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fidèles se donnaient du coude pour - WordPress.comentendu de déflagration. Un sifflement peut-être, comme le crissement d’un tissu que l’on déchire, mais je n’en suis pas

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Yasmina KhadraL’attentat

Je ne me souviens pas d’avoir

entendu de déflagration. Unsifflement peut-être, comme lecrissement d’un tissu que l’ondéchire, mais je n’en suis pas sûr.Mon attention était détournée parcette sorte de divinité autour delaquelle essaimait une meuted’ouailles alors que sa gardeprétorienne tentait de lui frayer unpassage jusqu’à son véhicule.« Laissez passer, s’il vous plaît. S’ilvous plaît, écartez-vous. » Les

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fidèles se donnaient du coude pourvoir le cheikh de plus près, effleurerun pan de son kamis. Le vieillardrévéré se retournait de temps àautre, saluant une connaissance ouremerciant un disciple. Son visageascétique brillait d’un regardtranchant comme la lame d’uncimeterre. J’ai essayé de me dégagerdes corps en transe qui mebroyaient, sans succès. Le cheikhs’est engouffré dans son véhicule, aagité une main derrière la vitreblindée tandis que ses deux gardesdu corps prenaient place à sescôtés… Puis, plus rien. Quelquechose a zébré le ciel et fulguré au

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milieu de la chaussée, semblable àun éclair ; son onde de choc m’aatteint de plein fouet, disloquantl’attroupement qui me retenaitcaptif de sa frénésie. En unefraction de seconde, le ciel s’esteffondré, et la rue, un momentengrossée de ferveur, s’estretrouvée sens dessus dessous. Lecorps d’un homme, ou bien d’ungamin, a traversé mon vertige tel unflash obscur. Qu’est-ce que c’est ?…Une crue de poussière et de feuvient de me happer, me catapultantà travers mille projectiles. J’ai levague sentiment de m’effilocher, deme dissoudre dans le souffle de

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l’explosion… À quelques mètres –ou bien à des années-lumière – levéhicule du cheikh flambe. Destentacules voraces l’engloutissent,répandant dans l’air uneépouvantable odeur de crémation.Leur bourdonnement doit êtreterrifiant ; je ne le perçois pas. Unesurdité foudroyante m’a ravi auxbruits de la ville. Je n’entends rien,ne ressens rien ; je ne fais queplaner, planer. Je mets une éternitéà planer avant de retomber parterre, groggy, démaillé, maiscurieusement lucide, les yeux plusgrands que l’horreur qui vient des’abattre sur la rue. À l’instant où

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j’atteins le sol, tout se fige ; lestorches par-dessus la voituredisloquée, les projectiles, la fumée,le chaos, les odeurs, le temps…Seule une voix céleste, surplombantle silence insondable de la mort,chante nous retournerons, un jour,dans notre quartier. Ce n’est pasexactement une voix ; ça ressembleà un friselis, à un filigrane… Ma têterebondit quelque part… Maman,crie un enfant. Son appel est faible,mais net, pur. Il vient de très loin,d’un ailleurs rasséréné… Lesflammes dévorant le véhiculerefusent de bouger, les projectilesde tomber… Ma main se cherche au

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milieu du cailloutis ; je crois que jesuis touché. J’essaie de remuer mesjambes, de relever le cou ; aucunmuscle n’obéit… Maman, criel’enfant… Je suis là, Amine… Et elleest là, maman, émergeant d’unrideau de fumée. Elle avance aumilieu des éboulis suspendus, desgestes pétrifiés, des bouchesouvertes sur l’abîme. Un moment,avec son voile lactescent et sonregard martyrisé, je la prends pourla Vierge. Ma mère a toujours étéainsi, rayonnante et triste à la fois,tel un cierge. Lorsqu’elle posait samain sur mon front brûlant, elle enrésorbait toute la fièvre et tous les

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soucis… Et elle est là ; sa magie n’apas pris une ride. Un frisson metraverse des pieds à la tête, libérantl’univers, enclenchant les délires.Les flammes reprennent leur branlemacabre, les éclats leurstrajectoires, la panique sesdébordements… Un hommehaillonneux, la figure et les brasnoircis, tente de s’approcher de lavoiture en feu. Il est gravementatteint pourtant, mû par on ne saitquel entêtement, il cherche coûteque coûte à porter secours aucheikh. Chaque fois qu’il pose lamain sur la portière, une giclée deflammes le repousse. À l’intérieur

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du véhicule, les corps piégésbrûlent. Deux spectres ensanglantésprogressent de l’autre côté, essaientde forcer la portière arrière. Je lesvois hurler des ordres ou dedouleur, mais ne les entends pas.Près de moi, un vieillard défiguréme fixe d’un air hébété ; il nesemble pas se rendre compte queses tripes sont à l’air, que son sangcascade vers la fondrière. Un blessérampe sur les gravats, une énormetache fumante sur le dos. Il passejuste à côté de moi, gémissant etaffolé, et va rendre l’âme un peuplus loin, les yeux grands ouverts,comme s’il n’arrivait pas à admettre

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que ça puisse lui arriver, à lui. Lesdeux spectres finissent par casser lepare-brise, se jettent à l’intérieur dela cabine. D’autres survivantsarrivent à la rescousse. À mainsnues, ils décortiquent le véhicule enfeu, brisent les vitres, s’acharnentsur les portières et parviennent àextraire le corps du cheikh. Unedizaine de bras le transportent,l’éloignent du brasier avant del’étaler sur le trottoir tandis qu’unenuée de mains s’escriment àéteindre ses vêtements. Unefoultitude de picotements sedéclarent dans ma hanche. Monpantalon a presque disparu ; seuls

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quelques pans calcinés continuentde me draper par endroits. Majambe repose contre mon flanc,grotesque et horrible à la fois ; unmince cordon de chair la retientencore à ma cuisse. D’un seul coup,toutes mes forces me désertent. J’aile sentiment que mes fibres sedissocient les unes des autres, sedécomposent déjà… Les ululementsd’une ambulance m’atteignentenfin ; petit à petit, les bruits de larue reprennent leur cours, déferlentsur moi, m’abasourdissent.Quelqu’un se penche sur moncorps, l’ausculte sommairement ets’éloigne. Je le vois s’accroupir

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devant un amas de chair carbonisée,lui tâter le pouls puis faire signe àdes brancardiers. Un autre hommevient prendre mon poignet avant dele laisser tomber… « Celui-là estfichu. On ne peut rien pour lui… »J’ai envie de le retenir, de l’obliger àrevoir sa copie ; mon bras semutine, me renie. Maman, reprendl’enfant… Je cherche ma mère dansle chaos… Ne vois que des vergersqui s’étendent à perte de vue… lesvergers de grand-père… dupatriarche… un pays d’orangers oùc’était tous les jours l’été… et ungarçon qui rêve au haut d’une crête.Le ciel est d’un bleu limpide. Les

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orangers n’en finissent pas de sedonner la main. L’enfant a douzeans et un cœur en porcelaine. À cetâge de tous les coups de foudre,simplement parce que sa confianceest aussi grande que ses joies, ilvoudrait croquer la lune comme unfruit, persuadé qu’il n’a qu’à tendrela main pour cueillir le bonheur dumonde entier… Et là, sous mesyeux, en dépit du drame qui vientd’enlaidir à jamais le souvenir decette journée, en dépit des corpsagonisant sur la chaussée et desflammes finissant d’ensevelir levéhicule du cheikh, le garçon bonditet, les bras déployés telles des ailes

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d’épervier, s’élance à traverschamps où chaque arbre est uneféerie… Des larmes me ravinent lesjoues… « Celui qui t’a dit qu’unhomme ne doit pas pleurer ignorece qu’homme veut dire », m’avouamon père en me surprenanteffondré dans la chambre mortuairedu patriarche. « Il n’y a pas dehonte à pleurer, mon grand. Leslarmes sont ce que nous avons deplus noble. » Comme je refusais delâcher la main de grand-père, ils’était accroupi devant moi etm’avait pris dans ses bras. « Ça nesert à rien de rester ici. Les mortssont morts et finis, quelque part ils

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ont purgé leurs peines. Quant auxvivants, ce ne sont que desfantômes en avance sur leurheure… » Deux brancardiers mesoulèvent et m’entassent sur unecivière. Une ambulance arrive enmarche arrière, les portièresgrandes ouvertes. Des brasm’attirent à l’intérieur de la cabine,me jettent presque au milieud’autres cadavres. Dans un derniersoubresaut, je m’entendssangloter… « Dieu, si c’est unaffreux cauchemar, faites que je meréveille, et tout de suite… »

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1 Après l’opération, Ezra

Benhaïm, notre directeur, vient mevoir dans mon bureau. C’est unmonsieur alerte et vif malgré lasoixantaine révolue et sonembonpoint naissant. À l’hôpital,on le surnomme le maréchal-des-logis à cause de son caporalismeexcessif aggravé d’un humourtoujours en retard d’une pertinence.Mais dans les coups durs, il est lepremier à retrousser les manches etle dernier à sortir de l’auberge.

Avant de me naturaliser

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israélien, alors que, jeunechirurgien, je remuais ciel et terrepour être titularisé, il était là. Bienqu’encore modeste chef de service,il usait du peu d’influence que luiconférait son poste pour tenir àdistance mes détracteurs. Àl’époque, il était difficile, pour unfils de Bédouin, de se joindre à laconfrérie de l’élite universitairesans provoquer un réflexenauséeux. Mes camarades depromotion étaient tous de petitsjuifs fortunés, la gourmette en or etla décapotable sur le parking. Ils meprenaient de haut et subissaientchacune de mes prouesses comme

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une atteinte à leur standing. Aussi,lorsque l’un d’eux me poussait àbout, Ezra ne cherchait même pas àsavoir qui avait commencé ; il semettait systématiquement de moncôté.

Il pousse la porte sans frapper,me regarde de guingois, un bout desourire au coin des lèvres. C’est safaçon d’afficher sa satisfaction.Puis, comme je fais pivoter monfauteuil pour me mettre face à lui, ilenlève ses lunettes, les essuie sur ledevant de sa blouse et dit :

— Il paraît que tu es allé dans leslimbes le ramener, ton patient.

— N’exagérons rien.

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Il remet ses lunettes sur son nezaux narines ingrates, dodeline de latête ensuite, après une brèveméditation, son regard retrouve sonaustérité.

— Tu viens au club, ce soir ?Impossible, ma femme rentre

aujourd’hui.— Et ma revanche ?— Laquelle ? Tu n’as pas gagné

une seule partie contre moi.— Tu n’es pas réglo, Amine. Tu

profites toujours de mes mauvaisespasses pour me marquer des points.Aujourd’hui que je me sens enforme, tu te débines.

Je me renverse contre le dossier

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de mon siège pour mieux ledévisager.

— Tu veux que je te dise, monpauvre Ezra ? Tu n’as plus tonpunch d’autrefois et je m’envoudrais d’en abuser.

— Ne m’enterre pas trop vite. Jefinirai bien par te clouer le bec unefois pour toutes.

— Tu n’as pas besoin de raquettepour ça. Une simple mise à piedferait l’affaire.

Il promet d’y réfléchir, porte sondoigt à sa tempe dans un salutdésinvolte et retourne apostropherles infirmières dans les couloirs.

Resté seul, j’essaie de me

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rappeler où j’en étais avantl’intrusion d’Ezra et me souviensque j’allais appeler ma femme. Jeprends le combiné, compose lenuméro de chez moi et raccroche aubout de la septième sonnerie. Mamontre indique 13 h 12. Si Sihemavait pris l’autocar de 9 heures, elleserait arrivée depuis un bon bout detemps déjà.

— Ne te prends pas trop la tête !me surprend le docteur Kim Yehudaen envahissant mon cagibi.

Elle ajoute derechef :— J’ai frappé avant d’entrer.

C’est toi qui étais dans les vapes…— Excuse-moi, je ne t’ai pas

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entendue arriver.Elle balaie mes excuses d’une

main altière, surveille leremuement de mes sourcils ets’enquiert :

Tu téléphonais chez toi ?— On ne peut rien te cacher.— Et, bien sûr, Sihem n’est pas

encore rentrée ?Sa perspicacité m’agace, mais

j’ai appris à faire avec. Je connaisKim depuis l’université. Nousn’étions pas de la même promotion– j’avais trois longueurs d’avancesur elle – mais nous avionssympathisé dès nos premièresrencontres. Elle était belle et

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spontanée et ne s’attardait pas là oùles autres étudiantes retournaientsept fois la langue dans la boucheavant de demander du feu à unArabe, même brillant et joli garçon.Kim avait le rire facile et le cœursur la main. Nos flirts étaienttroublants de naïveté. J’aiénormément souffert lorsqu’unjeune dieu russe, fraîchementdébarqué de son komsomol, étaitvenu me la ravir. Beau joueur, jen’avais rien contesté. Plus tard, j’aiépousé Sihem et le Russe est rentréchez lui sans préavis, au lendemainde la dislocation de l’Empiresoviétique ; nous sommes restés

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d’excellents amis, Kim et moi, etnotre étroite collaboration a tisséautour de nous une formidablecomplicité.

— C’est le retour des vacances,aujourd’hui, me signale-t-elle. Lesroutes sont saturées. Tu as essayéde la joindre chez sa grand-mère ?

— Il n’y a pas de téléphone à laferme.

— Appelle-la sur son mobile.— Elle l’a encore oublié à la

maison.Elle écarte les bras en signe de

fatalité :— C’est pas de chance.— Pour qui ?

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Elle soulève son magnifiquesourcil, et, du doigt, me met engarde.

— Le drame de certaines bonnesintentions est qu’elles n’ont ni lecourage de leurs engagements ni desuite dans les idées.

— C’est l’heure des braves, dis-jeen me levant. L’opération a étééprouvante et nous avons besoin dereprendre des forces…

La saisissant par le coude, je lapousse dans le couloir.

— Passe devant, ma belle. Jeveux voir toutes les merveilles quetu traînes derrière toi.

— Tu oserais me répéter ça en

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présence de Sihem ?— Il n’y a que les imbéciles qui

ne changent pas d’avis.Le rire de Kim fuse dans le

corridor comme l’éclat d’uneguirlande au milieu d’un mouroir.

Ilan Ros nous rejoint à la

cantine au moment où nousterminons de déjeuner. Son plateausurchargé, il s’installe à ma droitede manière à avoir Kim en face delui. Le tablier ouvert sur son ventrepantagruélique et les bajouesécarlates, il commence d’abord paringurgiter trois tranches de viandefroide avant de s’essuyer la bouche

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dans une serviette en papier.— Tu cherches toujours une

résidence secondaire ? medemande-t-il dans un clapotisvorace.

— Ça dépend où.— Je crois que je t’ai déniché

quelque chose. Pas loin d’Ashqelon.Une jolie petite villa avec juste cequ’il faut pour se déconnecter surtoute la ligne.

Ma femme et moi cherchonsune petite maison au bord de la merdepuis plus d’un an. Sihem adore lamer. Un week-end sur deux, lorsquemes congés le permettent, noussautons dans notre voiture et nous

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nous rendons sur la plage. Aprèsavoir longuement marché sur lesable, nous surplombons une duneet nous contemplons l’horizonjusque tard dans la nuit. Le coucherde soleil a toujours exercé surSihem une fascination que je n’aijamais réussi à cerner.

— Tu penses qu’elle est à portéede ma bourse ? demandé-je.

Ilan Ros émet un rire bref quifait trembler son cou cramoisicomme de la gélatine.

— Depuis le temps que tu neportes plus la main à ta poche,Amine, je pense que tu aslargement de quoi t’offrir la moitié

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de tes rêves…Soudain, une formidable

explosion fait vibrer les murs ettintinnabuler les vitres de lacantine. Tout le monde se regarde,perplexe, puis ceux qui sont prèsdes baies vitrées se lèvent et seretournent vers l’extérieur. Kim etmoi fonçons sur la fenêtre la plusproche. Dehors, les gens quivaquaient à leurs occupations dansla cour de l’hôpital se tiennentimmobiles, la tête tournée vers lenord. La façade du bloc d’en facenous empêche de voir plus loin.

— C’est sûrement un attentat,dit quelqu’un.

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Kim et moi nous ruons vers lecouloir. Déjà, une escouaded’infirmières remonte du sous-solet file au pas de course en directiondu hall. À en juger par l’importancede l’onde de choc, le lieu de ladéflagration ne doit pas être loin.Un vigile actionne son émetteur-récepteur pour s’enquérir de lasituation. Son interlocuteur luidéclare qu’il n’est pas plus avancé.Nous prenons d’assaut l’ascenseur.Une fois au dernier étage, nousnous dépêchons vers la terrassesurplombant l’aile sud du bâtiment.Quelques curieux sont déjà là, lamain en visière. Ils regardent du

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côté d’un nuage de fumée en trainde s’élever à une dizaine de pâtés demaisons de l’hôpital.

— Ça vient du côté de Haqirya,rapporte un vigile dans son posteradio. Une bombe ou bien unkamikaze. Peut-être une voiturepiégée. Je n’ai pas d’informations.Tout ce que je vois, c’est la fumées’échappant de l’endroit ciblé…

— Il faut descendre, me dit Kim.— Tu as raison. Il faut nous

préparer à accueillir les premièresévacuations.

Dix minutes après, des bribesd’informations font état d’unvéritable carnage. Certaines parlent

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de bus agressé, d’autres d’unrestaurant soufflé. Le standardmenace de sauter. C’est l’alerterouge.

Ezra Benhaïm décrète ledéploiement de la cellule de crise.Les infirmières et les chirurgiensrejoignent les urgences où deschariots et des civières sontdisposés dans un carrouselfrénétique, mais ordonné. Ce n’estpas la première fois qu’un attentatsecoue Tel-Aviv, et les secours sontmenés au fur et à mesure avec uneefficacité grandissante. Mais unattentat reste un attentat. À l’usure,on peut le gérer techniquement, pas

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humainement. L’émoi et l’effroi nefont pas bon ménage avec le sang-froid. Lorsque l’horreur frappe, c’esttoujours le cœur qu’elle vise enpremier.

Je rejoins les urgences à montour. Ezra est sur place, la figureblême, le mobile collé à l’oreille. Dela main, il essaie de diriger lespréparatifs opérationnels.

— Un kamikaze s’est faitexploser dans un restaurant. Il y aplusieurs morts et beaucoup deblessés, annonce-t-il. Faites évacuerles salles 3 et 4. Et préparez-vous àrecevoir les premières victimes. Lesambulances sont en route.

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Kim, qui était allée dans sonbureau appeler de son côté, merattrape dans la salle 5. C’est là queseront orientés les grands blessés.Parfois, le bloc opératoire nesuffisant pas, on procède à desamputations sur place. Avec quatrechirurgiens, nous vérifions leséquipements d’intervention. Desinfirmières s’affairent autour desbillards, lestes et précises.

— Il y a au moins onze morts,m’apprend Kim en procédant à lamise en marche des appareils.

Dehors, les sirènes ululent. Lespremières ambulances envahissentla cour de l’hôpital. Je laisse Kim

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s’occuper des appareils et rejoinsEzra dans le hall. Les cris desblessés retentissent dans la salle.Une femme presque nue, aussiénorme que sa frayeur, secontorsionne sur une civière. Lesbrancardiers qui l’assistent ont dumal à la tenir tranquille. Elle passedevant moi, les cheveux hérissés etles yeux exorbités. Tout de suiteaprès elle, arrive le corpsensanglanté d’un jeune garçon. Il ala figure et les bras noircis commes’il sortait d’une mine de charbon.Je m’empare de son chariot et leconduis sur le côté pour évacuer lepassage. Une infirmière vient

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m’assister.— Sa main est arrachée, s’écrie-

t-elle.— Ce n’est pas le moment de

flancher, lui recommandé-je.Mettez-lui un garrot et conduisez-leau bloc sur le champ. Il n’y a pasune minute à perdre.

— Bien, docteur.— Vous êtes sûre que ça peut

aller ?— Ne vous occupez pas de moi,

docteur. Je me débrouillerai.En l’espace d’un quart d’heure,

le hall des urgences se transformeen champ de bataille. Pas moinsd’une centaine de blessés s’y

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entassent, la majorité étalée à ras lesol. Tous les chariots sontencombrés de corps disloqués,horriblement criblés d’éclats,certains brûlés en plusieursendroits. Les pleurs et leshurlements se déversent à traverstout l’hôpital. De temps en tempsun cri domine le vacarme,soulignant le décès d’une victime.L’une d’elles me claque entre lesmains, sans me laisser le temps del’examiner. Kim me signale que lebloc est saturé et qu’il va falloirorienter les cas graves sur la salle 5.Un blessé exige que l’on s’occupe delui immédiatement. Il a le dos

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écorché d’un bout à l’autre et unepartie de l’omoplate à nu. Ne voyantpersonne venir à son secours, ilsaisit une infirmière par lescheveux. Il faut trois solidesgaillards pour lui faire lâcher prise.Un peu plus loin, coincé entre deuxchariots, un blessé hurle en sedémenant comme un beau diable. Ilfinit par tomber de son brancard àforce de s’agiter. Le corps tailladé, ilse met à assener des coups de poingdans le vide. L’infirmière qui s’enoccupe paraît dépassée. Ses yeuxs’illuminent lorsqu’elle m’aperçoit.

— Vite, vite, docteur Amine…D’un seul coup, le blessé se

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raidit ; ses râles, ses convulsions ;ses ruades, tout son corpss’immobilise et ses bras s’affaissentsur sa poitrine, pareils à ceux d’unpantin auquel on vient de trancherles ficelles. En une fraction deseconde, ses traits congestionnés sedéfont de leur douleur et cèdent laplace à une expression démente,faite de rage froide et de dégoût. Aumoment où je me penche sur lui, ilme menace des yeux et retrousseles lèvres sur une grimace outrée.

— Je ne veux pas qu’un Arabeme touche, grogne-t-il en merepoussant d’une main hargneuse.Plutôt crever.

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Je le saisis par le poignet et luirabats fermement le bras contre leflanc.

— Tenez-le bien, dis-je àl’infirmière. Je vais l’examiner.

— Ne me touchez pas, s’insurgele blessé. Je vous interdis de portervos mains sur moi.

Il me crache dessus. Essoufflé,sa salive lui retombe sur le menton,frissonnante et élastique tandis quedes larmes furieuses se mettent àlui inonder les paupières. Je luiécarte la veste. Son ventre n’est plusqu’une bouillie spongieuse quechaque effort compresse. Il a perdubeaucoup de sang, et ses cris ne

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font qu’accentuer l’hémorragie.— Il faut l’opérer tout de suite.Je fais signe à un infirmier pour

qu’il m’aide à remettre le blessé surla civière puis, écartant les chariotsqui nous barrent le chemin, je foncesur le bloc. Le blessé me fixehaineusement de ses yeux sur lepoint de se révulser. Il tente deprotester, mais ses contorsions l’ontépuisé. Terrassé, il détourne la têtede manière à ne plus m’avoir enface de lui et s’abandonne àl’engourdissement en train de legagner.

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2 Je quitte le bloc vers 22 heures.

J’ignore combien de personnes sontpassées sur ma table d’opération.Chaque fois que j’en finissais avecl’une, les battants du blocs’écartaient sur un nouveau chariot.Certaines interventions n’ont pasdemandé beaucoup de temps,d’autres m’ont littéralement usé.J’ai des crampes partout, et desfourmillements autour desarticulations. Par moments, ma vues’embrouillait et je me sentais prisde vertige. Ce n’est que lorsqu’un

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gosse a failli me claquer entre lesmains que j’ai jugé raisonnable decéder ma place à un remplaçant. Deson côté, Kim a perdu trois patients,les uns après les autres, comme siun sortilège s’amusait à réduire enpièces ses efforts. Elle a quitté lasalle 5 en pestant contre elle-même.Je crois qu’elle est montée dans sonbureau pleurer les larmes de soncorps.

D’après Ezra Benhaïm, lenombre de morts est revu à lahausse ; nous en étions à dix-neufdécès – dont onze écoliers quifêtaient l’anniversaire d’unecamarade dans le fast-food ciblé –,

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quatre amputations et trente troisadmissions critiques. Unequarantaine de blessés ont étérécupérés par leurs proches,d’autres sont rentrés chez eux parleurs propres moyens après lessoins d’urgence.

Dans le hall d’accueil, desparents se rongent les ongles enarpentant la salle d’un passomnambulique. La majorité nesemble pas réaliser tout à faitl’ampleur de la catastrophe quivient de la frapper. Une mèreéperdue se cramponne à mon bras,les yeux incisifs. « Comment va mapetite fille, docteur ? Est-ce qu’elle

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va s’en tirer ? »… Un pèrerapplique ; son fils est enréanimation. Il veut savoirpourquoi l’opération perdure. « Çafait des heures qu’il est là-dedans.Qu’est-ce que vous êtes en train delui faire ? » Les infirmières sontharcelées de la même façon. Elless’escriment tant bien que mal àcalmer les esprits en promettantd’obtenir les informations qu’onleur réclame. Une famillem’aperçoit en train de rassurer unvieillard et commence à déferler surmoi. Je dois battre en retraite,prendre par la cour extérieure etcontourner entièrement l’immeuble

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pour me rendre dans mon bureau.Kim n’est pas dans le sien. Je la

cherche chez Ilan Ros. Ros ne l’apas vue. Les infirmières non plus.

Je me change pour rentrer chezmoi.

Dans le parking, des policiersvont et viennent dans une sorte defrénésie feutrée. Le silence estrempli des grésillements de leurspostes radio. Un officier donne desinstructions à partir d’un 4 x 4, lefusil mitrailleur sur le tableau debord.

Je regagne ma voiture, grisé parla brise du soir. La Nissan de Kimest rangée à l’endroit où je l’avais

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trouvée ce matin, les vitres dedevant à moitié baissées à cause dela chaleur. J’en déduis que Kim esttoujours à l’hôpital, mais je suistrop fatigué pour la chercher.

Au sortir de l’hôpital, la villeparaît sereine. Le drame qui vientde l’ébranler n’a pas égratigné seshabitudes. D’interminables files devoitures prennent d’assaut la rocadede Petah Tiqwa. Les cafés et lesrestaurants grouillent de monde.Les trottoirs sont envahis denoctambules. J’emprunte l’avenueGevirol jusqu’à Bet Sokolov où unposte de contrôle, dressé aprèsl’attentat, oblige les usagers de la

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route à contourner le quartier deHaqirya qu’un dispositif de sécuritédraconien isole du reste de la ville.Je parviens à me faufiler jusqu’à larue Hasmonaïm plongée dans unsilence sidéral. De loin, je peux voirle fast-food soufflé par le kamikaze.La police scientifique quadrillel’endroit du drame et procède à desprélèvements. La devanture durestaurant est disloquée d’un bout àl’autre ; le toit s’est effondré surl’ensemble de l’aile sud, zébrant letrottoir de traînées noirâtres. Unlampadaire déraciné est couché entravers de la chaussée jonchée detoutes sortes de débris. Le choc a dû

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être d’une violence inouïe ; lesvitres des bâtiments alentour ontsauté et certaines façades se sontécaillées.

— Ne restez pas là, m’ordonneun flic surgi je ne sais d’où.

Il balaie ma voiture avec satorche, l’oriente sur la plaqueminéralogique avant de la dirigersur moi. Instinctivement, il fait unléger bond en arrière et porte sonautre main à son pistolet.

— Pas de geste brusque, meprévient-il. Je veux voir vos mainssur le volant. Qu’est-ce que vousfaites par ici ? Vous ne voyez pasque l’endroit est mis en

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quarantaine ?— Je rentre chez moi.Un second agent arrive à la

rescousse.— Par où il est passé, celui-là ?— Je n’en sais fichtre rien, dit le

premier policier.Le second flic promène à son

tour sa lampe sur moi, me dévisaged’un œil torve, méfiant.

— Vos papiers !Je les lui tends. Il les vérifie,

reporte sa torche sur mon visage.Mon nom arabe le chiffonne. C’esttoujours ainsi après un attentat. Lesflics sont sur les nerfs, et les facièssuspects exacerbent leurs

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susceptibilités.— Sortez, me somme le premier

agent, et mettez-vous face à lavoiture.

Je m’exécute. Il me poussebrutalement contre la toiture demon véhicule, m’écarte les jambesavec son pied et me soumet à unefouille méthodique. L’autre flic vavoir ce qu’il y a dans le coffre de lavoiture.

— D’où est-ce que vous venez ?— De l’hôpital. Je suis le docteur

Amine Jaafari ; j’exerce en qualitéde chirurgien à Ichilov. Je sors àl’instant du bloc opératoire. Je suiscrevé et je veux rentrer chez moi.

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— Ça va, dit l’autre policier enrabattant le couvercle du coffre.Rien à signaler de ce côté.

L’autre refuse de me laisserpartir comme ça. Il s’éloigne un peuet communique au central mafiliation et les renseignementscontenus sur mon permis deconduire et ma carteprofessionnelle. « C’est un Arabenaturalisé israélien. Il dit qu’il sortà l’instant de l’hôpital où il estchirurgien… Jaafari, avec deux a…Vérifie avec Ichilov… » Cinqminutes après, il revient, me rendmes papiers et, sur un tonpéremptoire, me somme de

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rebrousser chemin sans meretourner.

J’arrive à la maison vers23 heures. Soûl de fatigue et dedépit. Quatre patrouilles m’ontintercepté en cours de route, mepassant au peigne fin. J’avais beauprésenter mes papiers et déclinerma profession, les flics n’avaientd’yeux que pour mon faciès. Unmoment, un jeune agent nesupportant pas mes protestations abraqué son arme sur moi et amenacé de me brûler la cervelle sije ne la bouclais pas. Il a fallul’intervention musclée de l’officierpour le remettre à sa place.

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Je suis soulagé d’atteindre marue sain et sauf.

Sihem ne m’ouvre pas. Elle n’estpas rentrée de Kafr Kanna. Lafemme de ménage a omis de passer,elle aussi. Je trouve mon lit défait,tel que je l’avais laissé au matin. Jeconsulte mon téléphone ; aucunmessage sur le répondeur. Aprèsune journée aussi agitée que celleque je viens de négocier, l’absencede ma femme ne me préoccupe pasoutre mesure. Elle a l’habitude deprolonger sur un coup de tête sonséjour chez sa grand-mère. Sihemadore la ferme et les veilléestardives sur un tertre que la lune

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baigne de lumière tranquille.Je vais me changer dans ma

chambre, m’attarde sur la photo deSihem trônant sur la table dechevet. Son sourire est grandcomme un arc-en-ciel, mais sonregard ne suit pas. La vie ne lui apas fait de cadeaux. Orpheline demère à dix-huit ans, morte d’uncancer, et de père, disparu dans unaccident de la route quelquesannées plus tard, elle a mis uneéternité avant d’accepter de meprendre pour époux. Elle avait peurque le sort, qui s’était acharné surelle, ne revienne la désarçonnerencore une fois. Après plus d’une

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décennie de vie conjugale, malgrél’amour que je lui prodigue, ellecontinue de craindre pour sonbonheur, convaincue qu’un riensuffirait à le défigurer. Pourtant, lachance n’arrête pas d’apporter del’eau à notre moulin. Quand Sihemm’a épousé, je n’avais, pour toutefortune, qu’un vieux tacotasthmatique qui n’arrêtait pas detomber en panne à chaque coin derue. Nous avions emménagé dansune cité prolétaire où lesappartements n’avaient pas grand-chose à envier aux clapiers. Nosmeubles étaient en Formica et il n’yavait pas toujours de rideaux à nos

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fenêtres. Aujourd’hui, nousoccupons une magnifique demeuredans l’un des quartiers les plushuppés de Tel-Aviv et nousdisposons d’un compte en banqueassez consistant. Chaque été, nousnous envolons pour un pays decocagne. Nous connaissons Paris,Francfort, Barcelone, Amsterdam,Miami et les Caraïbes, et nousavons un tas d’amis qui nousaiment et que nous aimons. Il nousarrive souvent de recevoir dumonde chez nous, et d’être conviésà des soirées mondaines. Plusieursfois récompensé pour mes travauxscientifiques et la qualité de mes

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services, j’ai réussi à me construireune honorable réputation dans larégion. Sihem et moi comptons,parmi nos proches et nosconfidents, des notables de la ville,des autorités civiles et militairesainsi que quelques ténors du show-biz.

— Tu souris comme la chance,chérie, dis-je au portrait. Siseulement tu pouvais fermer lesyeux de temps en temps.

Je baise mon doigt, le pose surla bouche de Sihem et me précipitedans la salle de bains. Je reste unevingtaine de minutes sous unedouche brûlante, ensuite, enveloppé

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dans un peignoir, je me rends dansla cuisine grignoter un sandwich.Après m’être brossé les dents, jeretourne dans ma chambre, glissedans mon lit et avale un comprimépour dormir d’un sommeil dejuste…

Le téléphone retentit en moi telun marteau-piqueur, m’ébranlantde la tête aux pieds, comme unedécharge d’électrochoc. Abasourdi,je tends une main tâtonnante versle commutateur sans parvenir à lelocaliser.

La sonnerie du téléphonecontinue d’exacerber mes sens. Uncoup d’œil sur le réveil m’apprend

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qu’il est 3 h 20 du matin. Denouveau, je tends la main dans lenoir, ne sachant plus si je doisdécrocher ou allumer. Je renversequelque chose sur la table dechevet, m’y prends à plusieursreprises avant de m’emparer ducombiné.

Le silence qui s’ensuit medégrise presque.

— Allô ?…— C’est Naveed, me dit un

homme au bout du fil.Je mets un certain temps à

reconnaître la voix écorchée deNaveed Ronnen, un hautfonctionnaire de la police. Le

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comprimé que j’ai pris me ravagel’esprit. J’ai l’impression detournoyer au ralenti quelque part,que, suspendu entrel’engourdissement et lasomnolence, le rêve que je faisaisme disperse à travers d’autres rêvesinextricables, déformantridiculement la voix de NaveedRonnen qui, ce soir, paraît émanerd’un puits.

Je repousse les draps pour memettre sur mon séant.

Mon sang bat sourdementcontre mes tempes. Je dois puiserau plus profond de moi pourdiscipliner mon souffle.

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— Oui, Naveed ?…— Je t’appelle de l’hôpital. On a

besoin de toi, ici.Dans la pénombre de ma

chambre, les aiguillesphosphorescentes du réveils’entortillent en sécrétant destraînées verdâtres. Le combiné pèsedans mon poing comme uneenclume.

— Je viens juste de me coucher,Naveed. J’ai opéré toute la journéeet je suis crevé. C’est le docteur IlanRos qui est de permanence. C’est unexcellent chirurgien…

— Je suis désolé, il faut que tuviennes. Si tu ne te sens pas bien,

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j’envoie quelqu’un te chercher.— Je ne crois pas que ça soit

nécessaire, dis-je en fourrageantdans mes cheveux.

J’entends Naveed se racler lagorge au bout du fil, perçois sarespiration pantelante. Lentement,je recouvre mes esprits etcommence à voir clair autour demoi.

Par la fenêtre, je vois un nuagefilandreux tenter d’enrober la lune.Plus haut, des milliers d’étoiles sefont passer pour des lucioles. Pasun bruit ne remue dans la rue. Ondirait que la ville a été évacuéependant que je dormais.

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— Amine ?…— Oui, Naveed ?— Pas d’excès de vitesse. Nous

avons tout notre temps.— S’il n’y a pas urgence,

pourquoi ?…— S’il te plaît, m’interrompt-il.

Je t’attends.— D’accord, dis-je sans trop

chercher à comprendre. Est-ce quetu peux me faire une petite faveur ?

— Ça dépend…— Signale mon passage aux

checkpoints et aux patrouilles. Teshommes m’ont semblé biennerveux, tout à l’heure, en rentrant.

— Tu as toujours la même Ford

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blanche ?— Oui.— Je vais leur toucher deux

mots.Je raccroche, reste un moment à

considérer le combiné, intrigué parla nature de l’appel et le tonimpénétrable de Naveed, ensuite,j’enfile mes pantoufles et vais dansla salle de bains me laver la figure.

Deux voitures de police et uneambulance se renvoient leslumières pivotantes de leursgyrophares dans la cour desurgences. Après le tumulte de lajournée, l’hôpital a retrouvé sonallure de mouroir. Des agents en

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uniforme patientent çà et là, les unstirant nerveusement sur des boutsde cigarette, les autres se tournantles pouces à l’intérieur de leurengin. Je range ma voiture dans leparking et me dirige vers l’accueil.La nuit s’est rafraîchie un peu, etune brise subreptice remonte de lamer, viciée de senteurs douceâtres.Je reconnais la silhouettedégingandée de Naveed Ronnendebout sur une marche. Son épaules’incline nettement sur sa jambedroite qu’un accident de parcoursavait écourtée de quatrecentimètres, dix ans auparavant.C’est moi qui m’étais opposé à son

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amputation. À cette époque, jevenais de gagner haut la main mesgalons de chirurgien après une séried’interventions réussies. NaveedRonnen fut l’un de mes patients lesplus attachants. Il avait un morald’acier et un sens de l’humourdiscutable certes, mais persévérant.Les premières blagues salées sur lapolice, je les tiens de lui. Plus tard,j’ai opéré sa mère, et ça nous arapprochés davantage. Depuis, dèsqu’il a un collègue ou un parent surle billard, c’est à moi qu’il le confie.

Derrière lui, le docteur Ilan Rosest appuyé contre l’embrasure del’entrée principale. La lumière du

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hall aggrave l’indélicatesse de sonprofil. Les mains dans les poches desa blouse et la bedaine sur lesgenoux, il fixe le sol d’un air absent.

Naveed descend de la marchepour venir à ma rencontre. Luiaussi a les mains dans les poches.Son regard évite le mien. À sonattitude, je devine que l’aube n’estpas prête de se lever.

— Bon, dis-je dans la foulée poursemer le pressentiment qui vient deme coller au train, je monte tout desuite me changer.

— Ce n’est pas la peine, me faitNaveed d’une voix détimbrée.

J’ai souvent eu affaire à sa mine

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déconfite lorsqu’il m’amenait descollègues sur une civière, mais cellequ’il affiche ce soir les supplantetoutes.

Un frisson me griffe le dos avantd’étendre sa reptation furtivejusque dans ma poitrine.

— Le patient a succombé ?m’enquiers-je.

Naveed lève enfin les yeux surmoi. Rarement j’en ai vu de plusmalheureux.

— Il n’y a pas de patient, Amine.— Dans ce cas, pourquoi m’as-tu

tiré de mon lit à une heure pareilles’il n’y a personne à opérer ?

Naveed semble ne pas savoir par

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où commencer.Son embarras stimule celui du

docteur Ros qui se met setrémousser de façon déplaisante. Jeles dévisage tous les deux, de plusen plus agacé par le mystère qu’ilsentretiennent avec une gênegrandissante.

— Va-t-on m’expliquer ce qui sepasse, à la fin ? dis-je.

Le docteur Ros se donne uncoup de reins pour se détacher de laparoi contre laquelle il était adosséet regagne la réception où deuxinfirmières visiblement aux aboisfeignent de consulter l’écran de leurordinateur.

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Naveed prend son courage àdeux mains et me demande :

— Est-ce que Sihem est à lamaison ?

Je sens mes mollets fléchir,mais je me ressaisis vite.

— Pourquoi ?— Est-ce qu’elle est à la maison,

Amine ?Son ton se veut insistant, mais

son regard s’affole déjà.Une serre glaciale me froisse les

tripes. Coincée dans mon gosier, mapomme d’Adam m’empêche dedéglutir.

— Elle n’est pas encore rentréede chez sa grand-mère, fais-je. Elle

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est partie, il y a trois jours, à KafrKanna, près de Nazareth, rendrevisite à sa famille… Où veux-tu envenir ? Qu’est-ce que tu es en trainde me dire, là ?

Naveed avance d’un pas. L’odeurde ses transpirations m’embrouille,exaspère le trouble en train dem’envahir. Mon ami ne sait plus s’ildoit me prendre par les épaules ougarder ses mains sur lui.

— Qu’est-ce qu’il y a, bon sang ?Tu es en train de me préparer aupire ou quoi ? L’autocar, quitransportait Sihem, a eu unproblème en route ? Il s’estrenversé, n’est-ce pas ? C’est ce que

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tu es en train de me dire.— Il ne s’agit pas d’autocar,

Amine.— Alors quoi ?— Nous avons un cadavre sur les

bras et il nous faut mettre un nomdessus, dit un homme trapu auxallures de brute en surgissantderrière moi.

Je me retourne vivement versNaveed.

— Je crois qu’il s’agit de tafemme, Amine, cède-t-il, mais nousavons besoin de toi pour en êtresûrs.

Je me sens me désintégrer…Quelqu’un me saisit par le coude

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pour m’empêcher de m’écrouler.L’espace d’une fraction de seconde,l’ensemble de mes repères sevolatilise. Je ne sais plus où j’ensuis, ne reconnais même plus lesmurs qui ont abrité ma longuecarrière de chirurgien… La main quime retient m’aide à avancer dans uncouloir évanescent. La blancheur desa lumière me cisaille le cerveau.J’ai l’impression de progresser surun nuage, que mes piedss’enfoncent dans le sol. Jedébouche sur la morgue comme unsupplicié sur l’échafaud. Unmédecin veille sur un autel…L’autel est recouvert d’un drap

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maculé de sang… Sous le drapmaculé de sang, on devine desrestes humains…

J’ai soudain peur des regards quise retournent vers moi.

Mes prières résonnent à traversmon être telle une rumeursouterraine.

Le médecin attend que jerécupère un peu de ma lucidité pourtendre la main vers le drap, guettantun signe de la brute de tout àl’heure pour le retirer.

L’officier secoue le menton.— Mon Dieu ! m’écrié-je.J’ai vu des corps mutilés dans

ma vie, j’en ai raccommodé des

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dizaines ; certains étaient tellementabîmés qu’il était impossible de lesidentifier, mais les membresdéchiquetés qui me font face, là surla table, dépassent l’entendement.C’est l’horreur dans sa laideurabsolue… Seule la tête de Sihem,étrangement épargnée par lesdégâts qui ont ravagé le reste de soncorps, émerge du lot, les yeux clos,la bouche entrouverte, les traitsapaisés, comme délivrés de leursangoisses… On dirait qu’elle dorttranquillement, qu’elle va soudainouvrir les yeux et me sourire.

Cette fois, mes jambesfléchissent, et ni la main inconnue

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ni celle de Naveed ne parviennent àme rattraper.

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3 J’ai perdu des patients pendant

que je les opérais. On ne sort pastout à fait indemne de ce genred’échec. Mais l’épreuve ne s’arrêtaitpas à ce niveau ; il me fallait en plusannoncer la terrible nouvelle auxproches du défunt qui retenaientleur souffle dans la salle d’attente.Je me souviendrai le restant de mesjours de leur regard angoissé tandisque je sortais du bloc opératoire.C’était un regard intense et lointainà la fois, chargé d’espoir et de peur,toujours le même, immense et

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profond comme le silence quil’assistait. À cet instant précis, jeperdais confiance en moi. J’avaispeur de mes propos, du choc qu’ilsallaient provoquer. Je medemandais comment les parentsallaient accuser le coup, à quoi ilsallaient penser en premier lorsqu’ilsauraient compris que le miraclen’avait pas eu lieu.

Aujourd’hui, c’est mon tourd’accuser le coup. J’ai cru que le cielme tombait dessus quand on aretiré le drap sur ce qu’il restait deSihem. Pourtant, paradoxalement,je n’ai pensé à rien.

Effondré dans un fauteuil, je ne

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pense toujours à rien.Ma tête est sous vide. J’ignore si

je suis dans mon bureau ou danscelui de quelqu’un d’autre. Je voisdes diplômes accrochés au mur, lesstores tirés de la fenêtre, desombres qui vont et viennent dans lecouloir, mais c’est comme si leschoses évoluaient dans un mondeparallèle d’où l’on m’a éjecté sanspréavis aucun et sans la moindreretenue.

Je me sens patraque, halluciné,dévitalisé.

Ne suis qu’un énorme chagrinrecroquevillé sous une chape deplomb, incapable de dire si j’ai

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conscience du malheur qui mefrappe ou bien s’il m’a déjà anéanti.

Une infirmière m’a apporté unverre d’eau et s’est retirée sur lapointe des pieds. Naveed n’est pasresté longtemps avec moi. Seshommes sont venus le chercher. Illes a suivis en silence, le mentondans le creux du cou. Ilan Ros aregagné sa permanence. Pas unefois il ne s’est approché de moi pourme réconforter. Ce n’est que bienplus tard que je me suis aperçu quej’étais seul dans le bureau. EzraBenhaïm est arrivé dix minutesaprès mon passage à la morgue. Ilétait dans un état de délabrement

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avancé et chavirait de fatigue. Il m’apris dans ses bras et m’a serré trèsfort contre lui. Un caillot dans lagorge, il n’a pas trouvé quoi medire. Puis Ros est venu le prendre àpart. Je les ai vus discuter dans lecouloir. Ros lui chuchotait deschoses dans l’oreille et Ezra avait deplus en plus de mal à hocher la tête.Il a dû s’adosser contre le mur pourne pas tomber, et je l’ai perdu devue.

J’entends des voitures dans lacour, des portières claquer.

Tout de suite, des bruits de pasrésonnent dans les corridors,enveloppés de friselis et de

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grognements. Deux infirmièrespassent en se dépêchant, un chariotfantomatique au bout des bras. Leraclement de semelles envahitl’étage, remplit le couloir,s’approche ; des hommes aux minesaustères s’arrêtent en face de moi.Lun d’eux, court sur ses pattes et lefront dégarni, se détache du groupe.C’est la brute qui se plaignaitd’avoir un cadavre sur les bras etqui voulait que je l’aide àl’identifier.

— Je suis le capitaine Moshé.Naveed Ronnen l’accompagne,

deux pas derrière. Il ne paie pas demine, mon ami Naveed. Il paraît

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dépassé, supplanté. Malgré sesgalons de supérieur, il est soudainrelégué au rang de figurant.

Le capitaine brandit undocument.

— Nous avons un mandat deperquisition, docteur Jaafari.

— Perquisition ?…— Vous avez très bien entendu.

Je vous prie de nous accompagnerchez vous.

J’essaie de déceler unequelconque lueur dans les yeux deNaveed ; mon ami regarde par terre.

Je me retourne vers le capitaine.— Pourquoi chez moi ?Le capitaine plie le document en

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quatre et le glisse dans la pocheintérieure de sa veste.

— D’après les premiers élémentsde l’enquête, le démembrement quele corps de votre épouse a subiprésente les blessurescaractéristiques des kamikazesintégristes.

Je distingue nettement lespropos de l’officier, mais n’arrivepas à mettre un sens dessus.Quelque chose se grippe dans monesprit, pareil à une coquille qui sereferme subitement sur unemenace extérieure.

C’est Naveed qui m’explique :— Il ne s’agit pas d’une bombe,

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mais d’un attentat suicide. Toutporte à croire que la personne quis’est fait exploser au restaurant estta femme, Amine.

La terre se dérobe sous mespieds. Pourtant, je ne sombre pas.Par dépit. Ou par désistement. Jerefuse d’entendre un mot de plus.Je ne reconnais plus le monde où jevis.

Les lève-tôt se dépêchent vers

les gares et les Abribus. Tel-Avivs’éveille à elle-même, plus entêtéeque jamais. Quelle que soitl’ampleur des dégâts, aucuncataclysme n’empêchera la Terre de

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tourner.Coincé entre deux brutes sur la

banquette arrière de la voiture depolice, je regarde les immeublesdéfiler de part et d’autre, lesfenêtres éclairées où, par moments,se dessinent de fugitives ombreschinoises. Le vrombissement d’uncamion retentit à travers la rue telle cri d’une chimère ensommeilléeque l’on dérange puis, de nouveaule silence groggy des matinsouvrables. Un ivrogne s’agite aumilieu d’un square, probablementpour tenter de désarçonner lesmorpions en train de le bouffer cru.À un feu rouge deux agents de

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l’ordre veillent au grain, un œilderrière, l’autre devant, pareils auxcaméléons.

