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Monique Genuist La petite musique du clown Prise deparole RÉCIT Extrait de la publication

Extrait de la publication · 2018. 4. 13. · Maman me regarde et rit de ses yeux clairs, usés, marqués de larges cernes grisâtres. J’aime bien quand elle rit. J’inventerais

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C.P. 550, Sudbury (Ontario)CANADA P3E 4R2

705-675-6491pdp.info.ca

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Quand je suis revenue, la gare de mes rêvesde voyage s’était transformée, s’était figée,n’était plus qu’un restaurant avec un semblantde wagon sans roue et des rails sans promesse.

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La petite musique du clown

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De la même auteure

RomansExorcismes, Paris, La Pensée universelle, 1973. Le cri du loon, Saint-Boniface, Manitoba, Éditions des Plaines, 1993.C’était hier en Lorraine, Regina, Saskatchewan, Éditions Louis Riel,

1993.L’île au cotonnier, Sudbury, Éditions Prise de Parole, 1997.Paroles de chat, Regina, Saskatchewan, Éditions de la nouvelle

plume, 1997; traduit en ukrainien par Liouda Marchouk (2002) Tchernivtsi, Ukraine; nouvelle édition bilingue: Paroles de chat/A Cat’s Life, Regina, Saskatchewan, Éditions de la nouvelle plume, 2005.

Itinérance, Regina, Saskatchewan, Éditions de la nouvelle plume, 1999.

Racines de sable, Sudbury, Éditions Prise de Parole, 2000.Nootka, Sudbury, Éditions Prise de Parole, 2003.

EssaisLa création romanesque chez Gabrielle Roy, Montréal , Cercle du livre

de France, 1966.Languirand et l’absurde, Montréal, Cercle du livre de France, 1982.

AnthologieDirectrice littéraire, Sous les mâts des Prairies, Anthologie littéraire de

l’Ouest canadien, Regina, Saskatchewan, Éditions de la nouvelle plume, 2000.

Cinquante exemplaires de cet ouvrage ont été numérotés et signés par l’auteure.

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Monique Genuist

La petite musique du clown

Récit

Prise de paroleSudbury 2005

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives CanadaGenuist, Monique La petite musique du clown / Monique Genuist.ISBN 2-89423-183-0

I. Titre.

PS8563.E5566P47 2005 C843’.54 C2005-904149-8

Distribution au Québec : Diffusion Prologue • 1650, boul. Lionel-Bertrand • Boisbriand (QC) J7H 1N7 • 450-434-0306

Ancrées dans le Nouvel-Ontario, les Éditions Prise de parole appuient les auteurs et les créateurs d’expression et de culture françaises au Canada, en privilégiant des œuvres de facture contemporaine.

La maison d’édition remercie le Conseil des Arts de l’Ontario, le Conseil des Arts du Canada, le Patrimoine canadien (Programme d’appui aux langues officielles et Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition) et la Ville du Grand Sudbury de leur appui financier.

Conception de la couverture : Olivier Lasser

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.Imprimé au Canada.Copyright © Ottawa, 2005Éditions Prise de paroleC.P. 550, Sudbury (Ontario) Canada P3E 4R2

ISBN 2-89423-183-0ISBN 978-2-89423-402-0 (Numérique)

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Maman feuillette un magazine d’un geste machinal, soudain s’arrête sur la photo de Gainsbourg, l’air fâché :

— Je ne l’aime pas, il a une sale bobine celui-là, tu ne trouves pas ?

— Il a écrit de bonnes chansons, pourtant !— Vraiment ? Je ne les connais pas. Guétary, Édith

Piaf, Yves Montand, j’aimais bien les écouter, ceux-là !

Maman est assise dans sa chaise longue dont le dossier est protégé d’un châle brun à grosses fleurs orangées. Elle a étendu ses jambes qui lui font mal depuis tant d’années.

