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boréal l’esprit de contradiction lysiane gagnon Extrait de la publication

Extrait de la publication… · Le Québec francophone constitue un bassin idéal, d’au- cuns diraient difficile, pour qui aime contredire l’opinion domi-nante, dans la mesure

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boréal

l’espritde contradiction

lysiane gagnon

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Les Éditions du Boréal4447, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) h2j 2l2

www.editionsboreal.qc.ca

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L’Esprit de contradiction

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du même auteur

Dans les coulisses de l’information. Les journalistes (en collaboration), Québec/Amérique, 1980.

Vivre avec les hommes. Un nouveau partage, Québec/Amérique, 1983.

Chroniques politiques, Boréal, coll. « Papiers collés », 1985.

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Lysiane Gagnon

L’Esprit de contradictionchroniques

Boréal

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© Les Éditions du Boréal 2010

Dépôt légal : 4e trimestre 2010

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada : DimediaDiffusion et distribution en Europe : Volumen

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Gagnon, Lysiane

L’esprit de contradiction. Chroniques

isbn 978-2-7646-2054-0

1. Québec (Province) – Politique et gouvernement – 1960- . 2. Canada – Politique et gouvernement – 1935- . 3. Politique mondiale – 1989- . I. Titre.

fc2925.2.g33 2010 971.4’04 c2010-941582-5

isbn papier 978-2-7646-2054-0

isbn pdf 978-2-7646-3054-9

isbn epub 978-2-7646-4054-8

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présentation 7

Présentation

Mon père m’a souvent reproché d’avoir l’esprit de contradiction. À vrai dire, c’était, dans sa bouche, une constatation plutôt qu’un reproche. Il voyait la chose avec une fierté secrète, car c’était un trait que j’avais hérité de lui, farouche anticlérical et libre- penseur dans la société conservatrice de son époque.

Ma mère aussi avait l’esprit critique très développé. C’était une redoutable observatrice des gens et des choses, avec un humour caustique et un impitoyable sens du ridicule.

Pour ma part, c’est moins dans mes rapports sociaux — je suis plutôt réservée dans la vie privée — que dans mon travail de jour-naliste que s’est manifesté l’esprit de contradiction que m’avaient légué mes parents, à plus forte raison lorsque je suis devenue columnist, en 1980.

Les columnists doivent surprendre et parfois provoquer. La pire chose serait qu’on les trouvât prévisibles, ou enclins à répéter servilement les idées qui courent partout. À quoi sert-il de lire quelqu’un qui ne fait que vous tendre un miroir ? Dès que j’ai eu l’extraordinaire privilège de pouvoir m’exprimer librement dans les colonnes d’un grand journal, j’ai pu exploiter cette partie de moi qui avait toujours eu besoin de se faire l’avocate du diable, ou d’énoncer à l’occasion une opinion qui allait à contre-courant.

Le Québec francophone constitue un bassin idéal, d’au- cuns diraient difficile, pour qui aime contredire l’opinion domi-nante, dans la mesure où il est probablement l’une des sociétés les plus homogènes du monde développé. Plus de 80 % de ses citoyens partagent la même origine ethnique, la même histoire et

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la même langue. Les récentes vagues d’immigration n’ont pas encore vraiment entamé cette caractéristique fondamentale. En dehors de Montréal, unique îlot d’hétérogénéité, le Québec fait toujours « la vague », encense les mêmes idoles et conspue les mêmes vilains. La dissidence, si elle est tolérée, n’est pas nécessai-rement la bienvenue.

Le Québec change souvent de trajectoire, mais toujours en bloc. Après que le nationalisme y eut pris la place qu’occupait naguère la religion, il devint tour à tour étatiste, féministe et laïc. Beaucoup de gens ne sont pas, sur un point ou sur un autre, sur la même longueur d’ondes que la majorité, mais la plupart ne l’avoue-ront que sous le couvert de la confidentialité, car notre société semble avoir laissé tomber la tradition du débat d’idées qu’elle par-tageait naguère avec la France. Les insultes personnelles rempla-cent trop souvent la discussion rationnelle, et l’art de la dialectique semble s’être perdu dans le grand affaissement provoqué par des réformes scolaires inconsidérées. Les médias, dans ce contexte, amplifient la vague. Ils sont en quelque sorte les vecteurs et les gardiens de l’unanimisme.

