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Si, dans l'avenir, en France, ressurgit une religion, ce seral'amplification à mille joies de l'instinct de ciel en chacunplutôt qu'une autre menace, réduire ce jet au niveau élémen-taire de la politique. Voter, même pour soi, ne contente pas,en tant qu'expansion d'hymne avec trompettes intimantl'allégresse de n'émettre aucun nom ni l'émeute, suffisam-

ment, n'enveloppe de la tourmente nécessaire à ruisseler, seconfondre, et renaître, héros.

Mallarmé

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Rédacteur en chef Serge DaneyComité Raymond Bellour, Jean-Claude Biette,

Serge Daney, Sylvie Pierre, Patrice RolletSecrétaire de rédaction Patrice Rollet

Maquette Paul-Raymond Cohen

En couverture Nous, d'Artavazd Pelechian (Collection Agence ou Court-métrage).

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TRAFIC 2

Journal de l'an nouveau par Serge Daney 5

L'amour admirable par Pascal Bonitzer 19Du lyrique au clinique par Luc Moullet 27

Trouble with Harry par Michel Bonnemaison. 33

Un artichaut tout chaud par Joëlle de la Casinière. 48

Lettres de guerre par Friedrich Wilhelm Murnau 66Le passager par Abbas Kiarostami 71

Place des Karantes par JacquesDavila. 74

Le montage d contrepoint,

ou la théorie de la distance par Artavazd Pelechian 90Le joujou du riche par Hervé Joubert-Laurencin. 106

A l'image par Raymond Bellour 117Qui me veille ? par Bruno Montels 121

La mort de Hulot par Jonathan Rosenbaum. 122A pied d'~uure parJean-ClaudeBiette. 129

La condition critique par Maurice Blanchot 140

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@Chaque auteur pour sa contribution.©P.O.L éditeur, 1992, pour l'ensemble.

ISBN 2-86744-283-4

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Journalde l'an nouveau

par Serge Daney

eviennent donc les êtres familiers qui commençaient à nous manquer. Unefois franchi le pont, au nombre des fantômes mal liquidés, il y a cet« être>~)~ impossible, ce terme usé, ce mot enfin, auquel on ne sait plus s'il fautmettre les guillemets ou de l'italique, le souligner ou le laisser tel, le prendre à brasle corps ou avec des pincettes. Il y a le personnage. Le personnage« de cinéma » Telest le fil rouge une partie de cache-cache avec bon espoir de retrouvailles à la finqui tient ces pages de journal.

UNE VÉHÉMENCE DANS LE CANTON DE VAUD. Pour qui fait le voyage de Rolle, ce nesont pas le filet de perche (trop gras) ni le déci de fendant (trop lourd) qui valent ledétour, mais l'occasion d'une discussion avec le meilleur des cinéastes rollois. Un

soir, il y a quelques années, nous étions deux, S.T. et moi, à lui tenir compagnie.Tout le monde aimait alors Crimes et délits de Woody Allen. Tout le monde, sauf

notre hôte qui se mit carrément en colère lorsque S.T. laissa malencontreusementéchapper que dans ce film,« les personnages étaient formidables ».

« Mais il n a pas de personnages au cinéma s'emporta le cinéaste local avecla véhémence que l'on met à chasser une fois de plus une seule et même questionexaspérante, de celles que l'on trouve toujours sur sa route et jusque dans les propos

de ses amis. S'ensuivit une sorte de débat de ciné-clubà trois qui nous anima untemps. Vers llh du soir, notre hôte, couche-tôt notoire, nous fit raccompagner àl'hôtel Beaurivage de Nyon après nous avoir gentiment remerciés d'être venus le voir,comme ça, pour parler, pour rien. Je me souviens m'être dit que nous ne devions plusêtre très nombreux à remuer aussi gravement ces thèmes inusables. Le personnage,par exemple.

C'est le cinéma, arguait notre cinéaste, qui n'est pas à même de créer despersonnages. Il y -a bien des personnages dans les films mais ils viennent d'ailleurs,d'autres domaines, plus anciens que le cinéma. Au moment de nous quitter, nousébauchâmes même la liste de ces domaines la religion, l'opéra, la mythologie,

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surtout le théâtre. Mais de lui-même, le cinéma ne peut qu'analyser, citer, recompo-

ser, disséminer les personnages qui le traversent ou qui lui ont été transmis.Delui-même >, s'entend.

Il me semble aujourd'hui qu'aucun de nous trois n'était satisfait de la discussionou quitte de la question. A vrai dire, je ne saurais dire à quel moment j'avais déjàcommencé à ma grande surprise à prendre souvent parti pour le personnage etcontre l'auteur. Je suis sûr d'avoir écrit cela dans Libération à propos de Jean deFlorette (qu'avec un ami dont je tairai le nom afin de le protéger des représaillesberrichonnes nous avons toujours appeléJean de Pauvrette ») où la présenceétique d'un personnage féminin pesait si peu à côté d'un viril casting d'enfer, qu'ilaurait été décent d'abandonner carrément le personnage et de ne pas envoyer

l'actrice au casse-pipe.

Mon argument était alors on n'est pas obligé de créer un personnage (de grandscinéastes, de Vertov à Bresson, ont fait sans), mais si on s'y attelle, on ne peut plusle faire n'importe comment. Et je me mettais, moi aussi, en colère. Plus tard, pour

rire, j'appelai de mes vœux une S.P.P., une€ société protectrice des personnages >,qui veille un peu à ce qu'il soit garanti à ces êtres de celluloïd un minimum decomplexité, d'autonomie, d'opacité bref d'altérité. Comme si, en ces temps decharité et de lobbying, je sacrifiais moi aussi à un piteuxc laissez-les vivre » exigeantdes auteurs qu'ils n'abandonnent pas trop vite leurs enfants fictifs à la froideur deleurs scénarios de béton.

