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Expressivité Author(s): André Martinet Source: La Linguistique, Vol. 27, Fasc. 1 (1991), pp. 3-14 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30248629 . Accessed: 14/06/2014 20:58 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to La Linguistique. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.96 on Sat, 14 Jun 2014 20:58:13 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Expressivité

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ExpressivitéAuthor(s): André MartinetSource: La Linguistique, Vol. 27, Fasc. 1 (1991), pp. 3-14Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/30248629 .

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EXPRESSIVITE

par Andre MARTINET

Dans l'usage quotidien, il est frequent, je serais tent6 de dire constant, qu'on confonde expression et communication. Avec un bel optimisme, on suppose que ce qui a 6t6 exprim6, donc rendu manifeste, a et6 ipso facto perqu et compris par autrui. D'autre

part, comme c'est par la parole qu'on pense manifester de la

faqon la plus efficace ce qu'on a en tite, < s'exprimer >> tend a s'identifier

' << faire emploi de la langue >>. Dire de quelqu'un qu'il s'exprime bien, c'est impliquer qu'il fait, du discours, un

usage efficace. Tout ceci tend a nous faire oublier la valeur premiere de

0 s'exprimer > qui est << faire sortir quelque chose de soi >, sans

refirence aux riactions d'autrui. Aussi longtemps que la langue n' tait conque que dans ses rapports avec la pensee, il 6tait normal que la manifestation de cette pensee se confondit avec une expres- sion. Mais depuis qu'on a pris conscience que le langage visait, en prioritY, B la communication de l'expirience humaine, avec insistance aussi bien sur le recepteur que sur l'Nmetteur, il devenait n6cessaire de retrouver cette valeur premiere de < s'exprimer >> en opposant < expression a << communication >>. De ce jour, dire de quelqu'un qu'il s'exprime, c'6tait mettre l'accent sur un besoin

qui ne se confond pas avec celui de faire connaitre quelque chose a l'autre, et qui est de se ddlivrer d'une pression interieure. Cette distinction a et6 explicitee il y a trente ans dans les Eliments de

linguistique ginirale1, mais sans y insister. Elle a dui 6chapper a plus d'un lecteur, et ceci d'autant plus que, dans le meme paragraphe, le verbe s'exprimer se trouve utilise avec la valeur que nous cher- chons a r6cuser.

I. Paragraphe 1-4.

La Linguistique, vol. 27, fasc. I/1991

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4 Andri Martinet

Pour le linguiste, cette distinction est fondamentale, meme si

expression et communication ont quelque chance de figurer, A des

degres divers, dans toute manifestation langagiere. Il y a, d'un c6te, dans la communication, usage, par le locuteur d'un instru- ment doublement articul6 en unites discretes, et notamment en unites de sens dont on suppose que son partenaire, s'il utilise la meme langue, identifiera precis6ment la valeur. II y a, d'autre

part, dans 1'expression, un defoulement qui se manifestera dans la fagon dont les unites discretes seront r6alis6es en l'occurrence, dans leur duree, leur intensit6, la courbe melodique qui les accom-

pagne, I'ordre dans lequel elles apparaissent, voire du fait de deformations inattendues qu'elles pourront subir.

Ce defoulement a toute chance de renseigner les auditeurs sur les reactions subjectives et affectives du locuteur a l'experience qu'il est en train de communiquer. Il peut en effet prendre des formes identifiables par l'ensemble de l'humanite : lorsque, par exemple, dans il faut en finir, le dernier mot est articule sur des notes tres basses et avec force, la colere, rtelle ou contrefaite, qui accompagne cette emission est perceptible par tout auditeur, qu'il comprenne ou non ce qui fait l'objet du message. Mais ce defoulement peut aussi epouser certaines modalites propres g la communaute linguistique en cause : lorsqu'un Franqais << fait sentir les deuxf>> d'affolant, il suit un modele qu'on ne retrouve pas en anglais contemporain, par exemple, mais que ses compatriotes identifient parfaitement. Peu importe d'ailleurs que celui qui parle ait redouble son f consciemment, voire volontairement, ou non.

