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part dans une guerre de légitimation LE BD REPORTAGE Memoire de fin d’etudes de Yann Foray Comment peut-il devenir un média d’information journalistique à part entière ? ©ILLUSTRATION FUTUROPOLIS p.8 dossier

Le mémoire dessiné

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Le Mémoire dessiné dresse un panorama du BD reportage en France actuellement. Réalisé par Yann Foray

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part dans une guerre de légitimation

LE BD REPORTAGE

Memoire de fin d’etudes de Yann Foray

Comment peut-il devenir un média d’information journalistique à part entière ?

©ILLUSTRATION FUTUROPOLIS

p.8

dossier

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À quand un prix Albert Londres ?Après les tâtonnements, les difficultés et les doutes, le

BD reportage arrive petit à petit à maturité. Un événement a tout bouleversé. A l’automne 2013 débarque en tête de gondole un ovni : la Revue dessinée. Un succès immédiat  : 20 000 exemplaires écoulés en moyenne à chaque numéro. Les journalistes et dessinateurs se sont unis pour sceller les jalons d’une nouvelle profession : celle de BD reporter, mariant journalisme et bande dessinée.

Hergé avait pourtant frôlé de sa ligne claire la réalité du monde. Parfois même en l’anticipant : Tintin a marché sur la Lune seize ans avant Neil Armstrong. Cependant, lorsque « Il s’agit d’écrire un bel article », le reporter du Petit Vingtième préférait « y songer à demain ». Désormais, les auteurs de BD reportage n’inventent plus un personnage de journaliste. Ils le sont.

Mais ne nous mentons pas, ce genre est un phénomène marginal. Avec, à peine une trentaine de livres édités chaque année. Le reportage dessiné a encore trois défis à relever. D’abord, parce que le dessin est trop souvent associé à l’enfance, le BD reportage ne fait pas assez sérieux. Ensuite, parce qu’il est en construction, le flou règne autour de sa définition : le ou la BD reportage. On ne sait même pas qui de la bande dessinée ou du reportage prend le pas sur l’un ou l’autre. Enfin, parce qu’à la lecture, on met toujours en cause la véracité de la reproduction d’un fait en dessin, donc de son propos. Les BD reporters vont devoir convaincre leurs pairs que leur travail relève d’une activité journalistique.

Alors, comment le BD reportage peut-il devenir un média d’information journalistique à part entière ?

Parce que le dessin est un langage vulgarisant, « les lecteurs de 7 à 77 ans » ont accès à des enquêtes complexes. Le dessin et la couleur donnent le ton. Les textes racontent et témoignent. Les espaces intericoniques ouvrent le champ de l’imaginaire. Les bulles font vivre, non plus des personnages, mais des interviewés. Un champ lexical bien proche du journalisme.

Et pour cause, XXI et la Revue dessinée revendiquent «  l’exigence de la meilleure information  » dans leurs BD reportages. Leur contenu est dense et solide, au point qu’un BD reportage peut se substituer à une enquête. Surtout, on retient mieux l’information grâce au dessin. Même si cela reste une niche, les journalistes vont devoir se pencher sur ce nouveau support d’information naissant.

Et puisqu’il n’est jamais meilleur moment que les premiers pas d’un enfant, le BD reportage peut tout tenter, tout expérimenter, tout se permettre. Une formidable opportunité pour une profession, le journalisme, en pleine tempête, qui se cherche une nouvelle voie.

Alors, à quand le prix Albert Londres pour un BD reportage ?

Yann Foray2 le Mémoire dessiné

Rédaction, maquette, secrétariat de rédaction

Yann Foray

Sous le tutorat deRégis Veydarier,

professeur d’histoire des civilisations à l’Iscpa Lyon

Mémoire de fin de cycle Bachelor journalisme effectué à l’Iscpa

de Lyon.47, rue Sergent Michel Berthet

Imprimé à Lyonen avril 2014

RemerciementsÀ Virginie Ollagnier, Olivier Jouvray et la Revue dessinée pour le temps

qu’ils m’ont accordé, ainsi que pour les illustrations qu’ils m’ont

permis d’utiliser.À toutes les personnes qui ont accepté de relire ce Mémoire

avant impression.

Je, soussigné Yann Foray, étudiant dans le programme Bachelor journalisme de l’Iscpa, institut des médias, atteste sur l’honneur que le présent dossier a été écrit de ma main, que ce travail est personnel et que toutes les sources d’information externes et les citations d’auteurs ont été mentionnées conformément aux usages en vigueur (nom de l’auteur, nom de l’article, éditeur, lieu d’édition, année, page).

Je certifie par ailleurs que je n’ai ni contrefait, ni falsifié, ni copié l’œuvre d’autrui, afin de la faire passer pour mienne.

J’ai été informé des sanctions prévues pour réglement pédagogique de l’Iscpa en cas de plagiat. Fait à Lyon, le 30 avril 2014.

édito

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éditorial

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dossierComment le BD reportage

peut-il devenir un média d’information à part entière ?

Les BD reporters n’existent pas vraiment

17 Interview. Claude Cordier, président de la Commission de la Carte

18 Etienne Davodeau refuse la carte de presse

20 Du BD reportage au XIXe siècle

22 Du texte, du dessin : un hybride qui apporte de la souplesse

24 La seule revue 100 % BD et 100 % journalisme

26 Les BD reporters cherchent à légitimer ce nouveau support

28

10 Ce que la BD apporte au journalisme

12 Lire un BD reportage, c’est facile !

15 Le dessin en quête de vérité

25 David Servenay. « La Revue dessinée est un média d’information journalistique »

Une rencontre heureuse

6

La définition du BD reportage encore naissante

4

L’avenir de la BD sur Internet

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Constituez votre bédéthèque idéale

303le Mémoire dessiné

La présence du journaliste prévient de la subjectivité

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Les traits du BD reportage sont encore flous

« On expérimente »1. C’est dans ces mots que Olivier Jouvray, cofondateur de la Revue dessinée, décrit le travail de ceux qui font le (ou la ?) BD reportage, la bande dessinée de reportage ou le reportage dessiné. Difficile encore de choisir le terme approprié, puisque le genre lui-même est en cours d’élaboration. Dixit Patrick de Saint-Exupéry dans son édito de Grands Reporters, « la BD sort de sa bulle » pour explorer de nouveaux horizons : la réalité, le documentaire et le factuel.

l ne s’agit ni d’un dessin de presse, ni d’un roman graphique et encore moins d’une caricature. Le BD reportage est une sous-catégorie de la « bande dessinée du réel ». C’est sous

cette appellation que les professionnels de la BD englobent pêle-mêle les carnets de voyage, autobiographies, témoignages, essais historiques ou politiques… des sujets vraiment personnels, des traumas familiaux par exemple. « Il y a souvent confusion sur ce qui relève du BD reportage, dans lequel l’auteur se doit de relater les faits, mais aussi de les mettre en perspective », relève Benoît Mouchart, directeur artistique du Festival d’Angoulême, dans une interview accordée à La Croix2.

Sa définition même n’est pas vraiment explicite : c’est une hybridation, mêlant dessin et journalisme. Il existe sous les appellations «  la BD reportage  », «  le reportage dessinée  » ou encore « la bande dessinée de reportage ». Le flou montre qu’on ne sait pas si cet hybride est plus le résultat de BD que de reportage, et vice-versa.

Associer les termes de « bande dessinée » et de « reportage » est donc trop prématuré. Par son intitulé, la BD privilégie l’image. Mais pour l’auteur de BD Christian Godard, « la fonction essentielle de la BD est d’être narrative, le scénario est donc l’ossature de la BD »6. Le scénario, qui implique une mise en scène, peut choquer le journaliste, ou du moins sa charte déontologique dans ses articles 1, 3 et 6 des devoirs qui impliquent le respect des faits et de la vérité.

Pour le moment, seules XXI et la Revue dessinée revendiquent

la qualité journalistique de leurs BD reportages. Il n’est donc pas encore un genre journalistique à part entière, et le terme n’est même pas encore avéré dans l’édition. Faute de meilleur terme, il fait partie des «  BD du réel ».

S’il n’existe pas de statistiques sur le BD reportage, on peut noter un accroissement significatif des parutions de ce genre depuis dix ans, ainsi que l’apparition de revues dédiées (XXI, la Revue dessinée). De cette production, toutes les parutions ne relèvent pas toujours du même genre, mais ont un point commun : « elles ont pour matière première le réel et cherchent à ne pas laisser de place à la fiction »7, explique Jean-Christophe Ogier, président de l’Association des critiques de bande dessinée (ACBD).

La pratique du BD reportage en débat«  La BD de reportage implique une démarche d’observateur

extérieur qui choisit de traiter d’un sujet particulier, et profite justement de son statut «  extérieur  » pour opérer une analyse. À la manière du journalisme, donc  »3, analyse Thierry Smolderen, historien de la BD, qui ajoute : « Le BD reporter peut s’impliquer personnellement dans son récit, se mettre en scène, et témoigner de ce qu’il voit à travers un compte rendu détaillé de son expérience subjective. Une tendance qui existe aussi dans le journalisme. »

Les architectes du BD reportage sont auteurs, parfois journalistes. Depuis des années, les mondes de la presse et de la bande dessinée se côtoient. Au XIXe siècle, le dessin a d’abord donné à voir dans des journaux comme L’Illustration, supplanté

La couverture du livre Les Revenants, de Maël et Olivier Morel. Un BD reportage sur les liens que le réalisateur de documentaire, Olivier Morel, a tissé avec les jeunes soldats américaines et américains, traumatisés par la guerre en Irak.

4 le Mémoire dessiné

©FUTUROPOLIS

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par la photographie. Cabu et Jean Teulé ont ensuite défriché le terrain dans la

presse alternative, entre 1970 et 1980, dans Hara-Kiri et L’Echo des Savanes. Puis sont arrivés Art Spiegelman, avec Maus, et Joe Sacco, avec ses reportages en BD. Le premier a reçu le Prix Pulitzer pour Maus en 1992. Le second a passé son diplôme de journaliste à l’université de Portland en 1981.4 Tous deux ont mis dans la lumière un nouveau genre. Des auteurs de BD marchent dans leurs pas, en allant sur le terrain pour, non plus s’inspirer du réel - comme le faisait Hergé - mais le retranscrire.

Face à la crise de la presse et son besoin de renouvellement, des

journalistes se sont penchés sur cette nouvelle façon de faire passer l’information. Nous en sommes là : la BD cherche à montrer la réalité, sans qu’on ne sache si cet exercice relève d’une pratique journalistique. «  Les frontières restent poreuses entre le travail d’enquête et le témoignage personnel », peut-on lire dans un article de La Croix2. Sa définition même en est impactée. « Des journalistes de formation impliqués dans ce genre de projets est un phénomène encore marginale. Tout comme le BD reportage lui-même, soyons honnêtes », analyse Gilles Ratier, membre de l’ACBD.

Un débat anime actuellement le microcosme du BD reportage. Une partie veut faire du journalisme, « les faits rien que les faits ». Une autre estime que c’est une trahison d’enlever à la BD sa capacité de montrer ce qu’on ne voit pas. Alors, la ou le BD reportage ? Le choix du déterminant dira qui de la BD ou du reportage prendra l’ascendant sur l’autre. Selon Jean-Christophe Ogier, le terme de BD reportage sera pleinement défini le jour où, « les puristes de la BD auront accepter de ne pas trahir la réalité. Et les puristes du journalisme auront accepter d’utiliser le dessin pour recréer des scènes de la réalité »6.

« Campagne présidentielle » de Mathieu Sapin, une immersion de 200 jours

dans la campagne de François Hollande en 2012. Vous remarquez le dessinateur

en bas à gauche de cette planche qui « tâche de se faire oublier ». ©DARGAUD

«Elles ont pour matière première le réel»

Jean-Christophe Ogier

1. Interview au siège de la Revue dessinée, le 3 mars 2014.2. La BD s’empare du réel, La Croix, Stéphane Dreyfus et Hélène Fargues, 26 septembre 20123. Communication personnelle, le 26 mars 20144. La bande dessinée à l’épreuve du réel, Pierre Alban Delannoy, p.75.5. Interview par téléphone, le 27 février 2014.6. Hop !, n°1.7. Interview par téléphone, le 21 février 2014.

Trois exemples pour faire la différence

Deux homosexuels qui veulent se marier, Romain et Augustin, au moment du débat sur le mariage pour tous. Une chronique sociale que signent les auteurs en mêlant la vie de deux personnages fictifs à l’actualité de 2013. Le point de vue des pro et anti mariage est exposé, ainsi que celui de Christiane Taubira. Bien que fictive, la BD ne manque pas d’informations sourcées, et on ne peut plus d’actualité.

BD DU RÉEL.Romain & Augustin

Paru dans Grands reporters, recueil de BD reportages publiés dans XXI, Renaud de Heyn y montre la vie dans le Rif, région au nord du Maroc où les habitants vivent de la culture du haschich. Une immersion dans cette zone de non droit, où des familles entières financent les études de leurs enfants grâce à cette culture. Une enquête réussie qui n’a rien à envier à un reportage écrit.

BD REPORTAGE.La route du kif

Jacques Tardi a transposé la vie de son père, René, d’après ses carnets de notes rédigés lors de sa jeunesse, en pleine Seconde Guerre mondiale. Tardi se penche sur cette période en mettant en image la vie de son père militaire, captif en Allemange. Un témoignage autobiographique, mais documenté et mis en perspective, où l’auteur explore les origines de sa propre vie.

BD HISTORIQUE.Stalag II B, Jacques Tardi

La route du kif, de Renaud de Heyn, éd. Grands reporters, Les Arènes, 39,80 €.

Moi, René Tardi, Prisonnier de guerre - Stalag IIB, de Jacques Tardi, éd. Casterman, 25 €.

Romain & Augustin, de Thomas Cadène, Joseph Faldon et Didier Garguilo, éd. Delcourt, 25,00 €.

5le Mémoire dessiné

©XXI-LES ARÈNES

©CASTERMAN

©DUPUIS

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Journaliste et auteur de BD : deux crises pour un même combat

an en librairie et des planches publiées épisodiquement dans des titres de presse.

En contrat courtEn parallèle, les pigistes connaissent une mutation de leur

rémunération semblable, avec l’arrivée du statut d’autoentrepreneur, promulguée en 2008. Un statut décrié par le SNJ, pour qui « le salaire est le seul mode légal de rémunération du travail du journaliste. Vous ne devez accepter le paiement en droits d’auteur Agessa que pour des droits d’auteur liés à la réexploitation d’œuvres journalistiques. Ne vous déclarez pas ou n’acceptez pas de vous déclarer comme auto entrepreneur pour votre travail de journaliste dans une entreprise de presse. Vous perdriez le statut de salarié, l’application de la convention collective des journalistes et l’attribution de la carte professionnelle ».5

Ajoutons à cela le manque de moyens des entreprises de presse, qui embauchent moins qu’avant, ou qui préfèrent des contrats courts au CDI. Sur les 36 823 cartes de presse attribuées en 2013, 7 933 ont été délivrées à des pigistes ou CDD (soit 21,5% de la profession)6. Un chiffre en hausse, ils étaient moins de 6 000 en 2001.

