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Extrait de la publication… · dent le noir de la pupille et de l’iris, sous des sourcils larges. L’homme se lève. Il est très grand. Il reste un instant indécis, la guitare

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François Maspero a débuté comme libraire à l’âge de vingt-deux ans. Il a travaillé dans une maison d’édition jusqu’en 1982,puis à Radio France jusqu’en 1990, en y réalisant entre autres lasérie «ÞCet hiver en ChineÞ». Il a écrit des reportages (notammentpour Le Monde) sur les Balkans, la Bosnie, Cuba, les Caraïbes,l’Algérie, la Palestine. Il a publié son premier livre sous son nomen 1984. Il est également traducteur.

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F r a n ç o i s M a s p e r o

L E F I G U I E R

R O M A N

Éditions du Seuil

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T E X T E I N T É G R A L

ISBN 978-2-02-112428-6(ISBN 2-02-009923-3, 1reÞpublication)

(ISBN 2-02-012085-2, 1reÞpublication poche)

© Éditions du Seuil, févrierÞ1988

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisationcollective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédéque ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue unecontrefaçon sanctionnée par les articles L.Þ335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

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À Jean-Philippe Bernigaud

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Passage du Lézard

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I

Quand Manuel l’a-t-il rencontré pour la premièrefoisÞ? Il faut d’abord parler du soleil pâle d’une mati-née d’hiver à ParisÞ: ce qui demeure avec précisiondans sa mémoire, c’est la couleur indécise de cettematinée-là, la vibration ténue d’une lumière fragile, latransparence de toutes choses tremblant dans unebrume légère. Et le froid.

Surtout le froid, sous le soleil pâle. Cela se passedonc probablement en février, ou à la fin de janvierÞ:c’est à cette époque de l’année qu’existe une tellelumière à Paris. Et en 1958, certainement, car c’est audébut de 1958 que Manuel a commencé à travaillervraiment dans ma librairie. Oui, c’est à cette date qu’ila rencontré pour la première fois Felipe Gral. Dontd’ailleurs nous savons aujourd’hui que ce n’était pas levrai nom.

Voici donc cette première imageÞ: la matinée glacée,et Manuel Bixio qui marche sous le soleil froid. Iltraverse la Seine au milieu du vacarme de la ville. Cevacarme ne compte pas dans sa mémoire. Il n’y retrouveau contraire qu’un grand calme, et la sensation, vive etdouce à la fois, de cet air translucide qu’il respire, quilui pique les narines et les poumons, cet air qui caresseles ponts, le fleuve et les vieux quartiers.

Un détail montre bien qu’il ne peut se tromper en cequi concerne le moment de l’annéeÞ: la Seine est en crue.

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Il a pris le temps de descendre en contrebas du jardinde Notre-Dame, là où un terrain vague en pente raides’étend entre les débris du mur de soutènement écroulé,là où, à la première embellie, viennent au grand airs’épouiller les clochardsÞ: sous ses yeux, un pêcheur aramené des tourbillons limoneux une carpe énorme auxreflets d’or rougeâtre.

Il marche vers cette ruelle déserte proche de la rue desÉcouffesÞ: passage du Lézard. À l’époque, il y pousseun figuierÞ: malingre, à vrai dire, et stérile. Il le sur-veille avec tendresse depuis longtemps. Il ne lui a jamaisvu de fruitsÞ: la question des amours des figuiers estardue. C’est le seul figuier qu’il connaisse alors à Paris.À travers les brèches d’une palissade crevée, entre lespierres rongées de deux bâtisses noires, il tend sesbranches amies. Plus tard viendra la rénovation duquartier. Les cours seront vidées de leurs échoppes etde leurs ateliers. Les habitants changeront progressi-vement. Tout deviendra d’un goût parfait et vide, lesvieux murs ravalés prendront une teinte de pain chaudaux jours de lumière. Alors Manuel perdra l’habituded’aller saluer le figuier.