Dans la cabine, on se tait. Leconducteur fait corps avec sonvolant. Il a les épaules larges et unenuque si courte qu’on le croiraittassé au pilon. Une seule fois, sonregard m’a effleuré dans lerétroviseur, me faisant froid dans ledos… « D’après les premierséléments de l’enquête, ledémembrement que le corps devotre épouse a subi présente lesblessures caractéristiques deskamikazes intégristes. » J’ai lesentiment que ces révélations me

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hanteront jusqu’à la fin de mesjours. Elles alternent dans monesprit, d’abord au ralenti, ensuite,comme se nourrissant de leursexcès, s’enhardissent et m’assiègentde toutes parts. La voix de l’officiercontinue de marteler, souveraine etnette, absolument consciente del’extrême gravité de sesdéclarations : « La femme qui s’estfait exploser… la kamikaze… c’estvotre femme… » Elle s’insurge,cette voix qui me vomit ; elle sesoulève telle une vague obscure,submerge mes pensées, réduit enpièces mon incrédulité avant de seretirer d’un coup, emportant avec

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elle des pans entiers de mon être.Le temps de voir clair dans madouleur, elle resurgit de ses lamesde fond, bourdonnante, écumante,me charge comme si, rendue follefurieuse par ma perplexité, ellecherchait à me démanteler fibre parfibre jusqu’à me désintégrer…

Le flic sur ma gauche baisse lavitre. Une flopée d’air frais mecingle la figure. Les senteurs fétidesde la mer évoquent un œuf pourri.

La nuit se prépare à lever lecamp tandis que l’aurores’impatiente aux portes de la ville. Àtravers l’échancrure des buildings,on peut voir la zébrure purulente

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fissurant méthodiquement lesbasques de l’horizon. C’est une nuitterrassée qui bat en retraite, flouéeet abasourdie, encombrée de rêvesmorts et d’incertitudes. Dans le cieloù nulle trace de romance nesubsiste, pas un nuage ne sepropose de modérer le zèle éclatantdu jour en train de naître. Salumière se voudrait Révélationqu’elle ne réchaufferait pas monâme.

Mon quartier m’accueillefroidement. Un fourgon cellulaireest rangé devant ma villa. Desagents se tiennent debout de part etd’autre de ma grille. Un autre

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véhicule, à moitié garé sur letrottoir, laisse pirouetter les feuxbleus et rouges de son gyrophare.Quelques bouts de cigarettesbrasillent dans le noir, semblables àdes boutons en pleine éruption.

On me fait descendre de lavoiture.

Je pousse la grille, pénètre dansmon jardin, gravis les marches duperron, ouvre la porte de mamaison. Je suis lucide, en mêmetemps j’attends de me réveiller.

Sachant avec exactitude ce qu’ilsont à faire, les policierss’engouffrent dans le vestibule et seruent sur les pièces pour procéder à

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la perquisition.Le capitaine Moshé me désigne

un canapé dans le salon.— On peut causer un peu, en

tête à tête, vous et moi ?Il me dirige vers le siège, le geste

courtois mais ferme. Il s’applique àêtre à la hauteur de sesprérogatives, très soucieux de sonstatut d’officier, mais sonobséquiosité manque de crédibilité.Ce n’est qu’un prédateur sûr de satactique maintenant que la proie estisolée. Un peu comme le chatjouant avec la souris, il fait durer leplaisir avant de passer à table.

— Asseyez-vous, je vous prie.

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Il extirpe une cigarette d’unboîtier, la tapote contre son ongle etla visse au coin de sa bouche. Aprèsl’avoir allumée avec un briquet, ilrejette la fumée dans ma direction.

— J’espère que ça ne vousdérange pas si je fume ?

Il tire encore deux ou troisbouffées, suit les volutes de fuméejusqu’à ce qu’elles se confondent auplafond.

— Elle vous en bouche un coin,pas vrai ?

— Pardon ?— Excusez-moi, je pense que

vous êtes encore sous le choc.Ses yeux effleurent les tableaux

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accrochés au mur, vont passer enrevue les encoignures, glissent surles rideaux imposants, s’attardentçà et là ensuite, puis reviennentm’acculer.

— Comment peut-on renoncer àun luxe pareil ?

— Pardon ?— Je pense à voix haute, dit-il en

agitant sa cigarette en signed’excuse… J’essaie de comprendre,mais il y a des choses que je necomprendrai jamais. C’est tellementabsurde, tellement stupide… À votreavis, y avait-il une chance de ladissuader ?… Vous étiez sûrementau courant de son petit manège,

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non ?— Qu’êtes-vous en train de me

dire ?— Je suis pourtant clair… Ne me

regardez pas comme ça. Vousn’allez pas me faire croire que vousn’étiez au courant de rien ?

— De quoi me parlez-vous ?— De votre épouse, docteur, de

ce qu’elle vient de commettre.— Ce n’est pas elle. Ça ne peut

pas être elle.— Et pourquoi pas elle ?Je ne lui réponds pas, me

contente de me prendre la tête àdeux mains pour reprendre mesesprits. Il m’en empêche ; de sa

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main libre, il me relève le mentonde manière à me fixer droit dans lesyeux.

— Êtes-vous pratiquant,docteur ?

— Non.— Et votre épouse ?— Non.Il fronce les sourcils :— Non ?— Elle ne faisait pas sa prière, si

c’est ce que vous entendez parpratiquer.

— Curieux…Il pose une fesse sur l’accoudoir

du fauteuil d’en face, croise lesgenoux, enfonce le coude dans une

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cuisse et se prend délicatement lementon entre le pouce et l’index,l’œil plissé à cause de la fumée.

Son regard glauque s’arc-boutecontre le mien.

— Elle ne faisait pas la prière ?— Non.— N’observait pas le ramadan ?— Si.— Ah !…Il lisse l’arête de son nez, sans

me quitter des yeux.— En somme, une croyante

récalcitrante… Pour brouiller lespistes et militer tranquillementquelque part. Elle agissait sûrementau sein d’une association caritative

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ou des trucs dans ce genre ; ce sontd’excellentes couvertures, trèsfaciles à tirer vers soi en cas depépins. Mais derrière le bénévolat,il y a toujours une affaire de grosbénéfices ; du blé pour les malins,un petit coin de paradis pour lessimplets. J’en connais un bout ;c’est mon métier. J’ai beau croiretoucher le fond de la bêtisehumaine, je m’aperçois que je nefais que graviter à sa périphérie…

Il m’envoie de la fumée sur lafigure.

— Elle avait de la sympathiepour les brigades d’al-Aqsa, pasvrai ? Non, pas les brigades d’al-

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Aqsa. On raconte qu’elles neprivilégient pas les attentatssuicides. Pour moi, tous ces fumiersse valent. Qu’ils soient du Jihadislamique ou du Hamas, ce sont lesmêmes bandes de dégénérés prêtesà tout pour faire parler d’elles.

— Ma femme n’a rien à avoiravec ces gens. Il s’agit d’un horriblemalentendu.

— C’est étrange, docteur. C’estexactement ce que disent lesproches de ces fêlés lorsqu’on va lesvoir après l’attentat. Ils affichenttous le même air hébété que vousavez sur la figure, absolumentdépassés par les événements. Est-ce

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une consigne générale pour gagnerdu temps ou est-ce une manièreculottée de se payer la tête desgens ?

— Vous faites fausse route,capitaine.

Il me calme d’un geste de lamain avant de me charger denouveau.

— Comment elle était hier matinquand vous l’avez quittée pour vousrendre au boulot ?

— Ma femme est partie à KafrKanna, chez sa grand-mère, il y atrois jours.

Donc, vous ne l’avez pas vue cestrois derniers jours ?

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— Non.— Mais vous lui avez parlé au

téléphone.— Non. Elle avait oublié son

mobile à la maison et il n’y a pas detéléphone chez sa grand-mère.

— Elle a un nom, sa grand-mère ? demande-t-il en sortant unpetit calepin de la poche intérieurede sa veste.

— Hanane Sheddad.Le capitaine en prend note.— Vous l’avez accompagnée à

Kafr Kanna ?— Non, elle est partie seule. Je

l’ai déposée le mercredi matin à lagare routière. Elle a pris l’autocar

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pour Nazareth de 8 h 15.— Vous l’avez vue partir ?— Oui. J’ai quitté la gare

routière en même temps quel’autocar.

Deux agents reviennent de monbureau, chargés de chemisescartonnées. Un troisième leur colleau train, mon ordinateur sur lesbras.

— Ils sont en train d’emportermes dossiers.

— Nous vous les rendrons aprèsconsultation.

— Il s’agit de documentsconfidentiels, d’informations surmes patients.

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— Je suis désolé, mais il nousfaut vérifier par nous-mêmes.

J’entends les portes de mamaison claquer, mes tiroirs et mesmeubles geindre dans unenchaînement de fracas et decrissements.

— Revenons un peu à votreépouse, docteur Jaafari.

— Vous faites fausse route,capitaine. Ma femme n’a rien à voiravec ce que vous lui reprochez. Elles’est retrouvée dans ce restaurantexactement comme les autres.Sihem n’aime pas cuisinerlorsqu’elle rentre de voyage. Elle estallée manger tranquillement un

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morceau… C’est aussi simple queça. Ça fait quinze ans que je partagesa vie et ses secrets. J’ai appris à laconnaître, et si elle m’avait cachédes choses, j’aurais fini par mettrele doigt dessus.

— J’ai été marié à une superbefemme, moi aussi, docteur Jaafari.Elle était toute ma fierté. Il m’afallu sept ans pour apprendrequ’elle me cachait l’essentiel de cequ’un homme doit connaître sur lafidélité.

— Ma femme n’avait aucuneraison de me tromper.

Le capitaine cherche où sedébarrasser de sa cigarette. Je lui

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montre une petite table en verrederrière lui. Il tire une dernièrebouffée, plus longue que lesprécédentes, écrase laborieusementle mégot dans le cendrier.

— Docteur Jaafari, un hommeaguerri n’est jamais tout à fait sortide l’auberge. La vie est uneperpétuelle vacherie, un long tunnelminé de trappes et de crottes dechiens. Que l’on se relève d’un bondou que l’on reste à terre n’y changepas grand-chose. Il n’y a qu’uneseule possibilité pour aller au boutdes épreuves : se préparer tous lesjours et toutes les nuits à s’attendreau pire… Votre femme ne s’était pas

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rendue dans ce restaurant pourcasser la croûte, mais pour casser labaraque…

— Ça suffit, hurlé-je en medressant, excédé… Il y a une heure,j’apprends que ma femme est mortedans un restaurant ciblé par unattentat terroriste. Tout de suiteaprès on m’annonce que lakamikaze, c’est elle. C’est beaucouptrop pour un homme fatigué.Laissez-moi pleurer d’abord,ensuite achevez-moi, mais, degrâce, ne m’imposez pas l’émoi etl’effroi en même temps.

— Restez assis, docteur Jaafari,s’il vous plaît.

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Je le repousse avec une hargnetelle qu’il manque de culbuter par-dessus la petite table en verrederrière lui.

— Ne me touchez pas. Je vousinterdis de poser vos mains sur moi,

Il se reprend vite et cherche àme maîtriser.

— Monsieur Jaafari…— Ma femme n’a rien à voir avec

cette tuerie. Il s’agit d’un attentatsuicide, bon sang ! pas d’unealtercation de ménagère. Il s’agit dem a femme. Qui est morte. Tuéedans ce restaurant maudit. Commeles autres. Avec les autres. Je vousinterdis de salir sa mémoire. C’était

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une femme bien. Très bien même.Aux antipodes de ce que vous sousentendez.

— Un témoin…— Quel témoin ? Il se rappelle

quoi au juste. La bombe que mafemme transportait ou bien sonfaciès ? Ça fait plus de quinze ansque je partage ma vie avec Sihem.Je la connais sur le bout de mesdoigts. Je sais ce dont elle estcapable et ce dont elle ne l’est pas.Elle avait les mains trop blanchespour que la moindre tache sur ellesm’échappe. Ce n’est pas parcequ’elle est la plus atteinte qu’elleest suspecte. Si c’est ça, votre

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hypothèse, il doit y en avoird’autres. Ma femme est la plusatteinte parce qu’elle était la plusexposée. L’engin explosif n’était passur elle, mais près d’elle,probablement dissimulé sous sonsiège, ou sous la table qu’elleoccupait… À ma connaissance,aucun rapport officiel ne vousautorise à avancer des choses aussigraves. Par ailleurs, les premierséléments d’enquête n’ont pasforcément le dernier mot.Attendons les communiqués descommanditaires. Faut bien quel’attentat soit revendiqué. Il y aurapeut-être des cassettes vidéo à la

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clef, à votre attention et àl’attention des rédactions. Sikamikaze il y a, on le verra et onl’entendra.

— Ce n’est pas systématique,chez ces tarés. Parfois, ils secontentent d’un fax ou d’un appeltéléphonique.

— Pas quand il s’agit de frapperles esprits. Et une femme kamikazefait un tabac dans ce sens. Surtoutsi elle est naturalisée israélienne etmariée à un éminent chirurgien quia souvent fait la fierté de sa ville etqui incarne la plus réussie desintégrations… Je ne veux plus vousentendre débiter de vos saloperies

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sur ma femme, monsieur l’officier.Ma femme est victime de l’attentat,elle n’est pas celle qui l’a commis. Ilva vous falloir lever le pied, et toutde suite.

— Asseyez-vous ! fulmine lecapitaine.

Son cri m’estoque de part etd’autre.

Mes jambes me lâchent et jem’affaisse sur le canapé.

À bout de forces, je prends matête à deux mains et merecroqueville sur moi-même. Jesuis fatigué, usé, torpillé ; je prendsl’eau de toutes parts. Le sommeilme malmène avec une rare

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muflerie ; je refuse de sombrer. Jene veux pas dormir. J’ai peur dem’assoupir pour apprendre encoreet encore, au sortir de mes rêves,que la femme que je chérissais leplus au monde n’est plus, qu’elleest morte déchiquetée dans unattentat terroriste ; peur de devoirsubir à chacun de mes réveils lamême catastrophe, le mêmesinistre… Et ce capitaine quim’engueule, pourquoi ne tombe-t-ilpas en poussière ? Je voudrais qu’ildisparaisse sur-le-champ, que lesesprits frappeurs hantant mamaison se transforment en courantd’air, qu’un ouragan défonce mes

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fenêtres et m’emporte loin, très loindu doute en train de me dévorer lestripes, de brouiller mes marques etde remplir mon cœur de gravesincertitudes…

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4 Le capitaine Moshé et ses

assistants me tiennent en éveilvingt-quatre heures d’affilée. Lesuns après les autres, ils se relaientdans la pièce sordide où se déroulel’interrogatoire. Cela se passe dansune sorte de trou à rat au plafondbas et aux murs insipides, avec uneampoule grillagée au-dessus de matête dont le grésillement continu esten passe de me rendre fou. Machemise trempée de sueur meronge le dos avec la voracité d’unbouquet d’orties. J’ai faim, j’ai soif,

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j’ai mal et nulle part je ne vois lebout du tunnel. On a dû me porterpar les aisselles pour m’emmenerpisser. J’ai vidé la moitié de mavessie dans mon caleçon avant queje parvienne à ouvrir la braguette.Pris de nausée, j’ai failli me casserla figure sur le bidet. On m’acarrément traîné en me ramenantdans ma cage. Ensuite, de nouveaule harcèlement, les questions, lescoups de poing sur la table, lespetites gifles pour m’empêcher detourner de l’œil.

Chaque fois que le sommeilfausse mon discernement, on mesecoue de la tête aux pieds et on me

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soumet au zèle d’un officier frais etdispo. Les questions sont toujoursles mêmes. Elles résonnent dansmes tempes comme de sourdesincantations.

Je chavire sur la chaisemétallique qui me lime les fesses,m’agrippe à la table pour ne pastomber à la renverse, et d’un coup,tel un pantin désarticulé, je medécroche, et mon visage heurteviolemment le bord de la table. Jecrois que je me suis ouvert unearcade.

— Le chauffeur de l’autocar aformellement identifié votreépouse, docteur. Il l’a tout de suite

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reconnue sur la photo. Il a ditqu’effectivement elle était montée àbord de son bus en partance pourNazareth, le mercredi à 8 h 15. Maisqu’au sortir de Tel-Aviv, à moins devingt kilomètres de la gare routière,elle avait demandé à descendre,prétextant une urgence. Leconducteur a été contraint des’arrêter sur le bas-côté. Avant derepartir, il a vu votre épouse monterdans une voiture qui suivaitderrière. C’est ce détail qui l’ainterpellé. Il n’a pas relevé lenuméro d’immatriculation de lavoiture, mais il dit qu’il s’agit d’uneMercedes ancien modèle, de

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couleur crème… Cette descriptionne vous dit rien, docteur ?

— Que voulez-vous que ça medise ? J’ai une Ford récente, et elleest blanche. Ma femme n’avaitaucune raison de descendre del’autocar. Votre conducteur raconten’importe quoi.

— Dans ce cas, il n’est pas leseul. Nous avons envoyé quelqu’unà Kafr Kanna. Hanane Sheddad ditqu’elle n’a pas vu sa petite-filledepuis plus de neuf mois.

— C’est une personne âgée…— Son neveu, qui vit avec elle

dans la ferme, le confirme aussi.Alors, docteur Jaafari, si votre

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épouse n’a pas remis les pieds àKafr Kanna depuis plus de neufmois, où était-elle passée ces troisderniers jours ?

Où était-elle passée ces troisderniers jours ?… Où était-ellepassée ?… Où était-elle ?… Lespropos de l’officier se perdent dansune rumeur insondable. Je nel’entends plus. Je vois juste sessourcils qui tressautent en fonctiondes pièges qu’il me tend, sa bouchequi remue des arguments qui nem’atteignent plus, ses mains quidécrivent leur impatience ou bienleur détermination…

Un autre officier débarque, la

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figure embusquée derrière deslunettes noires. Il me parle enagitant un doigt péremptoire. Sesmenaces s’effilochent dansl’inconsistance de ma lucidité. Il nereste pas longtemps et s’en va enpestant.

J’ignore l’heure qu’il est, s’il faitjour ou s’il fait nuit. On m’a enlevéma montre. Mes interlocuteursaussi ont pris le soin de sedébarrasser de la leur avant de merejoindre.

Le capitaine Moshé me revient,bredouille. La perquisition n’a riendonné. Lui aussi est fatigué. Il puele mégot écrasé. Les traits tirés et

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les yeux rouges, il ne s’est pas rasédepuis la veille et sa bouche atendance à ramollir sur le côté.

— Tout porte à croire que votreépouse n’a pas quitté Tel-Aviv lemercredi ni les jours d’après.

— Ça ne fait pas d’elle unecriminelle pour autant.

— Vos rapports conjugauxétaient…

— Ma femme n’avait pasd’amant, le coupé-je.

— Elle n’était pas obligée devous le signaler.

— Nous n’avions pas de secretsl’un pour l’autre.

— Le vrai secret ne se partage

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pas.— Il y a sûrement une

explication, capitaine. Mais pasdans le sens que vous lui donnez.

— Soyez raisonnable uneseconde, docteur. Si votre femmevous a menti, si elle vous a faitcroire qu’elle se rendait à Nazarethpour retourner à Tel-Aviv dès quevous avez eu le dos tourné, c’estqu’elle ne jouait pas franc-jeu avecvous.

— C’est vous qui ne jouez pasfranc-jeu, capitaine. Vous prêchez lefaux pour savoir le vrai. Mais votrecoup de bluff ne prend pas. Vouspouvez me garder éveillé tous les

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jours et toutes les nuits, vous ne meferez pas dire ce que vous voulezentendre. Il va falloir vous payerune autre tête pour lui faire porterle chapeau.

Il s’énerve, sort dans le couloir.Revient un peu plus tard, le frontracorni, les mâchoires comme despoulies qu’on n’arrive pas àdébloquer. Son haleine mesubmerge. Il est à deux doigts decraquer.

Ses ongles rendent un affreuxcrissement lorsqu’il se gratte lesjoues.

— Vous n’allez pas me faireavaler de force que vous n’aviez rien

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remarqué de curieux dans lecomportement de votre épouse, cesderniers temps. À moins que vousne viviez plus sous le même toit.

— Ma femme n’est pas uneislamiste. Combien de fois faut-ilvous le répéter ? Vous faites fausseroute. Laissez-moi rentrer chez moi.Je n’ai pas dormi depuis deux jours.

— Moi non plus, et je n’ai pasl’intention de fermer l’œil avant detirer cette affaire au clair. La policescientifique est catégorique : votreépouse a été tuée par la chargeexplosive qu’elle portait sur elle. Untémoin, qui était attablé àl’extérieur du restaurant et qui n’a

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été que légèrement blessé, certifieavoir vu une femme enceinte prèsdu banquet qu’avaient organisé desécoliers pour fêter l’anniversaire deleur petite camarade. Cette femme,il l’a reconnue sur la photo, sanshésitation. Et c’est votre épouse. Orvous avez déclaré qu’elle n’était pasenceinte. Vos voisins non plus ne sesouviennent pas de l’avoir vueenceinte une seule fois depuis quevous vous êtes installés dans lequartier. L’autopsie aussi estcatégorique là-dessus : pas degrossesse. Alors qu’est-ce quigonflait le ventre de votre épouse ?Qu’est-ce qu’il y avait sous sa robe,

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si ce n’est cette maudite charge quia bousillé la vie à dix-septpersonnes, à des gosses qui nedemandaient qu’à gambader ?

— Attendez la cassette…— Il n’y aura pas de cassette.

Personnellement, je m’encontrefiche, des cassettes. Ça ne mepose pas problème. Ce qui me poseproblème est ailleurs. Et ça me rendmalade. C’est pourquoi il fautimpérativement que je sachecomment une femme appréciée parson entourage, belle et intelligente,moderne, bien intégrée, choyée parson mari et adulée par ses amies enmajorité juives, a pu, du jour au

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lendemain, se bourrer d’explosifs etse rendre dans un lieu publicremettre en question tout ce quel’État d’Israël a confié aux Arabesqu’il a accueillis en son sein. Vousrendez-vous compte de la gravité dela situation, docteur Jaafari ? Ons’attendait à des félonies, mais pasde cette nature. J’ai tout remuéautour de votre couple : vosrelations, vos habitudes, vos péchésmignons. Résultat : je suis bluffésur toute la ligne. Moi qui suis juifet officier des services israéliens, jene bénéficie pas du tiers des égardsqui vous sont rendus tous les jourspar cette ville. Et ça me chamboule

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comme c’est pas possible.— N’essayez pas d’abuser de

mon état physique et moral,capitaine. Ma femme est innocente.Elle n’a absolument rien à voir avecles intégristes. Elle n’en a jamaisrencontré, elle n’en a jamais parlé,elle n’en a jamais rêvé. Ma femmeest allée dans ce restaurant pourdéjeuner. Déjeuner. Ni plus nimoins… Laissez-moi tranquille,maintenant. Je suis crevé.

Sur ce, je croise les bras sur latable, appuie ma tête dessus etm’assoupis.

Le capitaine Moshé revient

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encore, et encore… Au bout dutroisième jour, il ouvre la porte dutrou à rat et me montre le couloir.

— Vous êtes libre, docteur. Vouspouvez rentrer chez vous etreprendre une vie normale sitoutefois…

Je ramasse ma veste et titube lelong d’un corridor où des officiersen chemise, les manchesretroussées et la cravate défaite, meconsidèrent en silence. Ils ont l’aird’une horde de loups regardants’éloigner la proie qu’ils croyaientavoir piégée. Un guichetier au profilmouvementé me remet ma montre,mon trousseau de clefs et mon

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portefeuille, me fait signer unedécharge et rabat d’un coup sec lapetite lucarne qui nous sépare.Quelqu’un m’escorte jusqu’à lasortie du bâtiment. Les lumières dujour m’agressent dès que je mets lepied dehors. Il fait beau ; unénorme soleil illumine la ville. Lesbruits de la circulation meramènent dans le monde desvivants. Je reste quelques instantsau haut du perron à suivre le balletordinaire des voitures que desKlaxon ponctuent çà et là. Il n’y apas foule. Le quartier paraît négligé.Les arbres qui jalonnent lachaussée ne semblent pas le faire

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de gaieté de cœur et les badauds quitraînaillent alentour sont aussitristes que leurs ombres.

Au bas des marches, une grossevoiture laisse tourner son moteur.Naveed Ronnen est au volant. Ilmet pied à terre et, un coude sur laportière, il attend que je le rejoigne.Je comprends aussitôt qu’il n’estpas étranger à ma libération.

Il fronce les sourcils quandj’arrive à sa hauteur. À cause demon œil tuméfié.

— Ils t’ont cogné ?— J’ai glissé.Il n’est pas convaincu.— C’est la vérité, je lui dis.

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Il n’insiste pas.— Je te dépose chez toi ?— Je ne sais pas.— Tu es dans un état

lamentable. Il te faut prendre unedouche, te changer et manger unmorceau.

— Est-ce que les intégristes ontenvoyé la cassette ?

— Quelle cassette ?— Celle de l’attentat. Est-ce

qu’on sait finalement qui est lekamikaze ?

— Amine…Je recule pour esquiver sa main.

Je ne supporte plus que l’on portela main sur moi. Pas même pour me

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réconforter.Mes yeux coincent ceux du flic

et ne les lâchent plus.— Si on m’a relâché, c’est qu’on

a la certitude que ma femme n’y estpour rien.

— Il faut que je te dépose cheztoi, Amine. Tu as besoin de prendredes forces. C’est ce qui compte dansl’immédiat.

— Si on m’a relâché, Naveed,vas-y… si on m’a relâché, c’estqu’on a… Qu’est-ce qu’on adécouvert, Naveed ?

— Que toi, tu n’y es pour rien,Amine.

— Seulement moi ?…

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— Seulement toi.— Et Sihem ?…— Tu dois payer la knass pour

récupérer son corps. C’est lerèglement.

— Une amende ? Et depuisquand ce règlement est-il envigueur ?

— Depuis que les kamikazesintégristes…

Je l’interromps du doigt.— Sihem n’est pas une

kamikaze, Naveed. Tâche de t’ensouvenir. Car j’y tiens plus que toutau monde. Ma femme n’est pas unetueuse d’enfants… Me suis-je bienfait comprendre ?

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Je le plante là et m’en vais sanssavoir où. Je n’ai plus envie que l’onme dépose chez moi ; je n’ai plusbesoin que l’on porte la main surmon épaule ; je ne veux voirpersonne ni de mon côté ni del’autre.

La nuit me surprend sur une

dalle, face à la mer. Je n’ai pas lamoindre idée de ce que j’ai fait dema journée. Je crois que je me suisendormi quelque part. Mes troisjours et trois nuits de captivitém’ont complètement démaillé. Jen’ai plus de veste. J’ai dû l’oubliersur un banc public ou peut-être

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quelqu’un me l’a-t-il volée. Unegrosse tache souille le haut de monpantalon, des éclats de vomissuresbigarrent ma chemise ; je merappelle vaguement avoir dégueuléau pied d’une passerelle. Commentj’ai traîné jusqu’à cette dallesurplombant la mer ? Je l’ignore.

Un paquebot scintille au large.Plus près, les vagues se jettent

éperdument contre les rochers.Leur fracas résonne dans ma têtecomme des coups de massue. Labrise me rafraîchit. Je me ramasseautour de mes jambes, enfonce lementon entre mes genoux et écouteles rumeurs de la mer. Lentement,

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mes yeux s’embrouillent ; messanglots me rattrapent, sebousculent dans ma gorge etdéclenchent une multitude detremblements qui partent dans tousles sens à travers mon corps. Jeprends alors ma figure à deuxmains et, de gémissement engémissement, je me mets à hurlercomme un possédé dans le vacarmeassourdissant des flots.

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5 Quelqu’un a collé une affiche

sur la grille de ma maison. Ce n’estpas exactement une affiche, mais laune d’un quotidien à grand tirage.Par dessus une large photodécrivant le chaos sanglant autourdu restaurant ciblé par lesterroristes, on peut lire en groscaractères : LA BÊTE IMMONDEEST PARMI NOUS. Le titre s’étalesur trois colonnes.

La rue est déserte. Un réverbèreanémique dispense sa lumière – unhalo livide qui ne dépasse pas le

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contour de la lampe. Mon voisind’en face a fermé ses rideaux. Il està peine dix heures et aucune fenêtrene veille.

Les vandales du capitaineMoshé ne se sont pas gênés.

Mon bureau est sens dessusdessous. Le même désordre règnedans ma chambre ; matelasretourné, draps par terre, tables dechevet et commode profanées,tiroirs renversés sur la moquette.La lingerie de ma femme traîneparmi les pantoufles et les produitscosmétiques. On a décroché mestableaux pour regarder ce qu’il yavait derrière. On a aussi marché

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sur une très vieille photo de famille.Je n’éprouve ni la force ni le

courage d’aller dans les autrespièces évaluer les dégâts.

La glace de l’armoire me renvoiemon reflet. Je ne me suis pasreconnu. Décoiffé, hagard, j’ai l’aird’un aliéné avec ma barbe naissanteet mes joues taillées au burin.

Je me déshabille, vais me fairecouler un bain ; trouve de lanourriture dans le frigo, sautedessus comme une bête affamée. Jemange debout, avec mes mainssales, manquant d’avaler de traversles bouchées que j’engloutis lesunes après les autres avec une

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lamentable voracité. J’ai vidé unecorbeille de fruits, deux assiettéesde viande froide, sifflé deuxbouteilles de bière d’une traite etléché un à un mes dix doigtsdégoulinant de sauce.

Il m’a fallu repasser devant laglace pour m’apercevoir que je suiscomplètement nu. Je ne mesouviens pas d’avoir erré chez moien tenue d’Adam depuis que j’aipris femme. Sihem était à chevalsur certains principes.

Sihem…Que c’est déjà loin, tout ça !…Je glisse dans la baignoire, laisse

la chaleur de l’eau embaumer mon

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être, ferme les yeux et essaie de medissoudre lentement dans latorpeur brûlante en train de megagner…

— Mon Dieu !Kim Yehuda est debout dans la

salle de bains, incrédule. Elleregarde à droite, à gauche, se tapedans les mains comme si ellen’arrivait pas à admettre ce qu’ellevoit, se retourne vivement vers lepetit placard mural, y farfouille à larecherche d’une serviette.

— Tu as passé la nuit là-dedans ?s’écrie-t-elle, horrifiée et dépitée àla fois. Où avais-tu la tête, bon

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sang ? Tu aurais pu te noyer.J’ai du mal à ouvrir les yeux.

Peut-être à cause de la lumière dujour. M’aperçois que j’ai dormi dansla baignoire toute la nuit. Dansl’eau qui s’est refroidie entretemps,mes membres ne réagissent pas ; ilsont durci comme du bois ; uneteinte violacée recouvre mes cuisseset mes avant-bras. Je me rendscompte aussi que je n’arrête pas degrelotter en claquant des dents.

— Mais qu’est-ce que tu es entrain de t’infliger, Amine ? Debout,sors de là immédiatement. Je vaischoper la crève rien qu’à teregarder.

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Elle m’aide à me relever,m’enveloppe dans un peignoir etme frotte énergiquement descheveux aux mollets.

— C’est pas vrai, répète-t-elle.Comment tu as fait pour t’endormiravec de l’eau jusqu’au cou ? Tu terends compte !… J’ai eu unpressentiment, ce matin. Quelquechose me disait qu’il fallaitabsolument faire un saut par iciavant de rejoindre l’hôpital…Naveed m’a appelée dès qu’on t’arelâché. Je suis passée trois fois,hier, mais tu n’étais pas encorerentré. J’ai pensé que tu étais alléchez un parent ou un ami.

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Elle me conduit dans machambre, remet le matelas sur le litet m’allonge dessus. Mes membrestremblent de plus en plus vite, mesmâchoires menacent de sefracasser.

— Je cours te préparer uneboisson chaude, dit-elle enramenant une couverture sur moi.

Je l’entends s’affairer dans lacuisine et me demander où j’avaismis telle ou telle chose. Lefrémissement débridé de mabouche m’empêche d’articuler unmot. Je me ramasse sous lacouverture, en position fœtale, mefais tout petit dans l’espoir de me

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réchauffer un peu.Kim m’apporte un grand bol de

tisane, me relève la tête etentreprend de me verser lebreuvage fumant et sucré dans labouche. Une lave incandescente seramifie dans ma poitrine et vaembraser mon ventre.

Kim a du mal à contenir mestressaillements.

Elle repose le bol sur la table dechevet, ajuste mon oreiller et merecouche.

— Tu es rentré quand ? Tarddans la nuit ou tôt le matin ? Quandj’ai trouvé la grille déverrouillée etla porte d’entrée grande ouverte, j’ai

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tout de suite craint le pire…Quelqu’un aurait pu s’introduirechez toi.

Je ne trouve rien à lui dire.Elle m’explique qu’elle a un

patient à opérer avant midi, tente dejoindre la femme de ménage autéléphone pour lui demander derappliquer, tombe à plusieursreprises sur le répondeur, finit parlaisser un message. Elle est inquiètede m’abandonner sans surveillance,réfléchit à une solution, n’en trouvepas. Elle se calme un peu enprenant ma température puis, aprèsm’avoir préparé un repas, elle prendcongé de moi en me promettant de

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revenir dès que possible.Je ne l’ai pas vue partir.Je crois que je m’étais

rendormi… Le grincement d’une grille me

réveille. Je repousse la couvertureet m’approche de la fenêtre. Deuxadolescents furètent dans monjardin, des rouleaux de papier sousles bras. Des dizaines de photosdécoupées dans des journauxjonchent mon gazon. Des badaudsse sont rassemblés en face de mamaison. « Allez-vous-en », crié-je.Ne parvenant pas à ouvrir lafenêtre, je me rue dans la cour. Les

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deux adolescents déguerpissent. Jeles poursuis jusque dans la rue,pieds nus, la tête en ébullition…« Sale terroriste ! Fumier ! Traîtred’Arabe ! » Les invectives mefreinent net. Trop tard, je suis aubeau milieu d’une meutesurexcitée. Deux barbus nattés mecrachent dessus. Des bras mebousculent. « C’est comme ça qu’ondit merci chez vous, sale Arabe ? Enmordant la main qui vous tire de lamerde ?… »

Des ombres glissent derrièremoi pour m’interdire toute retraite.Un jet de salive m’atteint à la figure.Une main me tire par le col de mon

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peignoir… « Regarde le château quetu occupes, fils de pute. Qu’est-cequ’il vous faut de plus pourapprendre à dire merci ?… » On mesecoue de part et d’autre. « Il fautd’abord le désinfecter avant de lefoutre sur un bûcher… » Un coupde pied me foudroie au ventre, unautre me redresse. Mon nezexplose, puis mes lèvres. Mes brasne suffisent pas pour me protéger.Une averse de coups me dégringoledessus, et le sol se dérobe sousmoi…

Kim me trouve gisant au milieude l’allée. Mes agresseurs m’ontpoursuivi jusque dans mon jardin et

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ont continué de me cogner dessuslongtemps après m’avoir jeté àterre. À leurs prunelles éclatées etleur bouche effervescente, j’ai cruqu’ils allaient me lyncher.

Pas un voisin ne s’était porté àmon secours, pas une âmechrétienne n’a eu la présenced’esprit d’appeler la police.

— Je vais te conduire à l’hôpital,dit Kim.

— Non, pas à l’hôpital. Je neveux pas retourner là-bas.

— Je crois que tu as quelquechose de cassé.

— N’insiste pas, je t’en prie.— De toutes les façons, tu ne

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peux pas rester ici. Ils te tueront.Kim réussit à me transporter

dans ma chambre, me rhabille, jettequelques affaires dans mon sac etm’installe dans sa voiture.

Les barbus nattés resurgissenton ne sait d’où, probablementalertés par un guetteur.

— Laisse-le crever, crie l’und’eux à Kim. C’est qu’un fumier…

Kim démarre sur les chapeauxde roue.

Nous traversons le quartiercomme un bolide fou sur un champde mines.

Kim me dirige droit sur un

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dispensaire, près de Yafo. La radione relève pas de fractures, mais ungros traumatisme s’est déclaré dansmon poignet droit et sur mongenou. Une infirmière désinfecteles écorchures sur mes bras, épongemes lèvres éclatées, nettoie mesnarines meurtries. Elle croit qu’ils’agit d’une querelle de soûlards ;ses gestes sont empreints decommisération.

Je quitte la salle des soins ensautillant sur une patte, ungrotesque bandage autour de lamain.

Kim me propose une épaule, jepréfère m’appuyer contre le mur.

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Elle m’emmène chez elle, surSederot Yerushalayim, dans un loftqu’elle avait acheté du temps oùelle partageait sa vie avec Boris. Jevenais souvent par ici célébrer unévénement heureux ou passer unebonne soirée entre amis, avecSihem. Les deux femmess’entendaient bien, même si lamienne, plutôt réservée, demeuraitconstamment sur ses gardes. Kimn’en avait cure. Elle adore recevoiret faire la fête. Depuis qu’elle asurvécu à la défection de Boris, ellemet les bouchées doubles.

Nous prenons l’ascenseur. Unevieille mémé monte avec nous

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jusqu’au deuxième. Sur le palier duquatrième, un chiot se morfond, lalaisse coincée dans la porte du fond.C’est le chiot de la voisine – elles’en débarrassera dès qu’il auraatteint la maturité, pour se rabattresur un autre ; c’est une pratiquecourante, chez elle.

Kim se dispute avec la serrure –comme chaque fois qu’elle estnerveuse. Des fossettes lui creusentles joues tandis qu’elle grimace dedépit. La petite colère lui réussitbien. Elle trouve enfin la bonne clefet s’efface pour me laisser entrer.

— Fais comme chez toi, me dit-elle.

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Elle me retire mon veston,l’accroche dans le vestibule ; dumenton, elle m’oriente vers le salonoù se regardent en chiens de faïenceune chaise en osier et un vieuxfauteuil en cuir élimé. Un grandtableau surréaliste occupe la moitiédu mur ; on dirait un gribouillaged’enfants instables fascinés par lerouge sang et le noir charbon. Sur leguéridon en fer forgé, découvertdans une brocante où Kim adore serendre le week-end, parmi desbibelots en terre cuite et uncendrier plein comme une urne, unjournal à grand tirage… Il est ouvertsur la photo de ma femme.

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Kim se précipite dessus.Je la retiens par la main.— Ce n’est pas grave.Confuse, elle ramasse quand

même le journal et va le jeter dansle panier à ordures.

Je prends place dans le fauteuil,près de la porte-fenêtre qui donnesur un balcon encombré de pots defleurs. L’appartement offre une vuedégagée sur l’avenue. Unecirculation intense engrosse lachaussée. Le soir tombe la chemise,et la nuit s’annonce fébrile.

Nous dînons dans la cuisine,Kim et moi. Elle, à petites dents,moi, sans conviction. La photo sur

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le journal me colle aux paupières.Cent fois, j’ai voulu demander àKim ce qu’elle pense de cettehistoire que les journalistespeaufinent au gré de leurs délires ;cent fois, j’ai voulu lui prendre lementon à deux mains, la fixer droitdans les yeux et exiger d’elle qu’elleme dise exactement si elle croyait,en son âme et conscience, SihemJaafari, mon épouse, la femme avecqui elle a partagé tant de choses,capable de se bourrer d’explosifs etd’aller se faire exploser au milieud’une fête. Je n’ai pas osé abuser desa prévenance… En même temps,en mon for intérieur, je prie pour

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qu’elle ne dise rien, non plus, pourqu’elle ne me prenne pas la main ensigne de compassion ; je nesurvivrais pas au geste de trop…Nous sommes très bien ainsi ; lesilence nous préserve de nous-mêmes.

Elle débarrasse sans trop debruit, me propose un café. Je luidemande une cigarette. Elle fronceles sourcils. Ça fait des années quej’ai arrêté de fumer.

— Tu es sûr que c’est ce que tuveux ?

Je ne lui réponds pas.Elle me tend le paquet, ensuite

son briquet. Les premières bouffées

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font pétiller mon cerveau. Lessuivantes me donnent le tournis.

— Tu ne peux pas baisser lalumière, s’il te plaît ?

Elle éteint le plafonnier etallume un abat-jour. La pénombrerelative de la pièce atténue mesangoisses. Deux heures après, noussommes dans la même position,face à face, les yeux perdus dansnos pensées.

— Il faut se mettre au lit,décrète-t-elle. J’ai une journéechargée demain, et je tombe desommeil.

Elle m’installe dans la chambred’amis.

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— Ça te va ? Tu n’as pas besoind’autres oreillers ?

— Bonne nuit, Kim.Elle prend une douche avant

d’éteindre dans sa chambre.Plus tard, elle est venue voir si je

dormais. J’ai feint de m’êtreassoupi.

Une semaine passe. Au cours de

laquelle je n’ai pas remis les piedschez moi. Kim m’héberge enveillant à ne pas égratigner messusceptibilités – un artificiertripotant une bombe n’aurait pasété aussi attentionné.

Mes blessures se sont

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cicatrisées, mes contusionsdésenflées ; mon genou amoché nem’oblige plus à sautiller, mais monpoignet est encore sous bandage.

Quand Kim n’est pas là, jem’enferme dans une pièce et nebouge pas. Sortir pour aller où ? Larue ne m’attire pas. Que vais-je ytrouver de plus qu’hier ?Certainement, beaucoup moins.Inutile d’essayer de se réconcilieravec les choses familières lorsque lecœur n’y est pas. Dans la pièce auxrideaux tirés, je me sens à l’abri. Jen’y risque pas grand chose. Je nesuis pas tout à fait à mon aise, maisje ne suis pas, non plus, lésé. Je

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dois remonter la pente. Le fond nesied à personne. Dans ce genred’enlisement, si on ne réagit pastrès vite, on n’est plus maître dequoi que ce soit. On devientspectateur de sa propre dérive, et onne se rend pas compte du gouffre entrain de se refermer sur soi pourtoujours… Kim m’a proposé d’allerun soir chez son grand père, sur laplage. J’ai dit que je n’étais pas prèsde renouer avec ce qui ne serajamais plus comme avant. J’aibesoin de prendre du recul, decomprendre ce qu’il m’arrive.Pourtant, à longueur de journée, jeme cloître dans la chambre et ne

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pense à rien. Sinon, je m’installeprès de la porte-fenêtre du salon etpasse le plus clair de mon temps àregarder sans voir les voituresfrétiller sur le boulevard. Une seulefois, l’idée de sauter derrière unvolant et de rouler au hasardjusqu’à explosion du radiateur m’aeffleuré l’esprit ; je n’ai pas eu lecourage de retourner à l’hôpitalrécupérer ma voiture.

Dès que j’ai pu marcher sansm’appuyer contre le mur, j’aidemandé à voir Naveed Ronnen. Jevoulais offrir une sépulture décenteà ma femme. Je ne supportais pasde l’imaginer à l’étroit, dans ce

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casier frigorifiant de la morgue, uneétiquette autour de l’orteil. Afin dem’épargner une colère inutile,Naveed m’a apporté des formulairesdûment remplis ; il n’avait besoinque de ma signature.

J’ai payé l’amende et récupéré lecorps de ma femme sans rien dire àpersonne. J’ai tenu à enterrerSihem dans la stricte intimité, à Tel-Aviv, la ville où nous nous étionsrencontrés pour la première fois etoù nous avions décidé de vivrejusqu’à ce que la mort nous sépare.Il n’y avait que moi au cimetière,hormis le fossoyeur et l’imam.

Lorsqu’on a recouvert de terre le

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fossé où reposera désormais lemeilleur de ma vie, je me suis sentiun peu mieux. C’est comme si jem’acquittais d’une tâche que jecroyais inconcevable. J’écoutejusqu’au bout l’imam réciter desversets puis je lui glisse des billetsde banque dans sa main faussementfuyante et rejoins la ville.

Je marche le long d’uneesplanade donnant sur la mer. Destouristes prennent des photossouvenirs en se saluant. Quelquesjeunes couples se racontentfleurette à l’ombre des arbres ;d’autres, la main dans la main, sepromènent le long de la jetée. Je

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vais dans un petit bistro, commandeun café, prends place dans un coinprès de la baie vitrée et fumetranquillement cigarette surcigarette.

Le soleil commence à afficherprofil bas. Je hèle un taxi et luidemande de me déposer SederotYerushalayim.

Il y a du monde chez Kim. On nem’entend pas rentrer. À partir duvestibule, je ne peux pas voir lesalon. Je reconnais la voix d’EzraBenhaïm, celle, beaucoup pluspesante, de Naveed, et la voix fluidede Benjamin, le frère aîné de Kim.

— Je ne vois pas le rapport, fait

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Ezra après s’être raclé la gorge.— Il y a toujours un rapport là

où l’on ne le soupçonne pas, ditBenjamin qui a longtemps enseignéla philosophie à l’université de Tel-Aviv avant de rejoindre unmouvement pacifiste trèscontroversé à Jérusalem. C’estpourquoi nous n’arrêtons pas depasser à côté de la plaque.

— N’exagérons rien, protestepoliment Ezra.

— Les cortèges funèbres, quis’entrecroisent de part et d’autre,nous ont-ils avancé à quelquechose ?…

— Ce sont les Palestiniens qui

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refusent d’entendre raison.— C’est peut-être nous qui

refusons de les écouter.— Benjamin a raison, dit Naveed

d’une voix calme et inspirée. Lesintégristes palestiniens envoientdes gamins se faire exploser dansun Abribus. Le temps de ramassernos morts, nos états-majors leurexpédient des hélicos pour foutreen l’air leurs taudis. Au moment oùnos gouvernants se préparent àcrier victoire, un autre attentatremet les pendules à l’heure. Ça vadurer jusqu’à quand ?

À cet instant précis, Kim sort dela cuisine et me surprend dans le

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couloir. Je pose un doigt sur labouche pour la prier de ne pas metrahir, pivote sur mes talons etregagne le palier. Kim tente de merattraper, déjà je suis dans la rue.

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6 Me revoici dans mon quartier.

