utilise un instrument (un prisme) dans lequel il a téléchargé les données GPS qui sont disponibles. Dans l’extrait 2, il est particulièrement intéressant de voir comment le technicien d’arpentage interagit avec son instrument (le prisme).

[Les protagonistes sont Jim, le technicien arpenteur, Sylvie, le chercheur et Ellen, une stagiaire d’été. La recherche se déroulant au Canada, les échanges ont eu lieu en anglais avec ce technicien arpenteur. Les langues de travail dans cette entreprise sont le français et l’anglais. Nous avons donc traduit en français les échanges. Nous présentons les conventions de transcription utilisées à la fin de l’article (annexe 1)]

2.1 Jim : Un XXX (zero) #1 (Jim regarde l’écran de son instrument sur lequel sont affichées des coordonnées GPS. Le prisme émet des sons (bip))

#1 : Jim sélectionne les coordonnées GPS

2.2 Ellen : C’est bon ça ? (Jim regarde toujours l’écran de son instrument)

2.3 Jim : (Eh bien, je ne sais pas), Je ne comprends pas. Je veux aller à la station numéro un. C’est celle qui est installée. Peut-être que cela n’aidera pas, car cela nous dit qu’on l’a déjà trouvée (.) XXX écoute ça (.) (Jim regarde l’écran de son instrument). Okay, bien. On va faire différemment. XXX Okay (XXX on l’appelle soixante et onze) (Jim recherche des coordonnées en faisant défiler les données GPS) Okay:: C’est bon. Pourrais-tu amener le matériel là, merci (12s) #2 (Ellen prend des outils et Jim commence à marcher en se faisant guider par le prisme) Okay (4s) #3 (Jim s’arrête et regarde le lieu indiqué par l’instrument) ça ME DIT que le point de 1989 qui est noté est ici #4 (Jim indique de la main le lieu précis où est localisé un point de référence) environ un ou deux mètres en arrière, Oh::: le poteau électrique a changé, wooo::: Il y avait quelque chose ici, alors regardons cela de plus près maintenant (6s).

#2 : Jim se laisse guider par le prisme #3 : Jim s’arrête à l’endroit indiqué

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Coordonnées GPS entrées par le technicien Indicateur (petit

cercle) guidant le technicien lors de son déplacement sur le terrain.

#4 : Jim indique de la main droite l’endroit précis

[…]

2.4 Jim : Okay::: maintenant::: (Jim se dirige vers une haie)

2.5 Ellen : Hum:: tu pourrais être chanceux, ça se peut que tu puisses le voir. XXX. C’est bien.

Extrait 2. Quand l’objet « parle » au technicien arpenteur

Dans cet extrait 2, Jim le technicien arpenteur veut se rendre à un point précis, une station (Je veux aller à la station numéro un) et pour cela il recherche les coordonnées de ce point dans son appareil. Il est intéressant de voir comment Jim interagit avec son appareil. En effet, alors qu’il rencontre un problème pour localiser le point à rechercher dans son prisme (celui-ci va alors lui indiquer une coordonnée GPS à suivre), il émet une hypothèse en disant : « cela nous dit qu’on l’a déjà trouvée ». L’usage de « cela nous dit » illustre le fait que Jim dialogue en quelque sorte avec son prisme. Et ce dialogue va se poursuivre plus tard. Donc, après quelques difficultés rencontrées pour identifier la coordonnée GPS, Jim (le technicien d’arpentage) se laisse guider par le prisme (2.3) et se déplace sur le terrain.

L’instrument incorporant les données GPS guide le technicien dans un espace où la précision est nécessaire. Le technicien délègue alors à l’instrument l’identification du lieu précis où se situe le point qu’il doit voir et dont il doit prendre la mesure. Pour ce faire, il a le regard dirigé vers l’écran du prisme (figure 3). Sur cet écran sont notées à gauche les coordonnées GPS du point à identifier sur le terrain et sur la droite se trouve un cercle positionné au centre de deux axes et à l’intérieur duquel se déplace un plus petit cercle.

Figure 3. Écran du prisme

Indicateur (petit cercle) guidant le technicien lors de son déplacement sur le terrain.