L'ALLEMAGNE, JEUNE PREMIÈRE. En voyant, un an plus tard, Allemagne neuf zéro,j'eus le net sentiment que notre cinéaste vaudois (c'était Godard !) avait« résolu>la question. Et qu'il s'accordait enfin non sans un certain soulagement le droitde raconter l'histoire de ses personnages à lui. Certes pas les personnages« nor-mauxet« bien rendusde ce cinéma naturaliste dont il n'a jamais cessé de vouloir

la peau (et rien que la peau), mais d'autres types de personnages, autrementintéressants et intéressants autrement.

L'Allemagne, par exemple. L'Allemagne est un personnage puisqu'elle est capablede solitude. Et la Russie ? De quoi est-elle capable ? Et la France ? Et la Suisse ?L'étrange« air frais-pas si fraisqui parcourt cette seconde Allemagne année zérovient d'un verrou qui a sauté ou d'un refoulé qu'on a laissé revenir. L'Allemagne est

ce personnage qui va de nouveaufaire figure au milieu des autres acteurs de (la finde) l'histoire mondiale. Tout comme la sainte Russie, la« nation arabe » les ligueslombardes, le rêve grand serbe ou, ivre de croatitude blessée, la petite Croatie aiméedu Vatican.

Godard, une fois de plus, accompagne son temps. Ce temps qui est le nôtre

a, esthétiquement aussi, un drôle d'air. Il abandonne« les hommes(aussi bienl'aspect classique « si tous les gars du mondeque l'aspect moderne« l'enfer, c'estles autres ») au profit d'emboîtements encore bancals entre l'individu (condition,semble-t-il, du marché) et le groupe (condition, à ce qu'on dit, de l'individu). Pas

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étonnant que dans ces conditions, le< personnagesoit, lui aussi, abandonné. Sansdoute, la puissance sans image et sans corps d'une Allemagne immatérielle avecce paysage,« américainpour une moitié et« russepour l'autre doit avoir pourGodard la consistance émotionnelle d'un vrai personnage. Aussi réel que pour

l'écolier jadis la couleur de son pays sur la carte de géographie, à côté des couleursdes nations voisines (la France était rose, et la Suisse ?). Et c'est à l'ombre tutélaire

de la nation, c'est-à-dire d'un mot et d'une couleur fétiches, que l'allégorie, ancienne

pourvoyeuse de< personnagespour la peinture et tentation intime du cinémagodardien, reprend du service.

Car il n'y a pas que dans les ratages de l'information télévisée (Poivre Poivregrand misérable ) que les « fantômes viennent à notre rencontre et que, depuis ladécongélation de l'Est communiste, les nations offrent, de nouveau, leur corpsd'images et, dans le cas yougoslave, leur joyeuse chair à canon aux scénariosqu'elles veulent revivre. Le pont se franchit partout et les gués ne manquent pas. Ily a quelques années déjà que la notion ancienne de territoire est revenue, dans lesbons comme dans les mauvais films. Il y avait l'anticipation lucide de cela chezquelques solitaires, au seuil des années quatre-vingt Ruiz, Syberberg, Paradjanov,Straub, Stévenin, Kurosawa, Murer, Lehmann, Reis ou Oliveira. Quel€ person-nageplus bouleversant, en effet, que le Portugal, héros de Non ou la vaine gloirede commander, tirant sa grandeur de ce qu'il a trouvé et donné, gâché et perdu, unefois pour toutes.

C'est à la lumière de cela qu'il faudrait lire le malaise du cinéma français, bien

incapable de rafraîchir le personnage France et de donner à Marianne un petit rôlequi ne soit pas rance. Ou de comprendre l'échec du dernier film de Wenders,

héroïquement fidèle à l'idée depaysageau moment où il faudrait quand mêmerepasser par le« Vaterland », terre du père allemand. Mais c'est justement à la

lumière de cette ré-allégorisation du monde et de son cortège douteux de nations sanscorps mais non sans drapeaux voir la clochemerlisation à nouveau béate descommentaires sportifs que je ne vois vraiment plus ce qu'il pourrait y avoirc de

mal dans l'idée du personnage de cinéma.Inversement, je vois bien que Pialat s'acharne à « donner sa chanceau moindre

personnage de son Van Gogh. Et je sais que pour lui aucun personnage n'estf moindre » Et que je ne suis pas seul à avoir reçu le message modeste et stupéfiantdu film le souci du personnage de cinéma cet être que,« de lui-même » le cinémane nous donne pas est finalement passé du côté de la résistance. Il faut donc que

dans Trafic il en soit parlé. Au prix d'un léger détour par l'Amérique.

LE MONDE SAUF L'AMÉRIQUE. Nous vivons depuis peu dans un monde où, paradoxale-

ment, l'Amérique concrète disparaît derrière le succès de l'américanisation abstraite.

Celle-ci gagne sans doute (sournoisement, partout, sans panache aucun), mais

celle-là s'éloigne pour de bon, décline et laisse un vide. Car il est clair que l'Amériquea longtemps pris sur elle toutes ces choses un peu pesantes dont on avait pu croire,

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après la guerre, qu'elles seraient désormais épargnées aux jeunes habitants (moi, parexemple) d'une Europe convalescente et enfin mûrie. Trois choses au moins avaient

été laisséesen leasingàl'Amérique la vanité nationaliste d'un payspascomme les autres », sa capacité d'invention mythologique, et surtout la réussiteesthétique de son mode de vie, le seul au bout du compte qui aura été concrète-ment désiré en ce siècle. Trois choses qui ont longtemps occupé Hollywood à tempsplein.

