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Extrait de la publication… · 2013. 11. 5. · René Girard et la logique de l’économie, Seuil, 1979 (avec P. Dumouchel). Introduction à la critique de l’écologie politique,

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L’Avenir de l’économie

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DU MÊME AUTEUR

Les Choix économiques dans l’entreprise et dans l’adminis-tration, Dunod, 1973, 1975 (avec H. Lévy-Lambert).

L’Invasion pharmaceutique, Seuil, 1974 ; 2e éd. « Points »,1977 (avec S. Karsenty).

Valeur sociale et encombrement du temps, Éditions duCNRS, 1975.

La Trahison de l’opulence, PUF, 1976 (avec J. Robert).L’Enfer des choses. René Girard et la logique de l’économie,

Seuil, 1979 (avec P. Dumouchel).Introduction à la critique de l’écologie politique, Civilização

Brasileira, Rio de Janeiro, 1980.Ordres et désordres. Enquête sur un nouveau paradigme,

Seuil, 1982, 1990.La Panique, Les Empêcheurs de penser en rond, 1991,

2003.Le Sacrifice et l’Envie. Le libéralisme aux prises avec la jus-

tice sociale, Calmann-Lévy, 1992.Introduction aux sciences sociales. Logique des phénomènes

collectifs, Ellipses, 1992.Aux origines des sciences cognitives, La Découverte, 1994,

1999.Libéralisme et justice sociale, Hachette, « Pluriel », 1997.Éthique et philosophie de l’action, Ellipses, 1999.Les savants croient-ils en leurs théories ? Une lecture philoso-

phique de l’histoire des sciences cognitives, INRA Édi-tions, 2000.

The Mechanisation of the Mind, Princeton UniversityPress, 2000.

Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est cer-tain, Seuil, 2002.

(Suite en fin de volume)

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Jean-Pierre Dupuy

L’Avenir de l’économie

Sortir de l’économystification

Flammarion

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Ouvrage publiésous la direction de Benoît Chantre

© Flammarion, 2012ISBN : 978-2-0812-5345-2

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Le temps est la substance dont je suis fait.Le temps est un fleuve qui m’entraîne, mais je suis le temps.C’est un tigre qui me déchire, mais je suis le tigre.C’est un feu qui me consume, mais je suis le feu.

Jorge Luis Borges

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Introduction

L’ÉCONOMYSTIFICATION DU POLITIQUE

C’est un sentiment de honte qui m’a poussé à écrirece livre. La honte de voir le politique se laisser humilierpar l’économie, la puissance par l’intendance.

La puissance et l’intendance, ce sont des abstrac-tions. On les imagine représentées sur un tableauallégorique un peu ridicule. Le peuple souverainapparaîtrait comme la multitude qui emplit le corpsdu Léviathan dans le frontispice de l’ouvrage deHobbes. On verrait la tête du monstre froid s’inclineravec terreur devant son majordome. Mais une com-posante au moins de l’un des deux termes n’est pasallégorique. C’est le personnel politique, composéd’hommes qui ont en principe choisi de servir l’État.À les voir ainsi saisis de panique, prêts à toutes lescompromissions et toutes les veuleries pour ne paseffrayer leur vis-à-vis, il se dégage du tableau quelquechose de pathétique. Mais qui est ce vis-à-vis ? Unepure abstraction. Il s’appelle Légion, puisque, étran-gement, on use du pluriel pour le désigner. On dit« les marchés », comme on dit ailleurs Élohim poursignifier le Dieu unique : « Au commencement,

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L’AVENIR DE L’ÉCONOMIE

Élohim créèrent 1 le ciel et la terre 2. » À quoi peutbien se référer ce pluriel, « les marchés », sinon auxmultiples tentacules enchevêtrés de cette grosse bêtestupide et sans nerfs, qui s’affole au moindre bruit etréalise cela même qu’elle anticipe avec terreur, qu’onappelle aussi le marché mondialisé ?

Oublions ces images. Que reste-t-il ? Des hommesen position de pouvoir qui se couchent devant unfantasme, le transformant ainsi en chose réelle dotéed’une force extraordinaire. Car le ou les marchés, cesont comme les monstres de ce chef-d’œuvre de lascience-fiction, Planète interdite 3, qui sont les pro-jections, dans le monde réel, du subconscient desprotagonistes. Se battre contre des ombres cauche-mardesques, non dans un rêve mais dans le mondetel qu’il est, c’est aujourd’hui le lot du politique.