Elle jette encore un regard mécontent à Gainsbourg avant de continuer à tourner les pages :

— Regarde la bonne bouille ! Ils sont toujours mignons, les bébés. Il ressemble à ta sœur. Elle était si belle que toute la famille l’admirait, on aurait dit une poupée.

— Et moi, comment j’étais ?

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— Tu étais jolie aussi avec tes cheveux blonds frisés, mais elle était la première; et puis si fine, si douce, si gentille. Toi, tu étais un diable, tu m’en as fait voir !

— Comment ça ?— Oh, je ne sais pas, tu avais le chic pour semer

la pagaille, tu faisais des bêtises, tu agaçais ton frère et ta sœur.

— Tu vois, j’ai bien changé, je suis devenue tout à fait raisonnable, tu ne crois pas ?

Maman me regarde et rit de ses yeux clairs, usés, marqués de larges cernes grisâtres.

J’aime bien quand elle rit. J’inventerais n’importe quoi pour la faire rire, pour ne plus voir l’air absent qu’elle prend parfois. Comme si elle s’était égarée dans un pays étranger où je ne pourrais la suivre.

Cela fait au moins dix fois cet après-midi que j’ai entendu la même remarque sur Gainsbourg. J’ai envie de lui arracher ce magazine pour ne pas avoir à admettre qu’elle commence à perdre contact avec la réalité.

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Je me suis aperçue que quelque chose clochait en 1998. Je venais d’arriver pour une courte visite chez mes parents. Mon père m’a accueillie en bas de l’es-calier qui mène à l’étage où ils ont leur appartement. Un escalier suicidaire, raide, en colimaçon, que ma mère avait dégringolé il y avait à peine quelques mois, sans rien se casser d’ailleurs. Elle avait manqué une marche et roulé jusqu’en bas. Elle s’en était tirée avec la peur de sa vie et de gros bleus.

Après avoir déposé ma valise dans mon ancienne chambre au rez-de-chaussée, je demande :

— Et maman, comment ça va ?Mon père prend un air bizarre comme s’il était

gêné, comme s’il avait peur de parler :— Ça dépend des jours, parfois elle va bien mais

à d’autres moments… hum…Il ne termine pas sa phrase.Qu’est-ce que cela signifie ?Je monte vite à l’étage. Maman est là qui m’attend,

debout devant la porte de la cuisine. Chaque fois

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que je la retrouve après une absence d’une année, elle est un peu plus petite et plus mince. Elle porte un chemisier blanc coquet, une jupe bien coupée, mais elle a aux pieds des savates dont elle écrase les talons. Ses pieds sont déformés par des oignons et deux de ses orteils se chevauchent, si bien qu’elle a de la difficulté à se chausser; à la maison, elle ne porte que ces chaussons informes qu’elle se tricote avec des restes de laine. Elle dit : « C’est parce que je prenais des pointures trop étroites quand j’étais fille. Je voulais pas être une Berthe aux grands pieds, ce n’est pas élégant. On est bête quand on est jeune, pas toi ? »

Elle m’a préparé à manger, a mis le couvert pour moi dans la petite cuisine. Elle s’empresse de me servir :

— Un peu de soupe de légumes ? J’ai pensé qu’un potage te remettrait après ton long voyage. J’ai des jarrets de veau avec des pois fins et des carottes du jardin. Et de la tarte aux pommes comme dessert, ça ira, tu crois ?

