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N°30 Mars 2013 6€ HORS-SÉRIE NUMÉRIQUE SOMMAIRE 1. La morale est partout 2. De quoi parle-t-on ? 3. Au travers des savoirs 4. Éduquer

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N°30 Mars 2013 6€HORS-SÉRIE NUMÉRIQUE

SOMMAIRE

1. La morale est partout2. De quoi parle-t-on ?3. Au travers des savoirs4. Éduquer

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SOMMAIRE

AVANT-PROPOSOn le fait déjà, faisons-le mieux encore par Michèle Amiel, Élisabeth Bussienne3

1. LA MORALE EST PARTOUTQui êtes-vous madame la professeure ? par Dominique Seghetchian Shomali5B.A. TV et éducation par Élizabeth Thuriet7Parlons des sujets qui fâchent par Roland Le Clézio9

2. DE QUOI PARLE-T-ON ?Le vrai, le beau... mais le bien ? par Jeannine Bardonnet13Des sujets actifs et engagés par Cathy Legros17Transmettre des valeurs par Jean-Pierre Obin20Morale, droit, ou éducation civique ? par François Audigier24La laïcité et le projet républicain par Jean-Louis Carnat27Marianne nous voilà ! par Jacques George30

3. AU TRAVERS DES SAVOIRSLa littérature est-elle morale ? par Violaine Houdart35L'arc-en-ciel des cultures humaines par Chantal de Santis40Ça nous regarde par Annie Burger-Roussennac43Risquer la rencontre par Nathalie Zampirollo46Faire avec ou contre l’homophobie ? par Philippe Watrelot49Quelle place pour la philo ? par Anne-Marie Drouin-Hans52Savoir que croire n’est pas savoir par Sylvain Connac54À l’abri des dogmes par Marie-Laure Bonnet et Guillaume Lecointre57« Chacun sa religion… » par Patrice Bride, Pierre Milko, Anne-Sophie Piejak60Laïcité pour qui ? par Jérôme Damblant62Un enseignement moral non confessionnel par Pierre Lebuis64

4. ÉDUQUERDes valeurs et des règles par Jean-Michel Faivre66Le bonheur au collège par Anne Hiribarren68À vous de décider par Lorine Grimaud et Pascal Duplessis72Asociaux ? par Roger Ebion74Accompagner ? par Guy Le Bouëdec77

2 Les Cahiers pédagogiques HORS-SÉRIE NUMÉRIQUE N°30 MARS 2013

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Avant-propos

On le fait déjà, faisons-le mieux encore p a r M ich èle A m iel, É lisa b eth B u ssien n e

Dossier coordonné par Michèle Amiel et Élisabeth Bussienne

En septembre 2012, le ministre de l’Éducation annonçait un enseignement de la moralelaïque dispensé à tous les niveaux de l’école et nommait des experts pour en définir lescontours.

Ce dossier propose une compilation de textes parus depuis une vingtaine d’années dans noscolonnes, à l’occasion de publications sur l’éducation à la citoyenneté, le droit, le débat,l’approche des « questions sensibles et sujets tabous », etc. Il n’a donc pas vocation à prendredirectement parti dans le débat ouvert par le ministre. Mais la question n’est pas neuve, tants’en faut, et il nous a paru pertinent de proposer ces quelques regards pour alimenter laréflexion actuelle. Ce n’est en effet pas d’aujourd’hui que la morale est bien présente à tousles niveaux de la scolarité, comme un des fondements de l’action éducative de l’école. Entant qu’enseignants et éducateurs, en nous appuyant sur des valeurs, nous travaillons sur lasocialisation des élèves et le pilier 6 du socle commun. Comme le montrent les textes de lapartie qui ouvre ce dossier, nous sommes amenés à un moment ou un autre, volontairementou pas, à traiter explicitement de questions morales dans différentes disciplines ou pendantles temps de vie de classe, à vivre et à faire vivre une morale dans le quotidien del’établissement. Notre pratique professionnelle est informée par une éthique et sans que celasoit forcément formalisé, transmet des valeurs, appelle des comportements qui ont à voiravec le « juste », la « distinction du bien et du mal », les « vertus » (pour reprendre des motsutilisés par Vincent Peillon dans son annonce).

Cependant, la notion de morale laïque, intimement liée au projet républicain pour l’écoledès ses origines, si elle peut sembler une évidence, n’est pas facile à définir. Dans lapratique, elle a souvent été associée à l’éducation (ou l’instruction, selon les périodes)civique, comme c’est encore le cas dans les programmes du premier degré. Les textes de ladeuxième partie du dossier clarifient autant que faire se peut les notions utilisées ; il enressort que la morale laïque, ce n’est pas la conformité à des normes, mais la culture dudébat et la possibilité du choix. Plusieurs auteurs développent ensuite la relation entrel’éthique et le projet politique de l’école républicaine, ancrée dans un socle de valeursaffirmées comme incontestables.

Une troisième partie étudie les liens entre l’enseignement des diverses disciplines et lamorale laïque. On pense bien sûr immédiatement à la philosophie et au français, lalittérature ayant, depuis avant même l’école républicaine, le rôle de contribuer à la formationmorale des jeunes. Dans le domaine scientifique, certains thèmes au programme abordentdes questions sur lesquelles les religions tiennent à dire leur mot et on verra comment desélèves de primaire appréhendent la différence entre savoir et croire, comment desenseignants se demandent à quelles conditions « la démarche scientifique […] fait de nosenfants des citoyens ». Les questions de morale sont propices aussi à une approche

DOSSIER FAIRE VIVRE UNE MORALE LAÏQUE

Avant-propos

3 Les Cahiers pédagogiques HORS-SÉRIE NUMÉRIQUE N°30 MARS 2013

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interdisciplinaire ; plusieurs articles montrent la fécondité des mariages entre sciences etphilosophie, entre français, histoire et philosophie. Elles renvoient aussi à l’articulation entrele social et le personnel : en lycée, des élèves travaillent sur les identités culturelles quandd’autres interrogent la rencontre entre leurs histoires familiales et l’Histoire : l’acquisition desavoirs est un objectif, mais le savoir est aussi une médiation qui permet de se construire. Etbien sûr, une place de choix est offerte à l’éducation civique, du cours préparatoire à laclasse terminale du lycée, avec un éclairage particulier en plusieurs articles sur l’éducation àla lutte contre le racisme.

Des valeurs, et donc la morale, sont aussi au fondement du vivre ensemble. À l’inquiétudede la perte d’influence de l’école, de nombreux articles proposent des éléments de réponse,des pistes pour faire vivre les valeurs morales, construire le sens des règles de la viecollective, exercer à la responsabilité.

Enseigner et faire vivre la morale impliquent l’enseignant et sa déontologie professionnelle ;la posture éducative est fondée sur une éthique et la formation peut contribuer à y faire voirclair et à outiller les personnels. Comment se garder de la manipulation ou de la démagogie,respecter l’altérité du jeune dans des controverses qui touchent parfois vivement ? Celan’empêche pas chacun d’avoir à répondre pour son propre compte aux situations qu’il peutvivre dans la relation avec les élèves et la transmission des savoirs : certains auteursmontrent comment cette réponse personnelle, rarement simple, croise les valeurs duprofessionnel et de la personne qu’est en même temps l’enseignant.

Quant au détour vers nos collègues belges et québécois, il nous aidera sans doute à regarderd’un œil neuf ce qui se fait en France. À la question « les valeurs se transmettent-elles mieuxpar la pratique, en les faisant vivre, ou par l’enseignement ? », ils répondent par l’affirmationde l’utilité d’un enseignement formel. Un parti pris qui, jusqu’à présent, en France, n’avaitété retenu que pour le premier degré, et pas en continu dans l’histoire de l’école.

Ce dossier, choix nécessairement limité des nombreuses pratiques et réflexions que l’on peutrencontrer dans presque tous les numéros publiés pendant cinquante ans de Cahierspédagogiques, pourrait donc contribuer à construire le futur enseignement de la moralelaïque qui se profile pour la rentrée prochaine.

MICHÈLE AMIEL, ÉLISABETH BUSSIENNE

Avertissements

Ce hors-série numérique est mis à votre disposition avec un droit dereproduction régi par une licence Creative commons. Il est diffusé selon unetriple tarification (TTC pour la France métropolitaine - Tous les tarifs sontdisponibles sur la Librairie des Cahiers pédagogiques.) :

6 euros pour les particuliers qui l'acquièrent pour leur usage personnel ;12 euros pour les établissements avec un droit de diffusion dans le

cercle de l'établissement et pour les formateurs dans le cadre de leuractivité professionnelle ;

18 euros pour les bibliothèques et médiathèques.

Toute utilisation commerciale est strictement interdite.

Illustration de couverture : Anne Le Dantec • Relecture et correction : VirginieDucay • Conception graphique : Rampazzo & associés - CRAP-Cahierspédagogiques • Conception informatique : arNumeral

DOSSIER FAIRE VIVRE UNE MORALE LAÏQUE

Avant-propos

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DOMINIQUE SEGHETCHIAN SHOMALI.

1. La morale est partout

Qui êtes-vous madamela professeure ? p a r D o m in iq u e S eg h etch ia n S h o m a li

Orientation sexuelle, originefamiliale, convictions politiques : la curiosité des élèves sur la vie privéedes enseignants est inévitable dans diverses circonstances desmoments de vie communs. Doit-on répondre à tout ? Comment tenirensemble nos choix personnels et nos responsabilités professionnellespour élaborer des réponses éducatives ?

Il y a une quinzaine d’années, dans le cadre de la préparation d’une intervention surl’éducation à la sexualité, les élèves de 3e avaient préparé avec mes collègues de SVT et laCPE un questionnaire sur la contraception et la prévention du Sida à destination des adultes.À la question : « Est-ce que vous vous protégez pour avoir un rapport sexuel ? », j’ai choisi uneréponse sincère : « Je suis tout à fait fidèle à mon mari, je le crois aussi fidèle et donc nosrapports ne sont pas protégés, mais j’utilise la pilule comme contraception parce que nousavons quatre enfants et n’en désirons plus. » J’étais perplexe et me demandais si c’était uneréponse « éducative ». Arrivée à la cantine, la volière. Certains collègues, outrés, avaientrefusé de répondre. D’autres racontaient comment ils avaient pris un air pénétré pourrépondre que bien sûr, ils ne sauraient concevoir un rapport qui ne soit pas protégé. C’est lefou rire incontrôlable provoqué par cette tartufferie politiquement correcte qui m’a persuadéequ’en apportant une réponse sincère ancrée dans ma vie personnelle j’avais aussi apportéune réponse éducative et cela sans moraliser.

Pendant des années, j’ai éludé les questions sur « mes origines », inspirées par lesconsonances étrangères de mon nom, car elles me semblaient hors de propos en tantqu’enseignante, et parce que mon vécu d’un couple culturellement mixte me poussait à titrepersonnel à me sentir d’ici et d’ailleurs, bref du monde. J’expliquais donc, de diversesfaçons, que cette question n’avait pas de sens. Et puis un jour, dans le contexte détendu d’unpiquenique de fin d’année, j’ai répondu de la façon la plus naturelle du monde que monmari est iranien. Je garde encore la carte signée par toute la classe et dans laquelle l’uniqueMaghrébin a écrit : « J’adore votre mari iranien. » Cela m’a fait comprendre que cettequestion devait avoir pour lui un sens que je n’imaginais pas.

Je pourrais multiplier la liste des « questions vives » que je suis amenée à prendre encompte : ainsi de mon athéisme et la religiosité de beaucoup, ou de mon passage à latélévision locale en tant que porte-parole du réseau Éducation sans frontières. Je n’esquiveplus, mais je m’efforce de rechercher l’harmonie entre la personne privée et l’enseignante,l’éducatrice, la fonctionnaire. Cette harmonie s’ancre dans des valeurs qui me semblentfondatrices de la laïcité – l’école est un lieu de formation de citoyens libres, non deformatage –, mais aussi dans une conception qui fait de l’école un lieu d’éducation, passeulement d’instruction. Qu’est-ce que cela signifie si je reprends les différents exemples

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La morale est partout

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évoqués ci-dessus ?

RÉPONDRE AUX QUESTIONS DE FAÇON ÉDUCATIVE

Parmi les collègues outrés par le questionnement sur leur sexualité, il en était certes quiestimaient inadmissible cette intrusion dans leur jardin privé parce qu’elle leur paraissaitincompatible avec le caractère asymétrique de la relation pédagogique, un peu comme s’ilsavaient été victimes d’une tentative de rabotage de la dernière couche de l’estrademagistrale, mais beaucoup d’autres étaient heurtés dans des valeurs personnelles, desreprésentations du monde parfaitement légitimes. Je crois d’ailleurs que c’était une erreur dela part des adultes responsables de cette animation d’avoir ainsi mis en difficulté jeunes etadultes. Cet évènement m’intéresse aujourd’hui parce que je crois qu’il a révélé à mespropres yeux que j’étais devenue une professionnelle expérimentée qui spontanément etinconsciemment évalue, face à une situation inattendue, la part du convenu, celle du vrai,celle du juste pour tenter de faire émerger un éducatif toujours complexe : ici le fait que lasexualité est aussi une question d’amour, de confiance… Dès lors, ce qui était enjeu n’étaitpas seulement des savoirs sur la transmission d’une épidémie et la mécanique des moyenspour s’en protéger. Il était aussi éducatif, pour aider les jeunes à progresser vers l’âge adulteavec sérénité, de leur présenter différentes façons de vivre la sexualité sans la résumer àl’angoisse d’une maladie mortelle, d’aider à la penser comme un rapport à l’autre qui seconstruit entre partenaires.

Les questions sur mes engagements sont d’un ordre différent. Les nier serait absurde du faitde leur notoriété (que je n’ai pas recherchée, mais qui s’est imposée à moi), les développerdans l’enceinte de la classe serait une faute. Il me reste néanmoins la consolation que cettenotoriété répond à elle seule à la question du sens de l’enseignement de ma discipline, lefrançais.

Enfin, les questions identitaires comme celles portant sur l’origine régionale, nationale ou lareligion me semblent devoir être mises en rapport avec les notions de communauté et decommunautarisme. Il me semble qu’elles ne s’adressent pas à ma personne, mais que,appuyées sur ce qui est ressenti de ce que je suis comme personne dans mon rapport auxautres et aux élèves en particulier, elles s’adressent à l’éducateur comme une invitation àexpliciter des possibles en matière de choix personnels. Le défi pour la communautééducative est alors d’acter ce que peut être une société multiculturelle. Il s’agit d’être en acteune société où athées, musulmans, chrétiens, juifs, mais aussi Occitans et Berrichons,scientifiques, littéraires et artistes, ne conçoivent pas le « respect » comme l’arrêt de chacunaux barrières que chaque communauté aurait érigées pour exister. L’école laïque est (devraitêtre  ?) une microsociété où choix et croyances peuvent être questionnés, formulés sansprosélytisme, débattus sans volonté ni de démontrer ni de convaincre – il y a pour celad’autres lieux –, simplement avec l’intention d’apporter plus d’éléments d’information pourdes choix libres et conscients. Tous les enseignants ne se trouvent pas face à cesquestionnements, ceux qui s’y trouvent ne doivent se sentir ni mis en cause ni flattés, ilssont comme un chemin de traverse entraperçu dont on souhaiterait savoir s’il mène quelquepart et où.

DOMINIQUE SEGHETCHIAN SHOMALIProfesseure de français en collège à Joué-lès-Tours (Indre-et-Loire)

Article paru en décembre 2009 dans le N° 477, « Questions sensibles et sujets tabous »

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ÉLIZABETH THURIET.

B.A. TV et éducation p a r É liz a b eth T h u riet

Un regard corrosif sur de grandes actions sansdoute spectaculaires, mais qui ne sauraient se substituer à l'action,l'apprentissage de valeurs au quotidien.

1956. En cours de gym, le professeur prend une partie de son cours pour vérifier les fiches deses élèves de 5e et parler avec elles. Il ne s'agit pas de fiches d'évaluation de tests physiques,mais de fiches de morale : les élèves doivent noter chaque jour leurs manquements auxrègles de ladite morale.

1997. Dans un collège, les élèves ont une liste d'actions bonnes ou mauvaises sur leur carnetde liaison et ils font valider les bonnes actions par leurs professeurs selon cet étrange marché: deux bonnes actions donnent un joker pour en effacer une mauvaise.

1998. Début décembre, depuis plusieurs années, au moment du Téléthon, les informationsrégionales diffusent des images de classes, voire de collèges entiers qui participent à labonne œuvre du jour. Qu'y a-t-il de commun entre tous ces faits ? Ils veulent mettre enévidence ce qu'est le bien. Bien se comporter, faire le bien aux autres. Au cours des quaranteans qui séparent les deux premiers faits, on nous dit qu'il s'est passé plein de choses del'ordre de l'éclatement et de la dissolution des valeurs, je constate aussi qu'avec les médias,la vie des établissements est sortie de sa confidentialité.

Dans le premier cas, l'expérience a fait long feu. En ces temps où les parents étaient rarementprésents dans les établissements scolaires, un certain nombre de mères sont venues investirle bureau de la directrice, protestant contre cette intrusion d'un professeur dans un secteur del'éducation qui relevait plus de la religion que de la gymnastique. Après des explicationsembarrassées de la directrice, tout est rentré dans l'ordre. Dans le deuxième cas, professeuret élèves sont passés à la télévision. Il s'agissait d'une des actions retenues par la chainerégionale concernant la « semaine citoyenne ». Ces deux cas ne me posent pas beaucoup deproblème : ce retour des dames patronnesses sous l'œil des caméras est assez loin de l'idéeque je me fais de la mission du service public d'éducation, et je n'ai guère d'états d'âmepour me carrer dans la position d'opposant.

MALAISE

Pour ce qui est de la participation d'établissements scolaires au Téléthon et autres Virades del'espoir, je suis beaucoup plus mal à l'aise et ce, pour deux raisons presque opposées. D'unepart, s'élever comme je le fais sur le mode acide contre ce genre de pratiques dans lesquellescertains investissent beaucoup de leur temps donne des arguments à des gens que je déteste,les tenants de l'instruction sans éducation qui se fait si bien à Henri-IV et Louis-le-Grand,donc pourquoi pas ailleurs ? D'autre part, ce détournement d'intentions, au départ louables,vers ce genre de pratiques me parait très pervers, car peu propice à l'exercice d'une manietrès française : le manichéisme. Je ne crois pas que le seul fait de participer à une bonneaction soit bien en soi. Peu de temps avant le lancement de la première « semaine citoyenne», la ministre en exercice avait accordé une interview dans laquelle elle expliquait qu'ilsuffisait de montrer aux enfants où était le mal pour qu'ils produisent du bien (je simplifieun peu). C'est un peu court et ça reste à prouver.

Quand il y a eu un long travail dont l'aboutissement, la concrétisation, est la participation àdes actions comme celles que j'ai citées, c'est parfait. Mais combien de fois ces participationsne sont-elles qu'un alibi dans un désert d'éducation citoyenne ? On délire sur le mode del'aide à ceux qui sont loin, qui ne sont pas nous, qui sont dans le besoin ; on se marre bien,quelquefois on se crève mais en prime, on a sa photo dans le journal local avec les notables

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du secteur qui, la plupart du temps, n'ont pas fait grand-chose dans l'affaire.

Je crois que la morale ne se marchande pas : ce n'est pas parce qu'on a fait une chose bien(ou même deux) qu'on a le droit à un joker qui en effacera une mauvaise. Mais je ne suispas sure que d'amener des gosses dans des foyers ou au contact de grands malades ait unrapport avec l'apprentissage, au jour le jour, des règles de la vie collective et de la morale oude la citoyenneté (comme on voudra), ou alors, il faut vraiment qu'il y ait un travail long etobstiné, avant et après. Je crois au contraire que cette mise à distance, à laquelle l'appel auxmédias participe grandement, repousse, à l'extérieur de la vie de tous les jours, l'applicationdes principes qu'on aimerait mettre en œuvre.

Et puis, il y a quelque chose de plus profond qui m'incite à beaucoup de méfiance vis-à-visde ces actions : je crois qu'on mélange tous les registres. La compassion ne peut seconjuguer avec l'esbroufe, quand il y a tapage, il y a distance et j'ai bien peur que le plussouvent, on en arrive au résultat opposé à celui recherché : le malade, le souffrant estcomplètement oublié, on a les yeux rivés sur le compteur qui montre le fric récolté, récoltépourquoi ? Parce qu'on a joué au Téléthon. Et là, on est bien loin de la compassion, on estdans la pitié.

Si, donc, les actions citées plus haut ont en commun d'illustrer, chacune à sa manière, lavolonté de faire vivre la morale à l'école, la morale a pris une tout autre tournure en cette finde XXe siècle qu'au temps où Jules Ferry et monseigneur Dupanloup croisaient le fer sur lethème « y a-t-il une morale sans Dieu ? ». La question actuellement serait peut-être plus : « Ya-t-il de bonnes actions valables sans le regard des médias ? »

ÉLIZABETH THURIETProfesseur d'EPS, collège de Sisteron

Article paru en octobre 1998 dans le supplément n° 4, « Retours sur… L'éducation à la citoyenneté »

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ROLAND LE CLÉZIO.

Parlons des sujets quifâchent p a r R o la n d L e C léz io

L’enseignement de philosophie ne plane pas dansles hautes sphères des idées abstraites, loin du brouhaha du monde : ilengage au contraire maitre et élèves dans des controverses sur desvaleurs fondamentales, qui touchent vivement chacun. Quelquespistes de médiation ici, en particulier sur la question de la religion : lerecours aux textes, l’agnosticisme méthodologique, les expériences depensée.

« Ne parlons pas des sujets qui fâchent ! » Aux repas de fêtes, aux diners en ville, par respectdes convenances ou souci de paix familiale, parlons de tout… sauf de politique ou dereligion ! Ainsi s’exprime la sagesse populaire.

Or, les sujets qu’on aborde dans la classe de philosophie sont de ceux qui suscitent desquerelles. Comment, par exemple, comprendre la notion d’État sans voir l’antagonisme de laliberté et de la sécurité qui la constitue et qui engendre des politiques opposées ? Commentinterroger la justice sans mentionner l’écart entre l’idéal et la réalité  ? Sans questionner ledroit de révolte  ? Peut-on expliquer la notion de droit sans rappeler l’opposition entre les« droits liberté » (droit d’expression, de réunion…) qui réclament moins d’État et les « droitssociaux » (droit au travail, à la santé…) qui exigent plus d’État ? Peut-on aborder la religionsans s’impliquer dans le conflit entre la raison et la foi  ? Le bonheur sans mentionner sesmultiples conceptions et la discorde fréquente qui l’oppose au devoir  ? Toutes ces notionssont par nature polysémiques : elles condensent des siècles de débats et réunissent ainsi enun seul mot des sens pluriels. Elles incitent donc à la controverse. Depuis que les Grecs ontnoté, par exemple, que la république ne pouvait se penser en dehors de l’antagonisme del’ordre et de la liberté, nous n’avons cessé d’en discuter et nous savons que nous endiscuterons toujours. Éternels débats. Les notions philosophiques sont conflictuelles pardéfinition, tout simplement parce qu’elles désignent un nœud de problèmes, de tensions, dedilemmes ou de paradoxes, constitutifs de la vie humaine et revivifiés à chaque moment deson histoire.

Cette première remarque suffirait à montrer qu’il n’est pas possible d’adopter, dansl’enseignement de la philosophie, une pédagogie de la réserve ou de l’abstention. Il fautnécessairement se confronter à ces questions controversées.

Mais il est vrai que ce qu’on appelle une « question conflictuelle » n’est pas simplement unequestion discutée en classe de philosophie. C’est aussi une question « sensible »,socialement vive. Plus ou moins médiatisée, elle engendre, dans la société, des réactions àforte charge affective. Cette irritabilité sociale s’explique en partie par sa complexité : elle sesitue au croisement de plans de réflexion hétérogènes. Ainsi, les discussions provoquées parles avancées des biotechnologies, en génétique par exemple, conjuguent des approchesscientifiques, techniques, économiques, politiques, éthiques et culturelles. Les conflits devaleurs y sont inévitables. Comment trancher par exemple entre des impératifs techniques etdes impératifs éthiques  ? La « guerre des dieux » dont parlait Weber est inéluctable, pénètredans l’école et y provoque des conflits entre les différents acteurs de la communautééducative.

Cette seconde remarque confirme la première : pour former des citoyens et des hommes, il

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La morale est partout

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est impossible d’adopter, à propos des questions conflictuelles, une pédagogie de la réserveet de l’abstention.

Osons donc parler des questions qui fâchent. Comment éviter de heurter les sensibilités àfleur de peau ?

Prenons, par exemple, la religion. « La croyance religieuse implique-t-elle nécessairementune démission de la raison  ? »  ; « La religion n’a-t-elle qu’une fonction de cohésionsociale  ? »  ; « Toute croyance religieuse est-elle nécessairement fanatisme  ? » Voilà desquestions qui, abordées de manière spontanée, sans précautions ni médiations, peuvent trèsvite enflammer les passions (voir encadré).

Une première réponse consiste à « neutraliser » les réactions épidermiques par un détour : lalecture des textes.

Soit, par exemple, un texte ancien qui traite de la religion de manière ni chrétienne nimonothéiste. Choisissons, en lecture suivie, un dialogue de Platon : Eutyphron. Eutyphronest un homme plein de certitudes, qui ne doute pas un instant détenir la vérité sur la piété.Le dialogue que Socrate engage avec lui interroge des distinctions importantes : croire etsavoir, pur et impur, piété dévote et piété morale, foi et justice. Très centré sur la questiondu rite et moins sur celle de la foi privée, il permet d’aborder aussi la religion sous l’angle dela culture. Il soulève des questions toujours actuelles, mais à propos d’une religion qui n’estplus pratiquée, ce qui peut aider à combiner implication intellectuelle et distanciationaffective.

Ou, à l’inverse, analysons un texte, commun aux trois religions du livre, par exemple laGenèse, et apprenons à distinguer ses différents sens : littéral, allégorique, symbolique,moral…

Ou bien travaillons des textes courts de ces philosophes qui ont pensé et interrogé lareligion : Lucrèce, Augustin, Averroès, Thomas, Spinoza, Bergson…

Le détour par le texte a l’intérêt de rendre la question de la religion présente dans la classe etde donner aux jeunes des atouts pour la penser, tout en les obligeant à la distance réflexive.

Il oblige, dans le même moment, à travailler la notion d’« interprétation », essentielle pourpenser la religion. Faut-il prendre ce texte à la lettre  ? En rechercher l’intention  ? Le situerdans son contexte  ? Comment résoudre ses ambigüités  ? Comment accorder ses apparentescontradictions  ? Ajoutons que tous ces textes sont chargés d’histoire et de culture et laphilosophie ne peut pas, ne devrait pas, travailler seule dans ce domaine, car elle se nourritde l’histoire et de la littérature en particulier.

Certes, le détour n’a de sens que par le retour critique qu’il permet. Comment faire alorspour éviter que les conflits de l’actualité ne resurgissent dans la classe à la premièreoccasion ?

Poursuivons l’exemple de la religion. Le professeur de philosophie invitera à la réflexioncritique sur cette notion et en même temps interdira les attaques personnelles et les railleries.Toute croyance en effet peut être soumise à la critique, mais toute critique doit se faire dansle respect des personnes. Certes, si la croyance exposée par un élève est indéfendable, voireintolérable – sexisme, racisme, etc. – elle devra être condamnée. Mais le professeur exigeraun respect mutuel dans toute discussion. Il commencera par habituer ses élèves, dès le débutde l’année, à l’examen des opinions sur des questions qui ne fâchent pas, pour installerentre tous la confiance et une ambiance de discussion rationnelle. Sachant qu’il y a, trèscertainement, dans la classe, des croyances religieuses diverses, des convictions athées etdes positions agnostiques, il devra, pour créer le fragile équilibre qu’exigent l’invitation àl’esprit critique et l’appel au respect des personnes, adopter lui-même une certaine attitudepédagogique : être attentif à chacun, répondre à ses interrogations, admettre ses objections,manifester la plus exigeante ouverture d’esprit, présenter les questions avec impartialité touten invitant chacun à prendre une distance critique par rapport à ses opinions personnelles. Ildevra tout particulièrement ne pas imposer ses propres convictions, ni dogmatiquement, niinsidieusement. J’appelle cette attitude, combinant engagement pédagogique et réservepersonnelle, l’agnosticisme pédagogique. L’enseignant, en tant que tel, ne sait pas, ne croit

DOSSIER FAIRE VIVRE UNE MORALE LAÏQUE

La morale est partout

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pas, ne choisit pas, mais il expose les croyances et les pensées des philosophes en donnant àchacune d’elles toute sa force, en les habitant, en quelque sorte, en les jouant de l’intérieur,autant que possible. C’est le paradoxe du comédien. Est-il athée ? Il joue le rôle du croyant lemieux possible quand il présente Augustin ou Pascal. Est-il croyant ? Il joue le rôle de l’athéeavec conviction quand il explique Marx ou Nietzsche.

Ceci nous amène à la troisième réponse. Lorsque l’enseignant a manifesté, sur de multiplessujets, son impartialité, alors il peut inviter sa classe à faire des expériences de pensée surune question conflictuelle. « Imaginons un instant, dit-il, que nous sommes tous croyants etdemandons-nous : y a-t-il des raisons de croire en Dieu ? Nous imaginerons ensuite que noussommes tous athées et nous nous reposerons la même question. Dans un dernier temps, ilconviendra de confronter les acquis de ces deux expériences de pensée. » Cet exercice invitechacun à mettre à distance ses convictions personnelles pour comprendre celles des autres.Le jeu engage à se décentrer, à entrer dans un autre univers rationnel, à comprendre, « letemps d’une partie » la pensée d’autrui ; voyager dans le temps et l’espace, quitter un instantla dictature dogmatique de l’opinion ; exercice de travail virtuel et de mise entre parenthèsesde ses propres certitudes.

Il n’y a rien de plus sérieux que ces jeux-là. Se prendre au jeu de la réflexion, s’y investir,entrer dans la partie, comprendre la pensée d’un autre, cela n’est jamais sans incidence surle reste de notre vie, ne serait-ce que par l’ouverture et l’enrichissement que cela apporte, ennous faisant pénétrer dans une nouvelle façon de voir le monde. Tout l’art pédagogiqueconsiste à inviter les élèves à jouer avec méthode, avec le plus de plaisir et de convictionpossibles, tout en sachant par ailleurs qu’ils conservent la liberté de « sortir du jeu », après laclasse, quand ils retournent (ou non) à leurs certitudes.

Abordons donc les questions qui fâchent, sans crainte. Instaurer dans la classe un climat deconfiance, de travail et d’échange dans le respect mutuel, choisir le moment propice pourtraiter la question qui fâche, médiatiser la réflexion par les textes, mobiliser la notiond’interprétation, travailler si possible en lien avec les autres disciplines, pratiquerl’agnosticisme pédagogique, mettre en place des expériences de pensée : ce sont là desexigences pédagogiques qui sont, également, des exigences professionnelles et éthiques.