Le futur chef du gouvernement italien, MarioMonti, a réclamé hier un peu de temps aux marchéspour former son équipe et mettre en œuvre un pro-gramme d’austérité. Il a annoncé que les Italiens

1. Pour compliquer la chose un peu plus, le texte bibliquemet le verbe au singulier alors que le sujet est au pluriel :« Élohim créa… », de la même manière qu’en anglais on dit :« The United States is a great country. » Voir Voltaire, dans sonDictionnaire philosophique (article « Genèse ») : « “Au commen-cement, Dieu créa le ciel et la terre.” C’est ainsi qu’on a tra-duit ; mais la traduction n’est pas exacte. Il n’y a pas d’hommeun peu instruit qui ne sache que le texte porte : “Au commen-cement, les dieux firent ou les dieux fit le ciel et la terre.” »(Je souligne.)

2. Genèse, I, 1.3. Planète interdite [Forbidden Planet], film américain de

science-fiction réalisé par Fred McLeod Wilcox et sorti sur lesécrans en 1956.

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INTRODUCTION

devraient faire « peut-être des sacrifices », une fois qu’ilaura prêté serment et lancera son programme de gou-vernement. Sa désignation avait été saluée par les mar-chés, mais l’inquiétude a repris le dessus 1.

Peu importe le cas d’espèce, voilà ce que les médiasnous donnent à lire ou à entendre quasi quotidienne-ment en ces temps d’inversion de toutes les valeurs 2.Hormis une minorité d’irréductibles dont le nombrede divisions va peut-être croissant, le monde s’accou-tume à ce type de discours. « Monsieur le Bourreau,encore un instant », supplie le nouvel impétrantavant que ne tombe le couperet de la guillotinefinancière, condamnant des populations entières auchômage, au manque d’éducation et à la déréliction.Le nouveau maître du pays à son tour ciblé – ils ypassent les uns après les autres dans un ordre que« les marchés » ont rendu public par l’intermédiairede quelque agence autorisée – officie comme ungrand prêtre. En général, il connaît bien l’Olympe etses dieux pour avoir servi dans une de leurs officines.Grand sacrificateur, il se prépare à leur offrir en holo-causte le nombre de victimes qu’ils lui demandent.

1. LeMonde.com, 16 novembre 2011.2. Autre exemple, daté du 21 novembre 2011, au lendemain

des élections législatives en Espagne : « La Grèce, l’Irlande, lePortugal, l’Italie, l’Espagne : des pays tous bousculés par lesmarchés, et ces derniers n’ont pas hésité, dans le cas espagnol, àexercer une pression plus forte à la veille des élections »(LeMonde.com ; je souligne). « Les marchés » sait ce qu’il veutet ce qu’il fait, il a son plan, il délibère et met parfois la gommeau moment qu’il juge opportun. Comment ne pas s’indignerdevant le manque d’indignation de tous ceux qui sont témoinsde cette déliquescence de la langue sans réagir !

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Qui ne voit que cette rhétorique infâme reprend lestermes du sacré le plus primitif et constitue uneincroyable régression par rapport aux valeurs les plusfondamentales de la modernité démocratique ?

Il y a pire dans la capitulation abjecte du politiquedevant l’économique. Quand un parti majoritaireprévoit que l’Entité nommée « les marchés » sanc-tionnerait la volonté du peuple si l’opposition arri-vait au pouvoir, et châtierait le pays en le menant àla ruine ; quand un pays fort de sa supériorité écono-mique se sert de la pression exercée par « les mar-chés » pour mettre au pas les mauvais élèves de laclasse ; quand la menace d’un référendum dans lepays qui a inventé la démocratie fait planer la menaced’une révolte populaire et plonge les gouvernants dureste de l’Europe dans la panique ; chaque fois, c’estle politique qui s’agenouille devant la sphère finan-cière pour s’en faire le laquais. Chaque fois que lepolitique dit se battre contre « les marchés » et sefélicite d’avoir évité le pire, la puissance se place aumême niveau que l’intendance : qu’elle gagne ouqu’elle perde, peu importe, elle a déjà perdu par lefait même de se battre, tel un instituteur qui s’abais-serait à rendre les coups que lui portent des élèvesdéchaînés.