Je mange plus pour lui faire plaisir que par faim. Tout est délicieux. Elle m’observe pour s’assurer que je ne manque de rien et que j’apprécie. Pas question de rechigner devant les plats qu’elle a préparés avec soin; dès que je semble ralentir, elle s’inquiète :

— Tu n’aimes pas ?— Si, si, je me régale.Un sourire adoucit son visage tiré, marqué des

rides profondes d’une personne qui n’a pas toujours eu la vie facile. Seule, elle a pourvu aux besoins ma-tériels de quatre enfants et d’un mari qui s’est reposé

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sur elle pour ce qui concernait cuisine, nettoyage, linge, courses, bref tous les soins du ménage. Lui gagnait le salaire; à elle de faire attention à ne pas trop dépenser ou bien il se fâchait : « Mais où donc a disparu tout l’argent que je t’ai donné au début du mois ? » Maman avait beau répondre qu’elle ne l’avait pas volé, ça ne s’arrangeait pas toujours. Comme il avait tendance à boire à l’excès, il devenait parfois agressif sous de minces prétextes. Maman n’avait que son certificat d’études, lui était professeur diplômé. Il avait donc raison même quand il avait tort. Maman ne mettait pas cette vérité en question. Consciente de son infériorité intellectuelle, elle l’approuvait sans faire d’objection; en plus, quand j’osais me risquer à contredire mon père, elle m’expliquait :

— Tu comprends, je veux la paix dans mon mé-nage. Moi, je ne suis pas comme la tantine qui se disputait sans cesse avec le nonon. Ces deux-là, ils étaient comme chien et chat, de vrais camps volants, tu te souviens ?

— Oui, vaguement.Tantine, la marraine de mon père, l’avait adopté

quand il était devenu orphelin à l’âge de deux ans. Elle l’avait gâté et l’avait élevé comme s’il avait été son fils unique. Nous l’adorions, elle nous gâtait nous aussi, les enfants, quand nous venions en vacances chez elle. Mais elle ne s’entendait pas du tout avec son mari, qu’elle faisait enrager et qu’elle menait par le bout du nez, au dire de maman, qui continuait :

— Ton père ressemble à sa marraine, surtout quand il a bu un coup de trop. Pour prouver qu’il a

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raison, il crie plus fort. Il n’est pas content quand je lui dis qu’il tient de tantine !

Maman avait un rire malicieux puis reprenait :— Mais moi, je n’aime pas les querelles, on n’est

pas des romanichels quand même, alors pour avoir la paix, je dis comme lui. Il n’est pas méchant dans le fond. Il faut savoir le prendre. Vous, les enfants, vous ne le comprenez pas.

Devenue adulte, je voyais trop clairement les tra-vers de mon père; j’aurais voulu qu’il soit parfait, que je puisse l’admirer comme dans mon enfance. Je n’admettais pas qu’il ne soit qu’un homme ordinaire avec ses faiblesses; surtout sa dépendance à l’alcool me blessait. Ma mère lui trouvait toujours des ex-cuses. Sa docilité m’enrageait, mais je n’étais que de passage et ne désirais pas créer la bisbille entre eux; alors je me résignais à me taire devant les sorties intempestives de mon père.

Après le repas, elle m’a emmenée dans sa chambre en disant :

— Je vais te donner des draps. Je n’ai pas fait ton lit en bas, c’est dur pour moi à présent, surtout de descendre l’escalier. Et le remonter, c’est encore pire; je suis obligée de me tenir des deux mains aux mar-ches, je monte à quatre pattes pour ainsi dire, comme les bébés, avec ce sacré genou qui refuse de plier.

— Bien sûr, bien sûr, ne te tracasse pas, surtout.Je prends la paire de draps et la taie d’oreiller

qu’elle me tend, les pose sur un fauteuil. Je reviens avec elle à la cuisine afin de débarrasser la table, de laver rapidement assiette et couverts.

Elle me regarde faire :

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— Je t’admire, tu fonces toi, je suis beaucoup plus lente maintenant. Attends que je te cherche une paire de draps pour ton lit.

