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Extrait de la publication… · 2013-11-06 · Le 12 juillet 1986, on a fêté cinquante ans depuis notre mariage, de Rodica et moi, les « noces d'or». Ma fille, Marie-France,était

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A Rodica,à Marie-France.

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Le 12 juillet 1986, on a fêté cinquante ans depuis notremariage, de Rodica et moi, les « noces d'or ».

Ma fille, Marie-France, était présente au repas cérémo-niel. C'est à Saint-Gall que cette fête a eu lieu. En dehorsde nous trois, il y avait Jurg Janet, Francesco Larese,Sylvie, une amie suisse, et Ion Vianu, médecin psychiatre,établi près de Genève, fils du professeur Tudor Vianu, deBucarest. Le père était un grand intellectuel aux coursduquel j'ai assisté. Il était le mari de la mère de Ion. Safemme, la femme de Tudor, Lilica, était la camarade declasse et la meilleure amie de ma femme. Ion était comme

le représentant de ses parents et de notre passé. En fait, lerepas a eu lieu dans l'intimité, si je puis dire.

Nous fûmes photographiés. On a fait un album avec detrès belles images de ma femme, de ma fille, de moi-même, et surtout des rues de cette ville merveilleuse

qu'est Saint-Gall, autour de la cathédrale, puis, à laterrasse d'un petit restaurant pittoresque. La ville et sesbelles maisons constituèrent, si je puis dire, l'objectif desphotographies.

Cinquante ans. Cinquante ans, déjà. Cinquante ans, ledemi-siècle, absolument incroyable, si long, mais sicourt; si rempli d'événements universels et personnelstant d'amis, tant d'ennemis publics ou intimes morts. Des

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centaines, des centaines de morts derrière nous, descentaines. Il n'est pas possible de les compter la figurede ma mère me revient, d'abord, ma mère, depuislongtemps, depuis des âges disparue; mon père et saseconde femme, ma belle-famille. Ensuite, comme juxta-posée, Anca, la mère de ma femme, qui fut ma deuxièmemère. Elle m'avait adopté j'étais devenu son fils, elledisait qu'elle m'aimait plus que Niki, son vrai fils. Hélas!1Nous l'avons abandonnée. Presque, ou plutôt ce sont lesaléas de l'Histoire qui nous y ont contraints elle n'a paspu venir à Paris, comme elle l'espérait, en 1945, car elleest morte subitement, dans les bras de notre bonne, la sifidèle Maria. Niki ne vivait plus à la maison, occupé qu'ilétait avec sa vilaine politique, il était avec le régimecommuniste, ce qui ne l'a pas empêché de faire plusieursannées de prison, mais pour d'autres raisons que politi-ques. Anca, ma deuxième mère, n'a pas connu Marie-France. Et ma sœur, Marilina, et nos familles et tantd'amis, tant d'amis morts; morts. On ne compte quequelques survivants de cet immense naufrage. Rarinantes in gurgite vasto. Guerres, maladies, suicides,assassinats, prisons, vieillesse. Qu'est devenue cette jeu-nesse ? Ces écrivains et ces poètes, et ces génies, cettejeunesse, la « jeune génération », comme elle s'intitulaitfièrement, fière d'être jeune, ne s'imaginant pas que lavieillesse, la mort existaient, qu'elles les attendaient aubout de la route. Où sont les éternellement jeunes, commeils se croyaient? Ou, en tout cas, créateurs de chefs-d'œuvre immortels, « chefs-d'œuvre » oubliés, ensevelis,

disparus parmi des dizaines de milliers d'autres chefs-d'œuvre, des tas et des tas et des tas de tableaux, depapier, de papiers, des paroles que le vent a emportées, levent, les tempêtes de l'Histoire ou seulement le temps, cegouffre implacable, la durée qui use, détruit, déchire,dissout tout. Banalités, oui, banalités, vérités. Vérités que

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chacun, chaque génération découvre, progressivement,avec le même étonnement, le même désespoir, la mêmedétresse depuis des siècles, des siècles, des siècles. Et celaaussi, cette découverte est banalité. Vérité, étonnante

banalité, inattendue vérité. Dupes que nous sommes.Pendant toutes les adversités que nous rencontrâmes

