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ALMAVIVA PAOLO SORRENTINO MADALINA GHENEA TONY OURSLER ALAIN FINKIELKRAUT ATIQ RAHIMI PIERRE GAGNAIRE MARIE-AGNÈS GILLOT JEAN-PHILIPPE DELHOMME PAUL SMITH ERIK ORSENNA JACQUES GRANGE Numéro 1 — Mardi 29 septembre 2015 — Supplément du Figaro N° 22 126 Commission paritaire n° 0416 C 83022 — Ne peut être vendu séparément

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ALMAVIVA

PAOLO SORRENTINOMADALINA GHENEATONY OURSLERALAIN FINKIELKRAUTATIQ RAHIMIPIERRE GAGNAIREMARIE-AGNÈS GILLOTJEAN-PHILIPPE DELHOMMEPAUL SMITHERIK ORSENNAJACQUES GRANGE

Numéro 1 — Mardi 29 septembre 2015 — Supplément du Figaro N° 22 126

Commission paritaire n° 0416 C 83022 — Ne peut être vendu séparément

JUERGEN TELLER

BRUCE WEBER

E � v e n t e e x c l u s i v e m e n t d a n s l e s m a g a s i n s L o u i s V u i t t o n . T é l . 0 9 7 7 4 0 4 0 7 7 l o u i s v u i t t o n . c o m

Une série originale de photographies:

JUERGEN TELLER et BRUCE WEBER

!������ TELLER

�orte-documents Jack

�ac Charlie

C�� un lieu insolite qui surplombe les toits de l’immeuble du Figaro, sur le boulevard Haussmann. Il tient du sémaphore. Domine les ardoises, baigné de ciels changeants, à de larges coudées au-dessus des plateaux soumis, plus bas, à la houle de l’info en continu et des bouclages quotidiens. C’est une destination en soi. Une terra incognita jusqu’alors, ressemblant en cela au projet qu’elle abrite. Car c’est là que commence l’histoire de la revue que vous découvrez aujourd’hui. Là même qu’elle se conçoit, compose, mûrit avec les forces en présence, les invités à bord, au petit bonheur des passages, des envies, des défis, tandis que hors les murs les rumeurs vont croissant et les questions, bon train : à quoi allait ressembler ce nouveau magazine du Figaro ? de qui s’inspirerait-il ? que pourrait-il inventer de neuf ?Questions légitimes à ce stade de l’histoire de la presse (qui n’en est certes plus à son âge d’or) et au sein d’un groupe richement doté – une édition quotidienne, un site leader,de grands suppléments identitaires, Madame, Magazine, Littéraire et autres Scope, touchant 1,5 million de lecteurs et autant de visiteurs par jour.C’était là l’intérêt de la chose, précisément, son piment : observer finement cet environnement, se mettre au diapason de l’époque, anticiper des désirs de lecture nouveaux. Et se fonder, par-dessus tout, sur la volonté farouche de créer encore, de définir un espace éditorial sur mesure, d’investir un territoire inexploré et légitime – dans la lignée des innovations précédentes, Figaro et vous, So Figaro… Prendre la tangente, alors. Pour défendre la possibilité d’une aventure journalistique renouvelée. Embarquer par là même des plumes chevronnées de notre quotidien, tracer avec elles d’autres perspectives en développant différemment ce qui fait sens – et le sel du Figaro et vous, chaque jour – dans les domaines de la culture et de l’art de vivre. Une mission légitime pour ces collaborateurs « maison » dont l’expertise pourra se déployer de manière inédite. Sur un autre tempo, à travers l’image autant que le récit – un luxe en soi –, dans un espace propice et idéalement pérenne.Par la force d’un regard neuf, éventuellement décalé donc, cosmopolite, rafraîchissant, il sera chaque fois question de saluer le talent et le goût, dans toute leur diversité et au moyen d’une vaste palette d’expressions contemporaines. Exemplaire à ce titre,la participation exceptionnelle de Paolo Sorrentino – oscarisé pour son immanquable Grande Bellezza –, qui passe derrière l’objectif et, sous l’œil attentif de Bertrand de Saint Vincent, livre des clichés très personnels de la Ville éternelle et de la Miss Univers de son film Youth, actuellement à l’affiche. Ceci, dans le décor romain insensé (ouvert ici en exclusivité) du Palazzo della Civiltà Italiana ; un exercice de style insolite, à rebours. À la croisée de ces chemins inspirants où peuvent se rencontrer la mode, l’architecture, le septième art, la photographie, l’histoire, l’ailleurs… L’illustrateur Jean-Philippe Delhomme est aussi bien de la partie lorsqu’il s’aventure, pour la première fois également, du côté du shooting de mode, lui. Révélant en cela une autre facette de son talent, une vision singulière, affranchie des codes du genre, très cinématographique de fait.Par le biais d’un parti pris éditorial fort et graphique, avec la collaboration précieuse de l’écrivain journaliste Laurence Benaïm et de Christophe Brunnquell, directeur artistique, cette revue entend ainsi repenser les codes du luxe sur papier. Constituer une plate-forme éditoriale destinée à révéler le beau, l’excellence, l’intelligence de la création, au prisme d’un certain hédonisme et à la faveur d’une approche intimiste – authentique privilège réservé à nos lecteurs. Exalter un opéra des cinq sens en quelque sorte, instruit et festif, ouvert sur le monde, riche chaque fois de variations sur un même thème – Youth… la jeunesse, en l’occurrence ici. Retenir les affinités électives, s’affranchir de l’urgence de l’information, de la consommation… Marquer notre différence enfin en affirmant, au moyen d’une écriture exigeante mais libre, une filiation légitime et assumée avec le quotidien qui aura engendré ce nouveau titre. En grand format. Le choix de son nom, emprunté lui aussi à Beaumarchais *, ne dit pas autre chose : Almaviva !

* Lire le billet d’Étienne de Montety, page 23.

« Profitons du moment que l’intelligence de Figaro nous ménage... »

Le Barbier de Séville, acte III, scène IX

PREMIER ACTEpar Anne-Sophie von Claer

[EDITO]

[QUESTIONS DE GESTES]

26 — ALMAVIVA

MARIE-AGNÈS GILLOT, LA GRÂCE JUSQU’AU BOUT DES DOIGTS

Droitière pour écrire et gauchère pour danser, cette étoile de l’Opéra de Paris est aussi libre que passionnée. Ballet de questions.

Longue, intense, extrême, Marie-Agnès Gillot balaie la routine des scènes où elle se produit. Elle livre une danse incendiaire, mais ciseléeau chalumeau, joue le feu et le trait, en gestes et en paroles. On la retrouve en octobre au Palais Garnier dans des pièces d’Anne Teresa De Keersmaeker et à Noël au Théâtre des Champs-Élysées dans Déesses et démones, un duo avec Blanca Li.

Quel est votre premier geste le matin ?

Prendre mon fils Paul, 18 mois, dans mes bras et le câliner. J’ai besoin de commencer ma journée en touchant ce que j’ai de plus cher.

Quelle main vous a montré le chemin ?

La main du destin ! Je n’ai pas été une petite fille attachée à une icône de danseuse, ou au charme des vaporeux tutus. C’est la sensation physique extrême ressentie en dansant qui m’a imposé ce métier. Un jour, j’ai su que bouger était le plus grand plaisir de ma vie.

Votre mouvement préféré ?

Le grand battement, parce qu’il est extrême et qu’il part dans le ciel.

Comment utilisez-vous vos mains

dans votre travail de danseuse ?

Elles sont le prolongement de mon corps, et expriment la même chose que mon corps entier. Les doigts se plient ou se déploient selon l’état d’âme qu’on interprète : mains ouvertes, fermées, recroquevillées, en position naturelle ou fœtale… Tout dépend du personnage qu’on joue. Du moins en danse contemporaine…

Et en classique ?

Les positions sont toujours les mêmes et elles se perdent, d’ailleurs. On me les a enseignées enfant en me faisant tenir un bout de papier entre l’annulaire et le pouce.

Moins délicat : parlons paires de claques.

Dans quelles circonstances la main

vous démange ?

Les injustices me mettent hors de moi. Mais, honnêtement, je ne suis pas très claque. Je suis plutôt coup de pied. Chez moi, ça part très vite.

Pour quoi mettriez-vous votre main

à couper ?

Pour sauver une vie humaine ou animale. Mais je milite pour les enfants et le sida. Après la Chaîne de l’espoir à l’Assistance publique, aujourd’hui je suis engagée auprès d’Iccarre, qui défend une nouvelle thérapie pour ne pas surmédicamenter les malades du sida.

Vous avez le cœur sur la main ?