— Mais maman, tu viens de me les donner !— Vraiment ? Ah, je commence à perdre la mé-

moire, ce que c’est que de vieillir !Je descends au rez-de-chaussée dans la chambre où

je dormais avec ma sœur quand nous étions enfants et me mets à faire le lit. Je déploie le drap du des-sous, il est très mince, troué en plusieurs endroits. Comment est-ce possible, elle si fière de son linge ? Combien de fois ne m’a-t-elle pas fait admirer les piles de draps, de serviettes de toilette, les services de table, soigneusement pliés sur les rayons de son armoire, en s’exclamant :

— Tu pourras pas dire qu’on manque de linge chez moi ! Et regarde, c’est tout du beau, de la meilleure qualité, je les commande à Linvosges !

Elle choisissait alors pour moi une paire de draps :

— Ceux-là sont presque neufs, je ne les ai lavés qu’une ou deux fois, pour enlever l’apprêt. Mi-coton, mi-lin, et séchés au soleil, on dort bien là-dedans, tu m’en donneras des nouvelles !

Pourquoi, aujourd’hui, ce drap déchiré qu’elle aurait dû normalement découper pour en faire des torchons de vaisselle ?

Ce fut pour moi le premier signe troublant que maman n’était plus tout à fait en contrôle.

Le lendemain, après le déjeuner de midi, mon père selon son habitude se retire pour sa sieste. Avant que je me précipite sur la vaisselle, maman déclare

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qu’elle aimerait se reposer quelques minutes dans son fauteuil, les jambes allongées. Tout à l’heure, nous irons à la cuisine, elle tient absolument à m’aider, je laverai, elle essuiera. Cela me plaît, nous travaillerons ensemble et on parlera des oncles, des tantes, des cousins, des voisins, des gens que j’ai connus dans ma jeunesse et qui ne sont pas encore tous disparus.

Auparavant, nous allons mettre une émission de chansons du bon vieux temps. Elle écoutera « de la vraie musique », des airs d’autrefois qu’elle prendra plaisir à fredonner de sa voix restée claire. Je cherche la commande pour allumer la télé. Elle m’arrête d’un geste :

— Elle ne marche plus.— Depuis quand ? Il faut la faire réparer…— Oh non, papa, ça ne l’intéresse plus.— Qu’est-ce que tu me racontes là ? Tu aimais

bien La Chance aux chansons et, chaque après-midi, vous regardiez Des chiffres et des lettres puis Questions pour un champion. Et les infos… alors ?

— Non, ça ne nous intéresse plus, on est devenus trop vieux.

— Demandez donc à Jacques de vous installer un autre poste !

— Ton frère est gentil, il nous l’a proposé la dernière fois qu’il est venu mais papa n’en veut pas. Ça ne fait rien, ce n’est pas grave, moi aussi je m’en passe facilement.

Elle se lève; traînant les pieds dans ses chaussons aux talons écrasés, elle va jusqu’au canapé de la salle à manger où est alignée une rangée de poupées :

— Regarde comme elles sont belles ! Papa les a

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commandées pour moi, celle-ci avec son fichu de paysanne, celle-là en robe de mariée.

Délicatement, elle prend un petit clown, habillé d’une chemise à carreaux noirs et blancs et d’un pantalon rouge vif. Il tient un violon. Elle retourne la poupée, en remonte le mécanisme et la pose sur la table. Une ritournelle se fait entendre tandis que le clown se met à jouer du violon. Maman a un sourire épanoui :

— C’est lui que je préfère. Tu l’entends ? Quand je suis seule l’après-midi tandis que papa fait sa sieste, je mets cette petite musique, elle me tient compagnie.

Dès que la chanson est finie, elle remonte le mé-canisme et de nouveau écoute, ravie.

Malgré son sourire, j’ai le cœur serré. Pourquoi accepte-t-elle sans broncher les diktats de mon père ? Lui lit de nouveaux livres, des revues, s’absorbe dans des mots croisés. Maman n’a jamais beaucoup lu à part l’Est Républicain qu’elle parcourait rapidement; elle ne trouvait pas le temps, les mains occupées à coudre, à tricoter ou à broder. Quand ils étaient plus jeunes, mon père lui faisait la lecture de romans, parfois le soir. Ces dernières années, elle n’avait guère que la télévision comme ouverture sur le monde. Aujourd’hui, elle n’a plus que ce ridicule pantin pour lui donner un peu de musique.

