Extrait de la publication… · Il a dessiné un rond sur le sable, avec le doigt Je ne Commevois pas.un melon. Comme un melon. La lune, voyons C'est vrai La lune ... floust Œil

Extrait de la publication


DE MER ET D'AMOUR

DU MÊME AUTEUR

Romans

ELÉNA (Gallimard).BRUNO (Denoël).SCANDALE A LA CouR (Mont-Blanc).

Essais et Voyages

VOLONTÉS DE L'ART MODERNE (Rieder).DESTIN DE L'AFRIQUE (Valois).VISITE Aux BANTOUS (Lamcrtin, Bruxelles).

Biographie

NINON DE LANCLOS (Hachette).


JEAN GOUDAL

DE MERET

D'AMOURroman

nrf

GALLIMARD

5, rue Sébastien-Bottin, Paris Vllr

3' édition

Il a été tiré de l'édition originale de cet ouvrage, vingt-cinq exemplaires sur vélin pur fil Lafuma-Navarre,dont vingt numérotés de 1 à 20, et cinq, hors com-

merce, marqués de A à E.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptationréservés pour tous pays, y compris la Russie.

@ 1957, Librairie Gallimard.


A délia



Quand je suis arrivée sur la plage, Jackyprenait son bain de soleil; il avait encore desgouttes d'eau sur tout le corps.

Comment lui ai-je dit, tu ne m'as pasattendue ?

J'avais trop chaud, Berlidouce; mais soistranquille, je me rebaignerai avec toi tout àl'heure. Veux-tu que nous jouions aux devi-nettes ?

Je me suis assise contre les rochers et Jackys'est couché près de moi.

Ecoute-moi bien, lui ai-je dit j'ai unequeue recourbée, une petite crinière, et l'oeilsur le côté de la tête.

Il murmurait, le nez dans le sableUne queue recourbée. Une petite cri-

nière. Je ne vois pas.L'hippocampe, voyonsC'est vrai L'hippocampe Une autre,

Berlidouce

Attention Je suis pendue sur la plage,comme un melon, et la mer m'obéit.

DE MER ET D'AMOUR

Il a dessiné un rond sur le sable, avec ledoigt

Comme un melon. Comme un melon.

Je ne vois pas.

La lune, voyonsC'est vrai La lune

A ton tour, Berlidou

Jacky ne sait pas poser de devinettes; alorsil me raconte une histoire, toujours la même

Il y avait une fois un garçon rose etfrisé, qui n'avait à lui qu'un seul grain de blé.Mais il savait parler. Le lundi, il trouva lemoyen d'échanger son grain de blé contre uncoq. Le mardi, il échangea le coq contre unporc. Le mercredi, il échangea le porc contreun bœuf. Le jeudi, il échangea le bœuf contreune princesse vivante. Le dimanche, le garçonfrisé et la princesse se marièrent, et ils eurentbeaucoup d'enfants.

J'ai battu des mains. Jacky était content.Il a regardé mes jambes

Toi, tu as encore écorché tes zazinettesC'est en montant sur le figuier.Tu y laisseras ta peau, sur ce figuier

J'en ai tellement assez, des bananesJonathan m'a dit qu'en Angleterre on les faitgriller et on les mange arrosées de rhum. Nousdevrions essayer.

Dès qu'il est question de nourriture, Jackydevient très attentifs


ADÉLIA

D'abord, a-t-il dit, il n'y a plus de rhumdans le tonneau.

C'est Jonathan qui l'a achevéEnsuite, m'est avis que si Dieu a fait la

banane crue, c'est pour la manger crueQuel compliqué, ce Jonathan

Jacky m'agace quand il prend ses airs supé-rieurs.

Oh toi, tu n'es pas pour la complica-tion Depuis quelques jours il pleut dans lacabane, et tu ne t'en soucies guère

Pour réparer le toit il faudrait des clous,et nous n'en avons plus

Nous n'avons plus de rhum, nous n'avonsplus de clous, nous n'avons plus de toile Bien-tôt nous n'aurons plus que nous 1

J'ai cru qu'il allait se fâcher, mais il a pré-féré sourire. Quand il me regarde ainsi, avecses bons yeux clairs, je ne me sens pas la forcede lui en vouloir. Il a dit simplement

Notre île est tout de même un paradis 1Il s'est repris

Enfin, presque un paradisJe savais à qui il pensait

Jonathan est de trop, n'est-ce pas ?Oui.

