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Mireille Abramovici LES IMPRESSIONS NOUVELLES

Extrait de "À l'encre rouge"

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Extrait du récit de Mireille Abramovici, intitulé "À l'encre rouge", paru en avril 2014 aux Impressions Nouvelles.

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Mireille Abramovici

LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S

LES IMPRESSIONS NOUVELLES

mireille abramovici

extrait

Je loue une chambre meublée à l’hôtel Le Régent, 61, rue Dau-phine à Paris. Quatrième étage, au fond du couloir, vue sur la rue. La même chambre dans laquelle je rejoignais ma mère pen-dant les grandes et petites vacances. Je déambule, désœuvrée. Ce sourd malaise, ce même souvenir : le tailleur bleu marine de ma mère. Son petit col blanc froissé. Ses cheveux noirs dont les reflets bleus faisaient ma joie. Je la questionne.– Comment il était ? – Eh bien, tu le sais ! Il était beau, intelligent, très bon musicien.Ma mère, assise devant un piano droit, les mains posées sur le clavier. Elle regarde tristement devant elle. Je frappe rageusement sur les touches.– J’en ai assez ! Tu me répètes toujours la même chose ! Elle me prend sur ses genoux.– Avec papa on était réfugiés à Nice. Il s’en allait souvent. Il était résistant.– Comment il a été pris ?– Si tu veux, il y a un bon gâteau au frigidaire.

Aujourd’hui je suis seule, dans la même chambre de l’hôtel Le Régent, assise sur le lit, immobile. Le piano a disparu, le frigi-daire n’est plus là. Je regarde le filet d’eau qui coule du lavabo. Je chasse ces souvenirs qui me font mal.

Et ainsi jusqu’à quand ?

Ma veste, mon sac, mes clés. La porte claque.

attention, ne pas se laisser aller aux mauvais souvenirs,au bourdonnement qui pourrait envahir cette plénitude.

Souvent, je me promène dans le quartier du Marais à Paris. Je passe devant l’église Saint-Paul Saint-Louis, je me perds dans les rues tortueuses, je foule les pavés ancestraux. Sans m’en rendre compte je pose mes pieds là où ma mère a posé les siens en 1938. Pas la maman que je connais mais Sissi, l’étudiante fraîchement émigrée de Bucarest, « le Petit Paris », comme on appelait cette ville dans les années trente. Que pouvait penser cette jeune fille, seule, étrangère, sans le sou, déconcertée par la brutale déclaration de guerre ?

Elle remue des idées noires. Elle passe des heures à faire des démarches infructueuses auprès des autorités pour s’intégrer et pour survivre dans ce pays qui l’a accueillie : la Préfecture de Police, le Ministère du travail, le bureau des naturalisations, la Mairie, la Sorbonne, la Faculté de Médecine, l’Office de placement des musiciens, et même le service des infirmières et personnel subalterne des hôpitaux. Elle rentre le soir, épuisée. Son dîner se résume souvent à un bol de riz, du thé, du sucre, quelquefois de la confiture. Elle veut rassurer sa famille restée à Bucarest en leur écrivant qu’elle raffole du lait sucré, bien chaud, avec du pain et qu’elle trouve cela très nourrissant. Ma mère m’a quand même avoué un jour que, pour ne pas mourir de faim, en attendant une aide de ses parents, elle avait vendu sa petite médaille en or.

Le lendemain, elle recommence ses pérégrinations et ses prospections. Et lorsqu’elle s’entend dire : « Revenez nous voir quand nous aurons placé toutes les Françaises », elle se laisse aller au découragement. Très vite, elle reprend le dessus et espère que les pouvoirs publics se soucieront de son sort et

prendront des dispositions plus humaines à son égard. Elle est si jeune, et elle a la meilleure volonté du monde. Un morceau de Rameau fredonné, un chant tyrolien murmuré, et le cafard s’en va.

1939. La guerre se prépare, on recouvre les fenêtres de papier bleu pour se soustraire à l’ennemi. En bandoulière, on porte un masque à gaz. On fait des provisions, quand on le peut. Sissi pressent un drame, elle ne se fait aucune illusion sur l’avenir qui l’attend. C’est le message qu’elle fait passer discrè-tement à sa mère, à son père.

