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Extrait de Mailman de J. Robert Lennon

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Publié à l’aube du vingt et unième siècle, Mailman, road movie existentiel et méchamment drôle, marque la naissance d’une nouvelle révélation de la littérature américaine.Avec ce roman tendu comme un arc, J. Robert Lennon nous entraîne – de New York à la Floride en passant par le Kazakhstan – dans l’univers d’Albert Lippincott, dit Mailman. Facteur dévoué et maniaque d’une petite ville américaine, Mailman a ses petits secrets: l’habitude compulsive de photocopier et de lire le courrier des autres, une inquiétante dépression nerveuse et la relation tordue qu’il entretient avec sa sœur. Aussi, lorsque l’un de ses usagers se suicide – à cause d’une lettre retenue trop longtemps? –, les événements se précipitent pour Llippincott, qui va devoir faire face une fois pour toutes aux nombreuses fêlures de sa vie. http://lc.cx/mailman

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J . R o b e rt L e n non

M A I L M A N

Roman

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Chabin

monsieur toussaint louverture

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« Il s’en va en sifflotant, et bénit le temps qu’il fait. Desphotons martèlent son large torse, des neutrons pénètrentle cuir noir et lui noient les orteils. La vie a un secret,mais il ne nous l’a pas encore délivré. »

john updike, « Le facteur », Navigation littéraire

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c h a p i t r e u n

Un facteur américain

Et Dieu, à ce qu’on raconte, créa la Terre. Au commencement,pas vraiment de quoi crier au génie : une nébuleuse de vapeurgrise, avec quelques vagues traînées de boue sur une surfaceinforme. Une toile vierge. Dieu l’examina, décida que celaferait l’affaire et se lança dans les détails. Il lui fallait tenir la Terre d’une main – de Ses énormes doigts moites – pendantque l’autre barbouillait le tout, ajoutant çà et là de petitestouches de couleur, et tandis qu’elle travaillait aux finitions – à l’Amazone et à l’Himalaya, aux immenses forêts et auxocéans, aux grandes plaines et aux steppes, aux basses terreset aux sommets enneigés –, la première main, de son côté,s’enfonçait dans la matière pour la façonner, soulevant etmodelant des collines boueuses dans la roche tendre, creusantde sombres et humides tranchées. Lorsque le Créateur eneut assez d’œuvrer, Il jeta un dernier coup d’œil sur ce mondevierge, inspecta tout ce que Sa colossale paluche avait accompliet songea qu’il serait bon d’y ajouter un peu d’eau. Ainsinaquirent les lacs Finger.Mais si ces lacs sont effectivement les empreintes duCréateur (ne nous soucions pas, pour le moment, de ce quepourrait impliquer l’idée d’un Dieu à sept doigts), alors, celui-ci, le lac Onteo, le plus long et le plus profond, ne peut être

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que la marque du majeur, message inconscient des habitantsde la Terre à l’intention de toute autre forme de vie intel -ligente : le plus grand doigt d’honneur de l’univers connu.Ou alors est-ce là un message que Dieu nous adresse, signalqu’il s’en est allé vers de plus vertes vallées. Peut-être aussin’était-ce qu’une ébauche exécutée à la va-vite et balancée avecle même empressement dans l’arrière-cour de la galaxie,comme une plante d’appartement abandonnée là pour ycrever. Peut-être le monde n’était-il pas censé prendre racineet se développer de manière aussi répugnante. Et lorsque leprintemps viendra, peut-être que le Créateur s’en apercevraet qu’Il ricanera doucement avant de mettre un terme à cettemisérable existence.En tout cas, si ces lacs sont bien les doigts de Dieu, cetteville – Nestor, dans l’État de New York – est la trace laisséepar Sa grosse paume suintante, le plan quadrillé des rues celledes crêtes et des plis du creux de Sa main, et l’imposante routenuméro 13, Sa ligne de cœur, qui paraît si forte, si nette, silarge mais qui s’achève pourtant brutalement deux villesplus loin ; comme si Nestor se situait à la périphérie de Sonamour, pathétique avant-poste né d’une omission divine.Pourquoi pas, pense Mailman, voilà une métaphore quiconvient pas mal à cette ville, considérée tout autant commele joyau que le trou du cul du monde, selon votre interlo -cuteur et le moment où vous lui en parlez. Une cité arrogantemais qui se dégoûte elle-même, à la fois minable et magni-fique. Ville universitaire, ville ouvrière. Les doigts de Dieu,tu parles ! Tout au plus les empreintes de la main gauche ducoupable.C’est le matin, le premier vendredi de juin, en l’an 2000.C’est comme ça qu’ils disent, « l’an 2000 », l’article conférantune certaine dignité au nombre, un peu comme si cette année-

