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Extraits du roman « Châteaux de sable », paru en auto-édition en 2014, par Olivier Mathieu (en littérature Robert Pioche). Extraits du chapitre 6. Chapitre sixième « L’homme qui a démodé Nabe ». «Presque cinq ans jour pour jour après mon Apostrophes, le sujet est toujours brûlant. Olivier Mathieu, l’homme qui a démodé Nabe! dit Besson». (Marc-Edouard Nabe). Paris, janvier – juin 2010. Pendant quelque temps, Jouissive s’était alors proclamée «nabienne» par allusion à Marc-Edouard Nabe

Extraits du roman « Châteaux de sable », par l'homme qui a démodé Marc-Edouard Nabe

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Extraits du chapitre 6 du roman "Châteaux de sable", par Olivier Mathieu (en littérature Robert Pioche), livre paru en janvier 2014. ce roman est publié en auto-édition, concept qu'Olivier Mathieu a fait sien depuis plus de vingt ans. Et c'est aussi un concept récupéré, il y a quelque temps, par l'auteur Marc-Edouard Nabe.Ces extraits du chapitre 6 de "Châteaux de sable" sont précédés par une citation extraite du journal intime de Marc-Edouard Nabe, "Kamikaze", où Marc-Edouard Nabe avait lui-même cité (pas fort aimablement, d'ailleurs) Olivier Mathieu à quelques reprises.

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Extraits du roman « Châteaux de sable », paru en auto-édition en

2014,

par Olivier Mathieu (en littérature Robert Pioche).

Extraits du chapitre 6.

Chapitre sixième

« L’homme qui a démodé Nabe ».

«Presque cinq ans jour pour jour après mon Apostrophes, le sujet est toujours brûlant. Olivier Mathieu, l’homme qui a démodé Nabe! dit Besson».

(Marc-Edouard Nabe).

Paris, janvier – juin 2010.

Pendant quelque temps, Jouissive s’était alors proclamée «nabienne» par allusion à Marc-Edouard Nabe dont elle était tombée amoureuse. Amoureuse en secret, comme d’habitude. Elle avait toujours rêvé de connaître un romancier. En quelques occasions, déjà,

elle avait été sensible au charme de messieurs privés du moindre talent et qui ne s’en proclamaient que plus volontiers «écrivains», qu’elle tutoyait et qui lui faisaient lire leurs écrits dans l’espoir que cela la convaincrait de coucher avec eux.

Loin du Béarn, et revenue dans sa ville natale de Paris où elle avait également passé sa première enfance, Jouissive était à la recherche de celui à qui elle pourrait peut-être dire, un jour: «mon écrivain»…

Elle collectionnait tous les livres, jusqu’au dernier, de Nabe; elle achetait la moindre revue qui parlait de lui; elle avait dévoré les tomes illisibles de son journal intime. Elle n’ignorait rien des scènes de cul qui y étaient plutôt banalement décrites. Dans l’un des petits carnets qu’elle adorait remplir de citations littéraires, Jouissive n’avait pas manqué d’annoter plusieurs lieux communs sexuels de l’auteur du Régal des vermines.

A l’espace Châtelet Victor, le 15 avril 2010, lors d’une fête organisée pour célébrer «trois mille exemplaires» qu’il affirmait avoir vendus de L’Homme qui arrêta d’écrire, et où il exposait en outre quelques gribouillis (loin de se contenter de se croire écrivain, il se prenait évidemment pour l’homme qui avait commencé à peindre), Nabe avait rencontré Jouissive pour la première fois.

Quand elle avait reçu l’invitation, un mois plus tôt, elle avait été très excitée. Elle possédait un exemplaire, très bien numéroté, de L’Homme qui arrêta d’écrire. Pendant toutes ces semaines, elle avait pensé à Marc-Edouard Nabe chaque fois qu’elle se masturbait ou qu’elle faisait l’amour.

Ce jour-là, dans sa petite salle de bain du boulevard Clémenceau à Nanterre, elle avait passé des heures à sa toilette. Elle avait aussi choisi la plus jolie de ses petites robes noires. A l’Espace-Châtelet, attroupement sur le trottoir.