Regardez l’état de mes pieds pour savoir à quel point je me donne !

Vous êtes plutôt droite ou gauche ?

Je suis ambidextre : droitière pour écrire, gauchère pour danser. Ça peut sembler bizarre mais pour moi c’est normal. Tout est comme ça dans ma vie.

Y a-t-il des épreuves ou des événements

dont vous êtes fière d’avoir triomphé

haut la main ?

Je suis dans le challenge ; c’est pour ça que je ne réussis presque jamais la performance que je veux atteindre. C’est une autre catégorie que la mienne, celle des danseurs qui sont fiers d’eux.

Que vous disent vos lignes de la main ?

J’aime les regarder. On me les lit à l’occasion. Ça me plaît qu’on me raconte sur ma vie des histoires qui n’existent pas. Il y a un M

inscrit dans chacune de mes paumes. On m’a dit que cela voulait dire quelque chose…

Sur quoi ou sur qui auriez-vous envie

de mettre la main ?

Sur le temps. Pour l’arrêter. J’adore la vie,je voudrais que ça dure toujours.

La main dans le sac, on vous trouve

avec du dur, du mou ?

Du doux : le cachemire de mon pull, le poil de mon chien, le satin de mes pointes.

De qui demanderiez-vous la main ?

Au père de mon fils.

Dans le gant de velours, votre main est ?

Ferme.

Quelles mains de maîtres

vous ont guidée ?

Des mains de femmes : celles de Claude Bessy, Brigitte Lefèvre, Carolyn Carlson et Pina Bausch. Je me souviens visuellement des mains de chacune d’elles. Des mains d’hommes aussi : Mats Ek, Nacho Duato, Wayne McGregor, William Forsythe. Les mains de femmes m’ont enseigné la grâce, l’espace et le temps. Les mains d’hommes : la terre, le poids du corps et le plié. Forsythe m’a donné en plus la science des extrêmes et de la vitesse.

Que faut-il connaître sur le bout des doigts

dans ce métier d’étoile ?

Soi-même. Dès lors qu’il s’agit d’atteindre l’élégance suprême qui est la grâce naturelle.

Vous êtes plutôt blanches mains

ou main noire ?

Main verte ! J’ai des plantes partout chez moi, le goût des orchidées, et aussi des pivoines. J’en fais pousser chez moi en Normandie.

Quels rôles avez-vous sous la main

ce trimestre ?

La Nuit transfigurée, que je répète, d’Anne Teresa De Keersmaeker, avec qui je travaille pour la première fois. Je joue le rôle de la femme enceinte d’un autre et qui l’avoue à son mari. Je me suis jetée dans ce rôle comme une folle, j’ai appris le rôle en trois jours et je suis couverte de bleus. Je travaille aussi à New York avec Blanca Li un duointitulé Déesses et démones. Il sera créé pour Noël au Théâtre des Champs-Élysées. Nous le chorégraphions, le mettons en scène et le dansons à quatre mains.

Et pour vous, danser avec un partenaire,

c’est quoi ?

Partager la même main.

La carrière est courte. Vous prendrez

votre retraite d’étoile en 2017. Comment

voudriez-vous passer la main ?

En transmettant la danse, la bonne, celle où on ne triche pas et qui prend plus de temps que celle qu’on peut voir en ce moment. Et j’aimerais la transmettre d’une manière inspirée de la méthode Montessori : en laissant le choix à l’enfant de ce qu’il veut faire plutôt que de lui inculquer un ordre. On pourrait travailler sans blesserles enfants et en jouant. J’ai donné des cours cet été avec Violette Verdy à Pont-l’Abbé à des élèves de 5 ans à l’âge adulte. On a commencé par montrer comment sentir son corps, et j’ai une fois de plus remarqué que la danse rend grâce tout de suite. Dès qu’on s’y consacre, l’adrénaline fait monter à la tête un sentiment positif. Le don de soi à la danse rend vraiment heureux.

par Ariane Bavelier

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28 — ALMAVIVA

« SHADOWS »Ce foulard imaginaire s’inspire de la spectaculaire série d’Andy Warhol composée

de 102 toiles. Elle est réunie pour la première fois en Europe au Musée d’art modernede Paris. Un travail sur l’ombre et la couleur qui fait écho aux collections automne-hiver.

D� ����"� # $%&'(� �( $� "��( �) *�+ , Ecstasy Lacquer (33,50 €), Giorgio Armani. Grand Sac Diorama, python peint à la main (4 700 €), Dior. Parfum Floriental (75 €, 50 ml),

Comme des Garçons. Sac en cuir brodé de PVC motif mosaïque (à partir de 8 000 €), Chanel. Sandale Splash, en veau velours noir (1 160 €), Pierre Hardy. Col montant Duo de points,

100 % cachemire 8 fils (650 €), Éric Bompard. Défilé Valentino homme prêt-à-porter automne-hiver 2015-2016. Polo à manches et col contrastés, petit piqué 100 % Coton (110 €), Lacoste. Défilé Balmain prêt-à-porter automne-hiver 2015-2016. Bague Nudo, en or blanc pavé de diamants et prasiolite (4 290 €), Pomellato. Sac Artwalk, cuir et fourrure d’agneau (350 €), Longchamp. Montre Oyster Perpetual 39 mm, acier, mouvement automatique (4 950 €), Rolex. Défilé Bottega Veneta prêt-à-porter automne-hiver 2015-2016.

Au centre : Shadows d’Andy Warhol, exposition « Unlimited du 2 octobre 2015 au 7 février 2016, au Musée d’art moderne de la ville de Paris. Élodie Baërd

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30 — ALMAVIVA

FORMES ET FONCTIONS

./ 01234/ 5 6789:/ /: 6/ 412: /; <1= :Divan en acacia massif et jute, 299 €, design Ilse Crawford pour Ikea. Foulard en cachemire et soie, Philippe Apeloig d’après Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, 895 €, Hermès. Suspension G1PL de Pierre Guariche, Édition Pierre Diderot, 1951, métal laqué et laiton poli, 35 000 €, Galerie Pascal Cuisinier. Cafetière italienne Brew en acier inoxydable, 162 €, design Tom Dixon en exclusivité à la boutique du Centre Pompidou. Bureau forme libre (1939-1947), chaise tripode tout bois (1947), photo extraite de « Charlotte Perriand, l’œuvre complète 1940-1995, tome 2 », par Jacques Barsac, Éditions Norma. Modèle Mercedes 500 SL (W107) de 1988, un des collectors préférés du moment (est. 40 000 €). Radio Cubo TS522, design des années 60, de Marco Zanuso et Richard Sapper, télécommande infrarouge et la fonction Bluetooth, 298 €, Brionvega.

A> ?@BF>GH IH JK>LMJHN OH?LFMQR @STHLR L?FUH?RHQL JHR VW@X>HR

quand d’autres naissent tout en promesses.

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404, RUE SAINT-HONORÉ - 77, AVENUE DES CHAMPS-ELYSÉES21, RUE DU VIEUX-COLOMBIER - PARIS

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32 — ALMAVIVA

Z\]^ _\``ab^^bcd ec febg^hb_i cjjc_hkl ema`aen^c oc empqrsb_ab`Leonard Lauder assurant que dans une société en crise, les femmes se ruent sur des produits de luxe abordables, comme les rouges à lèvres. N’en déplaise au géant de la cosmétique, en maroquinerie, le phénomène ne se vérifie pas toujours. Les filles savent réconforter leur moral en berne à grands coups de gibecières, besaces et cabas, toujours plus raffinés, toujours plus onéreux… Et cette saison, la palette rappelle celle du maquillage. Le rouge rend belle - c’est bien connu. Les designers teintent en grenat, braise,

coquelicot, vermillon, indien, leurs cuirs griffés prompts à pimenter l’automne. Qu’importe le style - sur les podiums, modèles réduits bien balancés et formats exagérés ultrasouples se succèdent sans se ressembler. Seuls comptent la couleur de l’objet et l’effet voulu : la dégaine bohémienne d’un trotteur à pompon, le charme monacal d’un seau, le disco d’un cuir matelassé au logo clinquant, le luxe ostentatoire d’un croco vernis ou l’intemporalité d’un cuir Épi. Mais que cela ne vous empêche pas d’investir dans un lipstick du même ton.

