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Extrait de la publication… · Est de la France, il fait nuit, on est ... T’es en train de nous dire : — C’est le boulot ! On est pas là pour le spec- ... va pas les gars

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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

“Si t’as pas de fric, t’es pas d’ici” : on l’attendait sur l’immi-gration, Magyd Cherfi revient par la fracture sociale. Enhuit brefs récits vifs et tendres, mixant un sens du rythmefestif et une acuité qui porte à la mélancolie, l’ex-parolierde Zebda fait un sort aux pièges de l’identité nationale etdes horizons confisqués.

Les paradoxes et les débordements de l’amour maternelqui exclut et paralyse au lieu d’éman ciper, la petite mortdes illusions, les coups de boomerang du rock’n’rollengagé, la violence des rites d’initiation de terrain vague,les rêves de sensualité inassouvis, chaque texte est unetentative d’inventer la langue et le vocabulaire inédits desen timents tus, trop longtemps retenus.

Et c’est à la seule force du verbe que Cherfi feinte etcogne et fait voler en éclats de littérature brute les impuis-sances entretenues et l’acharnement d’un destin qui tou-jours le renvoie “chez les défaits les sombres les aplatis lesmiens” – sans jamais plier, et sans geindre, jamais.

“DOMAINE FRANÇAIS”

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MAGYD CHERFI

Sous l’influence combinée et revendiquée des Clash, de Madame

Bovary et de Jean-Paul Sartre, Magyd Cherfi a été le parolier du

groupe toulousain Zebda avant de se lancer dans la chanson en

solo (Cité des étoiles, 2004 ; Pas en vivant avec son chien, 2007).

DU MÊME AUTEUR

LIVRET DE FAMILLE, Actes Sud, 2004.

© ACTES SUD, 2007ISBN 978-2-7427-6904-9978-2-330-00862-8

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MAGYD CHERFI

La Trempe

ACTES SUD

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LA NUIT DE ZEBDA

Le camion roule à faible allure, je sais que cettenuit je ne vais pas dormir, je ne vais pas dormirparce que je ne conduis pas. De nuit, je suis terro-risé quand c’est un autre qui est aux manettes, fût-il Ayrton Senna, paix à son âme. J’ai peur pourmoi, cette fois méchamment peur, je me suis pro-mis tant de choses que je n’aurai pas assez detrois vies pour les réaliser et puis je vous dis pas :si la première doit se briser là, à l’aube… de je nesais quoi d’ailleurs.

Je me suis fait les plus belles promesses commeon chuchote l’éternité aux filles, des promessesinnombrables comme les plaies de l’enfance. Jeme suis promis un jaillissement comme celui desdauphins quand on leur jette des sardines. J’airêvé de jaillir pour attraper autre chose que despetits poissons, fussent-ils poissons-lunes.

Tout le groupe est là et pas un bruit pas mêmeun toussotement comme si les gorges s’étaientcousues de l’intérieur pour ne plus rien laisserpasser. Le camion roule quelque part dans le Nord-Est de la France, il fait nuit, on est à la moitié del’hiver et le chauffage n’atteint pas l’arrière ducamion. C’est un diesel et le ronronnement lourddu moteur me rassure presque. On avance, c’estdéjà ça ! Et chaque kilomètre nous éloigne decette soirée d’épouvante. Tout le monde dort ou

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presque. Non ! C’est impossible de dormir, notreblessure est là, ouverte vers le ciel, personne nepeut dormir ! Quelque chose s’est brisé ce soircomme une ampoule à l’intérieur de nous.

Vincent notre batteur conduit, Vincent, monfrère d’armes, mon chauffeur. Vincent conduit sou-vent, il a le poignet sûr. Sûr ! Avec lui on arrivera àbon port. Son sang est froid et les palpitations deson cœur égales au métronome. Je sais à quoi tupenses, Vincent ! T’es en train de nous dire :

— C’est le boulot ! On est pas là pour le spec-tacle, il faut becqueter. Quoi ? Vous êtes blessés !Vous vous êtes pris pour des musiciens ? Mais çava pas les gars ! Vous êtes de la merde ! Tenez-vous-le pour dit. Un musicien, un vrai, ça a apprisla musique, le solfège ! Ça maîtrise un tant soitpeu son outil. Un musicien apprend d’abord àjouer avant de se lancer sur les scènes de Franceou du nord de Toulouse. Pas comme vous avecvos trois accords. Pareil pour vous les chanteurs !Vous chantez pas ! Sachez-le. Vous éructez, vousbraillez, certes les intestins vous sortent par labouche tellement vous pressez sur l’estomac, etaprès ? Se venger est une chose, chanter en estune autre. Vous confondez sans cesse l’art et ledéfouloir. Que cette soirée vous serve de leçon !

