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Christine Plu, au fil d’un parcours à travers quelques albums et romans parus ces dernières années en France, dégage les principales caractéristiques de ce que proposent les auteurs et les illustrateurs occidentaux comme représentation imaginaire de l’Inde dans les fictions qu’ils destinent aux jeunes lecteurs. * Christine Plu est professeur de français à l’IUFM de Versailles et auteur d’une thèse de doctorat d’université (Rennes II) sur l’illustration littéraire de Georges Lemoine. dossier / N°233-LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS 121 C ette réflexion qui n’est ni le propos d’une spécialiste de l’Inde ni même celui d’une voyageuse aguerrie, prend sa source dans la lecture d’un album de Fred Bernard et François Roca, Uma la petite déesse, qui semble jouer avec un ensemble de stéréotypes des récits sur l’Inde. À partir de cette hypo- thèse, j’interroge ici un ensemble d’ou- vrages – albums et romans – en cherchant à mettre en évidence ce qui construit une image de l’Inde dans les ouvrages à dispo- sition des jeunes lecteurs français. Alors que l’Occident découvre le kitsch du cinéma bollywoodien et valorise tou- jours plus les pratiques spirituelles orientales, les éditions françaises pour la jeunesse font paraître assez peu de livres de fiction touchant l’Inde de près ou de loin. Si on se réfère à la vogue asiatique (Japon, Chine etc.) qui s’empare de la littérature de jeunesse française, l’Inde a Figure de l’Inde dans les livres occidentaux quelle représentation de l’Inde offre-t-on aux jeunes lecteurs français ? par Christine Plu* Sagesses et malices de Birbal, le Radjah, ill. A. Ballester, Albin Michel

Figure de l’Inde dans les livres - CNLJcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document... · Daniel Conrod, Rajah le tigre,d’Horacio Quiroga, Hong-Mo l’éléphant,de René Guillot

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  • Christine Plu, au fil d’un parcoursà travers quelques albums et romans parus ces dernièresannées en France, dégage les principales caractéristiques de ce que proposent les auteurset les illustrateurs occidentauxcomme représentation imaginairede l’Inde dans les fictions qu’ils destinent aux jeunes lecteurs.

    * Christine Plu est professeur de français à l’IUFM deVersailles et auteur d’une thèse de doctorat d’université(Rennes II) sur l’illustration littéraire de GeorgesLemoine.

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    C ette réflexion qui n’est ni le proposd’une spécialiste de l’Inde ni mêmecelui d’une voyageuse aguerrie,prend sa source dans la lecture d’unalbum de Fred Bernard et François Roca,Uma la petite déesse, qui semble joueravec un ensemble de stéréotypes desrécits sur l’Inde. À partir de cette hypo-thèse, j’interroge ici un ensemble d’ou-vrages – albums et romans – en cherchantà mettre en évidence ce qui construit uneimage de l’Inde dans les ouvrages à dispo-sition des jeunes lecteurs français.

    Alors que l’Occident découvre le kitschdu cinéma bollywoodien et valorise tou-jours plus les pratiques spirituellesorientales, les éditions françaises pour lajeunesse font paraître assez peu de livresde fiction touchant l’Inde de près ou deloin. Si on se réfère à la vogue asiatique(Japon, Chine etc.) qui s’empare de lalittérature de jeunesse française, l’Inde a

    Figure de l’Indedans les livresoccidentaux

    quelle représentation de l’Inde offre-t-on aux jeunes lecteurs français ?par Christine Plu*