Émilie Faure

De gauche à droite et de haut en bas :

Modèle Hudson en cuir de veau lisse, 1 495 €, Chloé.Modèle Bianca rose shocking en cuir lisse, 890 €, Lancel. Twist moyen en cuir Épi, 2 580 €, Louis Vuitton.Sac Seau burgundy en cuir lisse, 1 750 €, Céline.Prada Inside Bag en cuir de crocodile et intérieur en cuir nappa, prix sur demande, Prada. Sac Baby Chain en cuir matelassé rouge, 1 250 €, Saint Laurent par Hedi Slimane. Mini Ricky Drawsting Pink Pony (100 % de son prix d’achat sera reversé à la fondation AVEC) 1 350 €, Ralph Lauren.

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34 — ALMAVIVA

uv wxyz{ |}~ �~���� �� ���~v�~ ��v� ���v�}����v � �v}���~ ������� �}Bergson pour répondre à cette question, il suffit d’observer

l’univers - un brin schizophrénique - de l’anti-âge. 615 millions

d’euros de chiffre d’affaires et 25 millions de produits vendus

l’an dernier : en France, la majorité des femmes préfère encore

s’en remettre à un soin cosmétique plutôt qu’aux mains, aussi

expertes soient-elles, d’un chirurgien. Pourtant, les marques

de beauté flirtent outrageusement avec les blouses blanches.

« Les domaines de recherche fondamentaux du monde médical

du XXIe siècle aiguillent clairement le marché actuel », reconnaît

De gauche à droite et de haut en bas :

Dermo Caviar Anti-cernes Fond de teint SPF 15, 188 €,

La Prairie. Supremÿa Baume La Nuit le Grand Soin anti-âge,

500 €, Sisley. Dior Prestige Le Nectar, 354 €, Dior.

Supra Sérum Lift-remodelant Multi-intensif, 73 €, Clarins.

Masque de massage tonifiant Le Lift, 75 €, Chanel.

Gold Eye Tech Sérum Sculpteur Regard Abeille Royale, 100 €,

Guerlain. L’Huile Régénérante, 180 €, Crème de la Mer.

Premium Le Masque Suprême Anti-âge absolu, 59 €, Lierac.

Le Soin Noir Rituel de nettoyage, 102 €, Givenchy.

Marine Poniatowski, directrice marketing France de Lierac.

Le label pharmaceutique explore la piste de la médecine

régénérative, quand Chanel suit de près l’épigénétique et Dior,

l’inflammation chronique responsable du vieillissement

prématuré de la peau. On a de loin dépassé la formule « botox

like ». Surtout, ces soins intelligents mettent à profit la texture

comme vecteur d’efficacité, littéralement, actionnant certains

leviers émotionnels (gestuelle et odeur) pour un effet placebo

quasi instantané. Une raison supplémentaire d’y croire.

Émilie Veyretout

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46 — ALMAVIVA

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le réalisateur Paolo Sorrentino met en scène Madalina Ghenea. La Miss Univers de « Youth », son dernier film avec Michael Caine et Harvey Keitel, se prête au jeu

d’une « dolce vita » retrouvée. Sous un soleil absolu…

par Bertrand de Saint Vincent

Paolo Sorrentino au Palazzo della Civiltà Italiana, à Rome.

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Dans les premières images de La Grande Bellezza, le sixième film de Paolo Sorrentino (2013), la caméra s’attarde sur une inscription gravée sur un monument, Roma o morte. « Rome ou la mort ». C’était le cri de Garibaldi devant la foule de ses supporteurs. « La mort s’ils veulent, Rome jamais ! », rétorqua l’épouse de Napoléon III, la princesse Eugénie. Cette femme à la mode ne supportait pas l’idée de perdre une pièce essentielle de son dressing.Lors de la même séquence, un coup de canon retentit au milieu des ruines. Après avoir mitraillé derrière son objectif un site antique, un touriste asiatique s’effondre. Ce monde est-il sérieux ? Une femme veut écrire un roman proustien, une starlette de télévision est en pleine crise existentielle.Un monde en pleine décomposition danse sur des battements frénétiques. Détaché comme l’épingle d’un smoking, le vieillissant roi (des mondains) de Rome, Jep Gambardella, célèbre son anniversaire en allumant une cigarette. En juin 2015, loin de sa caméra, dans les hauteurs d’une terrasse du Palazzo della Civilta Italiana, Paolo Sorrentino, quadragénaire désabusé, prolonge le geste de son double imaginaire. Il mordille un cigarillo. La vie, c’est du cinéma. C’est pour cela qu’on avance dans le noir.Le réalisateur se tient à distance de ce qui l’entoure ; c’est sa nature : « J’aime la solitude. N’avoir de compte à rendre à personne. » Cheveux ébouriffés, chemise en lin froissé, boucle à l’oreille gauche, sa silhouette nonchalante évoque celle d’un Corto Maltese affadi, aventurier ironique aux rêves majestueux. Entre les êtres et lui, il y a bien plus de silence que de mots : « Je suis un taciturne, confesse-t-il.

La plupart du temps, les mots sont utilisés pour ne rien dire. » Il préfère contempler en silence une fille qui se déshabille que de répondre à l’interrogatoire d’un observateur. À quoi bon ajouter à la vacuité de l’univers des propos sans objet ? « Les choses, a décrété Jep, sont trop compliquées pour qu’un seul être les comprenne. »Dans une pièce encombrée de cintres, sur lesquels sont suspendus robes et manteaux Fendi, une fille belle comme la nuit s’observe dans un miroir. Un coiffeur fait interminablement boucler ses longs cheveux châtains. Dans le dernier film du réalisateur napolitain, Youth, Madalina Ghenea incarne Miss Univers. Après avoir tenu une conversation bien plus profonde que le simple énoncé de ses mensurations ne pouvait le laisser accroire, elle traverse une piscine, dans le plus simple appareil, sous le regard concupiscent de deux vieillards mélancoliques, Michael Caine et Harvey Keitel.Pour Almaviva, la jeune actrice roumaine est venue poser

devant l’objectif de celui qui a donné à ses formes l’éclat du grand écran. Ils ont rendez-vous au Palazzo della Civilta Italiana, dans le décor grandiose de l’un des symboles de l’architecture fasciste, monumentale bâtisse qui, telle une créature botoxée, triche avec son âge en imitant la rigueur et le classicisme de l’Empire. Son agent a omis de lui préciser qu’elle devrait apparaître dévêtue. Quelle importance, elle se promène si souvent nue ! On croit que les mannequins s’habillent, ils passent leur temps à se déshabiller. Leurs vêtements sont des mouchoirs qui sèchent leurs larmes. Sous la lumière blanche d’un studio de maquillage improvisé, le modèle que la mode rendait triste

devise, avec la légèreté d’une ombre : « Quand je me suis vue à Cannes, pour la première fois de ma vie, je me suis aimée ! »On dirait une réplique de La Grande Bellezza. Tout est en place, l’apocalypse peut survenir. Le véritable savoir-vivre n’est-il pas de savoir mourir ? Rome en est la parfaite illustration, mêlant, avec un aristocratique aplomb, les enseignes du luxe aux vestiges d’Auguste, de Marc Aurèle, voire de Mussolini. Les nouveaux princes de la mode financent la restauration de leurs pierres noircies par la pollution, rongées par l’érosion : Tod’s au Colisée, Bulgari sur la place d’Espagne, Fendi pour la fontaine de Trévi. Les hommes sont des monuments comme les autres. Cette dernière marque a également redonné vie au Palazzo della Civilta Italiana pour en faire son siège. Cette impressionnante bâtisse carrée, érigée par le Duce à la fin des années 1930 dans le quartier de l’EUR, en périphérie de la Ville éternelle, proclame la supériorité d’un « peuple de poètes, d’artistes,