Il est, en fait, frequent que le locuteur joue de diffdrents procedes expressifs dont il sait, par experience, qu'ils seront

perqus et interpretes par son public. Ainsi, ce qui n'etait qu'expres- sif, devient communicatif, et cela renforce le sentiment qu'expres- sion et communication se confondent. Il faut s'attendre a trouver des cas o0 l'on hesitera a attribuer tel fait a la langue doublement articulee ou au domaine des variations expressives. Il n'est pas rare que tel allongement vocalique, telle g6mination consonan-

tique, initialement attribuable a un choix expressif du locuteur, apparaisse, dans un stade ulterieur, comme un trait phonologique parfaitement integre a la structure phonologique de la langue. On ne devrait pas s'6tonner si l'on constatait que certains Frangais pergoivent la prononciation af-folant, non comme le produit d'un

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Expressivitd 5

besoin expressif, mais comme la faqon normale d'articuler ce mot. On comprendra, dans ces conditions, que les produits de

l'expressivite puissent jouer un r6le dans l'Cvolution des langues. En vieil anglais, le verbe knock a cogner >> se presente sous la forme cnocian, avec un /k/ unique entre voyelle. Par evolution reguliere, cette forme aurait di^ aboutir a *knoak ou *knoke et rimer avec oak ou stroke. En fait, dans ce terme < expressifa>, le /k/ a te redouble, comme on le constate dans la forme medi6vale knokke.

Il est donc tres important, pour qui s'occupe de l'histoire d'une langue, de distinguer nettement entre les changements o regu- liers a, ceux qui affectent l'ensemble du vocabulaire, mots o expres- sifs >> et mots ordinaires confondus, et ceux qui resultent de la fixation d'articulations expressives.

S'il nous est difficile de faire retrouver aux termes expression et s'exprimer leur valeur primitive, il n'est pas impossible, au moins dans l'usage des specialistes, de maintenir celle d'expressif et d'expressiviti. Une vision structurale des faits linguistiques permet de mieux cerner un chapitre de la description des langues, intitule o expressivita' , oi l'on donnera, par exemple, tout son sens a ce qu'on d6signe comme l'intonation, c'est-a-dire aux traits de la courbe mtlodique du discours qui, contrairement aux accents et aux tons, ne s'integrent pas a la structure linguistique proprement dite. Mais il doit tre clair que l'expressivitd, dans le langage, couvre un domaine considerable oih interviennent a igalite le sens et la forme. On ne saurait utilement s'y orienter que si on le cerne pr6cisement afin de ne pas tout confondre.

Les manifestations de l'expressivitd, mentionnees jusqu'ici, ont et6 emprunties, pour l'essentiel, au domaine des sons du langage. C'est 1., en effet, qu'il est le plus facile de distinguer entre les traits phonologiques qui assurent l'identification permanente des unit6s de sens, et les deviations qui relkvent de l'expressivite. Mais si nous parlons d'expressivite en refdrence a tout infl6chisse- ment de hl'nonc6 d6termin6 par les r6actions subjectives du locu- teur a l'experience qu'il rapporte, nous ne saurions exclure les autres aspects du discours, comme l'ordre des unites de sens qui a toute chance d'etre affecte dans le cas de mise en valeur d'une d'entre elles : Lui ? il en est incapable! Il en va de meme des moddles syntaxiques utilises : Lui? pas possible! Pour elle? jamais ! D'un interet tout particulier est le choix du vocabulaire o% les besoins d'expressivit6 amenent a favoriser des formes plus ou moins tabou,

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6 Andre' Martinet

les jurons, les < gros mots >>, et, plus gendralement ce qu'on designe de fagon lIche comme le vocabulaire argotique. Ici, comme prece- demment, il sera souvent impossible de faire le depart entre des emplois involontaires entraines par la violence des sentiments et les choix conscients visant, dans l'esprit du locuteur, a influencer le comportement d'autrui.