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Plus précisément, en se déplaçant sur le terrain, le technicien arpenteur fait se déplacer le petit cercle à l’intérieur du cercle plus grand. Lorsque le petit cercle est positionné au milieu du point central des deux axes, cela indique au technicien qu’il a rejoint l’emplacement exact indiqué par les coordonnées GPS. Après quelques mètres, Jim s’arrête et dit : « ÇA ME DIT que le point de 1989 qui est noté est ici » (2.3). Encore une fois, l’usage du terme « ÇA ME DIT » est intéressant, car c’est comme si le technicien était dans une forme de dialogue avec le prisme. Et, si le prisme lui parle, c’est parce que Jim a totalement intégré l’objet à sa pratique. Certes, le technicien d’arpentage agit sur l’instrument (en recherchant les coordonnées GPS), mais il est aussi agi par l’instrument qui lui indique où il doit s’arrêter (via le petit cercle sur l’écran du prisme). Ensuite, lorsque Jim dit « environ un ou deux mètres en arrière, Oh::: le poteau électrique a changé, wooo::: Il y avait quelque chose ici, alors regardons cela de plus près maintenant », on constate que son action est contingente à la situation et aux différentes ressources (le poteau électrique) qui sont autant d’indices lui permettant de vérifier la justesse du guidage.

On peut voir, à travers ces deux exemples, que les « practices of seeing » des techniciens d’arpentage sont distribuées sur diverses entités matérielles (la feuille de calcul, le prisme, la carte de 1989, etc.). Et il y a chez les techniciens une stratégie de prise d’informations multiples permettant de juger de la justesse du guidage de leur action sur le terrain et ainsi de progressivement voir l’indice qu’il recherche. Ces exemples illustrent aussi comment d’autres acteurs organisationnels agissent à distance et définissent une manière de voir le terrain. Cette combinaison de ressources, cet agencement sociotechnique leur permet de construire une manière de voir l’espace sur lequel ils travaillent et de voir les indices à repérer  ; c’est-à-dire d’avoir des « prises visuelles » sur le terrain (Bessy & Chateauraynaud, 1993, 1995 ; Soler, 2011). En effet, ils disposent de repères (informations dans les cartes, sur la feuille de calcul, les coordonnées GPS), mais ils doivent aussi suivre les plis du terrain (c’est-à-dire percevoir des éléments significatifs comme les rues, un pylône électrique, une borne incendie). Ainsi, les techniciens d’arpentage déplient progressivement le terrain qu’ils ont sous les yeux et c’est à partir de ce travail de fabrication de « prises visuelles » qu’ils pourront agir. Ce travail consiste à « avoir prise » sur l’espace sur lequel ils enquêtent et, comme nous allons le voir, « à donner prise » à d’autres acteurs organisationnels et ce, en construisant des « prises visuelles » communes.

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Asservissement progressif de l’environnement « vu »7

Au cours de leur enquête sur le terrain, les techniciens d’arpentage rassemblent une multitude de preuves (croquis dans un carnet, annotations de plans, coordonnées GPS, photographies). Ces preuves, ces inscriptions sont des objets intermédiaires (Vinck, 1999) qui vont faire circuler – dans le temps et dans l’espace – ce qu’ils ont observé et ainsi permettre de « faire voir » à d’autres ce qu’ils ont vu. Mais, ils ne font pas qu’accumuler des preuves, ils asservissent l’environnement «  vu  ». Nous empruntons ce terme d’asservissement de l’environnement à Kirsh (1995, 1999) qui montre comment nous organisons et réorganisons l’espace pour améliorer nos performances, pour simplifier nos tâches cognitives. Pour Kirsh (1995), les individus savent utiliser l’espace de manière à faciliter des activités cognitives telles que résoudre des problèmes mathématiques, mémoriser des séquences d’actions, etc. Ce chercheur nous offre un vocabulaire permettant de classifier nos façons d’organiser l’espace intelligemment et ce qui l’intéresse est de comprendre comment nous exploitons les ressources spatiales (Kirsh, 1999).

Dans notre cas, l’objectif est un peu différent puisque nous essayons de comprendre comment les techniciens d’arpentage organisent l’environnement «  vu  » sur lequel ils ont enquêté  ; et comment ce travail d’asservissement participe à la production de repères (Bessy & Chateauraynaud, 1995) qui vont circuler au sein de l’organisation. À la différence de Kirsh (1995, 1999), nous ne nous intéressons pas à la manière dont ils organisent l’espace pour guider les comportements et faciliter certaines activités cognitives. Mais nous cherchons à comprendre en quoi cette organisation constitue un aspect essentiel de leurs « practices of seeing ». C’est pour cette raison que le vocabulaire proposé par Kirsh pour décrire ce phénomène va nous être utile, car il met l’accent sur le fait que des experts asservissent leur environnement au fur et à mesure de l’accomplissement de leurs activités (Kirsh, 1999), c’est-à-dire qu’ils le mettent en forme, le structurent d’une certaine façon afin que cette organisation puisse les aider dans l’accomplissement de leur tâche. La distinction est faite entre un asservissement informationnel de l’environnement et un asservissement physique. Et c’est cette distinction qui va nous servir dans notre analyse afin de donner sens aux pratiques que nous avons pu observer et filmer sur le terrain.

