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Patrick Modiano

Un pedigree

Gallimard

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© Éditions Gallimard, 2005.

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Je suis né le 30 juillet 1945, à Boulogne-Billancourt, 11 allée Marguerite, d’un juif etd’une Flamande qui s’étaient connus à Parissous l’Occupation. J’écris juif, en ignorantce que le mot signifiait vraiment pour monpère et parce qu’il était mentionné, à l’épo-que, sur les cartes d’identité. Les périodes dehaute turbulence provoquent souvent desrencontres hasardeuses, si bien que je ne mesuis jamais senti un fils légitime et encoremoins un héritier.

Ma mère est née en 1918 à Anvers. Elle apassé son enfance dans un faubourg de cetteville, entre Kiel et Hoboken. Son père étaitouvrier puis aide-géomètre. Son grand-pèrematernel, Louis Bogaerts, docker. Il avaitposé pour la statue du docker, faite par Cons-

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tantin Meunier et que l’on voit devant l’hôtelde ville d’Anvers. J’ai gardé son loonboek del’année 1913, où il notait tous les navires qu’ildéchargeait : le Michigan, l’Élisabethville, leSanta Anna… Il est mort au travail, verssoixante-cinq ans, en faisant une chute.

Adolescente, ma mère est inscrite aux Fau-cons Rouges. Elle travaille à la Compagnie dugaz. Le soir, elle suit des cours d’art drama-tique. En 1938, elle est recrutée par le cinéasteet producteur Jan Vanderheyden pour tour-ner dans ses « comédies » flamandes. Quatrefilms de 1938 à 1941. Elle a été girl dans desrevues de music-hall à Anvers et à Bruxelles, etparmi les danseuses et les artistes, il y avaitbeaucoup de réfugiés qui venaient d’Alle-magne. À Anvers, elle partage une petite mai-son sur Horenstraat avec deux amis : un dan-seur, Joppie Van Allen, et Leon Lemmens,plus ou moins secrétaire et rabatteur d’unriche homosexuel, le baron Jean L., et qui seratué dans un bombardement à Ostende, enmai 1940. Elle a pour meilleur ami un jeunedécorateur, Lon Landau, qu’elle retrouvera àBruxelles en 1942 portant l’étoile jaune.

Je tente, à défaut d’autres repères, de suivrel’ordre chronologique. En 1940, après l’occu-

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pation de la Belgique, elle vit à Bruxelles. Elleest fiancée avec un nommé Georges Niels quidirige à vingt ans un hôtel, le Canterbury. Lerestaurant de cet hôtel est en partie réqui-sitionné par les officiers de la Propaganda-Staffel. Ma mère habite le Canterbury et y ren-contre des gens divers. Je ne sais rien de tousces gens. Elle travaille à la radio dans les émis-sions flamandes. Elle est engagée au théâtre deGand. Elle participe, en juin 1941, à unetournée dans les ports de l’Atlantique et de laManche pour jouer devant les travailleurs fla-mands de l’organisation Todt et, plus au nord,à Hazebrouck, devant les aviateurs allemands.

C’était une jolie fille au cœur sec. Sonfiancé lui avait offert un chow-chow mais ellene s’occupait pas de lui et le confiait à diffé-rentes personnes, comme elle le fera plustard avec moi. Le chow-chow s’était suicidéen se jetant par la fenêtre. Ce chien figuresur deux ou trois photos et je dois avouerqu’il me touche infiniment et que je me senstrès proche de lui.

Les parents de Georges Niels, de richeshôteliers bruxellois, ne veulent pas qu’elleépouse leur fils. Elle décide de quitter la Bel-gique. Les Allemands ont l’intention de

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l’expédier dans une école de cinéma à Ber-lin mais un jeune officier de la Propaganda-Staffel qu’elle a connu à l’hôtel Canterburyla tire de ce mauvais pas en l’envoyant à Pa-ris, à la maison de production Continental,dirigée par Alfred Greven.

Elle arrive à Paris en juin 1942. Greven luifait passer un bout d’essai aux studios de Bil-lancourt mais ce n’est pas concluant. Elle tra-vaille au service du « doublage » à la Conti-nental, écrivant les sous-titres néerlandaispour les films français produits par cettecompagnie. Elle est l’amie d’Aurel Bischoff,l’un des adjoints de Greven.