Lorsqu'on examine les manifestations de l'expressivite, on constate que les traits phoniques d'origine expressive qui se sont fixes dans l'usage general caracterisaient, ou caractdrisent encore, des termes appartenant a certains domaines sdmantiques par- ticuliers.

Il faut signaler tout d'abord le cas des mots-phrases corres- pondant t l'assentiment ou le refus, oui, si, non, toujours suscep- tibles de recevoir et de fixer des deviations expressives a condition qu'elles n'affectent pas l'identification du terme comme assenti- ment ou refus. A c6te de yes, l'anglais connait les variantes [jei], [jea], [ja], [jep]. Le danois jo si >> connait une realisation inatten- due sans coup de glotte. En frangais, une variante dubitative de oui, articulke de fawon relchee avec un [I] au lieu du [i] tendu normal, s'est fixee sous la forme de ouais.

C'est, en premier lieu, chez les hypocoristiques, c'est-A-dire les < petits nomsao d'amitie, qu'on a releve des fixations de gemi- nation expressive du type de celles qui ont fait passer, en suedois, de Karl ' Kalle, de Lars 'a Lasse et, en moyen-anglais, de Lawrence a Larry, avec, dans ce dernier, abreviation et adjonction du suffixe -y de < diminutif>>. En suddois contemporain, le procede a toujours cours, et, dans la cour de l'6cole, un patronyme comme Fridin peut se voir reduit ' Fridde, avec deux d bien distincts.

Ces memes fixations se sont produites, dans les langues germa- niques anciennes, dans une foule de verbes designant des actions violentes, du type de l'anglais knock, deja mentionne, ou simple- ment reiterees (v. anglais /accian a tapoter a>, broccian < palpiter o), et finalement comme la marque d'un vocabulaire familier. Il en resulte ce qu'on a appel6 des entorses aux < lois phon*tiques >>, c'est-h-dire des deviations par rapport a ce que laissent attendre les evolutions constat~es dans le vocabulaire ordinaire.

Les phonemes, c'est-a-dire les sons de chaque langue qui permettent de distinguer les mots les uns des autres, sont les pro- duits d'habitudes articulatoires acquises au cours de l'apprentis- sage de la langue par l'enfant. Il en d6coule qu'apparaissant dans

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Expressiviti 7

un meme contexte, disons entre voyelles, un phoneme donne, /p/, par exemple, s'articulera toujours de la mime faqon quel que soit le sens du mot dans lequel il figure. II pourra etre soumis 'a des deformations expressives, comme c'est le cas de /p/ frangais, dans le mot impossible /Ep:isibl/, qui peut s'allonger et se renforcer dans Cet enfant est impossible!, mais qui retrouvera sa durie et son inten- sit6 normale des qu'il cessera d'etre soumis h l'expressivit&.

Il existe toutefois des mots dont les rffifrents sont tels qu'ils suggerent une readaptation constante de la forme du mot a la realit6 correspondante. Telles sont les onomatopees du type coucou, forme qui reproduit assez fiddlement le cri de l'oiseau. Mais, plus subtilement, certaines impressions non auditives peu- vent favoriser l'emploi de formes linguistiques particulietres : le mot caoutchouc, assez inattendu en franqais, doit certainement son adoption, dans la langue, au sentiment qu'ont les usagers que sa phonetique, avec les successions [...au...] et [...t...], est bien adaptee a l'expression de l'tlasticitL. L'instabilite phonique a laquelle est expose le vocabulaire < expressif>>, peut s'accroitre du fait du caractere exceptionnel des combinaisons de phonemes qu'on y rencontre : le hiatus de caoutchouc peut susciter l'insertion d'un [j], d'oh /kajutfu/, ou, comme chez l'auteur de ces lignes, une modification du timbre des voyelles en contact et une pronon- ciation /kaotfu/. C'est dans ce domaine qu'on relive le plus frequemment ces processus explicables, mais non necessairement automatiques et reguliers, que sont la dissimilation "a distance, du type dgredon, pour idredon, et l'inverse comme l'attraction qui peut entrainer chauchure pour chaussure. Comme le conditionnement de ces phenomenes est relativement complexe, chacun d'eux peut n'affecter que quelques mots, si bien qu'on hesite parfois a y voir un changement regulier : lorsqu'on constate qu'un ancien penkwe < cinq o> est devenu en latin k"enkWe, puis quinque, on fait, de cette attraction, une regle parce qu'on la retrouve dans quercus<< chene >> d'un plus ancien perkwus. Mais on hesite "a parler de regle pour le phenomene inverse qui a fait passer quinque l'italien cinque et au frangais cinq.