Je n’oserais prétendre que je suis toujours allée contre l’opinion dominante. Il y a de toute façon beaucoup de consensus auxquels il serait parfaitement déraisonnable de ne pas souscrire. Mais le fait est que j’ai été indépendantiste à une époque où cette idée rebutait l’immense majorité des Québécois, féministe à l’époque où le mouvement en était à ses premières conquêtes, plutôt sympa-thique à certaines utopies socialistes au moment où elles étaient vues comme le brouet du diable, et passionnément engagée, comme reporter, dans la lutte pour faire du français la langue offi-cielle du Québec à l’époque où cet idéal était fort peu répandu.

Les choses ont ensuite évolué, à la vitesse de l’éclair et à coup de virages radicaux comme tout ce qui se passe au Québec (tou-jours la quasi-unanimité !), et chaque fois j’ai été portée à prendre du recul, devant la forme extrême que revêtait le changement… Ce qui devrait au final me classer comme une modérée. C’est en quelque sorte le syndrome de la chaloupe. Si elle tangue trop d’un côté, mon instinct me pousse à pencher de l’autre côté.

On verra donc, dans ce recueil de chroniques, que j’ai souvent

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réagi contre les excès de l’idéologie féministe et du militantisme linguistique. J’ai réagi, dans le même esprit, contre l’adulation que le Québec des années 1990 manifestait envers Québec inc., que j’avais baptisé par dérision « le Merveilleux Monde des Affaires ». J’ai dénoncé à maintes reprises les grèves sauvages dans le secteur de la santé, à l’époque où il était très mal vu de critiquer les syndi-cats. Sur le Proche-Orient, je suis souvent allée à contre-courant de l’opinion dominante, ne serait-ce que pour donner une autre version que celle à laquelle adhère, avec une unanimité déconcer-tante, une très large partie de la population québécoise franco-phone. J’ai réagi contre le mouvement écologiste quand il a pris l’allure d’une croisade absolutiste qui excluait le doute et la cri-tique, ce qui fut le cas jusqu’en 2009. On verra aussi, dans ce recueil, que mon instinct m’a poussée dans un premier temps à refuser les accommodements raisonnables aux minorités inté-gristes… mais qu’à la réflexion, et devant la tournure que prenait ce débat, j’ai glissé vers des positions beaucoup plus tolérantes.

Sur la question nationale, mon parcours a été similaire, mais c’est un sujet plus complexe, que je réserve pour un autre livre.

J’ai choisi, ici, d’écarter la politique nationale et internationale, qui fut l’objet de la plupart de mes chroniques des trente dernières années, au profit de chroniques portant sur des sujets qui nous emmènent dans d’autres chemins, et qui restent pertinentes parce que les questions qu’elles soulèvent sont encore d’actualité.

Ce livre comprend huit chapitres, chacun regroupant des chroniques portant sur un même thème. « La ville » parle de Montréal, de sa banlieue et de la culture urbaine. « La langue de chez nous » porte sur la qualité du français, de même que sur sa place par rapport à l’anglais. « Des femmes et des hommes », sur les rapports entre hommes et femmes et sur d’autres thèmes reliés à la famille. Le chapitre intitulé « Portraits » regroupe des chro-niques sur des personnalités que j’ai interviewées ou côtoyées de près. « Les autres » porte sur l’immigration et les accommode-ments raisonnables. « D’hier à demain », sur quelques rappels his-toriques et quelques phénomènes sociaux. « Fracas » évoque les commotions des dernières années, dont la tragédie rwandaise et le terrorisme islamiste. Le chapitre « Voyages » contient des récits

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rapportés de plusieurs continents, de même qu’un survol compa-ratif de ces géants que sont l’Inde et la Chine.

Enfin, un neuvième chapitre, inédit celui-là, porte sur le métier de columnist. J’y explique ce qu’est mon travail, comment les choses se passent dans les coulisses d’un journal, et j’essaie de répondre aux questions qui me sont le plus souvent posées.

Toutes les chroniques qui suivent ont été publiées dans La Presse. Je les ai très peu remaniées. Plusieurs chroniques ont été abrégées pour éviter les redondances, d’autres ont été fusionnées, ce que j’indique par les dates, et certains titres ont été modifiés. Je les ai choisies un peu arbitrairement, et non sans mal, car je n’ai pu parcourir par le menu cette énorme masse de près de 3 000 textes publiés à partir de 1989, année de naissance de nos archives élec-troniques.