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là était un assassin, un tyran, comme dans « L’Empaleur » ou« Le Terrible ». Mailman roule vers le nord, il remonte lacolline sur la 13, cette artère maudite ; le lac s’étale commeune limace sur sa gauche, tandis qu’à sa droite s’élève unpromontoire boisé dont l’argile s’effrite à vue d’œil. Il conduitune petite voiture, une Ford Escort avec hayon datant del’époque où Ford ne valait pas tripette, sans doute la pirevoiture jamais conçue : un petit hérisson bleu à moitié enplastique, dont le moteur halète et couine dès qu’il fautgrimper un peu. Mais il ne s’agit pas là de son véritablevéhicule ; le vrai, c’est son camion postal garé devant lenouveau centre de tri du courrier, six kilomètres plus loin, à la sortie de la ville. Il éprouve un léger frisson en pensantà son camion, à l’idée de se glisser dans le siège baquet en cuirrafistolé au gros scotch et de poser ses mains sur le volant bientrop grand ; il se voit en train de charger toutes les lettres etles secrets qu’elles recèlent, et son humeur s’adoucit immé-diatement.L’Escort finira bien par arriver à gravir la côte mais sansjamais dépasser la moitié de la vitesse autorisée. Des 4 x4 etdes pick-up énormes déboulent à toute allure, avec desconducteurs qui ont l’air ridiculement petits, des types encostard-cravate filant vers Syracuse ou ailleurs pour retrouverleur pauvre boulot sans intérêt dans l’industrie technologique.Quelle raison peut pousser un homme seul à s’encombrer d’unengin pareil ? L’Escort pue, certes, mais question proportions,elle est correcte, construite à taille humaine. Je contrôle mavoiture, pense Mailman, et non l’inverse. Comme pouracquiescer, le moteur rétrograde en cahotant brusquement ;sur le siège arrière, tout son matériel de bureau déglinguébrinquebale dans de mélodieux cliquetis. Pour noyer lebrouhaha, il allume la radio. Des nouvelles de la bourse :

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Nikkei, Hang Seng, FTSE… Qu’est-ce que ça peut foutre siun gros bonnet de Yokohama brade l’avenir du saumon ? Riendu tout, sauf si ça passe à la radio. Les gens ne se soucient quede ce dont on leur dit de se soucier.Une annonce plus réjouissante, maintenant : « Venezchercher dès aujourd’hui votre badge pour la fête de Nestor ! »Car la grande branlette annuelle où toute la ville participe à son autocélébration commence cet après-midi. Le Square – le quartier commercial piétonnier du centre – sera bientôtenvahi de types chevelus venus fourguer leurs bricolesringardes dans des stands en contreplaqué, et de gargotiersqui installeront leurs plaques à graillon sur le trottoir ; ontrouvera aussi des troupes de théâtre expérimental quidonneront dans les sentiments exaltés à chaque coin de rue,des tee-shirts teints à la main, des fruits bio bouffés par lesvers, et l’endroit sera littéralement infesté d’enfants. Lesétudiants chinois s’agiteront partout comme des hannetons.Sans parler du maire, un rouquin trapu, qui prononcera sondiscours annuel, sur le registre « Voilà, c’est ça, une commu-nauté ». Oui, eh bien, très peu pour moi. Moi, ce que je veux,c’est une petite ville tranquille et comme il faut, avec desétudiants qui rentrent chez eux l’été, sans file d’attente dansles cafétérias ni sacs de courrier trop chargés, avec des joursnuageux où la chaleur étouffante cède la place à l’orage, etqu’une heure après, tout redevienne clair et frais, et que lesjardins soient jonchés de branches mortes et de nids videstombés des arbres. Une vie normale, quoi. Pas de défilés, pasde soirées entre voisins, pas de chapiteaux, pas de courses debateaux, pas de spécialités culinaires locales ni d’expositionflorale. Le calme avant tout.La route devient plate, l’Escort accélère. Mailman jette àtout hasard un autre coup d’œil vers le lac, maintenant baigné

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de soleil. Pas si mal : Dieu savait peut-être ce qu’Il faisait, aprèstout. En contrebas, sur le ponton, des types sont occupés àétendre les lignes de flotteurs pour la régate qui va remontertout le lac Onteo jusqu’à Reevesport pour finalement revenirau point de départ ; l’arrivée est prévue dimanche, on ne saitpas trop quand. L’an dernier, le premier s’est pointé à deuxheures du matin, et il a été disqualifié parce qu’il n’y avait pluspersonne pour attester de sa victoire. Pauvre abruti…Mailman est bien loin de se désoler pour les voileux et leursmaisons au bord du lac. L’été, ils adorent ça, avec tous lesbateaux et les chevaux, mais dès que tombent les premiersflocons, dès que les premières chutes de température piègentles remugles de la fabrique de papier dans la vallée, ils filenttous skier à Vail ou bronzer deux semaines sous le soleil desBermudes. Ou bien ils vont passer l’hiver ailleurs, car les uni-versitaires aiment doubler leur poste à NYTech (une sorted’université pour férus d’informatique et autres geeks) d’unedeuxième charge à l’université de… Hawaï, par exemple. Ils appellent ça « partager leur temps ». « Je partage mon tempsentre Nestor » ou, plutôt – puisqu’ils vivent tous au nord, à Willard, là où les impôts locaux sont moins élevés – entre«Nestor et ses environs » et « la Californie du Sud ». Voire :«Nous adorons la région, mais nous préférons hiverner sur lacôte, en Caroline du Sud. » Cet emploi du verbe « hiverner »n’a de sens que si vous êtes riche.À la radio c’est la minute technologique, on y parle de

grille-pain intelligent et de prêt-à-porter informatique.Un peu plus loin, passé l’hôtel Radisson près de l’aéroportet le panneau annonçant feu le restaurant BBQ Chop Stop (« Lerestaurant familial. Votre restaurant », avait-il lu chaque jourpendant cinq ans), on débouche sur le carrefour qui mène aucentre de tri. Les feux de signalisation sont équipés de balises