(il n'y a que de l'adversité), ma femme, si petite, si jolie,si énergique, si incroyablement vaillante, la si gracieusedemoiselle d'autrefois, m'a voué son existence, a vieilli àmes côtés, a décidé de vivre par moi, pour moi; sansdéfaillance, elle m'a aidé, m'a soutenu, a lutté contre mes

dépressions cycliques, mes désespoirs, mes détresses, acalmé mes colères, elle a été ma maîtresse, ma petitemère, ma secrétaire, mon docteur, mon infirmière, sans

relâche, sans relâche, malgré mon ivrognerie, mestromperies, mon égoïsme, mes vanités littéraires, elle,toujours, près de moi, prête à me soutenir dans mesinnombrables défaillances, à soulager ma désespérance,elle, sans laquelle, je n'existerais plus. Sans laquelle, jene pourrais exister. Les besognes les plus pesantes, elleles fait, souvent pour éviter que je les fasse moi-même.Ma chérie, mon amour, ma très, ma si fidèle, ma siincroyablement fidèle, mon épouse. Aujourd'hui encore,courageuse, travaillant en luttant contre ses rhumatis-mes, lucide malgré l'âge, toujours présente, toujours àcôté de moi. Pauvre petit bijou, pauvre petit angegardien, qui me suit partout, qui me soutient encore,toujours, à la limite, au-delà de la limite de sesforces.

Saint-Gall, juillet 1986.On lit un livre, de littérature ou autre, pour ses

qualités littéraires, évidemment, pour ses innovations

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dans l'expression, c'est-à-dire son originalité, pour sonstyle, etc.

Ou bien, on lit pour avoir des informations (de toutordre, politiques, sociales, religieuses ou philosophiques,scientifiques).

La qualité littéraire qui me passionnait tant, jadis (quime préoccupait en premier lieu), aujourd'hui m'estindifférente.

Pour ce qui est des informations, les événements del'actualité m'en fournissent, à chaque instant, de passion-nantes, cruelles, atroces, terribles, scandaleuses, tragi-ques, jamais comiques. Et tous ces événements, toutes cesinformations, sont plus signifiants, plus chargés d'ensei-gnements, plus spectaculaires, bien plus troublants etécrasants et paralysants que les astuces de la littérature etdes littérateurs. Les journaux, les médias me suffisent etme comblent. Je me désintéresse de la petite politique,qui ne m'apporte plus rien. Je la connais, je l'ultra-connais. Cela ne change pas, les politiques ne peuventplus rien changer. Les informations religieuses ou philo-sophiques me laissent dans mon doute total.

Je n'ai plus aucune raison, aucune soif, hélas, de meplonger dans la lecture, et quand je pense à ma passion delecteur d'autrefois, cela me désole, mais rien à faire, je nepeux plus me satisfaire de la lecture, « ce vice impuni »; sije ne lis pas, c'est aussi avec peine, en me forçant, quej'écris. et encore, rarement'. Alors, un ennui énormem'accable. Que faire du peu de temps qui me reste àvivre? Je n'ai plus d'intérêt pour rien; pas même pour laconversation avec les amis qui viennent me voir de temps

1. Cela n'est pas toujours vrai. Cela était vrai, jusqu'à ces derniers temps. J'airetrouvé tout d'un coup la passion de l'écriture et de la pensée, des autres, de lamienne. Imaginez, je lis des livres de spiritualité que j'alterne avec des policiers. Lematin, je suis un autre que la veille, le soir je suis autre qu'au matin. Heureusement,rien n'est encore définitif, absolument définitif.

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en temps. Alors, encore une fois, que faire? La divinitém'est inaccessible. Je dégringole, je dégringole. C'estcomme si je lâchais la main de Dieu qui me retenait.

Ma femme, seule, la pauvre, me permet de vivre, ouplutôt de vivoter, de subsister.

Alors, quoi? Finies, les fillettes. Je ne peux plus boire.Manger? Ce sont les mêmes plats, mais les repas sontcourts. Un long, long ennui, c'est cela ma vie.

Il me reste tout de même ce que j'appelle ma peinture,mais j'ai peur que cet intérêt ne commence, lui aussi, às'user. Et aussi, curieusement, me fait vivre un reste de

vanité littéraire, de la jalousie, la peur d'être oublié deshommes comme il me semble que je le suis de Dieu, lahargne quand je pense à mes rivaux en écriture. Mais,cela aussi m'est peu de chose.

