Fernando Cipriani, « Mort et cruauté dans les contes de Villiers et de Mirbeau »

Embed Size (px)

Citation preview

  • 7/28/2019 Fernando Cipriani, Mort et cruaut dans les contes de Villiers et de Mirbeau

    1/6

    Fernando CIPRIANI

    MORT ET CRUAUT DANS LES CONTES DE VILLIERS ET DE MIRBEAU1

    La verve qui anime le conte cruel villirien est bien contraire au conte fantastique, mme si cegenre affaiblit la cruaut, elle convient mieux lironie, limagination, plutt qu la narration. Nousavons analys, par des thmatiques et des mthodes compares, les deux diffrentes cruauts des contes(folie, terreur, meurtre, perversion, alination, amour et crime) et les registres stylistiques quilaccompagnent, en tenant compte surtout des convergences entre Villiers et Mirbeau. Il reste complteren analysant leur attitude en face de la mort2, leur philosophie, leur vision personnelle, et donc leur foi, ouabsence de foi, dans une autre vie, qui accentue ou affaiblit la cruaut de cet vnement singulier qui,

    presque toujours la fin du conte, dune manire conclusive, frappe les personnages.

    Peur de la mort chez Villiers, piti pour les abandonns chez Mirbeau

    La bataille de Villiers mene contre le bourgeois, reprsentant de lpoque positiviste, qui faitconfiance au progrs et la science, nat de son idalisme rig en systme philosophique : lacondamnation du bon sens, de larrivisme social et du profit sexprime dans ses Contes cruels, en

    particulier dans le conte Claire Lenoir (1867). On sait que larchtype du bourgeois est le docteurBonhomet, que Villiers appelle le monstre ; ce grand bourgeois a invent une vraie dfense face lamort : voulant viter les motions trop fortes, il demande la science de lui assurer un progrs continu, un

    bien-tre durable, et de tout convertir en argent. Villiers a construit un programme, qui est ralis dans lesContes cruels, pour abattre ce monstre , une vraie campagne, comme en tmoigne sa correspondanceavec Mallarm : Je me flatte davoir enfin trouv le chemin de son cur, au bourgeois ! Je lai incarn

    pour lassassiner plus loisir et plus loisir et plus srement. Et lami pote rpond en reprenant

    son compte ce programme : Il faut que nous affolions le monstre, et je crois que mon plan est parfait.Jattends avec bien de limpatience votre mixture doucereuse qui lui donnera des nauses se vomir lui-mme : vous avez raison, vitons les tribunaux, lart sera quil se juge lui-mme indigne de vivre. Tribulat Bonhomet (le livre homonyme sortira en 1887) raffirmera son pouvoir de mort sur les artistes,en tuant les cygnes qui reprsentent les potes ; mais aprs avoir t oblig admettre le mystre de lau-del (dont tmoignait dj Claire Lenoir, 1867) il prouve finalement ce doux plaisir dcouter le dernierchant de ces grands oiseaux: Il ne prisait, musicalement, que la douceur du timbre de ces symboliquesvoix, qui vocalisentla Mort comme une mlodie. [] Et, rsorbant sa comateuse extase, il en ruminaitainsi la bourgeoise, lexquise impression jusquau lever du soleil (O. C., II, p. 136). Cest danslhumour noir que Villiers, idaliste rvolt, va puiser la veine grotesque dont il se sent dou : Il paratquejai une puissance du grotesque dont je ne me doutais pas. [] On ma dit que Daumier les flattait

    servilement en comparaison. Et naturellement, moi jai lair de les aimer et de les porter aux nues, enles tuant comme des coqs3.

    Cette invention de types de bourgeois prsente des affinits techniques et de contenu avec lescaricatures de certains personnages que trace Mirbeau dans ses Contes cruels. Ce dernier emploie la

    1 Nous continuons la thmatique de la cruaut entam dans le numro prcdent des Cahiers Octave Mirbeau, Cruaut , monstruosit et folie dans les contes de Mirbeau et de Villiers (n 17, 2010, pp. 88-108. Les rfrences restent lesmmes : Villiers de lIsle-Adam, uvres compltes, dition tablie par Alan Raitt et Pierre-Georges Castex, ditionsGallimard, 1986, p. 1249. Nous donnerons cette dition comme rfrence, abrge en O.C. suivie du volume et de la page (lesContes cruels sont dans le vol. I et les Nouveaux contes cruels dans le vol. II) ; et Octave Mirbeau, Contes cruels, ditiontablie et prsente par Pierre Michel et Jean-Franois Nivet, Les Belles Lettres/Archimbaud, Paris 2009. La rfrence cettedition figurera directement en haut du texte, suivie de la section I ou II, et de la page.