Et les économistes dans tout cela ? Ce serait leurfaire beaucoup d’honneur que de mettre à leur créditla victoire de l’économie débridée. Mais puisqu’ilssont préposés à sa veille, on souhaiterait qu’ils nousaident à donner sens à ce qui se présente commeinsensé. Or ils sont les premiers à démontrer qu’ilsn’y comprennent rien, ce qui ne les empêche pas deredoubler d’arrogance. C’est comme si eux seuls

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INTRODUCTION

avaient le monopole de la réflexion sur ce qu’onappelle la « crise » ; c’est comme si eux seuls, flanquésde politiques qui ne sont plus que des sortes d’écono-mistes appliqués n’ayant qu’une maîtrise très appro-ximative des concepts de base de la théorieéconomique, avaient le droit de formuler des pres-criptions pour « sortir de la crise » ; et cela, alorsmême que leur myopie constitutive sur les affaireshumaines est activement solidaire des désordres dumonde.

J’ai éprouvé une honte redoublée en entendantdeux économistes américains récemment intronisésprix Nobel donner une leçon à l’Europe. « Je pour-rais dire qu’il n’y a pas de questions nouvelles pourla théorie économique avec l’Europe et l’euro », a oséproférer l’un d’entre eux. Le système économiquemondial a beau être au bord du gouffre, la théorieéconomique n’est pas en cause, de la même manièreque l’État français, toujours droit dans ses bottescomme la volonté générale selon Rousseau, restaitsans tache en s’incarnant dans le régime de Vichy.Mais alors, si l’on connaît la solution, pourquoin’est-elle pas mise en œuvre ? « Résoudre la crise dela dette publique de la zone euro est un jeu d’enfants,répond l’autre nobélisé. D’un point de vue écono-mique tout du moins. Mais la pierre d’achoppement,c’est la politique 1. »

Eh bien non, la pierre d’achoppement, le skanda-lon, c’est l’économie. Je ne pense pas spécialement aucapitalisme financier ; ni au capitalisme tout court ;

1. Propos des économistes Christopher Sims et ThomasSargent rapportés par LeMonde.fr, 10 octobre 2011.

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ni au marché, régulé ou non, spéculatif à la hausseou bien à la baisse. Non, ce que je vise, c’est la placeque joue l’économie dans nos vies individuellescomme dans le fonctionnement de nos sociétés.Cette place est exorbitante et nous trouvons celabanal. L’économie tend à envahir le monde et nospensées. Ce n’est donc pas elle qui nous donnera lesens de ce phénomène massif et extraordinaire,puisqu’elle est à la fois juge et partie. Seul un regardéloigné, qui aurait réussi à se déprendre de l’écono-mie, peut s’étonner de ce qui semble aller de soi aucitoyen moderne, devenu intégralement, à son insu,homo œconomicus.

L’économie a fait du politique son instrument ser-vile. Pourquoi, après tout, s’en offusquer ? Undomaine prendrait le pas sur un autre, de la mêmefaçon que le politique dut lui-même conquérir sonautonomie par rapport au religieux et lui assignerune place subordonnée, au nom de l’unité politiqueet de la sauvegarde de l’État. Pourquoi l’économie neprendrait-elle pas à son tour le pouvoir, au nom dela compétence, de l’efficacité et du bien-être, relé-guant le politique à n’être que le lieu où s’affrontentles passions irrationnelles, une sorte d’exutoire quine ferait pas grand mal tant qu’il serait confiné à uneplace subalterne ?

Tout ce livre vise à répondre à cette objection.Cette évolution, si elle devait se dérouler jusqu’à sonterme, serait fatale pour l’avenir de l’économie,l’avenir de la politique et l’avenir de nos sociétés,pour ne pas dire de notre civilisation.

Les sociétés modernes ont abattu toutes les bar-rières traditionnelles, faites d’interdits, de rites et de

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INTRODUCTION

représentations symboliques qui tenaient la violencedes hommes en échec. Elles ont, de ce fait, libéré desforces de création mais aussi de destructions inouïes,qui transforment la planète en une seule Terre, touten menaçant de la réduire en cendres radioactives.

L’économie s’est peu à peu émancipée du sacré.Un temps contenue par le religieux, puis par le poli-tique, elle est aujourd’hui devenue notre religieux etnotre politique : elle souffre d’avoir perdu toute exté-riorité. Elle ne peut plus alors fixer un avenir, ni nouspermettre d’habiter un monde : elle est devenuenotre avenir et notre monde. Telle est l’économystifi-cation qui paralyse nos sociétés, en faisant de nospolitiques les estafiers de l’économie.

Cette économie, que plus rien ne contient désor-mais, est en train de s’emballer. Et ceux qui repro-chaient jadis au marché de s’autoréguler luireprochent aujourd’hui de ne plus pouvoir le faire.« Sortir du capitalisme » est le mot d’ordre d’unegauche qui n’en voit que les méfaits, surtout depuisqu’il est seul en scène. Mais pour aller où ? Peut-êtrele regretterons-nous un jour, ce capitalisme honni.C’est moins du capitalisme que de l’économystifica-tion du politique qu’il faudrait sortir, en inventantpar là même une nouvelle forme de raisonéconomique.

