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UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL ESSAI PERSONNEL * FACEBOOK ET LA FALSIFICATION DE LA RÉALITÉ PAR FLORIN VASLUIANU CERTIFICAT DE RELATIONS PUBLIQUES FACULTÉ DE L’ÉDUCATION PERMANENTE TRAVAIL PRÉSENTÉ À PATRICE LEROUX DANS LE CADRE DU COURS REP 2400 INTERNET ET RELATIONS PUBLIQUES

Facebook et la falsification de la réalité

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UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL

ESSAI PERSONNEL

*

FACEBOOK ET LA FALSIFICATION DE LA RÉALITÉ

PAR

FLORIN VASLUIANU

CERTIFICAT DE RELATIONS PUBLIQUES

FACULTÉ DE L’ÉDUCATION PERMANENTE

TRAVAIL PRÉSENTÉ À PATRICE LEROUX

DANS LE CADRE DU COURS REP 2400

INTERNET ET RELATIONS PUBLIQUES

OCTOBRE 2011

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Facebook et la falsification de la réalité

La réalité, telle qu’on la connaît ou, pour mieux dire encore, telle qu’on la connaissait, est

en train de changer dramatiquement et, malheureusement, de façon irréversible. Le besoin de

l’être humain de communiquer ses sensations, ses émotions et sa perception de l’environnement

a été sans doute le facteur essentiel dans le développement de la société, à tous les niveaux, pas

seulement du point de vue intellectuel et spirituel. Le langage verbal, tout comme toutes les

autres formes d’expression, a favorisé l’essor de la civilisation et les transformations qui nous

ont positionné assez haut sur l’échelle de l’évolution.

Cependant, nous nous trouvons dans une position très délicate quant aux sens que nous

donnons à la communication. Autrement dit, on est les prisonniers d’une erreur qui pourrait

s’avérer fatale : confondre la communication et toutes les relations et la symbiose qui en

découlent avec la simple transmission d’informations, qui reste une prouesse mineure, malgré

l’enthousiasme qui entoure la vitesse, la performance technique et le confort adjacent.

À une population mondiale de 7 milliards de personnes, plus de 750 millions1 sont

présents sur Facebook, dont presque 500 millions prouvent une ferveur remarquable. Si on

comparaissait Facebook avec les religions majeures de la planète, on aurait la méchante surprise

de constater que le plus jeune compétiteur gagne de la place avec une vitesse incroyable et avec

plus d’efficacité. Facebook ou Le livre des visages a réussi la performance d’attirer le même

nombre de fidèles que les religions les plus importantes n’ont ramassés qu’après des milliers

d’années. N’importe qui serait impressionné. Et un autre aspect important à signaler dans notre 1 http://technaute.cyberpresse.ca/nouvelles/internet/201111/04/01-4464430-lhomme-qui-

revendique-la-moitie-de-facebook-somme-de-rentrer-aux-etats-unis.php?

utm_categorieinterne=trafficdrivers&utm_contenuinterne=cyberpresse_boitePourAccueilCbp_1

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analyse : le controversé fondateur du célèbre site Internet (qu’on a vu récemment dans le film

The Social Network) s’appelle Mark (en français marque ou trace, signe) Zuckerberg

(littéralement traduit de l’allemand zucker = sucre et berg = montagne, donc, la montagne de

sucre). C’est très intéressant si on veut décortiquer un peu les données du problème abordé : Le

livre des visages est la trace ou le signe laissé par la montagne de sucre. Essayons de confirmer

ou d’infirmer, si tel est le cas, cette supposition.

Dans cette perspective, on apprend qu’en 2008, Facebook a été soumis à une

investigation2 qui a révélé des faits assez troublants en ce qui concerne le respect de la vie privée

et de la confidentialité des usagers. Plus précisément, les informations personnelles des membres

ont été utilisées pour accéder aux emails de ceux-ci, franchissant ainsi une limite qui était

logiquement inattaquable auparavant, selon la netiquette acceptée unanimement. C’est quoi alors

la différence entre le fondateur du Facebook et un hacker ordinaire, situé volontairement de

l’autre côté de la barricade légale? D’ailleurs, dans toute l’agitation qui a suivi, Facebook n’a pas

démenti les allégations. De plus, il semble que la même procédure a été appliquée à un

concurrent, ConnectU, sur les servers duquel des informations des usagers ont été aussi

changées.