    2 Nous corrigeons la page 106 de notre article cit ici, dans la note prcdente, la conclusion propos de lattitudereligieuse de Villiers et de Mirbeau ; il faut en effet, suite une inadvertance, lire lattitude de Mirbeau [et non de Villiers]envers la religion nest gure loigne de celle de lathe , celle de M. Rouvin, comme laisse entendre dailleurs le contexte.

    3 Lettre cite par F. Cipriani, Villiers de lIsle-Adam e la cultura del suo tempo, ESI, Napoli 2004 , p. 45.

  • 7/28/2019 Fernando Cipriani, Mort et cruaut dans les contes de Villiers et de Mirbeau

    2/6

    technique caricaturale comme une arme de guerre redoutable , indissociable de la lucidit de sonregard sur lhomme et sur le monde, ainsi que de la dmarche satirique qui laccompagne , et quidevient caricature burlesque dans La Mort du pre Dugu , utilise pour dnoncer le conservatismeractionnaire4 du personnage. Mirbeau, comme Villiers, veut mettre en vidence la mdiocrit et lamentalit du monde bourgeois avec son apparat domestique et ses rites ; cest le moment suprme de

    lagonie dun pre de famille, le pre Dugu, un avare qui, sans tre un vrai bourgeois, mais un paysanqui a travaill dur, a vieilli dans la solitude, sans connatre lamour de sa femme et de ses enfants :

    Une sueur glace ruisselait sur son visage qui se contractait et prenait des tons terreux du cadavre.Isidore et Franchette se tenaient prs du lit, et la mre Duguet allait sans cesse du chevet du mourantau poulet quelle arrosait du beurre grsillant de la lchefrite. Bientt les rles saffaiblirent,cessrent, les mains reprirent leur immobilit. Ctait fini. Le pre Dugu navait pas boug, et sonil, qui ne voyait plus et qui conservait dans la mort son regard mchant et cruel, tait fix,dmesurment agrandi sur le poulet qui tournait au chant de la broche et se dorait au feu clair. (I, p.107).

    La mort, offerte au regard dautrui travers la rigidit du cadavre, revient dans les contes des deuxcrivains. La mort physique serait-elle plus perturbante que la mort spirituelle ? Le narrateur protagonistede sy mprendre a un rendez-vous avec des hommes daffaires, mais, par suite dune distraction ducocher, se retrouve dans une salle de la Morgue ; le tableau qui soffre ses yeux est vraiment saisissant

    parce que la mort est suggre en forme de symbole :

    Plusieurs individus, les jambes allonges de toutes parts, la tte enleve, les jeux fixes, paraissaientmditer.Et les regards taient sans pense, les visages couleur du temps.Il y avait des portefeuilles ouverts, des papiers dlis auprs de chacun deux. (O.C., I, 629).

    Plutt que de prsenter directement cette salle de la Morgue, le narrateur, qui sattendait trouver sur leseuil la matresse du logis , dsigne ce lieu bien connu des Parisiens par une priphrase : Et jereconnus alors, que la matresse du logis, sur laccueillante courtoisie de laquelle javais compt, ntaitautre que la Mort. Il passe ainsi dune description hyperraliste une rflexion de diffrenciationfondamentale entre ces htes et les hommes daffaires qui lattendent dans une salle de caf : Certes, pour chapper aux soucis de lexistence tracassire, la plupart de ceux qui occupaient la salleavaientassassin leurs corps, esprant, ainsi, un peu plus de bien-tre (ibidem). Le texte reprsente lamme scne dintrieur, avec les mmes phrases, les mmes mots. Mais la diffrence, malgr cetteritration, avec les individus du tableau prcdent, devient vidente : ces personnes, apparemmentvivantes, pour chapper aux obsessions de linsupportable conscience , ont assassin leurs mes (p. 630). Le mpris pour les hommes daffaires, reprsentants de lesprit bourgeois, est frappant, comme

    dailleurs dans les textes mirbelliens qui prsentent la rapacit des hommes daffaires5 , videntesurtout dans le portrait ironique dun notaire, matre Claude Barbot, qui a bien lintention de faire desaffaires avec le narrateur ( Villa louer ) :

