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Archives de sciences sociales des religions 175 | juillet-septembre 2016 Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un concile pour le monde ? Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/assr/27885 DOI : 10.4000/assr.27885 ISSN : 1777-5825 Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 1 octobre 2016 ISBN : 978-2-7132-2518-5 ISSN : 0335-5985 Référence électronique Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016, « Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un concile pour le monde ? » [En ligne], mis en ligne le 01 octobre 2018, consulté le 23 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/assr/27885 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/assr.27885 Ce document a été généré automatiquement le 23 septembre 2020. © Archives de sciences sociales des religions

Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

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175 | juillet-septembre 2016Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : unconcile pour le monde ?

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/assr/27885DOI : 10.4000/assr.27885ISSN : 1777-5825

ÉditeurÉditions de l’EHESS

Édition impriméeDate de publication : 1 octobre 2016ISBN : 978-2-7132-2518-5ISSN : 0335-5985

Référence électroniqueArchives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016, « Figures de l'entrepreneurreligieux - Vatican II : un concile pour le monde ? » [En ligne], mis en ligne le 01 octobre 2018, consultéle 23 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/assr/27885 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.27885

Ce document a été généré automatiquement le 23 septembre 2020.

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SOMMAIRE

Figures de l’entrepreneur religieuxDossier coordonné par Nathalie Luca et Rémy Madinier

IntroductionLes entreprises face au religieuxNathalie Luca et Rémy Madinier

Jésuites ou jansénistes ?Affiliations marchandes au XVIIIe siècleNicolas Lyon-Caen

L’éthique pentecôtiste et le Saint-Esprit du capitalismeVocations d’entrepreneurs de Dieu en Suède contemporaineÉmir Mahieddin

Crafting Ethiopia’s Glorious DestinyPentecostalism and Economic Transformation under a Developmental StateEmanuele Fantini

Pentecôtismes et esprit d’entreprise en HaïtiNathalie Luca

Du phalanstère au marché de niche : genèse et évolution de l’immobilier islamiqueindonésienRémy Madinier

Le marketing relationnel de multiniveaux islamique en IndonésieGwenaël Njoto-Feillard

La finance islamique en France : que valent ces paroles ?Marie-Liesse de Luxembourg

Le Vénérable Jigwang, fondateur du Centre de Méditation NŭnginBernard Senécal

Religion and Entrepreneurship: a match made in heaven?Paul Seabright

Vatican II : un concile pour le monde ?Dossier coordonné par Frédéric Gugelot et Étienne Fouilloux

Vatican II, un concile pour le monde ?Étienne Fouilloux et Frédéric Gugelot

Réseaux et débats théologiques dans le catholicisme des années 1960, au prisme du groupedes experts au concile Vatican IIFrançois Weiser

Écrire le concile pour le penser et le vivreL’écriture diariste d’Yves Congar face à l’événement du concile Vatican IIDavid Douyère

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Inviter des observateurs juifs au concile ?Les réflexions du Secrétariat pour l’Unité sur le statut des interlocuteurs juifs (1960-1962)Claire Maligot

Généalogie d’un « silence » conciliaireLe débat sur les femmes dans l’élaboration du décret sur l’apostolat des laïcsAgnès Desmazières

La première réception du concile Vatican II par les catholiques traditionalistes (1965-1969)Philippe Roy-Lysencourt

Le concile en Amérique latine : le rôle du CELAM dans l’aggiornamento continentalSilvia Scatena

Le Vatican II des catholiques égyptiens Au temps de Nasser, l’espoir d’un monde meilleurCatherine Mayeur-Jaouen

Indonésie : Vatican II au prisme du politiqueRémy Madinier

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Figures de l’entrepreneur religieuxDossier coordonné par Nathalie Luca et Rémy Madinier

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IntroductionLes entreprises face au religieux

Nathalie Luca et Rémy Madinier

1 Depuis plusieurs années déjà, divers événements largement médiatisés ont permis de

constater que la religion n’avait pas déserté le monde des entreprises. Elle y fait même

un retour inattendu, fortement débattu et objet de nombreux articles de presse et de

publications scientifiques (Chessel, Pelletier, 2015). L’institut Randstad s’est associé à

l’Observatoire du fait religieux en entreprise (OFRE) pour enquêter sur la progression

de la place du religieux en ces lieux là. Ensemble, ils ont publié en septembre 2016 leur

quatrième enquête sur la question qui confirme très largement la progression de cette

présence et des demandes qu’elle suscite1. La pluralité religieuse favorisée par nos

sociétés modernes se répercute sur le monde du travail et oblige les entrepreneurs à

s’interroger sur sa gestion. En Europe, la question essentielle est en réalité celle de

l’encadrement des revendications musulmanes, dont certains chefs d’entreprises

redoutent une visibilité (port du voile) et des exigences (jours de congés adaptés au

calendrier religieux, voire mise à disposition d’une salle de prière) jugées trop

affirmées. Cette facette du lien entre monde entrepreneurial et religion est désormais

bien documentée.

2 Un autre aspect des usages de la religion dans la culture entrepreneuriale concerne le

commerce de produits liés à des pratiques religieuses, en dehors ou au sein même des

communautés. Si certaines entreprises redoutent l’avènement de conflits (en réalité

très marginaux) associés à la présence de musulmans pratiquants en leur sein, d’autres

au contraire surfent sur des attentes émanant de ces mêmes populations musulmanes :

l’économie du halal a le vent en poupe. Les initiatives en ce domaine se multiplient,

bien au delà des seuls produits alimentaires : même les loisirs et le tourisme font l’objet

d’une estampille « halal » et aucun centre commercial ne voudrait passer à côté de ce

marché florissant (voir, entre autres, les travaux de Florence Bergeaud-Blackler ou de

Katia Boissevain sur le sujet). Le développement d’une filière religieuse au sein de

l’industrie du tourisme est loin de ne concerner que les terres de l’islam. Elle

représente une façon de concevoir le voyage aujourd’hui en plein essor. Il faut encore

noter, dans un registre parallèle, le succès des livres traitant du « développement

personnel » ou du bonheur, prétendument issus de la tradition bouddhiste tibétaine,

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qui se concrétisent par tout un ensemble de formations offertes par les entreprises à

leurs salariés dans l’espoir d’améliorer simultanément leur bien-être et leur efficacité.

Réenchanter le monde par l’action entrepreneuriale

3 Dans un contexte où des économistes de renom comme Joseph Stiglitz (2002) accusent

l’activité économique de participer à la création d’un monde d’une extrême précarité,

menacé par les crises financières et sans pitié pour les destins individuels, un nouveau

type de management entrepreneurial apparaît, qui se présente comme plus

respectueux des salariés et préoccupé par l’avenir de la planète. Ce management

présente parfois une dimension religieuse. C’est le cas d’entrepreneurs et dirigeants

chrétiens qui, sans manifester pour autant leurs croyances religieuses à l’égard de leurs

personnels, essayent autant que possible et non sans tensions, de faire coïncider leur

éthique religieuse avec leurs modalités de management (Brémond d’Ars, 2013). Lors

d’une journée d’étude déjà intitulée « Les figures de l’entrepreneuriat religieux »,

conjointement organisée le 14 juin 2013 par Pierre-Charles Pradier, Nicolas de Brémond

d’Ars et les deux coordinateurs du présent numéro, nous avions ainsi interviewé une

coach catholique, Marie-Christine Bernard, qui proposait un coaching spirituel aux chefs

d’entreprises. Elle expliquait :

Cette proposition de coaching a d’abord été la mise en forme d’une attente que j’aiperçue du côté des personnes en position de dirigeant qui ressentent uneinsatisfaction quant à ce qu’induit et ce à quoi conduit l’allure prise par la vieéconomique dans laquelle ils sont engagés et pour laquelle ils peinent. Pourbeaucoup de dirigeants, l’insatisfaction ressentie vient d’un sentimentd’écartèlement entre deux sphères perçues comme incompatibles, voireantagonistes : d’une part, celle des valeurs humaines propres à l’héritagehumaniste, incluant éventuellement une préoccupation d’ordre spirituel ; d’autrepart, celle d’un monde économique organisé selon de strictes règles comptables etgestionnaires ordonnées à – et par – l’exigence de profit matériel. Or, le métier dedirigeant implique le rôle de décideur. À travers une multitude de décisionsquotidiennes qui vont de la définition de la stratégie de l’entreprise au choix dumode de management, en passant par l’établissement des prix, des grillesd’évaluation du personnel, des critères de recrutement, etc., le dirigeant estconfronté en permanence à sa propre échelle de valeurs, possiblement encontradiction avec celle de référence dans sa corporation (la doxa libérale àtendance capitaliste du monde économique) pour l’exercice de son métier. C’estpourquoi, le « coaching spirituel et managérial », tel que je l’ai conçu, s’adresse enpriorité aux chefs d’entreprise (et assimilés, comme les cadres dirigeants degrandes entreprises). Son objectif est de les aider à trouver une unification plussatisfaisante entre ce à quoi ils aspirent en tant que personne, au nom de l’idéalplus ou moins explicité qu’ils portent, et l’exercice de leur métier, de leur statut etde leur fonction de patron (mode de management, stratégie d’entreprise, ajustementde leur propre parcours existentiel). Ce coaching permet d’aborder ouvertement etd’intégrer à l’accompagnement la référence éventuelle à la sphère religieuse,lorsqu’elle se trouve de fait impliquée dans cet idéal, de façon centrale ou annexe,mais signifiante dans le questionnement du chef d’entreprise.

4 Certains entrepreneurs vont plus loin encore et font explicitement référence à leurs

croyances dans la gestion même de leur entreprise, au risque de susciter des

oppositions (Luca, 2012). À mesurer ainsi le moment où le lien des entreprises au

religieux devient problématique en Occident, on se rend compte que la peur d’être

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dépassé par le facteur religieux – dont on pensait s’être émancipé – constitue le point

de réaction soit au sein même de l’entreprise, soit au niveau politique.

5 Pourtant, l’appui sur un socle de croyances partagées fait partie des ressorts du

développement d’une entreprise (et de la société dans son ensemble), comme le

démontre fort bien Paul Seabright en conclusion de ce numéro. Croire et faire croire ne

sont pas le propre du religieux dans lequel on a le tort de vouloir enfermer ces notions.

La crise économique et sociale actuelle et, avec elle, le déficit de confiance dont les

medias se font régulièrement l’écho, viennent rappeler aux entrepreneurs qu’ils ne

peuvent pas laisser de côté le niveau de croyance qu’ont leurs salariés en leur

entreprise. La sécularisation des institutions les a souvent conduits à préférer la notion

de confiance, davantage tournée vers une vision positive de l’avenir, à celle de croyance

parfois perçue comme négative et passéiste. Cette vision peut prendre la forme d’un

projet utopique de transformation et de réenchantement du monde, projet que les

institutions religieuses, puis politiques, ne parviennent plus à rendre crédible ni par la

théologie ni par l’idéologie et vers lequel voudrait tendre l’entreprise par l’action.

6 Lors de la journée d’étude précédemment citée, une autre coach, Catherine

Redelsperger, expliquait ainsi se trouver de plus en plus régulièrement confrontée à

des démarches d’ordre spirituel de la part des chefs d’entreprises qui recouraient à ses

services. Dans l’interview qu’elle a donnée au cours de cette journée, elle constatait :

Le divorce entre l’entreprise et ses salariés touche aussi les cadres dirigeants.Certains disent clairement : je suis dans le système, j’y participe mais je ne suis pasd’accord. J’accompagne depuis vingt ans des cadres dirigeants qui sortentréellement du système et changent de vie en créant des très petites entreprises ouen reprenant des entreprises dans des activités dont ils sont fiers. Certainsdirecteurs marketing par exemple ne supportent plus d’être ceux qui conduisent lesconsommateurs à être encore plus consommateurs de produits qui n’ont aucunevaleur essentielle. Certains d’entre eux changent de cap. [...] Deux de mes clients(dans les deux cas des propriétaires d’entreprises) sans être pratiquants d’unereligion, se sont forgés des croyances qui traversent les continents, les mythes, lespratiques de méditation. Il ne s’agit donc pas de religion mais de croyances seconstruisant par tâtonnements. Ces deux propriétaires d’entreprises travaillentavec des consultants qui ont une ouverture spirituelle. Il existe dans les deux casune forme de prosélytisme ou a minima de désir d’ouvrir les autres (collaborateurs,clients, partenaires, etc.) à une autre manière de vivre et voir le monde. Ce qui n’estpas sans susciter certaines contestations en interne. [...] Je peux ainsi vous décrirepar petites touches ce que je qualifie de « paradis syncrétique » en prenant enexemple l’une de ces deux entreprises. Je le trouve déjà dans les éléments delangage. Le slogan de la marque est « All you need with love ». Par « with love », ilsentendent : « c’est notre manière d’exercer notre métier, en plaçant la sincérité aucœur de nos échanges » ; car, expliquent-ils : « notre raison d’être, c’estentreprendre pour un monde meilleur ». On peut lire cela sur leur site, leur cominterne. Ils pensent que « l’entreprise peut contribuer à faire progresser notresociété en remettant l’homme et l’environnement au centre de nos priorités. Ennous fixant des buts élevés de la responsabilité et de l’amour, nous voulonsintroduire l’éthique dans notre façon de vivre l’entreprise. » L’espace est égalementporteur de ce « paradis syncrétique ». Le siège inauguré il y a un an a été construitsuivant une logique Feng Shui et le choix de l’implantation des bâtiments a été faitavec un sourcier. Les bâtiments sont à la pointe de la construction bio-thermique. Ily a un jardin potager garantissant une certaine autonomie au restaurantd’entreprise en lui fournissant des végétaux bio. Le restaurant d’entreprise estdirigé par un chef étoilé. Il y a au sein de l’entreprise un centre sportif, un centreculturel, une université dédiée au développement personnel. Sur la terrasse la plus

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haute d’un des bâtiments se trouve une yourte de méditation. Enfin, dans certainsopen space, des cabanes servent de salle de réunion, de repos (hamac, canapé, etc.).Dernière touche : le développement personnel. L’entreprise offre à ses salariés desateliers de beauté intérieure, des cours individuels de méditation, des séances demassage, du squash adapté en cours de développement personnel, du self care par lalecture.

7 Sans aller jusqu’à une telle proposition de ré-enchantement du monde, néanmoins

présente chez bien des jeunes entrepreneurs de Start Up qui voient dans leurs actions

entrepreneuriales l’ultime voie de transformation du monde, l’ensemble des moyens

mis en place par les entreprises pour renforcer la motivation de leurs personnels,

depuis que le management ne repose plus sur la simple autorité du chef, fait appel à des

méthodes de persuasion qui ne sont pas sans rappeler les méthodes de présentification

du divin, même lorsqu’elles ne comportent plus la moindre référence religieuse

(Boltanski, Chiapello, 1999 ; Piette, 2003). Comme le souligne Frédéric Lordon, il s’agit

alors, pour le chef d’entreprise, de faire en sorte que ses désirs et rêves propres

deviennent également ceux des salariés (Lordon, 2010). Ces méthodes ont néanmoins

une efficacité relative sur ces derniers. Certains remplissent leur tâche sans y accorder

le moindre crédit, mais quand la défiance devient généralisée, elle menace l’entreprise,

même si le besoin d’un salaire maintient un semblant de présence contrainte.

L’augmentation des suicides en entreprise, s’il ne peut être explicité par cette seule

défiance, en est cependant un signe tangible.

8 Gestion de la pluralité religieuse au sein de l’entreprise, enjeux commerciaux associés à

la vente d’une vaste palette de produits qui se développent en correspondance avec

l’évolution du panorama religieux, besoin croissant des entrepreneurs de donner un

sens éthique à leur management qu’ils puisent dans leurs croyances, voire même de

donner à l’ensemble de leur entreprise un projet de transformation du monde qui

bouscule la frontière entre domaine religieux et domaine économique, enfin, utilisation

plus ou moins consciente d’un héritage de présentification du divin dans les techniques

de motivation et de fidélisation des salariés ou dans l’organisation même de la

structure de l’entreprise : voilà les principales facettes que l’on peut repérer des usages

de la religion dans la culture entrepreneuriale. Il faut encore ajouter à cela que de leur

côté aussi, les communautés religieuses s’inspirent des techniques entrepreneuriales

pour se développer, au point de devenir des entreprises religieuses capables de porter

et transmettre les valeurs de l’ultralibéralisme.

Renouveau religieux et néolibéralisme

9 Depuis que Max Weber a établi un lien paradoxal entre l’essor du capitalisme et le

développement d’une éthique protestante ascétique, les relations entre économies

matérielle et spirituelle ont constitué un sillon fécond des sciences sociales. Depuis les

années 1950, ces travaux ont toutefois connu une éclipse relative, liée au poids des

analyses marxistes réduisant le fait religieux au rang de symptôme d’une aliénation

politique et au succès des prophéties annonçant l’inévitable éviction de la religion du

monde capitaliste moderne.

10 De fait, la sécularisation, qui a caractérisé à des degrés divers l’évolution des sociétés

occidentales depuis deux siècles, a progressivement marginalisé la place du référent

religieux dans les institutions nationales et les systèmes juridiques des pays d’Europe et

d’Amérique du nord. Ce processus n’a pas nécessairement signifié que la religion ait

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perdu toute influence sur l’ensemble des sphères d’activité mais que la distance était

désormais suffisante pour que chacune d’entre elles puisse évoluer selon son chemin,

ses valeurs, sa finalité propre en toute indépendance. La religion est devenue une

option, un avis, une sphère d’activité parmi d’autres et non plus au-dessus d’elles. Dans

certains pays, le politique a officialisé cette mise à distance en proclamant la séparation

officielle de l’Église et de l’État. D’autres nations ont conservé une religion d’État ou un

système de religions reconnues, mais leur fonction a été largement revue à la baisse et

la participation aux cultes rendue facultative : chacun est libre de fréquenter un culte

ou de n’en fréquenter aucun. La liberté de conscience est inscrite dans toutes les

Constitutions des nations occidentales, y compris dans la Constitution européenne des

droits de l’homme. Sous l’influence directe de la colonisation ou par simple mimétisme,

ce processus de sécularisation institutionnelle s’est étendu à la plupart des régions du

monde, y compris dans des pays dans lesquels la religion conservait une influence

prégnante sur les structures sociales et culturelles, reliquat d’une entrée tardive dans la

modernité.

11 À partir du milieu des années 1970, le renouveau religieux qui a affecté – peu ou prou –

l’ensemble des confessions et sa concomitance avec une nouvelle extension du

capitalisme, marquée par le triomphe désormais mondialisée de l’économie néolibérale,

a entraîné un renouveau notable des travaux consacrés aux liens entre économie et

religion2. Ces recherches ont souligné comment l’individualisation du croire et les

recompositions qu’il autorisait, la circulation croissante des spiritualités hors de leur

terreau d’origine et la monétisation des valeurs propre au néolibéralisme ont contribué

à l’éclosion simultanée d’un « marché du religieux » et de « religions du marché ». Un

temps occultée par les critiques marxistes ou structuralistes, la plasticité de la pensée

wébérienne fut à nouveau mobilisée3.

Le renouveau de l’approche wébérienne

12 Devant l’éclosion d’une multiplicité de ces « affinités électives » entre économie et

religion que signalait l’œuvre du sociologue allemand, les concepts wébériens furent

revisités. Longtemps critiquée pour avoir limité son champ d’analyse au seul monde de

la Réforme, la méthode de Weber se révéla précieuse pour l’analyse d’autres sphères

religieuses, entrées plus tardivement dans l’économie capitaliste4. Car loin d’établir un

lien mécanique exclusif entre le calvinisme puritain se répandant au XVIIIe siècle et le

capitalisme entrepreneurial allemand naissant, le sociologue se fondait sur le constat

empirique d’une inégalité de développement entre villes catholiques et protestantes.

Les diverses hypothèses qu’il explorait afin de tenter d’éclairer la genèse de cet écart de

richesse n’avaient aucune prétention globalisante mais constituaient, plutôt, une

invitation à un débat autour des liens entre économie et religion5. Tout en

reconnaissant à d’autres confessions que le protestantisme une certaine appétence

pour l’économie, le découvreur de « l’esprit du capitalisme » avait montré que, sur un

plan pratique, les autres creusets culturels (dont la religion était un élément parmi

d’autres) n’avaient pas permis aux formes embryonnaires de capitalisme caractérisées

par l’échange monétaire, l’entreprise marchande et l’accumulation du capital de se

développer en un capitalisme industriel à l’européenne. Mais il s’agissait d’un constat

valant pour les XVIIIe et XIXe siècles, non d’un essentialisme définitif invalidé par

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l’entrée, plusieurs décennies après, de l’Asie bouddhiste et d’une grande partie du

monde musulman dans un capitalisme lui-même en pleine mutation6.

13 Pour Max Weber (1964 [1905]), l’éthique des protestants puritains du XVIIIe siècle aurait

entretenu un rapport d’affinité avec l’« esprit du capitalisme » naissant. L’honnêteté, la

ponctualité, l’application au travail et surtout une frugalité bien éloignée de toute

conception hédoniste de la vie (« gagner de l’argent, toujours plus d’argent, tout en se

gardant strictement des jouissances spontanées de la vie » (idem : 50)) de ces pionniers

aurait permis d’amorcer un processus d’accumulation à l’origine de l’économie

moderne. La finalité n’était pas l’argent, mais le travail appréhendé à la lecture des

Évangiles, exaltant la gloire de Dieu. Le salut de l’homme, toujours incertain, nécessitait

un dur labeur. La réussite étant un signe d’élection, l’acharnement à la tâche, au travail,

devenait une vocation (Beruf). À l’origine de cette éthique, on trouvait l’angoissante

théologie de la prédestination de Calvin selon laquelle le destin de l’homme est scellé

une fois pour toutes par Dieu sans qu’aucune de ses actions ne puisse inverser

l’irrévocable et infaillible décision divine : l’homme est élu ou damné pour l’éternité

selon un choix dont seul Dieu, dans sa transcendance, connaît la logique. Or, « se

considérer comme un élu constituait un devoir ; toute espèce de doute à ce sujet devait

être repoussé en tant que tentation du démon, car une insuffisante confiance en soi

découlait d’une foi insuffisante, c’est-à-dire d’une insuffisante efficacité de la grâce »

(idem : 127). Cette attitude de croyance en son élection exigeait donc de cultiver une

confiance en soi que seul l’acharnement au travail et ses retombées positives

semblaient capables de renforcer. Cet acharnement valut au départ la persécution de

ces fervents croyants :

L’aversion et la persécution dont les méthodistes furent victimes au XVIIIe siècle, de

la part de leurs compagnons de travail, ne résultaient pas uniquement, ouprincipalement de leurs excentricités religieuses – l’Angleterre en a vu beaucoupd’autres, et de plus frappantes. Comme le suggère la destruction de leurs outils (parleurs compagnons de travail), thème qui revient si fréquemment dans lestémoignages contemporains, il faut en chercher la cause dans leur trop grandebonne volonté au travail, ainsi que nous le dirions aujourd’hui (idem : 65).

14 Le dur labeur des puritains entraîna également un renouvellement de leurs méthodes.

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’industrie textile était entre les mains d’entrepreneurs qui

travaillaient chez eux, recevant les tisserands à domicile et sélectionnant des tissus ou

des échantillons lorsqu’ils avaient affaire à un produit non directement accessible. Ils

ne faisaient pas vraiment d’effort pour acquérir la marchandise ou développer leur

marché et se contentaient d’un cercle limité de clients et de vendeurs. Ce style de vie

tranquille et sans gros travail, donnant accès à un salaire raisonnable fut remis en

cause par un nouveau type d’entrepreneurs beaucoup plus volontaires et audacieux

qui, parce qu’ils se voulaient et se croyaient élus, développèrent une confiance en eux

apte à les distinguer de la moyenne. Ils se déplaçaient chez les tisserands, les mettaient

en concurrence, partaient à la recherche de nouveaux clients, les démarchant et

s’adaptant à leur goût. Cette « révolution » fut pour Weber la marque de l’esprit du

capitalisme. « Son entrée en scène, cependant, fut rarement pacifique. Le premier

novateur s’est très régulièrement heurté à la méfiance, parfois à la haine, surtout à

l’indignité morale » (idem : 71).

15 Sorti de son contexte originel le questionnement wébérien demeure fécond en ce qu’il

suggère à la fois une méthode empirique et différents niveaux d’analyse (individuelle,

communautaire, étatique, etc.) dessinant une sociologie historique du fait religieux en

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économie. Il constitue un bon outil pour interroger le foisonnement nouveau des

initiatives mêlant économie et religion, en particulier dans des régions du monde

jusque-là caractérisées par le sous-développement. À travers la notion de Beruf, son

attention à la personne de l’entrepreneur et à ses motivations religieuses trouve un

écho particulier dans les différentes contributions de ce volume collectif.

L’adaptation de la « vocation » (Beruf) au marché

16 De l’implication des milieux jansénistes du XVIIIe siècle, jusqu’à l’extension actuelle du

domaine du halal, en passant par les success stories des nouveaux prédicateurs du

protestantisme évangélique, du bouddhisme et de l’islam, les liens entre entrepreneurs

et religions ont été déclinés selon un large spectre suivant les lieux, les époques et les

confessions. Permettant de saisir dans toute leur diversité chronologique et

géographique les rapports entre religion et économie, les parcours esquissés dans ce

dossier suggèrent un retournement du postulat wébérien. L’essor du capitalisme et

surtout la rapide expansion du modèle d’une économie néolibérale, à partir des années

1970, semblent avoir inversé le rapport entre religion et économie. Alors que la

motivation religieuse était première chez Weber, entrainant un bouleversement dans la

conduite des affaires économiques, le panorama proposé dans les pages qui suivent

suggère plutôt une adaptation croissante de la spiritualité ou du moins de ses

expressions concrètes aux impératifs du marché.

17 Ce pragmatisme face aux conditions économiques du moment peut être repéré très tôt.

Dans les milieux commerçants de la France du XVIIIe siècle marqués par la querelle

janséniste, les manifestations publiques et collectives d’engagement dévot tiennent

avant tout aux rapports de force locaux (Nicolas Lyon-Caen). Au sein de chaque cité,

réseaux jésuites et molinistes se disputent confréries et autres réseaux de sociabilité

marchande, témoignant de la centralité de l’aspect communautaire – source de la

confiance mutuelle indispensable au commerce – dans le développement du

militantisme religieux.

18 Deux siècles plus tard, le constat du primat de l’économie sur le religieux semble

définitivement acquis. Diverses stratégies sont alors mises en place pour tenter de

concilier des identités souvent en conflit. Au sein des Églises protestantes ce processus

de conciliation a pu prendre des formes diverses. Dans la province du Småland où le

dynamisme des entreprises locales se nourrit de celui des Églises évangéliques et

pentecôtistes, nombreuses dans cette Bible belt suédoise, Émir Mahieddin évoque le cas

de Bosse, qui, en parallèle de son activité professionnelle, s’est lancé dans une

entreprise œcuménique d’aide aux démunis de Roumanie. Électricien de formation,

fondateur de sa petite entreprise qu’il dirige depuis 1972, ce membre très actif d’une

congrégation pentecôtiste conjugue le travail au service de Dieu et le travail au service

du Capital en se déployant sur deux fronts. L’une et l’autre clairement distinctes,

l’entreprise capitaliste sert ici à financer l’entreprise compassionnelle qui, en retour,

conforte la vocation de son dirigeant.

19 L’univers pentecôtiste est d’ailleurs tout à fait exemplaire des tensions persistantes

autour de cette question de la vocation. Souvent réduit à ses affinités électives avec une

théologie de la prospérité, cet univers religieux est pourtant apparu, au début du XXe

siècle américain, comme une forme de résistance au capitalisme. On sait que sa

particularité est de permettre aux laïcs de faire l’expérience personnelle et

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émotionnelle du divin : par l’expérience de la Pentecôte, le fidèle éprouve directement

la présence du Saint-Esprit et en reçoit le baptême (dit baptême par le feu) ainsi que

divers dons (don de guérison ou don de parole par exemple) qui en sont la

manifestation concrète. Cela lui donne la possibilité de s’assurer que Dieu agit en lui et

permet d’expliquer pourquoi les pentecôtistes disent « je sais que Dieu existe » (sous-

entendu : « j’ai testé sa présence »), plutôt que « je crois en Dieu ». L’expérimentation

prend alors la place de la réussite par le travail comme élément de démonstration de

son élection, ce qui entraîne des attitudes sociales presque inversées par rapport à

celles décrites par Weber : la réussite matérielle est de bien peu de valeur face à cette

mise en contact directe du fidèle avec son dieu. On comprend alors que la soif de cette

expérience se soit répandue sur la planète, et particulièrement dans les milieux

défavorisés, en l’espace d’un demi-siècle. Dès le début des années 1930, le pentecôtisme

était déjà devenu, au regard de bien des théologiens, le « troisième courant de la

religion chrétienne » et « l’un des plus puissants mouvements religieux » (Dallière,

1932 : 1). Des États-Unis, il a gagné l’Europe, mais aussi l’Asie, l’Afrique et l’Amérique

latine. Dans sa forme la plus radicale, il s’est coupé des courants majoritaires et a formé

un groupe à part prônant le retrait du monde dans une perspective post-millénariste

d’attente de la fin des temps et de promesse d’un Royaume plus juste. Dans ce cas,

l’investissement social, professionnel et politique n’est pas valorisé et la réussite

économique est perçue plutôt comme un signe du diable que comme un signe

d’élection. À ce niveau de formation, ce courant pentecôtiste se situe ainsi du côté de la

résistance aux valeurs dominantes du monde occidental.

20 Le développement de la théologie de la prospérité en lien avec l’extension de

l’économie néolibérale représente en fait un tournant majeur du pentecôtisme, qui se

construit par scissiparités successives et à l’intérieur duquel coexistent des rapports au

monde tout à fait opposés. Souvent considérée par les courants historiques comme une

émanation satanique, parfois qualifiée de « néo-pentecôtisme », même si aucun

mouvement ne se qualifie ainsi, la théologie de la prospérité signale plus un nouvel

horizon dans la relation entre économie et religion qu’un véritable mouvement

structuré. Pour ce courant, si l’expérimentation de la puissance divine se vit toujours

directement dans le corps de l’élu (par le biais du parler en langue ou de la guérison), la

réussite matérielle devient la preuve par excellence de l’élection divine : Dieu n’est pas

un Père indigne et ne saurait laisser dans la misère ceux qu’Il aime. Dans cette

perspective, et contrairement à l’ascèse calviniste, ce n’est plus le travail qui est mis en

valeur, mais le fait même d’être riche, comme on peut être guéri ou encore comme on

peut sentir le Saint-Esprit en soi. La théologie de la prospérité considère la richesse

comme un don de Dieu. C’est pourquoi, dans certaines Églises qui poussent à son

paroxysme cette interprétation de l’élection, celui qui ne devient pas riche ne peut se

considérer comme un élu de Dieu. Dans un état d’esprit absolument contraire à

l’austérité des protestants puritains, il est donc recommandé d’afficher

ostentatoirement sa richesse. Pourquoi le fidèle cacherait-il un cadeau que Dieu lui a

fait ? Et pourquoi n’en profiterait-il pas ?

21 On comprendra alors que la théologie de la prospérité ait pu avoir des effets aussi

inattendus sur l’économie qu’en avait eu la théologie de la prédestination. La première

est finalement extrêmement angoissante pour ceux qui ne parviennent pas à s’enrichir.

Ils ne peuvent espérer longtemps que les dons qu’ils font eux-mêmes à l’Église suffisent

à leur apporter les largesses divines. Il leur faut s’investir dans une activité économique

fortement rémunératrice, et c’est par ce biais que cette mouvance « parvient à

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Page 13: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

conjuguer économie et religion, Royaume et ici-bas : pour le croyant, promis à la

prospérité, la récompense est immédiate et visible » (Jesus Garcia Ruiz, Patrick Michel,

2012 : 52). De fait, la théologie de la prospérité participe du néolibéralisme. Son enjeu

est de « constituer les biens matériels du croyant en un gage de la bienveillance de Dieu

en son endroit, et en une validation de la loyauté que le croyant manifeste envers Dieu.

Or les valeurs promues et sacralisées via ce religieux sont clairement les valeurs

dominantes du monde globalisé. Le fonctionnement du système est donc en boucle : le

religieux n’en est pas l’origine, mais représente l’un des points de la circonférence du

cercle » (idem : 58). Focalisés sur la réussite individuelle, les mouvements pentecôtistes

ont donc souvent accompagné un processus de retrait de l’État. Néanmoins, comme le

montre l’étude consacrée par Emanuele Fantini à la Unic 7000 Church du Pasteur Abby

Emishaw, en Éthiopie, ces Églises ont pu également promouvoir, en fonction du

contexte politique, des valeurs plus collectives : après avoir nourri leur participation au

monde des affaires sur la base d’une moralisation de ce milieu, les membres de la Unic

7000 Church mettent désormais leur vision théologique au service de l’État. De même en

Haïti, le cas des pasteurs Fligne Samuel et Valentin étudié par Nathalie Luca montrent

comment des Églises pentecôtistes ont pu construire un discours religieux pour

prendre en charge un développement collectif, délaissé par un État déficient, dans

l’urgence de la reconstruction qui a suivi le séisme de 2010.

22 Depuis son entrée dans le capitalisme moderne, le monde musulman offre également

cette même diversité dans les motivations à l’origine des vocations des entrepreneurs

mobilisant un référent religieux. L’adoption d’une économie néolibérale dans de

nombreux pays d’islam a certes invalidé l’hypothèse de Weber sur l’incompatibilité

entre le capitalisme et cet univers religieux. Le lien entre le développement

économique et ce que le sociologue allemand qualifiait de sultanisme, caractérisé par la

centralité et par des structures patrimoniales figées par des prébendes, relevait d’une

surdétermination du religieux et d’un contexte daté et quelque peu essentialisé

(Turner, 1974). L’Indonésie, premier pays musulman du monde, situé au cœur de l’une

des zones de développement les plus dynamiques de la planète et à laquelle deux

articles de ce dossier sont consacrés, constitue un utile exemple de l’évolution des

mobilisations de référents islamiques autour de projets économiques. Le milieu des

promoteurs de lotissements islamiques de Jakarta étudié par Rémy Madinier montre

ainsi, entre la fin des années 1960 et le milieu des années 1990, le passage d’un modèle

d’économie coopérative de transformation sociale à un simple marché de niche. En

l’espace d’une génération, la figure de l’entrepreneur religieux a ainsi évolué sous la

contrainte du marché. Au promoteur d’un idéal de société islamique, tourné vers la

solidarité, a succédé la figure du dirigeant de société immobilière, motivé avant tout

par un opportunisme commercial et qui ne fait plus qu’accompagner le croyant, devenu

consommateur, dans une nouvelle et très concurrentielle économie du salut.

23 Dès lors, comme le confirme Gwenaël Njoto-Feillard à propos du marketing islamique,

la dimension éthique de cet islam de marché semble avant tout utiliser l’appartenance

religieuse comme un moyen de concurrencer d’autres réseaux entrepreneuriaux mieux

implantés (chinois en l’occurrence). Ces pratiques mettent en lumière une étonnante

circulation des modèles (et même parfois des hommes) au sein du petit milieu des

entrepreneurs en religions. Bon nombre de stratégies commerciales néolibérales

développées dans les milieux évangéliques américains sont reprises en Indonésie au

prix d’ajustements mineurs à l’alphabet musulman.