Enfin, ce contexte de concurrence accrue entre titres de presse, entre journalistes ou pigistes pour proposer des sujets toujours de meilleure qualité, que l’on peut résumer à « crise de la presse », a néanmoins eu l’effet de forcer la presse à chercher à se renouveler. Pure-players, slow journalisme, revues et… pourquoi pas se diriger vers une niche comme le BD reportage.

Deux crises donc, qui ont contribué au rapprochement de deux professions. C’est ce contexte qui peut expliquer le BD reportage sous sa forme moderne.

Paru en 2012, Viny K. est « une sorte de Tintin du XXIe siècle » selon bedetheque.com. En un peu plus dévergondé : celui-ci pratique un gonzo journalisme rock’n roll, qui le pousse à fréquenter les réunions de Narcotiques anonymes.

Mais quelle mouche a piqué les journalistes pour faire du reportage en bande dessinée ? C’est l’histoire d’une crise. Non, plutôt de deux en réalité.

6 le Mémoire dessiné

Le terrain était propice à leur rapprochement. D’un côté, des journalistes confrontés à ce qu’on appelle «  la crise de la presse  », Internet et un nouveau modèle économique à trouver. De l’autre, des auteurs de bande dessinée, toujours plus nombreux, qui font face à ce qu’on appelle « la crise de surproduction ». Ces deux crises ont-elles contribué à la naissance du BD reportage ? Elles ont du moins permis aux journalistes et aux auteurs de BD de se rapprocher.

De la planche au forfaitDepuis dix ans, le marché de la bande dessinée a explosé.

1563  bandes dessinées éditées en 2000, on en compte 5 159 en 2013.1 Mais leurs conditions de rémunération n’ont pas suivi cette évolution. Qui dit plus de BD, dit plus d’auteurs. « La baisse des ventes mécaniquement rend la prise de risque plus grande et décourage les éditeurs de maintenir leurs prix moyens à la planche, d’autant que la concurrence est toujours plus acharnée avec une production très (trop?) importante  », peut-on lire dans un article du Monde2. La bande dessinée « représente aujourd’hui l’un des secteurs les plus florissants de l’édition de livres, avec une variété de qualité, dans l’excellence comme dans la médiocrité, aussi importante que n’importe quelle autre forme narrative  ».3 Face à cette «  crise de surproduction  », de nouveaux modes de rémunération sont apparus. Les auteurs ne sont plus payés à la planche, entre 300 et 1000 euros4, mais au forfait. Les maisons d’éditions proposent désormais une somme fixe pour un album. Ce système permet aux éditeurs de garder la main sur les ouvrages produits2. « Ce procédé, très usité dans l’édition des guides touristiques ainsi que dans l’édition des dictionnaires et autres encyclopédies, s’inscrit sous les conditions légales définissant une œuvre collective »2. Les auteurs renoncent donc à leurs droits d’auteur et aux revenus que peuvent générer l’exploitation de leur œuvre.

Dans ce contexte si concurrentiel, des auteurs de BD ont donc cherché des niches, loin des séries humoristiques, fantastiques, historiques et plus généralement qualifiées de franco-belges. Parmi ces niches, le BD reportage, qui compte une trentaine d’ouvrages par

1. Bilans de l’ACBD, Gilles Ratier, Bilans de 2000 et de 2013.2. Game over sur les droits d’auteurs ?, Le Monde.fr, Blogs, 28 octobre 2010.3. La bande dessinée, Benoît Mouchart, Le Cavalier bleu, coll. Idées reçues.4. Interview de Gilles Ratier, secrétaire général de l’ACBD, le 14 mars 2014.5. Le bulletin de salaire, Pigiste mode d’emploi, p.2, sur www.snj.fr/spip.php?article43086. Chiffres issus des statistiques de la CCIJP, Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels, 3 janvier 2014.

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La BD se libère de son image juvénilela Communication en 2012. Un double constat qui pourrait permettre au BD reportage de vanter sa capacité d’allier l’utile à l’agréable.

Longtemps considérée comme un art mineur en France, la bande dessinée bénéficie désormais « d’une large diffusion : plus de trois Français sur quatre déclarent avoir déjà lu des bandes dessinées. »1 Malgré tout, cette image juvénile lui colle à la peau : une petite moitié des personnes de 15 ans et plus estiment que les bandes dessinées sont surtout faites pour les enfants et les jeunes.3 De plus, bien qu’il soit deux genres distincts, la BD et le dessin de presse, ou la caricature, sont souvent assimilés. Le côté satirique et humoristique du dessin de presse peut desservir l’image d’un dessin qui se voudrait plus sérieux.

La diversification de la production de BD depuis les années 1990 montre une tendance vers l’essor de romans graphiques ou de BD alternatives, comme le BD reportage. Prisés principalement par les 25-35  ans, pour 40  % d’entre-eux.1

Un dernier chiffre pourrait jouer en la faveur du BD reportage. Celui des lecteurs de bandes dessinées selon la fréquence de lecture de journaux. On constate qu’un quart des personnes qui lisent quotidiennement des journaux d’information, lisent des BD. Ce chiffre monte même à 40 % pour les lecteurs quotidiens de revues et de magazines.1

7le Mémoire dessiné

1. L’enquête sur la lecture de bandes dessinées en France, la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, 2011.2. Communication personnelle3. La lecture de bandes dessinées en France, ministère de la Culture et de la Communication, 2012.

Disponible sur neuviemeart.citebd.org/spip.php?rubrique91

La Cité internationale de la bande dessinée et de l’image a été créée en collaboration avec le département de la Charente, le ministère de la Culture et la ville d’Angoulême. La Cité réunit un musée de la BD, des espaces d’exposition, etc. Cette ensemble culturel est dédié à « la conservation, la diffusion, l’étude, la promotion et l’aide à la création en matière de bande dessinée et d’image ». La Cité a publié sur son site Internet une étude menée en 2011 pour identifier le profil des lecteurs de bande dessinée. « Ces données chiffrées inédites sont issues d’une vaste enquête nationale menée auprès de 4 981 personnes et réalisée par TMO Régions. »

À LIRE.L’enquête sur la lecture de bandes dessinées en France

Le journal de Tintin se revendiquait le journal « des jeunes de 7 à 77 ans ». Selon une étude de la Cité internationale de la BD, « l’âge est un facteur très discriminant de la lecture de BD (...), il peut être observé que les 11-14 ans s’associent la plus forte proportion de lecteurs de BD : 90 % se déclarent lecteurs. »1 Un pourcentage qui ne fait que baisser après 18 ans. 35 % des 18-24 ans se déclarent lecteurs, puis, 9 % pour les 60 ans et plus.1

Une double compétenceLe monde de l’enfance s’est donc approprié la BD, un

support dans lequel on aime se replonger, en souvenir du temps passé. C’est une madeleine de Proust. De leur côté, les adultes rougissent à l’idée de dire qu’ils sont lecteurs de bande dessinée. «  C’est un péché mignon  »2, ironise un libraire du 7e arrondissement de Lyon.

Il faut dire que les publications en bande dessinée dédiées à la jeunesse ne manquent pas. Le Journal de Mickey (depuis 1934), le Journal Spirou (depuis 1938), le journal de Tintin (jusqu’en 1988), Pif Gadget (jusqu’en 2008) ou encore Tchô! (jusqu’en 2013) pour les plus connus. De nombreux lecteurs nés à partir des années 1960 ont été bercés dans leur enfance par ces revues.

Depuis, ils ont grandi. Même si sur la tranche des 18 et plus, environ 60 % se disent anciens lecteurs1, ils n’en gardent pas moins une bonne image, favorable au BD reportage. 92 % des plus de 15 ans estiment que la bande dessinée permet de se divertir et de s’amuser3. Mais 70 % pensent que l’on peut apprendre beaucoup de choses et se cultiver grâce à la bande dessinée, selon une étude du ministère de la Culture et de

Disponible sur http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?rubrique91

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dossier

C’est le nombre d’études statistiques menées sur le BD reportage. Seulement quelques estimations de professionnels de la BD permettent d’identifier une trentaine de livres alliant BD et reportage, sur les 5 159 BD qui sont sorties en librairie en 2013. Les estimations pour les BD reportages sortis dans la presse épisodiquement s’élèvent à une centaine par an entre 2000 et 2012.

zéro

Sources : 2013, l’année de la décélération, rapport annuel de l’ACBD, Gilles Ratier, 2013.

C’est le recul moyen des ventes en kiosque au numéro des quotidiens nationaux en France en 2013, selon l’OJD. Le total des ventes, lui, a baissé de 7 %.Sources : OJD, 2013

22C’est le nombre de revues, vendues en librairies, qui publient de la bande dessinée. Elles n’étaient que 17 en 2012. Parmi les cinq nouvelles, La Revue dessinée a écoulé 24 000 exemplaires de son premier numéro et 20 000 pour le deuxième.Sources : 2013, l’année de la décélération, rapport annuel de l’ACBD, Gilles Ratier, 2013. Et communication de la Revue dessinée, chiffres datés du 12 mars 2014.

8 le Mémoire dessiné dossier

25 %C’est la part des personnes qui lisent quotidiennement des journaux d’informations qui se disent lecteurs de bande dessinée.Sources : L’enquête sur la lecture de bandes dessinées en France, la Cité internationale de la BD et de l’image, 2011.

500Le nombre de croquis réalisés par Guy Delisle, que l’on voit ici en pleine action, pour son livre Chronique de Jérusalem. 15 pays ont acheté les droits de cet ouvrage.

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Depuis le XIXe siècle, en France et aux États-Unis, la presse entretient des liens étroits avec le dessin. L’Illustration, The Graphic ou L’Illustrated London News en avaient même fait leur argument de vente. Au XXe siècle, la bande

dessinée franco-belge connaît son apogée, jusqu’à être publiée sous forme d’album. Elle reste cependant « tributaire de ses liens avec la presse »1. Tintin travaillait au Petit Vingtième, Superman au Daily Planet, … Ce lien avec le monde de la presse « se fonde dans le meilleur des cas sur l’imaginaire, et dans le pire, sur les préjugés, comme en témoignent les premières aventures un peu datées de Tintin, entre les Soviets et le Congo. »1

Depuis 1987 et le Maus d’Art Spiegelman, les liens entre la BD et le journalisme ont changé. Ce dernier obtient le Prix Pulitzer, habituellement réservé à des enquêtes journalistiques, en 1992 avec une bande dessinée sur la Shoah. France Info crée en 1991 un Prix de la bande dessinée d’actualité et de reportage. Un collectif d’auteurs souhaitent casser le format classique de l’album. La maison d’édition L’Association est née en 1990 pour publier de la BD alternative, dont du BD reportage.

Dans le même temps, le monde de la presse est bouleversé par Internet et la remise en cause de son modèle économique. Des journalistes rebondissent et expérimentent. Parmi leurs succès, Mediapart, purement numérique, ou XXI, attaché au papier, mais à contre-courant avec du long reportage et « dont le succès s’explique aussi par sa pratique des reportages dessinés. »1

Avec la naissance de la Revue dessinée, la bande dessinée s’invite dans « l’exigence de la meilleure information et la conviction que le dessin permet une formidable profondeur de narration »2. Et il se pourrait bien qu’elle devienne un média d’information journalistique à part entière... •

1. Reportages : intimité du journalisme et de la bande dessinée, nonfiction.fr, 27 septembre 2013.2. La Revue dessinée, éditorial du numéro 1, automne 2013.

Comment le BD reportage peut-il être considéré

comme du journalisme ?

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Sylvain Lapoix se définit comme un enquêteur qui cherche «  la petite bête » dans les domaines de l’énergie. Pour son enquête sur les gaz de schiste, sur laquelle il a passé cinq

ans, rencontré toutes les personnes nécessaires pour traiter d’un sujet aussi sensible, Sylvain Lapoix a surtout dû déchiffrer des termes techniques d’extraction de cette ressource. «  Expliquer l’utilisation des explosifs thermonucléaires pour l’extraction des gaz… La bande dessinée me permet de tout schématiser et de toucher plus de gens sur un sujet difficile »1, explique-t-il.

Les qualités de vulgarisation de la bande dessinée sont sans doute son principal avantage. « Le dessin est un langage universel, que tout le monde comprend  »2, soulève Virginie Ollagnier, cofondatrice de la Revue dessinée. «  Mais surtout, le lecteur s’identifie ou s’attache aux personnages. La force de la BD, c’est l’empathie, martèle Virginie Ollagnier. La dimension affective du trait et de la couleur touche immédiatement le lecteur.  » Alain Gresh, directeur adjoint du Monde Diplomatique, estime  : « L’intérêt d’une BD, c’est qu’on peut mettre en scène quelqu’un, ce que ne peut pas faire un journaliste. Le lecteur peut s’attacher à un personnage, et rentre donc beaucoup plus facilement dans un sujet de fond. »3

Un reporter qui se met en scèneLe dessin permet de donner à voir des événements, des

situations ou des faits historiques dont on n’a aucune image. « La force de la BD est qu’elle personnifie et donne un corps au problème traité  »4, explique Thierry Smolderen, spécialiste de la bande dessinée. Mais cette personnification passe souvent

par une mise en scène de personnages - réels bien sûr - dont le journaliste lui-même. Cette pratique relève d’un journalisme à l’anglo-saxonne.

Un auteur incontournable, Joe Sacco, écrivait dans le «  Manifeste  » de son ouvrage en BD Reportages  : «  Comme je suis un personnage dans mon propre travail, je me donne la permission journalistique de montrer mes interactions avec les gens que je rencontre. On apprend beaucoup des gens à l’occasion de ces échanges personnels, que la plupart des journalistes suppriment hélas de leurs articles. »5 Cette présence du reporter et cette mise en scène font d’ailleurs l’objet de l’une des critiques les plus répandues à l’encontre du BD reportage. Vincent Bernière, auteur de La BD sur le terrain, évoque à propos de Joe Sacco « le nouveau journalisme américain, à l’instar de Hunter S. Thompson, auteur de Hell’s Angels »6, père du gonzo journalisme.

La pierre angulaire à propos de Thompson est ce journalisme ultra subjectif, raconté à la première personne. Les méthodes du BD reporter s’y apparentent. Dans Énergies extrêmes, de Sylvain Lapoix et Daniel Blancou, bien que le dessin soit réaliste et le ton sérieux, le journaliste fait son apparition à maintes reprises. La subjectivité est totalement assumée.