    Tout en lui tait rond, comme sa figure, tout en lui tait vulgairement jovial, sauf les yeux, dont lesblanchtres et troubles prunelles, cercles de rouge, enchsses dans un triple bourrelet graisseux dela paupire, suintaient, si jose dire, une expression assez sinistre. Mais cette expression, jtaistellement habitu la retrouver, peu prs pareille, dans tous les regards des hommes daffaires, que

    je ny pris pas dautre attention que celle, indiffrente et sommaire, que jaccorde aux passants dansla rue (II, p. 128)

    4 B. Jahier, La Caricature dans les Contes cruels dOctave Mirbeau , art. cit., pp. 116-117.5 B. Jahier, La Caricature dans les Contes cruels dOctave Mirbeau , art. cit, p. 118.

  • 7/28/2019 Fernando Cipriani, Mort et cruaut dans les contes de Villiers et de Mirbeau

    3/6

    Mirbeau et Villiers ont reprsent, dans leurs contes, lesprit born des bourgeois qui ne songentqu des questions terre--terre, au bien-tre physique, qu conomiser de largent et se contentent duseul paratre. Cest une question de gnralisation, comme le laissait entendre Villiers, qui dcouvraitcette mentalit dans toutes les classes de la socit, mme chez les dputs (M. Redoux). Ainsi, le

    boucher Gasselin discute-t-il de lenterrement de sa femme, quil a tue sans aucune mauvaise intention et

    avec une certaine indiffrence, avec matre Poivret, son beau-pre, sans comprendre le grand mystrede la mort ( Avant lenterrement , I, p. 332). Lindiffrence exclut donc la comprhension de cemistre. Pour lauteur duJardin des supplices, la mort nest pas une mort glorieuse ou une transfigurationde la vie au nom dun idal, comme pour Villiers, mais seulement un vnement naturel, qui se manifeste

    physiquement par le manque de vie et par la rigidit cadavrique du corps : Sur le lit, une femme taitcouche, la figure renverse, les traits affreusement tirs, le teint plomb, le corps rigide sous le drap quimoulait les parties saillantes et les formes cadavriques. Ses mains, croises sur la poitrine, tenaient uncrucifix (p. 331). Une mort apparemment sans aucune signification, malgr le petit apparat religieux decirconstance. Dans Une bonne affaire , un vieillard, sentant que lheure de la mort approche, pense faire acheter sa femme un terrain de cinq mtres perptuit dans le cimetire, pour gagner de largentdans cette belle affaire ; mais la mort nattend pas : Elle ne vit pas que ses doigts qui se crispaient,

    ni ses yeux dont le globe se renversa, vitreux, sous la paupire largie et toute raide (I, p. 166). Misre,ignorance et absence de tout sentiment face la mort caractrisent-elles donc les gens pauvres et les

    bourgeois ? Elle arrive, inexorable, pour un vieux paysan qui a travaill durement toute sa vie et qui safemme refuse du pain, puisquil ne travaille plus. Il semble quun pas a t franchi vers la sensibilit etvers la piti ; elle veut quand mme honorer son mari en achetant une concession au cimetire pour dixans, exactement comme font les riches, dit-elle ( Les Bouches inutiles ). Ces deux contes de Mirbeauinsistent sur lagonie du mari et sur la presque insignifiance de la mort, associe la froideur du cadavreet un bien superficiel respect de sa femme pour le trpass : Les paupires du pre Franois staientrvulses au moment de lagonie finale et dvoilaient lil terne, sans regard. Elle les abaissa duncoup de pouce rapide, puis elle considra, songeuse, durant quelques secondes le cadavre (I, p. 171).