< Pourtant il n'est pas bien gênant.Ce n'est pas lui qui me gêne, mais cette

guitare qu'il porte toujours ficelée à son cou.Il m'a dit un jour « Ma guitare, c'est

ma femme !»


DE MER ET D'AMOUR

Un nuage est passé devant le soleil et le sableest devenu tout gris. Le merle des Moluques,qui niche dans le plus haut palmier, a poussétrois fois son cri pointu (c'est Jonathan quim'a appris son nom; il connaît celui de tousles oiseaux). Pendant ce temps le cerveau deJacky continuait à fonctionner il a dit,comme s'il faisait une découverte

M'est avis qu'il est sorcier, ce JonathanAllons donc

Autrement comment expliquerais-tuqu'il apprivoise si facilement les tortues demer, et que les oiseaux viennent se poser sursa guitare pendant qu'il joue ?. Et ce grosserpent qu'il a dans sa cabane et qui se lovecontre lui pendant la nuit ?

Il aime les animaux, et les animaux l'ai-ment. Voilà tout

Eh bien moi, je ne l'aime pas Je n'aimepas sa tête, je n'aime pas sa guitare, je n'aimepas son serpent, je n'aime pas ses discoursLes discours de Jonathan, tu les comprends,toi, Berlidouce ?

Non, mais ils me bercent; c'est agréable.Je contredis Jacky, pour le plaisir; mais je

n'aime guère Jonathan, moi non plus, et quandje suis seule avec lui je ne me sens pas trèsrassurée. Pourtant il a été très gentil avec nousquand nous sommes arrivés dans l'île il a aidéJacky à construire la cabane, il lui a donnéde bons conseils pour la pêche. Ah les dis-


ADÉLIA

cours de Jonathan Quand on les entend, oncommence à dormir; mais tout d'un coup,avec cette voix qui lui sort de la gorge, il criequelque chose qui donne envie de pleurer.

Je me suis levée et j'ai imité Jonathan, lesyeux au ciel

Seigneur, Seigneur, ayez pitié de ceuxqui font le péché! Le péché d'esprit! Le péchéde sang Le péché de main Le péché dereins

Jacky se tordait de rire. En marchant dansle sable, j'ai failli écraser Francesca. Francescaest ma fille, enfin la poupée que je me suisfabriquée avec des chiffons. Pour lui faire unetête, j'ai cousu des grains de mil dans une toile.Elle n'est pas belle, mais je l'aime.

Berlidou, va vite me chercher un grospaquet d'algues. Il faut que je crapaude un lità Francesca, qui n'a pas dormi depuis hierau soir.

Jacky a bondi vers la grève. J'aime le voircourir, avec ses longues jambes musclées quisortent de sa vieille culotte de toile. Il est grandet fort, toujours propre et bien lavé. Très pa-tient avec moi; mais quand j'exagère il saitparler fort. Il lui arrive même de me faire taireavec une taloche. Je ne lui en veux pas c'estJacky, le Berlidou de la Berlidouce.

Il est revenu avec un énorme tas d'alguesvisqueuses, qu'il a disposées sur le sable, en


DE MER ET D'AMOUR

forme de nid. Pendant ce temps je berçaisFrancesca contre moi

Mon petit colibri Ma câlinette Tuvas faire doudoubéran dans ton beau berli-

floust Œil de ma chatte et perle de mon œilJ'ai couché la poupée au milieu du nid;

Jacky l'a recouverte d'algues jusqu'au menton,puis il m'a dit

Ça y est Elle dort Profitons-en pouraller nous baigner

Nous sommes descendus à la grève. Jackya observé l'eau, un moment, et a froncé lessourcils

La mer porte vers l'est c'est le courantqui amène les requins. Il vaut mieux attendreun peu.

Nous sommes revenus aux rochers. Jacky aproposé de jouer aux osselets. J'ai triché, etJacky ne s'en est pas aperçu. Tout d'un coupil m'a demandé

Sais-tu pourquoi Jonathan ne s'est pasfait prêtre ?

Non. Il m'a dit un jour qu'on l'avaitchassé du séminaire.

Sans doute pour une histoire de femme.Je ne crois pas.Pourquoi ne crois-tu pas ?

Je suis restée un moment sans répondre; jem'amusais à faire couler du sable sur ma jambe.Jacky m'a touché l'épaule


ADÉLIA

Eh bien ?

Eh bien Jonathan n'aime pas turluperles femmes.

Comment le sais-tu ?