Cette histoire de figuier a son importance, puisqueFelipe Gral exerce justement son travail à son enseigneÞ:«ÞÀ Paris. Au FiguierÞ». Il a d’ailleurs au fil des ansabrégé sa raison sociale en n’en gardant que deux lettres,le F et le G, disposées de part et d’autre d’un arbre sty-lisé, vignette dont la gravure date de la Renaissance.FþG, ce sont aussi les initiales de son nomÞ: du nom qu’ils’est choisi. Et c’est sous cette abréviation qu’il est com-munément connu. Ainsi l’appellent familièrement ceuxqui le fréquentent et l’aiment.

Passage du Lézard. Manuel franchit le porche voûté,obscurÞ: vieille entrée d’hôtel qui fut noble. Il tra-verse la cour aux pavés inégaux. Il grelotteÞ: il porte unblouson de cuir neuf trop mince, qui lui durera vingt

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ans. Pourtant, ils sont encore loin, ces longs séjourssous les tropiques qui, plus tard, le feront trembler àla moindre bise continentale. À cette époque, il nesait rien encore des tropiques. Il est vierge de cettenostalgie-là.

Au mur de briques aveugle, il lit une inscription déjàancienne, tracée sur un carton jauni, mal fixé par unclou rouilléÞ: «ÞVita NovaÞ». Une flèche désigne le fondgauche de la cour qui est sans issue, sans porte visible. Àdroite, la porte vitrée de l’atelier, qu’il pousse.

L’atelier est désert. Des monceaux de rames de papiermontent du sol dallé en colonnes tronquées, des paquetsde livres enveloppés de kraft s’entassent dans des casescontre les murs, des comptoirs alignent à mi-hauteurces longs tiroirs de bois où sont classés les carac-tères de plomb et dont Manuel, qui à ce moment-làne connaît absolument rien à l’imprimerie, ne sait pasqu’on les désigne du nom de casses. Et au milieu, dansle peu d’espace qui reste libre, dorment deux petitesmachines trapues, noires, aux reflets furtifsÞ: sur l’uned’elles luit la marque, inscrite en reliefÞ: Heidelberg.Sont-elles même encore en usageÞ?

Manuel tousse dans le froid, mais personne ne vient.Puis il entend, étouffés, les sons d’une guitare quisortent du fond de l’atelier, de derrière l’amoncelle-ment du stock, là où se dessine une porte entrouverte. Ilest surprisÞ: depuis son enfance, il n’a pas souvententendu jouer de cette façon. Voici que file, un instant,une bouffée de soleil perdu. Il attend encore, puis serisque à passer dans la pièce suivante. Elle est chauf-fée. Plus nette est maintenant la folle cavalcade desnotes qui termine un zapateado, et que vient éteindrele choc mat de la main se plaquant sur les cordes et lebois. Et Manuel voit l’homme assis devant lui, qui tournela tête dans sa direction.

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Il est massif, alourdi par le chandail à grosses mailles,un foulard roulé autour du cou, une casquette sur lesépais cheveux noirs. Manuel voit d’abord la maindroite qui repose encore, ouverte, à plat sur la guitareÞ:large, impressionnanteÞ; ce qu’on appelle une «Þmainen battoirÞ», main de lutteur ou de terrassier, paluche– et le contraste avec l’agilité technique requise parla musique qu’il vient d’entendre le frappe. Puis lesyeux sombres qui l’interrogent, des yeux où se confon-dent le noir de la pupille et de l’iris, sous des sourcilslarges.

L’homme se lève. Il est très grand. Il reste un instantindécis, la guitare à la main, se dandinant d’un pied surl’autreÞ: un peu ce que l’on imagine de la danse del’ours, à la foire. Il semble aussi décontenancé queManuel.

Manuel parleÞ: il travaille depuis peu dans une librai-rieÞ; il en a la responsabilité provisoire, le propriétaire,son ami, étant parti faire son service en AlgérieÞ; cettelibrairie n’avait pas jusqu’alors les livres du Figuier etil est venu pour en choisir. Il montre le bon de com-mande dûment tamponné qu’il tient à la main, d’ungeste assez gaucheÞ: comme s’il avait besoin de se jus-tifier. Il dit aussi qu’il y a bien longtemps qu’il n’aentendu jouer de cette manière. L’homme a un sourirefugace et minceÞ; il hausse les épaulesÞ:

–ÞPour jouer comme ça, il faut être né à Figuerolles.Or Figuerolles fait partie des décors aimés de l’enfance

de Manuel. Et de ses hantises. Il était pensionnaire aulycée de MontpellierÞ: chaque jeudi et chaque samedi,il quittait le lycée vers midi pour aller déjeuner dans lafamille de son «ÞcorrespondantÞ». Pluie, vent, soleil,temps marin ou cavalier, c’était toujours la liberté uninstant retrouvée, immense, passé la petite porte de lacour de récréation que l’on appelait la fosse aux oursparce qu’elle était sombre et profonde entre les bâti-

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ments noirs. Son correspondant habitait une grandemaison jaune dans les jardins et les vignes, au-delà desfaubourgs. L’été, quand le soleil chauffait les toits detuiles rouges, quand la terre ocrée était en ébullition,tout bruissait et vibrait, bourdonnement des abeilles,froissements de la brise de mer dans les larges feuillessombres des mûriers. Mais, auparavant, il fallait traver-ser Figuerolles. C’était une interminable avenue quilui paraissait démesurément large, aux maisons basseset délabrées. Ici habitaient les gitans. Certains garçonsétaient de ses amis, mais cette amitié semblait se figerdès lors qu’ils étaient sur leur territoire. Il entrait pour-tant parfois dans leurs demeures aux murs nus et ilconnaissait certaines de leurs familles innombrables.Ici la langue lui était étrangère, mais aussi les vête-ments des femmes, et les gestes, les jeux des enfants,et même les odeurs. Il y avait notamment une odeurfade, celle des cheveux de ses camarades quand ilsn’avaient pas été taillés à grands coups de tondeuse,qui est toujours restée associée pour lui aux poux età la misère. Traverser Figuerolles en plein midi, àl’heure sans ombres, c’était un long apprentissage dela liberté, avec ses griseries et ses angoisses, la marchede la caravane à travers un continent inconnu, la navi-gation solitaire. C’était aussi l’apprentissage de la pré-sence des autresÞ: les regards qui fuient brusquementaprès vous avoir dévisagé intensément, ou les souriresqui s’ébauchent. Tout le jeu difficile de l’attirancedes étranges étrangers que l’on voudrait plus proches,que l’on croit amis et familiers et qui, tout à coup, sereplient, très loin, dans un monde inaccessible. Et cesannées-là restent marquées par ces airs de guitare, lesgrandes plaintes et les brusques flambées du cantegitano.

À l’époque de cette visite à l’atelier du Figuier,Figuerolles n’existe plus. Le faubourg a été rasé et il

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s’y construit une large rocade. Les gitans ont été provi-soirement déplacés dans des baraquements du côté dela citadelle.

Dans l’atelier, tout ce passé vient bourdonner légère-ment dans l’air glacé, pour un bref instant, entre Manuelet l’homme debout devant lui.

–ÞVous êtes de MontpellierÞ?, demande Manuel.L’homme se fige brusquement et ses yeux se plissent.

Il dévisage Manuel qui ne voit plus, soudain, qu’unregard d’éléphant méfiant. Manuel continue cepen-dantÞ:

–ÞMoi, j’y ai passé une partie de mon enfance. Et plustard… Plus tard j’y ai vécu. Près des ArceauxÞ: chemindes Rêves.

(Les appels brefs des joueurs de pelote, sous lesArceaux, le choc mat et régulier de la balle sur lesgrands tambourins.)

–ÞAhÞ?, dit l’homme. Je connais. Mais vous savez, ily avait mieuxÞ: le chemin des Rêves prolongé. Cela nes’invente pas.

–ÞOui, je sais. Il commençait au bout de notre jar-dinÞ: puisque c’était effectivement le prolongement del’autre.