La fumée des blondes stationne sur le plafondde l’Iveco, elle est comme un linceul au-dessusdes cadavres. Une odeur de sueur séchée se mêleau tabac froid, les cendriers dégueulent des mé -gots, ça m’empêche pas de fumer, je sais vivresans oxygène. Il nous arrive parfois de rester sixou sept heures collés l’un contre l’autre sans queles coudes mouftent. Personne n’ose écarter lesbras, sinon c’est l’avalanche des corps. Personne

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n’ose quoi que ce soit, chacun sait la part oc -troyée, en un mot la plus petite et chut. La desti-née des médiocres ouvre la route la plus étroite.

Pascal sur ma droite a couvert son maigre torsed’un cuir très court, autour de son cou un kéfiépalestinien couvre ses narines et grâce à unepetite loupiote bricolée par nos soins, il lit. C’estun roman noir, Pascal lit beaucoup la série noire,c’est notre guitariste et j’aime bien cette façon qu’ila de ressembler à Mick Jagger, les joues creusées,les dents disproportionnées, la taille de guêpe etla chevelure fournie. Une allure de star quoi !J’aime que mes copains de tournée aient de l’al-lure, ils m’embellissent. Pascal en a. Avec trois foisrien il en jette. Pourtant au tout début de notreaventure, il s’était proposé d’entrer en scène avecun chapeau haut de forme façon “seventies” com mel’avaient beaucoup porté les icônes du rock pro-gressif. Le premier soir fut son dernier accoutrementdu genre. Il s’était ramassé une salve. A com men -cer par moi.

— Qu’est-ce que tu fais c’est nul !Et puis Mouss :— Je t’avertis ! moi je monte pas avec un clown

sur scène !Et Hakim :— Tu montes avec ça je brûle ton sac.Le ton de Zebda fut donné avant accord de

principe.

Sinon, il porte le vêtement du rocker commeune seconde peau. Souvent il lui arrive de finir unmarathon scénique torse nu, il a du Iggy Pop,charpenté bois mais pas plus maigre.

— J’aime ça que tu te déshabilles sur scène,c’est beau, c’est donc un peu de moi.

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Je m’approprie ton buste chaque fois, le sais-tu ?Quand tu te déshabilles c’est un peu de moi quis’exhibe.

Je vous vole à tous, les gars, je vous vole de cequi me fait beau, je vous taille comme des pierreset j’extrais le carat. Je jette le reste. Je peux le direce soir, je me sers et me pare pour le show, vousm’habillez comme si tout le groupe était un demes membres, mais quand l’un de vous estmoche – je me tapis dans l’ombre, le savez-vous ?

Ce groupe, c’est mon corps. Je suis vous lesgars. Je suis un peu vous tous quand la scènenous réunit.

Je suis un peu toi Rémi pour ta jeunesse, unpeu Pascal pour les tablettes et Joël pour sonregard angélique, Mouss pour le culot et Hakimpour son courage… Vincent pour son humour denoir vêtu. Je vous dépouille, les amis, pour mieuxme supporter, hors de vous et point de salut.

Pascal vient de tourner une page, puis revientsur la page précédente et la retourne encore.

Je jette un regard sur son livre sans vraimentlire, je remonte sur lui et son expression en ditlong sur l’amertume qui l’étrangle. Peut-être qu’ilne lit pas, il n’a pas le regard de la lecture, sesyeux vont plus loin que le livre, bien plus loin…ses yeux sont à demain, à ce demain qu’on neveut pas voir venir, ni lui ni nous.

Je suis contre la vitre, mauvaise place, même lesvitres fermées et colmatées de linges, du vent seglisse à l’intérieur.

Pascal m’a parlé ou s’est parlé à lui-même :— Pourquoi ?…

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Il a dit “pourquoi” ? Je sais tous ses pourquoi…Pourquoi des Arabes s’attaquent-ils à d’autresArabes ? Des prolos à d’autres prolos. Pourquoibrûle-t-on la voiture de son voisin plutôt que d’allercanarder celles des quartiers riches ? Pourquoi laviolence pour la violence ? Pourquoi les déshéritésde la terre ne s’unissent-ils pas ? et d’où vient cettehaine ? Pourquoi est-ce qu’ils ne sont pas à noscôtés ? Pourquoi est-ce qu’on a failli être lynchés ?