À Paris, elle habite une chambre, 15 quaide Conti, dans l’appartement que louent unantiquaire de Bruxelles et son ami Jean de B.que j’imagine adolescent, avec une mère etdes sœurs dans un château au fond du Poi-tou, écrivant en secret des lettres ferventes àCocteau. Par l’entremise de Jean de B., mamère rencontre un jeune Allemand, Klaus Va-lentiner, planqué dans un service adminis-tratif. Il habite un atelier du quai Voltaire etlit, à ses heures de loisir, les derniers romansd’Evelyn Waugh. Il sera envoyé sur le frontrusse où il mourra.

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D’autres visiteurs de l’appartement duquai de Conti : un jeune Russe, Georges d’Is-maïloff, qui était tuberculeux mais sortaittoujours sans manteau dans les hivers glacésde l’Occupation. Un Grec, Christos Bellos. Ilavait manqué le dernier paquebot en par-tance pour l’Amérique où il devait rejoindreun ami. Une fille du même âge, GenevièveVaudoyer. D’eux, il ne reste que les noms.La première famille française et bourgeoisechez laquelle ma mère sera invitée : la famillede Geneviève Vaudoyer et de son père Jean-Louis Vaudoyer. Geneviève Vaudoyer pré-sente à ma mère Arletty qui habite quai deConti dans la maison voisine du 15. Arlettyprend ma mère sous sa protection.

Que l’on me pardonne tous ces noms etd’autres qui suivront. Je suis un chien qui faitsemblant d’avoir un pedigree. Ma mère etmon père ne se rattachent à aucun milieubien défini. Si ballottés, si incertains que jedois bien m’efforcer de trouver quelquesempreintes et quelques balises dans ce sablemouvant comme on s’efforce de remplir avecdes lettres à moitié effacées une fiche d’étatcivil ou un questionnaire administratif.

Mon père est né en 1912 à Paris, square

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Pétrelle, à la lisière du IXe et du Xe arrondisse-ment. Son père à lui était originaire de Salo-nique et appartenait à une famille juive deToscane établie dans l’Empire ottoman. Cou-sins à Londres, à Alexandrie, à Milan, à Buda-pest. Quatre cousins de mon père, Carlo,Grazia, Giacomo et sa femme Mary, serontassassinés par les SS en Italie, à Arona, sur lelac Majeur, en septembre 1943. Mon grand-père a quitté Salonique dans son enfance,pour Alexandrie. Mais au bout de quelquesannées, il est parti au Venezuela. Je crois qu’ilavait rompu avec ses origines et sa famille. Ils’est intéressé au commerce des perles dansl’île Margarita puis il a dirigé un bazar àCaracas. Après le Venezuela, il s’est fixé àParis, en 1903. Il tenait un magasin d’anti-quités au 5 de la rue de Châteaudun où il ven-dait des objets d’art de Chine et du Japon. Ilavait un passeport espagnol et, jusqu’à samort, il sera inscrit au consulat d’Espagne deParis alors que ses aïeux étaient sous la protec-tion des consulats de France, d’Angleterre,puis d’Autriche, en qualité de « sujets tos-cans ». J’ai gardé plusieurs de ses passeportsdont l’un lui avait été délivré par le consulatd’Espagne à Alexandrie. Et un certificat,

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dressé à Caracas en 1894, attestant qu’il étaitmembre de la Société protectrice des ani-maux. Ma grand-mère est née dans le Pas-de-Calais. Son père à elle habitait en 1916 unfaubourg de Nottingham. Mais elle prendra,après son mariage, la nationalité espagnole.