Jean-Pierre Oudart dit (ou écrivit) un jour que ce qu'il y avait d'étonnant dansMon oncle d'Amérique, c'est que ce film aurait été le même si l'Amérique n'avaittout simplement pas existé. Il y avait là une vraie intuition. A quoi aurait ressembléle cinéma sans l'Amérique ? Récemment, c'est avec dégoût que je vis dans le Europade Lars von Trier une réponse possible la nausée esthète d'un deuil pépère etmalsain qui ne dispose plus nulle part d'aucune réserve d'innocence. Une« qualitéeuropéennenéo-expressionniste adulte et vaccinée, cultureuse et non dupe,vermoulue de culpabilité et de ressentiment (depuis l'antipathique et efficace Ama-deus) ferait-elle pièce, enfin, au stade sénile de l'imagerie américaine ?

Une telle« qualité européenneexistera-t-elle ? Pas sûr. Il se peut qu'en dernièreanalyse, le cinéma ne puisse fonctionner qu'à la croyance (donc, éventuellement, audeuil), et que le nihilisme décoratif de toute« qualitésoit sa mort. Tout comme la

qualité françaisedes années cinquante n'était pas la bande-annonce du cinémavivant à venir, mais celle de la dramatique ou du téléfilm. Cela dit, la question resteouverte et il est très possible que je me trompe et que ce soit, disons, L'Amant quigagne. Mais si c'est cette barbarie-là qui l'emporte, c'est que nous avons perdu etqu'il faut songer à prendre le maquis (Trafic sera ronéoté).

Soyons sérieux il y a parfois, dans l'anti-américanisme français (le mien com-pris), quelque chose de ressentimental et de petit, eu regard à la générosité sansréserve que fut le spectacle américain, à ce potlatch d'images qui intrigua Bataille etqui préoccupe aujourd'hui les repreneurs japonais d'Hollywood (voir la perplexité deM. Morita devant les mœurs somptuaires de la Columbia). C'est qu'il reste enAmérique des traces de la mission d'« entretien > au sens d'entertainment comme

au sens de corvée ménagère qui fut son lot. Cette mission, je la formulerai ainsile jour où les petits hommes verts seuls« autresdignes du rêve américainrépondront à l'appel de Spielberg, il n'y aura encore que des Américains pour savoirleur danser et leur chanter ce que c'est qu'un homo, sapiens, faber ou habilis. Un« petit hommetout court pas vert, mais ni noir ni blanc. Michael Jackson, parexemple. On appelle« starcette passion d'être un seul pour tous les autres. Rienà voir avec le personnage.

L'époque où l'Europe était exemptée de mythologies parce que l'Amérique enassurait le monopole et l'intérim, semble finie. C'est au moment où cette Europe estobligée, sous peine de ratage, de passer duc grand marchéauxgrands récits>et de se reconstruire à partir de sa boîte noire (et même assez crasseuse), que nousvoyons l'Amérique commencer àc manquer à sa place » Je n'en veux pour preuve

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que ce vidéo-clip rageur de Michael Jackson (Black or White), concocté par JohnLandis, et qui est la meilleure chose audiovisuelle que j'ai vue en ces périodes defêtes. Voilà un garçon ni beau ni laid, ni noir ni blanc, ni homme ni femme, qui estpeut-être le seul vrai habitant du monde puisque le seul à disposer pour de vrai dumarché mondial. Il n'a plus rien à raconter que son propre devenir-monde, versionshowbiz de Zelig en surimpression sur tout, avec, pour finir, le portrait collectif deson public. On appelle morphing passage en continu d'une forme à une autrecet extraordinaire trafic électronique qui fond et enchaîne les variantes d'une espècehumaine devenue un défilé hilare de types ethniques s'auto-générant les uns lesautres, sous la surveillance fluette d'une seule voix qui les double tous.

Il s'agit, évidemment, de cette obscénité impartageable du rêve américain qui,régulièrement, depuis que je suis tout petit, me révulse et me séduit (et sur laquelleje vais encore me casser les dents dans le prochain chapitre). Mais aujourd'hui, lagesticulation limite de quelques« starsterminales (Terminator 2 est une bellehistoire, paresseusement filmée), me toucherait plutôt. Comme s'il fallait, malgrétout, être reconnaissant au Nouveau Monde d'avoir été si longtemps le déambula-toire (le mot est de M.D.) des passions que nous ne pouvions plus nous€ payer>dans l'Ancien.

SOUVENIRS DE LA COLLECTION SIRK. C'est pourquoi, m'étant fait récemment toute

une joie de« revoir les Sirk»la télévision française, je fus étonné de les percevoir,eux aussi, autrement. Moins la vision du monde d'un auteur un peu décevant nomméDouglas Sirk que le dernier service rendu par l'Allemand Detlev Sierck à l'ultimehabillage intégral du rêve américain. Je dis« habillage intégralen espérant qu'onentende en échoc nu intégral », car il s'agit de la même chose,à ceci près que Sirkest plus proche du grand couturier que du pornographe (ce serait plutôt BillyWilder). Je crois qu'il a mis son goût de grand bourgeois, son élégance et sonhédonisme discret au service d'un projet qui fut celui de l'Amérique enviable etenviée des années cinquante. Quel fut ce projet insensé ? Rien de moins que fairepasser toutes les figures, tout le figurable, du côté du Bien. Tout, y compris lespersonnages.

Dans Le Temps d'aimer et le temps de mourir (1958), un jeune soldat allemand quirevient du front russe prend un bain réparateur chez un copain de lycée, rencontrépar hasard et devenu petit dignitaire nazi. La scène se passe au pied d'une baignoirede rêve avec, dans le rôle du robuste baigneur, cette pure hypothèse d'acteur que futalors John Gavin. Ce dernier est néanmoins effleuré par l'horrible soupçon qu'il y apeut-être un peu de barbarie (exécutions sommaires sur le front, camps de concentra-tion nous sommes à la toute fin de la guerre, Berlin est déjà bien détruit) dans lafaçon dont procède, pas toujours irréprochable, l'Allemagne nazie. La caméra cueilleparfois sur le visage de l'acteur l'ombre et la possibilité d'une prise de conscience.Mais quand son ami un bon vivant lui offre un second whisky et sesc sels debains favoris(au lilas), l'ombre passe et seuls demeurent les plaisirs cumulés de

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l'instant. Plaisirs au nombre desquels il faut compter, bien sûr, celui de la prise deconscience du héros.