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Page 14: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

24 Avec le développement de la finance islamique, ce phénomène a pris une dimension

mondialisée. Marie-Liesse De Luxembourg en analyse le pouvoir d’attraction auprès des

jeunes musulmans de France qui rêvent d’y trouver à la fois un moyen d’insertion dans

le monde capitaliste dans lequel ils vivent et l’épanouissement de leur idéal de

croyants, porteur de l’alternative radicale à laquelle ils aspirent. Mais là encore,

constate l’auteur, la vocation de l’entrepreneur religieux, aussi sincère soit-elle, se

limite pour l’essentiel à une simple confessionnalisation des codes d’une économie dont

il semble désormais impossible de transformer les règles en profondeur.

25 Si les monothéismes en arrivent à intégrer les codes néolibéraux, ils ne sont pas les

seuls et ce phénomène se retrouve au sein d’organisations d’obédience bouddhiste.

Bernard Sénécal présente ici le cas tout à fait original d’une entreprise bouddhiste

coréenne (Centre de Méditation Nŭngin) qui applique en les adaptant les préceptes liés

à la théologie de la prospérité véhiculés par le pasteur Cho Yonggi de la Full Gospel

Church coréenne dont le succès international égale celui des megachurches américaines.

Ainsi, le bonze Chigwang a su répondre, pour son plus grand profit, aux attentes

spirituelles des riches élites de Séoul en réconciliant définitivement prospérité

matérielle et attentes spirituelles. Ce dernier article nous ramène à nos réflexions

introductives. Le besoin de certains entrepreneurs de faire coïncider leur réussite

professionnelle avec une éthique spirituelle, que les deux coachs interviewées

remarquaient, est très largement international et se développe en lien avec la

préoccupation et la culpabilité qu’ils ressentent vis-à-vis d’un capitalisme mondialisé

défait de toute valeur contrariant ses finalités. Les entrepreneurs se tournent vers le

religieux ou le « spirituel » dans l’espoir d’y trouver des valeurs et par conséquent, dans

une tentative de désalignement de leurs désirs par rapport à ceux imposés par le

néolibéralisme. Dans bien des cas pourtant, ils ne font qu’y trouver des justifications

satisfaisantes et déculpabilisantes de leur réussite. Une réassurance spirituelle que des

entrepreneurs religieux de toute obédience sont prêts à leur vendre au prix fort.

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Pocket.

NOTES

1. http://grouperandstad.fr/wp-content/uploads/2016/09/cp-exxtude-2016-fait-religieux-en-

entreprise-1.pdf

2. Au sein d’une littérature devenue pléthorique signalons : Paul Oslington (Ed.) Economics and

Religion, Northampton, Edward Elgar Publishing, 2003 ; Philippe Simonnot, Le marché de Dieu.

Économie du judaïsme, du christianisme et de l’islam, Denoël, 2008 ; Jacques Lecaillon, Foi et business

model. L’économie de la religion, Editions Salvator, 2008 ; Lionel Obabdia, La marchandisation de Dieu.

L’économie religieuse. CNRS éditions, 2013.

3. Voir par exemple, Julien Freund, « Eclaircissements de quelques points de la conception de

Max Weber sur les rapports entre religion et économie », Revue des Sciences Religieuses, tome 55,

fascicule 3, 1981, p. 189-197.

4. Cf. par exemple pour le monde musulman, Olivier Carré, « À propos de Weber et l’Islam »,

ASSR, 61/1, 1986, 139-152, Turner (Bryan S.), Weber and Islam : a critical Study, Londres Routledge

and Kegan Paul 1974 et 1978.

5. Une volonté nettement affirmée dans la réédition, en 1920, de L’éthique protestante et l’esprit du

capitalisme (parue en 1905). Max Weber en donnera une seconde édition révisée, marquée par un

nombre important d’ajouts en 1920, en la publiant en tête de ses Gesammelte Aufsätze zur

Religionssoziologie (voir pour Max Weber, 2006, Sociologie de la religion, trad. I. Kalinowski, Paris,

Flammarion).

6. Pour l’islam, on renverra le lecteur à Olivier Carré, « À propos de Weber et l’Islam », ASSR,

61/1, janvier-mars 1986, p. 139-152.

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Page 16: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

AUTEURS

NATHALIE LUCA

Centre d’études en sciences sociales du religieux (CéSor), UMR 8216, CNRS-EHESS, [email protected]

RÉMY MADINIER

Centre d’Asie du Sud-Est (Case), UMR 8170, CNRS-EHESS-INALCO, [email protected]

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Page 17: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Jésuites ou jansénistes ?Affiliations marchandes au XVIIIe siècle

Jesuits and Jansenists. The religious choices of the merchants in eighteenth-

century France

¿Jesuitas o jansenistas? Las opciones religiosas de los mercaderes franceses en el

siglo 18

Nicolas Lyon-Caen

1 L’alliance entre la bourgeoisie et les Lumières a longtemps constitué sinon un dogme,

du moins un axiome de la représentation d’un XVIIIe siècle placé depuis Groethuysen au

moins sous le signe du détachement des élites économiques vis-à-vis des pratiques et

des enseignements de l’Église (Groethuysen, 1927 ; Roche, 1978). Comme le formulait

Robert Mauzi, « de moins en moins chrétien », le bourgeois est « résolument attaché à

un ordre humain » et ne « sait se ressouvenir de l’ordre surnaturel [que] dès que le

premier est en péril » (Mauzi, 1979 : 282 et 284). Mais cette lecture est aujourd’hui

fortement nuancée. L’historiographie récente, inspirée par la sociologie du fait

religieux contemporain, s’est d’avantage consacrée à montrer des Lumières

caractérisées par une intériorisation du croire, un redéploiement vers la sphère du

privé, une fidélité certes plus passive mais aussi plus personnalisée, au sein d’une

religion catholique « en transition » (Châtellier, 2000 ; Gauchet, 2007). Cette

individualisation, qui pourrait aussi avoir des explications politiques, déstructurerait

les pratiques collectives institutionnalisées et se matérialiserait par la multiplication

des objets de piété, supports concrets des dévotions et la diffusion accrue

d’innombrables manuels de piété1.

2 Je voudrais néanmoins tenter de montrer que les manifestations publiques et

collectives d’engagement dévot continuent à jouer un rôle crucial dans la société

française du XVIIIe siècle, même chez ceux qui sont réputés déserter les temples. Il sera

donc ici question non d’attachement « routinier » à une tradition, non d’émergence de

bricolages individuels, mais bien de gestes exprimant un soutien au vu et su du plus

grand nombre. Cette prise de parti est facilitée, et bien souvent contrainte, par la

conjoncture spécifique au siècle des Lumières, scandée par les répercussions politiques

de la querelle janséniste depuis la publication de la bulle Unigenitus en 1713 jusqu’à

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Page 18: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

l’expulsion des jésuites du royaume (1762) et au « coup d’État » du chancelier Maupeou

(1771-1774). Sans atteindre évidemment l’intensité des guerres civiles du XVIe siècle, le

climat n’en est pas moins parfois tendu2. S’opposent schématiquement d’une part les

« appelants » qui refusent la bulle portant condamnation dogmatique d’un jansénisme

très largement entendu ; mais comme le feu des polémiques estompe les divergences

internes au profit de ceux qui revendiquent l’héritage de Port-Royal et mine la

consistance d’un tiers-parti gallican, les deux termes d’appelants et de jansénistes

deviennent vite synonymes pour les contemporains ; et d’autre part ceux qu’ils se

donnent pour adversaires principaux, et qui le leur rendent bien, les jésuites et leurs

sectateurs « molinistes ». Cette taxinomie binaire, imposée par l’histoire de la querelle

janséniste elle-même, est assurément simplificatrice. Elle s’accompagne cependant d’un

processus d’institutionnalisation partielle des camps en présence qui autorise des

ralliements positifs : autour des établissement religieux, scolaires (collèges, petites

écoles), des caisses de financement et de leurs quêteurs (comme la Boîte à Perrette des

jansénistes) et des confraternités diverses (communautés de métiers, confréries,

sodalités, etc.)3. Initialement théologique et dogmatique, centré sur la grâce, le

problème janséniste devient au XVIIIe siècle une affaire ecclésiologique et politique,

renvoyant à la fois aux libertés de l’Église de France face à Rome, aux attributions

respectives des évêques, des curés et à la place des laïcs. Ses répercussions dépassent le

seul monde clérical pour s’étendre, à partir des années 1720, à un large public,

fréquemment requis par les uns et les autres de se prononcer. Elles creusent ainsi les

clivages au sein des élites monarchiques (magistrats, prélats), et plus largement des

fidèles. Cette histoire participe ainsi pleinement de l’émergence d’une sphère du débat

public à l’intérieur de la société française.

3 Focaliser l’attention sur les marchands d’ancien régime, c’est-à-dire des groupes,

essentiellement urbains, qui tirent leur force non d’abord de l’exploitation de leurs

terres mais de leur rôle dans l’organisation des marchés et de l’activité productive,

invite à saisir le rapport entre leur position sociale, étroitement dépendante de critères

précisément situés, leurs activités professionnelles et leur investissement croyant. S’il

est assuré que la bourgeoisie comme classe sociale nationale n’existe pas, de multiples

identités bourgeoises construites autour du négoce et des institutions urbaines

(paroisses, corporations, municipalités, etc.) sont en revanche identifiables localement4.

« Marchand » est en effet autant un statut qu’une activité, même si celle-ci tend à

prendre une importance politique nouvelle. Le XVIIIe siècle est marqué par une

prospérité évidente, liée à la fin des catastrophes démographiques et des famines, et

par une significative croissance des échanges, articulée autour de deux phénomènes

principaux : l’essor du commerce extérieur, tirée par la demande coloniale américaine

au sens large (colons espagnols ou français, indiens, esclaves), et celui d’une véritable

société de consommation, d’abord dans les grandes villes, puis peu à peu dans les

campagnes (Daudun, 2005 ; Trentmann, 2012). La demande militaire, portant aussi bien

sur des produits « technologiques » (canons, vaisseaux, etc.) que sur des textiles

(uniformes) renforce sans doute ce mouvement. Les négociants sont au cœur de cette

dynamique, non seulement en diffusant de nouveaux produits auprès des

consommateurs, mais encore en reliant, par les capitaux et les matières premières

qu’ils font circuler, les différents sphères productives. Si le terme spécifique

d’entrepreneur est alors généralement réservé à ceux qui dirigent des manufactures –

fabriques urbaines ou réseaux productifs sollicitant le travail des ruraux –, nombre de

marchands sont directement intéressés à leur fonctionnement. L’économie politique

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Page 19: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

entérine cette montée en puissance en célébrant le « doux commerce », arme de

pacification générale des relations entre États et pourvoyeur d’abondance pour les

peuples.

4 Une telle perspective envisageant d’abord des configurations de groupes situées plutôt

qu’une localité dans son ensemble permet de montrer que les affiliations religieuses

s’expliquent moins par une distribution spatialisée des traditions, comme le pensait

Pierre Chaunu, que par des dynamiques sociologiques, telle que la mobilité accrue des

populations dont Dominique Julia a montré les conséquences (Chaunu, 1962 ; Julia,

1988). Elle invite aussi à reprendre sous un autre angle la question des rapports

préférentiels, pour ne pas dire des affinités électives, qu’on pense discerner, dans une

perspective wéberienne, entre des dispositions croyantes ou morales portées par une

confession spécifique et les prérequis de l’ethos entrepreneurial ou capitaliste5. Au lieu

d’interroger la perception spirituelle du travail ou de la richesse individuelle

entretenue par une croyance, on questionnera ici les implications concrètes de choix

dévotionnels sur les relations entre croyants et clercs.

5 Les manifestations explicites de ralliement à l’un ou l’autre des camps en présence sont

légion et mettent en évidence tout un répertoire d’action (I). On aura garde cependant

de restreindre cet engagement à une revendication d’identité religieuse, conçue comme

un héritage naturalisé, ou inversement de le renvoyer à une pure stratégie

opportuniste. On ne saurait en effet assimiler option religieuse et idéologie de classe,

pour deux raisons au moins. D’abord parce que les choix dévotionnels sont

chronologiquement mouvants, surtout à l’échelle collective. Grande est la porosité

entre partisans des deux bords à l’échelle des deux derniers siècles de l’ancien régime

(II). Ensuite parce que la liaison entre religion et entrepreneuriat est médiatisée par des

structures sociales qui expliquent que dans une configuration donnée, l’engagement se

produise dans un sens plutôt que dans l’autre (III).

L’engagement : faire plutôt que croire

6 Au-delà de l’appartenance à une communauté instituée au sens strict, évidente pour les

membres de la compagnie de Jésus (du moins jusqu’à son expulsion en 1763 et sa

suppression en 1773), admissible pour les gestionnaires de la Boîte à Perrette et autres

œuvres jansénistes clandestines, les formes d’engagement des laïcs permettent de les

qualifier de militants. Le degré d’adhésion individuelle à des doctrines, supposées

janséniste ou moliniste mais dont la cohésion est elle-même sujette à caution, est bien

entendu difficile à évaluer en fonction de critères théologiques ou intellectuels. On sait

par exemple les difficultés d’interprétation du discours testamentaire qui fit le fonds

des travaux sur la spiritualité des laïcs (mais pas seulement) au cours des années

1960-1970. Dans ce cadre, l’appartenance janséniste était corrélée avec une foi sobre, un

déclin du recours à l’intercession des saints et de la Vierge, une dévotion de raison sans

fioritures ni épanchement, une inquiétude constante face au salut, dont nul ne peut

être assuré6. Or le jansénisme du siècle des Lumières répond mal à ces critères : ses

suppôts adorent les reliques en tout genre, ne croient guère à la damnation, en ce qui

les concernent au moins, et attestent avidement de la véracité des miracles de leur

bienheureux putatif, le diacre François de Paris (1690-1727, photo 1). Côté jésuite, il

n’en va guère autrement : on y célèbre ceux qui sont redevables aux actions du père

François-Xavier Duplessis (1694-1771, photo 2) en 1738 : la restauration à sa demande

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Page 20: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

d’une croix sur les remparts d’Arras entraîne rapidement au moins deux guérisons

miraculeuses. Autour de ces lieux de mémoire se développe tout un petit commerce

grâce à de vrais entrepreneurs du croire qui vendent tout ce qui rappelle l’événement,

depuis les images de dévotion jusqu’aux reliques et autres décoctions de terre du

tombeau du diacre. Le père Duplessis, qui bénéficie de prix préférentiels sur l’imagerie

qu’il a contribué à créer, expédie des images pieuses en Nouvelle-France que revendent

ses propres sœurs, religieuses hospitalières à Québec7.

7 Le réceptacle de cette production matérielle, c’est assurément la « chambre du

chrétien », qui, comme la désigne une notule janséniste anonyme, se transforme en une

chapelle particulière

un petit hermitage au milieu d’une ville dont vous êtes le reclus. C’est là qu’onpratique sans témoin et sans risque les dévotions de choix. On baise la terre, on seprosterne, on se frappe la poitrine, on colle ses lèvres sur les plaies sacrées del’aimable Sauveur, on fait en un mot tout ce qu’un hermite peut faire dans sondésert8.

Photo 1. Portrait du diacre François de Paris, v. 173

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Page 21: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Photo 2. Nicolas-Jean-Baptiste de Poilly, Portrait du père jésuite François-Xavier Duplessis,

archives de la ville de Montréal, CA M001 BM007-2-D07-P028

8 On est là formellement très proches des stratégies du secret développées au XVIIe siècle

dans le monde crypto-catholique anglais sous l’influence justement des missionnaires

jésuites, notamment Robert Southwell, qui visaient à reconstruire un espace invisible

de prière catholique par la consécration des intérieurs (McClain, 2004 : 62-65). À ceci

près que les jansénistes ne limitent pas l’utilisation de ces objets à un espace de

l’intime. Les collections frénétiques de livres, d’estampes et autres amulettes servent à

mettre en évidence le culte domestique. Un grand crucifix de Girardon orne la chambre

conjugale du marchand drapier Claude Brochant, laquelle donne de plain-pied sur la

cour intérieure de l’hôtel familial, tout près du Louvre, un lieu de passage fréquenté par

les parents, les amis, les multiples clients de cet important fournisseur de la Maison du

roi ainsi que par les ecclésiastiques venus quêter ou administrer les malades9. Ceux qui

se rendraient chez le mercier François Boicervoise rencontreraient dès l’escalier des

portraits d’évêques appelants, des représentations de miracles du diacre et deux bustes

en plâtre du diacre Paris et de son frère10.

9 Dans certains cas, exhiber cette appartenance constitue même un enjeu commercial, en

particulier pour les imprimeurs et libraires, quelles que soient par ailleurs leurs

convictions profondes. L’enseigne et sa symbolique attestent de la sincérité affichée de

ceux qui diffusent les écrits polémiques. L’intégrité morale des libraires Lottin est

garantie, au sens propre, sur facture : ils ont pour enseigne « À la vérité », un véritable

slogan des jansénistes qui s’en surnomment les amis, un élément vite remarqué et

raillé. Le père jésuite Bougeant donne en 1730 pour adresse fictive de La Femme docteur,

une comédie qui étrille avec humour les appelants : « Avignon, chez Pierre Sincère, à la

vérité ». De fait, les Lottin sont des militants de profession. À cette date, Philippe-

Nicolas Lottin (1685-1751), ancien apprenti de Desprez, le libraire de Port-Royal, publie

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Page 22: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

plusieurs recueils des miracles du diacre Paris11. Si à l’inverse l’enseigne de Jean-Joseph

Barbou (1683-1751), « Aux cigognes » peut paraître anodine, elle fait en réalité écho à

celle des célèbres Cramoisy dont il a récupéré le fonds et la clientèle : les enseignants

jésuites et leurs élèves pour lesquels il imprime livres scolaires et autres classiques

latins (Ducourtieux, 1896 : 277-302 ; Juratic, 2003 : 318-320). Autant d’attitudes

similaires à celles des propriétaires contemporains de McDonald indonésiens qui

mettent en avant leur qualité de hajj pour attirer une clientèle pratiquante (Turner,

2003).

10 Ponctuellement, ce soutien se manifeste par un envahissement de l’espace public, selon

une gamme de pratiques allant du pèlerinage à l’émeute. Côté janséniste, on se rend au

cimetière de la paroisse saint-Médard, sur la tombe du diacre, puis près d’elle après la

fermeture autoritaire du cimetière en janvier 1732 ; les dévots s’efforcent alors de s’en

rapprocher en investissant l’église paroissiale et la rue (Maire, 2008 : 252). D’autres se

rendent sur les ruines du monastère de Port-Royal-des-Champs. Au milieu du siècle, les

cortèges funéraires des fidèles ayant essuyé de la part de leur clergé un refus des

derniers sacrements sont conçus comme des manifestations anti épiscopales. La

publicité retourne le stigmate d’infamie et vaut certificat de respectabilité. En 1752, le

convoi parisien d’un obscur prêtre marseillais attire 600 à 700 personnes de tous états

avec à leur tête un grand magistrat, dénonciateur du refus de sacrement commis sur ce

malheureux12. Côté jésuite, l’expulsion de 1762 provoque des protestations, telle que

cette émeute à Mauriac contre la fermeture du collège des pères. Il s’agit pour les

notables du lieu, qui recueillent les meubles de valeur des expulsés, de conserver un

équipement indispensable à la survie de ce bourg de 2 000 habitants et à son

affirmation face à Aurillac. La situation est plus calme à La Flèche, même si le départ

des jésuites se fait dans la tristesse (Fouilleron, 2001 ; Le Guillou, 1978 : 511 ; Dinet,

1999 : t. I, 180). À Rennes, de nombreuses familles nobiliaires liées au parlement de

Bretagne affichent hautement leur proximité avec les proscrits (Chaline, 2007 ;

Daireaux, 2011 : 86-91). La foule peut aussi s’en prendre à l’autre bord. À Lyon, en 1768,

elle se rue sur le collège de la Trinité et le vandalise, manifestant son hostilité envers

les Oratoriens, successeurs mal reçus des jésuites dans cette institution (Garden, 1970 :

585-586).

Des engagements opposés pour une cause commune

11 La mobilisation donne ainsi à voir un collectif spécifique, lequel ne reconduit certes pas

mécaniquement des identités sociales préexistantes. Il n’empêche qu’une certaine

généralisation demeure possible, sous réserve d’enquêtes locales approfondies qui sont

évidemment loin d’être nombreuses : à Paris, la plupart des élites du commerce sont

vers 1750 des soutiens affirmés des jansénistes ; au même moment, les dynasties

municipales des Flandres restent fidèles aux jésuites (Lyon-Caen, 2010 : 219-234 ;

Guignet, 1990 : 279-284). Cet engagement ne traduit cependant pas l’existence

d’affinités spécifiques entre une orientation spirituelle et un groupe social. De fait, les

groupes marchands suivent des itinéraires contrastés d’une ville à l’autre, ce dont

témoigne à l’occasion l’expérience du voyage. Louis Delattre, issu du milieu des maitres

de forges de Douai, découvre Rouen en 1732, qu’il décrit comme jésuitophobe, bien loin

à cet égard de sa ville natale : « La plus grande partie de Rouen est ugno [sic], et le petit

reste est janseniste [...]. Il n’y a icy que les jésuites qui sont du bon parti et qui sont

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regardés comme les diables a ce sujet, car les bourgeois et enfin tout le monde n’aime

pas que l’on fréquente les jésuites » (Fouilleron, 2001 : note 146).

12 Son jugement est cependant étrange et révèle combien ces affiliations restent parfois

hermétiques aux contemporains. Car pour des marchands parisiens, leurs confrères

rouennais sont à cette date des molinistes patentés. En 1738, lors d’une mission de

quatre mois, le père Duplessis affirme y avoir béni près de 70 000 crucifix, soit

pratiquement un par habitant13. L’éloignement des deux branches de la famille Judde

montre clairement l’écart entre la capitale et la Normandie. Ces grands négociants en

épicerie sont à Rouen étroitement insérés dans les sociabilités jésuites depuis le XVIIe

siècle, tandis que ceux qui s’installent à Paris au début du XVIIIe siècle adoptent les

mœurs jansénistes locales. Le célèbre père jésuite Claude Judde (1661-1735) auteur à

succès d’ouvrages de dévotion et bulliste zélé a pour frère un grand notable des Halles,

défenseur affiché des appelants. De fait, Claude, qui dirige de 1713 à 1721 le noviciat

parisien, ne se déplace même pas pour signer les contrats de mariage de ses parents

installés dans la capitale (Marraud, 2009 : 260-265). Et il semble bien que cet

enthousiasme pour la Compagnie maintenu tard dans le siècle ne soit guère partagé par

les magistrats du parlement de Rouen. Ils seront les premiers à décider en 1762 de son

expulsion du ressort de leur cour. Les différents segments des élites d’une même ville

opèrent des choix différents.

13 Cela dit, au XVIIe siècle, les marchands rouennais et parisiens se comprenaient sans

doute plus facilement. Au lendemain des guerres de religion, une fois rétablis dans le

royaume, les jésuites ont en effet prospéré sur le terrain de la résorption des

déchirements confessionnels intra-familiaux (Pierre, 2007 : 89-94). Ils ont su capter une

clientèle puissante, notamment grâce à leurs établissements scolaires : à Paris, le

collège de Clermont accueille 2 500 élèves vers 1660. Ils fournissent ainsi prédicateurs

de renom et directeurs de conscience influents jusque dans la très haute noblesse

(Dupont-Ferrier, 1921 ; Musée Carnavalet, 1985). Les sodalités qu’ils mettent en place

structurent aussi des sociabilités confessionnelles denses et variées. Les membres de la

congrégation mariale parisienne dites des Messieurs, fondée vers 1630, non seulement

sont nombreux (118 inscrits entre 1631 et 1640) mais ils présentent aussi un éventail de

conditions plutôt ouvert (Châtellier, 1987 : 110-114). La dimension familiale et élitaire

de cet engagement apparaît cependant nettement, mettant en relief le monde des

marchands en gros et de l’échevinage. Le « lobby Colbert » issu du grand négoce de la

capitale et placé à la tête de la compagnie des Indes se révèle truffé de partisans des

jésuites. Les Pocquelin, de grands négociants en draps de soie, présents dans toutes les

grosses affaires des années 1650-1680 (fourrures du Canada, manufacture royale des

glaces de Saint-Gobain, etc.) et patronnés de près par Colbert comptent plusieurs

membres de la congrégation, directement ou parmi leurs alliés14.

14 À quelques traits près, ce schéma fonctionne dans d’autres villes de commerce, comme

Amiens où les négociants soutiennent les jésuites (et les ordres traditionnels) contre les

innovations jansénistes. À Orléans, ils tiennent la municipalité et encouragent

l’ouverture de leur collège en 1619 (sur financement royal)15. Mais surtout, ils leur

donnent leurs fils avec générosité, ce qui constitue un indice fort de leur attachement

et contraste avec les comportements du XVIe siècle (Diefendorf, 1996). Les pères

parviennent à y recruter des membres de qualité. Ainsi d’Isaac Jogues (1607-1646), fils

d’un drapier. Entré dans la compagnie en 1624, il est envoyé en Nouvelle France pour

évangéliser les Amérindiens. Son martyr lui vaut une évidente popularité, de son vivant

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comme en témoigne son passage dans sa ville natale en 1644 après une annonce

erronée de sa mort (mais ses mains sont mutilées), puis après son décès glorieux (les

Iroquois l’ont exécuté pour n’avoir pas su faire pleuvoir à temps)16. Sa mémoire est

honorée dans sa famille qui cultive l’emploi du prénom Isaac. On trouve également le

plus controversé Barthélemy Germon (1633-1718), frère du maire de 1733, un disciple

du père Hardouin pour qui la Vulgate constitue la seule version authentique de la Bible

et le latin l’unique langue sacrée universelle et cléricale. Il récuse aussi des textes

patristiques, dont une partie cruciale de l’œuvre de saint Augustin, autant de faux qui

auraient été forgés au Moyen Âge. Dans le même temps, il met ses liens avec le ministre

des Finances au service des intérêts commerciaux de ses frères17. Derrière ces figures

éminentes de plus modestes personnages contribuent à alimenter un recrutement qui

ne se tarit pas avant les années 173018. De cette prédilection envers la Compagnie

témoignent encore dans ces années de généreux legs de personnes âgées (Rideau, 2009 :

172). Et ces orientations des notables orléanais sont notoires jusque dans la grande

magistrature parisienne : vers 1715 Mlle de Verthamon, fille du premier président du

Grand Conseil, ne veut pas pour mari de Germain-Louis Chauvelin (1685-1762), futur

garde des sceaux, réputé trop proche des jésuites alors que les Verthamon sont

ouvertement jansénisants. Du coup Chauvelin demande, et obtient en 1718 la petite-

fille d’un richissime négociant d’Orléans, laquelle n’a visiblement pas les mêmes

préventions19.

15 Le basculement en faveur des jansénistes se produit au cours du XVIIIe siècle, sans que le

statut de ces familles ait fondamentalement changé. Ce virage n’est cependant pas pris

brusquement. Le déclin de l’influence jésuite le précède souvent. À Reims, exemple

précoce, la sodalitas optimum, qui visait à enrôler le patriciat, ferme dès 1681 sans jamais

avoir connu le succès que remporte au même moment la congrégation des artisans20. La

Société perd peu à peu les élites laïques. La congrégation parisienne n’accueille presque

plus que des clercs. La comparaison des recrutements du milieu du XVIIe siècle avec

celui des décennies 1730-1750 est éclairante. De 1729 à 1760, elle ne reçoit que 202

suscriptions. La plupart des adhérents sont des ecclésiastiques, généralement de futurs

évêques. Les exceptions sont stigmatisées comme telles : l’enterrement du doyen du

Parlement en 1769 est ainsi boudé par la magistrature et le barreau : « il n’y eut que

quatre procureurs qui assistèrent au convoi de ce magistrat qui s’étoit toujours montré

fort attaché à la société des cydevant soi-disans jésuittes et qui avoit même été membre

de leurs congrégations21 ».

16 Dans la construction du succès appelant, les miracles du diacre Paris qui se multiplient

dans les années 1730 entrent pour beaucoup. Mais, à Paris au moins, il faut aussi faire la

part du mécontentement croissant des familles notables envers l’archevêché qui ne

favorise plus les carrières ecclésiastiques de leurs membres, voir les persécute pour

cause de refus de la bulle Unigenitus. Au mitan du siècle enfin, les refus de sacrements

passent plutôt pour favoriser les jansénistes. Ils sont perçus comme les innocentes

victimes d’un clergé tyrannique et inquisiteur qui dénie à certains fidèles refusant de

reconnaître la bulle le droit de quitter la vie munis du saint viatique : une sorte

d’excommunication sans les formes en somme. À Orléans, cet élément a pesé lourd vers

1740. Plusieurs refus ont touché des familles prestigieuses, en la personne de filles

dévotes, institutrices, dames de charité, ou d’ecclésiastiques (Rideau, 2009 : 177-230 ; Le

Bras, 1932). L’engagement janséniste devient alors sensible. Les entrepreneurs des

raffineries de sucre, l’industrie montante de la ville, sont particulièrement concernés :

Georges Vandebergue-Villebourée (1722-1777), soutient financièrement le journal

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clandestin les Nouvelles ecclésiastiques, tandis que la veuve du raffineur Augustin-

Guillaume Jogues de Guedreville (1687-1737), recueille l’abbé Dory, un spécialiste des

petites écoles qui, fuyant la police parisienne, devient le chapelain de son château du

Plissay22.

17 Ce basculement pourrait faire signe vers une dynamique d’adhésion politique à la

monarchie des milieux marchands, ce qu’assumaient fortement les jésuites au XVIIe

siècle, adhésion doublée cependant d’une revendication d’autonomie, localement

contre ou avec le clergé paroissial, contre ou avec les officiers de la justice royale. La

Compagnie, devenue trop dépendante et trop proche du monarque, ne parvient

justement plus au XVIIIe siècle à capitaliser sur ces velléités d’indépendance, tandis

qu’elle se trouve plus fréquemment qu’autrefois prise dans des querelles citadines qui

n’ont plus pour objet, comme autour de 1610, sa présence même (Gay, 2005 ; Van

Damme, 2005). Des exceptions considérables résistent néanmoins à ce schéma trop

général, comme Rouen. À activités négociantes et positions sociales similaires ne

correspondent pas nécessairement des fidélités dévotionnelles identiques. Expliquer

ces positionnements a priori opposés invite à prendre acte de ce qu’aucune des deux

voies, jésuite ou janséniste, ne paraît offrir de « primes » spirituelles significatives à ses

adeptes en termes de stricte théologie. En revanche, en fonction des contextes, les

gains procurés par leurs réseaux relationnels respectifs sont perceptibles.

Photo 3. Magasins de toutes sortes de marchandises en gros et en détail,

Bibliothèque de la Société de Port-Royal, Estampe-728

Un engagement collectif

18 Il n’y a certes pas d’incompatibilité entre culture marchande et spiritualité janséniste,

ou jésuite. À cet égard, il paraît d’ailleurs difficile d’identifier un quelconque retard

d’une France catholique en matière économique. D’un bout à l’autre de l’Europe, les

pratiques économiques se ressemblent, la question de l’industrialisation plus ou moins

précoce relevant plutôt d’une histoire des marchés ou des contraintes énergétiques que

d’une motivation religieuse de l’acte créateur de l’entrepreneur (Verley, 1997 ;

Pomeranz, 2010). Il serait trompeur de penser que les croyances constituent par elles-

mêmes des ressorts permettant l’action dans le monde. Ni l’une ni l’autre ne valorisent

spécialement la réussite sociale. On note certes de part et d’autre de légères inflexions

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en faveur de la licéité du prêt à intérêt, assurément plus fortes du côté des jésuites sous

l’influence de l’école de Salamanque, ce qui alimente les caricatures récurrentes des

pères en vulgaires trafiquants de draps (photo 3). Quelques jansénistes tentent bien eux

aussi de légitimer ces pratiques vers 1740 ; ils sont cependant très minoritaires

(Clavero, 1996 ; Dandine, 2004 ; Lyon-Caen, 2012 ; Taveneaux, 1977 : 81 et 161-162 ;

Vismara, 2004). L’ecclésiastique le plus consulté des grandes familles parisiennes

réaffirme ainsi hautement que « prêter dans la vue de faire valoir son argent par le

prêt, c’est manifestement être usurier23 ». Dès lors, il semble que les injonctions

cléricales, même relativement accommodantes, soient laissées de côté et comme

ignorées sur ces points délicats : « à la vivacité et aux incertitudes de la controverse

répondaient la liberté et l’indifférence de la pratique » (Carrière, 1958 : 114). La

discrétion des clercs est généralement de mise sur les pratiques économiques des

adeptes, en théorie condamnées, en pratique tolérées dans un prudent silence.

L’adhésion des marchands à la cause des appelants n’a pas produit d’aménagement de

la doctrine dans un sens favorable au négoce. La rémunération céleste ne dépend pas de

l’investissement temporel.

19 Quand les clercs cautionnent explicitement des pratiques a priori déviantes, c’est dans

des circonstances exceptionnelles, et en ne se servant précisément pas d’armes issus de

la tradition janséniste. C’est très net pour la traite négrière, au cœur de la croissance

commerciale française et impériale du XVIIIe siècle. La Dissertation sur la traite et le

commerce des nègres publiée par Jacques Bellon de Saint-Quentin en 1764 en constitue

une des rares justifications explicitement religieuses, mais pas seulement (Ehrard,

2008 : 100-102 ; Grenier, 2010). Or elle ne prend appui que sur une argumentation

étroitement bibliciste et jusnaturaliste ; saint Augustin n’est cité qu’une fois. Il ne s’agit

pas d’une ignorance de la part de Bellon, mais bien d’une neutralisation. Bellon n’est en

effet pas un inculte en matière de théologie. Neveu et collaborateur du liturgiste

renommé Pierre Lebrun (1661-1729), on lui doit la réédition en 1733 du célèbre Traité

des superstitions de Jean-Baptiste Thiers. Il a par ailleurs effectué une honorable carrière

de cadre appelant : ancien curé dans le diocèse d’Auxerre, il devient supérieur du

séminaire janséniste en exil de Rijnwijk près d’Utrecht en 175824. Or ce texte paraît au

moment où Bellon cherche un poste. Démis de ses fonctions en 1762, car jugé trop

libéral au gré de ses patrons et trop despotique au gré de ses élèves, il caresse, en vain,

le projet de prendre la tête du collège d’Orléans dont on vient de chasser les jésuites25.

La démarche est significative tant les négociants orléanais ont d’intérêts dans le

commerce colonial, la ville étant devenue une plaque tournante du raffinage du sucre

antillais en métropole (Villiers, 2006). La prospérité de sa trentaine de raffineries

dépend donc étroitement de l’esclavage pratiqué dans les plantations coloniales. Cela

pourrait bien faire le fonds de la campagne de Bellon, d’autant que les manufacturiers

ont leur mot à dire dans cette affaire. L’attribution des postes du nouvel établissement,

dirigé par un bureau d’administration associant la ville, le tribunal et l’évêque, fait

l’objet d’échanges tout au long de l’année 1762 entre le magistrat parisien Pierre-

Augustin Robert de Saint-Vincent, une de têtes du « parti » janséniste, dont l’épouse est

justement fille et sœur de raffineurs orléanais, et Daniel Jousse, conseiller au présidial

d’Orléans, célèbre juriste et parent et allié d’autres sucriers. Bellon ne va cependant pas

jusqu’à compromettre sa théologie janséniste dans cette impasse. Il précise ainsi, dans

une sorte de légalisme juridique que, sous réserve de bien les traiter,

depuis que le péché est la cause de la différence des états que le droit des gens aétabli, il n’y a ni cruanté ni dureté dans les Grands et les Riches qui se servent de

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domestiques et employent des ouvriers ; il n’y a aussi aucune inhumanité d’acheterdes esclaves26.