ROLAND LE CLÉZIOProfesseur de philosophie en lycée à St-Brieuc (Côte-d’Armor) et IUFM de Bretagne

Article paru en décembre 2009 dans le N° 477, « Questions sensibles et sujets tabous »

DOSSIER FAIRE VIVRE UNE MORALE LAÏQUE

La morale est partout

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ZOOM « C’est idiot de croire en Dieu ! »

La scène se passe dans un cours de philosophie. Le professeur aborde la notiondu programme intitulée « la religion ». Il est conscient que, dans la classe, lescroyances sont multiples, soucieux de respecter cette diversité et décidé, enmême temps, à mener avec sa classe une véritable réflexion philosophique surla notion du programme.

Dès le début du cours, un élève demande la parole et déclare en substance : « Jene comprends pas qu’il puisse encore y avoir des croyants  ! C’est idiot de continuer àcroire à l’existence d’un être tout-puissant et invisible qui aurait créé la terre etl’univers. D’abord, nous n’avons aucune preuve de l’existence de Dieu. Et comment peut-on croire encore à l’histoire du paradis terrestre, avec Adam et Ève, à la création dumonde en sept jours, etc. ? »

Cette intervention impromptue génère aussitôt trois ou quatre autres prises deparoles d’élèves qui se mettent à abonder dans le même sens, les uns et lesautres relevant des éléments des dogmes religieux ou des croyances qui leursemblent absurdes. Un seul point de vue, athée et positiviste, s’exprime sansnuances. L’enseignant, embarrassé, cherche à redresser ce débat mal engagé. Ilsollicite des points de vue opposés, mais personne ne prend la parole pourproposer une autre façon de voir. Les élèves catholiques n’osent pas semanifester après cette série d’interventions ironiques ou moqueuses.

Le professeur s’adresse directement à Abdelwahab, qui baisse la tête depuis ledébut de la discussion et lui demande ce qu’il pense de tout cela. Abdelwahabrefuse brutalement de prendre part au débat. « Je n’ai rien à vous dire, explose-t-il.De toute façon, vous êtes tous des athées et vous ne pouvez pas comprendre. Je refusede vous écouter. Je resterai en classe, mais je me boucherai les oreilles. »

Conçu dans de bonnes intentions, mais mal maitrisé, le cours aboutit à unesituation de blocage avant même d’avoir commencé.

R. L. C.

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La morale est partout

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JEANNINE BARDONNET.

2. De quoi parle-t-on ?

Le vrai, le beau... maisle bien ? p a r Jea n n in e B a rd o n n et

Un plaidoyer en faveur d'une école où l'onécoute les enfants, où l'on prenne en considération leursinterrogations, leurs perplexités, leurs indignations, où on les aide àconfronter leurs points de vue, à s'informer, à se faire une convictionde ce qui est bien et ce qui est mal.

On dit volontiers que, dans une société qui a perdu ses valeurs et ses repères, les enseignants se savent trop condamnés à l'impuissance pour tenter l'impossible. En effet, quellesociabilité développer en classe quand la société fabrique de l'exclusion ? Quelle morale,quand ceux qui nous représentent se noient dans les affaires ? Quel civisme quand la justiceest mise en doute et que le libéralisme instaure le règne impitoyable du chacun pour soi ?Quelles valeurs de référence, quand les droits de l'homme sont soit reconnus mais partoutbafoués, soit contestés dans leur légitimité ?

Il me semble pourtant que le fond du problème n'est pas là. En analysant, dans l'éducationscientifique comme dans l'éducation esthétique, les valeurs que traite l'école (ce qu'elleenseigne et les méthodes qu'elle utilise) et le sujet auquel elle s'adresse (l'enfant), jevoudrais montrer qu'elle navigue là dans un consensus qu'autorisent ces domaines et quelui autorise la société ; ce qui n'est pas le cas en éducation civique.

LE VRAI ET LE BEAU

Dans l'enseignement scientifique, le vrai que l'on enseigne a ses modèles déposés dans lesproductions scientifiques humaines. Il est installé dans son statut à la fois absolu ethistorique et l'enseignement scientifique ne manque ni de contenus peu contestés quecernent les programmes (il y en aurait même trop), ni de méthodes censées développer lesoutils intellectuels qui permettent de s'approprier ces contenus ; se les approprier, c'est-à-dire les connaitre, se tenir prêt à en comprendre les évolutions, voire à participer un jour àces évolutions.

Corolairement, le sujet auquel s'adresse cet enseignement est le sujet « raison », qui construitpar là sa liberté sous la forme d'une pensée libre de tous préjugés, traditions, argumentsd'autorité.

Le beau que l'on enseigne a aussi ses modèles déposés dans les productions artistiqueshumaines. Il est admis que leur pluralité est gage de richesse. Même si la prétention du beauà l'universalité s'accommode parfois malaisément de la reconnaissance de la pluralitéculturelle ou de celle des subjectivités, le beau est une valeur installée sans drame existentielgrave dans sa tension entre l'universel et le particulier. Et le sujet auquel on s'adresse ici,c'est le sujet sensible qui forge par cette éducation sa liberté individuelle d'appréciation, elleaussi libre des préjugés de l'ignorance, des traditions et modes imposées, mais, par

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définition, ouverte aux différences et à la tolérance.

On pourra dire qu'en profondeur les choses ne sont pas si simples. Ainsi y a-t-il du beaudans le vrai (pas d'œuvre littéraire belle qui ne renvoie à la vérité humaine). On dira quel'école s'adresse à l'enfant dans sa globalité, non à sa raison dans certaines disciplines et à sasensibilité ailleurs. Mais il n'y a rien dans ces remarques qui empêche l'enseignantd'enseigner et d'éduquer par référence à ces valeurs du vrai et du beau. Il n'y a rien là quidéclenche les foudres des parents ou du corps social dans son ensemble.

On notera cependant, ce qui nous permettra de mieux comprendre par la suite les difficultéspropres à l'éducation civique, le statut très particulier de la notion de valeur : jamaisconfondue avec la réalité, jamais écrasée dans ce qui est, elle reste une aspiration, un idéal,une conquête qui a besoin du temps. En même temps et paradoxalement, elle n'est jamaistotalement absente de la réalité. Le regard de l'homme l'y trouve, soit que les hommess'accordent universellement à considérer comme vraies, comme belles, certaines de leursœuvres, soit que la conscience individuelle soit reconnue dans son droit à poser commevraie pour elle, et de façon absolue, une foi religieuse par exemple.

Dans les deux cas, le sujet humain interroge la réalité, en raison et en conscience, pour entrouver le sens par référence aux valeurs. Rejoignant ici l'analyse de Paul Ricœur, nousdirons qu'il faut à la valeur un rapport au temps, un rapport au sujet, mais aussi auxinstitutions en ce qu'elles organisent et règlementent les rapports des sujets entre eux.L'éducation civique exigerait que les maitres puissent travailler sur ce triple rapport en ce quiconcerne la valeur du bien.

L'ÉDUCATION CIVIQUE COMME FONCTIONNEMENT DES INSTITUTIONS

Quand ils font étudier l'histoire et le fonctionnement de nos institutions, ce qui est àproprement parler l'instruction civique, les enseignants peuvent dérouler intelligemmentdevant les enfants le spectacle de nos modèles déposés d'organisation sociale. Rien ne leurinterdit d'y mettre en évidence la lente conquête des valeurs constitutives des droits del'homme, et singulièrement pour la France, l'affirmation toujours combattante des valeurs dela République. Le corps social tout entier les suit sur ce terrain, même si quelquesescarmouches opposent parfois (avec des conséquences plus graves qu'il n'y parait) lesfervents défenseurs d'une référence prioritaire aux droits de l'homme aux non moinsfervents défenseurs du modèle républicain.

Mais, dans cet itinéraire que l'instruction civique propose aux enfants, avec l'accord desparents et du corps social, les seuls que l'on perde en route sont souvent les enfants eux-mêmes. À leur manque d'intérêt pour un savoir abstrait s'ajoute plus gravementl'impression que cela ne les concerne guère. Et, plus tôt qu'on ne l'imagine, beaucoupd'enfants ont envie de dire qu'ils ont rencontré, en direct ou par les médias, desmanifestations discriminatoires qui font mentir les droits de l'homme, des guerres et desfamines qui accusent l'inefficacité du droit international, du chômage plus fort que le droit autravail, des guignols (sortis de « l'info » ou des conversations parentales) qui attestent dudérisoire d'une campagne électorale, etc. Mais chut ! Silence dans les rangs ! L'école n'estpas autorisée à traiter de sujets qui ne recueilleraient pas le consensus parental. Si Pierre, àl'occasion de l'instruction civique faite à l'école, peut s'ouvrir de ses problèmes deconscience dans sa famille ou auprès d'un guide spirituel autre, c'est tant mieux pour lui. Illui appartiendra de conquérir, plus tard, sa liberté de pensée à partir des orientations ainsireçues. Si Paul ne peut s'en ouvrir à personne, une conscience première du juste et del'injuste perd la possibilité de l'expression, du dialogue, de l'élaboration d'elle-même.

ÉDUCATION À LA SOCIABILITÉ ?

Quand les maitres procèdent, dès le plus jeune âge de leurs élèves, à une éducation à lasociabilité, sorte de gentil conditionnement à une vie sociale harmonieuse par gommaged'aspects conflictuels de la socialité (agressivité, répulsion, etc.), tout le corps social les suitencore. Au début du cycle 1, quand la zone est fluctuante entre le mien et le tien, quand ledésir d'être reconnu par l'adulte vaut tous les justificatifs à l'école comme à la maison, ilsuffit que l'institutrice fasse état de son bonheur de vouloir vivre ensemble pour que,

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sécurisé, chaque enfant vive avec confiance dans le groupe. On est dans l'ère du partagecommunautaire plus que de la part individuelle. Dès la fin du cycle 1, ce qui est bon pour soin'est pas forcément bon pour l'autre, et la nécessité de la règlementation se fait jour : rythmes des passages en ateliers, utilisation des jeux dans la cour, etc. Il faut à chacun sa part.On entre dans l'ère du contrat pour éviter la violence. Alors commence, dans le discours dumaitre, le recours au respect de soi (« Tu n'as pas honte ! »), au respect d'autrui (« C'est toncamarade, il est comme toi »), au respect de la vie et de son cadre. C'est un recours quel'école et le collège poursuivront, jusqu'à la référence aux droits de l'homme, par appel à laraison identique en chaque élève.

CHOC DES VALEURS ET BROUILLAGE DES REPÈRES

On se situe d'abord, dans cette éducation aux pratiques sociales, dans un bien qui n'est peut-être, selon la formule de Ricœur, que « le bon pour soi et pour l'autre », dans la nécessitéd'un aménagement pacifique des relations plutôt que dans le devoir, dans un code debonnes mœurs plutôt que dans la loi civique. Mais remarque-t-on que ce parcours éducatif,pour généralement utile et pour consensuel qu'il soit au niveau des adultes, ne travaillequ'en surface le rapport du sujet qu'est l'enfant aux valeurs du bien ? On n'évite pas qu'eneux naisse le sentiment de l'injustice, qui autorise parfois les règlements de compte en douce; on regarde avec étonnement des enfants qui, respectant le code de bonnes mœurs enclasse, se rallient à un autre code dans le quartier, parfois dans la famille, et de plus en plustôt dans la bande de copains. La perplexité des enfants devant la pluralité parfoiscontradictoire de ces codes, lorsqu'elle ne trouve pas un espace d'expression et d'écoute,peut dériver vers la peur des pourquoi sans réponse, vers l'indifférence du « tout se vaut »,voire vers le brouillage intégral des repères (cas des enfants d'exclus qui, avec une certaineforme d'innocence, font vivre leur famille avec l'argent du racket et de la drogue). C'est queles bonnes habitudes que l'on croit donner en classe ne se transfèrent pas automatiquementdans des milieux aux règles trop différentes, où elles explosent. C'est que l'appel à la raison(qui n'est d'ailleurs qu'un appel au raisonnable quand nous sommes dans le seul contratnécessaire aux relations pacifiques) ne suffit pas non plus, à lui seul, à développer uneconscience du bien qui sache se repérer dans les contradictions entre les conduites desadultes, les conduites dans et hors de l'école, celles qui se vivent en direct et celles dont lesmédias témoignent.

DES COMPÉTENCES RÉFLEXIVES À PROPOS DU BIEN ?

En fait, que l'on prenne l'éducation civique par le pôle de l'instruction en ce qu'elledéveloppe des compétences théoriques, ou par le pôle des règles du vivre ensemble en cequ'elle développe des compétences pratiques, dans les deux cas tout échoue si l'école neprend pas en charge le développement de compétences réflexives.

Or, si l'enfant peut épanouir à l'école sa conscience du vrai (à laquelle participent laformation de l'esprit critique, la recherche de la preuve et de l'argumentation, nonnégligeables, y compris dans la vie civique), s'il peut y développer sa conscience du beau, ilsemble, en revanche, bien difficile qu'il y exprime, et donc qu'il fortifie, sa conscience dubien. J'entends par là le rapport intime et personnel qu'il entretient avec les valeursconstitutives du bien que notre école lui propose par l'instruction et la pratique civiques,mais aussi avec celles qu'il rencontre (y compris défigurées) dans les groupes sociaux où ilvit. Dans une société sans fractures, au tissu social solide et stable, cela aurait peut-êtremoins d'importance. Mais aujourd'hui, ne pas entendre à l'école les interrogations desenfants, leurs perplexités, leurs indignations (qui sont refus de l'indignité), refuser le débatavec eux, c'est laisser mourir leur conscience du bien, c'est permettre que d'autres la bercentd'un baume consolateur, comme le font les sectes, ou l'étouffent dans une religionlégiférante, comme en recèlent divers intégrismes ; c'est ne lui donner, faute de lui avoirpermis de s'exprimer, donc de lui avoir appris à le faire, que le recours à l'explosionviolente qu'un arsenal juridique formel et punitif ne pourra jamais arrêter.

Bon nombre d'enseignants, en particulier ceux qui sont placés dans des secteurs difficiles,savent cela. Ils acceptent d'écouter les enfants, d'engager le débat avec eux sur les sujets qui

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les préoccupent le plus, pour les aider à argumenter, à confronter leur point de vue à celuides autres, à s'informer, pour décider provisoirement en leur âme et conscience et par intimeconviction de ce qui est bien, de ce qui est mal, de ce qui les engage réellement. Osera-t-ondire que ces enseignants enfreignent ainsi deux tabous ? Le premier, c'est l'obligation faite àl'école de ne jamais sortir de ce qui fait consensus, par respect des familles. Le second, sousprétexte de respecter l'enfant lui-même, c'est (et singulièrement pour l'école laïque)l'interdiction de toucher à sa conscience, source fragile de la création intime de rapports desoi aux autres, de soi au monde, de soi à soi. Si l'on entend par là ne pas la plier, ne pas lafroisser, ne pas l'endoctriner, c'est juste. Mais si cela signifie l'ignorer, d'autres la plieront etl'endoctrineront, à moins que, faute d'écoute et de capacité d'expression, elle se perdeprécisément dans la tourmente des problèmes conflictuels qui étouffent notre société. Quandreconnaitra-t-on que l'école laïque, si l'on supprimait ces deux tabous, serait un lieuprivilégié de développement libre ?

JEANNINE BARDONNETDirectrice honoraire de l'école normale des Batignolles

Article paru en janvier 1996 dans le n° 340, « Éducation à la citoyenneté »

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CATHY LEGROS.

Des sujets actifs etengagés p a r C a th y L eg ro s

Cet article présente une « révolution copernicienne »dans l’enseignement de la morale outre-Quiévrain au cours desannées 2000, dont les astronomes de la rue de Grenelle tiendront,espérons-le, le plus grand compte dans les projets en cours.

« La finalité du cours de morale non confessionnelle est d’exercer les élèves et les étudiants,dont les parents ne se réclament d’aucune confession, à résoudre leurs problèmes moraux sansse référer à une puissance transcendante ni à un fondement absolu, par le moyen d’uneméthode de réflexion basée sur le principe du libre examen » (Programmes du secondaire de1976). La formation morale se présente comme un entrainement à la prise de décision dansle respect des valeurs de l’humanisme : authenticité, autonomie, respect de soi et des autres,acceptation d’autrui dans la différence, honnêteté intellectuelle, etc. Dans les trois années dudegré inférieur, elles sont travaillées sous l’angle psychologique et subjectif à traversl’examen du vécu existentiel des jeunes dans leur environnement familial, scolaire, social ;dans les trois années du degré supérieur, elles sont envisagées dans leur acceptionphilosophique en rapport avec les grandes questions éthiques auxquelles nous confronte lasociété contemporaine dans les domaines économique, social, politique, professionnel,affectif, sexuel, culturel. Ces valeurs structurantes ne sont pas investies d’un contenu définiimposé idéologiquement ; elles opèrent plutôt comme des « impératifs » kantiens incitateursde l’action morale qu’il appartient à chacun de traduire en engagements concrets.

L’ABANDON DU MODÈLE CARTÉSIEN

Traditionnellement, l’enseignement de la morale est basé sur le développement du jugementmoral par l’exercice de l’argumentation rationnelle s’appuyant sur le recours aux savoirsconstitués (sciences humaines, sciences exactes), à la fonction critique de la philosophie et àl’objectivité de l’information, afin de déconstruire les préjugés et de démystifier les passionsspontanées. Il suffirait de « bien juger pour bien faire », la connaissance du bien entrainantspontanément sa réalisation dans des choix et des actes conséquents.

Il y a une douzaine d’années, s’est opérée une véritable révolution copernicienne dans lapédagogie de ce cours de morale, sous l’impulsion de l’inspection. Dans un monde de plusen plus violent, en tant qu’éducateurs, nous ressentons douloureusement notre impuissanceà lutter contre la montée de l’extrême droite et du racisme par la connaissance des crimesnazis comme faits historiques et par l’invocation abstraite du respect des droits de l’hommeet des institutions démocratiques. Quelles sont les « leçons d’Auschwitz » ? Ces situationsextrêmes, où la sensibilité morale a été totalement atrophiée, nous démontrent par cettetransgression même quelles sont les conditions d’humanité essentielles à garantir pour queles critères du bien et du mal qui fondent la morale puissent retrouver sens. Sans laconscience sensible de la souffrance subie par les victimes, sans l’écoute de la parole vivantedes rescapés qui se souviennent pour nous, nous sommes impuissants à extirperl’indifférence et le racisme !

De même, la psychologie nous démontre suffisamment combien une personnalité, et enparticulier celle de l’enfant plus fragile, peut s’épanouir sous l’effet de sollicitations positives,mais combien elle peut être fissurée, voire détruite par les coups de boutoirs destructeurs etdévalorisants d’un environnement social ou familial hostile qui lui renvoie une image

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négative de lui-même.

La clarification des valeurs est une méthode pédagogique de développement personnelanglo-saxonne, issue de la psychologie humaniste (Carl Rogers), qui travaille en priorité lesstructures affectives de la personnalité. Construire d’abord le sentiment d’identité (self-concept), une intériorité heureuse, une image positive de soi, une sensorialité épanouie ainsique la capacité de se relier aux autres et de communiquer dans la reconnaissance et lerespect de la différence, tels sont les préalables à prendre en compte pour ne pas être habitépar un manque à combler, une violence à exorciser, une volonté de puissance à assouvir quicompromettraient l’authenticité d’une évolution personnelle. Du coup, ce qui est visédésormais, ce n’est plus l’extériorité d’un jugement moral, justifié rationnellement, parl’enseignant en fonction d’un contenu référentiel validé par un savoir, mais l’activité du sujetapprenant impliqué existentiellement dans des situations problèmes, exercé à prendre desdécisions en tenant compte à la fois de son épanouissement affectif, de ses choix de valeurset des implications de ses actes, capable d’assumer l’incertitude liée à l’absence de critèresassurés et à l’acceptation d’un pluralisme des valeurs. Ce qui implique des dispositifs decommunication et d’interaction, la confrontation de valeurs dans un espace public,démocratique que constitue la classe.

UN NOUVEAU MODÈLE D’ÉDUCATION MORALE

À titre indicatif, pour que le lecteur prenne la mesure de l’immense champ d’investigationque nous avons ensuite exploré, pointons schématiquement les principaux jalons de notrerecherche à partir du modèle de « l’arbre en éventail »

Ce modèle reprend les trois branches de la clarification des valeurs (cognitive : un choix devaleur affirmé dans l’ordre du jugement rationnel ; affective : un attachement émotif révélantl’authenticité d’une adhésion personnelle ; active : une volonté de poser des actes cohérentsconformes aux valeurs invoquées) en renforçant l’affectivité comme tronc de l’éducationmorale.

Nous nous sommes d’abord tournés vers des pratiques susceptibles de contribuer à laconstruction affective de la personnalité inspirées soit des psychologies du développementpersonnel et de la communication interpersonnelle verbale et non verbale, soit des diversesméthodes actives visant la créativité : Gordon, programmation neurolinguistique, analysetransactionnelle (systémique), institutionnelle, techniques de bienêtre reprises au yoga et à lasophrologie, expression corporelle, ateliers d’écriture, conte, théâtre, etc.

Nous avons aussi recherché des techniques pour renforcer l’engagement réfléchi dansl’action : techniques de résolution de conflits, pédagogies de la coopération, recherche-actionpour développer le comportement d’aide, etc. Plus systématiquement, nous avons stimulé latechnique du théâtre-forum (jeu de rôle qui consiste à mettre en scène une situationd’injustice, en incitant les élèves à transformer le scénario négatif de départ).

Notre attention s’est ensuite focalisée sur le développement moral cognitif : prise deconscience et choix argumenté rationnellement des valeurs qui sous-tendent nos attitudes,nos comportements et nos actes que nous avons appliquées à divers domaines :environnement, santé, droits de l’homme, de l’enfant, citoyenneté, racisme.

Nous avons cherché à échapper au relativisme en incitant à reconnaitre et hiérarchiser lesjugements moraux depuis la peur des punitions jusqu’aux morales les plus autonomes(respect des valeurs universelles du bien, du beau et du vrai), en travaillant sur la recherchede consensus qui ne soient pas des compromis.

Actuellement, dans le cadre de la réforme du programme de morale qui introduit plussystématiquement de la philosophie au troisième degré, nous travaillons à intégrer les« pratiques de la philosophie » du GFEN (groupe français d’éducation nouvelle), la« philosophie pour enfants » de Matthew Lipman et « la didactique de l’apprentissage duphilosopher » mise en œuvre par Michel Tozzi. Nous envisageons comment greffer sur lesacquis de la pédagogie humaniste les trois objectifs noyaux : problématiser, conceptualiser,argumenter, à travers les trois activités spécifiques que sont la lecture, l’écriture et ladiscussion philosophiques, en utilisant des dispositifs d’apprentissage adaptés.

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Cependant, l’objectif majeur de la formation morale reste l’engagement dans l’action, tout enimpliquant dialogue, confrontation, coopération. Elle est d’emblée éducation à la citoyennetéresponsable.

À travers cette exploration intégrant et harmonisant des théories et des pratiques venantd’horizons divers, on pourrait parler de l’émergence d’un nouveau paradigme ou modèle enéducation morale.

CATHY LEGROSInspectrice du cours de morale, responsable de la revue trimestrielle Entre-vues

Article paru en octobre 1998 dans le supplément n° 4, « Retours sur… L'éducation à la citoyenneté »

1 Se référer aux analyses percutantes à ce sujet d’Hannah Arendt sur l’univers concentrationnaire et « labanalité du mal » dans Auschwitz et Jérusalem, éditions Deuxtemps, Tierce, 1991 et celles de BrunoBettelheim dans Le cœur conscient, éditions Robert Laffont, 1972, et Survivre, éditions Robert Laffont,1979.

2 Adolf Eichmann n’était pas une « figure démoniaque » mue par la volonté de faire le mal, mais un« tâcheron besogneux de la solution » qui s’est rendu autiste, insensible aux cruautés infligées aux Juifsqu’il ne voulait plus reconnaitre comme des êtres humains, des égaux semblables à lui-même. Atteintdans sa capacité de juger moralement, il était atteint avant tout dans sa capacité émotionnelle et sensibleà s’ouvrir au lien humain, à considérer l’autre comme soi-même.

3 Cathy Legros, L’arbre en éventail, un modèle théorique pour structurer les exercices de la clarificationdes valeurs, (éditions Entre-vues) qui nous a permis de structurer et de coordonner les différentesméthodologies que nous avons voulu intégrer.

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JEAN-PIERRE OBIN.

méthodologies que nous avons voulu intégrer.

Transmettre desvaleurs p a r Jea n -P ierre O b in

À en croire les élèves, l'école peine à construirerapport positif à la loi, à encourager par exemple à l'honnêteté.L'auteur propose de partir d'une réflexion sur les modèles qui motiventl'action des éducateurs.

Si on se réfère à une enquête de la DEP (direction de l’évaluation et de la prospective) parueen 1996 , alors que les connaissances civiques, la tolérance et le refus des discriminations,le respect de l’environnement, les enjeux des libertés publiques et la conscience del’importance de la solidarité sociale progressent chez les collégiens entre leur entrée en 6e etleur sortie de 3e, il n’en est pas de même pour le respect des règles scolaires ou encore pourle rapport à la loi, pour lesquels les chercheurs observent une régression descomportements.

Le tableau ci-dessous l’illustre bien :

Il n’est jamais acceptable de... Entrée en 6e Fin de 6e Fin de 3e

Mentir pour éviter une punition 66 % 54 % 28 %

Copier sur son voisin lors d’un contrôle difficile 87 % 79 % 45 %

Sécher un cours ennuyeux 91 % 89 % 62 %

Monter dans un bus ou un métro sans payer 84 % 79 % 54 %

Obéir aux lois seulement si on est d’accord avec elles 57 % 60 % 52 %

Les causes de ce constat préoccupant relèvent sans doute à la fois des élèves et dufonctionnement du système éducatif.

Du côté des élèves, la scolarité au collège correspond à l’adolescence, période délicate dudéveloppement sexuel, de recherche identitaire, de prise de distance par rapport aux adulteset en même temps de besoin d’identification. Les adolescents explorent de nouveaux typesde sociabilité et de nouvelles marques sociales. Ils cherchent à découvrir de nouveauxespaces et à faire l’expérience du caractère tangible des normes, des règles et des lois qui lesdélimitent et en régissent le fonctionnement.

Du côté du système éducatif, le passage de l’école primaire au collège représente unchangement d’univers particulièrement troublant, surtout pour les élèves peu ou malencadrés, ou dont la vie familiale est déréglée. Les élèves passent d’un monde unipolaire(une classe, un maitre, un ensemble de règles établies et formalisées au moins pour uneannée), à un monde multipolaire, et même éclaté, où les lieux et les références identitaires sesuccèdent d’heure en heure et où, surtout, les systèmes de normes varient avec chaqueprofesseur, tout en restant le plus souvent implicites. Le règlement intérieur del’établissement, lorsqu’il n’est pas méconnu, est rarement perçu comme une loi commune ousupérieure, mais souvent comme un système supplémentaire s’appliquant à tout sauf àl’essentiel, le travail en classe.

On ne peut donc dédouaner l’institution de toute responsabilité dans la régression durapport à la loi observée au collège. Ainsi, cette notion de loi, de plus en plus invoquée dansla conduite de la classe comme dans la vie scolaire, reste souvent entachée d’imprécision et

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chargée d’ambigüité, et donne lieu parfois à des discours confus et à des pratiques ambigües.

LIMITES DE LA LOI ET ÉTHIQUE

Heureusement, la loi n’est pas tout ! Il y aurait d’ailleurs quelques dangers à tout vouloirrégler par la science, la morale ou le droit. Pourtant de telles dérives existent et sont parfoispréoccupantes.

La définition d’un ordre moral a imprégné l’histoire de la chrétienté et de l’Occident jusqu’ànos jours. Il suffit pour en être convaincu d’ouvrir un livre de morale, pourtant laïque, desécoles de la IIIe République, pour avoir l’impression que la forme (les lois) primait souventsur le fond (l’esprit des lois). Enfin dans le domaine juridique, l’extension sans limites dudroit n’est pas non plus sans danger. Le juridisme qui fait rage outre-Atlantique nous sert enquelque sorte de repoussoir. L’idée que tout peut être règlementé, régi par la loi, de laproportion de femmes, d’Hispaniques ou d’homosexuels fréquentant une université outravaillant dans une entreprise, à la façon de s’exprimer par l’usage de certains mots, paraittoucher ses limites. Les ravages de la politique des quotas et du politiquement correctsemblent mieux appréhendés : le juridisme débouche sur un affaiblissement du politique etsur une société de plaignants. Bien souvent, c’est notre conscience éthique et morale quiconduit nos actes. Précisons brièvement ce qui les distingue, en nous référant par exemple àPaul Ricœur, qui propose que la morale recouvre « ce qui s’impose comme obligatoire [...],marqué par des normes, des obligations, des interdictions, caractérisé à la fois par uneexigence d’universalité et par un effet de contraintes », tandis que l’éthique correspond à ceque la personne estime bon de faire. Reviendrait à la morale ce qui est de l’ordre del’obligation, du devoir, et à l’éthique ce qui relève de principes qui guident l’action dans uncontexte où le choix est possible.

En matière de délibération, et plus largement de prise de décision, on dispose de modèlesconcurrents dans les établissements scolaires. Chefs d’établissement, professeurs etconseillers d’éducation s’y réfèrent explicitement ou non, dès qu’il s’agit de décider et d’agir.On vient d’évoquer l’éthique et la morale, regardons maintenant les modèles établis du côtédu droit, de la stratégie et de la psychologie.

LE MODÈLE DU DROIT

Issu de la tradition romaine, le modèle juridique de la prise de décision est apparemment leplus simple. Le droit définit ce qui est obligatoire, permis ou interdit. Dans les professionslibérales, les normes visent à prémunir la clientèle contre des risques de débordement, àrèglementer certaines opérations spécifiques ou problématiques, et à borner les frontièresavec les professions voisines. L’État délègue à la profession le pouvoir de se réguler, unappareil de contrôle léger est simplement nécessaire, l’Ordre et le conseil de l’Ordre : on estdans la logique de la déontologie. Dans l’entreprise, l’action du patron est assez sévèrementencadrée par quelques édifices juridiques généraux : droit du travail, droit commercial, etc.Les partenaires sociaux sont encouragés à négocier et à contracter. Des tribunaux paritaires,les prudhommes, sont habilités à juger des litiges ; de plus, quelques bataillonsd’inspecteurs cherchent à détecter et faire cesser les abus : on est dans la logique derégulation externe et du paritarisme surveillé. Dans la plupart des cas, l’action desprofessionnels est également encadrée par d’autres systèmes de normes, dans lesquelsl’aspect juridique est étroitement associé à d’autres types de contraintes. Dans l’Éducationnationale, ils sont de nature pédagogique (les référentiels, les programmes), ailleurstechnique ou commerciale (les normes Afnor ou autres), et administratifs.