Mon père a perdu le sien à l’âge de quatreans. Enfance dans le Xe arrondissement, citéd’Hauteville. Collège Chaptal où il était in-terne, même le samedi et le dimanche, medisait-il. Et il entendait du dortoir les mu-siques de la fête foraine, sur le terre-plein duboulevard des Batignolles. Il ne passe pas sonbac. Dans son adolescence et sa jeunesse, ilest livré à lui-même. Dès seize ans, il fré-quente avec ses amis l’hôtel Bohy-Lafayette,les bars du faubourg Montmartre, le Cadet, leLuna Park. Son prénom est Alberto, mais onl’appelle Aldo. À dix-huit ans, il se livre autrafic d’essence, franchissant en fraude lesoctrois de Paris. À dix-neuf ans, il demandeavec une telle force de persuasion à un direc-teur de la banque Saint-Phalle de le soutenirpour des opérations « financières » que celui-ci lui accorde sa confiance. Mais l’affairetourne mal, car mon père est mineur et lajustice s’en mêle. À vingt-quatre ans, il loue

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une chambre 33 avenue Montaigne et,d’après certains documents que j’ai conser-vés, il se rend souvent à Londres pour parti-ciper à l’élaboration d’une société BraviscoLtd. Sa mère meurt en 1937 dans une pen-sion de famille de la rue Roquépine où ilavait logé quelque temps avec son frèreRalph. Puis il avait occupé une chambre àl’hôtel Terminus, près de la gare Saint-Lazare, qu’il avait quittée sans payer la note.Juste avant la guerre, il a pris en gérance uneboutique de bas et parfums, 71 boulevardMalesherbes. À cette époque, il aurait habitérue Frédéric-Bastiat (VIIIe).

Et la guerre vient alors qu’il n’a pas lamoindre assise et qu’il vit déjà d’expédients.En 1940, il faisait adresser son courrier àl’hôtel Victor-Emmanuel III, 24 rue de Pon-thieu. Dans une lettre de 1940 à son frèreRalph, expédiée d’Angoulême où il a étémobilisé dans un régiment d’artillerie, il men-tionne un lustre qu’ils ont engagé au mont-de-piété. Dans une autre lettre, il demandequ’on lui envoie à Angoulême le Courrier despétroles. Il s’est occupé en 1937-1939 d’« af-faires » de pétroles avec un certain Enri-quez : Société Royalieu, pétroles roumains.

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La débâcle de juin 1940 le surprend dansla caserne d’Angoulême. Il n’est pas en-traîné avec la masse des prisonniers, les Alle-mands n’arrivant à Angoulême qu’après lasignature de l’armistice. Il se réfugie auxSables-d’Olonne où il reste jusqu’en sep-tembre. Il y retrouve son ami Henri Lagrouaet deux amies à eux, une certaine Suzanneet Gysèle Hollerich qui est danseuse auTabarin.

De retour à Paris, il ne se fait pas recensercomme juif. Il habite avec son frère Ralph,chez l’amie de celui-ci, une Mauricienne quia un passeport anglais. L’appartement est au5 rue des Saussaies, à côté de la Gestapo. LaMauricienne est obligée de se présenterchaque semaine au commissariat, à cause deson passeport anglais. Elle sera internée plu-sieurs mois à Besançon et à Vittel comme« Anglaise ». Mon père a une amie, Hela H.,une juive allemande qui a été, à Berlin, lafiancée de Billy Wilder. Ils se font rafler unsoir de février 1942, dans un restaurant de larue de Marignan, lors d’un contrôle d’iden-tité, contrôles très fréquents, ce mois-là, àcause de l’ordonnance qui vient d’être pro-mulguée et qui interdit aux juifs de se trou-

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ver dans la rue et les lieux publics après huitheures du soir. Mon père et son amie n’ontaucun papier sur eux. Ils sont embarquésdans un panier à salade par des inspecteursqui les conduisent pour « vérification », rueGreffulhe, devant un certain commissaireSchweblin. Mon père doit décliner son iden-tité. Il est séparé de son amie par les poli-ciers et réussit à s’échapper au moment oùon allait le transférer au Dépôt, profitantd’une minuterie éteinte. Hela H. sera libé-rée du Dépôt, le lendemain, sans doute à lasuite d’une intervention d’un ami de monpère. Qui ? Je me le suis souvent demandé.Après sa fuite, mon père se cache sous l’esca-lier d’un immeuble de la rue des Mathurins,en essayant de ne pas attirer l’attention duconcierge. Il y passe la nuit à cause du couvre-feu. Le matin, il rentre, 5 rue des Saussaies.Puis il se réfugie avec la Mauricienne et sonfrère Ralph dans un hôtel, l’Alcyon de Bre-teuil dont la patronne est la mère d’un deleurs amis. Plus tard, il habite avec Hela H.dans un meublé square Villaret-de-Joyeuse etAux Marronniers, rue de Chazelles.