    On rencontre aussi des cas o la mort est digne de piti, surtout quand la socit et les bourgeoissacharnent maltraiter les fous ou les tres considrs comme tels, ou encore les gens abandonns et

    bannis de la socit. La petite fille souffrante, Tatou ( Tatou ) meurt en tenant la main du narrateur et enrvant daller vers un pays tout blanc , le pays de la mort : Jai rv cette nuit, de mon pays Cestun pays tout blanc tout en ciel, et en musique Laissez-moi partir. Ces pages qui inspirent une piti

    profonde pour les cratures qui vivent dans la misre, exploites par des matres sans scrupules,reviennent dans dautres contes qui ont pour protagonistes les mes simples , les faibles, lesmarginaux, les fous, les btes, la vieille qui aime les chats. La mort, pour ces personnes simples, a ledernier mot, frappe comme une surprise, laisse le lecteur dans une silencieuse stupeur : le casseur de

    pierres Rabalan, considr comme un sorcier, ne russit pas faire marcher les machines dun fermier,qui se met alors le battre coups de poings et de bton. La parataxe exprime bien cette mort cruelle du

    malheureux, la violence acharne sur son corps : Il saffaissa sur la terre en poussant un longdouloureux soupir. Le sang coulait, stalait, le bton devenait tout rouge. [] Rabalan sanglant neremuait plus. On le souleva, il tait mort. . La cruaut de la mort, accompagne dune frocit atroce( Le Crapaud , Le Livre ), qui devient parfois un spectacle agrable et excitant pour lhomme,comme dans un pisode de chasse, nest pas pargne aux animaux innocents : Il[le pre] ne veut pas

    se priver et priver sa progniture de ce qui est le plus beau dans une chasse la bte force les chiensfouillant les entrailles chaudes de la bte, les valets fouillant les chiens la mort le sang leslambeaux de viande rouge ( Paysage dautomne , I, 498). La foule participe la chasse, comme un massacre , un carnage, un dlire collectif : On dirait un massacre, un pillage le sacdune ville conquise, tant tous ces bruits, toutes ces voix, tous ces gestes, ont un caractre de sauvagerie,dexaltation homicide (p. 501).

    Lexploitation du conte cruel pour inquiter le bourgeois, selon le programme de Villiers auquelFlaubert aurait pu souscrire, est vidente encore dans Les Brigands , une satire de la bourgeoisie, qui

  • 7/28/2019 Fernando Cipriani, Mort et cruaut dans les contes de Villiers et de Mirbeau

    4/6

    cde une frnsie meurtrire , comme lexpliquent P.-G. Castex et A. Raitt dans leur Notice6. La peurjoue un mauvais tour deux bandes rivales de bourgeois qui, croyant se battre contre des brigands,sentretuent la nuit, cruellement : Bref, ce futune extermination, le dsespoir leur ayant communiqula plus meurtrire nergie : celle en un mot, qui distingue la classe des gens honorables, lorsquon les

    pousse bout (O.C., I, 679). Lvocation de ce carnage confirme la vision apocalyptique et sanglante de

    la scne de chasse la fin du conte mirbellien Paysage dautomne . Le spectacle de la mort quipassionne le public assistant une excution capitale (O.C., II, Ce Mahoin ), nest pas diffrente decette folie sanguinaire et de cette exaltation homicide qui envahit la foule.

    Le mystre de la mort

    Dans les contes cruels de Villiers, la mort est leve au niveau dun symbole et la hauteur dessentiments du personnage : elle annonce, dans la conclusion de plus dun conte, un espoir dans lau-del,laffirmation dun idal, tout en restant cruelle. Villiers se sert souvent de ce thme comme dune armeredoutable pour inquiter le lecteur et lui donner le frisson de linconnu. Elle emporte le duc of Portland,atteint de la lpre, pour avoir voulu faire laumne et serrer la main un lpreux : Le lord avait hrit

    du mendiant. Une seconde de bravade un mouvement trop noble, plutt ! avait emport cetteexistence lumineuse dans le secret dune mort dsespre /Ainsi prit le duc Richard de Portland, ledernier lpreux du monde (O.C., I, p. 602). Dans Impatience de la foule , le message de lenvoy deLonidas nest pas compris par la foule et on peut considrer sa mort atroce, mutil par les corbeaux,comme un sacrifice, un acte dhrosme : Ainsi disparut dans la mort, acclam ou non de ceux pourlesquels il prissait, lENVOY DE LONIDAS (O. C., I, p. 637). Frapp dune congestion crbrale,lacteur Chaudval, qui veut devenir un homme comme les autres, capable dprouver de vrais sentiments,deviendra le spectre7 quil cherche voir. Des symboles de la mort apparaissent aussi dans les gestesde la vie courante : ainsi, les jeunes ennuys offrent-ils des dames des fleurs de la Mort qui ontt retires des cimetires : En sorte que ces cratures-spectres, ainsi pares des fleurs de la Mort,