LA PENSÉE STRATÉGIQUE

Le modèle stratégique, dont le père fondateur est Machiavel, domine le monde économiqueet a donc tendance à devenir hégémonique. Ce ne sont pas les normes qui sont importantesdans ce modèle, mais les objectifs. Le décideur doit de manière permanente se référer à sesbuts et ses priorités, se représenter sans cesse où se trouve l’intérêt suprême de l’organismequ’il dirige et quels sont les enjeux dont il doit tenir compte. Ce qui guide la décision estl’intérêt. Comme dans la tradition militaire, les fins étant définies ou précisées, les moyens y

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sont ensuite adaptés et proportionnés. En fait, les fins seules justifient les moyens ; à preuvela facilité avec laquelle les entreprises ont repris à leur compte, sur un mode métaphorique,le vocabulaire militaire : objectifs, stratégies, dispositifs, formation, etc.

LA SUBLIMATION DES DÉSIRS

Le modèle psychosociologique accorde plus d’importance à la tactique qu’à la stratégie. Cecourant de pensée met l’accent sur la dimension affective et relationnelle de la décision.Désirs, leadeurship, charisme, attirances ou répulsions réciproques sont des facteurs(souvent inconscients) qui agissent sur les décideurs et influent sur la décision. En creux, onpeut lire dans cette vision une sous-estimation ou même une négation des composantesproprement sociales et institutionnelles de l’action avec, pour corolaire, l’idée que lesphénomènes en cause ne seraient nullement altérés par le changement de cadre danslesquels ils se produisent. Cette sous-estimation des champs politique et social va doncpermettre de développer toutes sortes d’entrainement in vitro, de simulations, de transpositions ludiques de la prise de décision, dont on peut se demander dans quelle mesureelles ont un effet sur les pratiques professionnelles. Ces méthodes, développées aux États-Unis par Kurt Lewin et fondées sur le concept freudien de sublimation, sont apparemmentinnocentes ; elles n’en sont pas moins subtilement normatives. Si on les regarde de près,elles véhiculent en effet une sorte d’idéologie groupale, l’idée qu’il y a toujours du bon dansle groupe, que la décision du groupe est toujours meilleure que celle que chaque individuaurait prise isolément (comme dans le célèbre jeu de l’ile). On voit bien l’intention, qui estlouable : il s’agit de favoriser des comportements d’échange, de coopération, decommunication dans le travail, aux dépens de pratiques de rétention, d’isolement ou desolitude. Mais l’idéologie groupale peut aussi aboutir à favoriser les manipulations et às’opposer à certains principes démocratiques comme les élections de représentants ou dedélégués, la protection des pressions par le secret du suffrage, etc. : autant d’acquisdémocratiques qui se situent à l’opposé de pratiques visant au consensus, prise de décisionjouant souvent sur l’affaiblissement des faibles et le renforcement des forts.

DU JUGEMENT DE VALEUR À LA TRANSMISSION DES VALEURS

Ce qui sépare ces différents modèles, c’est le principe du jugement qui détermine l’action,celui qui fonde le jugement de valeur permettant de passer de la connaissance (voici ce quiest) à la détermination de l’action (voilà ce que je vais faire), selon un processus complexequ’on peut seulement tenter d’approcher. Encore faut-il préciser ce qu’on entend ici par« valeur ». Est-ce simplement, comme le pensent les sociologues, ce qui a du prix pour unindividu ou un groupe ? Tout alors peut être valeur. Ou bien y a-t-il derrière la notion,comme le pensent certains philosophes tel Olivier Reboul, un idéal de perfection, voire unepart de sacré ? Auquel cas la valeur s’oppose à l’intérêt et au désir, en ce sens qu’ellenécessite toujours un sacrifice. Ce qui peut distinguer la morale, l’éthique et le droit d’unepart, de la pensée stratégique ou de la tactique psychosociologique d’autre part, ce sont leursprincipes de référence. Les trois premiers partagent globalement le même système devaleurs, morales et sociales : le droit, la morale, l’éthique sont en effet les constructionshumaines liées dans l’histoire de l’Occident. Bien qu’elles n’aient pas le même objet, commeon vient de le voir, ce sont les mêmes valeurs qui justifient les normes qu’elles produisent.La liberté, l’égalité, la justice, la tolérance, la sureté, l’honnêteté, etc. sont les valeurs au nomdesquelles on va sans cesse tenter de justifier les progrès ou les variations du droit, lecaractère intangible et universel de la morale comme les jugements fondés sur unepréoccupation éthique. Pour ce qui est de la stratégie, fondée sur une apologie des fins, et dela psychosociologie, fondée sur celle du désir, on a bien du mal à distinguer les valeurs quiles fondent. On en discerne bien les principes et les intérêts respectifs, on ne peut pourautant en définir les systèmes de valeurs sauf, bien entendu, à donner une valeur à l’intérêtet au désir. Mais si l’on suit Olivier Reboul, toute valeur, parce qu’elle implique toujours unsacrifice, ne se définit précisément que par opposition à l’intérêt ou au désir.

On voit bien ce qu’on pourrait ici objecter : en rejetant du cadre de l’épure l’intérêt et ledésir, après en avoir écarté l’émotion et la passion, on aboutirait à une version naïve et peut-être puritaine de l’action, à la rigueur sympathique, mais inefficace ! Comment rejeter de tels

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aspects du comportement humain sans sombrer dans l’angélisme ? Il est clair que lesdimensions psychologiques, institutionnelles, sociales, voire politiques des situationsauxquelles les établissements scolaires sont confrontés doivent être intégrées aux analysesde ceux qui y travaillent. Doit-on en faire pour autant des catégories d’analyse pour opérerdes choix ? Si on s’y refuse, c’est au nom des valeurs sur lesquelles ces choix doivent êtrefondés ; car dans un collège ou un lycée, les choix mettent en cause l’éducation des élèves ;et au cœur de la mission éducative figure la transmission des valeurs. En d’autres termes,l’égoïsme et le cynisme existent, et sans doute faut-il faire avec. Est-ce une raison pour soi-même y succomber ? Et comment éduquer, comment transmettre des valeurs si ces valeursne constituent pas les principes mêmes de l’action des éducateurs ?

C’est sans doute ainsi qu’on peut comprendre la dernière place donnée par les lycéens àl’honnêteté parmi les valeurs transmises par le système éducatif . Cette position inquiétanten’est pas due, bien entendu, à l’existence d’un enseignement de la malhonnêteté ou deprofesseurs malhonnêtes, on doit plutôt en rechercher la raison dans certains comportementsinstitutionnels, par exemple un système de contrôle des absences fondé sur l’hypocrisie : aulycée, les mots d’excuse, motif ou signature, parfois les deux, sont le plus souvent des faux.Les conseillers d’éducation qui les contrôlent le savent, et les élèves savent qu’ils lesavent . C’est d’ailleurs ce qui permet au système de fonctionner : du côté de l’institutionon maintient la pression sur les élèves, du côté des élèves on tente de gérer tant bien quemal stress et temps de travail. Les uns et les autres se retrouvent unis par la même stratégie :le but des études est de décrocher le baccalauréat. L’efficacité du système n’en est pasaffectée, bien au contraire. En chemin, une seule chose a été oubliée, c’est l’honnêteté. Faut-il s’en accommoder ?

Pour agir, le respect de la loi et la préoccupation de l’éthique sont tous deux nécessaires.

La loi permet de faire émerger l’idée d’universalité, de passer du réel à l’abstrait, duparticulier au général, du contingent à l’universel, et de l’homme sans statut et menacé parl’arbitraire au citoyen protégé par un État de droit. En ce sens, elle est la garantie de ladémocratie.

L’éthique, quant à elle, laisse sa part aux circonstances, introduit l’idée d’un choix possibleet permet la délibération, elle tend à placer les principes, les valeurs, au-dessus des règles etdes lois. En ce sens, elle représente l’esprit de la démocratie.

JEAN-PIERRE OBINInspecteur général de la vie scolaire, Paris

Article paru en mai 1998 dans le n° 364, « Le droit à l'école »

1 Dominique Fabre-Cornali et Alexia Stefanoui, « Les connaissances civiques et les attitudes à l’égard dela vie en société des collégiens », dossier d’Éducation et formations.

2 Robert Ballion, « La démocratie au lycée : droits et obligations des élèves », rapport à la DLC-MEN, 1996.3 Bernard Toulemonde, « L’absentéisme des lycéens », rapport de l’inspection générale de l’Éducation

nationale, La Documentation française, 1996.

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FRANÇOIS AUDIGIER.

nationale, La Documentation française, 1996.

Morale, droit, ouéducation civique ? p a r F ra n ço is A u d ig ier

Le désarroi des professionnels est croissantdevant les incivilités quotidiennes, les conflits latents ou violents àl'intérieur des établissements, entre jeunes, entre jeunes et adultes. Ilne suffit pas de brandir des appels à la morale ou à la citoyenneté pouréviter le prêchiprêcha. L'auteur souligne tout l'intérêt d'unenseignement ambitieux du droit.

Il n'est guère étrange d'entendre resurgir des mots et des formules qui sonnent clair pour uneffet médiatique recherché, mais dont l'apparente simplicité ne saurait masquer lesprofondes ambigüités. Entre des références implicites à connotation plus ou moins passéisteet des orientations prudemment suggérées pour répondre effectivement aux questionsd'aujourd'hui, il est difficile de s'y retrouver. Certes, la morale, la bonne vieille morale denos pères, fut un fleuron de l'école républicaine : la phrase au tableau chaque matin, labonhommie juste et bienveillante d'un maitre, par essence, exemplaire, tout cela a été, estencore, étudié, analysé, remémoré, patrimonialisé, nostalgiquement évoqué. Les rappels aupassé sont utiles, mais la mémoire reconstruit et parfois trompe, la vigilance critique est iciplus que jamais nécessaire, les analyses historiques sont requises dans toute leur rigueur.Ces analyses, malheureusement trop rares, surtout celles qui ne se limitent pas à l'étude desmanuels ou des discours institutionnels, nous aident à nous situer dans une culture, unetradition, l'une et l'autre toujours mobiles, toujours en invention ; elles soulignent lespermanences et les changements et nous évitent de croire que l'on fait du neuf à si peu defrais. Ainsi y a-t-il toujours eu débats et combats autour de la morale, de l'éducation moraleet de l'éducation civique ! Ainsi quelques notions usuelles de droit ont longtemps trouvéplace, aussi bien dans les dernières années de l'école primaire que dans les écoles normales.Ainsi pourrions-nous établir les usages hésitants et souvent confus des mots si usuels en cedomaine : morale, éducation civique, devoir, droit, citoyenneté, etc. Ainsi pourrions-nousétablir que l'enseignement des devoirs a constamment primé sur celui des droits. Ainsiobserverions-nous que, depuis toujours, système scolaire ou non, les adultes se préoccupentde la transmission de règles de vie personnelles et collectives aux jeunes générations. Ainsientendrions-nous moins souvent l'opposition à toute prise en compte des valeurs. Ainsi...ainsi... Ni la morale, ni le droit à l'école ne sont d'aujourd'hui.

POUR UNE CULTURE DU DÉBAT DÉMOCRATIQUE

Mettre du droit dans l'éducation civique, ce n'est pas enseigner un catalogue de normes, unedescription des institutions ou des services publics. C'est développer une culture del'interrogation et du débat, étudier des cas pour travailler sur le sens que les références à destextes de loi et à des grands textes juridiques donnent à ces cas, construire avec les élèvesquelques concepts qui donnent sens à l'idée de citoyenneté, mettre les élèves dans ununivers avec lequel ils ont à faire.

Ainsi conçue, l'éducation civique rencontre la morale. Cependant, si réflexion morale il doity avoir, il convient de savoir quoi et comment. Il me semble que deux domaines au moinssont possibles pour cette rencontre, notamment autour des idées de débat etd'argumentation : si le droit appelle la norme et la décision, il est aussi traversé de tensionset de contradictions ; il en est de même des valeurs qui ne se hiérarchisent pas facilement ;

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nous connaissons tous de nombreuses situations où égalité et liberté ne font pas un ménagetranquille ; l'interrogation des valeurs présentes rejoint la morale ; dans l'idée de débat,l'argumentation tient une grande place. Aussi, morale et droit peuvent-ils coopérer, chacun àleur manière et avec leur logique, à une culture du débat. C'est aussi un moyen à la fois deprendre en compte la diversité culturelle de nos sociétés, de travailler sur la transmission etla construction de règles de vie collective, sur leur nécessité et sur leur sens, d'initier lesélèves à considérer cette diversité comme une richesse, non parce que cela fait partie desformules rituelles aujourd'hui, mais parce que l'école aura offert des moments de travail oùcette diversité est considérée de façon positive.

J'entends à nouveau les réserves et les critiques : car voilà, cela ne passe pas aussi bienqu'on le voudrait dans les classes et dans les établissements ; l'éducation civique, ainsiconçue, résiste pour mille raisons. Alors voilà le droit coupable d'être trop abstrait ! Commesi une condamnation à la prison pour recel d'autoradios était abstraite, comme si le respectdu code de la route était abstrait, comme si le droit d'exprimer une opinion dans un conseilde classe était abstrait, comme si la définition d'un régime de sanctions cohérent étaitabstraite, comme si la manifestation de solidarité avec des personnes exclues était abstraite.Arrêtons de tirer sur le pianiste ! Il n'y a pas plus d'abstraction, et pas moins, dans desconcepts comme égalité, loi, justice, sécurité ou droits de la personne que dans ceux d'État,révolution, marché, crise économique, colonisation, métropole, urbanisation, etc. queles enseignants manient constamment lorsqu'ils parlent de la vie en société, qu'elle soitprésente ou passée. N'est-ce pas notre tâche que d'aider les élèves à construire desabstractions ? Simplement, jusqu'à présent, personne, à tous les niveaux de la pyramide despouvoirs et des positions dans notre grande Éducation nationale, n'a jamais voulu prendrela mesure de ce qu'exige l'éducation civique !

Ainsi conçue autour du droit et de la construction de concepts, faisant appel au débat, auxétudes de cas et à l'argumentation exigeant de prendre au sérieux la vie scolaire, ouverte à laréflexion sur les valeurs et sur la diversité sociale et culturelle, l'éducation civique heurte,dérange, remet en cause trop d'habitudes tant pédagogiques qu'intellectuelles ouadministratives. Elle est en bonne compagnie pour requérir des changements profonds dansl'école. Prenons par exemple la violence à l'école, puisque l'éducation civique est souventappelée en renfort pour lutter contre elle. En ce domaine, aucune solution n'est miraculeuse,pourtant les solutions sont connues. Toutes les études convergent. La violence régresse oune s'établit pas, les rapports entre les personnes sont maitrisés dans les établissements oùexiste une équipe cohérente, où les élèves ont des lieux de parole et sont écoutés, c'est-à-dire que leur parole peut se traduire en décision, où le régime des sanctions ne verse pasdans l'incohérence et l'arbitraire. Le droit y est une référence utile, indispensable, un moyende raisonner la violence et de résoudre les conflits autrement que par l'arbitraire. Lespersonnes, quelle que soit leur position au sein des institutions scolaires, ne prennent pasdes décisions selon leur bon plaisir ; il y a des règles, des lois, des principes qui s'imposentà elles, à tous. Travailler sur les unes et les autres, étudier leur lien avec la vie dansl'établissement, autant d'approches qui sont aussi connues que, malheureusement, peurépandues.

LES EXIGENCES DE FORMATION

Évidemment ce n'est pas si simple. En appeler au droit ne suffit pas. Cette nouvelleapproche de l'éducation civique exige beaucoup de chacun en termes de compétences et entermes de conviction. Cela est sans cesse rappelé. Mais il y a un scandale ou uneincohérence constante des plus hautes autorités scolaires : l'absence de formation. Si lesécoles normales ont dispensé un peu de formation civique ces dernières décennies, lasituation dans les IUFM (institut universitaire de formation des maitres) est sinistrée ; iciencore, chacun citera telle ou telle initiative de tel ou tel enseignant ou de tel ou tel responsable, mais cela reste marginal. Devant les pressions du lire-écrire-compter, devant leslogiques des disciplines établies, devant les impératifs contradictoires auxquels la formationest soumise, devant les lobbys, devant les luttes de places réelles et symboliques, sansoublier le poids des concours, tout converge pour réduire l'éducation civique et la part dedroit qu'elle contient à n'être que la cerise sur un gâteau parfois fortement indigeste ! Quant

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aux collèges, c'est encore pire. Installée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'instructioncivique n'a jamais donné lieu à une quelconque formation. Tout professeur d'histoire et degéographie ayant la capacité d'enseigner les constitutions de nos Républiques successives et,plus largement, des régimes politiques qui ont existé au cours des âges, est réputé compétentpour enseigner l'éducation civique. Les orientations que nous avons rappelées et quiconcernent tant les contenus que les pratiques en classe qui demandent, pour avoir du sens,de modifier profondément les uns et les autres, appellent une formation correspondante.Continuer à en appeler au civisme ou à la morale est totalement incantatoire, si cela ne setraduit pas en bonnes et solides décisions favorisant et encourageant de bonnes et solidesexpériences.

Construire des concepts, mettre en place des situations de débat et d'apprentissage du débat,travailler sur l'argumentation, ne pas nécessairement clore tout objet d'étude, faire place àdes questions de société, questions qui nous divisent, qui nourrissent nos différences et nosdivergences, etc., tout cela heurte profondément la culture professionnelle des enseignants,en particulier de ceux d'histoire et de géographie. Certes, il y a des enseignants qui entrentavec passion dans les nouvelles orientations de l'éducation civique, des établissements oùl'existence d'une réelle coopération entre adultes permet à cette éducation de prendre toutesa dimension ; en revanche, nous connaissons tous trop de situations où cette introductionest difficile, contestée, mise à mal, réduite à un enseignement qui reste formel et coupé del'expérience des élèves. Pourtant, il y a urgence. Nous ne pouvons pas penser répondre auxquestions d'aujourd'hui avec les concepts, les contenus, les méthodes et les attitudes d'hier.Il n'y a pas de formation citoyenne qui ne s'appuie sur le droit, un droit pour tous, un droitqui protège le citoyen, qui est une arme au service de ses libertés. Cela ne marginalisenullement toute réflexion ou tout travail sur la morale, mais place de façon rigoureuse etprécise la coopération entre ces différents aspects de la formation de la personne.

Ah oui ! J'oubliais, je ne suis pas juriste et je n'ai pas pris le chemin de Damas. Simplement,je suis citoyen d'une démocratie dans un monde complexe et dur. Pour penser et exercer macitoyenneté, je suis obligé de m'intéresser à l'univers du droit. Je travaille sur les didactiquesde l'histoire, de la géographie et de l'éducation civique, et je ne conçois pas aujourd'huid'autre orientation solide, pour que cette dernière existe, que celle développée ici. Mais si,dans un premier temps, la spécificité juridique doit être affirmée, commençons déjà àréfléchir aux liens à retisser avec les deux autres disciplines. Qu'il est souvent dur d'êtreélève et d'avoir sa vie rythmée par une succession d'heures-matières sans lien les unes avecles autres, quand ce n'est pas sans lien avec la vie ! Mais ceci est une autre affaire.

FRANÇOIS AUDIGIERChercheur, Institut national de recherche pédagogique, ParisArticle paru en mai 1998 dans le n° 364, « Le droit à l'école »

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JEAN-LOUIS CARNAT.

La laïcité et le projetrépublicain p a r Jea n -L o u is C a rn a t

Pour être largement invoquée dans les débatspublics, la laïcité ne va pas de soi, ni comme concept ni commeréférence de pratiques assurées dans les écoles : comment transcenderles particularismes sans chercher à les réduire ?

Au-delà de la gestion des crises et du strict respect de la loi, la laïcité se construit auquotidien dans le respect de la distinction entre public et privé à l’intérieur même du rapportaux savoirs ; elle est une composante essentielle du projet républicain et à ce titre s’imposeaux adultes comme aux élèves dans les établissements d’enseignement.

Dans son principe posé par la loi de 1905, et contrairement à une idée communémentadmise la laïcité n’est pas un combat antireligieux ; elle affirme la sécularisation de l’État, etsa neutralité quant aux religions. Plus généralement, comme le dit la Constitution, elle« respecte les croyances » ; en cela elle établit une distinction essentielle entre sphèrepublique et sphère privée. Encore faut-il s’entendre sur le sens des mots : le public est ici lachose publique, la res publica ; c’est-à-dire ce qui relève de la communauté nationale« indivisible » refusant par principe toute forme de communautarisme ; le privé c’est ce quirelève de l’opinion, des croyances d’un individu, fussent-elles partagées au sein d’un parti,d’une église ou de toute autre forme d’association.

LE RESPECT DE L’ALTÉRITÉ

Là encore, pour éviter toute interprétation erronée il est bon de rappeler que la Républiquene se prononce pas sur les appartenances et engagements des individus (syndicat, parti,association, mouvement, église…) qui peuvent être multiples, emboités, sous réserve queces associations ne professent pas de valeurs contraires aux siennes et ne se livrent à desactes contraires à la loi.

En conséquence, au sein de l’école, les engagements et croyances de l’élève comme ceux del’adulte n’ont pas à être nécessairement tus, mais leur révélation au groupe relève duconsentement de l’individu à faire part d’un élément de son « privé ». Ils ne doivent pas nonplus interférer avec l’acte éducatif. Du point de vue de l’élève ou de sa famille, il arriveparfois aux établissements de recevoir des plaintes au motif qu’on parle trop… d’islam(programme des 5e en histoire)… de christianisme (programmes de 5e ou de 2de en histoire)… ou de tout autre sujet (la question de l’eau en Palestine en géographie de 2de parexemple). Il importe alors de renvoyer au texte des différents programmes, lesquels parus auBOEN ont force de loi. Du point de vue des professeurs, et sans viser à réduire leurautonomie pédagogique dans la manière de les mettre en œuvre, les programmes ne sontpas davantage négociables au nom de convictions personnelles.

L’école de la République se fait un devoir d’accueillir tout enfant vivant en France, s’engageà le traiter à égalité avec les autres enfants sans le connoter en raison de son origineethnique, sociale, ou de son appartenance religieuse ; en contrepartie elle lui demande – àlui et à sa famille – de respecter le cadre fixé par la loi (par exemple la loi de mars 2004),ainsi que la sphère privée de l’adulte qui l’encadre – qu’il soit femme, homme, qu’il soit ounon connu par un engagement public au titre de citoyen de plein exercice (fonctions électivespar exemple). Un professeur n’a donc pas à rendre compte, ni à se justifier de sesengagements devant les élèves ; il pourrait avoir à le faire à l’égard de sa hiérarchie si ces

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engagements étaient là encore contraires aux principes et lois de la République. Il peutinciter les élèves à s’engager dans la vie sociale, mais il n’a pas à leur dicter au nom d’unprosélytisme politique ou religieux quel doit être cet engagement.

En France, le domaine de la croyance est renvoyé à la sphère privée, les savoirs portés parles enseignements relevant du monde de la raison. Quelle que soit la discipline ou laspécialité enseignée, le modèle éducatif recherche l’objectivation du savoir en mettant peuou prou en œuvre les éléments et étapes de la démarche scientifique ; refus du dogme,formulation d’hypothèses, recueil et analyse de données, formulation d’une pensée propre…Certes, à la différence du courant positiviste du début du xxe siècle, l’approche raisonnée neprétend plus épuiser le réel ; que ce soit dans le champ des sciences dites exactes ou danscelui des sciences sociales, il est désormais admis que certitude ou vérité absolue n’ontguère de sens, et que la subjectivité a sa part dans toute construction de la pensée. Cela nedoit pas pour autant conduire à l’imposture scientifique, ou à des formes de négationnismequant à des situations présentes ou passées. Le retour permanent aux sources et données, larigueur dans leur examen sont les garants de l’honnêteté des conclusions.

En référence à ce rapport au savoir, « le port de signes ou tenues par lesquels les élèvesmanifestent ostensiblement une appartenance religieuse… » désormais interdit dans lesétablissements publics selon les termes de la loi de mars 2004 est certes en contradictionavec le principe de laïcité, mais plus grave parce que plus profond, le refus de certainscontenus d’enseignement en SVT, en histoire, ou dans d’autres enseignements, manifeste,s’il se produit, un refus de l’ouverture au monde par la voie de la connaissance raisonnée.

LAÏCITÉ N’EST PAS NEUTRALITÉ

La notion de neutralité peut porter à confusion : neutre dans ses rapports aux religions, laRépublique elle-même n’est pas neutre, elle procède d’une conception humaniste du monde,dans laquelle l’homme en tant qu’individu doté de raison est en position centrale et qu’ellecherche à promouvoir.

Progressivement forgée par la pensée philosophique aux XVIIe et XVIIIe siècles et formaliséeen 1789 dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, cette forme d’humanismedémocratique est le cadre de référence dans lequel s’inscrivent l’action républicaine et cellede son école. Les valeurs de la République se sont d’abord exprimées au moment de lasécularisation de l’État, au début du XXe siècle, dans une morale républicaine rapidementsubstituée à la morale chrétienne, et sur des bases et selon des modalités proches : le coursde morale procède alors par injonction, ses préceptes s’imposent à l’élève, et ont pourambition, en le façonnant progressivement, d’en faire un citoyen.

Au XXe, l’évolution sociale et politique de notre pays condamnant cette morale impositive,l’éducation civique en collège, l’ECJS en lycée, procèdent d’une autre démarche mettant laconnaissance des textes fondateurs et institutions de la République (instruction civique) auservice de l’analyse de réalités sociales et politiques. Cette éducation recherche l’adhésionvolontaire et éclairée à cette même république et l’acceptation de ses règles et principes.

Dans le cadre de la communauté nationale et de son territoire, la République n’a pas àrenoncer à ses valeurs ni à les négocier avec quiconque, et si elles sont largement partagéesen Europe et sur une partie du globe au nom d’une acception occidentale qui place l’hommeau-dessus de tout, force est de constater que leur universalisme implicite est pour une partcontesté. Ramené là encore au système éducatif, ce constat a des implications pour lesenseignants et plus généralement les adultes, comme pour les élèves.

En conformité avec ses principes de laïcité et avec ses finalités, l’objectif de l’école estd’accueillir et d’éduquer les élèves quelles que soient leurs origines et croyances ; à cet égardtoute exclusion est une forme d’échec. Les enfants accueillis par l’école le sont dans le cadred’un projet républicain et de valeurs dont ils n’ont pas à contester la légitimité ; le respect dece cadre n’impose pas aux élèves de renoncer à leurs croyances, le principe de la laïcité leurpermet de les conserver. Toutefois le projet éducatif ne peut se borner à juxtaposer dans uneforme de relativisme les deux registres public (raison) et privé (croyances) ; il a aussi pourambition d’entrainer l’adhésion volontaire et éclairée aux valeurs de la République d’enfants

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qui pour nombre d’entre eux feront de la France leur pays. La République se veutintégratrice ; elle y réussit dans une large mesure, au prix d’une contribution constante etexigeante de l’ensemble des adultes en charge d’éducation.

JEAN-LOUIS CARNATIA-IPR, histoire et géographie, académie de Lyon

Article paru en mars 2005 dans le N° 431, La laïcité à l’école aujourd'hui

1 Éducation civique juridique et sociale instaurée à compter de 1999 en lycée d’enseignement général ettechnologique et étendue en lycée professionnel.

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JACQUES GEORGE.

technologique et étendue en lycée professionnel.

Marianne nous voilà ! p a r Ja cq u es G eo rg e

Un peu de recul historique, en particulier sur lesdébuts de la IIIe République, période des fondations d'une certaineconception de l'instruction civique.

C’est l’article 1 de la loi de Jules Ferry du 28 mars 1882 : « L’enseignement primairecomprend : l’instruction morale et civique », alors que la loi Guizot du 18 juin 1833, reprisepar la loi Falloux en 1850 disait : « L’instruction primaire et élémentaire com prendnécessairement l’instruction morale et religieuse. » C’est, bien sûr, le fondement législatif de lalaïcité de l’enseignement. Mais au-delà, l’instruction civique se voit assigner un rôle positif. Ils’agit de fonder la République dans les cœurs et dans les esprits. On avait pu voir en 1848combien la République était fragile : « Sans l’instruction du peuple, dira en 1865 HippolyteCar, le suffrage universel peut être un grand danger, de même que sans la liberté, il n’est qu’ungrand mensonge. Il n’y a pas d’intérêt plus grand que celui de mettre tous les citoyens en étatd’exercer avec discernement leur part de souveraineté. » Plus explicite encore, Jean Macé, lefondateur de la Ligue de l’enseignement, dans un discours du 14 janvier 1884 : « En 1848, jene demandais pas le suffrage universel, car je le considérais comme un instrument dangereuxs’il n’allait pas de pair avec l’instruction civique. Aussi ai-je eu froid dans le dos, quand il afait son apparition, du soir au matin, et j’avais bien raison. Sans lui, nous n’aurions pas eul’Empire, et nous aurions encore l’Alsace et la Lorraine. » Et il continue, parlant maintenantdu présent : « Quand la Ligue a dit qu’elle ne s’occupait ni de politique ni de religion, elleavait raison. Elle ne s’occupait que de l’éducation du suffrage universel, non pas pour fairedes élections, mais pour faire des électeurs, non pas pour faire des candidats, mais descitoyens. Aujourd’hui, dira Ferdinand Buisson, l’un des principaux collaborateurs de Ferry, laRépublique fait vivre l’école, demain l’école fera vivre la République. »

Cette fondation républicaine est inséparable de l’affirmation nationale d’une France blessée,et on ne sépare pas en effet l’instruction civique de l’instruction militaire, ou plutôtprémilitaire. Le même article 1 de la loi de 1882 inscrit, à la fin des matières obligatoires,« pour les garçons, les exercices militaires » ; une loi de 1880 avait institué un enseignementde la gymnastique ; un décret du 6 juillet 1882 crée les bataillons scolaires. Ceux-ci doiventêtre constitués dès qu’il y a au moins 200 élèves de 12 ans et plus, mais, même si ce nombren’est pas atteint, il faudra donner l’instruction militaire. En 1881, trois fusils sont attribués àchaque école.