Il ne me reste donc encore pour exister que la peinture.Si je cessais de peindre, je serais totalement désespéré. Lescouleurs, et rien encore que les couleurs, sont le seullangage que je puisse parler, les couleurs me disentquelque chose. Elles sont encore vivantes, tandis que lesmots ont perdu pour moi sens, valeur, toute expression.Les couleurs sont de ce monde, encore, pour moi; elleschantent, elles sont de ce monde et il me semble qu'ellesme relient à l'Autre Monde. Je retrouve en elles ce que laparole a perdu. Elles sont la parole le dessin oui, maissurtout la couleur est parole, langage, communication,vie, tout ce qui peut me relier au reste, à l'univers. Elleest ce qui me rattache à Lui, ce qui fait que je vis. Maisj'ai aussi une autre peur, j'ai peur que les voix descouleurs ne s'épuisent, ne s'éteignent. Peur aussi de merépéter, donc, peur qu'elles ne me reviennent après avoirheurté le mur froid de la non-expression car la répéti-tion est mortelle, cliché mortel, non-invention, c'est-à-dire non-vie, tarissement.

Cette peur, c'est ce qui explique, me dit F., mes maux

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d'intestin, ma tristesse, mon abattement, la dépression.Elle peut m'empêcher de peindre j'ai peur de ne pluspouvoir peindre. Oui, c'est cette peur qui risque dem'enterrer, encore vivant, pour si peu de temps encorevivant. La couleur, ô ma vie, couleurs, mes parolesdernières, couleurs, les personnages de ce monde, cou-leurs, mes témoins, mes univers, couleurs, existences,

couleurs vivantes, accompagnez-moi, aidez-moi, vivezpour que je sois, couleurs, vous, figures vivantes, signesde la vie, parures.

Le Rondon, août 1986.

Qu'ai-je fait pendant les trois quarts de siècle que j'aivécu? J'ai dormi, je me réveille: il est tard, très tarddans la soirée. J'ai dormi, j'ai perdu mon temps; et montemps m'a perdu. Peut-être, il n'est jamais trop tard? Ilpeut venir encore. Je L'attends. Il peut surgir à ladernière heure, à la dernière minute, à la dernièreseconde.

Mais je me demande ce que j'ai bien pu faire, qu'ai-jebien pu faire?! J'ai vécu dans l'angoisse ou dans l'oublide l'angoisse mais avec l'angoisse sous-jacente à l'oubli.C'est exact, je n'ai pas « vraiment » tout à fait perduconnaissance. J'aurais dû vivre uniquement dans larecherche du Sacré. Je m'exprime bien mal, bien mal. Jene sais même plus écrire comme il faut, je redeviens undébutant. L'angoisse m'étreint, pourquoi n'ai-je paslutté dans l'angoisse pour atteindre l'au-delà de l'an-goisse ? Pourquoi ai-je eu la lâcheté de m'étourdir?

Et pourquoi, pour qui, encore, parler. dire sans lesmots? A qui cela peut-il servir? Je parle aux ombres, jeparle au vide, à ceux qui, dans l'oubli, seront oubliés.Celui qui EST n'oubliera peut-être pas les oubliés? Où est

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la Réalité? J'ai voulu revivre dans les autres mais les

autres semblent plongés eux-mêmes dans l'Irréalité.

Ébloui, angoissé encore plus, par le livre de MichelSuffran La Nuit de Dieu. Comment cet écrivain n'est-il

pas plus et mieux connu? Parce qu'on ne veut pas savoirce que l'on sait. Peut-être, comme il le dit, parce qu'il y ades gens qui ne savent pas, destinés à ne pas savoir.

J'ai eu cette angoisse qui m'a plongé dans la profonderéalité de l'Irréalité, mais avec une force terrible, qui m'adonné une panique. qui, maintenant un peu, me semble-t-il, s'apaise. Mais ce que je viens de vivre, de Vivre, esttout à fait indicible. Avoir la force de vivre la mort, pourne pas mourir eu moartea pre moarte câlcând. Quimérite d'être sauvé ?. Naïvement, je dis que je voudraisêtre sauvé. avec R., avec M.-F., avec ma mère, avec lamère de ma femme, A., avec mon père, avec Marilina,avec mes amis, mes ennemis, le monde, ce monde. queje voudrais tant, comme le voulait et le disait Péguy, fairemonter au ciel.

R., consciente mais calme, lit à côté de moi. M.-F. nousa téléphoné. R. et M.-F., soutenues par la Croyance.Samedi, Gérard B. vient. Cela va un peu mieux quand onattend quelqu'un. Lui aussi est peut-être le messager d'unmessager. Je sens que cela va un peu mieux. Un peurassuré. Un peu de calme, un peu, un petit peu desérénité.

C'est déprimant, Le Rondon, en ce mois de l'année.Entouré de vieillards, je suis un vieillard, nous sommesdes vieillards, mais pas toujours. Ont-ils, ceux qui sont là,

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autant peur que moi?A Paris, avec X, avec quelquesautres, j'oublie que je suis vieillard mon esprit ne l'estpas.