de héros, de saints, de penseurs, de scientifiques, de navigateurs, de voyageurs ». L’inscription en lettres de plomb domine l’attique qui coiffe la façade, percée par des arcs réguliers, de cet épais gratte-ciel de pierre blanche. Au pied de l’édifice, un peu en retrait, la statue d’un jeune homme nu, le bras tendu.Avec un fatalisme désolé, Rome se nourrit de sa gloire défunte même si elle n’a pas conscience de la fascination qu’elle exerce. Elle caresse son Histoire comme un mur encore chaud. Des chats errent dans les ruines, des comtesses en sandales se promènent avec grâce le long des rues pavées. On pourrait presque distinguer à leur cou, tel que l’écrivait Paul Morand, des femmes de généraux vaincus bronzant sur la plage, « le dessin en blanc des perles qu’elles venaient de vendre ».Rome a la beauté dans la peau. 35°, indique la météo aux alentours de 13 heures. Le soleil est au zénith. Le palais reste de marbre, rafraîchi par un vent léger qui se faufile entre les arcades. Dans les hauteurs d’un bureau désert, un panama crème est posé sur un fauteuil. Un ciel bleu pâle se dessine entre deux arches ; la mer est encore loin. Paolo Sorrentino semble indifférent à l’hallucinante pesanteur du décor. Cette puissance démesurée, cet orgueil du pouvoir, ce vide absolu que rien n’entoure attisent à peine son regard. Seule la beauté d’une femme le fascine. Madalina apparaîtra-t-elle en manteau rouge, en robe noire, nue sous sa fourrure, cambrée comme un arc ? Plus tatoué qu’un gladiateur, le photographe Jacopo Benassi s’agite comme un bourdon à ses côtés. Les deux hommes mitraillent Miss Univers. Docile, le modèle s’accoude sur une balustrade, s’alanguit sur la pierre ; son corps doré ne demande qu’à être adoré. Le soleil, seul, parvient à lui faire de l’ombre.Au fil des heures, l’astre décline comme un empire. Les lions sont repus. Paolo Sorrentino mâchouille son cigarillo ; il doit être froid. Une journée particulière s’achève : « Je me suis amusé, admet-il. Mon enfance napolitaine m’a appris à rire et à perdre du temps. » Vertus essentielles. Rome s’étend à ses pieds, « capable du pire et du meilleur ». De la terrasse en hauteur, derrière les grilles de l’entrée, on distingue au bas des marches la voiture noire qui l’attend. Des statues montent la garde : « Ce qui me fascine dans la beauté ? La stupeur qu’elle provoque. Elle naît du hasard, de l’abandon… Les femmes sont un modèle vers lequel il faudrait tendre. Elles ont presque toujours plus de qualités que les hommes… » Le réalisateur comblé balaie les questions comme des mouches : cynique ou sentimental ? « Sentimental. Je pleure souvent… » Dieu ou diable ? « Dieu, rétorque l’agnostique. Il y a des événements qui donnent l’impression d’une sorte de grâce. » L’un des derniers dont il se souvienne ? « Le jour de la naissance de mon fils… Je crois à la famille. À l’amitié. À la beauté. »L’ascenseur redescend lentement les étages du palais : « La beauté se cache même derrière les choses les plus terribles », soupirait il y a peu Paolo Sorrentino. Le sourire de Madalina Ghenea trahit l’épuisement : la grande belleza est un mystère dont elle aussi, un jour, aura perdu les clés.

¬CE QUI ME FASCINE DANS LA BEAUTÉ ? LA STUPEUR QU’ELLE PROVOQUE. ELLE NAÎT DU HASARD, DE L’ABANDON… LES FEMMES SONT UN MODÈLE VERS LEQUEL IL FAUDRAIT TENDRE. ELLES ONT PRESQUE TOUJOURS PLUS DE QUALITÉS QUE LES HOMMES… » — Paolo Sorrentino

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­® — ALMAVIVA

¯°±²±³´µ¯°¶· Paolo Sorrentino avec Jacopo Benassi

Ci-dessus : jupe longue en laine et cachemire.

Pages 48-49, manteau ceinturé à franges de soie et coton.

Page 50, pull blanc en angora avec détails en vison.

Le tout Fendi. LE COLISÉE CARRÉOn le dirait surgi d’un tableau de Chirico. Le Palazzo della Civiltà a été imaginé

par Benito Mussolini, qui désirait construire un nouveau quartier à la périphérie de Rome,

en vue de l’Exposition universelle prévue en 1942. L’opus mégalo architectural conçu

par Guerrini, La Padula et Romano fut inauguré en novembre 1940… Tel un cube aux étages

percés d’arcades, il résume avec ses inscriptions en lettres de plomb une volonté

de puissance qui lui vaudra d’être surnommé « Il Colosseo Quadrato » (le Colosse Carré).

« Un peuple de poète, d’artistes, de héros, de saints, de penseurs, de scientifiques,

de navigateurs, de voyageurs… » La phrase prononcée par Mussolini lors de l’entrée

des troupes italiennes à Addis Adeba en 1936 est gravée sur les quatre côtés du bâtiment…

Kitchissimes, les grandes sculptures en marbre de Carrare à l’effigie de divinités classiques

ont résisté aux épreuves du temps, et inspiré des cinéastes, d’Ubaldo Ragona à Peter

Greenaway. En restauration depuis 2003, le Palazzo a failli devenir un centre d’audiovisuel,

puis un musée, avant que la maison Fendi ne s’engage à louer le bâtiment pour les quinze

ans à venir et y établisse son siège. Montant annuel de la location : 2,8 millions d’euros.

Un restaurant , Zuma, y ouvrira au printemps prochain.

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60 — ALMAVIVA

LIGNES DE MIREÍÎ ÏÎÐÑÒÓ ÍÒÔÐÑ ÕÎÖÖ× ØÑÙ ÚÛÔÓÐÜÔØ ÝÒÏÏÎÓÞØ ßÖÐà×Ø ØÓ áÖÎÓÝØ ßÎÑÑ×Ø â ÚÛÎÖÝãÐÙØÝÙØ äÐÓÚÎÓÞÎÐÑ

Alvar Aalto. Réalisée entre 1957 et 1960, elle reste étonnamment contemporaine, et ses formes géométriques s’articulent de manière organique, dans un espace ouvert

où la nature est omniprésente. Marchand et collectionneur, Louis Carré en avait fait sa résidence principale, tout en imposant Bazaine, Lanskoy et Villon sur la scène internationale.

Un cadre idéal pour un exercice de style signé Jean-Philippe Delhomme, qui réalise pour « Almaviva » sa première série photographique, traçant de son objectif pinceau

les silhouettes de l’automne 2015 : élégance, lumière, espace et fonction.

photographie Jean-Philippe Delhommedirection artistique Christophe Brunnquell

stylisme Shino Itoi

åæçåèéèå — 65

êëìí 64. ALBA : body suit et harnais en maille jacquard graphique multicolore et bottines stretch Dior ; boucles d’oreilles en laiton martelé et doré à l’or fin, Hervé Van Der Straeten. THÉO : veste Moncler A ; chemise Hermès ; pantalon Berluti ; chaussettes en coton, Falke ; derbies en cuir, Hermès.

JADE : body suit et harnais en maille jacquard graphique multicolore et bottines stretch, Dior ; boucles d’oreilles en laiton martelé et doré à l’or fin, Hervé Van Der Straeten.

êëìí îïð ALBA : sweater en cachemire et jupe en organza brodé de carrés en PVC motif « mosaïque », Chanel ; bagues en argent, Bernar Venet et Cédric Ragot

(Galerie MiniMasterpiece). JADE : robe en patchwork tricoté, Chloé ; boucles d’oreilles en argent, Sophia Vari (Galerie MiniMasterpiece). THÉO : pull en mohair et pantalon, Paul Smith.

Pages 62 et 63. ALBA : robe Ralph Lauren Collection ; sac en cuir et fourrure, Longchamp ; bottines Charlotte Olympia ; collier en argent, Faust Cardinali (Galerie MiniMasterpiece). JADE : veste, top en soie Georgette et pantalon Emporio Armani ; sac bicolore en cuir box, Lancel ; escarpins Bally ; boucles d’oreilles et bracelet Violaine

Febvret (Galerie Naila de Monbrison) ; livre « Second Nature » de Alvar Aalto, édition Vitra Design Museum, chez Artcurial.

Page 61.

JADE : robe en cuir et laine, Céline ; escarpins Charlotte Olympia ; bracelet en vermeil, Charlotte Chesnais.

Page 65.

JADE : robe en faille de soie, boîte en métal et toile orange, Louis Vuitton ; collier en or, Claude Lévêque (Galerie MiniMasterpiece) ; bracelet en laiton martelé et doré à l’or fin, Hervé Van Der Straeten.

ñò — ALMAVIVA

óôõö÷øù Eiffel Tower, August 1950. Photographies par Richard Avedon.