Je connais un bout de la réponse mais je neréponds qu’à moi-même.

— Pourquoi n’avons-nous pas de places ?Pourquoi sont bannis les Arabes et les Noirs dansun pays qui vante une place pour tous… pour-quoi j’entends dire : “La France tu l’aimes ou tu laquittes” ?

A qui s’adresse-t-elle cette menace, depuis prèsd’un demi-siècle, à des Bourguignons, des Picards,des Alsaciens ? Non ! On dit ça aux Arabes et auxNoirs. Je suis déjà lynché, alors ?

Tu vois… je peux aligner les pourquoi moiaussi ! Mais il y a longtemps que je ne le fais plus.Il y a déjà longtemps qu’on se parle plus. Quesais-je de tes douleurs ? Que m’as-tu dévoilé quine s’avoue que soûl ? Oualou ! Entre nous oncompose et dans tous les sens du terme ? On com-pose, c’est tout. Le malentendu est né avant nous,avant qu’on se rencontre. Hier je me battais pourtous. Je me bats désormais pour les miens etdemain pour plus personne. Je marche à contre-courant de l’idéal qui fut le nôtre. J’en veux plusde l’universalisme selon Jésus.

D’où vient la haine ?Cette violence qu’on vient de subir il y a à

peine deux heures, je l’ai admise et bien qu’elle sesoit retournée contre moi, c’est elle que je chérisencore parce qu’elle garde toute sa légitimité, parce

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qu’elle reste un sursaut d’orgueil et que dansd’autres circonstances j’aurais pu en être le bras.

Le serpent se mord la queue. Je comprendsqu’on se comprenne pas avec Pascal. Le deal atourné autour du répertoire, pas d’une fusion idéo-logique. La musique est là qui masque nos désac-cords, n’est-ce pas son rôle ? Elle tend un vastedrap tout autour de nous qui nie les fêlures. Lamusique sert à ça, à faire illusion. Mais c’est ausside l’illusion que naissent les rêves. La musique, onlui fait dire ce qu’on veut. Elle se joue comme onment ou comme on se ment. Heureusement, dansle mensonge des accords, il traîne toujours unquelque chose qui vous rapproche, souvent lamusique lie entre eux ceux qui n’ont rien à parta-ger, elle esquive les silences, il s’échappe toujoursd’une note quelque chose de vrai qui vous trahitou qui vous sauve.

On se bat ensemble mais pas contre le mêmeennemi quand il n’est pas déjà parmi nous. Maispeut-être ne le sais-tu pas ? On est ensemble sanss’être choisis et c’est bien la pire et la meilleureraison d’être ensemble. Le plus terrible, c’est quecette vérité est souvent une faiblesse, toujours unmensonge.

Le froid a séparé mon cœur de ses organes, ilbat sans moi mais je respire.

Qu’importe, jamais les gelées de fin d’hivern’ont vaincu le désespoir, le froid de l’âme est pisque la banquise. C’est ce que je me dis en regar-dant la bande blanche du bitume fuyant. Jeregarde hier, avant-hier, les salles vides écuméeset toute cette sueur versée comme du sang devantparfois personne. Je me regarde. Je me vois en -core hier sautant d’un bout à l’autre de la scène

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comme un beau diable à la queue enflammée,haranguant le néant, je me revois les bras écartésvers le ciel dans cette salle vide comme si la fouleétait là jusqu’à perte de vue. Je revois Hakim grim-pant sur quelques improbables poteaux, croisantses jambes pour s’accrocher à un projecteur puisbasculer son buste vers le bas et puis Mouss cher-chant à jouer aussi sa vie sans plus de retenue,atteindre le plafond ou quelque accroche pour sesuspendre. Et les voilà comme des pendus tousles deux, gesticulant, dansant, grimaçant, la morten bandoulière. Ils ont vingt ans et s’accompa-gnent de la mort tous les soirs peut-être pour luifaire peur. Ou bien est-ce la gloire qui commandesa présence sous peine de se voir étendu dans legrand champ des anonymes ?

Quand ils sont sur scène, qui sait toute cetteampleur ? A cet instant, pas même moi. La nuit vaêtre longue et ce soir chacun questionne l’hori-zon.