L’homme rit et passe brusquement devant Manuelpour gagner le centre de l’atelier, en lui tournant le dos.Il ne sera plus question de Montpellier. Et comme,par la suite, FþG évoquera, avec le même naturel et defaçon tout aussi fugace, d’autres enfances, d’autrescouleurs et d’autres lieux – sa grand-mère russe, lesruelles de Vladivostok, son aïeul breton, le golfe duMorbihan et les parties de pêche sous le ciel immensé-ment ouvert –, Manuel ne trouvera jamais de raisondéterminante de croire à ce passé gitan – ou de ne pasy croire. Car c’est l’un des modes favoris de FþG quede jouer avec des repères apparemment familiers et

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connus de lui seul. Il parle, comme si l’interlocuteurpartageait avec lui ces vérités très simples, des nuageséternellement amassés sur les bidonvilles de Lima, dela brume à mi-pente sur les hauteurs de Hong Kong, duvin épais que l’on fait avec les raisins qui poussentdans les laves des volcans des îles du Cap-Vert – oude l’hymne des guerriers de Vercingétorix retrouvéauÞCaire, de la transcription intégrale des Tableauxd’une exposition pour chapeau chinois entendue à Van-couver. Il aime commencer ses phrases parÞ: «ÞCommevous le savez mieux que moiÞ», ou «ÞChacun sait queÞ».Bien entendu, l’interlocuteur ne sait rien de l’affaire,personne ne sait rien, et il n’est pas sûr que FþG lui-même en sache davantage. Mais on reste sans réplique.D’autant que son aspect massif, la sûreté lente de sesgestes, la précision qu’on lui connaît dans son travail,tout cela fait qu’il apparaît comme le contraire d’unfabulateur, ou, simplement, d’un rêveur.

Manuel reste une demi-heure dans l’atelier. Pour voirde près toutes les publications du Figuier et en faire unchoix, il faut marcher le long des rayons et des casesÞ:il prend les livres un à un et les entasse sur une tabledéjà encombrée de feuilles manuscrites ou dactylo-graphiées, de liasses, d’épreuves, de défets et de cou-vertures non pliées. L’homme demeure debout, adosséà l’une des machines noires, et donne parfois unebrève indicationÞ: «ÞIl y a aussi ça.Þ» Il indique dudoigt, d’un air détaché, l’épais volume des Filles dufeu, comportant toutes les variantes, avec la préfaced’André Breton, les notes d’Éluard et les illustrationsd’André Masson, ou les œuvres complètes de Lautréa-mont. Lorsque Manuel a échafaudé plusieurs piles quitiennent mal en équilibre, il se rappelle qu’à l’originede sa visite il y a la commande, par un client de lalibrairie, de trois exemplaires du Cantique du Soleil.

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L’homme traverse la salle pour les chercher et les posesur le sommet du tas le plus élevé.

–ÞEn voici quatre, dit-il. Le quatrième sera pour vous.Je vous l’offre.

C’est une très mince plaquette de grand format dontla couverture est imprimée en noir sur un jaune léger etvif. Le titre s’y détache dans les volutes du grand S de«ÞsoleilÞ», un S formé par la juxtaposition de vignettestypographiques très simples, représentant un de ceslotus stylisés qui enrichissaient les frontispices deséditions romantiques. Rien de superflu. Sobre, commetout ce qu’imprime FÞG.

Manuel veut le remercier. Pour se donner une conte-nance, il entrouvre la couverture lumineuse. Il lit rapi-dement les premiers mots de François d’AssiseÞ:

Il a bien amoncelé cinquante livres de formats et decouleurs les plus divers, et il n’en avait encore ouvertaucunÞ: sous l’œil attentif de l’homme, il a l’impressionde commettre une indiscrétion.

Un coursier de librairie pousse la porte, bon de com-mande en main, emmitouflé, le bas du pantalon serrépar les pinces à vélo. Il est pressé. L’homme se tourne,alors vers Manuel, lui dit qu’il lui faudra un peu detemps pour rédiger la facture et lui demande de revenirdans une semaine. Il lui tend son catalogue, qui est unvrai livre, ainsi que son exemplaire du Cantique duSoleil. Manuel se retrouve dans la cour, étreint par lefroid. Un coin de ciel délavé, un rayon d’or clair dilué

Loué sois-tu mon Seigneur avec toutes les tiennes créatures

Et spécialement messire le frère SoleilLequel nous donne le jour et par lui tu nous illuminesEt lui, beau et rayonnant avec une grande splendeur.

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éclairent les pierres noires. Il marche dans Paris etretraverse la Seine. Il aime ces marches.