Une subjectivité contraignante… mais utilePour Joe Sacco, la difficulté est d’identifier «  ce qui est

vérifiable et ce qui ne l’est pas ».5 Le dessinateur est comme le cadreur en télévision : il choisit de montrer un moment ou un lieu plutôt qu’un autre. On ne voit pas le hors-champ. Mais le BD reporter doit donner à voir, et la dimension journalistique

Dans Énergies extrêmes, Sylvain Lapoix (dessiné avec la veste marron) n’hésite pas à se mettre en scène et montrer les coulisses de ses enquêtes journalistiques, comme ici, lorsqu’il rencontre un responsable de la communication d’une grande entreprise.

La bande dessinée bouscule La bande dessinée est « un nouveau langage, plus actuel et plus moderne, qui pourrait répondre à la crise de la presse ».

Léopold Ferdinand-David avançait dans l’éditorial du hors série du Monde diplomatique un argument presque messianique. Pour David Servenay, cofondateur de la Revue dessinée, « la bande dessinée (lui) a permis de rendre

accessible des enquêtes, habituellement réservées à certains médias. Donc à certains lecteurs. »

©LA REVUE DESSINÉE

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de son travail l’oblige à respecter la vérité et donc des détails, pour recréer un dessin le plus vrai possible.

Prenons l’exemple du Prix de la terre, BD reportage paru dans le premier numéro de la Revue dessinée. Dans cette enquête, il est question des pots-de-vin dans le monde agricole. La journaliste Manon Rescan a collaboré avec un dessinateur. Elle avait rencontré un élu de région qui, sous le crayon du dessinateur et la colorisation, ne correspondait pas vraiment à son image réelle : « La couleur de son costume et sa posture font penser à un mafieux »7, admet Manon Rescan. Le journaliste doit redoubler d’efforts et non plus seulement capter un événement, mais se soucier des détails qui l’entourent.

Afin d’être au plus proche de la réalité, Joe Sacco prend des photos et remplit des carnets de note. Etienne Davodeau, auteur

des Ignorants, «  s’appuie sur une documentation précise et des articles de presse. »8 Le journaliste doit aiguiller son dessinateur pour être au plus proche de ce qu’il a vu. «  Finalement, on peut dire que le dessin est plus contraignant pour un journaliste car il va devoir donner plein de petits détails à son dessinateur. Mais c’est gage de qualité de l’information, de proximité avec la vérité »9, défend David Servenay, cofondateur de la Revue dessinée. •

Avec la BD, les journalistes n’hésitent pas à se mettre en scène et à montrer les rencontres faites en coulisses. Celles dont on ne parle pas habituellement. Que tous les journalistes connaissent, mais que le lecteur ignore. Ce sont souvent des situations tabous, entre journalistes et communicants. Dans Energies extrêmes, Sylvain Lapoix, s’attaquant au sujet sensible des gaz de schiste, met en image un rendez-vous avec le chargé de communication d’une grande entreprise d’énergie (voir illustration page de gauche). On ne connaît pas le nom de ce dernier, ni celui de sa société, mais il va demander à Sylvain Lapoix de ne plus mentionner dans ses papiers les groupes Hess et Publicis. « C’est absolument hors de question », renvoie Sylvain Lapoix. Convaincu de pouvoir le soudoyer, le communicant propose alors une interview des ingénieurs de Hess au journaliste. La dernière case de cette planche montre une situation des plus communes dans la profession. Le chargé de communication lui demande s’il pourra relire les questions et les réponses. Sylvain Lapoix montre cet événement pour expliquer les rouages de la profession, et la façon dont des entreprises ou institutions s’y prennent pour tenter d’enrayer les propos d’un journaliste. Dans L’Affaire des affaires, Denis Robert montre les coulisses de sa vie. Il travaille sur le dossier Clearstream. On assiste aux relations qui se compliquent avec sa femme à cause de son enquête qui prend du temps. On s’aperçoit que la distance entre le rédacteur et son lecteur s’efface avec la bande dessinée. •

Le BD reporter se permet de montrer les coulisses

les codes du journalisme

1. Interview, par téléphone, le 25 février.2. Interview, à la Brasserie Jean Jaurès, le 14 février.3. Dessine-moi un grand reportage !, A. Guilhem, 2011, sur archives.lafabriquedelinfo.fr4. Interview, le 13 mars.5. Reportages, Joe Sacco, Futuropolis, 2011.6. Vincent Bernière, La BD sur le terrain, dans Neuvième Art, n°7, janvier 20027. Interview, par Skype, le 7 mars.8. Interview, par téléphone, le 27 février.9. Interview, par téléphone, le 10 mars.

Guy Delisle, auteur à succès de BD reportage, se met toujours en scène. Il raconte comment il vit ses immersions, mais ce sont plus souvent des récits de témoignage que de journalisme. Ces cases sont extraites de Chroniques de Jérusalem.

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©DELCOURT

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À présent, apprenonsPour répondre à sa vocation d’informer, le reportage dessiné a créé un nouveau langage. Les auteurs

ont traduit les codes de la presse écrite et du reportage télévisuel en dessins, phylactères et textes. Ce sont les bases de la bande dessinée qui permettent le bon déroulement du récit.

Voici la façon dont le BD reportage a adapté cette partie technique.

La séquence« C’est l’équivalent du montage en TV, ce que le BD reporter nous montre de ce qu’il a vu »1, analyse Virginie Ollagnier de la Revue dessinée. Le BD reportage ne pouvait pas se passer de ce système, essence même de la BD : « placer une image après une autre pour montrer le passage du temps »2.

Les éléments de descriptionLes cases ci-dessous sont considérées comme un dessin réaliste, c’est-à-dire qu’il reproduit avec le plus de fidélité la réalité. On distingue facilement une station essence de la marque Total dans la première case et la moustache de José Bové dans la dernière. Le dessin réaliste permet d’obtenir le même effet que la description en presse écrite. « Ce choix de dessin est pertinent pour traiter d’un sujet sensible ou qui demande une extrême précision », indique Virginie Ollagnier.1 Ce qui est le cas de cette bande dessinée, Énergies extrêmes, qui porte sur l’utilisation des gaz de schistes en France et dans le monde.

Les interviewsLa spécificité du 9e art, appelée bulle, ou phylactère pour les puristes, est indispensable au BD reportage. Cet élément permet de citer les interlocuteurs, comme si l’on ouvrait les guillemets de part et d’autre d’une citation dans un article de presse écrite. Aux citations brèves, le BD reporter préfère parfois la retranscription de dialogues longs, en plusieurs bulles sur plusieurs cases. Enfin, la bulle est bien sûr plus petite qu’une colonne d’article : cela peut donc être une meilleure entrée de lecture.

Le cadrageLe cadrage des images est le même qu’en télévision. Plan large, serré, américain, ... « Il ne faut pas oublié que le story-board utilisé en cinéma, n’est autre qu’une bande dessinée réalisée avant le tournage », rappelle Jean Christophe Ogier3, critique BD de France Info. Ici, le BD reporter a choisi de montrer José Bové, comme s’il l’avait filmé pendant la conférence qu’il menait. Le plan n’est pas serré, comme si la caméra était

derrière le pupitre.

La voix offComme en télé, le journaliste explique en voix off ce qu’il a vu. Ces éléments de texte prennent la forme d’un encart narratif, placé au bord ou dans le coin d’une case. En BD, il existe 3 formes d’expression avec des bulles : narratives (comme ci-dessus), avec une extension pointue vers le personnage qui parle - la bulle - et en forme de nuage pour exprimer la pensée. Le style narratif est semblable au journalisme dit « littéraire », que l’on trouve dans les mook : la pyramide inversée et les cinq W ne sont pas toujours présents.

Les bases techniques

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Écriture et couleursCinq W et pyramide inversée ne sont pas de mises en BD reportage. Ce n’est pas aussi simple que de mettre un article en dessin, en découpant le texte dans les bulles de narration. « Une même enquête ne s’écrit pas de la même façon en presse écrite et en BD, explique Sylvain Lapoix. Je réenquête et je n’écris pas comme pour un article de presse, mais comme pour un documentaire TV. »4 La difficulté constite donc à allier le texte à l’image, sans se répéter. « Le texte doit donner une dimension supplémentaire au dessin. » La narration est soutenue par la couleur, qui va donner l’ambiance du reportage. Un journaliste de presse écrite dit d’ailleurs « je mets de la couleur dans mon article ». C’est le même principe. Page 23, une planche de Un VRP de guerre dans laquelle des cases bleutées sont opposées à des rouges. Chacune donne une ambiance différente.

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1. Interview, le 14 février 2014, à la Brasserie Jean Jaurès, vers 11 heures du matin.2. Réinventer la bande dessinée, Scott McCloud, Vertige Graphic, p.1.3. Interview, le 21 février 2014, par téléphone.4. Interview, le 31 mars 2014, par téléphone.

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En bande dessinée, des mots comme « BANG » sont utilisés pour ajouter le son1. Dans les médias traditionnels, il est nécessaire d’ajouter de la « couleur » pour donner à voir. Les auteurs de BD reportage utilisent donc des métaphores graphiques pour traduire des pensées, plutôt que d’utiliser des discours. Chaque dessinateur a sa « patte » et « cherche une lisibilité immédiate grâce au dessin qui est avant tout un outil narratif », selon Etienne Davodeau2.

Le dessin au service de la métaphore Exprimer une idée sans mot pour donner tout son sens au dessin, tel est le défi de tout BD reporter. Par exemple, dans ce reportage de David Servenay, cofondateur de la Revue dessinée, on y voit le trafiquant d’armes Jacques Monsieur perdu parmi d’énormes mallettes. La serviette représente l’outil de travail de ce trafiquant. Sa multiplication représente le nombre d’affaires illégales qui s’accumulent.

La traduction des émotions en dessin

Le souvenir La force du dessin est sa capacité à montrer tout, même des faits auxquels le journaliste n’a pas assisté. Ci-contre, Allende le dernier combat, paru dans la Revue dessinée n°1, raconte le putsch au Chili du 11 septembre 1973. Les conditions de la mort d’Allende étant floues et appartenant à un fait passé dont aucune image n’existe, le dessinateur a fait le choix d’un crayonné « transparent », « grossier ». « Le dessin est un peu flou, comme les images d’un rêve dont on se souvient vaguement »3, confie Virginie Ollagnier. C’est l’un des avantages de la BD : servir l’invisible. Il est ainsi possible de matérialiser des émotions.

à lire un BD reportage

©LA REVUE DESSINÉE

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1. Les clés de la bande dessinée, Will Eisner, Delcourt, p.18.2. Interview, le 27 février, par téléphone.3. Interview, le 14 février 2014. 4. Intimité du journalisme et de la bande dessinée, nonfiction.fr, 27 sept. 2013

Les astucesA la place d’un discours, le BD reporter utilise des symboles pour traduire des pensées. Dans cette case tirée de Energies extrêmes, le journaliste Sylvain Lapoix a fait le choix de représenter les paroles de son interlocuteur avec des barbelés autour de la bulle, pour montrer la dimension sensible du sujet évoqué. En presse écrite, on aurait écrit en toutes lettres que « consulter un dossier sur les gaz de schiste à la préfecture est sensible ». On voit aussi que le journaliste se met en scène. La technique est quasiment généralisée en BD reportage, « afin que le lecteur puisse identifier les éléments de distorsion de l’information ».4

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À présent, apprenons à lire un BD reportage (suite)Un dessin pédagogique

1. Interview, le 14 février, à la Brasserie Jean Jaurès, vers 11 heures du matin.2. Interview, le 7 mars 2014, par Skype.

Le cartoonLe cartoon correspond à ce dessin qui déforme les personnages (étirements, grands yeux, quatre doigts, etc.) dans des situations drôles. Dans le Prix de la Terre, le reportage sur le terrain, en dessin réaliste, est entrecoupé de pages en cartoon, dans lesquelles le BD reporter donne des informations plus générales et des chiffres à l’échelle nationale. « Le cartoon permet d’utiliser des symboles qui parlent à tout le monde. La technique est au service d’une meilleure compréhension »2, explique Manon Rescan, auteur du Prix de la Terre, une enquête sur les pots-de-vin dans le monde agricole. Ici, le capitalisme est personnifié en costume trois pièces et cigare aux lèvres. Le paysan avec une salopette, fourche et moustache devient le symbole du paysan type.

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L’infographieUn article de presse aurait illustré les chiffres d’un tableau de données dans une phrase ou dans une infographie. Le BD reportage en fait de même. « Mais il s’est réapproprié l’infographie, qui est du dessin à l’origine »1, analyse Virginie Ollagnier. Pour faciliter la compréhension du lecteur, « l’infographie est pleine de clichés qui transmettent une idée instantanément. »1 Par souci journalistique, la source des infographies des BD reportages est indiquée.

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La subjectivité du dessin n’empêche pas la recherche de la vérité

Cet engagement régit la relation qui, à travers le fond éditorial, doit se déployer entre le média et l’audience.»6 Ce concept a été établi par le sociologue Eliséo Véron dans les années 1980. Dans la presse, le contrat de lecture est la ligne éditoriale.

Mais problème, le BD reportage est publié dans seulement deux revues avec une ligne éditoriale  : XXI et la Revue dessinée. Que penser des autres reportages qui sortent épisodiquement dans la presse ou qui sont publiés sous le format du livre.

Pour Joe Sacco, « une chose dessinée doit pouvoir être facilement identifiée comme celle qu’elle représente dans la réalité (...) Pour faire une analogie avec le cinéma, un dessinateur de BD est à la fois décorateur, costumier et directeur de casting. Mener à bien toutes ces tâches suppose de faire des recherches dans des livres, des archives et sur Internet  ».5 Ce dessinateur se dit convaincu qu’il est possible d’atteindre la vérité en dessin, car cela lui a compliqué la tâche. « Combien de personnes étaient présentes  ? Où étaient placés les barbelés ? Les gens étaient-ils debout ou assis ? » Cette exigence du détail pour tendre vers une vérité visuelle la plus précise possible « est un peu le contrat de lecture actuel, qui oblige à être précis et peut-être plus qualitatif dans les reportages », conclut Virginie Ollagnier de la Revue dessinée. •

déontologie

Pour bien comprendre la subjectivité du dessin, prenons l’exemple des caricatures, qui forcent le trait. Plusieur dessinateurs ne représentent pas de la même façon un même fait ou personnage. Ici, Plantu, Charb et Tignous représentent Nicolas Sarkozy chacun à leur manière. Et pourtant, on le reconnaît. C’est toute la force du dessin et en même temps sa faiblesse journalistique : Nicolas Sarkozy ressemble-t-il bien à ça ?