Il ne faut pas voir dans ce recueil quelque chose qui s’apparen-terait à un « florilège ». Voyons-y plutôt un modeste bouquet réuni un peu au hasard mais qui, je l’espère, égaiera et intéressera les lecteurs.

Merci à mes collègues et amis Paule Beaugrand-Champagne et Louis-Bernard Robitaille pour leurs précieux conseils. Merci à François Ricard, conseiller littéraire au Boréal, pour son soutien éclairé. Merci, bien sûr, à toute l’équipe des Éditions du Boréal, dont le professionnalisme n’est plus à démontrer. Et merci à mon mari Steven Davis, pour sa présence aimante et son intelligence toujours en éveil.

Note : Sauf trois exceptions — une chronique sur le pôle Nord et deux « portraits » qu’il a fallu déterrer dans les microfiches —, toutes les chroniques de ce recueil sont tirées des archives électro-niques compilées depuis 1989 par la banque de données Eureka de CEDROM-SNi, ce miraculeux outil qui sert de mémoire vivante à La Presse comme à tant d’autres journaux.

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De Montréal à Montréal

Je suis assise à une terrasse de café, face à l’hôtel de ville de Mont-réal. J’écris des cartes postales — j’en ai trouvé de très jolies, qui représentent de vieilles maisons à colombages… Pierres blondes, volets de bois, géraniums aux fenêtres, charme bucolique. En cet après-midi de fin d’été, Montréal est d’un calme inusité. Le soleil plombe, et les Montréalais qui ne sont pas au travail ont préféré l’ombre de leur logis à la chaleur accablante des places publiques.

Je feuillette distraitement les journaux, on y parle de l’astro-physicien Hubert Reeves, de la chanteuse Fabienne Thibault… Tout à l’heure, je suis allée faire un tour dans la belle cathédrale du Vieux-Montréal. Je m’attardais devant les stèles portant les noms de tant de jeunes hommes sacrifiés à la guerre : Ayotte, Dupuy, Duffault, Gabory, Guérin, Minville, Pépin.

D’autres guerres, plus anciennes, ont évidemment affecté Montréal, dont l’histoire se confond avec la lutte qui opposa, durant des siècles, les Français et les Anglais. Saviez-vous que Montréal fut d’abord une bastide ? Les bastides étaient des villes fortifiées (toujours la menace anglaise !), généralement construites selon un plan rectangulaire ou carré ; le tracé des rues, larges pour l’époque, était rectiligne, histoire de faciliter le déplacement des armées. Ne vous demandez pas pourquoi les rues de Montréal se croisent à angle droit !

Je connais mal Montréal. Je n’ai jamais parcouru ses sentiers de randonnée, jamais vu sa plage municipale, jamais visité le site des fouilles archéologiques, jamais mangé Chez Simone, un petit restaurant sans prétention à deux pas de la mairie qui sert, dit-on,

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une fabuleuse papillote de sole au foie gras. Côté gastronomie, cependant, j’ai quand même découvert un délicieux apéritif local dont je n’avais jamais soupçonné l’existence en toute une vie pas-sée à Montréal : le floc de Montréal, baptisé « le mont Royal ». Qu’est-ce que le floc ? C’est un peu comme le pineau des Cha-rentes, à cette différence près que le floc est fabriqué à base d’ar-magnac plutôt que de cognac.

Qu’avez-vous donc à tiquer, lecteur ? Vous ne me croyez pas quand je vous dis qu’il y a des vignobles à Montréal ? Je n’invente rien, je vous le jure. J’ai la bouteille sous les yeux, et son étiquette porte bien le nom de notre ville et de notre mont Royal.

Non, je ne suis pas allée l’acheter à la SAQ, mais directement chez le producteur, Jean-Claude Massartic, où sa maman m’a fait visiter les chais. Leur établissement est facile à trouver. Vous pre-nez la rue du 14-Juillet, vous tournez à gauche quand vous arrivez au panneau indiquant la route de Saint-Orens…

Allez, avouez que je vous ai bien eu et que vous m’avez vraiment crue, pendant au moins quelques lignes, à Montréal- en-Québec !