Tel un fantôme sur les lieux ducrime. Je ne sais pas comment j’aiéchoué par ici. Après m’être sauvéde chez Kim, j’ai pris une avenue auhasard et marché jusqu’à ce que lescrampes me cisaillent les jarrets,puis j’ai sauté dans un bus qui m’adéposé au terminus, dîné dans uneguinguette à Shi para, lanterné deplace en square pour déboucher enfin de parcours sur le quartierrésidentiel où Sihem et moi avionsjeté notre dévolu sept ans plus tôt,

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certains d’y élever un mausoléeinexpugnable autour de notre idylle.C’est un beau quartier discret,jaloux de ses villas cossues et de sesquiétudes où se prélassent lesgrosses fortunes de Tel-Aviv ainsiqu’une colonie de parvenus, dontquelques émigrants de Russiereconnaissables à leur accent rustreet à leur manie de chercher à enmettre plein la vue aux voisins. Lapremière fois que nous étionspassés par là, Sihem et moi, nousavions été immédiatement séduitspar le site. La lumière du jour yparaissait beaucoup plus éclatantequ’ailleurs. Nous avions aimé les

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façades en pierres taillées, lesgrilles en fer forgé et cette aura defélicité qui enveloppait les maisonsaux fenêtres écarquillées et auxbeaux balcons. À l’époque, noushabitions un quartier périphériquedissonant, dans un petitappartement au troisième d’unimmeuble sans originalité où lesscènes de ménage étaient monnaiecourante. Nous nous serrionsrigoureusement la ceinture pourmettre des sous de côté afin dedéménager, mais nous étions loinde nous imaginer déballer nosvalises dans un coin aussi huppé. Jen’oublierai jamais la joie de Sihem

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lorsque je lui ai retiré le bandeaudes yeux pour lui faire découvrirnotre maison. Elle a sauté si hautsur son siège que sa tête a fissuré leplafonnier de la voiture. Et laregarder éperdument heureusecomme une gamine dont on réalisele vœu le plus cher le jour de sonanniversaire était, pour moi, untotal enchantement. Combien defois m’avait-elle sauté au cou pourm’embrasser sur la bouche, au vu etau su des badauds, elle quirougissait comme une pivoinequand j’osais la pincer dans la rue ?… Elle a poussé la grille et foncé surla porte en chêne massif. Son

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impatience était telle que je neparvenais pas à mettre le grappinsur la bonne clef. Ses cris de joierésonnent encore dans mes tempes.Je la revois, les bras déployés,tournoyer au milieu du salon,semblable à une ballerine ivre deson art, il m’a fallu la prendre àbras-le-corps pour contenir sesdébordements. Ses yeuxm’inondaient de gratitude ; sonbonheur m’étourdissait. Et là, dansl’immense salle nue, nous avonsétalé mon pardessus sur la dalle desol et nous nous sommes aiméscomme deux adolescents éblouis eteffarouchés à la fois par les toutes

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premières éruptions de leurs corpsen transe…

Il doit être onze heures, peut-être un peu moins, et pas âme envue. La rue de mes réussites croulede sommeil ; ses réverbères sontconsternants de nullité. Orphelinede sa romance, ma maison évoqueune demeure hantée – l’obscuritéqui l’entoile a quelque chose deterrifiant. On la croirait abandonnéedepuis des générations. On a oubliéde fermer les volets ; quelquesvitres sont crevées. Des morceauxde papier jonchent le jardin auxfleurs dévastées. Dans notre fuitede l’autre jour, Kim a omis de

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verrouiller la grille qui, laisséegrande ouverte par des visiteursmalintentionnés, ferrailledoucement dans le silence telle unecomplainte diabolique. On alittéralement étripé la serrure avecune barre de fer. On a aussi déterréun gond et bousillé le carillon. Descoupures de presse, que la vindictepopulaire a placardées sur monmuret, battent de l’aile au milieu degraffitis haineux. Il s’en est passédes choses durant mon absence…

Il y a du courrier dans ma boîteaux lettres. Parmi les factures, unepetite enveloppe attire monattention. Pas d’expéditeur ; juste

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un timbre et un tampon dessus.Elle a été postée de Bethléem. Moncœur manque de se déboîterlorsque je reconnais l’écriture deSihem. Je me précipite dans machambre, allume, m’assois près dela table de chevet sur laquelle trônela photo de ma femme.

Soudain, je me fige.Pourquoi Bethléem ?… Que va-t-

elle m’apporter, cette lettre d’outre-tombe ? Mes doigts tremblent ; mapomme d’Adam s’affole dans magorge asséchée. Un moment, j’aipensé remettre à plus tard del’ouvrir. Je ne me sens pas enmesure de tendre l’autre joue, de

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prendre sur moi les abus dumalheur qui me colle aux troussesdepuis l’attentat. La tornade qui adispersé mes appuis m’asévèrement fragilisé ; je n’aurai pasla force de survivre à une autrevacherie… En même temps, je neme sens pas capable d’attendre uneseconde de plus. Toutes mes fibressont tendues à rompre ; mes nerfs àfleur de peau sont à deux doigts deme court-circuiter. Je respire unbon coup et déchire l’enveloppe – jeme tailladerais le poignet que je neme sentirais pas aussi en danger.Une sueur urticante dégouline dansmon dos. Mon cœur bat de plus en

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plus vite ; il résonne sourdement àmes tempes, remplissant lachambre d’échos vertigineux.

La lettre est brève, sans date nien-tête. À peine quatre lignesrédigées à la hâte sur une feuillearrachée dans un cahier d’écolier.

Je lis : À quoi sert le bonheur quand il

n’est pas partagé, Amine, monamour ? Mes joies s’éteignaientchaque fois que les tiennes nesuivaient pas. Tu voulais desenfants. Je voulais les mériter.Aucun enfant n’est tout à fait àl’abri s’il n’a pas de patrie… Ne m’en

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veux pas.Sihem. La feuille m’échappe, me tombe

des mains. D’une secousse, touts’effondre. Je ne retrouve nulle partla femme que j’ai épousée pour lemeilleur et pour toujours, qui abercé mes plus tendres années, parémes projets de guirlandesétincelantes, comblé mon âme dedouces présences. Je ne retrouveplus rien d’elle, ni sur moi ni dansmes souvenirs. Le cadre qui laretient captive d’un instant révolu,irrémédiablement résilié, metourne le dos, incapable d’assumer

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l’image qu’il donne de ce que jecroyais être la plus belle chose quime soit arrivée. Je suis commecatapulté par-dessus une falaise,aspiré par un abîme. Je fais non dela tête, non des mains, non de toutmon être… Je vais me réveiller… Jesuis réveillé. Je ne rêve pas. Lalettre gît à mes pieds, bien réelle,remettant en question l’ensemblede mes convictions, pulvérisant uneà une mes plus coriaces certitudes.Mes ultimes repères foutent lecamp… C’est pas juste… Le film demes trois jours de captivité dérailledans mon esprit. La voix ducapitaine Moshé revient me

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persécuter, soulevant dans ses criscaverneux d’inextricables imagestourbillonnantes. Par moments, desflashes en éclairent quelques unes ;j’entrevois Naveed qui m’attend aubas des escaliers, Kim qui meramasse à la petite cuillère surl’allée, mes agresseurs qui veulentme lyncher dans mon proprejardin… Je prends ma tête à deuxmains et m’abandonne à l’immenselassitude en train de me terrasser.

Que me sors-tu là, Sihem, monamour ?

On croit savoir. Alors on baissela garde et on fait comme si tout estau mieux. Avec le temps, on finit

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par ne plus prêter attention auxchoses comme il se doit. On estconfiant. Que peut-on exiger deplus ? La vie nous sourit, la chanceaussi. On aime et on est aimé. On ales moyens de ses rêves. Toutbaigne, tout nous bénit… Puis, sanscrier gare, le ciel nous tombedessus. Une fois les quatre fers enl’air, nous nous apercevons que lavie, toute la vie – avec ses hauts etses bas, ses peines et ses joies, sespromesses et ses choux blancs – netient qu’à un fil aussi inconsistantet imperceptible que celui d’unetoile d’araignée. D’un coup, lemoindre bruit nous effraie, et on

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n’a plus envie de croire à quoi quece soit. Tout ce qu’on veut, c’estfermer les yeux et ne plus penser àrien.

— Tu as encore oublié de fermer

ta porte ! me tance Kim.Elle se tient sur le seuil de ma

chambre, les bras croisés sur lapoitrine. Je ne l’ai pas entenduearriver.

— Pourquoi tu es parti tout àl’heure ? Naveed et Ezra étaientvenus pour toi. Est-ce que tu nesupportes plus la vue de tes amis ?

Son sourire embarrassés’estompe.

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Tu en fais une tête, dis donc ?Je ne dois pas payer de mine car

elle se précipite sur moi, me prendpar les poignets pour vérifier s’ilssont indemnes :

— Tu ne t’es pas coupé, tout demême ? Purée ! tu n’as pas unegoutte de sang sur la figure. Tu asvu un fantôme ou quoi ? Qu’est-cequi ne va pas ? Dis quelque chose,bordel. Tu as avalé des saloperies,c’est ça ? Regarde-moi dans lesyeux, et dis-moi si tu as avalé dessaloperies. C’est fou ce que tu es entrain de te faire, Amine ! crie-t-elleen cherchant autour d’elle lacapsule de poison ou le flacon de

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somnifères. On ne peut plus telaisser seul une minute…

Je la regarde s’agenouiller, jeterun coup d’œil sous le lit, passer lamain çà et là…

Ne reconnais pas ma voixlorsque je lui avoue :

— C’est elle, Kim… Mon Dieu !Comment a-t-elle pu ? Kim suspendses faits et gestes. Se relève àmoitié. Elle ne comprend pas.

— De quoi parles-tu ?Elle aperçoit la lettre à mes

pieds, la ramasse, la parcourt.Ses sourcils se retroussent

lentement, cran par cran, au fur et àmesure qu’elle lit.

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— Seigneur tout-puissant !Soupire-t-elle.

Elle me dévisage. Ne sachant pasla conduite à tenir. Au bout d’uncafouillage, elle m’ouvre ses bras.Je me blottis contre elle, me faistout petit et, pour la deuxième foisen moins de dix jours, moi qui n’aipas versé une seule larme depuis lamort de grand-père il y a plus detrente ans, je me mets à chialercomme dix mômes.

Kim est restée avec moi

jusqu’au matin. En me réveillant, jela trouve recroquevillée dans unfauteuil, près de mon lit,

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visiblement à bout de forces. Lesommeil nous a surpris au momentoù nous nous y attendions le moins.J’ignore qui de nous deux a sombréle premier. Je me suis assoupichaussures aux pieds, la fermeturede mon veston au cou.Curieusement, j’ai le sentimentqu’un gros orage est passé. La photode Sihem sur la table de chevet neremue rien en moi. Son sourires’est dissipé, son regard s’estrévulsé ; mon chagrin m’a défoncésans m’achever…

Dehors, des gazouillis grignotentle silence matinal.

C’est fini, me dis-je. Le jour se

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lève et dans la rue et dans monesprit.

Kim m’emmène chez son grand-père qui habite une petite maisonau bord de la mer. Le vieux Yehudan’est pas au courant de ce qui m’estarrivé, et c’est tant mieux. J’aibesoin de retrouver les regardsd’avant, de ne pas prendre unsilence pour de la gêne ou unsourire pour de la compassion.Durant le trajet, Kim et moi évitonsde parler de la lettre. Afin de necourir aucun risque, nous noustaisons. Kim conduit sa Nissan, deslunettes de soleil sur la figure. Sescheveux palpitent dans le vent de la

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course. Elle regarde droit devantelle, les bras fermes autour duvolant. De mon côté, je considèremon poignet bandé et essaie dem’intéresser au ronronnement dumoteur.

Le vieux Yehuda nous reçoitavec sa courtoisie habituelle. Veufdepuis une génération, ses enfantssont partis sous d’autres cieux vivreleur vie. C’est un vieillard décharné,aux pommettes osseuses et auxyeux immobiles dans un visageravagé. Il relève d’un cancer de laprostate qui l’a flétri en quelquesmois. Il est toujours contentlorsqu’on lui rend visite. Pour lui,

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c’est comme si on le ressuscitait. Ilvit en ermite malgré lui, oublié danssa maison qu’il avait construite deses mains, au milieu de ses livres etde ses photos racontant de long enlarge les horreurs de la Shoah.Aussi quand un parent ou un amivient frapper à sa porte, c’estcomme si on soulevait la trappesous laquelle il se terre pour mettreun peu de lumière dans sa nuit.

Nous déjeunons tous les troisdans un restaurant près de la plage.La journée est belle. Hormis unnuage ébouriffé en train des’effranger dans les airs, le soleildispose du ciel pour lui seul.

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Quelques familles se prélassent surle sable, les unes autour d’un pique-nique improvisé sur place, lesautres préférant marcher, l’eaujusqu’aux mollets. Des enfants sepourchassent en piaillant commedes oiseaux…

— Pourquoi tu n’as pas amenéSihem avec toi ? me demande àbout portant le vieux Yehuda.

Mon cœur cesse de battre.Kim manque d’avaler son olive

de travers, prise au dépourvu elleaussi. Elle redoutait une sortie de cegenre de la part de son grand-père,mais l’attendait beaucoup plus tôtcar, ne voyant rien venir, elle a fini

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par relâcher sa vigilance. Je la voisse raidir, la figure cramoisie,guettant ma réponse comme uncoupable la sentence. J’essuie meslèvres dans une serviette et, au boutd’un silence méditatif, je répondsque Sihem avait un empêchement.Le vieux Yehuda hoche la tête et seremet à touiller sa soupe. Jecomprends qu’il a dit ça comme ça,probablement pour rompre lesilence qui nous mettait enquarantaine chacun dans son coin.

Après le repas, le vieux Yehudarentre piquer sa sieste et nouspartons, Kim et moi, marcher sur lesable. Nous sillonnons la plage d’un

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bout à l’autre, les mains derrière ledos, la tête ailleurs. Quelquefois,une vague téméraire roule jusqu’ànous, nous lèche les chevilles et seretire subrepticement.

Épuisés et ressourcés à la fois,nous allons sur une dune guetter lecoucher de soleil. La nuit noussoustrait au désordre des choses. Çanous fait du bien, à tous les deux.

Yehuda vient nous chercher.Nous dînons sous la véranda, enécoutant la mer démonter lesrochers. Chaque fois que le vieuxYehuda veut nous raconterl’histoire de sa famille déportée,Kim lui signale qu’il a promis de ne

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pas altérer la soirée. Il reconnaîts’être engagé à ne pas remettre sesmisères d’antan sur le tapis et secase sur sa chaise, un peu ennuyéde garder ses souvenirs pour lui.

Kim me propose un lit de campdans la chambre d’en haut et choisitde dormir par terre, sur un matelaséponge. Nous éteignons tôt.

Toute la nuit, j’ai essayé decomprendre comment Sihem enétait arrivée là. À partir de quelmoment elle avait commencé àm’échapper. Comment ai-je pu nerien remarquer ?… Elle a sûrementessayé de me faire un signe, de medire quelque chose que je n’ai pas

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su saisir au vol. Où avais-je la tête ?C’est vrai, son regard avait perdubeaucoup de sa splendeur, cesderniers temps ; ses rires s’étaientespacés, mais était-ce là le messagequ’il me fallait déchiffrer, la maintendue qu’il me fallait absolumentattraper pour empêcher la crue deme la confisquer ? Dérisoiresindices pour quelqu’un qui nelésinait pas sur les moyens afin derendre sa fête à chaque baiser etson orgasme à chaque étreinte. Jeremue de fond en comble lessouvenirs en quête d’un détailsusceptible de rassurer mon âme ;rien de probant. Entre Sihem et

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moi, c’était le parfait amour – pasune fausse note ne semblait éraflerles sérénades qui le saluaient. Nousne nous parlions pas, nous nousdisions comme dit le conteur desidylles bénies. Si elle avait gémiquelquefois, je l’aurais crue chantercar je ne pouvais la soupçonner à lapériphérie de mon bonheur alorsqu’elle l’incarnait en entier. Uneseule fois, elle avait parlé demourir. C’était sur le bord d’un lacsuisse tandis que l’horizoncrépusculaire se prenait pour untableau de maître : « Je ne tesurvivrais pas une minute de plus »,m’avait-elle confié. « Tu es le

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monde, pour moi. Je succombetoutes les fois où je te perds devue. » Elle était rayonnante dans sarobe blanche, ce soir-là, Sihem. Leshommes attablés autour de noussur la terrasse du restaurant ladévoraient des yeux. Le lac semblaits’inspirer de sa fraîcheur pouraccueillir celle de la nuit… Non, çan’était pas à cet endroit qu’ellem’avertissait ; elle était si heureuse,si attentive au souffle qui faisaitfrissonner la surface de l’eau ; elleétait ce que la vie pouvait m’offrirde plus beau.

Le vieux Yehuda se lève le

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premier. Je l’entends préparer ducafé. Je me défais de la couverture,enfile mon pantalon et meschaussures, enjambe Kim couchéeen chien de fusil au pied de mon lit,le drap entortillé autour desmollets.

Dehors, la nuit plie bagage.Je descends au rez-de-chaussée,

salue Yehuda attablé dans lacuisine, un bol fumant entre lesmains.

— Bonjour, Amine… Il y a ducafé sur le réchaud.

— Plus tard, je lui dis. Je vaisd’abord voir se lever le jour.

— C’est une excellente idée.

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Je dévale un petit sentierjusqu’à la plage, occupe un rocheret me concentre sur la brècheinfinitésimale en train de griffer lesténèbres. La brise fourrage sous machemise, ébouriffe mes cheveux. Jeceinture mes genoux avec mes bras,pose délicatement mon mentondessus et ne quitte plus des yeux lazébrure opalescente retroussantdoucement les basques del’horizon…

— Laisse la rumeur des flotsabsorber celle qui chahute tonintérieur, me surprend le vieuxYehuda en se laissant choir à côtéde moi. C’est la meilleure façon de

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faire le vide en soi.Il écoute une vague se gargariser

dans le creux du rocher puis,passant son poignet sur son nez, ilme confie :

— Il faut toujours regarder lamer. C’est un miroir qui ne sait pasnous mentir. C’est aussi comme çaque j’ai appris à ne plus regarderderrière moi. Avant, dès que jejetais un coup d’œil par-dessus monépaule, je retrouvais intacts meschagrins et mes revenants. Ilsm’empêchaient de reprendre goût àla vie, tu comprends ? Ils gâchaientmes chances de renaître de mescendres…

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Il déterre un galet, le soupèsedistraitement. Sa voix se lézardequand il ajoute :

— C’est pour cette raison qu’àmon âge finissant j’ai choisi demourir dans ma maison au bord del’eau… Qui regarde la mer tourne ledos aux infortunes du monde.Quelque part, il se fait une raison.

Son bras décrit un arc lorsqu’ilbalance le caillou dans les flots.

— J’ai passé le plus clair de mavie à traquer les souffrancesd’antan, raconte-t-il. Rien ne valait,pour moi, un recueillement ou unecommémoration. J’étais persuadén’avoir survécu à la Shoah que pour

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en entretenir le souvenir. Je n’avaisd’yeux que pour les stèlesfunéraires. Dès que j’apprenais quel’on en inaugurait une quelque part,je sautais aussitôt dans un avionpour être aux premières loges.J’enregistrais toutes les conférencesayant trait au génocide juif etparcourais la terre d’un bout àl’autre pour relater ce que notrepeuple a enduré dans les campsd’extermination, suspendu entre leschambres à gaz et les fourscrématoires… Pourtant, je n’ai pasvu grand-chose de l’Holocauste.J’avais quatre ans. Je me demandeparfois si certains de mes souvenirs

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n’étaient pas le fruit detraumatismes contractés bien aprèsla guerre, dans les salles obscuresoù l’on projetait des documentairessur les atrocités nazies.

Après un long silence, au coursduquel il doit lutter pour contenir leflux de ses émotions, il poursuit :

— J’étais né pour être heureux.La providence semblait avoir mistoutes les chances de mon côté.J’étais sain de corps et d’esprit. Mafamille était aisée. Mon père,médecin, exerçait dans le plusprestigieux cabinet de Berlin. Mamère enseignait l’histoire de l’art àl’université. Nous habitions une

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superbe maison dans un quartierchic. Avec un jardin grand commeun pré. Nous avions desdomestiques qui étaient aux petitssoins pour moi, le benjamin d’unefratrie de six enfants.

« On voyait bien que tout n’étaitpas rose en ville. La ségrégationraciale gagnait du terrain, tous lesjours un peu plus. Les gensfaisaient des réflexionsdésobligeantes lorsqu’ils nouscroisaient dans la rue. Mais dès quenous rentrions chez nous, nousétions au cœur même du bonheur…

« Puis, un matin, nous avons dûrenoncer à notre havre tranquille

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pour rejoindre d’interminablescohortes de familles déboussolées,expulsées de chez elles et livréesaux démons de la Kristalnacht. Ilest des matins qui se lèvent surd’autres nuits. Celui de l’automne1938 en est certainement le plusabyssal. Je me souviendrailongtemps du silence qui escortaitle malheur de ces gens au regardvide et dont l’étoile jaune faussaitoutrageusement la coupe de leursvêtements.

— L’étoile jaune a fait sonapparition en septembre 1941.

— Je sais. Pourtant, elle est là,greffée à chacun de mes souvenirs,

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infestant ma mémoire jusque dansses derniers retranchements. Je medemande si je ne suis pas né avec…Je n’étais pas plus haut que troispommes, cependant il me sembleque je voyais par-dessus la tête desadultes, sans entrevoir le moindrepetit bout d’horizon. C’était unmatin unique en son genre. Lagrisaille nous cernait de partout, etla brume effaçait nos traces sur leschemins du non-retour. Je merappelle chaque frémissement surles visages éteints, les hébétudeschargées de drames, des feuillesmortes qui sentaient la bête crevée.Lorsqu’un coup de crosse jetait par

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terre un damné épuisé, je levais lesyeux sur mon père pour essayer decomprendre ; il fourrageait dansmes cheveux et me chuchotait :« Ce n’est rien. Ça va s’arranger… »Je te jure que je ressens encore, àl’instant où je te parle, ses doigtscontre mon crâne, et j’en ai la chairde poule…

— Sabba, l’apostrophe Kim ennous rejoignant.

Le vieillard lève les bras commeun galopin surpris le doigt dans lepot de confiture.

— Je vous demande pardon.C’est plus fort que moi. J’ai beaupromettre de ne plus remuer le

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couteau dans la plaie, c’estexactement ce que je fais chaquefois que je crois avoir quelque choseà dire.

— C’est parce que tu ne regardespas assez la mer, sabba chéri, lui ditKim en lui massant tendrement lecou.

Le vieux Yehuda médite lespropos de sa petite-fille comme s’illes entendait pour la première fois.Ses yeux se voilent d’une grisaillelointaine, hantée d’évocationstragiques. Pendant quelquesinstants, il paraît ne plus savoir oùil en est et a du mal à se ressaisirensuite, les mains de sa petite-fille

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lui soutenant la nuque, il recouvreun peu de sa lucidité.

— Tu as raison, Kim. Je parletrop…

Puis, d’une voix chevrotante :— Je ne comprendrai jamais

pourquoi les survivants d’un dramese sentent obligés de faire croirequ’ils sont plus à plaindre que ceuxqui y ont laissé leur peau.

Son regard court sur le sable dela plage, plonge au milieu desvagues et va se perdre au largetandis que sa main diaphane montelentement vers celle de sa petite-fille.

Tous les trois, perclus chacun

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dans son silence, nous contemplonsl’horizon que l’aurore embrase demille feux, certains que le jour quise lève, pas plus que ceux qui l’ontprécédé, ne saurait apportersuffisamment de lumière dans lecœur des hommes.

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7 C’est finalement Kim qui est

allée chercher ma voiture àl’hôpital. Aux dernières nouvelles,je suis persona non grata là-bas.Ilan Ros a réussi à dresser lamajorité du personnel soignantcontre moi. Parmi les signatairesdes pétitions s’opposant à monretour, certains ont même suggéréque l’on me déchoie de manationalité israélienne.

L’attitude d’Ilan Ros ne mesurprend pas outre mesure.

Il a perdu son frère cadet,

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sergent auprès des gardes-frontières, dans une embuscade ausud du Liban, il y a une dizained’années. Il ne s’en est jamaisremis. Bien qu’il nous arrivesouvent d’être ensemble, ils’interdit d’oublier d’où je viens etde qui je tiens. À ses yeux, en dépitde mes compétences de chirurgienet de mes aptitudes relationnellesaussi bien dans la profession quedans la ville, je reste l’Arabe –indissociable du bougnoule deservice et, à un degré moindre, del’ennemi potentiel. Au début, je lesoupçonnais de flirter avec quelquemouvement ségrégationniste ; je

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me trompais – il était seulementjaloux de ma réussite. Je ne lui entenais pas rigueur. Cela ne l’a pasassagi. Lorsque les égards que mestravaux suscitaient lui tapaient surle système, il attribuait mes lauriersà une simple mesure démagogiquequi consisterait à faire le lit del’intégration dont j’étais lespécimen le plus probant. L’attentatsuicide de Haqirya est tombé àpoint pour légitimer le sursaut deses vieux démons.

— Voilà que tu parles seul, mesurprend Kim.

Sa fraîcheur me surprend aussi.On dirait une fée surgissant d’une

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fontaine de jouvence, avec sescheveux noirs cascadant dans sondos et ses grands yeux soulignés aucrayon noir. Elle porte un pantalonblanc d’une coupe impeccable etune chemise si légère qu’elleépouse parfaitement levallonnement voluptueux de sapoitrine. Son visage est reposé, etson sourire radieux. J’ail’impression de la remarquer enfinaprès tant de jours et de nuitspartagés dans une sorte d’étatsecond. Pas plus tard qu’hier, ellen’était qu’une ombre qui gravitaitautour de mes interrogations. Jesuis incapable de me rappeler

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comment elle était habillée, si elleétait maquillée, si ses cheveuxétaient sur ses épaules ou bienramassés autour d’un chignon.

— On n’est jamais vraimentseul, Kim.

Elle pousse une chaise vers moiet s’assoit dessus à califourchon.Son parfum m’enivre presque. Jevois ses mains transparentesblanchir aux jointures en étreignantle dossier du siège. Sa bouchehésitante frémit lorsqu’elle medemande :

— Alors dis-moi à qui tuparlais ?

— Je ne parlais pas, je

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réfléchissais à voix haute.La sérénité de mon ton

l’enhardit. Elle se penche par-dessus le dossier de la chaise pourme regarder de plus près et meconfie dans un murmure qui seveut complice :

— En tous les cas, tu avais l’airen bonne compagnie. Ta tristesset’embellissait.

— C’était probablement monpère. Je pense souvent à lui, cesderniers temps.

Ses mains viennent réconforterles miennes. Nos regards secroisent, mais se détournentaussitôt, craignant de se découvrir

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des lueurs qui les indisposeraient.— Comment va ton poignet ?

s’enquiert-elle pour repousser lagêne qui s’est brusquementinstallée dans la pièce.

— Il m’empêche de dormir. J’aicomme un caillou planté dans lecreux de la paume, et desfourmillements aux articulations.

Kim effleure le bandage quim’enserre la main, me remuetendrement les doigts.

— À mon avis, on devraitretourner dans le dispensaire tirercette affaire au clair. La premièreradio était mauvaise. Tu as peut-être une fracture.

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— J’ai essayé de conduire, cematin. J’ai eu du mal avec le volant.

— Tu voulais partir où ? fait-elle,déconcertée.

— Aucune idée.Elle se lève, les sourcils froncés.— Allons voir ce poignet, c’est

plus raisonnable.Elle me reconduit au dispensaire

à bord de son véhicule.Durant le trajet, elle ne souffle

mot, occupée certainement àdeviner où j’avais l’intention de merendre ce matin en sautant derrièremon volant. Elle doit se demandersi, à force de me couver de milleprécautions, elle n’est pas en train

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de m’étouffer.Je crève d’envie de poser ma

main sur la sienne pour lui signifiercombien je suis chanceux de l’avoirà mes côtés, mais nulle part je netrouve la force de rendre ce gestepossible. J’ai peur que ma mainm’échappe, que les mots ne suiventpas, qu’une maladresse bâcle ladécence de mes intentions – je croisque je suis en train de perdreconfiance en moi.

Une grosse infirmière me prenden charge. D’emblée, elle n’appréciepas ma petite mine et merecommande sur un tonpéremptoire d’améliorer mon

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ordinaire et de privilégier le steakgrillé et les crudités car, me souffle-t-elle dans l’oreille, j’ai l’air d’ungréviste de la faim. Le médecinausculte ma première radio, ladéclare tout à fait lisible et rechignelongtemps avant de consentir à meradiographier une seconde fois. Lenouveau cliché confirme lediagnostic précédent – aucunefracture décelée, pas de fêlure nonplus, juste un énorme traumatismeà la base de l’index et un autre, demoindre consistance, au niveau dupoignet. Il me prescrit unepommade, des anti-inflammatoires,des comprimés pour m’aider à

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dormir et me réexpédie auprès del’infirmière.

À la sortie du dispensaire,j’aperçois Naveed Ronnen. Il nousattend dans sa voiture sur leparking du poste médical, le piedcontre la portière ouverte, les mainsderrière la nuque, fixantpatiemment le haut d’unlampadaire.

— Il me file ou quoi ? fais-je,surpris de le trouver là.

— Ne dis pas de sottises, metance Kim, outrée. Il m’a appeléesur mon mobile pour prendre de tesnouvelles, et c’est moi qui l’ai invitéà nous rejoindre ici.

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Je réalise l’ampleur de mamuflerie ; ne m’en excuse pas.

— Ne laisse pas le chagrinfausser tes bonnes manières,Amine.

— De quoi tu parles ? dis-je,exacerbé.

— Ça ne sert à rien d’êtredésagréable, rétorque-t-elle ensoutenant mon regard.

Naveed descend de sa voiture. Ilporte un survêtement frappé auxcouleurs de l’équipe nationale defootball, des chaussures de sportneuves et un béret noir tourné versl’arrière. Son ventre se déverse surses genoux, énorme et flasque,

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quasiment grotesque. Lesinterminables séances d’aérobic etde mise en forme, qu’il s’imposeavec une rigueur religieuse, nesemblent pas en mesure de contenirson embonpoint de plus en plusembarrassant. Naveed n’est pas fierde sa carrure d’ours mal léché quemettent à rude épreuve lescentimètres manquant à son pied –ce qui confère à sa démarchequelque chose de déglingué,compromettant ainsi le sérieux etl’autorité qu’il veut incarner.

— Je faisais du footing dans lecoin, me lance-t-il comme pour sejustifier.

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— Ce n’est pas interdit, je luirétorque.

Je perçois aussitôt l’agressivitéet le caractère déplacé de mesallusions mais, curieusement, jen’éprouve aucun besoin d’yremédier. On dirait même que j’entire un certain plaisir, obscurcomme l’ombre voilant mon âme.Je ne me connais pas deméchanceté gratuite, en mêmetemps je ne vois pas comment lacontenir.

Kim me pince sous le bras –geste qui n’échappe pas à Naveed.

— Bon, grogne-t-il,profondément désappointé, si je

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dérange…— Pourquoi tu dis une chose

pareille ? essayé-je de me rattraper.Il me foudroie du regard, si fort

que les muscles de son visage entremblent. Ma question froisse sasusceptibilité plus que mesallusions. Il revient sur ses pas, secampe devant moi et me fixe demanière à empêcher mes yeux de sedétourner. Il est très en colère.

— C’est à moi que tu poses laquestion, Amine ? dit-il sur un tonexcédé. C’est moi qui t’évite ou toiqui rebrousses chemin dès que tume flaires dans les parages ?Qu’est-ce qui ne va pas ? J’ai fauté

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vis-à-vis de toi sans m’en rendrecompte, ou est-ce toi qui déconnes ?

— C’est pas ça du tout. Je suiscontent de te voir…

Il plisse les paupières.— C’est bizarre, ce n’est pas ce

que je lis dans tes yeux.— Pourtant, c’est la vérité.— Et si on allait prendre un pot,

nous suggère Kim.C’est moi qui invite. Et c’est toi

qui choisis l’endroit, Naveed.Naveed accepte de passer

l’éponge sur ma muflerie, mais sapeine résiste. Il respire un boncoup, regarde par-dessus son épaulepour réfléchir et nous propose Chez

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Zion, un petit bar tranquille, pasloin du dispensaire, on l’on dégusteles meilleurs amuse-gueules desenvirons.

Pendant que Kim suit la voiturede Naveed, j’essaie de situer lesraisons de mon agressivité àl’encontre de celui qui ne m’a paslâché quand les autres m’ontsystématiquement voué auxgémonies. Est-ce à cause de ce qu’ilreprésente, de son insigne de flic ?Pourtant, ce n’est pas évident, pourun flic, de continuer de fréquenterquelqu’un dont la femme est unekamikaze… Je fais et défais cesthéories dans l’espoir de ne pas me

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laisser aller à des considérationssusceptibles de dégarnir mes flancset de m’isoler davantage dans montourment. Curieusement, à l’instantoù je prends garde de déraper, lebesoin incoercible de fauterm’apparaît comme une pertinence.Est-ce le refus de me dissocier de lafaute de Sihem qui me pousse à memontrer désobligeant ? Dans ce cas,que suis-je en train de devenir ?Que cherché-je à prouver, àjustifier ? Et que savons-nousvraiment de ce qui est juste et de cequi ne l’est pas ? Les choses quinous arrangent ; celles qui ne nousconviennent pas. Nous manquons

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de discernement aussi bien lorsquenous sommes dans notre droit quelorsque nous sommes dans le tort.Ainsi vivent les hommes : dans lepire lorsqu’il est le meilleur d’eux-mêmes, et dans le meilleur lorsqu’ilne veut pas dire grand-chose… Mespensées m’acculent, se jouent demes états d’âme. Elles senourrissent de ma fragilité, abusentde mon chagrin. Je suis conscientde leur travail de sape et les laissefaire comme s’abandonne à lasomnolence le veilleur tropconfiant. Mes larmes ont peut-êtrenoyé un peu de mon chagrin, maisla colère est toujours là, telle une

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tumeur enfouie au tréfonds de moi,ou un monstre abyssal tapi dans lesténèbres de son repaire, guettant lemoment propice de remonter à lasurface terrifier son monde. C’est ceque pense Kim aussi. Elle sait queje cherche à extérioriser cettehorreur bourrative qui patauge dansmes tripes, que mon agressivitén’est que le symptôme d’uneviolence extrême qui sourdlaborieusement en mon forintérieur en attendant de réunir lescharges propulsives de sonéruption. Si elle ne me perd pas devue une seconde, c’est afin delimiter les dégâts. Mais’ mon jeu

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trouble la désarçonne ; ellecommence à douter.

Nous nous installons à laterrasse du petit café, au milieud’un square dallé. Quelques clientssont attablés çà et là, les uns enbonne compagnie, les autresscrutant pensivement leur verre ouleur tasse. Le cafetier est un grandgaillard encagoulé dans unechevelure rebelle qui se perd dansune barbe de Viking. Blond commeune botte de foin, les bras velusjusqu’aux épaules, il paraîtsuffoquer dans son tricot dematelot. Il vient saluer Naveed qu’ila l’air de connaître, prend nos

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commandes et se retire.— Depuis quand tu fumes ? me

demande Naveed en me voyantextirper un paquet de cigarettes.

— Depuis que mon rêve est partien fumée.

La réplique consterne Kim quise contente de crisper les poings.Naveed la médite calmement, lalèvre inférieure tirée vers le bas. Unmoment, je le sens à deux doigts deme remettre à ma place ;finalement, il se renverse contre ledossier de sa chaise et croise lesmains sur le faîte de sa bedaine.

Le cafetier revient avec unplateau, pose une bière mousseuse

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devant Naveed, un jus de tomatedevant Kim et une tasse de cafédevant moi. Il dit une gentillesseamusante au chef de la police et seretire. Kim porte la première sonverre à sa bouche et avale troispetites gorgées d’affilée. Elle esttrès déçue et se tait pour ne pas mepéter à la figure.

— Comment va Margaret ? jedemande à Naveed.

Naveed ne répond pas tout desuite. Sur ses gardes, il prend letemps de boire un coup avant derisquer :

— Elle va bien, merci.— Et les enfants ?

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— Tu les connais, des fois ilss’entendent, des fois ils se font lagueule.

— Tu comptes toujours marierEdeet à ce mécanicien ? C’est ellequi le veut.

— Tu penses que c’est un bonparti ?

— Dans ce genre d’affaire, on nepense pas, on prie.

J’acquiesce de la tête :— Tu as raison. Le mariage a

toujours été un jeu de hasard. Ça nesert à rien de faire des calculs ou deprendre des précautions ; il obéit àsa propre logique.

Naveed constate que mes propos

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ne sont pas piégés. Il se détend unpeu, savoure une gorgée de bière,clappe des lèvres et lève sur moi unregard immense.

— Et ton poignet ?— Un vilain coup, mais rien de

cassé.Kim pêche une cigarette dans

mon paquet. Je lui tends monbriquet. Elle pompe dedans avecvoracité et se redresse en rejetantune grosse fumée par les narines.

— Où en sont les recherches ?dis-je tout de go.

Kim s’étrangle avec une boufféemal avalée.

Naveed me fixe intensément, de

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nouveau sur ses gardes.— Je ne veux pas me disputer

avec toi, Amine.— Ce n’est pas, non plus, mon

intention. C’est mon droit de savoir.— Savoir quoi au juste ? Ce que

tu refuses de regarder en face.— Plus maintenant. Je sais que

c’est elle.Kim me surveille de très près, sa

cigarette contre la joue, un œilplissé par la fumée ; elle ne voit pasoù je veux en venir.

Naveed repousse doucement sachope de bière comme pour dégagerautour de lui de façon à m’avoirpour lui seul.

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— Tu sais que c’est elle quoi ?— Que c’est elle qui s’est fait

exploser dans ce restaurant.— Et depuis quand, tiens ?— C’est un interrogatoire,

Naveed ?— Pas forcément.— Alors, contente-toi de me dire

où en sont les recherches.Naveed se laisse choir contre le

dossier de sa chaise.— Au point mort. On tourne en

rond.— Et la Mercedes ancien

modèle ?— Mon beau-père a la même.— Avec tous les moyens dont

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vous disposez et vos réseauxd’indics, vous n’êtes pas arrivés à…

— Il ne s’agit pas de moyens oud’indics, Amine, m’interrompt-il. Ils’agit d’une femme au dessus detout soupçon, qui cachait tellementbien son jeu que le plus fin de noslimiers, quelle que soit la piste qu’ilemprunte, déboucheinvariablement sur la mêmeimpasse. Mais ce qui est rassurant,dans ces histoires, c’est qu’il suffitd’un indice, un seul, pour que lamachine se remette à carburerferme… Tu penses en détenir un ?

— Je ne pense pas.Naveed se trémousse sur sa

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chaise, lourdement, repose sescoudes sur la table et tire vers lui lachope qu’il a écartée une minuteplus tôt. Son doigt glisse sur le borddu bock, essuyant au passage leséclaboussures de la mousse. Unsilence implacable pèse sur laterrasse.

— Tu sais au moins qui c’est lakamikaze, et c’est déjà un progrès.

— Et moi ?— Toi ?— Oui, moi ? Est-ce que je suis

blanchi ou je reste un suspect ?— Tu ne serais pas là en train de

siroter ton café si on avait quelquechose à te reprocher, Amine.

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— Alors pourquoi m’a-t-ontabassé dans ma propre maison ?

— Ça n’a rien à voir avec lapolice. Il est des colères qui, commele mariage, n’obéissent qu’à leurpropre logique. Tu as le droit deporter plainte. Tu ne l’as pas fait.

J’écrase ma cigarette dans lecendrier, en allume une autre, luitrouve soudain un goût détestable.

— Dis-moi, Naveed, toi qui as vutant de criminels, de repentis ettoutes sortes d’énergumènesdéjantés, comment peut-on, commeça d’un coup, se bourrer d’explosifset aller se faire sauter au milieud’une fête ?

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Naveed hausse les épaules,visiblement ennuyé :

— C’est la question que je mepose toutes les nuits sans luitrouver un sens, encore moins uneréponse.

— Tu en as rencontré, de cesgens ?

— Beaucoup.— Alors, comment ils expliquent

leur folie ?— Ils ne l’expliquent pas, ils

l’assument.— Tu ne peux pas mesurer

combien ça me travaille, ceshistoires. Comment, bordel ! unêtre ordinaire, sain de corps et

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d’esprit, décide-t-il, au détour d’unfantasme ou d’une hallucination, dese croire investi d’une missiondivine, de renoncer à ses rêves et àses ambitions pour s’infliger unemort atroce au beau milieu de ceque la barbarie a de pire ?

Je crois que des larmes de ragebrouillent mon regard au fur et àmesure que mes propos malmènentma pomme d’Adam. Kim remuefébrilement ses cuisses sous latable. Sa cigarette n’est plus qu’unfilet de cendre suspendu dans levide.

Naveed soupire, le temps dechercher ses mots. Il perçoit ma

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douleur, semble en souffrir aussi.— Que te dire, Amine ? Je crois

que même les terroristes les pluschevronnés ignorent vraiment cequ’il leur arrive. Et ça peut arriver àn’importe qui. Un déclic quelquepart dans le subconscient, et c’estparti. Les motivations n’ont pas lamême consistance, maisgénéralement, ce sont des trucs quis’attrapent comme ça, dit-il enclaquant des doigts. Ou ça te tombesur la tête comme une tuile, ou ças’ancre en toi tel un ver solitaire.Après, tu ne regardes plus le mondede la même manière. Tu n’asqu’une idée fixe : soulever cette

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chose qui t’habite corps et âme pourvoir ce qu’il y a en dessous. À partirde là, tu ne peux plus faire marchearrière. D’ailleurs, ce n’est plus toiqui es aux commandes. Tu croisn’en faire qu’à ta tête, mais c’est pasvrai. T’es rien d’autre quel’instrument de tes propresfrustrations. Pour toi, la vie, lamort, c’est du pareil au même.Quelque part, tu aurasdéfinitivement renoncé à tout cequi pourrait donner une chance àton retour sur terre. Tu planes. Tues un extraterrestre. Tu vis dans leslimbes, à traquer les houris et leslicornes. Le monde d’ici, tu ne veux

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plus en entendre parler. Tu attendsjuste le moment de franchir le pas.La seule façon de rattraper ce quetu as perdu ou de rectifier ce que tuas raté – en deux mots, la seulefaçon de t’offrir une légende, c’estde finir en beauté : te transformeren feu d’artifice au beau milieu d’unbus scolaire ou en torpille lancée àtombeau ouvert contre un charennemi. Boum ! Le grand écartavec, en prime, le statut de martyr.Le jour de la levée de ton corpsdevient alors, à tes yeux, le seulinstant où l’on t’élève dans l’estimedes autres. Le reste, le jour d’avantet le jour d’après, c’est plus ton

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problème ; pour toi, ça n’a jamaisexisté.

— Sihem était tellementheureuse, je lui rappelle.

— C’est ce que nous croyionstous. Apparemment, on s’est planté.

Nous nous sommes oubliés dansce petit café jusque tard dans lanuit. Ça m’a permis de me défouler,d’évacuer le remugle qui mepolluait l’esprit. Mon agressivités’est dissipée au gré des évocations.Plusieurs fois, j’ai surpris meslarmes au bord de mes paupièresmais je les ai empêchées d’aller plusloin. La main de Kim réconfortait lamienne chaque fois que ma voix se

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lézardait. Naveed a été très patient.Il a pris sur lui mes discourtoisieset a promis de me tenir informé dudéroulement de l’enquête. Nousnous sommes quittés réconciliés,plus soudés que jamais.

Kim me conduit chez elle. Nousmangeons des sandwichs dans lacuisine, fumons cigarette surcigarette au salon en parlant de toutet de rien, puis nous rejoignonschacun sa chambre. Plus tard, Kimvient vérifier si je manque dequelque chose. Avant d’éteindre,elle me demande à bout portantpourquoi je n’ai rien dit à Naveed àpropos de la lettre.

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J’écarte les bras et lui avoue :— Je n’en sais rien.

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8 D’après Kim, la direction de la

Santé a reçu énormément decourrier de la part de mes ancienspatients et de leurs proches quiestiment que j’étais aussi victimeque ceux qui avaient péri dans lerestaurant soufflé par mon épouse.L’hôpital est partagé ; les passionss’étant atténuées un peu, unebonne partie de mes détracteurs sedemandent si les pétitions qu’ilsont signées étaient raisonnables.Devant la complexité de lasituation, ma hiérarchie s’est

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déclarée non habilitée à trancher ets’en est remise à la décision deshautes autorités.

De mon côté, la mienne est prise– je ne retournerai pas dans monbureau, pas même pour récupérermes effets personnels. La cabaledéclenchée contre moi par Ilan Rosm’a profondément affecté.Pourtant, je n’affiche ma religiositénulle part. Depuis l’université,j’essaie de m’acquitterscrupuleusement de mes tâchescitoyennes. Conscient desstéréotypes qui m’exposent sur laplace publique, je m’évertue à lessurmonter un à un, offrant le

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meilleur de moi-même et prenantsur moi les incartades de mescamarades juifs. Très jeune, j’avaiscompris que le cul entre deuxchaises ne rimait à rien et qu’il mefallait vite choisir mon camp. Je mesuis choisi pour camp macompétence, et pour alliées mesconvictions, persuadé qu’à la longueje finirais par forcer le respect. Jene pense pas avoir dérogé une seulefois aux règles que je m’étais fixées.Ces règles-là étaient mon fild’Ariane – aussi tranchant qu’un filde rasoir. Pour un Arabe qui sortaitdu lot – et qui se payait le luxed’être major de sa promotion – le

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moindre faux pas était fatal. Surtoutquand il est fils de Bédouin,croulant sous les a priori, avec, enguise de boulet de forçat, cettecaricature qu’il trimballe de long enlarge à travers la mesquinerie deshommes, le chosifiant parmoments, le diabolisant parendroits, le disqualifiant le plussouvent. Dès ma première annéeuniversitaire, j’avais mesurél’extrême brutalité du parcours quim’attendait, les efforts titanesquesque je devais consentir pour méritermon statut de citoyen à part entière.Le diplôme ne résolvait pas tout, ilme fallait séduire et rassurer,

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encaisser sans rendre les coups,être patient à perdre haleine àdéfaut de perdre la face. À moncorps défendant, je m’étais surprisen train de représenter macommunauté. Dans une certainemesure, il me fallait surtout réussirpour elle. Je n’avais même pasbesoin d’être mandaté par lesmiens ; le regard des autres medésignait d’office à cette missioningrate et félonne.

Je débarquais d’un milieupauvre mais digne, pour lequel laparole donnée et la droiture étaientles deux mamelles du salut. Mongrand-père régnait en patriarche sur

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la tribu. Il avait des terres et pasd’ambition, et ignorait que lalongévité ne relevait pas de lafermeté des prises en main mais dela permanente remise en questionde ses propres certitudes. Il estmort spolié, les yeux grandsouverts, le cœur crevé destupéfaction outragée. Mon père nevoulait pas hériter de ses œillères.La condition de paysan nel’emballait guère ; il voulait être unartiste – ce qui signifie dans leglossaire ancestral un tire-au-flancet un marginal. Je me souviens desengueulades anthologiques qui sedéclaraient chaque fois que grand-

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père le surprenait en train depeindre des toiles dans une baraquetransformée en atelier de fortune àl’heure où les autres membres de lafamille, grands et petits, se tuaient àla tâche dans les vergers. Mon pèrerétorquait, avec son calmeolympien, que la vie n’était passeulement sarcler, élaguer, irriguere t cueillir ; qu’elle était peindre,chanter et écrire aussi ; etinstruire ; et que la plus belle desvocations était guérir. Son vœu leplus cher était que je deviennemédecin. Rarement j’ai vuquelqu’un se dépenser pour sonrejeton comme lui. J’étais son fils

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unique. S’il n’en voulait pasd’autres, c’était pour mettre unmaximum de chances de mon côté.Il a misé tout ce qu’il possédaitpour offrir à la tribu son premierchirurgien. Quand il m’a vu brandirmon diplôme de doctorat, il s’estjeté dans mes bras comme unruisseau dans la mer. La seule etunique fois où j’ai décelé des larmessur ses joues, c’était bien ce jour-là.Il est mort sur un lit d’hôpital encaressant, comme s’il s’agissaitd’une relique sacrée, le stéthoscopeque je portais exprès pour lui faireplaisir.

Mon père était quelqu’un de

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bien. Il composait avec les chosescomme elles venaient, sans fard nifanfare. Cela ne lui disait rien deprendre le taureau par les cornes etlorsqu’il tirait le diable par la queue,il n’en faisait pas une galère. Pourlui, les infortunes ne sont pas desépreuves, mais des incidents deparcours qu’il faut dépasser, quitteà en pâtir dans les minutes quisuivent. Son humilité et sondiscernement étaient un régal. J’aitant voulu lui ressembler, jouir desa frugalité et de sa modération !Grâce à lui, alors que je grandissaissur une terre tourmentée depuis lanuit des temps, je refusais de

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considérer le monde comme unearène. Je voyais bien que lesguerres se succédaient aux guerres,les représailles aux représailles,mais je m’interdisais de lescautionner d’une manière ou d’uneautre. Je ne croyais pas auxprophéties de la discorde etn’arrivais pas à me faire à l’idée queDieu puisse inciter ses sujets à sedresser les uns contre les autres et àramener l’exercice de la foi à uneabsurde et effroyable question derapport de forces. Dès lors, jem’étais méfié comme d’une teignede ce qui me réclame un peu demon sang pour purifier mon âme.