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«Publier seulement les informations dont l’origine est connue ou, dans le cas contraire, les accompagner des

réserves nécessaires (...) », tel est le troisième devoir de la Déclaration des droits et des devoirs des journalistes signée en 1971. Dans le BD reportage, le dessin est utilisé comme vecteur d’information. Tout journaliste est donc en droit de se demander en quoi le dessin respecte bien ce principe.

Précédemment, nous avons vu que les BD reporters ont créé un langage journalistique, en transposant les codes du journalisme en bande dessinée. La citation entre guillemets par exemple correspond aux paroles d’un interviewé dans une bulle. Ou encore, la case correspond au cadrage.

Mais selon Etienne Davodeau, « le dessin établit une distance. Comme l’image est recréée, le lecteur est plus méfiant »1. Encore plus s’il est journaliste. Face à un BD reportage, un journaliste va se demander si ce qui y est affirmé est bien vrai. « On attendrait presque que chaque citation dans les bulles soit sourcées avec une annotation en bas de page »2, analyse Jean-Christophe Ogier, journaliste de France Info.

Le journaliste Sylvain Lapoix, auteur d’Energies extrêmes, n’est pas de cet avis. « Quand j’écris un article, je ne mets pas des sources pour chaque phrase en bas de page. »3 Pour Manon Rescan, journaliste, «  le BD reportage doit encore gagner la confiance des lecteurs. Un jour, on ouvrira une revue qui en publie, sans se demander si ce qu’on lit dans les

bulles est bien vrai ».4

La vérité essentielleLa raison pour laquelle le dessin suscite

autant d’interrogation est celle de la vérité. Chaque dessinateur a un coup de crayon comme un journaliste a sa plume, qui leur sont propres. Pour Joe Sacco, « Il n’y a rien de fidèle dans un dessin. Un dessinateur assemble délibérément des éléments et les dispose à dessein sur la page. (...) Heureusement, il n’existe aucun manuel pour dire au BD reporter jusqu’où il doit pousser la quête d’exactitude.  » Mais c’est peut-être ça qui manque  : un manuel qui dirait comment une citation doit être retranscrite, comment l’info doit être amenée. Pour l’instant, « le dessinateur de BD a en tête la vérité essentielle, pas la vérité littérale.  »5 La caricature est l’exemple parfait de dessins subjectifs. Même si plusieurs dessinateurs croquent une même personne, la recherche de la vérité essentielle fait que notre œil reconnaît cette personne facilement. Voyez plutôt ces dessins de Plantu, Charb et Tignous en illustration. Le journaliste au contraire cherchera la vérité littérale. « Respecter la vérité » sont les trois premiers mots du premier article de la Déclaration de Munich de 1971.

Contrat de lecture Pour Manon Rescan, le BD reportage doit

créer son « contrat de lecture ». « Un contrat de lecture est une promesse d’engagement que met en place celui qui publie avec son lectorat.

1. Interview téléphonique, le 27 février 2014.2. Interview téléphonique, le 21 février 2014.3. Interview, le 31 mars 2014.4. Interview, le 27 février 2014.5. Un manifeste, quelqu’un ?, Reportages, Joe Sacco, 2011.6. www.webmarketing-com.com

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Le BD reportage existe bel et bien, mais pas les BD reporters

Le Photographe, représentant ici le photoreporter Didier Lefèvre. ©Aire libre/Dupuis

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«Le BD reportage pourrait devenir un média d’information à part entière, seulement si des «  BD reporters  »

travaillaient de façon régulière. Mais j’en doute. Cela reste une niche, dans laquelle une trentaine de livres sortent par an, et peut-être une petite centaine de journalistes qui le pratiquent, aidés d’un dessinateur ou pas. Ce chiffre est bien sûr à relativiser  », analyse Gilles Ratier, secrétaire général de l’ACBD (Association des critiques de BD).1

Une rémunération peu attractive150  euros la planche à la Revue

dessinée, pour une enquête de dix pages, le prix d’un BD reportage s’élève en moyenne à 1 500 euros. Pour un projet qui se prépare six mois à l’avance, rien que pour le dessin. Ajoutons à cela, les phases d’enquête. Non, ce n’est pas vraiment rentable. Cependant, les auteurs qui publient une enquête en BD reportage, la publient également sous forme écrite dans d’autres supports. La BD n’est qu’un support complémentaire.

David Servenay avait publié en 2004 une enquête sur Jacques Monsieur, un trafiquant d’armes qu’il avait rencontré. Son enquête avait été publiée sur RFI, en plusieurs volets cette même année.2 Neuf ans plus tard, celui qui est devenu cofondateur de la Revue dessinée, décide d’adapter son enquête en BD. L’idée était pour lui de tenter quelquechose de nouveau. « Le mode de narration de la BD m’a permis de vulgariser ce dossier complexe, explique David Servenay. Cela a apporté une autre dimension à mon enquête  : non plus réservée à certains médias, donc certains lecteurs, mais bien plus accessible. »

Le BD reportage comme support complémentaire, parfois jouissance graphique, et le faible revenu qu’il génère contribuent au problème auquel ce microcosme se confronte : le BD reportage existe mais pas les BD reporters.

« Un one-shot »Qu’ils soient auteurs, journalistes

ou dessinateurs, l’élaboration d’un BD reportage est une activité épisodique. «  C’est un projet en one-shot  », explique Manon Rescan, auteur du Prix de la Terre, paru dans la Revue dessinée. C’est-à-dire que la réalisation d’un BD reportage est

le projet d’une seule fois, d’un seul coup. «  Ce n’est pas une activité principale  : des journalistes sont rattachés à une rédaction ou sont indépendants. Ils ont parfois un sujet à vendre sous format vidéo ou écrit. Et certains tentent le BD reportage »3, explique Virginie Ollagnier, cofondatrice de la Revue dessinée.

Ce n’est donc pas tant le contenu des BD reportages qui est remis en cause, mais plus le format sous lequel il est publié. Actuellement, il se diffuse de manière régulière dans des mooks, et plus épisodiquement et surtout aléatoirement, en one-shot dans des quotidiens ou autres supports de presse.

Le mook, mi-magazine, mi-book, un hybride qui se veut porter un autre regard sur le monde et faire du journalisme autrement. «  Des pavés format XXL, catégorie poids lourd de presse, 200 pages et 15 € en moyenne. Invendables a priori, ces trimestriels au graphisme soigné, tout en papier glacé, pullulent dans les librairies », analysait Régis Soubrouillard, dans un article de Marianne.4 Parmi ceux-ci, la Revue dessinée. Le support mook était le meilleur médium. «  Concevoir une BD prend du temps. Sortir un trimestriel en format mook, avec du contenu de qualité graphique et textuelle, était la meilleure option », confie Virginie Ollagnier.3

Et la rémunération des reportages en bande dessinée à la Revue dessinée se

fait en droits d’auteurs. Problème : cela ne rentre pas dans les critères d’attribution de la carte. La CCIJP (Commission de la carte d’identité des journalistes) vérifie que «  le journalisme est bien une occupation principale, régulière (3 mois consécutifs pour une première demande, 12 mois pour le renouvellement) et rétribuée. Il arrive que les pigistes présentent des paiements en droits d’auteur. Pour la première demande de carte de presse, s’il s’agit bien d’une activité journalistique exercée à titre principal et procurant à l’intéressé la majorité de ses ressources, la carte peut être délivrée. L’année suivante, le nombre de paiements en droits d’auteur doit avoir disparu ou avoir diminué sensiblement ».5

C’est actuellement le problème de Sylvain Lapoix. Il a publié Énergies Extrêmes, en trois volets de 34, 43 et 17  planches respectivement dans les numéros 1, 2 et 3 de la Revue dessinée. Payés en droits d’auteurs, il aurait perçu près de 14 000 € en droits d’auteur, à 150 € la planche. Cumulés, selon ses propos, « à d’autres activités dans d’autres mooks  », il craint désormais de ne pas pouvoir renouveller sa Carte de presse, pour une septième année consécutive.

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1. Interview téléphonique, le 14 mars 2014.2. Disponible dans les archives RFI : http://www1.rfi.fr/actufr/pages/001/page_88.asp3. Interview, le 14 février 2014, à la Brasserie Jean-Jaurès.4. Les mooks jouent les meneuses de revue, Marianne, R. Soubrouillard, 21 avril 2012.5. Carte mode d’emploi, www.snj.fr

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Claude Cordier. “Le dessin n’entrave pas la déontologie de l’information”

En tant que président de la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP), Claude Cordier n’a pas d’objection particulière à la pratique du BD reportage. Il revient sur les points du BD reportage qui peuvent poser problème en matière de déontologie de

l’information.1

Un journaliste qui relate des faits sous forme de bande dessinée peut-il prétendre à l’attribution de la carte de presse ?Le journaliste qui en fera la demande sera éligible sous les mêmes critères que les autres. A savoir, remplir les trois conditions d’attribution de la Carte : exercer l’activité de journalisme de façon régulière et principale, depuis au moins trois mois, à plein-temps ou à mi-temps. Tirer plus de 50 % de ses ressources de l’exercice journalistique, en étant salarié mensualisé ou à la pige. Enfin, être employé par une entreprise de presse agréée. Si le BD reporter remplit ces trois critères, il n’y a pas de raisons que la Commission ne lui délivre pas sa carte.

Et quelles sont les entreprises de presse agréées qui publient du BD reportage ?Seulement deux revues pratiquant le BD reportage sont reconnues, XXI et l’Avis des bulles (ndlr, une revue d’actualité sur la BD). D’ailleurs, il n’existe qu’une petite dizaine de journalistes pratiquant le reportage en bande dessinée qui ont leur carte de presse, dans ces deux revues. Mais ce n’est sans doute pas la principale source de leurs revenus. À la Revue dessinée, nous n’avons pas de journalistes encartés encore. En soit, nous n’avons aucune objection à cette pratique du journalisme. Toutefois, nous n’avons pas encore rencontré de reportage en BD qui

interview

17le Mémoire dessiné

a posé problème. Le phénomène est encore trop marginal pour avoir un avis tranché et précis sur la question.

Les journalistes ou auteurs de BD reportage sont souvent payés à la planche en droits d’auteur. Peuvent-ils obtenir la carte de presse ?C’est toujours le même problème des droits d’auteurs. Pour une première demande de carte, nous acceptons que les droits d’auteurs représentent la moitié du SMIC (ndlr, 660 €). En revanche, cela risque de ne pas passer l’année suivante. Si le BD reportage est payé en pige, avec un bulletin de salaire, et dans une revue qui paraît de façon régulière, cela ne pose pas de problème. En revanche, si plus de 50% proviennent du BD reportage rémunéré en droits d’auteurs, ce sera difficile de délivrer la carte.

Chaque dessinateur a son propre trait, le dessin peut devenir très subjectif. Comment appréciez-vous la qualité journalistique d’un BD reportage ?Les dessinateurs de presse sont encartés, par exemple. Le dessin en lui-même n’entrave donc pas la déontologie de l’information.

Un dessinateur ou un BD reporter peuvent tout à fait prétendre à être reconnu comme journaliste, s’ils remplissent ces critères :selon le Code du travail, « Est journaliste professionnel toute personne qui a pour activité principale, régulière et rétribuée l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications quotidiennes et périodiques ou agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources ». Et même si certaines écoles sont reconnues par la profession, aucun diplôme précis ne donne accès au métier de journaliste.

Une profession accessible à tous1. Interview, le 11 avril 2014.

Si la Commission de la carte doit trancher, premièrement c’est au cas par cas, et ensuite, elle se demandera si le contenu est bel et bien journalistique. Comme elle le ferait pour n’importe quel reportage de presse écrite, radio, web ou télé. Mais elle ne jugerait pas de la qualité du dessin, comme elle ne juge pas de la qualité d’écriture d’un journaliste. Il y a bien des journalistes qui ont leur carte alors que leurs articles sont très mal écrits.

Beaucoup de BD reporters se mettent en scène dans leur reportage. Cela peut-il poser problème ?Lorsqu’un journaliste se met en scène, peu importe le support, cela pose toujours problème. C’est le même débat que la caméra cachée. Toutefois, tout dépend de la manière dont c’est mis en scène. On voit souvent dans des documentaires télévisuels, des journalistes filmés en train de téléphoner avec le haut-parleur. En soit c’est une mise en scène, mais au service de l’information. Dans ce cas-là, comme lorsqu’un BD reporter se représente au téléphone, sa mise en scène n’est pas un problème. Cela devient délicat lorsque la mise en situation est présente au détriment de l’objectivité.

Joe SaccoLe dessinateur Joe Sacco, qui s’auto-représente dans Gaza 1956.

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«La Commission tranche au cas par cas»

©FUTUROPOLIS

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Une carte de presse ? Très peu pour Etienne Davodeau

de l’auteur et du journaliste n’est pas la même. Le journaliste doit informer sans s’écarter de la vérité. L’auteur est libre. »3 Et c’est ce qui motive Etienne Davodeau à refuser un éventuel statut de journaliste. « Je ne suis pas journaliste, clame-t-il. Je cherche à reproduire ce que j’ai vécu ou vu avec honnêteté, mais je crois sur parole les gens que j’interviewe.  » Etienne Davodeau admet cependant que « les travaux des auteurs de BD et du journaliste ont un point commun : ils vont quelque part raconter quelque chose. » Et c’est ce qui engendre la confusion.

La BD permet de se faufilerIl se fait un devoir de ne pas avoir de carte

de presse. Etienne Davodeau y voit surtout l’avantage d’avoir un autre regard. «  Quand je suis sur le terrain, j’y vais les mains dans les poches. Je ne débarque pas avec une caméra ou un micro qui peuvent effrayer les gens. » Il considère ainsi obtenir des informations que le journaliste n’aurait peut-être pas eues. Car selon lui, son statut d’auteur de BD brise une frontière qui s’installe entre un journaliste et son interviewé. « Moi je rencontre des gens qui vont me raconter leur vie. Et je passe du temps, parfois un an avec eux. L’échange n’est pas le même, et les gens se confient différemment. »

Patrick de Saint-Exupéry estimait, dans une interview donnée à La Croix4, que «  les dessinateurs raisonnent dans plusieurs dimensions, donc leur appréhension des choses est plus ouverte. Ils n’ont pas l’accroche de l’actualité en permanence en tête et n’hésitent pas à s’attarder sur des choses qui paraissent anecdotiques aux yeux des journalistes, pressés par le temps ». En somme, les « BD reporters » peuvent s’affranchir de barrières qui se dressent devant les journalistes. «  La méfiance envers les dessinateurs est quasi nulle », note Etienne Davodeau.