J’ai laissé derrière moi la rue Pavée et sa synagogue Art nou-veau dessinée par Hector Guimard, la rue des Rosiers et ses odeurs de falafels. Sans même m’en rendre compte, j’arrive rue Geoffroy-l’Asnier au Mémorial de la Shoah. J’aime passer par le sas de sécurité, caresser le mur immense où sont gravés les milliers de noms des victimes du nazisme. Parmi la multi-tude des juifs assassinés, je cherche l’inscription. Elle n’est pas facile à repérer. Je la trouve enfin tout en haut, à gauche : Isaac Abramovici, né le 11 novembre 1914 à Piteşti, Roumanie.

Et si j’allais consulter les archives ? Prononcer son nom, une fois de plus.– Avez-vous quelque chose sur Isaac Abramovici ?– Nous allons consulter… Vous ?– Je suis sa fille, je suis née dix jours après son arrestation. – Peut-être connaissez-vous le numéro de son convoi ?– Convoi 73, 15 mai 1944.

Rapides, les doigts de l’employée tapent sur l’ordinateur : Isaac Abramovici. Quelques minutes plus tard, la documen-taliste me tend quatre feuilles en langue allemande, signées des plus grands responsables de la Sipo SD (service central de sécurité du Reich) de Bucarest, de Berlin, de Paris, de Mar-seille, de Nice.

Ces lettres estampillées : Geheim ! Secret, même si je n’en comprends pas la langue, me rapprochent des assassins de mon père. Tous les plus grands responsables du mouvement nazi en place dans les villes occupées ont signé leur crime : Richter, Adolf Eichmann, Helmut Knöchen, Heinz Röthke, Meier, Gunther,Aloïs Brünner.

Malgré la peur et le dégoût, je serre dans mes mains les pho-tocopies qu’on me remet en silence. Je feins l’indifférence, je remercie et, avec mon butin, je me sauve comme une voleuse.

La première lettre est datée de décembre 1943, la dernière du 26 mai 1944. La traque contre mon père a duré un hiver et un printemps. J’apprends que, accusé d’être l’organisateur d’un trafic international entre la France et la Roumanie, mon père est recherché à travers l’Europe entière. Sa fin est inéluctable. Un sentiment étrange m’envahit : des notes dactylographiées, enfouies dans l’énorme documentation sur l’histoire de la Shoah, distinguent mon père parmi des milliers d’autres juifs.

– Si je vous disais que je suis fière.

On dirait que mes angoisses s’éloignent. Je serais même joyeuse.

regarder en arrière, quitte à me tordre le cou. Non, je n’ai pas peur d’être transformée en statue de sel. Mon fol espoir, ramener les morts à la vie. Je vais remonter le fil de la traque organisée par la police allemande, dévoiler l’inexorable méca-nique de la bureaucratie nazie. Je vais regarder dans les yeux ces chefs dévoués, ces criminels, ces serial killers, engagés dans ce fameux service IVB 4, service central de sécurité du Reich.

Mon inexpérience est totale. Je n’ai qu’une solution, m’agrip-per aux petites choses, aux détails minuscules, fouiller, traquer l’Histoire, aller sur les lieux, recoller les morceaux et me laisser entraîner par ce que je vais découvrir.

« L’accusé serait né à Piteşti, en Roumanie ». C’est ce que précise le courrier expédié pour Eichmann à Berlin, par un certain Richter de la légation allemande de Bucarest à Berlin.

Piteşti est la ville de naissance de mon père. Mon grand-père paternel y est domicilié. Bercu Salomon Abramovici est né à Barlad en Roumanie en 1890. Barlad est une ville d’une pro-vince annexée à la Grande Roumanie et, bien que juif, il a été déclaré citoyen roumain par le décret n° 169, publié au jour-nal officiel le 22 janvier 1938. J’aurais tant voulu connaître le père de mon père. À cette époque, il était le comptable de la communauté juive. Les commerçants, les avocats, les professeurs, et même les artistes et écrivains profitaient de son esprit méthodique et de son aptitude pour la comptabilité analytique. Il travaillait tard la nuit et dormait peu.