20 Si le péché originel est la cause première de la hiérarchie sociale (vision possiblement

augustinienne), c’est bien le droit qui fixe les différences. Réciproquement, le

règlement général pour les ouvriers des manufactures de sucre, au ton éminemment

paternaliste et moralisateur, adopté par une bonne partie des patrons, ne dit pas

explicitement une appartenance janséniste qui alimente néanmoins leurs habitudes :

Georges Vandebergue, le raffineur évoqué plus haut, méfiant envers le clergé en place,

lit lui-même chaque dimanche et fête à huit heures du matin l’épître et l’évangile à ses

employés27.

21 C’est donc sous l’angle de la participation à un collectif qu’il faut saisir l’articulation

entre militantisme religieux et intérêt économique, pour les laïcs comme pour les

clercs. Cet aspect communautaire de l’engagement produit de la confiance mutuelle.

C’est l’une des analyses que Max Weber avait proposées en mettant l’accent sur

l’efficacité propre de la forme religieuse : la secte, ici sous forme d’un catholicisme vécu

sur le mode minoritaire, fonctionnerait comme une sphère de confiance permettant à

chacun d’être assuré des vertus morales mais aussi économiques de son partenaire

(Disselkamp, 1994 : 191-199). Le modèle vaut surtout parce qu’il met en jeu des unités

de socialisation de taille limitée : ainsi confréries et rigorisme sont-ils étroitement

associés à Anvers pour garantir la respectabilité et le crédit des marchands et artisans

qui en sont membres, avant de décliner devant la montée en puissance d’une confiance

médiatisée par la consommation matérielle. La leçon n’est évidemment pas propre aux

catholiques28. Mais, de manière plus générale, c’est sans doute que l’investissement

religieux atteste de la capacité à servir un bien commun politique, ce qui est

particulièrement net dans le cas des paroisses parisiennes, voire lors des consultations

fiscales organisées par le pouvoir monarchique. La trahison d’une fidélité religieuse est

donc vécue comme blâmable29. Le religieux est pris dans le jeu de groupes qui lui

imposent leurs logiques et leurs fins particulières : il n’a donc rien d’uniforme de l’un à

l’autre, ni d’un lieu à un autre (Ribard, 2008).

22 La structuration fine des élites urbaines est susceptible d’influer sur les affiliations

dévotionnelles : des groupes peuvent adhérer par distinction vis-à-vis d’autres, souvent

les plus proches d’eux. Même à Lille, citadelle de la contre-réforme baroque, il n’y a pas

d’unanimité. Au décès du libraire Panckoucke en 1753, il faut un ordre de l’évêque de

Tournai pour inhumer normalement ce partisan des appelants, devant l’hostilité du

Magistrat local, composé d’une noblesse à la richesse essentiellement foncière. Mais

son fils lui succède dans ses affaires sans hostilité de la part de ses confrères30. La

situation est comparable à Abbeville, une ville caractérisée par sa forte production

textile. Les patrons d’envergure y sont à la limite de l’hétérodoxie. Les Van Robais,

entrepreneurs de la principale manufacture de draps, sont plus ou moins ouvertement

protestants. Les Hecquet, entrepreneurs de la manufacture royale de moquettes, sont

eux jansénistes : ils trafiquent de la terre du tombeau du diacre et peinent à trouver des

confesseurs. Mme Hecquet a été contrainte d’en changer à de multiples reprises, car ils

furent tous interdits les uns après les autres par l’évêque d’Amiens31. Elle livre par

ailleurs une description sarcastique de la mission jésuite dépêchée sur place par

l’évêché en juin 1736. Le père Duplessis, encore lui, un « sujet plus que comique », est

pour elle un vulgaire comédien de foire. Le petit épicier détaillant Georges Mellier

(1725-1789) se montre au contraire très enthousiaste lors de cette même mission, tout

comme son meilleur ami, simple tisserand pour les Van Robais, et membre du Tiers

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ordre franciscain. Mellier est évidemment très fâché de l’expulsion des jésuites à

laquelle

le roi a consenti volontairement. C’est bien consentir puisqu’il n’en a pas empêchél’exécution [...]. Voilà de bons et grands sujets, tant pour le spirituel que pour letemporel, bien mal récompensés [...]. Enfin il faut nous résigner à la volonté duSeigneur et croire que nos péchés en sont la cause (Tillette de Clermont-Tonnere,1902 : 24-36).

23 Les jésuites sont relégués vers les classes plus humbles, artisanales, voire populaires. En

1765 circule dans Paris un opuscule dénommé Association au saint amour, réimpression

d’un ouvrage de 1691, indiquant les fêtes de saint Ignace (31 juillet) et de saint Ignace

martyr (mort au début du IIe siècle, fêté le 1er février), le tout précédé d’une lettre d’une

célébrité jésuite, le père Surin (1600-1665), et d’une approbation du curé de Saint-

Laurent, un faubourg ouvrier. Qu’il s’agisse d’une provocation visant à nuire au curé en

question ou d’une réelle offensive moliniste, l’association des réprouvés sociaux et

religieux paraît significative.

24 Dessinant des espaces de coopération préférentielle « en interne », l’affiliation

n’empêche absolument pas d’entretenir des contacts en dehors. Si pour des affaires

locales, tout peut se régler entre partisans du même saint, la situation est plus

complexe dans d’autres configurations. Le négoce à l’échelle internationale nécessite

d’entretenir des liens, établis sur des pratiques économiques partagées, avec des

individus et des groupes aux caractéristiques culturelles et religieuses très variables

(Trivellato, 2009). Au sein des milieux jansénisants sont maintenus des contacts avec les

jésuites, en particulier pour l’ouverture qu’ils apportent vers les mondes coloniaux,

notamment l’empire espagnol. Les marchés hispano-américains sont en effet cruciaux

dans l’orientation d’une partie considérable du négoce français qui s’intéresse à

l’exportation des toiles ou à l’importation des laines et des métaux précieux. Y réussir

suppose de nouer des rapports avec la Compagnie qui dispose de réseaux de

communication et d’influence dans les diverses vice-royautés américaines. Au début du

procès des jésuites, le magistrat Robert de Saint-Vincent, activiste janséniste du

parlement de Paris, remet un mémoire sur le sujet à l’oncle de sa femme, « M. Masson

de Plissay, homme célèbre dans son genre par le commerce qu’il avait fait longtemps

dans la maison de Cadix », par ailleurs « ami des jésuites qu’il avait cultivés en Espagne

et dont il voyait les membres importants à Paris ». Ce dernier jugeait qu’il « était

impossible de faire le commerce de Cadix par commission sans avoir relation avec les

jésuites qui faisaient le commerce avec toutes les nations »32. De sorte que les sphères

économique et religieuse ne sauraient coïncider exactement. Masson de Meslay, frère

de Masson de Plissay, qui a suivi dans sa jeunesse la même carrière négociante en

Espagne, une fois devenu président à la Chambre des Comptes, et sans cesser son

activité commerciale, engage pour précepteur de son fils un ancien professeur de

rhétorique du collège d’Auxerre fermé en 1771 pour cause de jansénisme excessif du

corps enseignant.

25 Le caractère réversible du choix janséniste ou jésuite tend à indiquer qu’on ne peut pas

penser le religieux de l’époque moderne comme un ensemble de valeurs personnelles,

appuyées sur un dogme, qui favoriseraient ou non des attitudes spécifiques face au

marché ou aux institutions, comme le pensent certains économistes (Guiso, Sapienza,

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Zingales, 2003). Il faut au contraire prendre au sérieux le caractère intramondain de

l’action dévote : la foi moderne reste une affaire de pratiques croyantes socialisées dans

des contextes différenciés. La prise de parti se doit d’être exprimée publiquement, et de

comporter un risque, même minime, de répression. Car ce sont bien les solidarités

collectives qui forment l’élément premier d’explication. Les fidélités réciproques entre

clercs et laïcs constituent des ressources qui contribuent à stabiliser les groupes

sociaux ; elles ne forment cependant pas la base d’une éthique spécifique des affaires,

laquelle renverrait plutôt à l’articulation entre normes familiales et juridiques. En ce

sens, il parait difficile de voir dans le capitalisme un produit de la persécution des

minorités par les orthodoxies renouvelées de la modernité, comme le soutenait Trevor-

Roper (Trevor-Roper, 1967).

26 Dans ce contexte, la capacité à développer une justification religieuse de l’activité

économique (ou de la réussite) est faible, voire nulle. Aucun lien spécifique n’est établi

entre l’activité productive et l’inspiration divine, aucune valorisation comparable à

l’acte prométhéen de l’entrepreneur puritain qui participerait de la création divine et

de la mise en valeur des dons de Dieu. Il n’y a pas de fusion entre ethos entrepreneurial

et spiritualité particulière. La rationalisation des affaires qui influe sur les croyants en

tant qu’ils sont des acteurs économiques ne les incite pas à envisager leur foi d’une

manière rationalisée. La ferveur maintenue pour les reliques constitue au contraire la

trace d’un attachement persistant à un ancien système de valeurs politiques. C’est que

le capitalisme ne saurait être pleinement justifié en termes catholiques, la Tradition

résistant, au moins à l’époque moderne, à de telles manipulations (Guéry, 2003 ;

Garrioch, 2005). Il n’en reste pas moins que catholique (sous son incarnation jésuite ou

janséniste) rime sans peine avec capitaliste.

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NOTES

1. Respectivement Rideau (2009) et Martin (2003). Sur la tendance de cette perspective à réduire

la religion à un croire au détriment des pratiques, voir Campiche (2004 : 38).

2. Sur le jansénisme du XVIIIe siècle, son évolution et ses acteurs : Cottret (1998) ; Maire (1998) ;

Van Kley (2002).

3. Pour une description de « l’appareil institutionnel janséniste », voir Lyon-Caen (2010 :

129-142).

4. Réfutation de l’existence d’une bourgeoisie d’ancien régime dans Maza, 2003. Pour un rapide

état des lieux des bourgeoisies concrètes, voir Coste (2013). Pour Paris, voir Marraud (2009).

5. Voir une présentation des débats autour de cette question dans Besnard (1970) et Isambert

(2004).

6. Chaunu (1978) ; Vovelle (1973). Pour une présentation d’un idéal type du croyant janséniste

construit à partir d’une anthropologie augustinienne, voir Taveneaux (1985).

7. D. Martin (2000). Pour un aperçu des revendeurs qui accueillent les pèlerins au cimetière de

Saint-Médard, voir BnF, Bibliothèque de l’Arsenal, ms 10 196-10 202 (v. 1720-1757).

8. Paris, Bibliothèque de la Société de Port-Royal (désormais BSPR), liasse jaune, billet « La

chambre du chrétien ».

9. Paris, Archives nationales (désormais AN), Minutier central des notaires (désormais MC), étude

XCII, 568, 18-XI-1750, inventaire après décès de Claude-Jean-Baptiste Brochant. La chambre

contient aussi trois tableaux miniatures de dévotion et un bénitier de cuivre argenté.

10. AN, MC, étude LXXIX, 109, 31-V-1760, inventaire après décès de François Boicervoise.

11. Sur quelques cas de libraires, voir Lyon-Caen (2010 : 251-258). Sur les enseignes, Garrioch

(1994) ; sur la thématique de l’amitié, Cottret (1995 : 270-173).

12. AN, Z2 3 753, 10 et 12 mai ; Paris, Bibliothèque nationale de France, manuscrit Joly de Fleury

1 497, f. 81, note du premier substitut Boullenois, 30 mars 1752.

13. Lettres du père François-Xavier Duplessis, de la compagnie de Jésus, Roy J.-E. (éd.), Levis, Mercier et

cie, 1892 : 190 ; D. Martin (2000 : 13).

14. Dessert et Journet (1975) ; Lyon-Caen (2010 : 34-40) ; AN, MM 649, registre d’adhésion à la

compagnie des Messieurs, février 1631-février 1676.

15. Deyon (1967 : 412) ; Vassal de Montviel (1861) ; Héau (2011) sur la domination marchande

parmi les élites municipales.

16. Talbot (1937) ; sur la vocation des missionnaires jésuites : Pizzorusso (1997) ; Vantard (2009) ;

sur leur perception par les populations amérindiennes : Havard (2007).

17. Chédozeau (2012 : 43-50) ; AN, G7 422/2, f. 237, lettre du 1er décembre 1710 et G7 1691, 118,

lettre du 23 juin 1708, toutes deux de B. Germon à Monseigneur, le contrôleur général des

Finances.

18. Parmi les jésuites issus de négociants orléanais, on trouve encore l’érudit Denis Petau,

1583-1654, dont cinq frères et sœurs entrent en religion, ou encore Jean-Jacques Hazon,

procureur de la province de France, vers 1715, et Jean-François Colas, 1702-1772, qui quitte la

Compagnie dans les années 1730.

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 35: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

19. Mathieu Marais, Journal de Paris, t. I, 1722-1727, Henri Duranton et Robert Granderoute (éds.),

Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2004, p. 881.

20. Simiz (2002 : 158-159) pour une présentation d’un XVIIe siècle champenois géographiquement

contrasté.

21. Siméon-Propser Hardy, Mes loisirs ou journal d’événemens tels qu’ils parviennent à ma

connoissance, Pascal Bastien et Daniel Roche éd., Paris, Hermann, v. I, 2012, p. 549, 5 décembre

1769 : Edme-Jean-Jacques Severt est par ailleurs l’oncle de l’évêque de Troyes Mathias Poncet de

La Rivière, 1742-1758, exilé par la monarchie en 1755-1756 pour son antijansénisme trop zélé.

22. BSPR, carton V, doss. Lettres et correspondances : Mémoire sur la vie de M. Vandebergue, 1777 ;

Cottret, Guitienne-Mürger et Lyon-Caen (2012 : 777-778) ; Héau (2009) ; Michaud (2014).

23. Pierre-Étienne Gourlin, Institution et instruction chrétienne dédiée à la reine des Deux-Siciles,

Naples, Paul Simoné, 1779, t. III, p. 239 et 237.

24. Bisaro (2012 : 25) ; des traces de sa carrière figurent dans Bruggeman et Van de Ven, 1972 ;

AN, MC, CXVIII, 913/B, 21 septembre 1758 : de passage à Paris, il dicte un testament prévoyant un

legs en faveur des deux administrateurs laïcs du séminaire.

25. Paris, bibliothèque de l’Arsenal, ms 4 984, f. 1-13 ; p. 2-12 ; ibid., f. 15, mars 1762 : un élève du

séminaire s’est dit « framaçon », ce qui ne paraît pas choquer Bellon ; Archives provinciales

d’Utrecht, ancien fonds du séminaire d’Amersfoort, PR 2508, correspondance de Guénin de Saint-

Marc avec Dupac de Bellegarde, 9 janvier et 30 juillet 1763.

26. Jacques Bellon de Saint-Quentin, 1764, Dissertation sur la traite et le commerce des nègres, Paris,

p. 173.

27. Tranchau (1893 : 6-9). Le choix des édiles s’arrête finalement pour la charge de sous-principal

sur un autre janséniste, Eustache Dubois de Roncière (1735-1810), que la famille Vandebergue

soutient financièrement pendant la Révolution. Sur le tropisme janséniste de ce milieu : Michaud

(2014).

28. Dewilde et Poukens (2012) ; Zahedieh (2010) : 113 pour les Juifs et les Quakers de Londres.

29. Croq et Lyon-Caen (2007 et 2014) ; BnF, ms Joly de Fleury 2 145, f. 110, citation des avocats

d’Amiens à propos de leur confrère Morgan qu’ils détestent malgré « des considérations fondées

sur les raisons de parenté et d’alliance [...] avec nos citoiens les plus distingués ». Ils lui

reprochent son ingratitude envers l’évêque et les jésuites, qui l’ont éduqué et ont fait de son fils

le principal de leur collège d’Abbeville, pour avoir accepté de gérer la liquidation de leurs biens

après 1762.

30. Tucoo-Chala (1977 : 53-54 et 59). Sur la place très minoritaire des négociants dans les

municipalités, Guignet (1990 : 354-358). Cette hostilité pourrait aussi se greffer sur des critiques

familiales à l’encontre du gouvernement économique du patriciat : Chon (1888 : 299).

31. BSPR, Bio. 338 bis, p. 270-278, « Suite de la Vie de Mme Hecquet, nièce de Mme Fontaine » ; Lyon-

Caen (2008).

32. Cottret, Guitienne-Mürger et Lyon-Caen (2012 : 263-265). Sur l’affaire dans son ensemble, Van

Kley (1975).

RÉSUMÉS

Au XVIIIe siècle, les manifestations d’engagement dévot jouent un rôle crucial au sein d’élites

marchandes qu’on décrit volontiers comme gagnées sinon aux Lumières, du moins à une

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 36: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

privatisation et à une intériorisation du croire. À rebours de cette « fidélité passive », l’accent est

ici mis sur le sens et la motivation de gestes exprimant publiquement un soutien en faveur des

jansénistes ou des jésuites. Les traces en sont nombreuses : legs, hébergement, participation au

culte du diacre Paris, participation aux sociabilités liées aux collèges ou noviciats jésuites ou à

des confréries, propos tenus dans les livres de raison ou les écrits du fors privé, etc. Ces

orientations partisanes ne traduisent pas l’adhésion intellectuelle à une doctrine qui serait en

conformité avec les intérêts d’une classe marchande. Elles sont plutôt le résultat d’interactions

sociales, situées à la fois localement et chronologiquement, et structurent puissamment les

relations entrepreneuriales et de travail. Au-delà de pratiques parfois opportunistes, parfois

sincères, ces choix illustrent la difficulté à singulariser le religieux au sein d’une description des

groupes sociaux.

In eighteenth-century France, merchants and tradesmen continue to commit publicly to defend

religious causes, whereas historiography describes them as supporters of the Enlightenment or

of a more personalized religion. Against the idea of passive loyalty, we emphasize the actions

that demonstrate support for a part of clergy, jansenists or jesuits. These actions can be gifts or

housing for persecuted priests, testimony for miracles, inclusion in religious sociability and so

on. But for all that, these practices do not mean intellectual assent to a particular dogma that

would encourage their economic initiatives or which would ensure their success by divine

permission. However, the choice to support a particular party is explained by sociological

reasons which vary depending on the city and which change over time. Above all, these are

collective choices that help define solidarity outside and inside of social groups.

La reciente historiografía a menudo dice que durante la Ilustración, los burgueses se están

alejando de una fe demostrativa, prefieren una devoción mas privada y mas interior. Pero, en el

siglo 18, los mercaderes franceses siguen mostrando públicamente su apoyo a algunos de los

clérigos, sean jesuitas o jansenistas. Este articulo describe las múltiples formas de este

compromiso: legados, protección, testimonios a favor de los milagros del diácono Paris,

pertenencia a sociabilidades religiosas... Estos gestos demuestran que la fe no es sólo un dogma,

pero sobre todo prácticas. Las opciones religiosas no dan a los mercaderes una garantía de

salvación y no los ayudan a encontrar fundamentos teológicos para los negocios. Ellas dependen

de contextos sociales de cada ciudad y no son iguales con el tiempo: son colectivas y caracterizan

los grupos. Así, uno no puede separar opciones religiosas de otros factores explicativos.

INDEX

Palabras claves : siglo xviii, Francia, jansenismo, burguesía, militancia

Keywords : 18th century, France, Jansenism, middle-class, activism

Mots-clés : xviiie siècle, France, jansénisme, bourgeoisie, militantisme

AUTEUR

NICOLAS LYON-CAEN

Institut d’histoire moderne et contemporaine, CNRS, ENS, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne,

[email protected]

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 37: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

L’éthique pentecôtiste et le Saint-Esprit du capitalismeVocations d’entrepreneurs de Dieu en Suède contemporaine

The Pentecostal ethics and the Holy Spirit of capitalism. The vocations of the

Entrepreneurs of God in contemporary Sweden

La ética pentecostal y el Espíritu Santo del capitalismo. Vocaciones de

empresarios de Dios en la Suecia contemporánea

Émir Mahieddin

1 L’entreprise et la religion sont deux piliers de l’imaginaire de la province historique du

Småland, située dans le sud de la Suède. La romancière Selma Lagerlöf, prix Nobel de

littérature en 1909, rapportait d’ailleurs dans le classique Merveilleux voyage de Nils

Holgersson à travers la Suède la légende selon laquelle les Smålandais, connus pour leur

piété, auraient été créés par Dieu lui-même alors qu’il dessinait le monde, à l’occasion

d’une compétition amicale qui l’opposait à Saint Pierre. Le Seigneur aurait fait le

Smålandais « vif », « modeste », « joyeux » et « acharné au travail », « entreprenant » et

« habile », afin qu’il pût gagner sa vie dans un pays des plus pauvres. Cette image

d’Épinal du travailleur industrieux smålandais qui saurait, du fait de l’environnement

hostile, des terres infertiles et du sol pierreux légués par la nature, que « l’on n’a rien

sans rien » et qu’il faut mériter ce que l’on a par le dur labeur, continue d’alimenter

l’imaginaire du Småland aujourd’hui. On la retrouve jusque dans les textes récents des

ethnologues, où la région est décrite comme le lieu d’une « culture de la besogne »,

dont les Églises évangéliques et pentecôtistes, nombreuses dans cette Bible belt suédoise

(Mahieddin, 2012), se feraient le relais en propageant l’idée que l’existence sur terre est

rude, que « la vraie vie se trouve alors encore dans les coulisses du futur » (Frykman,

Hansen, 2008 : 263). Le Småland est d’ailleurs le lieu d’origine de grandes firmes

suédoises1 qui ont marqué jusqu’à la langue nationale. La région de Gnosjö (au nord du

Småland), réputée pour son réseau dense d’entreprises familiales articulé à un réseau

d’Eglises, est ainsi à l’origine de l’expression suédoise « esprit de Gnosjö » (Gnosjöanda),

qui désigne la mentalité de régions dont la bonne santé économique est le fruit de PME

prospères.

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Page 38: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

2 C’est dans cette province du Småland, et plus précisément à Jönköping, que j’ai effectué

des recherches de terrain sur des Églises pentecôtistes et charismatiques2. À cette

occasion, il m’est arrivé à de nombreuses reprises de croiser cette figure de

l’entrepreneur chrétien, modeste et acharné au travail, qui alimente l’imaginaire local.

Je m’intéresserai ici à ce que, pour eux, « entreprendre » veut dire et à la manière dont

ils problématisent leur vocation, en m’attachant à rendre compte autant des

continuités que des différences entre entrepreneurs pentecôtistes et entrepreneurs

plus charismatiques. Quels qu’ils soient, ils partagent tous deux le souci de faire

dialoguer des secteurs séparés par les modernes : la religion cela va sans dire, et

l’économie, qui aurait gagné historiquement son autonomie en s’extirpant de la sphère

religieuse et de ses impératifs moraux (Obadia, 2013 : 13). Comme le note Lionel Obadia,

« la réalité, pourtant, joue des tours à cette si belle frontière tracée entre la morale de

la religion » et l’économie, et à l’idée de l’absence supposée « de morale d’un

capitalisme frénétiquement lancé au galop du productivisme » (Obadia, op. cit. : 21). Les

exemples de ces chevauchements et enchâssements sont multiples, dans le cas des

chrétiens pentecôtistes et charismatiques (voir Bialecki, 2008 ; Coleman, 2004 ; 2007 ;

Cox, 2001 ; Fer, 2010 ; Luca, 2012) comme dans le cas des musulmans, dont le modèle de

finance islamique connaît un franc succès.

3 Dans cet article, je tente d’interroger les manières dont les acteurs problématisent leur

engagement religieux dans la sphère de l’économie et de l’entreprise, en inscrivant

mon propos dans une anthropologie de la vocation, appelée de ses vœux par Nathalie

Luca, laquelle s’ancre plus globalement dans une anthropologie de la personne.

Comment conjugue-t-on le travail au service de Dieu et le travail au service du Capital ?

Tous les pentecôtistes et chrétiens charismatiques le font-ils de manière identique ?

Quelle politique de la valeur anime cette sphère hybride peuplée d’humains-

entrepreneurs-croyants, et de non-humains sous forme de marchandises et d’êtres

surnaturels ? La vocation entrepreneuriale des pentecôtistes et des chrétiens

charismatiques se colore-t-elle d’une singularité dans sa construction sociale, en

comparaison avec les autres formes d’engagements protestants dans le capitalisme ? Et

si oui, quelle est-elle ? S’ils ont pour point commun, comme nous le verrons, de

s’investir dans le capitalisme en établissant un partenariat privilégié avec l’Esprit-Saint,

il s’agira aussi de voir en quoi pentecôtistes classiques et chrétiens charismatiques

diffèrent quant à ces questions, à travers les parcours respectifs d’entrepreneurs issus

de ces deux mouvances. Enfin, que nous disent ces cas d’entrepreneurs pentecôtistes de

la conception chrétienne de la personne ?

4 Autant de questions qui méritent d’être posées et traitées en considérant aussi bien

l’œuvre des acteurs eux-mêmes que celle des êtres surnaturels qui les accompagnent.

De ces derniers, l’ethnographie peut dire, comme l’a bien montré Albert Piette (1999 ;

2003), qu’ils sont présents situationnellement, accrochés au monde visible par une

chaine d’actions, de discours et de savoir-faire qui sont autant de dispositifs de

médiations qui visent à les rendre présents parmi les hommes3. Si l’intervention de ces

entités dans le parcours des individus que je m’apprête à décrire peut paraître relever

du domaine de l’extraordinaire, je tiens à préciser, avant d’aller plus loin, qu’une telle

impression ne résulte que de la condensation des fragments de vies nécessaires à la

présentation synthétique de données ethnographiques. L’invisible s’inscrit dans la

banalité des objets et du discours quotidien, de même qu’il n’est pas omniprésent et

qu’il n’imprègne pas en permanence la teneur de la parole ou de l’action des sujets

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 39: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

croyants. En effet, « le visiteur divin ne se révèle que sur un mode fragmentaire, à

travers des signes ou justement par la médiation de la voix qui représente en quelque

sorte la bonne distance, l’association d’une présence et d’une absence » (Mary, 2009 :

48).

Bosse : un entrepreneur engagé auprès des démunis

5 Bosse est un sexagénaire pentecôtiste très investi dans sa congrégation, l’Église de

Pentecôte de Jönköping, rattachée historiquement au pentecôtisme classique, qui a

constitué depuis son enfance, le cadre de sa socialisation religieuse. Électricien de

formation, il a très vite créé une petite entreprise qu’il dirige depuis 1972, pour

travailler à son compte. Depuis plus de vingt ans, en parallèle de son activité

professionnelle, il s’engage envers les plus démunis en Europe de l’Est, une mission

qu’il vit comme une nécessité, une responsabilité que « Dieu a mise en son cœur ».

Avant la chute de la République de Ceausescu, le pasteur de son Église, qui était marié à

une Roumaine, lui fit part d’une prophétie qu’il reçut lors d’un vendredi de jeûne : « Je

vais éloigner l’homme de l’ombre et ouvrir les portes de la Roumanie au Christ ».

Quelques semaines plus tard, les événements politiques en Roumanie confirmèrent les

dires du pasteur. En 1990, « par la grâce de Dieu », selon son expression, Bosse s’y

rendit pour un voyage de reconnaissance, en compagnie de quelques missionnaires

chrétiens. L’Europe de l’Est a été une cible privilégiée d’évangélisation depuis la fin des

régimes dictatoriaux dits « communistes », et Bosse ne faisait là que participer à un

mouvement bien plus large de conquête évangélique de ces territoires, dans lesquels il

était, comme chacun sait, difficile d’être religieux. « Notre visite, me dit-il, était une

réponse aux prières de nos amis chrétiens4 de Roumanie qui avait prié Dieu pour que

nous venions afin de reprendre contact avec l’Ouest ». Lors de ce premier voyage, Bosse

et son groupe avaient pour mission de venir en aide aux chrétiens évangéliques en

pourvoyant à certains besoins matériels : de la nourriture en ces temps difficiles, et

surtout des bibles en roumain, qui s’étaient faites rares dans le pays.

6 Lors d’un deuxième voyage, Bosse et ses compagnons de route visitèrent un orphelinat

dans lequel des enfants abandonnés vivaient dans des conditions pénibles : « Ils

souffraient beaucoup et j’ai tout simplement senti en mon cœur qu’il ne devait pas en

être ainsi ! », s’exclame Bosse. En rentrant de ce deuxième périple, il impulsa la

fondation d’une organisation non gouvernementale, Östhjälpen (litt. « L’Aide à l’Est »).

Basée dans sa ville d’origine à Pärtille (en banlieue de Göteborg), elle se veut être,

encore aujourd’hui, une entreprise œcuménique5 d’aide aux démunis de Roumanie.

Bosse me dit qu’il ne l’avait pas compris à l’époque, mais qu’il s’agissait bien d’un plan :

« Dieu voulait nous unir à Pärtille, de sorte que nous puissions travailler sur des projets

collectifs, des choses qui feraient la différence ».

7 À l’occasion d’un troisième voyage, Bosse et son organisation rencontrèrent un

conseiller de la mairie de Deva, le chef-lieu de la région qu’ils comptaient investir, afin

de s’enquérir des besoins des populations locales. Ce dernier leur dit qu’il souhaitait

voir se construire une maison d’accueil pour enfants handicapés sur le modèle de celles

qui existent en Suède6. Lors de cette rencontre, un prêtre de l’Église luthérienne

suédoise, qui faisait partie du projet, rétorqua à son interlocuteur qu’ils n’auraient

jamais assez d’argent pour mener à terme un tel projet ; tout au plus pourraient-ils

envisager d’installer le chauffage dans l’orphelinat qui existait déjà.

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Page 40: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

8 Entendant cela, Bosse sortit de cette réunion rongé par le remord. Il se dit que le prêtre

avait probablement raison de rester mesuré, mais il tenait pourtant à ce que les choses

changent en Roumanie. « On ne pouvait pas se contenter de promettre si peu à des gens

qui avaient tant de besoins ». Il s’assit sur un trottoir dans la rue, me dit-il, et le Saint-

Esprit le visita « d’une manière très particulière », si intense que les mots lui manquent

aujourd’hui pour décrire sa sensation d’alors. Tout lui apparut clairement dès lors, il

était évident qu’ils allaient construire une maison pour les handicapés, telle était sa

vocation, son appel. Il fit part de sa nouvelle certitude au prêtre luthérien qui lui rit au

nez. Mais il ne manqua pas de le convaincre de s’investir en le travaillant au corps sur

le chemin du retour vers la Suède. En Allemagne, au port de Kiel, avant de prendre le

ferry qui leur ferait regagner le pays, le prêtre finit lui aussi par être touché par la

puissance de l’Esprit, une force telle que, les larmes aux yeux, il s’exclama : « Sur mon

cadavre, nous construirons cette maison pour handicapés en Roumanie ! »

9 Ce même homme revint vers Bosse quelques jours plus tard. Il avait trouvé un

immeuble en préfabriqué à vendre dans le centre de Göteborg. Il lui dit qu’il fallait

absolument l’acquérir. La somme demandée par le propriétaire de l’époque s’élevait à

un million de couronnes, un tarif pour lequel Bosse refusa catégoriquement de

l’acheter, le considérant trop excessif. Il négocia donc et déclina chaque fois la

proposition de son interlocuteur, qui baissa successivement son prix à 700 000, puis à

500 000 couronnes suédoises. Mais, pendant ce temps, « l’Esprit faisant son œuvre », les

choses s’accélérèrent, puisque l’édifice fut menacé d’être exproprié et démoli pour

laisser place à un autre. Alors que son propriétaire souhaitait le vendre pour un million

de couronnes au départ, Bosse finit par l’acquérir au nom d’Östhjälpen pour seulement

300 000. L’immeuble préfabriqué de 640 m2 fut démonté de part en part et acheminé

vers la Roumanie en 78 pièces qui seraient réassemblées sur place. Le travail prit deux

ans, après quoi les premiers enfants purent venir s’installer en 1992. Les bénévoles de

l’ONG formèrent des femmes en recherche d’emploi à Deva afin qu’elles pussent y

travailler. Parallèlement, Bosse contribua à la construction d’un magasin Second Hand

(une boutique de brocante tenue par les pentecôtistes en Suède) à Pärtille, par le biais

duquel il parvient à financer depuis vingt-cinq ans maintenant tous les besoins de la

maison d’accueil en Roumanie, ainsi que ses multiples déplacements. Les enfants

handicapés vivent dans ces maisons comme une famille, et aujourd’hui, certains ont

atteint l’âge adulte. En 2010, pour les 20 ans de l’association, un nouveau chantier fut

lancé pour construire une deuxième maison d’accueil afin de quitter les préfabriqués.

10 « Cela a beaucoup enrichi ma vie, je sentais que c’était ma tâche, mon devoir que

d’accomplir cela », dit Bosse. Il ajoute :

Je ne suis là qu’une personne qui observe ce que Dieu veut faire, on me demande, jeréponds, et une des raisons pour lesquelles je viens à l’église tous les jours, c’estparce que j’ai sur mes épaules un poids que le Seigneur a posé, en partie pour lesenfants handicapés dont j’ai la responsabilité, mais aussi pour les vingt-huitemployés là-bas aux besoins desquels il faut subvenir chaque mois et pour les autrestâches que le Seigneur m’a confiées... je dois m’agenouiller tous les matins pour nepas flancher et simplement rester debout et observer le Seigneur travailler commeil le fait à travers moi [...], je ne suis qu’un petit outil dans tout ça. Le Seigneurdispose de plusieurs personnes pour différentes tâches et il veut tous nous utiliserde différentes manières.

11 Sur les chantiers en Roumanie, Bosse reste un entrepreneur à la tête de neuf

charpentiers suédois qui le suivent pour la construction d’églises (il en a bâti plus de

vingt à ce jour et sept chantiers sont en cours). Il participe lui-même aux travaux en sa

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Page 41: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

qualité d’électricien. À Pärtille, quinze personnes exclues du marché du travail ont

trouvé un emploi grâce aux activités d’Östhjälpen et reçoivent un revenu de la part de la

commune ou de l’État, dans le Second Hand fondé par Bosse. Ce dernier ouvre deux fois

par semaine, le mercredi et le samedi. Bosse affirme qu’il y a une queue d’une centaine

de mètres à l’ouverture chaque mercredi7 ; un succès qu’il perçoit volontiers comme la

volonté de Dieu et l’assurance que ses fidèles ont bien su entendre et mettre en place

son plan divin.