Une autre source d'instabilite formelle est ce qu'on designe comme l'attraction paronymique : soit un mot plus ou moins connu, mais peu frequent; sa forme exacte n'est pas bien 6tablie dans l'esprit et donc toujours susceptible d'etre affectee par celle d'un autre mot, surtout, mais non necessairement, si ce dernier

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appartient a la meme sphire s6mantique. Il y a, en franqais, au moins trois mots fraise distincts, de formes initiales diff6rentes : lat. fraga, lat. pop. fresa, v. francique frisi, qui se sont attiries les unes les autres. Les chances d'une telle attraction sont accrues dans le cas d'un mot << expressif>> de forme, des le depart, instable.

Une des caracteristiques du mot << expressif >> est d'6chapper partiellement 'a ce qu'on designe comme l'arbitraire du signe, c'est-a-dire l'ind6pendance mutuelle de la forme et du sens, puisque sa forme suggere une valeur semantique. L'usager va done pouvoir lui faire assumer des sens nouveaux plus ou moins impliques par sa forme. On doit done envisager pour lui une polys6mie beaucoup plus riche, et vaincre ainsi certaines timiditts qu'on constate chez beaucoup d'6tymologistes.

Je me suis done risque'2 rapprocher un nombre considerable de termes empruntes a diverses langues indo-europ6ennes apparte- nant a ce qu'on peut designer comme une meme zone synesth&- sique du vocabulaire, et a poser pour eux une base initiale a redoublement du type des mots franqais teuf-teuf ou gnangnan. II s'agit de *"ghwo"ghWo qu'on pourrait, a premiere vue, juger impro- nonqable, mais qui l'est beaucoup moins que le nom vietnamien bien connu, Nguyen. On pourra le reproduire approximativement en rdalisant *.gh" comme le -ng de parking, suivi immediatement d'un [w] et d'un [o]. R6pet6e, cette syllabe suggere, assez bien, mollesse et rebond, alors que gnangnan n'6voquerait que la mollesse.

Sans revenir ici3 sur le detail des divers vocables impliqu6s dans cette reconstruction, on indiquera les types de valeur que peuvent assumer les formes en cause, puis on 6numerera, en les caracterisant, les divers accidents qu'on peut supposer pour cha- cune a partir de *"gh"o"gg"o.

A partir d'une valeur de d6part qui s'exprime bien au moyen de l'adjectif anglais resilient, d6fini comme << qui ceide sous la pression, mais reprend immddiatement sa forme >>, le terme en question a pu servir "a caracteriser ou a designer, de faqon occasion- nelle ou permanente, le sol des marais, le marais lui-meme, les

champignons, les muqueuses, les chairs, la vulve, le ventre, le <( sein de la mere >> (anglais womb), la bouche et, par extension,

2. Dans La phonitique des mots << expressifs >. Le cas d'6ponge, dans Glossologia, Athbnes, 1985, vol. 4, P. 7-12.

3. On pourra retrouver, dans l'article de Glossologia cite, ci-dessus, n. 2, le d6tail des diff6rentes formes.

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Expressivite 9

l'embouchure d'un cours d'eau, la baie, I'anse et, finalement le

liege et les 6ponges. Formellement, et avant toute evolution particuliere a une

branche de la famille, on pose l'dlimination reguliere, .

l'initiale, de l'appendice nasal, et

. l'interieur du mot, son identification,

r6gulibre 6galement, au phoneme /n/. On obtient donc *gWonghWo dont nous aurions pu partir si nous n'avions tenu "

marquer le redoublement de la forme originelle.