Je plonge dans la correspondance familiale comme dans une mer inconnue. Je lis une lettre datée du 9 novembre 1914. Ce matin-là, Slomon est heureux : Golda, sa femme, vient de lui donner un fils. Il court chez son ami le serrurier Bernard Erniger, il retrouve en chemin son frère, Léon Abramovici et, devant l’officier d’État civil de la ville de Piteşti, il déclare en présence de ses deux témoins, la venue au monde d’un Abramovici, Isaac, de sexe masculin. Chez les juifs, avoir un fils est un don de Dieu. Abramovici, étymologiquement, fils d’Abraham אברהם Av.ra.’am, le père d’une multitude. Isaac est l’héritier, celui par qui le Nom ne s’effacera jamais. Isaac, ou Itzhak en hébreu, יצחק Ishāq, signifie rire ou joie. C’est aussi l’Offrande exigée par Dieu, Isaac le sacrifié.

Golda, ma grand-mère, sur son lit d’accouchée, pleure en silence. Est-ce de bonheur ou de chagrin ? Elle regarde son bébé joufflu, emmailloté à l’ancienne, ses bras serrés sur son petit corps, ses jambes raides dans son lange en dentelles. Il dort paisiblement. Elle l’aime déjà si fort, son petit Isaac, Izu, comme elle le surnomme déjà, son drãgutz Izulete.Quand son petit Izu chéri aura atteint ses dix-huit mois, elle empruntera la micheline depuis Piteşti. Cent kilomètres pour rejoindre Bucarest, la capitale. Elle se rendra à la bou-tique Photo Luvru, Studio Modern Pentru Arta e Fotografic Victoriel, 54, Bucureşti, Bucarest. Devant le décor peint en trompe-l’œil, on fera la photo du bébé pour la postérité.– Un, deux, trois, on ne bouge plus !

Cette autre photo de mon père, petit enfant endimanché, combien de fois l’ai-je regardée dans le vieil album de famille. Comme dans une mise en scène, Izu se tient debout sur un fauteuil en velours damassé. Un petit manteau en percale lui tombe aux genoux. Un large ruban est noué autour de son cou, une paire de socquettes blanches enserre ses gros mollets, des ballerines en peau à boucles chaussent ses petits pieds. À dix-huit mois, il ressemble tout aussi bien à une fille qu’à un garçon. Ses mains dodues caressent l’espace avec grâce. Une telle aisance et un tel calme, à son âge ! Di photograf ne l’impressionne pas. Il observe l’appareil énorme vissé sur son trépied, il fixe l’objectif comme si cet appendice était un œil.

Golda, elle aussi a dû mille fois regarder cette photo et sans doute répéter : « Longue vie, mon drãgutz Izulete, longue vie, heureuse et prospère ».

Ma grand-mère maternelle s’appelait Ana Wisner. Elle avait un surnom : Anicutza. Les lettres officielles des nazis men-tionnent une « “Ancutza Abramovici”, domiciliée à Bucarest, qui, depuis quelque temps, entretiendrait une importante cor-respondance avec le Dr. juif Marcel Abramovici ». Le prénom Ancutza, cité dans les textes accusateurs, est le diminutif du prénom Anca alors que le diminutif d’Ana, prénom de ma grand-mère, est Anicutza. Deux prénoms et deux diminutifs tout à fait différents, en langue roumaine.

Il est difficile de caractériser l’erreur qui s’est glissée dans les rapports nazis. Faute de frappe, simple négligence ou peut-être pure invention mécanique d’un servile employé pour se faire mousser aux yeux de ses supérieurs ? Il paraît peu vraisemblable que l’administration nazie ait confondu les familles Wisner et Abramovici qui n’avaient qu’un seul lien : le mariage de Sissi Wisner et d’Isaac Abramovici.

Je suis intriguée par ce prénom Marcel accolé au patronyme de mon père. « Depuis quelque temps, il existe une correspon-dance importante entre le juif Marcel Abramovici, se trouvant à Nice, et cette Ancutza. » Un Abramovici est recherché, un Marcel ou un Isaac cela n’a pas l’air très important pour les Eichmann, les Richter, les Knöchen, les Röthke, les Meier. Le monde imaginaire qu’ils habitaient était un monde où tout ce qui est différent devait être éliminé. Il fallait donc que les juifs, les Marcel ou Isaac, les Slomon, les Ana ou Anca, soient coupables. Dans ce délire paranoïaque, on s’invente des enne-mis. Pour concrétiser cette haine, on va prouver que tous les juifs sont des voleurs, des trafiquants et des lâches.