    portent, sans le savoir, lemblme de lamour quelles donnent et de celui quelles reoivent ( Fleurs detnbres , I, p. 667). La mort peut aussi tre identifie travers les formes mtaphoriques delabstraction ( la vieille Tristesse-du-Monde ), ou seulement suggre par ses attributs : blafard,sombre , blme , creux , fantme , en opposition des adjectifs substantivs ou dessubstantifs tels que : vivants ou encore passants , faux amuss , comme dans LEnjeu , o cesmesures stylistiques sont en partie respectes, au moment de la rvlation du secret de lglise : Bienque lon ne crt rien, ici, qu des plaisir fantmes, on se sentit, tout coup, sonner si creux, en cetteexistence, que le coup daile de la vieille Tristesse-du-Monde effleura, malgr eux, limproviste, ces

    faux amuss : en eux ctait le vide, linesprance : - on oubliait, on ne souciait plus dentendrelinsolite secret si toutefois (O. C., II, p. 377). Seul le comte dAthol naccepte pas la mort de sa

    bien aime ( Vra ) et essaie de la sentir pour un moment vivante auprs de lui, attendant finalement

    que le grand Songe de la Vie et de la Mort entrouvrt un moment ses portes infinies ! (O.C., I, p.560), et donc sa rsurrection, grce la force de lamour : Le chemin de rsurrection tait envoy par lafoi jusqu elle . LInconnue, du conte homonyme attend dtre libre de son corps : Je lemporte !Cest ma prison (O. C., I, p. 720).

    Personne ne peut chapper la mort et, comme dans certains contes de Mirbeau prcdemmentcits, elle reprsente pour plusieurs protagonistes la dlivrance dune angoisse, la libration dune attenteangoissante, surtout pour le magicien Helcias qui attend le souffle librateur dAzral( LAnnonciateur , O.C., I, p. 758). La mort est souvent associe la peur superstitieuse et la terreur,surtout quand elle frappe les bourgeois. Dans les contes cruels de nos auteurs la leon est la mme : il estimpossible dchapper au pays de la mort, visit comme dernire tape par le mlancolique voyageur :

    6 O.C., I, p. 1313.

    7 Villiers insiste sur le mot spectre , dont le sens subtil na pas chapp aux spcialistes des uvres compltes deVilliers, Alan Raitt et Pierre-Georges Castex, qui crivent dans Notices des Contes cruels : Comme dans symprendre ! et dans Le Dsir dtre un homme, il emploie le mot spectre pour dsigner des vivants qui se mprennentsur le sens de la vie. Lhomme de plaisir a tu son me, comme laffairiste ou le cabotin (O.C., I, 1309).

  • 7/28/2019 Fernando Cipriani, Mort et cruaut dans les contes de Villiers et de Mirbeau

    5/6

    Tout dabord laspect est grandiose, surtout si la brume recule un peu lhorizon, lopalise et le recouvrede poudre dor. Mais cette impression disparat vite, et devant cette hautes murailles, lon se sent aussittenvahi par une morne tristesse, par une inexprimable angoisse de prisonnier (I, p. 223). Sans lesrvlations symboliques de lau-del le narrateur mirbellien de En traitement ressemble celui duconte villirien Intersigne , pour le rapport quils entretiennent tous les deux avec les amis quils vont

    visiter chez eux, dans un village perdu, environn de solitude et de mort ; cette visite plonge le narrateurvoyageur dans une profonde tristesse. La discussion des deux amis, aprs des moments de silence, portesur lide de progrs. Cest le testament spirituel que les deux crivains auraient pu contresigner : sil y a

    progrs, prcise Roger Fresselou, cest vers la mort : Le progrs dis-tu ?...Mais le progrs, cest plusrapide plus conscient, un pas en avant vers linluctable fin Alors, je suis rest ici o il ny a plus