Et moi ? Qu’est-ce que je fous là ? J’ai laisséZoulie à la maison mais c’est toujours pareil, à sescôtés je rêve des ailleurs, loin d’elle je la voudraisprès de moi. Elle me dit :

— Méfie-toi des louves, toi qui vas dans leshautes montagnes aboyer à la lune éclairée. Moi !dit-elle, je reste dans la vallée des humbles. Com meun berger tu t’impatientes à attendre les transhu-mances. Je ne peux pas te retenir, un pèlerinageest sacré et je sais le cœur qui hurle de douleur àla fin de sa vie quand il n’a pas osé faire le grandvoyage.

Oui j’ai voulu le grand voyage mais ce camionne nous porte pas vers les sommets, c’est la des-cente vertigineuse à l’intérieur des terres, on peut

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couper le moteur, l’attraction terrestre nous ramèneau point de départ.

On ne s’en sortira pas, pourtant c’est l’impasse sion s’arrête là. Finie l’aventure, les filles qui voussourient tendrement. Avec du bol celles qui le fontgoulûment. Avec moins de chance resteront lesbavardes qui vous squatteront jusqu’au bout de lanuit pour éteindre leur propre insomnie et puistchao. Finie la nuit, son sursis salvateur de croirequ’on la tient, ses bravos éblouis, les répètes, lesguitares et les micros qui vous changent en hérosmême sans spectateurs, sans personne à sauver.

Sans nos cordes, nos amplis, nos cris, on n’estplus que nous-mêmes, sept éclopés. Nos rêvesattendent rue des Médiocres, on se suffira pas denous-mêmes, trop de doutes carapacent nos peurs,trop de peur s’est introduit depuis l’enfance.

Je me revois en train de dire à Joël, notre bas-siste :

— Il nous faut une identité, Joël ! On va pascontinuer à plagier Téléphone ou la Mano Negra !

— De quelle identité tu parles ?— Mais je sais pas, moi ! Ce qu’on est ! Notre

identité propre ! J’aimerais un son qui nous soitpropre.

— Tu veux dire des accords toulousains !— Te fous pas de ma gueule, on s’en sortira

jamais si on ressemble à tout le monde.— Ecoute… moi j’sais pas faire, c’est assez com -

pliqué comme ça de vous traduire tous les trois auchant, si en plus il faut une identité !…

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Au début… je m’adressais exclusivement à Joël,on se maternait depuis le lycée et je lui connais-sais cette capacité d’absorber l’indigeste. Il avaitcette particularité de mâcher les bouts de verre ensouriant et s’il l’avait fallu il se serait écrié : “Avecune gousse d’ail… excellent !”

C’était ça Joël, un ermite sacrifié à un dieu mortavant lui. Il portait la “faute” et la force du groupecomme un prophète chrétien. Il fut notre bonne etnotre mauvaise conscience, notre cantine car il seconfectionnait lors de nos départs des sandwichesfaits maison qui ouvrent encore mes glandes sali-vaires. Puis tour à tour il s’est fait comptable, com-positeur, géographe, cuisinier, prof, papa, fils etoncle. Autant de masques, autant de vérités.

Seuls au milieu de nulle part, la vérité nouscrache à la figure, elle nous dénonce un par unavec un geste du doigt, définitif. Elle nous accusedu plagiat des mauvais, elle est courroucée parl’ambition des vinaigres. Surtout la mienne qui n’apas mué en vin fameux. Elle nous accroche enhaut du mât et nous envoie du roulis à vomir, ellenous vide des illusions dealées pour un kopeck.La nuit va être longue avec le foie dans la bouche.Quel est ce sortilège ? Est-ce un signe des cieux ?l’amorce d’une chute à grand renfort de brise etde brouillard glacé ? J’ai froid. Je déteste le fonddu camion en hiver, on y sent les secousses d’unvirage pris trop court. On est loin du moteur etmême j’ai l’impression qu’on est assis sur laremorque… Comme des chiens. Ultime humilia-tion quand on a voulu les places d’honneur.

Je retourne à la morve de mon enfance, à sespoux, à ses insultes. A mon désespoir de voir naî -tre sur mes feuilles l’intolérable prétention.

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Tu vois, Joël, si tu te tournes je te demanderaipardon pour l’insolence de mes paroles trop or -gueilleuses. Je te dirai comme un Brel à son Jo…“demain”. Je t’avouerai ma tyrannie comme sou-vent et la rappellerai le lendemain.

Cette tyrannie qui souvent paralysait la cons -truction d’une chanson.