12 Pour assurer le financement de ses activités, Bosse doit par ailleurs veiller chaque mois,

à ce que 25 000 couronnes suédoises soient récoltées par Östhjälpen. Une petite partie

vient de dons de parrains et de marraines en Suède qui versent 150 à 200 couronnes par

mois, mais la majorité des fonds proviennent de ventes d’objets de récupérations à

travers la boutique Second Hand de Pärtille. Bosse ne pensait pas pouvoir récolter plus

de 15 000 couronnes par mois au début de l’aventure. Aujourd’hui, il parvient à en

rassembler plus de 160 000 tous les mois, nécessaires à l’entretien de la structure

d’accueil, qui va être transformée en véritable maison, pour abandonner l’immeuble

préfabriqué qui avait été envoyé depuis Göteborg vers la Roumanie. Il arrive aussi à

Bosse d’emprunter de l’argent à ses « riches camarades », comme il dit ironiquement,

dans les périodes de baisse de régime (notamment en été). Par ce biais, il a aussi pu

financer, pour ne citer qu’un exemple, une partie de son projet en demandant une

subvention au Rotary Club dont l’un de ses amis, pentecôtiste, est un membre éminent.

Il mobilise ainsi son réseau d’entrepreneurs croyants, des gens qu’il rencontre à l’Église

entre autres, opérant une conversion du capital social accumulé dans sa socialisation

religieuse, en capital économique ayant vocation à alimenter le Capital de Dieu (voir

Tonda, 2002).

13 Il convient de ne pas voir Bosse comme un individu sur deux fronts, d’un côté

l’entreprise et de l’autre la solidarité avec les Roumains. Le sujet conçoit une continuité

dans l’usage de sa force de travail dans le processus de production du Capital de Dieu,

dont il n’est qu’un maillon de la chaine, doté d’un don et guidé par l’appel que le

Seigneur lui a réservé. Bosse déploie son savoir-faire d’électricien tout comme sa

compétence d’homme d’affaires dans sa gestion d’Östhjälpen, en tant que négociateur,

comme nous l’avons vu, en tant que chef de projet, mais aussi en tant qu’investisseur

averti. En effet, il mène en parallèle de la construction d’églises et de maisons d’accueil,

un projet de microcrédits pour de petits entrepreneurs roumains. Il me dit que dans un

souci d’éthique et de responsabilité, il tient à étendre la durée du remboursement afin

que ces derniers puissent tout de suite bénéficier du fruit de leur nouvelle activité8.

14 Bosse est loin d’être un cas isolé dans les milieux pentecôtistes et charismatiques.

Nombreux sont ceux qui lient leur foi et leur savoir-faire entrepreneurial à une activité

sociale – en même temps qu’évangélisatrice. Il s’agit d’entrepreneurs qui ont la volonté,

faisant suite à une vocation divine, de rendre le « monde meilleur » en y représentant

et y présentifiant Dieu, tel qu’ils se le représentent. Ils se font médiateurs du divin dans

le monde et en cela, ils vivent leur investissement entrepreneurial comme un

engagement moral, fruit d’une vocation. Il semble qu’il soit impensable aux yeux des

chrétiens pentecôtistes et charismatiques de se contenter d’accumuler du capital

économique comme fin en soi, l’enrichissement personnel étant susceptible d’être

interprété comme le produit non du travail de Dieu, mais du commerce avec le démon.

En effet, l’enrichissement peut être entaché d’une valence négative dans le discours

religieux, dans la mesure où l’accumulation de l’argent peut être perçu comme

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Page 42: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

immorale, ou comme le fruit d’activités illicites ou occultes, voire sorcellaires en certains

endroits du globe. C’est notamment ce que notent Ivan Droz dans le contexte kenyan

(Droz, 2000 : 100-101) ou encore Martin Lindhardt dans le cas du pentecôtisme en

Tanzanie (2016). Cette ambivalence morale de l’enrichissement personnel est loin

d’être le propre des configurations régies par l’idiome de la sorcellerie ou de l’économie

occulte. Afin de lever toute ambigüité, il apparaît de bon ton de tirer une plus-value

morale de la production des biens économiques, ce qui en vient à être ressenti comme

une obligation, voire une dette envers Dieu (Mahieddin, 2015), celle de le rendre

présent au monde et de finir son labeur, à la source d’une Création toujours en

chantier. Il en va de la responsabilité humaine de la perpétuer en effectuant une tâche

spécifique dans la division du travail de Dieu. Cette obligation envers Dieu devient ainsi

sentiment d’obligation envers le monde, que l’on transforme – sous-entendu que l’on

« améliore » – avec son aide.

15 Plus que l’engagement social différé tel que celui que pratique Bosse, certains

entrepreneurs font de leur propre entreprise le lieu même d’application de leur

vocation morale, et voient en leur réussite économique l’assurance de la bénédiction

divine et le signe de la conduite éthique de leurs affaires et de leur gestion managériale.

Il est question dans la section suivante de ce second type d’entrepreneuriat religieux

qui relève, à la différence de l’entrepreneuriat éthique de Bosse, d’un engagement plus

proprement théologico-politique. Cela dit, quelle différence y a-t-il là avec les

capitalistes puritains décrits par Max Weber dans son étude pionnière sur les affinités

électives entre éthique protestante et genèse du capitalisme au XVIIIe siècle ? Les

entrepreneurs pentecôtistes ne font-ils que reconduire et reproduire une éthique

protestante déjà séculaire : une vocation (Beruf), un sentiment d’obligation

professionnelle fruit d’un rapport de production avec le divin vécu sous le signe de la

prédestination, de la tâche imposée par Dieu ? Ou bien leur engagement dans la sphère

économique est-il un construit social qui possède sa propre spécificité ?

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 43: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Photo 1. Dispositif pour passage piéton fabriqué par Prisma Teknik, Jönköping, 2011

© Émir Mahieddin

Prisma teknik : un cas de « business évangélique »

16 Il vous est peut-être déjà arrivé d’emprunter un passage piéton dont le signal était à la

fois visuel et sonore. La borne émettait peut-être alors un son synthétique saccadé et

répétitif destiné aux malvoyants pour les informer qu’ils peuvent traverser sans

danger. Si vous aviez regardé le dispositif de plus près, vous auriez vu un bonhomme

dessiné de blanc au-dessus duquel était représenté une main levant l’index vers le haut

pour indiquer un cercle plein de même couleur sur lequel le piéton doit appuyer pour

actionner l’appareil (photo 1). Ce dispositif caractéristique, présent dans de

nombreuses villes européennes, est en réalité un message évangélique : « Il n’y a qu’une

seule voie vers le salut et c’est la croyance en Jésus Christ ». On conviendra que ce

dernier est bien implicite, mais il est revendiqué par le patron de l’entreprise dont il est

le produit : Jan Lund, dirigeant et propriétaire du groupe Prisma Teknik. Cette firme

suédoise, basée dans la ville de Tibro (au nord de Jönköping, dans le comté du Västra

Götaland) est le « numéro 1 » scandinave du signal piéton et des boutons pressoirs,

notamment utilisés dans les transports en commun. Elle opère actuellement sur plus de

65 marchés dans le monde. Comme bon nombre d’entreprises qui ont pour désir

d’imposer, ou simplement de promouvoir « des comportements éthiques à un monde

entrepreneurial déréglé » (Luca, 2014 : 22), la compagnie possède une charte de valeurs

qui tiennent à la manière d’un slogan en quelques mots (voir Soldani, 2013 : 85). Ceux

de Prisma Teknik sont au nombre de sept. Si l’on y retrouve des termes très génériques

tels que la « Gratitude » (envers les consommateurs), la « Joie » (dans le travail),

« l’Humilité » (dans le dialogue), « l’esprit d’Initiative » (égal pour tous), « l’esprit

d’Équipe », et la « Générosité » (envers les plus démunis à travers un programme social

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 44: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

en Colombie notamment)9 on sera plus surpris de voir figurer le mot « Foi » (Tro).

L’entreprise tient à diffuser d’elle-même une image pieuse, non pour gagner la

confiance, mais pour servir d’exemple, d’un travail fait pour le Christ et dont la réussite

est due, aux dires de Jan Lund, à l’attention qu’a Dieu pour ses affaires. Se revendiquer

comme businessmen du Christ est un vecteur d’évangélisation et une voie vers le succès

sur le marché. « Nous voulons avoir Jésus dans tout ce que nous entreprenons. Les

valeurs chrétiennes et la guidée de Dieu sont les fondements des affaires du groupe

Prisma Teknik », peut-on lire sur le site de la compagnie. L’entreprise a traversé une

crise au début des années 1990 et « c’est la bienveillance divine qui a sauvé les affaires

du groupe », affirme le patron. Chaque journée de travail y commence par une prière

collective et deux employés ont pour unique tâche – non moins noble à leurs yeux –

d’intercéder auprès de Dieu pour chacun de leurs collaborateurs et pour les affaires de

l’entreprise. La prière est ici envisagée comme un travail, un outil, ou une étape

nécessaire dans le procès de transformation de la matière et du symbolique

(Mahieddin, 2015b). Elle permet de dégager les voies pour la réussite économique du

groupe. Cette intercession auprès de Dieu est une convocation de l’Esprit qui guide les

croyants dans la lecture du monde, dans lequel se trouvent les signes indiquant sa

volonté, le travail à accomplir et la façon de le faire selon les valeurs bibliques.

17 Ce principe qui guide Prisma Teknik et qui consiste à vouloir rendre le Christ présent

dans le business, a pris corps dans les années 1980 dans la Chambre de commerce

chrétienne internationale (ICCC), fondée par l’industriel suédois Gunnar Olsson10. L’idée

avait émergé au tournant des années 1960-70, mais ce n’est qu’en 1984, lors d’une

conférence à Örebro, en Suède, que son fondateur a partagé pour la première fois sa

vision publiquement. L’ICCC propose plusieurs services à ses membres dont la mise en

réseau d’entrepreneurs chrétiens11 aux échelles locale, nationale et internationale, des

séries de conférences, de séminaires et de formations au management chrétien, l’aide à

la réalisation de projets par la prière, l’expertise des membres entre eux et

l’identification des ressources disponibles, la médiation ou l’arbitrage chrétien dans les

affaires, et du counseling aux adhérents dont l’entreprise est en crise. Elle propose aussi

des programmes de coordination et d’assistance aux « pays en voie développement »

ainsi qu’une aide à la création d’emplois. Gunnar Olsson voit cette association comme

une façon d’apprendre à évoluer avec le Christ sur le Marché (A walk with the Christ on

the Market-place). Plus que l’évangélisation, sa vocation est de dynamiser l’activité

professionnelle de ses membres en y introduisant une éthique chrétienne, elle valorise

l’esprit d’entreprise et la réussite dans les affaires acquise dans et par la vertu (Dorier-

Apprill, 2001).

18 Les entrepreneurs engagés dans cette association y voient la possibilité d’extérioriser

un chemin intérieur dans la foi, autrement dit, et pour reprendre l’analyse de

l’anthropologue Yannick Fer, de déplacer le combat spirituel de la sphère intime du

religieux à l’espace public du monde des affaires (Fer, 2010 : 83). En tant que réseau, elle

est une organisation d’entraide entre hommes d’affaires chrétiens à travers la planète

dans le but de construire sur terre le « Royaume de Dieu » en luttant contre le Mal, de

« façonner la société pour le Christ » en étant missionnaires dans le monde des affaires

afin d’influencer leur sphère d’activités, dans une véritable théologie du « combat

spirituel » (spiritual warfare)12. Il ne s’agit pas simplement d’être un chrétien présent

dans le monde des affaires, mais de faire du business une activité chrétienne, de passer

selon les mots de l’évangéliste Martien Kelderman « d’une présence chrétienne dans le

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 45: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

business à un business chrétien » (Fer, ibid.). La fabrique du « Royaume de Dieu » se fait

au quotidien, dans l’entreprise, par la prise de décisions basée sur des principes

bibliques, en octroyant une importance primordiale au rôle de la personne de l’Esprit et

des charismes (pouvoirs spirituels), qui sont autant de manifestations de son pouvoir et

de sa présence. Et si des principes éthiques généraux avaient été fixés dans les débuts

de l’organisation – exprimés cette fois en trois mots : l’excellence, le service et la

droiture –, il découle de cette importance accordée à l’Esprit une herméneutique du

monde et des Écritures selon laquelle il n’existe pas réellement de standards de

conduite immuables à respecter, si ce n’est la démonstration du fruit de l’Esprit saint –

c’est-à-dire la réussite dans les affaires – qui résulte du parcours spirituel de chacun et

de l’obéissance au Verbe de Dieu. En d’autres termes, la valeur éthique des affaires

d’une entreprise est démontrée par la réussite économique de cette dernière. Le succès

dans les affaires est le signe même que le la Parole de Dieu, ou l’éthique dans ce qu’elle

a de plus absolu, a été suivie. En cela, la définition de cette dernière se construit de

manière rétrospective, et si l’entreprise connaît le succès, c’est qu’elle se conforme à

l’éthique. Il s’agit d’un mode de régulation répandu en pays pentecôtiste, qui articule

une légitimité théologique et une valeur pratique, et que Yannick Fer qualifie de

« théologique-pragmatique », en cela que son autorité se fonde dans la fidélité à une

ligne théologique pérenne et dans la mesure où il prône la valeur pratique comme

critère de vérité (Fer, 2005 : 227).

19 Plus généralement, cette posture entrepreneuriale est liée au courant de « la théologie

de la prospérité », associé au prêcheur américain Kenneth Hagin, qui considère la

richesse matérielle comme un don de Dieu et une preuve d’élection et de salut. En cela,

le type d’engagement entrepreneurial religieux dont témoigne Prisma Teknik s’écarte

quelque peu de celui qu’incarne Bosse, qui relève moins d’un projet de mobilisation

collective globale que de la manifestation individuelle de dispositions éthiques

incorporées et traduites en action. La théologie de la prospérité aspire, de manière

générale, à placer les chrétiens en position d’acquérir et d’exercer du pouvoir. Trois

éléments sont au cœur de son discours : la guérison, la richesse et la « confession

positive »13 (positive confession). On pourrait en quelque sorte y voir l’exact opposé de la

théologie de la libération et son option préférentielle pour les pauvres (Cox, 2001 :

295)14.

20 Cependant, comme Nathalie Luca le rappelle avec raison, cette théologie ne doit pas

être intrinsèquement associée au pentecôtisme, de nombreuses Églises de cette

mouvance la considérant même comme une émanation satanique (Luca, ibid.). Assez

manichéenne, elle peut éventuellement conduire à « estimer que celui qui ne devient

pas riche ne peut se considérer comme un élu » (Luca, 2014 : 24), ce qui lui vaut de

nombreuses critiques morales dans les mouvements pentecôtistes et charismatiques

eux-mêmes15. De plus, on ne saurait associer l’un de ces deux types d’entrepreneuriat

évangélique, d’un côté individuel et moral et de l’autre théologico-politique, aux

appartenances dénominationnelles des acteurs qui les incarnent. En effet, du fait de la

diversité des parcours individuels, la théologie de la prospérité peut avoir une

influence au-delà des Églises qui s’en réclament explicitement, comme Livets Ord, et

irriguer les représentations et pratiques entrepreneuriales de fidèles d’autres types de

congrégation. Dans les deux cas néanmoins, on note la persistance de l’intervention du

surnaturel dans les affaires à travers l’Esprit Saint en tant que guide de l’action morale,

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et c’est par ce levier et le cadre d’interaction qu’il autorise avec Dieu, que ces

entrepreneurs charismatiques diffèrent des entrepreneurs puritains de Max Weber.

Vocation (in)dividuelle et esthétisation

21 Si l’on se permettait un usage quelque peu sauvage des propos du philosophe Ludwig

Wittgenstein lors de sa fameuse Conférence sur l’éthique, on pourrait dire que les

entrepreneurs qui nous intéressent ici illustrent bien le principe selon lequel

« l’éthique, si elle existe, est surnaturelle » (2008 : 12). Ils font en effet écho à cette idée

de manière quasiment littérale. Ces travailleurs de Dieu se dotent ainsi d’outils

invisibles (ou surnaturels), des faitiches16 qui leur permettent d’opérer une

transformation du soi et du social analogue à la manière dont le travailleur capitaliste

transforme la matière (Tonda, 2002), pour en retirer une plus-value morale. L’Esprit,

instrument principal de ce travail quotidien, fait office d’outil qui oriente, qui soutient

et qui balaye les incertitudes inhérentes à ce qu’Edgard Morin nomme bien « l’écologie

de l’action éthique » (Morin, 2004). Il est un outil optimisateur pour l’entrepreneur

chrétien qui par son biais, réalise la synthèse entre des postures et injonctions vécues

comme contradictoires, situations archétypales de double contrainte (Bateson, 1991) à

la source du souci éthique (Morin, op. cit.). Pour le dire en termes chrétiens, cette

double contrainte résulte de l’impossibilité énoncée dans la parabole christique, de

servir à la fois Dieu et Mammon. C’est cette relation à l’Esprit qui singularise la fabrique

de l’éthique entrepreneuriale des pentecôtistes. Elle relève plus d’une éthique

prophétique ou charismatique, caractérisée par « l’expérimentation du divin » (Luca,

op. cit. : 24) que d’une éthique ascétique, telle que décrite par Weber, dont la besogne

est la valeur centrale. En cela, elle en constitue même une polarité inverse dans

l’éventail des variations protestantes (Cox, op. cit. : 230-231). Nathalie Luca souligne

ainsi un glissement par rapport à l’éthique protestante : « dans cette affaire

d’expérimentation du divin, ce n’est plus le travail qui est central, mais le fait même

d’être riche » (2014 : 24). Du puritanisme ascétique au christianisme charismatique, on

passe de la figure de celui qui se résigne à une fortune immuable et totalement

incertaine (idée au fondement de la doctrine calviniste de la prédestination), décidée

par un Dieu hors de sa portée, à celle d’un sujet qui peut changer son sort dans la

recherche du salut en agissant conformément à la volonté divine, et en dialoguant

directement avec Dieu à travers l’Esprit. « L’Esprit est la forme de Dieu avec laquelle

nous pouvons communiquer le plus souvent, celle que chacun de nous peut fréquenter

tous les jours », ai-je pu entendre lors d’un sermon. Ce qui pourrait paraître

blasphématoire pour les puritains de Weber n’est que pouvoir ordinaire du sujet sur

lui-même pour les pentecôtistes. Comme nous l’avons vu, l’Esprit est un instrument que

l’entrepreneur utilise pour construire la réalité de sa vocation entrepreneuriale et de

son engagement éthique, lui octroyant une autonomie de laquelle résulte une relation

récursive dans laquelle l’entrepreneur lui-même apparaît comme outil de l’Esprit.

L’action éthique de l’entrepreneur se révèle alors comparable à une expérience

esthétique (Wittgenstein, op. cit.) : celle d’un homme, tel que Bosse, qui devient

spectateur de sa propre action, observe Dieu travailler à travers lui et apprécie « la

beauté » du résultat de ses actions.

22 Elle est aussi expérience d’esthétisation17, en ce sens que l’on travaille sur soi par

l’Esprit en faisant faire à ce dernier ce que l’on est incapable de faire seul (Pons, 2011 :

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344) ; en opérant par exemple le passage d’une éthique de la responsabilité à une

éthique de la conviction (Weber, 2003) quand il s’agit de mettre en œuvre un projet

bien plus exigeant que prévu (comme nous l’avons vu avec Bosse). Sans accepter le

compromis avec les contraintes du réel, on remet la réussite de l’entreprise « entre les

mains de Dieu ». « Tout rentrera dans l’ordre parce que l’Esprit est avec moi », ai-je pu

entendre dire dans la bouche d’un pentecôtiste dont l’entreprise faisait faillite.

L’entrepreneur pentecôtiste et/ou charismatique met en place autour de lui un

dispositif collectif, matériel, symbolique et langagier de mise en coprésence de Dieu. Il

superpose ainsi en ses actes la figure d’un sujet actif capable d’influer sur sa destinée en

intercédant auprès de Dieu, et celle d’un sujet passif, spectateur-acteur du monde

conduit par le Très-Haut et pour lequel il convient de ne pas s’inquiéter. N’y voyant ni

paradoxe ni contradiction, il trouve dans son interaction avec l’invisible une solution

de continuité pour assumer les deux postures de manière simultanée. C’est dans cette

double posture existentielle, celui d’être l’instrument à la fois actif et passif d’un

dessein plus haut que soi qu’émerge sa vocation entrepreneuriale.

23 Il en résulte un « sens du moi », pour reprendre l’expression de Clifford Geertz (2006 :

88), légèrement différent de la représentation occidentale de la personne : « un univers

cognitif et déterminant plus ou moins le comportement, comme un centre dynamique

de conscience, d’émotion, de jugement et d’action organisé en un tout distinctif et vu

comme s’opposant à la fois à d’autres toutes semblables et à un entourage naturel et

social » (Geertz, op. cit. : 76). La personne n’est pas ici un tout qui détermine seul son

comportement, ses émotions, ses jugements et ses actions. La frontière entre son

action, sa capacité d’agir propres et celles de Dieu est souvent floue et sujette à

l’indétermination. La personne n’est totale que complétée par l’autre transcendant, ce

qui se traduit très bien dans recours à la forme impersonnelle dans la description des

séquences d’action. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, ainsi que le remarque

l’anthropologue Christophe Pons, le travail de Dieu ne s’énonce jamais à la première

personne (2014 b : 180). On n’en parle pas à la manière d’une initiative personnelle. On

a une « vision », « Dieu a commandé de... ». Mosko (2010) note en ce sens que la

conception chrétienne de la personne n’est pas un pur et simple individualisme, mais

est soumise à la « dividualité », quand il s’agit de la relation que les croyants

entretiennent avec Dieu. La personne « dividuelle », telle que conçue par Roger Bastide

(1973) est une personne « divisible », dont l’existence n’est pas séparée, divers aspects

de son moi se retrouvant chez les autres, et des aspects du moi des autres se retrouvant

en elle. Elle se conçoit plus alors comme nœud de participation que comme une entité

discrète. On peut ainsi voir la vocation entrepreneuriale des pentecôtistes et chrétiens

charismatiques non pas comme le fruit d’une ambition individuelle, mais comme une

vocation « dividuelle » construite en partenariat avec des êtres surnaturels (Dieu, Jésus

et l’Esprit saint).

24 Bien que protestante, l’éthique et la vocation de l’entrepreneur wébérien ne

ressemblent donc pas totalement au sentiment d’obligation morale ressenti par

l’entrepreneur chrétiens dont il a été question ici, que nous pouvons qualifier

d’entrepreneur charismatique, du fait du recours régulier aux dons du Saint-Esprit

(charismes) dans la conduite des affaires. Quand le premier vit une prédestination dont

la voie est déjà accomplie, le second vit l’accomplissement d’une prédestination en

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Page 48: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

devenir. Élément actif de sa prédestination, l’entrepreneur charismatique intercède

auprès des pouvoirs invisibles pour gagner le combat dans le milieu des affaires vécu

comme une « croisade », une « guerre spirituelle » (Fer, op. cit.). Il s’agit, par la

médiation de l’Esprit dont la présence résulte elle-même des médiations multiples

mises en place par les croyants, de travailler le monde et le soi pour les transformer.

Par ailleurs, l’attitude éthique des entrepreneurs pentecôtistes et charismatiques, en

cela, se présente moins comme un corpus de règles ou de valeurs à suivre, qu’elle ne se

vérifie par le résultat bénéfique de l’action. Le « Bien », finalité de l’action éthique,

n’est « bien » aux yeux du croyant que parce que Dieu le veut, et sa volonté se mesure à

l’aune des fruits de l’entreprise. La théologie de la prospérité qui présente le succès

financier comme fruit de la volonté divine, à laquelle on a beaucoup associé le

pentecôtisme en allant jusqu’à en faire un exemple de « religion monétaire »

(Chidester, 2005 cité par Obadia, 2013 : 78), se présente ainsi comme une matrice de

condensation en amalgamant les dimensions quantitatives et qualitatives de la valeur,

la hauteur de la somme d’argent accumulée au terme de la production et des

transactions qui s’ensuivent étant égale à la bénédiction divine et signe de la moralité

de l’agir entrepreneurial.

25 L’entrepreneur prend conscience de son devoir éthique et de sa vocation quand

« l’Esprit le frappe » et qu’il l’incorpore. En ce sens, la morale est incarnée dans le sujet

et dans l’action (Fassin, 2012). Irréductible au dire, elle ne peut que se faire et se

ressentir relativement à une relation au surnaturel. Pour le cas qui nous intéresse, qui

est celui des entrepreneurs pentecôtistes et charismatiques, l’éthique est personnifiée,

elle est l’entrepreneur même et son équipe. « Petits Christs » dans le monde des

affaires, ils sont guidés et animés par l’Esprit, résultat d’un travail volontaire

d’intériorisation continu (Pons, 2011) qu’ils extériorisent dans leur activité

professionnelle, dans une conception de la vocation entrepreneuriale qui apparaît

comme largement « dividuelle ». Il convient donc de se distancer, ainsi que le soulignait

récemment l’anthropologue Harald Tambs-Lyche (2013 : 126-127), du postulat

individualiste qui a longtemps irrigué la littérature classique sur l’entrepreneuriat

depuis les travaux de Schumpeter18, qui sont le point de départ à de nombreuses

discussions sur le sujet. Non seulement l’entrepreneur peut être une famille comme

dans le cas indien exploré par Tambs-Lyche (op. cit.), mais en plus, la personne de

l’entrepreneur elle-même peut-être « dividuelle », constituée par des forces – ici

surnaturelles – qui la dépassent dont elle n’est elle-même qu’une composante ; un

simple nœud de participation dans un réseau d’acteurs humains et non-humains, et

non la matrice de la « décision » et du « choix » de l’action.

26 À l’aune de l’exemple de ces entrepreneurs pentecôtistes et/ou protestants

charismatiques, il apparaît de plus que le monde des affaires occidental est loin d’être

monolithique. L’idée répandue selon laquelle ses agents opéreraient exclusivement par

une comptabilité rationnelle dont la finalité serait l’accumulation d’argent, est affaiblie

par l’installation et la croissance d’un agent surnaturel sur le Marché : l’Esprit Saint,

qui devient un acteur inattendu du capitalisme. Notons pour conclure que le Saint-

Esprit nuance le schéma classique marxiste qui veut que l’accumulation de l’argent –

véritable démiurge du capitalisme en tant qu’il est l’incarnation suprême du fétichisme

et l’opérateur abstrait du nivellement de toutes les marchandises – soit la fin en soi et

pour soi de l’activité capitaliste. L’argent se présente dans le capitalisme pentecôtiste et

charismatique seulement comme un médium de l’action divine (Sansi-Roca, 2007), la

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Page 49: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

finalité du travail et de l’investissement s’inscrivant dans une économie des biens

symboliques de salut, autant voire plus que dans l’accumulation de richesses

matérielles.

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NOTES

1. C’est ainsi depuis son chef-lieu, Jönköping (84 000 habitants), qu’étaient produites et exportées

sur toute la planète les fameuses allumettes suédoises, et notons à titre anecdotique que

l’entrepreneur Ingvar Kamprad, fondateur de l’entreprise suédoise la plus réputée

mondialement, IKEA, a grandi et créé son entreprise dans cette province.

2. Le pentecôtisme est une mouvance protestante apparue au début du XXe siècle qui associe aux

traits de l’évangélisme – littéralisme biblique, militantisme religieux, centralité de la figure du

Christ et individualisme religieux – une insistance particulière sur l’efficacité de l’Esprit Saint et

de ses pouvoirs dans le quotidien. La présence de ce dernier se manifeste aux yeux des croyants à

travers toute une série de dons spirituels (des charismes). Les pentecôtistes postulent ainsi

l’existence d’un nécessaire second baptême pour confirmer l’élection individuelle : le baptême

dans l’Esprit saint dont la première preuve est la capacité de « parler en langue ». On parle aussi

de glossolalie, de « langue des anges » ou de « langue de feu ». Il s’agit d’une forme de parole

désarticulée, un langage sans syntaxe, caractérisé par l’énonciation désordonnée de phonèmes,

dont le sens est soumis à la traduction des croyants qui possèdent le don d’interprétation. Ayant

gagné la Suède dès 1906, cette mouvance compterait autour de 120 000 fidèles dans le pays

aujourd’hui. Le christianisme charismatique désigne quant à lui un courant qui s’est formé dans

les 1960-1970, inspiré des traits « pentecôtisants », sans pour autant en reprendre la théologie du

baptême de l’Esprit-Saint ou de l’importance du « parler en langue » comme preuve d’élection

(pour plus de précisions voir Poloma, 1982). La dénomination la plus visible associée à cette

mouvance en Suède est, entre autres, l’Église du Verbe de Vie (Livets Ord) qui compte quelques

milliers de membres (entre 1 500 et 3 000). Je renvoie pour plus de détails à l’étude de Simon

Coleman (2007).

3. Pour un récapitulatif des perspectives ethnographiques qui prennent en compte l’action et la

coprésence aux hommes des entités surnaturelles, je renvoie au travail de synthèse d’Élisabeth

Claverie (2011).

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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4. Il s’agissait là de pentecôtistes déjà présents en Roumanie bien avant la chute du régime de

Ceausescu. Durant la période dictatoriale, il y avait en Roumanie environ 700 églises et chapelles,

aujourd’hui, il y en aurait plus de 2 300, soit une augmentation de 1 700 édifices en moins de

20 ans. À l’heure actuelle, le mouvement pentecôtiste roumain serait le plus important d’Europe

avec plus de 500 000 fidèles dans l’ensemble du pays.

5. Y participent l’Église luthérienne évangélique de Suède, un mouvement de réveil interne

luthérien charismatique – EFS (Evangeliska Fosterlandstiftelsen) –, l’Église baptiste, l’Église

pentecôtiste, etc. En tout, sept congrégations de Pärtille, où vivait Bosse à cette époque.

6. Les Suédois appellent ce modèle Gruppbostäder (litt. Logements de groupe) dans lesquels les

handicapés vivent ensemble reconstituant une sorte de cellule familiale élargie.

7. En plus des quinze salariés suédois à Pärtille et des vingt-huit employés roumains, Bosse gère

une cinquantaine de bénévoles chaque semaine.

8. Ce projet de microcrédits est financé en partie par la Chambre internationale chrétienne de

commerce suédoise, dont il est question plus bas dans cet article.

9. Prisma Teknik finance un programme d’écoles de football pour filles et garçons en Colombie,

dans l’esprit de la Responsabilité Sociale d’Entreprise (RSE). Il s’agit d’un programme basé sur des

valeurs chrétiennes que la direction du groupe conçoit comme une alternative pour la jeunesse

au crime et à la consommation de drogues. Pour une perspective anthropologique sur la RSE et

l’éthique entrepreneuriale, je renvoie à Gallenga, Soldani, 2015.

10. Les statuts de cette organisation ont été déposés à Bruxelles en juillet 1985 sous le nom de

International Christian Chamber of commerce (ICCC), elle est déclarée en tant qu’association

internationale à but non lucratif.

11. Ce type de concentration du capital social évangélique dans la sphère économique existe

depuis les années 1950, avec des organisations telles que le Full Gospel Business Men’s Fellowship

International par exemple, d’origine pentecôtiste. Par défaut de place ici, et pour un exposé plus

détaillé des réseaux d’entrepreneurs évangéliques, je renvoie aux excellentes études menées par

Nathalie Luca (2016) et Yannick Fer (2010 : 158-161) sur ces questions.

12. Cette théologie, a été formalisée par Peter Wagner dans les années 1980 au cœur du Fuller

Theological Seminary en Californie, en réaction à la déchristianisation accrue des sociétés

occidentales. Elle est issue d’un croisement entre la contre-culture conservatrice du

fondamentalisme protestant et l’imaginaire charismatique de la délivrance des corps individuels

en l’étendant à l’ensemble du corps social, notamment en filant une métaphore territoriale. Son

expansion a contribué à redéfinir les modalités de l’engagement évangélique dans l’espace

public, notamment dans le monde des affaires (voir Fer, 2016 : 52-54).

13. Il s’agit d’une pratique énonciative impliquant que les mots prononcés dans la foi sont perçus

comme des outils de transformation de la réalité, en cela qu’ils établissent des connexions entre

la volonté humaine et le monde extérieur. Les sujets croyant se voient ainsi en capacité d’exercer

leur souveraineté sur une multiplicité de domaines, depuis leur propre corps jusqu’à des zones

géographiques étendues (ville, nation, etc.). Il s’agit de faire usage des mots comme outils de

production des effets désirés (Coleman, op. cit. : 28). C’est dans ce cadre que l’on peut interpréter

l’activité des « prieurs salariés » de Prisma Teknik.

14. Selon Simon Coleman, cette idéologie de la prospérité a probablement été introduite en

Suède dès 1956 avec la traduction locale de l’ouvrage de référence The Power of Positive Thinking de

Norman Peale, avant de prendre de l’ampleur dans les années 1960-1970, notamment suite aux

échanges avec les mouvements internationaux, et des visites de figures telles l’anglais Harry

Greenwood, souvent cité comme le premier prêcheur de la postérité en Suède, ou le pasteur sud-

coréen Yonggi Cho (Coleman, 2007 : 90).

15. On pourrait pousser le propos jusqu’à se défaire de l’association automatique entre

pentecôtisme et capitalisme de manière générale. Birgit Meyer note ainsi que : « We need to

resist taking for granted the relation between Pentecostalism and capitalism and acknowledge

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that a variety of attitudes exist: from an engaged concern with health and poverty to an

inclination toward corruption and self-enrichment » (2010 : 115-116). L’anthropologue Raphael

Sanchez a rapporté en ce sens l’existence au Venezuela de pentecôtistes qui pratiquent le squat

politique à Caracas. Ainsi que l’écrit l’auteur, pour eux, le fait de saisir une maison est le

corollaire du fait d’être saisi par le Saint-Esprit (2008).

16. Au sens où ce terme est employé par Bruno Latour (2009). Il permet de penser ensemble faits

et fétiches, les réalités dont l’objectivité est non questionnée et les faits fabriqués par un sujet,

articulant ainsi savamment réalisme et constructivisme.

17. Foucault (1994 : 535) appelle « esthétisation » l’initiative d’une « transformation de soi par

soi-même », cette opération a lieu ici par la médiation d’une entité invisible.

18. Cela n’est pas sans lien avec une représentation occidentale commune qui veut que « la

créativité renvoie à l’idiosyncrasie de l’individu créateur – dont le prototype est l’artiste »

(Porqueres i Gené, 2015 : 246-247). La créativité et l’innovation entrepreneuriale sont souvent

lues à l’aune de ce mythe.

RÉSUMÉS

En partant de cas d’entrepreneurs issus des milieux pentecôtistes et charismatiques en Suède

contemporaine, il s’agit de répondre à un faisceau de questions relatives à l’immixtion du

religieux dans l’économie capitaliste. C’est-à-dire de savoir comment sont problématisées les

vocations entrepreneuriales dans ces milieux, sans omettre le rôle que peuvent jouer des entités

surnaturelles sur le marché, telles que le Saint-Esprit, avec lesquelles s’allient les acteurs pour

faire fructifier leurs activités. Ce type d’entrepreneuriat ne va pas sans questionner le type

d’éthique qui s’y déploie, la conception chrétienne de la personne qui l’irrigue et la place

accordée à l’argent dans la lecture religieuse du monde des affaires.