On distinguera, ensuite, les modifications qui n'affectent que certains des produits de l'Nvolution :

I / Dans les emplois adjectivaux au d6part, substantivises immediatement ou ulttrieurement, le -o final peut etre remplace par son partenaire a fiminin > -d.

2 / Le remplacement des labiovelaires (par ex., *ghw) par les labiales correspondantes (*bh) est general et regulier dans cer- taines branches de la famille et bien attest6 ailleurs. Il se comprend d'autant mieux qu'on peut, sur le moddle de certaines langues africaines, se representer les labiov6laires sous les formes de *kp au lieu de *k", *gbh au lieu de *gh". On supposera que la meme tendance a abouti ici & la dissimilation d'un des deux *ghW en *bh. GC'est, le plus souvent, la seconde consonne du complexe qui se trouve affect6e. Le r6sultat est donc *ghWombo. Mais certaines formes qui d6signent I'Nponge, comme le grec attique sphdggos (prononc6 sphdngos), et le latin fungus o champignon > temoignent de la pr6sence d'une dorsale dans la seconde syllabe, ce qui suppose *...nghto. Mais on ne peut savoir si le *ghW de l'initiale a 6te dissimild en *bh ou a et6 conserve, parce que ph grec et f- latin peuvent remonter a l'un ou B l'autre.

On peut donc poser, au d6part, soit la forme sans dissimilation * (s)ghWongAWo, soit * (s) bhonghwo avec dissimilation du pre- mier gh".

3 / II n'est pas rare, dans les langues indo-europ6ennes que les mots, verbes ou noms, reqoivent un s- pr6fix6 dont la presence ne semble entrainer aucune difference de sens. C'est ce que nous trouvons dans beaucoup de repr6sentants de notre base, qu'ils aient 6t6 ou non affectis par la dissimilation, et notamment, comme nous venons de le voir, dans les designations grecques de l'tponge.

On releve, par ailleurs, dans des mots dont le sens et la forme

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ne peuvent laisser de doute quant "a leur appartenance au groupe dont nous traitons ici, des accidents divers dont certains ne sau- raient etonner dans des formes expressives. C'est le cas du -p final de l'anglais swamp << marais >> et du -pf de l'tquivalent allemand Sumpf au lieu du -b que laisse attendre un antecedent *sghwombho. A signaler aussi le -u- qu'on trouve en baltique, au lieu du -a-

qu'on attendrait, par exemple, dans le letton gumbs dont, par ailleurs, la forme aussi bien que le sens s'identifient a ceux du russe guba (*ghWombha,). Une telle deviation peut remonter "

quelque analogie qui nous &chappe, mais aussi, peut-&tre, au sentiment que -u- etait ici plus << expressif>> qu'une voyelle plus ouverte. L'afghan yumba, de sens analogue, prisente le mime -u-, ce qui suggere une evolution assez ancienne affectant plusieurs branches de la famille.

C'est probablement le grec qui presente le plus de formes aberrantes, c'est-5a-dire oh l'on doit poser le plus d'entorses par rapport

. l'6volution reguliere. On y trouve, pour << spongieux >>

une forme somphds qui remonte sans doute a *sgh"ombho, mais par l'intermediaire d'un inattendu *swombho, au lieu du *spomphos qu'on attendrait. Doit-on supposer qu'une telle forme a existi et qu'elle est a la source des formes "a initiale en sp- qui se sont finalement imposees dans la langue et qui sonit a la source du

frangais iponge et de l'anglais sponge ? L'absence totale d'aspiration dans ces formes pourrait suggerer quelque emprunt "a un jargon de pecheurs d'eponge d'origine 6trangere.