Le Temps d'aimer et le temps de mourir n'est peut-être pas le meilleur film de Sirk,mais c'est celui que je préfère parce qu'en face du« tragiquefrivole d'un scénariopeu crédible (il suffit de penser au magnifique Verboten de Fuller, qui date de lamême époque), il y a ce jeune couple et surtout Liselotte Pulver qui court seulsous les bombes et qui apprend à ne pas accorder plus d'importance aux valeursmorales qui lui viennent en cours de route qu'aux bonnes bouteilles de la dernièrecave de la dernière boîte de nuit des derniers jours de la dernière guerre. Cumul debénéfices toujours additionnables, des petits ruisseaux du bonheur et des grandesrivières du pathos. Art éhonté de joindre l'utile à l'agréable, de marquer des pointssur tous les tableaux et de tenir, au bout du compte, le Mal et le négatif comme des

fautes de goût ou des erreurs de réglage dans un défilé de mode.Est-ce cela, le rêve américain ? Ce rachat perpétuel de toutes les figures, de tous

les corps ? Et pourquoi, depuis Lubitsch, y a-t-il eu tant d'Européens (centraux) auchevet de ce rêve ? C'est parce que cette question va nous revenir en boomerang quej'ai vu soudain lac collection Sirkde la Universal comme l'un des premiers défilésde mode de l'Histoire, réalisés à la gloire exclusive de la bourgeoisie et à peu prèsréussis. Sirk a dû savoir qu'il travaillait à la confection d'un monde qui n'auraitjamais été intégralement« vendableici-bas s'il n'avait commencé par être intégra-lement « rachetédans un drôle d'ailleurs.

Et le personnage, là-dedans ? Sauf dans La Ronde de l'aube, inexplicablementfidèle à Faulkner, il ne peut pas y avoir de personnages dans les films de Sirk. Cars'il s'agit de dire au monde que Dieu a dit oui aux vestes sport et à la bagnole prunede Rock Hudson dans L'Obsession magnifique (1954), il n'y a pas besoin depersonnages. Mais il y a, inversement, la tentation de tout grand couturier dedoubler, de « clonerles mannequins de son défilé. De Rock Hudson à John Gavinet de lane Wyman à Barbara Rush (ou à l'émouvante Dorothy Malone), un seul corpsse décline et nous connaissons bien, nous autres cinéphiles, le trouble érotique que

cela nous occasionne. C'est que le monde« entier », le monde de l'« habillageintégral » n'a été racheté, enjolivé, vidé de ses laideurs et voué à un écœurant cumulde fleurs et de réussites, qu'à condition d'être peuplé de mannequins dédoublableset de clones proliférants.

Les personnages de Sirk ne sont pas disposés en troupe ou en galerie, maisconstituent bel et bien les avatars plastiques d'un scénario qui n'est décidémentpas« de ce monde » La nature théologique de ce scénario a été exposée dansce film sidérant qu'est L'Obsession magnifique. La volonté de mettre toutes lesfigures« du côté du Bienyest si furieuse qu'elle aboutit à cette pure folie toutpersonnage qui semble négatif ne peut être que l'avatar anamorphosé d'un saintréincarné

Au fond, mon détour par l'Amérique continent des grandes fadeurs touchan-tes m'a fait buter sur la star, puis sur l'avatar. Pas sur le personnage. Godard

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aurait-il finalement raison ? Ou ne faudrait-il pas, moi aussi, rentrer chez moi, mêmepas en Europe, mais en France (vous savez, le pays où du veule veut revenir) ?

REPRENONS LES CHEMINS D'ICI. En France où la notion de personnage a été moinsbarrée par la persistance de la star que par ce qu'il faut bien appeler phénomèneinhérent à toute modernité la jalousie des auteurs à l'endroit de leurs proprescréations. C'est en effet l'un des effets pervers de notre chère« politique desauteursd'avoir fini par faire des auteurs les rivaux de leurs acteurs, voire de

leurs personnages. Il est même parfaitement possible de lire l'histoire de la NouvelleVague comme un combat insidieux entre les auteurs et leurs acteurs, qui furentsouvent leurs mascottes. Cette guerre larvée, plutôt perdue par les acteurs, futnéanmoins assez intéressante pour que, dans les années soixante-dix, fascinés

par cette mise à nu de l'acteur qui touchait aussi le théâtre, certains (dont j'étais)aient pris le parti de la cruauté et trouvé carrément gluante la notion même de

personnage >.

C'est qu'entre l'acteur, son corps réel et la convention du personnage, il y avait desabîmes qui valaient encore le coup d'œil. On pouvait ne voir dans le« personnage>que l'occasion prétexte d'un regard documentaire sur le corps de l'acteur. C'est ainsique Rossellini avait donné, dès Voyage en Italie, un document objectif sur lecomportement d'un acteur hollywoodien George Sanders qui n'avait cessé deprendre le vrai tournage du film pour des répétitions. Pour Rossellini, pour nous,c'est l'information qui primait. Information sur l'état historique du matériau« ac-teuret dont l'acteur réel était, à son corps défendant, le cobaye plus ou moinsaverti.