Bob sur la tête et endimanché, elle avait aperçu Marcel Zannini, le père «gréco-turco-italien» de Nabe, assis sur une chaise. Il ne restait peut-être plus qu’à attendre que, tel une momie empaillée revenue de l’Antiquité, il se mette à chevroter Tu veux ou tu veux pas.

Jouissive aurait désiré que Nabe la drague. Elle lui aurait dit oui. Non pas qu’elle l’ait jamais trouvé beau. Pourtant, elle l’aurait suivi.

Des gens remplissaient un livre d’or de signatures, de phrases ou de petits dessins.

– «On en est à 3.300 exemplaires vendus en trois mois!» jubilait Nabe.

La foule murmurait d’aise:

– «Révolutionnaire! Mystique... Prophétique!»

Nabe se comparait à Moïse, tant qu’il y était... Il arborait un sourire qui se voulait sadique et qui n’était que

pitoyable.

Traversant la Mer rouge de ses invités, Moïse-Nabe avait bafouillé quelque chose d’inaudible à Jouissive. Ensuite, quand il l’avait croisée dans les escaliers qui reliaient les deux étages, il l’avait observée avec insistance. Elle lui avait tourné le dos. Il l’avait déshabillée du regard. Lorsqu’elle avait tourné la tête vers lui, il ne lui avait rien dit. Il avait détourné les yeux. Il ne l’avait pas courtisée. A moins que ce ne fût un piètre séducteur et que ses tentatives ne fussent passées inaperçues de la jeune femme.

L’attention des convives avait à peine été détournée lorsqu’on avait entendu dans le lointain un exalté déclamer un discours qui ne manquait ni d’humour, ni de panache:

– «Qu’est-ce que c’est, ça, Nabe?... Un écrivain chaussé de deux échasses, affublé de deux prothèses! Louis-Ferdinand Céline et Léon Bloy! Vu que la langue française est une langue

morte et que personne ne sait plus écrire ni lire, Céline et Bloy sont très à la mode parmi vous, minables que vous êtes!... Céline, le plus grand écrivain du vingtième siècle? Pas toujours, en vérité! Céline est le plus grand plus qu’écrivain… Mais Nabe? C’est un écrivain, ça, Nabe? Un sous-Bloy et un sous-sous-Céline! Le Bloy destructeur de lieux communs qui tombait facilement dans le lieu commun catho! »...

Le service d’ordre avait empêché l’irruption de ce braillard.

Le cordon sanitaire avait fonctionné.

– «C’est qui, ce type qui hurle, dehors?»

Nabe avait blanchi.

– «C’est Olivier Mathieu», avait-il chuchoté à voix basse.

– «Qui ça?»

– «Je le croyais mort... C’est un pauvre

type. Un fou. Un provocateur».

Particulièrement nerveux, il avait exigé qu’on couvre cette voix discordante, qu’on la rende inaudible. Les haut-parleurs avaient diffusé, à la demande de ce grand amateur de jazz qu’est Moïse-Nabe, Go Down Moses de Paul Robeson.

Pour Jouissive, connaître Marc-Edouard Nabe était quelque chose qui sortait de l’ordinaire. C’était son premier contact avec un homme de lettres. Ils n’avaient pas tardé à se revoir. Très peu de temps après, une autre de leurs rencontres avait eu lieu dans un restaurant parisien. Quelques universitaires et autres coupeurs de cheveux en quatre étaient réunis autour d’une «table ronde».

Nabe s’était échiné à établir un parallèle entre la Divina Commedia et L’homme qui arrêta d’écrire.

– «Je vais vous le révéler, L’homme qui arrêta d’écrire est construit exactement

comme la Divine Comédie. C’est là un secret que je ne révèle qu’à vous, qui êtes l’élite de mes lecteurs. Aucun critique n’a été capable de s’en rendre compte!»

Jouissive, qui avait bu un verre ou deux de trop, ne comprenait rien à ce qu’elle entendait. Sans savoir si elle devait en accuser l’alcool ou l’inanité abyssale des propos qui voletaient autour d’elle, comme des mouches. A l’évidence, l’opération publicitaire et nombriliste de L’homme qui arrêta d’écrire était soigneusement orchestrée. Nabe estimait que ce non-événement méritait que le monde entier en parle, ou ne parle que de ça. Le drame était que, sur terre, il n’y avait personne pour se préoccuper qu’il écrive, qu’il n’écrive pas, qu’il n’écrive plus, qu’il arrête d’écrire ou qu’il recommence à écrire. Des milliards d’êtres humains n’avaient jamais entendu prononcer son nom. Ils ignoraient jusqu’à son existence.