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Je ne voulais croire ni aux valléesdes larmes ni à celles des ténèbres– il y avait d’autres sites plusséduisants et moins déraisonnablesautour de soi. Mon père me disait :« Celui qui te raconte qu’il existesymphonie plus grande que lesouffle qui t’anime te ment. Il enveut à ce que tu as de plus beau : lachance de profiter de chaqueinstant de ta vie. Si tu pars duprincipe que ton pire ennemi estcelui-là même qui tente de semer lahaine dans ton cœur, tu aurasconnu la moitié du bonheur. Lereste, tu n’auras qu’à tendre la mainpour le cueillir. Et rappelle-toi ceci :

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il n’y a rien, absolument rien au-dessus de ta vie… Et ta vie n’est pasau-dessus de celle des autres. »

Je ne l’ai pas oublié.J’en ai même fait ma principale

devise, convaincu que lorsque leshommes auront adhéré à cettelogique, ils auront enfin atteint lamaturité.

Mes petites escarmouches avecNaveed m’ont remis d’aplomb. Sielles ne m’ont pas restituél’essentiel de ma lucidité, ellesm’ont permis de regarder en moiavec du recul. La colère est toujourslà, mais elle ne remue plus dansmes tripes tel un corps étranger à

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l’affût d’un réflexe nauséeux pourgicler à l’air libre. Il m’arrive dem’asseoir sur le balcon et decontempler les voitures en leurdécouvrant un certain attrait. Kimne surveille plus son langage avec lamême prudence excessive d’il y atrois jours. Elle improvise descocasseries afin de m’arracher dessourires et, quand elle rejointl’hôpital le matin, je ne me contenteplus de m’emmurer dans machambre jusqu’à son retour. J’aiappris à sortir flâner dans les rues.Je vais dans les cafés fumer descigarettes, ou bien dans un squareoccuper un banc et observer les

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mioches qui gambadent au soleil. Jen’arrive pas encore à approcher unjournal ; cependant, au gré de mespromenades, lorsque je surprendsune radio diffuser des informations,je ne me dépêche plus de changerde trottoir.

Ezra Benhaïm est venu merendre visite chez Kim. Nousn’avons parlé ni de monhypothétique reprise de travail nid’Ilan Ros. Ezra voulait savoircomment j’allais, si je reprenais ledessus. Il m’a emmené dans unrestaurant pour me prouver que çane le dérangeait pas de s’afficher enma compagnie. C’était pathétique,

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mais sincère. C’est moi qui aiinsisté pour payer l’addition. Aprèsle dîner, Kim étant de permanence,nous sommes allés dans unebrasserie nous soûler la gueulecomme deux dieux jetant leurgourme après avoir épuisél’ensemble de leurs anathèmes.

— Il faut que j’aille à Bethléem.Le cliquetis de vaisselle en

provenance de la cuisine sesuspend. Kim met quelquessecondes avant de montrer la tête àtravers la porte. Un sourcil plus basque l’autre, elle me dévisage.

J’écrase ma cigarette dans le

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cendrier et me prépare à en allumerune autre.

Kim essuie ses mains dans untorchon accroché au mur et merejoint dans le salon.

— Tu plaisantes ?— Ai-je l’air de plaisanter, Kim ?Elle accuse un léger soubresaut.— Bien sûr que tu plaisantes.

Qu’est-ce que tu vas faire àBethléem ?

C’est de là-bas que Sihem aposté la lettre.

— Et alors ?— Et alors, je veux savoir ce

qu’elle y fabriquait pendant que jela croyais chez sa grand-mère à Kafr

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Kanna.Kim se laisse choir dans la

chaise en osier en face de moi,excédée par mes sortiesimprévisibles. Elle respireprofondément, comme pourrefouler son dépit, se triture leslèvres en quête de ses mots, n’entrouve pas et se prend les tempesentre deux doigts.

— Tu es en train de disjoncter,Amine. J’ignore ce qui te trotte dansla tête, mais là tu exagères. Tu n’asrien à foutre à Bethléem.

— J’ai une sœur de lait, là-bas.C’est sûrement chez elle que Sihems’était retirée pour accomplir sa

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mission insensée. Le cachet de laposte est daté du vendredi 27, c’està dire un jour avant le drame. Jeveux savoir qui a endoctriné mafemme, qui l’a bardée d’explosifs etenvoyée au casse-pipe. Il n’est pasquestion, pour moi, de croiser lesbras ou de tourner une page que jen’ai pas assimilée.

Kim manque de s’arracher lescheveux.

— Tu te rends compte de ce quetu dis ? Je te rappelle qu’il s’agit deterroristes. Ces gens-là ne font pasdans la dentelle. Tu es chirurgien,pas flic. Tu dois confier cette tâche àla police. Elle a les moyens

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appropriés et le personnel qualifiépour mener ce genre d’enquête. Situ veux savoir ce qu’il est arrivé à tafemme, va trouver Naveed et parle-lui de la lettre.

— C’est une affairepersonnelle…

— Foutaises ! Dix-septpersonnes ont été tuées, et desdizaines d’autres blessées. Cetteaffaire n’a rien de personnel. Ils’agit d’un attentat suicide, et sontraitement relève exclusivement desservices compétents de l’État. Àmon avis, tu es en train de perdre lenord, Amine. Si tu veux vraiment terendre utile, remets la lettre à

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Naveed. C’est peut-être le bout depiste que la police attend pourlancer sa machine.

— Il n’en est pas question. Je netiens pas à ce que quelqu’un d’autrese mêle de mes affaires. Je veux merendre à Bethléem, et seul. Je n’aibesoin de personne. Je connais dumonde, là-bas. Je finirai bien parprovoquer des indiscrétions etforcer certains à cracher lemorceau.

— Et après ?— Après quoi ?— Admettons que tu parviennes

à faire cracher le morceau àcertains, c’est quoi la suite du

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programme ? Leur tirer l’oreille ouleur demander des dommages etintérêts ? Ce n’est pas sérieux,voyons. Sihem avait sûrement unréseau derrière elle, toute unelogistique et tout un parcours. Onne se fait pas exploser dans un lieupublic sur un coup de tête. C’estl’aboutissement d’un long lavage decerveau, d’une minutieusepréparation psychologique etmatérielle. D’énormes mesures deprécautions sont prises avant depasser à l’acte. Les commanditairesont besoin de protéger leur base, debrouiller les pistes. Ils n’élisent leurkamikaze qu’une fois absolument

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sûrs de sa détermination et de safiabilité. Maintenant, imagine toidébarquer sur leurs plates-bandeset fouiner autour de leurs planques.Tu crois qu’ils vont attendregentiment que tu remontes jusqu’àeux ? Ils te régleront ton compte sivite que tu n’auras même pas letemps de réaliser le caractèreimbécile de ton initiative. Je te jureque j’ai la pétoche rien qu’à l’idéede t’imaginer rôdant autour de cenid de vipères.

Elle s’empare de mes mains,ravivant la douleur dans monpoignet.

— Ce n’est pas une bonne idée,

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Amine.— Peut-être, mais je ne pense

qu’à ça depuis que j’ai lu la lettre.— Je comprends, sauf que ce

n’est pas pour toi, ce genre dechose.

— Ne te fatigue pas, Kim. Tu saiscombien je suis têtu. Elle lève lesbras pour calmer le jeu.

— Bon… Remettons le débat à cesoir. D’ici là, j’espère que tu vasrecouvrer un peu de ta sobriété.

Le soir venu, elle m’invite dansun restaurant sur la plage. Nousdînons sur la terrasse, le visagefouetté par la brise. La mer estépaisse ; sa rumeur a quelque chose

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de sentencieux. Kim devine qu’ellene me fera pas changer d’avis. Ellepicore dans son assiette comme unoiseau fatigué.

L’endroit est agréable. Géré parun émigrant français, il propose uncadre à la bonne franquette, avecdes baies vitrées grandes commedes horizons, des chaises en cuirrouge bordeaux capitonnées et destables recouvertes de napperonsbrodés. Un imposant cierge seconsume doctement dans unecoupe cristalline. Il n’y a pasbeaucoup de monde, mais lescouples qui sont là semblent deshabitués. Leurs gestes sont raffinés

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et leur discussion feutrée. Le maîtrede céans est un petit bonhommefrêle et vif, tiré à quatre épingles, etd’une exquise courtoisie. C’est lui-même qui nous a conseillé l’entréeet le vin. Kim avait sûrement uneidée derrière la tête en m’invitantdans ce restaurant. Maintenant, ellesemble l’avoir perdue de vue.

— On dirait que ça t’amuse dejouer avec mon taux de glycémie,soupire-t-elle en laissant tomber saserviette comme on jette l’éponge.

— Mets-toi à ma place, Kim. Iln’y a pas que le geste de Sihem. Il ya moi aussi. Si ma femme s’estdonnée la mort, c’est la preuve que

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je n’ai pas su lui faire préférer lavie. Je dois certainement avoir unepart de responsabilité.

Elle tente de protester ; je lèveune main pour la prier de ne pasm’interrompre.

— C’est la vérité, Kim. Il n’y apas de fumée sans feu.

Elle a fauté, d’accord, mais luifaire porter le chapeau ne fera pasde l’ombre à ma conscience.

— Tu n’y es pour rien.— Si. J’étais son mari. Mon

devoir était de veiller sur elle, de laprotéger. Elle a sûrement essayéd’attirer mon attention sur la lamede fond qui menaçait de l’emporter.

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Je mettrais ma main au feu qu’ellea essayé de me faire un signe. Oùavais-je la tête, bon sang ! pendantqu’elle tentait de s’en sortir ?

— Avait-elle tenté de s’en sortirvraiment ?

— Et comment ? On ne va pas àsa perte comme on va au bal.Inévitablement, au moment où l’onse prépare à franchir le pas, le doutes’installe en soi. Et c’est cet instantprécis que je n’ai pas su déceler.Sihem a sûrement souhaité que jel’éveille à elle-même. Mais j’avais latête ailleurs, et ça, je ne me lepardonnerai jamais.

— Je me hâte d’allumer une

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cigarette.— Ça ne m’amuse pas de

t’angoisser, lui dis-je après un longsilence. J’ai perdu le goût desplaisanteries. Depuis cette mauditelettre, je ne pense qu’à ce signe queje n’ai pas su décoder à temps etqui, aujourd’hui encore, refuse deme livrer ses secrets. Je veux leretrouver, tu comprends ? Il le faut.Je n’ai pas d’autre choix. Depuiscette lettre, je ne fais que remuerles souvenirs pour le retrouver. Queje dorme ou que je veille, je nepense qu’à ça. J’ai passé en revueles moments les plus fous, les motsles moins clairs, les gestes les plus

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vagues ; rien. Et ce blanc me rendfou. Tu ne peux pas mesurercombien il me torture, Kim. Je n’enpeux plus de lui courir après et de lesubir en même temps…

Kim ne sait quoi faire de sespetites mains.

— Elle n’avait peut-être pasbesoin de t’adresser un signe.

— C’est impossible. Ellem’aimait. Elle ne pouvait pasm’ignorer au point de ne rien mecommuniquer.

— Ça ne dépendait pas d’elle.Elle n’était plus la même femme,Amine. Elle n’avait pas droit àl’erreur. Te mettre dans le secret

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aurait offensé les dieux etcompromis son engagement. C’estexactement comme dans une secte.Rien ne doit filtrer. Le salut de laconfrérie repose sur cet impératif.

— Oui, mais il était question demort, Kim. Sihem devait mourir.Elle était consciente de ce que çasignifie pour elle, et pour moi. Elleétait trop digne pour me faussercompagnie comme un faux-jeton.Elle m’a fait un signe, il n’y a aucundoute là-dessus.

— Aurait-il changé quelquechose ?

— Qui sait ?Je tire plusieurs fois sur ma

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cigarette, comme pour l’empêcherde s’éteindre. Un caillot se déclaredans ma gorge lorsque je laisseéchapper :

— Je suis malheureux commec’est pas possible. Kim vacille, maisse cramponne.

J’écrase le mégot dans lecendrier.

— Mon père me disait garde tespeines pour toi, elles sont tout cequ’il te reste lorsque tu as toutperdu…

— Amine, je t’en prie.Je ne l’écoute pas et poursuis :— Ce n’est pas évident, pour un

homme encore sous le choc – et

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quel choc ! – de savoir exactementoù finit le deuil et où commenceson veuvage, mais il est desfrontières qu’il faut outrepasser sil’on veut aller de l’avant. Où ? jel’ignore ; ce que je sais, c’est qu’il nefaut pas rester là à s’attendrir surson sort.

À mon tour, et à mon grandétonnement, je m’empare de sesmains, les engloutis dans lesmiennes. J’ai l’impression de tenirdeux moineaux perclus dans lecreux de mes paumes. Mon étreinteest si précautionneuse que lesépaules de Kim s’en contractent ;ses yeux scintillent d’une larme

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pudique qu’elle tente de dissimulerderrière un sourire que je n’aijamais vu chez aucune femmedepuis que j’ai appris à lesapprocher.

— Je ferai très attention, luipromets-je. Je n’ai pas l’intentionde me venger ou de démanteler deréseau. Je veux juste comprendrecomment la femme de ma vie m’aexclu de la sienne, comment celleque j’aimais comme un fou a étéplus sensible au prêche des autresplutôt qu’à mes poèmes.

La larme de mon ange gardiense décroche des cils qu’elleencombrait et roule d’un trait sur sa

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pommette. Surprise et confuse, Kimtente de l’essuyer ; mon doigt ladevance et recueille la larme aumoment où elle atteint le coin de labouche.

— Tu es quelqu’un deformidable, Kim.

— Je sais, dit-elle avant d’éclaterd’un rire à mi-chemin du sanglot.

Je lui reprends les mains et lesserre très fort.

— Je n’ai pas besoin de te direque sans toi je n’aurais pas tenu lecoup.

— Pas ce soir. Amine… Peut-êtreun autre jour.

Ses lèvres tremblent dans leur

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sourire triste. Ses yeux s’arc-boutent contre les miens pour sedéfaire de l’émotion chahutant leuréclat. Je la regarde profondémentsans me rendre compte que je suisen train de lui tordre les doigts.

— Merci, lui dis-je.

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9 Kim a tenu à m’accompagner à

Bethléem. C’est la condition qu’ellea posée pour consentir à me laisserprendre des risques aussi flagrants.Elle veut être à mes côtés. Neserait-ce que pour me servir dechauffeur, a-t-elle ajouté. Monpoignet n’est pas tout à fait remisde son traumatisme et j’ai toujoursdu mal à soulever une sacoche ou àtenir un volant.

J’ai essayé de la dissuader ; elles’est montrée intraitable. Elle m’aproposé de nous établir, en premier

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lieu, dans la résidence secondaireque son frère Benjamin avaitachetée à Jérusalem ; ensuite, unefois sur place, de décider de lamarche à suivre en fonction de latournure des choses. Je voulaispartir sur-le-champ. Elle m’a prié dela laisser opérer un patient avantd’aller voir Ezra Benhaïrn pourdemander une semaine de congé.Ezra a cherché à comprendre lesmotivations de ce départ précipité.Kim lui a répondu qu’elle avaitbesoin de se ressourcer. Ezra n’apas insisté.

Le lendemain de l’opération,nous entassons nos deux sacs de

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voyage dans le coffre de la Nissan,passons chez moi prendre quelquesaffaires personnelles et des photosrécentes de Sihem et mettons le capsur Jérusalem.

Nous nous arrêtons une seulefois pour nous restaurer dans unegargote en cours de route. Il faitbeau, et la densité de la circulationrappelle le rush estival.

Nous traversons Jérusalemcomme dans un rêve éveillé. C’estune ville que j’ai perdue de vuedepuis une douzaine d’années. Sonanimation effrénée et ses échoppesdébordantes de monde ressuscitenten moi des souvenirs que je croyais

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tombés au rebut. Des imagesfulgurent dans mon esprit, d’uneblancheur tranchante, reviennenttournoyer au milieu des senteurs dela vieille ville. C’est dans cette citémillénaire que j’ai vu ma mère pourla dernière fois. Elle était venueprier au chevet de son frèremourant. L’enterrement de cedernier avait réuni l’ensemble de latribu ; certains avaient rappliqué depays tellement lointains que lesvieux les confondaient avec leslimbes. Ma mère n’a pas survéculongtemps à la perte de ce qu’elleconsidérait comme sa véritableraison d’être – mon père ayant été

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un mari négligent et moi, un filsconfisqué à cause de mes annéesd’internat et de mes pérégrinationsprolongées.

La résidence de Benjamin setrouve à la périphérie de la villejuive, parmi d’autres bâtissestrapues aux murs brûlés par lesoleil. Elle paraît tourner le dos à lacité mythique pour se focaliser surles vergers qui courent sur lescollines rocailleuses. L’endroit estdiscret, en retrait du monde et deses chamboulements, à peineeffleuré par les piaillements demioches qu’on ne voit pourtantnulle part. Kim trouve les clefs sous

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le troisième pot à l’entrée du patio,comme indiqué par son frère qui estresté à Tel-Aviv. La maison estpetite et basse, avec une loggia quidonne sur une courette ombragée,qu’une treille avaricieuse couvejalousement. Une fontaine sculptéedans une tête de lion en bronzesurplombe une rigole bouffée parles ronces, à côté d’un banc en ferforgé maladroitement badigeonnéde vert. Kim choisit pour moi unepièce adjacente à un bureauencombré de livres et demanuscrits. Il y a un lit à boudinrecouvert d’un matelas dont lateneur laisse à désirer, une table en

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Formica et un tabouret. Un tapisusé jusqu’à la trame s’évertue àcamoufler les craquelures d’unparterre antédiluvien. Je jette monsac sur le lit et attends que Kimsorte de la salle de bains pour luifaire part de mes intentions.

— Repose-toi d’abord.— Je ne suis pas fatigué. Il est

midi, c’est l’heure de trouverquelqu’un chez ma sœur de lait. Cen’est pas la peine de te déranger, jeprendrai un taxi.

— Il faut que je t’accompagne.— Kim, je t’en prie. Si j’ai des

problèmes, je t’appellerai sur tonmobile et t’indiquerai où venir me

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récupérer. Je ne pense pas en avoiraujourd’hui. Je vais juste rendrevisite à mes proches et tâter leterrain.

Kim rechigne avant de melibérer.

Bethléem a beaucoup changé

depuis mon dernier passage, il y aplus d’une décennie. Engrossée parles cohortes de réfugiés désertantleurs contrées devenues des standsde tir, elle propose de nouveauxfatras de taudis en parpaings nus,dressés les uns contre les autrescomme des barricades – la plupartencore au stade de finition,

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recouverts de tôle ou hérissés deferraille, avec des fenêtres hagardeset des portails grotesques. On secroirait dans un immense centre deregroupement où tous les damnésde la terre se sont donné rendez-vous pour forcer la main à uneabsolution qui ne veut pas révélerses codes.

Appuyés sur leurs cannes, la têteceinte de keffiehs et la vesteouverte sur des gilets fanés, desvieillards faméliques rêvassent surle seuil des maisons, les uns sur destabourets, les autres sur unemarche ; ils semblent n’écouter queleurs souvenirs, le regard lointain,

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inexpugnables dans leur mutisme,nullement terrassés par le tapagedes galopins se chamaillant à tue-tête autour d’eux.

Je dois demander mon cheminplusieurs fois avant qu’un gaminme conduise devant une grandemaison aux murs décrépis. Il attendgentiment que je lui glisse des sousdans la main pour déguerpir. Jecogne sur une vieille porte en boisvermoulu, tends l’oreille. Unraclement de savates sur le sol, puisun loquet claque et une femme à lafigure décomposée m’ouvre. Jemets une éternité à la reconnaître :c’est Leila, ma sœur de lait. Elle a

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un peu plus de quarante cinq ans,mais elle en paraît soixante. Sescheveux ont blanchi, ses traits sesont avachis ; on la croiraitmoribonde.

Elle me dévisage, l’air dans lesvapes.

— C’est Amine, lui dis-je.— Mon Dieu ! sursaute-t-elle,

dégrisée d’un coup.Nous nous jetons l’un contre

l’autre. En la serrant contre moi, jeperçois, un à un, ses sanglotsmonter de sa poitrine et se propagerà travers son corps frêle en unemultitude de vibrations. Elle serecule pour me contempler, la

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figure inondée de larmes, récite unverset coranique en signe degratitude et replonge la tête sousmes bras.

— Viens, me dit-elle. Tu tombesà point pour partager mon repas.

— Merci, je n’ai pas faim. Tu esseule ?

— Oui. Yasser ne rentre pasavant le soir.

— Et les enfants ?— Ils ont grandi depuis, tu sais ?

Les filles sont mariées, et Adel etMahmoud volent de leurs propresailes.

Il y a un silence, puis Leilabaisse la tête.

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— Ça doit être pénible, fait-elled’une voix détimbrée.

— C’est la pire des choses quipuisse arriver à un homme, avoué-je…

— J’imagine… J’ai beaucouppensé à toi depuis l’attentat. Je tesais sensible et fragile et je medemandais comment un écorché vifallait surmonter une telle… unetelle…

— Catastrophe, l’aidé-je. Car c’enest une, et pas des moindres. Je suisvenu justement pour en savoir plus.Je n’étais pas au courant desintentions de Sihem. Pour êtrefranc, je ne les soupçonnais même

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pas. Et sa disparition tragique m’alittéralement cisaillé.

— Tu ne veux pas t’asseoir ?— Non… Dis-moi, comment

était-elle avant de passer à l’acte ?— C’est-à-dire ?…— Elle était comment ? Est-ce

qu’elle avait l’air d’être conscientede ce qu’elle allait faire ? Était-elledans un état normal ou y avait-ilquelque chose de bizarre ?…

— Je ne l’ai pas vue.— Elle était à Bethléem le

vendredi 27, la veille de l’attentat.— Je sais, mais elle n’est pas

restée longtemps. Moi, j’étais chezma fille aînée pour la circoncision

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de son fils. J’ai appris la nouvelle del’attentat dans la voiture qui meramenait à la maison…

Soudain, elle porte sa main à sabouche comme pour s’empêcherd’en dire plus.

— Mon Dieu ! que suis-je entrain de radoter. Elle lève sur moides yeux effarouchés.

— Pourquoi tu es revenu àBethléem ?

— Je te l’ai déjà dit.Elle se prend le front entre le

pouce et l’index, chancelle.Je la saisis par la taille pour

l’empêcher de s’écrouler et l’aide às’asseoir sur un banc matelassé

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derrière elle.— Amine, mon frère, je crois que

je ne suis pas autorisée à parler decette histoire. Je te jure que j’ignorede quoi il retourne au juste. SiYasser apprenait que je n’ai pastenu ma langue, il me la couperait.J’ai été surprise de te revoir et j’ailaissé échapper des propos qui nem’appartiennent pas. Est-ce que tume comprends, Amine ?

— Je ferai comme si de rienn’était. Mais il faut que je sache ceque ma femme fabriquait dans lesparages, pour qui elle roulait…

— C’est la police qui t’envoie ?— Je te rappelle que Sihem était

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mon épouse.Leila est toute retournée. Elle

s’en veut atrocement.— Je n’étais pas là, Amine. C’est

la vérité vraie. Tu peux le vérifier.J’étais chez ma fille aînée quicirconcisait son fils. Il y avait testantes et tes cousines, et desproches que tu dois connaître. Levendredi, je n’étais pas à la maison.

La voyant paniquer, je medépêche de la rassurer.

— Il n’y a pas le feu, Leila. Cen’est que moi, ton frère ; je n’ai niarme ni menottes. Je m’en voudraisde te causer du tracas, et tu le saisbien. Je ne suis pas là, non plus,

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pour vous attirer des ennuis, à toi età ta famille… Où puis-je trouverYasser ? Je préfère que ce soit luiqui éclaire ma lanterne.

Leila me supplie de ne pas parlerde notre conversation à son mari. Jele lui promets. Elle mecommunique l’adresse du pressoiroù Yasser travaille etm’accompagne jusque dans la ruepour me voir partir.

Je cherche un taxi sur la place,n’en aperçois aucun. Au bout d’unedemi-heure, au moment où jem’apprête à appeler Kim, unclandestin me propose de medéposer où je veux pour quelques

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shekels. C’est un jeune hommeassez costaud, aux yeux rieurs et àla barbichette fantaisiste. Il m’ouvrela portière avec une obséquiositéthéâtrale et me pousse presquedans son tacot délabré aux siègeslépreux.

Nous contournons la place,prenons par une route crevassée etquittons la grosse bourgade. Aprèsun slalom au milieu d’unecirculation débridée, nousparvenons à nous faufiler à traverschamps et à rejoindre une piste surles hauteurs.

— Tu n’es pas du coin ? medemande le chauffeur.

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— Non.— Visite parentale ou affaires ?— Les deux.— Tu viens de loin ?— Je ne sais pas.Le chauffeur dodeline de la tête.— Tu n’es pas le genre porté sur

la causette, dit-il.— Pas aujourd’hui.— Je vois.Nous roulons quelques

kilomètres sur la piste poudreusesans rencontrer âme qui vive. Lesoleil cogne à bras raccourcis sur lesmamelons caillouteux qui semblentse cacher les uns derrière les autrespour nous épier.

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— Moi, je ne peux pasfonctionner avec du sparadrap surla bouche, dit encore le chauffeur.Si je ne parlote pas, j’implose.

Je me tais.Il se racle la gorge et poursuit :— J’ai jamais vu des mains aussi

propres et soignées que les tiennes.Tu n’es pas médecin, des fois ? Y aque des médecins pour avoir desmains aussi impeccables.

Je me tourne vers les vergersqui s’étalent à perte de vue. Vexépar mon silence, le chauffeur exhaleun soupir puis, farfouillant dans laboîte à gants, il en ramène unecassette qu’il glisse aussitôt dans le

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lecteur.— Écoute-moi ça, l’ami,

s’exclame-t-il. Celui qui n’a pasentendu cheikh Marwan prêchern’aura vécu sa vie qu’à moitié.

Il tourne un bouton pourmonter le son. Un brouhaha sedéverse dans la cabine, ponctué decris extatiques et d’ovations.Quelqu’un – probablementl’orateur – tape du doigt sur lemicro pour apaiser la clameur. Lechahut s’atténue, persiste parendroits, puis un silence attentifaccueille la voix limpide de l’imamMarwan.

— Y a-t-il splendeur aussi grande

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que le visage du Seigneur, mesfrères ? Y a-t-il en ce bas mondeversatile et inconsistant d’autressplendeurs susceptibles de nousdétourner du visage d’Allah ? Dites-moi lesquelles ? Le clinquantillusoire qui fait courir les simplesd’esprit et les misérables ? Lesmiroirs aux alouettes ? Les miragescachant la trappe des perditions etvouant les hallucinés à desinsolations mortelles ? Dites-moilesquelles, mes frères ?… Et au jourdernier, lorsque la terre ne sera quepoussière, lorsqu’il ne restera denos illusions que la ruine de nosâmes, qu’aurons-nous à répondre à

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la question de savoir ce que nousavons fait de notre existence ?Qu’aurons-nous à répondrelorsqu’il nous sera demandé, à noustous, grands et petits : Qu’avez-vous fait de votre vie, qu’aurez-vous fait de mes prophètes et demes générosités, qu’avez-vous faitdu salut que je vous ai confié ?… Etce jour-là, mes frères, vos fortunes,vos relations, vos alliés, vospartisans ne vous seront d’aucunsecours. (Une clameur se soulève,vite dominée par la voix du cheikh.)En vérité, mes frères, la richessed’un homme n’est pas ce qu’ilpossède, mais ce qu’il laisse

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derrière lui. Et que possédons-nous,mes frères ? Qu’allons-nous laisserderrière nous ?… Une patrie ?…Laquelle ? Une histoire ?…Laquelle ? Des monuments ?… Oùsont-ils ? Par vos ancêtres,montrez-les-moi… Tous les jours,nous sommes traînés dans la boue,sinon devant les tribunaux. Tous lesjours, des tanks nous roulent surles pieds, renversent nos charrettes,défoncent nos maisons et tirentsans sommation sur nos gamins.Tous les jours, le monde entierassiste à notre malheur…

Mon bras se décomprime etmon pouce écrase le poussoir du

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lecteur, éjectant la cassette. Lechauffeur est éberlué par mongeste. Les yeux exorbités et labouche grande ouverte, il s’écrie :

— Qu’est-ce que tu fais ?— Je n’aime pas les prêches.— Quoi ? suffoque-t-il

d’indignation. Tu ne crois pas enDieu ?

— Je ne crois pas à ses saints.Le coup de frein qu’il donne est

tel que, les roues avant bloquées, lavoiture patine sur une dizaine demètres avant de s’immobiliser entravers de la chaussée.

— D’où est-ce que tu sors, toi ?grogne le chauffeur, livide de rage.

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Comment oses-tu porter la mainsur cheikh Marwan.

— J’ai le droit…— Tu n’as aucun droit, hé ! Tu es

dans ma voiture. Et ni là-dedans niailleurs je ne tolérerai qu’un fumierdégueulasse porte sa patte surcheikh Marwan ?… Maintenant, tuvas descendre de mon tacot etdisparaître de ma vue.

— On n’est pas encore arrivés àdestination.

— Pour moi, si. Terminus ! Tut’arraches de ma caisse ou jet’arrache la peau des fesses à mainsnues.

Sur ce, il pousse un juron, se

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penche sur ma portière, l’ouvre enrâlant et entreprend de mebousculer dehors.

— Et ne t’amuse pas à te trouversur mon chemin, fils de garce, memenace-t-il.

Il referme la portière dans unclaquement hargneux, manœuvregrossièrement pour faire demi-touret file vers Bethléem dans unepétarade dissonante.

Debout au milieu de la piste, jele regarde s’éloigner bouche bée.

Je prends place sur une roche etattends qu’un véhicule passe. Nevoyant rien venir, je me lève etcontinue à pied jusqu’à ce qu’un

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charretier me rattrape plusieursbornes plus loin.

Yasser vacille en me découvrantsur le seuil du moulin où deuxadolescents s’affairent autour dupressoir en surveillant les épaisfilets d’huile d’olive qui cascadentdans la cuve.

— Ça, alors ? fait-il entre deuxembrassades appuyées.

Notre chirurgien, en chair et enos. Pourquoi tu ne nous as pasannoncé ta venue ? J’aurais envoyéquelqu’un t’accueillir à l’arrivée.

Son enthousiasme est tropembarrassé pour être crédible.

Il consulte sa montre, se

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retourne vers les adolescents et leurcrie qu’il va devoir s’absenter etqu’il compte sur eux pour finir letravail. Il me prend ensuite le braset me pousse vers une vieillecamionnette garée sous un arbre,au pied du tertre.

— Rentrons à la maison. Leilasera ravie de te revoir…

À moins que tu ne l’aies vueavant.

— Yasser, lui dis-je, ne tournonspas autour du pot. Je n’ai pas letemps ni l’envie. Je suis venu dansun but précis, le brusqué-je dansl’espoir de l’acculer. Je sais queSihem était chez toi, à Bethléem, la

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veille de l’attentat.— Qui te l’a dit ? s’affole-t-il en

jetant des regards terrifiés vers lemoulin.

Je mens en extirpant la lettre dela poche de ma chemise.

— Sihem me l’a dit ce jour-là.Un spasme se déclenche au

niveau de sa pommette. Il déglutitavant de bredouiller :

— Elle n’était pas restéelongtemps. Juste un passage éclairpour nous saluer. Leila étant cheznotre fille, à En Kerem, elle n’amême pas voulu prendre une tassede thé et est partie un petit quartd’heure après. Elle n’était pas à

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Bethléem pour nous. Ce vendredi-là, cheikh Marwan était attendu à laGrande Mosquée. Ta femme voulaitqu’il la bénisse. Ce n’est qu’aprèsavoir trouvé sa photo sur le journalqu’on a compris.

Il me prend par les épaules à lamanière des combattants et meconfie :

— Nous sommes très fiers d’elle.Je sais qu’il a dit ça pour me

ménager, ou peut-être pourm’amadouer. Yasser ne sait pasgarder son sang-froid ; le moindreimprévu le déstabilise.

— Fiers de l’avoir envoyée à lacasse ?

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— À la casse ?… tressaute-t-ilcomme sous l’effet d’une morsure.

— Ou au charbon, si tupréfères…

— Je n’aime pas ces formules.— D’accord, je reformule ma

question : Quelle fierté peut-ontirer lorsqu’on envoie des gensmourir pour que d’autres viventlibres et heureux ?

Il lève les mains à hauteur de sapoitrine pour me prier de baisser leton à cause de la proximité des deuxadolescents, me fait signe de lesuivre derrière la camionnette. Sadémarche est fébrile ; il n’arrête pasde trébucher.

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Je le harcèle :— Et puis, pourquoi ?— Pourquoi quoi ?Sa peur, sa misère, ses

vêtements crasseux, son visage malrasé et ses yeux chassieuxm’engrossent d’une colère brutale,grandissante. Mon corps vibre de latête aux pieds.

— Pourquoi ? grommelé-je, vexépar mes propres propos, pourquoisacrifier les uns pour le bonheurdes autres ? Ce sont généralementles meilleurs, les plus braves quichoisissent de faire don de leur viepour le salut de ceux qui se terrentdans leur trou. Alors pourquoi

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privilégier le sacrifice des justespour permettre aux moins justes deleur survivre ? Tu ne trouves pasque c’est détériorer l’espècehumaine ? Que va-t-il en rester,dans quelques générations, si cesont toujours les meilleurs qui sontappelés à tirer leur révérence pourque les poltrons, les faux-jetons, lescharlatans et les salopardscontinuent de proliférer comme desrats ?

— Amine, je ne te suis plus, là ?Les choses se sont toujoursdéroulées de la sorte depuis la nuitdes temps. Les uns meurent pour lesalut des autres. Tu ne crois pas au

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salut des autres ?— Pas lorsqu’il condamne le

mien. Or, vous avez foutu ma vie enl’air, détruit mon foyer, gâché macarrière et réduit en poussière toutce que j’ai bâti, pierre par pierre, àla sueur de mon front. Du jour aulendemain, mes rêves se sonteffondrés comme des châteaux decartes. Tout ce qui était à portée dema main s’est évanoui. Pfuit ! quedu vent… J’ai tout perdu pour rien.Avez-vous pensé à ma peine lorsquevous avez sauté de joie enapprenant que l’être que jechérissais le plus au monde s’étaitfait exploser dans un restaurant

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aussi bourré de gosses qu’elle dedynamite ? Et toi, tu veux me fairecroire que je dois m’estimer le plusheureux des hommes parce quemon épouse est une héroïne, qu’ellea fait don de sa vie, de son confort,de mon amour sans même meconsulter ni me préparer au pire ?De quoi j’avais l’air, moi, alors queje refusais d’admettre ce que tout lemonde savait ? D’un cocu ! J’avaisl’air d’un misérable cocu. Je mecouvrais de ridicule jusqu’au boutdes ongles, voilà de quoi j’avais l’air.De quelqu’un que sa femmetrompait de long en large pendantqu’il se défonçait comme une brute

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pour lui rendre la vie aussi agréableque possible.

— Je crois que tu te trompesd’interlocuteur. Je n’ai rien à voiravec cette histoire. Je n’étais pas aucourant des intentions de Sihem.J’étais à mille lieues de la croirecapable d’une telle initiative.

— Tu m’as dit que tu étais fierd’elle ?

— Que veux-tu que je te dised’autre ? J’ignorais que tu n’étaispas au courant.

— Tu crois que je l’auraisencouragée à se donner en spectaclede cette façon si j’avais décelé lamoindre lueur de ses intentions ?

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— Je suis vraiment confus,Amine. Pardonne-moi si j’ai… sij’ai… enfin, je ne comprends plusrien. Je… Je ne sais quoi dire.

— Dans ce cas, tais-toi. De cettefaçon au moins tu ne risques pas dedire des sottises.

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10 Il me fait de la peine, Yasser.

Désemparé, le cou enfoui sous soncol pourri comme s’il s’attendait àrecevoir le ciel sur la tête, il feint dese concentrer sur la chaussée pourne pas avoir à affronter mon regard.De toute évidence, je fais fausseroute. Yasser n’est pas le genred’homme sur qui l’on peut compteren cas de coup dur – encore moinsà associer aux préparatifs d’unetuerie. La soixantaine révolue, iln’est qu’une loque aux yeux rongéset à la bouche affaissée, capable de

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me claquer entre les doigts audétour d’un froncement de sourcils.S’il dit ne rien savoir de l’attentat,c’est que c’est vrai. Yasser ne prendjamais de risques. Je ne mesouviens pas de l’avoir vu rouspéterou retrousser ses manches pour envenir aux mains avec quelqu’un.Bien au contraire, il est beaucoupplus prompt à rentrer dans sacoquille et attendre que ça se tassequ’à laisser transparaître unquelconque signe de protestation.Sa peur chimérique des flics et sasoumission aveugle à l’autorité del’État l’ont réduit à la plus simpleexpression de la survie – galérer

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sans relâche pour joindre les deuxbouts et considérer chaque bouchéede pain comme un pied de nezbrandi à la barbe de la déveine. Et, àle regarder ramassé sur son volant,avec son cou ratatiné et son profilbas, déjà coupable de se trouver surmon chemin, je réalise pleinementle caractère insensé de monentreprise. Seulement, commentéteindre cette braise qui me perforeles tripes ? Comment me regarderdans une glace sans me voiler laface, avec mon amour propre encharpie et ce doute qui, malgré samise devant le fait accompli,continue de se jouer de mon

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chagrin. Depuis que le capitaineMoshé m’a livré à moi-même,impossible de fermer les yeux sansme retrouver nez à nez avec lesourire de Sihem. Elle était sitendre et prévenante et paraissaits’abreuver aux sources de meslèvres quand, mon bras autour de sataille, debout dans notre jardin, jelui racontais les beaux jours quinous attendaient, les grands projetsque j’échafaudais pour elle. Je sensencore ses doigts étreignant lesmiens avec un engouement et uneconviction qui me semblaientindéfectibles. Elle croyait durcomme fer aux lendemains qui

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chantent, et mettait du cœur àl’ouvrage chaque fois que le miens’essoufflait. Nous étions siheureux, si confiants l’un en l’autre.Par quel sortilège le mausolée quej’élevais autour d’elle s’est-ilévanoui, pareil à un château desable sous les vagues ? Commentcontinuer de croire après avoir misél’ensemble de mes certitudes sur unserment traditionnellement sacré etqui s’avère aussi peu fiable qu’unepromesse d’arracheur de dents ?C’est parce que je n’ai pas deréponse que je suis venu àBethléem provoquer le diable, àmon tour suicidaire parce

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qu’inconsolable et nu.Yasser m’explique qu’il doit

laisser sa camionnette dans ungarage, la ruelle qui mène jusqu’àchez lui étant inaccessible auxvoitures. Il est soulagé de trouverenfin quelque chose à dire sansrisquer de gaffer. Je l’autorise àranger sa guimbarde où ça luichante. Il opine du chef et fonce parune artère grouillante de gens,comme délivré d’un poidsinsoutenable. Nous traversons unquartier chaotique avant dedéboucher sur une esplanadepoussiéreuse où un marchand debrochettes s’applique à tenir les

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mouches éloignées de ses quartiersde viande. Le garage en questionfait coin dans une ruelle efflanquée,en face d’une cour jonchée decaissons bousillés et de tessons.Yasser donne deux coups de Klaxonet doit attendre de longues minutesavant d’entendre se rabattre desverrous. Un grand portail d’un bleuaffligeant coulisse dans ungrincement. Yasser manœuvre surplace pour orienter le museau de sacamionnette sur une sorte de préauet glisse adroitement entre lacarcasse d’une grue naine et un4 x 4 défiguré. Un gardien débrailléet chenu nous salue d’une main

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lasse, referme le portail et retournevaquer à ses occupations.

— C’était un entrepôt désaffectéavant, m’informe Yasser pourchanger de sujet. Adel, mon fils, l’aacheté pour une bouchée de pain. Ilcomptait investir dans lamécanique. Mais les nôtres sonttellement débrouillards et si peuregardants quant à l’usure de leurstacots que la faillite n’a pas tardé àtorpiller le projet. Adel a perdubeaucoup d’argent dans cetteaffaire. En attendant d’autresopportunités, il a transformél’entrepôt en parking pour lesriverains.

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Une demi-douzaine de voituresrongent leur frein çà et là. Certainessont hors service, avec des rouescrevées et des pare-brise amochés.Mon attention est attirée par unegrosse cylindrée rangée un peu àl’écart, à l’abri du soleil. C’est uneMercedes ancien modèle de couleurcrème à moitié recouverte d’unebâche.

— Elle appartient à Adel, meconfie fièrement Yasser après avoirsuivi mon regard.

— Il l’a achetée quand ?— Je ne me rappelle plus.— Pourquoi elle est sur cales ?

C’est une voiture de collection ?

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— Non, mais Adel n’étant pas là,personne ne la sort.

Dans ma tête, des voix setélescopent. Celle du capitaineMoshé d’abord – le conducteur del’autocar Tel-Aviv-Nazareth dit queta femme est montée dans uneMercedes ancien modèle de couleurcrème –, heurtée de plein fouet parcelle de Naveed Ronnen – monbeau-père à la même.

— Il est où, Adel ?— Tu sais comment ils sont, les

affairistes. Un jour ici, un jourailleurs, à traquer l’aubaine.

Le visage de Yasser s’est denouveau fripé.

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À Tel-Aviv, il m’arrive rarementde recevoir des proches, mais Adelme rendait souvent visite. Jeune,dynamique, il voulait réussir coûteque coûte. Il n’avait pas dix-sept ansquand il m’avait proposé dem’associer avec lui pour monterune affaire dans la téléphonie.Devant ma réticence, il est revenuquelque temps plus tard mesoumettre un second projet. Ilvoulait se lancer dans le recyclagedes pièces de rechange automobiles.J’ai eu toutes les peines du monde àlui expliquer que j’étais chirurgienet que je n’avais pas d’autrevocation. À cette époque, il

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descendait chez moi chaque foisqu’il était de passage à Tel-Aviv.C’était un garçon formidable etdrôle que Sihem avait adopté sanscoup férir. Il rêvait de fonder uneentreprise à Beyrouth à partir delaquelle il s’élancerait à la conquêtedu marché arabe, notamment celuides monarchies du golfe Persique.Mais depuis plus d’une année, je nel’ai plus revu.

— Quand Sihem est passée cheztoi, Adel était avec elle ?

Yasser lisse nerveusementl’arête de son nez.

— Je l’ignore. J’étais à lamosquée pour la prière du vendredi

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lorsqu’elle est arrivée. Elle n’atrouvé que mon petit-fils Issam quigardait la maison.

— Tu disais qu’elle n’était mêmepas restée pour une tasse de thé.

— Façon de parler.— Et Adel ?— Je ne sais pas.— Issam le sait ?— Je ne le lui ai pas demandé.— Issam connaissait ma

femme ?— Je suppose que oui.— Et depuis quand ? Sihem n’a

jamais mis les pieds à Bethléem, etni toi, ni Leila, ni ton petit-filsn’êtes venus chez moi.

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Yasser s’embrouille ; ses mainsse perdent dans des gestes indécis.

— Rentrons à la maison, Amine.On discutera de tout ça à têtereposée autour d’un bon thé.

Les choses se compliquentdavantage à la maison. Noustrouvons Leila alitée, une voisine àson chevet. Son pouls est faible. Jepropose qu’on l’évacue sur ledispensaire le plus proche. Yasserrefuse et m’explique que ma sœurde lait suit un traitement, que cesont les comprimés qu’elle avale enquantité tous les jours qui lamettent dans cet état. Un peu plustard, Leila s’étant assoupie, je dis à

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Yasser que je tenais à m’entreteniravec Issam.

— D’accord, fait-il sansenthousiasme, je vais le chercher. Ilhabite à deux pâtés de maisonsd’ici.

Une vingtaine de minutes après,Yasser est de retour, flanqué d’unpetit garçon au teint olivâtre.

— Il est malade, m’avertitYasser.

— Dans ce cas, tu n’aurais pasdû l’amener.

— Au point où en sont leschoses… maugrée-t-il, excédé.

Issam ne m’apprend pas grand-chose. Apparemment, son grand-

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père lui a fait la leçon avant de mele présenter. Pour lui, Sihem étaitvenue seule. Elle voulait du papieret un stylo pour écrire. Issam adéchiré une feuille dans son cahier.Quand Sihem a fini d’écrire, elle luia tendu une lettre et l’a chargé de laposter pour elle ; ce qu’il a fait.Issam avait remarqué un hommeau coin de la rue en sortant. Il ne sesouvient pas de ses traits mais cen’était pas quelqu’un du quartier. Àson retour de la poste, Sihem étaitpartie et l’inconnu avait disparu.

— Tu étais seul à la maison ?— Oui. Grand-mère était à En

Kerem, chez ma tante. Grand-père à

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la mosquée. Moi, je faisais mesdevoirs en gardant la maison.

— Tu connaissais Sihem ?— J’avais vu des photos d’elle

dans l’album d’Adel.— Tu l’as reconnue tout de

suite ?— Pas tout de suite. Mais ça

m’est revenu quand elle m’a dit quielle était. Elle ne voulait voirpersonne en particulier, mais justeécrire une lettre avant de repartir.

— Elle était comment ?— Belle.— Je ne te parle pas de ça. Elle

avait l’air pressé ou quelque chosecomme ça ?

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Issam réfléchit.— Elle avait l’air normal.— Et c’est tout ?Issam consulte son grand-père

du regard ; il ne rajoute mot.Je me retourne vivement vers

Yasser et le brusque :— Tu dis ne l’avoir pas

rencontrée ; Issam ne nous apprendrien de ce que nous ne savions déjà,alors qui t’autorise à avancer quema femme était à Bethléem pourque cheikh Marwan la bénisse ?

— Le dernier mioche de la villete le dirait, rétorque-t-il. ToutBethléem sait que Sihem étaitpassée par là la veille de l’attentat.

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C’est un peu l’icône de la citédésormais. Les uns jurent même luiavoir parlé et baisé le front. Ce sontdes réactions courantes, chez nous.Un martyr, c’est la porte ouverte surtoutes sortes de fabulations. Il sepeut que la rumeur exagère, mais,d’après ce que tout le monderaconte, Sihem a été bénie parcheikh Marwan ce vendredi-là.

— Ils se sont rencontrés à laGrande Mosquée ?

— Pas pendant la prière.Beaucoup plus tard, après que tousles fidèles sont rentrés chez eux.

— Je vois.

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Le lendemain, à la premièreheure, je me présente à la GrandeMosquée. Quelques prieursfinissent de se prosterner sur leslarges édredons qui tapissent leparterre ; d’autres, chacun dans soncoin, lisent dans des corans. Je medéchausse sur le seuil du sanctuaireet entre. Un vieillard serecroqueville sur lui-même lorsqueje lui demande s’il y a unresponsable à qui m’adresser, outréqu’on le dérange alors qu’il est enprière. Je cherche autour de moiquelqu’un susceptible dem’orienter.

— Oui ? claque une voix dans

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mon dos.C’est un jeune homme au visage

émacié, très grand de taille, avec desyeux profonds et un nez crochu. Jelui tends une main qu’il ne saisitpas. Mon visage ne lui disant rienqui vaille, il est intrigué par monintrusion.

— Docteur Amine Jaafari.— Oui ?…— Je suis le docteur Amine

Jaafari.— J’ai entendu. Que puis-je pour

vous ?— Mon nom ne vous dit rien ?Il ébauche une moue évasive :— Je ne vois pas.

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— Je suis l’époux de SihemJaafari.

