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Faut-il avoir peur de l’avenir ? Gérard A. Jaeger

Faut-il avoir peur de l’avenir - eyrolles.com · d’ouvrages, dont Il était une fois le Titanic. La plupart d’entre eux ... parties, compris leurs doutes et leurs craintes,

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Studio Eyrolles © Éditions Eyrolles

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Un état des LieUx à repenserImages « choc », initiatives de l’Union Européenne, programmes radicaux de candidats… La mobilité des migrants vers l’Europe, le sort de la plupart d’entre eux, dans sa violence, font aujourd’hui la « Une ». Bousculant l’opinion publique, interpellant citoyens et politiciens dans leurs convic-tions et contradictions, forçant l’engagement des gouvernants de façon durable pour les collectivités concernées, l’immigration génère plus que jamais fantasmes, amalgames et simplifications, suscitant inquiétude voire rejet xénophobe. Pour éclairer l’actualité et nourrir un débat de société, Gérard A. Jaeger propose un essai sous forme de décryptage, à rebours des idées reçues, état des lieux du phénomène et mise en perspective historique des ressorts, enjeux et problématiques d’une réalité complexe :

« Je me suis engagé dans la question migratoire en raison des interrogations qui ne me laissaient pas en repos. Pour que ma réflexion ne soit pas l’otage d’une pensée dominante et de ses facilités intellectuelles. Il ne fallait pas que je cède aux instincts qui obscurcissent la raison. J’ai donc longuement et sincèrement entendu toutes les parties, compris leurs doutes et leurs craintes, mais aussi leur foi dans l’avenir d’une mondialisation sociale globale. Toutes ces contradictions ayant été mises en balance, je m’autorise à rendre public cette évidence, qu’il faut repenser l’immigration dans ses fondamentaux. »

Gérard A. Jaeger est historien et philosophe, spécialiste des grands

bouleversements des sociétés. Il est l’auteur d’une soixantaine

d’ouvrages, dont Il était une fois le Titanic. La plupart d’entre eux

font référence et portent sur les rapports entre la réalité des faits et

la rumeur qui en est la caisse de résonance.

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Un état des LieUx à repenserImages « choc », initiatives de l’Union Européenne, programmes radicaux de candidats… La mobilité des migrants vers l’Europe, le sort de la plupart d’entre eux, dans sa violence, font aujourd’hui la « Une ». Bousculant l’opinion publique, interpellant citoyens et politiciens dans leurs convic-tions et contradictions, forçant l’engagement des gouvernants de façon durable pour les collectivités concernées, l’immigration génère plus que jamais fantasmes, amalgames et simplifications, suscitant inquiétude voire rejet xénophobe. Pour éclairer l’actualité et nourrir un débat de société, Gérard A. Jaeger propose un essai sous forme de décryptage, à rebours des idées reçues, état des lieux du phénomène et mise en perspective historique des ressorts, enjeux et problématiques d’une réalité complexe :

« Je me suis engagé dans la question migratoire en raison des interrogations qui ne me laissaient pas en repos. Pour que ma réflexion ne soit pas l’otage d’une pensée dominante et de ses facilités intellectuelles. Il ne fallait pas que je cède aux instincts qui obscurcissent la raison. J’ai donc longuement et sincèrement entendu toutes les parties, compris leurs doutes et leurs craintes, mais aussi leur foi dans l’avenir d’une mondialisation sociale globale. Toutes ces contradictions ayant été mises en balance, je m’autorise à rendre public cette évidence, qu’il faut repenser l’immigration dans ses fondamentaux. »

Gérard A. Jaeger est historien et philosophe, spécialiste des grands

bouleversements des sociétés. Il est l’auteur d’une soixantaine

d’ouvrages, dont Il était une fois le Titanic. La plupart d’entre eux

font référence et portent sur les rapports entre la réalité des faits et

la rumeur qui en est la caisse de résonance.