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clignotantes, comme sur les tours de télévision ; ce croisementest le point culminant de tout le comté d’Onteo. Mailmans’engage dans le prolongement de Wayne Road, il passe devantles bureaux d’UPS et de FedEx, et leur adresse à chacun undoigt d’honneur. Tout compte fait, peut-être pas à FedEx,ces gars-là ne posent pas de problèmes, ils sont moches et tristeset ils n’ont rien à foutre de ce que vous pensez d’eux. Ils ontun nom digne d’une agence gouvernementale, arborent lescouleurs nationales et, eux aussi, sont empreints d’une touched’apathie bureaucratique, toutefois sans avoir rien de lanoblesse propre aux employés des services postaux. UPS, enrevanche, c’est une autre histoire. Tous ces beaux gosses auxtraits bien dessinés, aux cheveux épais, dont l’âge ne dépassejamais trente-cinq ans, qui bondissent sur vos perrons dansleur uniforme marron avec leur sourire satisfait et vous tendentun ordi de deux kilos pour que vous signiez dessus. Rien quedes connards ! Et les femmes ! Le genre sportive blonde àforte poitrine, avec un fin duvet sur les bras et les jambes,une queue de cheval, le front luisant de sueur, cette façon dehaleter légèrement pendant que vous apposez votre signature,et les « merci » virils sur lesquels elles vous quittent, le culbombé sous leur pantalon uni bien moulant quand ellesrepartent au pas de course vers leur camionnette avant dedémarrer aussi sec. Mais bon Dieu, contentez-vous de déposervos colis devant la porte ou de laisser un avis ! Arrêtez de roulerdes mécaniques.On pourrait parfaitement confondre le centre de tri ducourrier avec le gymnase d’un lycée. Parpaings simplementpeints à l’arrière, stuc industriel en devanture, la devise despostiers inscrite au-dessus de la porte, déjà délavée par lesaléas climatiques : N I L A P LU I E N I L A HALEURN I L E S ÈBRE S DE L A NU I . Il est maintenant

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sept heures moins dix. Mailman se gare à l’arrière du bâtiment,aussi loin que possible : il a besoin de faire un peu d’exer-cice. Il observe les autres voitures, repère qui est déjà arrivéet qui ne l’est pas encore. Len Ronk, le superviseur, n’est pasencore là. Grosse tête, gros visage, grosses lunettes, petit corpstout maigrichon, il emploie l’expression « de base » à tout boutde champ. « Voilà ce que j’appelle des chaussures de base, avecun bon contrefort, alors allez donc vous en acheter une oudeux paires. » La pointeuse se met en route à sept heures, maisRonk n’arrive jamais avant sept heures trente. Et pourquoi ?Parce qu’il n’y est pas obligé. Et pourquoi donc ? Parce quec’est le chef.Mailman grimpe d’un bond sur la plate-forme de charge-ment où sont entreposés les plateaux destinés au tri ducourrier. Il est un peu à la bourre, la plupart des plateaux àfond plat, plus pratiques, sont déjà pris, il ne reste plus queceux avec des croisillons. Heureusement, il a l’habitude d’enplanquer quelques bons derrière les pourris, et il les retrouveexactement là où il les a laissés, calés contre une poutrelleorange. Il embarque le tout et passe par la grande porte vitrée,manquant de se faire renverser par un manutentionnaireoccupé à dégager de grands bacs grillagés à roulettes.«Oh ! désolé, Albert.— Y a pas de mal », répond Mailman.Quel crétin, celui-là.Comme tous les matins, les facteurs sont rassemblés autourde la pointeuse, ils attendent qu’elle produise le petit bruitsourd et mécanique de sa mise en route. Carte de pointageet gobelet de café à la main, ils parlent avec un débit de mi -traillette ; on dirait du bétail avant le coup d’aiguillonélectrique. L’intérieur du bâtiment ressemble aussi à ungymnase : des couloirs colorés ; des lettres peintes sur le sol

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là où l’on trie le courrier ; et une espèce de passerelle ferméequi surplombe le tout, juste au-dessus de leurs têtes, et longeles murs sur toute la longueur de la pièce. La passerelle, c’estle territoire des contrôleurs, l’escouade chargée de la bonneapplication du règlement : tous les quatre mètres se trouveune glace sans tain à travers laquelle ils peuvent surveiller letravail. Aucun moyen de savoir s’ils vous observent. Onentend parfois leurs pas traînants quand on se tient sous lapasserelle au moment où ils passent. Et ça file la chair depoule. Est-ce la procédure habituelle ? Ou bien ce qui estprévu lorsqu’on soupçonne quelqu’un ? Personne ne le saitvraiment. Comment sont-ils habillés ? En costume-cravate ?En uniforme ? Est-ce qu’ils sont armés ? On n’en sait rien.Ceux qui les ont vus n’ont fait que les apercevoir brièvementet ne se souviennent pas de grand-chose : une rouflaquette,un grain de beauté. Ils peuvent surgir à tout moment en vousbrandissant leur badge sous le nez, puis vous passer lesmenottes et vous envoyer à Elmira où ils vous cuisinerontjusqu’à ce que vous craquiez. Ils peuvent aussi vous jeter enprison. Enfin, si vous avez fait quelque chose de répréhensi-ble. Mais quoi ?Voler du courrier par exemple. Ouvrir du courrier. Détruiredu courrier.On entend toutes sortes d’histoires. Des gars piégés. Des histoires de chantage. Un gardien coffré pour avoir gardéune carte postale qu’il avait récupérée dans une poubelle.Un receveur des postes gay, prétendument impliqué dans uneaffaire de vol de pièces de monnaie, et qui avait dû quitter laville à cause du scandale. Des transporteurs malmenés – jusqu’àce qu’ils passent aux aveux – par des soi-disant agents, desrebuts de la CIA ou du FBI, trop brutaux, trop bêtes ou tropimpulsifs pour ces vénérables institutions, qui finissent ici,