En 2010, un autre problème de confidentialité3 est survenu et a forcé Facebook à

désactiver pour une certaine période son service de messagerie instantanée, parce que les

conversations privées étaient devenues publiques, provoquant la colère des internautes, qui

commencent à considérer le fameux site une vraie « pieuvre hyper-tentaculaire du Web ». Ce 2 http://articles.businessinsider.com/2010-03-08/tech/29969831_1_facebook-mark-zuckerberg-business-ethics

3 http://info.france2.fr/medias/facebook-incident-de-confidentialite-62905970.html

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sont des incidents qui ne peuvent pas passer inaperçus dans un monde qui est très branché et de

plus en plus averti.

C’est le cas de Max Schrems4, qui a déposé plusieurs plaintes contre Facebook, dont il

était membre depuis un certain temps. Il avait demandé une copie de l’ensemble des données qui

le concernaient et, pour sa surprise très peu plaisante, a constaté que toutes les traces de son

activité, y compris les informations qu’il avait effacées, étaient bel et bien conservées. Autrement

dit, en utilisant le réseau social tellement convoité, on laisse des preuves et des traces éternelles,

qui ne disparaissent jamais. Alors, où est la liberté de décision et d’action de la personne?

Facebook affirme, pour se défendre, que les données sont conservées pour des raisons

techniques. C’est une excuse utilisée en général pour cacher des intentions douteuses. Chose

certaine, les utilisateurs sont plus ou moins au courant de ces pratiques et des dangers qui les

guettent à long terme concernant leurs informations personnelles et leurs opinions, qui peuvent

changer dans le temps, ce qui est tout-à-fait normal, mais pas sur ces plateformes d’interaction

virtuelle. De plus, Max Schrems soutient avoir découvert ce qu’il appelle des « profils

fantômes » (shadow profiles), c’est-à-dire des informations collectées par Facebook chez ses

utilisateurs, mais qui concernent des personnes qui ne sont pas membres du réseau. La preuve est

donnée par le fait que des adresses courriel jamais fournies se sont retrouvées sur le site,

probablement à l’aide d’un outil qui s’appelle « Rechercher des amis » et qui permet d’importer

le carnet d’adresses sur Facebook.

Pire encore, il semble que n’importe qui peut ouvrir un compte Facebook, avec des

informations personnelles fictives, sous un nom fictif, et publier des choses qui peuvent

4 http://blogues.radio-canada.ca/surleweb/2011/10/24/quand-facebook-conserve-tout-sur-vous-meme-ce-que-vous-effacez/

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endommager l’image et la réputation de la personne visée. C’est ce qu’on apprend en lisant le

numéro 4 du journal étudiant Quartier libre, paru le 19 octobre 2011. Dans un droit de réponse à

la suite de l’article « Du gros n’importe quoi » de Christine Berger, paru le 5 octobre dans le

même journal, André Fortier, l’agent de communication de Pierre Lassalle, l’auteur d’un livre

durement critiqué par l’auteure de l’article, affirme, parmi d’autres, que son client n’avait jamais

créé un compte sur Facebook ou n’importe quel autre média social. Pourtant, l’article en cause

fait référence à une supposée présence sur Facebook, extrêmement faible d’ailleurs, qui nous

donnerait une idée de la popularité de Pierre Lasalle. Il y a ici deux aspects à signaler. Le premier

est le faux compte Facebook d’une personne qui n’a aucun rapport avec le site et,

vraisemblablement, ne veut pas en avoir et tout le monde devrait respecter cette décision qui est

une forme de la même liberté d’expression utilisée pleinement par ceux qui se trouvent sur

Facebook même quand ils marchent sur la rue, mettant en danger la sécurité des autres passants.