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L’IMMIGRATION

Groupe Eyrolles61, bd Saint-Germain75240 Paris Cedex 05

www.editions-eyrolles.com

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage, sur quelque sup-port que ce soit, sans autorisation de l’éditeur ou du Centre fran-çais d’exploitation du droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

© Groupe Eyrolles, 2016ISBN : 978-2-212-56305-4

Gérard A. Jaeger

L’IMMIGRATIONUn état des lieux à repenser

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Sommaire

A AvaAa-AAvanv De la mobilité historique à la restriction de circuler .................................................................. 9

A vaoaoguA Les indices d’une société autiste .................. 21

Avumièvu Avvniu – CvA -gv o’aCCiduan ................................................ 35

Chapitre 1. Partir : un rêve… un piège .............................. 37

Chapitre 2. L’engrenage de la souffrance ...................... 53

Chapitre 3. La forteresse européenne ................................ 63

dugxièmu Avvniu – du- oua- d’vioougv- vg mioiug du aag- ..... 79

Chapitre 4. Histoire infondée d’un accueil exemplaire ............................................................................................................ 81

Chapitre 5. Le serpent de mer des mythes républicains ........................................................................................................ 99

Chapitre 6. Quelle intégration souhaite-t-on ? ...... 117

nvai-ièmu Avvniu – ou Caanuaniugx aCCiduanvo.............................. 135

Chapitre 7. Une mémoire à vif ...................................................... 137

Chapitre 8. La présence incontournable de l’islam ................................................................................................................ 151

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L’immigration

Chapitre 9. La fausse idée du trop-plein migratoire .............................................................................................................. 169

A AioaoguÉ Pour une société du xxie siècle ........................... 187

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Chapitre 1

Partir : un rêve… un piège

o’imvouviu dg niuv-Amaadu

Nos questionnements sur l’immigration prennent leur source dans ces territoires lointains qui nous sont encore exotiques et constellés de références appar-tenant à la mémoire collective, si ce n’est à l’image qu’elle a collectée au temps des Grandes Découvertes, de l’aventure humaine et finalement de la colonisation.

Cette imagerie nous est inféodée jusqu’à penser que l’outre-mer a toujours fait partie du patri-moine occidental. Cependant, lorsque nous l’adop-tons comme une réalité, comme un drame pour nous rappeler nos responsabilités, nous n’y incluons pas ses conséquences que sont l’exil et la souffrance. L’Extrême-Orient, le Maghreb, l’Afrique noire sont autant de cartes postales qui sont aujourd’hui retournées à l’envoyeur par les migrants que nous ne reconnaissons plus dans leur réalité contemporaine.

L’envie du Nord, pour ces populations marginalisées par la mondialisation, est un phénomène relativement récent qui remonte aux années 1950, une époque où la distorsion économique entre les pays riches et leurs colonies commençait à se manifester. Pour ces popu-lations longtemps maintenues dans la frustration de l’inégalité, les métropoles au confort de vie attractif étaient devenues le centre de leurs préoccupations.

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La décolonisation, la plupart du temps mal gérée, les a convaincus de faire la grande traversée.

ga Avvi divoaogu à nvagAuv uanvu ou aavd un ou -gd

On touche ici du doigt les raisons de cette attirance indéfectible du tiers-monde pour l’Occident, notam-ment postcolonial. « Le monde riche […] a édifié des barrières en tous genres, morales, économiques, politiques, derrière lesquelles il a emprisonné, non pas à vie, mais pour de nombreuses vies succes-sives, les trois quarts de la population du globe. Mais voilà que cette gigantesque prison se révolte paci-fiquement. Des condamnés se sont échappés1. » Et Jean Raspail de conclure qu’ils viennent demander justice. Il n’a pas tort sur ce point. Ce qu’ils veulent, c’est ne plus rien devoir à personne.