L’esprit de tout cela ? Pour Jules Ferry, « nous sommes résolus à organiser, dans toutes lesécoles de tous les ordres, une sérieuse et forte éducation militaire dont l’enseignement de lagymnastique soit la base et le principe. Pour y arriver, nous comptons sur un double concours,le concours de l’instituteur et le concours de l’armée elle-même. L’esprit mili taire est fait dedeux choses : l’esprit de discipline et l’esprit de sacrifice. Mais est-ce qu'une République peut sepasser de discipline ? Pour incliner l’esprit des enfants aux choses militaires, prenons-les àl’âge où tout mouvement amuse, où toute impression porte et laisse sa trace. Dix ansd’application des lois nouvelles, dix ans d’enseignement obligatoire et d’exercices militairesdonneront à la France des générations viriles, raisonnables, saines d’esprit et saines decorps ». Plus prosaïque, et comme il est question de ramener la durée du service militaire decinq à trois ans, le ministre de la Guerre précise : « Le service de trois ans doit, pour porter sesfruits, avoir été précédé pendant longtemps d’un dressage préliminaire spécial, acquis àl’école. Il faut donc développer l’instruction, l’instruction à tous les degrés, et surtoutl’instruction militaire civique. »

En fait, la formule des bataillons scolaires n’arrivera pas à s’imposer, plafonnera en 1886

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avec un effectif de 43 000 élèves dans 146 bataillons, et disparaitra à partir de 1890. Et il nefaudrait pas sourire ou s’indigner trop vite ; il ne s’agit pas de ce que l’on appelleraitaujourd’hui militarisme, et la droite stigmatise d’ailleurs ces rassemblements des « enfants dechœur de la révolution », comme l’écrit un journal lyonnais. Un adjoint républicain au mairede Lyon déplore qu’« en jouant aux petits soldats, les enfants apprennent à considérer leurschefs non comme des supérieurs, mais comme de simples professeurs ». Au-delà de cetépisode, la double finalité de l’éducation civique demeure : « Si l’écolier ne devient pas uncitoyen pénétré de ses devoirs et un soldat qui aime son fusil, l’instituteur aura perdu sontemps. »

Cette dernière phrase est d’Ernest Lavisse, qui l’écrit à propos de l’histoire : mais pour lui,l’histoire doit être l’aliment de l’instruction civique. Le lien était fait bien avant quel’instruction civique n’apparaisse, et il permettait les débordements qu’on a reprochés àcelle-ci, le glissement du patriotisme à ce qu’on appelait déjà chauvinisme. « Il n’est permis àaucun Français d’ignorer la France ; l’étudier est pour chacun de nous un devoir de morale.Car plus on la connait, plus on l’aime et on l’admire, plus on est fier d’être compté au nombrede ses enfants, plus on se pénètre de l’obligation qui nous est imposée à tous decontribuer, chacun selon notre pouvoir, à sa prospérité, à sa sureté, à sa gloire », lit-on dans lapréface de La patrie. Description et histoire de la France, publié en 1868 par Th. Barreau :« Cet ouvrage est principalement destiné à l’instruction des jeunes gens et aussi des jeunespersonnes, ou, pour mieux dire, à leur éducation civique. »

Et d’innombrables livres, avant comme après 1882, sont un composé d’histoire (de France),de géographie (de la France), d’économie politique rudimentaire, d’exemples moraux. Leplus célèbre est Le Tour de la France par deux enfants , d’Augustine Fouillée (sous lepseudonyme de G. Bruno), mais la même forme de récit se retrouve sous l’Empire, dansPetit-Jean de Charles Jeannel, et Maurice ou le travail et Petite Jeanne ou le devoir, de Mme Z.Carraud, et, après 1882, dans Suzette, puis Le Ménage de Mme Sylvain, de Marie-Robert Hait,Le Journal d’une petite écolière, de Claire Nectoux, et tant d’autres livres de lecture courante.Même les manuels qui sont spécifiquement d’instruction morale et civique, comme ceuxqu’Ernest Lavisse écrit sous le pseudonyme parlant de Pierre Laloi, appuient leurs leçons surdes récits suivis.

On sait que quatre des manuels d’instruction civique (ceux de Paul Bert, Gabriel Compayré,Mme Gréville et Jules Steeg) ont été condamnés par le Vatican en 1883, dans la mesure où ilsdécrivent une société fondée sur des principes civils, sans référence à Dieu. On insisteraitaujourd’hui sur leur côté étrangement conservateur : la République qu’ils construisent, cen’est pas la sociale, tant s’en faut. Ainsi, dans le livre de première année de Pierre Laloi, onpeut lire « Vous entendrez souvent dire que l’inégalité des conditions est injuste. Vousrépondrez que cette inégalité ne peut être évitée. Chacun de nous est stimulé. Si le fruit de notretravail devait être partagé entre tous, nous n’aurions pas de cœur à la besogne, et noustravaillerions juste pour ne pas mourir de faim » et aussitôt, pour boucler la boucle : « Or, letravail, qui fait la richesse des individus, fait en même temps la force et la grandeur des nations. » On aura noté la forme très normative. Écoutons aussi Léopold Mabilleau, égalementprofesseur d’université : « Pourquoi les uns en ont-ils assez, et même trop, et les autres rien ?— C’est très difficile à expliquer mon enfant, et il faut se garder, en le faisant, d’oublier lerespect qu’on doit aux malheureux. Cependant, il est bien certain que, en principe, si unhomme est devenu riche par lui-même et honnêtement, c’est qu’il l’a mérité par son travail, saconduite et son habileté, tandis que souvent on reste pauvre pour n’avoir pas eu le courage deprendre la peine. »

Ces démonstrations à gros sabots pour les enfants sont plus affinées à l’usage des futursinstituteurs. Gabriel Compayré, député, professeur à Saint-Cloud et à Fontenay, et quideviendra inspecteur général, une autorité donc, auréolée de la condamnation de sonmanuel, montre aux normaliens les graves inconvénients d’un impôt progressif sur le revenu(à une époque où, rappelons-le, il n’y avait même pas encore d’impôt proportionnel) : « Ilest injuste en principe, puisqu’il frapperait plusieurs unités de revenu d’une façon plus fortepour cette seule raison qu’elles sont dans une seule main au lieu d’être dans plusieurs. » Et il

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ferait sortir l’épargne de notre pays ; l’impôt sur le capital, bien pis, « serait une grave atteinteau principe de l’égalité de tous devant l’impôt » puisque, dame, ceux qui n’ont que desrevenus y échapperaient. Si « le travail doit être rémunéré convenablement », c’est « le libre jeude la concurrence qui donne leur juste prix au travail, aux services, aux marchandises, auxpropriétés » ; par exemple, « le capital, qui a besoin d’ouvriers, est-il abondant, les salaireshaussent ; le capital devient-il rare, les salaires baissent. On voit combien l’abondance ducapital importe aux travailleurs ». Mais, « le travail est l’origine de toute propriété : la propriétéest donc de droit naturel ». Autres fortes remarques : « Si l’on n’écoutait que la logique, lesfemmes étant, au même titre que les hommes, des personnes morales, il semblerait nécessairede leur accorder les mêmes droits politiques qu’aux hommes. Mais si l’on réfléchit à lacondition civile de la femme qui, dans l’état normal du mariage, est forcément subordonnée aumari, si l’on considère les fonctions spéciales que la nature impose aux mères, il parait difficileet dangereux d’initier le sexe faible aux agitations inséparables de la vie politique, en mêmetemps que d’introduire dans le ménage une cause de division et de trouble. Ajoutons qu’il nefaut pas, en pareille matière, devancer l’opinion publique et les réclamations des intéressés. »Il s’en faut de soixante ans.

Je ne puis détailler ici les vicissitudes de l’instruction civique une fois les premiers remousapaisés. Très vite, en 1887, elle se ra séparée de la morale et rattachée à l’histoire et à lagéographie, les instructions officielles n’étant détaillées que sur la morale elle-même. Elleretrouvera son autonomie, mais en 1923 (c’est encore la Chambre bleu horizon), onréaffirme l’importance de la morale (avec une modestie toutefois que l’on a perdue de vuepar la suite) : « Au cours préparatoire, c’est à peine si l’on peut parler d’un enseignement. Laleçon, si l’on peut employer ce mot, ne doit comporter ni livre, ni cahier, ni exposé didactique,ni résumé. » De même, plus loin, « L’histoire ne figure pas au CP. Ce n’est pas un oubli. LeConseil supérieur a estimé que les élèves de ce cours sont trop jeunes pour situer avec précisionles évènements dans la durée », mais on retarde jusqu’au cours supérieur une instructioncivique explicite, annexée à la morale. Ce n’est qu’en classe de fin d’études primaires que lesinstructions de 1945 prévoient une initiation civique.

Si l’émergence de la notion d’éveil et l’introduction du tiers temps à l’école élémentaire sesont accompagnées de toute une réflexion, rien n’en a transpiré officiellement. On lisaitcependant dans un projet, qui n’est jamais sorti, cette pétition de principe : « La démarchepédagogique est l’essentiel : associer les enfants, à partir de curiosités effectivement ressenties,à la définition d’objectifs de recherche, aux choix des moyens d’investigation, enfin à l’appréciation des résultats, c’est développer chez eux une méthode et des attitudes applicables auxproblèmes de tous ordres, personnels ou collectifs, que leur posera la vie. Alors l’éducationmorale et civique apparait à nouveau comme la discipline par excellence : les autres n’ont pasde fonction plus importante que de l’alimenter. » Il a fallu attendre 1985 pour que l’éducationcivique figure à nouveau dans les instructions pour l’école élémentaire, mais dans uneperspective tout à fait différente.

Les choses sont plus simples dans le second degré. Il y avait eu un essai, sans lendemain, decours de morale en 1902, mais il a fallu attendre 1945 pour voir instaurée une véritableinstruction civique et morale, devenue purement civique en 1948 et étendue au second cycleau prix, il est vrai, d’une réduction de l’horaire à une heure par quinzaine. En 1969, l’horaireest porté « définitivement » à une heure par semaine pour les 6e et les 5e ; en 1972, celui de 3e

est rattaché à l’histoire-géographie et n’apparait donc plus spécifiquement. Ceci seragénéralisé par la réforme Haby, avant que les programmes Chevènement ne rétablissent unediscipline à part, qui aura droit bientôt à une heure dans chaque classe du premier cycle. Ilest question maintenant de faire quelque chose dans le second cycle, mais les intentionsofficielles restent pour le moins vagues.

Retraçant « l’aventure de l’éducation civique » dans le second degré , Louis François, qui futun grand inspecteur général d’histoire (et qui écrivit dans les Cahiers) montre que la décisionde 1945 vient de ce qu’il est apparu à des dirigeants qui venaient de traverser la guerre, laRésistance et la déportation, « qu’on ne pouvait plus se contenter de faire étudier Rousseau,Montesquieu, les faits historiques, etc. par de bons professeurs de lettres ou d’histoire pourproduire des citoyens d’un pays démocratique ». Mais il relate aussi comment il avait décidé,

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en octobre 1940, d’étudier en détail, avec ses élèves de 1re du lycée Henri-IV, la Déclarationdes droits de l’homme et du citoyen de 1789. Il faudrait susciter ici des témoignages sur ceque fut, sous Vichy, la tentative d’instaurer dans le second degré une « éducation générale ».J’aurais tendance à penser qu’il y eut là la même équivoque qu’à propos de toute lapolitique de la jeunesse : volonté d’embrigadement au service de la « Révolution nationale »pour les uns, volonté d’éducation de citoyens libres ou décidés à le redevenir pour les autres. Car, au même moment, les mots de civisme, d’éducation ou d’esprit civique faisaientflorès, dans un tout autre esprit. En témoignent ces quelques passages de L’école et l’espritcivique :

« Les stigmates de la domination républicaine marquent profondément le visage de la patrieblessée. Le régime démocratique a perverti les caractères tout autant qu’il énervait l’espritpublic. Nous ne sommes pas assez naïfs pour compter sur le sursaut efficace d’une opinionavilie par un système perfectionné dont la presse et l’école constituaient les pièces maitresses. »

« L’éducation civique disparait chaque jour de l’éducation familiale. Le maitre a donc lacharge de redonner à la nation française conscience des principes politiques et sociaux dontl’observation peut seule assurer l’existence de la communauté. Ces principes n’ont d’efficacitéque s’ils ne sont pas discutés. Ils doivent faire partie de cet ensemble de réflexes nés d’uneéducation suivie. L’école n’a pas à faire naitre des opinions, mais des habitudes politiquesrestreintes à l’essentiel. Le maitre ne cherchera pas à convaincre, mais à enraciner. Il estindispensable qu’une sorte de catéchisme nationaliste donne au citoyen, dès l’école, uneorientation civique précise. »

Le schéma de ce catéchisme est esquissé en quarante-huit pages, fort habiles. Rien deviolent, si ce n’est des silences majeurs, ainsi ce superbe passage que ne suit aucune ombrede critique : « Une forme de gouvernement tend à s’introduire en Europe et en Amérique : legouvernement d’un parti et de son chef (le dictateur) qui est encore un mélange d’aristocratieétendue (le parti) et de monarchie de fait ou élective (le chef en régime totalitaire) et qui a, engénéral, une origine démocratique », ou celui-ci, que n’accompagne nulle remarque sur lesinégalités et leur ampleur :« Le respect de la propriété est une condition de l’ordre social, doncde l’unité nationale. L’envie est une tendance de l’homme, mauvaise, mais naturelle. Unhomme riche n’est pas toujours vertueux ni intelligent : on envie facilement sa fortune et ons’indigne qu’il en fasse parfois mauvais usage. Il ne faut pas se laisser aller à ces sentimentsirréfléchis : la nation est menacée de mort lorsque les citoyens de conditions différentes sedressent les uns contre les autres. »

S’il y a les chapitres classiques, la patrie, l’unité française, les images de la patrie (le drapeau,la Marseillaise, les fêtes nationales), on n’y retrouverait qu’avec mauvaise foi les symbolesde la République du programme d’aujourd’hui : il y manque la devise républicaine. Et cettelacune n’est pas fortuite : dans le programme esquissé pour la formation civique desinstituteurs, on lit en effet : « Une feinte impartialité n’est que leurre et mensonge. Entrel’idéologie maçonnique et le réalisme nationaliste, il faut prendre parti. Aux idées issues de laphilosophie du XVIIIe siècle, aggravées par les théories scientistes et sociologiques, il s’agit desubstituer les idées qui inspirent la Révolution nationale. Elles s’expriment dans les ouvragesdes penseurs français qui ont élevé une digue puissante contre l’invasion démocratique etmarxiste. Continuera-t-on à étudier avec piété la Déclaration des droits de l’homme et leContrat social ? À Rousseau substituer Maurras ; à Durkheim, opposer Sorel et Proudhon ; àMarx, La Tour du Pin. »

On n’a accordé de la place à ce texte que dans la mesure où il est révélateur, à l’extrême dela tendance à imputer à l’école, et spécialement au contenu de l’éducation civique (ou à sacarence), les faiblesses de notre pays à un moment donné, et à attendre de la mêmeéducation civique qu’elle y porte remède. Dix ans après, un académicien pourtant familier del’histoire contemporaine écrit que « c’est une grande question de savoir si l’âme d’un payspeut survivre indéfiniment, quand la plupart des hommes chargés de former sa jeunesse sedésintéressent et semblent même ignorer les mots civisme et patriotisme ». Un autreexemple, plus récent, et l’on en trouverait facilement beaucoup d’analogues :

« Les graves difficultés rencontrées par toutes les entreprises, pour lesquelles on a tendance à

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ne voir que des causes économiques, sont largement tributaires de l’éducation reçue par ceuxqui composent le monde du travail. Ce n’est pas du jour au lendemain qu’il est possible demodifier des mentalités déformées par plusieurs années d’éducation familiale et scolaire.Personne n’ignore que l’orientation pédagogique prise il y a une cinquantaine d’années environfait sentir ses effets sur le comportement des adultes d’aujourd’hui. » Sont visés ici aussi bienl’accent mis sur « la facilité, l’expérience concrète, l’extension des loisirs et le travail à lacarte » que « la baisse notable de la notion de devoir ».

Ce type de raisonnement, fréquent, ne résiste pas à une prise en considération de lachronologie, et repose au surplus sur une conception bien mécanique des effets del’enseignement. Il a évidemment l’avantage de dispenser de se poser d’autres questions, quisont celles que pose l’éducation civique.

JACQUES GEORGEArticle paru en décembre 1987 dans le n° 259, « L’éducation civique, c’est aussi l’éducation »

1 Dans le n° 57 des Cahiers de l’animation, publiés par l’Institut national d’éducation populaire en 1986.2 Serge Jeanneret, L’école et l’esprit civique, éditions Flammarion, 1943. L’auteur, qui fut un moment au

cabinet du ministre de l’époque, a été réélu en 1963 conseiller de Paris pour le XVIIe arrondissement surla liste Union pour Paris.

3 Jacques Chastenet, Revue de Paris, juin 1956.

4 Dans une opinion signée par un professeur de philosophie que publie le quotidien La Croix du 1er

septembre 1987.

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VIOLAINE HOUDART.

3. Au travers des savoirs

La littérature est-ellemorale ? p a r V io la in e H o u d a rt

L'enseignement de la littérature est censécontribuer à la citoyenneté. Plutôt qu'un travail de référence devantdes textes édifiants, cela passe par le développement des compétencesde lecture critique, de maitrise de techniques argumentatives.

« L’enseignement du français au col lège a pour finalité de permettre à chacun de devenir uncitoyen conscient, autonome et responsable », « le français participe à la tâche généraled’éducation du citoyen », telles sont les affirmations du décret de mars 1995 présentant leprojet de réforme pour la classe de 6e. Les instructions officielles de 1987 pour le lycée déclaraient déjà que le professeur de français devait préparer les élèves « à leur vie d’homme etde citoyen » et utiliser les textes « pour enrichir, approfondir et affermir la réflexion sur lesprincipes, sur les réalités de la vie sociale, politique et civile et sur leurs représentations ».

S’agit-il là d’une nouvelle finalité attribuée à l’enseignement du français ou bien serait-ce lareprise et la métamorphose de cette « formation morale » qu’on attribuait à l’étude des texteslittéraires, mais aussi historiques, français, mais aussi latins, avant même que l’enseignementdu français ne remplace celui des langues anciennes ? Ainsi, le règlement général duPrytanée français préconisait, en 1801, de faire lire aux élèves « un recueil d’actions de vertuet d’héroïsme, propres à inspirer à la jeunesse des sentiments (sic) de patriotisme et de morale».

On constate, en tout cas, que lorsqu’en 1953, on renforce l’horaire de français, c’est dansl’idée de « tirer de l’étude des grands écrivains tout le fruit qu’elle comporte pour la formationde la conscience morale » et de remplacer les leçons de morale abstraites instaurées en 1945,puis supprimées du fait de leur inefficacité. Ainsi, si le contenu moral ne recouvre plus sansdoute la même réalité, il y avait bien derrière ces textes anciens le postulat que l’on peutenseigner des valeurs, en particulier à travers les textes littéraires.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Sur quoi se fonde cette affirmation, à tous les échelons, du rôle del’enseignement du français dans la formation du citoyen ? Les textes officiels, en effet, secontentent souvent d’énoncer cette finalité, sans trop expliquer ni ce que sont ces valeurs decitoyenneté , ni la manière de les inculquer ou de les transmettre à l’intérieur du cours defrançais. Comment éviter les écueils liés à une volonté d’éducation des valeurs : utiliser lestextes comme prétextes à un cours de morale, ou bien comme documents, au détriment deleur valeur littéraire, ne garder de la littérature que la littérature édifiante qui n’est pastoujours la meilleure, transformer le cours de français en catéchisme. Ainsi, dans les annéesquatre-vingt, les élèves se disaient saturés par les romans tournant autour du racisme et dunazisme que l’on trouvait dans tous les manuels de collège.

Il me semble qu’on peut proposer aujourd’hui trois directions qui permettraient au cours de

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Au travers des savoirs

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français de remplir cette fonction d’éducation à la citoyenneté. La première est conforme àcette tradition de l’étude des textes littéraires, mais en les exploitant différemment de lamanière dont on pouvait le faire au début du siècle. La deuxième est en rapport avec l’émergence de l’argumentation, préoccupation nouvelle, mais qui pourrait bien avoir une certaineparenté avec la formation du citoyen dans la Grèce antique. La troisième, bien sûr, et indissociablement, réside dans les pratiques de classe, et la manière même d’enseigner.

LITTÉRATURE ET CITOYENNETÉ

L’idée que la littérature puisse transformer l’être, et par là même transmettre des valeursn’est pas nouvelle. Dans l’Antiquité, le personnage d’Achille, déjà, servait de modèle devertu aux jeunes grecs qui apprenaient par cœur les vers d’Homère. Selon cette traditionhumaniste, le théâtre classique, notamment, était étudié en grande partie par le biais despersonnages qui, suscitant terreur, pitié ou admiration, avaient valeur d’exemple ou decontrexemple. C’est ainsi que Corneille, et son théâtre considéré comme une « école de lavolonté » ont eu un rôle de pilier dans les études littéraires, dans la mesure où ilsfournissaient d’abondants modèles moraux à étudier. On opposait, par exemple, le patriotisme modéré de Curiace et le patriotisme excessif d’Horace, incapable de prendre encompte les valeurs familiales. Les fables aussi, capables à la fois de charmer par leur récit etd’instruire par leur morale, étaient par excellence des moyens de formation morale.

Certes, on ne peut plus aujourd’hui se contenter d’une approche psychologicomorale despersonnages ni les appréhender comme modèles à imiter. Il n’en reste pas moins que lalittérature est porteuse de valeurs, et qu’il existe une abondante littérature engagée, autantdans le domaine de la poésie lyrique, du théâtre et du roman que dans la prose d’idées. Pardivers procédés littéraires, l’œuvre littéraire peut constituer un discours d’exhortation oud’incitation aux valeurs de la citoyenneté, d’autant plus efficace ou convaincant que cediscours ne fait pas seulement appel à la raison ou à la connaissance, mais à l’émotion, àl’originalité de la forme, à l’ironie ou à différentes formes de séduction. En particulier le textede fiction, sollicitant l’imagination, cette « reine des facultés », disait Baudelaire, « qui toucheà toutes les autres facultés, les excite, les envoie au combat », permet une connaissance del’autre plus intime, plus émotionnelle, en sorte que l’idée d’une violation des droits ducitoyen, par exemple, prend alors une consistance véritable. On peut penser que la questionde la citoyenneté ne concerne, dans un premier temps, l’individu, que si elle le touche, quesi, à un moment donné, elle a une dimension affective, ou du moins existentielle. Cecidifférencierait l’approche littéraire d’une appréhension uniquement intellectuelle oucognitive de la question des valeurs. Grâce à des procédés littéraires divers, qui sont autantde formes argumentatives, un roman de Zola, par exemple, suscite le sentiment du juste etde l’injuste, un conte de Voltaire fait comprendre ce qu’est l’intolérance, un récit d’ElieWiesel donne à voir l’horreur du nazisme, un roman d’André Schwarz-Bart, en nouspermettant, par son style, de nous glisser dans le langage et les pensées d’une petite esclave,nous fait saisir de l’intérieur le caractère intolérable de l’esclavage. Le cours de français estlà, certes, pour donner accès à ces lectures, mais aussi pour aller au-delà de cette émotion etatteindre le domaine des compétences réflexives. Comme le rappelle en effet TzvetanTodorov, la sensibilité artistique et une certaine forme de culture littéraire existaient aussichez des criminels nazis totalement insensibles aux droits de l’homme. Ainsi la réflexion surle texte est peut-être le moyen d’en tirer profit en mettant en lumière les thèses sous-jacentes,les valeurs ou les problèmes éthiques posés par le texte. On peut alors envisager le travailsur les textes en cours de français comme un effort pour dégager les valeurs qui sont en jeudans un texte, et tout particulièrement lorsque celles-ci sont implicites. Il ne s’agit donc pasde réduire le corpus des textes abordés en classe aux seuls textes édifiants du point de vuedes droits de l’homme, mais au contraire de rendre les élèves capables d’être critiques vis-à-vis des autres.

CITOYENNETÉ ET ARGUMENTATION

Dans la mesure où il contient cette dimension critique, le travail sur les textes littérairesrejoint une autre composante du cours de français, l’argumentation, qu’il serait plus justed’ailleurs d’appeler la « rhétorique ». Rappelons que cet art du discours n’est pas né de

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préoccupations d’ordre littéraire, mais judiciaire, en Sicile, pour donner aux plaideurs lemoyen de défendre leur cause, et ce n’est pas un hasard si la démocratie athénienne s’estrapidement emparée de cette rhétorique pour permettre aux citoyens de participer à la viepolitique. L’argumentation, comme l’étude des textes littéraires, a pour projet de faire del’élève un individu lucide et critique face aux discours qu’il entend ou lit, mais aussi capabled’utiliser la parole au lieu d’avoir recours à la violence pour convaincre autrui. Certes, larhétorique suscite, à juste titre, la méfiance : elle peut facilement se transformer en art dusophiste, art de parler sur des sujets que l’on ne connait pas, de développer des idéesauxquelles on n’adhère pas et l’on peut craindre de voir le cours de français se transformeren pseudocours de sciences humaines, à vide, sans contenu. On connait, de fait, le dangerdes discours convenus sur le rôle néfaste de l’image et de la télévision ou sur la pollution,fréquents dans les anciens « sujets 1 » (résumé-discussion) du baccalauréat. Mais les travauxà présent connus d’Alain Boissinot, Marie-Martine Lasserre ou Huguette Mirabail, parexemple, permettent une approche beaucoup plus rigoureuse de l’argumentation : il s’agitd’acquérir les outils donnant la possibilité aux élèves de dégager, dans un texte, la thèseréfutée et la thèse développée, de repérer l’implicite ainsi que les arguments sur lesquels lelocuteur s’appuie et de rédiger à leur tour une argumentation qui tienne compte del’interlocuteur. Il parait important, surtout dans les classes où l’affrontement physique est fréquent, de montrer aux élèves la différence entre violence, manipulation, persuasionpublicitaire ou argumentation. Comme l’explique Huguette Mirabail, l’argumentation «suppose surtout le principe de la libre adhésion du destinataire aux thèses défendues parl’argumentateur. Elle se distingue en cela du rapport de force, de la contrainte, de la coercition,du recours plus ou moins déguisé à la violence dont la manipulation est une forme. […]Convaincre, ce n’est pas faire céder, mais transformer les convictions d’autrui avec son accord,d’où la nécessité de raisonner, de justifier son point de vue ». Or, ceci me parait pouvoir etdevoir être expliqué, même à de jeunes enfants, sur des sujets qui les concernent : un dessujets de brevet de 1995 sur les sanctions à l’école suscite des réactions fortes auprès desélèves et leur donne l’occasion de prendre conscience (et de formuler par écrit) desproblèmes de lois, de codes, de justice ou d’arbitraire auxquels ils sont confrontés dèsl’école primaire, et qui peuvent faire l’objet d’un travail de réflexion écrite dès la 6e. De lamême manière, l’idée d’un apprentissage de l’oral et de la prise en compte de l’interlocuteuren classe de 6e, sur laquelle insiste le BO de mars 1995, me parait contribuer particulièrementà l’éducation à la citoyenneté (et ceci dans toutes les disciplines, bien entendu). Reste àtrouver les dispositifs adéquats pour faire alternativement s’exprimer et écouter trente petitsinterlocuteurs de 6e !

CITOYENNETÉ ET PRATIQUE DE CLASSE

Dans ce domaine plus qu’ailleurs, on ne peut séparer fond et forme, contenusd’enseignement et pratiques. Comment éduquer aux droits de l’homme ou à la citoyennetési, tout en faisant lire les textes des encyclopédistes sur l’égalité, la justice et l’intolérancereligieuse, on pratique une évaluation sans transparence et ressentie par les élèves commearbitraire ? Comment évoquer la polysémie d’un texte poétique si, conjointement, on imposeautoritairement un sens ? Comment parler de droit d’expression si l’on pratique exclusivement le cours magistral, si l’on ne veille pas à des dispositifs permettant aux élèvesde confronter leurs interprétations, de donner leur avis, de négocier avec les autres ?

C’est notamment dans le domaine de l’interprétation que la position du professeur defrançais est délicate. Quand on se mesure à des textes littéraires, dont la richesse vient de lapluralité de sens, mais que l’on est dans la position de professeur, détenteur d’un savoir surces textes, et persuadé par ailleurs que tous les sens ne se valent pas et que certainesinterprétations sont plus légitimes que d’autres, comment laisser les élèves « construire leursens », comme on dit aujourd’hui ? Problème particulier au français ? Je n’en suis pas si sure.Paul Ricœur émet l’hypothèse, dans un article du Monde, que l’intolérance développée àl’intérieur d’une partie de l’islam vient de ce que le Coran, parole de Dieu, sansintermédiaire, ne pouvait être traduit et ne laissait place à aucun espace d’interprétation,contrairement aux autres religions du livre, dans lesquelles Dieu parle par l’intermédiaire deses prophètes (première forme d’interprétation) et dont chaque traduction a été l’occasion

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d’interprétations différentes, en sorte qu’il y a un droit à l’interprétation, ce qui va àl’encontre d’un discours totalitaire.

Ainsi, l’éducation à la citoyenneté en français ne saurait se résumer à un corpus de texteslittéraires traitant des questions de citoyenneté sociale ou politique ou de droits de l’homme.Certes, tous les textes ne se valent pas et je rejoindrais volontiers la position de Todorov,affirmant que « la censure est indésirable ; mais l’impunité totale de la parole ne l’est pasmoins ». Ainsi, certaines œuvres paraissent plus centrales que d’autres au lycée : L'Orestied’Eschyle, par exemple, pour aborder la question d’une justice dans la cité qui met fin à laloi du talion, à travers le procès d’Oreste ; la plupart des tragédies grecques ; l’œuvre deRabelais et sa réflexion sur l’intolérance ou les guerres impérialistes ; les philosophes desLumières, bien sûr ; Beaumarchais, les romans de Vallès, de Zola, mais aussi les romans dela Table ronde, les poèmes de Villon, Hugo, Aragon ou Éluard, l’œuvre de Brecht, Senghor,Soljenitsyne, et la liste est loin d’être close. Mais, outre le fait qu’il ne s’agit pas d’évincer lesautres (même Céline), c’est le travail d’interprétation qui est fait sur ces textes qui me sembleimportant, la possibilité laissée à chaque élève d’accéder au sens et d’en percevoir lesvaleurs. C’est, enfin, la manière de considérer la classe comme une collectivité où chacun ades droits et des devoirs, de veiller aussi à la « moralité de la rhétorique » enseignée, pourreprendre une expression d’Olivier Reboul, c'est-à-dire en faire « une méthode honnête dedébattre et de persuader » et non « une manipulation malhonnête ».

VIOLAINE HOUDARTArticle paru en janvier 1996 dans le n° 340, « Éducation à la citoyenneté »

1 Cf. Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, PUF, 1991.

PAROLES

Une œuvre de salut public« C'est alors qu'enseigner l'art de résister aux paroles devient utile, l'art de ne dire que ce que l'onveut dire, l'art de les violenter et de les soumettre. Somme toute, fonder une rhétorique ou plutôtapprendre à chacun l'art de fonder sa propre rhétorique est une œuvre de salut public. » (FrancisPonge)

La contemplation des grandes œuvres d’art, la communion esthétique aurait-ellevertu morale, permettrait-elle une élévation éthique qui éloignerait du mal, laculture serait-elle une arme contre la barbarie, contribuerait-elle à faire advenirl’humanité en l’homme ? Cette croyance est à la base de l’idée que l’éducationcivique (et morale) passe par la fréquentation des grands auteurs et des grandsartistes.

Or, les choses ne sont pas si simples. Contentons-nous de citer ces lignes terribles du beau livre de Tzvetan Todorov, Face à l’extrême (éditions du Seuil, 1991, p.111-112) : « L a Lagerführerin du camp a un faible pour l’air de madame Butterfly,dans l’opéra de Puccini ; elle vient dans la baraque des musiciennes à toute heure dujour et de la nuit et demande qu’on le lui chante ; elle en est, à chaque fois,émerveillée. Josef Kramer, commandant de Birkenau, encourage les activités del’orchestre féminin dans le camp. Quand il écoute la Rêverie de Schumann, ils’abandonne à sa tendre émotion et laisse agréablement rouler sur ses jouessoigneusement rasées des larmes précieuses comme des perles. » Mandel et Kramerabsents, c’est le docteur Mengelé qui se révèle le plus fervent mélomane. « Deshommes qui aiment tant la musique, des hommes qui pleurent en l’écoutant sont-ilscapables de faire tant de mal, de faire du mal tout court ? », se demande unmembre de l’orchestre masculin d’Auschwitz.