Dans l’extrait 3 qui va suivre, le technicien arpenteur procède au bornage d’une propriété. Il vient d’identifier une ancienne borne sur le terrain et il en prend la mesure avec son prisme. C’est-à-dire qu’il relève les coordonnées GPS qui lui permettent de localiser précisément cette borne, ce point. Toutes les informations qu’il va relever vont ensuite être retransmises au géomètre. Nous allons voir plus précisément comment le technicien arpenteur asservit informationnellement et physiquement l’environnement qu’il a vu.

7 Nous avons choisi d’utiliser le terme « environnement “vu” » afin de souligner le fait qu’il y a asservissement progressif non pas de l’environnement en tant que tel (comme dans les écrits de Kirsh), mais de l’environnement qui a été vu par les techniciens arpenteurs. Nous introduisons alors ici une légère nuance.

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[Les protagonistes sont Marc, le technicien arpenteur et Sylvie, le chercheur]

5.1 Sylvie : Ça, c’était un point que vous aviez sur la carte toute à l’heure ?

5.2 Marc : Oui. C’était déjà connu là. #1 (Marc ouvre son carnet de terrain et il note les coordonnées GPS d’une borne existante sur le terrain dont il relève la position avec son prisme.)

#1 : Marc note dans son carnet de terrain les coordonnées GPS de cette borne.

5.3 Marc : On va aller poser la borne en avant. (Marc marche jusqu’à l’arrière de son camion et y prend différents outils, marteau, tige en fer et clou d’arpentage marqué au nom de l’arpenteur géomètre pour lequel il travaille.)

Extrait 3. Asservissement informationnel de l’environnement

Dans la suite de l’extrait (que nous ne présentons pas ici par souci de concision), Marc se dirige avec l’aide des informations que lui a fournies le géomètre vers un point précis sur le terrain. Un point où il doit poser une borne, borne qu’il va marquer physiquement sur le terrain en plantant un clou d’arpentage (figure 4).

Figure 4. Asservissement physique de l’environnement

Au cours de notre observation, nous avons constaté que le technicien arpenteur réalise un croquis de la propriété sur lequel il enquête (figure 5). Croquis qu’il remettra au géomètre ainsi que les autres informations collectées sur le terrain (coordonnées GPS enregistrées via le prisme, coordonnées notées dans son carnet). Dans ce cas, Marc (le technicien arpenteur) arrange certains indices sélectionnés sur le terrain de manière à guider, cadrer la manière de voir des différents acteurs organisationnels travaillant sur un projet d’arpentage. Autrement dit, il asservit informationnellement l’environnement

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« vu » de manière à soutenir l’élaboration de « prises visuelles » communes et la constitution d’une manière de voir organisationnelle.

Figure 5. Asservissement informationnel de l’environnement

Mais, comme l’illustre l’extrait 3 (lorsque Marc dit « on va aller poser la borne en avant »), il « ensemence » aussi dans l’environnement des indices comme des clous d’arpentage, des marques de peinture, des piquets de bois (figure 4, clou d’arpentage) qui sont destinés à structurer l’espace sur lequel il a enquêté et à attirer l’attention d’autres acteurs (clients, constructeurs, autres arpenteurs, etc.). Il asservit donc physiquement l’environnement « vu ».

Par ailleurs, nous avons vu précédemment que les techniciens d’arpentage trouvent sur le terrain des indices (pylônes électriques, routes, coins de maison, bornes incendies) qui les aident à voir le terrain et qui vont les guider dans leurs actions de mesure. Ces indices peuplent l’espace à documenter et le fait de les identifier, de les organiser spatialement, de les nommer, de les représenter permet aux techniciens de « voir » et progressivement d’identifier les limites d’un terrain. On peut dire que les techniciens d’arpentage arrangent, structurent informationnellement l’espace qu’ils regardent, qu’ils scrutent afin d’une part de simplifier la recherche visuelle des éléments pertinents servant à décrire le terrain et, d’autre part, de partager avec d’autres (dessinateurs, géomètre) une manière de voir l’espace à arpenter. Ce travail prépare alors les informations collectées sur le terrain, leur permet de circuler au sein de l’organisation afin de soutenir la constitution d’une manière de voir organisationnelle.