Beginning with cases of entrepreneurs stemming from Pentecostal and charismatic circles in

contemporary Sweden, a beam of questions relative to the intervention of religion in the

capitalist economy is to be answered. The point is to know how are conceived the

entrepreneurial vocations in these circles, without omitting the role that supernatural entities

can play on the market, such as the Holy Spirit with whom become allied the actors to develop

their activities. This type of entrepreneurship does not go without questioning the type of ethics

that deploys there, the Christian conception of the person which irrigates it and the status

granted to money in the religious reading of the business world.

A partir del caso de empresarios surgidos de medios pentecostales y carismáticos en la Suecia

contemporánea, se trata de responder a una serie de cuestiones relativas a la intromisión de lo

religioso en la economía capitalista. Es decir, saber cómo son problematizadas las vocaciones

empresariales en estos medios, sin omitir el rol que pueden jugar las entidades sobrenaturales,

como el Espíritu Santo, en el mercado, entidades con las que se alían los actores para hacer

fructificar sus actividades. Este tipo de empresariado no deja de cuestionar el tipo de ética que se

despliega, la concepción cristiana de la persona que la canaliza y el lugar otorgado al dinero en la

lectura religiosa del mundo de los negocios.

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Page 54: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

INDEX

Mots-clés : pentecôtisme, christianisme charismatique, entrepreneur, vocation, Suède

Keywords : Pentecostalism, charismatic Christianity, entrepreneur, vocation, Sweden

Palabras claves : Pentecostalismo, cristianismo carismático, empresario, vocación, Suecia

AUTEUR

ÉMIR MAHIEDDIN

Chercheur associé à l’IDEMEC, UMR-CNRS 7307, Aix-Marseille Université,

[email protected]

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Page 55: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Crafting Ethiopia’s Glorious DestinyPentecostalism and Economic Transformation under a DevelopmentalState

Du destin glorieux de l’Éthiopie. Pentecôtisme et transformation économique

dans un État développementaliste

Sobre el destino glorioso de Etiopía. Pentecostalismo y transformación económica

en un Estado desarrollista

Emanuele Fantini

1 “Transformation” seems a key word to describe contemporary Ethiopia. The country

hailed among African fastest growing economies witnesses rapid material

transformation orchestrated by the government’s “Growth and Transformation Plan”

(GTP) (FDRE 2010): urban infrastructures, roads, dams, investments in agriculture and

manufacturing, new patterns of consumption. Beside this, a less tangible but equally

significant transformation is taking place in the religious sphere: the spiritual renewal

promoted by the Ethiopian Pentecostal movement (Haustein, Fantini, 2013).

Pentecostals nowadays are the fastest growing religious group in a country shaped by

the oldest African autochthonous Christian church – the Ethiopian Orthodox Church,

the official state religion until the 1974 Revolution – as well as by a historically rooted

presence of Islam.

2 Scholars have extensively investigated the relation between economic success and

Pentecostal faith, in Africa and elsewhere, highlighting the elective affinity between

the neoliberal turn and the ethic of Pentecostalism, reputed to promote a spiritual

message and social practices particularly conducive to entrepreneurship, development

and economic prosperity. Dena Freeman (2012b and 2013) has pioneered the study of

this relationship in Ethiopian rural contexts. The issue remains however a largely

uncharted territory of research, as a consequence of the relative novelty of the studies

on the Ethiopian Pentecostal movement and of the lack of research by political

scientists and sociologists on business and economic growth in contemporary Ethiopia

(Vaughan, Gebremichael, 2011: 12). Furthermore, while the expansion of

Pentecostalism in Africa has been traditionally associated with neoliberalism and “the

retreat of the State” (Strange, 1996), Pentecostals in Ethiopia are prospering in a

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Page 56: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

context marked by the presence of a strong state that aims not only at controlling

strategic economic sectors and resources, but also at orienting people’s lives towards

national transformation and economic development. Therefore, which is the

relationship between the subjective and social transformations featuring the

Pentecostal expansion and the economic transformation currently reshaping Ethiopia?

3 To address these issues, the first section sets the scene by recalling the main features of

the processes of economic growth and Pentecostal expansion in contemporary

Ethiopia, and by highlighting what is distinctive about Ethiopia compared to the

literature and other case studies on Pentecostalism, neoliberal globalisation, economic

success and development in sub-Saharan Africa. The second section analyses the

theological premises and the narratives of Pentecostal business ventures in

contemporary Ethiopia. The third and fourth sections deepen the analysis with a case

study of the Unic 7000 Church in Addis Ababa along with its business fellowship

Absolute Value, among the most vocal of neo-charismatic and independent groups

advocating an increased Christian presence in public affairs. Data and information were

collected through semi-structured interviews and participant observation during five

rounds of fieldwork in Addis Ababa between 2010 and 2014.

The growth of economy and Pentecostalism incontemporary Ethiopia: an elective affinity?

4 The unprecedented GDP growth – averaging 10.7 per cent per year in the last decade

and the increase in official development indicators have earned Ethiopia the inclusion

among the countries of the so-called “rising” or “emerging” Africa. If Ethiopia can

sustain this historically impressive performance, it might reach middle-income status

by 2025, as foreseen by the government in its ambitious plan for growth. The

peculiarity of this process of economic growth lies in the fact that it is not driven by

natural resources extraction, as in Angola or Chad, nor on private sector development,

as in Kenya. The rise of Ethiopian GDP is mainly the result of a vast program of public

investments in infrastructures like roads, dams, and housing, as well as of national

policies aiming at boosting commercial agriculture and foreign investment in the

agricultural and manufacturing sector. This strategy is based on the model of the

developmental state, officially adopted in the last decade by the ruling coalition of the

Ethiopian People’s Revolutionary Democratic Front (EPRDF) – in power since 1991 after

defeating the military Derg regime. With the GTP, EPRDF has opted for a neoliberal turn

in rural development, shifting from the traditional focus on food security towards

agriculture commercialisation. This shift entails the adoption of market liberalisation

strategies both to support farmers in the development of micro and small enterprises,

and to attract foreign investments on land and large-scale commercial agriculture, in

order to create wealth and employment. However, the adoption of these neoliberal

strategies does not imply a “retreat” of the Ethiopian state, but rather a

reconfiguration of its intervention in the spheres of economy and development

(Chinigò, Fantini, 2015).

5 The official government narrative on economic transformation and the growing

opportunities offered by these processes nurture a widely shared culture of

expectation: people are eager to transform their lives by contributing to and partaking

in the economic development that is taking place in the country. The break with the

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Page 57: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

past promoted by the Pentecostal message appears among the factors that are

cultivating such culture of expectation. In fact, in the last years Ethiopia’s official

statistics have recorded another unprecedented increase: that of the religious believers

officially registered as Protestants – including members of traditional Evangelical and

Pentecostal churches as well as new independent and (neo)charismatic groups – and

vernacularly labelled as Pente to underline the charismatic renewal influencing the

whole movement (Haustein, 2011b). In the national census statistics, the number of

Protestants has grown from the 5.5% recorded in 1984, to the 10.2% in 1994 and finally

up to the 18.6% in 2007, when Christian Orthodox and Muslims were respectively

counted as the 43.5% and 33.9% of the population (Office of the Population and Housing

Census Commission, 1994, 1998, 2008). The most recent projections suggest that

Protestants in 2011 were 21% of the population (Central Statistical Agency, 2012),

confirming them as the fastest-growing religious group in Ethiopia. This growth has

been personified by the appointment as Prime Minister of Hailemariam Desalegn, the

first Ethiopian Head of State with a Pentecostal background1 (Haustein, 2013). While

acknowledging its internal plurality I will refer to this group as a whole as Pentecostal

because the charismatic turn influences the whole movement (Fantini, 2015) and the

term is increasingly used as self-designation among Ethiopian Christians not belonging

to the Orthodox or Catholic churches (Pew Forum on Religion and Public Life, 2010).

6 Pentecostals have taken advantage of the new institutional climate of religious freedom

inaugurated by the EPRDF with the 1995 Constitution of the Federal Democratic

Republic of Ethiopia, which affirms the secular principle of separation and non-

interference between state and religion (art. 11), the freedom of religious belief,

expression and association (art. 27), and the authority of religious courts in several

domains of personal life (art. 34 and 78). Pentecostals have become increasingly

assertive in affirming their presence in public spaces, and “claiming Ethiopia to God”

by reinforcing their commitment in state institutions, development initiatives and

economic activities (Fantini, 2013). The fervour of Pentecostal activism and its

aggressive proselytism strategies contribute to sharpen the relationship with the

Ethiopian Orthodox Church and between Christians and Muslims, fuelling polemics that

in some cases unfolded in violent clashes (Abbink, 2011).

7 The growing presence of religion in public spaces and debates is increasingly perceived

as problematic by the EPRDF. In spite of its secular approach, the government is

particularly attentive in controlling religious groups and co-opting spiritual leaders to

avoid the politicization of religious identity, to counter the emergence of potential

competitors, and to ensure conformity to its political agenda (Haustein and Ostebo,

2011). In implementing this secular order, the government retains the prerogative to

teach religious groups on constitutional rights and civic duties, and to influence their

orientation with the goal of ensuring religious tolerance and combating religious

“radicalisation”, “extremism” or “terrorism”.

8 The consonance between the Pentecostal message and the spread of neoliberalism has

inspired a growing debate on the nexus between Pentecostalism, economic growth and

development. Several analysis have revisited Max Weber’ Protestant ethic and the

spirit of capitalism, highlighting similarities and differences with the “elective affinity”

between Pentecostalism, neoliberal economy and the “spirit of development”

(Comaroff, Comaroff, 2000; Meyer, 2007; Freeman, 2012a). Freeman has applied these

analyses to the Ethiopian context, emphasising the elective affinity between

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Page 58: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Pentecostalism and development in rural Ethiopia (Freeman, 2012b, 2013). She analyses

how the Pentecostal holistic approach to development – “transformational

development” that sees economic transformation strictly connected with subjective

change – has proved particularly effective in promoting pattern of development and

accumulation in rural contexts in Southern Ethiopia. Here, conversion to

Pentecostalism facilitated the behavioural changes towards risk assumption and

entrepreneurial attitudes, and a break with traditional kinship obligations, advancing

individual accumulation by exploiting development opportunities offered by

international NGOs.

9 I would like to contribute to this debate by focusing on Pentecostalism and economic

transformation in the urban context of Addis Ababa. Pentecostalism in Ethiopia

remains largely a rural phenomenon and most of the believers still belong to mainline

Evangelical denominations (Dewel, 2014). However, it is worth focusing on the “new” or

“independent” Pentecostal churches that cater the emerging urban upper and middle

class: these groups are particularly vocal in reclaiming an increased public role for

Christians, and are presumably better equipped to prosper in a context hyped as one of

the most dynamic and fastest growing in the whole Africa.

10 In analysing this group, I situate the relation between Pentecostalism and economy by

assessing the religious experience in the context of its “generalised mutual interaction”

(Bayart, 2010) with economy, politics and society. In the Ethiopian case, this implies

assessing Pentecostals’ involvement in economic affairs by looking at their interaction

with the reconfiguration of the government intervention in economy. This analysis

indicates that within this specific political and economic context Pentecostals are

prospering with much more difficulties that one would expect – and that they

themselves wish – despite their supposed elective affinity with neoliberal globalisation.

Pentecostal narratives on economic transformation

11 An ascetic attitude emphasising the separation between the spiritual and the secular

realm and the consequent recalcitrance to get involved in public affairs historically

characterised the Ethiopian Pentecostal movement. This apolitical stand was reinforced

by the narrative and self-representation of the movement, emphasising the memory of

the persecution suffered under the Derg and the resulting identification of politics and

public affairs as a dangerous worldly thing (Haustein, 2011). In the last years, these

positions have been increasingly challenged by a theological shift promoting a holistic

approach to salvation and calling on Christians to become actively involved in the

public arena in order to evangelise and transform the country. Taking advantage of the

climate of religious freedom, a group of neo-charismatic churches and proactive

pastors have been particularly vocal in reclaiming Pentecostals’ visibility in public

spaces and growing engagement in secular affairs, including economy and

development.

12 This preaching has been applied as attempts to revitalise existing professional

associations, like the Ethiopian Christian Graduates Fellowship, or to create ad hoc

ministries, groups and networks dealing with economy and development. Almost all

the main independent and neo-charismatic churches – such as Beza International

Church, City of Refugee (formerly You-Go City) Church, Unic 7000, Exodus – have

established their own fellowships targeting the business and professional communities.

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Page 59: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

13 This theological and practical shift implies a generation friction within the movement,

but it is gaining influence also inside mainline denominations, as acknowledged by an

elder of the Mulu Wengel Church, the first Pentecostal church established in the

country:

My sons are going to Exodus church. They have a holistic vision: they want to getinvolved in the economy in order to transform the country. Their church is full ofyoung, energetic and skilled people. They want to see the society transformed in allsectors: economy, politics, development... Their programs are much moreambitious than those of the traditional churches and their development wings, likeours. The mainline denominations are a little bit suspicious about the youngchurches, also because there is a fear from the past experience during the Dergtime. But this attitude is spreading from the young churches to influence the wholePentecostal movement2.

14 The premises of this theological and practical shift promoted by Ethiopian “young”,

“new” or post-denominational Pentecostal churches lie in a corrosive critique of the

corruption governing the economy. Pastors insist on the need for Pentecostal

involvement in the business sector in order to fight against its corruption and to bring

righteousness according to Christian values and God’s will. In some cases, the call

assumes the tones of a crusade against a perceived Islamic control of the economy,

most of the time personified by the Ethio-Saudi sheik Mohamed Al Hamoudi.

15 As it is often the case in most of the countries, the Ethiopian Pentecostal movement

does not speak with a singular voice. The Ethiopian Pentecostals legitimize and

encourage personal aspiration to worldly economic success by resorting to different

theological approaches. A common denominator within the Ethiopian Pentecostal

movement seems to be the general rejection of the prosperity gospel and the miracle-

based approach emphasising the power of God in offering wealth and abundance to his

people. The promises of wonders, miracles and easy money performed by foreign

pastors visiting the country are mostly received with suspicion. These approaches are

considered a degeneration of Christian doctrine and usually labelled as belonging to

western African or American styles of preaching that are alien to Ethiopian tradition.

However, inside the Ethiopian Pentecostal movement there seems to be an increasing

trend to embody the prosperity gospel spirit in practice, for instance by adopting the

language of marketing, and a growing interest in upward mobility – in the broader

context of the culture of expectation above mentioned. Some of the Pentecostal groups

catering to Addis Ababa’s middle and upper classes increasingly display economic

success as sign of blessing and righteousness of faith and behaviours.

16 Most of Ethiopian “new” Pentecostal groups adopt an approach linking economic

success to spiritual and individual change. Consequently, the call to work for the

transformation of the society passes through individual conversion and governing of

the self: economic success is conceived as the result of the adherence to rigorous self-

discipline and techniques of the body, control of desires, honesty, faith and prayers, but

also hard work, technical knowledge and skills. Thus, economic success becomes part of

the broader “remaking of the individual” inherent in the Pentecostal conversion

(Maxwell, 1998: 352). Here the emphasis is on a double break with the past. On the one

hand, a break with the ascetic ideals of mainline Evangelical churches, and with the

suspicion of economic success and the lack of entrepreneurial mentality that permeate

the Ethiopian society. On the other hand, a break with personal attitudes and

behaviours described in terms of sin and corruption, towards the adoption of an ethic

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Page 60: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

of purity and hard work. In this respect, the Pentecostal message of spiritual and

economic empowerment implies the transition from a state of disorder to

righteousness.

17 The promise of economic success combines born-again theology with notions borrowed

from the manuals on management, consultancy, self-development and psychology.

Consequently, Pentecostal churches and business fellowships offer training

opportunities on entrepreneurial and managerial skills for their members. This

training addresses both business basics (accountancy, management, marketing,

leadership...) and moral and spiritual topics (business ethics, social responsibility, Bible

study...). In addition, the fellowships promote networking among church members, to

uphold existing business and inspire the establishment of new ones, such as micro-

finance institutions, banks, joint ventures... As explained by Pastor Johannes “Johnny”

Girma, leader of the Exodus Apostolic Reformation Church,

The Church has to teach to work diligently. It has to teach entrepreneurship, inorder to provide material means for transformation. God is a provider who cares foryou, otherwise poverty affects also your spiritual transformation. Our God is a Godof creativity, of development. An entrepreneur. We bring together capitals andvision, and they work together3.

18 By encouraging upward mobility and adopting the register of leadership, excellence

and the fight against corruption, Pentecostals endorse the neoliberal narrative, echoing

and legitimising the official Government’s discourse on the transformation of the

country into a mature middle-income market economy. In focusing on individual

transformation, Pentecostals do not seem concerned with structural changes within

the political or economic systems. Moreover, their vocal attitude condemning the

corruption of the current economic system and calling for good governance is balanced

by the adoption of a patriotic message, announcing “an era of glory Ethiopia4” and

echoing EPRDF official discourse on growth and transformation. As explained by Fitsum

Negussie, Development Director at SACRED International Ministry,

Our objective is to offer a positive outlook on the current transformation that thecountry is experiencing. We encourage in particular the youth to participate ingovernment efforts to transform the country, like those promoted in the Growthand Transformation Plan. We empowered the youth with leadership and excellency,reflecting the image of Christ in their life, in order to offer a positive contributionto their nation5.

19 However, despite a vocal discourse on the need to strengthen Christian values in the

economy and apart from a few local success stories, the development of a flourishing

Pentecostal business community at national level has not yet materialised. First of all,

these efforts have suffered the effects of the internal fragmentation within the

Pentecostal movement, which makes it hard to coordinate the work of Churches and

para-churches organisations or to establish a unitary businessmen fellowship.

20 Moreover, these shortcomings are attributed to an attitude of suspicion within the

movement towards the involvement in the business sector, or to a lack of appreciation

of its importance, as well as to the difficulties of honestly competing in a market where

other players – including Christian themselves – recur to fraudulent practices. As

acknowledged by Pastor David of the City of Refugee Church,

Pentecostalism is a relationship with God rather than a religion. Everybody that hasa direct relationship with Jesus is a productive person, a good citizen, and a hardworker with a caring attitude towards the family and the nation. God is a God ofprosperity who works hard. Therefore also in Ethiopia Pentes can help in

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Page 61: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

transforming the country: we need a productive and educated society. But I do notsee a contribution by Christians as much as I would like. Why? Some people are nottotally committed. As Christian we should have integrity, but because of our culturepeople do not always respond to their word. There is lack of integrity, due to theprevalence of traditional culture. There is a lack of attitude to renew our mindaccording to the word of God. Christians are still going for shortcuts in business.Sometimes is very difficult to be honest, when everybody around is corrupted. Youneed deep spiritual change6.

21 Finally, Pentecostal business endeavours have to deal with the contradictory approach

of the EPRDF to both religious and economic liberalisation. On the one hand, the

government institutionally authorises spaces for religious and economic freedom. On

the other hand, the EPRDF aims at controlling such spaces, perceiving both religious

actors and private economic entrepreneurs as potential competitors in terms of

popular legitimacy and support. In doing this, the EPRDF does not seem to fully grasp –

and consequently does not accommodate – the quest for freedom and autonomy

engendered among the population by its own policies of economic and religious

liberalisation. Thus, in the name of the secular state, it constantly tries to keep religion

separated from economic and development issues, minimising and controlling the

spaces for religious actors to intervene in public affairs. At the same time, in the name

of the developmental state, the EPRDF retains a prominent presence in key economic

sectors by controlling the public enterprises and the private companies owned by the

party affiliated foundations such as EFFORT. These policies leave only a marginal role

to play for independent business networks, and discourage them from marking their

activity as explicitly religious. As explained by Mekonnen, chairman of the Christian

Centre Church Mission Businessmen Fellowship,

In the Ethiopian context, officially displaying your religious affiliation when doingbusiness might not be a wise economic strategy. Our vision is to play asbusinessmen and professional an important role in the growth and transformationof the country, as stated in the government plan, the GTP. However, thegovernment does not perceive the private sector as its main development partnerand does not encourage it. Therefore it is difficult to measure the practicalcontribution by Pentecostals to the economy.7

22 Indeed, within the Addis Ababa business circles there are several entrepreneurs,

owning malls, hotels, private schools or companies, whose Pentecostal background is

widely known. However they do not publicly display their faith and their networks.

Those who are the most vocal and active in affirming themselves as Christian

businessmen appears to be also the ones that find themselves in the position of

outsiders, both inside the Pentecostal movement and in the broader national political

economy. An example of this situation is the Unic 7000 Church in Addis Ababa and its

Absolute Value Fellowship.

The Unic 7000 Church: advancing governmentalprayer and spiritual warfare in Ethiopia

23 The Unic 7000 Church is an independent Christian neo-charismatic church founded in

2001 by Pastor Abby Emishaw. It has around 1200 registered members, those regularly

participating in Church activities. But the effective number of people attending varies

considerably given the high spiritual nomadism among believers within the Ethiopian

Pentecostal movement. The Church mainly caters to Addis Ababa’s upper and middle

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 62: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

class: among its members are lawyers, professionals, businessmen, Ethiopians working

in foreign embassies or international NGOs, and a few politicians. Believers belong to

different ethnic groups, and ethnicity does not seems to emerge as an identifying or

divisive factor within the Church, as acknowledged by Pastor Abby:

We believe in the teaching that we are one in Christ. Ethnicity is not a Biblicalnotion. The Bible says “there is no Greek, there is no Roman, there is no Jewish, butwe are all one in Christ.” We teach these things and we are cautious in notemphasising ethnic divides8.

24 The Church main premises are located at the beginning of the Wollo Sefer Road, in

proximity of the commercial and residential area of Bole Road. It also has branches in

the towns of Gondar, Ambo, Hosaina and Debre Zeyt. In recent years, the Church has

also opened branches abroad, in Minnesota, Denver, Washington DC, Los Angeles and

Rome. While catering almost exclusively to Ethiopian nationals, the Unic 700 Church

holds regular services in English on Wednesday afternoon, and occasionally on Sunday.

25 The Unic 7000 Church belongs to the group of independent and neo-charismatic

churches that within the Ethiopian Pentecostal movement calls for a more visible and

prominent presence by Christians in public spaces and public affairs. In terms of

membership these churches are still a minority compared to the mainline churches

such as the Lutheran Mekane Yesus (EECMY) or the (largely) Baptist Kale Heywet.

However, in the last years these endeavours have proven rewarding: by virtue of their

vocal attitude, their financial means, their organisational capacities and the charisma

of their leaders, these “new” churches have attracted followers and gained influence.

For instance the Unic 7000 Church initially grew outside the main institutional body

encompassing Evangelical and Pentecostal Churches, the Evangelical Churches

Fellowship of Ethiopia (ECFE). Pastor Abby founded and lead a parallel fellowship, the

Pastors Fellowship of Ethiopia. The recent admission of the Unic 7000 Church to the

ECFE and Pastor Abby’s appointment to its board have been hailed by Unic 7000

believers as a confirmation of the Pastor’s charismatic influence and of the Church’s

leading role in advancing Pentecostal public presence by dint of crusades, evangelism

conferences, or mass-prayers at Addis Ababa national stadium. Through these

activities, the Unic 7000 Church – together with other neo-charismatic independent

churches – introduces to Ethiopia notions and practices borrowed from North

American or Nigeria Pentecostalism, such as spiritual warfare and governmental prayer

(Marshall, 2009).

26 For the Unic 7000 Church, governmental prayer is prayer that engages with the nation

and its spiritual direction as a whole. In order to address “the totality of holiness”, the

church is organised into groups and fellowships that deal with different aspects of

spiritual and social life. The spiritual ministries are in charge of worship services; they

include the “Global Worship Ministry” formed by professional musicians “to reform the

worship style through modern music and also to counter the abuse of this art,9 ” the

governmental prayer groups, and the discipleship groups. The Evangelism department

is responsible for the organisation of crusades, conferences and public prayers. It runs

also the youth church on Saturday afternoon, a training program for 1 to 1 evangelism

and a 3 times per week TV programme broadcasted from a London-based satellite

channel (Tuesday and Saturday in Amharic, and Wednesday in English).

27 In addition to these activities there are several fellowships targeting specific groups

and developing the practical skills of believers “to advance the Kingdom of God in all

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 63: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

the sectors of the society”: a fellowship on gender identity and roles; a community

action fellowship offering social services such us free medical treatment through the

voluntary work of the Church’s professional (medical doctors, nurses...); a fellowship

targeting the business community, the Absolute Value Fellowship (described below);

the EQUIP (Ethiopia Quickens Under Inspired Professionals) JoDan (Joseph and Daniel)

Fellowship “organising the Church’s emerging and established professionals, working

for example in universities or private firms, to become agents of national

transformation by excelling in their profession and acquiring influent leadership

position10”.

28 In line with the governmental prayers paradigm, through these structures the Church

promotes the active involvement of pastors and believers in public affairs in order to

transform spiritually and materially the country according to God’s will, as explained

by Pastor Abby:

We pray for our nation, to redress current situations where our nation is affectedby evil forces. According to the Scriptures, we believe that the reality of the presentis not just the product of historical conditions, but it has also a deep relationshipwith the spiritual realm. That is why we engage ourselves in spiritual warfare: webelieve that there are spiritual agents of evil and Satan, principles and powers. Weengage through governmental prayers those evil forces that influence theinstitutions, the systems and the leaders of the nation. We have really seen a greatchange through our prayer efforts. Many things have happened. For instanceduring the 2005 elections the situation was very volatile. We fasted and prayedthrough governmental prayers, because the country was divided in half and theintent of the enemy was to steer us toward civil war. People were predicting ethnictensions and politicians telling that the next Rwanda was going to happen. So weprayed and we saw God changing things. It was a miracle to avoid such chaos11.

29 The Church’s commitment in public affairs also includes direct collaboration with

government institutions such as the Anti-Corruption commission or the Ombudsman

on “ethical issues” related to leadership, good governance and corruption. On these

sensitive issues – significantly, out of bounds for “international” NGOs12 – the Church

also offers training for political leaders, particularly in the Southern regions where

Pentecostalism is the predominant religion, but also in other areas.

30 The adoption of a technical and moral register of good governance and the fight

against corruption might indicate an accommodating attitude toward the government

and give the impression that Pentecostals endorse and legitimise its agenda. However,

the epistemological challenges to the secular state and its analytical categories posed

by governmental prayer (Marshall, 2009) do not seem to be fully grasped by the

Ethiopian government itself. As admitted by Pastor Abby,

When we initially presented our annual work plan to the Government authorities,they told us: “What is this governmental prayer? Do you pray for the government?”We explained them but they told us to change the name into “spiritual warfare.” Sowe just changed the name of our project. We have not experienced other questionsby the government on this issue. The establishment is not bothered by us, becausethey do not think we are powerful, just fanatics13.

31 The next section analyses how the principles of spiritual warfare and governmental

prayer are applied in the economic sector by the Unic 7000 Church’s business

fellowship.

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 64: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

The Absolute Value Fellowship: spiritual warfare underthe developmental state

32 The Absolute Value Fellowship is a Christian businessmen group created in 2004 by a

group of young people belonging to the Unic 7000 Church. As explained by Tesfaye, one

of the Fellowship founders and its current coordinator,

The Fellowship’ name refers to a mathematical formula that makes negativenumbers become positive. It means that there are no relative values and thateverything that passes through is positive. We are showing the positive aspects oflife. Everything has a value. And the ultimate value is the blood of Jesus Christ: thisis the absolute value that God gave us14.

33 Initially, the founders tried to register the Fellowship officially as an NGO. However,

after several years the registration process is not completed yet, because, as Tesfaye

admitted: “The word Christian linked with business has posed difficulties for the public

authorities. Therefore up to now the Fellowship remains as a department within the

main church15.”

34 The Fellowship has around 150 members, involved at different degrees in the activities.

Only a minority of the members, around 30, are full-fledged entrepreneurs, mainly

involved in small business in the retail sector. The others are employees or

professionals (architects, lawyers...). Most have joined the fellowship to pursue their

vision of starting their own business in the near future. By virtue of its membership

and of the scope of its initiatives the Absolute Value Fellowship seems one of the most

structured business fellowships within the Ethiopian Pentecostal movement.

35 The Fellowship activities fall within the broader Unic 7000 Church mission of “claiming

the nation to God by transforming the society in all its sectors and aspects”.

Specifically, the vision of the fellowship stems from the principles of governmental

prayer and spiritual warfare applied to the realm of economy. Emphasis on the

performative power of prayers and on a miracle-based approach to wealth, constitutive

of the governmental prayer and the spiritual warfare, is combined with reference to

the need for an ethic based on hard work, honesty, competence and excellence. In my

first encounter with the Absolute Value Fellowship, in May 2010, its members described

their strategy in terms of individual empowerment and direct engagement in business,

in order to be role models inside the Church and become more influential within the

broader society. Initially, the fellowship had three main projects: a school for business

and entrepreneurship, a financial investment, and a real estate project.

36 The idea behind the business school was the need to promote a new mentality and to

offer the skills to compete in the market, both in spiritual and material terms, in order

to drive both the individual and the economic system from moral and economic

corruption towards righteousness and success. In the words of the fellowship’s

coordinator,

“God wants everybody to be prosperous”. But here in Ethiopia we need totransform the Christian attitude towards wealth: before Christians used to considerwealth as a sin, so they refrained from getting involved in business. Today there aremore such ventures, because the mentality of people has changed as a consequenceof so many teaching on prosperity and success (ibid.).

37 The three-month training program offered by the Absolute Value Fellowship addresses

three main domains. First, there are sessions addressing the pure technical

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entrepreneurial skills (management, marketing, accounting, how to draft a business

plan...); second, there are sessions dealing with what is called “the motivational

empowerment,” looking at issues such as leadership, networking, corporate social

responsibility, and personal character for entrepreneurship; third, there is the

“spiritual package,” whose topics include “The kingdom of God and business world”,

“The foundation of economy in the Scriptures”, “The master of money” and “The fight

against the sin behind corruption.” Moreover, the school itself represents a profit

initiative, since the trainees pay for their courses.

38 The second project entailed a bank investment. The Fellowship organised a group of

investors, the “G100”, and collected money to buy shares of the Wegagen Bank, a

private bank in Addis Ababa. The idea was to use the dividends to fund the Church

activities, and in particular its social projects, such as the church’s medical missions for

the poor.

39 The third project was a real estate business. The Absolute Value Fellowship coordinated

a venture between different companies of Christian businessmen, the Ararat Estate

Company, and secured a plot of land in the area of Sebeta, in the outskirts of Addis

Ababa, with the goal of building a residential complex. Members of the Unic 7000

Church and of other Pentecostal churches, including the Ethiopian diaspora, were

invited to invest money and buy houses in the complex. As explained by one of the

founder of the estate company,

The most important aspect is that we are building not only houses, but an apostoliccommunity, trying to depict the Christian values at community level; that’s why theselection of buyers is done by the Church. The idea is not to build a close circle, butrather a community giving an example. In the second stage, once the company isstrong, we aim to give affordable houses to the masses16.

40 A year later, in 2011, the only activity that was effectively running was the business

school. The other two projects had been deeply affected by changes in national policies

and regulations governing credit and land issues. In the previous months, the

government issued a new regulation on private banks, imposing restrictive conditions

on loans – banks were obliged to buy State bonds for an equivalent to the 20% of the

loan’s amount – that hampered access to credit and limited the private banks’ profits.

Thus the G100 investors had to rethink and downsize their plans, as one of them

admitted:

The idea behind the G100 was not to get access to loans, but to buy shares of thebank for profit. But there is a very tough legislation against the private banks,therefore it is no longer a safe investment. And we cannot take a risk with themoney of the Church17.

41 The difficulties in access to credit affected the real estate project too. Ararat Estate

could not cope with the fierce competition and speculation in the Addis Ababa urban

land market. In Ethiopia, the government retains ownership over land and allocates it

to private citizens through lease agreements. In urban contexts, the government fixes

and periodically reviews in the master plan the kinds of buildings and investments

required in specific areas and plots. The leasers unable to comply with the

requirements might have their land confiscated, with compensation or reallocation in a

less valuable plot. In the last years, this policy has led to the concentration of Addis

Ababa’s best land in the hands of the few investors with the right connections, enabling

the mobilisation of capital required by the government’s plans for urban land

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Page 66: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

enhancement. Thus in 2012 the real estate project was still blocked, with the Absolute

Value coordinator admitting that

Land leasing in urban areas has become very expensive. The entrance barrier isgetting higher. Therefore also our real estate project might take a little longer thatwe initially foresaw. So far we are not progressing because doing business inEthiopia is a big challenge. You cannot be sure of your long-term plans because ofunpredictable laws. This does not allow you to think strategically. Enacting the lawwithout consulting and without proper representation: this is the developmentalstate approach! You cannot predict the law unless you are an insider, and youcannot prosper unless you are linked to the Party. The idea of the developmentalstate is to fill the gap that the private sector cannot fill. But by doing it like thisthey are thwarting the private sector. They control all the capital and take all theprojects18.

42 The dominance of the economy by state and party affiliated enterprises, and the

perception of an government antagonism towards the private sector, frustrated and

reshaped the Absolute Value Fellowship’s plans and ambitions to contribute to and

partake in the country’s economic transformation. In May 2014, the Fellowship

coordinator informed me about the decision of putting on hold all the projects except

for the business school19.

43 While in mere economic and material terms the Absolute Value Fellowship endeavours

might be considered as a failure, they acquire a different perspective when interpreted

according to the spiritual rationale of governmental prayer. In Pentecostalism people

might also find a response to navigate the uncertainty of politics and economy in

contemporary Ethiopia. Thus, in spite of the shortcomings of its business endeavours,

the Absolute Value Fellowship still promotes a positive outlook at the current process

of economic transformation and an acquiescent stand towards its master, the Ethiopian

government. As acknowledged by the Fellowship coordinator,

In Ethiopia there is an undeniable economic growth and we are happy with that,even if as Pentecostals so far we are not contributing that much. But we arecontributing as individuals. Pentecostals are rising and if some space will beallowed, in the near future they will be a very good resource for the nation. InEthiopia the private sector is very young, it lacks spirit of entrepreneurship andcreativity and it is still dominated by corruption. People work according to the oldmentality. They are afraid of risk; they are rent seekers. Pentecostalism on thecontrary is a young movement that can provide business people with the rightvalues to succeed. You know the famous theory about the ethic of Protestantismand the spirit of capitalism. The country needs a new generation of businessmen.We are praying for this. Governmental prayer is a prayer to change the system,including the economy. But the effects might be seen in one or two generations. Itis not in our hands, but in the hands of God. We know and believe that our effortsand prayers would decide the destiny of the nation, more than those sitting in thegovernment. We believe that God has chosen Ethiopia and through His help andwork we can contribute to craft a glorious destiny for our country and the entireWorld (ibid.).

44 These words powerfully recap the ambivalent relation between Pentecostalism and

economic transformation from the perspective of “new” churches catering to Addis

Ababa’s upper and middle classes. On the one hand Pentecostalism nurtures a strong

“culture of expectation” and desire to partake in the economic development of the

country, echoing and adopting the EPRDF official discourse (as for instance evident in

Tesfaye’s use of the EPRDF archetypal description of private entrepreneurs in terms of

“rent seekers”). On the other side, Pentecostalism accommodates the frustration of

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religious and economic outsiders, failing to gain sufficient leeway spaces and material

opportunities to meet their expectations. The spiritual and material response to this

state of insecurity offered by Pentecostals discloses a logic that is not reducible to the

political economy of the developmental state and that inherently challenges the

epistemological premises of the secular state.