COPYRIGHT©THE RICHARD AVEDON FONDATION

úPLANCHE CONTACT]

ALMAVIVA — 73

UNE EMBUSCADE PARISIENNEAoût 1950, Richard Avedon photographie sur Dovima le modèle phare de la collection

« Oblique » de Christian Dior. Retour sur un instant en apesanteur, alors que paraît cet automne un magistral ouvrage de référence.

par Laurence Benaïm

Dovima. Trois syllabes ou le solfège magique d’une histoire qui commence… Trois notes de tête sur une portée de métal brun. Cette tour Eiffel d’où semble s’élancer Dorothy Virginia Margaret Juba, alias Dovima, que saisit au vol Richard Avedon en août 1950. À 57 mètres au-dessus du sol, cette jeune Américaine en pleine ascension savoure son premier voyage parisien. Un an plus tôt, cette fille de policier a été remarquée à Manhattan par une rédactrice du Vogue américain. Premiers essais concluants. Son mentor n’est autre qu’Irving Penn, avec lequel elle a fait dès le lendemain ses premières photos de mode. Dans l’écurie de Betty Ford, elle triomphe déjà : elle gagne 60 dollars de l’heure, quand le tarif haut ne dépasse jamais les 25. Dovima est surnommée « la fille à un dollar la minute ». On lui trouve des airs de Mona Lisa. Si elle ne sourit pas,

c’est à cause de ses dents qu’elle trouve vilaines, car cassées un jour où elle s’amusait à jouer avec les vêtements de sa mère. La maison des Jackson Heights, dans le Queens, se consume en souvenirs. Moitié irlandaise, moitié polonaise, Dovima a pour rivales Suzy Parker et Dorian Leigh. Long cou de cygne digne de celui de Lisa Fonssagrives, l’épouse d’Irving Penn, Dovima incarne la sophistication des années 1950. Ligne, attitude, élévation. C’est avec Henry Clarke qu’elle fera le plus grand nombre de clichés. Mais c’est avec Richard Avedon qu’elle deviendra une muse, immortalisée cinq ans plus tard par l’iconique Dovima et les éléphants (1955), tirage adjugé, en novembre 2010, 841 000 euros chez Christie’s à la maison Dior et record du monde pour une photographie de mode.

Avant d’exister, Dovima est un rêve. C’est le prénom du personnage imaginaire de son enfance, celui qu’elle a choisi pour apaiser ces longues journées de réclusion à la maison, souffrant de rhumatismes articulaires aigus. Dovima, qui s’est longtemps considérée comme une « skinny thing » (une petite chose maigre), devient dans l’objectif d’Avedon l’incarnation d’un songe. « Je comprenais ce qu’il voulait avant qu’il ne me le demande », dira-t-elle de celui avec lequel elle entretient une complicité de « siamois mentaux ». Le photographe la décrira comme « la beauté la plus

remarquable et la plus originale de son temps ». Il a 27 ans. Elle n’en a que 22,5. C’est à un jeune Américain que revient le privilège de recomposer en images ces héroïnes qu’évoquait Marcel Proust avec ses mots, telle Oriane de Guermantes, « une grande déesse qui préside au loin aux jeux des divinités inférieures ». Plus tard, elles n’auront plus de chapeau, mais des faux cils, Avedon les fera danser, voler ; idoles des sixties,elles s’appelleront Twiggy, Penelope Tree, Jean Shrimpton.

Dans le magnifique ouvrage Dior by Avedon* que publie Rizzoli cet automne, Dovima donne l’impression qu’elle fixe le voyeur, le contrôle de son regard : les épaules dégagées, ouvertes, Dovima incarne une présence souveraine, la silhouette fusain de la haute couture française, réservoir à idées de la VIIe Avenue, antidote à tous les démons de l’Amérique : la croisade anticommuniste que lance au même moment le sénateur McCarthy, les morts de la guerre de Corée… Avec la haute couture, refuge du rêve et de la fantaisie cher à Dior, Paris rayonne et réaffirme son prestige, sa force suprême et ce, au moment où New York est en train de lui confisquer son titre de capitale de l’art… Paris. Dior. Dovima. Avedon. Un quatuor suprême. Un ballet d’absolus. Loin de l’épaule repliée cachant le corps nu de la mélancolie (Schiele), de celle du songe face à la douleur d’Antiochus (Ingres), l’épaule ouverte de Dovima par Avedon idéalise ici un buste victorieux, cette allure retrouvée, dont le numéro 71 de cette collection-fleuve de 191 modèles symbolise l’esprit. Réalisé dans l’atelier de M. Roger, ce tailleur de lainage a pour autres complices Élégance, Énigmatique, Envol, Europe, Évaporée, Illusionniste, Ombre Noire, Sortilège, Ravageur, Voie Lactée, Vanité, et même Noces de Figaro, un ensemble

petit soir. « Nous qualifions le noir de glorieux et le rangeons parmi les couleurs car, par les contrastes des tissus, les ornements et les accessoires qui l’accompagnent, il devient un élément de coloris actifs. À lui d’ailleurs sont réservées les formes les plus violentes », annonçait quelques jours plus tôt le programme du 30, avenue Montaigne.

En ce mois d’août 1950, Richard Avedon, directeur de la photographie de Harper’s Bazaar, réalise à Paris les photos des collections de haute couture de l’hiver. L’été est chaud et orageux. Qu’importe si la dame de fer n’est plus la plus haute tour du monde. Toisée par l’Empire State Building (381 mètres), elle demeure un symbole, fragment Belle Époque d’une Ville Lumière où les tickets de rationnement viennent à peine de disparaître. « Si vous voyez dans votre appareil une photo que vous avez déjà vue, n’appuyez pas », conseille à ses photographes Alexey Brodovitch, le directeur artistique de Harper’s Bazaar. Les maîtres ont ouvert la voie… On pense bien sûr au Ninotchka de Lubitsch (1939) et au Casablanca de Michael Curtiz (1942). La tour Eiffel est le théâtre d’un amour, avec respectivement Greta Garbo et Ingrid Bergman pour passagères furtives. Depuis, la bouteille de champagne est l’accessoire imposé du French glamour dont raffole l’Amérique. Mais aux effets Richard Avedon préfère le mouvement pur. À la manière

d’un Balanchine chorégraphiant ses danseuses, il fixe la silhouette avec maestria, dans une révérence absolue à la ligne Dior de la saison, dite « Oblique ». « L’oblique des emmanchures vient couronner la silhouette de son fronton, dont le visage est le sommet. » C’est la septième collection de Christian Dior, depuis l’ouverture de sa maison de couture, et le fameux « It’s a new look ! » lancé le 13 février 1947 par Carmel Snow, directrice du Harper’s Bazaar. Aux croisillons de fer fait écho ce tailleur-paletot dit « Embuscade », dont les épaules légèrement tombantes, la taille fine exaltent, avec les gants et le bibi géométrique, ce « noir glorieux » annoncé par la maison. Graphisme que met en valeur Richard Avedon dans son editing final : il privilégie les coudes repliés de Dovima et cette paire de jumelles fixée au niveau du menton, comme le prolongement de cette ligne semi concentrique de cinq boutons géants.

Dans un jeu de modelé et d’aplats dignes d’un peintre, comme dans la juxtaposition d’éléments plastiques, droites, cercles, triangles, losanges, la force d’Avedon sera de retrouver la « costruzione legittima » chère à Alberti. La tour Eiffel, qui apparaît en 1949 dans Le Temple du Soleil d’Hergé, devient, dans son objectif, une construction presque mentale, tant le pittoresque s’efface pour magnifier la pureté d’une ligne aux accents cubistes. Quelques années plus tard, c’est bien sûr là qu’on retrouvera Fred Astaire, jouant le rôle de Richard Avedon dans Funny Face de Stanley Donen avec Audrey Hepburn. Silhouette plus fine qu’une virgule, Dovima y incarnera discrètement le rôle d’un mannequin, Marion. Entre-temps, Marc Riboud réalisera sa première photographie de légende, L’Escapade sur la tour, avec pour héros ce peintre arlequin au chapeau relevé, surpris au-dessus du vide.

Do. Vi. Ma. Le début d’une chanson qui pourrait s’appeler « la joie de vivre ». Celle qu’interrompra brusquement l’héroïne en 1962, attentive à précéder le moment où « l’appareil photo devient cruel ». Mariée trois fois, elle fera des apparitions dans des séries télévisées comme Kraft Suspense Theatre, The Man From U.N.C.L.E. ou My Favorite Martian. L’ange aux yeux de biche retrouvera le giron familial en 1974, officiant comme vendeuse de produits cosmétiques, et même hôtesse d’accueil au Two Guy Pizzas de Fort Lauderdale, en Floride. C’est là, dans la Venise de l’Amérique, qu’elle s’éteindra en 1990, victime d’un cancer. « Mes employeurs sont gentils. Ils me traitent bien. Je suis la mascotte de la softball team », disait-elle. Quand les anges ne volent pas, ils sont mortels.

* « Dior by Avedon », préface de Jacqueline de Ribes, Rizzoli, 2015.

« ELLE N’EXISTAIT PAS RÉELLEMENT. ELLE S’ÉTAIT INVENTÉ UN VISAGE, UNE ATTITUDE »— Richard Avedon

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UN VIGNOBLE

SUR LE TOIT DU MONDEEn Chine, sur les contreforts de l’Himalaya, une filiale de Moët Hennessy a créé la winery

Shangri-La avec l’ambition affichée d’y produire le meilleur vin de l’empire du Milieu. À plus de 2 200 mètres d’altitude, un projet visionnaire dans un lieu hors normes.