Je veux ne pas vivre dans l'oubli et je demande l'oubli.Je devrais, plus que jamais, pouvoir affronter. affronterl'Inconnaissable, l'Inaffrontable, avoir la force de l'af-fronter, avoir le front d'affronter.

Allons à pas rapides vers l'automne qui, dès le moisprochain, tombera sur nos épaules. En ce mois d'août, ilfait encore bien beau, trop beau, pas assez beau. Cechâteau, avec son immense parc, est d'une splendeur qui,paradoxalement, à la fois tranquillise et attriste, ou le faittour à tour, l'état d'esprit change, rechange, puis changeencore. Il angoisse, il rassure, relève, accable, nous plongedans la détresse, nous rassérène, nous donne la petitelueur d'espoir qui permet d'exister, la nie, révolte, apaise,nous permet aussi de croire, d'avoir comme le souvenirdu souvenir d'une illumination, d'une très ancienne

illumination qui revient et éclaire notre intérieur, s'éloi-gne, et nous plongeons de nouveau dans la grisaille. Ceparc, ce château sont d'une splendeur qui tranche sur lequotidien; permet de croire à l'Éternité, à l'été del'éternité. Cette éternité à laquelle nous participeronstous. Puis, on n'y croit plus. Ce parc, alors, paraît être lapreuve de l'illusion qu'est ce monde, mon monde, monunivers. Le ciel de nouveau nous remonte. Puis, bizarre-

ment, me révèle davantage le néant que nous sommes,qu'il dévoile en apparaissant pour contraster avec notreesprit, notre âme. Puis, ce qui apparaît, de nouveauréapparaît comme lumière éclatante, promesse de joiedéfinitive, incorruptible pour que l'on sombre de nou-veau dans la peine et la désespérance, et ceci, tout ceci,

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alterne, d'une seconde à l'autre. Je ne puis me fonder nisur la joie, l'équilibre, ni sur la détresse que ce paysagedu monde me procure tour à tour. Je ne puis prévoir ceque ou comment je serai d'un moment à l'autre. Ainsi ensera-t-il jusqu'à la fin. Ainsi en sera-t-il jusqu'à la fin?Instabilité suprême des Signes1

Je me suis réveillé, ce matin, après une très bonnenuit (les somnifères, en nous reposant, en sont-ils lacause?). Je me réveille ce matin, comme jamais cela nem'était plus arrivé, je me réveille donc dans la joie,certain que ce monde splendide nous est bien donné parDieu! Hélas, quelques instants et puis l'angoisse denouveau. Ou alors pas tout à fait l'angoisse mais la grisemélancolie. Non, pas tout à fait l'angoisse, car monangoisse est effrayante, j'en meurs dix fois par jour, j'enmeurs cent fois par jour. Loin, loin s'est enfuie lakermesse du monde, l'Astre de la Vie. Et me voici dansun état de « petiteangoisse ou d'anxiété, l'habituelle, laconnue, la normale.

Ah, tous ceux qui sont morts, tous ceux qui agonisent,tous ceux qui souffrent, ceux que l'on tue, que l'on viole,que l'on torture. qu'on torture depuis des siècles et dessiècles chez les Aztèques, chez les Arabes, chez les Juifs,chez les Japonais ou les Chinois, ou dans la Révolutionfrançaise qui en fut une des plus cruelles, et puis,aujourd'hui, en Iran, en Irak, en Palestine, au Liban, auxIndes, en Amérique du Sud, en Amérique centrale, enIrlande, en Russie, celle d'hier et celle d'aujourd'hui,partout, partout, coule le sang des blessés, tombent lestêtes des décapités, des torturés, des assassinés, et lesmeurtris, en vie, et tous ceux qui n'ont pas un peu detrêve sans souffrance, pas un petit peu de trêve pourcontempler le monde une minute, une seconde, un quartde seconde. Les milliers et les milliers de corps gonflésdes noyés, les ensevelis, les ensevelis, les ensevelis. Ici,

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c'est l'enfer. Combien ont rarement une seconde comme

ce matin, une seconde pour entrevoir un coin de ciel, uncoin de la beauté, un coin de transparence du monde, unmoment de transparence, un instant où l'on puisse croire(stupidement?) que le Ciel aime l'homme; que leshommes s'aiment les uns les autres.

Brutalement, le coin lumineux de ciel, la seconde de

paix que j'avais eue, que l'on peut avoir parfois, disparaît,s'assombrit, la lumière divine s'éteint dans la nuit del'homme.