Le problème est que le dialogue entre le Nord et le Sud, si souvent réclamé, tellement attendu, toujours en marche, n’a jamais été en état d’aboutir. Si c’est un leurre, il faut le dire et prendre des mesures radi-cales pour éviter le pire, qui est l’espérance brisée de populations entières mises en demeure de fédérer leurs forces pour arriver à leurs fins. Tant que les responsables politiques prodiguaient de belles promesses, ils se dispensaient d’agir et pouvaient attendre. Mais le temps des illusions s’achève et la situation devient ingérable. Parce que la charité mal pensée de l’Occident n’a plus cours, les mensonges vains n’ont plus de portée sur des gens qui ont décidé de venir se servir au lieu d’attendre une

1. Le Camp des saints, op. cit.

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improbable remise de peine. Et cela n’est pas près de cesser, puisque tout récemment l’Union européenne signait avec la complicité des dirigeants de seize pays d’Afrique de l’Ouest un accord dit de « partenariat économique ». Or c’est un nouveau blanc-seing que l’Europe libérale accorde à ses multinationales pour « piller les ressources et le marché africain », note le site Reporterre dans un communiqué du 8 août 2015.

Dans l’Afrique des migrants, quand un enfant naît on espère que Dieu l’assistera et lui donnera la chance d’aller en France… Et dans dix ans, quand cette jeunesse du Sud aura fait croître sa population de 70 %, elle se sera donné les moyens d’émigrer.

Avvniv ag -gCCambuv

Jean Raspail souligne que la principale faiblesse de nos pays est dans leur manque de résolution à s’opposer à la dictature prochaine du tiers-monde. Un certain abat-tement moral existe effectivement dans nos sociétés en crise, mais il n’y a ni veulerie ni fatalisme dans cette inertie, juste un manque de coordination entre les bonnes volontés. Pour qu’une solution de bon sens émerge de l’imbroglio des mesures proposées, il faut parler d’une seule voix, au-delà des intérêts de clans.

En attendant, les affamés de la Terre et les déshérités de l’humanité n’ont plus le choix que de mourir ou de partir, à n’importe quel prix. Ils paient la note du voyage et des souffrances qui lui sont inhérentes, physiques et morales, et pour toute récompense, tandis qu’ils penseront avoir conquis le droit de vivre décemment, ils seront confrontés au mépris

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de leurs hôtes, qui ne demandent désormais qu’à les renvoyer chez eux. Mais pour les candidats à l’el-dorado, c’est toujours mieux que de stagner dans le marigot de toutes les indécences humaines.

Le point de bascule est dans la décision que le migrant doit prendre, entre partir ou succomber. On objectera que tout le monde n’émigre pas, que nombre de pays en voie de développement offrent à leurs ressortissants des opportunités qu’ils sont censés saisir, et qu’à ce titre la fuite ne s’explique pas seulement par la misère physique ou l’oppres-sion morale mais par la simple envie d’aller vivre ailleurs. Ce qui n’est nullement blâmable en soi, dans la mesure où tous les hommes raisonnent de même partout dans le monde. L’injustice est dans la dénégation de leurs droits, liée à leur passeport et à la terre où ils ont vu le jour. Parce que en réalité, bien peu d’alternatives sont offertes à la majorité des populations de l’hémisphère de la pauvreté.

Pour elles, un seul rêve anime leur vie  : celui de l’exil. Les plus défavorisées ne le réaliseront jamais en raison des frais qu’un tel voyage occasionne. Pour les autres, l’entreprise peut durer des années.

du- miovvan- -agAuan mvo CamAvi-

La préparation d’un exil, quand il n’est pas induit par une menace sur la vie, une guerre, un géno-cide, nécessite la participation financière d’un grand nombre de personnes, de familles dont les écono-mies d’une vie peuvent à peine y subvenir. Parfois le village tout entier n’y suffit pas non plus.