Les personnes que j’ai identifiées parmitoutes celles qu’il fréquentait en ce temps-là,

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sont Henri Lagroua, Sacha Gordine, FreddieMcEvoy, un Australien champion de bob-sleigh et coureur automobile avec lequel il par-tagera, juste après la guerre, un « bureau »sur les Champs-Élysées dont je n’ai pu dé-couvrir la raison sociale ; un certain JeanKoporindé (189 rue de la Pompe), Geza Pell-mont, Toddie Werner (qui se faisait appeler« Mme Sahuque ») et son amie Hessien (Li-selotte), Kissa Kouprine, une Russe, fille del’écrivain Kouprine. Elle avait tourné dansquelques films et joué dans une pièce deRoger Vitrac, Les Demoiselles du large. FloryFrancken, dite Nardus, que mon père appe-lait « Flo » était la fille d’un peintre hollan-dais et elle avait passé son enfance et sonadolescence en Tunisie. Puis elle était venueà Paris et elle fréquentait Montparnasse. En1938, elle avait été impliquée dans un faitdivers qui lui valut de comparaître en cor-rectionnelle et, en 1940, elle avait épousél’acteur japonais Sessue Hayakawa. Pendantl’Occupation, elle était liée avec celle quiavait été l’héroïne de L’Atalante, Dita Parlo,et son amant le docteur Fuchs, l’un des diri-geants du service « Otto », le plus important

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des bureaux d’achats au marché noir, 6 rueAdolphe-Yvon (XVIe).

Tel était à peu près le monde où évoluaitmon père. Demi-monde ? Haute pègre ?Avant qu’elle ne se perde dans la nuit froidede l’oubli, je citerai une autre Russe qui futson amie à cette époque, Galina, dite « Gay »Orloff. Elle avait, très jeune, émigré auxÉtats-Unis. À vingt ans, elle dansait dans unerevue en Floride et elle y avait rencontré unpetit homme brun très sentimental et trèscourtois dont elle était devenue la maî-tresse : un certain Lucky Luciano. De retourà Paris, elle avait été mannequin et s’étaitmariée pour obtenir la nationalité française.Elle vivait, au début de l’Occupation, avecun Chilien, Pedro Eyzaguirre, « secrétaire delégation », puis seule à l’hôtel Chateau-briand, rue du Cirque, où mon père allaitsouvent la voir. Elle m’avait offert quelquesmois après ma naissance un ours en pelucheque j’ai longtemps gardé comme un talis-man et le seul souvenir qui me serait restéd’une mère disparue. Elle s’est suicidée le12 février 1948, à trente-quatre ans. Elle estenterrée à Sainte-Geneviève-des-Bois.

À mesure que je dresse cette nomencla-

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ture et que je fais l’appel dans une casernevide, j’ai la tête qui tourne et le souffle deplus en plus court. Drôles de gens. Drôled’époque entre chien et loup. Et mesparents se rencontrent à cette époque-là,parmi ces gens qui leur ressemblent. Deuxpapillons égarés et inconscients au milieud’une ville sans regard. Die Stadt ohne Blick.Mais je n’y peux rien, c’est le terreau — oule fumier — d’où je suis issu. Les bribes quej’ai rassemblées de leur vie, je les tiens pourla plupart de ma mère. Beaucoup de détailslui ont échappé concernant mon père, lemonde trouble de la clandestinité et dumarché noir où il évoluait par la force deschoses. Elle a ignoré presque tout. Et il aemporté ses secrets avec lui.