Les actions successives de structuration accomplies par les techniciens d’arpentage réduisent la complexité de l’espace à documenter et permettent progressivement de « rendre visible » ce qui a été vu et ce qu’il est pertinent de regarder. Ainsi, en asservissant l’environnement « vu », ils le préparent de façon à ce qu’il soit « vu » par d’autres. Par exemple, les techniciens d’arpentage réalisent systématiquement un croquis de l’espace sur lequel ils vont enquêter (figure 5), ajouter à ceci ils notent les coordonnées GPS relevées sur le lieu via ce qu’ils nomment une station centrale (un instrument permettant de collecter des données GPS). Lors d’une entrevue, un technicien nous précisera pourquoi les croquis qu’il dessine dans son carnet (figure 5) sont importants pour les dessinateurs et en quoi ils sont des informations complémentaires aux données GPS : « on lui montre, c’est qu’est-ce qu’on a pris avec les points, parce que des fois les dessinateurs y savent pas ce qui arrive, il y a un paquet de points, y savent pas

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c’est quoi ». L’usage du terme « on lui montre » est intéressant, car ici il s’agit bien de « faire voir » à d’autres (les dessinateurs dans ce cas) ce que l’on a vu comme étant des indices pertinents.

« Faire voir à d’autres » : déplacer, présenter et recréer « ce qui a été vu »

Bien souvent, dans cette organisation, la coordination se fait devant l’écran de l’ordinateur quand le technicien d’arpentage revient du terrain et télécharge les données collectées dans l’ordinateur. Il n’est pas rare non plus de voir le géomètre interpeller un technicien pour discuter rapidement avec lui d’un dossier, lui demander d’aller prendre d’autres points de mesure sur le terrain, etc. Ces moments se sont révélés importants, car ils marquent le fait que le travail d’élaboration d’un jugement sur un espace donné est une activité distribuée autour de plusieurs entités (géomètre, techniciens, mais aussi ordinateur, cartes, notes manuscrites), mais c’est aussi une activité qui repose sur l’élaboration d’une manière de voir un événement, un problème qui est négociée et partagée.

L’extrait 4 illustre ces moments où deux acteurs échangent des informations concernant un projet en ayant le regard tourné vers une carte sur laquelle le technicien d’arpentage a fait quelques annotations. Le projet auquel il est fait référence dans cet échange concerne la réalisation d’un certificat de localisation pour un propriétaire de terrain. Le client (le nouveau propriétaire du terrain) a remarqué qu’une fosse septique semble être à la limite de deux terrains (figure 6). Le géomètre (Paul) doit identifier les limites précises du terrain et localiser l’endroit précis où est positionnée la fosse septique. Est-elle sur le terrain ou en dehors des limites de la propriété ? Jim (le technicien arpenteur) et Paul (le géomètre) sont tous les deux devant la carte de la propriété qui a été annotée par Jim sur le terrain (figure 6).

La fosse septique

Le piquet en bois

Figure 6. Plan annoté par le technicien arpenteur et discuté avec le géomètre

La limite du terrain présumée par le propriétaire

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L’extrait 4 illustre une pratique courante dans cette organisation qui consiste via les objets, le corps, les gestes et le langage à « donner forme », à configurer l’environnement « vu » et par la même occasion à le déplacer afin de « faire voir » à d’autres ce qui a été vu et observé. Notre objectif est alors de comprendre comment via leurs interactions les acteurs organisationnels « rendent présent », «  rendent visible  » un espace absent de l’environnement immédiatement perceptible (Filliettaz, 2005). Comment les acteurs organisationnels procèdent-ils pour recréer dans l’espace propre de la rencontre un environnement absent et ainsi faire voir à d’autres ce qui a été vu ? Quelles ressources matérielles, gestuelles et corporelles mobilisent-ils pour construire ensemble une manière de voir l’espace sur lequel ils enquêtent ?

[Les langues de travail dans cette entreprise sont le français et l’anglais. Nous avons donc traduit en français les échanges.]

3.1. Paul : Tu l’as situé ? [Jim et Paul regardent la carte et Jim pointe avec son index un rectangle (la fosse septique).]

3.2. Jim : Oui, je l’ai situé. J’ai juste pris quelques distances. Et donc je pense (.) Et il y a un piquet en bois à peu près là. #1[Jim pointe avec un crayon un point précis sur la carte représentant la présence sur le terrain d’un piquet en bois.] Je n’ai trouvé aucun clou à côté/

3.3. Paul : /non

#1 : Jim pointe avec son crayon le piquet de bois.

3.4. Jim : Mais il y a le piquet en bois. Et ÇA #2 [Jim fait glisser son crayon simulant le traçage d’une ligne (limite de propriété présumée)] c’est ce que tout le monde, je pense, présumait être la=

3.5. Paul : =la ligne.

3.6. Jim  : la ligne

3.7. Paul : Okay, fait que ce n’est pas la ligne. Donc il est bien situé #3 [Paul pointe avec son index un rectangle sur la carte (la fosse septique)].