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  • les deux dimensions de l’image et com-muniquent souvent un statisme évo-quant sans doute miniatures, fresquespeintes, peintures monochromes oupochoirs à la façon des tentures impri-mées. Certains albums illustrent les récitsavec une certaine économie produisantdes images monochromes qui laissentune grande part au blanc. C’est le casdes planches de Françoise Malaval aveccollages et pochoirs, pour Ma mamanest un toit ou Éléphant et compagnie,des vignettes de Rémi Saillard qui optepour une sobriété de composition à lafaçon de gravures sur bois pour Contes devampire et accompagne ces contes d’uneatmosphère folklorique au bon sens duterme. Certains illustrateurs ou éditeursfrançais optent pour des pastiches d‘ico-nographie indienne. C’est le cas, parexemple, d’Anne Buguet qui illustre LesPerles de la tigresse en composant desplanches chargées de frises et motifsvégétaux qui présentent des personnagesaux postures et aux costumes calquéssur ceux des fresques hindoues.En général, dans ce type d’album, lesimages donnent à voir des scènes assezchargées en détails tant sur les architec-tures, les personnages animaliers ou lesparures de costumes traditionnels.L’album de Béatrice Tanaka sur le récitlégendaire de Savitri la vaillante et lessuperbes aquarelles de ChristineLesueur pour Le Râmâyana chez Ipoméeavaient déjà fait la preuve qu’une imita-tion n’exclut pas une belle réussiteesthétique.D’autres illustrateurs conservent leurstyle personnel et l’adaptent modéré-ment pour représenter l’Inde. Ils accom-pagnent les scènes des récits en accen-tuant uniquement la référence à l’Indepar les costumes et les décors sans for-

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    peu inspiré les auteurs dans le cadre dela création de fictions. Les récits deRudyard Kipling sont réédités, mais lescréations qui pourraient nourrir l’imagi-naire des lecteurs à l’aide de scénarios etde motifs indiens restent rares. On distingue trois axes dans l’approchede l’Inde par les livres de jeunesse, lepremier touche au bestiaire mythiqueindien, mettant à profit l’héritage deRudyard Kipling dans les nouvelles etles tomes du Livre de la jungle, ledeuxième développe des fictions quiproduisent des variations sur les motifsspirituels religieux inspirés du boud-dhisme et de l’hindouisme et le derniertraite d’une certaine réalité de l’enfanceen Inde avec la description de paysagesurbains ou ruraux malmenés par séche-resse et mousson. Mais avant de récapi-tuler les thématiques que privilégientces livres, certaines caractéristiques nar-ratives et esthétiques peuvent être souli-gnées.

    Une iconographie identifiableLes illustrations qui se donnent pourobjectif de représenter l’Inde, réunissentquelques spécificités sur le plan des cou-leurs et sur le plan des techniques. Il estpossible de distinguer deux tendances :tantôt les représentations imagées évo-quent les arts indiens ou copient l’icono-graphie indienne, tantôt les illustrateursgardent leur style propre – « occidental » –et jouent alors sur les couleurs et lesréférences.Au-delà des motifs, les techniques utili-sées dans plusieurs albums renvoient àdes formes traditionnelles de l’art indien ens’inspirant des images de gravures ou d’im-pressions au pochoir assez naïves conno-tant par cela la référence à une imagerie « authentique ». Ces techniques accentuent

  • cer l’exotisme : c’est le cas de FredMarcellino dans Le Grand courage depetit Babadji, et de Satomi Ichikawadans Shyam et Shankar. Différemment,dans Uma la petite déesse, l’illustrationjoue sur les deux modalités, car le sym-bolisme hyperréaliste de François Rocas’appuie sur des références iconogra-phiques indiennes picturales et cinéma-tographiques. En effet, l’album est ponc-tué d’illustrations qui composent unesérie de tableaux arrêtés sur les étapesdu récit : ces scènes semblent hésiterentre une Inde en technicolor et desmotifs empruntés à la tradition indienne. Dans la majorité des albums, l’universindien est induit par une atmosphèrecolorée très particulière : les illustrationsplongent le lecteur au cœur d’une palettede tons chauds et vifs qui se marienttous dans un chatoiement évoquantsaris et épices. Le doré domine, celui desparures en or ou en cuivre, celui de l’ocrede la terre et du pelage du tigre qui enva-hit les images de François Roca… puisl’omniprésence du rouge indien estremarquable, ce carmin si opaque et sidense que Nathalie Novi associe pour sapart à une infinité de roses et d’orangés,le rouge du bétel et du feu omniprésentdans les récits… Il est possible de repérer,en contraste, le brun des bois et despeaux mates que Christophe Merlin faitdominer dans Jaï, mais aussi le vertluxuriant de la jungle et des jardins depalais, l’indigo du ciel et des eaux…L’Inde, pour certains illustrateurs, nepeut se représenter que dans un arc-en-ciel de couleurs acidulées et dans desharmonies en demi-teintes. NathalieNovi dans Sous le grand banian déclineson art de la couleur pour immerger lelecteur au cœur des visions chaleureuseset gaies des deux jeunes héroïnes.