Bientôt, il publiera dans la Revue dessinée n°5, un BD reportage, en collaboration avec Benoît Collombat, journaliste à France Info. «  Cette collaboration avec un journaliste m’oblige à être encore plus précis », conclut-il. •

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2001. Rural !

2005. Les mauvaises gens

2006. Un homme est mort

2011. Les Ignorants

Ses documentaires en bande dessinee

2012. Le jour où...

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A la fin des année 1990, Etienne Davodeau suit une année le quotidien d’un GAEC agricole bio. Delcourt accepte en 2001 de publier son récit tiré du réel, sous une forme encore

peu répandue à l’époque : la bande dessinée du réel. « Personne n’en voulait »1, se souvient Etienne Davodeau. Dans cet ouvrage, il y raconte le conflit qui oppose des paysans à un constructeur d’autoroute, ASF. Ce dernier compte tracer l’A87 dans le Maine-et-Loire, en coupant à travers champs. L’exploitation du GAEC bio est dès lors compromise.

Ce récit, qui fait la part belle à l’empathie pour ces paysans, est qualifié de «  BD documentaire ». Etienne Davodeau est souvent comparé à un journaliste d’ailleurs. « Je prends des photos, je fais des interviews », explique-t-il. « A l’époque, il était l’un des rares auteurs de BD à sortir de son atelier pour aller sur le terrain, comme le fait un journaliste  »2, se souvient Jean-Christophe Ogier, président de l’ACBD (Association des critiques de bande dessinée). Ce qualificatif fait grincer des dents l’auteur, qui dit « s’asseoir sur l’objectivité et assumer sa partialité  ». Il voulait dans Rural! donner la parole à des personnes qui ont du mal à se faire entendre.

“Je ne suis pas journaliste”« Les films de Ken Loach me touchent plus

que Star Wars  », ironise l’auteur. Pour lui, quand il y a une part de réalité, ça le touche. Ce sont les raisons qui l’ont poussé à « retranscrire le réel en bande dessinée  ». Dans Rural!, on entre dans le quotidien de trois jeunes paysans qui tentent le pari du bio. Bientôt lésés par une autoroute qui doit scinder en deux leur GAEC. Mais à aucun moment, Etienne Davodeau ne donne la parole à la société de construction de l’autoroute, afin de contrebalancer le propos. Et de croiser les sources, comme le ferait un journaliste. «  C’est un choix délibéré, assume-t-il. Je me suis interdit cependant d’inventer des événements qui n’auraient pas eu lieu. »

Ce dessinateur utilise aussi la presse pour appuyer ses dessins. Ses ouvrages sont agrémentés de coupures de presse réelles, retranscrites en dessin dans les cases. Comme le souligne Sylvain Lapoix, auteur d’un BD reportage sur les gaz de schiste, «  la mission

1. Interview, le 27 février 2014.2. Interview, le 21 février 2014.3. Interview, le 31 mars 2014, par téléphone.4. La BD s’empare du réel, La Croix, Stéphane Dreyfus et Hélène Fargues, 26 septembre 2012.

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Le système Davodeau : un échange d’ignorants 51 000

C’est le nombre d’exemplaires vendus du livre Les Ignorants l’année de sa sortie, en 2011. Une BD devient un best-seller au delà des 20 000 exemplaires écoulés, selon les spécialistes du livre. Son livre Le Chien qui louche, sorti en 2013, s’est vendu à 60 000 exemplaires.

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«Je ne suis pas savant », explique Etienne Davodeau. « Je ne suis pas là pour vulgariser les choses, mais je les montre telle que je les vois. » Dans Les Ignorants, cet auteur a cherché à comprendre comment se

fabrique un vin, de la taille de la vigne à l’étiquetage des bouteilles. Sa bande dessinée est semblable à une immersion journalistique. Il n’y a cependant pas de mise en perspective des enseignements de cette immersion. Pas de chiffres nationaux par exemple. Et comme l’on peut le voir dans ces deux cases, qui sont les deux premières du livre, le reportage de Davodeau est un échange de bons procédés : le vigneron lui explique son métier, et l’auteur fait découvrir au vigneron comment il travaille, le tout pendant 18 mois. Ils échangent sur leurs professions respectives qu’ils ignorent. Il n’y a donc rien de vraiment journalistique. Mais Etienne Davodeau dit « ne pas avancer masqué. D’emblée, dès les deux premières cases, je dis à mon lecteur que ce reportage est subjectif ». •

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Le Français Henri Lanos a dessiné pour le Graphic des pages documentaires. Paru le 12 décembre 1891, celle-ci nous fait découvrir des monuments londoniens. ©Illustration neuviemeart.citebd.org

La collaboration entre le journaliste et le dessinateur a commencé en même temps que l’essor de leur travail respectif. La presse occidentale se développe et se rationalise au XIXe siècle1. Son public est plus instruit et demande à voir. Parallèlement, un certain

Rodolphe Töpffer, considéré comme le père de la BD, publie dans une revue ses premières histoires en images en 18322. Déjà, toutes les conditions étaient réunies pour marier le dessin à l’information journalistique.

Les premiers reportages dessinés ont vu le jour au XIXe siècle

histoire

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Grâce aux avancées de l’imprimerie et au développement de la presse au XIXe siècle, le dessin fait son entrée dans les journaux. Les lecteurs de pays développés, de plus en plus instruits, veulent assouvir leur curiosité, et donc voir1. La photographie encore balbutiante, les illustrations envahissent la presse en France et en Europe. Au point que l’Illustrated London News et The Graphic publient entre 1870 et 1880, des reportages en bande dessinée.

Le public veut voirA l’époque, en 1842, Nathaniel Cooke et Herbert Ingram ont

l’idée d’éditer un magazine « de seize pages incluant 32 estampes »3. L’Illustrated London News est né. Et l’illustration de presse avec. « C’est l’ancêtre des magazines d’information du XXe siècle comme Life ou Paris Match. Toutes les formes actuelles de reportage visuel (cinématographiques et télévisuelles) remontent généalogiquement à la création de l’Illustrated London News  ».4 Avec un premier exemplaire vendu à 26 000 tirages, cet hebdomadaire britannique est rapidement imité en France, avec L’Illustration, créée en 1843.

Le XIXe siècle est aussi le siècle de la multiplication des procédés de gravure sur bois, sur pierre, sur zinc ou sur acier. Ce qui contribue à la prolifération des images1. Jusqu’à l’arrivée de la gravure en couleur à la fin du siècle. Afin d’accroître leurs recettes et d’attirer de nouveaux lecteurs, des quotidiens se mettent à diffuser des suppléments illustrés (le Petit Journal et le Petit Parisien)1. C’est à cette période, dans les années 1870, que «  la bande dessinée est omniprésente dans le Graphic et l’Illustrated London News, à leur apogée  », explique Thierry Smolderen, historien de la BD.

Premières bandes dessinées de reportageOmniprésence du dessin dans une certaine presse,

développement de l’imprimerie et élaboration de la bande dessinée… Les chemins se croisent. « L’Illustration est sans doute à l’origine de l’entrée de la bande dessinée töpferienne (voir encadré) dans la presse illustrée anglo-saxonne », selon Thierry Smolderen.4 Jacques Dubochet, l’un des fondateurs de l’Illustration, décide de publier en 1845 un feuilleton dessiné par Töpffer2.

«  La bande dessinée faisait donc son entrée dans la presse d’actualité  , explique Thierry Smolderen.  Le modèle töpfferien est reçu et adapté par la presse illustrée, comme une forme particulièrement apte à évoquer les rythmes, les routines, la vitesse du monde moderne à l’ère urbaine et industrielle. » 4

Le XIXe siècle est aussi le siècle de la colonisation du monde par l’Angleterre et la France. Le public veut savoir à quoi ressemble ces contrées exotiques. Le récit de voyage s’impose dans la presse. Le britannique William Luson Thomas, graveur sur bois, crée The Graphic en 1869. Son ambition est de créer un hebdomadaire composé de journalistes et d’artistes, qui traitent le « réel » en dessin5.

The Graphic décide en 1880 de publier des «  incidents

intéressants » et des récits de voyages illustrés. Mais surtout pas «  du fait divers ou du sensationnel  », la rédaction du Graphic ne veut que du reportage. «  L’hebdomadaire emmène ainsi ses lecteurs aux confins de l’Empire britannique, en vacances en Ecosse, en excursion sur les bords de la Tamise ou à bord d’une montgolfière », soulève Thierry Smolderen. Ces histoires ne sont que des anecdotes «  considérées comme secondaires sur le plan culturel. Elles devaient sans doute servir de bouche-trous quand l’actualité se relâchait ».4 De plus, toute l’attention était portée sur les dessinateurs qui couvraient les guerres (de Crimée, franco-prusienne) et qui réalisaient de belles gravures «  sérieuses  ». «  Ceux-ci réalisaient des illustrations précises et ambitieuses, qui complétaient des reportages textuels  », explique Thierry Smolderen.4

Des BD plus comiques que journalistiquesLes premiers BD reportages ne traitent donc pas de faits

majeurs. Les « incident intéressants » peuvent parfois être anodins.

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Un reportage sportif, sous les traits de A.C. Corbould, fait la Une de l’Illustrated London News, le 17 mars 1883. ©Illustration neuviemeart.citebd.org

Rodolphe Töpffer, un genevois né en 1799, publie ses premiers petits romans en estampes en 1830. Bien que son dessin est décrit comme « maladroit, enfantin, spontané », on lui prête souvent le titre de « père de la bande dessinée ». D’une part, il a publié le premier album de dessins séquencés avec l’Histoire de monsieur Jabot (1833). Töpffer a le sentiment d’inventer un art nouveau. Il écrit dans la préface de cet album : « Ce petit livre se compose de dessins accompagnés d’une ou deux lignes de texte. Les dessins, sans ce texte, n’auraient qu’une signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien. » Cette réflexion est le fruit d’un long travail qu’il a mené dans le but d’inventer « un langage (...) capable de s’écrire aussi facilement que le langage commun ». Déjà la presse s’empare de cette technique narrative. Un certain Cham, célèbre illustrateur du journal L’Illustration, utilisera souvent le dessin séquencé. La presse joue alors un grand rôle dans la diffusion de la BD. Doré publie un feuilleton en image dans Le Journal pour rire en 1847. En 1889, Christophe publie La Famille Fenouillard. Puis, le New York Herald publie les aventures de Little Nemo en 1905. Enfin, Tintin paraît en 1929 dans le Petit Vingtième. Plus récemment, on se souvient de Pif le chien, satire sociale dans le quotidien L’Humanité.

L’un des rares ouvrages, même très rares, à traiter de l’histoire de la BD. Thierry Smolderen livre dans cet essai les débuts du 9e art au XVIIIe siècle, jusqu’aux comics américains et l’invention du phylactère. Le tout est bien évidemment illustré de planches d’époque. Un travail de fourmi réalisé pour les bédéistes les plus curieux. ©LES IMPRESSIONS NOUVELLES

À LIRE. Naissance de la bande dessinée, de Thierry Smolderen

Pendant ce temps, Töpffer invente la bande dessinée

est vue à travers les yeux d’un observateur amusé, attentif aux détails révélateurs, qui sont autant de lentilles grossissantes (métonymie, métaphore, emblème, etc.).  »4 La question de la fiabilité de l’information délivrée dans le Graphic est la même pour les BD reportage actuels  : « dans le Graphic, chaque dessin véhicule un point de vue, parce que chaque dessin est censé communiquer une expérience personnelle.  »4 Alors, c’est peut-être à cause de cette subjectivité que le BD reportage n’a pas persisté après. Ajoutons à cela la photographie qui s’est imposée comme témoin du réel. Même l’Illustration, qui en 1895 fait le choix éditorial de la photo.1

Au final, cette première expérience aura défini « une certaine manière de raconter en image, de mettre en action des personnages et de jouer avec les séquences pour donner du rythme ». Un ancêtre du documentaire et du cinéma. •

Naissance de la bande dessinée, Thierry Smolderen, éd. Les impressions nouvelles, 29,50 €.

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Sources : 1. M. Töpffer invente la bande dessinée, Thierry Groensteen, p.13. 2. Les débuts de la bande dessinée dans l’Illustrated London News, Thierry Smolderen.

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1. Histoire de la presse française, de Théophraste Renaudot à la révolution numérique, Patrick Eveno, p.412. M. Töpffer invente la bande dessinée, Thierry Groensteen, p.133. Illustrated London News archive goes online, sur theguardian.com, 20104. Les débuts de la bande dessinée dans l’Illustrated London News, Thierry Smolderen.5. The Graphic, article de Wikipédia, sur fr.wikipedia.org/wiki/The_Graphic.

On a par exemple les notes d’un explorateur en Colombie ou le voyage d’une malle-poste à minuit. «  Ces histoires seraient bien ennuyeuses sans les inventions formelles et l’œil pétillant du dessinateur ».4 En réalité, les correspondants du journal réalisent des croquis les plus précis possibles, afin de donner « un matériel brut que les artistes du quartier général pourront comprendre et développer ».4

Ces premières bandes dessinées journalistiques sont donc prise en main uniquement par les dessinateurs du Graphic, qui se basent sur le récit et les croquis des journalistes. « Il faut savoir qu’à l’époque romantique, puis à l’époque de Dickens et de Thackeray, en Angleterre, les dessinateurs comiques dominaient assez nettement le champ de l’illustration, analyse Thierry Smolderen.  Il s’agit avant tout de profiter d’une anecdote assez banale pour donner un aperçu du déroulement d’une chasse dans la jungle, d’une escale dans le port d’Alexandrie, d’un voyage en train en Inde, etc. »4

Comme le note Thierry Smolderen, les dessinateurs du Graphic sont des illustrateurs humoristiques à l’origine. « L’image

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Un nouveau support qui offre de la souplesse au journalisme

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La bande dessinée est composée d’images et de textes. Le lieu magique de la BD est le petit interstice entre deux cases, « l’espace intericonique », que le lecteur « doit apprendre à franchir pour construire le récit »1. Cet apprentissage se fait généralement pendant l’enfance, la bande dessinée se présente

donc comme un média accessible. « Son apparente innocuité et sa simplicité ludique permettent ainsi à l’auteur d’amener le lecteur vers des sujets qu’il jugerait difficiles (...) »2, explique Séverine Bourdieu dans sa thèse sur le BD reportage.