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CHANTAL DE SANTIS.

L'arc-en-ciel descultures humaines p a r C h a n ta l d e S a n tis

Un travail de longue haleine pour faire découvrir àde jeunes enfants une palette de pratiques culturelles de tous lescontinents, dans l'idée, peut-être irénique, que cette approche de ladiversité encourage le respect.

Nous proposons une démarche ludique, attrayante, à visée culturelle et pluridisciplinaire,adaptée à des enfants d’appartenances sociales diverses, afin qu’ils découvrent de façonpositive plusieurs modes de différences culturelles dans le monde et en France. Les supportspédagogiques sont banals : catalogues de voyages organisés, photos et documents découpésdans la presse, livres de bibliothèque pour jeunes. Un cahier accompagnera la séquence, lesdocuments y seront collés. Il faut aussi bien sûr carton, colle, feutres et ciseaux pourfabriquer le jeu, et, éventuellement, de l’adhésif transparent pour le protéger.

La séquence fait appel aux compétences transversales  : développer l’esprit de curiosité, laréflexion, la mémoire  ; développer le sens du respect et de la solidarité pour « vivreensemble avec nos différences ». Elle développe aussi des compétences propres à diversesdisciplines  : en français, travailler la langue orale, écrite  ; en géographie, appréhenderl’espace international  ; en géométrie, il faut fabriquer les rectangles du jeu  ; en éducationartistique, pratiquer le dessin, écouter diverses musiques.

Mais, globalement, la visée est l’éducation civique. Le travail commence dès le mois deseptembre, à l’oral, à partir de livres. Le premier trimestre est ensuite consacré à des travauxdans le cahier. Au deuxième trimestre a lieu la fabrication du jeu.

En septembre, les enfants, en groupes de trois, prennent connaissance des livres sur lescultures du monde. Ils découvrent et échangent leurs idées. Ici, le rôle de l’enseignant estd’être à l’écoute pour saisir au vol les moqueries ou autres dérives, et recentrer le travail surce point. Un exemple  : en voyant une statue de Bouddha, un enfant a exprimé de lamoquerie. Nous avons alors rassemblé des statues d’autres religions, pour en découvrir lesparticularités. Sensibilisation esthétique et repérage simple de styles culturels et religieux.Les moqueries ont disparu.

Au terme de la séance, les enfants sont amenés à s’exprimer sur l’image de leur choix, qu’ilsjustifient. La semaine suivante, même leçon sur des supports changés. Chaque séance duretrente à quarante-cinq minutes.

Les mois suivants, nous travaillons une fois par semaine sur les différences rencontrées àpartir des catalogues de voyages organisés. La première séance est consacrée à découper desimages d'habitats, de visages, de vêtements, d'édifices, de fêtes populaires ou religieuses,des enseignes montrant différents alphabets.

Chaque séance est ensuite consacrée à une série, par exemple l’habitat. Chacun rassembleses maisons découpées, comparant caravane, iglou, tente, maison en bois peint, blanchie àla chaux. Chacun en cherche le pays. Nous constatons que les maisons dépendent des modesde vie, qui dépendent du climat du pays et de sa géographie. Et ainsi de suite pour toutes lesséries. Il est aisé de comprendre pourquoi on mange beaucoup de poisson au Japon,pourquoi les hommes du désert portent ce vêtement, etc.

Puis les enfants collent leurs découpages dans le cahier. Le chapitre sur l’habitat porte cetitre, qu’ils écrivent  : « Je respecte les maisons du monde ». On peut faire ajouter  « Tout

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enfant a droit d’être abrité », afin de préparer à la Journée nationale des droits de l’enfant, le20 novembre. À un autre moment, les enfants dessinent une ou plusieurs habitations de leurchoix.

Deux séances ont une importance particulière dans mon esprit  : celle sur les différences deslangues et des alphabets, et celle sur les religions.

Les langues et les alphabets

Les enfants prennent conscience du très grand nombre d’alphabets, certains s’écrivent degauche à droite, comme le nôtre, d’autres de droite à gauche, ou de haut en bas. Ilschoisissent quelques signes ou pictogrammes qu’ils reproduisent dans le cahier. Parmi lesécritures les plus choisies, celles d’Algérie, de Tunisie, d’Iran, de Chine, du Japon. Pourjustifier leur choix, les enfants disent parfois  : « C’est difficile mais c’est beau.» Après avoirainsi collé les alphabets dans le cahier, ils écrivent le titre  : «Je respecte les languesétrangères », ainsi que « J’ai le droit de parler une langue différente ».

Ce travail sur les alphabets et les langues (qui permet la lecture et le graphisme) nous aconduits à consacrer une autre séance au respect de celui qui est différent par un handicap.En effet, comment lire si on est aveugle ou sourd-muet  ? Nous avons donc ajouté à cechapitre l’alphabet du langage des signes, et le braille. Les enfants en ont dessiné des signes,ainsi que des exemples de solidarité aux handicapés (aide à un aveugle pour traverser larue, à un paralysé sur un fauteuil, etc.).

Les religions

Le mois de décembre, mois du solstice d’hiver, convient très bien pour la séance basée surle respect des religions. Les enfants réunissent les photos découpées  : édifices, fêtes, objetsreligieux. Beaucoup reconnaissent leur religion et souhaitent s’exprimer. Aucun prosélytismen’est accepté ! L’objectif n’est-il pas de « réussir avec nos différences » ?

Le 6décembre, Santa Klaus ou saint Nicolas apportent les cadeaux au nord de la France, enGrande-Bretagne, en Europe centrale, etc. Le 8décembre, c’est la fête des Lumières à Lyon.Vers la mi-décembre, c’est Hanouka, chez les Juifs. Le 13décembre, sainte Lucie noustransporte en Suède, avec un clin d’œil à l’origine latine du mot  : lux, lucis, lucifer… Le25décembre, Noël pour les chrétiens. Cependant, en Espagne, en Italie, les enfants reçoiventleurs cadeaux le 6janvier (Rois mages, Béfana). L’Aïd el-Fitr, fête de la fin du ramadan, étaiten novembre cette année, les enfants musulmans souvent y reçoivent des vêtements neufs.Nous évoquons également les fêtes des garçons et des filles en Asie, pour ne pas exclure lesenfants d’origine asiatique. Les enfants collent les photos concernant les religions. Une élèvea posé la question : « A-t-on le droit de ne pas prier ?» Nous avons écrit le titre de ce chapitre :« Je respecte les religions des autres. J’ai le droit d’avoir une religion ou de ne pas en avoir.» Au cours d’une deuxième séance, les enfants dessinent des objets, des fêtes religieuses.Voici comment certains ont justifié leur choix  : Yasmina a choisi la Vierge car « c’est unemaman avec son bébé ». Et elle a choisi la Kaaba car son grand-père l’a vue. Mohamed achoisi les Tables de la Loi car « Maman m’a dit de bien aimer Moïse », etc.

Le « domino du respect »Le jeu est construit sur de grands rectangles, et on jouera selon les mêmes règles que le jeude dominos traditionnel : on placera une habitation contre une habitation, etc.

On préparera les vingt-huit rectangles et on collera sur chaque moitié de rectangle, au lieudes six figures de points (du un au six), les dessins confectionnés par les élèves, représentantles différents thèmes travaillés.

Tous les enfants participent activement, ainsi que de nombreux parents. Les enfantsd’origine étrangère racontent volontiers les coutumes de leur famille, apportent desconfiseries. Les mères viennent nous rencontrer devant l’école. Trois d’entre elles m’ontproposé de venir en classe parler de leur pays d’origine avec des documents (Italie, Portugal,Algérie).

Recevant des stagiaires étrangers de l’IUFM (institut universitaire de formation des maitres),les élèves n’ont eu aucune réaction ironique devant l’accent étranger très marqué de certains,

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et ils ont manifesté une grande curiosité à leur égard.

Dans le groupe classe, le climat est coopératif. Les enfants, habitués à travailler en groupe oude façon autonome, dialoguent, écoutent le voisin. C’est le premier pas du respect  ! Il mesemble que cette démarche les rend plus ouverts au monde, plus conscients des façons devivre et de parler des autres pays, et enclins à accepter celles qui peuvent être présentes dansles familles des camarades de classe.

CHANTAL DE SANTISProfesseure des écoles, groupe scolaire Jean-Jaurès, Lyon

Article paru en décembre 2003 dans le n° 419, « L’école et la pluralité ethnique »

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ANNIE BURGER-ROUSSENNAC.

Ça nous regarde p a r A n n ie B u rg er-R o u ssen n a c

Cet article aborde la question délicate dece qui peut se dire à l'école d'un parcours familial, en l'occurrence dansune trajectoire migratoire. Des questions intimes, mais qui mettentaussi en jeu le vivre ensemble, dans la classe, dans la société.

Et si proposer aux élèves de s’interroger sur leurs origines permettait de retisser ce « lienétrange, imaginé par la tradition française, entre l’appartenance et la raison  » ?Depuis septembre1997, je travaille avec une classe de 5 e, une heure par semaine, au CDI,dans le cadre d’un parcours diversifié intitulé «La France et ses immigrés ». Mon but estd’enseigner un sujet que les programmes d’histoire et géographie du collège négligentpassablement : l’histoire et la géographie des migrations internationales qui ont construit lapopulation française. En histoire, en géographie et en éducation civique, les programmes luiaccordent au mieux quatre heures de cours réparties sur toute la scolarité de collège. Saufavec un collègue de français passionné de littérature de jeunesse et volontaire pour aborderle sujet, les élèves n’en ont guère plus.

Un tel sujet mérite mieux. C’est une affaire de justice et de bon sens. Il parle de nous tous,pas seulement de mes élèves du quartier des Quatre-Chemins à Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis, un quartier où s’installent les primo-arrivants. Ils viennent aujourd’hui de Chine, deMauritanie, du Sénégal et d’ailleurs. Hier, ils venaient de tous les pays du Maghreb (surtoutd’Algérie), avant-hier d’Alsace et de Lorraine. Ignorer officiellement à l’école les réalités del’immigration au nom de l’intégration est une forme de violence, celle de la non-reconnaissance d’autrui. C’est également hypocrite car, par ailleurs, personne n’est dupe. Cesont des enfants d’immigrés, ils parlent souvent un français maladroit et ils obtiennent, saufexception, de médiocres résultats scolaires. En Alsace, à la fin des années 1970, certainsprofesseurs répétaient à leurs élèves dialectophones qu’ils ne pourraient jamais, de par leursorigines, être de très bons élèves. Cela se disait, y compris en khâgne. Consciente desdifficultés, la République allouait une heure hebdomadaire supplémentaire de français pourfranciser sa périphérie. Nos banlieues actuelles n’ont pas cette chance, je le regrette.

Mes meilleurs élèves à ce jour ont été deux filles, l’une sénégalaise, l’autre marocaine,venues de familles populaires musulmanes pratiquantes. Aujourd’hui elles sont en classepréparatoire dans un grand lycée parisien, demain peut-être elles seront normaliennes. Ceserait une chance pour Normale Sup. Elles sont des personnes formidables qui, en dépit del’école, assument sans trouble leur identité composite de Françaises musulmanes d’Afriquedu Nord et du Sénégal. Les avoir eues comme élèves a renforcé quelques-unes de mesconvictions. Apprendre est plus facile quand on est en paix avec ses origines, car ellescontribuent à construire une image positive de soi. La honte, en revanche, interdit lesapprentissages.

Quand j’ai imaginé le parcours, je pensais que mes élèves savaient déjà beaucoup sur leursorigines. Certains passent leurs vacances au pays. D’autres proclament ouvertement, dès quele sujet le permet, leur identité non française. « Vive les Tunisiens », a proclamé un graffiti surune table de ma salle de classe pendant plusieurs mois. Au moment de la Coupe du mondede football en 1998, toutes les équipes africaines ont eu leurs supporteurs au sein de notrecollège. Restait à acquérir la distance qui permet de construire des savoirs cognitifs et dessavoirs citoyens à partir de cette connaissance fragmentaire, familiale, intime. Cette distancepossible, c’est mon pari d’enseignante. Aider mes élèves à faire la paix avec leurs origines,en nouant les fils de leur histoire individuelle à la trame de l’histoire collective est mon paride citoyenne.

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Quand j’ai commencé mon travail, je voulais tout de suite aborder les histoires singulières,mais au bout de quatre séances, j’ai revu ma copie. Un de mes élèves avait perdu sa mèredeux ans plus tôt, et il ne trouvait nullement intéressant d’étudier ses ancêtres. Je me devaisde respecter ce deuil en cours. C’est pourquoi j’ai commencé par faire le point avec eux surles savoirs de référence, en utilisant immédiatement le documentaire de Yamina Benguigui,Mémoires d’immigrés, ainsi que celui de Patrick Weil, De père en fils. Les deux venaientd’être diffusés par la télévision, et j’avais pu les faire enregistrer. Ce point de départ estdevenu mon parti pris. Durant deux trimestres, je montre et tente de faire saisir toute lacomplexité du phénomène migratoire. Je cherche à en dire toutes les réalités, celles du paysde départ, et celles du pays d’accueil. Je me suis aussi constitué un choix de textes etd’images sur le thème. Le troisième trimestre, vient le moment de l’enquête familiale. Pouréviter de heurter les sensibilités, je suggère à mes élèves de choisir une personne dans leurentourage, de l’interviewer en lui posant dix questions pour découvrir les raisons qui l’ontconduite à venir s’installer en France. Ainsi, par cette formulation vague, je laisse chacunlibre de son choix, même si, pour eux, leur entourage se limite souvent à la famille. Demême, je laisse chacun libre de montrer ou non sa production à ses camarades.

SERONT-ILS CAPABLES DE GÉRER L’ÉMOTION ?

Ai-je contribué à créer davantage de paix  ? Mes élèves ont-ils atteint les objectifs cognitifsque j’ai fixés  ? Les résultats à ce jour n’ont évidemment rien de miraculeux, bien despréjugés demeurent intacts. Les immigrés continuent à être perçus par certains élèves commedes clandestins ou comme des pauvres en quête d’un eldorado. Les réfugiés font davantagerecette que les migrants économiques. Mais le sujet n’est pas non plus une entrave auxapprentissages. En fin d’année, chacun maitrise un vocabulaire élargi et les rudiments de larecherche documentaire. La familiarité avec les thèmes étudiés joue un grand rôle, tous onttoujours quelque chose à dire. Le type d’exercice proposé, beaucoup d’analyses d’extraits defilms, plait aux élèves. Ils se concentrent assez facilement. Le lieu, le CDI (centre dedocumentation et d’information) avec ses tables de quatre, ses rayonnages de livres en toutgenre, rassure. Quand on ne sait pas, il y a toujours un dictionnaire à portée de main, ou uncopain à portée d’oreille.

L’enquête est pour tous le moment fort du travail. Quand elle est lancée, elle suscitebeaucoup d’enthousiasme. Immédiatement, les discussions fusent, les yeux brillent.Beaucoup s’imaginent en train de poser les questions. La première année, ma collèguedocumentaliste et moi-même, pour mettre les élèves en confiance, nous racontions desbribes de nos propres histoires familiales. La deuxième année, j’ai mis sur pied un autredispositif. J’ai imposé à tous, y compris à moi-même, la règle de la confidentialité. Tousdevaient s’engager publiquement à ne rien révéler du travail des autres, si tel était leur désir.La finalisation s’est avérée en effet plus difficile que prévu. Seules une moitié des élèvesconcrétisent leur enquête par une production : panneau, texte ou enregistrement.

L’enquête révèle des interdits. Questionner des parents, ou même des amis est impossiblepour certains élèves. « Ils vont me dire “ça ne te regarde pas” », pense Nicolas. Poser desquestions à son père, «je croyais qu’on n’avait pas le droit », dit Hélène dont le père estmaghrébin. Au Maghreb, les questions directes sur la vie de quelqu’un n’amènent aucuneréponse. Yamina Benguigui explique avoir réalisé les entretiens de son film Mémoiresd’immigrés en commençant par raconter l’histoire de sa propre famille, pour faire naitre laparole des témoins. Djawal parle de honte : «C’est moi qui voulais pas leur demander,j’avais honte, c’est leur vie privée, c’est pas la mienne. »«J'ai pas voulu répondre, tout lemonde va savoir », a plaidé Nour, pourtant fortement tenté par ce travail.

L’enquête montre aussi le poids du silence qui existe dans les familles immigrées. Peud’élèves en fait avaient discuté avec leurs parents. «Mon père m’a donné des réponses quema mère ne savait même pas sur les circonstances de sa venue », souligne un élève. Quand laparole est sollicitée, elle jaillit parfois de façon inespérée : « On en a parlé pendant une soiréeentière, sans arrêt, je ne pouvais pas l’arrêter, il était drôlement heureux. Pour l’arrêter, j’ai étéobligée de dire “je vais dormir”. » Un autre : «Il était content que je lui pose ces questions, queje m’intéresse à par où il était passé jusqu’à ce qu’il nous fasse venir. »

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Ce qu’ils ont appris au cours de l’enquête concerne parfois uniquement leur famille. Celaamène aussi les élèves à s’interroger sur les migrations en général. La distinction entre lesdeux plans, celui du cas particulier et celui du phénomène collectif, s’opère chez certainsnaturellement. «J’ai appris qu’à l’époque où mon père est venu, c’était pas facile de venir. J’aiappris d’autres choses aussi, mais elles sont personnelles. Elles concernent l’histoire de mafamille. » En interrogeant leur père et leur mère, les élèves font des découvertesexistentielles. Ils voient leurs parents comme des hommes et des femmes courageux,soucieux de leurs enfants et cultivés. «Les vraies raisons qui l’ont poussé m’ont surprise.J’attendais un problème comme la guerre ou autre. En fait, c’était de son plein gré, pour sesenfants. Il voulait que ses enfants puissent étudier. »

Ai-je enfermé mes élèves dans un ghetto en les laissant travailler sur la question desmigrations de leurs parents  ? Je pense avoir montré qu’il n’en était rien. Pour moi, laméconnaissance et le mépris les y enferment, le respect les en libère. Partager avec leursparents, c’est, selon Hanifa Cherifi, médiatrice du ministère dans les «affaires de foulard », ceque ne font plus les adolescentes voilées, qui sont souvent en rupture avec eux. Ce partage,et le plaisir que je prends personnellement à voir mes élèves s’installer en France « avecleurs meubles », m’incitent à persévérer sans culpabilité.

ANNIE BURGER-ROUSSENNACProfesseure d’histoire-géographie, collège Jean-Moulin, Aubervilliers

Article paru en décembre 2003 dans le n° 419, « L’école et la pluralité ethnique »

1 Bruno Latour, Tobie Nathan, Philippe Pignarre, Isabelle Stengers, “Repenser la République”, Le Monde,3 février 2000.

2 Latour et al.

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NATHALIE ZAMPIROLLO.

2 Latour et al.

Risquer la rencontre p a r N a th a lie Z a m p iro llo

Un lycée privé en Bourgogne, un lycée arabe enGalilée, un lycée juif à Jérusalem : trois mondes qui se rencontrent pourréfléchir aux identités culturelles et au regard que chacun porte surl’autre. La qualité des échanges dans le respect de chacun a permis defaire émerger les préjugés et de construire une certaine fraternité.

En se confrontant à un contexte géopolitique souvent à la une de l’actualité, souvent chargéde représentations négatives, il s’agissait de proposer à tous ces adolescents un lieu deréflexion pour que la reconnaissance de leurs différences, ainsi que de leurs pointscommuns, soit valorisée. Le rôle des professeurs était essentiel pour favoriserl’argumentation et l’écoute dans le respect de l’autre, développer les notions deresponsabilité et de citoyenneté. Avec leur sensibilité, leurs centres d’intérêt et leursingularité, ils ont abordé la question délicate de l’identité, de manière à l’intégrer au sein deleurs cours et de l’articuler avec les autres disciplines. Les lycéens ont participé à des ateliersavec pour thème central : «Qu’est-ce qu’être Français ? » Cette question a été explorée dansdifférentes disciplines, comme la philosophie, l’histoire et à travers des interventionsextérieures.

UNE QUESTION JAMAIS POSÉE

En cours de philosophie, les élèves sont partis d’un constat : « C’est une question qu’on nes’est jamais posée, car la réponse semblait évidente. » Leur professeure a commencé lesateliers en faisant réfléchir les élèves sur leur propre culture : «Être Français, c’est avoir lamême culture, partager une langue, avoir la même Histoire, mais est-ce que ça veut dire avoirvécu la même histoire ? » ou bien «Est-ce qu’on nait ou est-ce qu’on devient Français ? » Cesateliers ont mis en lumière la complexité de la question identitaire : «Comment peut-ondéfinir les autres, alors qu’on n’arrive pas à se définir nous-mêmes ? »En cours d’histoire, Nadia Hassiri, professeure et coordinatrice du projet au lycée français, aévalué les connaissances des élèves sur le conflit au Proche-Orient. Ensuite, ce sont leursquestions qui ont structuré le dialogue : «Quel conflit ? Quelles histoires ? Quelles religions ? »Dans le cadre d’ateliers sur «la mémoire ou les mémoires », la professeure a rappelé lescontextes historique, religieux et géopolitique du Proche-Orient autour de trois thèmes : «laquestion de l’identité en Histoire », «Jérusalem : un conservatoire des religions », «laPalestine : passage d’une région sous mandat à un État-nation ».

L’anglais étant la seule langue commune entre les trois groupes d’élèves, son apprentissageétait indispensable : les jeunes Français ont réalisé concrètement l’intérêt de maitriser unelangue étrangère, sans laquelle aucune communication n’aurait été possible.

Lors d’une conférence-débat sur les «préjugés et discriminations : ce que dit la loifrançaise », Sylvia Berdin, juriste, a démontré comment un groupe peut s’enfermer dans unappauvrissement intellectuel et relationnel, quand il décide de résoudre ses moments decrise en désignant un bouc émissaire. La peur et les angoisses que l’étranger réveille révèlentnos incertitudes et nos limites que nous préférons ignorer par la haine ou le mépris del’autre.

Les élèves ont pointé leur peur d’exprimer une opinion personnelle, préférant se réfugier ausein d’un groupe pour ne pas être exclus : «On a tendance à penser et à parler comme lesautres, on n’est pas nous-mêmes, par peur de devenir le vilain petit canard. » Ils ontégalement souligné que le manque de confiance en soi peut être à l’origine de projections

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négatives sur l’autre, lorsqu’on refuse de se remettre en question. L’intervenante a amené lesélèves à en déduire que « plus on a confiance en soi, moins on a peur de l’autre ».

Avec l’atelier «Français, arabe, hébreu : entre frontières et points de passage », lesintervenants de l’association Parler en Paix ont abordé l’histoire des langues arabe ethébraïque, ainsi que le vocabulaire de ces deux langues assimilé au français. Ils ontnotamment montré comment une langue, composante d’une identité culturelle, compenseses manques en se nourrissant de langues étrangères, comment elle emprunte des mots etdes structures grammaticales pour se les approprier et évoluer.

Ce travail effectué durant toute l’année scolaire s’est conclu par un séjour d’une semaine enIsraël du groupe d’élèves français et de deux professeurs. Les élèves ont été hébergés par lesfamilles des lycéens juifs israéliens à Jérusalem et arabes israéliens en Galilée. Des visitesguidées du pays étaient également prévues par les deux lycées partenaires. Les trois groupesd’élèves ont pu visiter ensemble les lieux symboliques de Jérusalem : le Mur desLamentations, et le Saint-Sépulcre  ; l’esplanade des Mosquées était également auprogramme, mais un imprévu a empêché sa visite.

DES PRÉJUGÉS PARTAGÉS

Les élèves ont été particulièrement marqués par la visite de Yad Vashem (mémorial de laShoah de Jérusalem). Hava Roth, professeure d’histoire et coordinatrice au lycée deJérusalem, leur a servi de guide. Enfant de parents rescapés de la Shoah, elle a partagé sonhistoire personnelle, afin de les sensibiliser au plus près sur l’extermination des juifs : «On aréalisé que c’étaient des gens qui avaient un visage, une histoire, à laquelle on pouvaits’identifier, ce n’était plus des êtres anonymes qu’on avait exterminés », ont-ils confié après lavisite.

Les élèves ont été rapidement immergés dans la réalité quotidienne et culturelle du pays :pris dans les modes de vie de deux cultures que tout semble opposer, ils ont découvert quenon seulement ils véhiculaient divers préjugés et stéréotypes sur ces deux communautés,mais qu’eux-mêmes étaient l’objet de préjugés de la part de leurs partenaires arabes et juifsisraéliens. Ils ont ainsi réalisé que, malgré une identité collective et des coutumescommunes, l’homogénéité en matière d’identité religieuse n’existe dans aucunecommunauté. Ils ont également été très surpris par la qualité des échanges : au-delà demodes de vie et de cultures différents, ils ont pu partager avec leurs partenaires juifs etarabes bien des centres d’intérêt et préoccupations.

En Galilée, les élèves ont été agréablement surpris par l’accueil que leur ont réservé lesfamilles arabes israéliennes : «Jamais on n’aurait accueilli les gens aussi chaleureusement enFrance, on se serait contentés de les observer dans un premier temps. » C’est aussi avecbeaucoup d’étonnement qu’ils ont participé à des fêtes incluant chrétiens et musulmansarabes. Ils ont également constaté que la France est un pays idéalisé et considéré comme unsymbole de liberté par la jeunesse arabe israélienne.

De retour au lycée, les élèves, aidés de leurs professeurs, ont réalisé au sein de leurétablissement une exposition photo de leur séjour. Ils ont également effectué desinterventions dans plusieurs classes de lycéens et de collégiens pour présenter le projet,illustré de petits reportages filmés sur leur séjour en Israël. Cela a permis, notamment auxélèves les plus réservés, de s’exercer à prendre la parole en public, à susciter la curiosité deleurs pairs, à partager leur expérience de ce voyage.

Ce projet pédagogique leur a apporté un enrichissement culturel et relationnel : ils ontdécouvert sous un autre angle la complexité géopolitique de cette région, et sesrépercussions en Occident. Cette nouvelle compréhension de l’Histoire, du mode de penséeet des croyances dans cette région, leur a donné une autre compréhension de la questionidentitaire : le constat qu’en se confrontant aux différences, on apprend les uns des autres,mais aussi sur soi-même.

NATHALIE ZAMPIROLLOPsychologue clinicienne et consultante pédagogique

Article paru en février 2013 dans le N° 502, Par ici les sorties

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POUR EN SAVOIR PLUS

Projet pédagogique conçu par Nathalie Zampirollo et réalisé avec les trois lycéespartenaires, avec le soutien de l'association Les Amis de Neve Shalom/Wahat al Salam,l'association Parler en Paix et l'ambassade de France en Israël.

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PHILIPPE WATRELOT.

Faire avec ou contrel’homophobie ? p a r P h ilip p e Wa trelo t

L’homophobie est fréquente dans le registre desinsultes et grossièretés des jeunes. Qu’en faire quand elle envahit laclasse par des propos argumentés ?

L’un des pires cours de ma vie s’est déroulé pendant l’année 2007-2008 avec une classe de2de assez difficile. Dans l’enseignement de sciences économiques et sociales, il y a unchapitre du cours qui est consacré à « la famille, une institution en évolution ». Il s’agit demontrer, comme le titre du chapitre y invite, que la famille comme toutes institutions évolueet n’est pas figée dans un modèle unique. On prend donc des exemples dans d’autrescultures ou dans l’histoire pour amener les élèves à se déprendre d’éventuellesreprésentations, à construire une définition nuancée de la famille. On étudie aussi leschangements actuels de la famille en analysant les statistiques de la nuptialité, du divorce,ou des naissances hors mariage.

Un des textes présentés ce jour-là portait sur le mariage homosexuel en Espagne etl’homoparentalité. Même si ce type de texte provoque toujours des débats stimulants, je nem’attendais pas à un tel déchainement de violence et de réactions excessives. Certaines desréactions portaient sur la légitimité même du texte : « Monsieur, on ne peut pas lire ça ! »,« C’est pas normal de discuter là dessus. » D’autres portaient un jugement très vif surl’homosexualité, sans plus aucune autocensure : « C’est la mode d’être homo, ça fait bien. »…« C’est dégueulasse. », « Ce sont des pervers. » « Faut les bruler. » … J’ai dû faire face demanière un peu inattendue à un déferlement d’homophobie qui m’a laissé assez effrayé etdésemparé…

DÉSEMPARÉ

Comment réagir ? Quelle attitude adopter ? Ces moments font partie de ceux dans la vie d’unenseignant où on réfléchit à toute vitesse pour prendre une décision immédiate. Deuxattitudes étaient possibles. On pouvait considérer que ces propos étaient inadmissibles, neserait-ce qu’au regard de la loi qui punit les propos homophobes, et interdire leur expressionpour leur faire la morale. On pouvait aussi les laisser exprimer cette homophobie pour tenterensuite de reprendre la main en essayant d’aller au-delà de ce discours pour reconstruire desconnaissances. Mais avec la difficulté de parvenir à maitriser le groupe et surtout des savoirsdisciplinaires qui ne font pas forcément consensus.

C’est pourtant cette deuxième position que j’ai adoptée. On peut dire que c’est une approchedidactique liée à ma discipline d’enseignement que j’ai privilégiée au détriment d’uneapproche normative pourtant légitime. Cela ne m’a pas empêché de rappeler ensuite quebon nombre des propos qui avaient été tenus n’étaient pas acceptables au regard de la loi.Mais j’ai estimé qu’il valait mieux dans un premier temps (même si j’étais intérieurementchoqué) laisser les élèves exprimer les tenants et les aboutissants de leur homophobie enadoptant une attitude neutre afin que tout sorte. En étant convaincu que ces prénotions voireces préjugés pouvaient être dépassés, qu’on pouvait « faire avec pour aller contre » selonl’expression d’André Giordan.

ARGUMENTER ?

Les affirmations faites par les élèves étaient confuses et contradictoires. Une première série

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d’affirmations renvoyaient à un jugement moral fondé sur la « nature ». L’homosexualité neserait pas acceptable, puisque la nature a prévu deux sexes destinés à la reproduction. Unautre discours consistait au contraire à considérer que l’homosexualité était un choix perversque les homosexuels faisaient consciemment.

L’argument « c’est pas naturel » nous renvoie au débat classique en sciences sociales surl’opposition entre nature et culture. Je leur ai donc proposé de se demander si tout ce quin’était pas « naturel » devait être rejeté. Dans ce cas, ce serait le cas de bon nombred’institutions et de pratiques sociales. Le mariage, les manières de table, les lois ne sont pasdes phénomènes naturels, mais des constructions sociales. La finalité des actions humainesest rarement de suivre les ordres de la nature. On a pu aussi montrer que les normes socialesévoluent au cours du temps et selon les sociétés.