J’étais à Montréal, oui, mais à Montréal-en-Gers, au cœur d’un département du sud-ouest de la France si profondément voué à l’agriculture qu’il est le seul département français à n’être traversé par aucune autoroute et qu’il ne contient pratiquement aucune ville digne de ce nom (métropole : Auch, 23 136 habi-tants). Montréal est l’une des plus vieilles bastides d’Aquitaine, datant de 1256. Ici, l’on est au cœur du pays gascon. Ici règnent les canards et les oies, tous amoureusement gavés pour le plus grand plaisir des amateurs de foie gras, ici tombent du ciel les fameux pruneaux d’Agen (à l’armagnac, évidemment), ici fut tourné le charmant film Le bonheur est dans le pré…

Nous sillonnions ces paisibles routes de campagne bordées de lumineux champs de tournesols, admirant les paysages parsemés de donjons et de pigeonniers, mais chaque fois que je voyais le nom de Montréal sur un panneau de circulation, cela me cha-touillait le cœur. On a donc bifurqué vers Montréal, en passant par une ville dotée du nom puissamment évocateur de Condom. Je jure que j’ai vu, à l’entrée de Condom, un panneau annonçant

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un Musée du préservatif… mais ce que mon mari avait à l’esprit, c’était une autre utilisation du caoutchouc. L’un des pneus de la voiture de location devait être changé d’urgence. Ce qui fut fait au centre-ville de Condom. Quoi de plus indiqué qu’un changement de pneu à Condom ?

Montréal-du-Gers est l’une des trois villes françaises recen-sées par l’atlas du Michelin qui portent le nom de Montréal. Les deux autres sont dans les régions de Carcassonne et de Bourg- en-Bresse. Mais Mme Massartic mère m’assure qu’il y en a au moins six en France, sans compter les hameaux trop petits pour apparaître sur les cartes.

Je n’étais pas la première Québécoise à me pointer chez les Massartic. Une plaque d’immatriculation de la Belle Province trône au-dessus du comptoir où les conserves de foie gras atten-dent de trouver preneur. Les mini-Montréal de France regardent tous, avec un petit frisson de fierté respectueuse, vers la très grande cousine d’Amérique, comme ces petites vieilles admirant, incrédules, l’adulte géant qu’elles ont enfanté. Mme Massartic est allée deux fois dans le grand Montréal. Une fois en 1979, quand les notables des Montréal de France ont été reçus par le maire Drapeau au parc des Îles, et l’autre fois dans un voyage organisé par le curé, pour l’inauguration de la forêt des Montréal de France au Jardin botanique. « Rien qui ressemble à vos grandes forêts, précise-t-elle modestement, mais une toute petite forêt, avec deux ou trois essences par ville. Pierre Bourque était encore directeur du Jardin botanique. Un homme formidable, M. Bourque. Comme M. Drapeau — le pauvre, il est mort bien jeune… »

La veille, Mme Massartic mère s’était couchée tard, ayant passé la soirée à Castelnaudary dans une fête animée par Fabienne Thibault, laquelle, habitant désormais la région et s’intéressant de près à l’agriculture écobiologique, a été proclamée marraine du haricot de Castelnaudary, ce qui n’est pas un mince honneur dans la patrie du cassoulet.

Montréal est un nom qu’imposaient à la fois le respect de la monarchie (réal dérivant de royal) et la géographie : tout comme le nôtre, Montréal-en-Gers est bâti sur une hauteur. Qui a bap- tisé « notre » Montréal ? Dans la famille de ma mère, les Pont-

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briand, on aime croire qu’un lointain ancêtre y fut pour quelque chose. L’un des compagnons de Jacques Cartier était un Claude de Pontbriand, seigneur de Montréal. De quel Montréal venait-il ? Mystère…

2 octobre 1999

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la ville 17

Adieu, Simpson

Le rayon que je préférais, c’était celui des décorations de Noël. Il y avait de la gaieté dans l’air, les clients étaient de bonne humeur et la marchandise, facile à repérer : qu’est-ce qu’il y a de moins com-pliqué à trouver, même pour la plus incompétente des vendeuses, qu’un sapin de plastique, une boîte de glaçons ou un petit Jésus de crèche ?

Hélas, la semaine suivante, je pouvais aussi bien me retrou- ver dans les chaussettes pour hommes qu’à la quincaillerie ou au comptoir des parfums. Je faisais partie de la main-d’œuvre « temporaire » et flottante, celle des étudiants qui travaillaient les jeudis et les vendredis soir, les samedis et durant les vacances scolaires.