Dans les années trente, il ne faisait pas bon vivre en Rouma-nie et particulièrement à Bucarest où demeurait ma famille. L’antisémitisme exprimé par la majorité des Roumains était canalisé par une organisation, la Garde de fer. Elle faisait régner la terreur quotidiennement avec la complicité tacite du gouvernement. Dans le journal Universul de Bucarest daté du mercredi 24 juin 1936 un banal fait divers attire mon atten-tion : « Marcel Abramovici, citoyen juif, a été assommé dans la rue par une vingtaine d’étudiants qui l’ont traîné sans connais-sance dans la cave de leur cité universitaire, et l’ont relâché au bout de deux heures environ, les vêtements déchirés, en sang, une plaie profonde à la tête ».Je note qu’il s’agit d’un « Marcel » Abramovici.

Un soir de stress, devant mon ordinateur, je tape : A-B-R-A-M-O-V-I-C-I. « Pascale Abramovici, artiste peintre… Roman Abramovici, Sotul ei a fost deportat… Jean Abramovici, alias Jean Avran ou Jean Garchoy, professeur de latin… Pierre Abra-movici, photographe à Montpellier… Marianne Abramovici, maître de conférences en sciences de gestion à l’Université Paris Est… Mireille Abramovici, monteuse de films… Francis Abra-movici, membre de… »

Combien d’homonymes pour un seul homme ? Un, deux, trois, cinquante, davantage ?

Pourquoi tous les courriers envoyés depuis la légation de la Sipo SD de Bucarest à Berlin, à Paris, et à Marseille men-tionnent-ils des individus portant des prénoms différents de ceux de mon père et de ma grand-mère ? La bureaucratie nazie, prisonnière de son obsessionnelle précision, mélange sans scrupules les noms, les prénoms, les lieux. Ma famille n’a pas échappé à ces confusions dont les conséquences ont été dramatiques. C’est peut-être cela l’essence de ce système : une machine à créer des coupables.

Un peu désabusée, je l’avoue, je suis dans l’expectative : mobiliser tant et tant de collaborateurs dévoués au régime nazi pour coincer un pauvre juif qui avait, de toute façon, bien peu de chance d’échapper à la mort.

Strada Labirint, numéro 59 à București, Bucarest. Sous un soleil de plomb, j’arpente ce quartier qui était, avant le coup d’état communiste, résidentiel et bourgeois. L’endroit est charmant. J’observe les maisons, leurs moulures, leurs rosaces, leurs frontons décorés, les couleurs bleu ciel, ocre délavé, les fenêtres en demi-lunes surmontées de grappes de feuilles en pierre, les verrières qui protègent les perrons de marbre majes-tueux. Strada Cazavillan Luigi, un écolier traverse la rue vide. Aujourd’hui les corniches sont effondrées. Des chiens bâtards flânent au milieu des ruelles défoncées.

Je cherche désespérément l’ancienne bijouterie de mon grand-père. Je me retrouve dans une avenue un peu éloi-gnée du centre, Ion Malahache, devant le grand cimetière juif ashkénaze Filantropei, offert par mon arrière-grand-père Borelly-Wisner à la communauté israélite de Bucarest. Moritz Wisner, mon grand-père, en était fier.

Aujourd’hui, moi, sa petite-fille, je déambule entre les tombes envahies par les herbes folles, je pousse les lourdes portes en fer rouillé, j’observe les étoiles juives dessinées dans des rosaces jaunies que le jour traverse. D’habitude indifférente au religieux, je suis, à cet instant, impressionnée par ces éma-nations du sacré.

Moritz était commerçant. Plus précisément il était bijoutier. Il sillonnait les pays frontaliers. Berne, Vienne, Fribourg. Il achetait la matière première pour fabriquer des bijoux, des montres, des alliances, des bagues de fiançailles. « Un juif qui achète et vend de l’or, quoi de plus naturel », penseront certains.

Il aimait sa ville, son architecture néo-classique du siècle passé. Il s’y promenait volontiers, toujours endimanché de son costume trois pièces, cravate, manteau noir strict, chapeau à larges bords. Il marchait d’un pas précipité sur les pavés de Strada Rosarab ou Strada Romulus. Le soir, il se sentait chez lui dans son quartier, rue Labirint.