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où leurs mauvais penchants peuvent s’épanouir dans le simplebut de terrifier la piétaille et de la faire marcher droit.La pointeuse se met en route. Les cartes sont poinçonnéessur un rythme aussi régulier qu’une marche militaire. On sesalue de toutes parts. Mailman se dirige vers son box oùl’attend le courrier qui n’a pas encore été trié. Comme sescollègues, il dispose d’étagères sur trois côtés munies de fentespour chaque adresse ; les rues et les numéros sont clairementimprimés sous chaque fente, son itinéraire est donc dessinéen miniature tout autour de lui. Il trie le courrier avec desgestes rapides, voit ainsi sa journée prendre forme sous sesmains et prend mentalement note de ce qu’il pourrait avoirenvie de lire plus tard. Pas grand-chose à se mettre sous ladent à cette époque de l’année, aucune fête particulière (certes,la fête des Pères approche mais le volume du courrier consacréaux pères est une goutte d’eau dans l’océan de celui destinéaux mères) ; il ne voit plus passer de catalogues depuis aumoins deux semaines. La plupart des étudiants sont repartis,et ils ont fini de renvoyer leur bazar chez papa-maman. Lapopulation a diminué de moitié. Ces gosses sont une vraiemine d’or pour Nestor, sans aucun doute ; une générationpourrie gâtée sans le moindre goût, ils achètent tout ce quileur tombe sous la main et renouvellent leur garde-robe tousles quatre matins – mais tout le monde est soulagé de les voirrepartir. De les voir regagner Long Island, le Connecticut, ParkAvenue. La Corée. La Malaisie. Le Bhoutan ou Singapour.Chaque année, il y en a un ou deux qui craquent. La plupartsont de NYTech, où la pression est plus forte ; mais parfoisaussi de l’université de Nestor, bâtie sur la colline opposée(où l’on étudie les matières les plus populaires auprès desétudiants : production audiovisuelle, gestion en tourisme etloisirs, culture générale). Un étudiant disparaît – ses copains

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disent qu’il ne s’est jamais pointé à une fête, ou bien qu’ilest sorti tout seul, ou encore qu’il avait une drôle de voix autéléphone, hier –, on convoque les parents, qui débarquentà Nestor pour participer aux recherches. On parle bien de« recherches » parce que dans cette attachante contrée richede puissantes chutes d’eau et de gorges majestueuses, lameilleure façon de se suicider, c’est encore de sauter. Etlorsqu’ils sautent – généralement au milieu du printemps,après les partiels et la longue saison des pluies –, ils s’écra-sent sur les rochers, sont emportés par le courant pour finirnichés dans des enchevêtrements de ronces, dans une criqueou sur un affleurement rocheux ; quand ils ne font pas le grandplongeon dans les eaux sombres du lac. Pendant plusieursnuits d’affilée, alors, on entend les appels des équipes derecherche, les hélicos de sauvetage qui bourdonnent au-dessusdes torrents, et on ne cesse de lire dans les journaux quetout cela n’a absolument aucun sens, que ce garçon étaitparfaitement heureux, qu’il n’avait aucune raison de se tuer,un garçon gentil avec ça, généreux et tellement affectueux.Mais il n’en reste pas moins que même les gens sympaspeuvent se foutre en l’air.Les pensées de Mailman ont formé un nuage toxique quiflotte entre lui et cette journée ensoleillée. Lui revient alorsà l’esprit le souvenir d’une femme qu’il a connue ; ses mainsse figent soudain sur le courrier qu’il était en train de trier.Mais stop ! C’est la fête ! Haut les cœurs !Au moins, il n’est plus responsable de la tournée du campus.Cette tournée est en général dévolue aux CDD – les intéri-maires, les Couillons Du Dimanche, comme on les appelle.À eux les sales horaires, les tournées les plus pénibles, sansoublier les remplacements des facteurs qui partent en congés.Mais ce sont des gosses, des jeunes mecs (ou des jeunes nanas ;