Passées les grandes portes tournantes de la rue Sainte- Catherine, je traversais le rez-de-chaussée d’un air important, vers la pièce où j’allais puncher. Je n’étais pas une cliente. Je n’étais pas ici pour passer le temps ni pour jeter mon argent par les fenêtres. J’étais ici par affaires. J’avais l’impression de faire partie d’une sorte d’élite, celle qui a accès aux endroits marqués Interdit au public ou Réservé aux employés. Je m’en allais tra-vail-ler ! Enfin, des res-pon-sa-bi-lités ! Et un chèque de paie ! Comme moyen de valorisation, et comme voie d’accès à l’âge adulte, c’était encore mieux que la cigarette ! Je gagnais 90 cents l’heure. Une fortune. Les « régulières » gagnaient dix cents de moins mais se reprenaient sur les commissions, alors quand on tombait sur une grosse vente, on la refilait toujours à une régulière.

Ma première affectation fut le comptoir des glaces, au sous-

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sol, près des escaliers roulants. Le bonheur. D’abord, c’était facile, et les clients étaient de bonne humeur, avec toujours, sur la figure, un petit sourire de convoitise quand ils hésitaient entre la pêche et la vanille ou entre la « dure » et la « molle ». La « molle », c’était ce qu’il y avait de plus amusant : au lieu de se défaire l’épaule en plon-geant la cuiller dans le bloc frigorifié, on se contentait de déposer délicatement le gros filet de crème en colimaçon dans le cornet. Aux enfants, ou aux adultes les plus gentils, je donnais une plus grosse boule, reine et maîtresse du plus beau comptoir de chez Simpson.

Il y avait de mauvais jours. Quand on m’a envoyée dans la layette, j’ai découvert l’infinie complexité des vêtements pour bébés et passé mon week-end penchée sur les tiroirs, jamais capable de trouver la taille ou le style demandés, toujours obligée de demander conseil aux « régulières », pour qui les suppléantes qui ne connaissaient pas le stock constituaient un authentique fardeau.

Au rayon de la quincaillerie, ce fut la descente aux enfers. Dans deux cas sur trois, je ne comprenais même pas ce que le client voulait. J’ignorais non seulement où c’était, mais ce que c’était. Ce jour-là, Simpson a perdu pas mal de ventes, parce qu’au milieu de la journée j’avais trouvé un truc pour m’en sortir : « Mal-heureusement, on n’en a plus, le stock est épuisé », répondais-je aimablement.

Ma pire performance fut au rayon des robes. Viscéralement incapable d’aborder la cliente hésitante et de pousser à la vente, incapable de dire à la poufiasse qui n’entrait pas dans sa mini : « Ça vous va à merveille », je restais là, les bras ballants, person-nage superflu dans ce petit monde compétitif où les vendeuses s’arrachaient férocement la clientèle. À la fin de la journée, j’avais vendu une jupe et un chandail. « Ne me l’envoyez plus, celle-là », fit dire la gérante au patron de la main-d’œuvre flottante.

Quand on m’affecta au rayon des chaussettes pour hommes, je crus un instant que mon avenir se scellerait là. Enfin, une clien-tèle masculine ! La chance de tomber sur le Prince Charmant — soit du genre susceptible d’être considéré relativement passable par mon père, disons le PDG de Bell ou le chef cardiologue de

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l’Hôtel-Dieu, soit du genre plus conforme à mes goûts de l’époque, qui penchaient plutôt du côté des cinéastes ou plus exactement des garçons qui voulaient devenir cinéastes.

Hélas, hélas ! C’est au comptoir des chaussettes pour hommes de chez Simpson que j’allais découvrir l’une des grandes lois de la nature humaine: que les hommes n’achètent jamais eux-mêmes leurs chaussettes. Pas l’ombre d’un Prince Charmant. Aucun PDG, pas le moindre aspirant cinéaste ne se présenta à moi sous les traits du client requérant mon aide attentionnée. C’étaient leurs épouses, ou leurs blondes, ou leurs mères, qui affluaient à mon comptoir. Jamais n’ai-je côtoyé autant de femmes qu’au rayon des chaussettes pour hommes.