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Malheureusement, devant cette migration de la pauvreté, qui vaut tous les exils politiques, l’attitude des pays d’accueil est à peu près partout la même : on se prépare à l’invasion tant annoncée, faite de hordes déguenillées assoiffées de nos réussites et de notre confort matériel. Cette vision apocalyp-tique est toujours vivace en dépit de la transfor-mation même du migrant, de son statut et de ses perspectives personnelles. Au vu de cet amalgame, plus de la moitié de la population européenne se dit hostile à ouvrir ses portes. Certes, souvent les apparences sont trompeuses et les malheureux que nous montrent les médias lorsqu’ils débarquent sur les côtes italiennes, espagnoles ou grecques, voire en France, où les villes frontières étalent à nos yeux incrédules les stigmates de leurs périples à travers le désert et la mer, confortent l’idée de barbares sans foi ni loi que l’on s’empresse de cantonner loin des populations autochtones. Pourtant, tous ces gens ne ressemblent pas à leurs espérances car celles-ci sont cachées au tréfonds d’eux-mêmes, dans le secret de leur devenir, à savoir des générations de forces vives, de plus en plus cultivées, aux destins promet-teurs auxquels il ne serait pas inutile de se frotter. Ni de se piquer de la curiosité de connaître. Ces gens sont des battants dont nous avons besoin, qui cherchent à ce qu’on leur mette le pied à l’étrier pour se réaliser. Ceux qui partent sont une infime partie des populations concernées, mais lorsqu’ils prennent cette ultime décision c’est avec la déter-mination qui soulève des montagnes. Ils sont la partie la plus dynamique de la société, celle à qui le pays de naissance n’a pas su donner sa chance et méprisé les valeurs.

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Les migrants ne partent pas au hasard et leur desti-nation fait partie de leur plan de vie, du destin qu’ils se sont choisi. Certaines voix se sont manifestées pour souligner que leur intelligence et leur stra-tégie servent à déjouer non seulement les dangers du voyage, mais avant tout les arcanes administratifs des pays sur lesquels ils ont jeté leur dévolu. En résumé, ils forceraient les portes en même temps qu’ils force-raient l’admiration. Si tout est possible, tout reste à prouver, et ce ne sont que des cas particuliers. Connaître le problème et l’endiguer, c’est exercer une politique constructive de la question migratoire, en évitant de se focaliser sur l’arbre qui cache la forêt. Dans le Dictionnaire de l’immigration en France1, on lit ceci : « Le départ désigne quelque chose d’infiniment plus important que le manque de travail ou même la dégradation économique des conditions d’existence ; il prend acte de la dépossession de la confiance dans le monde, celui qui nous a vu naître, celui qui nous fait femme ou homme parmi nos semblables. »

La plupart du temps, la décision de s’offrir un destin conduit le candidat à promettre à sa famille, comme à ses créanciers, une part du paradis conquis. En remboursant l’avance financière qu’il aura reçue d’eux, mais également en promettant de les soutenir. Cet engagement vaut un contrat. Mieux, un serment dont le migrant ne se dédiera jamais. Le cumul de ces charges ne lui fait pas peur, il a été élevé dans cet esprit de solidarité. Ce qui importe pour lui, c’est

1. Sous la direction de Smaïn Laacher, Larousse, 2012.

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de se comporter comme un homme devant l’adver-sité quelle qu’elle soit. L’idée qui soutient son projet induit une résistance mentale exemplaire dont le moteur est pécuniaire, mais la force morale. Car la spiritualité est partout, elle fait partie de la vie et du voyage à entreprendre. Si Dieu le veut, le destin tant espéré s’accomplira. La foi joue un rôle primordial. Quelle que soit la divinité invoquée, elle nourrit les espérances, elle force les décisions, elle contient le désespoir quand la fatalité se met en travers de la route.

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Un migrant est conscient des difficultés et des dangers encourus pour se rendre en Europe, confirmait un candidat à l’exil interrogé par Fabrizio Gatti1, grand reporter à l’hebdomadaire italien L’Espresso : « On le sait […], mais cela ne nous arrivera pas. Dieu ne peut pas nous abandonner après tout ce qu’on a vécu. » Un autre lui confia que l’ambition qui les motive et qui les guide est un don de Dieu, dont ils sont les dépositaires. Ils le prient tous, ils le prient partout.

Néanmoins, ce qu’ils redoutent avant tout c’est l’échec. Pris à leur propre piège, ils ne peuvent plus démentir les perspectives de réussite qu’ils ont semées autour d’eux avant de partir. Il en va de leur honneur et tout déni leur paraîtra dégradant. Le déshonneur n’est pas concevable pour cette race d’hommes. Cette vanité est le supplément d’âme de la contrainte, économique, sociale et parfois

1. Bilal sur la route des clandestins, Liana Levi, 2008 (pour l’édition française).

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politique. « J’ai grandi dans un environnement où l’exil vers les pays du Nord a toujours été assimilé à la réussite, si bien que rester sans pouvoir prendre le relais de ses parents est un échec cuisant », souligne quant à lui Omar Ba1, arrivé en France en 2003. Avant de préciser à son tour que partir est considéré chez lui comme un rite de passage, une reconnais-sance sociale qui rejaillit sur les siens.

