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Lucius Shepard – Le Rocher aux crocodiles

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Le Rocher aux crocodiles

Lucius Shepard

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Lucius Shepard – Le Rocher aux crocodiles

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Ouvrage publié sur la direction de Olivier Girard. Sommaire proposé par Jacques Chambon Traduit de l’anglais [US] par Jean-Daniel Brèque. ISBN : 978-2-84344-443-2 Parution : juillet 2012 Version : 1.0 — 07/07/2012 Illustration de couverture © 2005, Nicolas Fructus © 1999, 2001, 2002, 2003 by Lucius Shepard © 2005, Le Bélial’ pour la traduction française © 2011, Le Bélial’, pour la présente édition

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« Le Rocher aux crocodiles » [« Crocodile Rock », première parution dans The Magazine of Fantasy & Science Fiction, octobre/novembre 1999.]

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VOUS NE DEVEZ PAS VOIR en moi un témoin digne de foi, une personne

immunisée contre les préjugés et la distorsion des faits. Certes, tout récit devrait être précédé d’un tel avertissement, car aucun de nous n’est capable d’une objectivité totale ; mais bien que j’aie l’intention de dire la vérité, le tumulte qui a récemment marqué mon existence me pousse à me considérer comme le moins fiable des témoins.

Durant les mois qui ont précédé le coup de fil de Rawley, je n’avais cessé de sombrer dans le déclin, gaspillant ma subvention pour me payer de la drogue, de l’alcool et des femmes, me livrant à une orgie qui m’avait laissé mentalement secoué et presque sans le sou. Il semble que cette spirale infernale n’ait eu aucune cause directe, qu’il se soit agi d’une sorte d’érosion spirituelle, exprimant peut-être une réflexion personnelle suscitée par la guerre, la famine, la peste, bref toutes les plaies bibliques qui ravageaient le continent — ce ne serait certes pas la première fois que les misères de l’Afrique affectaient ainsi un expatrié. En outre, bien que nombre de Noirs exilés, qu’ils viennent d’Amérique ou d’ailleurs, soient enchantés de leur visite sur la terre des ancêtres, vision des choses à laquelle je ne suis pas fondamentalement opposé, cela avait été pour moi une expérience marquée par d’étranges et délicates pressions et la sensation permanente de ne pas être à ma place — ce qui, je crois, avait également affecté ma stabilité. Quoi qu’il en soit, j’en étais venu à négliger mon travail et à espacer mes expéditions dans la brousse, m’enfermant dans mon appartement d’Abidjan, un trou à rats étouffant aux murs de parpaings et de stuc, avec une peinture couleur moutarde et des meubles en vinyle rappelant la salle d’attente d’un dentiste américain progressiste des années cinquante.

Le jour où j’ai reçu ce coup de fil, je soignais ma gueule de bois tout en regardant Patience, ma dernière copine en date, préparer les toasts. Ça faisait à peine quinze jours qu’elle avait quitté son village ; les mœurs citadines étaient encore toutes fraîches à ses yeux et, bien qu’elle affirmât avoir déjà étudié le fonctionnement d’un grille-pain, jamais elle n’avait eu de contact direct avec cet ustensile. La table était jonchée de toasts beurrés, dont la couleur allait du bronzé au calciné, témoignage de ses expériences en cours. Le spectacle de cette superbe fille de dix-sept ans (tel était l’âge qu’elle

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revendiquait), vêtue de sa seule culotte rouge vif, fixant le grille-pain d’un air concentré et éclatant de rire lorsque le toast en jaillissait, puis beurrant laborieusement celui-ci en faisant frémir ses seins, se tournant de temps à autre vers moi pour m’adresser un sourire radieux… c’était le genre de chose qui, jadis, m’aurait plongé dans de fructueuses réflexions sur l’innocence et le syncrétisme culturel, ou dans une appréciation brute de l’instant que je vivais. Désormais, les circonstances de ce type éveillaient ma lassitude, mon désespoir de vivre, et j’étais trop aliéné pour conserver dans ma tête une collection d’instantanés intimes — si bien que j’ai été ravi lorsque la sonnerie du téléphone m’a conduit au salon.

« Nom de Dieu ! s’est exclamé Rawley quand j’ai répondu. Tu as une voix d’outre-tombe. » Il a pris un ton complice. « Qu’est-ce que tu as encore fait comme connerie ?

– La routine, ai-je répondu, plus sèchement que je ne l’aurais voulu. Tu pensais à quoi ? »

Un grésillement est venu parasiter la communication longue distance, après quoi la voix de Rawley m’a paru éteinte, plate, plus tout à fait humaine. « En fait, Michael, j’ai du boulot pour toi… si ça t’intéresse. Mais le moment est peut-être mal choisi… »

Je me suis excusé de ma brusquerie, lui expliquant que les deux dernières nuits avaient été difficiles.