– «C’est inquiétant, il y a davantage de

monde à la table des conférenciers que dans la salle».

Pendant le repas, elle avait été placée en face de Nabe. Ce dernier l’avait regardée avec concupiscence. Souriante, les bras nus, jupe moulante beige coupée à mi-mollets, et des sandales de cuir qui laissaient admirer de ravissants petits pieds, ce soir-là elle avait les cheveux longs et deux tresses, une de chaque côté du visage. Cela lui donnait des airs de petite Peau rouge. Dans quelques jours, au début du mois de juillet, elle allait quitter Paris pour retourner  dans le Sud-Ouest. Déjà elle songeait avec nostalgie aux enfants qui avaient été ses élèves, à Suresnes, pendant toutes ces années. Une école toute simple, en verre et contreplaqué, avec des baies vitrées où se reflétaient les buissons et les arbres d’une cour de récréation. Elle se souviendrait des prénoms et des visages de la plupart de ces gamins de la proche banlieue. Elle avait enseigné, en classe de CP, à des fils d’insupportables petits bourgeois

lepénistes, comme à des gosses difficiles des cités insalubres. C’était une enseignante appréciée, qui alliait gentillesse et fermeté. Elle avait déployé tous ses efforts pour que ses élèves apprennent à lire, écrire, compter. Elle avait consacré des mois à la préparation d’un spectacle de marionnettes que tout le monde, enfants et parents confondus, avait trouvé créatif et mignon. A la fin de l’année scolaire, garçons et filles avaient posé pour une photographie d’adieu. Certains lui avaient offert un dessin naïf de «la maîtresse». Cela, c’était l’univers de Jouissive.

Maintenant, elle se trouvait dans un tout autre monde. Marc-Edouard Nabe faisait le paon:

– «Ceux qui savent baiser baisent», affirma-t-il avec l’air avantageux de celui qui savait, et qui savait mieux que quiconque.

Il poursuivit:

– «Les jeunes filles ne baisent plus facilement, on le sait, mais ce n’est pas pour ça que ce sont des salopes».

L’argument était insignifiant, creux, grotesque. Il n’y a pas d’époques où les jeunes filles baisent plus ou moins «facilement» qu’à d’autres. Elles se concèdent quand elles rencontrent des hommes désirables, attirants et séduisants. Nabe ne connaissait rien aux femmes. C’est aux hommes de réveiller, en elles, la salope qui y sommeille. Tout le monde le sait. Pas lui, probablement... Mais personne, parmi ses valets et ses larbins, n’avait osé contredire le Maître. Son discours si peu magistral s’était interminablement poursuivi:

– «Les jeunes filles ne sont pas des paillasses parce qu’elle ne veulent pas baiser avec M. Houellebecq. Ca existe, les filles de vingt ans qui veulent baiser avec des quinquagénaires comme moi».

Grand silence, dans l’assemblée...

Petits rires gênés, qui essayaient d’être approbateurs et encourageants. Nabe suait. Comme pour mieux s’en convaincre, il avait rageusement conclu:

– «Oui, ça existe!»

Nabe? Des hoquets de roquet... Le degré zéro de la pensée. Il semblait savoir ce qu’était une jeune fille qui ne voulait pas baiser avec Houellebecq. Il aurait mieux fait de se demander s’il existait une seule fille qui ait voulu de lui.

Il s’était tourné vers Jouissive, avec une expression angoissée d’éjaculateur précoce qui va se souiller, sans plaisir, avant même que d’avoir commencé à bandouiller. Il avait gargouillé une phrase inaudible, pas spirituelle pour un sou: un compliment grossier, masqué sous une lamentable allusion sexuelle.