Plusieurs styles étaient possibles pour développerces idées. J’ai choisi celui d’un genre que j’inventepeut-être : le pamphlet conceptuel. Pamphlet, car ilfaut se battre par tous les moyens, y compris la déri-sion, contre l’incroyable réduction qu’opère la penséeéconomique dans la façon dont elle traite les affaireshumaines. Conceptuel, car je suis convaincu que la

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domination qu’exerce l’économie sur nos vies instilleun poison jusqu’au plus profond de nos catégoriesde pensée. Si un changement de civilisation est pos-sible, la révolution qui y conduira sera d’abord méta-physique.

C’est sur la question du temps que j’ai choisid’axer ma réflexion et singulièrement sur le rapportà l’avenir. L’économie, si elle n’a pas inventé un nou-veau rapport à l’avenir, lui a du moins donné uneampleur inédite. « L’avenir de l’économie », c’est celaque signifie d’abord le titre de ce livre : le type derapport au futur que l’économie nourrit et qui luipermet de mieux accroître son emprise. Sous cer-taines conditions qui font intervenir le politique,mieux, qui font véritablement de l’économie uneéconomie politique, l’économie « ouvre » l’avenir, ausens où les hommes s’engagent sur son chemin avecconfiance et détermination. Or c’est ce rapport quiest en crise aujourd’hui. De là vient que l’économieest hantée par le spectre de sa fin possible. C’est lesecond sens du titre, le sens ordinaire : l’économietelle que nous la connaissons n’a peut-être pasd’avenir.

Je développe l’argument en quatre parties.1) La désacralisation du monde qui est le destin

des temps modernes et la rationalisation qui enrésulte se sont accompagnées d’une nouvelle défini-tion du mal. Pour comprendre l’essor concomitantde l’économie, il faut montrer qu’elle occupe la placelaissée vacante par le retrait du sacré en ce que,comme lui avant elle, elle contient la violence dansles deux sens du mot : elle fait barrage à la violence

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par des moyens violents. C’est ce mécanisme d’auto-extériorisation par lequel une « bonne » violence semet en extériorité par rapport à une « mauvaise » vio-lence qui nous permet de comprendre pourquoi despenseurs comme Montesquieu firent confiance aucommerce, seul à même de sortir l’Europe du bainde sang. Seuls les borgnes qui ne voient que la vio-lence de l’économie peuvent se réjouir de sa dissolu-tion sans autre forme de procès. Nous prenonsaujourd’hui conscience que la mauvaise violence etla bonne sont en fin de compte la même violence.Cette lucidité a un prix, elle détruit à coup sûr l’édi-fice. Et nous ne savons pas quoi mettre à sa place.

2) Pour que la violence se contienne elle-même, ilfaut donc une mise en extériorité de soi par rapportà soi que la tradition philosophique désigne par leterme d’autotranscendance. Je montre que cettefigure est bien celle qui sous-tend ce qu’on appelle lacapacité auto-organisatrice des marchés, et non celle,purement immanente, que les économistes nomment« équilibre ». L’autotranscendance des prix de marchéest le premier exemple que je considère et, déjà,l’insuffisance des fondements métaphysiques de lathéorie économique apparaît criante. Mais c’est laproduction d’un avenir par un mécanisme d’auto-transcendance qui constitue l’essentiel de maréflexion. L’économie fonctionne en se projetant versun avenir qui n’existe pas encore mais qu’elle faitexister en se laissant tracter par lui dans le momentmême où elle l’autoréalise. Ce paradoxe appartient àla catégorie des paradoxes du bootstrapping, dont lesexploits (imaginaires !) du baron de Münchausendonnent une illustration plaisante et saisissante.

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Familier, même s’ils n’en ont pas conscience, de tousceux qui utilisent un ordinateur – ce qui prouve qu’ilest réductible à un mécanisme –, ce paradoxe illustrela possibilité pour un système complexe de s’amorcerà partir d’un état initial non défini et même nondéterminé. L’état initial, ici, c’est l’avenir. Voilàcomment l’avenir advient au marché.