Quelles doivent être les qualités premières d’un vigneron souhaitant faire un très bon vin en Chine dans une contrée aussi reculée que la préfecture autonome tibétaine de Diqing ? La passion, l’obstination ? Sans doute les deux, puisqu’il s’agit de croire dur comme fer à son rêve. Tempéraments tièdes, passez votre chemin. « Tout est très compliqué ici, mais en contrepartie, tout est possible », résume Maxence Dulou, le magicien qui dirige au quotidien le domaine de Shangri-La. Ce quadragénaire, originaire de Langon (en Gironde), compte parmi ces optimistes capables de garder le sourire immergés sous un océan de problèmes. La complexité, ici, est d’abord liée à l’implantation du domaine. « Nos trente hectares de vignes comptent 320 parcelles réparties sur quatre sites différents, entre 2 200 et 2 600 mètres d’altitude - sur la rive droite et la rive gauche de la rivière Mékong, dans quatre petits villages - Sinong, Xidang, Shuri et Adong », détaille-t-il.Quatre hameaux hors du temps, des îlots de verdure accrochés à la montagne, préservés du bruit, de la pollution de l’air, de la vitesse, constitués chacun de trois ou quatre rues ou venelles qui s’entrecroisent, de commerces rudimentaires, de quelques fermes traditionnelles à toits plats en terre tassée. Autour se dessine une marqueterie de lopins de terre grands comme des mouchoirs de poche souvent dédiés à la vigne, ponctués de noyers et d’arbres fruitiers. Des interstices esthétiques aux antipodes de la Chine urbaine. Compter une heure de piste en véhicule tout terrain, le ravin en guise

de compagnon de voyage, pour aller d’une bourgade à l’autre. Le domaine loue les terres à environ 150 familles, leur achète le raisin et les emploie au quotidien. « Ils parlent tibétain. Le chef de chaque village est notre intermédiaire », explique Dulou. Les paysans locaux, éleveurs de yacks, de cochons et de poules, pratiquent la polyculture. Ainsi les pieds de vigne partagent-ils leur espace avec des parcelles de maïs, de la luzerne, des tournesols et quelques pieds de haschisch. Les paysans pratiquent aussi la cueillette : « Quand la saison arrive, ils montent dans la montagne cueillir des champignons, dont le caterpillar fingus, très recherché en Chine pour ses vertus médicinales, et le matsutake, dont les Japonais sont friands. Évidemment, durant ces périodes, ils sont moins disponibles… Et puis parfois, il peut leur sembler naturel de détourner le réseau d’irrigation de la vigne pour arroser leurs légumes. Les paysans d’ici travaillent au feeling, mais nous ne sommes pas toujours sur la même longueur d’onde », reconnaît Maxence Dulou. L’homme doit aussi s’assurer que le matériel venu de France ne reste pas bloqué sous douane, remplacer les greffons qui arrivent morts à 90 %, parfois sortir les transporteurs de prison où ils sont incarcérés pour mauvaise conduite, et ne pas plier face aux demandes aberrantes d’entrepreneurs locaux peu scrupuleux qui n’hésitent pas à le menacer de mort… La vie au bord du Mékong n’est pas un long fleuve tranquille. Heureusement, le trajet pour se rendre sur place est moins périlleux qu’il ne l’était il y a quelques années. L’aéroport le plus proche n’est plus qu’à

quatre heures de voiture 4 × 4. Au sentier de montagne seulement accessible à cheval se sont substitués un ruban de goudron et une enfilade de tunnels sillonnée par une noria de camions et d’intrépides pèlerins se rendant à Lhassa à bicyclette. Ne pas oublier de se munir de bouteilles d’oxygène : le passage du Cheval Blanc, un col culminant à 4 292 mètres, coupe littéralement le souffle. Maxence Dulou a su faire de cette très ambitieuse entreprise un projet de vie, s’installant sur place en famille, inscrivant ses deux enfants à l’école chinoise locale. À l’écouter parler, on pense à ces hommes qui, il y a bien longtemps, décidèrent de construire un opéra dans la jungle amazonienne. Au fait, qui a eu l’idée folle de lancer une production de vin sur le toit du monde ? Réponse à Londres, au 5 Hertford street, un des plus vieux clubs de la capitale anglaise. Aux murs de cette délicieuse adresse sont accrochés des portraits d’explorateurs, anciens membres de l’institution. Nous retrouvons dans le fumoir Christophe Navarre, patron de Moët Hennessy. À l’évocation de Shangri-La, l’homme s’enflamme : « C’est un projet qui me tient très à cœur et une sacrée aventure. Il y a quelques années, nous avons demandé à Tony Jordan, un Australien qui travaille depuis longtemps pour notre maison, de chercher le meilleur endroit de Chine pour faire un grand vin. Il a arpenté le pays pendant quatre ans, le plus souvent à pied, avec sa petite station météo sur le dos, et il a réalisé des milliers de relevés. Il a ainsi trouvé le site de Shangri-La, où le gouvernement chinois avait d’ailleurs planté des vignes

üýþ Stéphane Reynaud

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dès 1992. Je me suis rendu sur place et j’ai validé le projet, que nous avons lancé en y mettant tous les moyens nécessaires et sans nous imposer une date de sortie de ce vin. Disons que nous nous sommes donné du temps. » Retour en Chine. Shangri-La fait aujourd’hui partie des domaines de l’entité Estates & Wines,la branche de Moët Hennessy dirigée par le Bordelais Jean-Guillaume Prats, qui regroupe entre autres les propriétés américaines, espagnoles, chinoises, indiennes, australiennes, néo-zélandaises du groupe. Estates & Wines produit les sparkling wines Chandon et une belle collection de grands vins. « Le site de Shangri-La est exceptionnel d’un point de vue climatique, explique Prats. La vallée ne subit pas la mousson, comme c’est le cas de l’autre côté de la chaîne de l’Himalaya. L’air est sec, il y a toujours de l’air, nous n’avons quasiment pas de maladies. Les moyennes de températures sont similaires à celles que nous connaissons à Bordeaux. À la grande différence que la période de maturation du raisin peut être poussée jusqu’en décembre. »Mais sur ce terrain vierge, l’équipe doit se forger sa propre expérience. « À plus de 2 000 mètres d’altitude, la photosynthèse est extrême, mais elle dure trois heures de moins en raison de l’ombre portée par la montagne, l’oxygénation du vin se fait différemment, l’évaporation aussi », souligne Prats. Le cabernet sauvignon domine magnifiquement cette terre à part, laissant toutefois un peu de place à quelques rangées de cabernet franc, de merlot ou de petit verdot. Un encépagement qui pourrait

toutefois évoluer au fil des prochaines années. Jean-Guillaume Prats ne s’interdit pas de produire un jour du vin blanc. Puisque ici tout est réalisable. Le domaine est achevé et il dispose maintenant d’un cuvier et d’un grand espace d’élevage, de stockage et d’embouteillage. Alors, quel goût a-t-elle, cette cuvée du domaine de Shangri-La, baptisée Ao Youn - traduit par un énigmatique « Nuage glorieux » ? La dégustation in situ du millésime 2013, peu de temps après sa mise en bouteille, révèle au nez des notes épicées et poivrées, en bouche des saveurs fruitées et une fraîcheur plaisante, ainsi qu’une belle longueur. Ce cabernet sauvignon (à 95 %) semble vouloir marier richesse et élégance. Sans doute est-ce là le résultat de la longue maturation des raisins, cuisinés par le soleil pendant 160 jours : Ao Youn, c’est l’agneau de sept heures de la viticulture. Il pourrait être parent des grands crus de la Napa Valley. La patte de ses concepteurs - Jean-Guillaume Prats dirigea Cos d’Estournel à Saint-Estèphe et Maxence Dulou œuvra au côté d’Alain Raynaud à Saint-Émilion - reste toutefois bien présente. Même sur les rives du Mékong, un Bordelais reste un Bordelais.Environ 2 000 caisses, soit 24 000 bouteilles, du 2013, devraient être commercialisées. « À terme, la production pourrait osciller entre 3 500 et 4 000 caisses », précise Prats. Le prix de vente d’une bouteille devrait approcher 200 euros. Un tarif sacrément élevé. « Tout est fait à la main. Nous n’utilisons aucune machine.