« Ne t’inquiète pas, a-t-il dit en riant. C’est ma faute, j’ai appelé trop tôt. J’aurais dû me souvenir que tu es invivable avant d’avoir bu ton café. »

Je lui ai demandé des précisions sur ce fameux boulot, et il y a eu une nouvelle pause. On a allumé la radio dans l’appartement voisin ; du soukous à fond la caisse, la mélodie des guitares et Sam Mangwana grondant une amante infidèle. De la rue montait l’odeur épicée de la viande grillée ; j’ai eu envie d’ouvrir la fenêtre pour voir si un vendeur avait installé son stand devant chez moi, mais la lumière du jour m’a aveuglé et j’ai baissé le store.

« On m’a confié une affaire assez curieuse, a dit Rawley. Troublante, même. On nous a signalé dans la province de Bandundu des meurtres colorés de sorcellerie. Une histoire d’hommes-crocodiles, pour être précis.

– Ça n’a rien d’extraordinaire. – Non, bien sûr que non. On reçoit des rapports de ce genre au moins

une fois par an. Un sorcier qui se transforme en animal féroce pour tuer ses victimes. Sauf que, cette année, il y en a plus que d’habitude. Plusieurs douzaines. Attends, ne quitte pas. »

Pendant qu’il discutait avec quelqu’un dans son bureau, je l’ai visualisé tel qu’il était trois mois plus tôt : un beau jeune homme aryen devenu un trentenaire épais et suffisant, un ancien nageur qui adorait vous taper sur l’épaule et se bourrer à la bière. Ou, comme l’avait décrit un trésorier de

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notre connaissance : « un beau gosse bien parti pour devenir un alcoolique boursouflé ».

« Michael ? » Patience se tenait sur le seuil d’une cuisine envahie par la fumée. « Le pain ne veut plus sortir du grille-pain. » Elle a prononcé cette phrase d’une voix affligée, la tête basse mais les yeux levés vers moi, avec leurs cils de biche — à la fois pénitente et aguicheuse.

« J’arrive dans une minute. Pour l’instant, débranche la prise. – Excuse-moi, Michael. » Rawley était revenu, plus énergique que tout

à l’heure, comme s’il avait reçu des nouvelles encourageantes. « À propos de cette affaire dont je te parlais. Nous avons un témoin ayant identifié trois hommes et deux femmes qui, selon lui, se sont transformés en monstres. Mi-humains, mi-crocos. Il affirme les avoir vus tuer et dévorer plusieurs personnes. »

Il ne m’a pas laissé le temps de l’interrompre. « Je sais, je sais. Ça non plus, ça n’a rien d’extraordinaire. Mais le

témoignage de ce type est foutrement convaincant. Il décrit ces monstres dans les détails. Ils sont humains au-dessus de la taille, crocos en dessous. La peau en lambeaux, comme si la métamorphose se poursuivait toujours. Ce genre de truc. Quoi qu’il en soit, on a procédé à des arrestations. Quatre des cinq suspects nient tout en bloc. Comme on pouvait s’y attendre. Dans d’autres circonstances, je les ferais relâcher. La région est infestée par la superstition, mais il serait stupide de lancer une action en justice uniquement fondée sur une accusation de sorcellerie. Sauf que le cinquième suspect a avoué. »

Jusque-là, j’étais occupé à dérouler le fil du téléphone afin de jeter un coup d’œil dans la cuisine pour voir comment Patience se débrouillait avec le cordon du grille-pain. Mais Rawley avait désormais toute mon attention.

« Il a avoué avoir tué et mangé des gens ? – Et ce n’est pas tout. Il affirme l’avoir fait alors qu’il était mi-homme,

mi-crocodile. » Au bout de quelques instants de réflexion, j’ai déclaré : « Les flics ont

dû le torturer. – Je ne pense pas. Je l’ai interrogé dans la prison de Mogado, et il n’est

pas le moins du monde intimidé. Bien au contraire. J’ai l’impression qu’il se moque de nous. Qu’on mette sa parole en doute semble l’amuser au plus haut point.

– Alors c’est qu’il est dément. – J’y ai pensé, figure-toi. Naturellement, je l’ai fait examiner par un

psychiatre. Ce type est en parfaite santé. Bien sûr, je ne peux pas garantir la compétence de mon psy, pas plus que ses motivations. Ses références ne sont pas de la meilleure qualité, et les autorités font pression pour que l’affaire

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aille devant les tribunaux. Les gros bras de Kinshasa n’apprécient pas le fait qu’un provincial soit plus doué qu’eux en matière de magie.

– Tout ça m’a l’air passionnant, mais je ne vois pas en quoi je peux t’aider.

– Je veux faire examiner ce type par quelqu’un de confiance. Un homme rompu à l’observation. Et expert en la matière.

– On ne peut pas me qualifier d’expert en matière de comportement humain. Certainement pas au sens universitaire du terme.