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Il y a deux semaines, j’avais décidé d’abandonner ce projet d’écrire sur maman, sur ce qu’elle était deve-nue à la fin de sa vie, cela me faisait mal. Malgré moi, me voici revenue à mon bureau devant un ciel d’automne pommelé de nuages gris clair où percent des plages de bleu. La brume me cache les îles, ex-cepté la rondeur d’une colline derrière laquelle le mont Baker, qui domine la chaîne des Cascades, reste invisible. À travers le brouillard, la corne de brume lance un appel mélancolique auquel répondent les voix stridentes des goélands. La lumière s’intensifie, aspire peu à peu les nuées vaporeuses qui montent du détroit de Haro. À présent, j’aperçois la ligne sombre des îles américaines de San Juan.

Maman se mêle à la texture de ma vie quotidienne. Je me surprends à répéter ses gestes, à utiliser ses expressions familières, son vocabulaire original.

Bien que née en Lorraine, je me revendique comme elle alsacienne à cent pour cent.

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Du côté de ma mère, mes ancêtres sont originaires de Villé, de celui de mon père, de Ribeauvillé, deux villages peu éloignés l’un de l’autre. Mes parents semblaient donc prédestinés à se rencontrer, ce qu’ils ont fait au cours d’un bal populaire à Saint-Dié, où habitait mon père et où ma mère était venue de Lièpvre, son village, travailler comme bonne dans une riche famille bourgeoise. À peine arrivée en ville, maman s’était fait couper les cheveux en signe d’indépendance, ce qui n’était pas du tout du goût de ses parents, car c’étaient seulement les filles de rien qui sacrifiaient leur longue chevelure. Ma grand-mère, jusqu’à la fin de sa vie, serrait la sienne en un chignon austère.

En 1871, le traité de Francfort abandonnait l’Alsace au IIe Reich, mais donnait aux Alsaciens un an pour choisir s’ils voulaient devenir allemands ou se réfugier en France. Les grands-parents de ma mère étaient restés chez eux, ceux de mon père avaient émigré dans les Vosges.

Mes grands-parents étaient des gens pauvres. Mon grand-père paternel, tailleur de pierre né en 1882, est mort en 1913 de la tuberculose. La famille Iung est de foi protestante, huguenote, calviniste.

Mon grand-père maternel, né en 1884, mort en 1968, était tisserand, fils de menuisier; la famille Lassiat est catholique. Mes parents se sont mariés au temple à Saint-Dié dans la religion protestante. Ma mère nous a souvent raconté que le curé de Lièpvre lui avait prédit qu’elle irait en enfer à la suite de son mariage avec un hérétique. Du coup, elle n’avait plus pratiqué aucune religion. Mais c’est elle qui nous a

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appris le Notre Père, qu’elle nous faisait réciter le soir après que notre père, mobilisé en quarante, nous eut quittés. Nous disions « tu » à Dieu à la manière des protestants.

Enfant, j’aimais me déclarer protestante, le terme convenait à mon caractère peu docile. Calviniste, huguenote, parpaillote, tous ces mots me plaisaient; ils me rendaient différente de mes camarades qui eux avaient corvée de messe chaque dimanche matin; moi, j’étais libre de dormir tard ou d’aller vagabon-der. J’appréciais d’être autre, de ne pas appartenir au troupeau. Aujourd’hui, on prétend que les enfants sont très conformistes et souffrent d’être différents; ce n’était pas mon cas : je m’enorgueillissais de mon originalité, de ce protestantisme dont je ne savais pas grand-chose et que nous pratiquions peu. À part peut-être ce souci d’austérité, de pureté. Jamais je n’ai entendu chez moi de grossièretés, de plaisanteries osées. On ne parlait pas de sexualité, un point c’est tout. Pas d’extras, de fanfreluches, de maquillage, pas d’embrassades ou de démonstrations d’affection non plus. Il faisait froid dans l’Est de la France et, chez nous, il faisait encore un peu plus froid.