Dans le Médoc, il faut un vigneron pour 3,5 hectares. Ici, nous avons besoin d’un homme pour un demi-hectare… », justifie Prats. Les premières caisses du domaine de Shangri-La seront commercialisées en novembre, dans quelques adresses prestigieuses et sur le site d’Estates & Wines. Dans un second temps, le domaine de Shangri-La, qui sera aussi distribué localement, pourra faire la preuve que la Chine est susceptible de produire un grand vin. « Aujourd’hui, la moitié de ce qui est vendu comme vin chinois ne vient pas de Chine, rappelle, réaliste, Shen Yang, patron du domaine Chandon à Ningxia. Il faut aussi ajouter la perte de confiance des consommateurs dans le monde à la suite de quelques scandales alimentaires retentissants. Shangri-La va aider les crus chinois à retrouver une bonne réputation. » Une aide précieuse dans la conquête d’un formidable marché.L’inaccessibilité du vignoble, petit jardin d’Éden préservé d’à peu près tout, les symboles et les images liés au nom même de Shangri-La, la communauté des hommes immortels décrite par l’écrivain britannique James Hilton dans Les Horizons perdus, la rareté du produit, son tarif élevé : tout semble être bien en place pour donner naissance à un nouveau mythe du vin. Une légende joliment fabriquée qui pourrait à terme être visitée par des non-professionnels. La winery est complétée par un ensemble de lodges de très grand standing susceptibles d’héberger les visiteurs du domaine. Déguster un grand cabernet face à l’Himalaya, cela n’a pas de prix.

L�� trente hectares du domaine sont répartis dans quatre villages situés sur les rives du Mékong (à gauche, Sinong, et ci-dessous, Shuri). Estates & Wines loue les terres à cent cinquante familles qui œuvrent sur le domaine.

[FIN PALAIS]

86 — ALMAVIVA

PIERRE GAGNAIRE

AU PIANOLe chef aux trois étoiles Michelin décortique l’une des entrées

de la carte de son restaurant parisien.

par Stéphane Durand-Souffland

C’est un immense cuisinier qui dit ne goûter ses plats que « de manière parcellaire », mais aligne depuis des lustres des assiettes d’anthologie. Pourquoi ne pas le croire ? Après tout, Beethoven était sourd mais ses symphonies tenaient la route. Il y a d’ailleurs du chef d’orchestre plus que de l’éminceur de carottes dans la gestuelle de Pierre Gagnaire, d’amples mouvements de bras qui ponctuent ses envolées. « Je ne suis pas un grand

penseur de la cuisine, affirme-t-il. Ce qui

compte, c’est le geste, l’émotion avant la

technique. L’insolite vient de la construction,

pas de la poudre de perlimpinpin. Depuis trente-

cinq ans, je joue ma vie sur ce que je fais. »

Pour lui, chaque plat est composé comme une nouvelle et obéit à l’urgence du moment, de la saison : « Je détruis ce que je construis,

pour éviter qu’à force de maîtrise la forme

soit là, mais plus le fond », justifie-t-il. L’homme est volubile : il vous raconte avec amusement comment il a découvert le pamplemousse corse dans une supérette de Belle-Île-en-Mer, sa décision de travailler, pour la première fois cette année, le cornichon frais (« un concombre sans eau

avec un goût herbacé »), ou la difficulté de monter une carte en mars-avril, quand on en a assez des topinambours mais que les petits pois ne sont pas encore arrivés. Mais expliquer la naissance d’un plat, c’est plus compliqué. On lui demande

comment ça lui vient, s’il tente beaucoup avant de trouver et lui, dans un grand sourire, il vous répond : « Ce n’est pas : “Je vais tenter.”

Pour moi, c’est une évidence. » Le sourire s’élargit : « Parfois, c’est pas bon. »

Mais le plus souvent, ça l’est, (très) bon. Et même si l’artiste, qui noircit force cahiers de pense-bêtes techniques, prétend éprouver régulièrement l’angoisse de la poêle blanche, son imagination féconde ne l’abandonne jamais.

Prenons la carte de l’été et, au sein de la première entrée-puzzle, qui s’appelle justement « Été », le premier item : « Reine-claude, nèfle et brugnon pochés dans une infusion de navet daïkon ; navet kabu, blette paquet ; perle de cidre fermier. » L’intitulé nous apprend mille choses. Que, pour un chef qui ne serait « pas un grand

penseur de la cuisine », c’est assez structuré. Le maître précise : « Le point-virgule

est très important » - d’ailleurs il y en a deux. Que marier la prune et le navet, c’est donc une « évidence ». Ou plutôt les navets, car Pierre Gagnaire distingue bien (le point-virgule) le daïkon, « un peu banal » quoique japonais, mais pas trop amer, parfait pour un bouillon subtil, et le kabu, de même provenance lointaine mais « plus ferme,

plus juteux », qui sera tranché fin comme du papier bible, et servi cru.

Le chef constate que les fruits arrivent souvent sur les étals avant leur pleine maturité. Pour son « Été », il ne veut pas d’une reine-claude exceptionnelle, mais d’une prune facile à trouver, « un tout petit peu

ferme, un peu verte, qui accroche au palais,

car c’est une entrée, pas un dessert ».

Les fruits sont taillés en dés et pochés à la minute dans une infusion de navet rehaussée de cidre. Vous suivez ?

C’est là qu’intervient la « blette paquet » : les cotes sont fourrées d’une préparation à base du vert de la plante et d’échalote, un peu comme dans les petits farcis niçois. Une saveur connue, rassurante, qui aide l’assemblage fruit-rave à garder les pieds sur terre. Les fins copeaux de navet kabu, d’un blanc immaculé, surmontent la composition, flottant comme des étendards, évoquant à l’œil des pétales translucides de quelque truffe blanche. Le maître d’hôtel verse alors le bouillon de daïkon émulsionné, qui apporte une couleur grège à l’ensemble. Et, en plein milieu de l’assiette, il dépose une perle de cidre fermier réduit (rappelez-vous, il y a du cidre dans le bouillon de navet). La bille d’alginate, gonflée de pomme, ressemble à une reine-claude bien mûre. L’aspect du plat est primordial et, comme le reste, il s’impose au chef qui visualise à peu près le résultat final au moment où jaillit l’« évidence » du goût.

À la dégustation, le croquant du navet se retrouve embarqué dans la douceur des fruits, la perle de cidre explose contre le palais et libère une fraîcheur inattendue. C’est doux comme un soir d’été en Normandie ou à Tokyo, peu importe, et cela débouche sur l’évidence suivante : « Poêlée de girolles et gnocchi de parmesan, cannelloni transparent d’épinard à la menthe », mais c’est une autre histoire, cette fulgurante collusion des épinards et de la menthe.

Pierre Gagnaire se dit « condamné

à cuisiner ». Il ne goûte pas ses « évidences »,

mais il devrait un soir aller dîner dans son restaurant : il constaterait à quel point le beau geste touche juste.

Restaurant Pierre Gagnaire, 61 rue Balzac,

Paris 8e. Tél. : 01 58 36 12 50.

« JE DÉTRUIS CE QUE JE CONSTRUIS, POUR ÉVITER QU’À FORCE DE MAÎTRISE, LA FORME SOIT LÀ MAIS PLUS LE FOND »

D��� �� ��� ������ � ���� �� ����telle que libellée à la carte du restaurant :« Reine-claude, nèfle et brugnon pochés

dans une infusion de navet daïkon ;navet kabu, blette paquet ;

perle de cidre fermier » (ci-dessus).

Pierre Gagnaire dans sa cuisine (à droite).

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U�� ������CHEZ JACQUES GRANGE,

« C’EST UNE MERVEILLE, NON ?! »Parmi les convives réunis par le décorateur parisien dans son appartement du Palais-Royal, habité jadis

par Colette, Anouk Aimée attire toute la lumière.

par Anne Fulda

�DÎNER DE TÊTES]

90 — ALMAVIVA

« Jacques Prévert m’a dit : “Tu ne peux pas t’appeler qu’Anouk. Quand tu auras 40 ans, cela n’ira pas.” En mon for intérieur, je me suis dit : “Il y a bien Arletty”, mais j’ai suivi son conseil et je suis devenue Anouk Aimée. »

Anouk Aimée parle d’une voix posée, avec cette intonation si particulière. Elle raconte ses débuts. C’était hier. Ou presque. Elle n’a pas vraiment changé depuis. Elle est toujours belle. À la fois douce et impérieuse. Le teint pâle, les mains longues, les yeux noirs. Une star féline, en drôle de robe à petites fleurs, pas très femme fatale, qui conjugue le « je » en mode mineur. Sans ostentation. Elle pourrait pourtant. Elle pourrait être plus en représentation, prendre des pauses, se prendre plus au sérieux. Elle pourrait aussi accepter d’être plus visible, plus « marchandisée » en se rendant à des soirées où une photo est rétribuée, une présence monnayée, mais non. Elle est trop sauvage, trop jalouse de sa liberté. C’est ce qui rend probablement Anouk Aimée si « aimable ».