Il causait tout seul. Ridicule au milieu des regards extasiés et des exclamations d’admiration de cinq

pelés, quatre tondus, trois éphèbes et deux groupies, il monologuait. Jouissive n’aurait eu qu’à lui sourire, lui répondre, le flatter, jouer au même jeu que lui. Elle n’en avait rien fait. Soudain elle l’avait trouvé puant de suffisance, le fiston à Zannini.

Elle le dévisagea… Elle redescendit sur terre. Nabe était semblable aux portraits de lui, d’une impressionnante laideur, qui illustraient la couverture d’une revue snobinarde dont des tas d’invendus s’empilaient sur une table. Un quinquagénaire grassouillet, engoncé dans une chemise à petits carreaux bleus et blancs boutonnée jusqu’au col, trois poils de barbe sur les bajoues, un rictus de constipé de l’esprit. Il était là, en grand péril de calvitie, les cheveux teints peut-être. Des mains de rustre, des doigts disgracieux. Il vieillissait comme tous ceux qui n’ont jamais été jeunes et mourront sans l’avoir été. Aussi mal dans sa peau à cinquante ans qu’à vingt. Tics de langage, triple menton,

bedon de matamore, fils à papa, faiseur, écrivaillon de foire foraine, grenouille qui veut se faire plus gouape que le bœuf. Il radotait: après les centaines de pages de L’homme qui arrêta d’écrire, il allait continuer à écrire. Il allait persévérer à s’adonner à une activité qu’il s’entêtait à appeler écrire et qui n’avait rien à voir avec la littérature.

– «Remarque», chuchota quelqu’un, «les concepts que Nabe expose et qu’il voudrait présenter comme novateurs, le recours à l’auto-édition, ou l’œuvre romanesque qui ne fait qu’un avec la vie, tout ça... Si vous y pensez, ce sont des choses qu’Olivier Mathieu a brillamment mises en pratique depuis plus de vingt ans».

– «Ne parlez pas d’Olivier Mathieu, je vous en prie! Marc-Edouard le déteste», avait tranché une demoiselle, parfait spécimen d’un hybride de bourgeoise et de gouine.

– «Je suis d’accord! Euh… Ne dites pas ça», avait renchéri un jeune homme

acnéique au genre sexuel impossible à déterminer. «Euh… Marc-Edouard, c’est le vrai voyou de la littérature».

– «Oui!» avait gloussé en écho l’hybride. «Regardez, c’est sur la couverture de Chronic’art. C’est écrit: Marc-Edouard Nabe, le vrai voyou de la littérature!»

– «Si Chronic’art le dit, euh… C’est vrai», avait avancé le jeune puceau acnéique tout en glissant subrepticement un regard torve vers les cuisses celluliteuses de l’hybride.

Nabe n’avait rien à voir avec la littérature, il n’y avait rien en lui d’authentique, et c’était l’exact contraire d’un voyou. Les voyous, eux, sont parfois respectables. La nullité des nullités. Lâche et médiocre, insignifiant. Ni plus ni moins que toutes les autres marionnettes du Grand Guignol, tout le reste de la clique. Un habitué des auges et des pissotières de l’édition parisienne. Et ça se donnait des airs de rebelle. Et ça avait le culot de

convoquer Léon Bloy, Louis-Ferdinand Céline, ou l’adorable Lucien Rebatet, pour mieux les récupérer à sa cause d’homme sans cause…

Avoir croisé Marc-Edouard Nabe tout en rêvant de galipettes en sa compagnie aurait quand même laissé quelque chose d’important à Jouissive. Elle lui serait redevable d’avoir commencé à virer sa cuti droit-de-l’hommienne. De la littérature, Nabe ne sait rien. Ni à fond, ni en surface. Mais dans ce monde d’ânes trop humains, il le sait mieux que quiconque, il n’est pas très difficile de se faire passer pour un iconoclaste aux yeux des lepénistes incultes ou des bernard-henri-lévystes illettrés. Il écrit mal, Nabe. Plus il vieillit, et plus il écrit mal.

Cela dit, les écrivains qu’il n’a pas compris et dont il se sert pour alimenter son commerce, Alain Marc Édouard Zannini en parle mieux que l’autre minus habens, Thomas dit Houellebecq. Il me faut humblement et

respectueusement reconnaître que la chose la plus utile qu’aura jamais faite Nabe, depuis le jour de sa naissance jusqu’à celui de sa mort, aura donc été d’engager Jouissive à relire des géants comme Céline, Lucien Rebatet, André Suarès, Léon Bloy, Barbey d’Aurevilly.