Le deuxième aspect est plus profond et sensible parce qu’on parle de la nécessité de passer par

Facebook pour être connu et respecté. Cela veut dire que, si une personne exprime une idée ou

publie un livre, mais ne se retrouve pas sur les réseaux sociaux, n’existe tout simplement pas.

L’idée en soi est effrayante et donne la mesure de l’excès auquel le monde contemporain est

arrivé et la dérive quasi-totale des valeurs qui devraient nous guider dans la prise de nos

décisions et l’expression de nos opinions. On fait des évaluations sur la popularité d’un auteur en

interrogeant Facebook sur le sujet et on obtient une mesure. Quel genre de mesure a-t-on de ce

qui nous intéresse? Quantitative? Qualitative? Quelle est l’expertise derrière cette mesure? Le

nombre de fois qu’une page a été visitée? Même si la visite s’est produite par erreur lors d’une

recherche pour un tout autre sujet? Voilà un point d’extrême intérêt pour les futurs curateurs du

Web, dont la mission sera de nous offrir les vraies mesures de nos besoins d’informations.

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Toujours dans le même numéro du Quartier libre, on peut lire un article signé par

Catherine Gentilcore, étudiante en journalisme, qui nous parle de Pierre Sormany, l’un de ses

chargés de cours. M. Sormany a été le directeur des émissions d’affaires publiques à Radio-

Canada jusqu’au 30 septembre 2011, quand il a été suspendu pour avoir tenu sur Facebook des

propos liant Tony Accurso et Jean Lapierre. Les détails de l’affaire ne font pas l’objet de notre

démarche. Ce qui nous a frappés dans toute l’histoire a été la réponse donnée par le chargé de

cours à ses étudiants lors des inévitables questionnements : « Il était 23h02…Évidemment que je

ne voulais pas que ce message soit public! ». C’est la démonstration parfaite de cette fausse

intimité que Facebook produit dans la conscience de la plupart de ses utilisateurs. Et on a devant

nous un spécialiste en journalisme qui occupait une fonction à la première chaîne de télévision,

dans le département d’affaires publiques. D’ailleurs, M. Sormany a quitté définitivement Radio-

Canada, peu après avoir été suspendu de ses fonctions, en invoquant son droit à la retraite. Est-il

une victime de Facebook? Aucunement. Il est seulement la victime de son propre manque de

jugement par rapport à la réalité virtuelle des médias sociaux.

En même temps, Facebook a été impliqué dans des incidents reliés à des phénomènes de

violence verbale et menaces qui ont fait la manchette. Par exemple, Keeley Houghton 5, âgée de

18 ans, a reçu une peine de prison de trois mois pour avoir menacé de mort Emily Moore. Elle

est devenue ainsi la première à être condamnée pour comportement agressif (bullying) sur un

réseau social. Au procès, l’accusée a déclaré que le message incriminé avait été rédigé et envoyé

tard, durant la nuit, quand elle était sous l’influence des boissons alcoolisées. L’explication est

plausible et assez logique dans le contexte présenté, mais la justice britannique a décidé de créer

5 http://www.dailymail.co.uk/news/article-1208147/First-cyberbully-jailed-Facebook-death-threats.html

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de la jurisprudence à ce sujet et a prononcé une sentence sévère comme si la situation s’était

produite sur la rue, avec les protagonistes en chaire et os.

Toujours de Grande-Bretagne nous arrive l’histoire de Cameron Reilly6, un soldat faisant

partie de la garde royale, qui a posté sur sa page Facebook des commentaires injurieux à

l’adresse de Kate Middleton, potentiellement la future reine, qu’il a qualifiée de stuck up cow.

Évidemment et logiquement, le « brave » soldat a été éliminé des festivités occasionnées par le

mariage royal et, de plus, à cause d’autre commentaires racistes et antisémites, il sera investigué.

L’alcool ne semble pas être en cause, mais la source de la frustration du jeune soldat serait le fait

que, lors de son passage, Kate l’a regardé très rapidement et a tourné la tête, en le privant d’une

attention plus évidente. Maintenant, la carrière militaire de Cameron Reilly et quasi-compromise

et la contribution de Facebook est absolument indéniable.