Un hybride soupleParce que l’image capte immédiatement l’œil, elle est l’entrée de

lecture priviligiée pour immerger le lecteur «  dans une séquence où dessin et textes sont indissolublement liés. »2 Au début du tome 4 de l’Affaire des affaires, le journaliste Denis Robert est représenté couché sur le dos, sur un parterre de documents et de dessins de photographies de personnalités politiques.3 Chaque « photographie dessinée  » est accompagné d’un document qui établit une courte biographie du personnage politique représenté. Ces documents et photos sont classés en trois groupes : « POUVOIR », « EADS » et « RENSEIGNEMENTS ». Les relations qui unissent tel personnage avec un autre sont symbolisées avec une flèche sur laquelle on peut lire « enquête secrète » par exemple. Sur une seule et même planche, on a là un résumé de dix ans d’enquête journalistique, dans la quelle le lecteur peut entrer par où il veut. Sa curiosité va l’obliger à se demander quel est le lien entre toutes ces personnes. Il commencera alors sa lecture en fonction du portrait de personnalité par lequel son œil a été attiré et obtiendra des réponses grâce au texte, puis se laissera guider par le système de fléchage. Il pourra passer d’un portrait à un autre en toute liberté, « sans être obligé de lire la page de façon linéaire ni exhaustive »2.

Le dessinateur choisit son angle de vue et peut dessiner autant d’images dont il a besoin. Contrairement au photojournaliste ou au JRI. Quand Pierre Christin et Guillaume Martinez dessinent sur une pleine page l’avion du 11 septembre qui va s’écraser, vu de l’intérieur d’un bureau d’une des deux tours, cela aurait été impossible avec une caméra, bien entendu.

Montrer l’horreurLa bande dessinée permet aussi de montrer ce que personne

n’aurait oser photographier ou filmer. Dans Un homme est mort, de Kris et Etienne Davodeau, une BD documentaire historique sur la grande grève de mars-avril 1950 à Brest, un responsable syndical est abattu d’une balle dans la tête. Les forces de police avaient ouvert le feu sur les manifestants. La scène de ce drame se déroule sur plusieurs cases, dont une où l’on voit clairement la balle dans le front de ce manifestant. Ce fait bien réel, filmé ou photographié, n’aurait jamais pu être publié comme tel, par respect de la loi. « Parce qu’il stylise et simplifie la réalité, le dessin autorise le lecteur à regarder des faits éprouvants sans ressentir ce sentiment de voyeurisme que provoque parfois la contemplation d’une photo de presse. »2

Les même faits rapportés par écrit n’auraient pas le même impact  : «  ils seraient atténués, rendus à des proportions plus acceptables pour être rendus intelligibles.»2 Le dessin retranscrit d’une manière symbolique les faits grâce à l’image, dont les traits rappellent l’enfance. Ce qui oblige le lecteur à s’impliquer dans le récit : il doit s’arrêter sur la case. En voyant cet homme, un trou au milieu du front, il va « construire lui-même le discours qui y correspond. Il doit aller chercher en lui-même, dans son histoire, son imaginaire, ses peurs, les éléments qui lui permettront de comprendre le drame ».2

Une double vitesse de lectureCette particularité de la bande dessinée, d’allier image et texte,

permet au lecteur de lire à son rythme : le texte et l’image assurent une double vitesse de lecture. « Le lecteur est à la fois entraîné par le flux narratif qui mène au dénouement de l’histoire et incité à un retour contemplatif sur certaines vignettes ou planches. »2 Parfois, il n’y a pas de texte. C’est alors au lecteur d’interpréter les images et c’est à lui de donner du sens au récit.

Dans Un VRP de guerre, paru dans la Revue dessinée n°2, David Servenay et Kokor ont mis en BD la vie de Jacques Monsieur, trafiquant d’armes qui a inspiré le film Lord of war. On voit Jacques Monsieur lors de ses tractations illégales, téléphone en main, comme un opérateur de vente par correspondance. Les couleurs choisies tirent sur le bleu. Jamais dans les bulles il n’est mentionné qu’on lui

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Le syndicaliste qui menait le cortège d’un mouvement de grève à Brest en 1950, dans la BD Un homme est mort. ©futuropolis

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demande des armes ou qu’il en propose. La page est divisée en six cases carrées égales. Dans la première, on le voit dire « Vous désirez ? ». Le lecteur sait qu’il est au téléphone, mais ignore qui est au bout du fil. Un souci d’anonymat. Il n’y a donc pas de réponse à sa question dans une bulle, mais la case de droite représente une grenade, sur fond rouge, sans texte. Sixième case, à gauche, « Autre chose ? ». Septième case, à droite, un char d’assault sur fond rouge. La réponse est insinuée par le BD reporter. L’alternance de cases avec et sans texte permet au lecteur de lire la BD a son rythme et les tons bleus opposés aux rouges de se faire sa propre interprétation. Le jeu de couleurs oblige aussi le lecteur à se forger un discours. Le bleu montre la nature froide dont font l’objet ces ventes d’armes, qui s’apparentent à une vente par correspondance banale. Le rouge exprime évidemment le sang.

Le BD reportage apparaît donc comme un média complémentaire aux autres et « à même de remplir les objectifs que l’on assigne à tout reportage : présenter des faits vrais, documentés et

vérifiables afin de lui permettre de se forger une opinion personnelle et argumentée sur un événement réel. »2 La souplesse de cet hybride, le BD reportage, permet aussi de mêler des sources et des supports d’informations divers qui, grâce au dessin, sont plus faciles d’accès. Bien sûr, on ne remplacera pas un long discours pour donner le maximum d’informations. Mais, à l’instar du documentaire télé, le BD reportage simplifie pour une meilleure compréhension, dans le but de faire retenir l’essentiel au public, qui pourrait se perdre dans un flot d’informations trop important.

Séverine Bourdieu voit le BD reportage ainsi  : «  Loin des exposés secs, dépouillés et impersonnels, il se donne comme un lieu de construction intersubjective, faisant en sorte que les préoccupations générales deviennent celles de chaque lecteur. »2

La dixième planche du BD reportage Un VRP de guerre, qui raconte

l’histoire de Jacques Monsieur, le trafiquant

d’armes qui a inspiré les scénaristes du film

Lord of war. On peut remarquer l’alternance de

cases avec et sans texte, de tons bleus et de rouge sang, laissant le lecteur à sa propre interprétation et à son propre rythme

de lecture.©LA REVUE DESSINÉE

« Le reportage en bande dessinée dans la presse actuelle : un autre regard sur le monde » est une thèse élaborée par Séverine Bourdieu, professeur agrégé à l’université de Toulouse 3. Elle y expose sa vision sur le BD reportage, notamment ses avantages et les possibilités qu’il offre au niveau de sa souplesse graphique. Ce document complet apporte une réflexion sur les relations entre la presse et la bande dessinée entretenues depuis une trentaine d’année. Séverine Bourdieu argumente entre autre les défis qui accompagnent le monde du BD reportage afin d’être reconnu comme un média plein et entier.

À LIRE.La thèse de Séverine Bourdieu

Disponible sur le site Contextes, une revue dédiée aux chercheurs :http://contextes.revues.org/5362.

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1. Hors-série BD, Le Monde diplomatique, octobre 2010. 2. . Le reportage en BD dans la presse actuelle, Séverine Bourdieu, Contextes, 2012, contextes.revues.org/5362.3. L’Affaire des affaires, t. 4, p. 5 et 6, Denis Robert et Yan Lindingre, 2011.

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L’information, version neuvième artportrait

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Automne 2013. Numéro 1

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Hiver 2013-2014. Numéro 2

Printemps 2014. Numéro 3

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BD. « Je vois mon BD reportage comme lorsque je réalise un documentaire télé », explique Sylvain Lapoix, auteur d’Energies extrêmes, paru dans le premier numéro. Le dessinateur de ce reportage, lui, a une vision de découpage, de storyboard. « Ils ont dû trouvé un langage commun », confie Olivier Jouvray.2

Vous les femmesUne fois la bonne alchimie trouvée, la revue a su

conquérir son lectorat. 35 % de 25-34 ans et 30 % de 35-44 ans, rien d’exceptionnel. Mais ce qui est intéressant, c’est le profil sociologique des lecteurs. « 46 % sont des lectrices », se réjouit Kris, cofondateur.5 Quand elles ne sont que 20 % parmi le lectorat global de la BD. « Cela montre que le BD  reportage peut séduire un nouveau lectorat, analyse Gilles Ratier de l’ACBD. On s’éloigne de la BD faite par les hommes pour les hommes. Peut-être que l’ancrage plus dans le réel leur correspond plus. »6

Pour être rentable, la Revue dessinée doit écouler chaque numéro à 12  000 exemplaires. La barre des 2 000 abonnés sur Internet a été dépassée. « Il va falloir se battre pour maintenir ce cap », ironise Kris. Mais ce sont des malins : pour le numéro 5, paraît-il qu’il y aura des pointures de la bande dessinée et du journalisme...

A l’origine, c’est l’idée de quatre copains de dix ans. Frank Bourgeron, Sylvain Ricard, Kris et Olivier Jouvray aiment la presse mais leur école, c’est le

neuvième art. « La première annonce, c’était à Angoulême en 2012 »1, explique Olivier Jouvray. Ces copains avaient décidé de monter un support pour diffuser du reportage en bande dessinée, sur Internet. Mais à ce moment-là, ils n’avaient encore rien à présenter. « Et là on a eu un gros coup de pot : ce cher Guy Delisle a eu le bon goût d’avoir le Prix du Meilleur album (à Angoulême, ndlr). Ce qui fait que toute la presse présente a voulu faire des reportages sur la bande dessinée documentaire. »2 Le projet n’existait même pas que l’idée faisait déjà saliver.

Un concept né dans la tête d’auteurs. Dans les six mois qui ont suivis, Virginie Ollagnier, écrivain, et David Servenay, journaliste, les ont rejoints. Après une levée de fonds en crowdfunding, les éditions Futuropolis s’engagent dans le projet en tant que partenaires. Cette maison d’édition appartenant à Gallimard, la Revue dessinée s’assure un réseau de distribution en librairie : la Sodis, également propriété de Gallimard. C’en est décidé, la Revue dessinée ce sera du papier. « Même si au début, ce ne devait être que numérique, nous sommes plusieurs à s’être dit qu’on ne voulait pas être coupés du papier », explique Olivier Jouvray.2 Restait alors à définir une ligne éditoriale. « On était bien emmerdé, parce qu’on n’est pas journalistes. Puis, en fin de compte, on l’a définie sans vraiment s’en rendre compte. Notre ligne, c’est du reportage en bande desinée. »2 La ligne de la revue s’est surtout fondée sur une large place laissée à l’enquête, l’investigation et l’immersion.

Allier le journalisme et la BDÀ l’automne 2013 sort le premier numéro. Seule,

unique et première revue du genre en France, la Revue dessinée a fait le pari de compiler tous les trois mois des reportages en bande dessinée. En OVNI, la Revue dessinée ne tarde pas à s’imposer en tête de gondole des librairies. « J’ai été obligé d’en recommander dès la première semaine », se souvient un libraire du 7e arrondissement de Lyon. Et pour cause, éditée à 15 000 exemplaires, il a fallu en rééditer 5 000, puis 4 000. Un véritable succès. Après trois numéros, qui se sont tous vendus à près de 20  000  exemplaires chacun, «  Nous le faisons avec les techniques de notre siècle, l’exigence de la meilleure information et la conviction que le dessin permet une formidable profondeur de narration. »3 La Revue dessinée est née et un nouveau métier avec : celui du dessinateur qui devient journaliste, et vice-versa. « David Servenay nous a donnés les bases : les notions de hiérarchie de l’info et d’angle », admet Virginie Ollagnier.4 De leur côté, les journalistes ont dû se plier à un autre langage : celui de la

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Cela ne vous aura pas échappé, la Revue dessinée est une source intarrissable d’exemples, utiles à l’analyse du BD reportage. Et pour cause, depuis son lancement en septembre 2013, ce trimestriel

a bouleversé le monde du reportage dessiné.

1. Interview, le 3 mars 2014.2. Interview d’Olivier Jouvray, sur le site du9.org, sur www.du9.org/entretien/la-revue-dessinee/3. La Revue dessinée, éditorial du n°1, automne 2013.4. Interview, le 14 février 2014.5. Interview, le 12 mars 2014.6. Interview, le 14 mars 2014. ACBD : Association des critiques de BD.

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David Servenay. « La Revue dessinée est un média d’information journalistique »

Journaliste de formation, David Servenay est passé par OWNI, Rue89 et RFI. Il se décrit comme un enquêteur indépendant. Cofondateur de la Revue dessinée, il est aujourd’hui son conseiller éditorial.1

« Mon dessinateur pensait qu’il y avait autour de cette table des personnes de couleur, alors qu’il n’y en avait pas. » ©LA REVUE DESSINÉE

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Vous êtes le seul journaliste de formation parmi les fondateurs de la Revue dessinée. Ce mook est-il un projet de journalisme pour autant ?Ce n’est pas un projet de journaliste, mais la revue a une vocation journalistique. A l’origine, Frank Bourgeron a eu l’idée de créer un support pour promouvoir des auteurs de bande dessinée, et notamment pour les rares qui vont sur le terrain. Nous travaillons dans l’idée que les BD reportages doivent être factuellement exacts. Notre ligne éditoriale est de rapporter des faits qui vont éclairer la vie de nos contemporains, sans faire de l’exotico-romanesque. Dans le Prix de la Terre, nous avons abordé un sujet tabou, peu connu et qui se passe pourtant au coin de la rue (Ndlr, les pots-de-vin dans le monde agricole). Donc nous sommes un média d’information à part entière.

Quel est le processus de vérification des sources de la Revue dessinée ?Le processus est en quatre étapes. D’abord, l’auteur définit le sujet et son angle avant de se lancer. Ensuite, on établit un story-board  : le découpage case par case de ce qui va être raconté. Le dessin est alors schématique, il donne un premier aperçu de ce qu’on va voir dans la case. On passe ensuite à l’édition des planches terminées. Trois relectures sont effectuées  : une par la rédaction en chef, une par l’éditeur et une par un secrétaire de rédaction. Ces relectures se font sur la forme et sur le fond, dessin compris. Une carte sur laquelle on place des noms de villes doit être vérifiée par exemple.

Le dessin est une image recréée. En quoi est-il fiable ? La phase de dessin du BD reportage est celle d’échanges entre le journaliste, le dessinateur et la rédaction en chef. Dans mon BD reportage sur le trafic d’armes, mon dessinateur Kokor pensait qu’il y avait cinq personnes autour d’une table, dont des personnes de couleur noire. Alors qu’il n’y en avait pas une (voir illustration). Ce genre d’exemple illustre bien les échanges que nous pouvons avoir entre journaliste et

dessinateurs. Dans le BD reportage sur les gaz de schiste, le dessinateur n’est pas allé sur place. Contrairement au journaliste à l’origine de l’enquête. Ce dernier doit donc envoyer de la documentation très précise sur des appareils de forage par exemple. Le journaliste doit aiguiller son dessinateur pour être au plus proche de ce qu’il a vu. Finalement, on peut dire que le dessin est plus contraignant pour un journaliste car il va devoir donner plein de petits détails à son dessinateur. Mais c’est gage de qualité de l’information, de proximité avec la vérité.