Quand, au collège, nous avons étudié les guerres de Religion, j’ai applaudi le fait que les réformés entendent se détacher de la corruption en créant une nouvelle forme de christianisme plus pure, plus sim-ple. Ces adjectifs me paraissaient bien définir l’esprit protestant. Depuis longtemps je ne crois plus, mais je continue à porter la croix huguenote en or roux, of-ferte par ma tantine à ma confirmation, parce qu’elle me rattache à mes origines et à ce que j’aimerais

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croire être une tradition de recherche d’authenticité, de force morale, de volonté, de responsabilité person-nelle. Mes parents aimaient beaucoup Jospin qui est protestant ainsi que bon nombre des ministres qui formaient son gouvernement; il leur semblait que ces politiciens étaient plus honnêtes que les précédents.

En moi chante l’Alsace : Ribeauvillé, Villé, Sélestat, Colmar, Mulhouse, Strasbourg, Kaysersberg, Schirmeck, Neuf-Brisach, et tous ces villages en heim, Wittenheim, Rixheim, Urschenheim, Andolsheim; oui, c’est bien ici le home, la maison, la patrie de mon cœur qui se dit aussi à travers le vocabulaire parfois quelque peu insolite que m’ont légué mes parents, issu du patois vosgien et de la langue alsacienne aux consonances germaniques.

Ma mère me reprochait d’être une brisaque, car les objets tombaient facilement de mes mains d’enfant pleine de vie; tête de holtz et haille-haille (je ne sais comment l’écrire !) me revenaient également de droit à cause de mon caractère têtu et de ma tendance à foncer droit devant moi. Ma chambre en désordre était un tauillon, mes cheveux, une pouillotte frisée, terme qui s’appliquait aussi à la jeune laitue en train de pousser. Quand nous étions fatigués et grincheux, maman déclarait que nous étions nices et qu’il était grand temps de nous mettre au schloff. Elle-même, si elle ne se sentait pas bien et avait des vertiges, se disait patraque, souffrant du tournisse. Une femme, petite comme elle, était une narrate, tandis qu’une bavarde un peu sotte se faisait appeler une tacatte.

Grâce à mes parents, mon français est un peu

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métissé; leurs mots, leurs expressions que je m’efforce de garder vivants m’enracinent dans mon passé alsa-cien et vosgien.

Maman est née en 1910 à l’ombre du château du Haut-Kœnigsbourg dans le village de Lièpvre ou plutôt de Leberau; en ce temps-là, l’Alsace était deve-nue un territoire appartenant à l’Allemagne. Maman a commencé l’école en allemand et n’y comprenait rien. Heureusement, sa mère qui avait grandi sous le régime étranger connaissait bien la langue des en-vahisseurs. Elle aidait maman à faire ses devoirs. Un peu plus tard, à la fin de la Première Guerre mondiale en 1918, l’école est redevenue française, mais maman est restée brouillée avec l’orthographe et la lecture. Par contre, elle était forte en calcul mental, elle savait multiplier, diviser, calculer de tête sans problème. Encore récemment, quand la télévision fonctionnait et qu’ils écoutaient fidèlement l’émission Des chiffres et des lettres, souvent ma mère trouvait la réponse juste et s’écriait joyeuse : « Le compte est bon ! » avant son mari qui était pourtant professeur de sciences et de mathématiques au collège de Saint-Mihiel. Chaque fois, elle savourait sa petite victoire.

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Achevé d’imprimer en novembre deux mille cinq sur les presses de Marquis imprimeur inc.,

Cap-Saint-Ignace (Québec).

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