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    Shyam et Shankar, ill. S. Ishikawa, L’École des loisirs

    Uma, la petite déesse, ill. F. Roca, Albin Michel Jeunesse

  • Des récits empreints d’oralité et demerveilleuxSi on s’intéresse aux caractéristiquesdes textes, la majorité des récits quis’inspirent de l’Inde est construite à lamanière de contes de sagesse et celamême dans les romans. Quand il s’agitd’adaptation de contes spirituels indiens,comme dans La Fille du Rajah ou LesPerles de la tigresse, ces formes narrativessemblent évidemment liées à la naturedes sources. Mais c’est également le caspour les autres récits qui se situent pour-tant dans une période historique définie,ou dans une référence bien plus contem-poraine. Dans Siam, comme dans la plu-part des textes, la référence à l’Inde millé-naire semble incontournable : « Depuistrès longtemps, bien avant Siam, bienavant ses ancêtres, il y avait en Inde uneville mystérieuse et très ancienne. »Tous ces récits mettent en place une formeinitiatique, avec les multiples épreuvesdes héros et l’aboutissement de leurs des-tins sur une métamorphose, une salvationou une réalisation : c’est le cas des albumset également des romans comme L’Inde deNaita, L’Étoile de l’Himalaya et Le Feu deShiva. L’intervention du merveilleux sem-ble également être une nécessité, laissantpenser au lecteur qu’en Inde la frontièreentre le réel et le spirituel - ou l’onirique -est plus réduite qu’ailleurs.

    Cette proximité avec les contes et lesfables tient à un autre aspect significatif :l’écriture. En effet, la langue parfois scan-dée ou répétitive, est jalonnée de formules« poétiques » et de métaphores. Elleévoque parfois la parole d’un conteur, oud’un récitant, et les discours des person-nages peuvent souvent prendre une formeemphatique comme s’ils étaient emprun-tés aux fables ou aux récits religieux.

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    Les Perles de la tigresse, ill. A. Buguet, Seuil Jeunesse

  • L’insertion dans le texte des romans determes non traduits ou plus simplementdes noms des personnages participe égale-ment à l’authenticité de l’univers danslequel s’immerge le lecteur et les auteurscommuniquent ainsi une certaine musi-calité au récit. Patrice Favaro dans sesromans pour adolescents comme dans sondocumentaire narratif Aujourd’hui en Inde,Mandita Pondichéry, prend soin d’appor-ter au lecteur un ensemble de référencesrécurrentes à la vie indienne qui s’ap-puient sur un lexique hindi. Des chants,des poèmes, des formules parsèmentaussi l’ensemble de ces récits. « Les rouessur les rails faisaient Ta ti ké na… Mohanse laissa glisser dans le sommeil : Dhin nagué na… un ciel poudré d’étoiles. Dhin nagué na… un chapelet lumineux qui courtentre les masses sombres du relief monta-gneux, Dha ti gué na… le reflet d’argentd’une rivière sous un rayon de lune, Ta ti kéna… Dhin na gué na… Dhin na gué na…Dha ti gué na…, sur la rivière il y a un pontet sur le pont, cortège de fenêtres éclairées,c’est l’étoile de l’Himalaya qui passe. »1

    Dans les albums pour les plus jeunescomme dans les romans, les formes tradi-tionnelles du chant hindou semblent appa-raître en filigrane : Ma maman me fait untoit est structuré par la forme poétiqued’un texte qui s’élabore d’image en imageet s’allonge d’une ligne de page en page.

    Un bestiaire de la sagesseSuivant la voie ouverte par RudyardKipling, les récits du corpus s’appuientsystématiquement sur la présence defigures animales.En outre, certains récits prennent la formespécifique d’une biographie : Siam, deDaniel Conrod, Rajah le tigre, d’HoracioQuiroga, Hong-Mo l’éléphant, de RenéGuillot.

    L’éléphant et le tigre se disputent laplace d’honneur de ce bestiaire mer-veilleux : ces deux animaux présententdes propriétés qui les opposent dans leurrelation aux hommes tout en les réunis-sant comme figures nobles, puissantes,majestueuses et donc royales.