Le fidèle plisse les yeux pourméditer mes propos. Subitement,son front se retrousse sur plusieursrides et son teint vire au gris. Ilporte sa main à son cœur et s’écrie :

— Mon Dieu ! Où avais-je latête ?

Et il se confond en excuses.— Je suis impardonnable.— Ce n’est pas grave.Il écarte les bras pour me serrer

contre lui.— Frère Amine, c’est un

honneur et un privilège de vousconnaître. Je vais vous annoncer

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immédiatement à l’imam. Je suiscertain qu’il sera ravi de vousrecevoir.

Il me prie de l’attendre dans lasalle, se hâte vers le minbar,soulève une tenture donnant surune antichambre dérobée etdisparaît. Les quelques prieurs quilisaient adossés aux murs meconsidèrent avec curiosité. Ils n’ontpas entendu mon nom mais ontremarqué comment le fidèle achangé brusquement d’attitudeavant de filer alerter son maître. Ungros barbu repose carrément soncoran pour me dévisager avec unsans-gêne qui me met mal à l’aise.

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Je crois voir un pan de la tenturese soulever et se rabattre, maispersonne ne se montre derrière leminbar. Cinq minutes plus tard, lefidèle revient, visiblement froissé.

— Je suis désolé. L’imam n’estpas là. Il a dû sortir sans que jem’en aperçoive.

Il se rend compte que les autrescroyants nous observent ; de sonregard noir, il les oblige à sedétourner.

— Il sera de retour pour laprière ?

— Bien sûr… – puis, se

ressaisissant, il ajoute : J’ignore où

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il s’est rendu. Il se pourrait qu’il nerevienne pas avant plusieursheures.

— Ça ne fait rien, je vaisl’attendre ici.

Le fidèle jette un coup d’œildéconcerté du côté du minbar endéglutissant :

— C’est pas certain qu’il rentreavant la tombée de la nuit.

— Ce n’est pas un problème. Jepatienterai.

Dépassé, il lève les bras et seretire.

Je m’installe en fakir au piedd’une colonne, m’empare d’un livrede hadiths et l’ouvre au hasard sur

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mes genoux. Le fidèle réapparaît,fait semblant de s’entretenir avecun vieillard, tourne en rond dans lagrande salle, rappelant un fauve encage ; ensuite il sort dans la rue.

Une heure passe, puis unedeuxième. Vers midi, trois jeuneshommes, surgis de je ne sais d’où,s’approchent de moi et, après lessalamalecs d’usage, m’informentque ma présence dans la mosquéeétait inutile et me prient de quitterles lieux.

— Je veux voir l’imam.— Il est souffrant. Il a eu un

malaise, ce matin. Il ne sera pas deretour avant plusieurs jours.

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— Je suis le docteur AmineJaafari…

— C’est bien, m’interrompt leplus petit, un garçon d’unetrentaine d’années aux pommettessaillantes et au front tailladé.Maintenant, rentrez chez vous.

— Pas avant de m’entreteniravec l’imam.

— Nous vous ferons signe dèsqu’il ira mieux.

— Vous savez où me joindre ?— À Bethléem tout se sait.Ils me poussent gentiment, mais

fermement, vers la sortie,patientent le temps que je remettemes chaussures et m’escortent en

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silence jusqu’au coin de la rue.Deux des trois hommes qui

m’ont raccompagné continuent deme filer tandis que je regagne lecentre-ville. Ostensiblement. Pourme montrer qu’ils m’ont à l’œil etque je n’ai pas intérêt à revenir surmes pas.

C’est jour de marché. La placegrouille de monde. Je vais dans uncafé borgne, commande un noirsans sucre et, retranché derrièreune vitre mouchetée d’empreintesdigitales et de chiures, je surveille lesouk en ébullition. Dans la salleencombrée de tables rudimentaireset de chaises geignardes, des

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vieillards se morfondent sous l’œilterne d’un barman coincé derrièreson comptoir. À côté de moi, unquinquagénaire propret tire sur sonnarghileh. Plus loin, des jeunesjouent aux dominos avec fracas. Jeme planque là jusqu’à l’heure de laprière. Quand l’appel du muezzinretentit, je décide de retourner dansla Grande Mosquée, espérant ainsisurprendre l’imam en plein office.

Je suis intercepté à l’entrée duquartier par les deux hommes quime filaient dans la matinée. Ils nesont pas contents de me revoir et neme laissent pas approcher lesanctuaire.

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— Ce n’est pas bien ce que vousfaites, docteur, me dit le plus grand.

Je retourne chez Leila attendrela prière suivante.

De nouveau, je suis interpelléavant d’atteindre la mosquée. Cettefois, un troisième homme se joint àmes anges gardiens agacés par monentêtement. Il est bien habillé, petitde taille mais costaud, avec unemoustache fine et une grosse bagueargentée au doigt. Il me prie de lesuivre dans une impasse et là, àl’abri des indiscrétions, il medemande où je voulais en venir.

— Je demande à voir l’imam.— À quel sujet ?

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— Vous savez très bien pourquoije suis ici.

— Peut-être, mais vous ne savezpas où vous mettez les pieds.

La menace est claire ; ses yeuxcherchent à crever les miens.

— Pour l’amour du Ciel, docteur,dit-il, les nerfs à fleur de peau.Faites ce que l’on vous dit : rentrezchez vous.

Il me plante là et s’en va, sescompagnons fermant la marchederrière lui. Je regagne le domicilede Yasser et attends la prière dumaghreb, décidé à pousser l’imamjusqu’à ses derniersretranchements. Kim m’appelle

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entretemps. Je la rassure en luipromettant de la rappeler avant lesoir.

Le soleil disparaît à l’horizon surla pointe des pieds. Les bruits de larue s’apaisent. Une petite brises’engouffre dans le patio étuvé parla fournaise de l’après-midi. Yasserrentre quelques minutes avant laprière. Il est embêté de me trouverchez lui, mais soulagé d’apprendreque je ne reste pas pour la nuit.

À l’appel du muezzin, je sorsdans la rue et me dirige vers lamosquée pour la troisième foisd’affilée. Les gardiens du temple nem’attendent pas dans leur repaire ;

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ils anticipent et ils me tombentdessus à un pâté de maisons dechez Yasser. Ils sont cinq. Deux setiennent en faction au bout de lavenelle, les trois autres mebousculent dans une porte cochère.

— Ne joue pas avec le feu,docteur, me dit un grand gaillard enme plaquant contre une paroi.

Je me débats pour me défaire deson emprise ; ses musclesherculéens ne cèdent pas. Dansl’obscurité naissante, ses yeuxjettent des flammèches terrifiantes.

— Ton numéro n’épatepersonne, docteur.

— Ma femme a rencontré le

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cheikh Marwan dans la GrandeMosquée. C’est la raison pourlaquelle je veux voir l’imam.

— On t’a raconté des salades. Onne veut pas de toi ici.

— En quoi je dérange ?Ma question l’amuse et l’agace

en même temps. Il se penche surmon épaule et me souffle dansl’oreille :

— Tu es en train de foutre lebordel dans la ville.

— Surveille ton jargon, lesomme le petit aux pommettessaillantes et au front tailladé quim’avait déjà parlé à la mosquée. Onn’est pas dans une soue à cochons.

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Le malappris ravale son zèle etrecule d’un pas. Remis à sa place, ilse tient à l’écart et ne bronche plus.

Le petit m’explique d’un tonconciliant :

— Docteur Amine Jaafari, je suiscertain que vous ne vous rendez pascompte de la gêne que votreprésence suscite à Bethléem. Lesgens sont devenus trop susceptiblespar ici. S’ils se tiennent à carreau,c’est pour ne pas répondre auxprovocations. Les Israéliens necherchent qu’un prétexte pourprofaner notre intégrité et noussoumettre au régime des ghettos.Nous le savons, et nous essayons de

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ne pas commettre l’erreur qu’ilsattendent de pied ferme. Et vousêtes en train de faire leur jeu…

Il me fixe droit dans les yeux.— Nous n’avons rien à voir avec

votre femme.— Pourtant…— Je vous en prie, docteur

Jaafari. Comprenez-moi.— Ma femme a rencontré, dans

cette ville, le cheikh Marwan.— C’est ce qu’on raconte

effectivement, mais ce n’est pasvrai. Le cheikh Marwan n’est pasvenu chez nous depuis des lustres.Ces rumeurs consistent à le mettreà l’abri des embuscades. Chaque

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fois qu’il veut se produire quelquepart, on fait courir le bruit qu’il està Haïfa, Bethléem, Janin, Gaza,Nusseireth, Ramallah, un peupartout en même temps pourbrouiller les pistes et protéger sesdéplacements. Les servicesisraéliens sont à ses trousses. Ilsont déployé un contingent d’indicspour tirer l’alarme dès qu’il met lenez dehors. Il y a deux ans, il aéchappé miraculeusement à unmissile radioguide lancé d’unhélicoptère. Nous avons perdu denombreuses figures de proue denotre lutte de cette façon. Rappelez-vous comment cheikh Yacine, à son

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âge finissant et cloué sur sa chaiseroulante, a été ciblé. Nous devonsveiller sur les rares leaders qui nousrestent, docteur Jaafari. Et votreconduite ne nous aide pas…

Il me pose une main sur l’épauleet poursuit :

— Votre femme est une martyre.Nous lui serons éternellementreconnaissants. Mais ça ne vousautorise pas à chahuter sonsacrifice ni à mettre en danger quique ce soit. Nous respectons votredouleur, respectez notre combat.

— Je veux savoir…— C’est encore trop tôt, docteur

Jaafari, me coupe-t-il péremptoire.

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Je vous en prie, retournez à Tel-Aviv.

Il fait signe à ses hommes defiler.

Une fois seuls, lui et moi, il meprend le cou à deux mains, sesoulève sur la pointe des pieds,m’embrasse voracement sur le frontet s’en va sans se retourner.

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11 Kim se précipite sur la porte dès

qu’elle entend sonner. Elle m’ouvredans la foulée, sans demander quiest là.

— Dieu du ciel ! s’écrie-t-elle. Oùétais-tu passé ?

Elle s’assure que je suis biencampé sur mes jambes, que ni mesvêtements ni mon visage ne portentde traces de violence et me montrele revers de ses mains :

— Bravo ! grâce à toi, je me suisremise aux bonnes vieilleshabitudes : je me ronge les ongles.

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— Je n’ai pas trouvé de taxi àBethléem, et, à cause descheckpoints de contrôle, aucunclandestin ne m’a proposé sesservices.

— Tu aurais pu m’appeler. Jeserais venue te chercher.

— Tu n’aurais pas trouvé tonchemin. Bethléem est une grossebourgade enchevêtrée. Une sorte decouvre-feu entre en vigueur dès latombée de la nuit. Je ne savais où tedonner rendez-vous.

— Bon, fait-elle en s’écartantpour me laisser passer, tu es entier,et c’est déjà ça de gagné.

Elle a installé une table sur la

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loggia et mis le couvert.— J’ai fait quelques emplettes

pendant ton absence. Tu n’as passoupé, j’espère, car je t’ai mijoté unpetit festin.

— Je meurs de faim.— Excellente nouvelle, fait-elle.— J’ai beaucoup transpiré

aujourd’hui.— Je m’en doutais un peu… La

salle de bains est prête.Je vais dans ma chambre

chercher ma trousse de toilette. Jereste une vingtaine de minutes sousle jet brûlant de la douche, lesmains contre le mur, le dos arrondiet le menton dans le cou. Le

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ruissellement de l’eau sur moncorps me détend. Je sens mesmuscles se décontracter et monsouffle s’apaiser. Kim vient metendre un peignoir de derrière lerideau. Sa pudeur exagérée me faitsourire. Je m’essuie dans une vasteserviette, me frotte vigoureusementles bras et les jambes, enfile lepeignoir trop large de Benjamin etla rejoint sur la loggia.

À peine me suis-je assis quequelqu’un sonne à la porte.

Nous nous regardons, Kim etmoi, intrigués.

— Tu attends du monde ? je luidemande.

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— Pas que je sache, dit-elle enallant ouvrir.

Un grand bonhomme avec unekippa et en tricot de peau bousculepresque Kim pour entrer. Il jette unrapide coup d’œil par-dessus sa tête,me dévisage et dit :

— Je suis le voisin du 38. J’ai vude la lumière, alors je suis venusaluer Benjamin.

— Benjamin n’est pas là, lui faitKim, agacée par son sans-gêne. Jesuis sa sœur, docteur Kim Yehuda.

— Sa sœur ? Je ne vous ai jamaisvue.

— Vous me voyez maintenant.Il acquiesce de la tête, reporte

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son regard sur moi.— Ben, dit-il, j’espère que je ne

vous ai pas dérangés.— Ce n’est pas grave.Il porte un doigt à sa tempe dans

un vague salut et se retire. Kim sortle regarder partir avant de refermerla porte.

— Il ne manque pas de culot,grommelle-t-elle en retournant àtable.

Nous nous mettons à manger.Les stridulations de la nuits’accentuent autour de nous. Uneénorme phalène tourne follementautour de l’ampoule accrochée aufronton de la maison. Dans le ciel,

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où tant de romances s’étaientdiluées jadis, un croissant de lunese mouche dans un nuage. Par-dessus le muret de la résidence, onpeut voir les lumières de Jérusalem,avec ses minarets et le clocher deses églises qu’écartèle désormais cerempart sacrilège, misérable et laid,né de l’inconsistance des hommeset de leurs indécrottables vacheries.Et pourtant, malgré l’affront que luifait le Mur de toutes les discordes,Jérusalem la défigurée ne se laissepas abattre. Elle est toujours là,blottie entre la clémence de sesplaines et la rigueur du désert deJudée, puisant sa survivance aux

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sources de ses vocations éternellesauxquelles ni les rois de naguère niles charlatans d’aujourd’huin’auront accédé. Bien quecruellement excédée par les abusdes uns et le martyre des autres,elle continue de garder la foi – cesoir plus que jamais. On diraitqu’elle se recueille au milieu de sescierges, qu’elle recouvre toute laportée de ses prophétiesmaintenant que les hommes sepréparent à dormir. Le silence seveut un havre de paix. La brisecrisse dans les feuillages, chargéed’encens et de senteurs cosmiques.Il suffirait de prêter l’oreille pour

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percevoir le pouls des dieux, detendre la main pour cueillir leurmiséricorde, d’une présence d’espritpour faire corps avec eux.

J’ai beaucoup aimé Jérusalem,adolescent. J’éprouvais le mêmefrisson aussi bien devant le Dômedu Rocher qu’au pied du Mur deslamentations et je ne pouvaisdemeurer insensible à la quiétudeémanant de la basilique du Saint-Sépulcre. Je passais d’un quartier àl’autre comme d’une fableashkénaze à un conte bédouin, avecun bonheur égal, et je n’avais pasbesoin d’être un objecteur deconscience pour retirer ma

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confiance aux théories des armes etaux prêches virulents. Je n’avaisqu’à lever les yeux sur les façadesalentour pour m’opposer à tout cequi pouvait égratigner leurimmuable majesté. Aujourd’huiencore, partagée entre un orgasmed’odalisque et sa retenue de sainte,Jérusalem a soif d’ivresse et desoupirants et vit très mal le chahutde ses rejetons, espérant contrevents et marées qu’une éclairciedélivre les mentalités de leur obscurtourment. Tour à tour Olympe etghetto, égérie et concubine, templeet arène, elle souffre de ne pouvoirinspirer les poètes sans que les

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passions dégénèrent et, la mortdans l’âme, s’écaille au gré deshumeurs comme s’émiettent sesprières dans le blasphème descanons…

— Ça a été ? m’interrompt Kim.— Quoi ?— Ta journée ?Je m’essuie la bouche dans une

serviette.— Ils ne s’attendaient pas à me

voir débarquer, dis-je. Maintenantqu’ils m’ont sur les bras, ils nesavent où donner de la tête.

— Tant que ça ?… Et c’est quoiau juste ta tactique ?

— Je n’en ai pas. Ne sachant par

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où commencer, je fonce dans le tas.Elle me verse de l’eau gazeuse.

Sa main n’est pas tranquille.— Tu penses qu’ils vont se

laisser faire ?— Je n’en ai pas la moindre idée.— Dans ce cas, où veux-tu en

venir ?— C’est à eux de me le dire, Kim.

Je ne suis ni flic ni journalisted’investigation. J’ai de la colère etelle me boufferait cru si je croisaisles bras. Pour être franc, je ne saispas exactement ce que je veux.J’obéis à quelque chose qui est enmoi et qui me pilote à sa guise.J’ignore où je vais et je n’en ai cure.

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Mais je t’assure que je me sens déjàmieux maintenant que j’ai donnéun coup de pied dans la fourmilière.Il fallait les voir quand ils meretrouvaient en travers de leurchemin… Est-ce que tu vois ce queje veux dire ?

— Pas vraiment, Amine. Tonmanège n’augure rien de bon. Àmon avis, tu te trompes sur lapersonne. C’est un psy qu’il te faut,pas un gourou. Ces gens-là n’ontpas de comptes à te rendre.

— Ils ont tué ma femme.— Sihem s’est tuée, Amine, me

dit-elle doucement comme si elleredoutait de réveiller mes vieux

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démons. Elle savait ce qu’ellefaisait. Elle avait choisi son destin.Ce n’est pas la même chose.

Les propos de Kimm’exaspèrent. Elle me prend lamain.

— Si tu ne sais pas ce que tuveux, pourquoi t’obstiner à foncerdans le tas ? Ce n’est pas la bonnedirection. Admettons que ces gens-là daignent te rencontrer, quecomptes-tu leur soutirer ? Ils tediraient que ta femme est mortepour la bonne cause et t’inviteraientà en faire autant. Ce sont des gensqui ont renoncé à ce monde, Amine.Rappelle-toi ce que te disait

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Naveed ; ce sont des martyrs eninstance, ils attendent le feu vertpour partir en fumée. Je t’assureque tu fais fausse route.Retournons chez nous et laissonsfaire la police.

Je retire ma main de la sienne.— J’ignore ce qu’il m’arrive,

Kim. Je suis parfaitement lucide,mais j’éprouve un besoin terrible den’en faire qu’à ma tête. J’ai lesentiment que je ne pourrai faire ledeuil de ma femme qu’après avoireu en face de moi le fumier qui lui ausurpé la tête. Il m’importe peu desavoir ce que j’aurai à lui dire ou àlui balancer à la figure. Je veux

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juste voir la gueule qu’il a,comprendre ce qu’il a de plus quemoi… C’est difficile à expliquer,Kim. Il se passe tellement de chosesdans mon esprit. Des fois, je m’enveux à mort. Des fois, Sihemm’apparaît pire que toutes lessalopes réunies. Il faut que je sachequi, de nous deux, a fauté vis-à-visde l’autre.

— Et tu penses trouver laréponse chez ces gens-là.

— Je n’en sais rien !Mon cri retentit dans le silence

comme une détonation.Kim est tétanisée sur sa chaise,

un torchon contre la bouche, les

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yeux écarquillés.Je lève les mains à hauteur de

mes épaules pour me calmer :— Je te demande pardon… Toute

cette histoire me dépasse, c’estévident. Mais il faut me laisser fairece que j’ai envie de faire. S’ilm’arrive quelque chose, c’est peut-être ce que je cherche après tout.

— Je m’inquiète pour toi.— Je n’en doute pas une

seconde, Kim. J’ai honte parfois deme conduire de la sorte, pourtant jerefuse de m’assagir. Et plus onessaie de me raisonner, et moinsj’ai envie de me ressaisir… Est-ceque tu me comprends ?

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Kim pose son torchon à côtéd’elle sans répondre. Ses lèvresfrétillent pendant une longueminute avant de rattraper leursmots. Elle respire profondément,pose sur moi des yeux douloureuxet me dit :

— J’ai connu quelqu’un, il y alongtemps. C’était un garçonordinaire, sauf qu’il m’a tapé dansl’œil dès que je l’ai vu. Il était gentil,et tendre. J’ignore comment il afait, mais au bout d’un flirt il aréussi à être le centre de l’universpour moi. J’avais le coup de foudretoutes les fois qu’il me souriait, sibien que lorsqu’il me faisait la

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gueule quelquefois il me fallaitallumer toutes les lampes en pleinjour pour voir clair autour de moi.Je l’ai aimé comme c’est rarementpossible. Par moments, au combledu bonheur, je me posais cettequestion terrible : et s’il mequittait ? Tour de suite, je voyaismon âme se séparer de mon corps.Sans lui, j’étais finie. Pourtant, unsoir, sans préavis, il a jeté sesaffaires dans une valise et il estsorti de ma vie. Des années durant,j’ai eu l’impression d’être uneenveloppe oubliée après une mue.Une enveloppe transparentesuspendue dans le vide. Puis,

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d’autres années ont passé, et je mesuis aperçue que j’étais encore là,que mon âme ne m’a jamais faussécompagnie, et d’un coup, j’airecouvré mes esprits…

Ses doigts couvent les miens, lesbroient.

— Ce que je veux dire est simple,Amine. On a beau s’attendre aupire, il nous surprendra toujours. Etsi, par malheur, il nous arrived’atteindre le fond, il dépendra denous, et de nous seuls, d’y rester oude remonter à la surface. Entre lechaud et le froid, il n’y a qu’un pas.Il s’agit de savoir où mettre lespieds. C’est très facile de déraper.

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Une précipitation, et on pique dunez dans le fossé. Mais est-ce la findu monde ? Je ne le pense pas. Pourreprendre le dessus, il suffit justede se faire une raison.

Dehors, une voiture s’arrêtedans un crissement de freins ; desportières claquent et des bruits depas recouvrent les stridulations. Oncogne à la porte ; ensuite, on sonne.Kim va ouvrir. C’est la policequ’accompagne le voisin du 38.L’officier est un homme blond d’uncertain âge, frêle et courtois ; troisagents l’escortent, armés jusqu’auxdents. Il s’excuse de nous dérangeret demande à voir nos papiers. Nous

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allons dans nos chambresrespectives chercher les documentsen question, suivis de près par lespoliciers.

L’officier contrôle nos cartesd’identité et professionnelles,s’attarde sur les miennes.

— Vous êtes israélien, monsieurJaafari ?

— Ça vous pose problème ?Il me toise, irrité par ma

question, nous rend nos documentset s’adresse à Kim.

— Vous êtes la sœur deBenjamin Yehuda, madame ?

— Oui.— Votre frère est une vieille

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connaissance. Il n’est toujours pasrentré des États-Unis ?

— Il est à Tel-Aviv. Pour lespréparatifs d’un forum.

— C’est vrai, j’ai oublié. J’aientendu dire qu’il a été opéré, cesderniers temps. J’espère qu’il vabien maintenant…

— Mon frère n’a jamais mis lespieds dans un bloc opératoire,monsieur l’officier.

Il opine du chef, la salue et faitsigne à ses hommes de le suivredans la rue. Avant de refermer laporte, nous entendons le voisin du38 dire qu’il n’avait jamais entenduBenjamin lui parler d’une sœur. Les

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portières claquent de nouveau et lavoiture démarre sur les chapeaux deroue.

— La confiance règne, dis-je àKim.

— Et comment ! fait-elle enrejoignant la table.

Je ne ferme pas l’œil de la nuit.Tantôt fixant le plafond à le crever,tantôt tétant une énième cigarette,je rumine les propos de Kim jusqu’àsatiété sans leur trouver de saveur.Kim ne me comprend pas ; plusgrave, je ne suis pas plus avancéqu’elle. Cependant, je ne supporteplus que l’on me fasse la leçon. Jene veux écouter que cette chose qui

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me squatte la tête et m’entraîne, àmon corps défendant, vers le seultunnel à me proposer un soupçonde lumière à l’heure où toutes lesautres issues me renient.

Le matin, très tôt, je profite dusommeil de Kim pour quitter lamaison sur la pointe des pieds etsaute dans un taxi pour Bethléem.La Grande Mosquée est presquedéserte. Un fidèle, qui rangeait deslivres dans une bibliothèque defortune, n’a pas le temps de merattraper. Je traverse en coup devent la salle de prière, soulève latenture derrière le minbar etdébouche sur une pièce

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rudimentaire où un jeune hommeen kamis blanc et coiffé d’une toquelit dans un coran. Il est assis enfakir sur un coussin, une tablebasse devant lui. Le fidèles’engouffre derrière moi, m’attrapepar l’épaule ; je le repousse et faisface à l’imam qui, outragé par monintrusion, prie son disciple de setenir tranquille. Ce dernier se retireen grognant. Lirnam referme sonlivre pour me dévisager. Son regardest rempli de colère.

— Ce n’est pas un moulin, ici.— Je suis désolé, mais c’est le

seul moyen de vous approcher.— Ce n’est pas une raison.

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— J’ai besoin de m’entreteniravec vous.

— À quel sujet ?— Je suis le docteur…— Je sais qui vous êtes. C’est

moi qui ai demandé que l’on voustienne éloigné de la mosquée. Je nevois pas ce que vous espérez trouverà Bethléem, et ne pense pas quevotre présence chez nous soit unebonne idée.

Il pose le coran sur unminuscule chevalet à côté de lui etse lève. Il est petit, ascétique, maisson être exhale une énergie et unedétermination à toute épreuve.

Ses yeux d’un noir

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impressionnant pèsent sur lesmiens.

— Vous n’êtes pas le bienvenuparmi nous, docteur Jaafari. Vousn’avez pas, non plus, le droitd’entrer dans ce sanctuaire sansablutions et sans vous déchausser,ajoute-t-il en essuyant du doigt lescoins de sa bouche. Si vous perdezla tête, gardez au moins unsemblant de correction. Ici, c’est unlieu de culte. Et nous savons quevous êtes un croyant récalcitrant,presque un renégat, que vous nepratiquez pas la voie de vos ancêtresni ne vous conformez à leursprincipes, et que vous vous êtes

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désolidarisé depuis longtemps deleur Cause en optant pour une autrenationalité… Est-ce que je metrompe ?

Devant mon silence, il esquisseune grimace lourde de dédain etdécrète d’un ton sentencieux :

— Par conséquent, je ne vois pasde quoi nous pouvons discuter.

— De ma femme !— Elle est morte, rétorque-t-il

sèchement.— Mais je n’ai pas encore fait

son deuil.— C’est votre problème, docteur.L’aridité de son ton, conjuguée à

son caractère expéditif, me

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déstabilise. Je n’arrive pas à croirequ’un homme censé être proche deDieu puisse être si éloigné deshommes, si insensible à leur peine.

— Je n’aime pas la manière dontvous me parlez.

— Il y a énormément de chosesque vous n’aimez pas, docteur, et jene pense pas que ça vous dispensede quoi que ce soit. J’ignore quis’est chargé de votre éducation ;une certitude : vous n’avez pas été àla bonne école. D’un autre côté, rienne vous autorise à prendre cet airoutré ou à vous situer au-dessus ducommun des mortels ; ni votreréussite sociale ni la bravoure de

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votre épouse qui, soit, dit enpassant, ne vous élève aucunementdans notre estime. Pour moi, vousn’êtes qu’un pauvre malheureux, unmisérable orphelin sans foi et sanssalut qui erre tel un somnambuleen pleine lumière. Vous marcheriezsur l’eau que ça ne vous laverait pasde l’affront que vous incarnez. Carle bâtard, le vrai, n’est pas celui quine connaît pas son père, mais celuiqui ne se connaît pas de repères. Detoutes les brebis galeuses, il est laplus à plaindre et la moins àpleurer.

Il me toise, la bouche prête àmordre :

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— Maintenant, allez-vous-en.Vous portez le mauvais œil surnotre demeure.

— Je vous interdis…— Dehors !Son bras se tend vers la tenture,

tranchant comme un glaive.— Encore une chose, docteur :

entre s’intégrer et se désintégrer, lamarge de manœuvre est si étroiteque le moindre excès pourrait toutfausser.

— Espèce d’illuminé !— Éclairé, précise-t-il.— Vous vous croyez investi

d’une mission divine.— Tout brave en est investi.

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Autrement, il ne serait quevaniteux, égoïste et injuste.

Il tape dans ses mains. Ledisciple, qui visiblement écoutait àla porte, revient me prendre parl’épaule. Je le repousse avec hargneet me retourne vers l’imam.

— Je ne quitterai pas Bethléemavant d’avoir rencontré unresponsable de votre mouvement.

— Sortez de chez moi, s’il vousplaît, me dit l’imam en ramassantson livre sur le chevalet.

Il se rassied sur le coussin et faitcomme si je n’étais plus là.

Kim m’appelle sur mon mobile.

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Elle est très affectée par la manièreavec laquelle je lui ai faussécompagnie. Pour me racheter, jeconsens à ce qu’elle me rejoigne àBethléem et lui fixe rendez-vousdans une station-service à l’entréede la ville. Nous nous rendonsensuite chez ma sœur de lait qui nes’est pas relevée de sa dernièrerechute.

Persuadé que les hommes del’imam allaient se manifester, nousrestons au chevet de Leila. Yassernous rejoint un peu plus tard. Iltrouve Kim en train de s’occuper desa femme et ne cherche pas àcomprendre s’il s’agissait d’une

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amie à moi ou d’un médecin appeléen urgence. Nous nous retironsdans une pièce pour bavarder. Pourm’empêcher de gâcher sa fin dejournée, il énumère les périls quimenacent son pressoir, les dettesqui s’accumulent, le chantage quelui font ses créanciers. Je l’écoutejusqu’à ce qu’il s’essouffle. À montour, je lui fais part de monentretien expéditif avec l’imam. Ilse contente de hocher le menton,une ride profonde sur le front.Prudent, il ne risque aucuncommentaire, mais l’attitude del’imam à mon encontre l’inquiètesérieusement.

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Le soir, ne voyant rien venir, jedécide de retourner à la mosquée.Deux hommes me tombent dessusdans une venelle. Le premierm’attrape par le collet et me faucheles jambes avec son pied ; le secondme porte un coup de genou dans lahanche avant que je touche le sol.J’enfonce mon poignet blessé sousune aisselle et, le visage sous lebras, je me recroqueville sur moi-même pour me protéger des coupsqui se mettent à pleuvoir de tous lescôtés. Les deux hommess’acharnent sur moi en promettantde me lyncher sur place s’ils mesurprennent à rôder dans les

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parages. J’essaie de me relever oude me traîner vers une portecochère ; ils me tirent par lesjambes vers le milieu de la chausséeet me shootent dans le dos et dansles jambes. Les quelques badaudsqui se manifestent dans la ruellebattent aussitôt en retraite,m’abandonnant à la furie de mesagresseurs. Entre contorsions etcris, quelque chose flamboie dansma tête et je perds connaissance…

En recouvrant mes esprits, jedécouvre une ribambelle demioches autour de moi. L’un d’euxdemande si j’étais mort, un autrelui répond que j’étais probablement

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soûl – tous reculent d’un bondquand je me mets sur mon séant.

La nuit est tombée. Je titube enm’appuyant contre les murs, lesmollets flageolants et la têtebourdonnante. Il me faut milleacrobaties pour atteindre la maisonde mon beau-frère.

— Mon Dieu ! hurle Kim.Avec Yasser, elle m’aide à

m’allonger sur un banc matelassé etentreprend de dégrafer ma chemise.Elle est soulagée de constater que,hormis les contusions et leséraflures, mon corps ne porte nitrace d’arme blanche ni celle d’uncoup de feu. Après m’avoir prodigué

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les premiers soins, elle s’empare dutéléphone pour appeler la police –Yasser en manque de choper uninfarctus. Je dis à Kim qu’il n’en estpas question et que je n’ai pasl’intention de me débiner, surtoutaprès la raclée que l’on vient dem’infliger. Elle proteste, me traitede fou et me supplie de la suivresans tarder à Jérusalem ; je refusecatégoriquement de quitterBethléem. Kim se rend compte queje suis totalement aveuglé par lahaine et que rien ne me ferarenoncer à mon idée fixe.

Le lendemain, le corps encapilotade et traînant la patte, je

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retourne dans la mosquée.Personne ne vient me jeter dehors.Certains fidèles, ne me voyant pasme lever pour la prière, pensent queje suis un attardé.

Le soir, quelqu’un appelle chezYasser pour lui dire que l’on passaitme prendre dans une demi-heure.Kim m’avertit qu’il s’agit sûrementd’un traquenard ; je n’en ai cure. Jesuis fatigué de braver le diable et dene subir que ses ruades ; je veux levoir en entier, quitte à en pâtir lerestant de ma vie. C’est d’abord ungosse qui se présente chez Yasser. Ilme demande de le suivre jusqu’à laplace où un adolescent prend le

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relais. Ce dernier me promènelonguement à travers un faubourgplongé dans l’obscurité ; je lesoupçonne de tourner en rond pourme désorienter. Nous atteignonsenfin une boutique dégradée. Unhomme nous attend à côté d’unrideau de fer à moitié baissé. Ilcongédie le garçon et m’invite à lesuivre à l’intérieur de la bâtisse. Aubout d’un corridor jonché decaissons vides et de cartonséventrés, un deuxième homme merécupère. Nous traversons unecourette pour pénétrer dans unpatio chichement éclairé. Dans unepièce nue, on me demande de me

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déshabiller et d’enfiler un jogging etdes espadrilles neufs. L’hommem’explique que ce sont là desmesures de sécurité et que le ShinBeth pourrait m’avoir collé unepuce électronique à même de luifournir mes coordonnées àn’importe quel moment ; par lamême occasion, il s’assure que je neporte pas de micro ou de gadget dece genre sur moi. Une heure après,une fourgonnette vient mechercher. On me bande les yeux eton me plaque contre le plancher.Une multitude de détours plus loin,j’entends un portail râler puis serabattre derrière le véhicule. Un

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chien se met à aboyer, vite rappelé àl’ordre par une voix d’homme. Desbras me relèvent, me retirent lebandeau. Je suis dans une grandecour au bout de laquelle dessilhouettes armées m’attendent depied ferme. Un moment, un frissonépineux me griffe dans le dos ; j’aisoudain peur et me sens fait commeun rat.

Le conducteur de lafourgonnette m’attrape par le coudeet me pousse vers une maison surla droite. Il ne m’accompagne pasplus loin. Un grand gaillard auxallures d’hercule forain m’invite àentrer dans un salon recouvert de

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tapis de laine où un jeune hommeen kamis noir brodé sur lesmanches et sur le col m’ouvre grandses bras.

— Frère Amine, c’est unprivilège de te recevoir dans mamodeste demeure, dit-il avec unléger accent libanais.

Son visage ne me dit rien. Je nepense pas l’avoir rencontré ouaperçu auparavant. Il est beau, lesyeux clairs et les traits fins quefausse une moustache trop fourniepour être vraie ; il ne doit pas avoirplus de trente ans.

Il s’approche de moi et me serrecontre lui en me tapant sur le dos à

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la manière des moudjahidin.— Frère Amine, mon ami, mon

destin. Tu ne peux pas savoircombien je suis honoré.

Je juge inutile de lui rappeler laraclée que ses sbires m’ont filée laveille.

— Viens, me dit-il en s’emparantde ma main, prends place sur cebanc et assieds-toi près de moi.

Je dévisage le colosse en factiondevant la porte. D’un imperceptiblehochement de la tête, mon hôte lecongédie.

— Navré pour hier, m’avoue-t-il,mais reconnaissez que vous l’avezun peu cherché.

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— Si c’est le prix à payer pourvous rencontrer, je trouve la noteassez salée.

Il rit.— D’autres avant toi ne s’en sont

pas tirés à si bon compte, meconfie-t-il avec une pointed’arrogance. Nous traversons desmoments où rien ne doit être laisséau hasard. Le moindre laxisme, ettout peut basculer.

Il retrousse les basques de sonkamis et s’assoit en tailleur sur unenatte.

— Ton chagrin m’émeut au plusprofond de mon âme, frère Amine.Dieu m’est témoin, je souffre

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autant que toi.— J’en doute. Ce sont des choses

qu’on ne partage paséquitablement.

— J’ai perdu les miens, moiaussi.

— Je ne les ai pas souffertsautant que toi.

Il serre les lèvres :— Je vois…— Ce n’est pas une visite de

courtoisie, lui dis-je.— Je sais… Que puis-je pour

toi ?— Mon épouse est morte. Mais

avant d’aller se faire exploser aumilieu d’une bande d’écoliers, elle

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était venue dans cette villerencontrer son gourou. Je suis trèsen colère qu’elle ait préféré desintégristes à moi, ajouté-je,incapable de contenir la rage entrain de me gagner telle une maréeobscure. Et, doublement, enm’apercevant que je n’y ai vu quedu feu. J’avoue que je suisbeaucoup plus en colère de n’avoirrien vu venir que pour le reste. Mafemme islamiste ? Et depuis quand,tiens ? Ça ne me rentre toujours paslà-dedans. C’était une femme deson temps. Elle aimait voyager etnager, siroter sa citronnade sur laterrasse des crémeries, et était trop

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fière de ses cheveux pour les cachersous un foulard… Que lui avez-vousraconté pour faire d’elle unmonstre, une terroriste, uneintégriste suicidaire, elle qui nesupportait pas d’entendre gémir unchiot ?

Il est désappointé. Son opérationde charme, qu’il a dû peaufiner desheures durant avant de m’accueillir,semble prendre l’eau. Il nes’attendait pas à ma réaction etespérait, à travers la mise en scènerocambolesque qui a entouré monapproche puis mon « rapt »consentant, m’avoir assezimpressionné pour me mettre en

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position de faiblesse. Moi-même jene comprends pas d’où me vientcette insolence agressive qui faittrembler mes mains sans lézarderma voix, battre mon cœur sans quefléchissent mes genoux. Pris entenaille entre la précarité de masituation et la rage que le zèle altierde mon hôte et son déguisement demauvais goût suscitent en moi,j’opte pour la témérité. J’ai besoinde montrer clairement à cechefaillon d’opérette que je ne lecrains pas, de lui renvoyer à lafigure la répugnance et le fiel queles énergumènes de son espècesécrètent en moi.

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Longuement, le commandeur setriture les doigts, ne sachant par oùcommencer.

— Je n’apprécie pas la brutalitéde tes reproches, frère Amine, finit-il par dire dans un soupir. Mais jemets ça sur le compte de tonchagrin.

— Vous pouvez la mettre où çavous chante.

Son visage s’embrase.— Je t’en supplie, pas de

grossièreté. Je ne le supporte pas.Surtout pas dans la bouche d’unéminent chirurgien. J’ai accepté dete recevoir pour une simple raison :t’expliquer une fois pour toutes que

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ça ne sert à rien de te donner enspectacle dans notre ville. Ici, il n’ya rien pour toi. Tu voulaisrencontrer un responsable de notremouvement. C’est fait. Maintenant,tu vas rentrer à Tel-Aviv et tirer unecroix sur cette entrevue. Autrechose : personnellement, je n’ai pasconnu ta femme. Elle n’agissait passous notre bannière, mais nousavons apprécié son geste.

Il lève sur moi des yeuxincandescents.

— Une dernière remarque,docteur. À force de vouloirressembler à tes frères d’adoption,tu perds le discernement des tiens.

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Un islamiste est un militantpolitique. Il n’a qu’une seuleambition : instaurer un Étatthéocratique dans son pays et jouirpleinement de sa souveraineté et deson indépendance… Un intégristeest un djihadiste jusqu’au-boutiste.Il ne croit pas à la souveraineté desÉtats musulmans ni à leurautonomie. Pour lui, ce sont desÉtats vassaux qui seront appelés àse dissoudre au profit d’un seulcalifat. Car l’intégriste rêve d’uneouma une et indivisible quis’étendrait de l’Indonésie au Marocpour, à défaut de convertirl’Occident à l’islam, l’assujettir ou

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le détruire… Nous ne sommes nides islamistes ni des intégristes,docteur Jaafari. Nous ne sommesque les enfants d’un peuple spoliéet bafoué qui se battent avec lesmoyens du bord pour recouvrer leurpatrie et leur dignité, ni plus nimoins.

Il me considère un instant pourvoir si j’ai assimilé ; ensuite,replongeant dans la contemplationde ses ongles d’une propretéimmaculée, il poursuit :

— Je n’ai pas connu ton épouse,et je le regrette. Ta femme auraitmérité qu’on lui baise les pieds. Cequ’elle nous a offert, par son

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sacrifice, nous réconforte et nousinstruit. Je comprends que tu tesentes floué. C’est parce que tu n’aspas encore réalisé la portée de sonacte. Pour le moment, c’est tonorgueil d’époux qui rechigne. Unjour, il finira par afficher profil baset là, tu verras plus clair et plusloin. Si ton épouse ne t’a rien dit ausujet de son combat, ça ne signifiepas qu’elle t’a trahi. Elle n’avait rienà te dire. N’avait de comptes àrendre à personne. Puisqu’elle s’enremettait à Dieu… Je ne te demandepas de lui pardonner – qu’est-ceque le pardon d’un mari quand on areçu la grâce du Seigneur ? Je te

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demande de tourner la page. Lefeuilleton continue.

— Je veux savoir pourquoi, dis-je bêtement.

— Pourquoi quoi ? C’est sonhistoire à elle ; une histoire qui nete concerne pas.

— J’étais son époux.— Elle ne l’ignorait pas. Si elle

n’a rien voulu te confier, c’estqu’elle avait ses raisons. De cettefaçon, elle te disqualifiait.

— Foutaises ! Elle avait desobligations vis-à-vis de moi. On nefausse pas compagnie comme ça àson mari. En tous les cas, pas à moi.Je n’ai jamais fauté vis-à-vis d’elle.

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Et c’est ma vie qu’elle vient defoutre en l’air. Pas seulement lasienne. Ma vie et celle de dix-septpersonnes qu’elle ne connaissait nid’Ève ni d’Adam. Et tu medemandes pourquoi je veux savoir ?Eh bien, je veux tout savoir, toute lavérité.

— Laquelle ? La tienne ou lasienne ? Celle d’une femme qui aréalisé où était son devoir ou biencelle d’un homme qui croit qu’ilsuffit de tourner le dos à un dramepour s’en laver les mains ? Quellevérité tu veux connaître, docteurAmine Jaafari ? Celle de l’Arabe quipense qu’avec un passeport

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israélien il est sorti de l’auberge ?Celle du bougnoule de service parexcellence que l’on honore à toutbout de champ et que l’on convie àdes réceptions huppées pourmontrer aux gens combien on esttolérant et attentionné ? Celle dequelqu’un qui, en tournant sa veste,croit retourner sa peau et réussir laplus parfaite des mues ? C’est cettevérité que tu cherches ou est-cecelle-là même que tu fuis ?… Non,mais sur quelle planète vis-tu,monsieur ? Nous sommes dans unmonde qui s’entre-déchire tous lesjours que Dieu fait. On passe nossoirées à ramasser nos morts et nos

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matinées à les enterrer. Notre patrieest violée à tort et à travers, nosenfants ne se souviennent plus dece qu’école veut dire, nos filles nerêvent plus depuis que leurs princescharmants leur préfèrent Intifada,nos villes croulent sous les enginschenilles et nos saints patrons nesavent où donner de la tête ; et toi,simplement parce que tu es bien auchaud dans ta cage dorée, tu refusesde voir notre enfer. C’est ton droit,après tout. Chacun mène sa barquecomme il l’entend. Mais de grâce,ne viens pas demander après ceuxqui, écœurés par ton impassibilitéet ton égoïsme, n’hésitent pas à

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donner leur vie pour t’éveiller à toi-même… Ta femme est morte pourta rédemption, monsieur Jaafari.

— Tu parles d’une rédemption !le tutoie-je à mon tour. C’est toi quien as besoin… Tu oses me parlerd’égoïsme, à moi dont on a ravil’être que je chéris le plus aumonde ?… Tu oses me soûler avectes histoires de bravoure et dedignité lorsque tu restes dans toncoin en envoyant des femmes et desgamins au charbon ? Détrompe-toi :nous vivons bien sur la mêmeplanète, mon frère, sauf que nousne logeons pas à la même enseigne.Tu as choisi de tuer, j’ai choisi de

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sauver. Ce qui est l’ennemi pour toi,pour moi est un patient. Je ne suisni égoïste ni indifférent et j’aiautant d’amour-propre quen’importe qui. Je veux seulementvivre ma part d’existence sans êtreobligé de puiser dans celle desautres. Je ne crois pas auxprophéties qui privilégient lesupplice au détriment du bon sens.Je suis venu au monde nu, je lequitterai nu ; ce que je possède nem’appartient pas. Pas plus que lavie des autres. Tout le malheur deshommes vient de ce malentendu :ce que Dieu te prête, tu dois savoirle rendre. Aucune chose, sur terre,

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ne t’appartient vraiment. Ni lapatrie dont tu parles ni la tombe quite fera poussière parmi la poussière.

Mon doigt n’a pas arrêté del’estoquer. Le chef de guerre nebronche pas. Il m’écoute jusqu’aubout, les yeux sur ses ongles, sansdaigner essuyer les éclaboussuresde ma salive sur sa figure.

Après un long silence, qui m’aparu interminable, il remuelégèrement un sourcil, respire unbon coup et lève enfin les yeux surmoi.

— Je suis abasourdi par ce que jeviens d’entendre, Amine, et ça mefend et le cœur et l’âme. Quelle que

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soit ta peine, tu n’as pas le droit deblasphémer de la sorte. Tu meparles de ton épouse, et tu nem’entends pas te parler de ta patrie.Si tu refuses d’en avoir une,n’oblige pas les autres à renoncer àla leur. Ceux qui la réclament à coret à cri proposent leur vie tous lesjours et toutes les nuits. Pour eux,pas question de crevoter dans lemépris des autres et de soi-même.C’est ou la décence ou la mort, ou laliberté ou la tombe, ou la dignité oule charnier. Et aucun chagrin, aucundeuil ne les empêchera de se battrepour ce qu’ils considèrent, à justetitre d’ailleurs, comme l’essence de

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l’existence : l’honneur. « Lebonheur n’est pas la récompense dela vertu. Il est la vertu elle-même. »

Il tape dans ses mains. La portes’écarte sur le colosse. L’entretienest clos.

Avant de me congédier, ilajoute :

— J’ai beaucoup de chagrin pourtoi, docteur Amine Jaafari. Il estclair, nous n’empruntons pas lemême chemin. Nous passerions desmois et des années à essayer denous entendre qu’aucun de nousdeux ne voudrait écouter l’autre.Inutile donc d’en rajouter. Rentrechez toi. Nous n’avons plus rien à

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nous dire.

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12 Kim avait raison ; j’aurais dû

remettre la lettre à Naveed ; il enaurait fait meilleur usage que moi.Elle n’avait pas tort, non plus,quand elle me mettait en gardecontre moi-même, car, de toutes lesinvraisemblances, j’étais la moinsfacile à admettre. Il m’en a fallu dutemps pour me rendre à l’évidence.C’est une chance inouïe que je m’ensois sorti entier – certes bredouille,pas forcément indemne, mais surpied. L’échec de cette aventure mepoursuivra longtemps, aussi tenace

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qu’un cas de conscience, aussiscélérat qu’une farce. Ça m’a avancéà quoi, finalement ? Je n’ai fait quetourner autour d’une illusion,semblable à une phalène autourd’un lumignon, plus obsédée par lestentations de sa curiosité quefascinée par la lumière mortelle ducierge. La trappe que je m’escrimaisà soulever ne m’a délivré aucun deses secrets ; elle m’a juste envoyé àla figure son remugle et ses toilesd’araignées.

Je n’éprouve plus le besoind’aller plus loin.

Maintenant que j’ai vu de mespropres yeux à quoi ressemblent un

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chef de guerre et un faiseur dekamikazes, l’emprise de mesdémons s’est ramollie. J’ai décidéd’arrêter mon cirque : je rentre àTel-Aviv.

Kim est soulagée. Elle conduiten silence, les mains agrippées auvolant comme pour s’assurerqu’elle n’hallucinait pas, qu’elle meramenait bel et bien à la maison.Depuis le matin, elle évite de placerun mot de peur de gaffer, de mevoir changer brusquement d’avis.Elle s’est levée avant les aurores, atout emballé sans bruit pour ne meréveiller qu’une fois le ménageaccompli et la voiture fin prête, la

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plupart de nos affaires dans lecoffre.