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de plus en plus nombreuses de nos jours, d’ailleurs, ce dontMailman ne sait trop quoi penser), ils peuvent tout encaisser.Non, Mailman, lui, travaille dans le centre-ville, distribue lecourrier à tous types de populations, issues de toutes les classessociales, tous entassés au même endroit. Il peut ainsi effectuersa tournée presque entièrement à pied, avec juste quelquespetits sauts de puce en camionnette. Et il possède quelquechose que ses collègues n’ont plus, une relique du bon vieuxtemps qu’il a su garder et entretenir : son chariot à courrier,un petit engin à trois roues bien commode, équipé de chaquecôté de sacoches grandes comme des sacs-poubelles qu’il peutlittéralement bourrer de courrier. Grâce à ce truc-là, les bonsjours, il réussit à boucler sa tournée vers onze heures trente,suivant le temps qu’il passe à sélectionner les lettres qu’ilemprunte à leurs destinataires.Il termine son tri. L’horloge indique huit heures. Il arrangeses plateaux, ses lanières et ses élastiques, il empile le tout,attrape un bac grillagé à roulettes, le charge et se dirige versle parking.Nom de Dieu, quelle belle matinée ! Les mordus de la fêtevont s’en donner à cœur joie. Encore ourlé de rose, le cielest parsemé de petits nuages blancs et cotonneux, plus déco-ratifs que météorologiques. Sa camionnette est garée près duréverbère qu’il a frôlé plus d’une fois en rentrant de sa tournée,l’après-midi. Jamais bien méchant, rien qu’un peu de peintureblanche ne puisse arranger : la première fois, il l’a dit à Ronket s’est pris un savon ; ils ont envoyé un intérimaire avec unbout de papier de verre et un pinceau. La seconde fois, il atrouvé où la peinture était rangée et a fait le travail lui-même.On l’a inspecté deux mois plus tard, et je vous le donne enmille, c’était bien mieux que le boulot du gosse. Il charge lacamionnette, grimpe dedans (le bonheur !), ses cheveux se

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dressent sur sa tête lorsqu’il appuie sur l’accélérateur etdémarre en faisant couiner le moteur. Il y a des matins commeça où il se dit que si c’était à refaire, il choisirait à nouveaude gagner sa vie en distribuant ce putain de courrier. Engénéral, l’euphorie se dissipe vers dix heures.La tournée qui descend de North Hill n’a rien à voir aveccelle du centre : voitures plus luxueuses et environnement pluscossu. Il s’engage sur la file de gauche et dépasse les Volvo etles Subaru tandis que l’ensemble de la ville lui apparaît encontrebas : le lac est maintenant couvert de bateaux, NYTechs’étend à l’autre bout de North Hill, l’université de Nestor ausud, et la prison à l’ouest. Poussant le long des rives commede la mousse sur un tronc, la civilisation croît autour dulac : les pauvres et les branchés sont dans la vallée, les riches,fermement enracinés à flanc de montagne, tandis que lesnotables règnent sur les sommets. Il s’enfonce plus avant avecson camion qui gronde tout autour de lui. L’émission matinalede Mad Lester passe à la radio. Bonjour tout le monde, encoreun merveilleux vendredi sur WNYT et rien que pour vous !Lester discute avec Saul Bean, l’âme, l’artisan, l’infatigablepromoteur de la fête de Nestor. Et nous espérons bien voirtout le monde aujourd’hui, Lester. Nous avons installé cette annéeune aire de restauration plus grande, et les Singers With Attitudeviendront jouer ; nous aurons aussi toute une pléiade d’arti-sans, des maquilleurs professionnels et des créateurs de masquespour les enfants, et ce soir les pompiers mettront le feu à la vieillemaison Chapin-Caldwell puis ils éteindront l’incendie, rien quepour vos yeux… Bean parle si vite que Lester ne peut plusl’arrêter, et sa voix est aussi stridente et désespérée que celled’une perruche.Mailman ne connaît que trop bien le désespoir de SaulBean : c’est lui qui distribuait les lettres d’amour qu’il écrivait

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à Minna Combs, un petit brin de femme, conservatricelibérale, membre du conseil municipal, qui venait toujoursà la rencontre de Mailman dans le jardin pour intercepter lecourrier avant son mari. La pauvre femme quittait le cabinetd’avocat où elle travaillait pour rentrer déjeuner chez elle,les cheveux en bataille et la robe trempée de sueur après unelongue matinée passée à obtenir bénévolement des libérationssous caution, et, pendant un mois, presque chaque jour,arrivait une lettre écrite au stylo-bille de la main tremblantede Saul Bean. Elle les ouvrait en déchirant l’enveloppe et leslisait au milieu du jardin. Au bout d’un certain temps, elle demanda à Mailman d’appliquer systématiquement uncoup de tampon retour à l’envoyeur à ces lettres, unevraie bénédiction : car cela facilita grandement les choses àMailman, qui pouvait désormais les lire tranquillement. Ah,elles étaient sacrément corsées, ça, c’est sûr ; et ce fut unevéritable tragédie quand Bean finit par renoncer à sa prose.Je me souviens de ta marguerite collée sur mon… la soirée oùtu m’as taquiné le tu-sais-quoi… tu dois dire à ton mari qu’onl’a fait, pour qu’on puisse être ensemble… Apparemment, ilsavaient baisé un soir, après une réunion du conseil municipalsur le plan d’occupation des sols visant à trouver un nouveausite pour la fête de cette année-là ; elle soutenait le projet deSaul Bean ; il l’avait abordée après la réunion ; elle lui avaitoffert un verre et une chose en avait entraîné une autre.Mailman la voit toujours de temps en temps, arpentant leSquare (auquel elle reste fidèle, elle ne va jamais au centrecommercial ni dans les magasins installés le long de la voierapide) en compagnie de son mari et de ses enfants, un mariencore assez séduisant mais, très, très coincé (c’est écrit sur sonvisage), et des enfants perpétuellement adolescents, des gossesau regard vide, maigres comme des clous. Probablement une

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bande de végétariens. Pauvre Minna Combs… Lui arrive-t-il encore de songer à cette nuit intense avec ce taré deSaul ? Aurait-elle préféré qu’il soit moins taré ou bien qu’ellesoit moins mariée ? Ou l’a-t-elle tout simplement chassé deses pensées ? Mailman ne le saura pas : elle n’a jamais réponduaux lettres de Bean.Ce qu’elles peuvent lui manquer – ce sont des chefs-d’œuvre, de véritables trésors parmi ses archives de courriersphotocopiés. Il craint de ne jamais retrouver de tels bijoux.Il n’est pas idiot, il sait que la fin est proche, que l’épistolaireest mort depuis que règne le courrier électronique. Au diableles pouvoirs en place et leurs grands chantiers numériques !Mais gardons cette lamentation pour une autre fois.