    L’éléphant souvent associé à son cornac,est représenté dans les récits (il sembledifficile de raconter une histoire indiennesans qu’apparaisse cet animal !) tour àtour comme animal domestiqué avec seschaînes, comme monture princière, har-naché ou « décoré » pour la chasse ou lesparades festives mais il paraît égalementen figure divine.Dans Le 397e éléphant blanc de RenéGuillot, l’animal est présenté sous sesdifférentes formes symboliques : appari-tion magique, figure lunaire et guide « fidèle et loyal » des troupeaux royaux.Il n’a pas été capturé mais il est apparutelle une statue de marbre ou de nacreen face de son maître. « Les génies pourse montrer aux hommes, prennent sou-vent la forme d’une bête. Le grand élé-phant blanc arrivait d’on ne sait où.C’était un extraordinaire cadeau de lajungle. (...) La bête si c’en était une, étaitvenue librement de son bon vouloir. »Les attributs merveilleux de l’éléphantsont essentiellement sa longévité et sapuissance tranquille qui prend forme,chez Kipling, dans la figure autoritairedu sage Hathi, le chef du troupeau d’élé-phants mais aussi chez Siam au destin siextraordinaire raconté par DanielConrod. Même si la vie de cet éléphant d’Asie sepasse en Europe, la tonalité mythiqueliée à cette figure animale couvre l’en-semble de l’album « Un seigneur, oui,c’était un seigneur ! »

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  • Dans Uma la petite déesse, l’héroïnecroise « Nilotpal l’éléphant sacré » qui luiest dévolu et qui la promène sur son doset qui est aussi la figure loyale du sacri-fice : « L’éléphant sacré trouva encore laforce d’atteindre le fleuve afin de sauverla déesse. Il s’effondra sur la berge. ». Aussi dangereux que bienveillant, ilentretient des relations particulières avecles hommes : le père de Parvati dans LeFeu de Shiva est un cornac réputé qui seranéanmoins tué par ses éléphants au coursd’une tempête de mousson mais l’élé-phant peut également être celui qui bénit àl’entrée du temple hindou comme la vieilleéléphante dans L’Étoile de l’Himalaya.

    À l’opposé de la figure bénéfique de l’élé-phant, les récits entretiennent la légendedu tigre mangeur d’hommes auquelKipling avait initié le lecteur dans le Livrede la jungle avec le personnage du cruelShere Khan. Le tigre est présent, dans lesrécits « indiens » soit en chasseur soit enproie des chasses coloniales ou royales. Sion se réfère aux contes recueillis et tra-duits par Ré et Philippe Soupault,comme dans « L’Ingratitude et la recon-naissance », les contes indiens semblentfaire osciller cette figure animale entrecruauté et sagesse. Dans Rikiki-Riquiquiqui a peur de tout, il apparaît comme « unmonstre aussi imprévisible qu’invisible,aussi dangereux que cruel ».Par contre, dans deux albums pour lesplus jeunes la figure de prédateur estdétournée et inversée. Dans la fable deHelen Bannerman, Le Grand courage dePetit Babaji, le jeune héros sauve sa vie ennégociant avec une ribambelle de tigresvaniteux et ridicules dans leur désir deressembler aux hommes. Ce trait decaractère fut déjà attribué au tigre parKipling dans Le Livre de la jungle quand

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    Maman me fait un toit, ill. F. Malaval, Syros Jeunesse

    Rikiki-Riquiqui qui a peur de tout, ill. C. Oubrerie, Albin Michel Jeunesse

  • il démontrait que la volonté de victoire etde pouvoir de l’animal entraînait sa des-truction. Dans Le Dévoreur d’hommes d’HoracioQuiroga, le tigre en proie à son instinctde prédateur est présenté comme un êtrenoble capable de sentiments de gratitude,de patience mais aussi d’esprit de ven-geance. Malgré sa férocité sauvage etimplacable, il n’apparaît pas ici aussidangereux que certains hommes quituent et torturent par plaisir. La rencontre avec le tigre, qu’elle soitfantasmée ou vécue par les personnagesdes récits, est souvent traitée comme uneépreuve magique. Ce fauve mythiquepeut ainsi être présenté ponctuellementcomme un animal de bonne compagnie :Uma chevauche un tigre repu et se faitescorter par une trentaine de fauves aucours de sa fuite. Le tigre a donc souventune symbolique ambiguë car il susciteautant terreur qu’admiration. C’est égale-ment ce qui est véhiculé par la figure dutigre que Patrice Favaro fait apparaître enrêve halucinatoire à la jeune adolescentedans L’Inde de Naita : un vieux fauveefflanqué l’observe, bondit vers elle et lasuit derrière une grille d’autoroute…