Au regard des Européens et des Français qui les voient arriver souffrants et loqueteux, tous les migrants dont l’honneur est la force vive invisible sont des déses-pérés. Pourtant, ils sont de cette engeance rare, encore chargée d’espoir, qui a eu le courage de mettre sa vie en jeu. Cette notion est ancrée dans leur éducation. Pour eux, l’histoire qui compte vraiment n’est pas celle écrite dans les livres, les rapports et les publica-tions des administrations politiques et des institutions qui gèrent les migrations dans les pays d’accueil : elle est celle de leurs certitudes acquises au fil du temps, et rien ne peut l’ébranler. Ce qui fait dire à tous les experts qu’on pourrait fermer les frontières, ériger des murs et contrôler les mers, on ne les empêchera pas de partir.

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Partir… c’est prendre conscience qu’on est né du mauvais côté du monde. C’est tout laisser, même le plus insignifiant rappel de sa vie. Cet acte est une force, un signe de bravoure qu’il n’est pas donné à

1. N’émigrez pas ! L’Europe est un mythe, Jean-Claude Gawsewitch, 2010.

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tout le monde de réaliser. Tout brûler derrière soi, ses habitudes, ses émotions, ses lassitudes, sa décep-tion et sa rancune quelquefois, ses dépits, ses doutes, avec pour seul bagage son audace et son courage. Cet instant, les migrants ne l’oublieront jamais. Salim Jay1, que nous avons déjà pris pour témoin, note à ce propos : « Nous voulons arracher un droit qui se vérifie seulement en l’arrachant.  » Et pour se donner un peu plus d’audace, ils affirment tous à la cantonade qu’aucune frontière ne les arrêtera, aucun interdit, nul verrou ne les dissuadera. Il ne reste alors, pour les amener à moins de fanfaronnade, au nom d’un Occident qui ne doute même pas de lui-même, qu’à leur asséner notre mépris. Cette blessure que nous leur infligeons est terrible, elle est grave et ne déshonore que ceux qui la pratiquent.

Du pain, de la dignité, voilà ce qu’ils viennent cher-cher dans les pays riches, où les droits humains sont inscrits dans la Constitution. C’est tout ce qu’ils espèrent. Et voilà ce qui nous effraie tant. Au prétexte qu’ils auraient des objectifs secrets et pernicieux, et qu’il faudrait nous protéger contre nous-mêmes.

Néanmoins, l’eldorado qu’ils ont inscrit dans leur destinée est rarement à la hauteur de leurs espé-rances. Et le désenchantement est de plus en plus rapide. Pour autant, si cette triste réalité les déçoit, les retours volontaires au pays natal sont rares. Une fois en Europe, chacun finit par s’habituer à cette vie chaotique à laquelle il ne s’attendait pas. Vache à lait de ses créanciers, voire des passeurs qui auront financé tout ou partie du voyage, l’immigré se voit

1. Tu ne traverseras pas le détroit, op. cit.

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contraint d’accepter les conditions qui lui sont offertes, faute de quoi il se retrouve en situation d’échec.

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Le responsable de la communauté Emmaüs au Bénin1 témoigne de cette réalité. Il déclare que la majorité des migrants partis vers les pays du Nord pour des raisons économiques sont obligés d’y rester. A fortiori de supporter n’importe quelles conditions de vie et de travail. « Car s’ils ne réussissent pas, précise-t-il, et qu’ils reviennent au [pays], ils sont rejetés par leur famille. » Ostracisés, montrés du doigt, ils sont la risée des frustrés qui n’ont pas osé la grande aventure et qui se réjouissent de l’échec des autres. En outre, après avoir été un étranger refoulé, il est souvent exclu de sa propre communauté lorsqu’il revient chez lui sans s’être enrichi là où tout devait concourir à son succès. C’est valable pour les Africains de la zone subsaharienne, mais également pour les immigrés du Maghreb. Un Tunisien raconte, il s’appelle Karim  : « On se retrouve avec une deuxième génération pour qui le bled n’est pas le pays natal mais pour qui la France n’est pas le pays choisi […] » Et de préciser, interrogé par la journaliste italienne Ada Giusti2, que la plupart de ceux qui sont retournés chez eux ont vécu des rejets similaires. « Pour l’écrasante majorité de ces immigrés, dit-elle, le retour et l’établissement