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#2 : Jim fait glisser son crayon #3 : Paul pointe du doigt un rectangle

3.8. Jim : Oui. C’est hum [Jim pousse la carte sur le côté et tourne son corps vers l’ordinateur et en même temps il saisit la souris]. Ici, je vais te le montrer [Jim et Paul regardent l’écran d’ordinateur].

3.9. Paul : Montre-moi ça.

3.10. Jim  : Okay [Jim clique et ouvre des fichiers de l’ordinateur, il consulte une banque de photographies].

3.11. Paul : [Paul s’éloigne pendant que Jim manipule les fichiers et cherche des photographies.] Je reviens.

[….] [Paul revient après avoir parlé avec un autre employé. Jim et Paul regardent l’écran d’ordinateur.]

3.12. Jim : Bon. Bien voilà, c’est ça [Jim et Paul regardent une photo affichée sur l’écran].

3.13. Paul : OH::: c’est ÉNORME.

3.14. Jim : C’est très gros. Et voilà le poteau électrique. Demande-moi pas pourquoi je ne l’ai pas remarqué avant. Mais uh:: Et bien. Voilà, c’est là. Donc ça à l’air de ça (2s) Donc, c’est TRÈS récent.

3.15. Paul : C’est récent.

3.16. Jim : À la place. Mais à cause du poteau électrique, je crois que tout le monde a pris pour acquis que la ligne était là [Jim pointe son index en direction de la photographie présente à l’écran].

3.17. Paul : C’est ça.

3.18. Jim  : Ah. Je comprends. [Jim prend la carte.] Quelqu’un a noté CECI comme une entrée, ÇA c’est l’entrée ici. [Jim pointe avec ses doigts un endroit précis sur la carte.]

3.19. Paul : Okay parfait.

3.20. Jim : Ici.

3.21. Paul : Okay. Merci. Donne-moi le dossier.

3.22. Jim : Okay.

Extrait 4. Interaction entre le technicien d’arpentage (Jim) et le géomètre (Paul)

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Nous allons voir comment cette carte (figure 6) et les annotations qui figurent dessus prennent sens à travers les gestes qui les rendent visible, les paroles qui les décrivent. Autrement dit, ces visualisations ne portent pas en elle-même un sens inscrit mais ce sont les gestes accomplis, les paroles prononcées qui les animent et leur donnent sens. Et comme le dit Goodwin (2000, p. 157), des visualisations (comme des graphiques ou des tableaux lors d’une discussion scientifique) peuvent être des lieux d’attention partagée, mais peuvent aussi fournir des ressources sémiotiques essentielles pour l’organisation de l’action en cours.

Nous avons analysé les dires des acteurs (les enchaînements d’énoncés proférés par les acteurs) et les faires (gestes de pointage, mouvement du corps) qui se réalisent au cours de cette interaction. Notre objectif en procédant ainsi est d’analyser « l’histoire » qui conduit les deux acteurs organisationnels à co-construire une manière de voir le terrain et ainsi à formuler un jugement sur le terrain soumis à enquête. Cette histoire est celle des indices physiques et autres éléments vus par le technicien arpenteur sur le terrain. Regardons comment se structure cette interaction (figure 7).

Figure 7. Constitution de l’environnement sensible

La figure 7 nous montre un premier mouvement (1-8a) au cours duquel une configuration (impliquant la carte, les gestes de pointage et le langage) permet aux interlocuteurs de convoquer des éléments du terrain, des indices dans l’espace de la rencontre afin de rendre visible, de « faire voir » la limite de la propriété réelle et celle présumée par les propriétaires. Regardons ceci