Un cas particulier d’autotranscendance de l’avenirretient mon attention. C’est le cas où tous les agentscoordonnent leurs actions autour d’une même imageautotranscendante du futur. Ce cas possède des pro-priétés remarquables puisqu’il résout le problèmeautrement insoluble, sauf à en appeler à un deus exmachina nommé « Éthique », de la confiance et del’ouverture indéfinie de l’avenir sans laquelle le capi-talisme ne saurait fonctionner. En d’autres termes,c’est ainsi que l’économie devient morale et poli-tique. Cela ne veut aucunement dire qu’elle prend laplace du politique. Tout au contraire, elle doit s’arti-culer à un domaine séparé et même transcendant parrapport à elle, qui est le domaine politique propre-ment dit. C’est la capacité d’autodépassement,d’autotranscendance de celui-ci qui fournit à l’éco-nomie les ressources dont elle a un besoin vital.Lorsque l’économie, pour laquelle tout a un prix,« achète » le politique, au sens où elle le corrompt,mais aussi où elle le rabaisse à son niveau en mon-nayant son concours, elle lui fait perdre sa transcen-dance et elle se condamne elle-même dans lemoment même où elle condamne le politique.

3) J’explore dans la troisième partie une hypothèsehardie mais qui possède des fondements solides.L’incroyable irrationalité des marchés, cette folie qui

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INTRODUCTION

se manifeste par la formation de bulles d’uneampleur inouïe suivie de krachs incroyablementdévastateurs, serait due au catastrophisme foncier etsans doute inconscient des principaux agents ducapitalisme mondialisé. Eux-mêmes ne croient plusen la possibilité d’un avenir. Les mécanismes del’autotranscendance sont, peut-être irréversiblement,grippés. Après d’autres institutions majeures issuesdu sacré, l’économie est en train de perdre sa capacitéde contenir la violence au sens de lui faire barrage.Tel serait le ressort de la crise. La fin de l’économiedans son incarnation capitaliste est l’illustrationextrême des catastrophes dont l’advenue est certainemais la date inconnue. Au plan personnel, le casparadigmatique est celui de la mort propre. Rien dece qui est humain n’échappe aux prétentions hégé-moniques de la pensée économique et la mort pasmoins que d’autres sujets. La pauvreté conceptuelle,et simplement humaine, de ce que l’économie a àdire sur la question augure mal de sa capacité à faireface à un autre décès : le sien.

4) Je reviens dans la quatrième et dernière partiesur les conditions de possibilité métaphysiques decette coordination par l’avenir qui permet à l’écono-mie de prendre part à la solution du problème poli-tique, à condition d’être adossée à la transcendancedu domaine politique proprement dit. L’exposé deces conditions m’amène à revisiter deux paradoxestoujours ouverts, c’est-à-dire non résolus : un para-doxe d’anthropologie historique et religieuse, celuiassocié au nom de Max Weber sur le rapport d’affi-nité entre l’essor de l’esprit capitaliste et la doctrinecalviniste de la prédestination, ou du moins ce qu’en

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ont retenu les puritains de la Nouvelle-Angleterre ; etun célèbre paradoxe de type logique et métaphysiqueassocié au nom d’un certain William Newcomb. Jemontre que ces deux paradoxes n’en font qu’un etj’en propose une solution inédite. Les conditionspermettant à l’économie de se dépasser elle-mêmepour se faire discipline politique et morale appa-raissent à la lumière de cette solution comme à lafois exorbitantes et banales. Exorbitantes, car ellesamènent à rejeter les axiomes les plus chers aux éco-nomistes concernant ce qu’ils nomment la rationa-lité. Banales, car, tous autant que nous sommes, nousviolons ces axiomes dans les grands choix de notrevie et c’est cela même qui nous permet de fairesociété. En ce sens, nous sommes tous des puritainscalvinistes.

Je montre enfin que les conditions de possibilitéen question sont aussi celles qui facilitent le glisse-ment de la citoyenneté en direction de son contraire,une société d’individus réfugiés chacun dans lemonde privé de la consommation. Telle est l’ambiva-lence de l’économie dans son rapport au problèmedu mal. Tout est une question de foi et de mauvaisefoi. À la foi des calvinistes répond en écho la mau-vaise foi du consommateur érigé par la théorie éco-nomique en consommateur « souverain ». En ce sens,nous sommes tous des étrangers les uns pour lesautres, dans l’acception que Camus donna à ceterme. Nous croyons et nous ne croyons pas pouvoirvivre indépendamment des autres, tant nous avonsbesoin d’eux pour qu’ils soient bien convaincus quenous n’avons pas besoin d’eux. En définitive, l’indivi-dualisme de la femme ou de l’homme économique

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No d’édition : L.01EHBN000410.N001Dépôt légal : février 2012

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