Et n’oubliez pas, ajoute Mad Lester, de jouer à notre concoursde mots brouillés à dix heures, le gagnant se verra offrir un bonpour des œufs au plat chez Pop’s Deli, ainsi qu’une chance degagner un appareil photo trente-cinq millimètres. Eh bien voilà,se dit Mailman, encore une bonne raison de vivre. Il consultesa montre. Rien ne presse.Il est maintenant en ville ; il longe un alignement demaisons bien proprettes serties de buissons fleuris, de grandssycomores et de haies de troènes taillées au carré ; il emprunteSchuyler Street, qui sépare en deux sa zone de distribution,sa sphère d’influence. Il file sous la banderole de la fête, tourneà droite sur Taft et se range entre North et Sage, où il aimebien se garer, à l’ombre de vieux érables argentés gigantesquesqui ne laissent filtrer qu’un peu de lumière, de sorte quelorsqu’il regagnera sa camionnette, l’habitacle sera frais et sec.Il grimpe à l’arrière, dans la pénombre, et se livre à son rituelquotidien consistant à mettre de côté les lettres avec lesquellesil compte passer sa soirée. Une tâche qu’il effectue à toutevitesse, fort de vingt années d’expérience – comment ça,

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vingt ? Presque trente, oui ! Une lettre personnelle à moitiécollée. Une autre dont le rabat est simplement rentré, la bandegommée n’ayant même pas été léchée. Puis une enveloppekraft, doublée de papier bulle, fermée avec un trombone, sansscotch. Mailman est toujours aussi surpris et furieux deconstater à quel point les gens se montrent négligents avecleur courrier : ne comprennent-ils donc pas que c’est leur vieprivée qui est en jeu, leur numéro de carte de crédit, leurssecrets, des photos d’eux partiellement voire complè tementdénudés ? N’ont-ils donc aucun respect pour eux-mêmes ? Sans compter que celui qui lit le courrier des autres aime ledéfi. Il désire mettre à profit la montagne d’ouvrages qu’il aréunis grâce à des prêts inter-bibliothèques, puis photocopiés,ces manuels d’espionnage auto-édités et reliés par des spiralesen plastique, toutes ses commandes par correspondance, pastoujours légales, ces démonstrations en vidéo, ces produits quidissolvent les substances adhésives et ces substances adhésivesqui durcissent les solvants, ces guides du parfait faussaire, ces différentes gammes de papiers et ces tampons à oblitérervolés, tout ce qu’il a stocké dans sa chambre à coucher. Il veut connaître le frisson d’ouvrir une lettre sans la détruire,d’en extraire le contenu sans offenser personne, de voir sansêtre vu. Il savoure tout autant la conquête que la victoire.Les journées trop faciles, comme celle qui semblait seprofiler, l’irritent au plus haut point. Le dépriment, même,en le faisant douter de l’intérêt de protéger sa vie secrète, caren fin de compte, tout le monde se fiche bien de ses cachot-teries. Pour se consoler, il met de côté quelques lettressupplémentaires : des usagers dont l’existence est en généraltrop ennuyeuse pour qu’on s’en préoccupe, ou dont lesproblèmes, qui l’ont tenu en haleine un moment, ne sont plus maintenant qu’une monotone répétition. Combien de

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grossesses non désirées, par exemple, devra encore supporterJodie M. Steiner, domiciliée au 325 Creekedge Lane, avantqu’elle ne cesse de coucher avec le voisin septuagénaire deses parents (Thomas Effening, 327 Creekedge Lane, profes-seur émérite de sociologie et anciennement grand culbuteurde nymphettes locales – un homme indéniablement douépour la corres pondance) ? Pendant combien d’années encoreMark Poll, domicilié au 830North Sage Avenue, appartement5a, va-t-il continuer à se saouler et à vandaliser des voituresen pleine nuit, avant de trouver enfin un autre moyen decombler le vide de son existence ? Mais on ne sait jamais, onne peut jamais vraiment savoir – ça vaut le coup de vérifierde temps en temps. Il met neuf lettres de côté. La soiréepromet d’être divertissante.Selon sa philosophie, son travail consiste à distribuer lecourrier, à le transporter du centre de tri à ses usagers et desusagers au centre de tri. Ce qui arrive entretemps à son chargement ne regarde personne d’autre que lui.Il ouvre la porte arrière, sort son chariot, le prépare et lecale sur le trottoir. Chaque sac accueille le contenu de deuxplateaux. Une fois le chariot rempli, il commence sa tournée.Il contourne le camion, avance dans la rue, emprunte unenouvelle allée privée qui empeste encore le goudron, reprendle trottoir inégal et déformé par les racines, les roues de sonchariot buttent sur les fissures. Il connaît les lieux comme sapoche, la menace que représente chaque plaque de bétonsurélevée et sur laquelle il faut rouler avec prudence, chaqueparcelle réparée au mortier, chaque empreinte de main et chaque initiale apposées autrefois dans le ciment frais (x.v. est cool, k♥d) par les enfants du quartier, des enfantsqui sont désormais à l’université, voire déjà mariés et ayantdéménagé, même si certains habitent toujours les maisons qui