Est-ce pour autant un choix délibéré  ? Il m’a été difficile d’aborder ce point, car lesconnaissances sont complexes. Il faut aborder la question des déterminants sociaux etpsychologiques, la socialisation et même d’un éventuel débat sur une explication génétique.En tout cas, cette question renvoie là aussi à une difficulté rencontrée par ailleurs en cours deSES. Pour beaucoup de jeunes adolescents que sont nos élèves, il est difficile de concevoirque nos comportements et nos choix puissent être déterminés par une quelconque influence.Dans une proportion moindre, c’est ce qui apparait aussi dans le cours sur la consommationlorsqu’on montre que les choix sont les produits de déterminants socioéconomiques alorsque pour bon nombre d’élèves « c’est moi qui décide et personne d’autre ».

Je me suis risqué aussi à essayer de « déconstruire » cette homophobie et de les faireréfléchir sur les raisons de cette violence verbale et de cette hostilité. Si on adopte uneapproche en termes de rationalité économique, les garçons étant en compétition vis-à-vis desfilles ils devraient se réjouir que certains d’entre eux soient homosexuels  ! Mais cetteapproche-là fut difficile et n’ouvrit que peu de pistes pour des élèves que je sentais fragiles etpeu enclins à ce type d’analyse.

QU’EST-CE QUI REND HOMOPHOBE ?

Pourtant, cette question ne peut être éludée, car elle est au cœur d’une action éducative.Répondre à cette question est aussi le moyen pour l’enseignant de prendre du recul lorsqu’ilse trouve confronté à ce genre de situation.

L’explication habituelle et certainement juste renvoie à des mécanismes psychologiques.L’homophobie reposerait sur le refoulement par l’individu de ses propres tendanceshomosexuelles. Dans le cas des adolescents qui sont dans une période de doute et deconstruction de leur identité, cela peut alors prendre des formes très vives. On sait aussi quel’homophobie joue un rôle important dans le suicide adolescent.

Mais la sociologie est aussi utile pour réfléchir sur ce mécanisme de l’homophobie. Ce n’estpas par hasard si cet incident est survenu avec des élèves (essentiellement des garçons)venant de milieux défavorisés et en situation d’échec. Plusieurs sociologues ont montré queles garçons qui se sentent dominés (socialement et scolairement) tentent de se construire unstatut dominant à travers la virilité et une attitude machiste et homophobe. On sait bien quel’homophobie n’est qu’un des aspects et qu’on constate aussi des attitudes difficilementacceptables vis-à-vis des filles. Mais cette attitude est une défense d’individus en situation defaiblesse. Pour reprendre une expression rapportée par un collègue lors d’un débat sur cesujet : le sexe, c’est ce qui vous reste quand on vous a tout pris…

Dans l’idéal, les sciences sociales pourraient être l’occasion de « déconstruire » cettehomophobie et d’en comprendre les différents déterminants. Le programme de scienceséconomiques et sociales peut être aussi l’occasion de travailler sur les valeurs et surl’évolution des normes sociales. On peut montrer alors que la norme a évolué en prenantcomme exemple le fait que plusieurs personnalités assument leur homosexualité. Mais ledanger est alors pour certains élèves d’assimiler alors celle-ci à une certaine élite, ce quirenforcerait le sentiment de domination. Il importe alors de montrer aussi que les normessont variables selon les groupes sociaux, que l’homosexualité reste difficile à vivre dans denombreux milieux.

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VALEURS VERSUS SAVOIRS…

La circulaire de rentrée 2008 mettait en priorité la lutte contre les discriminations et citaitexplicitement l’homophobie. La mission de l’école « est donc aussi de promouvoir l’égalitéentre les hommes et les femmes, de permettre une prise de conscience des discriminations, defaire disparaitre les préjugés, de changer les mentalités et les pratiques » et cela « par tous lesmoyens, prévention et sanction ». On voit bien à travers cet extrait les deux dimensions del’action à mener : prise de conscience permettant la prévention, mais aussi sanction. Maiscette alternative est difficile et peut même être antinomique.

Revenons sur la séance de cours. Aujourd’hui encore, je ne suis pas sûr que laisser lesarguments homophobes s’exprimer dans un premier temps ait été un bon choix. Aurais-jeagi de même si cela avait été des opinions racistes ou antisémites  ? En leur permettant des’exprimer dans le cadre scolaire n’ai-je pas contribué à banaliser ce discours et à le rendretolérable  ? Voire à le renforcer  ? De plus, je suis persuadé qu’au fond d’eux-mêmes, ilssavaient que ce n’était pas bien de penser ainsi. On peut alors y voir une forme deprovocation dans laquelle je serais tombé.

Fondamentalement la question renvoie à un vieux débat sans fin : devons-nous transmettredes valeurs ou des savoirs ?

On peut considérer qu’en tant qu’enseignant (à fortiori de sciences sociales) mon rôle,comme je l’indiquais plus haut, est de donner des éléments pour comprendre comment seconstruit et évolue la question homosexuelle dans l’espace public. Avec l’hypothèse que laconnaissance, que les concepts apportés (norme sociale, culture, déterminants sociaux)seront émancipateurs, permettront aux élèves d’avoir une attitude réflexive sur leurs propresvaleurs et comportements.

Mais si en tant qu’enseignant d’une discipline, je peux faire ce pari didactique, je n’en ai pasmoins à envisager aussi les choses sous un aspect plus pédagogique et éducatif. L’école n’a-t-elle pas aussi des valeurs à transmettre, ne doit-elle pas sanctionner des comportementsdéviants comme nous le rappelle la circulaire  ? Même si nous courons le risque deprovoquer une réaction de refus voire de provocation, ne sommes-nous pas obligés de faireaussi « de la morale » ?

La réponse à la question est donc difficile. Nous devons transmettre les deux. On peut avoirune attitude bienveillante et admettre certains propos initiaux pour mieux les déconstruireensuite. Mais il faut être aussi capable de rappeler la règle commune et identifier laprovocation gratuite.

Question de mesure et de discernement.

AGIR À TOUS LES NIVEAUX

Cela renvoie aussi à des espaces et des moments différents au sein des établissementsscolaires. L’année d’après, une séance de deux heures animée par l’association SOS-Homophobie était prévue pour toutes les classes de 1re dans le cadre de l’heure de vie declasse. Même si les rires gênés et un certain malaise étaient toujours présents, les parolesétaient plus mesurées. Mais certains écrits (anonymes) restaient assez violents. Cela m’arenforcé dans l’idée que la lutte contre l’homophobie comme toutes autres discriminationsest un chantier de longue haleine que l’école doit prendre en charge. Cela passe parplusieurs niveaux d’interventions aussi bien par ce que peut apporter chaque discipline quedans une intervention plus globale au niveau de l’établissement. Et aussi, individuellement,en réagissant lorsqu’on entend les élèves se traiter de « sale pédé » dans la cour…

PHILIPPE WATRELOTProfesseur de sciences économiques et sociales en lycée à Savigny-sur-Orge (Essonne)Article paru en décembre 2009 dans le N° 477, « Questions sensibles et sujets tabous »

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ENTRETIEN AVEC ANNE-MARIE DROUIN-HANS.

Quelle place pour laphilo ? p a r A n n e-Ma rie D ro u in -H a n s

Qu'est-ce que laphilosophie peut apporter à la réflexion sur l'éducation et les pratiqueséducatives ? Comment cette démarche invite-t-elle à être attentif auxsens cachés des mots, à la coordination des valeurs défendues enéducation ou à leurs contradictions ?

Vous venez d’organiser un colloque universitaire sur « La philosophie saisie parl’éducation ». Qu’est-ce que la philosophie peut apporter à la réflexion surl’éducation et aux pratiques éducatives ?

On peut dire de la philosophie qu’elle est un mode de pensée et d’écriture dont l’objectif etla méthode sont d’examiner le sens d’une question avant de tenter d’y répondre, deconsidérer que la réponse philosophiquement comprise est une élucidation, une mise aujour de présupposés ou de non-dits, et se caractérise par un questionnement renouvelé surce qui peut paraitre évident ou insignifiant.

Sur le terrain de l’éducation, cette attitude s’articule sur les résultats de recherche dessciences humaines : on ne peut ignorer les travaux anciens et récents des sociologues surl’échec scolaire, ou des psychologues sur les rythmes et les mécanismes d’apprentissage, ouencore des historiens sur l’évolution des systèmes éducatifs ici et ailleurs, des économistessur les couts de l’école, etc. Mais sur ces bases, la démarche philosophique consiste às’interroger par exemple sur les valeurs qui sous-tendent la lutte contre l’échec scolaire, surce que signifie l’idéal démocratique, sur ce qu’il en est de la notion d’égalité, sur ce querecouvre la notion de mérite, etc. Elle peut aussi se demander si motivation rime avecémulation, si l’autorité ne gagne pas à être explorée dans ses sens multiples, afin dedistinguer l’autoritarisme de l’autorité qui, selon son étymologie, « autorise, rend possible »,la distinguer aussi du pouvoir et de son arsenal répressif. Autrement dit, une démarchephilosophique sur l’éducation invite à être attentif aux sens cachés des mots, à lacoordination des valeurs défendues en éducation ou à leurs contradictions.

Saisie par l’éducation, la philosophie est mise en quelque sorte à l’épreuve des réalitéspratiques. Il est des situations d’urgence où il faut faire un choix d’action immédiat et où onn’a pas le temps de philosopher : les réflexions philosophiques sont en amont ou en aval deces choix d’action. Elles permettent d’avoir repéré quelques dangers (par exemple, avoirréfléchi sur les contradictions éthiques de la punition collective peut éviter des décisions quiseraient ensuite jugées injustes), et de tirer les leçons des erreurs et des faux pas.

Vous êtes maitre de conférences dans un département de sciences de l’éducation,où vous enseignez la philosophie : est-ce une matière comme les autres ?

En tant que discipline universitaire, la philosophie de l’éducation est une discipline commeune autre, sanctionnée par des examens, et elle entre dans le subtil calcul des évaluationspermettant d’avoir ou non le diplôme recherché. En tant que mode de pensée, sa situationest plus complexe. Survalorisée, comme ce qui permettrait enfin d’y voir clair, elle peut aussiêtre vue comme un pur bavardage non producteur de connaissances et inopérante dans leschoix pratiques. Dans la représentation qu’en ont les étudiants, elle reste un peu à part.Combien m’ont avoué avoir eu peur de cet enseignement, puis s’être laissés prendre au jeude la réflexion et y avoir trouvé de l’intérêt ! Mais l’intérêt, si grand soit-il (et il est très

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agréable de se dire qu’on a contribué à cette conversion), reste un intérêt un peu différent del’intérêt rencontré dans les autres matières : ce qui est mis en œuvre est à la fois gratuit etessentiel, puisque presque aucun d’entre eux ne poursuivra dans cette voie d’un point devue universitaire, mais que chacun y puisera de quoi alimenter sa réflexion, pour son métier,voire pour sa vie personnelle.

Éveiller à la philosophie en abattant quelques préjugés ou quelques peurs, et en échangedonner quelques outils de pensée, puisés dans le dialogue avec les textes ou avec les autrespersonnes, est un grand plaisir de son enseignement dans le cadre des sciences del’éducation.

ANNE-MARIE DROUIN-HANSUniversité de Bourgogne

Article paru en avril 2005 dans le n° 432, « La philo en discussion »

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SYLVAIN CONNAC.

Savoir que croire n’estpas savoir p a r S y lv a in C o n n a c

Les convictions religieuses ne peuvent être qu’uneaffaire privée quand on découvre l’histoire du genre humain, lorsqu’onparticipe à des discussions à visée philosophique. Si la parole du maitreest alors essentielle, ce n’est pas pour imposer une vérité, mais pourpermettre aux enfants de progresser dans l’argumentation de leurpoint de vue, de découvrir la laïcité comme cadre de la réflexioncommune.

Enseignant au sein d’une classe coopérative regroupant des enfants du CP au CM2, je suisrégulièrement confronté à des imprévus, des évènements qui surgissent et qui necorrespondent pas à ce que j’avais pu envisager. C’est la conséquence naturelle de lalibération d’espaces d’expression et de responsabilités. Les habitudes coopératives deséchanges me permettent de développer une relation aux enfants sans affrontement, ce quifacilite la communication entre nous. Parmi les surprises qui peuvent survenir, un certainnombre correspond à des situations où la question de la laïcité est engagée. L’école AntoineBalard étant située dans un quartier populaire de la ville de Montpellier, la plupart desenfants sont issus de familles ayant vécu l’immigration, en l’occurrence en provenance duMaghreb. L’une des conséquences de cette caractéristique est que les élèves sont au départconvaincus que l’islam est la seule vraie religion, que les autres ne sont que des exceptionsqui ne les concernent pas et rien ne peut altérer cette représentation.

Dans ce contexte, il arrive que les situations d’ouverture culturelle que je propose ou quisont induites par les recherches documentaires des enfants, les correspondances et leséchanges avec l’extérieur, invitent à interroger ces représentations, tout du moins à lesmettre à l’épreuve. À noter en préalable que tout ce qui va être décrit dépend de laparticularité de mon contexte de travail, en aucun cas des appartenances religieuses desenfants que nous accueillons. Il est fort probable que, dans des environnements avecl’affirmation d’une autre forme confessionnelle, chrétienne ou judaïque notamment, demêmes phénomènes peuvent se produire.

« C’EST LE DIEU QUI L’A FAIT. »

En leçon de sciences, certains enfants expliquent les phénomènes par une interventiondivine.

Lors d’un atelier de sciences, la question des origines de l’être humain était au programme.Ce fut l’occasion d’aborder l’évolution des australopithèques à l’Homo sapiens, en passantpar l’Homo habilis, puis l’Homo erectus. Une fois la présentation terminée, Myriam medemanda pourquoi l’être humain n’était pas apparu comme nous le connaissonsaujourd’hui, qu’est-ce qui avait fait qu’il ait dû en passer par toutes ces phases d’évolution.J’ai alors renvoyé la question à la classe qui, après un court moment de silence, sembles’être accordée pour répondre en chœur : « C’est le dieu qui l’a fait ! » Sollicitant quelquesavis, il a alors été expliqué que c’est « le dieu qui a créé le ciel, la terre, les animaux, lesplantes et les hommes et qu’il l’a fait comme il l’a voulu ». La séance aurait pu facilement seterminer sur cet avis, tant le consensus paraissait fort.

J’ai alors choisi d’intervenir pour expliquer que l’argument de Dieu n’était pas forcément le

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bon face à l’ignorance, qu’il nous était possible de reconnaitre que l’on ne savait pas et quel’on allait engager des recherches pour essayer de combler ce manque. Pour appuyer monpropos, j’ai pris l’exemple d’un match de foot dans la cour où Hamza avait marqué un butcontre son camp. J’ai alors demandé si quelqu’un connaissait la raison de son geste,personne n’a su répondre. J’ai avancé l’idée qu’à ce moment-là, c’était à cause du dieu quiavait décidé de favoriser une équipe contre une autre. L’absurdité de l’argument, semble-t-il,a fait mouche puisqu’à partir de ce jour, c’est devenu un réflexe de classe que de rappeler,cet évènement du but marqué contre son camp lorsque quelqu’un usait de l’argument « C’estle dieu qui l’a fait » pour donner l’impression d’avoir un avis. Il arrive même que certainsenfants se permettent de dire à un autre : « Pourquoi tu parles toujours du dieu, ça n’a pas derapport avec ce qu’on est en train de chercher ! »« C’est harám ! »

Voici ce que Youssef, nouvellement arrivé dans l’école et scolarisé en CM2, s’est exclamélorsque le président de séance a rappelé le thème de la discussion à visée philosophique. Laquestion avait pourtant fait l’objet d’une réflexion et d’un choix lors du conseil coopératif dela classe, « Dieu existe-t-il  ? » étant apparu dans la boite à questions suite à la lecture d’untexte de Nasreddine où le Hodja avançait l’idée que Dieu avait peut-être été inventé parles êtres humains. Youssef est un garçon assez bon scolairement, mais a encore du mal àtrouver une place dans un groupe qui ne l’accepte pas complètement. Il a bien comprisqu’en adoptant une telle position de défiance quant aux habitudes de la classe, qui plus esten se référant à des références culturelles fortes chez la majorité des enfants, il allait pouvoirfacilement fédérer autour de lui. C’est d’ailleurs ce qui se produisit puisqu’immédiatementaprès son annonce, trois autres garçons parmi les plus grands de la classe se sont mis à fairecomme lui, croiser les bras, baisser la tête et manifester ainsi leur intention de ne pasprendre part aux échanges. Le président me regarda, je pris l’option risquée de continuernotre travail sans tenir compte de cet imprévu. Le restant du groupe se mit alors en positionde communauté de recherche, la plupart défendant l’idée que Dieu existait puisque sinon laTerre et les êtres humains n’existeraient pas. Le premier argument utilisé par les enfants étaitque la preuve était donnée par le Coran où était écrite l’existence de Dieu.

Ce qui se produisit alors fut assez étonnant puisque l’un des copains ayant rejoint Youssefsortit de sa prostration, certainement démangé par l’envie de participer. Prioritaire dans laparole puisque ne l’ayant pas encore prise, il expliqua alors que ça ne suffisait pas que celasoit écrit dans un livre pour que cela soit vrai, qu’il connaissait plusieurs exemples où desmensonges étaient écrits. Ce revirement de positionnement poussa alors Youssef à faire demême. Il essaya alors par tous les moyens, réflexifs cette fois-ci, de convaincre ses camaradesde l’existence de Dieu. Pendant la phase de bilan de la discussion, j’en ai profité pourrevenir sur la forme de protestation de certains grands garçons en demandant ce que legroupe en pensait : était-ce un interdit majeur que de s’interroger sur l’existence de Dieu  ?Les enfants furent alors d’accord pour admettre l’idée que si l’on dispose d’un cerveau, c’estpour s’en servir et que se demander si Dieu existe ne conduit pas nécessairement à sanégation.

Lors des discussions suivantes, à chaque fois que la question de la religion apparut ànouveau, Youssef se montra un participant acharné dans ses idées, mais ne refusant ni leséchanges ni la confrontation des arguments.

En tant qu’équipe enseignante, il nous est apparu important de travailler régulièrement avecles enfants de nos classes la question des grandes religions monothéistes, afin de tenterd’étayer chez eux des bases culturelles à la fois fortes et fragiles, présentes et distantes. Cestravaux sont donc l’occasion de découvrir ou approfondir les bases du judaïsme, duchristianisme et de l’islam, en focalisant l’attention sur les prophètes, les grands livres, lescultes et pratiques confessionnelles. En fin de séquence ou lorsque vient le momentd’aborder l’islam, immanquablement, certains enfants affirment leur adhésion à cettereligion, en expliquant que c’est la meilleure, la plus importante et la « plus vraie ». Une foisla présentation des savoirs associés achevée, ma stratégie est alors de faire réfléchir lesenfants sur la distinction conceptuelle entre « croire » et « savoir ». Il n’est pas rare de serendre compte que ces deux termes sont fréquemment associés par les enfants dans un

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ensemble qui engloberait les savoirs, les connaissances et les croyances. Or, en s’appuyantsur des éléments que les plus dégourdis peuvent apporter à la classe, il est possible de fairetoucher cette distinction.

« SAIT-ON SI LES EXTRATERRESTRES EXISTENT ? »

Par exemple, Aïssam a un jour expliqué devant ses camarades que son prénom, il le savaitparce qu’il le connaissait grâce à ses parents qui le lui avaient donné. En revanche, il ne peuten être de même pour les extraterrestres dont on ignore complètement l’existence, ce quin’empêche pas qui le souhaite d’y croire, ou pas. Ainsi, par multiplication des exemples decet ordre, il devient plus facile de faire émerger chez les élèves l’idée que face aux religions,face à l’espérance d’une vie après la mort et à l’existence d’une éventuelle transcendance, enl’absence de preuves intangibles, nous étions dans l’impossibilité d’être dans le savoir, cequi n’implique nullement d’entrer dans le croire. En tant qu’enseignant, je m’autorise àpréciser que tout un chacun a le droit de croire ce qu’il veut, que personne ne peutréellement imposer une croyance, qu’il s’agit d’une acceptation personnelle et volontaire. Encontrepartie, cela ne signifie pas qu’il en est de même pour le savoir, qui émaneobligatoirement de preuves certifiées, la plupart du temps par l’intermédiaire des démarchesscientifiques.

On situe donc bien la sensibilité de ces situations faisant référence à des questions autour dela religion. C’est pour cela que l’école doit tenir une place importante et apporter une paroleforte dans ce domaine : éclairer les savoirs, faire ressentir la liberté des pensées et donnersens à la tolérance. C’est à ce niveau-là que le concept de laïcité peut intervenir, commeinstrument d’acceptation de toutes les croyances, plus largement de toutes les singularités.Cela détermine une partie des conditions pour qu’émergent des savoirs valables pourl’humanité dans son universalité. Un jour, un enfant avait traduit cette explication par unephrase : « La religion du maitre, c’est la laïcité ! » À votre avis, qu’ai-je bien pu lui répondre ?

SYLVAIN CONNACProfesseur des écoles à Montpellier

Article paru en décembre 2009 dans le N° 477, Questions sensibles et sujets tabous

1 Interdit, en arabe.2 J. Darwiche, Sagesses et malices de Nasreddine le fou qui était sage, Albin Michel, Paris, 2004.

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MARIE-LAURE BONNET, GUILLAUME LECOINTRE.

2 J. Darwiche, Sagesses et malices de Nasreddine le fou qui était sage, Albin Michel, Paris, 2004.

À l’abri des dogmes p a r Ma rie-L a u re B o n n et et G u illa u m e L eco in tre

Avec des accents quirappellent le XVIIIe siècle et sa confiance dans l’émancipation par lessciences, les auteurs insistent sur le rôle fondamental de la laïcitéinstitutionnelle. Pour l’enseignement des sciences à l’école, ce cadre laïcest le seul qui permette la confrontation active des élèves à la réalité, àl’abri des dogmes.

Les enfants se posent des questions sur le monde. À ces questions, les hommes ont d’abordforgé des réponses dans des mythes, légendes et religions. La réussite de ces réponsesspirituelles ne fut pas sans rapport avec la mise en place de pouvoirs politiques fondés sur lecontrôle étroit des esprits et quelques croisades prédatrices.

Au cours des siècles s’est organisée une autre approche de la connaissance du monde,fondée sur l’analyse rationnelle et la possibilité d’un dialogue organisé par la reproductiond’expériences décisives. Ces expériences manipulent des objets réels pour interroger lemonde et fondent l’assentiment non pas sur la foi en un dogme, mais sur le doute, le test,l’économie d’hypothèses , la vérification ou la réfutation par autrui. Le dialogue avec nospairs sur l’interprétation du monde réel n’est plus une confrontation d’affirmationsdogmatiques, mais s’organise désormais autour de l’expérience qualifiée alors descientifique. La science postule que tout ce qui est réel est matériel, et, depuis le XVIIIe siècle,que les réalités matérielles de ce monde et la logique qui permet de les interpréter ontvocation à être universelles. Elle a pour objectif la production de connaissances objectives,c’est-à-dire de connaissances validées par des observateurs indépendants. Ces racines dufonctionnement de la science se sont, de fait, pleinement nourries du cadre laïque qui,garantissant la séparation politique de l’État et des églises, garantit du même coup l’une desconditions majeures de l’épanouissement des sciences. Toute église faisant intrusion en droitdans les productions de la science annihilerait la neutralité métaphysique du dialogue, lescepticisme initial indispensable à toute démarche scientifique, et, en raison des fondementsspiritualistes de toutes les religions, le matérialisme méthodologique fondamental de lascience.

Par nos expériences de mise en œuvre d’une pédagogie active et d’accompagnement dansles classes , nous pouvons affirmer que lorsqu’ils en ont fait l’expérience, les enfantsprennent gout à ce dialogue sanctionné par la confrontation au réel. Au lieu qu’ils se jettent àla face des assertions invérifiables, des qualificatifs ou des procès d’intention, un dialogues’installe à propos de l’interprétation qu’il convient de faire de l’expérience en cours. Car siles enfants s’interrogent volontiers sur le monde, ils ne cherchent à vérifier leurs assertionsque lorsque leur propre explication se heurte à la résistance de la matière au coursd’expériences ou d’observations, et bien davantage encore lorsque leur pensée estconfrontée à la pensée de l’autre. Si, seuls face à eux-mêmes, ils peuvent se satisfaire den’importe quelle explication, aussi farfelue soit-elle, il n’en est pas de même lorsqu’il s’agitde confronter sa pensée au réel, d’exposer son point de vue, de le défendre, d’argumenter etde convaincre ses pairs. Il y a là un défi dont l’enjeu est la compréhension objective. Lesenfants se prennent au jeu, un jeu qui fait grandir.

LE RÔLE DES PAIRS

Ce jeu n’est jamais aussi efficace que lorsqu’il est suscité par une pédagogie active, quis’appuie sur l’expression des idées et les échanges entre pairs, la confrontation etl’argumentation. Elle favorise la pensée et l’action des élèves en relation avec cette pensée. Il

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ne s’agit pas pour l’enseignant ou le chercheur – participant à un projet de classe –d’inculquer des savoirs, mais de stimuler et d’accompagner la pensée des enfants, leurpermettant de cheminer à leur rythme et de construire des connaissances et des compétencesen passant par l’expérimentation, l’observation ou tout autre moyen d’investigation. Lesélèves ne sont pas des scientifiques, mais peut-être, à leur mesure, des chercheurs, si lecadre les y encourage : ils interrogent les objets, les éléments, les phénomènes ; ilsproposent des idées, ils envisagent des solutions ; ils expérimentent, observent, construisent,mesurent, comparent, enquêtent, lisent afin de vérifier, de prouver, de confirmer leurshypothèses de travail ; ils soumettent leurs idées et leurs résultats à la critique de leurs pairs.

Le cahier d’expérience est riche de bénéfices : la science fonctionne alors comme unelocomotive par laquelle les enfants sont raccrochés à la langue, à l’écrit, reprennentconfiance en eux en même temps qu’ils accrochent à la science.

Les facteurs d’émancipation sont multiples. La pratique des sciences développe leraisonnement logique, et limite l’affect venant brouiller l’argumentation, pour une meilleureintelligibilité, une plus grande maitrise de soi. La sanction des pairs garantit du délire ou dela folie, de la dictature quelle qu’en soit la forme. Comprendre c’est accéder à une certainemaitrise de ce qui nous entoure, c’est également être en mesure d’établir des liens entre lesdifférents éléments de notre environnement, c’est enfin être capable de prévoir, d’anticiper,d’appréhender des phénomènes nouveaux. De fait, comprendre permet de choisir de façonéclairée, de se positionner face à des choix de société. La science aide donc l’enfant àdevenir le citoyen éclairé dont nous parle Condorcet. À ces égards, l’émergence de la scienceexpérimentale apparait, autant dans le développement de l’enfant en situation de pédagogieactive que dans l’Histoire des hommes libres, comme une émancipation de l’intellect, uneliberté supplémentaire, un gain de civilisation.

LA NÉCESSAIRE LAÏCITÉ INSTITUTIONNELLE

Revenons au cadre laïque. En effet, la science est matérialiste par définition. En toutepremière instance, son matérialisme est méthodologique. La question de savoir s’il estsouhaitable que des philosophes utilisent les résultats positifs de la science pour fonder unmatérialisme ontologique, ou si les scientifiques sont cohérents lorsqu‘ils adoptent unereligion dans leur vie privée n’entre pas dans le propos de cet article. Contentons-nous pourle moment de rappeler que la laïcité institutionnelle constitue le meilleur cadre politique quisoit pour le développement des sciences. En effet, elle repousse dans la sphère privée ce quidivise les hommes, c’est-à-dire leurs options spirituelles invérifiables et sans portéeuniverselle. Elle organise déjà, pour la science du domaine public, la nécessaire séparationentre un matérialisme méthodologique en action « au laboratoire » où règne l’économied’hypothèses, et les options spirituelles de chacun réservées à la sphère privée, où l’inflationdes entités immatérielles postulées est permise sans aucune sanction par l’expérience.

Il en va de même pour les sciences, où, dans l’école publique, l’enseignement desconnaissances objectives acquises sur le monde touche nécessairement à des questions liéesà nos origines (en astronomie, en biologie…) sur lesquelles toutes les religions veulent avoirleur mot à dire. Dans des pays où ce cadre laïc est déficient dans les faits, comme les États-Unis, les programmes scolaires font régulièrement l’objet d’intrusions de lobbys religieux.Ceci est particulièrement vrai pour la partie des sciences qui traite de l’origine de labiodiversité, de l’origine naturelle de l’homme, des sociétés humaines et de la morale. Il estbon de rappeler alors l’importance de l’enseignement de la théorie de l’évolution. Dans lesecondaire, hormis les indiscutables éléments de compréhension du monde qu’apporte lathéorie de l’évolution, celle-ci fournit le référentiel d’un réel humanisme et les fondementsrationnels de la tolérance. La théorie de l’évolution, qui affirme l’unicité et la diversité duvivant, nous rappelle que nous sommes tous les rameaux terminaux de l’immense arbregénéalogique de la vie, que nous sommes donc tous parents malgré nos différences, ellenous descend du piédestal sur lequel chaque groupe identitaire ou religieux voudrait se voirdominer les autres. Enfin, à l’heure où les puissants mouvements conservateurs américainsviennent de réussir à percer dans l’état de l’Ohio pour que soit enseignée à l’école publiquela pseudo-théorie du « dessein intelligent », la théorie de l’évolution permet de parler

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efficacement des lignes de démarcation entre science et idéologie, science et religion. Ellepermet d’enseigner d’une manière exemplaire et selon le niveau, les incontournables limitesde la science et de son statut au sein de son indispensable cadre laïque. Dans ce cadre, etseulement dans ce cadre, la démarche scientifique qui passe par la pédagogie active fait denos enfants des citoyens.

MARIE-LAURE BONNETProfesseure des écoles et maître-ressources en sciences

Article paru en mars 2005 dans le N° 431, « La laïcité à l’école aujourd'hui »GUILLAUME LECOINTRE

Professeur au Muséum national d’histoire naturelle

1 Le principe d’économie d’hypothèse consiste, lors d’une inférence, d’une conjecture ou du choix entredes théories alternatives, à choisir celles qui conduisent à émettre le moins d’hypothèses gratuitespossible. Cela relève du « pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ». On le pratique mêmequand on cherche où l’on a perdu son portemonnaie.

2 M.-L. Bonnet, F. Cariou, A. Duco, G. Guillot, C. Lebas, G. Lecointre, P. Mardelle, E. Nicol, Comprendre etenseigner la classification du vivant, Belin, 2004.

3 D. Wilgenbus et J.-M. Bouchard, (Dir.), Graines de Sciences 4, Le Pommier, 2002.4 Voir J. Dubessy, G. Lecointre, et M. Silberstein (Dir.), Les matérialismes et leurs détracteurs, Syllepse,

2004. La théorie du “dessein intelligent” fait intervenir une intelligence conceptrice à l’origine del’adéquation entre formes et fonctions dans la nature, et donc une intelligence à l’origine des êtresvivants.

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PATRICE BRIDE, PIERRE MILKO, ANNE-SOPHIE PIEJAK.

vivants.

« Chacun sareligion… » p a r P a trice B rid e, P ierre M ilk o , A n n e-S o p h ie P ieja k

Paroles d'élèves de3e sur la laïcité : une notion difficile et délicate, mais des propospertinents et nuancés.