1. In Visa pour le monde, op. cit.2. « Mais pourquoi ne rentrent-ils pas chez eux  ?  » Des immigrés

racontent…, Éditions Le Pommier, 2005.

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dans le pays d’origine des parents sont exclus. » Pour qu’elle soit un succès et qu’elle s’inscrive dans la durée, sans remords ni regrets, la problématique du retour doit être non seulement consentie par le migrant, mais il faut que ce dernier se sente en mesure d’af-fronter les difficultés qui lui sont inhérentes et qu’il ait la force de se reconstruire. Non seulement il devra s’y préparer longuement, matériellement et psychologi-quement, mais l’acquiescement de sa famille et de ses proches, voire de sa communauté, devra obligatoire-ment l’accompagner dans cette épreuve.

Personne ne veut comprendre qu’une arrivée sur le sol européen n’est pas en soi une victoire, que c’est à ce moment-là seulement que le destin se dessine avec son lot de déconvenues.

gau ia-nvoovniaa fvvoiou

Pour ceux qui n’ont à leur disposition que le fantasme colporté par la rumeur, le point d’arrivée apparaît finalement comme un nouveau point de départ. Et c’est là, souvent, que le désenchante-ment cristallise et s’installe. Car après les premières confrontations avec le personnel administratif des pays d’accueil, même ceux qui obtiennent un droit de séjour et une liberté de mouvement sentent qu’ils ne sont pas les bienvenus. Et qu’il va leur falloir beaucoup de patience et d’abnégation pour traverser les épreuves de la vie en Occident.

Très vite, le piège se referme et la clandestinité, avérée ou virtuelle, devient une identité. Et l’obli-gation de survie répond alors à des glissements qui

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conduisent l’exilé à toutes les compromissions, avec la loi comme avec lui-même. Nous avons rencontré El Hadji1, venu légalement du Sénégal en Italie, muni d’un visa touristique pour une formation dans un club régional de football. Or, n’ayant pas obtenu d’engagement au terme de sa période légale de séjour dans la péninsule, tandis qu’il espérait y faire une carrière professionnelle et demander un titre d’établissement, le jeune homme, âgé de vingt-trois ans, se retrouva devant le choix de rentrer à Dakar ou de tenter sa chance dans l’illégalité. Résidant à Gênes, sans attaches familiales, il accepta de convoyer des produits contrefaits pour le marché de Vintimille. Il apprit les règles de la contrebande, vécut plusieurs années dans la clandestinité, poursuivi par la peur des rafles et de l’expulsion. Malgré ses tentatives réité-rées auprès de l’administration italienne, toutes ses demandes de régularisation furent rejetées car il avait eu plusieurs fois maille à partir avec les douanes. Tombé dans la drogue, il sombra dans un engrenage infernal duquel il resta longtemps prisonnier. C’est avec insistance qu’il nous dit son regret de s’être laissé entraîner, car ce fut la source de tous ses ennuis. Passé en Suisse en 2013, il put s’installer dans un foyer où, toujours sans papiers, il ignore comment il sortira de l’impasse dans laquelle il se trouve depuis sept ans.