– Exact, a fait Rawley. Mais tu sais pas mal de choses sur les crocodiles. Pas vrai ? »

Voilà qui m’a fait sursauter. « Sans doute… encore que je ne sois pas à jour côté publications. Mon truc, c’est les serpents. Mais à quoi pourrait bien te servir un expert en crocodiles ? »

Rawley n’a pas répondu tout de suite. J’ai jeté un nouveau coup d’œil à Patience. Assise à la table de la cuisine, elle regardait par la fenêtre d’un air morose, la prise du grille-pain entre ses mains jointes — on aurait dit une enfant berçant une fleur morte. Sans se retourner, elle m’a jeté un regard en biais qui m’a captivé — un effet des plus déconcertants, le genre de coup d’œil que vous lancerait un zombie. Ou un lézard.

« Je sais que ça a l’air dingue, a dit Rawley, mais Buma… C’est comme ça qu’il s’appelle : Gilbert Buma. Il est plutôt impressionnant. Je ne trouve pas les mots pour le décrire. Il a sur les gens un effet extraordinaire. Je… » Grognement de frustration. « Bon Dieu, Michael ! J’ai besoin que tu viennes et que tu jettes un coup d’œil à ce type. Tu seras défrayé, et généreusement. On te paye l’avion pour venir à Kinshasa, l’hôtel, tout le reste. Tu ne vas pas me croire, mais il y a un très bon hôtel à Mogado. Une relique de l’empire colonial. Tu y seras comme un coq en pâte, et c’est moi qui paierai toutes les consos. Tu n’en auras pas pour plus de huit jours. » J’ai entendu le cliquetis d’un briquet, le souffle de Rawley. « Allez, mec ! Accepte. Au minimum, ça te fait une excuse pour me rendre visite. Tu m’as manqué, vieux saligaud.

– D’accord. Je viendrai. Mais je ne vois toujours pas ce que tu attends de moi.

– Je ne suis pas sûr de le savoir, moi non plus. Puisqu’il faut te donner une raison, disons que j’aimerais avoir ton opinion mûrement réfléchie sur un point bien précis : et si Buma disait vrai ? »

Patience a pleuré à mon départ. Nous n’étions ensemble que depuis

quelques jours et notre relation avait acquis au mieux un vernis de profondeur émotionnelle ; à en juger par ses épanchements larmoyants, toutefois, on aurait pu nous prendre pour des jeunes mariés séparés en pleine lune de miel. Je lui ai laissé suffisamment d’argent pour survivre pendant quinze jours et lui ai montré comment se débrouiller avec la piaule et son

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équipement. Pour parler franchement, je pensais ne jamais la revoir ; je supposais qu’à mon retour mon domicile aurait été pillé et saccagé, et que j’aurais besoin de m’acheter un nouveau grille-pain. Si elle pleurait, pensais-je, c’était parce qu’elle était terrorisée à l’idée de se retrouver toute seule dans la grande ville, situation qu’elle devrait gérer dès que j’aurais vidé les lieux. En dépit de mon cynisme, j’ai été ému par son attitude et j’ai tenté de la rassurer. Je lui ai promis que je l’appellerais de Mogado et lui ai laissé le numéro du bureau de Rawley. Rien n’y a fait. Sur la route de l’aéroport, tandis que je contemplais les taudis poussiéreux derrière la vitre du taxi, presque complètement occultée par une mosaïque d’autocollants et de fétiches, j’ai éprouvé un peu de remords à l’abandonner ainsi et je me suis demandé si, en me conditionnant à attendre le pire de mes semblables, je ne m’étais pas aveuglé à leur potentiel. Peut-être que Patience ne se réduisait pas à une petite paysanne poussée à l’exil par la misère et promise à une mort certaine, due à la violence ou aux MST ; peut-être qu’elle m’offrait bien plus que ce que j’avais pris la peine de remarquer. Mais le sentimentalisme d’une telle idée me donnait la nausée. Je l’ai chassée de mon esprit pour me préoccuper de ce qui m’attendait, à savoir Mogado, Gilbert Buma et Rawley.

Mon amitié avec James Rawley était née sous les auspices du Politiquement Correct. Quoique moins envahissante et moins étouffante qu’aux États-Unis, cette mentalité était néanmoins en vogue durant l’année que j’avais passée à Oxford, et je pense que Rawley s’est dit qu’un ami noir américain lui conférerait une accréditation morale susceptible de l’immuniser contre les stéréotypes affligeant les Africains blancs et donc de profiter à sa carrière estudiantine — car il s’agissait bien pour lui d’une carrière dans le sens strict du terme, une accumulation soigneusement planifiée de relations et de connaissances. Je ne pense pas qu’il ait eu conscience de ses motivations ; c’était une production de sa ruse innée plutôt qu’une manipulation volontaire. Mais je ne pense pas non plus qu’il aurait nié les faits si je les lui avais exposés — il possédait une franchise et une connaissance de soi qui l’empêchaient de s’illusionner sur ses mobiles. En ce qui me concerne, je n’étais guère différent de lui. L’amitié de Rawley m’avait ouvert bien des portes à Oxford et, quoique le caractère artificiel de notre relation ait toujours jeté une ombre entre nous, nous n’avions jamais abordé le sujet ; nos affinités et nos intérêts communs étaient si nombreux qu’ils nous permettaient d’étouffer le problème dans l’œuf.