Une autre situation délicate a été enregistré à l’Université de Minnesota7, quand plusieurs

discussions ayant un caractère racial ont crée toute une commotion sur le campus. De nouveau,

les étudiants impliqués ont soutenu qu’au départ, il s’agissait d’une blague, rien de plus, mais la

direction de l’Université a pris toute la situation très au sérieux et a décidé d’investiguer plus en

profondeur l’incident et de faire en sorte que, dans le futur, cela ne se reproduise pas.

À l’autre bout du monde, en Australie8 cette fois-ci, Facebook a des utilisateurs

sérieusement troublés, qui nous fournissent généreusement des motifs d’inquiétude. Un certain

Surry Hills, ancien soldat, a créé, sous le pseudonyme Steve Austin, une page de « gay hate » qui 6 http://newsfeed.time.com/2011/04/26/facebook-tirade-against-kate-gets-soldier-banned-from-

wedding/7 http://www.huffingtonpost.com/2010/04/23/racist-facebook-incident_n_549381.html

8 http://socialtimes.com/the-dark-side-of-facebook-two-incidents-reveal-its-nature_b61054

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indiquait précisément quatre membres des Forces armées australiennes. Malheureusement,

l’Armée n’a pas investigué la page en question de façon appropriée. L’autre incident, par contre,

a suscité une grande émotion et des réactions chargées d’une indignation tout-à-fait justifiée. Un

homme qui s’appelle Ramazan Acar, a annoncé sur sa page Facebook qu’il était en train de tuer

sa petite fille, âgée d’à peine deux ans. Il voulait ainsi punir son ex-copine pour lui avoir interdit

de voir sa petite fille, conséquence de quelques problèmes qu’ils avaient eus dans le passé.

Ce sont sans doute des événements malheureux et troublants, qui n’ont lieu que de

manière isolée et assez rare. Il reste quand même à comprendre que l’Internet en général et

Facebook en spécial sont des espaces virtuels d’interaction et d’échange, à la disposition de tout

le monde qui veut y accéder et poster des commentaires. Il semble que l’absence physique de

l’interlocuteur donne naissance à cette terrible confusion qui trompe énormément de monde.

L’imminence de la réaction de l’autre fonctionne comme un mécanisme de censure ou au moins

de filtrage de nos interventions et répliques. On ne peut pas dire n’importe quoi, sans se soucier

du lieu ou du moment choisi pour le faire et permettant à notre discours de se laisser dominé par

les frustrations accumulées dans la période qui précède notre intervention. Par exemple, en

Nouvelle-Écosse9, un groupe d’étudiants a été suspendu suite à des remarques déshonorantes

faites par rapport à une enseignante enceinte. C’était peut-être une blague innocente, mais le mal

n’est pas moins significatif parce qu’un groupe d’ados, qui veulent être cool, a besoin d’un

auditoire plus nombreux et fait appel pour ça à Facebook, afin de s’assurer le succès désiré. La

diffamation est réelle et douloureuse et la réaction qui suit peut s’avérer de la même intensité et

avec des effets à long terme.

9http://www.redorbit.com/news/technology/933269/facebook_incidents_prompt_calls_for_schools_students_to_study_issue

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Dans ce sens, Facebook est devenu le médium qui a pratiquement tué la rumeur en la

transformant en preuve et, avec la politique du site qui prévoit de garder toutes les informations

pour une durée illimitée, les procédures de réaction peuvent se dérouler sans aucun problème :

tout est là, à la disposition de tous, que justice soit faite.

Il y a aussi des côtés plus sympathiques que Facebook peut nous montrer. On apprend

dans ce sens que le neveu du dictateur nord-coréen, Kim Jong-Il, est un utilisateur fervent du

réseau10 où il poste des photos et des commentaires. Il est considéré assez geeky et grand amateur

de films américains, ce qui, chose certaine, ne peut pas rendre très heureux son grand-père. Voilà

une situation qui était inimaginable il y a 20 ans, quand le rideau de fer était encore très épais et

impénétrable. Une preuve de plus que les réseaux sociaux constituent un saut générationnel, qui

fait la différence pas seulement au niveau technique, mais au niveau des conceptions et des

attitudes. On sait d’ailleurs que la Chine censure l’Internet au maximum, afin de conserver ses

structures des pouvoir. Dans le monde arabe, on a vu récemment que les médias sociaux ont

permis le développement des changements majeurs qui ont eu lieu et qui vont se produire encore.