45 While the analyses on Pentecostalism and neoliberalism mainly focus on “success

stories,” where the ethos promoted by the former allow prospering in the latter, the

case here presented suggests the need to nuance and situate the relations between

Pentecostalism and economic transformation. Similar studies of Pentecostals as

religious, economic, and political outsiders in other African countries – for instance in

Cameroun (Sunder 2013) – remind us that the Ethiopian case is not unique. It is one of

many situations where the Pentecostal break with the past does not easily translate

into resource accumulation and upward mobility, and it highlights the need for a more

critical reassessment of the elective affinity between Pentecostalism and neoliberalism,

one that acknowledges the contradictions and shortcomings of this relation.

46 The Ethiopian case is exemplary of how Pentecostals navigate these contradictions. On

the one hand, there seems to be indeed an elective affinity between the Pentecostal

ethos and the process of economic transformation promoted by the Ethiopian

government through a strategy matching the developmental state with neoliberal

policies. The official Government narrative and the material opportunities created by

economic transformation encourage a culture of expectation among the population in

regard to improved living conditions and economic success. The Pentecostal break with

the past resonates with these aspirations, providing them spiritual legitimacy. In a

country characterized by a relatively limited experience of market economy,

Pentecostalism promotes a shift in values and subjectivities that facilitates the

adoption of new behaviours oriented towards entrepreneurship, risk attitude and

economic transformation. By matching the adherence to a rigid doctrine and practice

of the self with the offer of professional business training, Pentecostal churches allow

their members to acquire and enforce a discipline conducive to entrepreneurship. This

elective affinity is reinforced by the Pentecostal message on transformation and

redemption of the nation. The patriotic vision displayed by Pentecostal leaders and

businessmen to work towards a prosperous Ethiopia echoes and contributes to

legitimate EPRDF official discourse on economic growth and transformation. Both these

narratives convey that “time has come for Ethiopia”.

47 On the other hand, however, the current economic transformation in Ethiopia does not

appear as the result of the “unintended consequences” of the elective affinity between

the Pentecostal spirit and the ethos of neoliberalism. Rather it is the result of an

explicit strategy of the government to pursue a vast programme of public investments

in the name of the developmental state. In contemporary Ethiopia, religious

liberalisation has not been matched with a political and economic liberalisation that

allows religious entrepreneurs new agency as the state retreats. On the contrary, the

neoliberal turn in contemporary EPRDF economic strategy implies a reconfiguration of

the state intervention in the economy. The Ethiopian government remains a major

player in key economic sectors. In this environment, the radical change promoted by

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Page 68: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Pentecostals does not automatically or easily translate into upward mobility. This

seems particularly true for the “new” Pentecostal groups such as the Unic 7000 Church

and its Absolute Value Fellowship, that negotiate their place as outsiders both within

the Pentecostal movement and in the broader national public sphere. These groups are

animated by a strong desire of upward mobility and success. They are equipped with

the theological notions and practical knowledge to prosper in a neoliberal economy.

However, they ultimately lack access to the material opportunities offered by the right

political and economic networks. Thus, the Pentecostal business fellowships that are

mushrooming in contemporary Ethiopia so far do not represent a challenge to the

political and economic establishment. Rather they offer to outsider entrepreneurs

limited opportunities to prosper in the niches of free market bestowed by the

developmental state.

48 The tension between Pentecostals’ elective affinity with neoliberal economic

transformation and the challenges they encounter in prospering under the Ethiopian

developmental state is symptomatic of a broader contradiction in the EPRDF approach

to economic liberalisation. While officially introducing elements of religious and

economic liberalisation, the EPRDF seeks to retain full control of these processes, in

order to avoid the emergence of potential political competitors. Thus it fails to fully

understand and accommodate the aspirations in terms of freedom and autonomy

engendered among the population by these processes of liberalisation, ultimately

jeopardising their political legitimacy.

49 Such risks are evident for instance in the way Pentecostals navigate the uncertainties

and frustration in their economic endeavours. They tend to attribute their lack of

success to the corruption that still reigns in the political and economic realms. The

break with the past preached by Pentecostals as necessary to redeem this corrupted

system entails a message that links economic success to individual transformation and

spiritual forces. This vision implies a deep epistemological challenge to the separation

between the secular and the spiritual, between economy and religion, which lies at the

foundation of the Ethiopian secular and developmental state. Thus Pentecostal

businesses endeavours should not be reduced to and assessed through the political and

economic logic of this world, but rather according to its own spiritual rationale. While

the EPRDF has set a temporal horizon of twenty years for the Ethiopian developmental

state to achieve its mission of economic transformation, Pentecostals have a longer

perspective to redeem the nation, that of God’s eternity. In these respects, while the

Ethiopian government and Pentecostals seem to agree that “the time has come for

Ethiopia”, for Pentecostal businesses the times might not have come yet20.

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NOTES

1. While highly symbolic at the level of religious imaginary, Hailemariam coming to power is

mainly the results of political logics and internal dynamics within the ruling coalition (Fantini,

2013).

2. Interview, Addis Ababa, 6 November 2012. The real names of most of the informants have been

changed or omitted to protect their privacy.

3. Interview, Addis Ababa, 23 March 2011.

4. This was the title of the first Evangelical Churches and Para Churches fair, held in November

2012. The same expression is also the title of a popular book that collects the prophecies of pastor

Belina Sarka, anticipating by ten years the economic and infrastructures transformations

currently undergoing in the country.

5. Interview, Addis Ababa, 8 November 2012.

6. Interview, Addis Ababa, 3 May 2012.

7. Interview, Addis Ababa, 27 April 2012.

8. Interview, Addis Ababa, 17 March 2011.

9. Unic 7000 Global Worship Ministry member, interview, Addis Ababa, 7 November 2012.

10. All the quotes of the paragraph are taken from interviews with EQUIP JoDan Fellowship

members, Addis Ababa, 7 November 2012.

11. Interview, Addis Ababa, 17 March 2011.

12. In Ethiopia NGOs receiving more than 10% of their budget from foreign sources are registered

as “international” and are not allowed to work in sensitive political sectors, such as human

rights, advocacy, conflicts resolution.

13. Interview, Addis Ababa, 17 March 2011.

14. Interview, Addis Ababa, 24 May 2010.

15. Interview, Addis Ababa, 10 March 2011.

16. Interview, Addis Ababa, 23 May 2010.

17. Interview, Addis Ababa, 30 March 2011.

18. Interview, Addis Ababa, 6 November 2012.

19. Interview, Addis Ababa, 21 May 2014.

20. Article filed in July, 2015. I would like to acknowledge Jörg Haustein, Catherine Dom and Éloi

Ficquet for their insightful comments to the first draft of this manuscript.

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Page 71: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

ABSTRACTS

The expansion of Pentecostalism and the process of economic growth in contemporary Ethiopia

suggest revisiting the supposed “elective affinity” that Pentecostalism shares with neoliberal

globalisation and the “spirit of development.” While the expansion of Pentecostalism in Africa

has been traditionally associated with neoliberalism and a state losing ground, in Ethiopia

Pentecostals are prospering in a context marked by the presence of a state that is strongly

developmental. Pentecostals hold a controversial relationship with the strategy of this

developmental state and their holistic approach challenges the government secular policy.

L’expansion du pentecôtisme et le processus de croissance économique dans l’Éthiopie

contemporaine suggèrent de revisiter “l’affinité élective” que le pentecôtisme partagerait avec la

mondialisation néolibérale et “l’esprit du développement”. Tandis que l’expansion du

pentecôtisme en Afrique a été traditionnellement associée au néoliberalisme et au retrait de

l’État, en Éthiopie les pentecôtistes prospèrent dans un contexte marqué par la présence d’un

État qui favorise fortement le développement. Les pentecôtistes entretiennent une relation

controversée avec la stratégie de cet État développementaliste et leur approche holistique défie

la politique laïque du gouvernement.

La expansión del pentecostalismo y el proceso de crecimiento económico en la Etiopía

contemporánea sugieren volver sobre la “afinidad electiva” que el pentecostalismo compartiría

con la mundialización neoliberal y el “espíritu del desarrollo”. Mientras que la expansión del

pentecostalismo en África ha sido tradicionalmente asociada al neoliberalismo y a la retracción

del Estado, en Etiopía los pentecostales prosperan en un contexto marcado por la presencia de un

Estado que favorece fuertemente el desarrollo. Los pentecostales sostienen una relación

controvertida con la estrategia de este Estado desarrollista; el abordaje holístico de los

pentecostales desafía la política laica del gobierno.

INDEX

Palabras claves: Etiopía, pentecostalismo, Estado desarrollista, crecimiento económico,

abordaje holístico

Keywords: Ethiopia, Pentecostalism, developmental state, economic growth, holistic approach

Mots-clés: Éthiopie, pentecôtisme, État développementaliste, croissance économique, approche

holistique

AUTHOR

EMANUELE FANTINI

Institute for Water Education (UNESCO-IHE), Delft, The Netherlands, [email protected]

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Page 72: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Pentecôtismes et esprit d’entrepriseen HaïtiPentecostalisms and entrepreneurial spirit in Haiti

Pentecostalismos y espíritu de empresa en Haití

Nathalie Luca

NOTE DE L'AUTEUR

Je remercie très chaleureusement mes trois collègues, ainsi que l’Université d’État

d’Haïti d’avoir rendu cette étude possible. Grâce à eux, j’ai découvert un pays

terriblement attachant où je n’imaginais pas aller et où je n’imagine pas ne plus

retourner. Je remercie également les pasteurs qui m’ont accueillie dans leurs églises et

l’ensemble des Haïtiens qui ont bien voulu se confier à moi.

1 En 2007, je commençais une étude sur l’essor international d’entreprises de vente

directe dont les réseaux de vendeurs s’appuyaient, pour se développer, sur des réseaux

de fidèles d’Églises néo-pentecôtistes. Produits à vendre dans une main, Bible dans

l’autre, ceux-ci menaient de pair une activité professionnelle et prosélyte. Je comparais

leur réception dans deux contextes nationaux très différents : la France et la Corée du

Sud, quand mon collègue L. Hurbon, anthropologue spécialiste d’Haïti, m’apprit que

l’une de ces entreprises, AMWAY (American Way) avait connu une envolée de courte

durée à Port-au-Prince et m’invita à séjourner chez lui pour en comprendre l’échec. Je

fis ainsi deux premiers séjours à Port-au-Prince, en 2007 et en 2009, durant lesquels je

visitais plusieurs églises pentecôtistes et constatais leur animosité envers AMWAY : la

réussite économique y était très clairement dévalorisée. J’y retournais en 2014, suite à

l’invitation des professeurs L. A. Clorméus et J. P. Byron de la faculté d’ethnologie de

l’Université d’État d’Haïti. J’observais alors une sensible évolution des discours et des

pratiques pentecôtistes. Certains pasteurs encourageaient les fidèles à s’engager dans le

devenir social et économique de leur pays. Le séisme meurtrier de 2010 semblait

modifier leur rapport au monde. Cet article repose donc sur des observations de terrain

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Page 73: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

et une série d’entretiens menées en Haïti, avant et après le séisme, pré et post

apocalypse, qui démontrent la remarquable plasticité des Églises néo-pentecôtistes,

capables de changer de discours, de postures et d’attitudes vis-à-vis de l’Occident (et

des États-Unis en particulier), mais aussi vis-à-vis du vaudou et de la relation à

construire avec l’ensemble des Haïtiens.

2 Ce que j’ai aperçu de ce pays durant ces trois séjours est certes limité, mais la mise en

perspective avec mes terrains antérieurs, et en particulier avec la Corée du Sud, cette

grande puissance internationale sortie en un temps record du sous-développement,

m’apporte un éclairage particulier de la situation économico-religieuse haïtienne. Il est

complété par la comparaison qui s’impose avec d’autres études de cas de ce volume, et

en particulier avec celle sur l’Éthiopie présentée par E. Fantini. Comme la Corée du Sud,

l’Éthiopie est un pays à État fort, également capable d’impulser l’une des croissances

économiques les plus importantes de la région. Dans les deux cas, cela a été profitable

au pentecôtisme qui s’est développé en diffusant un message spirituel particulièrement

favorable à l’esprit d’entreprise, même si cela ne se traduit pas par le même type de

relations avec l’État. En Corée du Sud, les Églises ont soutenu la politique du

gouvernement qui en échange, leur a laissé une place importante dans l’espace public.

En Éthiopie, le gouvernement y est tout à fait hostile, tant il redoute leur politisation.

Tout au contraire, Haïti se distingue par sa quasi-absence d’État et son incapacité à

sortir d’une situation de pauvreté qui ne cesse d’empirer depuis plus d’un demi-siècle

et fait d’Haïti l’un des pays les plus pauvres du monde. Ainsi A. Corten écrivait déjà en

2001 :

Haïti ne correspond pas – au moins aujourd’hui – à une situation de dominationtotalitaire mais la désolation y produit des effets analogues. La désolation commedestruction de la vie privée et comme privation d’une expérience sensiblecommunautaire est en fait un récit où il n’y a aucune quête d’un objet de valeurpossible. Elle raconte une histoire où aucun « faire » n’est possible. Il y a une voixqui parle, mais c’est la voix de la fatalité (A. Corten : 2001, 41-42).

3 Cette double absence de richesse et d’État rejaillit sur le type de pentecôtisme qui se

répand en Haïti, d’un côté, particulièrement attentiste et tourné vers la fin du monde,

de l’autre, faisant fonction d’État au niveau local. Sans autorité surplombante, les

Haïtiens peinent à trouver un moteur susceptible de les mobiliser et de les faire

avancer. Il leur manque un désir, un rêve, un projet collectif. Bien que très peu utilisée

en sciences sociales, la notion de désir est convoquée ici, de façon expérimentale, pour

tenter d’éclairer les différents types de pentecôtismes observés sur le terrain avant et

après le séisme de 2010 et d’approcher la façon dont le néolibéralisme pénètre en Haïti.

La forme idéale de développement du néolibéralisme voudrait que l’État soit soumis à

l’économie : qu’il y ait formation « d’un État sous surveillance de marché plutôt qu’un

marché sous surveillance de l’État » (M. Foucault, 2004 : 120). Ainsi, lorsque l’on connaît

le lien entre néo-pentecôtisme et néolibéralisme (également rappelé par E. Fantini) on

peut se demander quelles sont les conséquences de la montée du néo-pentecôtisme en

Haïti où l’État est déjà si faible. Comment résiste-t-il ? Comment, dans sa relative

impuissance, gère-t-il le désir de reprendre son destin en main que ce courant religieux

stimule chez les fidèles en même temps qu’il suscite un élan entrepreneurial autrement

absent ? Ce faisant, le néo-pentecôtisme participe à la formation de l’homo-oeconomicus

néolibéral, qui n’est autre, selon Foucault qu’un « entrepreneur de lui-même » dans le

sens où il est « à lui-même son propre capital [et] pour lui-même son propre

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producteur. [...] Il produit tout simplement sa propre satisfaction » (M. Foucault, 2004 :

232).

4 Dans son ouvrage Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza (2010), F. Lordon reprend

le concept de conatus de Spinoza pour expliquer comment l’adoption par leurs

employés du « désir-maître » des chefs d’entreprise dans les sociétés occidentales

ultralibérales réduit ces employés à un état de servitude dont ils demeurent

inconscients tant qu’ils parviennent à croire que ce désir est le leur. Selon Spinoza, le

conatus, c’est « la force d’exister » (F. Lordon, 2010 : 17), « l’élan » (32), « l’énergie

fondamentale qui habite les corps et les met en mouvement » (17), une énergie tirée du

besoin primordial de tout individu de désirer. Cependant le désir se construit. Il se

forge à partir de la relation que l’individu, le groupe ou la société développe avec

l’autre si bien que ce sentiment entretient, paradoxalement, un rapport d’altérité avec

celui qui le porte. La mise en mouvement de l’individu, du groupe ou de la société

dépend de la capacité de chacun de s’approprier un désir nécessairement né du rapport

à un autre. C’est ce que R. Girard appelle « le désir mimétique », en ce qu’il implique

toujours un tiers. En Haïti, le tiers, c’est l’Occidental, et le rapport avec cet autre est à la

fois de résistance, d’admiration méfiante et d’adaptation. La culture de résistance est le

propre du vaudou, religion des pauvres par l’intermédiaire de laquelle « [ils] créent un

espace autre, qui coexiste avec celui d’une expérience sans illusion [...] Ils déjouent la

fatalité de l’ordre établi [...]. [Ils] contest[ent] aux hiérarchies du pouvoir et du savoir

leur “raison” [...] [Ils] s’oppos[ent] à l’assimilation » (M. de Certeau, 1990 : 34-35). Les

anthropologues qui s’intéressent au rôle du vaudou dans la société haïtienne pointent

tous, à la manière de Karen E. Richman, sa fonction de résistance au système capitaliste

de production (K. E. Richman, 2005). Cette résistance se retrouve dans les Églises

pentecôtistes pré-millénaristes qui attendent la Fin dans l’espoir qu’elle leur apporte

une revanche sur le monde capitaliste et matérialiste, en même temps qu’ils accusent

les pratiquants du vaudou d’être les responsables diaboliques de la déchéance d’Haïti.

L’admiration méfiante est du côté des élites catholiques qui veulent à la fois imiter

l’Occidental, être reconnues par lui et s’en démarquer, ce qu’elles font notamment en

gardant leur distance avec le néolibéralisme américain. Enfin, l’adaptation est la

position des néo-pentecôtistes dont les églises se développent depuis le séisme de 2010

et dont les fidèles sont considérés comme des « traîtres à la nation », tant par les

pratiquants du vaudou que par les pentecôtistes, parce qu’ils leur apparaissent comme

parfaitement alignés sur le « désir-maître » des Occidentaux. Désir de résistance, désir

de reconnaissance, désir de réussite économique se construisent en tension, divisent les

citoyens et rendent particulièrement difficile le tracé des frontières symboliques de

l’« haïtianité ». Si cette expression est particulièrement revendiquée par les pratiquants

du vaudou qui l’associent à l’esprit de résistance intrinsèque à leur culture, les néo-

pentecôtistes, quant à eux, militent pour la naissance d’une « nouvelle Haïti » dans

laquelle le vaudou cèderait sa place aux valeurs libérales américaines. Après le séisme,

une position plus conciliante semble se dessiner et avec elle apparaît une figure

originale, haïtienne, de pasteur-entrepreneur.

Un désir de liberté trop vite contraint

5 Haïti fut la première République noire. L’île fut découverte par Christophe Colomb en

1492, sa partie occidentale cédée à la France en 1697. Sa population autochtone,

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rapidement décimée, fut remplacée par des esclaves noirs importés d’Afrique dès le XVIe

siècle et obligés de vivre sur cette terre étrangère qu’ils firent progressivement leur.

C’est ainsi qu’à l’aube du XIXe siècle, dans un mouvement de révolte impulsé par un

impétueux désir de liberté dont les Français avaient mésestimé la puissance, les

esclaves africains, les noirs affranchis et leurs descendants gagnent leur indépendance

et forment le peuple haïtien. On est en 1804. La jeune République fut aussitôt encadrée

par les « élites intellectuelle et économique », élites urbaines issues « d’anciens

affranchis et de chefs militaires ayant participé à la guerre d’Indépendance » (L. A.

Clorméus, 2012 : 59). Elles prirent le pouvoir sur une population rurale aux attentes non

unifiées, peu instruite, mais investie d’une « haïtianité » toute neuve, dont les contours,

s’ils restaient à préciser, étaient déjà marqués par un esprit de résistance face à

l’Occident, esprit qui prenait corps dans le vaudou. Les élites, quant à elles, furent

séduites par les valeurs occidentales. Elles virent dans les institutions étatiques et

religieuses de l’ancien colonisateur un véhicule capable de conduire leur pays sur la

voie d’une indépendance durable et de lui apporter le respect des autres nations2. Haïti

s’est ainsi construite en adoptant le modèle français, faisant du catholicisme la religion

d’État sans se préoccuper de la place à donner au vaudou que toutes les classes sociales

– celles au pouvoir y comprises – continuaient de pratiquer plus ou moins

clandestinement selon les époques. Faute de temps et de maturité politique pour

penser un modèle alternatif, le désir de liberté, intrinsèque au fondement du peuple

haïtien, se mua en désir d’une minorité dominante d’être reconnue par l’Autre. L’élite,

conduite par Toussaint Louverture (ancien esclave affranchi en 1777) imposa par le

haut des normes et des valeurs qui niaient les besoins, les pratiques et les demandes du

plus grand nombre, prenant le risque d’étouffer la pulsion par laquelle le peuple s’était

éveillé à lui-même. Ainsi, constate L. Hurbon : « Si le vaudou a pu servir de ciment au

lien social chez les esclaves en lutte contre les colons [...], il apparaît comme une source

de division au regard de Toussaint, car des prêtres vaudou sont souvent à la tête de

bandes maronnes parallèles à l’autorité centrale. Toussaint choisit de les poursuivre et

c’est le catholicisme qui peut selon lui assainir les mœurs, produire une certaine

homogénéité sociale, donner le sens de la famille en favorisant les mariages, assurer

l’éducation du peuple » (L. Hurbon, 2004 : 125). De fait, Haïti s’est développée sur un

ersatz d’État, laissant la majorité de la population vivre dans des conditions proches de

l’esclavage. Au début du XXe siècle, on ne comptait encore qu’« un seul prêtre haïtien

dans le clergé » (idem : 194), tous les autres étant français, majoritairement bretons. Il

fallut attendre les années 1960 pour que se forme un clergé haïtien et finalement, une

véritable Église haïtienne.

6 Plusieurs jeunes intellectuels se demandent aujourd’hui si le protestantisme n’aurait

pas pu offrir une alternative mieux adaptée à la population rurale, et par conséquent

plus à même d’unifier la société haïtienne. L’État et l’Église catholique sembleraient

cependant avoir tenté de bloquer la progression des missions protestantes. Ainsi, selon

L. A. Clorméus (2012) les trois campagnes antisuperstitieuses, révélatrices des fortes

tensions internes au pays, qui ont marqué la première moitié du XXe siècle (1896-1900 ;

1911-1912 et 1939-1942), avaient pour cible officielle les pratiquants du vaudou mais

auraient été également dirigées contre les protestants et les francs-maçons dont l’Église

catholique redoutait la concurrence. Les premiers missionnaires protestants arrivèrent

sur l’île dès 1816, mais la préférence de l’État pour le catholicisme leur valut une forte

hostilité. On sait que les missions protestantes ont pu être utilisées en Afrique, au

Groenland ou dans les Amériques pour assujettir les populations au pouvoir colonial.

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Page 76: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Cependant lorsque les Églises étaient dirigées par des locaux, elles ont aussi pu

participer à renforcer leur désir d’indépendance ou bien encore, comme en Corée,

accélérer la mise en place de réformes sociales d’envergure3. Contestant à la fois le

catholicisme et le vaudou (tous deux considérés comme fétichistes), on peut en tout cas

postuler qu’en Haïti, ces missions, ont proposé, avec d’autres – la franc-maçonnerie par

exemple, qui luttait précisément pour un clergé national – une troisième voie qui

bousculait les habitudes du néophyte, l’obligeaient à effectuer une véritable conversion

(non nécessaire dans le catholicisme) et à s’investir sérieusement dans la nouvelle

croyance, ce qui comportait un danger assumé, celui d’appartenir à une minorité

ostracisée. Dans ces conditions, la conversion pouvait représenter pour le fidèle

l’occasion de faire un choix difficile peut-être apte à lui rendre la flamme et l’énergie

nécessaires à le mettre en mouvement au nom de nouveaux idéaux qu’ils faisaient sien

– même si ceux-ci étaient également empruntés à l’Occident. Pour le dire autrement, on

peut se demander si ce choix ne leur permettait pas de recouvrer leur capacité

d’entreprendre mise en œuvre lors de la Révolution. Cette hypothèse peut être posée

précisément parce que les missions protestantes nommaient des pasteurs haïtiens. Elles

formaient des communautés autogérées dont il est possible de déduire qu’elles étaient

responsabilisées quant à leur devenir, celui de leur famille, et pourquoi pas, celui de

leur nation. Ce que le gouvernement et l’Église catholique imposaient par le haut et par

le biais d’un clergé étranger, les Églises protestantes l’auraient proposé par le bas et par

le biais de pasteurs locaux, créant ainsi les conditions nécessaires à la mobilisation des

classes, les Églises baptistes, historiquement majoritaires en Haïti4, mais aussi le

méthodisme, l’épiscopalisme et l’anglicanisme, qui sont les plus anciennes Églises

protestantes d’Haïti étant parvenues à toucher « les couches aisées et moyennes de la

population » (A. Corten, 2001 : 80).

7 Cela expliquerait pourquoi le protestantisme fut ressenti comme un obstacle à

combattre pour le clergé catholique et l’État haïtien. Il était susceptible de remettre au

peuple la prise en charge de ses croyances et actions et par conséquent la question de

son devenir social et national ; de replacer l’individu dans son statut d’acteur citoyen là

où les dictatures haïtiennes, soutenues par l’Église catholique, tentèrent par la force ou

la menace de mettre sous cloche son désir de liberté. L. A. Clorméus rappelle que le

wesleyen Louis-Joseph Janvier écrivait déjà en 1886 :

Par pur patriotisme, non par prosélytisme d’aucune sorte, chacun doit se répéterque la religion protestante peut devenir un puissant facteur de développementsocial en Haïti parce qu’elle est supérieure au point de vue des résultatséconomiques et peut être nationale [...] Le protestantisme est plus national, moinsdangereux qu’un catholicisme sans clergé national ; celui-ci ne peut avoir qu’uneexistence anormale, factice ; il ne saurait durer à moins que le pays ne veuilleperdre son indépendance politique5.

8 Que le protestantisme ait été ou non une meilleure solution, il apparaît en tout cas

qu’en imposant le catholicisme comme religion d’État, l’élite haïtienne a nui à la

valorisation du peuple et à la prise de conscience de son caractère exceptionnel, deux

éléments dont Benedict Anderson a montré l’importance dans la construction des

frontières symboliques nationales (Anderson, 1996). Elle a introduit le sentiment d’une

infériorité ethnoculturelle et empêché la formation d’un équilibre social, économique

et politique. Cette dévalorisation a privé le pays de repères unificateurs. Un siècle après

son indépendance, l’instabilité du pays (que la France a largement entretenue) conduit

à l’occupation américaine (1915-1934).

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Une situation peu propice à entreprendre : attendre lafin du monde

9 La présence des Américains a ouvert la route aux missions protestantes. C’est durant

cette période, en 1928, que le pentecôtisme est arrivé sur l’île. A. Corten souligne

néanmoins qu’il s’y est développé « sans interférence notable avec [l’occupation] »

(2014 : 119). Il faut constater en effet que la spécificité du pentecôtisme est d’avoir su,

dès le départ, recruter « des gens des classes défavorisées [en] se distingu[ant] par ses

utopies égalitaristes » (L. A. Clorméus, 2012 : 331). Il allait dans le sens d’une résistance

au libéralisme et donc à l’esprit du capitalisme américain. En cela, il visait le même

public que le vaudou et s’il en diabolisait les pratiques, c’est pour convertir dans ses

rangs et non pour s’aligner sur les valeurs occidentales. Ainsi, les églises pentecôtistes

haïtiennes que j’ai visitées à l’occasion de mes deux premiers séjours mettaient l’accent

sur une théologie extra-mondaine pré-millénariste6. Les croyants plaçaient leur espoir

dans la survenue prochaine de la fin du monde. Déshérités et en grande souffrance dans

ce monde-ci, ils espéraient être les élus d’un temps post-apocalyptique. Aucune vision

prometteuse de l’avenir dans laquelle s’investir ne leur était proposée. Comme le

constate également L. A. Clorméus, « La pauvreté passait pour une épreuve terrestre

contre laquelle [lutter] était moins profitable que se consacrer à Dieu qui promet le

paradis céleste à ses fidèles » (2012 : 331). Les pasteurs expliquaient les malheurs

écologiques, sociaux et politiques comme autant de bienfaits de Dieu et rappelaient

qu’avant d’être sanctifié, Jésus avait été brisé :

Il n’y a pas de plénitude sans brisement [...] Après l’humiliation vient lasanctification [...] Vive la sècheresse du monde, car elle nous permet d’ouvrir noscœurs et de boire Sa Parole !La souffrance étant le signe de la fin des temps, il fallait attendre dans larésignation :Mieux vaut souffrir encore que de perdre mon âme.

10 Ces attitudes croyantes étaient en tout point opposées à celles des Églises

ostensiblement proaméricaines de Corée du Sud qui encourageaient les fidèles à être les

acteurs du développement économique de leur pays, seul à même de prouver l’action

bienfaitrice de Dieu sur leur nation. C’est bien là ce qui sépare pentecôtisme et néo-

pentecôtisme, même si une gradation et des passerelles existent entre les deux

courants : dans une perspective idéal-typique, on peut dire que le premier, pré-

millénariste, vise un retrait du monde considéré comme diabolique, quand le second,

post-millénariste, considère l’action et la réussite dans le monde comme preuve de la

présence et de l’amour divin ; le premier anéantit désir et vision d’avenir, le second

cultive rêves et projections dans un futur meilleur qui se construit grâce à

l’investissement des fidèles dans des activités économique, sociale et politique :

Le Royaume étant déjà de ce monde, il est donc nécessaire de poursuivre saconquête afin qu’elle soit achevée lors de la seconde venue du Christ. C’estpourquoi, alors que le pentecôtisme prône un retrait du monde ce qui le conduit àne guère s’intéresser aux réalités sociales qui lui sont extérieures, et à se montrertrès réticent à l’égard de l’engagement politique, le néo-pentecôtisme campe quantà lui sur un projet clairement énoncé de transformation du monde (J. Garcia-Ruiz,P. Michel, 2012 : 92).

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11 C’est précisément par des réseaux néo-pentecôtistes qu’a pénétré, en Haïti dans les

années 1990, AMWAY (American Way), une entreprise de vente directe par réseaux

apparue aux États-Unis dans les années 1950. Son fonctionnement repose sur la

formation de distributeurs indépendants qui développent leur affaire à partir de la

fidélisation d’une clientèle et la construction d’un réseau de vendeurs qui s’étend au

niveau local, national ou international. Il n’y a aucun salariat, aucune rémunération

fixe. Chacun gagne en fonction de ses ventes et de l’ampleur de son réseau. Il lui faut

donc acquérir un esprit d’entreprise, c’est-à-dire, un certain goût du risque et une

aptitude à convaincre. En Haïti, AMWAY proposait des produits de consommation

courante (casseroles, savons, dentifrices, crèmes de soin, etc.), mais aussi de

l’électroménager (télévisions, magnétoscopes, etc.), s’adaptant à la demande de classes

sociales hétérogènes. Selon mes informateurs, elle aurait réuni plus d’un millier de

distributeurs avant de s’effondrer dans les années 2000. En 2009, ils n’étaient pas plus

d’une cinquantaine. L’entreprise est arrivée sur l’île par le biais de la diaspora haïtienne

dont une partie fréquente les églises néo-pentecôtistes et s’engage dans ce type

d’activité rémunératrice. Pendant quelques années, les distributeurs de Port-au-Prince

ont insufflé un désir de réussite et une vision d’avenir à leurs équipes recrutées au sein

même des communautés pentecôtistes en valorisant un complet changement d’attitude

vis-à-vis du sens théologique à donner à la pauvreté et à la possibilité d’en sortir. Lors

des réunions, dont certaines avaient lieu le dimanche aux mêmes heures que le culte,

au grand dam des pasteurs, les distributeurs priaient et remerciaient Dieu avec ferveur

avant de parler produits ou construction de réseaux.

Un ancien distributeur : « Avec ma femme, nous assistions religieusement auxréunions. On croyait tellement aux leaders qui avaient déjà réussi. On nousmontrait des chèques et on rêvait de ces sommes, de l’idée de créer une entreprisemultinationale en partant de zéro. Au moment où les problèmes ont commencé, onavait un réseau de plus de quarante personnes. Notre meilleur chèque était de 850dollars US. On pouvait développer un leadership. C’est tout ça qui faisait la magie. Ily a aussi les livres qu’on lisait. Ça, c’était très, très important. Et puis oui, on priait.On priait, mais de façon universelle. Il y avait des croyances très variées. Parfois, onrécitait quelques versets. On pouvait toujours demander à quelqu’un de prier. Ilarrivait qu’un maître de cérémonie démarre la réunion sans prier, mais quelqu’unlui disait alors qu’on n’était pas encore prêt. Parfois, c’était une simple prière.Parfois, nous répétions ensemble un psaume. On remerciait le Tout-Puissant denous avoir permis de rencontrer une entreprise si extraordinaire. On requérait sonassistance ; de nous aider à parler pour nous ; d’ouvrir nos esprits, notreintelligence. Avant de partir, on priait alors pour demander sa protection et pourqu’il nous aide à réaliser nos activités jusqu’à la prochaine réunion ».

12 AMWAY s’est effondrée pour cause de scissions internes et pour des raisons externes,

dont la plus importante fut la réforme soudaine et à effet immédiat des taxes

douanières. Les distributeurs, qui importaient leurs marchandises des États-Unis, ont

vu leurs commandes bloquées en douane. La date de péremption de certains produits

de consommation a expiré ; il a fallu rembourser les clients non livrés et les

distributeurs ont perdu leur argent. Cela a rompu le climat de confiance indispensable

au fonctionnement de l’activité et, même si la situation s’est stabilisée ensuite, les

réseaux se sont défaits et les taxes douanières sont devenues trop élevées pour que

l’affaire demeure rentable. La réforme de l’État avait cassé la dynamique. Cette

situation n’est pas propre à la vente directe par réseaux. Elle est généralement

critiquée par les entrepreneurs haïtiens :

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Marc-Antoine Acra, président d’Acra Industries : « Nous avons besoin de stabilitépolitique. Sinon, personne n’investira. L’État haïtien se contente de nous taxer. Iln’offre pas le cadre pour développer les sociétés » (P. Woods et A. Robert, 2013 :XX).

13 D’autres marketings de réseaux ont bien tenté de se développer localement et certains

jeunes haïtiens ayant fait leurs études en Occident, peu concernés par les discours

religieux, ont voulu créer dans un cadre très professionnel des entreprises de

distribution à partir de produits locaux, comme le rhum. Ils se sont heurtés au refus, de

la part des producteurs qu’ils démarchaient, de prendre le risque d’augmenter

brutalement leur production dans une telle situation d’instabilité législative. Mais le

désir et l’espoir restaient en suspens, et ces réseaux continuèrent de susciter bien des

critiques dans les milieux pentecôtistes, y compris, parfois, directement durant le culte.

Un pasteur m’expliquait :

Certains voient, dans ces réseaux, la manifestation de Satan qui veut vousséduire, vous conduire vers l’erreur, vers un système qui fonctionne pourlui-même, pas pour vous. C’est le mal de la Bête. Tout repose sur l’illusion, lanaïveté, les fausses promesses. Ils essaient de capter les esprits débiles, carles personnes clairvoyantes ne vont pas facilement entrer dans cemouvement. Ils disent former une communauté soudée, mais ce n’est quesuperficiel ; c’est professionnel et l’amitié tombe dès que l’affaire s’arrête.Beaucoup de personnes étaient très optimistes au départ, mais avec le tempselles ont été déçues et sont devenues hostiles. Elles sont revenues chez nous.