Pour mieux comprendre comment se delimite le domaine de

l'expressivite, il peut tre interessant d'examiner ce qui se passe dans un domaine un peu different ofi l'on pourrait vouloir retrouver des types d'aberrances evolutives qui rappellent celles

que nous venons d'examiner. Il s'agit de celui qu'on serait tenti de designer comme chromatique, si nous ne devions envisager chez les sujets, a date ancienne, une beaucoup plus grande sensibilite a la qualite de la lumiire qu'aux couleurs proprement dites. On sait qu'il n'y avait pas, en latin, de mot designant la blancheur pure et simple, mais, d'une part, candidus marquant la

brillance, d'autre part, albus, avec son f6minin alba, l'aube, la pale blancheur du ciel avant l'apparition du soleil. La seule desi-

gnation de couleur propre a l'ensemble des langues de la famille

indo-europeenne parait etre le rouge, avec une base *reudh-, dont on peut penser qu'elle a igalement fourni les designations de la

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Expressiviti II

rouille. Ceci laisserait supposer que la valeur initiale correspon- drait a rougedtre, et non a notre rouge, qui 6voque plut6t le sang frais ou le coquelicot que l'oxyde de fer. On rencontre toutefois, dans les diff6rentes langues des formes qu'on peut, sans trop d'entorses aux regles de l'6volution, faire remonter a une seule et mime base, et qui designent des qualites oh nous sommes tentes de voir des couleurs, mais qui, dans ces termes, iraient, dans le spectre, du bleu au jaune. Ce manque de specificite chromatique a souvent incline a croire qu'il ne s'agissait pas, au depart, de noter quelque impression coloree, mais une qualite de la lumiere. Mais 1 o0i nous ne trouvons pas d'opposition du type de celle

qu'on relkve en latin dans le domaine de la blancheur, il faut probablement chercher ailleurs et nous rappeler que les designa- tions de couleur sont, le plus souvent, au depart celles d'objets, et que la couleur d'un objet peut varier d'un exemplaire de cet objet a un autre, voire, dans le temps, d'une saison ' une autre, par exemple. Les p6riodes de secheresse nous rappellent qu'une prairie peut passer d'un vert profond 'a un roux caractdris6.

Formellement, on posera, au depart, ce qu'on appelle une << racine dissyllabique >> que nous reproduisons, en faisant abstrac- tion du vocalisme, comme *ghWlw. Le XW note ici, en explicitant ses traits phoniques pertinents, ce qu'on appelle << la troisieme laryngale >>, notre algebriquement comme *H, : le x d6signe une continue dorsale v'laire, du type du ach-Laut allemand, mais sans qu'on se prononce, ici, sur son caractere sourd ou sonore. Une voyelle voisine est retractee, done coloree en [a]; l'exposant [f] indique que cette dorsale est labio-velarisee, articulee done avec les lkvres arrondies, ce qui va inflechir vers [o] la voyelle voisine. Cependant, si la labio-v6larisation se manifeste comme [w] devant voyelle suivante, la voyelle restera simplement rdtractee, c'est-a"- dire [a]. A la finale ou devant consonne suivante, *Zw, comme toutes les << laryngales >>, va disparaitre en allongeant la voyelle prec'dente qui devient /6/. Mais 1 oi, dans un << mme mot >>, vont coexister des formes prevocaliques en /-aw-/ et preconsonan- tiques ou finales en /-6/, on pourra trouver, par analogie, /-aw-/ avec la longueur de /6/, ou /-ow-/ avec son timbre. C'est ce qu'il- lustrent les mots latin et grec pour < huitiime >> : octduos et ogdo (w)os en face du -5 final de oct6, oktd << huit >>4.

4. Cf. I'analyse diachronique de la forme du russe jazyk dans A. Martinet, Des steppes aux ocians, Paris, 1987.

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S2 Andrd Martinet

Ici, comme pour *"ghWonghao, ci-dessus, on peut prtvoir des dissimilations de labiovelarisation : *gh initial pourra done apparaitre comme *bh, d'oi *bhlX". Mais dans le cas de la conti- nue *'", comme il n'existe pas, dans la langue de labiale continue

pour la remplacer, la labiovilarisation disparaitra sans plus, le resultat etant *ghwlX.