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de plus près. Jim expose le récit des événements (Oui je l’ai situé. J’ai juste pris pris quelques distances), raconte ce qu’il a observé (Et il y a un piquet en bois à peu près là. Je n’ai trouvé aucun clou à côté). Et, les gestes de pointage de Jim sur des éléments de la carte (sur le rectangle symbolisant la fosse septique, sur un point représentant le piquet en bois), la formulation de ce qui est présumé par les propriétaires (Et ÇA c’est ce que tout le monde, je pense, présumait être la ligne) sont des ressources pour l’énoncé d’un diagnostic (Okay, fait que ce n’est pas la ligne). Un raisonnement est progressivement co-produit au fur et à mesure de l’interaction et cette co-production est inséparable de la carte présente dans l’espace de l’interaction, des mouvements corporels et gestes de pointage réalisés au cours de l’échange. Ainsi, c’est l’usage conjoint de la parole, l’orientation du regard en direction de la carte, les gestes de pointage sur la carte qui permettent aux deux acteurs de constituer progressivement une « configuration contextuelle » : « Une configuration contextuelle est l’ensemble des champs sémiotiques que les participants traitent comme pertinents pour l’organisation de l’action à un moment donné » (Goodwin, 2002, p. 34, notre traduction). En fait, tout l’enjeu de cette rencontre est de rendre visible, de « faire voir » à Paul (géomètre) ce qui a été vu par Jim (le technicien) sur le terrain. Très rapidement, on constate que la réalisation de geste de pointage en direction de la carte, la désignation indexicales du carré représentant la fosse septique ont contribué à « rendre visible » les indices vus et localisés par le technicien arpenteur sur le terrain. Par les différents gestes de pointage, mais aussi le glissement des doigts sur la carte, celle-ci fait l’objet d’une focalisation de l’attention et elle participe à l’émergence d’une « configuration contextuelle »8 (Goodwin, 2002) qui constitue l’environnement sensible des acteurs lors de l’interaction. Et comme l’écrit Goodwin  : « Les configurations contextuelles construites par différentes sortes de signes instanciés dans la parole et le corps constituent un environnement multimodal primordial pour la constitution du sens, des connaissances et de l’action » (2002, p. 44, notre traduction). Ensuite, s’ouvre un second mouvement (8b-22) au cours duquel les deux interlocuteurs changent de configuration contextuelle (ils orientent leurs corps vers l’écran de l’ordinateur, pointent du doigt la photo présentée sur l’écran) qui contribue à « faire voir » la fosse septique et à prendre la mesure de sa taille (OH::: c’est ÉNORME) et de sa nouveauté (Donc, c’est TRÈS récent).

En résumé, on assiste progressivement au cours de cette interaction à la mise en place d’une première « configuration contextuelle » visant à recréer l’environnement sensible pertinent pour déterminer la limite du terrain et ensuite à un changement de « configuration contextuelle », « faisant voir » au géomètre les caractéristiques sensibles de la fosse septique (grosse et neuve), ce qui a contribué à l’élaboration d’un jugement sur ce terrain. La situation du rectangle sur la carte, la délimitation de la limite de la propriété et enfin la présentation

8 Dans ces travaux, Goodwin a mené une réflexion sur les notions de « participation framework » (Goffman), de « contextual configuration » et de « semiotic field » dans de nombreux textes (Goodwin, 2000, 2002).

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à l’écran de l’ordinateur des photographies prises par Jim permettent très rapidement à Jim et Paul de « voir » la fosse septique comme étant située sur la limite des deux terrains. Quand Jim montre la photographie à Paul, celle-ci devient une évidence visible (Goodwin, 2000) à travers les interactions qu’elle suscite. On voit comment Jim et Paul parlent et pointent du doigt l’écran et la carte afin de donner sens et de rendre visible un élément problématique sur le terrain. Par conséquent, le positionnement des corps vis-à-vis de la carte et ensuite de l’écran d’ordinateur sont des ressources qui permettent aux deux interlocuteurs de constituer des points d’attention communs et les engage dans une activité commune. L’analyse nous montre que la configuration se transforme au cours de l’interaction et qu’elle a des effets structurants sur celle-ci. Ainsi, la limite de la propriété, la fosse septique ne sont plus seulement désignées ou évoquées dans la discussion, mais rendu visible, « présentifiées » (Brassac, 2004). Tout le travail interactionnel accompli par les acteurs organisationnels consiste donc à révéler un environnement sensible en présentant différentes « prises visuelles » communes qui vont permettre la constitution d’une manière de voir organisationnelle et l’élaboration d’un jugement.

DISCUSSION/CONCLUSION

L’objectif de nos analyses est de décrire les « practices of seeing » et ainsi de suivre la constitution progressive d’une manière de voir propre à cette organisation ; celle-ci soutenant la production de connaissances relativement à un projet d’arpentage. Les analyses empiriques présentées (à partir d’enregistrements vidéo) ont permis de comprendre que tout travail d’arpentage consiste à « voir » et « faire voir » aux autres des indices pertinents afin de pouvoir produire des connaissances sur un espace donné. Pour ce faire, les acteurs organisationnels sont engagés dans un travail de fabrication de «  prises visuelles  » qui leur permet de construire une manière de voir partagée et de produire un jugement sur un terrain donné. Le terme de « prise » renvoie aux travaux de Bessy et Chateauraynaud (1995, 1993) ; travaux repris notamment par Soler (2011) qui introduit le terme de « prise visuelle ». Le terme de prise est intéressant pour comprendre ce que nous avons observé dans cette organisation, à savoir le fait « d’avoir prise sur l’environnement » (voir) et « de donner prise à d’autres sur l’environnement » (faire voir). Ainsi, on peut prendre en considération la multiplicité des moyens mis en œuvre par les acteurs organisationnels pour « avoir prise » et « donner prise » sur l’environnement sur lequel ils enquêtent (Bessy & Chateauraynaud, 1995, p. 239). Dans notre cas, les « prises visuelles » émergent de l’agencement de deux contraintes au cours de l’activité : les repères apposés par d’autres acteurs organisationnels (géomètre, autres arpenteurs, etc.) et qui fonctionnent comme des guides pour l’action (coordonnées de bornes géodésiques, anciens clous d’arpentage, croquis, coordonnées GPS,

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etc.) et les plis qu’offrent l’environnement « vu » (dans un rapport sensible à l’environnement).