J’ai longtemps considéré cette amitié comme anormale, et je suppose qu’elle l’était en grande partie, vu qu’elle ne découlait pas d’une authentique affection ; mais, en vieillissant, j’ai fini par comprendre que les amis, à l’instar des amoureux, passent par une lune de miel et que l’affection, à l’instar de la passion, ne dure qu’un moment si elle n’est pas entretenue par un intéressement réciproque. Rawley et moi avions créé de toutes pièces une

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amitié qui se dispensait de toute flamme ; cependant, au fil des ans, nos trajectoires ont continué de se croiser et il est né entre nous une authentique chaleur. On aurait dit que, puisque nous n’avions jamais succombé à l’illusion de l’amitié, puisque nous avions tissé notre lien à partir du matériau le plus grossier, cela avait rendu possible entre nous une amitié aussi dynamique que durable. Chaque fois que je m’efforçais d’analyser notre relation, je n’arrivais même pas à conclure que Rawley m’était sympathique ; toutefois, le temps et l’expérience avaient inextricablement lié les trames de nos existences, et nous avions fini par nous reposer tellement l’un sur l’autre quand survenait un souci financier, professionnel ou sentimental, que nous aurions tout aussi bien pu être un vieux couple.

Je n’étais jamais allé à Mogado, mais je savais à quoi m’attendre. En

Afrique, toutes les capitales provinciales se ressemblent, pour l’essentiel et même dans les détails, et le centre-ville de Mogado, avec ses rues infestées de nids-de-poule, ses quelques arbres étiques aux branches nues et ses bâtiments miteux aux façades de stuc craquelées, ne se distinguait en rien de toutes les autres. On y trouvait juste assez d’habitants pour se croire dans une ville fantôme hantée par les squatters : une femme aux pieds nus, vêtue d’une robe fanée, qui guettait sur un seuil enténébré ; trois gosses maigres à faire peur, occupés à tourmenter un serpent dans la rue ; un vieillard édenté assis à sa fenêtre, les yeux fixés sur le passé. Le reste de la population s’était mis à l’abri de la chaleur. Sur la place centrale, dominée par une fontaine de plâtre ornée de visages aux traits effacés par l’érosion, un chien errant dont le poil avait la couleur des amandes grillées fouillait un carré d’herbe en quête d’insectes. Lorsque ma voiture l’a frôlé, il s’est écarté en marchant en crabe, traînant derrière lui une ombre filiforme.

Sur le coin de rue le plus proche de la prison était fixé un panneau ébréché et rendu quasiment illisible par les intempéries. En l’examinant avec soin, j’ai vu qu’il y était inscrit une date ; à peine si je distinguais le nom du mois, novembre, et un nombre à quatre chiffres — sans nul doute la commémoration de quelque épisode révolutionnaire dont l’esprit avait lui aussi fini par être occulté. La prison proprement dite occupait le sous-sol et le rez-de-chaussée du palais provincial, un bâtiment de quatre étages aux murs de stuc vert pastel. Un policier congolais ventripotent, avec une peau bleu nuit, une suffisance de président de la république et un compère-loriot sous l’œil gauche, était assis dans l’antichambre, plongé dans la lecture d’un journal en langue française dont la manchette était consacrée au naufrage d’un ferry sur le fleuve Kilombo, le cours d’eau boueux qui arrosait Mogado. Derrière lui, le mur craquelé se signalait par un vaste rectangle nettement plus pâle que la surface qui l’entourait ; j’ai supposé que c’était là qu’on avait accroché trois décennies durant le portrait officiel du peu regretté dictateur,

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Mobutu Sese Seko. Un ventilateur fixé au plafond brassait l’air, mais la faible brise qu’il créait faisait ressortir l’humidité ambiante et l’odeur âcre du désinfectant, à quoi se mêlait un parfum plus organique, que je décomposais en sang, urine et sueur, l’odeur d’une souffrance humaine aussi vieille que persistante.

Rawley avait été retenu, m’a appris le policier ; il me rejoindrait à l’hôtel pendant la soirée. Cependant, je pouvais voir le prisonnier tout de suite si je le souhaitais.

J’avais supposé que Rawley tiendrait à me parler avant mon entretien avec Buma, mais maintenant je soupçonnais que son absence était délibérée, qu’il préférait que j’aie du sujet une première impression qui ne soit pas biaisée par un exposé plus complet de l’affaire. L’avion et la voiture m’avaient épuisé, pourtant j’ai décidé qu’il serait inutile de reculer l’échéance.