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longent ces trottoirs. Il part vers l’est du côté des promon-toires rocheux, là où les arbres doivent pousser en biais pourpouvoir profiter du soleil ou bien restent rabougris s’ils ontpris racine sur de la roche nue et ont manqué d’eau. Unpetit bonjour aux femmes au foyer qui le toisent du coin del’œil, aux universitaires qui tuent le temps en lavant leur Volvodans l’allée de leur garage. Bonjour aux enfants (et pourquoine sont-ils pas à l’école, ceux-là ?), larges détours afin d’éviterles chats qui s’étirent sur des trottoirs inondés de soleil, desgravillons et des débris de feuilles accrochés au pelage.Sous le porche du 310 Coolidge, un échiquier attend lareprise de la partie. Mailman grimpe les marches du perronet se demande quel coup il pourrait jouer. Cette maison estcelle d’un vieil homme ; il s’appelle Martin Hostetter et a prissa retraite du département des sciences des matériaux il y atrente ans. Il approche aujourd’hui des quatre-vingt-dix ans.Avant, il y a bien longtemps, il jouait aux échecs avec sonancien facteur. Il joue maintenant avec Mailman, un couppar jour, six jours par semaine. Mailman déteste les échecs,il déteste les jeux de stratégie, ces jeux qui évoluent, changent,ces jeux où la tactique perd de son efficacité à force de répé-tition ; il préfère les situations figées où une approche uniquepeut être élaborée, perfectionnée, intégrée et masquée, commeune tournée de distribution du courrier, par exemple. MaisHostetter insiste, bien que ce soit toujours lui qui gagne.Parfois, le vieil homme se met volontairement en danger eneffectuant un déplacement idiot que n’importe quel autrejoueur que Mailman saurait tourner à son avantage pourremporter la partie. Mais les tentatives de Mailman sontimmanquablement contrées les jours suivants. Le vieil hommedoit passer ses après-midi assis devant son échiquier, àimaginer tous les mouvements possibles, prenant son temps

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pour étudier la situation. Tandis que Mailman n’a quecinquante-six secondes par coup – il a du travail, après tout,alors, est-ce vraiment bien équitable, cette affaire-là ? Abso-lument pas. Et pourtant, il continue.Il joue son coup (cavalier en c3) et jette le courrier dans laboîte. « Bon après-midi, monsieur Hostetter ! » Est-il au moinschez lui ? Mailman n’en sait rien. Il ne le croise que rarement.Aujourd’hui, il ne perd pas de temps : factures de gaz etd’électricité. Relevés de carte de crédit de la Fleet Bank. Undocument sur le vote du budget de l’école, refusé une premièrefois, très légèrement révisé, et à nouveau soumis à référen-dum mardi prochain («N’oubliez pas de voter ! L’avenir devos enfants en dépend ! ») ; Newsweek (en couverture :« L’Affaire Napster : quand des gens dépourvus de goûtdépouillent des gens sans talent ») ; The Nestor Investor, untorchon gratuit de petites annonces (À vendre : ÉquipementFitness Nautalas ! Urgent recherche cages pour animaux ! Nichespour chiens sur mesure en bois de cèdre !) ; des catalogues devente par correspondance, Pottery Barn, J. Crew et Land’s End(dont les mannequins ont l’air de beaucoup s’amuser, ils sefont tous de grands signes en profitant d’une douce brise,un verre à la main) ; des revues parmi lesquelles Hold Every-thing, The Sharper Image et Brookstone (proposant des articlespour moins se fatiguer au travail, acquérir de la prestance,impressionner son patron). Il jette tout ce courrier dans lesboîtes aux lettres, ce qui produit (en fonction du type de boîte)un claquement, un bruit sourd ou un cliquètement, il saitqu’il y a des solitaires chez eux, qui attendent – c’est le meilleurmoment de leur journée – tout ce courrier qui ne sert à rien,des gens qui sourient, qui pleurent ou qui ricanent devant cesmannequins d’une vingtaine d’années jouant au cerf-volantsur des plages, tous vêtus de la même chemise à soixante-dix