Il n’entendra plus jamais FÞG jouer de la guitare. Àdiverses reprises, il essaiera d’y faire allusion. FÞG leregardera d’un air vaguement incrédule et Manuel seraà chaque fois tenté, pour un bref instant, de se prendrelui-même pour un fabulateurÞ: peut-être a-t-il rêvé detoutes pièces cette histoire de guitare. Il en sera de cettemusique comme de MontpellierÞ: tout juste des hypo-thèses, plausibles mais imprécises. Seule l’évocationdu chemin des Rêves prolongé paraîtra, aux rares occa-sions où il osera la risquer devant FÞG, ramener celui-ci dans le domaine des certitudesÞ: il sourira d’un airentendu, silencieusement, comme s’ils partageaient làune vérité ineffaçable.

Il faut d’ailleurs noter qu’au sortir de l’atelier il n’estpas évident pour Manuel que ce personnage est bienFelipe Gral lui-même. Il pense plutôt avoir eu affaire àun employé, manutentionnaire ou compagnon impri-meur, chargé de tenir la boutique. En 1958, FÞG pos-sède déjà sa renommée et son rayonnement. L’enseignedu Figuier existe depuis douze ans. Il est commun etnaturel d’en lire le nom comme une référence familièreau bas des comptes rendus littérairesÞ: pour le lecteur,c’est comme si les éditions du Figuier avaient toujoursexisté. Pour Manuel, en tout cas, qui a appris le nomdes éditeurs, comme les œuvres des auteurs, par leslivres qu’il vend – et ainsi ses clients font-ils sonéducation en comblant achat après achat, jour aprèsjour, les lacunes désertiques de sa culture –, il nes’agit que d’un nom sur un répertoireÞ: avant Galli-mard et Grasset, tout proche d’un France-Empire et

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d’un obscur Fleurus. Manuel se fait une idée confusede ce qu’est une maison d’édition. Il en fréquentebeaucoup, et assidûmentÞ: en effet, il exécute lui-même, à pied ou sur un vélomoteur, la plupart descourses dites de «ÞréassortimentÞ». C’est ainsi qu’il apris le goût des longues promenades dans ParisÞ:celles-là sont merveilleuses, quoiqu’un peu haletantes.Il possède une connaissance détaillée de tous lescomptoirs de vente, vestibules d’entrée, halls d’expo-sitions et guichets grillagés des éditeurs parisiensÞ: ilssont innombrables et pour tous les goûts. C’est lamode de Françoise Sagan et de Pasternak, et les comp-toirs retentissent des crisÞ: «ÞTrois Tristesse et six Doc-teurÞ!Þ» On accorde le treize à la douzaine et certainsle pratiquent assorti. Là s’arrête le savoir de Manuel.Le reste est comme l’intérieur d’une fourmilièreÞ:impénétrable. Il entrevoit des ramifications com-plexes, des couloirs, des bureaux à l’infini – même làoù, souvent, il n’y a derrière la porte fermée qu’unvague placard. Cela lui demeure complètement étran-ger et il ne sait trop ce qu’on peut bien fricoter dansl’enceinte d’une maison d’édition. Entre le momentoù un auteur achève son texte et celui où ce textevient atterrir, dûment conditionné sous forme de livre,dans sa librairie, deux pôles concrets, tangibles, il luisemble qu’il se produit un obscur cheminement autravers de ces dédales, suivant des boyaux commepour une longue digestion. Mais qui sont les éditeursÞ?Tous, même les plus infimes, ayant pour coutume,dans leurs prospectus, interviews et autres manifes-tations publiques, d’employer un «ÞnousÞ» dont on nesait s’il est celui, collectif, de la ruche anonyme oucelui de l’altesse royale, il est difficile, presque impos-sible, d’imaginer derrière le nom utilisé comme raisoncommerciale un personnage de chair et de sentiments.Voilà pourquoi il faudra un peu de temps à Manuel

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RÉALISATIONÞ: NORD COMPO À VILLENEUVE-D’ASCQ

IMPRESSIONÞ: BUSSIÈRE À SAINT-AMAND (CHER)DÉPÔT LÉGALÞ: JANVIER 2003. N°63128 (00000)

Imprimé en france

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