    Sans parcourir la totalité du bestiaireindien, il est intéressant de noter égale-ment que le singe et le serpent adoptentdes rôles assez ambivalents qui associentdes aspects bénéfiques et maléfiques.L’apparition hypnotique du cobra et laconfrontation des héros aux serpentssemble être une épreuve ultime. À ce titre,la nouvelle « Rikki-Tikki-Tavi la mangouste »de Kipling reste un exemple fabuleux deparabole du combat contre le mal. DansLe Feu de Shiva, une première épreuve deconfrontation à un cobra révèle à l’héroïnecomme à son entourage ses pouvoirs

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    Le Dévoreur d’homme, ill. F. Roca, Seuil/Métaillié

    Mahakapi, le singe roi, ill. M. Kerba, Albin Michel Jeunesse

  • à des parcours analogues à ceux deleurs dieux : les récits leur prêtent fré-quemment des révélations quasi-reli-gieuses, apparentant ainsi les héros defictions aux divinités du panthéon hin-dou et bouddhiste. La présence des motifs religieux apparaîtici comme un véritable trait spécifiquedes histoires sur l’Inde. À quelques raresexceptions près, les auteurs mentionnentquasiment tous le divin, les dieux et seréférent à des rituels religieux comme lepuja (rituel hindou), les kholams tracésdevant les maisons ou la crémation desmorts. Même dans l’album Sous le grandbanian de Jean-Claude Mourlevat quipourrait sembler bien loin de ce thème,la connotation religieuse est présenteavec l’onirisme du récit. En effet, lesdeux sœurs aveugles partagent des his-toires, prémonitions ou rêveries, sous unarbre, un banian, dont la protection peutrappeler celle de l’arbre de la révélationde Siddhârta.Les propos des protagonistes mention-nent régulièrement la galerie des divini-tés hindoues, le Bouddha et les pratiquesreligieuses. Dans le roman de RuskinBond, Sita et la rivière, la jeune héroïnese souvient : « Grand-mère, assise à sonchevet, lui posait doucement des com-presses sur le front et racontait de belleshistoires sur les dieux… le jeune Krishnaqui aimait les animaux et jouait des toursaux autres dieux, Indra, maître du ton-nerre et des éclairs, et Vishnou et Ganeshle dieu à la tête d’éléphant…le princeRama sur son grand oiseau blanc… » Le thème de l’enfant sacré, cher auboudhisme et à l’hindouisme, est reprisdans de nombreux récits. Parvati, dansLe Feu de Shiva, née au cœur d’unouragan qui tue son père, est donc pla-cée dès sa naissance au cœur de signes

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    surnaturels. Les contes Serpents et mer-veilles, de Béatrice Tanaka, démontrentla richesse symbolique de cette figureanimale.

    Quant au singe, toujours moqueur etironique, quand il est présenté collective-ment – le peuple des bandar-logs duLivre de la jungle ou le groupe des singesgourmands de Mahakapi le singe roi – lepersonnage est négatif, concentrant denombreux défauts depuis une gour-mandise effrénée jusqu’à une véritablefolie de groupe. Mais quand il est pré-senté seul dans une rencontre avec unhumain, la symbolique s’inverse : laconnaissance des arbres et des fruits,en fait son rapport magique avec levégétal, est alors placée au service duhéros à l’exemple d’Uma, qui rencontreun singe sauveur, Ramesh. Le singedevient alors figure loyale et ingénieuse,compagnon idéal de la jeune fille et sonesprit devient sagesse. C’est égalementle cas dans Les Perles de la tigresse etdans la rencontre de Shyam, jeunemusicien des rues, avec un singevoleur, Shankar, qui propose une para-bole simple sur les valeurs de l’amitié.