Mais on pouvait aussi ne voir dans l'acteur que le rappel de l'extériorité historiqueet politique de tout personnage à la sphère du cinéma. C'est le sens de la véhémence

dans le canton de Vaud, rappelée au début de cet article, ou de l'intransigeanceconnue des Straub. C'est que, de toutes façons, leurs« personnages »à eux n'ontplus rien à gagner avec le cinéma. Il y a certes Caïn et Abel chez le Vaudois et Moïseet Aaron chez le Lorrain, mais ce sont là des couples bibliques, d'envieux à jamais« non réconciliés > de ceux que le cinéma rencontre mais qui excèdent le cinéma.Si bien que lorsque Straub se met en colère contre Chabrol, c'est parce qu'il penseque le Madame Bovary de Renoir est un outil qui devrait nous suffire et qu'exercerun nouveauc regardsur l'héroïne de Flaubert a toutes les chances d'être pire quedu mauvais cinéma du temps perdu.

C'était hier. C'était même avant-hier. Car la suite, qui est connue, est moins drôle.Armées quatre-vingt la Nouvelle Vague (et ses continuateurs) s'est repliée en bonordre sur des positions plutôt coriaces, la Qualité Française a contre-attaqué etmultiplié des« personnagesàl'ancienne, tous déjà oubliés, et c'est un troisièmelarron la Publicité qui a mis tout le monde d'accord et ramassé la mise. L'auteur

moderne était peut-être envieux, égoïste et cruel (t unfriendly to himself, unfriendlyto the others », comme disait le vieux Sternberg), mais cette cruauté paraît bien

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tendre aujourd'hui comparée à la brutalité du droit de cuissage audiovisuel exercésur l'expérience humaine (desreality showsde la télé à des choses comme

L'Amant).Cenouvel ordre audiovisuelest peut-être déjà un après-cinéma. Le« promau-

teuryremplace l'auteur, le programme remplace l'histoire, le prototype remplacel'acteur et le robot remplace le personnage. Et lorsqu'on voit, à la télévision, Annaudprendre la tête de son actrice et la tourner vers la caméra (« tu permets, ma

chérie ? ») pour qu'on voie comment son âme prend bien la lumière, c'est un gestequi évoque de bien mauvais souvenirs ne serait-ce que celui de Saddam Hussein,qui tint le même rôle, l'année dernière, n'ayant à sa disposition qu'un tout petit

garçon, anonyme et anglais. C'està ces moments-là qu'on se dit qu'il ne serait pasétonnant que l'hypothèse d'un cinéma-résistance nous oblige à lever le lièvre de larésistance du personnageà tout ce qui veut sa mort.

C'est sans doute pourquoi, plus d'un an après notre incursion vaudoise, S.T. fitretour dans les vieux Cahiers du cinéma (n° 450) sur l'énervante question. Et

lorsqu'il se demande pourquoi Olivier Assayas a centré tout un film (Paris s'éveille)sur un personnage à qui il n'a donné, finalementaucune chance de s'en sortir »,c'est une question que je n'ai pas pu ne pas reconnaître.

Ne me suis-je pas senti obligé de me ranger du côté de Louise, à la fin du filmd'Assayas ? Non parce que le personnage me serait proche ou sympathique. Nonparce qu'en cours de route, de par les vertus du temps qui passe et du cinéma qui

dialectise, je me serais attaché à elle. Non parce que la vitalité de Louise finirait paremporter, comme on dit, le morceau (c'est la version d'Olivier Assayas dont il estclair qu'il aurait aimé que son actrice fût comme Harriet Andersson dans Monika,alors qu'il ne s'agit que de Judith Godrèche). Non, j'ai fini par me retourner contrele consensus anti-Louise que le film sécrétait. En vertu de cette vieille loi qui dit qu'il

est toujours embêtant d'être avec tout le monde les autres personnages, le public,l'auteur, le bon goût contre un seul, fût-il fictif. Et a fortiori quand ce personnagen'est pas de ceux dont j'aimerais le modèle dans la vie. J'ai toujours attendu ducinéma qu'il me donne aussi la partie du monde dont je ne fréquentais pas trop

dans ma vie réelle les habitants. Longtemps, le cinéma s'est exécuté ce dontje lui suis encore infiniment reconnaissant.

C'est pourquoi, au moment où le personnage de Louise, las de lasser tout le monde(moi compris), ne trouve rien de mieux à faire que de coucher avec un journaliste afind'entrer à la télé et d'y dire la météo, je me suis senti obligé de me désolidariser del'auteur et de trouver qu'il est dans la vie de pires ignominies que de dire la météoà la télé.

QUI TROP ÉTREINT N'EMBRASSE PAS. Ma quête du personnage de cinéma ne meconduirait-elle qu'à cette mauvaise humeur ? La décision de ne plus faire allianceavec l'auteur sur le dos des personnages serait-elle devenue mon seul credo, madernière« ligne » ? Suis-je comme un avocat commis d'office qui n'a pas choisi sa

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cliente et qui se dit mais sans y croire qu'elle doit gagner à être connue ? Parcequ'il y a un secret des personnages comme il y a un secret des êtres ? Parce qu'il n'ya peut-être aucun secret ? Ou parce que le crime, c'est d'avoir renoncé à la question ?Pourquoi étais-je si ému de revoir récemment le sublimeAutopsie d'un meurtre d'OttoPreminger ? Parce qu'il y a de l'avocat en moi et qu'il aura toujours les traits delames Stewart-Paul Biegler ? Certes, mais en face il y avait Lee Remick-LauraMannion et sa façon de défier le film.« Comprends-moi, si tu peux dit-elle aussibien à Biegler qu'à son double Preminger et en même temps on sent que ça n'aaucune importance pour elle, qu'on la comprenne.