14 AMWAY a été ressentie comme un risque sérieux de concurrence. Les pasteurs étaient

directement démarchés et certains entraînaient dans l’affaire toute leur assemblée. Les

nombreuses dénominations pentecôtistes ne comprenaient pas pourquoi l’entreprise

tenait ses réunions le dimanche, obligeant les fidèles à choisir entre le culte ou ses

meetings. D’où la montée d’une contestation qui alla jusqu’à interdire aux distributeurs

de participer à la vie paroissiale :

Un pasteur pentecôtiste : « On est né dans la pauvreté, on grandit dans la pauvretéet on va mourir dans la pauvreté ».

15 Certes, AMWAY représentait le rêve américain. Surfant sur les réseaux néo-

pentecôtistes pour se développer à l’international, ce type d’entreprise proposait un

moyen efficace « de produire un “individu compatible” avec les règles en vigueur dans

l’univers marchand, qui s’appliquent là, complètement, en ce qu’elles dessinent et

redessinent en permanence le profil d’un individu producteur/consommateur aussi

adapté que possible aux logiques du marché » (Garcia-Ruiz, Michel, 2012 : 36). Mais cet

« individu compatible » n’était pas imposé aux Haïtiens de l’extérieur, par le haut, il

était proposé à chacun comme une possibilité de réaliser son propre rêve, d’imaginer sa

société de demain, bref, de s’investir, d’entreprendre, de se mettre en mouvement pour

un désir qu’il pouvait s’approprier et qui le transformait. On retrouve là le cœur de

l’analyse de Lordon : celui-ci se demande en effet « comment certains salariés [nous

dirons ici les laissés-pour-compte du développement économique] en viennent à faire

cause commune avec le capitalisme, pourquoi [ils] marchent avec lui » (Lordon, 2010 :

54). La force du néo-pentecôtisme est très précisément de trouver des arguments

permettant à chaque fidèle de se laisser capturer par le « désir-maître » des

néolibéraux américains, de se convaincre qu’il est le sien et qu’il doit se donner les

moyens de le réaliser, c’est-à-dire, de s’enrichir, l’enrichissement devenant le maître-

mot de la réussite. Cette appropriation du désir était facilitée par un système de vente

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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comme AMWAY non seulement parce qu’il n’y avait pas de patron, mais parce qu’il

n’était pas nécessaire, pour se lancer, d’un apport initial. Les distributeurs, dans leur

grande majorité, bénéficiaient d’une égalité de fait : ils n’avaient que leur énergie à

mettre à la disposition de leur réussite. Les prières en début ou fin de réunion, les

discours des animateurs d’équipe avaient pour unique fonction de déposer dans l’esprit

du distributeur un « affect gai », celui de l’espoir, capable de prendre la place de

l’« affect triste » diffusé par les pasteurs pentecôtistes qui distillaient la crainte du

jugement dernier et recommandaient de se soumettre à son état de pauvreté. Ces

prières permettaient la « mobilisation, au sens le plus littéral de savoir ce qui fait

mouvoir les corps, c’est-à-dire ce qui induit les énergies des conatus à faire ceci ou cela

et avec quelle intensité. » (F. Lordon, 2010 : 48). Pour Spinoza, ces énergies sont les

« affects ». Ceux-ci dirigent les désirs dans un sens où un autre selon qu’ils sont positifs

ou négatifs.

Une fleuriste : « Grâce à ce nouveau job, les jeunes apprenaient à parler, às’exprimer, à s’habiller, ce que la société ne leur offre pas. Ça les obligeait à acquérircertaines valeurs sans lesquelles ce système ne marche pas. Peut-être que beaucoupn’ont pas gagné grand-chose sur le plan financier, mais ils se battaient pourquelque chose puisqu’ils n’ont rien ! Ils se levaient le matin avec une lueur que riend’autre ne leur avait donnée. C’est pas rien, ça ! »

16 On peut se demander pourquoi le gouvernement en place a arrêté cet élan

entrepreneurial avec des lois régulant et limitant la circulation des biens. Les

distributeurs pensaient qu’il s’était sciemment opposé au développement d’une

entreprise façonnée par l’esprit néolibéral américain si défavorable à toute forme de

régulation étatique. Il est possible de voir là, en effet, une modalité d’existence et de

résistance de l’État haïtien face au néolibéralisme américain alors même que son

impuissance politique le soumet déjà aux ONG, que la sécurité est très largement prise

en charge par l’ONU à travers la MINUSTAH7 (au grand dam de la population), et qu’il

est incapable d’assurer la prospérité de la nation.

Que ce soit sur le plan de la santé, de l’éducation, de l’environnement, ou sur celuides associations féminines, ou encore de l’organisation des jeunes, les ONG donnentl’impression d’être des substituts de l’État. Comme si les rapports Église-État sedéplaçaient et se transformaient en rapport État-ONG, sans pour autant que s’opèreun changement véritable de la nature de l’État. Désormais, dans ce vide, tout peutprendre place. Les repères symboliques venant à défaillir, la société tout entières’enfonce peu à peu dans l’anomie (L. Hurbon, 2004 : 259).

17 Le refus de la diffusion de l’idéologie capitaliste semble être une des valeurs les mieux

partagées par les Haïtiens, par-delà les clivages entre pratiquants du vaudou,

pentecôtistes et catholiques. C’est d’ailleurs là le regret de bien des chefs d’entreprise

haïtiens :

Jerry Tardieu8, actionnaire de l’hôtel Oasis : « Il y a trente ans, nous avions uneusine qui exportait le jus de mangue. Tout s’est effondré. Nous vivons dans un paysoù les gens de la bourgeoisie sont perçus comme des rapaces. Il faut, pourreconstruire Haïti, que la mentalité change de part et d’autre » (P. Woods etA. Robert, 2013 : XX).

18 Pour F. Lordon, cette résistance représenterait sans doute ici le souci des dominés (« les

enrôlés » dans son vocabulaire), dont l’État haïtien, de se décaler du « désir-maître », en

l’occurrence ici, le désir de propagation du néolibéralisme de la plus grande puissance

du monde, et certainement la plus envahissante en Haïti. Le néopentecôtisme associé à

une entreprise américaine comme AMWAY qui fonctionnait de concert avec la

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théologie de la prospérité représentaient ensemble un seul et même mouvement

œuvrant à faciliter « la colinéarité », c’est-à-dire l’alignement du « désir des enrôlés sur

le désir-maître », ou bien encore, la capacité des dominés à désirer la même chose que

les dominants. En bougeant les règles, en les corrigeant en fonction des effets qu’elles

produisaient, l’État haïtien fit exactement le contraire de ce qui est attendu dans une

économie néolibérale où la loi « doit définir un cadre à l’intérieur duquel chacun des

agents économiques pourra décider en toute liberté, dans la mesure où, justement,

chaque agent saura que le cadre légal qui est fixé à son action ne bougera pas »

(M. Foucault, 2004 : 170). L’État a donc fait la seule chose par laquelle il pouvait encore

efficacement résister à l’Occident.

L’élan d’après le séisme

19 La présence des ONG s’est encore intensifiée suite au séisme du 12 janvier 2010, si

meurtrier et destructeur qu’il semblait concrétiser la fin du monde annoncée, sauf que

seule Haïti était touchée.

Sept sur l’échelle de Richter : un séisme équivalent à plusieurs bombes atomiquesqui auraient explosé sous la terre. Le 12 janvier 2010, une maison sur trois a résisté.Si l’une a miraculeusement tenu, sans une vitre soufflée, l’autre s’est trouvéeréduite à néant : un gigantesque jeu de hasard et de massacre qui a fait 230 000morts, 300 000 blessés et 1,3 million de sans-abris. Sans compter les dégâtsmatériels : 7,8 milliards de dollars, 120 % du PIB de l’année 20099.

20 E. McAlister constate que la majorité des Églises évangéliques virent dans cette

catastrophe « le début de l’apocalypse [...] Plusieurs Églises [organisèrent]

d’importantes “croisades” [...] Une minorité d’extrémistes [affirmèrent] avoir reçu la

révélation que Dieu était en colère contre les Haïtiens pour la corruption de leur

gouvernement, les débauches sexuelles, la pratique du vaudou considérée comme

forme d’idolâtrie. Ce [fut] d’ailleurs la position que le télévangéliste américain Pat

Robertson [adopta] et qui [suscita] une grande controverse » (L. A. Clorméus, 2014 :

136).

21 Je revins en 2014, et bien que je ne sois pas restée longtemps, une chose me frappa :

alors que j’imaginais ressentir l’apocalypse annoncée, c’est une lueur d’espoir qui

m’apparut. Il ne faut certainement pas la généraliser à l’ensemble d’une population qui

survit dans des conditions déplorables, mais son existence mérite qu’on s’y intéresse. Je

rencontrai de jeunes intellectuels liés à de jeunes pasteurs, les uns et les autres ayant

fait leurs études et sachant leur avenir assuré à l’étranger. Ils avaient fait le choix de

rentrer pour participer à la reconstruction d’Haïti. Ils remettaient en question l’utilité

même de l’État et critiquaient des ONG trop intrusives. Surtout, ils proposaient un

discours et des actions de responsabilisation, s’opposant à la victimisation de leur

peuple. Ils croyaient en l’avènement de « la nouvelle Haïti », une nation qui émanerait

non pas d’une attente passive vis-à-vis d’un État providence ou d’ONG bienfaitrices,

mais d’initiatives prises au niveau local, partant de citoyens qui se regroupaient en

petites structures. Celles que j’observai étaient pentecôtistes, mais ce n’étaient pas les

seules. Une plus longue enquête de terrain serait nécessaire pour mieux appréhender

l’ampleur de ces initiatives et la diversité de leurs auteurs. P. Woods et A. Robert,

photographe et journaliste ayant réalisé en 2013 un très bel ouvrage de photos

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accompagnées de textes en créole et en français portant le titre Leta (L’État),

manifestent en tout cas dans leur introduction le même étonnement :

Depuis trois ans, nous avons sillonné Haïti. Comme des milliers d’autresjournalistes, comme des milliers d’autres photographes, nous inscrivons nos pasdans l’histoire des représentations d’une île toujours caractérisée par sa misèreobscène, ses dictatures ubuesques, ses plans de sauvetage par l’international. Il nes’agissait pas pour nous de transformer artificiellement un pays où plus des deuxtiers de la population souffrent régulièrement de la faim en un espace marquéseulement par la créativité, la résistance, les parades imaginaires et l’humourpermanent comme outil culturel de survie. Mais ce qui nous a frappés, plutôt que ledésastre dont on nous avait abondamment prévenus, ce sont les ordres sous-jacents, les tactiques mises en œuvre par une population que l’on réduit en généralà son statut de victime, l’incroyable cohérence d’une société dont les visiteurss’obstinent à ne percevoir que le désordre (P. Woods et A. Robert, 2013 : X).

22 Parmi les anthropologues, le travail de terrain d’Elisabeth McAlister conduit aussi à

observer ces nouvelles stratégies de résistance au sein d’une Église pentecôtiste issue

du Spiritual Mapping Movement, composée de 500 membres installés dans un camp de

sinistrés et dirigée par la pasteure Yvette qui refuse l’aide humanitaire aussi souvent

que possible pour développer une politique d’autosuffisance. La pauvreté et les

malheurs – séisme compris – de ce pays y sont analysés en termes de punition, de

réponse divine au pacte que les pratiquants du vaudou ont passé avec Satan. Il ne s’agit

pas de s’identifier à des victimes, mais d’accepter le jugement divin et de faire en sorte

que les actions des fidèles aillent désormais dans le sens attendu par Dieu. Celui-ci les a

épargnés, non pas pour qu’ils se plaignent, mais pour qu’ils agissent et transforment

leur pays en une Terre digne du Christ. Cette croyance les conduit à mettre en place

une structure très efficace d’entre-aide mutuelle qui leur a permis de sortir du camp, de

retrouver une maison bien plus rapidement que les autres sinistrés, de construire une

église sans aucune aide extérieure, surtout, de reprendre en main leur destinée. Comme

pour les églises pentecôtistes observées avant le séisme, l’argent reste un symbole

largement satanisé des puissances occidentales, mais les fidèles ne sont plus dans une

attente passive de la fin du monde. Ils se situent bien plutôt dans une espérance post-

millénariste qui les conduit à adopter un mode d’action qui les valorise, sans pour

autant que ni la pasteure Yvette ni les fidèles ne se comportent en entrepreneur.

Simplement, le chef d’entreprise qui les fait bouger n’est plus l’étranger, l’ONG ; ils l’ont

choisi, et le reconnaissent en la personne de Jésus.

Money, the love of which is thought to be the root of all evil, is kept discretely outof the center of attention, and material aid is not give or received as such(E. McAlister, 2013 : 28).

23 Mes observations menées auprès de deux Églises de type néo-pentecôtiste allèrent dans

le même sens. La première paroisse se trouvait à Port-au-Prince, assez éloignée du

centre-ville. Elle était au milieu de maisons à moitié construites, avec ou sans toit, et

généralement sans vitre, sans portes, mais dans un quartier relativement calme.

L’église elle-même n’avait pas de vitre, mais des barreaux aux fenêtres. Les murs

étaient en ciment, rien n’était terminé, mais il y régnait un air de fête. Les fidèles

avaient installé des rideaux et des fleurs en plastique qu’ils retireraient à la fin du culte.

Ils étaient tous endimanchés. Des plus jeunes aux plus âgés, personne ne portait de

mise négligée. Les femmes et les fillettes avaient les cheveux dégagés et portaient de

jolies chaussures à talon. Elles étaient très élégantes. Je me serais cru dans une ville

avec des trottoirs bien entretenus. Comment faisaient-elles pour marcher sur ces

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routes en si mauvais état ? Personne ne donnait l’impression de vivre un cauchemar

quotidien. Si le lieu était des plus rudimentaires, la technologie de pointe était très

présente : micros, instruments électroniques, deux belles enceintes, un rétroprojecteur

affichant un powerpoint permettant de suivre le culte. Tout était fait pour oublier la

pauvreté, le malheur. Les émotions étaient dignement retenues. Les fidèles n’étaient

visiblement pas là pour pleurer, mais pour s’instruire et construire la société de

demain :

Le pasteur Samuel Fligne : « Sur le plan économique, la participation de l’Église estde motiver des fonds, mais aussi d’enseigner aux fidèles les pratiques économiques :comment économiser ? Comment gérer les fonds ? Comment et quand les utiliser ?C’est ainsi que nous pourrons produire des leaders bien instruits, bien formés, bienencadrés pour aider le pays à sortir de ce bourbier économique [...] Après avoiréduqué, sensibilisé l’homme haïtien, on est certain que l’Haïti de demain sera uneHaïti possible. Et nous croyons tous dans la nouvelle Haïti. C’est pourquoi nousvoulons une nouvelle Église pour une nouvelle Haïti, une nouvelle école pour unenouvelle Haïti, de nouveaux leaders pour une nouvelle Haïti. Notre génération peutne pas en bénéficier, mais ce qui est certain, la nouvelle Haïti verra le jour quandmême [...] Les jeunes de l’église peuvent contribuer à une Haïti prospère, juste,harmonieuse et équitable ».

24 Dans le sermon, il était question d’investissement, mais il s’agissait d’investir ses

propres compétences ; de générosité, mais pour mettre ses compétences au service de

l’Église et de son prochain.

Ce n’est pas de la charité. Vous pouvez donner de la sagesse, du temps, du talent. Cen’est pas qu’une question d’argent. Ce qui est important, c’est la manière de donner.Il faut investir avec proportion. Il faut soutenir les faibles. Vous êtes les gérantsd’une œuvre dont Dieu est le propriétaire.

25 Le pasteur Fligne se considérait comme le gérant de son église et des talents de ses

fidèles et se sentait pleinement responsable de son devenir. Il était actif, il avait une

vision, un désir d’entreprendre, de faire bouger les lignes. Il n’y avait plus la

résignation et l’attente passive d’avant le séisme. Il n’y avait pas non plus d’alignement

sur un « désir-maître ». L’individu était certes responsabilisé et autorisé à rêver, à

croire, à se projeter dans les habits d’un grand homme. Il demeurait quelque chose de

l’état d’esprit insufflé par AMWAY mais avec une nuance importante : le gain d’argent

n’était pas la finalité, ce qui permettait de garder ses distances-résistances avec les

puissances dominantes. L’argent n’était même pas mentionné. Le rêve était à la fois

plus ambitieux et plus noble ; plus politique et moins économique : il s’agissait

davantage de se donner un rôle dans la construction d’une société civile que dans celle

d’une entreprise :

Le pasteur Fligne : « L’avenir ne se construit pas lui-même, c’est à l’individu deconstruire son avenir, ce que moi-même je commence à faire. Je construis l’avenirdans l’enseignement, dans la formation de la pensée des jeunes que j’ai l’occasion defréquenter, soit les jeunes ados, soit les pré-adultes [...] C’est ainsi que moi-même jeforme l’avenir et je dessine mon avenir ».

26 La réussite économique n’était pas pour autant diabolisée. Le bien-être matériel était

jugé utile et conforme à l’époque. Il ne s’agissait ni de célébrer une théologie de la

prospérité, ni de défendre une théologie de la pauvreté. L’engagement se situait à un

autre niveau. L’accent était mis sur la progression du capital humain et du capital social

par le biais du travail afin d’apporter les fondements nécessaires à la croissance

économique. En cela, la position du pasteur Fligne, comme celle des Églises dans

lesquelles elle s’inscrivait, n’était pas antiaméricaine ou antioccidentale, elle ne se

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positionnait pas à rebours du néolibéralisme, elle préparait au contraire ses adeptes à y

jouer un rôle, à en être, en se constituant déjà entrepreneurs d’eux-mêmes.

L’Église peut aider cette communauté à avoir une mentalité, à se libérer de lamentalité pauvre. À aborder le chemin de la richesse. Quoique la Bible ne préconisepas la prospérité, mais elle nous donne des moyens à suivre pour être prospère,notamment le travail. Si on veut être prospère, il faut bien travailler. Si on veutavoir des richesses, on doit travailler ! Donc on ne doit pas venir ici en espérant desmoyens financiers. À coup sûr vous n’aurez pas ici des moyens financiers. Mais sivous travaillez, vous aurez des moyens financiers.

27 Et un jeune étudiant de confirmer :

Un Haïtien, c’est un combattant. Peu importe les difficultés de la vie, peu importeles difficultés économiques, peu importe les difficultés sociales, les Haïtiensavancent [...] Je pense qu’un Haïtien doit penser avec un objectif dans la vie, et jepense que peu importent les moyens qu’ils ont, ils y arriveront. Et j’ai une penséepour les jeunes. Peu importe les difficultés de la vie, je pense qu’ils arriveront. Unjour, ils arriveront [...] Des fois, ce qui arrive aux gens c’est qu’ils misent sur lesconditions économiques qui sont précaires. Ils misent sur les conditions sociales.Mais des fois dans la vie, il faut être optimiste. Vous devez penser que vous yarriverez, peu importe les conditions. Car la vie, ce n’est pas avoir beaucoupd’argent, beaucoup de biens matériels, mais c’est que vous avez un objectif dans lavie et vous y arrivez.

28 La seconde église pentecôtiste visitée se trouvait dans une commune de 60 000

habitants du département de l’Ouest d’Haïti, Ganthier, située à une vingtaine de

kilomètres de Port-au-Prince, non loin de la frontière dominicaine. Cette église, au

milieu de nulle part, en pleine campagne, difficile d’accès, n’avait pour l’heure que les

fondations. Tout était à construire et c’est peut-être ici que nous trouvons le profil le

plus évident d’un pasteur-entrepreneur. Issu d’une famille très modeste, le pasteur

Valentin obtint un baccalauréat de philosophie, un diplôme de théologie et un autre de

linguistique. Il finança ses études en donnant des cours d’anglais et d’espagnol dans le

secondaire et fonda finalement sa propre école de langues en 2004, tout en devenant

assistant-pasteur dans une grande église de Port-au-Prince qui réunissait entre 1 500 à

2 000 membres. Le séisme bouscula considérablement ses projets. Sa maison s’effondra

et sa fille eut les deux jambes cassées. Il la conduisit à Saint-Domingue pour la soigner.

Durant ce séjour, il s’engagea dans une ONG locale, la Fondation pour la paix :

En 2011, en juillet, on a eu l’épidémie de choléra qui est même devenuepandémique. J’ai travaillé pour la Fondation pour la paix qui est intervenue. J’ai dûvisiter vingt-deux communautés reculées dans lesquelles le choléra battait sonplein. Nous distribuions des gélules d’aquapure. Pour préparer l’aquapure, il fautattendre 30 minutes. Donc dans les communautés où j’ai fait la distribution, jeprends toujours 30 minutes pour adorer [prier] avec elle. Quelle que soit lacommunauté, qu’elle soit chrétienne, qu’elle soit vaudouisante, ou quoi que ce soit.Je prends ces 30 minutes pour adorer parce que je ne voulais pas seulement passer,je voulais leur montrer que je crois en ce que je fais et donc, je suis la premièrepersonne à boire cette eau. Il y a eu cette communauté qui s’appelle Desroches. Jeme souviens exactement, c’était la 19e communauté que j’ai visitée. Pour une raisonou pour une autre, après 30 minutes, l’eau était prête, on a commencé à adorer avecla communauté et on ne pouvait plus s’arrêter. 30 minutes se sont écoulées.40 minutes. Une heure. Toute la nuit on a continué à adorer, on sentait que le Saint-Esprit descendait sur nous. On oubliait totalement qu’on était là pour des raisonshumanitaires. Et puis à la fin, il y a une dame qui m’a dit : « Pasteur, il n’y a aucuneéglise dans notre communauté. Pouvez-vous nous rendre le service de venir ici une

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fois par mois pour prier avec nous. J’étais toujours lié à l’Église de Port-au-Prince,donc je ne pensais pas que ça allait être possible ».

29 En rentrant, il en parla avec sa femme, qui le soutint, puis avec le pasteur responsable

de l’Église de Port-au-Prince. Celui-ci le découragea :

Il m’a dit : « Si vous faites une église ici, il n’y aura pas assez de personnes pour laremplir. Qui viendra ici ? Qui marchera jusqu’ici ? Vous feriez mieux de changerd’idée ! » Je ne l’ai pas écouté parce que je sais qu’il n’y a pas de vent contraire pourcelui qui sait où il va. Quand vous avez la conviction de ce que vous faites, personne,absolument personne ne peut vous retenir.

30 Le pasteur Valentin prit donc le risque. Il mit sa famille en danger. Il vida son compte

en banque, avec l’accord de sa femme, pour acheter un terrain. Il reçut des dons de la

diaspora ; il reçut l’aide de professionnels, d’un architecte notamment. Il n’attendit pas

après ses fidèles pour vivre. C’est un entrepreneur, c’est-à-dire un homme d’action ; un

homme engagé ; un homme de conviction. Quand je le rencontrai, il dirigeait toujours

son école de langues, présidait la session haïtienne de la Fondation pour la paix et avait

un projet très clair pour son église. J’en vis les fondations. Pour le reste, il m’expliqua :

là le terrain de basket, là l’école, pour laquelle des professeurs étaient actuellement en

formation parce qu’il voulait qu’ils viennent de Ganthier.

Nous avons des jeunes à l’église qui se portent volontaires pour enseigner. Ilstravaillent par équipe parce qu’ils comprennent le projet et ils sont prêts à mettre àla disposition de l’église tout ce qu’ils ont comme talent et comme capacité.

31 Avec l’aide de la Fondation pour la paix, le pasteur Valentin réalisa également des

travaux pour améliorer la vie dans la commune et restaurer ce que le séisme avait

détruit : canalisation des jardins, réparation de toits, et en attendant que son école soit

prête à accueillir les enfants, il participa au financement de la scolarisation de dix-sept

élèves, grâce aux aides qu’il avait su mobiliser, y compris auprès de l’État. Enfin, il

comptait construire une école professionnelle pour permettre aux jeunes d’apprendre

un métier et rendre simplement possible leur accès au travail. Il voulait ainsi les aider à

devenir des acteurs économiques. Cela nécessitait d’augmenter leur capital humain, ce

qui passait par le renforcement de leurs « facteurs physiques [et] psychologiques » ainsi

que de leur « aptitude à travailler, leur compétence, leur pouvoir-faire quelque chose »

pour que chacun soit en mesure de gagner un salaire (M. Foucault, 2004 : 230). Ce

faisant, il introduisait le fidèle dans la logique néolibérale dans une perspective

semblable à celle des Églises néo-pentecôtistes éthiopiennes décrites par E. Fantini, qui

refusent également la théologie de la prospérité sans pour autant tourner le dos au

succès économique.

Le pasteur Valentin : « Une école professionnelle, c’est une école où l’on apprend lesmétiers. Par exemple, l’électricité, la plomberie, la maçonnerie, l’informatique, leslangues. Il n’y en a aucune dans la commune. Tout est concentré à Port-au-Prince[...] Parce qu’il y a une chose que je veux enseigner aux jeunes. Je veux les motiver àcomprendre ça. C’est pendant que vous êtes jeunes que vous devez travailler. Vousavez toute votre vigueur. Il y a une chose que je veux enseigner à l’église et surtoutaux jeunes de ne pas se croiser les bras à attendre que Dieu intervienne. Je n’aimepas cette idée-là d’attendre toujours que les Français viennent faire quelque chose,que les Américains viennent faire quelque chose, que les Anglais, les Dominicains...C’est à nous de faire des choses. Et surtout, il ne faut pas avoir peur ! Celui quiéchoue et celui qui n’a pas essayé [...] Moi, j’ai appris à entreprendre beaucoupd’activités ».

32 C’était le dimanche 11 mai 2014. J’étais en voiture et nous suivions le bus de l’église. Le

pasteur vint nous saluer, me prévint que cela allait être un peu long car il devait

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récupérer les membres de l’église éparpillés dans différents quartiers. On était en

pleine campagne sur une route chaotique au milieu de champs de cannes à sucre. Le

chauffeur écoutait une radio protestante. Sur place, une cinquantaine de personnes

étaient présentes. Elles avaient installé des chaises, un micro, dans une sorte de préau

dont les murets délimitaient la future paroisse qui donnait directement sur la

montagne. C’était très joli. Apaisant. À l’extérieur, les enfants assistaient à une leçon de

catéchisme. À nouveau, je fus frappée par les tenues. On se croyait en centre-ville.

Quelle élégance ! Quel port altier que celui de ces femmes ! Ma présence n’était pas

appréciée de tous, mais l’on m’accepta. Durant le sermon, le pasteur Valentin rappela

que la grâce était pour tout le monde. Que le rôle des parents était crucial et qu’ils

devaient surveiller les relations et l’éducation de leurs enfants. Se comporter en

modèles face à eux. Il rappela aux enfants l’importance d’étudier. Et de préciser :

La charité bien ordonnée commence par soi-même. Construisez-vous. Apprenez àvivre ensemble. Il faut participer à faire changer Haïti. Il faut cesser de vendre desterrains à la diaspora. Il faut respecter l’environnement. Il faut cesser de sesoumettre. Il faut chercher la liberté sociale, économique. Il ne faut pas dépendredes autres. J’ai un peu de sous. J’achète des poulets et je vis de cette activité.

33 Bien plus que le sermon, ce qui se passa avant et après retint l’attention. D’abord, une

petite fille de cinq ou six ans prit la parole et demanda que Jésus bénisse l’assemblée.

L’assemblée répondit à sa prière avec le même sérieux qu’à un adulte. Puis elle se mit à

chanter. Après le sermon, des adolescents de différents âges jouèrent une pièce de

théâtre dont le contenu apportait des réponses à des situations auxquelles ils étaient

régulièrement confrontés dans leur vie quotidienne (mauvaises rencontres, tentations,

découragement, etc.). Bref, la volonté d’investir sur les enfants était évidente. De leur

donner goût au travail, à l’apprentissage, à l’entraide. Cette pièce conclut le culte. On

empila les chaises en rigolant, deux jeunes filles plièrent les rideaux en se drapant

d’abord avec. Puis la musique démarra. Le préau se transforma en piste de danse. Tout

le monde s’amusa et se trémoussa, avec grâce, avec rythme, avec un plaisir non

dissimulé. Des plus jeunes aux plus âgés, tous avaient le sourire aux lèvres. C’était une

ambiance festive et conviviale, complice, intergénérationnelle qui résonnait dans la

campagne, au milieu de nulle part, du moins pour l’instant, car dans les yeux du

pasteur Valentin, l’école, le terrain de basket, l’église étaient déjà là. Les fidèles

remontèrent dans le bus, qui s’éloigna doucement, se trémoussant lui aussi sur la route

chaotique. Aucun doute : tous partageaient le même espoir.

Fonder une nouvelle Église constitue le meilleur moyen de faire se multiplier lacommunauté de fidèles [...] Les nouvelles Églises sont plus flexibles et s’adaptentplus facilement aux besoins du temps présent. Elles permettent égalementl’émergence de nouveaux leaders. Et parce que les nouvelles Églises répondent auplus près aux besoins de leurs membres, tels qu’ils s’expriment individuellement,ceux-ci peuvent acquérir plus facilement une identité communautaire, qui découlede leur intériorisation de la « vision » dont le pasteur-leader s’affirme être porteur(J. Garcia-Ruiz, P. Michel, 2012 : 98).

34 La vision du pasteur-leader Valentin avait pour dernier aspect une très forte dimension

politique qui ambitionnait le dépassement des clivages religieux. Son action la plus

révolutionnaire fut sans doute la place originale qu’il fit aux vaudouisants. Cela ne fut

pas sans choquer sa communauté, mais il n’y renonça pas pour autant. Non seulement

il paya les frais de scolarité du fils de l’hougan10 du village, mais encore, il invita les

pratiquants du vaudou à se joindre aux festivités qu’il organisait une fois par mois dans

son église avec l’ensemble des villageois qui le désiraient. En cela, il tentait de dépasser

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les mépris croisés qui, au cours de l’histoire d’Haïti, avaient entaché le partage de

l’« haïtianité » : d’abord celui des élites catholiques face au vaudou ; ensuite celui des

élites intellectuelles nombreuses à considérer aujourd’hui le vaudou comme le

« ciment réel de la société haïtienne » (Hurbon, 2004 : 260 et 262) face aux Églises

évangéliques et pentecôtistes ; enfin la diabolisation du vaudou par les protestants,

conduisant à un refus des vaudouisants de considérer ces derniers comme des Haïtiens

et cela malgré leur croissance continue depuis le début des années 1980 (A. Corten,

2014). En réponse à ces différents niveaux d’essentialisation de l’appartenance

identitaire, le pasteur Valentin proposait de remettre la société en mouvement : il

confirmait la résistance face à l’Occident en refusant tout autant la centralité de

l’argent et la victimisation dans laquelle les ONG maintenaient les Haïtiens. Il trouvait

ainsi un point d’entente possible avec les pratiquants du vaudou. Il tentait par ailleurs

de faire bouger la société par le bas et militait pour un projet politique alternatif dans

lequel l’État tout comme les ONG jouaient un rôle secondaire. Bref s’il était proche du

néo-pentecôtisme, il s’en distinguait en mettant à distance la réussite matérielle et en

acceptant la pluralité des croyances. Le pasteur Valentin était un entrepreneur doublé

d’un homme politique.

35 J. P. Warnier s’attache à démontrer que la valeur est l’aboutissement d’un processus de

construction. Elle peut être révisée à la hausse comme à la baisse en fonction de

l’environnement dans lequel le bien ou la personne est évalué (J. P. Warnier, 2009). Le

changement de l’appréciation de sa valeur par le fidèle est le premier travail tenté par

les distributeurs de l’entreprise AMWAY comme par les pasteurs des deux dernières

églises visitées. À cet égard, la sociologie de la pauvreté de Simmel aide à éclairer les

enjeux de cette transformation. Pour lui aussi, la pauvreté est toujours relative. C’est la

société qui la construit, lui donne ses contours et d’une certaine façon y enferme les

pauvres. Dans le cas d’Haïti, c’est plus largement le regard que les puissances mondiales

posent sur ce pays qui le réduit à son état de pauvreté. Les pauvres haïtiens sont

ceux qui ne peuvent survivre sans l’aide de la collectivité internationale et qui, par

conséquent, sont perçus à la fois comme dépendants d’elle et non désirés par elle. Le

jugement des ONG et de la MINUSTAH sur le peuple haïtien leur donne une telle

ascendance sur lui qu’elles se permettraient parfois l’inacceptable (les habitants

dénoncent des viols, des vols, etc.). La pauvreté légitime leur fonction et leur sentiment

d’utilité maintient les Haïtiens dans une identité figée, stigmatisante, d’où les sort la

démarche responsabilisante des pasteurs. En œuvrant à modifier la structure

matérielle, culturelle, sociale de l’environnement immédiat de l’église pour créer les

conditions favorables au développement local, ils permettent à chacun de se trouver

une fonction au sein de l’église, pour son village ou son quartier, et finalement dans la

société. Leur visée est de faire du fidèle un travailleur, c’est-à-dire un sujet économique

actif. L’église devient le lieu où le fidèle est encouragé à trouver « une aptitude à

travailler, une compétence, un pouvoir-faire quelque chose » (M. Foucault, 2004 : 230) ;

les moyens de devenir un « entrepreneur de lui-même », sortant dès lors de la logique

de l’assistanat à l’origine de « l’exclusion des pauvres » (G. Simmel, 2008 : 51).

36 La communauté de Ganthier est la plus intéressante à cet égard. Des villageois décident

d’engager un pasteur qui réponde à leurs besoins pour mettre en action leurs désirs. Il

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est à la fois employé et chef de l’entreprise communautaire. S’il ne va pas dans leur

sens, ils s’en iront. Il n’y a pas de patronat ; il n’y a pas d’argent non plus. Non pas que

l’argent ne soit pas souhaité, mais que les fidèles n’en disposent pas ou si peu qu’il cesse

d’être une valeur d’échange. L’argent vient d’ailleurs. Il sert les besoins de la

collectivité, mais c’est par son énergie que l’individu est appelé à sortir de la misère. Le

pasteur oblige le fidèle à se demander ce qu’il possède en lui-même qu’il pourrait

mettre au service de la communauté et de sa propre transformation c’est-à-dire, au

service d’une augmentation de sa propre valeur. La mobilisation des fidèles à laquelle il

semble parvenir est « une affaire de colinéarité » (F. Lordon, 2010 : 54). Il s’agit

d’aligner le désir des fidèles sur une volonté politique au centre de laquelle se trouvent

l’éducation des jeunes, la formation des adultes et le respect de la pluralité religieuse.

Tout est fait pour développer « le désir intrinsèque de l’activité pour elle-même » et la

possibilité de « la réalisation de soi dans et par le travail » (Lordon : 76). Finalement, la

croissance et la réussite de l’entreprise paroissiale dépendent de la montée en valeur de

ses fidèles. Si, comme l’affirme Spinoza, « pouvoir et faire sont une seule et même

chose » (F. Lordon : 183) alors il s’agit assurément pour le pasteur de renforcer la

croyance des paroissiens en leur pouvoir.