Nous enseignons dans un collège du quartier des Minguettes à Vénissieux, auprès de jeunespour qui la religion, en général l’islam, est de l’ordre de l’évidence, représente une référenceimportante et une pratique suivie, au moins pendant le ramadan.

Nous avons choisi de travailler la notion de laïcité à partir de l’étude d’une dizaine de cas,pour la plupart cités dans le rapport de la commission Stasi .

Les élèves des quatre classes de 3e auxquels nous avons proposé cet exercice se sont investisavec beaucoup d’intérêt dans ce travail qui semblait proche de leurs préoccupations. Tousont eu des avis à formuler sur les différents cas.

Il est remarquable, premier point du bilan, que, loin d’une attitude d’opposition ou deprovocation, tous aient fait preuve d’un sens certain de la nuance dans leurs appréciations,présentant des arguments tout à fait pertinents à l’appui de leur opinion.

Deuxième point : ils sont très sensibles à l’égalité des prérogatives entre les diversesreligions et options spirituelles, l’accusation de « racisme » étant vite accolée à quelqu’un quine respecterait pas une religion.

Troisième point : un souci fréquent de conciliation, de recherche de compromis quirespectent la liberté de conscience et d’expression des uns et des autres. Dans les définitionsgénérales en fin d’exercice revient pour plusieurs groupes l’idée que « la laïcité permetd’éviter les conflits ; comme ça aucune religion n’est imposée à personne » (Alyssa et Nissaf).

Quatrième point : nos élèves semblent avoir bien assimilé la laïcité « à la française » puisqueleurs opinions recoupent fréquemment les décisions juridiques. Ainsi pour le deuxième cas,ils pensent à mettre en avant la préoccupation de l’hygiène. Pour le premier cas, ils mesurentbien la notion de contrat privé auquel doit se soumettre l’employé.

Cinquième point : si les élèves les plus radicaux versent dans un intégrisme, ça serait plutôtdu côté… du « laïcisme » ! Aucun n’approuve l’attitude de l’ouvrier boucher refusant demanipuler du porc, le refus d’assister à un cours sur l’évolution (« la solution serait de mettrela religion de côté car il est dans l’établissement pour apprendre », Aurélie et Sabrina) ;beaucoup ne reconnaissent pas le droit des détenus de pratiquer leur religion « car ils ne leméritent pas » ou bien le conditionnent à la durée de la peine. Ils sont très critiques à l’égarddes surenchères, transformant une pratique individuelle en une règle qu’on imposerait à sonentourage.

Le mot de la fin pour Mourad et Hakim, qui, du haut de leurs 14 ans, prennent fermementposition dans le débat sur le multiculturalisme : « Laïcité : pays ou endroit où l’on acceptetoutes les religions. Il n’y a pas de différence entre les religions. Mais il faut accepter certainesrègles. Cela est important car si on faisait la différence entre chaque religion, la France seraitdispersée en plusieurs parties. »

PATRICE BRIDE, PIERRE MILKO, ANNE-SOPHIE PIEJAKProfesseurs d'histoire-géographie au collège Elsa Triolet (Vénissieux)

Article paru en mars 2005 dans le N° 431, La laïcité à l’école aujourd'hui

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DISPOSITIF

1 Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, rapport au présidentde la République remis le 11 décembre 2003.

Exercice sur la laïcitéÉtude de cas

Dans une usine, pendant le mois de ramadan, des salariés musulmansdemandent un décalage de l’heure de la pause pour qu’elle corresponde à larupture du jeûne. Le responsable du personnel refuse.

Dans un hôpital, une mère de religion israélite apporte son propre repas pourque sa fille puisse manger kasher. Le directeur de l’hôpital refuse.

En prison, des détenus de religion juive demandent à pouvoir rencontrer unrabbin. Le directeur de la prison refuse.

Un ouvrier musulman travaillant dans une boucherie refuse de manipuler desmorceaux de viande de porc en expliquant que c’est contraire à sa religion. Lepatron le licencie.

Une habitante d’un village, qui se déclare athée, écrit à la mairie pour demanderl’interdiction de la sonnerie des cloches de l’église qui est à côté de sa maison aunom de la laïcité. Le maire refuse.

En classe de 4e, un élève de religion chrétienne refuse d’assister à un cours debiologie sur l’évolution des espèces en affirmant que c’est contraire à ce qui estécrit dans la Bible. Le professeur le sanctionne.

Une mairie décide de subventionner la construction d’un parking à côté d’uneéglise. Une personne porte plainte devant le tribunal administratif car elle neveut pas que ses impôts profitent à une religion.

M. Diop est enseignant, il est aussi connu pour être imam de la mosquée de sonquartier. Un parent l’accuse de ne pas respecter la neutralité de l’école, et de nepas être capable de faire des cours respectant la laïcité.

Une école privée catholique, sous contrat avec l’état, refuse d’inscrire les élèvesqui ne présentent pas de certificats de baptême. Un parent musulman proteste.

Dans l’internat d’un lycée, des élèves musulmans demandent à pouvoir prendrele déjeuner plus tôt que les horaires normaux pour respecter le jeûne duramadan. Le gestionnaire refuse.

Consignes

Travail individuel : au moins deux phrases par personne. Il s’agit d’expliquer quia raison, et au nom de quoi il a raison.

Travail par groupes de quatre : chacun présente ses deux cas aux autres élèves,échanges oraux.

Toujours dans le groupe de quatre : rédaction collective d’un texte surtransparent : proposer une définition de la laïcité.

En classe entière : sélection de la meilleure définition.P. B., P. M., A.-S. P.

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JÉRÔME DAMBLANT.

Laïcité pour qui ? p a r Jérô m e D a m b la n t

Mise en place à la suite du rapport Debray en 2001,une formation à la philosophie de la laïcité et à l’enseignement du faitreligieux a fait partie du cursus des IUFM.

Les débats récents autour de la loi sur les signes religieux ont créé un contexte propice à laprise de conscience de l’importance d’une réflexion et d’un débat sur la laïcité.

Je propose d’abord une réflexion individuelle puis collective autour de deux questions :comment définissez-vous la laïcité à l’école ? En quoi vous sentez-vous concerné par le faitreligieux en tant qu’enseignant ? La mise en commun permet de cerner des questions dontcertaines trouvent leur réponse dans un exposé historique, avec une mise au pointlégislative et règlementaire tant sur le plan national qu’international . Le troisième tempsest centré sur des études de cas rapportés par les formateurs, parfois par les stagiaires (voirencadré).

Les échanges montrent que la définition de la laïcité est floue. Laïcité pour qui ? Pour lesélèves ? Pour les enseignants ? Pour les familles ? Au-delà d’une définition commune,peuvent-ils avoir une interprétation individuelle ? Les débats sont riches et souvent très vifs,notamment autour de la question du voile à l’école et du choix, volontaire ou non, de leporter . Les nombreux points de vue exprimés portent la marque, sans univocité, desorigines socioculturelles, des formations disciplinaires universitaires, vécus d’élèves et vécusd’enseignants, intérêts personnels.

Que retiennent-ils de ce travail ? Se dégage l’idée que cette réflexion participe d'unemeilleure compréhension de leurs élèves et du milieu dans lequel ils évoluent. Les étudesde cas ont permis de voir comment organiser un argumentaire face à certaines réactions.Mais, surtout, les stagiaires ont éprouvé le besoin d’avoir des connaissances pour être moinsdéstabilisés, d’en savoir plus sur les différentes religions au sujet desquelles ils avouent leurgrande ignorance. Pour certains, cet intérêt est très lié à leur discipline d’enseignement.

Lors d’une conférence sur la laïcité, je faisais part à Henri Peña-Ruiz du sentiment d’inculturereligieuse des jeunes enseignants, qui attribuent souvent leur ignorance aux impasses queleurs enseignants auraient faites sur cette question. Henri Peña-Ruiz évoqua la crainte de cesprofesseurs d’être taxés de « non laïques ». Raison de plus à mon avis en faveur d'une placeà la philosophie de la laïcité et de l’enseignement du fait religieux dans la formation initialedes professionnels de l'éducation.

JÉRÔME DAMBLANTProfesseur d’histoire et de géographie, formateur au centre de Beauvais, IUFM de l’académie d’Amiens

Article paru en mars 2005 dans le n° 431, « La laïcité à l’école aujourd'hui »

1 La plupart du temps, les stagiaires découvrent une différence entre professeur des écoles et professeurdes lycées et collèges avec l’article L.141-5 du code de l’éducation qui précise que « dans lesétablissements du premier degré public, l’enseignement est exclusivement confié à un personnel laïque».

2 Il est intéressant de constater que c’est d’abord cet aspect qui est évoqué par les stagiaires.

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ZOOM Des situations problématiques

Avant une mise en commun qui débouche sur une réflexion plus globale etorganisée, on demande aux stagiaires, par groupes de quatre ou cinq, de choisirdeux ou trois de ces dix situations et de proposer des réactions possibles.

Un élève me dit (SVT) : « Ce n’est pas vrai ce que vous dites sur l’évolution desespèces. Moi, je crois à ce qui est dit dans la Bible. »

Un élève déclare (français 6e) : « Là, c’est de la religion qu’on fait quand onétudie la Bible, ce n’est pas du français. »

Je lis sur un carnet de liaison (histoire 5e) : « Mon fils ne fera pas le travail surla mosquée, car je n’ai pas envie qu’il étudie cette religion archaïque etobscurantiste. »

Une élève ne veut pas faire un dessin figuratif (arts plastiques).Un élève me dit : « Je n’ai pas pu faire le travail, vous savez c’est le ramadan en ce

moment ! »(EPS) « Je veux être dispensé du cross parce que c’est le ramadan, j’aurai faim, je

ne pourrai pas courir. »On étudie en français Le Journal d’Anne Frank. Un élève déclare : « De toute

façon, les Juifs aussi ils persécutent des gens innocents. »Un mot des parents : « Ma fille n’ira pas à la sortie organisée à Paris, car je ne

veux pas qu’elle aille dans une mosquée. »Devant Notre-Dame de Paris, des élèves musulmans refusent d’entrer dans

la cathédrale (on passait devant, la visite n’était pas prévue).Un père d’élève déclare qu’on ne devrait pas, en classe, regarder des

tableaux de femmes nues, car la religion l’interdit.Un élève de 3e musulman se cache les yeux pendant tout le temps où le

professeur montre un tableau, un autoportrait de femme nue.En ECJS, lors d’un débat argumenté, des élèves approuvent bruyamment des

pratiques fondamentalistes (y compris la lapidation de femmes adultères).

JEAN-MICHEL ZAKHARTCHOUK

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PIERRE LEBUIS.

Un enseignement moralnon confessionnel p a r P ierre L eb u is

Au Québec, le débat philosophique semble une voie àencourager pour dégager le cours de morale de ses origines religieuseset proposer une formation qu’on pourrait dire laïque de la personne etdu citoyen.

Jusque dans les années 70, le système scolaire québécois était divisé en deux sous-systèmes,l’un catholique, l’autre protestant, et l’enseignement religieux était obligatoire, un cours demorale naturelle étant proposé aux élèves qui voulaient s’en exempter. L’enseignementmoral non confessionnel s’est ainsi développé dans le contexte d’un long débat sur la placede la religion à l’école puisqu’il a été institué pour répondre aux demandes de ceux qui,dans une société pluraliste, refusaient l’enseignement religieux confessionnel offert dans lesécoles publiques. Il ne s’agissait donc pas d’un enseignement obligatoire lié à la mission desocialisation de l’école, notamment à l’égard de l’appropriation des normes et des valeurspromues dans l’espace public, mais d’un enseignement offert parallèlement à unenseignement religieux confessionnel qui, pour diverses raisons historiques et sociologiques,est demeuré la voie privilégiée.

En 1985, une équipe de recherche, dirigée par Anita Caron et s’inspirant des travaux deMatthew Lipman et Margaret Sharp, s’est intéressée à l’approche de la philosophie pourenfants autour de la pratique du raisonnement et de l’exercice du jugement dans le cadred’une communauté de recherche éthique.

DISTINGUER MORALE ET RELIGION

En fait, la philosophie ne réussit pas, malgré l’appui de la société de philosophie du Québecet de nombreux universitaires, à s’implanter dans le curriculum scolaire. Un vaste chantierest ouvert pour dénouer les liens maintenus confusément dans la tradition scolairequébécoise entre la morale et la religion, et de reconnaitre l’autonomie des deux champsd’études. La morale s’articule à la question de l’éthique en philosophie, alors que la religiondevrait être abordée non pas sous l’angle des croyances, selon une perspectiveconfessionnelle, mais sous l’angle des faits en mettant à contribution le vaste champ dessciences humaines de la religion. Dès lors, l’école pourrait assurer à tous les élèves uneformation morale commune et laïque dans l’optique d’une intégration à la sociétédémocratique. La question de l’étude de la religion pourrait être revue sous l’angle de laconnaissance des faits religieux nécessaire à la compréhension des repères culturels de cettesociété dans le monde contemporain.

LE DÉBAT PHILOSOPHIQUE POUR FORMER LES CITOYENS

Dans la dernière réforme du curriculum en 1997, l’enseignement moral appartient, c’est-à-dire qu’il y est en quelque sorte réduit, au domaine du développement personnel , commesi la question de l’éducation aux valeurs relevait prioritairement du développementpersonnel de l’élève. Par ailleurs, le domaine de l’univers social regroupe les programmesd’histoire, de géographie, d’économie et d’éducation à la citoyenneté, ce dernier étant unnouveau venu dans le paysage scolaire québécois , alors qu’il emprunte pour une largepart ses orientations à celles qui étaient dévolues à l’enseignement moral. La décision deconfier à l’histoire et à la géographie, plutôt qu’à l’enseignement moral, le soin d’assurer

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l’apprentissage de la vie dans une société pluraliste, dans l’optique de former des citoyenséclairés et responsables, vise vraisemblablement à soustraire de la discussion sur la place dela religion à l’école, les questions relatives notamment à l’apprentissage des normes socialeset des valeurs communes. Cependant les approches pédagogiques les plus courantes enhistoire et géographie ont peu à voir avec l’apprentissage du débat social que doit permettrel’exercice d’une citoyenneté active et réfléchie. En lien avec le chantier mentionné plus haut,il convient de faire valoir que l’apprentissage du débat à visée philosophique encommunauté de recherche constitue la pierre angulaire d’une formation morale et d’uneéducation à la citoyenneté visant le développement de l’esprit critique et la capacité departiciper aux débats démocratiques concernant le vivre ensemble.

Enfin, la réforme du curriculum a aussi introduit un concept nouveau, les compétencestransversales, réparties en quatre catégories : les compétences intellectuelles (ex. :développer le sens critique, apprendre à communiquer), les compétences méthodologiques(travailler en coopération), les compétences liées aux attitudes et aux comportements(respect des différences) et les compétences linguistiques. Pour nombre de ces compétences,la participation à des discussions à visée philosophique est susceptible d’apporter unecontribution spécifique et originale parmi l’ensemble des pratiques pédagogiques novatricesqui se réclament du socioconstructivisme et de démarches d’apprentissage centrées surl’apprenant.

Ce nouveau programme de formation pour l’éducation préscolaire, l’enseignement primaireet l’enseignement secondaire comporte encore des zones d’incertitude, mais on voit bien lesespaces d’ouverture qu’il comporte. Il permet aux personnes qui ont travaillé avecl’approche de la philosophie pour enfants de faire reconnaitre le potentiel de cette approcheau regard des objectifs de la réforme, notamment en matière de formation de l’esprit etd’apprentissage du vivre ensemble. C’est l’occasion de redonner à la philosophie, commediscipline transversale pour apprendre à penser, la place essentielle qu’elle doit occuper envue de la formation du citoyen dans une société démocratique.

PIERRE LEBUISProfesseur à l’université du Québec à Montréal

Article paru en avril 2005 dans le N° 432, « La philo en discussion »

1 Ce domaine d’apprentissage regroupe aussi l’enseignement religieux, l’éducation physique etl’éducation à la santé.

2 Trois autres domaines d’apprentissage disciplinaires se partagent les autres programmes de formation :les langues ; la technologie, les sciences et les mathématiques ; les arts.

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JEAN-MICHEL FAIVRE.

4. Éduquer

Des valeurs et desrègles p a r Jea n -Mich el F a iv re

Impliquer les élèves dans l’apprentissage de la vieen commun, belle formule qu’on ne sait pas toujours mettre enpratique. Une école s’y essaie, sans triomphalisme, où les enseignantsrappellent et font vivre les valeurs de l'école républicaine.

Comment penser l’autorité dans une école de cent-vingt élèves ? Depuis cinq ans, nousavons mené diverses actions qui, lors de nos réunions d’évaluation, nous ont conduits àremarquer qu’il ne suffit pas que l’autorité fasse l’objet d’un nécessaire travail d’équipe pourque les élèves respectent les règles de manière responsable et autonome ou pour que l’onpasse d’une élaboration collective de la loi à une appropriation individuelle. Souvent, lesenseignants ont l’impression d’être des « répétiteurs de règles », sans implication de la partdes élèves ni des parents.

Avant de créer un nouveau dispositif, nous avons essayé de définir nos objectifs, sous-tendus par des valeurs que nous partageons : les valeurs de l’école publique doivent êtrerappelées et travaillées ; toutes les personnes de l’école ont droit au respect, quel que soitleur statut ; le directeur est le garant de la règle définie en collectif ; les élèves doivent êtreacteurs dans la mise en place de la règle ; vivre ensemble n’est pas donné, cela s’apprend ;chaque adulte doit respecter les règles définies et intervenir sur le non-respect de la règle,quel que soit l’enfant ou le groupe d’enfants qui enfreint la règle.

Nous avons donc décidé de créer « Dis-moi dix mois… ». Les élèves travaillent durant dixmois autour de dix thèmes différents, dont la politesse, le respect, les échanges. Réunis enconseil d’enfants, ils choisissent les actions qui ponctueront le mois, et les changements decomportement qu’on devra voir apparaitre. Ainsi, le mois de la politesse a abouti, danschaque classe, à la mise en place d’une évaluation des impolitesses réalisée par les élèves etl’enseignant. En conseil, les élèves ont décidé de se fixer trois critères d’évaluation : le« bonjour » et le « au revoir », la priorité aux adultes dans le passage des portes lors desdéplacements dans l’établissement, le langage et l’intonation lors des échanges dans laclasse. Les impolitesses devaient faire l’objet d’une discussion dans la classe avant d’êtreconsignées. Le dernier jour du mois, les délégués de chaque classe sont venus présenter leurgrille et l’évaluation de leur travail devant l’ensemble de l’école. Nous avons ensuitecollectivement dégagé des comportements à valoriser.

Après quelques mois de fonctionnement, on constate que cette prise en charge par les élèvesest difficile : ils sont participants, mais pas toujours impliqués dans les décisions dechangement de comportement, qu’ils vivent parfois comme des contraintes. Mais cette actionreste formatrice, et elle est facteur de progrès pour l’équipe éducative, car elle l’aide àconstruire la posture de l’adulte dans l’accompagnement. On mesure cela dans ces tempsforts que sont les séances au cours desquelles les adultes s’interrogent sur les limites de leur

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intervention et analysent ce qui s’est passé.

Pour ma part, j’ai compris à quel point l’autorité dans un établissement scolaire peut êtreconstructive. Posée collectivement, elle nécessite d’avoir des valeurs communes, mais aussiune démarche pédagogique cohérente, qui va de pair avec la construction d’un vécu collectifpositif.

JEAN-MICHEL FAIVREDirecteur d’école dans le Doubs

Article paru en septembre 2004 dans le n° 426, « L'autorité »

1 « Dis-moi », parce que le dispositif fait une large place à la parole de chaque enfant.

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ANNE HIRIBARREN.

1 « Dis-moi », parce que le dispositif fait une large place à la parole de chaque enfant.

Le bonheur au collège p a r A n n e H irib a rren

Réflexion et travail collectif sur les modalités de viecommune dans un établissement, au fil d’une « semaineinterdisciplinaire » où chacun va s’accorder une chance de bonheur.

Six fois dans l’année, nous organisons une semaine entièrement interdisciplinaire (enabrégé, SID). L’emploi du temps est bouleversé, tous les enseignants et les élèves travaillentautour d’un thème et d’une production commune. La quatrième semaine devait porter sur lebonheur, car nous tenons à aborder des sujets philosophiques. Cependant, depuis quelquessemaines, l’ambiance est moins sereine, beaucoup de règles sont transgressées par les élèves(présence dans les couloirs pendant les récréations, utilisation du MP3, contestation deremarques faites par les adultes, inflation des activités annexes pendant les cours). Notreprojet vise la confiance, les relations apaisées et nous décidons de réagir en modifiant lethème de la semaine, car à Clisthène, la vie scolaire, l’éducatif sont l’affaire de tous. Lebonheur sera donc abordé sous l’angle du « bien vivre ensemble au collège ». En voici laprésentation que nous en faisons auprès des élèves : « Le collège est le premier lieu du vivreensemble avec ses lois, ses règles, ses codes visibles ou invisibles. Pendant cette semaine, nousvous proposons de réfléchir aux moyens de mieux vivre ensemble. Y réfléchir, c’est s’accorderune chance de bonheur dans cette interface qu’est l’école, entre la famille et le mondeextérieur. »

UN BILAN PARTAGÉ ?

En temps de bilan, lieu de parole entre tuteurs et élèves, pour lancer la semaine, noussoumettons un questionnaire à tous les adolescents et adultes de la structure pourdéterminer les règles communes du « bien vivre ensemble » (voir tableau). Ce questionnaireservira de base à la réflexion et sera dépouillé par l’Agora (instance de représentation desélèves regroupant une douzaine d’élus). La synthèse fait apparaitre les résultats suivants :pour les élèves, les deux conditions nécessaires au « bien vivre ensemble » sont être poli etrespecter les autres. Pour les adultes : respecter les autres et dialoguer. Pour les élèves,arrivent derniers dans le classement : respecter le matériel commun et avoir des actionscommunes ; pour les adultes : aller vers ceux qui sont à l’écart et être reconnu.

En ce qui concerne les obstacles au bien vivre ensemble, arrivent en tête pour les élèves :être violent physiquement et en paroles, ce qui est exactement le même résultat pour lesadultes. Ouf, nous sommes d’accord pour l’essentiel !

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DÉROULEMENT DE LA SEMAINE

Pendant la semaine, les élèves sont répartis en groupes de huit (niveaux confondus). Chaquegroupe est encadré par un tuteur.

Lundi

Nous commençons par élaborer des règles d’échanges dans le groupe pour la semaine.Ensuite, les élèves répondent individuellement au questionnaire du jour, base de discussion.Il s’agit de définir ce qui est nécessaire au mieux vivre ensemble au collège, de dire ce quifonctionne bien, de réfléchir aux obstacles que chacun rencontre pour vivre sereinement àl’école, de proposer des moyens d’être plus heureux au collège.

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La synthèse des discussions est rédigée sur des affiches. Cette semaine est pour nousl’occasion de découvrir que pour certains élèves, la qualité de leurs relations prime sur lesapprentissages, d’entendre leur regret d’avoir déménagé. En effet, nous avons changé delocaux et nous dépendons ainsi d’un règlement intérieur commun avec l’établissement derattachement. L’interdiction de MP3 n’était par exemple pas totale dans nos anciens locaux,nous avions établi une autorisation dans la cour à l’occasion d’une réunion entreenseignants, parents et représentants des élèves. Il s’avère donc que certaines règles ne sontpas comprises. Cette discussion permet à certains de se rendre compte que la transgressionde multiples règles en entraine d’autres, l’autonomie des élèves s’en trouve diminuée. Lesadultes expriment leur malaise devant l’abus et la banalisation d’un vocabulaire déplacé.Nous réfléchissons par exemple aux moyens de reformuler le trop quotidien « ta gueule ».

Nous terminons la journée par la rédaction de petites situations (positives ou négatives)vécues par les élèves et qui serviront pour le lendemain.

Mardi

Après le questionnaire du jour, une mise en commun et une discussion, nous abordons desjeux de rôle pour aider les élèves à communiquer de manière plus apaisée.

Il s’agit d’analyser des situations (des bons comme des mauvais moments), de se mettre à laplace des autres, de prendre en compte leur point de vue, de se remettre en question, depenser collectivement, puis de proposer d’autres versions de la même situation, pluspacifiées.

Il s’agit de théâtraliser, sans caricature, des moments vécus ou imaginés. Les spectateursanalysent ensuite la situation et proposent si besoin un autre traitement de l’affaire. On doittrouver une solution satisfaisante, équilibrée dans laquelle chacun se sent respecté.

Nous proposons un autre exercice bien connu des enseignants ou formateurs : un narrateurexpose une situation vécue par lui, les autres membres du groupe écoutent sans intervenirpuis donnent leur point de vue et proposent des solutions. Le narrateur reprend la parole,rejette ou s’empare de certaines propositions sans forcément se justifier.

Mercredi

Demi-journée de formation aux rôles de médiateur de conflits, d’apaiseur, de catalyseurpositif, d’agent constructeur, d’ambassadeur des élèves. Il s’agit de donner des pistes àchacun pour surmonter les obstacles au mieux vivre ensemble (mauvaise communication,conflits, manque de respect). Chaque formation dure une heure et demie et est organisée parun adulte pour dix élèves (une formation à deux rôles est choisie par chaque élève).

J’ai animé avec l’infirmière la formation au rôle de médiateur de conflit. Nous commençonspar définir avec les élèves le rôle : permettre le dialogue, écouter chaque partie, reformulerou faire reformuler les faits sans jugement, obtenir un accord gagnant-gagnant. Nousproposons ensuite aux élèves de s’entrainer à reformuler des phrases qui comportent unjugement. L’exercice n’est pas facile, mais très formateur pour beaucoup de situations.Exemples : « tu écris comme un cochon » devient « je n’arrive pas à te lire », « cette jupe ne teva pas » devient « je n’aime pas cette couleur », etc.

Vient la mise en pratique sous la forme d’un jeu de rôle. Premier problème de taille : lespersonnages ne reconnaissent pas leurs torts. L’assemblée et l’apprenti médiateur se rendentcompte que la situation est bloquée. Nous décidons d’orienter la scène et invitons les acteursà faire preuve de bonne foi, car l’exercice se trouve ailleurs. Le médiateur accomplit ensuitesa tâche en respectant les étapes notées au tableau. Ce rôle très difficile déclenche chez lui etles spectateurs des remises en question par rapport à des situations vécues dans lessemaines précédentes. Les élèves formés sont récompensés d’un diplôme qui nouspermettra de les solliciter et de les responsabiliser lors de certains conflits.

Jeudi

Qu’est-ce que bien vivre ensemble dans la classe  ? Cette journée se tourne donc vers lesapprentissages. Avec l’aide des médiatrices de réussite scolaire, nous organisons une séance

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qui porte sur les activités annexes pendant les cours. La phrase « Les activités annexes gênentles cours. » est notée au tableau. Les élèves sont invités à tirer au sort un papier sur lequelest inscrit le mot oui ou non. Chacun, à tour de rôle, doit avancer un argument qui défendela thèse notée sur le tableau. Le hasard fait que l’enseignant (qui a aussi tiré un papier) seretrouve à chercher un argument en faveur de ces activités annexes, que des élèves habituésà ces activités cherchent des arguments pour les condamner. Tous les arguments sont notésau tableau. L’assemblée vote pour les arguments les plus pertinents et la phrase de synthèseest notée au tableau : « Les activités annexes (discrètes) ne gênent pas dans le cadre d’untravail individuel qui est terminé. Dans les autres cas, elles empêchent la communication,gênent les apprentissages, témoignent d’un manque de respect pour la personne qui parle. »

POURQUOI CLISTHÈNE ?

Cette semaine est aussi l’occasion pour l’équipe de revenir avec les élèves sur la philosophiedu projet Clisthène.

Le travail porte sur les objectifs des différents dispositifs de la structure : temps d’accueil,durée des cours, tiers temps, aide au travail, groupe de tutorat, semaines interdisciplinaires,temps de bilan, rôles pédagogiques, travail par compétences, conseil de classe auquelassistent les élèves, temps choisi, contrats de confiance. Pourquoi ont-ils été créés  ? Quelleévolution ? Quelle réalité aujourd’hui ?

Chaque groupe réalise un panneau sur un dispositif tiré au sort afin de le présenter et dejustifier son existence. Ces panneaux serviront aux journées portes ouvertes organisées lasemaine suivante pour les élèves de CM2 qui souhaitent s’inscrire à Clisthène.

Cette semaine a été positive. Les élèves comme les adultes ont trouvé des clés pour réagir àdes situations de blocage. La réflexion qui a dépassé les vœux pieux ne peut bien sûr enrester là. Nous prévoyons sur les prochains temps de bilan de continuer le travail sur lacommunication et l’Agora rédigera une charte à partir des écrits des différents groupes. Enterme de vie scolaire, quel que soit l’établissement, tout temps de parole, tout momentréflexif, toute appartenance à un projet commun sont indispensables pour mieux vivreensemble.

ANNE HIRIBARRENProfesseure de français au collège Clisthène à Bordeaux

Article paru en décembre 2010 dans le N° 485, La vie scolaire : l’affaire de tous ?

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LORINE GRIMAUD, PASCAL DUPLESSIS.

À vous de décider p a r L o rin e G rim a u d et P a sca l D u p lessis

Laisser faire, au lieu de faire à laplace de. Une démarche éducative audacieuse : l'autonomie, ça sedonne, ça se provoque.

Lorsque le cadre scolaire donne à une classe la possibilité de sortir, ce même cadre sebalade, l’air de rien, avec les élèves du collège jusqu’au cinéma. Il faut bien des adultes pourles encadrer. Ce « il faut bien » est un peu vite admis de tous. Et si le pari était de leurpermettre de trouver en eux les modalités du cadre, sous le regard bienveillant del’éducateur, comme préalable à l’entrée dans une dynamique d’apprentissage ?

Proposer aux élèves d’organiser eux-mêmes leur sortie et ses modalités n’est pas sanssoulever quelques étonnements, interrogations, voire quelques flottements. En effet, « jeveux sortir », signifie en général « permettez-moi, mais toujours sous votre contrôle cadréd’adulte, d’aller faire un tour en ville pour y voir un film, ça fera toujours un après-midi depassé ». Ce n’est pas ainsi que nous avons souhaité travailler : nous avons envisagé quechaque point soit organisé par eux, qu’ils prennent en charge l’ensemble des démarchesadministratives et financières et qu’ils fassent de cette sortie leur sortie et non pas seulementune sortie scolaire.

LE DIRE ET LE FAIRE

L’observation de cette prise en charge est intéressante à plusieurs égards, et en premier chefen ce qui concerne la représentation que les élèves se font de la responsabilité qui peut leurêtre laissée. Préparer une sortie, c’est, au mieux, en discuter pendant une petite heure encours. Prendre en charge la totalité des démarches et ne compter que sur ce que le groupeaura pu décider, ne s’appuyer que sur ce dont il aura débattu, investir totalement cettecharge leur semble une chimère. Être responsable, pouvoir apporter soi-même des réponsesà ses questions : on ne peut l’imaginer que lorsqu’on a déjà été en situation de le faire.