1. Entretien conduit avec Béatrice Alvergne le 26 mars 2015 dans le foyer de la région de Lausanne (Suisse).

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L’histoire d’El Hadji rend compte de cette insistance qu’ont la grande majorité des migrants à s’accro-cher à leurs premières certitudes, même si certains d’entre eux admettent de plus en plus ouvertement que l’eldorado a ses limites. Et qu’un projet dans le pays d’origine est à considérer désormais. Omar Ba1 manifeste depuis longtemps sa perplexité vis-à-vis de cet entêtement à vouloir rester en Occident, «  quand on sait, dit-il dans l’un de ses livres, la précarité grandissante des populations immigrées ». Et de poser radicalement la question : Rester, pour quoi faire et dans quelles conditions ?

Papa Gora, un autre Sénégalais2 demeurant dans l’attente d’une décision d’expulsion, nous a confié ses espoirs d’un retour au pays natal après plusieurs décennies de clandestinité, en Espagne, en France, puis en Suisse, à la recherche de papiers qui ne lui seront sans doute jamais octroyés. Électromécanicien de profession, il a travaillé dans son pays pour des entreprises étrangères, puis s’est retrouvé sans emploi. Étant dans l’incapacité de réunir les fonds privés nécessaires à son projet de petite entreprise, et l’État sénégalais n’ayant pas accepté de financer son dossier, cet homme âgé désormais de plus de soixante ans s’est mis en tête de rentrer chez lui pour y retrouver ses enfants et petits-enfants. Non pas pour vivre à leurs dépens, mais pour entreprendre un dernier chapitre de sa vie dans la dignité.

1. N’émigrez pas ! L’Europe est un mythe, op. cit.2. Entretien conduit avec Béatrice Alvergne, le 26 mars 2015,

dans un foyer de la région de Lausanne (Suisse).

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Une chose est certaine, que l’on exprime peu : les hommes, les femmes, les familles ne s’engagent pas dans le projet de migrer sans une réelle obligation. Ils le font parce que c’est la seule alternative qui puisse encore les animer, dans un monde connecté qui leur tend les bras sans scrupule, au péril d’un choix hasardeux, parfois bénéfique, souvent illu-soire, toujours triste.

voiv vgjagvd’hgi Aagv dumvia

S’attaquer aux mentalités ancrées depuis plusieurs générations n’est pas une sinécure. Il faut pourtant le faire, et cela prendra du temps. Car les données officielles de l’Agence européenne du contrôle des frontières, publiées le 4  mars 2015 par Le Figaro, sont sans appel  : «  Durant le troisième trimestre 2014, il est arrivé plus de [migrants] que pendant le pire trimestre du printemps arabe de 2011. » Soit plus de 110 000 personnes. Ce qui représente plus de 400 000 arrivées dans l’année concernée. Une progression de 21 %. Et l’année 2015 bat déjà tous les records d’exils.

S’il est donc impératif d’agir sur le long terme pour enrayer le processus en amont et en aval des flux, il est urgent de prendre en compte le problème qui se présente dans l’immédiat. Pour que les pays d’ac-cueil ne soient pas obligés d’organiser une riposte, mais un accommodement. Parce que les migrants continueront de partir, et très peu de s’en retourner chez eux en dépit du soin que nous prenons à dresser des obstacles devant leur objectif.

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Lorsqu’une initiative est prise, elle l’est trop souvent sous le coup de l’émotion. L’affaire du petit Syrien Aylan Kurdi, dont le corps sans vie a été retrouvé sur une plage de Turquie le 3 septembre 2015, en est l’exemple malheureux. Car elle a fait naître l’espoir d’une prise de conscience humanitaire européenne, trop vite démentie par le manque d’organisation dont souffre l’Union. Entre la bonne volonté de la chancelière Angela Merkel, rapidement dépassée par les événements, et la logique mesquine et popu-liste du Premier ministre hongrois, Viktor Orban, l’ensemble des États membres se sont déchirés sur les solutions à apporter dans l’immédiat. Obligée de prendre malgré tout une décision, la Commission optera finalement quelques jours plus tard pour la solution des quotas qui, ne satisfaisant personne, offrira l’illusion d’une entente. Le discours politique du patron de la diplomatie allemande, Frank-Walter Steinmeier1, plaidant pour une Europe qui « n’a pas le droit de se diviser » face à pareil défi, confirme les atermoiements de la gouvernance européenne.

1. Cité par lefigaro.fr du 4 septembre 2015.