    Une omniprésence de la spiritualitéUne autre thématique qui domine lesrécits sur l’Inde est celle du destin à tra-vers les aventures des jeunes héros cal-quées sur des paraboles divines ou certai-nes approches de la spiritualité indienne.Dans tous les textes, des noms de per-sonnages évoquent les grands nomsdes dieux hindous et de leurs avatars :Lakshmi, Parvati, Uma Rama et Sita,Krishna, etc. Le récit fait partager parfoisleur naissance, toujours leurs apprentis-sages et leurs épreuves, fréquemmentleurs visions, ils sont souvent confrontés

  • qui la désignent comme particulière.Sous la protection de la statue de Shiva,le dieu danseur dont les pas rythmentles cycles de la vie et de la mort, elle vase révéler dotée de pouvoirs exception-nels, ceux nécessaires à la danse sacréemais aussi celui de pouvoir communi-quer avec les animaux. Le récit nous faitparcourir son enfance et une partie deson adolescence jusqu’à sa révélationcomme danseuse de Bathara Nathyam.Uma le personnage de Fred Bernard etFrançois Roca décline les grands motifsdu périple d’un héros divin mais, à l’in-verse des récits traditionnels, l’enfantdivinisée en début de récit est finale-ment ramenée à son statut d’humaineaprès un périple héroïque : d’elle-même,Uma préfère finalement retrouver saplace de fillette au sein de sa famille.Dans L’Étoile de l’Himalaya, Moshanrencontre un cornac très singulier, appa-rition énigmatique au cœur de la ville,qui lui semble doté de connaissancesspirituelles et de pouvoirs. Cette rencon-tre se révèle riche d’enseignement pourle jeune héros sur les grands conceptsreligieux : « C’est le sort qui l’a voulu, jedois avoir un mauvais kharma… » « Lesort, s’écria Akosha, ton kharma ? Sais-tu au moins ce que ce mot veut dire ? Ilvient d’une très vieille langue, celledans laquelle sont écrits les textessacrés. Ouvre grand tes oreilles etapprends qu’il signifie : ACTION ! » Deplus le collier du cornac a pour motifune roue solaire qui apparaît égalementsur le bus d’une association de protec-tion de l’enfance : cette roue évoquesans ambiguïté le motif bouddhiste de ladestinée humaine. Cette rencontre,comme celle de la jeune Parvati, sauvele jeune garçon perdu dans la jungle deNew Delhi.

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    Des destins d’enfants d’aujourd’huiau cœur du paradoxe indienQuelques questions contemporainesémergent avec difficulté de ces tableauxstéréotypés d’une Inde majoritairementreprésentée comme religieuse et ances-trale. Et cela donne à lire souvent desrécits paradoxaux. Dans La Danse deShiva, l’auteur fait cheminer le lecteurd’un conte spirituel qui s’ancre dans lavie rurale d’une région reculée de l’Indevers le récit de la vie scolaire et urbainede la jeune Parvati. Dans le cas de l’al-bum Jaï, c’est l’inverse, Paul Thiès com-mence par raconter l’esclavage de Jaïpetit ouvrier dans un atelier de fabrica-tion de tapis avant qu’une envoléemagique oppose à la dure réalité dudébut de récit une issue merveilleusebien improbable.Quelques aspects semblent néanmoinsremarquablement absents : la conditionde la femme indienne, la question descastes et les conflits religieux. Alors quele chemin de fer, l’avion et la land-rovervoisinent dans les récits avec les ricks-haws, les vaches sacrées et les éléphants,il est difficile de ne pas remarquer lesilence sur certaines questions qui oppo-sent réalité contemporaine et valeurs tra-ditionnelles.Si l’aventure de Parvati enchante le lec-teur par son issue idéale, le sort des fillesen Inde est étrangement absent des pro-blématiques de ces romans. Le motif dumariage est présent, par exemple dansles albums Sous le grand banian et LesPerles de la tigresse, mais les questionsde dot et les conséquences de ce systèmen’apparaissent pas. La féminité et la dif-ficulté à naître fille en Inde sont peu trai-tées, que ce soit sur le mode métapho-rique ou réaliste. Par contre, dans Uma, lajeune fille divinisée accepte son destin

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    humain – donc sa féminité – en foulantle sol et laissant symboliquement coulerson sang. L’image des retrouvailles fina-les lui accorde une place centrale dans lecercle familial.