Le latin flduus peut repr6senter soit la forme sans dissimilation

*gh$le"' + o, soit *bhleXw + o. Il en va de meme de fl6rus qui peut deriver indiffdremment de l'une ou de I'autre base, avec un suffixe -ro au lieu de la simple < voyelle th6matique >> -o de flduus. Remontent a la seconde forme, *bhleXw-o, le moyen-irlandais bld, le v.-islandais bld-r et le v.-haut-allemand bldo. Dissimilation mise a part les 6volutions sont considerees r6gulieres5.

Du point de vue du sens, les traductions dont nous disposons nous offrent des valeurs chromatiques qui nous paraissent, a premiere vue, mutuellement incompatibles : flduus serait un << mlange de vert, de roux et de blanc >>, fl6rus < blond >>, moyen- irl. bld vaudrait < jaune >, mais les formes germaniques, sensible- ment homophones designent le bleu et doivent &tre a l'origine du mot frangais correspondant.

Le lituanien geltas < jaune >> remonterait a *g'"el + to- oh' l'absence de reprdsentant du *XW est ancienne, comme l'indique le ton de la < diphtongue >> pr&cedente, le circonflexe &tant dans cette langue, la marque de l'absence d'une v laryngale >>. Cela pourrait indiquer qu'on est parti d'une base *gh'el, sans [W] mais s'expliquerait mieux par une influence analogique de la forme Zeltas < dorb >> que nous retrouverons ci-dessous.

A c6te de formes presupposant un *ghw-., on trouve, en balte, en slave, en grec, en latin et en germanique des formes oh I'on doit poser un *gl- resultant de la dissimilation, par *-Xw-, de la labiovelarisation de *gW"-. Ce *gh a donn6 r6gulierement f- en balte, z- en slave, kh- en grec, h- en latin et g- en germanique. Le ton aigu des formes lituaniennes marque le maintien de la laryn- gale *-X"- responsable de la dissimilation. On citera, en lituanien, aelti < verdir >>, Zelvas << vert >>, avec -v- issu du -w- digag' par *X'-

5. Le rapprochement de flduus et de bldo (bldw- dans la flexion) est classique et ne pose gubre de problkme si l'on suppose, un peu l6gbrement, peut-itre, le jeu d'une alternance vocalique. Cf. Andre Martinet, Economic des changements phonitiques, Berne, 1955, a 8-13. Mais la constance des correspondances lat. -du- I v. anglais -dw-, pour les adjectifs aussi bien que les verbes, suggirerait plut6t une correspondance phonitique reguliere, avec maintien, dans ce contexte, d'un ancien -d- au lieu du -6- attendu.

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Expressivitl 13

devant voyelle. On a, en slave, une sdrie de termes en zel- d6signant le vert, avec diff6rents suffixes. On notera, en particulier, le russe

zlak < herbe >> qui peut remonter ' *ghle;W-, avec durcissement en -k- de la<< laryngale >> devant le -s de nominatif, combine avec la voyelle primitivement longue correspondant au traitement

r6gulier du complexe *-eX"- devant le -m d'accusatif6. C'est a la meme base *gjlec'-, avec des suffixations diverses, que remontent les formes grecques khldos << vert tendre >, khl6d << verdure >>, khloerds << vert clair >, khlards < vert >>, toutes supposant un ancien *w entre les voyelles.

Les formes latines et germaniques remontent a une base

*ghe/ol'"-. Soit, en latin, holus, -eris, qui d6signe le legume, heluus < qui tire sur le roux >>; en germanique, v.-haut-all. gelo, all. gelb, angl. yellow < jaune o>.

Ce qui complique le tableau est I'existence de mots qui d6si-

gnent I'or, ou le jaune brillant qui le caracterise : v. slave zlato, russe zoloto, en germanique, got. gulp, all. Gold, angl. gold, etc., tous mots qui remontent a un scheme consonantique *ghlt oh l'on trouve -t- en place de la laryngale *Xw- et oih donc le *gh initial ne semble plus pouvoir s'expliquer par dissimilation a partir de *g".-. Des formes slaves et germaniques, on rapprochera des

6quivalents indo-aryens, comme sanskrit hari- < jaune, dore, verditre >> (l'or etant le derive hiran.yam) qui supposent *ghel-. En tout cas, le parallelisme, en lituanien, de gelias < jaune >>, cit6 ci-dessus, et Zeltas o dore >o, a pu jouer d'une base a l'autre.