    rien que des cendres, des pierres brles, des sves teintes, o tout est rentr, dj, dans le grand

    silence des choses mortes (I, p. 227).Cest la mort qui marque la conclusion de plusieurs contes, et elle est souvent associe la cruaut

    dune rvlation. Dans Vra , Villiers traite le thme fantastique du retour de la morte dans la vie dumari, le comte dAthol ; il senferme dans sa chambre et il est averti de sa prsence grce aux objetsquelle lui a laisss, grce son ide fixe, son tat dme, lalination o il sest trouv : DAthol

    vivait double, en illumin. Lillusion radieuse dure peu, lespace dune nuit, et bientt, au petitmatin, latmosphre redevient funbre : Latmosphre tait maintenant celle des dfunts (O.C., I, p.561). Un lien entre ce conte et celui de Mirbeau, Veuve , est envisageable, non pour les lmentsfantastiques, presque toujours absents chez Mirbeau, mais pour le mystre que la mort dune personne

    peut reprsenter pour celle qui reste : la veuve continue daimer le premier mari, et le nouveau mari,jaloux, ressent obsessionnellement sa prsence, jusqu choisir la mort, le suicide. Dans le conte deVilliers, le protagoniste, qui demande la morte de lui indiquer le chemin pour la rejoindre, entend le

    bruit de la cl du tombeau glissant du lit nuptial par terre. Cette rponse de la morte aurait leconsentement du comte, pour linciter au suicide, dj voqu au cours du rcit : Vivre maintenant ?

    Pour quoi faire ?... Ctait impossible, absurde (p. 555). La mort est le moyen de la dlivrance,identifiable dans la phrase de Salomon qui marque lincipitde Vra , en contraste avec les principes dugenre fantastique : LAmour est plus fort que la Mort, a dit Salomon : oui, son mystrieux pouvoir estillimit (p. 553). Cest ce concept philosophique de la mort deux, dune communion dmes, quon litdans les deux contes, particulirement dveloppe dans le conte mirbellien par cette affirmation de laveuve : Oh ! tue-moi, je tappartiens. Morte, tu maimeras peut-tre comme tu eusses voulu maimer, je

    serai devenue la femme que tu avais rve, la femme que, vivante, je ne puis tre Le corps qui terenvoie sans cesse limage, le corps pourrit et sefface, mais lme reste plus pure, plus belleQuimporte de mourir, si la mort est pour toi la vie qui souvre, si la mort est pour nous la vie qui

    commence (I, 65). Devant limpossibilit de vivre pleinement leur amour, ils sembrassent en pleurant ;ainsi pour le narrateur et le comte dAthol, la mort nest une circonstance dfinitive que pour ceux quiesprent des Cieux, et la Vie pour elle, ntait-ce pas leur embrassement ? . Dans cette conclusion,

    lide de suicide est suggre, mais la preuve nest pas vidente,comme cest souvent le cas dans le contefantastique, qui, bien des fois, laisse le lecteur dans le doute, sans quune solution soit apporte.Malgr certaines concidences thmatiques sur la cruaut et la structure narrative du conte, parfois

    fortuites, malgr les convergences sur la vision de la mort, tantt horrible, tantt spectaculaire, tanttglorieuse ou silencieuse, solitaire ou collective, la diffrence nest pas dans le contenu, mais dans laconception philosophique de la vie, ancre chez Mirbeau la fonction sociale de lcrivain, chez Villiers une ide de transcendance, de dpassement dun seuil, dune frontire tablie entre le sens commun et lesens cach de la ralit sensible, entre le quotidien et lirrationnel, entre lespoir et le dsespoir du hrosvillirien. Nanmoins les deux conteurs recourent au genre de la cruaut pour faire partager leur lecteurleur conception pessimiste de la condition humaine, la solitude existentielle et morale de lhomme, liesaux images de la mort, pour effarer le bourgeois (Villiers) ou pour souligner la nature criminelle de

    lindividu, les conventions et les rgles oppressives et rpressives de la socit sur les gens faibles etabandonns (Mirbeau).Fernando CIPRIANI

  • 7/28/2019 Fernando Cipriani, Mort et cruaut dans les contes de Villiers et de Mirbeau

    6/6

    Universit de Chieti-Pescara