Dans un premier temps, nous avons montré comment les pratiques mises en œuvre par les techniciens d’arpentage afin de réaliser leur travail constituent une forme de vision professionnelle (Goodwin, 1994). Mais « voir des indices pertinents » n’est pas seulement l’apprentissage d’une vision professionnelle. Il s’agit aussi d’une pratique impliquant le corps, les gestes, les collègues, le terrain et les instruments. « Voir » est une pratique incarnée (un travail engageant le corps dans son entier), impliquant de «  faire corps  » avec ses instruments, d’apprendre à voir de manière organisationnellement adéquate et de rendre compte de ce qui a été vu en asservissant progressivement l’environnement «  vu  » (Kirsh, 1995, 1996) et en produisant une diversité d’inscriptions qui vont circuler au sein de l’organisation et être manipulées par différents acteurs organisationnels (géomètre, dessinateurs). Ainsi, la pratique d’arpentage sur le terrain n’est pas une activité individuelle, mais une pratique engageant des agents humains et des entités matérielles. C’est donc à travers tout un agencement sociotechnique que les techniciens d’arpentage sont en mesure de « voir des indices pertinents ». Les « practices of seeing » déployées par les techniciens sur le terrain sont donc prises dans un réseau complexe de relations impliquant d’autres acteurs organisationnels (qui agissent à distance via de multiples artéfacts), l’environnement dans lequel il est immergé, son corps, des instruments techniques et autres objets (cartes, plans, etc.). Ainsi, la constitution d’une manière de voir organisationnelle (dans le cas des techniciens arpenteurs sur le terrain, il s’agit de voir le terrain de manière organisationnellement adéquate) implique l’élaboration, la construction de «  prises visuelles  ». Ce processus repose sur un travail d’articulation entre des repères (coordonnées de bornes existantes, les multiples inscriptions sur les cartes, les traces des mesures précédentes, les données produites par le géomètre, etc.) qui guident le regard du technicien arpenteur et les plis du terrain que le technicien découvre dans un rapport sensible à l’environnement (celui-ci mobilisant ces sens et notamment la vision afin de percevoir des éléments significatifs). Par ailleurs, au cours de leur activité, les techniciens disciplinent progressivement l’espace sur lequel ils enquêtent afin de le rendre visible pour les collègues et leur permettre de travailler sur le projet et de produire un jugement sur ce terrain. Son travail consiste alors à réduire les « prises visuelles » sur le terrain et à ne rendre visible que ce qui est pertinent pour soutenir la constitution d’une manière de voir organisationnelle et l’élaboration d’un jugement.

Dans un deuxième temps, nous avons porté une attention spécifique sur les pratiques visant à «  faire voir  » à d’autres le terrain afin de soutenir la réalisation du projet d’arpentage et la coordination des actions. Le technicien d’arpentage et ses collègues vont donc travailler avec plusieurs objets, inscriptions qui permettent de «  disloquer  » l’espace vu, de le traduire (en données, en coordonnées, en croquis) et de le transporter dans un autre lieu à un autre moment (Cooren & Fairhurst, 2009) afin de soutenir l’émergence

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d’une manière de voir organisationnelle. Cependant, ces inscriptions, ces visualisations vont prendre sens dans l’interaction au cours de laquelle des gestes sont accomplis, des paroles prononcées, des plans sont mobilisés  ; permettant ainsi la constitution d’une manière de voir partagée soutenant la création de connaissances. Ainsi, nous pouvons voir comment se façonne progressivement une manière de voir organisationnelle à travers le langage, les gestes, le corps et la mobilisation d’objets. En effet, dans l’extrait 4, on voit en quoi au cours de l’interaction, les gestes, le corps, la carte, la photographie sur l’écran d’ordinateur produisent des effets contextuels significatifs qui rendent possible la formulation d’un jugement sur le projet. La carte, les annotations prennent sens dans l’interaction et on assiste à une forme de projection du terrain et des éléments qui le composent sur un espace d’inscriptions (Brassac & Le Ber, 2005). L’activité qui se déroule ici (faire voir à l’autre pour lui offrir des prises sur l’environnement) s’ancre dans la matérialité qui en constitue la ressource, dans le sens où les objets mobilisés (la carte et plus tard la photo) configurent l’élaboration d’une manière de voir organisationnelle à partir de laquelle se constitue un diagnostic (ici identifier si la fosse septique est mal localisée).