Contacter les personnes qui conviennent et peuvent apporter une réponse (personnels del’intendance, secrétaires, parents, transporteur, etc.), avec ses mots d’ado et non parl’intermédiaire du discours de l’adulte, s’informer des normes de sécurité requises parl’institution à l’extérieur de l’établissement, rechercher un accompagnateur, prévoir unmoyen de transport, réserver, établir un budget : tout cela n’est rien si c’est recouvert par laresponsabilité du professeur, si l’adolescent n’investit pas sa responsabilité, laissantl’enseignant choisir, déléguant son projet entre les mains de celui qui est censé savoir.

Concrètement, la préparation de cet évènement s’est déroulée dans l’incompréhension laplus totale. Ils voulaient, mais n’agissaient jamais. Moins ils agissaient et plus ils voyaientarriver la date de la sortie sans pouvoir bouger, sans pouvoir agir. Le groupe déléguaittacitement à deux ou trois élèves la charge de travail nécessaire à l’accomplissement duprojet commun. À ce moment, les prises de parole furent rudes et violentes entre eux. Ils ontsu rejeter les uns sur les autres, « la faute », le manque d’organisation. Là, il était aisé devoir qu’ils parlaient en fait à l’enseignant, lui signifiant qu’il serait temps de reprendre toutcela en main si « on » voulait que ça marche. « On » voulait bien que ça marche, mais est-ce« qu’on » s’en donnait les moyens ? Il était tellement évident que cette sortie se réaliserait !

Nous sommes finalement sortis. Et puis nous sommes revenus. Et les choses auraient pus’arrêter là. Sortis et rentrés, mission accomplie ? La prise de parole est-elle un putsch ?

Mais ils ont secoué le cadre, ils l’ont interrogé et ce n’est qu’après avoir expérimenté qu’ilsont pu exprimer leur trouble. Les élèves au collège ne sont pas sans conscience de leursactes, mais ils sont souvent sans paroles, sans pouvoir poser les mots sur ce qu’ils ont fait

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actes, mais ils sont souvent sans paroles, sans pouvoir poser les mots sur ce qu’ils ont faitou vécu. Quand on donne la parole aux élèves, on leur demande trop souvent de répondre àune attente d’enseignant, de se contenter ce que nous voulons qu’ils disent. Mais qu’ont-ils àdire, eux, à propos d’eux-mêmes et du sens de tout cela ? L’intérêt pointe justement le nezquand les choses ne font que commencer, alors qu’on croyait l’activité terminée. Sorti,rentré, remballé ! C’est trop vite vu. La conscience que les élèves avaient de leurcomportement – avoir « parlé » pendant le film, deux élèves « égarés » (ils avaient pris une« autre route ») – ou plutôt la crainte que quelque chose dans leur comportement necompromette de nouvelles sorties les a obligés à en parler. C’est ainsi que nous avonsdécidé de consigner ce qui émergeait de notre réflexion commune. Une parole doit êtrecollectée pour valoir ; parler est certes important, mais seul l’écrit pourra être entériné, tenirlieu de socle, ne pas se perdre. Toute prise en compte de cette parole contribue à laconstruction de la personne et de l’institution, autant dire de la cité.

UN CHEMIN DE QUESTIONS

Trois heures de débat ont été nécessaires pour comprendre ensemble ce qui venait de sejouer dans le groupe. Les erreurs des uns et des autres sont devenues autant de situationsproblèmes, propices à une meilleure connaissance de soi et du groupe, de la loi, del’autorité, de la nécessité du travail. Mais surtout, ce que disent les élèves de cette classepointe les écueils qui balisent notre pratique d’éducateurs. Le problème, la seule questionqu’ils nous renvoient est la suivante : « Décidez, c’est vous qui savez ! Allez-y, on a dit cequ’on a fait. » Ils veulent des réponses. Quelles qu’elles soient, mais des réponses d’adultes.Voire une sentence : « Vous pouvez juger ! » Combien de fois sommes-nous tentés de faire cequ’ils nous indiquent là ? Mais, c’est à chaque fois parce que nous appuyons notre pratiquesur notre peur du débordement. Nous évitons ainsi le passage à l’acte de l’élève et, de cefait, nous compromettons toute possibilité d’accession à la connaissance, à la responsabilité.Bien sûr, il y aura du savoir dans ces têtes d’élèves, peut-être même parfois beaucoup desavoir, mais de connaissance, point . Tout le chemin emprunté lors de ces heures de vie declasse a consisté à leur renvoyer sans cesse leurs formulations, les obliger à trouver leurspropres réponses et à les formuler, les faire valider par le groupe et les réitérer à l’écrit.

Au cours du débat, nous n’avons jamais répondu. Sans réponse de notre part, il leur fallaitforcément se tourner vers eux-mêmes et répondre. La relation que l’on voit se dessiner autravers de la représentation des élèves n’est pas, très étonnamment d’ailleurs, une relationentre enseignant et enseigné, il ne s’agit nullement d’un lien de savoir ou de connaissanceentre les deux, mais d’un lien régi par la loi, la morale et la soumission, un lien de gouvernéà gouvernant. Les élèves, en effet, laissent les commandes à celui qui, entrant dans la classeen tant que professeur, s’installe à la barre, d’autorité ou de fait, et en prend le gouvernail.La difficulté de ce type de travail réside peut-être seulement dans le fait de tendre legouvernail. Si l’adolescent trouve de l’intérêt à exercer sa propre responsabilité, c’est gagné.Pendant ce temps, bien sûr, l’adulte professeur peut volontiers être tenté de dire qu’il rame,car, effectivement, privé petit à petit du gouvernail, il lui faut admettre l’extraordinairecompétence des adolescents dans le domaine du dire. De souverain qu’il était dans cetterelation de gouvernant à gouverné (savoir souverain, autorité souveraine, souverainemaitrise, etc.), l’enseignant doit céder certains territoires sur lesquels il avait assis sa place.

LORINE GRIMAUDProfesseure de français

Collège François-Villon, Les Ponts-de-Cé (Maine-et-Loire)PASCAL DUPLESSIS

Professeur documentalisteArticle paru en mai 2005 dans le n° 433, « La démocratie dans l'école »

1 Voir à ce propos Philippe Meirieu, « Le passage à l’acte irréductible à toute théorisation préalable », in Lapédagogie, entre le dire et le faire : le courage des commencements, ESF éditeur.

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ROGER EBION.

pédagogie, entre le dire et le faire : le courage des commencements, ESF éditeur.

Asociaux ? p a r R o g er E b io n

Comment le travail sur les émotions permet à uneclasse de quitter le mode de la violence pour adopter descomportements de citoyens responsables.

Ce jour-là devait être important pour la toute nouvelle classe relai et surtout pour l’équipeéducative, attendant la visite de Daniel Favre qui, de passage à la Martinique pour uneformation, lui consacrait une partie de son temps.

Cette équipe constituée de fait par cooptation, et qui s’est forgé une mentalité de militant aucours des mois de mise en place de cette structure, se réjouissait de pouvoir compter sur leregard d’un universitaire compétent pour mieux assurer la mission d’éducation dont elles’est fait un crédo.

J’avais assuré l’accueil, ce moment consacré aux échanges conviviaux, à l’entretien deslocaux et du matériel et où les onze élèves peuvent réagir en termes de propositions sur leprogramme de la journée. J’avais laissé la classe à la charge des deux collègues quitravailleraient en équipe avec eux, pour aller à la rencontre de Daniel Favre. Tout s’étaitbien passé, les élèves avaient assumé les tâches quotidiennes sans rechigner, pas d’absent,pas de tension particulière.

De retour avec Daniel Favre, je découvre une classe en émoi. Un élève, que nousdésignerons par E. S., s’en prend, dans une rage folle, à deux autres en cherchant à lesblesser le plus gravement possible. Fort heureusement, la disposition des lieux permet auxdeux élèves d’échapper à la rage de E. S. Surexcités, les autres feraient bien un sort à E. S.,qui est l’élément le moins intégré au groupe classe. Il a fallu le maintenir physiquementpendant un long temps afin d’éviter le pire. Les autres ne facilitent pas le retour au calme.Les professeurs venus pour rencontrer Daniel Favre se chargent de les ramener au calme etde reprendre la classe.

Impossible de calmer E. S. qui est sourd à tous les raisonnements et qui pleure de rage de nepouvoir frapper « ses ennemis » comme il le voudrait. Malgré tout, progressivement, safureur est en baisse et nous n’avons plus besoin de le contenir physiquement, bien que letenant à distance des autres élèves. Daniel Favre, qui est très attentif à tout ce qui se passe,nous conseille de dialoguer avec E. S. sur le plan de l’affectivité. Il faut entrer en empathieavec lui, lui faire dire son émotion, sa colère, les raisons de cette souffrance qu’il exprimepar cette violence.

Les autres élèves sont invités à rejoindre la classe et à reprendre le travail. Auparavant, nousleur annonçons que l’après-midi sera consacré à traiter la question. Ils acceptent sansdifficulté de reprendre le travail, car ils ont acquis l’habitude de régler les questions de tousordres avec les professeurs. Ils savent que notre promesse n’est pas formelle, que le débataura lieu et que leurs propositions de solutions seront prises en compte au même titre quecelles des professeurs. C’est conscients que leur parole est respectée et prise en compte qu’ilsretrouvent le calme et que la tension diminue.

Pendant ce temps, E. S., en larmes, exprime tout son ressentiment à l’égard de ses camaradesqui l’avaient humilié par des quolibets, et c’est le retour au calme pour lui aussi. Les élèvesdéjeunent avec nous sans que la violence ne réapparaisse. Avec Daniel Favre, nous avonstravaillé à envisager la suite de cette affaire.

La réunion où tous les acteurs, élèves, professeurs, s’exprimeront sur le sujet a pour objectifde trouver des solutions pour que la violence ne se reproduise pas et que le groupe puissetravailler.

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Les réunions obéissent à deux principes : tout d'abord, chacun devra s’exprimer, il n’y auraaucun élève ou professeur ne donnant pas son avis sur les questions abordées ; ensuite, lesdécisions seront valables pour tous.

Les règles du jeu valables pour les élèves et les professeurs, acceptées par tous, sont lessuivantes : un professeur sera chargé de donner la parole qu’on ne peut obtenir qu’en levantla main ; aucune injure, insulte ou cri ne sera toléré.

Après le repas et un temps de pause, Daniel Favre ayant dû nous quitter compte tenu de sesobligations, la séance se déroule dans les meilleures conditions. La consigne est la suivante :« Il n’y aura aucun retour sur les faits eux-mêmes. Chacun devra dire en quoi son attitude ainflué sur les évènements. »

Les règles du jeu et les principes de la réunion sont bien respectés. En s’exprimant sur leurrôle, progressivement, les élèves reconnaissent en quoi leur comportement a pu provoquerla colère ou laisser faire les autres. Certains reconnaissent s’être moqués de E. S., quireconnait, lui, qu’il aurait dû se contrôler. Bref, chacun admet son implication dans lasituation de violence qui s’est créée. Ils en arrivent à s’excuser auprès de E. S., qui s’excuseaussi de s’être mis en colère. Les professeurs interviennent peu, sinon pour dire comment ilsont vécu la situation et assumé leur rôle.

La seconde partie de la séance consiste à rechercher des solutions pour que la vie du groupesoit plus facilitée. Plusieurs solutions sont proposées et chacun s’exprime sur son choix. Ilfaut souligner que toutes les solutions sont proposées par les élèves, les professeursintervenant pour donner leur point de vue, souligner tous les aspects de chacune dessolutions proposées, mais ne proposant aucune solution. C’est après débat et analyse desconséquences de chacune des propositions que le groupe choisit, quasiment à l’unanimité,les solutions retenues.

À la fin de la séance, un élève parle de démocratie pour qualifier ce qui s’est passé au coursde cet après-midi-là, un autre souligne qu’il s’agit de citoyenneté, chaque membre du groupeayant pris sa part de responsabilité dans la vie de la classe et dans les décisions.

Le soir, retrouvant Daniel Favre soucieux de savoir comment s’était déroulée la séance detravail, je fus heureux de lui dire combien les débats avaient eu de la tenue. J’étaisparticulièrement impressionné par la conclusion d’élèves qui se trouvaient dans cettestructure parce qu’on les jugeait asociaux, violents. De cette journée, nous avons puisé desraisons nouvelles de notre conviction que des jeunes de 14 à 16 ans ne sont pasdéfinitivement perdus pour la société.

J’avais vécu avec ces jeunes ce que je conçois comme un accompagnement d’élèves dansune démarche d’éducation et d’apprentissage. Lorsque j’entends parler d’accompagner lesélèves, l’image qui me vient régulièrement, c’est celle d’un groupe qui chemine encompagnie de quelqu’un qui connait le chemin et qui a la capacité de montrer la route.

Cette image est liée à celle du pédagogue : « Dans la tradition grecque, le pédagogue estl’esclave qui conduit l’enfant au maitre (le magister). Il n’est pas le maitre qui fait classe. Il estcelui qui accompagne l’élève sur le chemin de l’école. »

Les premiers contacts confirment cette impression. Dans la classe relai plus qu’ailleurs, j’aiéprouvé de manière intense la confiance qui nous est accordée, l’attente d’une aide efficacepour résoudre les difficultés et problèmes, le désir d’être entendus et écoutés.

Oui, il faut être esclave, s’aliéner pour que le groupe puisse parvenir au terme de son voyageintellectuel. Être esclave, mais pouvoir se libérer, pouvoir se détacher de l’emprise dugroupe. En effet, là se situe la première difficulté de l’accompagnement. Celui quiaccompagne, que je nommerai « accompagnant », pour exprimer la dimension active de satâche, est esclave non du groupe mais de la tâche qu’il doit assumer. Je dois adopter uneposition tierce. C’est-à-dire éviter de séduire ou d’être séduit, éviter toute alliance, éviterd’être pris en otage. Car je serai confronté aux tensions et conflits qui ne manquent pasd’exister à l’intérieur de la communauté scolaire. Je dois rester esclave de la tâche : guider,faire mouvoir, ajouter quelque chose, jouer avec, autant de missions découlant del’étymologie du mot. Mais tout cela est bien beau et ne répond pas concrètement à la

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question « Que faire ? »

La première tâche est toujours de faire préciser la destination du voyage à entreprendre. Carsi le groupe a généralement choisi la même direction, il n’est pas certain qu’il ait la mêmedestination. C’est dès cet instant que, accompagnant, je me trouve face aux tensions, auxconflits. Résister aux stratégies obéissant à des logiques étrangères à l’objectif de ladémarche. Éviter les alliances suggérées ou souhaitées. Rester attaché, aliéné, esclave de latâche : trouver une destination qui réunisse le plus grand nombre.

Cette négociation, car c’est de cela qu’il s’agit, exige la position tierce et la distance. Aucunecomplaisance, aucun relâchement d’attention, de la disponibilité, de l’écoute pour quechacun puisse se déterminer. Il faut pouvoir renoncer au voyage si la destination ne convientpas.

Et je sais que mon affectivité joue. Bien que je m’efforce de ne pas en être le jouet, de ne pasêtre submergé par elle, j’ai conscience que ce que j’ai ressenti va déterminer mon attitude,que ce que les autres ont ressenti va déterminer leur attitude. Il me faut faire avec messentiments et mes ressentis, avec ceux des autres. Je suis conscient que cette dimensionaffective pèsera sur l’accompagnement et je me dois de la prendre en compte.

ROGER EBIONProfesseur de français, formateur

Article paru en avril 2001 dans le n° 393, « Accompagner, une idée neuve en éducation »

1 Michel Develay, De l’apprentissage à l’enseignement, ESF éditeur, 1992.

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GUY LE BOUËDEC.

1 Michel Develay, De l’apprentissage à l’enseignement, ESF éditeur, 1992.

Accompagner ? p a r G u y L e B o u ëd ec

Et si on considérait l'enseignement d'une moralelaïque comme un accompagnement plutôt qu'un cours magistralordinaire ? Il y a en tout cas une posture éducative adéquate à réfléchir.

L’accompagnement serait-il autre chose que l’une de ces modes langagières qui envahissentrégulièrement les discours et qui disparaissent bientôt ? Nous avons entendu naguère« participation », « communication », et d’autres encore, faire ainsi trois petits tours et puiss’en aller.

Non, toute relation éducative n’est pas accompagnement ! Le pédagogue ne fait pasqu’accompagner ses élèves, l’éducateur spécialisé ne fait pas qu’accompagner leshandicapés, et ceux qui aident à l’insertion ne font pas qu’accompagner les exclus ! Certes,tous ces éducateurs font ou peuvent faire de l’accompagnement, mais ils font bien autrechose qui ne doit pas s’appeler ainsi.

Le propre de la posture d’accompagnement est la centralisation inconditionnelle d’unepersonne sur la personne de l’autre. Trois situations existentielles appellent, nous semble-t-il, ce type de relation.

Dans la première situation, la personne est tellement déstructurée que la vie n’a plus de senspour elle : elle est proprement en proie à l’absurde, du fait de l’absence de tout horizon etd’une souffrance extrême. L’angoisse de la fin de vie, mais aussi le désespoir qui semble nelaisser que l’issue du suicide paraissent les états extrêmes qu’on peut ranger dans cettecatégorie. La question de l’accompagnement est alors : que faire pour que l’autre retrouveune espérance ?

Avec la deuxième situation, la personne est plongée dans une sorte d’hésitation paralysante,voire d’impuissance née d’une perte de repères, ou de la confrontation à des systèmes decroyance, des modes de pensée ou d’action qui bouleversent les manières habituelles decroire, de penser et d’agir. Période de crise, de rupture, sorte de désert où l’on erre sansboussole. La question de l’accompagnement est alors celle-ci : que faire pour que l’autreretrouve un sens, une direction, un orient ?

Enfin, dans la troisième situation, la personne est confrontée à son propre développement etaux hésitations inhérentes à celui-ci : le choix d’une orientation professionnelle, la fondationd’un foyer, l’exigence d’approfondissement de son intériorité, etc. Ces exemples suggèrentque le développement personnel n’est pas une longue voie tranquille : le chemin est malbalisé, des orientations divergentes se présentent, la lassitude se fait sentir, l’appréhensionde l’avenir est oppressante. La question de l’accompagnement qui se pose ici, c’est : quefaire pour aider l’autre à mobiliser ses ressources propres de lucidité et de volonté ?

Ces trois situations problématiques ont en commun de ne pouvoir être résoluesadéquatement que par la personne elle-même et non pas par quelqu’un d’autre à sa place ;ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a rien à faire pour cette personne. On retrouve ici laconception de l’aide que Carl Rogers préconise pour la psychothérapie, mais aussi pourl’éducation.

AUTORITÉ, SUIVI, CONTRAT

Ainsi défini, l’accompagnement exclut les situations qui appellent de la part de quelqu’undont c’est la fonction statutaire soit un enseignement, soit un conseil (au sens de donner unconseil), soit une guidance ou une conduite, soit une orientation, soit une intervention, soit,plus généralement, une solution ou une expertise technique. Toutes ces fonctions, et on ne

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prétend pas à l’exhaustivité, relèvent d’une posture qu’on peut désigner de manièregénérique par le verbe « diriger », ou « exercer l’autorité », et cela à quelque niveauhiérarchique que ce soit.

Mais l’accompagnement exclut aussi les situations où les rapports humains en général,éducatifs en particulier, sont réglés par un contrat qui explicite les droits et devoirs dechacun, et qui requiert le consentement libre et éclairé des partenaires. On peut désigner cessituations de manière générique par le verbe « suivre ». Le suivi prévu au contrat concerneles ressources qu’apportera l’éducateur ou le formateur pour la réalisation des objectifs, leséchéances, la durée de sa prestation, les sanctions éventuelles en cas de manquement parl’un ou l’autre des partenaires. Les principales fonctions remplies sont donc prévues aucontrat et tournent autour d’activités comme la négociation, la capacité à réagir,l’optimisation des ressources, le devoir de propositions, etc. On en trouve un bel exempleavec les contrats de formation professionnelle.

POSTURES ÉDUCATIVES MIXTES

La classification que l’on vient d’opérer entre les situations qui appellent unaccompagnement et celles qui l’excluent pourrait paraitre de nature à lever la confusion quirègne dans l’emploi du terme « accompagnement ». Ce n’est pourtant pas si simple, pour laraison qu’on a rarement affaire à des situations chimiquement pures. En effet, si l’on exceptele cas de l’accompagnement des mourants, on a le plus souvent affaire à des situations quiappellent un mixte de postures éducatives : c’est au travers de l’enseignement et à l’occasionde celui-ci (posture d’autorité), ou de la formation (autorité, suivi), etc., que des agentspeuvent, s’ils le décident, accompagner l’autre.

Si donc les situations concrètes sont complexes, en revanche les fonctions remplies neprêtent à aucune confusion. Trois fonctions essentielles constituent, semble-t-il, la spécificitéde l’accompagnement, lequel présente donc une nature dialogale.

En premier lieu, accompagner quelqu’un, c’est l’accueillir et l’écouter. Disponibilité totale,sorte de fonction maternelle : à ce niveau, nul interrogatoire, nulle explication, nul conseil,nulle proposition, y compris de sens. Accompagner c’est non pas intervenir, ou même réagir,c’est s’ajuster pour recevoir l’autre tel qu’il est, pour permettre à l’autre de signer dans sonstyle propre ce qu’il est en train de vivre ; c’est aussi pouvoir transmettre à l’autre lacertitude d’avoir été compris dans ce qu’il dit et dans ce qu’il vit : ses peurs, ses angoisses,ses désirs, ses comportements même les plus inavouables socialement.

En deuxième lieu, accompagner quelqu’un, c’est participer avec lui au dévoilement du sensde ce qu’il vit et de ce qu’il recherche. Fonction de clarification, ou de discernement commeon dit dans le domaine spirituel, où on le définit ainsi : « L’objet du discernement spirituel, cesont nos sentiments. Cela implique d’être au contact de ses sentiments, de les nommer, dereconnaitre qu’ils sont en nous, de les domestiquer, de les ajuster. Le plus grand obstacle audiscernement […] c’est notre propre ignorance de nous-mêmes, pour ne pas dire de larésistance que nous apportons à nous connaitre tels que nous sommes. » Ignace de Loyolaparlait des « bons » et « mauvais esprits qui sont en nous ». En langage moderne, on parlerade faire la vérité sur le désir. Cette seconde fonction se fait évidemment à partir de lacompétence de l’accompagnateur : autre est celle du pédagogue, autre celle du conseillerspirituel, autre celle du soignant au chevet d’un mourant.

En troisième lieu, accompagner quelqu’un, c’est cheminer à ses côtés pour le confirmer (lerendre fort) dans ce nouveau sens où il s’engage. La métamorphose du cheminement est icifréquemment utilisée : accompagner quelqu’un, c’est marcher à ses côtés, fonctiond’assurance et de réassurance qui vise à écouter sa fatigue, ses hésitations, ses joies, à l’aiderà s’approprier les affinements de sens qu’apportent les épreuves de la route.

Achevons ce survol en précisant ce que nous venons de laisser entendre : toutaccompagnement se fait au nom d’une institution. Cette institution indique le champthéorique de référence, mais aussi le cadre, le rôle, les modalités, les sanctions éventuelles,etc. Dans le christianisme, l’accompagnement spirituel se fait au nom de l’Évangile et del’Église ; l’accompagnement des mourants se réfère à ce qui est acceptable dans l’institution

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soignante ; l’accompagnement éducatif se réfère aux normes et à l’idéal véhiculé dansl’Éducation nationale ; etc. ; dans les institutions publiques françaises, par exemple,l’accompagnement ne s’autorise pas à interférer dans les choix existentiels individuels. Doncl’accompagnement implique une compétence propre, et il appelle, on va le voir, desréférences éthiques précises.

POUR UNE ÉTHIQUE DE L’ACCOMPAGNEMENT EN ÉDUCATION

À quels principes se référer pour éclairer l’accompagnement ainsi défini ?

On pourrait, bien sûr, envisager le modèle d’une éthique de la sagesse, laquelle appartientau patrimoine de l’humanité : on sait que la sagesse joue un rôle décisif dans l’élaborationde la bible, qui elle-même puisa largement dans le fond de sagesse égyptienne,mésopotamienne, puis grecque. D’un mot, la sagesse est l’art de savourer l’existence, depercevoir le sens des choses de la vie, et de se frayer un chemin vers le bonheur. Qui ne voitque ce principe est tellement général qu’il ne saurait être un guide très utile pourl’accompagnateur ?

Moins général, le principe de bienfaisance doit ici être examiné. Il consiste à prendre commefil conducteur de son action la recherche du bien de l’autre, son meilleur intérêt. À contrario,le principe implique de nuire le moins possible, de réduire le plus possible lesinconvénients. Le prototype de cette orientation est celle exprimée dans le sermentd’Hippocrate que prononcent les médecins, et que ces derniers mettaient en œuvre pourchercher le plus grand bien de leurs patients. C’est aussi ce principe qui était à l’œuvre chezle prince qui devait chercher le plus grand bien de ses sujets, chez les maitres qui devaienttout faire pour le bien de leurs disciples, etc. En contrepartie, patients, sujets, disciplesdevaient obéissance et respect à celui qui détenait savoir et savoir-faire, toutes choses dont ilétait, au demeurant, le seul juge. Avec le principe de bienfaisance, le risque de paternalismen’est pas loin ; or, si on veut bien se souvenir des fonctions à remplir dansl’accompagnement, cette attitude n’est pas supportable. Cela veut dire que si personne nepeut considérer comme méprisable la recherche du bien de l’autre, cette seule visée éthiquene peut à elle seule éclairer suffisamment l’accompagnateur.

Avec les Lumières s’est forgé un autre principe, le principe d’autonomie, qui se décline dansla nécessité pour le médecin, le conseiller spirituel, le gouvernant, le pédagogue, etc.d’obtenir le consentement libre et éclairé de son patient, de son novice, de ses concitoyens,de ses élèves, etc. Adopter l’autonomie comme principe éthique, c’est considérer que chaquepersonne, moi-même naturellement, mais aussi l’autre, est imputable, responsable. Dès lors,les relations s’établissent non sur une dissymétrie comme avec la seule bienfaisance, maissur une égalité de droits ; la forme concrète qui découle de cette nouvelle anthropologie,c’est le contrat, dont nous avons indiqué qu’il est à l’œuvre dans les pratiques qu’on peutdésigner du terme de suivi : suivi médical, suivi pédagogique, etc. C’est, naturellement, dansson sens juridique qu’il faut entendre la notion de contrat : s’il n’était pas rare de plaider àpropos de contrats commerciaux non respectés, il n’est pas inouï aujourd’hui de voir despatients s’estimant lésés intenter un procès à leur médecin ou à leur chirurgien, des étudiantsà leurs professeurs, des stagiaires à un organisme de formation, etc.

L’ALLIANCE ÉDUCATIVE

On voit ce que ce principe apporte comme correctif à des relations fondées sur le seulprincipe de bienfaisance : il y a dans ce correctif une haute idée de la dignité de chacun, quepersonne ne saurait considérer comme médiocre ou secondaire. Cependant, si le principed’autonomie est un puissant antidote au paternalisme, il ne peut pas seul fonder la relationéducative, car on ne peut pas tout contractualiser, et probablement pas l’essentiel ; dans tousles domaines, on peut le vérifier, le seul souci de contractualisation traduit la méfiance, aveclui on n’est pas loin du divorce, ou du tribunal. Est-il supportable de construire des rapportshumains sur un tel juridisme ?

Tenter de corriger les limites du principe de bienfaisance par le principe d’autonomie etréciproquement, est-ce envisageable ? Sans doute bien difficilement, car c’est tenter de marierdes problématiques anthropologiques inconciliables ! C’est pourquoi il faut recourir à un

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autre principe, celui d’alliance.

Qu’apporte la notion d’alliance par rapport à celle de contrat dont, à première vue, ellepourrait sembler synonyme ? Le principe d’alliance dont il est ici question est d’originebiblique : sa réception dans une éthique sécularisée se justifie dans la mesure où il introduitun élément fécond d’interprétation, de critique, d’approfondissement du mystère humain,sans nécessairement exiger le recours à une transcendance comme fondement ultime.

L’alliance que Dieu fait avec Abraham n’est pas un pacte bilatéral par lequel deux partiess’engagent, mais un serment unilatéral par lequel Dieu promet un héritage à Abraham et à sadescendance ; c’est un accord dont l’initiative vient de Dieu ; Abraham se contented’accueillir cette promesse, dans un abandon total à la parole de Dieu. L’alliance serarenouvelée au Sinaï avec Moïse. Après avoir délivré Israël de la servitude d’Égypte, Dieudonne à Moïse la Loi, le Décalogue, comme moyen pour que le peuple avance dans sonchemin de libération : celle-ci est déjà commencée, pas encore terminée. La Loi consacre laliberté, elle ne sauve pas et ne donne pas la vie ; c’est un chemin pour demeurer dans unsalut déjà donné et librement accepté.

Thevenot propose l’idée « d’alliance éducative » comme principe éthique pour traduirel’importance radicale de l’aiguillon de la sollicitudequ’appellent les situationsd’accompagnement. Pour avoir une ligne éthique directrice dans l’embrouillaminipsychoaffectif que vivent l’accompagnateur et l’accompagné, Thévenot propose derechercher une alliance entre la « partie saine » de l’accompagné et la « partie analysante etdiscernante » de l’accompagnateur en vue, sur cette base, de faire reculer les « zonesembrouillées » qui apparaissent dans l’entretien.

Cette alliance ne peut se faire sans confiance réciproque, car l’accompagnement est loind’être sans risques, pour les deux. C’est pourquoi tous deux recherchent des signes decrédibilité. Ainsi l’accompagné tente de s’assurer de la compétence de l’accompagnateur, deson expérience, de son lien institutionnel (car il n’y a pas d’accompagnement en son nompropre) ; il cherche à savoir s’il sera discret (confidentialité), à trouver l’assurance qu’il nesortira pas de son domaine de compétence. De son côté, l’accompagnateur a besoin depouvoir se fier à ce que dit l’accompagné, et d’avoir la conviction qu’il a une volonté droitede faire un travail vrai et suivi.

Ces règles constituent, par analogie avec celles de l’alliance au Sinaï, la loi de l’allianceéducative ; elles concernent tous les éléments du cadre de l’accompagnement : durée, lieu,rôles respectifs, objectif, méthode, clôture de la relation, etc. La transgression de ces règlesest presque toujours un signal d’alarme.

Le fondement dernier de cette loi de l’alliance se trouve dans deux interdits : l’interdit dementir, c’est-à-dire de brouiller le jeu communicationnel (par exemple par des gestesintimes, alors que seule la parole doit avoir sa place) et l’interdit de fusionner, afin derespecter l’inaliénable altérité d’autrui. Le respect de ces interdits semble la conditionéthique qui permet à l’accompagnement de devenir une expérience de communication, decheminement commun.

GUY LE BOUËDECProfesseur émérite, université catholique de l’Ouest (Angers)

Article paru en avril 2001 dans le n° 393, « Accompagner, une idée neuve en éducation »

1 Thomas Henry Green, Art et pratique du discernement spirituel, éditions DDB, 1991.2 Xavier Thévenot, « Pour une éthique de l’accompagnement », Cahiers de l’Atelier, n° 479, mai-juin 1998.

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