Je me rappelle ces pénibles moments de “créa-tion”, les baguettes se posaient sur un fût, les gui-tares à la verticale. Je semais le trouble au sein dugroupe en évoquant le sens des choses. Le sensdes choses, qu’est-ce qu’il nous pollue celui-là,c’est que de la musique merde !

Vincent, égal à lui-même, se levait, laissait pas-ser l’orage, Pascal taisait sa lassitude des sentencesqui encombraient ma bouche. Hakim et Mousspassaient de la même lassitude à un sentiment desolidarité, piégés par ma posture de grand frère.

Je faisais office d’aîné et mon âge imposait unrespect dérisoire qui au fil du temps étranglait leurenvie d’en découdre avec moi. Je jouais de lacorde jusqu’à l’usure, pensant porter la bonneparole pour trois, enfin pour sept.

Encore aujourd’hui du fond de la pièce où jereviens des gloires passées, je ne peux m’empê-cher de penser que ces deux-là ne sont riend’autre que mes petits frères.

Qu’y puis-je ? J’ai de la sicilienne dans le sang.Respect au plus âgé. Bien sûr vous menez votrebarque comme vous l’entendez et alors ? J’y peuxrien, je vous ai aimés de la sorte sans le vouloir etvous suis le long de ce corridor de la gloire. Ons’est liés pour plus longtemps qu’il n’y paraît, on s’estimaginés affranchis, débarrassés les uns des au -tres. C’est pas vrai.

Trop d’années ont déposé de fines pelliculestranslucides qui nous lient à de l’invisible. On s’est

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pas choisis, vous me ressembliez tout simplementdans le désir de transcender la vie. Je transcendaisla vôtre. J’étais quelque chose que vous aimiez, leticket pour un bateau qui s’envole, que même unoiseau ne pouvait pas suivre. Mais c’est aussi envous regardant que je me suis vu voler. Je ne pou-vais que vous en vouloir de ne pas être à la hau-teur à laquelle je n’étais pas. Je m’en voulais. Lavie vous lui donniez une allure de canasson royal,une sacrée gueule, comme la citrouille en car-rosse. Et j’ai vu le carrosse. Sans vous qu’aurais-jevu ? Rien… Vous me faisiez honneur, les petitspas de danse aussi. Vous aviez embelli ma vie.Quelque chose chez vous m’interpellait, commeun miroir qui m’a fait beau. La dignité en plus ouquelque chose qui lui ressemble…

Mouss a couvert sa nuit d’un lourd manteau, satête dégarnie a disparu pour effacer la fatigue.Mouss donne beaucoup sur scène, je doute d’au-tant de débauche. J’ai peur qu’il ait pris trop àcœur le chemin des étoiles.

Mouss, j’aimerais te dire, ménage-toi, gardes-enpour la fin de la course. Le peloton de tête estencore trop dense, ne prends pas les devants troptôt. T’es sourd à ma prière et mon ombre impo-sante ne te rassure pas. Tu me crains et ta craintem’apprend à te craindre.

Dans cette nuit de terreur, on a pris la décisionde partir sur-le-champ, pas d’hôtel cette fois, cha-cun sait qu’il ne dormira pas, pas de pause, onn’aura pas faim, sauf peut-être pour faire le pleinmais c’est un diesel, ça peut prendre des heuresavant que ça clignote sur le tableau de bord. Jepense à ma vie, à sa trajectoire plombée. Je penseà l’ascension que je m’étais promise, aux gens que

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j’ai voulu sauver, oui, je me suis permis ce rêve-làcomme un gosse au volant d’un trente-huittonnes. Comme un enfant gâté j’ai fait un rêvetrop haut oubliant que je partais de trop bas (ouqui sait de pas assez bas) pour engranger assez derage.

Je frotte mes mains l’une et puis l’autre pouréviter de pleurer comme un petit enfant, je frottepour éviter de me dire… Combien de temps vais-je supporter cette vie de merde ? Faut que je medonne un délai. J’ai besoin de manger chaud, dedormir sur un lit, de me laver. Merde, j’ai besoind’être propre. De me montrer auprès des miensen pleine forme, fraîchement rasé et en forme. J’aibesoin de sourire pour les rassurer. J’ai promisà ma mère la fin de ses insomnies. Elle pourramême reposer sur mon épaule… Quel autre men-songe vais-je échafauder après ça…

Pour l’instant ça va, on n’en est qu’aux pré-mices, on peut encore faire illusion, expliquer quela réussite ne se bâtit pas en un jour. Tenez ! Pre-nez Jonasz ou Nougaro, ils n’ont pas échappé à ladécade avant d’être reconnus. Bon ! C’est vrai onest arabes et nos chansons sont des brûlots pales-tiniens mais si on fait ça avec élégance… ça peutpeut-être passer. Combien de temps cela va-t-ildurer ? J’ai pas demandé la misère, cette chienneque réclame le mythe. J’ai pas besoin de ça. Monpère en a payé le prix pour trois générations, c’estbon !