Un second policier m’a accompagné au sous-sol, me conduisant dans une salle d’interrogatoire située à l’arrière du bâtiment, récemment repeinte et meublée d’une table en bois mal dégrossie et de deux sièges pliants. Pendant que j’attendais Buma, j’ai gratté l’enduit du mur, réussissant à faire choir une plaque de belle taille et à révéler une couche de peinture foncée mouchetée de taches rouge sombre, très certainement du sang séché. Quel dommage que Mobutu ne soit pas incarcéré dans un endroit encore plus tropical que Mogado, dans une cellule chauffée à blanc, par exemple, avec des serpents qui lui dévorent les yeux de l’intérieur et des rats qui se disputent les lambeaux sanguinolents de sa langue.

La porte s’est ouverte en grinçant sur le policier qui, visiblement agité, a fait entrer un vieillard aux cheveux blancs et s’est empressé de refermer le verrou. L’homme, vêtu d’une chemise et d’un pantalon de toile déchirés, avait les poignets et les chevilles enchaînés. Il gardait la tête basse, s’abstenant de me regarder. Il s’est approché du second siège pliant, l’a fait pivoter d’un quart de tour et s’est assis, m’offrant une vue de son profil gauche. C’est seulement à ce moment-là qu’il a braqué ses yeux sur moi, captivant mon regard l’espace de quelques secondes avant de se plonger dans la contemplation du mur. Il a souri, exhibant un croissant de dents décolorées — mais peut-être n’était-ce pas un sourire digne de ce nom, car il est resté figé, comme s’il s’agissait de la position naturelle de ses mâchoires au repos. Sa peau couleur café était striée de rides en si grand nombre que je lui ai tout d’abord donné quatre-vingts ans bien tassés ; sauf que sa musculature démentait cette impression. Ses avant-bras et ses biceps étaient ceux d’un homme ayant eu une vie de dur labeur, ses traits étaient fermes et charnus. On eût dit que les ans s’étaient contentés de déposer sur lui leur patine, qu’il suffirait d’effacer ces rides pour découvrir un homme dans la force de l’âge.

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« Monsieur Buma, je m’appelle Michael Mosely. J’aimerais vous poser quelques questions. »

Il a été lent à réagir, comme s’il avait fallu plusieurs secondes pour que mes paroles parviennent à son cortex cérébral, plus quelques autres pour que son cerveau les interprète, et a déclaré d’une voix de baryton, dont la résonance était telle qu’on aurait dit qu’il parlait dans un mégaphone : « On me dit que vous êtes un docteur, vous aussi.

– Oui. Mais pas du même genre que celui qui vous a interrogé précédemment. Mon domaine est l’herpétologie. L’étude des serpents. Pour être précis, je suis un éthologue spécialisé dans le comportement des pythons. »

Voilà qui a paru l’intéresser. Il a dirigé sur moi toute la force de ses yeux chassieux — j’emploie le mot « force » au sens littéral, car j’aurais juré sentir une soudaine pression glacée sur mon visage. Ajoutée à son sourire contrefait, cette sensation m’a mis mal à l’aise.

« Les pythons, a-t-il répété avec un grognement amusé. Je ne peux rien vous apprendre sur les pythons.

– Comme vous le savez probablement, ce n’est pas l’objet de cette enquête. »

Il a levé la tête de quelques degrés, semblant se plonger dans l’examen d’un coin du plafond. Pour le moment, ce qu’il y avait de plus intéressant chez cet homme, songeais-je, c’était son immobilité. Il semblait se figer à l’issue de chaque mouvement, sans que frémissent ni ses muscles ni ses nerfs, et je me suis demandé s’il ne s’agissait pas du symptôme de quelque pathologie.

« Où êtes-vous né ? – Au bord du fleuve. À quelques jours de marche d’ici. – Quel est le nom de votre village ? – Il n’existe plus. Il n’a pas de nom. » Mobutu. Sous le règne de Mobutu, quantité de choses avaient cessé

d’exister au Congo. « Je vais partir de l’hypothèse que vous avez bien commis les meurtres

dont on vous accuse, ai-je déclaré. Dans ce cas, pourquoi avez-vous avoué ? » Il a baissé les yeux, examinant à présent le mur. « Parce que je

souhaitais annoncer ma venue. Parce que je ne crains pas ce qui va suivre. » Cette réponse m’a permis de le comprendre, ou du moins le pensais-je.

Soit les meurtres lui étaient imputables, soit ils avaient été commis par des tiers et il avait vu en eux une chance à saisir. C’était un sorcier. Le membre d’un culte du crocodile. Il voulait que son pouvoir soit reconnu ; une fois que ce serait fait, une fois que l’autorité de sa secte serait affirmée, aucun tribunal congolais n’aurait le courage de l’inculper, estimait-il — les juges seraient intimidés par la puissance de sa magie. Toute cette procédure

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d’accusation et d’aveu n’était qu’un coup de pub conçu pour faire grimper sa confrérie, jusque-là confinée à l’échelon provincial, au sommet de la complexe hiérarchie de mages et de sorciers qui avait toujours fleuri dans ce pays, quelle que soit la couleur politique du régime en place. Du temps où Mobutu était au pouvoir, ce genre de stratagème aurait déclenché une violente répression : personne n’avait le droit de se prétendre plus puissant que le président à vie ; mais à présent que des monstres moins sanguinaires l’avaient remplacé, le bonhomme avait une chance de réussir son coup. Un détail restait cependant à préciser : s’agissait-il d’un escroc ou bien croyait-il à ses propres fadaises ?