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dollars ; ils ont l’air de vieux copains, ces mannequins, desamis que vous auriez connus un jour puis perdus de vue, etqui vous semblent terriblement familiers tandis qu’ils serendent dans des endroits sympas en plaisantant, chahutant,rigolant, criant, et vous vous demandez ce qu’il se passeraitsi jamais vous vous joigniez à eux, est-ce qu’ils vous donne-raient une bonne claque dans le dos pour vous inviter à lesretrouver, à grimper dans la Jeep et à prendre la route pouraller camper, ou même faire un tour en ville – c’est vous qui voyez. Ce monde-là, vous dites-vous, j’irai le voir un jour !Mais ça coûte trop cher, ou alors vous êtes trop fatigués, ouencore trop déprimés, ou bien vous n’avez personne pourpousser votre fauteuil roulant, ou peut-être que votre femmevous a quitté, et que vous avez mal à la tête, donc vous restezà la maison. Vous restez à la maison en espérant que quelquechose de nouveau vous arrive par la poste. Vous lisez vos catalogues. Vous commandez des vêtements et vous attendezqu’ils soient livrés.Le courrier est un privilège qui n’est pas sans risque. Il peuttout aussi bien embellir votre journée que la foutre en l’air.Il est neuf heures trente. Mailman a le temps de bouclerla tournée des maisons situées près de la rivière et d’être deretour à sa camionnette pour le concours de mots brouillés.Traînant son chariot encore chargé de l’équivalent d’unplateau de courrier, il se lance comme une flèche dans la rueen évitant carrément le trottoir qui, par ici, est plus ancienet bien plus abîmé qu’ailleurs. Probablement à cause de l’humidité du sol. Il distribue le courrier du 325 et du 327,les habitations respectives de Jodie et de Tom, ces amantsintergénérationnels, elle, à l’été de sa vie, lui, déjà en hiver.La dernière lettre pour Jodie écrite par son amie Amanda estrestée dans le véhicule, en attendant d’être lue. Il passe devant

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l’endroit de la rive où la passerelle s’est effondrée en 1983durant une tempête et n’a jamais été remplacée ; on a installéun gros conduit de gaz à la place, et les enfants du coin jouentdessus comme s’il s’agissait d’une nouvelle passerelle. Un peuplus en aval, un gosse du quartier est tombé et s’est noyé.C’était en août, la rivière était presque à sec, mais le gamins’est cogné la tête sur une pierre et s’est retrouvé à plat ventreavec le nez et la bouche dans l’eau. Les policiers venusannoncer la nouvelle à sa mère ont trouvé la maison grouil-lant de cafards et de rats, avec des restes de plats cuisinés vieuxde plusieurs mois sous le canapé, le chat de la famille crevé,dans un état de putréfaction avancée dans la chambre dugarçon, et des années de courrier jamais ouvert. Ils ont misla femme en prison pour défaut de soins et placé sa fille dequatorze ans dans un foyer. Un promoteur a acheté le terrain,rasé la maison et construit à la place des appartements pourdoctorants. Du courrier pas ouvert ! Ça, c’est bien le signeque quelque chose ne tournait pas rond.Il est de retour à la camionette à dix heures moins dix, il aencore tout son temps. Il démarre, roule jusqu’au carrefourde Sage et Hoover où se trouve une cabine téléphonique qu’ilpourra utiliser. Les rues grouillent de festivaliers, les voituressont pleines de jeunes, et les trottoirs noirs de familles quimarchent à quatre, cinq ou six de front. Il se gare le long d’uneligne jaune devant une bouche d’incendie et allume la radio.Les informations, à nouveau. A-t-on vraiment besoin de flashinfo toutes les vingt minutes ? Ne pourrait-on pas plutôt s’appliquer, par exemple, à ne pas brûler les feux rouges ? À ne pas négliger son conjoint ? À soigner son hygiène ? Maisnon, on nous impose de suivre cette élection lointaine, avecBush qui sourit comme un débile, et Gore aussi raide queClinton est excité. Allez, Lester, balance ton concours.

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Bonjour, c’est maintenant l’heure du jeu des mots brouilléssponsorisé par Pop’s Deli, le restaurant que votre papa adore.Les gagnants recevront un bon pour une assiette d’œufs au plat,pour toute commande d’un petit déjeuner d’une valeur égale ousupérieure.Ah, d’accord ! Pour toucher son lot, il faut casquer. Et puis,ils vont vous demander si vous voulez des boissons car c’estlà-dessus qu’ils gagnent de l’argent, jus d’orange concentréou café instantané, un dollar cinquante, ou deux dollars lesoda. Du pur bénéfice, mais on ne peut pas vraiment leur envouloir. Il prend son stylo et sa feuille de papier.

Le mot brouillé du jour est « assumer ». Je répète : A-S-S-U-M-E-R. Et voici l’indice : la réponse est une chose que denombreux Nestoriens s’apprêtent à faire aujourd’hui, avec uneapostrophe. Bien, bien, bien, la dixième personne à appeler le271-WNYT recevra un bon pour un petit déjeuner gratuit, etpourra participer au tirage au sort du mois qui lui permettrapeut-être de gagner un appareil photo trente-cinq millimètresde chez Camera Obscura. Le tirage aura lieu à onze heures. Ladixième personne à appeler doit donc débrouiller le mot« assumer ». Vous êtes bien sur 271-WNYT.Mailman dispose les lettres en cercle, c’est un bon moyende voir ce qu’on peut en faire. « Résumas » ? Il y avait bien« erasmus », mais il ne voyait pas trop le rapport avec leshabitants de Nestor… Alors peut-être «masseur » ? C’est bon,un petit massage, mais c’est encore mieux dans l’intimité !Non, ça ne colle pas non plus avec l’indice. Voyons voir, maisbien sûr – avec une apostrophe – « s’amuser » ! Que vont fairetous les Nestoriens ? Ah ! ah ! ah ! Il bondit hors de son camion,se souvient qu’il lui faut de la petite monnaie, tend la mainpour en attraper sur le tableau de bord et se rue sur la cabinetéléphonique.

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