Il était plus de minuit. Jouissive se leva. Nabe ne cessait de la fixer. Elle lui serra rapidement la main, avant de s’esquiver. Elle traînait derrière elle le boulet qu’elle s’était depuis longtemps attaché aux chevilles.

A l’air libre dans la nuit et remuant mille pensées, Jouissive était joyeuse en songeant que si elle devait un jour rencontrer un vrai écrivain, ce ne serait ni Houellebecq ni Nabe. Son écrivain à elle, elle continuerait à se le représenter plus simple. Plus courageux. Plus vrai. Véritablement capable de s’en prendre aux mythes du vingtième siècle. Plus romantique. Plus artiste.

A., lisant à voix haute, avait les yeux

brillants:

– «Un enfant construisait des châteaux de sable. C’était sur la plage, l’automne et puis l’hiver, à la fin des après-midi (qui ne s’appelaient pas encore Aprems). Quand la Manche reprenait possession de la grève déserte, lugubre m’envahissait le sentiment de l’inéluctable. La marée revenait. Il fallait ramasser tes outils Robert Pioche. Te lever. Rentrer à la maison. Je sentais deux ronds mouillés aux genoux. Plus humides étaient mes yeux. En vain je toisais la mer, lui intimais de reculer. Il n’y avait que deux choses à faire: laisser les vagues renverser la forteresse, ou la détruire de mes propres mains. Il m’est arrivé d’abandonner mes châteaux, intacts, et de m’en aller. J’ai assisté, quelquefois, à leur naufrage. Le plus souvent, je les ai piétinés, unique manière de narguer les éléments; d’être et de rester maitre du destin. La vague, de deux coups de langue, gommait mon oeuvre. Au premier passage, l’océan butait

légèrement sur l’obstacle dérisoire. Au second, douves et donjons avaient été anéantis. Ils étaient retournés à l’horizontalité. Ils avaient été, quelques heures, une combinaison unique pour l’éternité de grains de sable. Hors de portée des flots je n’ai jamais bâti mes châteaux»…

Juste au moment où A. avait fait silence, Jouissive avait surgi:

– «C’est beau! Mais dis-moi… Pourquoi les cacher, ces livres, puisque sur les rayons de ta bibliothèque il y en a de Céline, de Rebatet, de Bloy et de Marc-Edouard Nabe?»

– «C’est un auteur maudit ».

Jouissive avait eu une moue dubitative:

– «Nabe? Non! Je n’y crois pas! Je pense que Nabe est incapable d’avoir écrit ça!»

A. avait mystérieusement glissé:

– «En tout cas, cet écrivain est cité dans le Journal de Nabe».

– «Je donne ma langue au chat! Je t’en prie, dis-moi qui c’est. Tu le connais?»

– «Oui, un peu».

– «Vous échangez des courriels, toi et lui?»

– «Oui, de temps en temps».

– «Tu l’as rencontré?»

– «Jamais... Il vit en Italie».

– «Quel bouquin de lui me conseillerais-tu?»

A., pour toute réponse, lui avait tendu La quarantaine. Jouissive avait tenu le livre entre ses paumes, les mains tremblantes d’émotion.

– «Tu me le prêtes?»

– «Volontiers».

Dans sa première jeunesse, elle avait été de gauche, antiraciste et droit-de-l’hommienne. Après avoir connu Marc-Edouard Nabe, elle avait lu les écrivains que ce dernier vantait. Lire, c’était pour elle une activité aussi vitale que de respirer. Elle était folle de littérature. Elle aurait pu passer des jours complets, des nuits entières avec Céline, Dostoïevski, Bloy, Rimbaud ou Shakespeare. C’était sa drogue. Lire signifiait rire, pleurer, jouir. Maintenant, la dernière étape! La littérature, elle allait pouvoir faire mieux que la découvrir, la connaître ou la lire.