À droite de Jacques Grange, qui reçoit ce soir, chez lui, elle est l’étoile de la soirée, attire comme une force magnétique. Les autres convives, Terry de Gunzburg, fondatrice de la société By Terry, surnommée par le Wall Street Journal « la Bill Gates du maquillage », Natasha Fraser, journaliste-écrivain, belle-fille de Harold Pinter, le designer Mattia Bonnetti ou le galeriste Pierre Passebon se placent comme naturellement dans son orbite, dans la petite salle à manger du roi des décorateurs français, lancé par Yves Saint Laurent et Pierre Bergé et, aujourd’hui, demandé par « les riches et célèbres » du monde entier.

D’abord un peu sur ses gardes, observant ceux qu’elle ne connaît pas, elle semble tout à son aise dans cet appartement du salon duquel on voit, à travers deux grandes fenêtres ouvertes en cette fin d’été, le Palais-Royal ; ce « préau magnifique dont la vue m’est consentie », écrivait Colette, qui habita ici et dont on a du mal à chasser l’image, devant sa table de travail.

Dehors, le silence est enveloppant. On a l’impression d’avoir dérobé les clés du château. Plus un bruit, plus un cri d’enfant, pas même un crissement de pas sur les graviers. Un décor majestueux.

Dedans, dans cet appartement traversant décoré avec ce chic discret et chaleureux qui fait la patte de l’hôte, Anouk Aimée est dans son élément. Une femme à chats, elle aussi (elle en possède trois et ne porte pas de parfum pour ne pas incommoder l’un d’eux), comme Colette, qui se disait esclave de celui dont elle était censée être la maîtresse.

Anouk Aimée a été Lola, Madallena, Luisa, Anne Gauthier : la femme majuscule d’Un homme et une femme. Chabadabada, comme la musique de Francis Lai, elle a toujours préféré la mélodie au fracas, l’exposition en demi-teintes et - c’est ce qu’on imagine car elle ne se livre pas vraiment -, la vraie vie, l’amour, à la fiction. « Être heureux c’est plus ou moins ce que l’on cherche », chantonnait Pierre Barouh qui fut son mari.

Pierre Passebon évoque le fameux manteau en peau lainée qu’elle portait dans Un homme et une femme. Elle l’a toujours, dit-elle, et se souvient aussi que Lelouch avait peu de moyens lors du tournage et qu’elle se maquillait toute seule.

Anouk Aimée connaît et a connu tout le monde. Alors on l’écoute, on la questionne. Entre la salade mélangée au pamplemousse et à l’avocat, légère et fraîche, et les raviolis frais au fromage et aux légumes - elle est végétarienne et cite George Bernard Shaw : « Les animaux sont mes amis on ne mange pas ses amis » -, elle convoque Fellini - « Ah, Fellini, la joie de vivre ! » -, pour qui elle a joué dans La dolce vita puis Huit et demi, mais aussi Visconti, Stanley Kubrick, dont elle aime tant les films. On évoque aussi Vadim, qu’elle a connu, en pension. Un amoureux ? Non, plutôt un grand frère qui lui a appris à skier. On feint de la croire.

Comment ne pas l’interroger. Anouk Aimée a tourné à Hollywood avec Cukor, à Paris, avec Demy, Lelouch, Mocky, en Italie avec les plus grands. Elle a connu Chaplin, Arletty, qui l’appelait « la petite » : « elle était très gentille, classe ».

Jacques Grange, aussi, a connu Arletty et allait lui rendre visite dans son appartement dans le XVIe arrondissement de Paris, rue Rémusat. Lui d’ordinaire si disert sait ce soir s’effacer. Parsemant juste, cinéphile averti et plein d’esprit, la conversation de quelques anecdotes qu’il ponctue toujours

de son inimitable « c’est merveilleux, non ?! », ou, variante : « Ce n’est pas formidable ? Ce n’est pas merveilleux ?! »Si, ça l’est. Le dîner se poursuit, avant les pêches pochées, on parle de Quincy Jones, un ami, qui devait, avant Michel Legrand, écrire la musique de Lola, le film de Jacques Demy. Gena Rowlands, Gene Tierney, Anna Magnani, Capucine et Audrey Hepburn - « si élégante », et « généreuse », ajoute Anouk Aimée - sont aussi conviées dans la conversation. La comédienne est partageuse, apprécie d’autres actrices qu’elle, ce qui n’est pas si courant.

Anouk Aimée évoque aussi ces déjeuners chez les Lazareff auxquels elle se rendait en Rolls blanche, avec les frères Mille et Coco Chanel, qu’elle a bien connue et qui lui a donné un manteau en zibeline qu’elle n’a jamais mis, mais lui faisait toujours payer sans « facilités » ses robes, lui assenant : « Quand on est jolie comme vous, on ne peut pas avoir de problème d’argent ! »

Ah, ces journées à Louveciennes. On y croisait tout le monde, les Pompidou, des intellectuels, des artistes. « Ça n’existe plus aujourd’hui ? » demande-t-elle. « C’était une merveille, non ? »

LE PALAIS-ROYAL ; CE « PRÉAU MAGNIFIQUE DONT LA VUE M’EST CONSENTIE », ÉCRIVAIT COLETTE, QUI HABITA ICI ET DONT ON A DU MAL À CHASSER L’IMAGE, DEVANT SA TABLE DE TRAVAIL.

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# ���� ! �! "$%&'!( )�$*+! (debout), Anouk Aimée, le galeriste Pierre Passebon, la journaliste Natasha Fraser, la fondatrice de By Terry, Terry de Gunzburg, et le designer Mattia Bonetti.

,LE MOT DE LA FIN]

98 — ALMAVIVA

-.//0. persane

Atiq Rahimi écrit. Comme tout le monde, serait-on tenté

de dire. Comme personne, conclura-t-on après qu’on l’aura vu

à l’œuvre. La scène se passe dans un café parisien à l’ombre

du Louvre et de Saint-Germain-l’Auxerrois. L’auteur

de Syngué sabour (pour lequel il reçut le Goncourt en 2008)

sort précautionneusement d’une boîte métallique ses calames

et se met à tracer sur le papier des traits. Bientôt l’objet

disparaît, comme incorporé à sa main. Il en devient

instantanément le prolongement. Pour dire « calame »

et « doigt », le persan n’utilise-t-il pas le même mot, kelt ?

La plume large et gorgée d’encre court sur le papier, tantôt

légère, tantôt appuyée. Elle laisse derrière elle un sillage

de couleur, un filet ou une coulée. Les signes sont là. Que

disent-ils ? Expriment-ils des images, des sons ? Et d’ailleurs

comment les qualifier ? Sont-ce des lettres ou des dessins ?

Dans La Ballade du calame, tentative de reconstitution d’une vie

d’Homo scriptans, la plume de Rahimi court, racontant

poétiquement les tribulations d’un jeune Afghan au temps

de la monarchie vieillissante, son initiation à l’écriture

par un vieux maître vétilleux et pieux, sa méditation inlassable

sur la représentation. Au commencement était l’aleph,

AT

IQ R

AH

IMI

la première lettre, celle qui donne appui à toutes les autres,

l’initiale du premier homme… Parfois il bute sur une pensée,

une image, un souvenir qu’il ne parvient pas à surmonter.

La phrase s’arrête, mais pas le calame, qui poursuit. Un signe

persan prend le relais : intézâr, l’« attente », parwaz, l’« envol »,

mehr, l’« aimance ». Ailleurs, les lettres prennent forme

humaine. L’alphabet se fait chair : naissance de la

« callimorphie ». Ici une femme allongée, là une mère enserrant

son enfant. Faut-il alors lire ou seulement contempler ?

La signification est-elle dans le signe lui-même

ou dans ce que représente le dessin ? Dans ce café parisien

baigné de soleil, le calame de Rahimi s’attarde sur un mot :

djân, le corps-âme, que lui inspire le titre qu’il a sous les yeux :

« Almaviva ». Djân, le mot qui réalise la plénitude,

en ne dissociant pas le corps de l’âme. Mais c’est aussi un mot

de la langue quotidienne : djân, « cher », « précieux », comme

l’est à chacun son propre être. Précieux comme un mot

signé Atiq Rahimi, pour nous lier à lui.

Étienne de Montety

« La Ballade du calame », d’Atiq Rahimi, Éditions L’Iconoclaste.