Une crampe à l'estomac. Et tout dégringole. Cela suffitpour que l'espoir s'anéantisse. Pas tout à fait, pas tout àfait, car il reviendra, je le veux tellement, dans uneminute, peut-être dans un an, peut-être pour les autres,peut-être plus jamais pour moi.

Je ne puis m'empêcher de croire, naïvement et malgrétout, que ce si court, si fugace moment de joie lumineuseest un clin d'oeil que nous fait un des anges « Attendez,attendez encore, la paix et la joie reviendront. La jeunessesera là, avec les yeux clairs, les cheveux clairs, le visageensoleillé, la harpe à la main pour jouer la musique quevous n'avez pas oubliée ou dont vous vous souviendrezcomme d'une chose familière, qui ne cessera de jouerdans le silence en or, tout ce que vous avez cru avoirperdu vous reviendra. Cette joie remplira votre cœur,votre âme. Elle est à jamais inextinguible.»

Tout cela n'est peut-être en somme, toute cette « an-goisse métaphysique », tout cela n'est peut-être qu'unemauvaise cénesthésie, un déséquilibre des humeurs. Etpuis, bientôt, on va déjeuner. J'ai depuis toujours (à peuprès) le pain quotidien. J'ai conscience de ce privi-lège. Parfois je considère que cela n'est que ce que l'ondonne ou qu'on vous jette, comme la « rationdesprisonniers.

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Soulagé d'avoir encore pu écrire tout cela. Tout ce dit.L'écriture comme thérapeutique. Auto-analyse, recom-mandée par le psychologue.

On écrit, dans l'espoir, incertain, de transmettre toutcela à ceux qui mourront après vous, qui vivront etmourront après, la postérité, les déchets; nous aussi,déchets; les agonisants parlent aux déchets, aux agoni-sants, mais tous finissent par être oubliés, et mes amis, etmes rivaux. Dans un jour ou l'autre, une décade ou uneautre, un siècle ou un autre.

Il Tout cela nous le savons », disent-ils, « mais nous

faisons comme si. » En fait, ils ne le savent pas, dansleur majorité, ils ne le savent pas.

Ils s'imaginent que ce qu'ils bâtissent, écrivent, profè-rent, argumentent, disent, prétendent, crient, exclament,est gravé dans la permanence.

J'ai dit à F. « Voulez-vous qu'on vous oublie ou quel'on se souvienne de vous?» Il me répond « Je voudraisque l'on se souvienne. » J. à qui je pose la même questionme réplique, lui « Je veux que l'on m'oublie, je veuxqu'il n'y ait plus aucune trace, oui, pas de traces, je neveux pas laisser de traces. » Le poète roumain Eminescodisait, dans la Prière d'un Dace « 0, que je disparaissedans l'extinction absolue. »

F. et J. sont un couple d'amis qui vivent ensemble. Ilsont une maison admirable, composée de deux apparte-ments indépendants et d'un grand, très beau saloncommun. De leurs fenêtres, de leur terrasse les belles

églises de la ville, les jolies maisons du XVIe ou XVIIe siècle,

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si bien entretenues et restaurées. Beau quartier, dans lecentre de la ville. Des maisons qui sont comme les jouetsd'un enfant-ange. Un jeu de construction céleste.

ces plaies de néant, ces creux du vide, ces rides duRien, ces oublis. Dans ma maison d'os, par les fenêtresouvertes, par les béances, s'engouffrent les vents, lestempêtes de l'absence, de la nuit sans étoiles, la noire ouune noire éternité, une noire éternité de l'absence.

Parenthèse ou non?

Je vis dans l'étrange. Plongé dans l'étrange. Je ne vispas le normal, la normalité. Je ne vis pas dans le normal.Je ne comprends pas la notion de « normal ». Non, non, jene la comprends pas. Tout m'est étrange. Sauf, dans lesmoments où j'oublie, où je m'oublie.

Ce n'est pas « naturel» tout ça, ça ne peut pas êtrenaturel. Tout ça, tout ce monde, tout ce qui m'apparaîtcomme monde « ne va pas de soi ».

Comment le monde, comment l'existence ont-ils pu meparaître, la plupart du temps, « naturels, normaux »?tSeulement dans la routine. Tout est anormal. L'exis-

tence, la création, cela ne peut être normal. Le normalest, se fait, quand on prend l'habitude de la normale. Onadapte l'inadaptable, parfois. Ou on s'adapte à l'inadap-table.

P., metteur en scène de ma dernière pièce (« Qu'est-cequ'il en a fait? Mais qu'est-ce qu'il a bien pu en faire ouen mal faire? »), me disait aussi avoir le sentiment que« tout est supranaturel ».

On l'avait considéré comme homme de gauche. Alors

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