En ce temps-là, Simpson était bien plus achalandé qu’au-jourd’hui, mais entre les clients, parfois, l’attente était longue. On n’avait pas le droit de s’asseoir, ni de s’appuyer sur le comptoir. Les vieilles vendeuses — pour moi, la vieillesse commençait alors vers trente ans — avaient toutes mal au dos et aux jambes. Mais elles connaissaient leur stock par cœur, elles avaient l’instinct de la vente et de la patience à revendre, et aussi beaucoup d’entregent car pour être une bonne vendeuse, il faut aimer les gens. C’étaient en plus les championnes du calcul mental, capables de « faire leur caisse » et d’additionner leurs ventes en dix fois moins de temps qu’il n’en fallait aux petites filles des collèges classiques comme moi, qui ne réussirent à se débrouiller dans la vie que grâce à l’invention de la calculatrice électronique.

Même à cette époque, Simpson’s avait un problème d’identité, de personnalité. Eaton’s, c’était la grosse boîte où l’on trouvait de tout. Morgan’s (La Baie) avait une enviable tradition dans cer-tains secteurs. Ogilvy’s était plus petit, très anglais, avec moins de choix mais plus de qualité. Simpson, c’était… c’était là où l’on allait quand on n’avait pas trouvé ce qu’on cherchait chez Eaton ou chez Morgan.

Il y a quelques années, Simpson a refait sa décoration, avec plein de miroirs et de murs en angle, mais ce fut un pas de plus vers la débandade. Dans le curieux labyrinthe tout en diagonales qu’était devenu son rez-de-chaussée, on ne se retrouvait plus. Trouver les escaliers roulants, ou les parfums, ou la sortie, relevait

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du tour de force. Une lectrice exprime très bien la chose : « Simp-son a perdu des clients parce qu’on avait l’impression qu’on n’en sortirait pas sans boussole. » Dommage.

31 janvier 1989

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table des matières 377

Table des matières

présentation 7

la ville

De Montréal à Montréal 13

Adieu, Simpson 17

Le paquebot naufragé 21

La crise du verglas 25

La banalisation du génocide 30

De quelques drôles d’oiseaux 33

L’essence d’une ville 35

Impolis, les Montréalais ? 38

La ville à la campagne 40

Un peuple de banlieusards ? 44

Nés pour un petit pain 49

la langue de chez nous

Le drame se poursuit… 55

Oui, mais quelle langue ? 58

L’ortograf kébékoise 61

Le tutoiement 64

La langue de la télé 66

Black English 69

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378 l’esprit de contradiction

Le premier paragraphe 72

Tintin en joual 74

Réussir sans savoir lire ? 76

Le français au centre-ville 78

Le français et les immigrants 81

Le verre à moitié vide 85

Abus de pouvoir 88

Dans l’antre de la bête 90

Un peuple unilingue ? 92

Le mur de brique 94

Une incroyable histoire d’amour 97

des femmes et des hommes

C’était avant la révolution 103

Durs temps pour Cupidon 107

Sauve-toi, ma belle… 112

Les battantes et les perdants 115

Révolution tranquille 118

Un témoignage bouleversant 121

Mariage gay : pourquoi pas ? 123

Les cœurs transpercés 125

Le voyage de Lise-Anne 128

Bébés made in China 131

Chasseurs et cueilleuses 133

Hommes en chômage 137

Les enfants surprotégés 139

portraits

Lévesque : l’homme qui portait son peuple 145

Harvey : l’homme libre 148

Monsieur Chevalier 152

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table des matières 379

Bourassa ou le bretzel 155

Un grand professeur 159

Parizeau ou le vieux lion 162

Judith Jasmin : la femme seule 166

Ryan : le pape de la rue Notre-Dame 169

Laurin ou la force tranquille 172

Françoise Giroud : jusqu’au bout 175

Pelletier ou le démocrate 178

À la mémoire de Louis Martin 181

Maurice Richard : l’homme des années 1950 183

D’Allemagne : le précurseur 187

Marchand : la première colombe 190

Bourgault le flamboyant 193

Chrétien : le parvenu de la politique 196

Thatcher : la « Dame de fer » 199

Trudeau : l’enfant perdu au fond du lac 202

les autres

Tirez-vous une bûche 209

Les ciseaux à manucure 212

Êtes-vous raciste ? 214

Le thé musulman 217

L’Église laïque 220

Le modèle canadien 223

Qui trop embrasse… 226

Un homme ou une femme ? 229

Sus aux minarets ! 232

Du bon sens à l’intolérance 234

Le péril musulman 236

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380 l’esprit de contradiction