Quand il me regarde, il clignote commesi la lumière de ma peau lui faisait mal auxyeux. Il ne se baigne jamais avec nous. Et iln'a jamais essayé de me berjoquer.

Parbleu Il sait bien que je l'étrangle-rais si je l'y prenais

Mon pauvre Berlidou, si la chose meplaisait, Jonathan pourrait bien me berjoquer,et même me turluper dix fois par jour, sansque tu t'en aperçoives seulement

D'un bond Jacky s'était dressé sur ses genoux:Adélia Tu me trompes avec JonathanMais non, Berlidou J'ai dit « Si la

chose me plaisait », et, avec lui, elle ne me plai-rait pas. Avec toi, c'est simple, c'est parfait,c'est de toujours.

Et en effet, rien que d'imaginer le grandcorps maigre et sale de Jonathan sur moi, mapeau s'était hérissée du haut en bas. Plutôtmourir Jacky a approché sa figure de lamienne

C'est bien vrai, Berlidouce ? Tu n'as pasenvie de me quitter ?

Te quitter ? Si l'idée m'en prenait, ilfaudrait que je m'échappe de l'île à la nage

Ses yeux inquiets me regardaient de si près

DE MER ET D'AMOUR

qu'ils louchaient. Je n'ai pas pu me retenir del'embrasser.

Mon Berlidou

Jonathan a de l'instruction Et moi jene sais même pas lire

Moi non plus

J'étais mousse à treize ans. Je voltigeaisdans les haubans, en pensant à la saoulerie del'escale. Ici, je chasse et je pêche. Je suis àl'aise dans le loisir. Tous les jours sont pareils,et ça me plaît parce que moi aussi je suis pareild'un jour à l'autre. Je suis fort, je digère bien,et j'aime turluper. Dieu m'a fait ainsi. M'estavis qu'il avait ses raisons. Maintenant allonsnous baigner La mer porte vers l'ouest.

Jamais je n'avais entendu Jacky parler aussilongtemps. En général il s'en tire avec desbouts de phrases dont il avale la fin dans unpetit rire. Quelquefois même il ne répond àmes questions que par un vague grognement.

A ce moment nous avons aperçu Jonathanqui sortait de la forêt et se dirigeait vers laplage. Jacky m'a regardée et, sans nous con-certer, nous nous sommes mis à courir le longdes rochers; nous avons sauté par-dessus lavieille pirogue; puis, toujours en courant, nousavons suivi la grève jusqu'à la baie des man-guiers. Là nous nous sommes laissés tomber surle sable en riant. Jacky a jeté sa culotte surun rocher, et moi mon pagne. L'eau était mer-


ADÉLIA

veilleusement fraîche. Jacky a essayé de m'at-traper les jambes; mais je lui ai filé entre lesmains. Il cherche toujours à me turluper dansl'eau il se glisse et viroubole entre mes zazi-nettes pendant que je frécille en pagayant desdeux bras.

Puis nous sommes revenus à la grève, pourle bain de soleil. J'aime sentir la chaleur roulersur mon corps comme une vague. Les yeuxfermés, je fais de grandes respirations. Je passema langue sur mes lèvres pour goûter le selde la mer. Si j'entrouvre les paupières, je voisdu bleu, du violet et du blanc qui se mêlent,et je ne sais plus si c'est la mer ou le ciel.Encore le cri du merle. Quelle est l'heure ? Ondirait que tout s'est arrêté. De petits caillouxm'entrent dans les cuisses. Cette odeur propreet salée, c'est l'odeur de mon corps quand ilse marie au soleil. Au fond je serais tout à faitheureuse si j'avais une vraie Francesca.

Je me suis assise sur le sable et j'ai criéMais enfin qu'attend donc le Seigneur

peur me faire pousser un enfant dans leventre ?

Tu es encore trop petite, a grogné Jacky.Je ne crois pas. Jonathan m'a dit.Qu'a-t-il dit encore, Jonathan ?Il a dit que ceux qui vivent dans le péché

n'ont jamais d'enfants. Il paraît que c'est lapunition.


DE MER ET D'AMOUR

Jacky n'a rien répondu, mais il s'est levé eta couru vers un manguier. D'un bond il agrimpé jusqu'aux premières branches et s'estmis à fracasser le pauvre arbre, férocement.En quelques minutes le sol était jonché defeuilles et de fruits écrasés.




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Extrait de la publication… · Il a dessiné un rond sur le sable, avec le doigt Je ne Commevois pas.un melon. Comme un melon. La lune, voyons C'est vrai La lune ... floust Œil