Joël, insomniaque, fait semblant de dormir. Jecrois que ce mec n’a jamais dormi dans ce camionpourri, même à l’hôtel il ne dort pas, je sais quedes cauchemars le tourmentent, des choses del’enfance comme moi qu’il n’évoque jamais, peut-être n’a-t-il pas trouvé lui non plus la clé d’unechambre où reposer la peur.

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Tu ne dis rien Joël, tu ne dis rien mais tonsilence parle, on n’est pas dupes. On le sait bienque tu n’es ni heureux ni malheureux, t’es enstand-by mon frère, seul dans un ascenseur blo-qué. T’appelles pas au secours, tu veux pas qu’onprenne ta peine en flagrant délit. Tu veux pasqu’on te sauve. Tu veux régler toi-même tonproblème d’ascenseur et comme on est touscomme toi, coincés chacun à son étage, on n’en-tend plus que l’écho des ego. Ça nous arrangepresque. Des fois j’ai eu envie d’arrêter de gigo-ter dans ma cage pour écouter tes pleurs maistrès vite je retourne à mes quatre murs à grandscoups de tête. Tu ne dors pas et l’incident qui aeu lieu sur scène tout à l’heure t’a à peineémoussé. Des fois le fardeau est si lourd qu’onest sourds à l’écho du monde, aux catastrophesqui l’empalent. A cet instant c’est moi qui vou-drais voir ton visage se retourner vers moi. Jevoudrais t’entendre t’inter roger et même j’accep-terais tes jugements pé remptoires.

Je voudrais t’entendre m’interroger aussi parceque ce soir j’ai envie de parler, mais tu ne te tour-neras pas, je ne suis pas la bonne serrure. Ce soirtoi et moi nous ne parlerons pas. Je le regretteparce que j’ai la plus grande peine du mondemais dans cette charrette qui ne l’a pas ? Ma vies’arrête là, comme un blessé d’avant la bataillefinale, le corps saucissonné devant les derniersrêves. Mais que s’est-il passé ?

Il y a deux heures nous étions sur scène. Dansune cité HLM, plantée au beau milieu d’un no man’sland.

En arrivant dans l’après-midi, une premièrecharge m’affaissa, on allait encore jouer au beau

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milieu d’une cité pourrie et le spectacle assuré parla municipalité serait donné gratuit. Je détestais lagratuité dans nos concerts, la gratuité attire tousles péquenots, les avachis, les rats des environs.Je redoutais déjà les militances naïves qui vousvident des forces restantes bien plus qu’elles n’enaccumulent pour affronter les guerres à venir. Ouije redoutais pour cela les concerts de soutien,quand ils ne sont pas étroitement tenus, c’est lafoire d’empoigne.

A peine descendu du camion, je me suis assissur un banc là pas très loin, je regardais les barresen béton, je pensais fort : Les enculés !

La municipalité avait bâti trois gros blocs à vomiren plein milieu de rien. Tout autour s’étalait un ter-rain vague à perte de vue. J’imaginais sans peine ladésespérance des habitants évidemment d’origineimmigrée. Décidément le rock’n’roll aussi me ren-voyait à l’origine de ma misère. Le rock’n’roll quej’enfourchais avec détermination m’amenait là aufond du monde chez les défaits, les sombres, lesaplatis, les miens. Un autre groupe, sûr ! eût évitéle piège mais nous nous appelions Zebda. Desenfants s’approchèrent et c’est vrai, j’aurais aiméqu’ils ne m’abordent pas. J’entendais déjà dans leurbouche mon propre malheur et puis, ayant passédes siècles à tordre le bras de la fatalité, je souffraisd’avoir à le tordre encore. L’enfant s’avança versmoi et, jetant mes dernières forces, je lui dis :

— Comment tu t’appelles ?Il vomit des syllabes à peine distinctes. Je devi-

nais un accent turc.— Des Turcs.Un peu plus tard d’autres enfants s’approchè-

rent et effectivement ils s’adressaient la parole uni-quement en turc.

— Putain ! ils parlent même pas français.

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———————————— LA TREMPE ————————————

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