Nous quittons les quartiers juifs,les tempes dans des œillères. Pasquestion de regarder à droite ou àgauche, ou de s’attarder sur quoique ce soit ; une simple mégardepourrait tout fausser. Kim n’ad’yeux que pour la chaussée qui filedevant elle, droit sur la porte desortie. Délivré des affres de la nuit,le jour s’annonce radieux. Un cielimmaculé s’étire paresseusement,encore chargé d’un sommeil dejuste. La ville semble avoir du mal às’extirper du lit. Quelques lève-tôtémergent des pénombres, furtifs,

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les yeux bouffis de rêves avortés ;ils rasent les murs pareils à desombres chinoises. De rares bruitsfusent çà et là, trahissant un rideaude fer que l’on soulève, une voiturequi démarre. Un autocar segargarise grossièrement enregagnant sa gare. À Jérusalem, onest très prudent, le matin ; parsuperstition : ce sont généralementles premiers faits et gestes de l’aubequi façonnent le reste de la journée.

Kim profite de la fluidité de lacirculation pour rouler vite, trèsvite. Elle ne se rend pas compte desa nervosité. On dirait qu’ellecherche à prendre de vitesse mes

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sautes d’humeur, qu’elle a peur queje change d’avis et que je décide deretourner à Bethléem.

Elle ne redresse le dos quelorsque les derniers faubourgs de laville disparaissent dans lerétroviseur.

— Il n’y a pas le feu, lui fais-je.Elle retire son pied de la pédale

de l’accélérateur comme si, soudain,elle venait de s’apercevoir qu’ellemarchait sur la queue d’un serpent.En réalité, c’est surtout ledélabrement de ma voix qui lachiffonne. Je me sens si las, simisérable. Qu’étais-je allé chercherà Bethléem ? Un bout de mensonge

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pour lifter ce qu’il reste de monimage ? Un soupçon de dignité àl’heure où rien ne me réussit ?Exhiber ma colère sur la placepublique pour que l’on sachecombien je vomis ces fumiers quiont crevé mon rêve comme unabcès ?… Admettons que l’on n’aitd’yeux que pour ma peine et mondégoût, que les gens s’écartent surmon passage, que les nuquesploient sous mon regard… et puisaprès ? Ça va changer quoi ? Quelleplaie cautériser, quelle fracturerebouter ?… Au fond de moi, je nesuis même pas sûr de vouloirremonter jusqu’à la racine de mon

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malheur. Certes, je n’ai pas peurd’en découdre, mais commentcroiser le fer avec des fantômes. Çacrève les yeux que je ne fais pas lepoids. Je ne connais rien auxgourous ni à leurs sbires. Toute mavie, j’ai tourné opiniâtrement le dosaux diatribes des uns et auxagissements des autres, cramponnéà mes ambitions tel un jockey à samonture. J’ai renoncé à ma tribu,accepté de me séparer de ma mère,consenti concession sur concessionpour ne me consacrer qu’à macarrière de chirurgien ; je n’avaispas le temps de m’intéresser auxtraumatismes qui sapent les appels

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à la réconciliation de deux peuplesélus qui ont choisi de faire de laterre bénie de Dieu un champd’horreur et de colère. Je ne mesouviens pas d’avoir applaudi lecombat des uns ou condamné celuides autres, leur trouvant à tous uneattitude déraisonnable et navrante.Jamais je ne me suis sentiimpliqué, de quelque manière quece soit, dans le conflit sanglant quine fait, en vérité, qu’opposer à huisclos les souffre-douleur aux boucsémissaires d’une histoire scélératetoujours prête à récidiver. J’aiconnu tant d’hostilités méprisablesque le seul moyen de ne pas

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ressembler à ceux qui étaientderrière est de ne pas les pratiquer àmon tour, Entre tendre l’autre joueet rendre les coups, j’ai choisi desoulager les patients. J’exerce leplus noble métier des hommes etpour rien au monde je ne voudraiscompromettre la fierté qu’ilm’insuffle… Ma présence àBethléem n’aura été qu’une fuite enavant ; ma pseudo-vaillance, qu’unediversion. Qui suis-je pourprétendre triompher là où lesservices compétents se cassent lesdents tous les jours ? J’ai en face demoi une organisation parfaitementhuilée, rodée à travers des années

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de cabales et de faits d’armes et quimène la dragée haute aux plus finslimiers des polices secrètes. Je n’aià lui opposer que mes frustrationsd’époux floué, une fureur dopéesans réelle portée. Et dans ce duel,il n’y pas de place pour les étatsd’âme, encore moins pourl’attendrissement ; seuls les canons,les ceintures explosives et les coupsfourrés ont voix au chapitre, etmalheur aux ventriloques dont lesmarionnettes se grippent – un duelsans pitié et sans règles où leshésitations sont fatales et leserreurs irréparables, où la fingénère ses propres moyens, où le

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salut est hors course, largementsupplanté par le vertige desrevanches et des mortsspectaculaires. Or, j’ai toujourséprouvé une sainte horreur pour leschars et les bombes, ne voyant eneux que la forme la plus aboutie dece que l’espèce humaine a de pireen elle. Je n’ai rien à voir avec lemonde que j’ai profané à Bethléem ;je ne connais pas ses rituels, ignoreses exigences et ne me crois pas enmesure de me familiariser avec. Jehais les guerres et les révolutions,et ces histoires de violencesrédemptrices qui tournent sur elles-mêmes telles des vis sans fin,

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charriant des générations entières àtravers les mêmes absurditésmeurtrières sans que ça fasse tilt !dans leur tête. Je suis chirurgien ; jetrouve qu’il y a suffisamment dedouleur dans nos chairs pour quedes gens sains de corps et d’espriten réclament d’autres à tout bout dechamp.

— Tu me déposes chez moi, dis-je à Kim lorsque les buildings deTel-Aviv se mettent à miroiter dansles réverbérations du lointain.

— Tu as des trucs à prendre à lamaison ?

— Non, je veux rentrer chez moi.Elle fronce les sourcils.

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— C’est trop tôt.— C’est ma maison, Kim. Tôt ou

tard, il faudra bien que j’y retourne.Kim se rend compte de sa

bourde. D’une main agacée, ellechasse une mèche sur ses yeux.

— Ce n’est pas ce que je voulaisdire, Amine.

— C’est pas méchant.Elle roule quelques centaines de

mètres en se mordillant les lèvres.— C’est encore ce maudit signe

que tu n’as pas su saisir, n’est-cepas ?

Je ne lui réponds pas.Un tracteur tressaute sur le

flanc d’une colline. Le garçon qui le

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conduit doit s’agripper au volantpour ne pas être désarçonné. Deuxchiens roux l’escortent de part etd’autre de l’engin, l’un le museau àras le sol, l’autre distrait. Unemaisonnette surgit derrière unehaie, petite et vermoulue, avantqu’un bouquet d’arbres l’escamoteavec la dextérité d’unprestidigitateur. De nouveau, leschamps reprennent leur cavalcadeéperdue à travers la plaine ; lasaison s’annonce excellente.

Kim attend de doubler un convoimilitaire avant de revenir à lacharge :

— Tu ne te sentais pas bien chez

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moi ?Je me retourne vers elle ; elle

préfère regarder droit devant.— Je ne serais pas resté une

seconde de plus, Kim, et tu le saisbien. J’apprécie ta présence à mescôtés. Sauf que j’ai besoin deprendre un certain recul pour fairel’inventaire de ces derniers jours àtête reposée.

Kim a surtout peur que je mefasse du mal, que je ne supporte pasun tête-à-tête avec moi-même, queje finisse par céder au siège de montourment. Elle me croit à deuxdoigts de la dépression, à portée dugeste définitif. Elle n’a pas besoin

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de me l’avouer ; tout en elle trahitses profondes inquiétudes : sesdoigts qui tambourinent surn’importe quoi, ses lèvres qui nesavent quoi faire de leurs grimaces,ses yeux qui se débinent dès que lesmiens insistent, sa gorge qu’elledoit racler chaque fois qu’elle aquelque chose à me dire… Je medemande comment elle fait pour nepas perdre le fil et continuer de mesuivre à la trace avec une vigilanceaussi soutenue.

— C’est d’accord, concède-t-elle.Je te dépose chez toi et je passe teprendre le soir. Nous dînerons chezmoi.

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Sa voix est mal à l’aise.J’attends patiemment qu’elle se

retourne vers moi pour lui dire :— J’ai besoin de rester seul

quelque temps.Elle feint de méditer puis, la

bouche tordue, elle s’enquiert :— Jusqu’à quand ?— Jusqu’à ce que ça se tasse.— Ça risque de durer longtemps.— Je ne suis pas touché à ce

point, je te rassure. J’ai seulementbesoin de faire le vide en moi.

— Très bien, fait-elle avec unepointe de colère mal dissimulée.

Après un long silence.— Je peux au moins passer te

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voir ?— Je t’appellerai dès que

possible.Sa susceptibilité accuse le coup.— Ne le prends pas mal, Kim. Ce

n’est pas toi qui es en cause. Je sais,c’est compliqué à justifier, mais tucomprends parfaitement ce quej’essaie de te dire.

— Je ne veux pas que tu t’isoles,c’est tout. Je trouve que tu n’es pasencore en mesure de te ressaisirseul. Et je ne tiens pas à m’enmordre le peu de doigts qui mereste.

— Je m’en voudrais.— Pourquoi ne pas laisser le

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professeur Menach t’examiner ?C’est un éminent psy et un grandami à toi.

— J’irai le voir, c’est promis,mais pas dans mon état actuel. J’aibesoin de me reconstruire moi-même avant. Ça me mettrait dansune meilleure condition pourécouter.

Elle me dépose chez moi, n’osepas m’accompagner à l’intérieur dela maison. Avant de refermer lagrille derrière moi, je lui souris. Elleme décoche un clin d’ œil triste.

— Tâche de ne pas laisser tonsigne te gâcher l’existence, Amine.À la longue, ça use, et après, tu ne

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pourras plus te reprendre en mainsans t’effriter entre les doigtscomme une momie pourrie.

Sans attendre ma réaction, elledémarre.

Quand le bruit de la Nissandisparaît et que je me retrouve faceà ma maison et son silence, jeréalise l’ampleur de ma solitude ;Kim me manque déjà… Je suis denouveau seul… Je n’aime pas telaisser seul, m’avait dit Sihem laveille de son départ pour KafrKanna. Et d’un seul coup, tout merevient. Au moment où je m’yattends le moins. Sihem m’avaitpréparé un festin de roi, ce soir-là ;

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rien que les mets dont je raffole.Nous avions dîné aux chandelles, entête à tête dans le salon. Elle nemangeait pas, se contentait depicorer délicatement dans sonassiette. Elle était si belle et silointaine à la fois. « Pourquoi es-tutriste, mon amour ? » lui avais-jedemandé. « Je n’aime pas te laisserseul, mon chéri », m’avait-ellerépondu. « Trois jours, ce n’est pasbien long », lui avais-je dit. « Pourmoi, c’est une éternité », m’avait-elle avoué. C’était ça, son message ;le signe que je n’ai su saisir. Maiscomment soupçonner l’abîmederrière l’éclat de ses yeux,

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comment deviner l’adieu derrièretant de générosité puisque cettenuit-là elle s’était donnée à moicomme jamais auparavant ?

Je mets une autre éternité àtrembler sur le pas de ma porteavant de le franchir.

La femme de ménage n’esttoujours pas passée. J’essaie de lajoindre au téléphone et tomberégulièrement sur son répondeur.Je décide de prendre les choses enmain. La maison est dans l’état oùles hommes du capitaine Moshél’ont laissée ; chambres sens dessusdessous, tiroirs par terre, leurcontenu éparpillé, armoires évidées,

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étagères renversées, meublesdéplacés, parfois retournés. Entre-temps, la poussière et les feuillesmortes ont envahi les lieux grâceaux vitres brisées et aux fenêtresque j’avais omis de fermer. Lejardin est en disgrâce ; il est jonchéde canettes, de journaux et detoutes sortes d’objets que meslyncheurs de l’autre jour ont laissésderrière eux pour compenser leurcoup raté. J’appelle un vitrier de maconnaissance ; il dit qu’il a duboulot en instance et promet depasser avant la tombée de la nuit.De mon côté, je commence parremettre de l’ordre dans les pièces ;

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je ramasse ce qui traînait par terre,relève ce qui était renversé, remetsles étagères et les tiroirs à leurplace, sépare les choses détérioréesde celles qui ne l’étaient pas. Quandle vitrier arrive, je finis de donnerles derniers coups de balai. Ilm’aide à sortir les sacs poubelle, vaexaminer les fenêtres pendant queje me retire dans la cuisine pourfumer et boire un café, puis revientavec un bloc-notes où il a relevé lesdifférentes interventions quil’attendent.

— Ouragan ou vandalisme ? medemande-t-il.

Je lui propose une tasse de café

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qu’il accepte volontiers.C’est un gros rouquin avec un

visage criblé de taches de sonqu’une grande bouche dévore àmoitié, des épaules rondes etflasques et des pattes courtes quitombent vite dans des godassesmilitaires tailladées. Je le connaisdepuis des années ; j’ai opéré sonpère à deux reprises.

— Y a du boulot, m’informe-t-il.Vingt-trois carreaux à remplacer. Tudevrais aussi solliciter unmenuisier ; tu as deux fenêtresbousillées et des volets à réparer.

— Tu en connais un bon ?Il réfléchit en plissant un œil.

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— Y en a un qui n’est pasmauvais, mais j’sais pas s’il seradisponible dans l’immédiat. Jecommence demain. J’ai beaucoupbossé aujourd’hui et j’suis crevé.J’suis juste passé pour le devis. Çate va ?

Je consulte ma montre.— C’est d’accord, pour demain.Le vitrier avale d’un trait son

café, remet son bloc-notes dans uncartable aux sangles avachies et s’enva. Je redoutais qu’il remette sur letapis l’attentat puisque, de touteévidence, il savait qui était derrière ;il n’en fut rien. Il a noté ce qu’ilavait à faire et c’est tout. Je l’ai

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trouvé admirable.Après son départ, je prends une

douche et descends en ville. Un taxime dépose d’abord dans le garageoù j’avais rangé ma voiture avantmon départ pour Jérusalem,ensuite, bien casé derrière monvolant, je file sur le front de mer. Lacirculation fiévreuse m’oblige à merabattre sur un parking en face de laMéditerranée. Des couples et desfamilles se promènenttranquillement le long desesplanades. Je dîne dans un petitrestaurant discret, avale quelquesbières dans un bar à l’autre bout dela rue, puis je vais traîner sur la

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plage jusqu’à une heure avancée dela nuit. Le bruit des vaguesm’insuffle une sorte de plénitude.Je rentre chez moi un peu éméché,mais l’esprit débarrassé de pas malde scories.

Je m’assoupis dans le fauteuil,habillé, chaussures aux pieds – lesommeil m’a happé entre deuxbouffées de cigarette. C’est leclaquement d’une fenêtre qui meréveille en sursaut. Je m’aperçoisque je nage dans mestranspirations. Je crois avoir fait unmauvais rêve, mais impossible deme rappeler quoi au juste. Je melève en titubant. Mon cœur se

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serre ; des frissons me griffent dansle dos. Qui est là ?, m’entends-jecrier. J’allume dans le vestibule,dans la cuisine, dans les chambres,à l’affût d’un bruit suspect… Qui estlà ? Une porte-fenêtre est ouverteau premier, le rideau gonflé de vent.Il n’y a personne sur le balcon. Jeferme les volets et retourne dans lesalon. Mais la présence demeure,vague et proche à la fois. Mesfrissons s’accentuent. C’est sansdoute Sihem, ou bien son fantôme,ou bien les deux qui reviennent…Sihem… L’espace se remplitprogressivement d’elle. Au bout dequelques palpitations, la maison en

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est pleine comme un œuf, ne melaissant qu’une minuscule poched’air pour ne pas suffoquer. Toutredevient la maîtresse de céans ; leslustres, les commodes, les tringles,les consoles, les couleurs… Lestableaux, c’était elle qui les avaitchoisis, encore elle qui les avaitaccrochés aux murs. Je la revoisreculer de quelques pas, un doigtcontre le menton, pencher la tête àdroite et à gauche pour être sûreque le cadre se tenait droit. Sihemavait un sens aigu du détail. Elle nelaissait rien au hasard et pouvaitrester des heures à interrogerl’emplacement d’une toile ou le pli

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d’un rideau. Du séjour à la cuisine,de pièce en pièce, j’ai le sentimentde la suivre à la trace. Des scènesquasi réelles se substituent auxsouvenirs. Sur le canapé en cuir,Sihem se délasse. Là, elle appliquede délicates couches de rose à sesongles. Chaque recoin garde unbout de son ombre, chaque miroirreflète une éclaboussure de sonimage, chaque friselis la raconte. Jen’ai qu’à tendre la main pourcueillir un rire, un soupir, unevolute de son parfum… Je voudraisque tu me donnes une fille, luidisais-je aux premières saisons denos amours… Blonde ou brune ? me

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faisait-elle en rougissant… Je laveux saine et belle. La couleur deses yeux, celle de ses cheveuxm’importent peu. Je veux qu’elle aitl’essentiel de ton regard et tesfossettes pour qu’en souriant elledevienne ton portrait craché…J’arrive dans le salon du premier,drapé de velours grenat, avec desrideaux laiteux aux fenêtres et deuxfauteuils imposants au milieu d’unbeau tapis persan que veille unetable de verre et de chrome. Unegrande bibliothèque en merisierinvestit toute une aile, d’un bout àl’autre, chargée de livres rangésavec soin et de bibelots ramenés de

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pays lointains. Cette pièce étaitnotre tour d’ivoire, à Sihem et àmoi. Personne d’autre n’y étaitconvié. C’était notre coin intime,notre retraite dorée. Nous y venionsparfois communier avec nossilences et recycler nos sensémoussés par les bruits de tous lesjours. Nous prenions un livre oumettions une musique, et nousvoilà partis. Nous lisions aussi bienKafka que Khalil Gibran etécoutions avec la même gratitudeOum Kalsoum ou Pavarotti… D’uncoup, mon corps se hérisse de latête aux pieds. Je sens son souffledans le creux de ma nuque, dense,

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chaud, haletant, certain qu’il mesuffirait de me retourner pourtomber nez à nez avec elle, lasurprendre debout dans le ballettumultueux de ses ondes,resplendissante, les yeuximmenses, plus belle que dans mesrêves les plus fous…

Je ne me retourne pas.Je quitte le salon à reculons

jusqu’à ce que son souffle se perdedans le courant d’air, retourne dansma chambre allumer tous les abat-jour et toutes les lumières pourconjurer les pénombres, medéshabille, fume une dernièrecigarette, avale deux tranquillisants

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et glisse dans mon lit.Sans éteindre. Le lendemain, je me surprends

dans le salon d’en haut, la figurecontre la vitre, à guetter le lever dujour. Comment suis-je revenu surce lieu hanté ? De mon plein gré oubien en somnambule ? Aucune idée.

Le ciel de Tel-Aviv se surpasse ;pas un bout de nuage en vue. Lalune est réduite à une rognure. Lesdernières étoiles de la nuits’effacent doucement dansl’opalescence du levant. De l’autrecôté de la grille, le voisin d’en faceastique le pare-brise de sa voiture.

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Il est toujours le premier deboutdans le quartier. Gérant l’un desrestaurants les plus chics de la ville,il tient à être dans les halles avantses concurrents. Il nous arrivaitquelquefois d’échanger dessalamalecs dans le noir, lui sepréparant à se rendre au marché etmoi rentrant de l’hôpital. Depuisl’attentat, il fait comme si je n’avaisjamais existé.

Le vitrier arrive vers 9 heures,dans une fourgonnette décolorée.Assisté par deux garçonsboutonneux, il décharge sonmatériel et ses plaques de verreavec une précaution d’artificier. Il

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m’annonce que le menuisier n’allaitpas tarder à rappliquer. Ce dernierdébarque quelques instants plustard, à bord d’une camionnettebâchée. C’est un grand bonhommedesséché, au visage raviné et auregard grave. Engoncé dans unesalopette usée jusqu’à la trame, ildemande à voir les fenêtresabîmées. Le vitrier se charge de leslui montrer. Je reste au rez-de-chaussée, assis dans un fauteuil, àboire du café et à fumer. Unmoment, j’ai pensé aller medégourdir les jambes et l’esprit dansun petit parc non loin de chez moi.Il fait beau et le soleil couvre d’or

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les arbres alentour – le risquequ’une mauvaise rencontre gâchema journée m’en dissuade.

Naveed Ronnen me téléphonevers les coups de 11 heures entre-temps, le menuisier a emporté danssa camionnette les fenêtres qu’ildoit réparer dans son atelier. Quantau vitrier et ses deux assistants, ilssont montés au premier et fontceux qui ne sont pas là.

— Qu’est-ce qu’on devient, vieuxfrère ? me lance Naveed, content dem’avoir au bout du fil. Amnésiqueou seulement distrait ? Tu t’en vas,tu reviens, tu disparais puisréapparais, et pas une fois tu ne

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songes à appeler ton cher copainpour lui laisser tes coordonnées…

— Lesquelles ? Tu reconnais toi-même que je ne tiens pas en place.

Il rit.— Ce n’est pas un

empêchement. Moi aussi, j’ai labougeotte, mais ma femme saitexactement où me joindre quandelle veut me marquer un point. Ças’est bien passé à Jérusalem ?

— Comment tu sais que j’étais àJérusalem ?

— Je suis flic… (après un petitrire). J’avais appelé chez Kim etc’est Benjamin qui avait décroché.C’est lui qui m’a dit où vous étiez.

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— Qui t’a dit que j’étais deretour ?

— J’ai appelé Benjamin et c’estKim qui a décroché…

Ça te va, comme ça ?… Bon, jet’appelle parce que Margaret seraitravie que tu viennes dîner à lamaison. Ça fait un bail qu’elle t’avu.

— Pas ce soir, Naveed. J’ai destravaux à exécuter à la maison.D’ailleurs, une équipe de vitriers estchez moi, et un menuisier est passéce matin.

— Alors, demain.— Je ne sais pas si j’en aurai fini

d’ici là.

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Naveed se racle la gorge,réfléchit puis me propose :

— S’il y a beaucoup de boulot,chez toi, je peux t’envoyer de l’aide.

— Il s’agit juste de petitesréparations. Il y a déjà assez demonde, ici.

Naveed se racle encore la gorge.C’est un tic qui se déclenche chezlui chaque fois qu’il est embarrassé.

— Ils ne vont pas y passer lanuit, quand même ?

— Non, mais c’est tout comme.Merci d’avoir appelé, et mes amitiésà Margaret.

Vers midi, Kim ne semanifestant d’aucune manière, je

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comprends que c’est elle qui a dûpasser par Naveed pour voir sij’étais toujours de ce monde.

Le menuisier me rapporte mesfenêtres, les installe seul, vérifieleur bon fonctionnement en maprésence. Il me fait signer unefacture, empoche l’argent et seretire, le mégot éteint au coin de labouche. Le vitrier et ses apprentissont partis depuis longtemps. Jeretrouve ma maison, sonapaisement de convalescente et lesmystères de ses pénombres ;remonte dans le salon d’en hautnarguer mes fantômes. Rien neremue aux encoignures. Je

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m’enfonce dans un fauteuil, face àla fenêtre retapée de frais, et jeregarde la nuit tomber comme uncouperet sur la ville, ensanglantantl’horizon.

Sihem sourit dans un cadre, au-dessus d’une chaîne stéréo. Elle aun œil plus grand que l’autre, peut-être à cause de son sourire forcé.On sourit toujours au photographequand il est persuasif – même si lecœur n’y est pas. C’est une photoancienne, l’une de ses toutespremières photos d’après lemariage. Je me souviens que c’étaitpour l’établissement d’unpasseport. Sihem ne tenait pas

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vraiment à ce que nous allionsailleurs consommer notre lune demiel. Elle savait mes moyenslimités et préférait investir dans unappartement moins lugubre quecelui que nous occupions enbanlieue.

Je me lève et vais regarder leportrait de plus près. À ma gauche,sur une étagère chargée de disques,un album photo enrobé de cuir. Jele prends, presque machinalement,retourne dans le fauteuil et memets à le feuilleter. Je n’ai aucuneémotion particulière. C’est commesi je feuilletais un magazine enattendant mon tour dans un cabinet

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dentaire. Les photos défilent sousmes yeux, captives de l’instant oùelles avaient été prises, froidescomme le papier glacé sur lequelelles se racontent, dénuées de toutecharge affective susceptible dem’attendrir… Sihem sous unparasol, le visage masqué pard’énormes lunettes de soleil, àCharm el-Cheikh ; Sihem sur lesChamps Élysées, à Paris ; nous deuxposant à côté d’un garde de SaMajesté britannique ; avec monneveu Adel dans le jardin ; à unesoirée mondaine ; lors d’uneréception à mon honneur ; avec sagrand-mère à la ferme de Kafr

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Kanna ; son oncle Abbas botté decaoutchouc, la gadoue aux genoux ;Sihem devant la mosquée de sonquartier natal à Nazareth… Jecontinue d’effleurer les souvenirs,sans trop m’attarder dessus. C’estcomme si je tournais les pagesd’une vie antérieure, d’une affaireclassée… Puis une photom’interpelle. Elle montre monneveu Adel riant, mains sur leshanches, devant une mosquée àNazareth. Je reviens en arrière,remonte jusqu’à celle de Sihemposant devant la mosquée de sonenfance. C’est une photo récente, demoins d’une année, à cause du sac à

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main que je lui avais acheté pourson anniversaire, en janvier dernier.Sur la droite, on voit le capot d’unevoiture rouge et un gosse accroupidevant un chiot. Je me rabats surcelle d’Adel. La voiture rouge esttoujours là, le gosse et le chiotaussi. Il s’agit donc de deux photosprises au même moment,probablement à tour de rôle par lesdeux figurants. Je mets un certaintemps à l’admettre. Sihem serendait régulièrement à Nazarethquand elle séjournait chez sa grand-mère. Elle adorait sa ville natale.Mais Adel ?… Je ne me rappelle pasl’avoir rencontré là-bas. Ce n’était

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pas son environnement. Il venaitsouvent nous voir à Tel-Aviv quandses affaires le soustrayaient àBethléem, mais de là à l’imaginer àNazareth… Mon cœur se contracte.Un vague malaise me gagne. Lesdeux photos m’effraient. J’essaie deleur trouver une excuse, une raison,une hypothèse ; en vain. Ma femmene sortait jamais avec un prochesans que je le sache. Elle me disaittoujours chez qui elle était, qui elleavait rencontré, qui l’avait appeléeau téléphone. C’est vrai qu’elleappréciait Adel pour son humour etsa spontanéité, mais qu’elle lerencontre en dehors de la maison,

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ailleurs qu’à Tel-Aviv sans qu’ellem’en parle, ce n’était pas dans seshabitudes.

Cette coïncidence me travaille.Me rattrape au restaurant, gâchemon dîner. M’intercepte à lamaison. Me tient en éveil malgrédeux somnifères… Adel, Sihem…Sihem, Adel… L’autocar Tel-Aviv-Nazareth… Elle a prétexté uneurgence et est descendue du buspour remonter dans une voiture quisuivait derrière… Une Mercedesancien modèle, couleur crème.Identique à celle entrevue dansl’entrepôt désaffecté à Bethléem…Elle appartient à Adel, m’a confié

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fièrement Yasser… Sihem àBethléem, dernière escale avantl’attentat… Trop de coïncidencesnuisent au hasard.

Je repousse mes draps. Le réveilindique 5 heures du matin. Jem’habille, rejoins ma voiture etmets le cap sur Kafr Kanna.

Je ne trouve personne à laferme. Un voisin m’apprend quegrand-mère a été évacuée surl’hôpital de Nazareth et que sonneveu Abbas était auprès d’elle. Àl’hôpital, on ne me laisse pas voir lapatiente transportée d’urgence aubloc opératoire. Hémorragiecérébrale, m’informe une

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infirmière. Abbas est dans la salled’attente, à moitié endormi sur unbanc. Il ne se lève même pas en mevoyant. C’est sa nature ; aussi dur àla détente qu’un vieux mousqueton.Célibataire à cinquante-cinq ans,n’ayant jamais quitté la ferme, il seméfie des femmes et des citadinsqu’il évite comme la peste et préfèrese tuer à la tâche à longueur dejournées plutôt que d’avoir às’attabler le temps d’un repas avecquelqu’un qui ne sent pas le sillonde labour et la sueur de son front.C’est un rustre taillé dans un chêne,les lèvres incisives et la tronchebétonnée. Il porte ses bottes

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maculées de boue, sa chemiseblanchie aux aisselles par lestranspirations et un pantalon rêcheet horrible qu’on dirait taillé dansune bâche. Il m’expliquesuccinctement qu’il a trouvé grand-mère par terre, la bouche ouverte,qu’il est là depuis des heures etqu’il avait omis de détacher leschiens. L’attaque de grand-mère letarabuste plus qu’elle ne l’émeut.

Nous attendons dans la sallejusqu’à ce qu’un médecin viennenous annoncer la fin del’intervention. L’état de grand-mèreest stationnaire, mais ses chancesde s’en sortir seraient minimes.

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Abbas demande la permission derentrer à la ferme.

— Il faut que j’aille donner àmanger aux poulets, grogne-t-ilsans vraiment s’intéresser aucompte rendu du docteur.

Il saute dans sa camionnetterouillée et fonce sur Kafr Kanna. Jele suis à bord de ma voiture. Cen’est que lorsqu’il s’acquitte desdifférentes tâches de la ferme, c’est-à-dire en fin de journée, qu’ils’aperçoit que je suis encore là.

Il reconnaît avoir vu à maintesreprises Sihem en compagnie dugarçon sur la photo. La premièrefois, en retournant au salon de

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coiffure lui remettre le porte-monnaie qu’elle avait oublié sur lesiège de la camionnette. C’est làqu’il avait surpris Sihem en train dediscuter avec ce garçon. Au début,Abbas n’avait pas pensé à mal. Maisaprès, les revoyant ensemble enplusieurs endroits, il avaitcommencé à avoir des soupçons. Cen’est que lorsque le garçon sur laphoto avait osé traîner ses guêtresdu côté de la ferme qu’Abbas l’avaitmenacé de lui fracasser la tête avecune pioche. Sihem avait très malpris l’incident. Elle n’a plus remisles pieds à Kafr Kanna depuis.

— Ce n’est pas possible, lui dis-

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je. Sihem a passé les deux Aïds avecsa grand-mère.

— Elle n’est plus revenue depuisque j’ai corrigé le voyou, je te dis.

Puis, prenant mon courage àdeux mains, je lui demande qu’elleavait été la nature des relationsentre ma femme et le garçon sur laphoto. D’abord étonné par lanaïveté de ma question, il me toiseavec un rictus dépité et maugrée :

— Il te faut un tableau ou quoi ?— Est-ce que tu as une preuve

au moins ?— Y a des signes qui ne

trompent pas. Je n’avais pas besoinde les surprendre dans les bras l’un

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de l’autre. Leur façon de raser lesmurs m’a suffi.

— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?— Parce que tu m’as rien

demandé. Et puis, je m’occupeseulement de mes oignons, moi.

À cet instant précis, je l’aidétesté comme jamais je n’aidétesté quelqu’un de ma vie.

Je regagne ma voiture etdémarre sans un regard dans lerétroviseur. Le pied à fond surl’accélérateur, je ne vois même pasoù je vais. Que je loupe un virage ouque je m’encastre de plein fouetdans une remorque, aucun dangerne m’interpelle. Je crois que c’est

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exactement ce que je me souhaite,mais la chaussée est cruellementdéserte. Qui rêve trop oublie devivre, disait ma mère à mon père.Mon père ne l’entendait pas. Il nedécelait ni sa détresse d’amante nisa solitude de compagne. Il y avaitcomme un diaphragme invisibleentre eux deux, aussi mince qu’unelentille, mais qui les tenait auxantipodes l’un de l’autre. Mon pèren’avait d’yeux que pour sa toile, lamême, qu’il peignait hiver commeété, surchargeait jusqu’à ce qu’elledisparaisse sous les retouches avantde la reproduire telle quelle sur unautre chevalet, toujours la même,

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au plus infime détail près, certaind’élever sa Madone menottée aurang de La Joconde, qu’elle luiouvrirait tout grands les horizons ettapisserait de lauriers lesprestigieuses salles où ill’exposerait. C’est parce qu’il enavait plein la vue de cetteconsécration impossible qu’il neremarquait rien d’autre autour delui, ni les frustrations d’une épousenégligée ni la colère d’un patriarchedéchu… C’était peut-être ce qu’ilm’était arrivé avec Sihem. Elle étaitma toile à moi, ma consécrationmajeure. Je ne voyais que les joiesqu’elle me prodiguait et ne

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soupçonnais aucune de ses peines,aucune de ses faiblesses… Je ne lavivais pas vraiment, non –autrement je l’aurais moinsidéalisée, moins isolée. Maintenantque j’y pense, comment aurais-je pula vivre puisque je n’arrêtais pas dela rêver ?

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13 Monsieur Jaafari, fait-on à

travers une interminable enfiladede galeries souterraines… MonsieurJaafari… La voix caverneuse sedilue dans mes balbutiements, va etvient en un leitmotiv imprenable,tantôt insistante, tantôteffarouchée. Un gouffre m’aspire,me rumine ; je virevolte au ralentidans les ténèbres. Puis la voix merattrape, tente de me ramener à lasurface… Monsieur Jaafari… Unezébrure traverse les opacités, mebrûle les yeux tel un fleuret

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incandescent.— Monsieur Jaafari…Je reviens à moi, la tête dans

une tenaille.Un homme est penché sur moi,

une main derrière le dos, l’autresuspendue à quelques centimètresde mon front. Sa figure émaciée queprolonge un menton en entonnoirne me dit rien. J’essaie de mesituer. Je suis allongé sur un lit, lagorge aride, le corps désarticulé. Leplafond, au-dessus de moi, menacede m’ensevelir. Je ferme les yeuxpour contenir le vertige en train deme ballotter à travers un roulisenvoûtant, m’efforce de récupérer

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mes sens, de retrouver mesmarques. Lentement, je reconnaissur le mur d’en face le tableau àdeux sous reproduisant lesTournesols de Van Gogh, le papierpeint fané, la fenêtre triste quidonne sur les toits d’une fabrique…

— Que se passe-t-il ? demandé-je en me hissant sur un coude.

— Je crois que vous êtessouffrant, monsieur Jaafari. Moncoude se dérobe et je retombe surl’oreiller.

— Vous êtes dans cette chambredepuis deux jours, et vous ne l’avezpas quittée une seule fois.

— Qui êtes-vous ?

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— Le gérant de l’hôtel,monsieur. La femme de ménage…

Qu’est-ce que vous voulez ?Nous assurer que vous allez bien.Pourquoi ?

Vous êtes arrivé chez nous, il y adeux jours. Vous avez pris cettechambre et vous vous y êtesenfermé à double tour. Il arrive àcertains de nos clients d’en faireautant, mais…

— Je vais bien.Le gérant se redresse,

obséquieux. Il ne sait pas commentil doit prendre ma réplique,contourne le lit et va ouvrir lafenêtre. Un flot d’air frais se

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déverse dans la pièce, me fouette.Je respire profondément jusqu’à ceque mon sang batte à mes tempes.

Le gérant lisse la couverture àmes pieds, d’un geste machinal. Ilme considère avec attention,toussote dans son poing et dit :

— Nous avons un bon médecin,monsieur Jaafari. Si vous voulez,nous pouvons l’appeler.

— Je suis médecin, fais-jebêtement en m’extirpant du lit.

Mes genoux s’entrechoquent ; jen’arrive pas à tenir debout et melaisse choir sur le bord du lit, lesjoues dans les paumes. Le gérantest gêné par ma nudité qu’un slip

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tente de minimiser. Il bredouillequelque chose que je ne saisis paset quitte la chambre à reculons.

Mes idées se remettent en place,les unes après les autres ; lamémoire me revient d’un bloc. Jeme rappelle avoir quitté Kafr Kannaà tombeau ouvert, écopé d’unecontravention pour excès de vitesseà hauteur d’Mula et roulé jusqu’àTel-Aviv dans une sorte d’étatsecond. La nuit m’a surpris aumoment où j’ai franchi le seuil de laville. Je me suis arrêté devant lepremier hôtel sur ma route. Iln’était pas question pour moi derentrer à la maison retrouver les

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mensonges de toute une vie. Durantle trajet, je n’ai fait que pester aprèsle monde et moi-même, la pédale del’accélérateur à ras le plancher,vibrant aux crissements féroces despneus qui retentissaient en moi telsles hurlements apocalyptiquesd’une hydre. C’était comme si jem’acharnais à traverser le mur duson, à pulvériser le point de non-retour, à me désintégrer dansl’effritement de mon amour-propre.Plus rien ne me semblait en mesurede me retenir quelque part, de meréconcilier avec les lendemains. Etquels lendemains ? Y a-t-il une vieaprès le parjure, une résurrection

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après l’affront ? Je me sentais sipeu de chose et tellement ridiculeque l’idée de m’attendrir sur monsort m’aurait achevé sur le coup.Lorsque la voix d’Abbas merattrapait, je faisais hurler lemoteur à le défoncer. Je ne voulaisrien entendre, hormis lesmugissements des roues dans lesvirages serrés et le fiel en train deme ronger avec la voracité d’un baind’acide. Je ne me trouvais pasd’excuse, ne m’en cherchais pas,n’en méritais aucune. Je me livraisen entier au dépit qui me voulaitpour lui seul, qui voulait que jel’incarne jusqu’à la racine de mes

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cheveux, jusqu’au bout de mesongles.

L’hôtel est miteux. Son enseigneau néon bat de l’aile. J’ai pris unechambre comme on prend son malen patience. Après une douchebrûlante, je suis allé dîner dans unbistro, puis me soûlercopieusement dans un bar sordide.J’ai mis des heures à retrouver monchemin. Une fois dans ma chambre,j’ai sombré dans l’abîme sans criergare.

Je dois m’appuyer contre le murpour atteindre la salle de bains. Mesmembres ne répondent qu’à moitié.La nausée m’assiège, ma vue

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s’embrouille, le jeûne me lamine ;j’ai l’impression de me mouvoirdans un nuage. Deux jours à dormirdans cette pièce fétide, sans rêve etsans souvenir ; deux nuits à mefaisander dans des draps auxétreintes de suaire… Mon Dieu !que suis-je en train de devenir ?

La glace me renvoie un facièstourmenté qu’une barbe naissantedéfigure davantage. Des cernesolivâtres prononcent le blanc demes yeux, creusant un peu plus mesjoues. On dirait un dément au sortirde son délire.

Je me désaltère à même lerobinet, longuement, glisse sous la

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douche et reste immobile sous le jetd’eau le temps que je recouvre unsemblant d’équilibre.

Le gérant revient gratter à maporte pour vérifier si je n’étais pasretombé dans le coma éthylique. Ilest soulagé de m’entendre grogneret repart d’un pas feutré. Je merhabille et, encore patraque, quittel’hôtel pour aller me restaurer.

Je me suis assoupi sur le bancd’un petit parc ensoleillé, bercé parle bruissement du feuillage.

À mon réveil, le soir était tombé.Je ne sais où me rendre, quoi fairede mes solitudes. J’ai oublié monportable à la maison, ma montre

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aussi. J’ai soudain peur d’un tête-à-tête avec moi-même. Je n’ai plusconfiance en l’homme qui n’a rienvu venir de son malheur. En mêmetemps, je ne me sens pas prêt àsupporter le regard des autres. C’estbien d’avoir oublié mon portable,me dis-je. Je m’imagine mal entrain de parler à quelqu’un dansl’état où je suis. Kim risqueraitd’aggraver ma blessure ; Naveedpourrait m’offrir le prétexte qu’il nefaut pas. Pourtant le silence me tue.Dans ce parc déserté, je me sensseul au monde, semblable à uneépave abandonnée par les flots surun rivage funeste.

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Je rentre à l’hôtel, m’aperçoisque j’ai oublié ma trousse detoilette et mes comprimés. Letéléphone, sur la table de chevet,me nargue. Mais qui appeler ? Etquelle heure est-il ? La pièce estremplie de ma respirationhaletante. Je ne suis pas bien ; jeme sens glisser inexorablementquelque part…

Me revoilà dans la rue.Subitement. Je ne me rappelle pascomment j’ai quitté l’hôtel, ne saispas depuis quand je traîne dans lequartier. Pas une fenêtre ne veilleautour de moi. Seul levrombissement d’un moteur fuse

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au loin, puis la nuit reprend sesdroits sur ce qui dort… Une cabinetéléphonique, là-bas, près dukiosque. Mes pas m’y conduisentmanu militari ; ma main décrochele combiné ; mes doigts forment unnuméro. Qui suis-je en traind’appeler ? Que vais-je lui dire ? Lasonnerie retentit au bout du fil,cinq, six, sept fois. Un déclic, et unevoix ensommeillée maugrée…« Allô ? Qui est là ? Tu as idée del’heure qu’il est ? Je travailledemain, moi… » Je reconnais lavoix de Yasser. Je suis surpris del’avoir au bout du fil. Pourquoi lui ?

— C’est Amine…

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Un silence, puis la voixcrachotante de Yasser se tasse :

— Amine ? Est-ce que c’estgrave ?

— Où est Adel ? m’entends-je luidemander.

— Il est trois heures du matin,voyons.

— Où est Adel ?— Comment veux-tu que je le

sache ? Certainement là où sesaffaires l’ont conduit. Ça fait dessemaines que je ne l’ai vu.

— Est-ce que tu vas me dire où ilest, ou faut-il que je viennel’attendre chez toi ?

— Non, s’écrie-t-il, ne viens

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surtout pas à Bethléem.— Les types de l’autre jour te

cherchent. Ils disent que tu les asroulés, que c’est le Shin Beth quit’envoie.

— Où est Adel, Yasser ?Un autre silence, plus long que

le précédent, ensuite Yasser laissetomber, exacerbé :

— Janin… Adel est à Janin.— Ce n’est pas le meilleur

endroit pour investir dans uneentreprise, Yasser. Janin est à feu età sang.

— Écoute, je t’assure qu’auxdernières nouvelles, il était à Janin.Je n’ai aucune raison de te mentir.

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Je te ferai signe dès qu’il sera deretour, si tu veux… Est-ce que jepeux savoir de quoi il retourne ?Qu’est-ce qu’il a, mon fils, pour quetu m’appelles à une heure pareille ?

Je raccroche.Je ne sais pas pourquoi, mais je

me sens un peu mieux.Le gardien de nuit n’est pas

content d’être tiré du lit à troisheures du matin – l’hôtel ferme àminuit, et j’ai oublié le coded’entrée. C’est un jeune hommefamélique, probablement ununiversitaire qui passe ses nuits àveiller sur le sommeil des autrespour financer ses études. Il m’ouvre

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sans enthousiasme, cherche ma clefet ne la trouve nulle part.

— Vous êtes sûr de l’avoirremise avant de sortir ?

— Pourquoi voulez-vous que jem’encombre d’une clef ?

Il replonge derrière le comptoirde la réception, farfouille dans lapaperasse et les magazines quitraînent autour d’un téléphone faxet d’une photocopieuse, se relève,bredouille.

— C’est bizarre.Il réfléchit pour se rappeler où

se trouvaient les doubles, n’arrivepas à se réveiller tout à fait.

— Vous avez cherché sur vous,

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monsieur ?— Je vous dis qu’elle n’est pas

sur moi, dis-je en portant ma mainà mes poches.

Mon bras se raidit : la clef estdans ma poche. Je la retire d’ungeste confus. Le gardien de nuitcomprime un soupir, visiblementhorripilé. Il prend sur lui et mesouhaite une bonne nuit.

L’ascenseur étant en panne, jegrimpe un escalier étroit jusqu’aucinquième pour m’apercevoir quema chambre est au troisième,reviens sur mes pas.

Je n’allume pas dans la pièce.Je me déshabille, m’étale sur le

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lit sans le défaire, fixe le plafondqui, peu à peu, m’aspire tel un trounoir.

À partir du cinquième jour, jeme rends compte que mes espritsm’abandonnent les uns après lesautres. Mes réflexes devancent mesintentions, mes maladresses lesaggravent. Le jour, je suis cloîtrédans ma chambre, entassé sur lachaise ou étendu sur le lit, les yeuxrévulsés comme si je cherchais àprendre de revers mes arrière-pensées car de drôles d’idées meharcèlent sans répit – je songe àconfier la vente de ma villa à uneagence immobilière, à tirer une

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croix sur le passé et m’exiler enEurope ou bien aux Etats-Unis. Lanuit, je sors tel un prédateurécumer les tripots borgnes, certain,dans ces endroits où je n’ai jamaismis les pieds auparavant, de ne pastomber sur une connaissance ou unancien collègue. La pénombre deces bars pollués de tabagie etd’effluves rances m’insuffle unétrange sentiment d’invisibilité.Malgré une promiscuité à based’ivrognes râleurs et de femmes auxregards ensorcelés, personne ne faitattention à moi. Je m’attable dansun coin en retrait, où les filleséméchées ne se hasardent guère, et

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picole tranquillement jusqu’à ceque l’on vienne m’annoncer l’heurede la fermeture. Je m’en vais alorscuver mon vin dans le même parc,sur le même banc et ne rejoinsl’hôtel qu’aux aurores.

Puis, dans une brasserie, toutm’échappe. La colère, que je couvaisdepuis des jours, finit par medoubler. Je m’attendais à ça. Lasusceptibilité à fleur de peau, jesavais que j’allais tôt ou tard mecourt-circuiter, Déjà mes propos sevoulaient brutaux, mes répliquesexpéditives ; je manquais depatience, réagissais très mallorsqu’un regard se posait sur moi.

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Il n’y avait pas de doute, je devenaisquelqu’un d’autre, imprévisible etfascinant à la fois. Mais ce soir,dans la brasserie, je me surpasse.De prime abord, je n’ai pas appréciéla place où l’on m’a installé. Jevoulais un endroit discret, sauf qu’iln’y avait plus de tables disponibles.J’ai rechigné, puis j’ai cédé. Ensuite,la serveuse m’apprend qu’il nerestait plus de foie grillé. Elle a l’airsincère, pourtant son sourire medéplaît.

— Je veux du foie grillé,m’entêté-je.

— Je suis désolée, il n’en resteplus.

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— Ce n’est pas mon problème.J’ai lu sur le menu affiché dehorsque vous servez du foie grillé et jesuis entré pour ça, et pour riend’autre.

Mes cris interrompent lecliquetis des fourchettes. Les clientsse retournent vers moi.

— Qu’est-ce que vous avez à meregarder comme ça ? leur hurlé-je.

Le gérant rapplique aussitôt. Ildéploie tout son charmeprofessionnel pour me calmer ; sacourtoisie de façade déchaîne mesdémons. J’exige que l’on m’apportedu foie grillé sur-le-champ. Unressac d’indignation se déclare dans

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la salle. Quelqu’un suggèrecarrément que l’on me jette dehors.C’est un monsieur d’un certain âgeaux allures de flic ou bien d’unmilitaire en civil. Je l’invite à mefoutre dehors lui-même. Il acceptevolontiers et me saisit par la gorge.La serveuse et le gérant s’opposentà la brute. Une chaise se renversedans un fracas, puis desgrincements de meubles se joignentaux invectives. La police débarque.L’officier est une dame blonde,vaste de poitrine, avec un nezgrotesque et des yeux ardents. Labrute lui explique comment lasituation a dégénéré. Ses

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déclarations sont renforcées par letémoignage de la serveuse et d’unebonne partie de la clientèle. Ladame en uniforme me fait sortirdans la rue, demande à voir mespapiers. Je refuse de les luiprésenter.

— Il est complètement soûl,grogne un agent.