Dans le m6me sens, on pense au latin imperial galbus << vert

pale >> qui pourrait 6tre un emprunt at quelque langue non attest6e dans laquelle on serait parti d'une base dissimil6e *gh lw. C'est de son d6riv6 galbinus que derive le frangais jaune. C'est l1 qu'on approcherait le domaine de la langue familiere ou relich6e que nous n'avons pas eu a invoquer jusqu'ici A propos des produits de la base *g'"lZ'. On pourrait aussi mentionner le cas du fran-

qais fauve qu'on fait provenir du germanique (cf. anglais fallow et all. fahl, de meme sens, qui n'ont rien h voir avec *g"Wlx), mais peut-6tre influenc6 par lat. fuluus < fauve, couleur de feu >>, qui, avec un autre vocalisme, ne saurait etre dissoci6 de flduus.

On aura constat6 que les couleurs en cause recouvrent prati- quement tout le spectre a l'exception de ses extremes, violet et

6. C'est le processus auquel renvoie la note 4 ci-dessus.

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Page 13: Expressivité

14 Andre Martinet

rouge. Il n'est toutefois pas difficile de comprendre comment, A

partir d'une meme base, on a pu aboutir A une telle diversit6. On a note, dans ce qui precede, que les termes cites d6signent

trbs frequemment des vegetaux. Or, rappelons-le, lorsqu'on observe l'apparition d'une nouvelle d6signation de couleur, on constate qu'elle vaut, au depart, pour un certain objet ou qu'elle est derivie de la designation de cet objet : rose est la couleur de la fleur du meme nom, orange ou orangi est celle de l'agrume la plus repandue7, vermilion rappelle le ver (vermiculus) dont on extrayait la couleur. On est done tent6 de voir, dans *ght'lX'" diversement vocalis6, un terme designant la v6g'tation herbacbe. On comprend facilement que ce terme, ou ses derives, ait pu d6signer la couleur initiale, verte, des plantes en question. Mais on sait que le sort de beaucoup d'entre elles est de virer au jaune, comme les c&reales, ou A une teinte roussatre comme les prairies qu'on a laiss6 sur

pied. Il n'y a done aucun besoin d'invoquer la fantaisie pour justifier qu'un mot ait pu, au cours du temps, dans des usages linguistiques diffdrents, prendre des valeurs chromatiques aussi diffdrentes que le vert, le jaune et le roux. Quant a des valeurs aussi aberrantes que le bleu fonce du vieil-islandais, on peut probablement en rendre compte par l'apparition en germanique d'un terme d6riv6 de la racine designant la croissance v6g6tale, repr6sent'e par l'anglais grow, et vite gendralisfe avec la valeur de << vert >> : angl. green, all. griin, dan. griin, etc. Cet intrus a inflechi vers le bleu la forme deriv6e de *bhleX"', et vers le jaune celle oih la dissimilation s'est faite en

*ghel'"W, d'oii, en allemand, la gamme blau, griin et gelb.

On prendra garde de ne pas etendre induiment les effets de

l'expressivit6. Dans le cas des zones chromatiques que nous venons d'examiner, les evolutions semantiques ne semblent pas r6clamer une intervention des reactions intimes A l'objet du discours. Sur le plan formel, nous n'avons pas relev6 d'accident proprement inattendu. Meme si nous ne savons pas degager, des donnees dont nous disposons, les raisons qui ont impliqu6 tel ou tel type de dissimilation, nous ne decouvrons nulle part ici une trace de l'influence des valeurs sur la forme, de l'id"e que le locuteur se fait de l'objet sur la phonie correspondant au terme qui s'y ref're.

7. Une histoire vraie : au Cambodge, autrefois, un ingenieur frangais demande '

un aide local de peindre un poteau en orange. Le lendemain il constate que le poteau est vert... comme les oranges du cru.

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