À l’évocation de mon grand-père, je ne peux m’empêcher d’associer une photo de mon père marchant fièrement dans les ruelles du vieux Bucarest en 1936. Il est jeune, élégant, pantalon de flanelle grise, veste croisée cintrée, cravate à pois sur une chemise blanche. Dans sa main droite, il tient ferme-ment une casquette de velours clair. Ce jeune bourgeois au visage poupin regarde droit devant et semble vouloir appré-hender un avenir radieux.

Sylvia, dite Sissi, la fille d’Anicutza et de Moritz Wisner. À cinq ans, elle joue déjà du Chopin, du Mozart, du Debussy. Elle est la benjamine du Conservatoire de Musique de Buca-rest.

Je revois les photos de ma mère petite fille. Vêtue d’une petite robe de coton soyeux, la coupe de ses che-veux courts, ces détails dénotent une certaine aisance familiale. Son petit air coquin la montre déjà telle qu’elle sera toute sa vie : ironique, courageuse et déterminée. Elle pose délicate-ment ses mains sur les touches d’ivoire d’un piano droit de collection. Apparemment Sissi n’est pas contente. Elle fusille du regard le photographe qui l’oblige à ce maintien figé.

Enfant née de la guerre, sans père, élevée en pensionnat, j’ai dû certainement nourrir envers la fillette de la photo, un sen-timent ambigu de tendresse et de jalousie.

Sissi a huit ans. Elle est assise dans un fauteuil en osier, les jambes croisées nonchalamment. Ses socquettes blanches sont enserrées dans des espadrilles d’été nouées impeccablement. Sur ses genoux, ce n’est pas un violon, peut-être est-ce un instrument à cordes tsigane ou un gadulka de Bulgarie. Ma tante Berthine m’a confié avec fierté que « c’était facile pour Sissi de former des notes » et « qu’elle avait l’oreille parfaite ».

Comme toute jeune fille de bonne famille, ma mère est élève au Lycée français de Bucarest. Indépendante et exigeante, elle préfère terminer ses études à l’école religieuse des Demoiselles de Sion. Elle y sera pensionnaire. J’ai souvent pensé avec naï-veté que son appartenance à la petite bourgeoisie aisée aurait

dû la protéger de tout le mal du monde. C’est méconnaître le mal.

Plus tard, Sissi manifeste le désir d’entrer à la Faculté de médecine de Bucarest, où sévit alors un antisémitisme viru-lent. La famille Wisner préfère l’envoyer en France. Ani-cutza vend l’un des deux pianos pour payer le voyage « de la petite ». Berthine, la grande sœur est un peu dépitée. Elle aussi est très douée pour la musique. Elle aurait bien voulu, comme sa petite sœur, profiter de l’automne parisien, goûter l’atmosphère de là-bas. Respectueuse de l’autorité parentale, Berthine se tait.

À Paris, Sissi abandonne provisoirement le piano et se consacre à la préparation du concours d’entrée à la Faculté de médecine. Son but, soigner les enfants et les personnes âgées.Quelques mois plus tard, elle rencontre un jeune Roumain musicien et solitaire, Isaac Abramovici. C’est le coup de foudre.

Jeunes émigrés fuyant l’antisémitisme de leur pays, ils sont fiers d’être acceptés par la France. Ils ont de grandes ambi-tions. Leur petite chambre au 6e étage, Porte d’Orléans, les protège jusqu’à la déclaration de guerre. Le 1er septembre 1939, mon père reçoit une convocation du bureau central de recrutement de la Seine. Il s’agit de protéger la France, son pays d’accueil, son pays d’adoption. Il s’engage comme volontaire étranger au 23e R.M.V.E. Il fait ses classes au camp militaire d’Auvours, près du Mans.

Elle, étudiante, lui, soldat, ils se marient à Champagné dans la Sarthe. Sissi se retrouve seule à Paris. Mais bientôt ils échangent quotidiennement des lettres, leur chant d’amour.

LUI : Sisoicà, ma chérie. Je veux te crier, des milliers et des milliers de fois, que je t’aime, je t’aime, je t’aime.

ELLE : J’espère que nous avons devant nous plein de beaux jours à vivre ensemble. Pourvu qu’il n’y ait pas la guerre. Cher aimé, prends soin de toi.