On ne m'ôtera pas de l'esprit que les auteurs d'aujourd'hui semblent de moins enmoins désireux de soustraire nefût-ce qu'un moment leurs personnages à la tristeefficacité des scénarios« no futureoù ils les piègent. Ils n'aiment plus assez leurspersonnages pour leur concéder plus d'une facette, plus d'un visage ou d'une ruse.Comme si le personnage qu'était devenu le cinéaste sur la scène cinéphilique etmédiatique faisait désormais de l'ombre et peu de cadeaux à ceux dont il a la

charge et derrière lesquels il n'arrive plus à vraiment s'effacer. Un certain manquede générosité s'ensuit, à laquelle n'échappent, contraints et forcés, que ces machinesde guerre que sont les auteurs-acteurs Moretti, Monteiro, Dubroux, etc. le veux dire

cette générosité qui fait les personnages et qui en fait plutôt trop que pas assez.Par exemple, j'aimais les films de Téchiné à cause de la diplomatie bancale qu'ils

entretenaient avec toutes sortes de surmois emmêlés. Ces films n'embrassaient

jamais, mais au moins ils embarrassaient. Rien de tel avec J'embrasse pas quitravaille et c'est un travail très savant, une vraie technique de la simulation et dela négociation à faire préférer au spectateur le film halluciné au film vu. En gros,le spectateur a halluciné du soufre et vu du cliché à lui de pratiquer sur lui-mêmetoute auto-censure dont il est capable. C'est ainsi que l'histoire du petit Pierre estcomme une table de hors-d' œuvres (clips bien enlevés sur la fatalité socio-culturelle

d'un devenir-tapin aquitain) suivie de l'oubli pur et simple du plat de résistance(pourtant promis par les clips) et du sujet (promis par le scénario et par ce que noussavons de Téchiné).

J'ai toujours eu le sentiment d'être devant ce film comme dans une salle d'attente,

prêt à jouer mon rôle de spectateur (de l'empathie à la sympathie, de l'intérêt au

soutien actif) quandc ce serait mon tour En attendant, j'ai regardé les autresclients de la salle d'attente une jeune femme intense et belle, peut-être une pute, desBrésiliennes, un jeune Arabe,un vieux monsieur très Barthes, une bourgeoise commeil faut tous avec un bon€ rendusociologique, mais plutôt des spécimens que despersonnages. Et puis rien n'est venu et chacun est rentré chez soi, pas sûr d'avoirvu ou vécu quelque chose. Le petit Pierre a continué à être opaque et à ne rien

comprendre au terrible sujet la prostitution des hommes, la frigidité du mondeque l'auteur, de toutes façons, avait préféré garder pour lui-même, se contentant del'annoncer dans le scénario avant de l'escamoter de la chair du film.

Il s'ensuit, paradoxalement, une étrange générosité. Téchiné fait penser à quel-

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qu'un qui commence par mettre la barre trop haut (courageusement, vers du tabouou, au moins, de l'embarras), puis décide en catimini de passer dessous la barre etfinit par filmer avec une vraie inspiration soulagée ce qui n'a rien à voir avec son sujetannoncé et abandonné. C'est ainsi qu'Emmanuelle Béait (formidable) n'est aussi« naturelle dans J'embrasse pas que parce qu'elle n'appartient pas du tout au sujetpromis par le scénario, mais au folklore prévisible de tout film français à décorprostitutionnel.

Mais là où la colère est permise, c'est lorsque le film doit quand même donner(plutôt au début, afin que le souvenir en soit vite estompé) quelques gages de€ naturalisme pédé Dans la seule scène un peu gaie de ce film lugubre (où mêmeJean-Christophe Bouvet est bressonien), Noiret et Desny font les folles. Mais c'estquand même l'acteur dont l'image risque le moins au box office (Desny) qui dit leschoses les plus enlevées (« j'aime mefaire enculer ») sous le regard indulgent du pluscélèbre des deux (Noiret) qui, dans son tour des médias, sait déjà qu'il se verracrédité (il a osé ? il a osé !) d'avoir« jouéun homosexuel. Il semble qu'on en soitlà.

J'ai un peu honte d'instruire cet aigre petit procès. De trouver sans enjeu l'habiletéà laquelle est parvenu Téchiné et de me souvenir que, pour en rester au thèmeprostitutionnel, si essentiel au cinéma, il y a eu Pasolini ou Fassbinder (ou Gus VanSant, leur petit frère d'aujourd'hui). Et à qui arguerait que, sous nos yeux, l'ordremoral menace, le sida tue et les désirs sont rabougris, j'ai envie de répondre que jesuis au courant et plutôt deux fois qu'une. Mais que s'il en est ainsi, il vaut mieuxrenoncer provisoirement aux sujets que l'on n'a plus le courage d'affronter love itor leave it

LE SCÉNARIO Y EST POUR QUELQUE CHOSE. J'éructe (même modestement). J'éructe,

mais je n'avance pas. Pourquoi deux films français, réalisés par des amis plutôttalentueux, me mettent-ils en colère ? Qu'est-ce que je reproche au fond, à Louise et

à Pierre ? Quand même pas le no future dont il est probable qu'une bonne partie desjeunes hérite aujourd'hui. Ni cet étrange masochisme adolescent que l'actriceGodrèche porte de film en film avec une belle détermination qui veut de l'émanci-pation mais aussi des épreuves, des notes et des sanctions. Louise et Pierre sont deleur temps omniprésents à l'image, mais morts-nés à leur histoire.

Si bien que, quand bien même je me rangerais par principec de leur côté »,préférant leur morne solitude au dandysme de leurs auteurs, je continuerais à voiren eux plus desvictimes du scénarioque des« personnages de cinéma » Car

s'il faut que je passe aux aveux le cinéma, pour moi, est un art de la secondechance, quand ce n'est pas un art de la dernière chance. Et ce qui manque à cesjeunes victimes du« no future » ce n'est pas seulement la chance, c'est un scéna-

rio qui, au lieu de les confirmer dans leur hystérie immobile, leur en donneraitune seconde de chance.