On devient de plus en plus conscients que la communication est devenue une facilité,

même une commodité presque partout sur la planète et c’est une réalisation importante pour

l’humanité, à condition que les gens n’exagèrent pas avec cette utilité.

Au début des années ’90, le célèbre comédien Jerry Seinfeld faisait une remarque

apparemment humoristique, mais avec beaucoup de vérité cachée derrière les mots. En principe,

il faisait référence à la nouvelle tendance qui s’installait dans la société avec le développement

des téléphones portables, qui étaient utilisés de plus en plus souvent, même quand ce n’était pas

10 http://gizmodose.com/kim-jong-ils-teenage-grandson-is-having-a-facebook-scandal-dictators.html

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vraiment nécessaire. La conclusion de sa blague était simple et très correcte : il faut laisser à tous

ces gens, qu’on appelle sans cesse au téléphone, le temps de s’ennuyer de nous. Qu’est-ce qu’on

peut communiquer de nouveau après seulement quelques heures ou même quelques minutes?

Est-ce que les moyens de communication sont devenus un mécanisme de proxémie, capable

d’approcher les gens, de réduire les distances, de garder les relations dans un bon état?

Les derniers jours, deux frères sans-abri11, sont devenus la principale attraction sur le

Web, grâce à une page Facebook, crée par Nicki Hannaford, une femme qui voulait les aider.

Mick et Bob, les deux frères rendus célèbres par Facebook, ont attiré environ 3000 amis qui leur

ont fait des dons avec beaucoup de générosité, dans l’espoir de les voir changer leur situation de

vie. Ils ont décliné poliment cette offre incroyable en remerciant leurs fans et en déclarant qu’ils

étaient contents de leur style de vie et qu’ils ne voulaient pas changer quoi que ce soit. Ce qui est

remarquable dans cette histoire, on peut l’affirmer sans aucune hésitation, c’est l’originalité de

l’idée que madame Hannaford a eue et de l’efficacité prouvée abondamment par les réactions du

public. On se pose une question rhétorique : est-ce que les quelques trois mille personnes, si

généreuses par l’entremise de Facebook, auraient fait preuve de la même ouverture d’esprit en

rencontrant Mick et Bob en personne, sur la rue? Dans ce cas, le concept de falsification de la

réalité est totalement justifié. Facebook et l’Internet en général agissent comme des filtres qui

modifient notre perception du monde réel. Ce n’est plus un événement dont on apprend aux

nouvelles, un fait divers, une situation. Non, c’est plutôt un film, une fiction, une métaphore de la

réalité qui suscite notre intérêt et déclenche les mécanismes secrets de notre sensibilité qui, par la

suite, forcent la prise de décision visée par le stimulus.

11http://www.dailymail.co.uk/news/article-2055303/Halesowen-Santa-tramps-Brothers-gain-

thousands-Facebook-friends.html

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Une entreprise comme Facebook doit aussi faire face à un défi très important : au rythme

de croissance du nombre de ses membres, il y a un pourcentage important d’entre eux qui

décèdent, mais leur profil est encore actif sur le réseau. Cela peut conduire à des situations au

moins bizarres, comte tenu du caractère sensible de cet aspect, parce qu’on parle de personnes

qui n’existent plus, mais qui reçoivent encore des messages ou des invitations à toutes sortes

d’activités. Des fois, les protagonistes sont mis dans des postures qui méritent d’être considérées

comme des curiosités dignes des recherches plus approfondies au niveau psycho-social. C’est le

cas d’une femme qui s’est retrouvée sur la page Facebook d’un certain Jeffrey Nickelson12. Elle a

aimé les photos de celui-ci et lui a fait des propositions plus concrètes. Le seul problème est que

le pauvre Jeffrey était mort depuis à peu près deux ans. On peut seulement imaginer les centaines

ou même les milliers de situations loufoques comme celle-ci. Plus significatif encore est le fait

que si une personne est « gardée » en vie sur sa page, elle est régulièrement informée par rapport

aux dates les plus importantes, comme par exemple sa date de naissance… Facebook devrait y

penser très sérieusement, parce que la dimension éthique de ce problème pourrait s’amplifier au

même rythme que le développement du réseau.