« Pouvez-vous me dire comment vous avez acquis le pouvoir de vous transformer ? » me suis-je enquis.

Il n’a pas semblé m’entendre et a continué à fixer le mur. Cela n’a pas été sans m’intriguer — l’expérience m’avait appris que la

plupart des sorciers saisissaient la moindre occasion pour détailler la nature de leurs pouvoirs, se vanter de leurs liens avec les dieux et autres créatures et relater sans jamais se lasser les épreuves qu’ils avaient dû traverser lors de leur quête spirituelle.

« Ces meurtres, ai-je insisté. Étaient-ils liés au rituel qui vous permet de vous métamorphoser ? Ou bien étaient-ils tout simplement… concomitants ? »

Il a poussé un soupir et sa bouche est restée ouverte, comme si ce soupir était le dernier ; puis il a battu des cils, et ses yeux se sont à nouveau tournés vers moi.

« Toutes ces questions en dissimulent une autre. Ce que vous souhaitez vraiment savoir, c’est si je suis un imbécile ou un menteur. Si j’étais un imbécile, je n’aurais aucune réponse à vous donner. Si j’étais un menteur, jamais je ne vous dirais la vérité.

– Vous vous sous-estimez… » Il m’a coupé la parole d’un geste. « Je n’ai pas besoin de vous demander

si vous êtes un imbécile. Vous affirmez être un docteur qui étudie les serpents, mais vous me posez les mêmes questions que l’autre imbécile. Vous utilisez la ruse pour que je me révèle. Mais vous êtes si stupide que vous ne voyez pas que je l’ai déjà fait.

– Tous les hommes sont stupides, d’une façon ou d’une autre. Mais je suis prêt à accepter votre jugement. Pourquoi n’essayez-vous pas d’éclairer ma lanterne ? »

Jusque-là, ses mouvements étaient lents et mesurés, ce que j’attribuais au poids de ses chaînes. Soudain, il a pivoté sur son siège et abattu ses deux poings au centre de la table, fracassant celle-ci. Un geste si vif, si fluide, que je n’ai même pas eu le temps de cligner des yeux, me retrouvant paralysé par cette démonstration de violence ; et lorsqu’il s’est penché vers moi, me

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clouant de son regard jaune de colère, j’ai compris que ses chaînes ne le handicaperaient guère s’il décidait de m’agresser.

On a entendu la voix du policier derrière la porte, qui demandait si tout allait bien. Avant que j’aie eu le temps de réagir, Buma lui a ordonné de nous laisser tranquilles. Aussitôt après, je l’ai entendu battre en retraite dans le couloir.

« Je me demande ce qui lui a pris, ai-je déclaré, m’efforçant d’éteindre la panique qui couvait en moi. Je ne sais pas ce que vous avez à vendre, mais il semble que vous ayez déjà trouvé un imbécile prêt à devenir votre client. »

Il est resté muet et immobile ; mais je l’ai senti se détendre d’un iota. J’ai changé de position sur ma chaise, souhaitant dégager une image de

froide indifférence. « Vous disiez… ? » Buma a baissé les yeux pour considérer les chaînes qui lui cerclaient les

poignets ; au bout d’un temps, il a poussé un nouveau soupir et s’est repositionné face au mur. « Il vaudrait mieux que vous retourniez à Abidjan. »

Qu’il sache où j’habitais, voilà qui m’a pris de court un instant, puis j’ai réalisé que l’explication était évidente.

« Vous ne m’impressionnez pas. Il est probable que monsieur Rawley vous a parlé de moi. Si ce n’est pas lui, c’est l’un de vos gardiens. »

Cette fois-ci, son esquisse de sourire m’a paru sincère. « Remontez le fleuve pendant cinq jours, et vous tomberez sur un embarcadère qui a été incendié par les soldats. Enfoncez-vous dans la jungle à partir de ce point jusqu’à ce que vous voyiez un figuier géant. Ce n’est pas très loin. Une fois là, vous trouverez ce que vous cherchez.

– À savoir ? – Un python. Un python blanc. » J’étais presque sûr d’avoir dit à Rawley que je recherchais un python

des roches albinos — un spécimen en bonne santé se monnaierait au moins cent mille dollars et, si j’obtenais des œufs, cela me rapporterait encore davantage. Cet argent me libérerait de l’obligation de mendier des subventions, d’effectuer des recherches fastidieuses, me libérerait de l’Afrique. Toutefois, je ne voyais pas Rawley tailler le bout de gras avec Buma comme si c’était un vieux pote et lui faire ce genre de confidence — en outre, j’étais sûr de ne pas avoir insisté en lui parlant de ça ; je ne tenais pas à être publiquement associé à une entreprise aussi hasardeuse. Cela dit, c’était la seule explication possible.