C'est pourquoi il ne faut pas incriminer le scénario en soi mais ce type de scénario

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le béton ? qui barre par avance toute possibilité pour un personnage d'habiterà titre personnel le temps et l'espace du film. La domination du vieux scénario

linéaire et hystérique serait-elle de nouveau absolue ? On a pourtant vu des cinéastesBunuel, Fellini fragmenter leurs récits et avoir du succès. On en a vu d'autres

construire leurs films comme des diptyques et avoir du succès. Dans Vertigo, Hitch-cock n'a pas craint de livrer toutes les clés de l'énigme vers le milieu du film.Résultat il y a un vrai moment de« vertigequand le spectateur comprend que,puisque le film n'est pas fini, c'est que l'histoire va (re)commencer et que, triviale-ment dit,« on est reparti pour un tour ». Résultat c'est à partir de ce moment-là queMadeleine-Kim Novak devient un inoubliable personnage de cinéma (et de riend'autre). Dans Barry Lyndon, Kubrick ne craint pas de diviser le film en deuxpanneaux qui ne se ressemblent absolument pas. Résultat un autre moment devertige quand le spectateur, qui a d'abord admiré le gai sans-faute de Barry, sentqu'il faut désormais l'accompagner dans tout autre chose. Les personnages de telsfilms bénéficient soudain d'une opacité tout à fait bouleversante qui fait d'eux, àmon avis, des personnagesc de cinéma ».

Reprenons un instant le décevant Pierre, celui qui n'embrasse pas. Imaginons queTéchiné ait décidé que son personnage valait, si j'ose dire, « le coup » Imaginons unautre timing dans le scénario. Les vignettes du début seraient réduites à quelquesjalons, le viol interviendrait plus vite et lorsqu'on se retrouverait au vrai momentdécisif du film (le passage par l'armée, avec la très belle scène des toilettes de lacaserne), il resterait du temps à Pierre pour (enfin) m'intéresser. Pourquoi cela ?Pour les mêmes raisons qu'Hitchcock ou Kubrick. Parce qu'il y a là un personnagequi vient de réaliser sous nos yeux un premier tour de piste (celui du scénario) et quine deviendra personnage que lorsqu'il entamera un second tour (celui du cinéma).

Et moi, je sais que j'aurais bien regardé ce garçon une demi-heure de plus, aumoment où, fort de ce qu'il a déjà vécu devant moi, il se regarde, se voit et s'accordeune deuxième chance. Parce qu'ilna rien de plus universel que la certitude où noussommes tous, toujours, que nous « ne referions pas les mêmes erreurs ». Parce que lespersonnages, au fond, sont comme les acteurs ils ont besoin de plusieurs« prises>et ne commencent que lorsque le scénario a lâché la sienne. Alors il se crée une

curiosité minimale dont le manque, au cinéma, est rien moins qu'un péché.

LE RÊVE DE PIALAT. J'ai toujours pensé que le rêve de Pialat (un rêve de peintre,impossible au cinéma) consistait à n'entreprendre un film qu'à la condition depouvoir en changer tous les collaborateurs en cours de route. Histoire, le film fini, dese retrouver seul avec ce qui, de cris en crise et d'insultes en ruptures, s'est déposésur cette toile du film qu'est l'écran. Le« vitalismede Pialat est moins une

idéologie lourde qu'une façon ferme d'indiquer la direction de la sortieà ceux quioublieraient que« la vraie vie est ailleurset qu'un film n'est pas un squat asphyxiémais avant tout un lieu de passage. On sait les épisodes tragi-comiques auxquels cevolontarisme teigneux a donné lieu dans le passé. Mais comment oublier ces enfants

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adoptés et« placésqui, dès L'Enfance nue, disent ce qu'il en est de cettevraievie» (une chienne) et de cet« ailleurs(un lieu de par lequel on ne repasse pas) ?Dans le Van Gogh, le rêve de Pialat a la sérénité vigilante de ce qui se veut moins unemachine de guerre qu'un rappel à l'ordre et à l'état des lieux. Pour nous aussi. Etpour le< personnage >, aussi.

Car si les personnages autour de Dutronc-Van Gogh sont si extraordinaires, si nousles avons aimés avec une sorte de gratitude étonnée (« ainsi donc, c'est encorepossible ?), c'est qu'ils portent la trace d'une de ces lois non écrites qui définissentle personnage de cinéma à savoir que c'est plutôt quelqu'un qui n'a pas que ça dfaire. J'aime la façon dont, d'entrée de jeu, le docteur Gachet a avant tout desproblèmes d'emploi du temps, comme j'aime la bistrotière qui, avant de se blesserle pied, gère son domaine au plus serré. J'aime Théo qui ne vient pas souvent àAuvers, comme j'aime les sublimes poivrots, père et fils, toujours debout sur le pasde la porte pour undernier verre >

Un personnage de cinéma, c'est quelqu'un qui n'appartient jamais d un seul film,qui existe dans d'autres espaces, dans d'autres histoirescompossibles leibni-ziennes. Les plus beaux personnages« secondairesdu cinéma (et seuls les secon-daires sont beaux) sont ceux qui, entre deux apparitions à l'image, donnent l'im-pression d'avoir vécu, pris l'air, pris des couleurs, pris le temps. Ils sont comme lesnuages dans les plans de ciel pas faits pour« rester > Ce sont les autres qui restentles stars, les figurants.

Pialat n'a jamais cessé de rappeler à tous aux acteurs, aux personnages, à lacritique et, longtemps, au public même le droit et le devoir d'aller voir ailleurs s'ilsy étaient. Cet ailleurs, chez lui, n'est pas un autre monde outre, arrière ouau-delà il est intégralement domestique. C'est pourquoi il m'évoque autant lesérieux de Ford enfants adoptés que l'hédonisme de Renoir femmes baisées.Dans le Van Gogh, ce goût maniaque pour la domesticité se nourrit magnifiquementde la restitution d'une époque un siècle, déjà où il y avait encore des travauxmanuels, des gestes visibles et du temps irréfutable. Définir les personnages non parleur fonction dans le scénario ou leur hiérarchie dans le casting, mais par leur emploidu temps et les gestes concrets de leur métier, reste une approche morale dupersonnage.