— On l’embarque, décidel’officier.

On me bouscule dans unevoiture et on me conduit dans leposte de police le plus proche. Là,on m’oblige à fournir mes papiers, àvider mes poches et on m’enfermedans une cellule où deux ivrognes

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ronflent à poings fermés.Une heure plus tard, un agent

vient me chercher. Il m’emmènerécupérer mes affaires personnellesauprès d’un guichetier et mereconduit dans le hall d’accueil.Naveed Ronnen est là, appuyécontre le comptoir, la minedéconfite.

— Tiens, mon bon génie,m’écrié-je, désagréable. Naveedcongédie l’agent d’un signe de latête.

— Comment tu as su que j’étaisau trou ? Tu as mis tes gars à mestrousses ou quoi ?

— Rien de tout ça, Amine, dit-il

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d’une voix lasse. Je suis soulagé dete voir sur pied. Je m’attendais aupire.

— Comme quoi, par exemple ?— Un enlèvement ou bien un

suicide. Je te cherche depuis desjours et des nuits. Dès que Kim m’aappris ta disparition, j’aicommuniqué ton signalement et tafiliation aux postes de police et auxservices hospitaliers. Où étais-tupassé, bon sang ?

— Ça n’a pas d’importance… Est-ce que je peux disposer ? demandé-je à l’officier derrière le comptoir.

— Vous êtes libre, monsieurJaafari.

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— Merci.Un vent chaud balaie la rue.

Deux flics discutent en fumant, l’unappuyé contre le mur ducommissariat, l’autre assis sur lemarchepied d’un panier à salade.

La voiture de Naveed est rangéecontre le trottoir d’en face, lesveilleuses allumées.

— Où tu vas comme ça ? medemande-t-il.

— Me dégourdir les jambes.— Il se fait tard. Tu ne veux pas

que je te dépose chez toi ?— Mon hôtel n’est pas loin…— Comment ça, ton hôtel ? Tu

ne retrouves plus le chemin de ta

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maison ?— Je suis très bien à l’hôtel.Naveed passe une main sur ses

joues, abasourdi.— Il est où, ton hôtel ?— Je prendrai un taxi.— Tu ne veux pas que je te

raccompagne ?— C’est pas la peine. Et puis, j’ai

besoin d’être seul.— Dois-je comprendre que…— Ya rien à comprendre, le

coupé-je. J’ai besoin d’être seul, unpoint, c’est tout. C’est pourtantclair.

Naveed me rattrape au coin de larue. Il doit me dépasser pour se

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mettre en travers de mon chemin.— Ce n’est pas bien ce que tu

fais, Amine, je t’assure. Si tu voyaisdans quel état tu t’es mis.

— Est-ce que je fais quelquechose de mal, hein ? Dis-moi où jesuis en train de fauter ?… Tescollègues ont été infects, si tu veuxsavoir. Ce sont des racistes. C’estl’autre qui a commencé, mais c’estmoi qui ai le faciès approprié. Cen’est pas parce que je sors d’uncommissariat que je suisrépréhensible. J’en ai assez vu pource soir. Maintenant, je veux justeretourner dans mon hôtel. Je nedemande pas la lune, bordel ! Quel

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mal y a-t-il à vouloir être seul ?— Il n’y en a pas, dit Naveed en

posant sa main contre ma poitrinepour m’empêcher d’avancer. Saufque tu peux te faire du mal ent’isolant. Il faut te reprendre,voyons. Tu es en train de disjoncter.Et tu as tort de croire que tu es seul.Tu as encore des amis sur qui tupeux compter.

— Est-ce que je peux comptersur toi ? Ma question le surprend.

Il écarte les bras et dit :— Bien sûr.Je le dévisage. Ses yeux ne se

détournent pas, seule une fibretressaute sur la pointe de sa

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pommette.— Je veux passer de l’autre côté

du miroir, grommelé-je, de l’autrecôté du Mur.

Il fronce les sourcils, se penchepour me regarder de plus près.

— En Palestine ?— Oui.Il ébauche une petite moue, se

retourne vers les deux flics qui nousobservent en catimini.

— Je croyais que tu avais régléce problème.

— Je le croyais aussi.Et qu’est-ce qui t’a remis sur le

gril ?— Disons que c’est une question

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d’honneur.— Le tien est intact, Amine. On

ne se rend pas coupable du tort quel’on nous fait, mais seulement dutort que nous faisons.

— Dure à avaler, la pilule. Tun’es pas obligé.

— C’est là que tu te trompes.Naveed se prend le menton

entre l’index et le pouce, les sourcilsramassés. Il m’imagine mal enPalestine, dans mon état dépressif,cherche un moyen plus subtil pourm’en dissuader.

— Ce ne serait pas une bonneidée, dit-il à court d’arguments.

— Je n’en ai pas d’autres.

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— Tu veux te rendre oùexactement ?

— Janin.— La ville est en état de siège,

me prévient-il.— Moi aussi… Tu n’as pas

répondu à ma question. Est-ce queje peux compter sur toi ?

— Je suppose que rien ne teferait entendre raison.

— C’est quoi, la raison ?… Est-ceque je peux compter sur toi, oui ounon ?

Il est gêné et affligé à la fois.Je fouille dans mes poches,

trouve un paquet de cigarettes fripé,en extirpe une et la porte à ma

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bouche. Je m’aperçois que monbriquet n’est plus sur moi.

— Je n’ai pas de feu, s’excuseNaveed. Tu devrais arrêter defumer.

— Est-ce que je peux comptersur toi ?

— Je ne vois pas comment. Tuvas sur un territoire miné où jen’exerce aucun pouvoir et où mabaraka n’a pas cours. J’ignore ceque tu cherches à prouver. Il n’y arien pour toi, là-bas. Ça canarde departout, et les balles perduescausent plus de dégâts que lesbatailles rangées. Je te préviens,Bethléem est une station balnéaire

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par rapport à Janin.Il réalise sa bourde, tente de se

rattraper – trop tard. Sa dernièrephrase explose en moi comme unpétard. Ma pomme d’Adam heurtesèchement mon gosier quand jel’accule :

— Kim m’a promis de ne riendire, et elle a toujours tenu parole.Si ce n’est pas elle qui a parlé,comment sais-tu que j’ai été àBethléem ?

Naveed est embêté, pas plus.Son visage ne trahit aucunfléchissement intérieur.

— Qu’aurais-tu fait à ma place ?dit-il avec exaspération. La femme

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de mon meilleur ami est unekamikaze. Elle nous a tous pris decourt, son mari, ses voisins, sesproches. Tu voulais savoir commentet pourquoi ? C’est ton droit. Maisc’est aussi mon devoir.

Je n’en reviens pas. Je suistétanisé.

— Ça alors ! fais-je.Naveed tente de s’approcher de

moi. Je lève les deux mains pour lesupplier de rester où il est, prendspar la première ruelle et m’enfoncedans la nuit.

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14 À Janin, la raison semble s’être

cassé les dents et renoncer à touteprothèse susceptible de lui rendre lesourire. D’ailleurs plus personnen’y sourit. La bonne humeurd’autrefois a mis les voiles depuisque les linceuls et les étendards ontle vent en poupe.

— Et encore, tu n’as rien vu, ditJamil comme s’il lisait dans mespensées. L’enfer est un hospice parrapport à ce qui se passe ici.

Pourtant, j’en ai vu des chosesdepuis que je suis passé de l’autre

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côté du Mur : les hameaux en étatde siège ; les checkpoints à chaquebretelle ; des routes jalonnées devoitures carbonisées, foudroyéespar les drones ; les cohortes dedamnés attendant leur tour d’êtrecontrôlés, bousculés et souventrefoulés ; les troufions encoreimberbes qui perdent patience etqui cognent sans distinction ; lesfemmes qui protestent en n’ayant àopposer aux coups de crosse queleurs mains meurtries ; les Jeepsillonnant les plaines, d’autresescortant les colons juifs se rendantsur les lieux de leur travail commesur un champ de mines…

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— Il y a une semaine, ajouteJamil, c’était la fin du monde. Est-ce que tu as déjà vu des tanksriposter aux frondes, Amine ? Ehbien, à Janin, les chars ont ouvert lefeu sur les gamins qui leur jetaientla pierre. Goliath piétinait David àchaque coin de rue.

J’étais à mille lieues desoupçonner que l’état dedécomposition était aussi avancé,que les espérances étaient si malloties. Je n’ignorais rien desanimosités qui détérioraient lesmentalités d’un côté comme del’autre, de l’entêtementqu’affichaient les belligérants à

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refuser de s’entendre et à n’écouterque leur rancœur assassine ; maisvoir l’insoutenable de mes propresyeux me traumatise. À Tel-Aviv,j’étais sur une autre planète. Mesœillères me cachaient l’essentiel dudrame qui ronge mon pays ; leshonneurs que l’on me faisaitoccultaient la teneur véritable deshorreurs en passe de transformer laterre bénie de Dieu en uninextricable dépotoir où les valeursfondatrices de l’Humaincroupissent, les tripes à l’air, où lesencens sentent mauvais comme lespromesses que l’on résilie, où lefantôme des prophètes se voile la

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face à chaque prière qui se perddans le cliquetis des culasses et lescris de sommation.

— On ne peut pas aller plus loin,me prévient Jamil. On estpratiquement sur la ligne dedémarcation. À partir du patiodémoli sur la gauche, c’est le standde tir.

Il me montre un monceau depierrailles noircies.

— Deux traîtres ont été exécutéspar le Jihad islamique, vendredipassé. Leurs corps ont été exposéslà. Ils étaient gonflés comme desbaudruches.

Je regarde autour de moi. Le

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quartier paraît évacué.Seule une équipe de télévision

étrangère filme les décombres, sousla garde rapprochée de guidesarmés. Un 4 x 4 surgit on ne saitd’où, hérissé de kalachnikovs, foncedroit devant et disparaît à untournant dans un horriblecrissement de pneus ; le nuage depoussière qu’il laisse derrière luimet longtemps à se dissiper.

Des coups de feu retentissentnon loin, puis le calme plat,frustrant.

Jamil fait marche arrière jusqu’àun rond-point, scrute une ruesilencieuse, pèse le pour et le contre

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et décide de ne pas courir de risquesinutiles.

— C’est pas bon signe, dit-il,c’est pas bon du tout. Je ne vois pasde miliciens des brigades d’al-Aqsa.D’habitude, il y en a toujours troisou quatre par ici pour nousorienter. S’il n’y a personne, c’estqu’un traquenard est dressé dans lecoin.

— Il habite où, ton frère ?— À quelques encablures de

cette mosquée. Tu vois les toitsdécharnés sur la droite, c’est justederrière. Mais pour y accéder, il fauttraverser le quartier, et c’est infestéde – tireurs isolés. Le plus dur est

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passé, mais ça continue de barder.Les soldats de Sharon occupent unebonne partie de la ville etverrouillent les principaux accès. Ilsne nous laisseront même pas lesapprocher à cause des véhiculespiégés. Quant à nos miliciens, ilssont sur les nerfs et tirent d’abordavant de demander les papiers.Nous avons choisi le mauvais jourpour rendre visite à Khalil.

— Qu’est-ce que tu proposes ?Jamil passe sa langue sur ses

lèvres bleues.— J’sais pas. J’ai pas prévu ça.Nous rebroussons chemin

jusqu’au rond-point, croisons deux

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véhicules de la Croix-Rouge, lessuivons à distance. Un obus exploseau loin, puis un deuxième. Dans leciel poussiéreux, une paired’hélicoptères bourdonnent,roquettes amorcées. Nousprogressons derrière les deuxambulances, précautionneusement.Des pâtés de maisons entiers ontété rasés par les tanks et lesbulldozers, sinon soufflés à ladynamite. À leur place s’articulentd’effroyables terrains vaguesboursouflés de tas d’éboulis et deferraille arthritique où des coloniesde rats ont déployé leur camp enattendant de consolider leur

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empire. Les rangées de ruinesracontent encore les ruesd’autrefois réduites au silence endressant leurs façades estropiées àla face du monde, les graffitis plusincisifs que les lézardes. Et partout,au détour des détritus, au milieudes carcasses de voitures broyéespar les chars, parmi les palissadescriblées de mitraille, sur les squaresen souffrance – partout, lesentiment de revivre des horreursque l’on croyait abolies avec, enprime, la quasi-certitude que lesvieux démons sont devenustellement attachants qu’aucunpossédé ne voudrait s’en défaire.

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Les deux ambulancesdébouchent sur un camp peuplé despectres hagards.

— Les rescapés, m’expliqueJamil. Les maisons rasées, c’étaientles leurs. Maintenant, ils se replientpar ici.

Je ne dis rien ; je suis effrayé.Ma main tremble en s’emparant demon paquet de cigarettes.

— Tu m’en passes une ?Les deux ambulances s’arrêtent

devant une bâtisse où des mèress’impatientent, leur marmaille dansles jupons. Les conducteurs sautentà terre, ouvrent les portières sur desvivres qu’ils se mettent à distribuer

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à tour de bras, créant un début debousculade.

Jamil parvient à négocier unchapelet de raccourcis, rebroussantchemin chaque fois qu’un coup defeu ou une silhouette suspecte nousglace les sangs.

Nous atteignons enfin lesquartiers relativement épargnés.Des miliciens en treillis et d’autresencagoulés s’affairent avec frénésie.Jamil m’explique qu’il doit laissersa voiture dans un garage et qu’àpartir de maintenant nous allonscompter sur la robustesse de nosjarrets.

Nous gravissons d’interminables

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ruelles pullulantes de gens encolère avant d’entrevoir le gourbi deKhalil.

Jamil cogne plusieurs fois sur laporte ; pas de réponse. Un voisinnous apprend que Khalil et safamille sont partis, quelques heuresplus tôt, à Nabulus.

— Quelle poisse ! s’écrie Jamil.Il a dit où exactement à Nabulus ?

— Il n’a pas laissé decoordonnées… Il savait que tu allaisvenir ?

— Je ne pouvais pas le joindre !dit Jamil, furieux d’avoir fait tout cechemin pour rien. Janin est coupédu monde… Est-ce que je peux

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savoir pourquoi il est parti àNabulus ?

— Ben, il est parti, et c’est tout.Que veux-tu qu’il reste fiche ici. Onn’a pas d’eau courante, pasd’électricité ; on n’a plus rien àbouffer et on n’arrive pas à fermerl’œil de jour comme de nuit. Moi, sij’avais un proche capable de meprendre en charge ailleurs, j’auraisfait la même chose.

Jamil me demande une autrecigarette.

— Quelle poisse ! peste-t-il. Jene connais personne à Nabulus.

Le voisin nous invite à entrerchez lui nous reposer.

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— Non, merci, lui dis-je. Noussommes pressés.

Jamil essaie de réfléchir, mais sadéception malmène ses pensées. Ils’accroupit devant la porte de sonfrère, tire nerveusement sur sacigarette, les mâchoires crispées.

Il se relève d’un bond.— Qu’est-ce qu’on fait ? dit-il.

Moi, je ne peux pas traîner dans lesparages. Il faut que je retourne àRamallah rendre la voiture à sonpropriétaire.

Je suis embêté, moi aussi. Khalilétait mon unique repère. Auxdernières nouvelles, Adel étaithébergé chez lui. J’espérais qu’il me

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conduise jusqu’à lui.Nous sommes cousins, Khalil,

Jamil et moi. Je ne connais pas bienle premier, qui est de dix ans monaîné, mais, adolescents, nous étionstrès proches, Jamil et moi. Nous nenous voyons pas beaucoup cesderniers temps, à cause del’incompatibilité de nos deuxprofessions, moi chirurgien à Tel-Aviv et lui convoyeur à Ramallah,cependant, quand il lui arrive d’êtrede passage dans mon secteur, Jamilne manque pas de faire un saut à lamaison. C’est un brave père defamille, affectueux et désintéressé.Il m’estime bien et garde de nos

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complicités de naguère unetendresse indéfectible. Lorsque jelui ai annoncé ma visite, il a tout desuite demandé un congé à sonpatron pour s’occuper de moi. Il saitpour Sihem. Yasser lui a racontémon séjour tumultueux à Bethléemet lui a fait part des soupçons quipèsent sur moi quant à monéventuelle manipulation par lesservices israéliens. Jamil n’a rienvoulu entendre. Il m’a menacé dene plus m’adresser la parole sij’allais m’installer chez quelqu’und’autre que chez lui.

J’ai passé deux nuits à Ramallahà cause de ma voiture qu’un

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mécanicien n’a pas réussi à réparer.Jamil a dû solliciter un autre cousinpour qu’il nous prête son véhicule,promettant de le lui rendre avant lesoir. Il comptait me déposer chezson frère Khalil et rentrer tout desuite après.

— Est-ce qu’il y a un hôtel ? jedemande au voisin.

— Certainement, mais avec tousces journalistes, ils sont complets.Si vous voulez attendre Khalil chezmoi, ça ne me dérange pas. Il y atoujours un lit disponible chez lebon croyant.

— Merci, je lui dis, on va sedébrouiller.

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Nous trouvons une chambre

libre dans une sorte d’auberge, nonloin de la maison de Khalil. Leréceptionniste me prie de payerd’avance avant de m’accompagnerau deuxième étage me montrer uncagibi meublé d’un lit efflanqué,d’une table de chevet rudimentaireet d’une chaise métallique. Ilm’indique les toilettes au bout ducouloir, une issue de secours àtoutes fins utiles et m’abandonne àmon sort. Jamil est resté dans lasalle d’attente. Je repose mon sacsur la chaise et ouvre la fenêtre quidonne sur le centre-ville. Très loin,

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des bandes de gamins lapident leschars israéliens avant de sedisperser sous les tirs des soldats ;les bombes lacrymogènes déversentleur fumée blanchâtre dans lesruelles saturées de poussière ; unattroupement se constitue autourd’un corps qui vient d’êtrefoudroyé… Je referme la fenêtre etrejoins Jamil au rez-de-chaussée.Deux journalistes débraillésdorment sur un canapé, leuréquipement déballé autour d’eux.Le réceptionniste nous informequ’il y a un petit bar au fond àdroite si nous voulons boire oucasser la croûte. Jamil me demande

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la permission de retourner àRamallah.

— Je repasserai par la maison deKhalil et laisserai au voisinl’adresse de l’hôtel où il pourra tecontacter dès le retour de monfrère.

— Très bien. Je ne quitte pasl’hôtel. D’ailleurs, je ne vois pas oùl’on peut se dégourdir les jambespar ici.

— Tu as raison, tu restestranquille dans ta chambre jusqu’àce que l’on vienne te chercher.Khalil va certainement rentreraujourd’hui, ou demain au plustard. Il ne laisse jamais la maison

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sans personne à l’intérieur.Il me serre contre lui.— Pas d’imprudence, Amine. Après le départ de Jamil, je vais

dans le bar fumer quelquescigarettes autour d’une tasse decafé. Des adolescents armés, la têteceinte d’un foulard vert et lapoitrine recouverte de gilets pare-balles, arrivent à leur tour. Ilss’installent dans un coin où ils sontrejoints par une équipe detélévision française. Le plus jeunemilicien vient m’expliquer qu’ils’agit d’une interview et m’invitegentiment à débarrasser le

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plancher.Je remonte dans ma chambre et

rouvre la fenêtre sur les bataillesrangées. Mon cœur se contracte auspectacle qui s’offre à moi… Janin…C’était la grande cité de monenfance. Les terres tribales setrouvant à une trentaine dekilomètres de là, j’accompagnaissouvent mon père quand il serendait en ville proposer ses toiles àde louches marchands d’art. À cetteépoque, Janin me paraissait aussimystérieuse que Babylone, etj’aimais à prendre ses nattes pourdes tapis volants. Puis, lorsque lapuberté me rendit plus attentif au

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déhanchement des femmes, j’apprisà m’y rendre seul comme un grand.Janin, c’était la ville rêvée des angesdélurés, avec ses petites manièresde grosse bourgade singeant lesgrandes villes, sa cohue incessantequi rappelle le souk un jour deramadan, ses boutiques aux alluresde caverne d’Ali Baba où lesbabioles s’évertuaient à minimiserl’ombre des pénuries, ses ruellesparfumées où les galopinsévoquaient des princes aux piedsnus ; mais aussi son côtépittoresque qui fascinait lespèlerins dans une vie antérieure,l’odeur de son pain que je n’ai

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retrouvée nulle part ailleurs et sabonhomie toujours vivace malgrétant d’infortunes… Où sont doncpassées les petites touches quifaisaient son charme et sa griffe,qui rendaient la pudeur de ses fillesaussi mortelle que leur effronterieet les vieillards vénérables en dépitde leur caractère impossible ? Lerègne de l’absurde a ravagéjusqu’aux joies des enfants. Tout asombré dans une grisaille malsaine.On se croirait sur une aile oubliéedes limbes, hantée d’âmes avachies,d’êtres brisés, mi-spectres mi-damnés, confits dans lesvicissitudes tels des moucherons

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dans une coulée de vernis, le facièsdécomposé, le regard révulsé,tourné vers la nuit, si malheureuxque même le grand soleil d’As-Samirah ne parvient pas à l’éclairer.

Janin n’est plus qu’une villesinistrée, un immense gâchis ; ellene dit rien qui vaille et a l’air aussiinsondable que le sourire de sesmartyrs dont les portraits sontplacardés à chaque coin de rue.Défigurée par les multiplesincursions de l’armée israélienne,tour à tour clouée au pilori etressuscitée pour faire durer leplaisir, elle gît dans sesmalédictions, à bout de souffle et à

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court d’incantations…On frappe à la porte.Je me réveille. La chambre est

plongée dans le noir. Ma montreindique 6 heures de l’après-midi.

— Monsieur Jaafari, vous avezde la visite, m’annonce-t-onderrière la porte.

Un garçon m’attend à laréception, boudiné dans une tenuebariolée. Il doit friser les dix-huitans, mais essaie d’avoir l’air plusâgé. Son visage aux traits fins estsillonné de lisérés de poils folletsqu’il fait passer pour une barbe.

— Je m’appelle Abu Damar, seprésente-t-il doctement.

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C’est mon nom de guerre. Jesuis quelqu’un de confiance. Khalilm’envoie te chercher.

Il m’enlace à la manière desmoudjahidin.

Je le suis à travers un quartiereffervescent où les trottoirsdisparaissent sous des couches degravats. Les lieux ont dû êtreévacués récemment par les troupesisraéliennes car la chaussée ravinéeconserve encore la morsure desengins chenillés comme unsupplicié les traces fraîches de soncalvaire. Une ribambelle de miochesnous rattrapent dans un bruit decavalcade et s’engouffrent dans une

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venelle en vociférant.Mon guide marche trop vite

pour moi ; il est obligé de s’arrêterde temps à autre pour m’attendre.

— Ce n’est pas le chemin, luisignalé-je.

— Il va bientôt faire nuit,m’explique-t-il. Certains secteurssont interdits, le soir. Pour qu’il n’yait pas de méprise. Nous sommestrès disciplinés, à Janin. Lesinstructions sont observées à larègle. Autrement, on ne tiendraitpas le coup.

Il se retourne vers moi etajoute :

— Tant que tu es avec moi, tu ne

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risques rien. C’est mon secteur, ici.Dans un an ou deux, c’est moi qui lecommanderai.

Nous arrivons dans un cul-de-sac sans éclairage. Une silhouettearmée monte la garde devant unportillon. Le garçon me pousse verselle.

— C’est notre docteur, dit-il, fierd’avoir rempli sa mission.

— Très bien, petit, dit lasentinelle. Maintenant, tu rentreschez toi et tu nous oublies.

Le garçon est un peudécontenancé par le ton sans appelde la sentinelle. Il nous salue et sehâte de disparaître dans l’obscurité.

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L’homme en faction me prie dele suivre dans un patio où deuxmiliciens finissent de fourbir leursfusils à la lumière d’une torche. Ungrand homme sanglé dans uneveste de parachutiste se tient sur leseuil d’une salle encombrée de litsde camp et de sacs de couchage.C’est le chef. La figure tavelée et lesyeux chauffés à blanc, il n’est pasravi de me voir.

— Tu veux te venger, docteur ?me lance-t-il à bout portant.

Brusqué, je mets un certaintemps à récupérer mes sens.

— Quoi ?— Tu as très bien entendu,

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rétorque-t-il en m’introduisant dansune pièce dérobée. C’est le ShinBeth qui t’envoie donner un coupde pied dans la fourmilière pournous faire sortir de nos trous etnous livrer à ses drones.

— C’est faux.— Ferme-la, me menace-t-il en

me catapultant contre un mur.Nous t’avons à l’œil depuis un bonbout de temps déjà. Ton passage àBethléem a été très remarqué.Qu’est-ce que tu veux au juste ?Être égorgé dans un caniveau oupendu sur la place ?

L’homme m’inspire soudain uneterreur noire.

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Il m’enfonce le canon de sonpistolet dans le flanc et m’oblige àm’agenouiller. Un milicien, que jen’ai pas vu en entrant, me tire lesmains derrière le dos et me passeles menottes, sans brutalité aucune,comme s’il s’agissait d’un exercice.Je suis tellement surpris par latournure des choses et la facilitéavec laquelle je suis tombé dans lepanneau que j’ai du mal à croire cequ’il m’arrive.

L’homme s’accroupit pour meregarder de près :

— Terminus, docteur. Tout lemonde descend. Tu n’aurais pas dûpousser le bouchon jusqu’ici, parce

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que, ici, on n’est pas patients avecles huniers et on ne les laisse pasnous pourrir l’existence.

— Je suis venu voir Khalil. C’estmon cousin.

— Khalil a fichu le camp dèsqu’il a eu vent de ta visite.

Il n’est pas fou, lui. Est-ce que tumesures le bordel que tu as foutu àBethléem ? À cause de toi, l’imamde la Grande Mosquée a été obligéde déménager. Nous sommescontraints de surseoir à toutes lesopérations, là-bas, pour voir si nosréseaux ne sont pas localisés.J’ignore pourquoi Abu Moukaouma accepté de te rencontrer, mais

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c’était une très mauvaise initiative.Lui aussi a déménagé depuis. Etmaintenant, tu viens à Janinremettre ça ?

— Je ne suis pas manipulé.— Tiens, tiens… Ils t’arrêtent

après l’attentat commis par tafemme ; ensuite, trois jours après,ils te laissent filer, comme ça, sanspoursuites ni procès. À peine s’ilsne se sont pas excusés desdésagréments qu’ils t’ont causés.Pourquoi ? Pour tes beaux yeux ?Admettons, on serait presque tentésde le croire, sauf qu’on n’a jamaisvu ça. Jamais aucun otage du ShinBeth n’a été relâché dans la nature

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sans qu’il ait d’abord vendu sonâme au diable.

— Vous vous trompez…Il m’attrape par les mâchoires et

presse dessus de façon à maintenirma bouche ouverte.

— Monsieur le docteur nous enveut. Sa femme est morte à causede nous. Elle était si bien dans sacage dorée, n’est-ce pas ? Ellemangeait bien, dormait bien,s’amusait bien. Elle ne manquait derien. Et voilà qu’une bande de tarésla détourne de son bonheur pourl’envoyer – comment tu disaisdéjà ? – au charbon. Monsieur ledocteur vit à proximité d’une

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guerre, sauf qu’il ne veut pas enentendre parler. Il pense que safemme, non plus, ne doit pas s’enpréoccuper… Eh bien, il a tort,monsieur le docteur.

— J’ai été relâché parce que jen’étais pour rien dans l’attentat.Personne ne m’a recruté. Je veuxjuste comprendre ce qui s’est passé.C’est pour ça que je cherche Adel.

— Pourtant, tout est clair. Noussommes en guerre. Il y a ceux quiont pris les armes ; d’autres qui setournent les pouces. D’autresencore qui font leur beurre au nomde la Cause. C’est la vie. Mais tantque chacun reste dans ses quartiers,

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ce n’est pas bien grave. La difficultécommence lorsque ceux qui se lacoulent douce viennent tirerl’oreille à ceux qui sont dans lamerde jusqu’au cou… Ta femmeavait choisi son camp. Le bonheurque tu lui proposais avait une odeurde décomposition. Il Ia répugnait,tu saisis ? Elle n’en voulait pas. Ellen’en pouvait plus de se dorer ausoleil pendant que son peuplecroupissait sous le joug sioniste.Est-ce qu’il te faut un tableau pourcomprendre ou est-ce que c’est toiqui refuses de regarder la réalité enface ?

Il se relève, vibrant de rage, me

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repousse de son genou contre lemur et sort en fermant à doubletour la porte derrière lui.

Quelques heures plus tard,bâillonné et les yeux bandés, on mejette dans le coffre d’une voiture.Pour moi, c’est la fin. On vam’emmener sur un terrain vague etm’exécuter. Mais ce qui medérange, c’est la docilité aveclaquelle je me laisse faire. Unagneau se serait mieux défendu. Ens’abattant sur moi, le couvercle ducoffre m’a confisqué le peu d’estimeque je réclamais pour ma personne,en même temps il m’a soustrait aureste du monde. Tout ce chemin,

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toute cette carrière mirobolantepour finir dans le coffre d’unevoiture tel un vulgaire baluchon !Comment ai-je pu tomber si bas ?Comment puis-je tolérer que l’onme traite de cette façon sans bougerle petit doigt ? Un sentiment derage impuissante me renvoie loindans le passé. Je me souviens d’unmatin, alors qu’il me conduisaitauprès d’un arracheur de dents sursa charrette, grand-père avaitdérapé sur une ornière et renverséun muletier. Ce dernier s’étaitrelevé et n’avait pas arrêté de traitergrand-père de tous les nomsd’oiseaux. Je m’attendais à voir le

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patriarche entrer à son tour dansune fureur homérique, comme cellequi faisait trembler les récalcitrantsde la tribu, et quel a été monchagrin en m’apercevant que moncentaure à moi, l’être que jerévérais au point de le confondreavec une divinité se contentait de seconfondre en excuses et deramasser son keffieh que l’autre luiarrachait des mains et jetait parterre. J’étais tellement triste quema carie avait cessé de me fairesouffrir. J’avais sept ou huit ans. Jene voulais pas croire que grand-pèrepuisse accepter qu’on l’humilie decette façon. Indigné et impuissant,

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chaque cri du muletier merabaissait d’un cran. Je ne pouvaisque regarder mon idole dépérircomme un capitaine regarde coulerson navire… C’est exactement lemême chagrin qui s’est emparé demoi à l’instant où le couvercle ducoffre de la voiture m’a effacé. J’aitellement honte de subir tantd’affronts sans broncher que le sortqui m’attend m’indiffère ; je ne suisplus rien.

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15 On m’enferme dans une cave

opaque, sans lucarne ni éclairage.— Ce n’est pas le grand standing,

me dit l’homme à la veste deparachutiste, mais le service estimpec. N’essaie pas de faire le malincar tu n’as aucune chance de te tirerd’ici. Si ça ne tenait qu’à moi, tuserais déjà en train de sentirmauvais. Malheureusement, jerelève d’une hiérarchie, et elle nepartage pas toujours mes étatsd’âme.

Mon cœur a failli s’arrêter de

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battre quand il a claqué la portederrière lui.

Je me ramasse autour de mesgenoux et ne bouge plus.

Le lendemain, on vient mechercher. Menotté, la tête dans unsac et un bâillon sur la bouche, merevoilà dans le coffre d’une voiture.Après un long parcours crevassé, jesuis jeté à terre. On me met àgenoux et on me retire le sac. Lapremière chose qui me saute auxyeux est une grosse pierre maculéede grumeaux de sang et criblée detraces de balles. La mort, à cetendroit, pue très fort. On a dûexécuter pas mal de gens par ici.

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Quelqu’un me met le canon d’unfusil contre la tempe. « Je sais quetu ignores où se trouve la Kaaba,me dit-il, mais une prière esttoujours bonne à dire. » La morsuremétallique me dévore de la tête auxpieds. Je n’ai pas peur, pourtant jetremble tellement que mes dentsclaquent à s’effriter. Je ferme lesyeux, ramasse les ultimes bouts dedignité qui me restent et attendsque l’on en finisse… Lecrachotement d’un talkie-walkie mesauve in extremis ; on donne l’ordreà mes bourreaux de reporter à plustard le sale boulot et de me ramenerau lieu de ma détention.

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De nouveau, le noir, sauf quecette fois je suis seul au monde,sans ombre gardienne et sanssouvenirs, hormis cette frayeurnauséabonde dans les tripes et latrace du canon contre ma tempe…

Le jour d’après, on revient mechercher. Au bout du parcours, lamême grosse pierre souillée, lamême mise en scène, le mêmecrachotement de talkie-walkie ; jecomprends qu’il s’agit d’un vulgairesimulacre d’exécution, qu’on essaiede me faire craquer.

Puis plus personne ne revientm’embêter.

Six jours et six nuits enfermé

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dans un trou à rat pestilentiel, livréaux puces et aux cancrelats, à menourrir de soupe froide et à melimer les vertèbres sur un grabatdur comme une pierre tombale !

Je m’attendais à desinterrogatoires musclés, à desséances de torture ou à des chosesdans ce genre ; rien. Desadolescents galvanisés, exhibantleurs mitraillettes comme destrophées, sont chargés de masurveillance. Une fois par hasard, ilsm’apportent à manger sansm’adresser la parole, m’ignorantsuperbement.

Le septième jour, un

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commandeur sous bonne escorteme rend visite dans la cave. C’est unjeune homme d’une trentained’années, plutôt frêle, avec unvisage en lame de couteau brûlé surle côté et deux yeux d’un blancdiscutable. Il porte un treillis délavéet une kalachnikov commando enbandoulière.

Il attend que je me mettedebout, me glisse son revolver dansla main et recule de deux pas.

— Il est chargé, docteur.Descends-moi.

Je pose le pistolet par terre.— Descends-moi, c’est ton droit.

Après, tu pourras rentrer chez toi et

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tourner définitivement la page.Personne ici ne touchera à un seulde tes cheveux.

Il se rapproche, me remet lerevolver dans la main. Je refuse dele prendre.

— Objecteur de conscience ? medemande-t-il.

— Chirurgien, je lui dis.Il hausse les épaules, glisse son

pistolet sous son ceinturon et meconfie :

— J’ignore si j’ai réussi, docteur,mais j’ai voulu que tu vives dans tachair et ton esprit la haine qui nousronge. J’ai demandé un rapportdétaillé sur toi. On dit que tu es un

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homme bien, un éminenthumaniste et que tu n’as aucuneraison de vouloir du mal aux gens.C’était donc difficile pour moi deme faire comprendre sans tesoustraire à ton rang social et tetraîner dans la boue. Maintenantque tu as touché du bout de tesdoigts les saloperies que ta réussiteprofessionnelle t’épargnait, j’ai unechance de me faire comprendre.L’existence m’a appris qu’on peutvivre d’amour et d’eau fraîche, demiettes et de promesses, maisqu’on ne survit jamais tout à faitaux affronts. Et je n’ai connu que çadepuis que je suis venu au monde.

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Tous les matins. Tous les soirs. Jen’ai vu que ça, toute ma vie.

Il esquisse un petit geste de lamain. Un milicien jette un sac àmes pieds.

— Je t’ai apporté des habitsneufs. Je les ai payés de ma poche.

Je n’arrive pas à le suivre.— Tu es libre, docteur. Tu as

demandé à rencontrer Adel. Ilt’attend dehors, dans une voiture.Ton grand-oncle souhaiterait terecevoir dans la maison dupatriarche. Si tu ne veux pas lerevoir, c’est pas grave. On lui diraque tu as eu des empêchements. Ont’a préparé un bain, et un repas

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amélioré, si tu es d’accord.Je reste sur mes gardes,

immobile.Le commandeur s’accroupit,

ouvre le sac et me montre desvêtements et une paire dechaussures pour me prouver sabonne foi.

— Tu as passé comment ces sixjours, dans ce sous-sol puant ? fait-il en se relevant, les mains sur leshanches. J’ose espérer que tu asappris à haïr. Sinon, cetteexpérience n’aura servi à rien. Jet’ai enfermé là-dedans pour que tugoûtes à la haine, et à l’envie del’exercer. Je ne t’ai pas humilié pour

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la forme. Je n’aime pas humilier. Jel’ai été, et je sais ce que c’est. Tousles drames sont possibles lorsqu’unamour-propre est bafoué. Surtoutquand on s’aperçoit qu’on n’a pasles moyens de sa dignité, qu’on estimpuissant. Je crois que lameilleure école de la haine se situeà cet endroit précis. On apprendvéritablement à haïr à partir del’instant où l’on prend consciencede son impuissance. C’est unmoment tragique ; le plus atroce etle plus abominable de tous.

Il me prend par les épaules, avechargne.

— J’ai voulu que tu comprennes

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pourquoi nous avons pris les armes,docteur Jaafari, pourquoi desgosses se jettent sur les charscomme sur des bonbonnières,pourquoi nos cimetières sontsaturés, pourquoi je veux mourir lesarmes à la main… pourquoi tonépouse est allée se faire exploserdans un restaurant. Il n’est pirecataclysme que l’humiliation. C’estun malheur incommensurable,docteur. Ça vous ôte le goût devivre. Et tant que vous tardez àrendre l’âme, vous n’avez qu’uneidée en tête : comment finirdignement après avoir vécumisérable, aveugle et nu ?

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Il s’aperçoit que ses doigts mefont mal, retire ses mains.

— Personne ne rejoint nosbrigades pour le plaisir, docteur.Tous les garçons que tu as vus, lesuns avec des frondes, les autresavec des lance-roquettes, détestentla guerre comme c’est pas possible.Parce que tous les jours, l’un d’euxest emporté à la fleur de l’âge parun tir ennemi. Eux aussi voudraientjouir d’un statut honorable, êtrechirurgiens, stars de la chanson,acteurs de cinéma, rouler dans debelles bagnoles et croquer la lunetous les soirs. Le problème, on leurrefuse ce rêve, docteur. On cherche

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à les cantonner dans des ghettosjusqu’à ce qu’ils s’y confondent toutà fait. C’est pour ça qu’ils préfèrentmourir. Quand les rêves sontéconduits, la mort devient l’ultimesalut… Sihem l’avait compris,docteur. Tu dois respecter son choixet la laisser reposer en paix.

Avant de se retirer, il ajoute :— Il n’y a que deux extrêmes

dans la folie des hommes. L’instantoù l’on prend conscience de sonimpuissance, et celui où l’on prendconscience de la vulnérabilité desautres. Il s’agit d’assumer sa folie,docteur, ou de la subir.

Sur ce, il pivote sur ses talons et

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s’en va, ses lieutenants fermant lamarche derrière lui.

Je reste planté au milieu de macellule, face à la porte grandeouverte qui donne sur un patioblanc de lumière. Le ricochet desrayons de soleil m’atteint jusquedans le cerveau. J’entends plusieursvoitures démarrer, puis le silence.Je crois rêver, n’ose pas me pincer.Est-ce un autre simulacre ?

Une silhouette s’encadre dansl’embrasure. Je la reconnais tout desuite ; trapue, empâtée, les épaulestombantes, les jambes courtes etlégèrement arquées – c’est Adel. Jene sais pas pourquoi, le voyant me

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rejoindre au fond de ma nuit, unsanglot m’ébranle de la tête auxpieds.

— Ammou ? fait-il, la voixravagée.

Il s’avance vers moi, à petits pas,comme s’il s’aventurait dans latanière d’un ours.

— Tonton ? C’est moi, Adel… Onm’a dit que tu me cherchais. Alors,je suis venu.

— Tu en as mis du temps.— Je n’étais pas à Janin. C’est

seulement hier soir que Zakaria m’aordonné de rentrer. Je suis arrivé ily a moins d’une heure. J’ignoraisque c’était pour toi. Qu’est-ce qui se

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passe, ammou ?.— Ne m’appelle pas tonton. Les

temps ont changé depuis que jet’accueillais chez moi et te traitaiscomme mon fils.

— Je vois, dit-il en baissant latête.

— Que peux-tu voir, toi qui n’aspas encore vingt-cinq ans ? Regardedans quel état tu m’as mis.

— Je n’y suis pour rien.Personne n’y est pour quelquechose. Je ne voulais pas qu’elle aillese faire exploser, mais elle étaitdéterminée. Même l’imam Marwann’a pas réussi à l’en dissuader. Ellea dit qu’elle était palestinienne à

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part entière et qu’elle ne voyait paspourquoi elle laisserait d’autresfaire ce qu’elle devait faire. Je tejure qu’elle ne voulait rienentendre. Nous lui avions dit qu’ellenous était plus utile vivante quemorte. Elle nous aidait beaucoup àTel-Aviv. Nos principales réunions,nous les tenions dans ta maison.Nous nous déguisions en plombiersou bien en électriciens, nous nousamenions avec nos équipements,dans des fourgons de dépannagepour ne pas éveiller de soupçons.Sihem mettait son compte bancaireà notre disposition ; nous y versionsl’argent de la Cause. Elle était la

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cheville ouvrière de notre section àTel-Aviv…

— Et Nazareth…— Oui, Nazareth aussi, dit-il

sans trouble aucun.— Et vous teniez où vos

réunions, à Nazareth ?— Pas de réunions, à Nazareth.

Je l’y rejoignais pour la quête.Lorsque nous avions fait le tour denos bienfaiteurs, c’était Sihem quise chargeait de transporter l’argentjusqu’à Tel-Aviv.

— Et c’est tout ? C’est tout.Vraiment ? C’est-à-dire ?…

— Qu’elle était la nature de vosrelations ?

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— Militante…— Seulement militante… Elle a

bon dos, la Cause.Adel se gratte le sommet du

crâne. Impossible de savoir s’il estperplexe ou aux abois. La lumièrederrière lui me cache l’expressionde son visage.

— Abbas n’est pas de cet avis, jelui dis.

— Qui est-ce ?— L’oncle à Sihem. Celui qui

voulait te fracasser le crâne à coupsde pioche, à Kafr Kanna.

— Ah ! le cinglé.— Il a toute sa tête. Il sait

parfaitement ce qu’il fait et ce qu’il

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dit… Il vous a vus raser les murs deNazareth.

— Et alors ?— Il avance qu’il y a des signes

qui ne trompent pas.À cet instant précis, je me fiche

de la guerre, des bonnes causes, duciel et de la terre, des martyrs et deleurs monuments. C’est un miraclesi je tiens encore debout. Mon cœurcogne comme un fou dans mapoitrine ; mes tripes baignent dansle jus corrosif de leur propredécomposition. Mes parolesdevancent mes angoisses, giclent dufond de mon être telles desflammèches incendiaires. J’ai peur

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de chaque mot qui m’échappe, peurqu’il me revienne comme unboomerang, chargé de quelquechose qui m’anéantirait sur-le-champ. Mais le besoin d’en avoir lecœur net est plus fort que tout. Ondirait que je joue à la roulette russe,que mon destin m’importe peupuisque le moment de vérité vanous départager une fois pourtoutes. Je me moque de savoir àpartir de quel instant Sihem asombré dans le militantismesuicidaire, si j’avais fauté quelquepart, contribué d’une manière oud’une autre à sa perte. Tout ça estrelégué au second plan. Ce que je

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veux savoir en premier lieu, ce quicompte le plus au monde à mesyeux, c’est si Sihem me trompait.

Adel finit par me voir venir. Ilest outré.

— Qu’est-ce que tu entends parlà ? suffoque-t-il… Non, c’est paspossible. On est où, là ?… Est-ceque tu insinues que ?… C’est pasvrai ! Comment oses-tu ?

— Elle m’a bien caché ce qu’ellefomentait.

— Ce n’est pas la même chose.— C’est la même chose. Quand

on ment, on trompe.— Elle ne t’a pas menti. Je

t’interdis…

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— Toi, tu oses m’interdire…— Oui, je te l’interdis, hurle-t-il

en se décomprimant tel un ressort.Je ne te permettrai pas de salir samémoire. Sihem était une femmepieuse. Et on ne peut pas tromperson mari sans offenser le Seigneur.Ça n’a pas de sens. Quand on achoisi de donner sa vie au bon Dieu,c’est qu’on a renoncé aux choses dela vie, à toutes les choses d’ici-bassans exception. Sihem était unesainte. Un ange. J’aurais été damnérien qu’en levant trop longtemps lesyeux sur elle.

Et je le crois, mon Dieu ! je lecrois. Ses paroles me sauvent de

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mes doutes, de mes souffrances, demoi-même ; je les bois jusqu’à lalie, m’en imprègne absolument.Dans mon ciel, des traînées denuages noirs s’estompent à unevitesse vertigineuse pour laisserplace nette. Un flot d’air s’engouffreen moi, chasse le remugle quim’empuantissait intérieurement,redonne à mon sang une teintemoins repoussante, plus lumineuse.Mon Dieu ! Je suis sauf ;maintenant que je ramène le salutde l’humanité à celui de moninfinitésimale personne,maintenant que mon honneur estépargné, je perds de vue mon

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chagrin et mes colères et je suispresque tenté de tout pardonner.Mes yeux se gonflent de larmes,mais je ne les laisse pas gâcher cettehypothétique réconciliation avecmoi-même, ces retrouvaillesintimes que je suis le seul à fêterquelque part dans ma chair et dansmon esprit. Mais c’est trop fort pourun homme écorché ; mes molletscèdent, et je m’affaisse sur legrabat, la tête dans les mains.