« Et je suppose que ce serpent m’attend patiemment sur les branches du figuier. »

Regard glacial de Buma. « Si vous allez là-bas, vous le trouverez. – Mille mercis. Je pars sur-le-champ. Et vous qui prétendiez ne rien

pouvoir m’apprendre sur les pythons !

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– Vous devez donc conclure que je suis un menteur. Pas un imbécile. » Je n’ai pu m’empêcher de rire. Rawley avait raison — ce type était un

malin ; toutefois, j’étais convaincu qu’il me jouait la comédie, avec ses maniérismes reptiliens et son discours sibyllin. Son numéro était parfait, mais ça restait un numéro.

« Voulez-vous vraiment des réponses à vos questions ? a-t-il demandé. – Bien sûr que oui. » Il s’est de nouveau tourné vers moi, avec une lenteur extrême, et m’a

jaugé du regard ; puis il a hoché la tête. « Ce sera difficile, mais peut-être serez-vous capable de comprendre. Très bien. » Avançant sa main gauche, il m’a agrippé le poignet droit.

J’ai eu le réflexe de vouloir me dégager, mais ma main semblait prise dans un étau — la force de cet homme était irrésistible. Il a fermé les yeux, accentuant son étreinte jusqu’à ce que j’ouvre le poing ; puis il s’est penché en avant et m’a craché dans la paume. De sa main libre, il a refermé mes doigts autour de sa salive afin de l’étaler sur ma peau.

« Voilà, a-t-il dit en me relâchant. Désormais, mes frères et sœurs ne vous feront aucun mal.

– Je croyais que vous alliez répondre à mes questions. – Les mots ne peuvent transmettre la vérité. La vérité doit être révélée.

Et elle vous sera révélée. » Il s’est tassé sur son siège, a poussé un soupir sibilant. « C’est tout ? C’est là votre réponse ? La vérité doit être révélée ? » Buma avait les yeux mi-clos ; son souffle était régulier, mais très, très

lent, comme s’il dormait. « Demain, a-t-il dit dans un murmure à peine audible. Nous en reparlerons demain. »

La ville, nichée entre deux collines verdoyantes au-delà desquelles

s’étendait la jungle, s’étalait sur quatre ou cinq cents mètres le long du Kilombo, se réduisant côté ouest à un quartier de huttes et de bars minables. Un peu plus loin, séparé de ce secteur par une petite plaine de boue séchée, se trouvait l’hôtel dont avait parlé Rawley, l’Hôtel du Rivage vert1, vénérable établissement datant des années 1900, époque où les trafiquants européens écumaient le fleuve, échangeant ivoire et peaux de bêtes contre de la bimbeloterie. Le rivage n’était plus vert depuis belle lurette, ayant évolué en terrain vague boueux où poussaient de rares touffes d’herbe et quelques eucalyptus étiques atteints de calvitie précoce. Isolé au sein de cette

1 En français dans le texte, comme ce qui suit en italiques. (N. d. T.)

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désolation, l’édifice proprement dit, une pièce montée coloniale en stuc avec balcons, portes-fenêtres et toit en tuiles rouges, possédait l’éblouissante incongruité d’une hallucination, impression encore soulignée par la présence devant son entrée d’un acacia frappé par la foudre, dont le tronc était orné d’une plaie ressemblant à une bouche ouverte sur un cri d’horreur, que complétait à merveille la main crochue dessinée par ses branches nues.

Aucun signe de Rawley, pas même un message. Avec sa pénombre fraîche et l’éclat acajou de son mobilier, le bar de l’hôtel était fort tentant, mais je ne souhaitais pas que Rawley me trouve bourré à son arrivée. J’ai décidé de me balader sur le rivage, envisageant de m’arrêter dans un troquet pour y boire une ou deux bières — pas plus. Cela me mettrait en appétit pour la soirée bien arrosée qui suivrait mes retrouvailles avec Rawley une fois que nous aurions fini de parler affaires.

On approchait de la fin de la saison sèche et, bien que les journées soient en grande partie ensoleillées — c’était le cas ce jour-là —, les averses de fin d’après-midi devenaient de plus en plus longues, se prolongeant souvent une fois la nuit tombée. La terre était tellement sèche que, le lendemain matin, toute trace d’eau avait disparu du sol et le vent soulevait des voiles de poussière sur les plaines ; mais l’atmosphère devenait un peu plus lourde chaque jour, et on apercevait sur les berges boueuses des dépressions où les crocodiles s’étaient installés durant l’averse, éprouvant — du moins l’imaginais-je — une satisfaction perverse à l’idée que la boue, le fleuve et les ténèbres allaient fusionner en un seul et même milieu leur convenant à la perfection. Bizarrement, je n’ai pas vu un seul crocodile pendant la première partie de ma promenade. Les plaines empestaient et étaient jonchées d’ossements de bovins, de bouteilles vides, de papiers gras et de fruits pourris ; de temps à autre, j’apercevais un arbre mort ou un puzzle tridimensionnel de brindilles blanches qui avait jadis été un buisson. À cet endroit, le fleuve faisait soixante mètres de large, ses eaux étaient boueuses, turbides, et son autre rive était occupée par des arbustes que la sécheresse avait fait virer au vert pâle — il en montait les chuchotis produits par un milliard de vies dont l’insignifiance confinait à l’exquis, synthétisés en un bourdonnement à peine audible par-dessus le murmure du fleuve. Des mouches tournaient autour de ma tête et, à mes pieds, je distinguais les délicates traces laissées par les crabes. Mais je ne voyais aucun crocodile, aucun animal de taille même moyenne.