    Si le lecteur est séduit par l’esthétiquecolorée et les motifs exotiques de ces livres, si une identité hindoue semble bienêtre communiquée et certaines valeursuniverselles bien transmises par les récitsqui se réclament d’une influence oud’une origine « indienne », on ne peutcependant qu’être frappé par la perma-nence des représentations dans la fictionéditée en France : une perpétuelle célé-bration d’une Inde éternelle, une Inde decouleurs et de fêtes, avec ses mythes reli-gieux, comme une carte postale datée ouune publicité pour un voyage exotique…

    L’émergence – encore très rare mais trèsidentifiable – de quelques probléma-tiques contemporaines dans ces récits seperçoit surtout dans les livres dûs à desauteurs ou illustrateurs indiens, ouinstallés en Inde.Dans les albums d’Anuska Ravishankartraduits de l’hindi, Au croco ! Au croco ! etOù es-tu Petit tigre ?, ce sont les préjugésqui sont combattus et le respect de la vieanimale qui est valorisé. La transmissionde valeurs de solidarité et de respect de lavie semble un de leurs principaux atouts.Dans les romans pour adolescents duFrançais Patrice Favaro, les personnagessont plongés dans un pays paradoxal etcomplexe qui mêle la réalité sociale laplus difficile aux merveilles de la spiri-tualité, de la solidarité et des sentiments.Ils posent aussi la question des différenceséconomiques entre les régions de l’Indetout en rendant compte de valeurs com-munes : derrière la fragilité des repères

    Uma la petite déesse, ill. F. Roca, Albin Michel Jeunesse

    Jaï, ill. C. Merlin, Syros Jeunesse

  • sociaux et familiaux apparaissent les cer-titudes de la foi dans le destin humain,la capacité de survie et une spiritualitédu quotidien. Ainsi dans L’Étoile de l’Himalaya ouL’Inde de Naïta, c’est essentiellement del’Inde qu’il s’agit : « Rien ici ne ressem-blait à quoi que ce soit de connu, d’iden-tifiable, de compréhensible. Les odeurs,elles aussi étaient déroutantes. Dans larue, senteurs d’épices et relents infects selivraient une bataille dont l’issue demeu-rait indécise. Partout le suave et le fétide,le beau et le repoussant, le rutilant et lepitoyable se côtoyaient le plus naturelle-ment du monde, comme s’ils s’alimen-taient l’un l’autre. » Ces romans combi-nent les motifs religieux et les propossocio-politiques démontrant ainsi la com-plexité de la réalité indienne et les liensétroits entre la vie spirituelle et le quoti-dien des Indiens.

    Ce bref parcours laisse apparaître l’é-troitesse de la fenêtre que nousouvrons parfois sur les autres cultures.Mais il incite à dépasser le constatd’un excès d’exotisme et surtout àguetter les combinaisons de motifs etles thématiques qui proposent au lecteur d’autres visions de l’Inde : « Ceque Naita voyait autour d’elle partici-pait d’un autre univers, d’une réalitébrutale et crue, palpitante, en perpé-tuel mouvement, loin des clichés habi-tuels d’une Inde méditative, apaisée etsomnolente. » On peut espérer que les auteurs s’autori-sent des scénarios qui soient capables decommuniquer au lecteur non seulementles valeurs d’humanité et de joie de vivrede la spiritualité hindoue et bouddhistemais également des variations multiplespour mieux découvrir la complexité del’Inde.