Il existe en même temps une pratique du deuil sur Facebook qui se concrétise par

l’utilisation des pages des personnes décédées pour y laisser des messages, en signe de respect

pour les disparus, mais pour consoler les proches de ceux-ci. Comme on peut constater, il y a du

matériel en masse pour les prochains débats autour des tendances qui font surface dans la société

actuelle. L’inventivité et l’imagination ne doivent jamais être mises en question. Mais les limites

à respecter, oui.

12 http://www.denverpost.com/lifestyles/ci_18406452

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La notion même de réseau social nous envoie vers le concept de regroupement, au sein de

la société, ce qui représente l’opposé de l’individualisme. Dans un livre13 publié en 1988, le

célèbre sociologue français Michel Maffesoli parle des nouveaux « tribus » qui font leur

apparition dans la société. Sur un fond de fragmentation du corps social et d’épuisement des

institutions, on assiste à un effondrement des idéologies et à une transmutation des valeurs. Le

sentiment et l’émotion se substituent aux idéaux de la raison et la logique de l’identité est

devancée par la logique de l’affect. Conséquemment, nous sommes entrés dans l’ère des

« tribus », des réseaux, des petits groupes et vivons à l’heure des rassemblements éphémères et

effervescents. Une vision très claire et anticipative, si on tient compte que le livre est apparu il y

a plus de vingt ans. Le diagnostic de Maffesoli est très exact et inquiétant en quelque sorte, parce

qu’il décrit une société en train de devenir abstraite et impersonnelle, privée de l’énergie que

seulement le contact humain peut produire avec des effets bénéfiques pour l’organisme social

dans son ensemble. Il est beaucoup trop évident que les gens ont besoin des relations avec leurs

pairs, mais ces relations, stimulées par certaines commodités techniques incontestables, sont

devenues des simulacres très dangereux, parce que le monde se débarrasse de son caractère

concret et palpable, ce qui nous rend peu à peu vulnérables dans le rapport entretenu avec la

réalité.

D’autre part, on ne peut plus nier les effets du développement technologique sur nos

actions quotidiennes, que ce soit pour se nourrir, se déplacer ou communiquer. Ce qui était

inimaginable il y a quelques dizaines d’années est devenu une banalité et les enfants se moquent

de leurs parents et de leurs grands-parents, parce que le cellulaire ou le iPhone ou n’importe

quelle autre « bidule d’interaction solitaire » (expression très appropriée et pointue de Guy

13 Michel Maffesoli, Le temps des tribus : le déclin de l’individualisme dans les sociétés de

masse, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988

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Litalien, ARP et chargé de cours dans le cadre du Certificat de relations publiques de la FEP)

leur donne l’illusion d’être plus évolués que leurs géniteurs. D’accord, l’évolution technique est

incontestable, mais au-delà du simple fait de « pitonner » il devrait y avoir des contenus un peu

plus larges que de simples constats : je suis là ou là, j’ai mangé ou j’ai rencontré X ou Y.

Combien des utilisateurs de ces petits bijoux techniques sont capables de dépasser dans leur

discours les limites du vocabulaire fondamental? Et combien d’autres savent qu’il y a des

hommes et des femmes vraiment remarquables sur la planète, à part leurs « chums » qui font des

conneries publiées sans retard sur Facebook?

L’exhibitionnisme auquel on assiste présentement confirme ce qu’Andy Warhol affirmait

en 196814 : « Dans le futur, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale. »

Le seul problème est que personne n’est plus satisfait avec seulement les 15 minutes…

14 http://fr.wikipedia.org/wiki/Quart_d%27heure_de_c%C3%A9l%C3%A9brit%C3%A9