Pour terminer, nous ajouterons que la capacité pour les membres de cette organisation à produire un jugement sur un espace donné repose, comme nous venons de le montrer, sur une manière de voir le terrain et les éléments qui le composent. « Faire voir » ne repose donc pas uniquement sur la circulation d’entités matérielles au sein de l’organisation, mais sur la capacité des acteurs organisationnels à négocier, construire et partager une manière de voir via l’interaction. Nous sommes conscients que ce travail autour de la constitution d’une manière de voir organisationnelle n’est qu’un premier pas vers la compréhension d’un tel processus. Il est indéniable que cette problématique doit être explorée dans d’autres contextes organisationnels afin de comprendre, par exemple, comment la constitution d’une manière de voir organisationnelle peut différer d’une organisation à l’autre.

Remerciements

Nous tenons à remercier les évaluateurs pour leurs commentaires riches et précieux. De plus, j’aimerais souligner le soutien financier du Conseil de Recherches en

Sciences Humaines du Canada dans le cadre de cette recherche.

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Annexe 1. Conventions de transcription

aaa Chevauchements de parole(.) Micro pauses(2s) Pauses en secondesxxx Segment inaudibleexTRA Segment accentué::: Allongement vocaliquepar- Troncation/ Énoncé interrompu par l’intervention d’un autre

interlocuteur= Enchaînement rapide(il va) Essai de transcription. Pas certain des mots

prononcés[pointage du doigt] Description de la dimension non langagière de

l’interaction#1 Marqueur précisant le moment de la capture écran

intégrée ensuite à la transcription

Sylvie GROSJEAN est professeure au département de communication de l’Université d’Ottawa (Canada). Ses intérêts de recherche portent sur l’analyse des interactions dans les organisations afin de saisir le processus de création de connaissances, et la coordination des actions au sein des équipes (en situation d’urgence, en contexte de communication médiatisée et distante, en contexte interdisciplinaire). Elle privilégie dans ses travaux une démarche ethnographique, cherchant à révéler en quoi les interactions quotidiennes s’accomplissant au sein d’une organisation produisent de l’organisé et des connaissances. En 2011, elle a co-édité un ouvrage sur la communication organisationnelle chez Chenelière Éducation. Elle est co-responsable du Groupe de Recherche Interdisciplinaire en Communication Organisationnelle (GRICO).

Affiliation Université d’Ottawa/University of Ottawa Département de communication 55, Laurier Avenue East, Room 11112 Ottawa, Ontario, K1N 6N5 (Canada)Courriel [email protected]

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abstract: is there an organizational “way of seeing”? following the “practices of seeing” in organization

The aim of this paper is to understand the “practices of seeing” that take place within an organization and to follow the progressive constitution of an organizational “way of seeing” that supports the production of knowledge. Our study contributes to the analysis of practices of seeing in their situated, embodied and materialized dimensions. We conducted an organizational ethnography in a firm of land surveyors and the video recording of the daily activities was privileged. We analyzed how organizational members progressively and jointly build expertise about a property, and, in particular, how specific “practices of seeing” are constituted through the daily work activities. We show that surveying work rests upon the abilities of the organizational actors “seeing” and “making visible” relevant clues in order to support the constitution of an organizational “way of seeing” through the embodied practices of the actors.

Keywords: practices of seeing, knowing, interaction analysis, microethnography, materiality, visual grips

resumen: ¿existe una manera “organizacional “ De ver? sobre el interés De seguir las prácticas De “seeing” en las organizaciones

El objetivo de este artículo es dar cuenta de las “practicas of seeing” que se producen en el seno de una organización y de hacer el seguimiento de la construcción progresiva de una manera de ver organizacional que apoya la producción de conocimientos. Nuestro estudio contribuye al análisis de las “practices of seeing” en su dimensión localizada, encarnada y materializada. En este sentido, presentamos un estudio etnográfico que se realizó en una empresa de peritaje en la cual observamos y filmamos las actividades cotidianas de los profesionales que laboran en la misma (técnicos de peritaje, geómetras y dibujantes). El estudio muestra que el trabajo de peritaje se basa en la capacidad de los actores organizacionales de “ver” y de “hacer ver” los índices pertinentes que sirven a la constitución de una manera organizacional de ver.

Palabras claves: « practices of seeing », conocimientos, análisis de las interacciones, micro etnografía, materializado, tomas visuales

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