LUI : Tu es mon présent et mon futur, une fille que j’adore et à travers laquelle je veux oublier que la vie a une fin.

Dans leur chambrette, Sissi a réussi à caser un piano de loca-tion. Pendant les rares jours de permission, ils empruntent au Dumky trio la rêverie, le spleen, l’allégresse délurée d’Anton Dvoràk. Ils réveillent leur mélancolie slave et leur passion. Le violon répond au piano.

Ce sont là quelques détails que j’ai pu rassembler aujourd’hui de ce drame qui hante ma vie. Ce drame qui s’est abattu sur mes jeunes parents. Mes parents, des gens comme les autres, avec comme seul crime celui d’être nés juifs.

Nuit. Lumières de la ville, ma mer à moi. Ma terrasse, ma plage. La baie vitrée de mon salon. Sur le tourniquet à cartes postales, j’ai posé six photos.

Portrait de femme, 50-100 ap. J.-C., bois de tilleul peint à l’encaustique, 35,8 x 20,2 cm. Le Louvre.

Femme Pueblo, 1932. Tempera et glacis à l’huile sur panneau. 76,20 x 60,96 cm. Dallas Museum of Art.

Julie, ma fille. Debout, sa robe couleur lavande, ses cheveux bruns épars sur ses épaules. Le vert de ses yeux.

Jeune fillette tchétchène. Cheveux peignés, foulard bariolé, gilet tricoté à grandes franges. Photographe anonyme.

Elli, ma petite-fille. Sa tête emmaillotée dans un foulard de lin beige, son doudou rose, éléphant serré contre son cou. Dominante rose.

Moi, sur lit de pâquerettes. Cheveux rouges coupés à la gar-çonne, pull à col roulé vert. Sourire glacé, Polaroïd.

Izu, mon père, Sissi, ma mère. Lui, costume militaire, col droit. Elle, chignon sous résille noire, boucle sur le front. La vie sera merveilleuse.Ces portraits, J’ai tenu à les disposer de haut en bas, l’un en dessous de l’autre. Ils affichent tous un regard serein, fixe, dirigé vers celui ou celle qui les regarde. Chacun porte si fort sa propre histoire, ancienne ou à venir.

J’ai besoin de sentir leur présence et de parfois m’y arrêter.

[…]

Diffusion / Distribution : Harmonia MundiEAN 9782874492013

ISBN 978-2-87449-201-3208 pages – 17 €

avril 2014

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« Encore une fois ce rêve éveillé, toujours le même qui m’obsède. Prawieneské. Les arbres élancés, serrés les uns contre les autres, la terre blonde et rousse, le lac si tranquille. Ses yeux. Il va être fusillé. Il a trente ans. Vivre. Dernières secondes. Les mêmes gestes, au ralenti. Pointer le canon du fusil. Le nazi. Il vise. Deux coups. Mon père s’écroule dans la fosse comme un vulgaire paquet. Mon père jeté nu dans un trou plein d’eau. Nez contre terre. L’écho, interminable. »Trente ans, mon père avait cet âge lorsque sa vie lui a été volée. Il me manque. Alors, j’ai eu besoin de mettre des mots sur cette douleur, d’attirer mon père dans un monde imaginaire pour que je puisse lui donner une place juste et réelle. J’ai voulu que l’écriture chasse la peur qui me hantait, non pas comme un médicament apaisant, mais comme une victoire contre le mal. J’ai sou-haité que le mot remplace l’innommable.

« Regarder en arrière, quitte à me tordre le cou. Non, je n’ai pas peur d’être trans-formée en statue de sel. Mon fol espoir, ramener les morts à la vie. Mon inexpé-rience est totale. Je n’ai qu’une solution, m’arrêter sur les petites choses, les détails minuscules, fouiller les archives, traquer l’Histoire, aller sur les lieux, recoller les morceaux et me laisser entraîner par ce que je vais découvrir. »

Mireille Abramovici, née en 1944 en zone libre à Nice, enfant cachée dans la campagne française jusqu’en 1946. Depuis sa cinquième année, elle vit à Paris. Monteuse de films, réalisatrice de documentaires, enseignante en cinéma en France et à l’étranger. à l’encre rouge est son premier récit littéraire.