Je ne suis pas prêt pour sortirdans le patio. C’est trop tôt pourmoi. Je préfère rester encore un peudans ma cellule, le temps de meressaisir, de me situer dans cette

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suite de révélations qui partentdans tous les sens. Adel s’assied àcôté de moi. Son bras hésitelongtemps avant de s’enroulerautour de mon cou ; geste qui merépugne, me remue en entier, maisque je ne renie pas. Est-ce duremords ou est-ce de lacompassion ? Dans les deux cas defigure, ce n’est pas ce que j’attends.Dois-je attendre vraiment quelquechose d’un homme comme Adel ?Ça m’étonnerait. Nous avons uneconception radicalement différentede ce que nous devons attendre lesuns des autres. Pour lui, le paradisest au bout de la vie d’un homme ;

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pour moi, il est au bout de sa main.Pour lui, Sihem était un ange. Pourmoi, elle était ma femme. Pour lui,les anges sont éternels ; pour moi,ils meurent de nos blessures… Non,c’est à peine si nous avons quelquechose à nous dire. C’est déjà unechance qu’il perçoive ma douleur.Ses sanglots étendent leurssecousses jusqu’au plus profond demon être. Sans m’en apercevoir, etsans pouvoir le justifier, ma mainm’échappe et va consoler lasienne… Ensuite nous avons parlé,parlé, parlé comme si nous avionscherché à conjurer chaque fibre denotre corps. Adel ne venait pas pour

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ses affaires à Tel-Aviv, mais pouralimenter financièrement la cellulelocale de l’Intifada. Il profitait dema notoriété et de mon hospitalitépour se situer au-dessus dessoupçons. C’est par hasard queSihem avait découvert un cartabledissimulé sous le lit. Desdocuments et une arme de poing enétaient tombés. Adel avait tout desuite compris, à son retour, que sacachette venait d’être profanée. Ilavait pensé donner l’alerte ets’évanouir dans la nature. Il avaitmême pensé à tuer pour ne laisserrien au hasard. Il était justement entrain d’échafauder la « mort

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accidentelle » de Sihem quand elleest entrée dans sa chambre avecune liasse de shekels. « C’est pourla Cause », avait-elle dit. Adel a misdes mois avant de consentir à luifaire confiance. Sihem voulait lerejoindre au sein de la résistance.La cellule l’avait mise à l’épreuve, etelle avait été convaincante.Pourquoi ne m’avait-elle rien dit ?Te dire quoi ? Elle ne pouvait rien tedire, n’en avait pas le droit. Elle netenait pas, non plus, à ce quequelqu’un se mette en travers deson chemin. Et puis, ce sont desengagements que l’on tait. On necrie pas sur les toits des serments

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censés être observés dans le secretabsolu. Mon père et ma mère mecroient dans les affaires. Tous lesdeux attendent que je fasse fortunepour les venger de leur misère. Ilsignorent tout de mes activitésmilitantes. Pourtant, ce sont desmilitants aussi. Ils n’hésiteraientpas à donner leur vie pour laPalestine… mais pas leur enfant. Cen’est pas normal. Les enfants sontla survivance de leurs parents, cesont leur petit bout d’éternité… Ilsseront inconsolables lorsqu’ilst’apprendront ma mort. Je mesurepleinement l’immense douleur queje vais leur causer, mais ce ne sera

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qu’une peine parmi tant d’autres àleur palmarès. Avec le temps, ilsfiniront bien par faire leur deuil etpar me pardonner. Le sacrificen’incombe pas qu’aux autres. Sinous acceptons que les enfants desautres meurent pour les nôtres,nous devons accepter que nosenfants meurent pour ceux desautres, sinon, ce ne serait pas loyal.Et c’est là que tu n’arrives pas àsuivre, ammou. Sihem est femmeavant d’être la tienne. Elle est mortepour les autres… Pourquoi elle ?…Pourquoi pas elle ? Pourquoi veux-tu que Sihem reste en dehors del’histoire de son peuple ? Qu’avait-

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elle de plus ou de moins parrapport aux femmes qui s’étaientsacrifiées avant ? C’est le prix àpayer pour être libre… Elle l’était.Sihem était libre. Elle disposait detout. Je ne la privais de rien. Laliberté n’est pas un passeport quel’on délivre à la préfecture, ammou.Partir où l’on veut n’est pas laliberté. Manger à sa fin n’est pas laréussite. La liberté est uneconviction profonde ; elle est mèrede toutes les certitudes. Or, Sihemn’était pas tellement sûre d’êtredigne de sa chance. Vous viviezsous le même toit, jouissiez desmêmes privilèges, mais vous ne

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regardiez pas du même côté. Sihemétait plus proche de son peuple quede l’idée que tu te faisais d’elle. Elleétait peut-être heureuse, mais passuffisamment pour te ressembler.Elle ne t’en voulait pas de prendrepour argent comptant les lauriersavec lesquels on te couvrait, mais cen’était pas dans cette félicité qu’ellevoulait te voir car elle lui trouvaitune touche indécente, un accentincongru. C’était comme si tuentretenais un barbecue sur uneterre brûlée. Tu ne voyais que lebarbecue, elle voyait le reste, ladésolation qui faussait tes joies toutautour. Ce n’était pas ta faute ;

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n’empêche, elle ne supportait plusd’assumer ton daltonisme… Je n’airien vu venir, Adel. Elle semblait siheureuse… C’est toi qui voulaistellement la rendre heureuse que turefusais de considérer ce quipouvait jeter de l’ombre sur sonbonheur. Sihem ne voulait pas de cebonheur-là. Elle le vivait comme uncas de conscience. La seule manièrede s’en disculper était de rejoindreles rangs de la Cause. C’est uncheminement naturel quand on estissue d’un peuple en souffrance. Iln’y a pas de bonheur sans dignité,et aucun rêve n’est possible sansliberté… Le fait d’être femme ne

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disqualifie pas la militante, nel’exempte pas. L’homme a inventé laguerre ; la femme a inventé larésistance. Sihem était fille d’unpeuple qui résiste. Elle était mieuxplacée pour savoir ce qu’ellefaisait… Elle voulait mériter devivre, ammou, mériter son refletdans le miroir, mériter de rire auxéclats, pas seulement profiter de seschances. Moi aussi, je peux melancer dans les affaires etm’enrichir plus vite qu’Onassis.Mais comment accepter d’êtreaveugle pour être heureux,comment tourner le dos à soi-mêmesans faire face à sa propre

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négation ? On ne peut pas arroserd’une main la fleur qu’on cueille del’autre ; on ne rend pas sa grâce àla rose que l’on met dans un bocalon la dénature ; on croit enembellir son salon, en réalité, on nefait que défigurer son jardin… Jebute contre la limpidité de salogique comme un moucheroncontre la transparence d’une vitre ;je vois clairement son message,mais impossible d’y accéder.J’essaie de comprendre le geste deSihem et ne lui trouve ni conscienceni excuse. Plus j’y pense, et moinsje l’admets. Comment en est-ellearrivée là. « Ça peut arriver à

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n’importe qui, reconnaissaitNaveed. Ou ça te tombe sur la têtecomme une tuile, ou ça s’ancre entoi tel un ver solitaire. Après, tu neregardes plus le monde de la mêmemanière. » Sihem devait porter sahaine en elle depuis toujours, bienavant de me connaître. Elle avaitgrandi du côté des opprimés,orpheline et Arabe dans un mondequi ne pardonne ni à l’une ni àl’autre. Elle a dû courber l’échinetrès bas, forcément, comme moi,sauf qu’elle n’a jamais pu se relever.Le fardeau de certaines concessionsest plus lourd que le poids des ans.Pour aller jusqu’à se bourrer

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d’explosifs et marcher à la mortavec une telle détermination, c’estqu’elle portait en elle une blessuresi vilaine et atroce qu’elle avaithonte de me la révéler : la seulefaçon de s’en débarrasser était de sedétruire avec, comme un possédéqui se jette du haut d’une falaisepour triompher et de sa fragilité etde son démon. C’est vrai qu’ellecachait admirablement sescicatrices – peut-être avait-elleessayé de les maquiller, sanssuccès ; il a suffi d’un simple petitdéclic pour réveiller la bête quisommeillait en elle. À partir de quelmoment ce déclic a-t-il eu lieu ?

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Adel ne le lui a pas demandé. Siheml’ignorait elle-même, probablement.Une exaction de plus à la télé, unabus dans la rue, une insulteperdue ; un rien déclenchel’irréparable lorsque la haine est ensoi… Adel parle, parle et fumecomme une brute… Je me rendscompte que je ne l’écoute plus. Jene veux plus rien entendre. Lemonde qu’il me conte ne me siedpas. La mort y est une fin en soi.Pour un médecin, c’est le comble.J’ai fait revenir tant de patients del’au-delà que j’ai fini par meprendre pour un dieu. Et lorsqu’unmalade me faussait compagnie sur

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le billard, je redevenais le mortelvulnérable et triste que j’ai toujoursrefusé d’être. Je ne me reconnaispas dans ce qui tue ; ma vocation sesitue du côté de ce qui sauve. Jesuis chirurgien. Et Adel medemande d’accepter que la mortdevienne une ambition, le vœu leplus cher, une légitimité ; il medemande d’assumer le geste de monépouse, c’est-à-dire exactement ceque ma vocation de médecinm’interdit jusque dans les cas lesplus désespérés, jusqu’àl’euthanasie. Ce n’est pas ce que jecherche. Je ne veux pas être fierd’être veuf, je ne veux pas renoncer

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au bonheur qui m’a fait mari etamant, maître et esclave, je ne veuxpas enterrer le rêve qui m’a faitvivre comme je ne vivrai jamaisplus.

Je repousse le sac à mes pieds etme lève.

— Allons-nous-en, Adel.Il est un peu brusqué d’être

interrompu, mais il se lève à sontour.

— Tu as raison, ammou. Ce n’estpas le meilleur endroit pour parlerde ces choses-là.

— Je ne veux pas en parler dutout. Ni ici ni ailleurs. Il acquiesce.

— Ton grand-oncle Omr sait que

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tu es à Janin. Il a demandé à te voir.Si tu n’as pas le temps, c’est pasgrave. Je lui expliquerai.

— Il n’y a rien à expliquer, Adel.Je n’ai jamais renoncé aux miens.

— Ce n’est pas ce que je voulaisdire.

— Tu as juste pensé à voixhaute.

Il esquive mon regard.— Tu ne veux pas manger un

morceau d’abord, prendre un bain ?— Non. Je ne veux rien de tes

amis. Je n’apprécie ni leur cuisineni leur hygiène. Je ne veux pas deleurs vêtements, non plus, ajouté-jeen écartant le sac de mon chemin. Il

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faut que je retourne à mon hôtelrécupérer mes affaires, si toutefoiselles n’ont pas été distribuées auxnécessiteux.

La lumière dans le patiom’agresse les yeux, mais le soleilme fait du bien. Les miliciens sontpartis. Seul un jeune hommesouriant se tient debout à côtéd’une voiture poussiéreuse.

— C’est Wissam, dit Adel. Lepetit-fils d’Omr.

Le jeune homme me saute aucou et me serre fortement contrelui. En reculant pour le regarder, ilse cache derrière son sourire, gênépar les larmes qui remplissent ses

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yeux. Wissam ! Je l’ai connubraillard dans ses langes, à peineplus grand qu’un poing, et le voilàqui me dépasse d’une tête, lamoustache en exergue et un pieddéjà dans la tombe à un âge oùtoutes les dérives sontattendrissantes, sauf celle qu’il s’estchoisie. Le revolver dissimulé sousson ceinturon me fend le cœur.

— Tu l’emmènes d’abord à sonhôtel, lui ordonne Adel. Il a desaffaires à récupérer là-bas. Si leréceptionniste a oublié où il les amises, tu lui rafraîchis la mémoire.

— Tu ne viens pas avec nous ?s’étonne Wissam.

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— Non.— Tu étais partant, tout à

l’heure.— J’ai changé d’avis.— D’accord. C’est toi qui vois. À

demain, peut-être.— Qui sait ?Je m’attends à ce qu’il vienne

m’enlacer. Adel reste à sa place, lanuque ployée, les mains sur leshanches, à taquiner un caillou avecla pointe de sa chaussure.

— À bientôt, alors, dit encoreWissam.

Adel lève sur moi des yeuxpleins d’ombre.

Ce regard !

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Le même qu’avait levé sur moiSihem le matin où je l’avais déposéeà la gare routière.

— Je suis vraiment désolé,ammou.

— Et moi, donc…Il n’ose pas m’approcher. De

mon côté, je ne l’aide pas, ne vaispas le chercher. Je ne veux pas qu’ilse figure des choses ; je tiens à cequ’il sache que ma blessure estincurable. Wissam m’ouvre laportière, attend que je m’installe etcourt prendre le volant. La voituredécrit un cercle dans la courette,frôle presque un Adel perclus dansses pensées et regagne la rue. J’ai

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envie de revoir ce regard, del’ausculter ; je ne me retourne pas.Plus bas, la chaussée se ramifie àtravers une multitude de venelles.Les bruits de la ville me rattrapent,le remous des foules me grise ; jerenverse la tête sur le dossier dusiège et essaie de ne penser à rien.

À l’hôtel, on me remet mesaffaires et on m’autorise à prendreun bain. Je me rase et me change ;ensuite je demande à Wissam dem’emmener voir le pays de mesaïeuls. Nous quittons Janin sansencombre. Les combats ont cessédepuis un certain temps ; unebonne partie de l’armada

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israélienne s’est retirée. Plusieurséquipes de télévision sillonnent lesdécombres en quête d’une horreur àrentabiliser. La voiture traversed’interminables champs avantd’atteindre la route haillonneusequi mène aux vergers du patriarche.Je laisse mon regard courir sur lesplaines comme un enfant courantaprès ses songes. Mais je ne peuxpas m’empêcher de penser à celuid’Adel, aux ombres quil’enténèbrent. Il m’a laissé uneétrange impression, comme unsentiment en berne. Je le revoisdebout dans ce patio chauffé àblanc. Ce n’est pas l’Adel que j’ai

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connu, drôle et généreux ; c’estquelqu’un d’autre, quelqu’un detragique, mû par une ambition deloup qui ne porte jamais plus loinque le prochain repas, la prochaineproie, la prochaine tuerie au-delà delaquelle c’est le néant blanc, vierge,où tout reste en suspens ou àsupposer. Il fume sa cigarettecomme si c’était la dernière, parlede lui comme s’il n’était plus etporte dans son regard la pénombredes chambres mortuaires. C’estévident, Adel ne relève plus de cequi est vivant. Il a tournéirrémédiablement le dos auxlendemains auxquels il refuse de

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survivre comme s’il redoutait qu’ilsle déçoivent. Il s’est choisi le statutqui, selon lui, adhérerait le mieux àson profil ; le statut de martyr. C’estainsi qu’il veut finir, faire corpsavec la cause qu’il défend. Les stèlesportent déjà son nom, la mémoiredes siens est jalonnée de ses faitsd’armes. Rien ne l’enchanterait plusqu’un bruit de mitraille ; rien nel’introniserait plus haut que d’êtredans la ligne de mire d’un tireurisolé. S’il n’a rien sur la conscience,s’il ne se reproche aucunementd’avoir initié Sihem au sacrificesuprême, si la guerre est devenueson unique chance d’accéder à

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l’estime de soi, c’est qu’il est mortlui-même et qu’il n’attend que samise en terre pour reposer en paix.

Je pense être arrivé àdestination. Le parcours a ététerrible, mais je n’ai pasl’impression d’avoir atteint quelquechose, accédé à quelque réponserédemptrice. En même temps, je mesens délivré ; je me dis que je suisarrivé au bout de mes peines et qu’àpartir de là plus rien ne pourra meprendre au dépourvu. Cettedouloureuse quête de vérité estmon voyage initiatique, à moi. Vais-je reconsidérer l’ordre des chosesdésormais, le remettre en question,

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me repositionner par rapport à lui ?Sûrement, mais je n’aurai pas lesentiment de contribuer à quelquechose de majeur. Pour moi, la seulevérité qui compte est celle quim’aidera un jour à me reprendre enmain et à retrouver mes patients.Car l’unique combat en quoi je croiset qui mériterait vraiment que l’onsaigne pour lui est celui duchirurgien que je suis et quiconsiste à réinventer la vie là où lamort a choisi d’opérer.

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16 Omr, doyen de la tribu, dernier

souffle d’une épopée qui a bercénos veillées d’antan… Omr, mongrand-oncle, celui-là même qui atraversé le siècle comme une étoilefilante, si vif que ses vœux n’ontjamais pu le rattraper… Il est là,dans la cour du patriarche, et il mesourit. Il est heureux de me revoir.Son visage raviné de rides sévèresfrémit d’une joie si poignante qu’ondirait celle d’un gosse retrouvantson père après une longue éclipse.Plusieurs fois haj, il a connu la

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gloire, les honneurs et bien des payset a chevauché des pur-sanglégendaires à travers des contréesexaltées. Il a guerroyé dans lestroupes de Lawrence d’Arabie –« cet Ibliss blafard venu de paysbrumeux soulever les Bédouinscontre les Ottomans et semer ladiscorde parmi les mahométans »–, servi dans la garde prétoriennedu roi Ibn Séoud avant des’éprendre d’une odalisque et fuiravec elle la péninsule. L’errance,puis la déchéance eurent raison deson couple. Abandonné par sonégérie, il a traîné ses guêtres deprincipauté en sultanat en quête

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d’opportunité à féconder, brigandéçà et là ensuite, il s’est converti entrafiquant d’armes à Sanaa, enmarchand de tapis à Alexandrieavant d’être grièvement blessé endéfendant El Qods en 1947. Je l’aiconnu claudiquant à cause de laballe dans son genou, puis arc-bouté sur une canne à la suite d’uninfarctus contracté le jour où il a vudes bulldozers israéliens dévasterles vergers du patriarche au profitd’une colonie juive. Aujourd’hui, jele retrouve terriblement diminué, levisage cadavéreux et le regard fané ;à peine un fagot d’os oublié sur unechaise roulante.

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J’ai baisé sa main et me suisagenouillé à ses pieds. Ses doigtseffilés ont fourragé dans mescheveux tandis qu’il tentait deretrouver son souffle pour me direcombien mon retour au bercail lecomble de bonheur. J’ai reposé matête contre sa poitrine, comme jadislorsque, enfant gâté, je venaispleurer les faveurs que l’on merefusait.

— Mon docteur, chevrote-t-il,mon docteur…

Faten, sa petite-fille de trente-cinq ans, est à côté de lui.

Je ne l’aurais pas reconnue dansla rue. Ça fait si longtemps. Je

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l’avais laissée gamine effarouchée,toujours à chercher noise à sescousins avant de déguerpir commesi elle avait le diable aux trousses.Les nouvelles qui me parvenaientsporadiquement à Tel-Aviv laprésentent comme unemalchanceuse. Les mauvaiseslangues la surnomment la Veuvevierge. Faten a bougrement manquéde pot. Son premier mari est mortdans le cortège nuptial qui a tournécourt à la suite d’unemalencontreuse crevaison ; sonsecond fiancé a été tué au coursd’un accrochage avec une patrouilleisraélienne deux jours avant la nuit

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de noces. Immédiatement, lesmégères l’ont soupçonnée dedamnation et plus aucunprétendant n’a frappé à sa porte.C’est une fille costaude et rustre,forgée dans les corvéesdomestiques et l’austérité deshameaux enclavés. Son accolade estrobuste et son baiser sonore.

Wissam me débarrasse de monsac, ensuite, quand le doyenconsent à me lâcher la main, ilm’emmène me montrer machambre. J’ai dormi avant que matête touche l’oreiller. Vers le soir, ilrevient me réveiller. Faten et lui ontdressé la table sous la treille. Ils

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n’ont pas lésiné sur les moyens. Ledoyen est assis au bout de la table,tassé sur sa chaise roulante ; sesyeux ne me quittent pas uneseconde ; il est aux anges. Nousdînons tous les quatre en plein air.Wissam nous raconte descocasseries du front jusque tarddans la nuit. Omr riait du bout desyeux, le menton rabattu sur lagorge. Wissam est un sacrénuméro ; j’ai du mal à croire qu’ungarçon timide comme lui puissedévelopper un humour aussidésopilant.

Je rejoins ma chambre ivre deses récits.

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Le matin, à l’heure où la nuitretrousse ses ourlets sur lespremiers attouchements du jour, jesuis debout. J’ai dormi comme unenfant. J’ai peut-être fait de beauxrêves, mais je n’en ai retenu aucun.Je me sens frais, épuré. Faten a déjàsorti le doyen dans le patio ; je levois par la fenêtre, hiératique surson trône, semblable à un totemconvalescent. Il attend que le soleilse lève. Faten a fini de préparer desgalettes. Elle me sert le petitdéjeuner dans le salon ; du café aulait, des olives et des œufs durs, desfruits de saison et des tartinesbeurrées trempées dans du miel. Je

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mange seul, Wissam étant encorecouché. Faten vient de temps àautre vérifier si je ne manque derien. Après le repas, je rejoins Omrdans le patio. Il me serre fortementla main quand je me penche pourlui baiser le haut du front. S’il ne ditpas grand-chose, c’est poursavourer en entier chaque instantque je lui offre. Faten va dans lepoulailler donner à manger auxpoussins. Chaque fois qu’elle passedevant moi, elle m’adresse le mêmesourire. Malgré la rudesse de laferme et la cruauté du sort, elle secramponne. Son regard est aride,ses gestes sans grâce, mais son

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sourire garde jalousement unetendresse pudique.

— Je vais faire un tour, dis-je àOmr. Qui sait ? je pourraisretrouver mon bouton en cuivreque j’avais perdu par ici il y a plusde quarante ans.

Omr dodeline de la tête enoubliant de me lâcher la main. Sesvieux yeux rongés par les vents desable et les infortunes luisentcomme des joyaux souillés.

Je coupe à travers le potager,m’enfonce dans un reste de vergeraux arbres squelettiques, en quêtede mes chemins d’enfant. Lessentiers de naguère ont disparu,

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mais les chèvres en ont tracéd’autres, moins inspirés peut-être,mais tout aussi insouciants.J’aperçois la colline à partir delaquelle je m’élançais à l’assaut desquiétudes. La cabane où mon pèreavait aménagé son atelier s’esteffondrée ; une paroi refused’abdiquer, mais le reste n’est queruines que les averses ontcomplètement terrassées. J’arrivedevant le muret derrière lequel,avec une ribambelle de cousins, onpeaufinait des embuscades contredes armées invisibles. Un pan arompu d’un côté, livrant sesentrailles aux mauvaises herbes.

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C’est à cet endroit précis que mamère avait enterré mon chiot, mort-né. J’avais un tel chagrin qu’elleavait pleuré avec moi. Ma mère…une âme charitable qui s’évanouitau large des souvenirs ; un amourperdu à jamais dans la rumeur desâges. Je m’assois sur un gros caillouet je me souviens. Je n’étais pas filsde sultan, mais c’est un prince queje revois, les bras déployés en ailesd’oiseau, survolant la misère dumonde comme une prière leschamps de bataille, comme unchant le silence de ceux qui n’enpeuvent plus.

Le soleil maintenant atteint mes

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pensées. Je me lève et gravis lacolline que veillent quelques arbreshirsutes. J’escalade un talus, montesur la crête ; c’était mon mirador,au temps des guerres heureuses.Autrefois, lorsque je me dressais là,mon regard portait si loin qu’avecun petit peu de concentration, jepouvais entrevoir le bout du monde.Aujourd’hui, surgie d’on ne saitquel dessein pernicieux, unemuraille hideuse s’insurgeincongrûment contre mon cield’autrefois, si obscène que leschiens préfèrent lever la patte surles ronces plutôt qu’à ses pieds.

— Sharon est en train de lire la

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Torah à l’envers, dit une voix dansmon dos.

Un vieillard drapé dans une robedécolorée mais propre se tientderrière moi. Appuyé sur ungourdin, la mine déconfite et lacrinière chenue, il toise le rempartoccultant l’horizon. On dirait Moïsedevant le Veau d’or.

— Le Juif erre parce qu’il nesupporte pas les murs, dit-il sansme prêter attention. Ce n’est pas unhasard s’il a élevé un rempart pourse lamenter dessus. Sharon est entrain de lire la Torah à l’envers. Ilcroit préserver Israël de sesennemis et ne fait que l’enfermer

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dans un autre ghetto, moinsterrifiant certes mais tout aussiinjuste…

Il se retourne enfin vers moi.— Pardon de vous déranger. Je

vous ai vu arriver par le sentier etj’ai cru voir un vieil ami qui n’estplus à l’ordre du jour depuis unedécennie et qui me manque. Vousavez sa silhouette, sa démarche et,maintenant que je vous vois de plusprès, un peu de ses traits. Ne seriez-vous pas Amine, le fils de Redouanele peintre ?

— C’est exact.— J’en étais sûr. C’est fou

comme vous lui ressemblez. Un

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moment, je vous ai pris pour sonfantôme.

Il me tend une main flétrie.— Mon nom est Shlomi Hirsh,

mais les Arabes m’appellent Zeevl’Ermite. À cause d’un ascète denaguère. J’habite le gourbi, là-bas,derrière les orangers. Avant, jetravaillais comme négociant auprèsde votre patriarche. Depuis qu’il aperdu ses terres, je me suis convertien charlatan. Tout le monde saitque je n’ai pas plus de pouvoir queles poulets que j’immole sur l’auteldes peines perdues, mais personnene semble en avoir cure. On vientencore me commander des miracles

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que je ne suis pas près de livrer. Jepromets des jours meilleurs pourquelques malheureux shekels ;comme ce n’est pas assez pour fairemon bonheur, aucun client ne metient rigueur lorsque je tape à côté.

Je lui serre la main.— Est-ce que je vous dérange ?— Plus maintenant, l’assuré-je.— Très bien. On traîne rarement

par ici, ces derniers temps. À causedu Mur. Il est vraiment affreux, ceMur, n’est-ce pas ? Comment peut-on construire de pareilleshorreurs ?

— Les horreurs ne relèvent pasuniquement de l’infrastructure.

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— C’est juste, mais là,franchement, on aurait pu trouvermieux. Un Mur ? Qu’est-ce que çasignifie ? Le Juif est né libre commele vent, imprenable comme ledésert de Judée. S’il a omis dedélimiter sa patrie au point qu’on afailli la lui confisquer, c’est parcequ’il a longtemps cru que la Terrepromise était d’abord celle oùaucun rempart n’empêche sonregard de porter plus loin que sescris.

— Et les cris des autres, qu’enfait-il ? Le vieillard baisse la tête.

Il ramasse un bout de terre etl’effrite entre ses doigts.

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— Tous ces sacrifices pour moi,à quoi bon ? dit Yhwh, ilsm’écœurent.

— Isaïe, 1, 11, dis-je.Le vieillard sourcille, admiratif :— Bravo.— Comment a-t-elle fini putain

la ville indéfectible où le droitfleurissait ? je lui récite. La justiceva loger à l’enseigne des assassins.

— Mon peuple mis au pas parles déboussolés qui brouillent lesens de ton trajet.

— Le brasier se nourrit dupeuple. Nul n’épargne son frère. Çataille à droite et ça réclame ; çamord à gauche et ça veut plus, ça

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mord la chair de sa semence.— Et lorsque le Maître en aura

terminé avec la montagne de Sionet Jérusalem, je m’occuperai desfruits du cœur enflé du roid’Assour, et de son beau regardhautain.

— Et Sharon n’aura qu’à bien setenir, amen !

Nous éclatons de rire.— Tu m’en bouches un coin, là,

avoue-t-il. Où tu as appris cesversets d’Isaïe ?

— Tout Juif de Palestine est unpeu arabe et aucun Arabe d’Israëlne peut prétendre ne pas être unpeu juif.

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— Tout à fait d’accord avec toi.Alors, pourquoi tant de haine dansune même consanguinité ?

— C’est parce que nous n’avonspas compris grand chose auxprophéties ni aux règlesélémentaires de la vie.

Il opine du chef, triste.— Alors, qu’est-ce qu’il y a lieu

de faire ? s’enquiert-il.— D’abord rendre sa liberté au

bon Dieu. Depuis le temps qu’il estl’otage de nos bigoteries.

Une voiture arrive de la ferme,une longue traînée de poussièrederrière elle.

— C’est sûrement pour toi,

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m’avertit le vieillard. Moi, c’esttoujours à dos d’âne que l’on vientme trouver.

Je lui tends la main, le salue etdévale le flanc du tertre en directionde la piste carrossable.

Il y a foule dans la maison du

patriarche. Tante Najet en personneest là ; elle était chez sa fille à Tubaset est rentrée dès qu’elle a eu ventde mon retour au bercail. À quatrevingt dix ans, elle n’a pas fléchi d’uncran. Toujours solidement campéesur ses jambes, l’œil pétillant et legeste précis. C’est notre mère àtous, la plus jeune épouse et

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l’unique veuve du patriarche.Lorsque ma mère voulait megronder, je n’avais qu’à crier sonnom pour être épargné… Elle pleuredans ma chemise. D’autres cousins,oncles, neveux, nièces et parentesattendent patiemment leur tour dem’embrasser. Personne ne m’enveut d’être parti loin et d’y êtreresté longtemps. Tous sont contentsde me découvrir, de me récupérer letemps d’une accolade ; tous mepardonnent de les avoir ignorés desannées durant, d’avoir préféré lesbuildings étincelants aux collinespoussiéreuses, les grandsboulevards aux sentiers de chèvres,

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le clinquant illusoire aux chosessimples de la vie. À voir tout cemonde m’aimer et n’avoir à luioffrir en partage qu’un sourire jemesure combien je me suisappauvri. En tournant le dos à cesterres chahutées et muselées, j’aipensé rompre les amarres. Je nevoulais pas ressembler aux miens,subir leurs misères et me nourrir deleur stoïcisme. Je me souviens queje n’arrêtais pas de trotter derrièremon père qui, la toile en bouclier etle pinceau érigé en fer de lance,s’entêtait à traquer sa licorne àtravers un pays où les légendesrendent triste. Chaque fois qu’un

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marchand d’art lui faisait non de latête, il nous effaçait tous les deux.C’était monstrueux. Mon père nebaissait pas les bras, persuadé qu’ilallait finir par provoquer le miracle.Ses échecs m’enrageaient ; sapersévérance me forcissait. C’estpour ne pas dépendre d’un banalmouvement de tête que j’ai renoncéaux vergers de grand-père, à mesjeux d’enfant, jusqu’à ma mère ;c’était, me semblait-il, la seulefaçon de faire de mon destin uneépopée puisque toutes les autresme disqualifiaient d’office…

Wissam a égorgé trois moutonspour nous gratifier d’un méchoui

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digne des grands jours. Lesretrouvailles sont émouvantes ; jetiens difficilement sur mes mollets.Toute une époque revient au galop,superbe comme une fantasia. Onme présente des bambinseffarouchés, de nouvelles alliances,de futurs proches. Des voisinsrappliquent, d’anciennesconnaissances, des amis de monpère et de vieux galopins. La fêtebat son plein jusqu’aux aurores.

Au quatrième jour, la maison dupatriarche recouvre sa quiétude.Faten reprend les choses en main.Tante Najet et le doyen passentleurs journées dans le patio, à

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regarder le ballet des moustiquespar-dessus le potager. Wissam nousdemande la permission deretourner à Janin. Un coup de fil l’arappelé à l’ordre. Il emballe sonpaquetage, embrasse les vieux, sasœur Faten. Avant de nous quitter,il me dit combien il est chanceux dem’avoir connu à temps. Je n’ai passaisi le sens de à temps ; je n’ai pasété tranquille en le voyant partir –quelque chose, dans son regard, m’arappelé Sihem à la gare routière etAdel perclus dans la courettecaillouteuse, à Janin.

Je ne regrette pas cette escaleparmi les miens. Leur chaleur me

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réconforte, leur générosité merassure. Je partage mes journéesentre la ferme, à tenir compagnie audoyen et à hajja Najet, et la collineoù je retrouve le vieux Zeev et seshistoires hilarantes sur la crédulitédes petites gens.

Zeev est un personnagefascinant, un peu fou mais sage,une sorte de saint en rupture de banqui préfère prendre les chosescomme elles viennent, en vracd’abord avant de procéder à leur tri,comme on prend le train en marchesous prétexte que toute découverteparticipe à enrichir l’être mêmeappelé vers des destins incléments.

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Si ça ne tenait qu’à lui, il troqueraitvolontiers son bâton de Moïsecontre un balai de sorcière ets’amuserait à rendre ses sortilègesaussi thérapeutiques que lesmiracles promis aux damnés quiviennent implorer sa miséricordeen faisant passer son dénuement àlui pour de l’abstinence et samarginalisation pour de l’ascèse.J’ai beaucoup appris sur les gens etsur moi-même, auprès de lui. Sonhumour atténue le fardeau desvicissitudes, sa sobriété tient àdistance les méfaits d’une réalitéoublieuse de ses promesses, tueusede ses espérances. Il me suffit de

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l’écouter pour faire le vide dans messoucis. Lorsqu’il se lance dans sesthéories torrentielles sur la furiedes hommes et leurs vanités, plusrien ne le retient ; il emporte toutsur son passage, moi en premier.« La vie d’un homme vautbeaucoup plus qu’un sacrifice, aussisuprême soit-il », avoue-t-il ensoutenant mon regard. « Car la plusgrande, la plus juste, la plus nobledes Causes sur terre est le droit à lavie… » Un régal, cet homme. Il a letalent de ne pas se laisser déborderpar les événements, la décence dene pas céder au siège desinfortunes. Son empire ? Le gourbi

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où il habite. Son festin ? Le repasqu’il partage avec les êtres qu’ilapprécie. Sa gloire ? Une simplepensée dans le souvenir de ceux quivont lui survivre.

Nous conversons des heuresentières sur le faîte de la colline,assis sur un gros caillou, dos auMur et obstinément tournés versles quelques vergers qui subsistentencore sur le territoire tribal…

C’est en prenant congé de lui, unsoir, que le malheur me rattrape :

Des femmes en noir encombrentle patio. Faten se tient à l’écart, latête dans les mains. Les sanglotsestoquent les gémissements,

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remplissant la ferme de mauvaisprésages. Quelques hommesbavardent près du poulailler ; desparents, des voisins.

Je cherche le doyen, ne le voisnulle part.

Est-ce lui qui est mort ?…— Il est dans sa chambre, me dit

un cousin. Hajja est auprès de lui. Ila très mal encaissé la nouvelle…

— Quelle nouvelle ?…— Wissam… Il est tombé au

champ d’honneur, ce matin. Il abourré sa voiture d’explosifs et il afoncé sur un poste de contrôleisraélien…

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Les soldats investissent le vergerau lever du jour. Ils débarquentdans des engins grillagés, cernent lamaison du patriarche. Un porte-char transportant un bulldozer suitde près. L’officier demande à voir ledoyen. Omr étant souffrant, c’estmoi qui le représente. L’officierm’apprend que suite à l’opérationkamikaze perpétrée par WissamJaafari contre un checkpoint etconformément aux instructionsqu’il a reçues de sa hiérarchie, nousavons une demi-heure pour évacuerla demeure et lui permettre deprocéder à sa destruction.

— Comment ça ? protesté-je.

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Vous allez détruire la maison ?— Il vous reste vingt-neuf

minutes, monsieur.— Pas question. Nous ne vous

laisserons pas détruire notremaison. Qu’est-ce que c’est quecette histoire ? Ils vont aller où, lesgens qui habitent ici ? Il y a deuxvieillards presque centenaires quiessaient tant bien que mal des’acquitter correctement desquelques jours qui leur restent.Vous n’avez pas le droit… Ici, c’estla maison du patriarche, le repère leplus important de la tribu. Vousallez dégager d’ici, et tout de suite.

— Vingt-huit minutes,

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monsieur.— Nous resterons à l’intérieur.

Nous ne bougerons pas d’ici.— Ce n’est pas mon problème,

dit l’officier. Mon bulldozer estaveugle. Quand il fonce, il vajusqu’au bout. Vous êtes prévenus.

— Viens, me dit Faten en metirant par le bras. Ces gens n’ont pasplus de cœur que leur engin.Sauvons ce que nous pouvons etpartons d’ici.

— Mais ils vont détruire lamaison, m’écrié-je.

— C’est quoi une maison quandon a perdu un pays, soupire-t-elle.

Des soldats font descendre le

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bull du porte-char.D’autres tiennent en respect les

voisins qui commencent à arriver.Faten aide le doyen à s’entasser sursa chaise roulante et le met à l’abridans la cour. Najet ne veut rienemporter avec elle. Ce sont lesaffaires de la maison, dit-elle.Comme dans les temps anciens, onenterrait les seigneurs avec leursbiens. Cette maison mérite degarder les siens. C’est une mémoirequi s’éteint avec ses rêves et sessouvenirs.

Les soldats nous obligent à noustenir loin du chantier. Sur un tertreteigneux. Omr est effondré dans sa

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chaise – je crois qu’il ne se rend pascompte de ce qui se passe ; ilregarde l’agitation autour de luisans vraiment la remarquer. HajjaNajet se veut digne debout derrièrelui, Faten à sa gauche, moi à droite.Le bulldozer barrit en rejetant unépais nuage de sa cheminée. Seschenilles d’acier déchirentférocement le sol en pivotant surelles-mêmes. Les voisinscontournent le cordon de sécuritédélimité par les soldats et nousrejoignent en silence. L’officierordonne à un groupe de seshommes de vérifier qu’il ne resteplus personne à l’intérieur de la

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demeure. Après s’être assuré que lamaison est vide, il fait signe auconducteur du bull. Au moment oùle muret de la clôture s’écroule, unecolère se déchaîne en moi et melance contre l’engin. Un soldat semet en travers de mon chemin ; jele bouscule et me rue sur lemonstre en train de dévaster monhistoire. « Arrêtez », crié-je…« Arrêtez », me somme l’officier.Un autre soldat m’intercepte ; soncoup de crosse m’atteint à lamâchoire et je m’affaisse telle unetenture que l’on décroche.

Je suis resté toute la journée sur

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le tertre, à contempler le tas dedécombres qui fut, sous un cielétincelant, il y a des années-lumière, mon château de petitprince aux pieds nus. Mon arrière-grand-père l’avait bâti de ses mains,pierre après pierre ; plusieursgénérations y sont écloses, les yeuxplus grands que l’horizon ;plusieurs espérances ont butinédans ses jardins. Il a suffi d’un bullpour réduire en poussière, enquelques minutes, l’éternitéentière.

Vers le soir, tandis que le soleilse barricade derrière le Mur, là-bas,un cousin vient me chercher.

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— Ça ne sert à rien de rester là,me dit-il. Ce qui est fait est fait.

Hajja Najet est retournée chezsa fille, à Tubas.

Le doyen a trouvé refuge chezun arrière-petit-fils, dans unhameau non loin des vergers.

Faten s’est emmurée dans unmutisme impénétrable.

Elle a choisi de rester auprès dudoyen, dans le taudis de l’arrière-petit-fils. Elle s’est toujoursoccupée du vieillard et sait combiencette tâche est exigeante. Sans elle,Omr ne tiendrait pas le coup. Lesautres le soigneraient les premierstemps, puis finiraient par le

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négliger. C’est pourquoi Faten apréféré vivre dans la maison dupatriarche. Omr était son bébé, àelle. Mais depuis que le bull s’estretiré, il a emporté l’âme de Fatenavec lui. C’est une femmedévitalisée qui est là, hagarde etsilencieuse ; une ombre qui s’oubliedans une encoignure en attendantla nuit pour s’y confondre. Un soir,elle est retournée à pied dans leverger sinistré, les cheveux dans ledos – elle qui ne savait pas sedéfaire de son foulard –, et elle estrestée debout la nuit entière devantles décombres sous lesquelles gisaitl’essentiel de son existence. Elle a

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refusé de me suivre quand je suisallé la chercher. Pas une larme n’aroulé de ses yeux vides, de sonregard vitreux, de ce regard qui netrompe pas et que j’ai appris àredouter. Le lendemain, plus detrace de Faten. Nous avons remuéciel et terre pour la retrouver ;volatilisée. Me voyant ameuter leshameaux voisins, et de crainte queles choses ne s’enveniment,l’arrière-petit-fils me prend à part etm’avoue :

— C’est moi qui l’ai conduite àJanin. Elle a beaucoup insisté. Detoutes les façons, personne n’y peutgrand-chose. Ça a toujours été ainsi.

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— Qu’es-tu en train de me dire ?— Rien…— Pourquoi elle est allée à

Janin, et chez qui ?L’arrière-petit-fils d’Omr hausse

les épaules.— Ce sont des choses que les

gens comme toi ne comprennentpas, me dit-il en s’éloignant.

C’est alors que je comprends.Je prends un taxi et retourne à

Janin, surprends Khalil chez lui. Ilcroit que je suis venu régler descomptes avec lui. Je le calme. Jecherche seulement à joindre Adel.Adel arrive aussitôt. Je lui fais partde la disparition de Faten, de mes

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soupçons quant aux raisons de cettefugue.

— Aucune femme n’a rejoint nosrangs cette semaine, me confirme-t-il.

— Essaie de voir du côté duJihad islamique ou des autresphalanges.

— Ce n’est pas la peine… Déjà ona du mal à s’entendre surl’essentiel. Et puis, on n’a pas decomptes à se rendre. Chacun mènesa guerre sainte comme il l’entend.Si Faten est quelque part, inutiled’essayer de la rattraper. Elle estmajeure et parfaitement libre defaire ce qu’elle veut de sa vie. Et de

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sa mort. Il n’y a pas deux poids etdeux mesures, docteur. Quand onaccepte de prendre les armes, ondoit accepter que les autres enfassent autant. Chacun a droit à sapart de gloire. On ne choisit pas sondestin, mais c’est bien de choisir safin. C’est une façon démocratiquede dire merde à la fatalité.

— Je t’en supplie, retrouve-la.Adel hoche la tête, navré :— Tu continues à ne rien

comprendre, ammou. Je dois filer,maintenant. Cheikh Marwan vaarriver d’un moment à l’autre. Ildonne un prêche dans une petiteheure à la mosquée du quartier. Tu

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devrais l’écouter…C’est ça, pensé-je : Faten est

probablement à Janin pour recevoirla bénédiction du cheikh.

La mosquée est pleine à craquer.Des cordons de miliciens protègentle sanctuaire. Je me positionne aucoin de la rue et surveille l’aileréservée aux femmes. Lesretardataires se dépêchent derejoindre la salle de prières par uneporte dérobée dans le dos de lamosquée, les unes emmitoufléesdans des robes noires, d’autresvoilées de foulards aux couleursvives. Pas de Faten en vue. Jecontourne un pâté de maisons pour

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m’approcher de la porte dérobée oùune grosse dame monte la garde.Elle est scandalisée de me voir surcette partie du sanctuaire où mêmeles miliciens n’osent pas semanifester, par pudeur.

— Ça se passe de l’autre côtépour les hommes, me lance-t-elle.

— Je sais, ma sœur, mais j’aibesoin de parler à ma nièce, FatenJaafari. C’est urgent.

— Le cheikh est déjà sur leminbar.

— Je suis désolée, ma sœur ; ilfaut que je parle à ma nièce.

— Je vais faire comment pour lajoindre ? s’énerve-t-elle. Il y a des

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centaines de femmes à l’intérieur,et le cheikh va commencer sonprêche. Je ne vais quand même paslui prendre le micro. Revenez aprèsla prière.

— Est-ce que vous la connaissez,ma sœur, est-ce qu’elle est ici ?

— Quoi ? Vous n’êtes même passûr qu’elle soit ici, et vous veneznous casser les pieds à un momentpareil. Allez-vous-en, sinon j’appelleles miliciens.

Je dois attendre la fin du prêche.Je retourne dans mon coin, à

l’angle de la rue, de façon à ne pasperdre de vue la mosquée et l’aile

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réservée aux femmes. La voixenvoûtante de l’imam Marwanretentit dans le haut-parleur,souveraine dans le silence sidéralqui plane sur le quartier. C’estpratiquement le même discoursentendu dans le taxi clandestin prisà Bethléem. De temps à autre, unbrouhaha enthousiaste salue lesenvolées lyriques de l’orateur…

Une voiture s’arrête encatastrophe devant la mosquée ;deux miliciens en descendent enagitant leur talkie-walkie. Ça a l’airsérieux. L’un des arrivants montrele ciel d’un doigt fébrile. Les autresse concertent avant d’aller chercher

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un responsable ; c’est l’homme à laveste de parachutiste, mon geôlier.Il porte des jumelles à ses yeux etscrute le ciel pendant plusieursminutes. Un remous se déclencheautour du sanctuaire. Des miliciensse mettent à courir dans tous lessens ; trois d’entre eux arrivent surmoi, me dépassent en haletant…« Si on ne voit pas d’hélico, c’estqu’il s’agit d’un drone », supposel’un d’eux. Je les regarde remonterla rue à toute vitesse. Une autrevoiture freine devant la mosquée.Les occupants crient quelque choseà l’homme à la veste deparachutiste, font marche arrière

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dans un vrombissement inquiétantet filent vers la place. Le prêche estinterrompu. Quelqu’un s’empare dumicro et demande aux fidèles degarder leur calme, car il pourraits’agir d’une fausse alerte. Deux4 x 4 rappliquent en trombe. Desfidèles commencent à évacuer lamosquée. Je m’aperçois qu’ils mecachent l’aile réservée aux femmes.Je ne peux pas contourner le pâtéde maisons sans risquer de louperFaten au cas où elle sortirait à sontour par la porte dérobée. Je décidede passer devant la porte principale,de fendre la foule et de déboucherdirectement sur le côté des

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femmes… « Écartez-vous, s’il vousplaît », crie un milicien. « Laissezpasser le cheikh… » Les fidèles sedonnent du coude pour voir lecheikh de plus près, effleurer unpan de son kamis. Un ressac mesoulève au milieu de la cohuelorsque l’imam apparaît sur le seuilde la mosquée. J’essaie de medégager des corps en transe qui mebroient, sans succès. Le cheikhs’engouffre dans son véhicule, agiteune main derrière la vitre blindéetandis que ses deux gardes du corpsprennent place à ses côtés… Puisplus rien. Quelque chose zèbre leciel et fulgure au milieu de la

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chaussée, semblable à un éclair ;son onde de choc m’atteint de pleinfouet, disloquant l’attroupementqui me retenait captif de sa transe.En une fraction de seconde, le ciels’effondre, et la rue, un momentengrossée de ferveur, se retrouvesens dessus dessous. Le corps d’unhomme, ou bien d’un gamin,traverse mon vertige tel un flashobscur. Qu’est-ce que c’est ?… Unecrue de poussière et de feu vient deme happer, me catapultant à traversmille projectiles. J’ai le vaguesentiment de m’effilocher, de medissoudre dans le souffle del’explosion… À quelques mètres, le

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véhicule du cheikh flambe. Deuxspectres ensanglantés essaient desoustraire l’imam à son brasier. Àmains nues, ils décortiquent laferraille incandescente, brisent lesvitres, s’acharnent sur les portières.Je n’arrive pas à me relever… Lesululements d’une ambulance…Quelqu’un se penche sur moi,ausculte sommairement mes plaieset s’éloigne sans se retourner. Je levois s’accroupir devant un amas dechair carbonisée, lui tâter le poulspuis faire signe à des brancardiers.Un autre homme vient prendremon poignet avant de le laissertomber… « Celui-là est fichu… »

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Dans l’ambulance qui m’emmène,ma mère me sourit. Je veux tendrema main vers son visage ; rien enmoi n’obéit. J’ai froid, j’ai mal, j’aide la peine. L’ambulances’engouffre dans la cour de l’hôpitalen mugissant ; les portièress’écartent sur des brancardiers ; onme soulève et on me dépose dansun couloir, à même le sol. Desinfirmières m’enjambent encourant dans tous les sens. Deschariots passent et repassent dansun ballet vertigineux, chargés deblessés et d’horreur. J’attendspatiemment que l’on viennes’occuper de moi. Je ne comprends

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pas pourquoi personne ne s’attardea mon chevet ; on s’arrête, on meregarde et on s’en va ; ce n’est pasnormal. D’autres corps sont alignésde part et d’autre du mien. Certainsont rassemblé des proches,déclenchant des pleurs et deshurlements chez les femmes.D’autres sont méconnaissables ; onn’arrive pas à les identifier. Seul unvieillard s’agenouille devant moi. Ilévoque le nom du Seigneur, portesa main sur mon visage, baisse mespaupières. D’un coup, toutes leslumières et tous les bruits dumonde s’estompent. Une peurabsolue me saisit. Pourquoi me

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ferme-t-il les yeux ?… C’est enn’arrivant pas à les rouvrir que jecomprends : C’est donc ça ; c’estfini, je ne suis plus…

Dans un ultime sursaut, je veuxme reprendre en main ; pas unefibre ne frémit en moi. Il n’y a plusque cette rumeur cosmique quibourdonne, m’investit cran parcran, me néantise déjà… Puis,soudain, au tréfonds des abysses,une lueur infinitésimale… Ellefrétille, approche, se silhouettelentement ; c’est un enfant… quicourt ; sa foulée fantastique faitreculer les pénombres et lesopacités… Cours, lui crie la voix de

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son père, cours… Une auroreboréale se lève sur les vergers enfête ; les branches se mettentaussitôt à bourgeonner, à fleurir, àployer sous leurs fruits. L’enfantlonge les herbes folles et fonce surle Mur qui s’effondre telle unecloison en carton, élargissantl’horizon et exorcisant les champsqui s’étalent sur les plaines à pertede vue… Cours… Et il court,l’enfant, parmi ses éclats de rires,les bras déployés comme les ailesdes oiseaux. La maison dupatriarche se relève de ses ruines ;ses pierres s’époussettent, seremettent en place dans une

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chorégraphie magique, les murs seredressent, les poutres au plafondse recouvrent de tuiles ; la maisonde grand-père est debout dans lesoleil, plus belle que jamais.L’enfant court plus vite que lespeines, plus vite que le sort, plusvite que le temps… Et rêve, lui lancel’artiste, rêve que tu es beau,heureux et immortel… Commedélivré de ses angoisses, l’enfantfile sur l’arête des collines enbattant des bras, la frimousseradieuse, les prunelles en liesse, ets’élance vers le ciel, emporté par lavoix de son père : On peut tout teprendre ; tes biens, tes plus belles

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années, l’ensemble de tes joies, etl’ensemble de tes mérites, jusqu’à tadernière chemise – il te resteratoujours tes rêves pour réinventerle monde que l’on t’a confisqué.