Ils font connaissance, un soir d’octo-bre 1942, chez Toddie Werner, dite « MmeSahuque », 28 rue Scheffer, XVIe arrondisse-ment. Mon père utilise une carte d’identitéau nom de son ami Henri Lagroua. Dansmon enfance, à la porte vitrée du concierge,le nom « Henri Lagroua » était resté depuisl’Occupation sur la liste des locataires du15 quai de Conti, en face de « quatrièmeétage ». J’avais demandé au concierge qui

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était cet « Henri Lagroua ». Il m’avait ré-pondu : ton père. Cette double identitém’avait frappé. Bien plus tard j’ai su qu’ilavait utilisé pendant cette période d’autresnoms qui évoquaient son visage dans le sou-venir de certaines personnes quelque tempsencore après la guerre. Mais les noms finis-sent par se détacher des pauvres mortels quiles portaient et ils scintillent dans notre ima-gination comme des étoiles lointaines. Mamère présente mon père à Jean de B. et à sesamis. Ils lui trouvent un « air bizarre de Sud-Américain » et conseillent gentiment à mamère de « se méfier ». Elle le répète à monpère, qui, en blaguant, lui dit que la pro-chaine fois il aura l’air encore « plus bizarre »et qu’« il leur fera encore plus peur ».

Il n’est pas sud-américain mais, sans exis-tence légale, il vit du marché noir. Ma mèrevenait le chercher dans l’une de ces officinesauxquelles on accède par de nombreux ascen-seurs le long des arcades du Lido. Il s’y trouvaittoujours en compagnie de plusieurs per-sonnes dont j’ignore les noms. Il est surtout encontact avec un « bureau d’achats », 53 ave-nue Hoche, où opèrent deux frères arméniensqu’il a connus avant la guerre : Alexandre et

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Ivan S. Il leur livre, parmi d’autres marchan-dises, des camions entiers de roulements àbilles périmés qui proviennent de vieux stocksde la société SKF, et resteront, en tas, inutili-sables, à rouiller dans les docks de Saint-Ouen. Au hasard de mes recherches, je suistombé sur les noms de quelques individus quitravaillaient au 53 avenue Hoche : le baronWolff, Dante Vannuchi, le docteur Patt,« Alberto », en me demandant s’il ne s’agissaitpas, tout simplement, de pseudonymes dontusait mon père. C’est dans ce bureau d’achatsde l’avenue Hoche qu’il rencontre un AndréGabison, dont il parle souvent à ma mère etqui est le patron de l’endroit. J’ai eu entre lesmains une liste d’agents des services spéciauxallemands qui datait de 1945 et où figuraitune note au sujet de cet homme : Gabison(André). Nationalité italienne, né en 1907.Commerçant. Passeport 13755 délivré à Parisle 18/11/42 le désignant comme un hommed’affaires tunisien. Depuis 1940, associé deRichir (bureau d’achats 53 avenue Hoche).En 1942 se trouvait à St Sébastien correspon-dant de Richir. En avril 1944, travaillait sousles ordres d’un certain Rados du SD, voya-geant fréquemment entre Hendaye et Paris.

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En août 1944 est signalé comme faisant partiede la sixième section du SD de Madrid sous lesordres de Martin Maywald. Adresse : calleJorge Juan 17 à Madrid (téléphone : 50.222).

Les autres relations de mon père sous l’Oc-cupation, du moins celles que je lui connais :un banquier italien, Georges Giorgini-Schiff etson amie Simone qui se mariera plus tard avecle propriétaire du Moulin-Rouge, Pierre Fou-cret. Giorgini-Schiff avait ses bureaux 4 ruede Penthièvre. Mon père lui a acheté un trèsgros diamant rose, la « croix du Sud » qu’iltentera de revendre après la guerre, quandil n’aura plus un sou. Giorgini-Schiff seraarrêté par les Allemands en septembre 1943,à la suite de l’armistice italien. Pendant l’Oc-cupation, il avait présenté à mes parents undocteur Carl Gerstner, conseiller économiqueà l’ambassade d’Allemagne, dont l’amie, Sy-bil, était juive et qui deviendra, paraît-il, unpersonnage « important » à Berlin-Est aprèsla guerre. Annet Badel : ancien avocat, direc-teur du théâtre du Vieux-Colombier en 1944.Mon père a fait du marché noir avec lui etavec son gendre, Georges Vikar. Badel avaitenvoyé à ma mère un exemplaire de Huisclos de Sartre qu’il allait monter en mai 1944

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Un pedigree Patrick Modiano

Cette édition électronique du livre Un pedigree de Patrick Modiano a été réalisée le 28 mars 2011 par les Éditions Gallimard.

Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage, (ISBN : 9782070321025).

Code Sodis : N38746 - ISBN : 9782072376276. Numéro d’édition : 16081.

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