La jeune femme avait suivi les conseils d'A. Elle s’était procuré plusieurs livres de Robert Pioche. Les mots et le style de Robert Pioche n’étaient pas seulement de la littérature. Ils étaient davantage. Ils allaient l’aider à aimer sa vie à elle. Ils allaient l’aider à vivre. La littérature dorénavant, elle allait la vivre. Elle allait vivre en littérature…

Et moins de trois ans plus tard, à Venise, Robert Pioche souriait:

– «Nabe et moi, à la fin des années 1980, on ne s’aimait pas trop…»

– «Pourquoi donc?»

– «Pauvre Nabe... On peut trouver sur la Toile des textes de lui, qu’il a mis en ligne, et d’où l’on doit déduire qu’il se trouve au centre, à égale distance entre les flics d’extrême gauche et le méchant Olivier Mathieu. Le forcément méchant Olivier Mathieu! Je suis l’exemple du Mal absolu à la portée des bons cornichons! La pensée de Nabe est tellement primaire qu’elle me fait toujours sourire!»

– «Vous ne devez toujours pas vous aimer beaucoup?»

– «Chaque fois que je faisais des virées parisiennes nocturnes en compagnie de Jean-Edern Hallier, c’était en l’absence de Nabe. Je lui adressais aussi quelques lettres qu’il aurait dû apprécier, s’il

aimait tant que ça les pamphlétaires. A moins qu’il ne le aime que morts? En tout cas, à plusieurs reprises il s’est plaint de mes missives! Y compris dans son journal intime, ce cher idiot!»...

– «Alors, la phrase de Besson serait vraie? Tu as démodé Nabe? Ton Ciel mon mardi aurait démodé son Apostrophes ?»

– «En tout cas, c’est raté. Malgré les faussetés que Nabe s’est efforcé de vomir en diverses occasions sur mon compte, il n’a pas réussi à t’éloigner de moi. Aujourd’hui, je me fiche pas mal de Ciel mon mardi et d’avoir détrôné ou pas son Apostrophes. Dans cent ans, on parlera de moi, Robert Pioche. Pas du tout de Marc-Edouard Nabe. Ce qui m’importe à moi, c’est d’avoir démodé Nabe dans ton cœur!»

– «C’est sûr, Nabe t’insultait et te diffamait, dans son journal intime. Il disait des choses fausses et, en plus, sans t’avoir jamais rencontré personnellement»...

– «Oui. C’est aussi pour ça que j’ai le devoir de lui répondre».

– «Il t’insultait, puisqu’il te traitait d’hystérique, page 3562. Et il mentait puisque, à la même page, il écrivait: «On lui a juste laissé le temps, paraît-il, de demander une minute de silence pour les soldats allemands morts pendant la dernière guerre».

– «Pauvre Nabe... En effet, il n’aurait pas dû écrire en écoutant les paraît-il. Parce que je n’avais nullement demandé une minute de silence pour les «soldats» allemands mais, justement, pour les civils allemands. Et pas «pendant la guerre» mais, justement, après la guerre».

– «Si Nabe, lorsque quelqu’un demande une minute de silence pour des civils après la guerre, comprend que ce quelqu’un a demandé une minute de silence pour des soldats pendant la guerre, il a quelques difficultés de compréhension. A moins que ça ne l’arrange de faire l’âne pour avoir du

son?»...

– «Pauvre Nabe, tu sais... Comment lui en vouloir? Il est moyennement intelligent!»...

– «On a l’impression de deux rapaces qui se déchirent autour d’une idée qu’ils se font des nanas»…

– «Ils feraient mieux d’essayer de s’en faire une, de nana! Tant qu’il est encore temps pour eux... Tu sais ce que je pense, parfois, quand tu me suces?... Je pense: merci, Marc-Edouard Nabe, de la part de Robert Pioche alias Olivier Mathieu!»

– «C’est vrai! C’est Nabe que tu devrais remercier, puisqu’un de ses amis collectionnait en grand secret, avec quand même un peu de peur que ça s’ébruite, tes livres!»

– «Oui! Ce n’est peut-être pas à Venise en 2013 mais quelques années auparavant, à Paris, que notre histoire a commencé... Deux romans des

Aventures de Robert Pioche ne seraient jamais nés si, par un soir bellevillien, un artiste n’avait entr’ouvert un coffre mystérieux qui contenait tes livres!"