Les gestes des personnages de Van Gogh, pourtant, ne nous toucheraient pas s'ilsn'avaient pour eux que l'excellence de leur rendu archéologique. Chez Pialat, connusou non, les acteurs ont la précision un peu inquiète, précipitée, hâtée (un effet« coupde pinceau » au fond) de celle ou de celui qui sait qu'on pourrait le vider à n'importequel moment du film ou de la scène. Ou qui, au contraire, pourrait s'absenter pourun temps, disparaître, sortir à jamais du film, sautant sur une ligne de fuite commeles héros populaires des vieilles pubs Darty Real qui étaient si guillerets à l'idéed'avoir à dire « désolé, j'ai une urgence Si le travail fait partie de la vraie vie,il y a toujours du travail ailleurs. Le personnage est plutôt un travailleur (c'est la starqui est une« travaillée », c'est la figure qui est«à travailler ).

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Il est temps de revenir, au terme de cette dérive, à la véhémence de Godard.

Comme disait son prolo de Passion (« en principe, les ouvriers ont raison»), jedirai en principe Jean-Luc a raison. N'ai-je pas, tout au long de ce texte, rencontrédes allégories, des emblèmes, des stars, des avatars, des spécimens et autres gentilsmonstres autant de figures héritées d'autres espèces, souvent redoutables. Ces

figures-là ne sont pas, j'en conviens, des personnages de cinéma. Venues d'ailleurs,elles ont tendance àc resterdans l'ici de l'image, à habiter celle-ci comme leur seulejustification et leur demeure funéraire. Ce sont des entités visuelles qui ne possèdent(plus) ni l'usage ni la clé de l'épaisseur du plan, qui ne savent pas être petit puis

grand, près puis loin, présent puis absent. Leur destin est plutôt de monter la gardeet de faire signe toujours le même à la limite extérieure de l'écran et de la salle,de la salle et de la rue, et ainsi de suite. Ils sont essentiels au spectacle visuel, aucontrat avec le spectateur, à ceci près que l'art du cinéma a moinsà voir avec cespectacle-là qu'avec cette vraie invention qu'aura été le concept de plan.

C'est par rapport à ce concept qu'il est possible de dire qu'il y a, quand même,

à la limite, des personnages de cinéma. Mais justement d la limite. A la limite,c'est-à-dire dans l'entre-deux du milieu. Parce que vouésà toutes sortes d'allers-retours, de fort et de da, de fantômes et de rencontres. Parce que passagers de toutessortes de hors-champ. Parce qu'un film, on l'a dit, est un lieu de passage, comme unciel où passent les nuages des personnages et les éclairs du hors-champ. Cette violencedu hors-champ a une histoire dont nous avons été (membres à vie du cheptelCahiers) les victimes les mieux consentantes et les meilleurs rapporteurs. Elle passait

par l'héritage Eisenstein, Hitchcock ou Bresson puis par les héritiers Godard,Straub. Mais il y avait chez tous une dimension de jubilation mystique, de sidérationsado-maso et de terreur militante qui étaient bien dans l'air du siècle. Et le siècle

changea.

L'IMAGINATION. C'est donc Pialat qui fait revenir le serpent de mer du hors-champ par

le plus modeste des biais celui du personnage. Sur le devant de la scène, dans la« rampedu plan, il y a bien son« héros » le peintre Van Gogh, sauf que Van Goghn'est pas un personnage, c'est une figure libre de notre histoire collective (à nous dela danser, si nous en sommes capables Pialat, lui ne se gêne pas et son coup de génieest d'avoir choisi Dutronc, seule personnalité du showbiz français qui fut toujours

incapable d'indignité). Et au fond de la scène, dans lescomblesdu plan, il y aparfois l'objet de la peinture, cet objet qui peut fondre sur nous (comme dans le

sublime« salutde la scène du bordel) avec une violence qui est celle de la peintureet qui demeure, à mon avis, presque entièrement étrangère au cinéma.

Et entre les deux, vivant leur vie et n'ayant pas que ça à faire, il y a despersonnages. Dans une tranche de vie, pour le coup. Naturels, naturistes, etnaturalistes, tout à la fois. Il faut savoir qu'on ne les a jamais rencontrés que là, dans

cette zone intermédiaire, au milieu du gué, du monde et du film. Ils sont tous« secondaires et on les reconnaît à leur façon qui garde quelque chose d'un

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burlesque mal enfoui (souvenez-vous de la vitesse à laquelle Chaplin ou Keaton

« rappliquaienten courant du fond de l'image) de baliser sans cesse leurterritoire, comme s'ils testaient pour les autres et pour nous la possibilité même duplan, et jusqu'à sa plasticité.

Pialat est, avec Rohmer, celui qui aura étendu au personnage les propriétés du« Janus bifronshérité de Bazin réalisme ontologique-</o/ic-prégnance du hors-champ. Dans le Van Gogh, il l'a fait d'autant plus souverainement qu'il est depuistoujours ce cinéaste unique qui, filmant une star ou sa concierge d'un seul et mêmemouvement, n'a pas besoin de surmoi démocratique pour accorder à sa concierge ledroit d'être la star imaginaire d'un autre film, parallèle et simultané.

Et qu'importe qu'on ne voie jamais ce film que personne ne fera, puisque nous

nous sommes remis à imaginer ? Le cinéma, en effet, reposa longtemps sur le besoinet la capacité qu'eurent beaucoup de voir. Puis il reposa sur la possibilité éthique dugeste qui donne d voir. Il est resté tout cela. Encore faut-il que la façon de donner à

voir ne décourage pas de ce qu'on donne et n'entrave pas l'exercice de cette facultétrès humaine très politique aussi qu'est l'imagination.

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