En revanche, le lecteur peut être plus méfiant...Godard disait : « L’image est un mensonge ». Quand on a affaire à du dessin, le lecteur sait d’emblée qu’on a une image recréée. A la télévision, on ne voit pas le hors champ. C’est un effet de réalité trompeur. Chaque dessinateur a son coup de crayon qui lui est propre. Le lecteur sait tout de suite qu’il a affaire à une vision subjective. La particularité du BD reportage, c’est qu’il faut du temps pour le réaliser. Quand on est journaliste, avoir du temps, c’est aussi

gage de qualité de l’information. Toutes les informations des BD reportages sont vérifiées et sont issues d’enquête poussées. C’est déontologiquement journalistique.

La BD a besoin d’un story-board, d’être scénarisée. Ne trouvez-vous pas la mise en scène des BD reportage contraire à l’éthique journalistique ?Quand on fait du journalisme, il y a toujours une part de mise en scène. Mais c’est au service de la compréhension. J’ai longtemps travaillé en radio, où on y fait du montage audio. En soit, le montage est une mise en scène. Je parlerais plus de mise en perspective. La BD est avant tout un outil de narration, au service d’une meilleure compréhension.

Qu’avez vous apporté à la Revue dessinée, en tant que journaliste ? En rejoignant le projet, j’ai apporté quelques règles de bases du journalisme. Dans l’équipe, tout le monde savait ce qu’était la hiérarchie de l’information. Nous avons dû faire un travail d’hybridation avant tout. La principale notion sur laquelle j’ai insistée, c’est l’angle. Beaucoup d’auteurs nous proposent des sujets sans angle. Aujourd’hui, ils ont compris. Tous ces auteurs ont pris ce tic de journaliste  : ils demandent sans cesse «  c’est quoi ton angle ? » •

« L’image est un mensonge »

1. Interview, le 10 mars 2014.

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Même si XXI et la Revue dessinée, les maisons d’éditions comme Delcourt, Futuropolis, Dargaud et L’Association n’hésitent plus à publier du reportage dessiné (ou de la BD du réel), le genre n’en est pas

moins victime d’un déficit d’image.

Un strip extrait de Campagne Présidentielle, de Mathieu Sapin. ©Dargaud

Un genre sur le chemin

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«Avant de tirer, je suggère de laisser la parole aux opposants », ironisait Joe Sacco dans le manifeste de son livre Reportages, à propos du BD reportage1. En effet,

même si le genre ne compte pas littéralement des opposants, les observateurs et les lecteurs sont en droit de se demander quelle est la légitimité d’un auteur qui réalise un reportage sur un sujet d’actualité. Ceux-ci peuvent s’interroger sur le statut de l’auteur de BD reportage qui est rarement journaliste, lui reprocher son manque d’objectivité et douter des sources avancées. Parallèlement, le dessin du BD reportage subit sa propre réputation, «  associé dans l’esprit d’une grande majorité de la population à la jeunesse, à la fiction et à l’humour, trois bonnes raisons pour ne pas être pris au sérieux », analyse Séverine Bourdieu dans sa thèse sur le reportage en BD.2 Face à ce constat, ses artisans façonnent petit à petit les techniques de réalisation et construisent une argumentation subtile et solide, à travers les livres et les revues.

Les rédactions et éditeurs justifient ce choixOn pourrait croire que la première entrée de lecture d’un BD

reportage est sa première case, comme un article écrit a son titre. Il n’en est rien. La publication d’un BD reportage est souvent accompagnée d’une longue introduction, qui vient justifier le choix d’un tel traitement de l’information. La revue XXI introduit ses reportages dessinés d’une double page textuelle, donnant des informations sur son auteur, la façon dont il a travaillé et des justifications subtiles, prouvant le déplacement du reporter sur le terrain. «  Jean-Philippe Stassen est parti dans un pays d’Afrique (...), le Rwanda, il s’y rend depuis de

nombreuses années, plus de seize maintenant  », peut-on lire au début du reportage Les Revenants, paru dans le n°20 de XXI, à l’automne 2012. « Mais il est aussi journaliste », est-il précisé dans l’introduction de Le livre interdit, paru dans le n°24 de XXI, à propos de l’auteur Albert Drandov. L’auteur du BD reportage est même implicitement identifié à un reporter en free lance qui a effectué une immersion, rapporté des faits vérifiables et qui s’est rendu sur place.2

Même dans la Revue dessinée, vous remarquerez également la présence d’une ou deux pages à la fin des BD reportages, rubriquées « en savoir + », composées de chiffres, d’infographies, de textes et de références comme des documentaires télé ou des livres. Cette pratique «  souligne la visée informative du récit en proposant des informations complémentaires de type encyclopédique ».2

À la fin des quatre tomes de l’Affaire des Affaires, Denis robert y a inséré des documents officiels de procédures judiciaires, afin de montrer sa bonne foi, quant à ses péripéties avec la justice tout au long de la série.

Dans cette surenchère de légitimation, le journal suisse Le Temps est allé encore plus loin. Patrick Chappatte y publie quelques pages régulièrement. Le choix éditorial est celui de délivrer le BD reportage sans introduction textuelle. «  Sans précautions oratoires, ni justification, ce qui est peut-être le meilleur moyen pour affirmer qu’il a toute sa place  »2, précise Séverine Bourdieu.

Les auteurs multiplient les preuvesLes auteurs eux-mêmes ont compris qu’ils devraient répondre

à des griefs déontologiques. Joe Sacco le premier avec son manifeste. Alors les auteurs n’hésitent pas à utiliser des astuces graphiques. On notera notamment l’insertion de photographies, comme dans Le Photographe de Guibert, Lefèvre et Lemercier. Bien que ce choix graphique soit délibéré, ces photos prouvent que l’auteur s’est bien rendu sur place, qu’il nous montre

©Dargaud

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bien ce qu’il a vu. C’est une preuve visuelle mais aussi une manipulation  qui permet à l’auteur de montrer à son lecteur «  que toute photographie est, au même titre qu’un dessin, une représentation subjective (...) et que tout récit, imagé ou non, est reconstruction d’une expérience et non restitution exacte de la réalité ».2

Une autre méthode consiste à introduire des témoins dans le récit. On le voit par exemple dans Rural ! d’Étienne Davodeau, où la représentation graphique de ses nombreux interlocuteurs est accompagnée de texte dans des bulles rectangulaires -  la voix-off - qui les nomment et dressent un bref portrait.3 Plus flagrant encore, dans Le Prix de la Terre, paru dans le premier numéro de la Revue dessinée, le portrait photographique du jeune agriculteur, Thomas, est intégré dans la double page « en savoir +  ».4 Comme pour montrer qu’il existe bien et que sa représentation graphique est belle et bien proche de la réalité.

Afin de donner du poids à leur récit, les BD reporters intègrent également des documents originaux, comme des

articles de presse ou des documents officiels, retravaillés de façon graphique. Dans le tome II de l’Affaire des affaires, Denis Robert y intègre des parties de listings de Clearstream, adapté de façon graphique.5 D’autres justifient aussi leurs sources via la traditionnelle note de bas de page, comme Joanna Hellgren. Dans À bord de la flotille pour Gaza, paru dans le hors-série du Monde Diplomatique en BD, elle y a intégré des notes : «  Transcription d’une interview sur Flashpoint Radio le 2 juin 2010 »6, peut-on lire. La note de bas de page est « visuellement le signe d’une écriture scientifique, vérifiée et vérifiable  »2. L’utilisation d’infographies s’inscrit dans la même logique. Elles renvoient directement aux journaux et au data-journalisme.

1. Un manifeste, quelqu’un, Reportages, Joe Sacco, 2011.2. Le reportage en BD dans la presse actuelle, Séverine Bourdieu, Contextes, 2012, contextes.revues.org/5362.3. Rural!, p.64, première case.4. La Revue dessinée, n°1, p.53. 5. L’Affaire des affaires, tome II, p.105, 3e et 4e case.6. Le Monde diplomatique en BD, hors-série, p.30, 2010.

27le Mémoire dessiné

de la légitimation

L’album Reportages regroupe tous les BD reportages de Joe Sacco parus ces quinze dernières années. Comme un éditorial, le dessinateur a préfacé cet ouvrage sur quatre pages dans lesquelles il défend le BD reportage, mais en reconnaît aussi ses limites. Pour lui, la principale critique faite au BD reportage concerne sa subjectivité. À l’objectivité journalistique, il rétorque : « Une journaliste américaine débarquant sur le tarmac en Afghanistan n’abandonne pas immédiatement son point de vue d’Américaine pour devenir une ardoise vierge sur la quelle ses nouvelles observations, faites d’un œil perçant, peuvent désormais être imprimées. » Journaliste de formation, Joe Sacco a analysé sa pratique du reportage en BD. L’avantage de la bande dessinée est qu’elle lui a « interdit de s’enfermer dans les limites du journalisme traditionnel. »

À LIRE.Un manifeste, quelqu’un ? de Joe Sacco

Préface de Reportages, un ouvrage regroupant les BD reportages de Joe Sacco (en Irak, Palestine, en Tchétchénie, etc.), éd. Futuropolis, 200 pages, 25,40 €.

C’est le nombre d’exemplaires écoulés du Photographe, dont voici une planche (p. 178

de l’intégrale), d’Emmanuel Guibert, Frédéric Lemercier et Didier Lefèvre. L’histoire se passe en Afghanistan, alors occupé par l’URSS dans les années 1980. Les auteurs ont fait le choix

d’alterner des cases de dessin et des clichés tirés par Didier Lefèvre.

©AIRE LIBRE/DUPUIS

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300 000

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Naissance de la bande dessinée, Thierry Smolderen, éd. Les impressions nouvelles, 29,50

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Delisle, Davodeau, Sacco, et bien d’autres se représentent dans leur BD, en train d’enquêter, stylo à la main ou appareil photo en bandoulière.1 Cette présence assure la justification de ce

qu’avance l’auteur, « sur le mode j’y étais, j’ai vu, j’ai entendu ».2 C’est aussi une façon d’assumer sa subjectivité, comme le définit Florence Aubenas.3 Ce concept, que la journaliste a longuement expérimenté dans Le Quai de Ouistreham, est une façon d’incorporer son ressenti et ses expériences personnelles dans le récit, autant d’éléments interdits dans un article conventionnel. Cette technique permet au journaliste de se mettre à hauteur d’homme.

Mathieu Sapin se met ainsi souvent en scène, comme un anti-héros. Dans Campagne présidentielle, il essaie à un moment d’entrer dans un meeting de François Hollande, alors en camapagne, dans la tribune «  presse  ». N’étant pas accrédité, il se confronte aux responsables de la communication, qui lui demandent s’il est bien journaliste. Lui bredouille  : «  Oui, enfin, je suis dessinateur  ». Ce trait d’humour révèle les déboires que Mathieu Sapin a vécus pour enquêter sur la campagne présidentielle de François Hollande. Et c’est aussi une manière de montrer qu’il travaille sérieusement comme un journaliste. Mais c’est une façon d’affirmer que, contrairement à un « vrai » journaliste qui aurait écarté cette anecdote de son récit, « il choisit de raconter ses mésaventures et de mettre l’accent sur la quête de vérité »2. La subjectivité assumée permet au lecteur de porter une critique sur ce qu’il lit et donc se forger son propre avis sur tel ou tel sujet. Dans Rural!, Etienne Davodeau fait le choix de ne pas recueillir l’avis d’ASF, société qui va construire une autoroute à travers champ, lésant l’exploitation d’une ferme bio. L’auteur assume ce point de vue dans le livre, à la première personne du singulier.

Pour Jean-Paul Marthoz, journaliste et professeur de déontologie à l’IHECS « Le fait d’assumer sa subjectivité permet d’être au plus proche de la réalité. (...) En reconnaissant que l’on adopte un certain point de vue, on prend compte de ses limites, cela permet une analyse des faits

plus distanciée et bien plus enrichissante qu’avec une approche conventionnelle passive, où l’on se contente de donner la parole à l’un et à l’autre  »4.

Joe Sacco dira que se représenter est une preuve d’honnêteté de sa part. « Malgré l’impression qu’ils peuvent essayer de donner, les journalistes ne sont pas des mouches sur le mur, que nul ne voit ni n’entend.»5 En effet, dès qu’un journaliste est sur le terrain, sa présence est forcément ressentie et peut perturber le contexte qu’il voudrait décrire. D’autres BD reporters ont cherché à ne pas se représenter. Dans La Route Kif 6, c’est le guide marocain qui sert de médium narratif. A plusieurs reprise, il regarde le lecteur, comme s’il s’adressait au journaliste qui lui pose des questions. Dans Le Prix de la Terre, paru dans la Revue dessinée, le jeune agriculteur Thomas, représenté en dessin, sert de médium. Nous pouvons croire qu’il mène seul l’enquête sur les pots-de-vins. En réalité, Manon Rescan avait fait le choix de ne pas se représenter : « Thomas rencontre des personnes que j’avais interviewées. Il est vrai que c’est une entorse journalistique de le mettre en scène. Mais je l’ai fait avec son accord. »7

Une fois de plus, les codes du BD reportage sont encore flous. Il existe plusieurs écoles quant à la façon de dessiner, de raconter, d’enquêter et de se représenter ou pas dans ses cases. Mais peut-être cette image du journaliste dans son enquête, loin des considérations déontologiques, est-elle un appel du BD reporter pour montrer qu’il existe bel et bien. Une façon de préparer la suite et être pleinement reconnu...

La présence du reporter comme caution de la subjectivité

1. Voir Reportage et bande dessinée, Hermès, n°54.2. Le reportage en BD dans la presse actuelle, Séverine Bourdieu, Contextes, 2012, contextes.revues.org/5362.3. Voir Le Jour où..., préface, Michel Polacco, éd. France Info et Futuropolis, 2007. 4. Le journalisme littéraire, Eléonore Kennis, sur http://webjournal.ulb.ac.be/, 2011.5. Un manifeste, quelqu’un ?, Reportages, Joe Sacco, 2011.6. La Route du Kif, paru dans la Revue dessinée dans Grands Reporters, 2012.7. Interview par Skype, le 7 mars 2014.

Dans l’Affaire des affaires, le journaliste Denis Robert évoque, entre ses phases d’enquêtes sur l’affaire Clearstream, des anecdotes de sa vie, familiale notamment. On le voit en vacances avec sa femme, exaspérée par le métier de son mari. Le journaliste montre les conséquences de son enquête sur sa vie personnelle : une preuve d’honnêteté sur la façon dont il appréhende son enquête, altérée parfois par des problèmes personnels. ©DARGAUD

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Les rares études sur la bande dessinée adaptée au web montrent que « 42% des lecteurs de BD en ont lu en format numérique et 18% seraient des lecteurs réguliers », d’après l’étude Babélio. Outre ces albums disponibles en ligne, les auteurs expérimentent et cherchent à créer des formats en BD originaux.