Pourtant, après avoir franchi un coude, je me suis retrouvé paralysé par la vision d’une quantité inouïe de crocodiles. À moins de dix mètres de moi, sur le rivage même que je foulais, un large rocher plat de couleur fauve surplombait les eaux sur une longueur de sept ou huit mètres, et il s’y trouvait plusieurs douzaines de crocos, peut-être une bonne centaine, empilés les uns sur les autres quasiment à hauteur d’homme. Ils ne cessaient de

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siffler, de feuler, d’exhiber leurs crocs horriblement décolorés, de s’accrocher les uns aux autres avec leurs pattes griffues. Masse informe d’écailles gris-vert, d’yeux mobiles et de gueules meurtrières. J’ai reculé de quelques pas, terrorisé par la proximité d’un si grand nombre de prédateurs et par l’étrangeté de cette scène. Qui n’était pas si étrange, d’ailleurs. Il arrive parfois que des crocodiles se rassemblent ainsi en période de sécheresse, se pressant les uns contre les autres afin de partager le peu d’humidité que recèle leur peau ; mais, dans ce cas précis, la sécheresse était terminée et l’eau disponible en abondance. Sous mes yeux, un croco est tombé de l’empilement pour plonger à grand bruit dans les eaux troubles. Au lieu de remonter sur le rocher, comme je m’y attendais, il s’est laissé emporter vers l’aval, à peine submergé, dérivant au gré des courants et roulant sur lui-même pour exhiber son ventre blanc et maculé de vase, comme s’il était mort ou moribond. D’autres crocos l’ont imité. Ce comportement, lui, pouvait être qualifié d’étrange. Je ne lui voyais aucune explication, à moins que le fleuve ait été pollué par des déchets toxiques.

Il y a bientôt eu des douzaines de crocodiles dans l’eau — le fleuve se rétrécissait après le coude, et j’ai cru qu’ils allaient boucher le passage, mais le courant a pris de la vitesse et, répartissant les reptiles sur toute sa largeur, les a emportés en gagnant de la vitesse, de sorte que j’ai eu l’impression qu’ils nageaient tous de concert vers le même but, telle une meute amphibie. C’était une scène troublante, voire dérangeante, et pas seulement parce que je ne pouvais pas l’expliquer. J’étais même incapable d’accepter l’existence d’une explication rationnelle ; il y avait dans les actions de ces crocodiles une dimension de volonté, de fonctionnalité surréelle, qui me portait à croire que le rationalisme ne s’appliquait pas à la scène dont j’étais le témoin. En dépit de ma formation universitaire, je n’étais pas du genre à être déstabilisé par de légers basculements de la réalité — ma vie personnelle avait été marquée par l’usage de la drogue, la dépression et autres altérations de la conscience. Mais ce basculement-là me semblait incarner une valeur aussi puissante qu’incompréhensible qui transcendait mon expérience, et j’en étais fort secoué.

J’avais perdu toute envie de goûter à la bière locale, mais la soif ne m’avait pas pour autant déserté. Je me suis empressé de regagner l’hôtel, où je me suis immergé dans un whisky double et dans l’Europe de pacotille que me proposait le miroir biseauté placé derrière le comptoir, avec ses reflets de bois d’acajou, de tables éclairées à la chandelle et d’épaisse moquette rouge. Deux whiskies plus tard, la menace représentée par des crocodiles intoxiqués s’estompait dans les brumes de l’ivresse naissante.

Le barman, un Indien mince et distingué du nom de Dillip, pourvu de cheveux gris coiffés à la brillantine et d’une large ceinture rouge qui faisait ressortir la blancheur de sa chemise, regardait la télévision à l’autre bout du

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Le Dragon Griaule

Roland C. WAGNER

L.G.M.

Joëlle WINTREBERT

La Créode et autres récits futurs

A paraître en numérique

Aztechs de Lucius SHEPARD (juillet 2012) Louisiana Breakdown de Lucius SHEPARD (août 2012) Le Chant du barde de Poul ANDERSON (septembre 2012) Bifrost n° 68 : Spécial Ian McDonald (octobre 2012) Cagebird de Karin LOWACHEE (novembre 2012) Sous des cieux étrangers de Lucius SHEPARD (décembre 2012)

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