d’hier à demain

Personne ne nous connaît… 241

Le jour du Souvenir 244

La mode de demain 247

Showtime 249

Beaujolais nouveau, Droit nouveau 252

Une grève pire que les autres 255

La nouvelle religion 257

Le nouveau visage du Canada 259

De la liberté d’expression 263

Le cas de CHOI 265

fracas

Marée noire et peur bleue 269

Le terrorisme basque 272

Où étiez-vous le 11 septembre ? 277

La marche à la guerre 279

Le vrai crime de Daniel Pearl 281

La terre des enfants martyrs 283

Des tueurs bien ordinaires 286

Le chantage n’est pas fini 289

Le délire religieux 291

Pire que Tiananmen 294

voyages

Le pays le plus exotique au monde 299

La petite fleur du pôle Nord 303

Israël ou le pays tragique 306

Le merveilleux monde de la mode 310

L’herbe du voisin 314

L’autre Davos 317

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table des matières 381

Voir Venise 320

Istanbul ou le contraste 322

Autour du Buena Vista Social Club 326

Les deux géants 330

Souvenirs de Hong Kong 337

Un côté du mur à l’ombre 340

Les mineurs du lac Rose 343

Le Zocalo 347

Les fruits amers de l’ultranationalisme 350

Carte postale de Slovénie 353

le métier 357

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382 l’esprit de contradiction

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crédits et remerciements

Les Éditions du Boréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour ses activités d’édition et remercient le Conseil des Arts du Canada pour son soutien financier.

Les Éditions du Boréal sont inscrites au programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée de la SODEC et bénéficient du programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

Photographie de la couverture: © LaszloMontréal

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mise en pages et typographie : les éditions du boréal

achevé d’imprimer en octobre 2010sur les presses de transcontinental gagné

à louiseville (québec).

Ce livre a été imprimé sur du papier 100% postconsommation, traité sans chlore, certifié ÉcoLogo

et fabriqué dans une usine fonctionnant au biogaz.

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l’esprit

de contradiction

lysiane gagnonLysiane GaGnon

L’esprit de contradiction« Mon père m’a souvent reproché d’avoir l’esprit de contradiction », écrit Lysiane Gagnon en présentant ce recueil – ce « bouquet », dit-elle – d’une centaine de ses chroniques publiées au fil des ans dans  les pages du quotidien montréalais La Presse. L’esprit de contradiction, c’est-à-dire le besoin, devant chaque idée reçue, chaque opinion trop unanime, chaque « vérité » présentée comme une évidence, d’examiner d’abord par soi-même de quoi il s’agit et de former son propre jugement.

Qu’ils abordent de grands thèmes actuels tels que l’essence d’une ville comme Montréal, l’état de la langue au Québec, les rapports hommes-femmes, la place des immigrants, qu’ils s’intéressent au terrorisme et à l’évolution géopolitique internationale ou qu’ils évoquent quelques grandes  figures  publiques  contemporaines,  ces  textes  sont  tous  écrits de la même plume alerte, élégante, aussi proche que possible de la conversation amicale, et animés par  la même intelligence,  le même sens de la mesure, la même conviction. On y trouvera à la fois un tableau de notre temps, parfois ironique, toujours direct et précis, et l’expression d’un esprit soucieux de comprendre et de juger sereine-ment le monde qui est le sien, qui est le nôtre.

Lysiane Gagnon nous fait également entrer dans son atelier et réfléchit aux conditions du « métier » qu’elle exerce depuis trente ans. Qu’est-ce qu’un columnist ? Qu’est-ce, en somme, que l’art de la chronique jour-nalistique ? Comment fait-on, quand on écrit tous les jours ou presque et qu’on est lu par des milliers, pour garder son esprit de contradiction ?

Lysiane Gagnon est columnist à La Presse depuis 1980 et écrit une chronique hebdomadaire dans le Globe and Mail depuis 1990. Lauréate du prix Olivar-Asselin et de deux prix nationaux de journalisme, elle a remporté le Prix du grand public du Salon du Livre de Montréal en 1984 pour son essai Vivre avec les hommes : un nouveau partage (Québec-Amérique), et en 1986 a été finaliste pour le Prix du Gouverneur général pour Chroniques politiques (Boréal).

ISBN 978-2-7646-2054-0­32,95 $

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