Sur Internet, des auteurs tentent la numérisation de la bande dessinée

sociologie des médias

29le Mémoire dessiné

La Revue dessinée et France Info ont publié un BD reportage numérique, semblable à un webdocu, sur Francis Heaulme. ©LA REVUE DESSINEE

«Le passage à la bande dessinée digitale reste toujours marginal, malgré de nombreuses initiatives

d’auteurs, de diffuseurs ou d’éditeurs  »1, analysait Gilles Ratier, secrétaire général de l’ACBD, dans son rapport de 2013 sur la BD. Comme le terme « BD reportage », celui de «  BD numérique  » se cherche encore une définition précise.

«  Le plus souvent, il correspond à l’édition et la diffusion d’une bande dessinée sous forme numérisée ou dématérialisée destinée à être lue sur un écran »2, explique Gilles Ratier. Vous trouverez par exemple sur des sites spécialisés, tels que Izneo, ComiXology ou Numilog, des bandes dessinées disponibles en téléchargement, moins chères que le livre original. Une autre forme de BD numérique existe, sous la forme de création originale. C’est sur celle-ci que nous nous pencherons.

Dernière en date, la BD sur Francis Heaulme, disponible gratuitement sur le site internet de la Revue dessinée3, en mars 2014, au moment de l’ouverture aux assises du procès. « Le seul qui ait vraiment généré de la fréquentation », confie Olivier Jouvray de la Revue dessinée. En partenariat avec France Info, la Revue a fait appel à Cyrille Pomès (Le Printemps des arabes) pour dessiner la vie du «  routard du crime  ». L’histoire défile en « scrollant »4. Les dessins

s’enchaînent, des bulles apparaissent et il y a même des extraits sonores. Le format fait d’ailleurs plus penser au webdocumentaire. La technique informatique est du moins identique. «  C’est aussi une création spécifique et enrichie pour le support informatique, avec un contenu multimédia et des procédés de réalité augmentée poursuivant l’œuvre sur Internet, ce que ne permet pas un simple livre numérique  »1. L’expérience avait déjà été tentée avec Trait d’info5, encore un partenariat entre la Revue dessinée et France Info.

Mais ce modèle de BD numérique n’en est qu’à un stade expérimental. Il ne génère pas de revenus suffisants : le seul modèle économique rentable reste le papier, «  les gains publicitaires restants marginaux sur Internet  »2, assure Gilles Ratier. De plus, même si les créations originales en BD peuvent être d’une qualité graphique et d’une structure incontestable, le public n’adhère pas forcément. «  Le webdoc n’attire pas grand monde, sauf quand il colle à l’actualité chaude. Le souci avec ce mode de narration, c’est qu’on tombe vite dans le documentaire du pauvre. Il est à

l’intermédiaire entre la bande dessinée, le texte illustré et le documentaire film sans en avoir toutes les qualités  : il demande beaucoup de manipulations et si ça paraît attractif comme procédé dans un premier temps, ça fatigue vite le lecteur  », analyse Olivier Jouvray.

Autre exemple, celui de Joann Sfar, qui publie ses dessins d’actualités sur Instagram, qui ont fait l’objet d’un recueil, « Normal », à propos du président de la République. « Les auteurs continuent d’explorer les possibilités de création et d’inventer ce qui pourrait être la bande dessinée de demain.»1 Dans son essai La bande dessinée, Benoît Mouchart prophétise même que « La BD existait avant l’invention de l’imprimerie, sous des formes archaïques  ; il n’y a aucune raison qu’elle ne puisse pas se développer à l’avenir sous d’autres formes, y compris numériques  »6. La machine est déjà en marche, un festival de BD numérique existe déjà : le Festiblog, fondé en 2005, auquel participent près de 200 auteurs de blog BD chaque année, en septembre7.1. 2013 : l’année de la décélération, Gilles Ratier, secrétaire général de l’ACBD (Association des critiques de BD), 2013. 2. Interview par téléphone, le 14 mars 2014.3. http://www.larevuedessinee.fr/Francis-Heaulme. 4. Faire défiler verticalement le contenu d’un document sur un écran d’ordinateur à l’aide de la molette d’une souris.5. http://www.franceinfo.fr/trait-d-info.6. La bande dessinée, Benoît Mouchart, Le Cavalier bleu, coll. Idées reçues.7. http://www.festival-blogs-bd.com.

Le modèle n’est pas assez rentable

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La bédéthèque idéale pour découvrir le BD reportage

Voici une sélection de livres purement indicative, ci-dessous, et d’enquêtes page de droite, qui est une invitation à la lecture. Cher lecteur, tu en excuseras la subjectivité et tu la compléteras selon tes goûts,

pour juger de la qualité journalistique du BD reportage.

critique

La première bande dessinée documentaire d’Étienne Davodeau, qui en signera quatre après celle-ci. Du Depardon en BD : l’auteur nous emmène passer un an dans une ferme bio du Maine-et-Loire, qui doit être coupée en deux par la construction de l’A87. A priori, une histoire banale. Ce n’est pas une histoire à suspens, et pourtant on ne décroche qu’à la dernière case, qui achève tout en finesse et en poésie cette chronique sociale sur la France agricole. ©PHOTO DELCOURT

DOCUMENTAIRE.Rural !

Brest fait face aux revendications salariales des ouvriers travaillant à la reconstruction de la ville, en 1950. Les patrons refusent de céder et la grève générale est déclarée. Le 17 avril, un drame se produit. Un responsable syndical est abattu d’un balle dans la tête. Kris et Davodeau sortent une histoire passée sous silence. On en attendrait un peu plus cependant. Un dossier d’une dizaine de pages étoffe la fin de ce livre. ©PHOTO FUTUROPOLIS

BD HISTORIQUE.Un homme est mort

Rural !, d’Étienne Davodeau, éd. Delcourt, 11,50 €.

Un homme est mort, de Kris et Étienne Davodeau, éd. Futuropolis, 15,25 €.

Trois auteurs Guibert, Lefèvre et Lemercier nous parlent de l’Afghanistan des années 1980, en guerre contre l’URSS. C’est aussi un témoignage sur les conditions de travail de Médecins sans frontière, dont Didier Lefèvre faisait partie. Le style est original et même unique : le dessin de Guibert est venu se marier à la photo de Lefèvre, le tout mis en couleur par Lemercier. De la photo dans de la BD ? Là, c’est plutôt réussi, les puristes de la ligne claire admetteront le tour de force, mais les journalistes s’agaceront peut-être de l’utilisation répétée de la photo comme justification du propos. ©PHOTO DUPUIS

BD & PHOTO.Le Photographe

Le québécois Guy Delisle réussit à transformer le conflit complexe israélo-palestinien en une BD simple. Presque trop parfois. Ces cases apportent quelquechose en plus, si vous êtes déjà « calés » sur le sujet car le récit se fonde sur le quotidien d’une année passée à Israël. Mais l’anecdote prend le dessus sur l’information pure et sur la mise en perspective du conflit. Un livre qui apporte un complément aux initiés, mais pas assez de fond au lecteur qui ne maîtrisera pas bien le sujet. ©PHOTO DELCOURT-SHAMPOOING

TÉMOIGNAGE.Chroniques de Jérusalem

Le Photographe, Guibert, Lefèvre, Lemercier, éd. Dupuis-Aire Libre, 39,90 €.

« Nous voulions écrire un Clearstream pour les nuls », telle était l’ambition de Denis Robert. Ce livre, c’est le périple ahurissant d’un journaliste d’investigation embarqué dans une guerre fratricide politique, entre Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin. Une BD mise en scène avec un héros, Denis Robert, qui nous fait vivre plus de dix ans d’enquête sur des fonds obscurs en Europe, qu’on appelle « l’Affaire Clearstream ». Un pavé dans la mare ? Non. Mais un BD reportage qui nous plonge dans le monde politico-financier, mis en scène comme un polar. Une case en appelle une autre. Le suspens vous retient, au point de lire d’affilé les 4 tomes qui composent cette série. Grâce au dessin, les montages financiers de Clearstream sont vulgarisés. Idéal pour les profanes. ©PHOTOS DARGAUD

Chroniques de Jérusalem, de Guy Delisle, éd. Delcourt, 25,50 €.

ENQUÊTE, AUTOBIOGRAPHIE.L’Affaire des affaires

L’Affaire des affaires, 4 tomes, de Denis Robert, Yan Lindingre et Laurent Astier, éd. Dargaud, 200 p. environ, 78,90 € la série.

Classement On dirait du Tintin Il manque Milou Haddock a abusé du whisky

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ET AUSSI...Maus d’Art Spiegelman, Reportages de Joe Sacco, Gaza 1956 de Joe Sacco, Faire le mur de Maximilien Leroy, Les Ignorants et les Mauvaises Gens d’Etienne Davodeau, Un printemps à Tchernobyl d’Emmanuel Lepage, ...

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Son trait est reconnaissable parmi cent autres, Joe Sacco est l’un des maîtres du BD reportage. En 1998, il en signe un après avoir assisté à La Haye au premier procès international de crime de guerre, depuis Nuremberg. Le Dr Kovacenic est sur le banc des accusés, jugé pour avoir construit des « centres de transit, clairement inspiré des chambres à gaz », pendant la guerre de Bosnie. Joe Sacco montre les limites du tribunal, où Karadic, leader des serbes de Bosnie et Ratko Mladic, leur chef militaire, sont absents du box des accusés. ©PHOTO FUTUROPOLIS

REPORTAGE.Procès des crimes de guerre

Procès des crimes de guerre, de Joe Sacco, publié dans Details, en 1998.

Grâce à son efficacité graphique, Cyrille Pomès offre une géopolitique limpide et accessible du monde arabe. L’analyse et les textes sont signés Jean-Pierre Filiu, historien spécialiste de l’islam. Nous regretterons cependant ce récit succinct - seulement 4 pages - mais conseillerons de lire Le printemps des arabes, des mêmes auteurs, où la genèse et les conséquences des révolutions du monde arabe y sont plus longuement exposées. ©PHOTO FUTUROPOLIS

GÉOPOLITIQUE.Le 17 décembre 2010

Le 17 décembre 2010, de Jean-Pierre Filiu et Cyrille Pomès, paru dans Le Jour où..., 2012, 25 €.

Près de Mont-de-Marsan, Jean Harambat a voulu montrer les quatre saisons d’une exploitation agricole. On y voit le labeur de trois frères, qui gèrent leurs terres, entre cultures et élevage de porcs, entre fournisseurs et fertilisants. L’immersion est de celles « qui se passent au coin de la rue » et fait étonnamment penser à Rural! de Davodeau, à la différence que ça ne se passe pas dans une ferme Bio. On regrettera le manque de mise ne perspective du sujet des OGM. ©PHOTO LES ARÈNES

SOCIAL.4 saisons dans les landes

4 saisons dans les Landes, de Jean Harambat, paru dans Grands Reporters - 20 histoires vraies, éd. Les Arènes - XXI, 39,80 €.

INVESTIGATION.Énergies extrêmes, de Sylvain Lapoix et Daniel Blancou

Pour ce quatrième pavé, l’équipe de la Revue dessinée part dans le Grand nord canadien. Johanna y signe un BD reportage intitulé « Le silence des Inuits ». Vous pourrez aussi découvrir une enquête sur le business des évangélistes, un reportage sur l’extrême droite en Grèce et une chronique sur la Poste.Dans le numéro 5, une pointure livrera un nouveau BD reportage : Etienne Davodeau. Avec Benoît Collombat, journaliste à France Info, ils se sont intéressés à la violence politique sous la Ve République.

À PARAÎTRE.La Revue dessinée n°4

La Revue dessinée n°4, disponible le 12 juin, 15 €.

Pour comprendre les bases de la géopolitique des gaz de schiste dans le monde, ne cherchez plus ! Énergies extrêmes est le support le plus complet et le mieux vulgarisé sur le sujet. Ce BD reportage, fruit d’une enquête de près de cinq ans menée par le journaliste Sylvain Lapoix, vous emmène dans le sous-sol des Etats-Unis et des tractations financières, politiques et économiques du marché des gaz de schiste. Infographies, chiffres, informations recoupées et sourcées, ce BD reportage est l’un des plus aboutis, digne d’une enquête du Monde. Surtout que le dessin vous embarque et vous permet de retenir l’essentiel de

ce dossier géopolitique sensible. Paru en trois épisodes, il vous faudra acheter les trois premiers numéros de la Revue dessinée pour les lire... Ou attendre fin 2014 pour vous offrir une bande dessinée dédiée aux enquêtes de Sylvain Lapoix sur les énergies, qui paraîtra en librairie. ©PHOTOS LRD

Énergies extrêmes, de Sylvain Lapoix et Daniel Blancou, 3 épisodes parus dans la Revue dessinée n°1, 2 et 3, 15 €.

Arthur Vlaminck, jeune diplômé, intègre le ministère des Affaires étrangères, ou Quai d’Orsay, au cabinet de Taillard de Vorms (un Dominique de Villepin qu’on ne nomme pas). Une immersion dans les coulisses politiques d’un ministre monté sur ressort, balayant tout sur son passage d’un « VLON, VLON », pressé comme un politicien qui sera un jour Premier ministre. On y découvre la diplomatie dans les cabinets politiques : entre coups bas et commmunication de crise. Sinon, Quai d’Orsay a aussi obtenu le Fauve d’Or 2013 à Angoulême et a été adapté au cinéma la même année. On préfèrera la BD...

BD DU RÉEL.Quai d’Orsay

Romain & Augustin, de Thomas Cadène, Joseph Faldon et Didier Garguilo, éd. Delcourt, 25,00 €.

Encore un BD reportage sur le conflit israélo-palestinien. L’essentiel de l’info est présent, mais on a l’impression d’un long article découpé, lequel est habillé par un crayonné. Le texte et la BD se répètent, si on peut appeler ça bande dessinée, tant cela manque de bulles, de spontanéité et de dynamisme. Le noir et blanc du dessin alourdit le récit. Un peu de couleur et un côté « cartoon » n’auraient pas fait pas de mal ! À lire pour comprendre à quel point allier le texte et l’image est important... mais difficile. ©PHOTO LE MONDE DIPLOMATIQUE

ANALYSE.À bord de la flotille pour Gaza

À bord de la flotille pour Gaza, Joanna Hellgren, paru dans le Monde diplomatique en BD, 9,95 €.

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Page 32: Le mémoire dessiné

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