    Au croco ! au croco !, ill. Pulak Biswas, Syros Jeunesse

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  • L A R E V U E D E S L I V R E S P O U R E N FA N TS - N ° 2 3 3 /dossier132

    Bibliographie des titres cités

    Albums- Le Râmâyana, adapt. Charles Le Brun ; ill. Christine Lesueur, Ipomée, 1987 (Jardins secrets)- Le Grand courage de Petit Babaji, Helen Bannerman ; ill. Fred Marcellino, Bayard jeunesse, 1998 - Le 397e éléphant blanc, René Guillot ; ill. Fabienne Julien, Nathan, 1989 (Arc-en-poche)- Rikki-Tikki-Tavi la mangouste, Rudyard Kipling ; illustrations de Danuta Mayer, Gründ, 1997 (Trésors)- Où est Petit Tigre ? Anushka Ravishankar ; ill. Pulak Biswas, Syros jeunesse, 1999- Les Perles de la tigresse, Isabelle Gobert ; ill. Anne Buguet, Seuil jeunesse, 1999- Shyam et Shankar, Satomi Ichikawa, L’École des loisirs, 2000 - Maman me fait un toit, Patrice Favaro ; ill. Françoise Malaval, Syros jeunesse, 2001- Jaï, Paul Thiès, Christophe Merlin, Syros jeunesse, 2001- Au croco ! Au croco !, Anushka Ravishankar ; ill. Pulak Biswas, Syros jeunesse, 2002- Eléphant et compagnie, Françoise Malaval, le Sablier, 2002- Siam, la grande histoire de Siam, éléphant d’Asie, François Place, Rue du monde, 2002 - Rikiki-Riquiqui qui a peur de tout, Pierre Coré ; ill. Clément Oubrerie, Albin Michel jeunesse, 2003(collection Zéphyr)- Le Dévoreur d’hommes, Horacio Quiroga ; ill. François Roca, Seuil/Métailié, 2003 - Sous le grand banian, Jean- Claude Mourlevat ; ill. Nathalie Novi, Rue du monde, 2005 - La Fille du Rajah, France Alessi, Marie Diaz, Bilboquet, 2005- Un, deux, trois… dans l’arbre ! Anushka Ravishankar ; ill. Sirish Bao, Durga Bai, Actes Sud junior, 2006 - Uma la petite déesse, Fred Bernard ; ill. François Roca, Albin Michel Jeunesse, 2006

    Contes- Savitrî la vaillante, Béatrice Tanaka, Messidor-La Farandole, 1984 (Parolimages)- Histoires merveilleuses des cinq continents, Ré et Philippe Soupault, Seghers, 1990- Mahakapi, le singe roi, Patrice Favaro ; ill. Muriel Kerba, Albin Michel jeunesse, 2001 (Contes de sagesse)- Serpents et merveilles, Béatrice Tanaka, Syros jeunesse, 2002 (ill. d’après les dessins de Harji Lal Bhopa)- Sagesses et malices de Birbal, le Radjah, Patrice Favaro ; ill. Arnal Ballester, Albin Michel, 2002 - Contes du Vampire, contes de l’Inde, Catherine Zarcate ; ill. Rémi Saillard, Syros jeunesse, 2005 (Paroles deconteurs)

    Romans- Le Livre de la jungle, Rudyard Kipling ; ill. Philippe Mignon, Gallimard Jeunesse, 1987 (Folio junior ; Édition spéciale)- Le Second livre de la jungle, Rudyard Kipling ; ill. Philippe Devaine, Gallimard Jeunesse, 1987 (Folio junior)- L’Étoile de l’Himalaya, Patrice Favaro, éditions Thierry Magnier, 1998- L’Inde de Naita, Patrice Favaro, Thierry Magnier, 1999- Sita et la rivière, Ruskin Bond, Hatier, La Courte échelle, 2000 [ Rageot 1991] - Deux aventures de Felouda, Satyajit Ray ; trad. Marc Albert ; ill. Miles Hyman, Seuil/Métaillié2001. - Le Feu de Shiva, Suzanne Fisher Staples ; trad. Isabelle de Couliboeuf, Gallimard Jeunesse, 2003 (Scripto)

    Semi-documentaires- Aujourd’hui en Inde, Mandita Pondichéry, Patrice Favaro, C. Gastaut et F. Silloray, Gallimard jeunesse, Gallimard,2005 (Journal d’un enfant)

    Consultés : Contes et légendes de l’Inde, textes bilingues (tamoul), Fleuve et flamme, 1989

    Pour compléter votre lecture, consultezsur notre site la bibliographie « L’Inde dans la littérature de jeunesse »rubrique : bibliothèque numérique /outils documentaires

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