37 Le projet du pasteur-entrepreneur-homme politique Valentin est de participer à la

création d’une communauté partageant un « destin réalisateur commun ». Dans ce cas,

selon F. Lordon, « on peut donner à l’entreprise générale le nom de “récommune”, res

communa décalquée de la res publica, chose simplement commune puisqu’elle est plus

étroite en nombre et en finalités que la chose publique, mais enclave de vie partagée

susceptible comme telle d’être organisée selon le même principe que la république

idéale : la démocratie radicale » (169). Les paroisses néo-pentecôtistes visitées

remettent en cause la présence et les actions des ONG, parce qu’il leur semble

indispensable pour la reconstruction de l’individu, de sa famille, du village et

finalement du pays, que les fidèles partagent « l’entière maîtrise des conditions de la

poursuite collective de l’objet, et [affirment] le droit irréfragable d’être pleinement

associés à ce qui les concerne [...] Le simplissime principe récommuniste est donc que

ce qui affecte tous doit être l’objet de tous [...], c’est-à-dire constitutionnellement et

égalitairement débattu par tous » (170). On veut croire avec F. Lordon que l’éruption

d’indignation provoquée par la façon dont les ONG et la MINUSTAH ont pris possession

de la nation haïtienne « rencontrera une cristallisation affective sur laquelle, si petite

soit-elle à l’origine, elle produira des effets de précipitation catalytique » (179). En

même temps, et pour aller dans l’autre direction, il apparaît que l’entreprise

économico-politico-religieuse de Valentin n’est pas sans rapport avec la définition

même de l’entreprise que Foucault repère dans le néolibéralisme. Il ne s’agit pas en

effet de créer des multinationales mais au contraire de faire en sorte que chaque

« unité de base » (l’individu lui-même, sa famille, etc.) se développe sous la forme d’une

entreprise de telle sorte que celle-ci devienne « la puissance informant la société »

(M. Foucault, 2004 : 154). Or cela n’est possible que si les activités économiques ainsi

mises en place sont réglées. « Ces règles, précise Foucault dans sa leçon du 21 février

1979, ça peut être un habitus social, une prescription religieuse, ça peut être une

éthique, ça peut être un règlement corporatif, ça peut être une loi. » En l’absence de

lois solidement posées par l’État, c’est l’habitus social que les pasteurs néo-pentecôtistes

présentés dans cet article essaient de transformer, à travers la prescription religieuse.

Et en cela, ils jouent le jeu du néolibéralisme.

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WOODS Paolo, ROBERT Arnaud, 2014, Leta, Port-au-Prince, Fokal Éditions.

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Page 90: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

NOTES

2. Notons, avec L. Hurbon, que le « clergé n’était pas tout entier dévoué à la cause esclavagiste ».

On sait notamment que les jésuites ont été expulsés de Saint Domingue en 1763, pour encourager

un esprit de révolte. Par ailleurs, explique l’auteur, bien des prêtres ont pris « au moment des

troubles [...] le camp des esclaves insurgés » (2004 : 106).

3. Le projet d’une Église nationale adossée au pouvoir politique a été formulé par Soulouque (l’un

des dictateurs haïtiens les plus redoutés) dès 1849. Un concordat est signé après la chute de

Soulouque en 1859, avec le président Geffrard. « Désormais, une Église toute faite, c’est-à-dire, la

chrétienté, peut s’installer dans le pays, avec le maximum de privilèges, mais adossée au pouvoir

politique. Aux congrégations religieuses [...] seront confiées éducation et instruction. Elles

devront mettre en œuvre et fournir au pays une élite formée à l’occidentale » (L. Hurbon, 2004 :

142).

4. Le protestantisme est arrivé en Haïti « dans le cadre du mouvement pour l’abolition de

l’esclavage dans les colonies (abolition proclamée en 1838) [...] Des pasteurs baptistes anglais et

jamaïquains ainsi que des pasteurs noirs américains débarquent en Haïti » (A. Corten, 2001 : 77).

5. Louis-Joseph Janvier, Les Constitutions d’Haïti (1801-1885), C. Marpon et E. Flammarion Libraires

Éditeurs, Paris, 1886, p. 286 et 614, cité par L. A. Clorméus (2012 : 174).

6. Ce constat n’est pas généralisable. Certaines Églises pentecôtistes s’adressent à un public

socialement mieux inséré et s’adaptent à des demandes plus pragmatiques et dirigées vers ce

monde-ci.

7. Mission des Nations Unies pour la stabilisation d’Haïti, inaugurée en 2004 après le départ

précipité du président Jean-Bertrand Aristide et composée en 2016 de 2 366 militaires et 2 374

policiers de l’ONU (pour une population globale en Haïti de 10 millions d’habitants).

8. J. Tardieu représente la commune de Pétion-Ville à la chambre des Députés.

9. Dans Le Courrier du mercredi 8 mai 2013 est reproduit un article du Monde diplomatique de mai

2013, intitulé « Haïti dépecé par ses bienfaiteurs », par Céline Raffali.

10. Chef spirituel vaudou.

RÉSUMÉS

Le séisme du 10 janvier 2010 à Port-au-Prince a modifié le paysage religieux haïtien qui a vu

nettement progresser les églises néopentecôtistes. Celles-ci ne sont certes pas animées par une

théologie unifiée et au-delà de quelques pratiques communes, les attentes des fidèles et les

prêches des pasteurs sont très variés. On peut observer le développement d’une théologie sociale

dont la portée, à la fois politique et économique, tente de combler, au petit niveau de la

communauté religieuse, l’absence de l’État. Cette théologie participe de ce souffle nouveau qui

pousse à la création d’une « Haïti nouvelle » et cherche à remettre les Haïtiens sur la voie du

travail, de l’enrichissement et de l’indépendance, en particulier vis-à-vis des ONG.

The earthquake of January 10th, 2010 in Port-au-Prince modified the Haitian religious landscape

with a clear progress of the neoPentecostal churches. These are not led by a unified theology and,

beyond some common practices, the expectations of the believers and the sermons of the

ministers are highly varied. We can observe the development of a social theology which impact,

at the same time political and economic, tries to fill the absence of the State at the religious

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Page 91: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

community’s level. This theology belongs with this new breath which pushes to the creation of a

“new Haiti” and tries to put the Haitians back on the way to work, enrichment and

independence, in particular regarding non-governmental organizations.

El sismo del 10 de enero de 2010 en Port-au-Prince modificó el paisaje religioso haitiano, que vió

progresar claramente las iglesias neo-pentecostales. Éstas no comparten por cierto una teología

unificada, y más allá de algunas prácticas comunes, las expectativas de los fieles y las prédicas de

los pastores son muy variadas. Se puede observar el desarrollo de una teología social cuyo

alcance, a la vez político y económico, trata de subsanar, al nivel reducido de la comunidad

religiosa, la ausencia del Estado. Esta teología participa del aire nuevo que busca la creación de

un “nuevo Haití” y devolver a los haitianos al camino del trabajo, del enriquecimiento y de la

independencia, en particular frente a las ONG.

INDEX

Mots-clés : Haïti, églises néopentecôtistes, théologie sociale, conatus et désir, Frédéric Lordon

Keywords : Haiti, neoPentecostal churches, social theology, conatus and desire, Frédéric Lordon

Palabras claves : Haití, iglesias neo-pentecostales, teología social, conato y deseo, Federico

Lordon

AUTEUR

NATHALIE LUCA

Centre d’études en sciences sociales du religieux (CéSor), UMR 8216, CNRS-EHESS,

[email protected]

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 92: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Du phalanstère au marché de niche :genèse et évolution de l’immobilierislamique indonésienFrom phalanstery to niche market: genesis and evolution of Indonesian Islamic

real estate

Del falansterio al mercado de nicho: génesis y evolución de la inmobiliaria

islámica indonesia

Rémy Madinier

1 Premier pays musulman du monde avec près de 220 millions de pratiquants déclarés,

l’Indonésie est, depuis plusieurs décennies, au cœur d’une zone de croissance dont elle

a largement profité. Bien que fort mal répartis, les fruits de ce développement

économique ont consacré l’émergence d’une classe moyenne supérieure dont

l’appétence à la consommation a, à son tour, stimulé la croissance (Tanter, Youngs,

1990)1. C’est essentiellement au sein de cette classe moyenne qu’a pris corps, depuis la

fin des années 1970, un puissant mouvement de renouveau islamique marqué par une

affirmation et une extériorisation croissante des signes de piété (Hefner, 2000). À

l’instar de la Malaisie voisine cette évolution a combiné revendications politiques et

développement d’une économie à base confessionnelle. Cette dernière a d’abord

procédé d’une extension et d’une monétisation de la dakwah (prédication), portées par

des acteurs dont la principale activité et donc la légitimité (souvent récente) étaient

liées à la diffusion de l’islam. Elle s’est ensuite peu à peu étendue à des produits sans

identité confessionnelle particulière mais vendus au sein de réseaux se réclamant des

« valeurs de musulmanes » et affirmant vouloir avant tout contribuer au

développement économique de la communauté des croyants (voir l’article de Gwenaël

Njoto-Feillard dans ce volume).

2 Reprenant une tradition ancienne d’isolat religieux, transformée sous la double

influence de la professionnalisation des promoteurs et de l’embourgeoisement des

acheteurs, le développement d’un marché immobilier islamique dans la plupart des

grandes villes indonésiennes a constitué une nouvelle étape dans ce processus.

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Page 93: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

3 Le terme générique de lotissement islamique (perumahan islam) recouvre à Jakarta des

réalités fort différentes. Phénomène marginal à l’échelle de la démesure de la capitale

indonésienne (quelques dizaines de milliers de personnes tout au plus, sur un total de

près de 25 millions d’habitants), ce mode d’habitat n’en a pas moins suscité une

curiosité médiatique réelle et un intérêt scientifique croissant bien qu’encore

embryonnaire2. La vingtaine de complexes que compte Jabotabek3 permet pourtant

d’esquisser une typologie qui, inscrite dans le temps, dessine trois sortes de démarches

entrepreneuriales allant de la survivance d’un modèle ancien d’économie coopérative à

un projet communautariste néo-soufie4. Cette diversité des expériences témoigne de la

pluralité des possibles dès lors qu’il s’agit de mobiliser un référent islamique autour

d’un projet économique et, dès lors, invalide un essentialisme commode qui assimile

l’habitat confessionnel à un changement radical de mode de vie sur fond de repli

identitaire agressif. Mais cette profondeur chronologique montre aussi une indéniable

uniformisation des projets sous l’effet d’un capitalisme de consommation de masse (I).

L’émergence d’une niche islamique au sein du marché immobilier classique invite à

reconsidérer le rôle même de l’entrepreneur dans la mobilisation de référents religieux

au service de son projet et, partant, à envisager à nouveaux frais le cadre conceptuel

wébérien qui structure encore largement les analyses relatives à la mobilisation de

l’économie dans les religions non chrétiennes (Obadia, 2013 : 50 ; Feillard-Njoto : 22-36).

Islamisation monétisée de la modernité, l’irruption du marketing islamique a

paradoxalement relégué les motivations religieuses de l’entrepreneur au second plan.

De plus en plus souvent réduit au rang de référent identitaire parmi d’autres, mobilisé

à des fins essentiellement publicitaires et pouvant à tout instant être abandonné au

profit d’argumentaires profanes (comme l’écologie) jugés plus prometteurs, l’islam

perd sa dimension axiologique. Inspirateur devenu imitateur, le promoteur désormais

motivé avant tout par un opportunisme commercial ne fait plus qu’accompagner le

croyant, devenu consommateur dans cette nouvelle et très concurrentielle économie

du salut (II).

4 Ce faisant, l’entrepreneur islamique encourage une mutation fondamentale au sein de

l’islam indonésien : la mise en scène publicitaire des spécificités d’un habitat

exclusivement musulman et de ses valeurs supposées est avant tout un concordisme

inavoué, permettant aux nouvelles classes moyennes de s’aligner sur le repli frileux de

leurs homologues occidentales. Protégé des influences extérieures jugées néfastes, mais

coupé du reste de la ville, le lotissement est loin de propager l’idéal islamiste de

transformation sociale que portent et structurent organisations et partis religieux. Il

semble au contraire plutôt éloigner ses habitants d’une ambition de changement global,

délaissée au profit d’un processus d’auto-validation individuelle d’un consumérisme

douillet (III).

L’évolution des démarches entrepreneuriales

Les pionniers : l’Islamic Village de Tangerang

5 Le premier lotissement islamique construit dans la région de Jakarta remonte au début

des années 1970. Exemple longtemps isolé, il témoigne pourtant de la genèse

coopérative de cet immobilier de niche et rappelle le caractère très socialisant de

l’économie islamique à ses débuts5. Ce premier projet fut l’œuvre d’une modeste

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association (yayasan), fondée par un ancien aumônier militaire devenu prédicateur,

Yunan Helmi Nasution. En 1972, elle fit l’acquisition d’un premier terrain de neuf

hectares situé sur la commune de Tangerang à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de

la capitale. Quelques années plus tard, grâce à l’aide du gouverneur, la yayasan Islamic

Village obtint de droit d’étendre son projet sur une centaine d’hectares. L’endroit était

alors isolé et très mal desservi : il fallait compter plus de deux heures trente de

transport depuis Jakarta et, faute de route, les derniers kilomètres devaient être

parcourus en voiture à cheval. Cet éloignement ne déplaisait pas à ces pionniers de

l’habitat islamique : outre le prix très accessible des terrains, ils souhaitaient prendre

leurs distances avec une ville (et plus largement avec une société) qu’ils considéraient

comme peu propices à l’expression de leur foi6. Le tout jeune régime de l’Ordre nouveau

du général Suharto était regardé, dans les milieux religieux réformistes dont était issu

Yunan Helmi Nasution, comme hostile à toute expression trop affirmée d’une identité

islamique stimulée par un renouveau encore très timide7.

6 Une quinzaine d’années plus tard, l’environnement du lotissement changea du tout au

tout. En 1982, l’autoroute reliant Jakarta à la pointe occidentale de Java (point de départ

des ferries pour Sumatra) fut construite, et une sortie ouverte à quelques centaines de

mètres du complexe. Un immense projet immobilier, Lippo-Karawaci, essentiellement

financé par des investisseurs sino-indonésiens, vit le jour et transforma cette lointaine

banlieue industrielle en l’une des villes-satellites les plus dynamiques de Jakarta. L’

Islamic Village est désormais entouré par un gigantesque centre commercial, une

université, des immeubles de bureaux, deux golfs ainsi que par d’imposants

lotissements destinés aux nouvelles classes moyennes aisées, en pleine expansion

depuis la fin des années 1980. Cette transformation radicale fut interprétée comme un

« signe de Dieu8 » par les responsables de la fondation et elle entraina une mutation de

leur démarche entrepreneuriale sur laquelle nous reviendrons.

7 Malgré son éloignement de la capitale, le projet initial était marqué par son ouverture

et par sa dimension associative et sociale. Le choix d’un nom anglais, caractéristique

d’une période où l’inspiration occidentale n’était pas encore perçue comme

contradictoire avec les valeurs de l’islam, incarnait la modernité. Le modèle

économique reposait sur un fonctionnement très collectif : les futurs habitants

achetèrent les parcelles réservées par l’association et construisirent leurs logements. La

yayasan se chargea d’aménager la voirie et les infrastructures en empiétant sur les

propriétés et aujourd’hui encore l’entretien courant des rues se fait toujours selon le

principe de l’entraide mutuelle entre voisins (gotong royong). L’association prit

également en charge la dimension religieuse et sociale du projet : plusieurs quartiers,

comprenant chacun une cinquantaine de maisons, furent délimités avec, en leur centre,

une salle de prière (musholla) vers laquelle converge un entrelacs de chemins

piétonniers, assurant ainsi la cohésion religieuse des lieux9. Certaines de ces salles de

prières ont depuis lors été transformées en mosquées (mesjid) et accueillent les fidèles

pour la prière communautaire du vendredi, autour d’un imam désigné par le voisinage.

Au rez-de-chaussée de ces édifices, on trouvait, dans les premières années, des

échoppes à caractère coopératif permettant aux occupants du lieu de faire leurs achats.

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Page 95: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Les anciennes maisons de l’Islamic Village

8 Près de trois cents maisons furent bâties sur les terrains acquis par la yayasan. De taille

et de style fort divers, elles ne présentent aucune caractéristique permettant de les

identifier comme « islamiques ». En dehors des salles de prières, dont la présence

rythme l’urbanisme du lotissement, et d’une importante mosquée à l’entrée du

complexe, la dimension religieuse du projet se lit avant tout au travers de sa politique

éducative et sociale. Le règlement de l’association ne prévoit aucune obligation

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Page 96: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

strictement religieuse : pratique cultuelle et port du voile sont laissés à l’appréciation

de chacun. Ce même règlement insiste par contre sur la nécessité d’un engagement

collectif en faveur de l’éducation et d’une solidarité avec les plus démunis. Un cursus

scolaire complet, de la maternelle au baccalauréat, est proposé aux enfants des

résidents selon une charte assez ouverte, mettant en avant un humanisme musulman

éclairé et combinant programmes de l’Éducation nationale indonésienne et pratique

religieuse organisée par l’association (un certain nombre de prières en commun sont

obligatoires). Une maison communautaire islamique (Balai Islamic), un hôpital, une

maison de retraite et surtout un orphelinat complètent les équipements collectifs. Car

l’aide aux orphelins fut l’une des pierres angulaires du projet : à l’origine, chaque

famille qui s’installait dans l’Islamic Village devait s’engager à accueillir un enfant

abandonné et à participer à son éducation.

9 Ce premier lotissement islamique associant structures communautaires et logements

individuels est demeuré longtemps un exemple isolé à Jakarta et sans doute en

Indonésie10. Motivé à la fois par un désir de retrait du monde et une pratique solidaire,

il peut être qualifié d’entrepreneuriat collectif et social. Bien que l’essentiel des

structures et des activités décrites ci-dessus perdure, la sociologie du lotissement a

évolué depuis l’intégration de Tangerang dans l’environnement immédiat de la

capitale. La plupart des habitants sont désormais des banlieusards que peu de chose

distingue de leurs voisins des autres lotissements. L’esprit très communautariste et

solidaire des débuts semble s’être quelque peu émoussé : les cent trente orphelins sont

désormais entièrement pris en charge par l’association et non plus accueillis dans les

familles.

Le développement d’une niche islamique au sein du marché

immobilier

10 Accompagnant cette mutation, la dynamique entrepreneuriale de la famille à l’origine

du projet a considérablement évolué avec l’accession d’une nouvelle génération à la

direction de la fondation. Tout en continuant à assurer la gestion de l’Islamic Village, les

enfants de Yunan Helmi Nasution ont voulu profiter de l’expérience et de la notoriété

de cette première réalisation pour saisir les opportunités que leur offrit, à la fin des

années 1990, le développement d’une niche islamique dans un marché immobilier en

pleine expansion. Ils fondèrent alors une société de promotion immobilière, la PT

Mustika Hadiasri qui prit en charge le développement de plusieurs nouveaux

lotissements islamiques à Tangerang (une cinquantaine de maisons sur un terrain

contigu à celui de l’Islamic Village) mais aussi à Bandung (Java-Ouest, 120 logements) et à

Pekanbaru (Province de Riau à Sumatra, une centaine de maisons). Commercialisés sous

le nom de Villa Ilhami « inspiration divine » ces lotissements diffèrent assez peu de ceux

proposés par les promoteurs concurrents, qu’ils se revendiquent ou non de l’islam. La

démarche entrepreneuriale est désormais beaucoup plus classique : la société Mustika

Hadiasri achète des terrains à la périphérie des grandes villes, les viabilise, puis

construit des maisons dans un style relativement uniforme (mais d’une surface variant

de 40 à 100 m2) et les commercialise.

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 97: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Le lotissement Villa Ilhami, construit sur un terrain attenant à l’Islamic Village, Tangerang

11 En abandonnant l’entrepreneuriat associatif et social, les enfants de Yunan Helmy

Nasution se sont placés sur un créneau certes plus lucratif mais aussi beaucoup plus

concurrentiel. Outre leur société, deux autres promoteurs se partagent l’essentiel de ce

marché dans l’agglomération de Jakarta : Orchid Reality et surtout Bumi Darussalam.

Cette dernière a été l’une des premières à investir cette niche dès 1992. Elle a construit

cinq lotissements à Depok, dans la périphérie immédiate de Jakarta, puis a également

étendu ses activités à la fin des années 2000 à d’autres villes de l’Archipel (Madiun à

Java-Est et Palembang à Sumatra-Sud)11. Les deux réalisations que j’ai pu visiter à Depok

(Permata Darussalam et Pondok Darussalam) datent respectivement de 2006 et de 2008.

Elles ne présentent aucune caractéristique islamique évidente en dehors de leur nom.

Les ornements en forme d’étoile ou évoquant la calligraphie arabe que l’on trouve dans

certaines constructions plus récentes sont ici absents. En dehors du fait que les

acquéreurs doivent être musulmans, le règlement du lotissement n’impose aucune

obligation religieuse mais les habitants évoquent volontiers une certaine émulation

dans la pratique. L’un d’eux, Yon Machmudi (vers qui m’ont conduit les autres

résidents), insiste sur cette sociabilité musulmane et la présente comme l’une des

motivations principales des acquéreurs12. À l’instar du discours recueilli dans les autres

lotissements islamiques, il s’agit pour lui avant tout de fournir à sa famille un

environnement protégé des risques et turpitudes de la ville environnante. Ce

qu’achètent avant tout les classes moyennes pieuses (ingénieurs, universitaires, cadres

bancaires, etc.) s’installant dans ces complexes, c’est un voisinage dont on attend un

comportement moral et un encouragement à une vie pieuse. Pour reprendre – en la

détournant quelque peu – une notion wébérienne, le rôle de la communauté est ici

réduit à l’agrégat de simples affinités électives : l’engagement demeure individuel et

sans contrainte, la pratique religieuse est laissée à l’appréciation de chacun et aucune

œuvre commune ne vient cimenter la collectivité.

L’immobilier islamique rigoriste et son échec

12 Dans un registre un peu différent, à mi-chemin entre l’Islamic Village de Tangerang et

les lotissements de Depok, Bukit Az-Zikra (la colline du zikr) à Sentul (une banlieue

éloignée de la capitale) associe un projet communautaire ambitieux et une démarche

entrepreneuriale très influencée par le marché. Ce lotissement de 350 maisons est né de

l’association d’une figure très médiatique du renouveau islamique, Ustaz Arifin Ihlam

et d’un promoteur classique, la société Cigede Griya Permai, dont l’essentiel des

activités ne touche en rien à l’islam. Arifin Ihlam est l’un de ces prédicateurs vedettes

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 98: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

ayant fait irruption sur la scène médiatique indonésienne au début des années 2000.

Sans formation religieuse particulière mais doué d’un charisme certain, il incarne cet

islam de « born-again muslims » qui a profondément marqué la spiritualité du pays ces

deux dernières décennies. Puisant dans la tradition soufie du zikr, il organisa, d’abord

dans son quartier puis dans de nombreuses villes d’Indonésie et à la télévision

d’importantes sessions de prières et de litanies communes auxquelles il donnait un tour

très émotionnel (Howell, 2008). Suivant une démarche habituelle au sein du marché de

la prédication, Arifin Ihlam fonda d’abord une modeste association : le Majelis Zikir Az-

zikra, Conseil du zikr ; puis une entreprise : la P.T. Andiarta Wisata, spécialisée dans le

tourisme religieux (Njoto-Feillard, 2012 : 267). Sa rencontre avec le colonel Kadhafi lui

assura le soutien de la World Islamic Call Society (WICS), une puissante fondation

libyenne destinée à contrer l’influence wahhabite, et lui permit de développer

l’ambitieux projet de Bukit Az-Zikra. Une imposante mosquée pouvant accueillir

plusieurs milliers de personnes fut édifiée sur la colline de Sentul et inaugurée en 2009.

Portant d’abord le nom du dictateur, de même que le centre culturel islamique qui lui

est accolé, l’édifice a été renommé Mosquée Az-Zikra en 2011, à la demande des

nouvelles autorités libyennes. L’identité islamique du lieu – et donc celle des logements

proposés à la vente – tenait à l’origine tout à la fois à la présence de cet édifice

dominant les logements en contrebas, à la promesse d’une guidée spirituelle de l’Ustaz

Arifin Ihlam, et au projet d’une vie communautaire un peu à l’écart du monde (un

« hégire » selon les documents promotionnels) marqué par une piété fortement teintée

de rigorisme.

13 L’idéal de départ a grandement souffert de la disparition de son généreux mécène :

selon les informations recueillies en 2008 par Gwenaël Njoto-Feillard, 2 000 maisons

étaient prévues dans le lotissement (2012 : 270) ; mais en 2013, lors de ma visite, seules

350 d’entre elles avaient été construites et une cinquantaine étaient habitées en

permanence. Hormis le centre culturel islamique, aucun des équipements collectifs

évoqués dans le projet n’a vu le jour : le complexe ne dispose ni d’école, ni d’hôpital, ni

de centre sportif. L’éloignement de la capitale et le déficit d’infrastructures expliquent

sans doute l’échec relatif du projet. Mais sa tonalité puritaine a sans doute également

découragé les occupants potentiels : prière commune obligatoire, voile pour les

femmes, interdiction de fumer, font en effet de cet ensemble le lotissement islamique le

plus strict de l’agglomération.

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 99: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

La grande mosquée de Bukit Az-Zikra, renommée après la chute de Kadhafi

14 Ce rapide aperçu des différents types de lotissements islamiques de Jakarta montre que

l’appellation commune de perumahan islam a pu abriter une grande variété de projets.

Mais il met également en lumière une uniformisation croissante de ce marché qui

interroge le rôle traditionnellement dévolu aux différents acteurs du lien entre religion

et économie.

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Page 100: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Des pancartes rappellent aux habitantes du lotissement Bukit Az-Zikra les règles islamiques debienséance vestimentaire

Une islamisation monétisée de la modernité : l’ère dumarketing confessionnel

15 Afin de mieux saisir la démarche entrepreneuriale des promoteurs de lotissements

islamiques et ses mutations, on doit les envisager au prisme de trois évolutions

convergentes : un renouveau musulman largement fondé sur une extériorisation de la

piété : un embourgeoisement du mode de vie islamique porté par les nouvelles classes

moyennes indonésiennes ; une conversion de l’économie islamique au néo-libéralisme

de marché enfin (Hefner, 2000 ; Fealy, 2008 ; Heryanto, 2011). Soutenues par une

individualisation du croire, ces trois tendances de fond ont eu pour résultat de situer le

consommateur musulman au cœur des interactions entre économie et religion et,

partant, de reléguer la démarche entrepreneuriale au second plan.

16 L’Indonésie ne constitue pas, à bien des égards, une exception au regard d’un processus

à l’œuvre dans une grande partie du monde musulman13. Mais, pour des raisons – sur

lesquelles nous reviendrons – liées à la fois à son type de développement économique et

à la fluidité des engagements politiques et religieux, elle en constitue l’un des exemples

les plus aboutis, dont témoigne l’évolution des lotissements islamiques.

17 Les exemples évoqués permettent en effet de saisir la dynamique d’uniformisation des

conduites entrepreneuriales sous l’effet conjugué de leur professionnalisation et de

leur recours croissant au marché. La religion qui constituait au départ l’élément

structurant de projets comme celui de l’Islamic Village ou de Bukit Az-Zikra se trouve

désormais reléguée au rang de marqueur identitaire d’une consommation et exposée, à

ce titre, à des phénomènes de mode et de concurrence.

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Page 101: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

18 Fondateur de l’Islamic Village, Yunan Helmy Nasution, désirait à travers son projet

« donner corps à une société prospère spirituellement et matériellement sous les

auspices d’Allah14 ». Personnage charismatique, il sut mobiliser ses réseaux au sein de

l’armée mais également parmi les milieux religieux et artistiques – il présidait aux

destinées de l’Association pour les arts et la culture de l’islam, Himpunan Seniman

Budayawan Islam, HSBI – pour mettre en œuvre son dessein. Il parvint ainsi à convaincre

une petite communauté de rejoindre un lieu de vie isolé permettant à chacun de

s’épanouir dans sa foi, « de la naissance à la tombe », et ce autour d’un engagement

commun, l’assistance aux enfants abandonnés. L’habitat était ici considéré comme la

pierre angulaire d’un idéal de société islamique tourné vers la solidarité au sein de la

communauté et au-delà. L’homme était un religieux de profession, animé d’une

vocation faisant écho au Beruf wébérien et à l’ascèse intra-mondaine des puritains du

XVIIIe siècle. Le recours au marché, la propriété privée et l’argent n’étaient valorisés

qu’en tant que moyens de contribuer à une œuvre collective de salut. Galvanisés par le

charisme de Nasution, convaincus par sa vision d’une société plus juste parce que plus

religieuse, les premiers habitants investirent leurs économies dans quelques hectares

de mauvaises rizières. L’identité islamique du projet s’inscrivait avant tout dans cette

ambition collective et solidaire qui avait guidé les plans dessinés par Ahmad Noe’man,

un célèbre architecte indonésien, très investi dans la construction d’édifices religieux15.

Les références visuelles à l’islam étaient alors discrètes : celles des bâtiments

communautaires (mosquée, école, hôpital, orphelinat, etc.) puisaient dans un corpus

plus volontiers javanais qu’arabe et l’architecture des maisons individuelles fut laissée

à l’appréciation des propriétaires qui, on l’a dit, ne retinrent dans leur immense

majorité aucun signe extérieur de leur appartenance religieuse. Le relatif isolement du

complexe mit celui-ci à l’abri, durant toute sa phase de développement, des dérives

inhérentes à la spéculation foncière. Sa structure associative et son objet solidaire le

situaient aux marges de l’économie de marché et, partant, des prérequis d’une

consommation islamique.

19 Plus de trente années après, Bukit Az-Zikra a constitué une tentative comparable de

projet immobilier mêlant investissement individuel et vie communautaire. Produit

d’une évolution religieuse caractérisée à la fois par un désir de plus grande visibilité et

un éclatement de ses modes d’expression16, ce néo-soufisme urbain était au départ un

idéal confrérique rassemblant les fidèles de l’Ustaz Arifin Ihlam. Beaucoup plus

ambitieux que l’Islamic Village, le projet dépendait étroitement des financements

lybiens qui se tarirent brutalement à la chute de Mouammar Kadhafy en 2011. En

l’absence d’une structure associative et d’un élan collectif comparable à celui ayant

présidé à la fondation de l’Islamic Village, la pérennité du projet initial ne fut pas assurée

et le promoteur, distinct de l’entrepreneur religieux, opéra un retour rapide au marché

immobilier classique pour écouler les terrains restants. Au sein de l’agence de

commercialisation de Bukit Az-Zikra, située à l’entrée du complexe, la société Cigede

Griya Permai propose désormais à la vente The Grand Sentul, un lotissement attenant

d’environ cinq cents maisons. Puisant largement dans un registre anglo-saxon (« konsep

hotel best view ») la communication commerciale de ce projet insiste sur la notion

« d’espace de vie intégré » (integrated living area) et met en avant la situation du lieu,

supposée protéger ses habitants des trois plaies de l’agglomération jakartanaise : les

inondations, la pollution et les embouteillages (ce qui est, pour ce dernier argument,

parfaitement mensonger si l’on doit se rendre au centre de l’agglomération pour

travailler). Lorsqu’il pénètre dans les locaux de Cigede Griya Permai, l’éventuel

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acquéreur se voit donc désormais proposer deux lotissements de type complètement

différents et ce n’est qu’après discussion avec le vendeur, qu’il sera orienté vers l’un ou

l’autre.

20 S’agissant du lotissement islamique déjà construit, son utilisation par ses habitants s’est

adaptée à la nouvelle situation et se rapproche désormais bien plus d’une

consommation de biens religieux que d’une adhésion à un projet collectif. Arifin Ihlam

s’étant lui-même désintéressé du projet, il a cessé d’y résider en permanence et a repris

ses lucratives tournées de conférences à travers le pays, laissant à ses adjoints le soin de

guider la maigre communauté (quelques dizaines de personnes) ayant choisi de

s’installer autour de la mosquée. Au sein de cette dernière, la présence du

charismatique prédicateur n’est donc plus mise en avant comme motivation première.

En l’absence des activités et des équipements initialement prévus qui auraient pu

souder la vie communautaire, ce sont finalement des arguments assez proches de ceux

évoqués par les habitants des lotissements islamiques de Depok qui sont désormais

avancés : la recherche d’un entre-soi musulman rassurant, à l’écart d’un

environnement perçu comme périlleux pour une vie saine et morale. Pak Istani, par

exemple, a longuement insisté sur cet aspect en nous recevant chez lui, pour expliquer

le choix de son installation à Sentul. Capitaine en second dans la marine marchande, il

est coutumier des voyages au long cours qui, sept ou huit mois par an, l’éloignent de sa

famille. Avoir installé sa femme et ses deux enfants dans l’environnement protecteur

de Bukit Al-Zikra lui permet de partir l’esprit plus tranquille17. Lorsqu’il est présent, il

participe régulièrement aux prières à la Mosquée, mais l’idéal d’une vie religieuse

collective est désormais devenu second au regard de la fonction de contrôle social de

son investissement immobilier.

21 La plupart des maisons du lotissement demeurent donc inoccupées l’essentiel du temps.

Au dire des employés du bureau de vente, de nombreux acquéreurs avaient été avant

tout motivés par un désir de placement foncier, dans un contexte de hausse très rapide

des prix de l’immobilier depuis une dizaine d’années autour de la capitale. Certains ont

d’ailleurs revendu leur bien sans l’avoir loué ni occupé, se contentant d’une confortable

plus-value. D’autres, par contre, lui ont trouvé un nouvel usage religieux, celui d’un

tourisme de prédication, modeste déclinaison du projet initial. Ces propriétaires ne se

rendent sur place que lors des week-ends où Arifin Ilham prêche, depuis le parvis de la

grande mosquée, dans une ambiance très émotionnelle et conviviale. Habitant

généralement le centre de l’agglomération jakartanaise, ces occupants occasionnels

viennent alors chercher non pas un lieu retiré du monde mais une animation et une

commensalité propres à ces grands rassemblements de plusieurs milliers de personnes.

Le lotissement retrouve alors, quelques jours par mois, sa fonction religieuse

communautaire. Le promoteur s’est d’ailleurs adapté à cette nouvelle demande puisque

ses publicités mentionnent désormais ces « zikir bersama – louanges en compagnie de –

Arifin Ilham ».

22 Qu’il s’agisse d’un entre-soi musulman protecteur ou d’un tourisme religieux, les

nouveaux usages de Bukit-Az-Zikra ont donc pour point commun un engagement

islamique a minima par rapport à l’idéal des premiers temps. Ils participent à ce titre

d’une certaine normalisation dans le fonctionnement de ce lotissement, au regard d’un

marché caractérisé par le hiatus entre la communication emphatique des promoteurs

et la réalité. Car c’est bien dans son alignement complet sur des pratiques marketing

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profanes qui ne sont islamisées qu’en surface, que réside désormais la véritable

caractéristique de cette niche immobilière.

23 À l’instar de Cigede Griya Permai, les principaux promoteurs de ce segment que sont

Mustika Hadiasri, Bumi Darussalam et Orchid Realty sont avant tout soucieux d’investir

ce marché comme ils en occupent d’autres18. Les décisions d’investissement sont

envisagées uniquement en terme de rentabilité et donc étroitement conditionnées par

la localisation des terrains dans une périphérie facilement accessible des grande villes,

ce qui n’était pas le cas de Bukit-Az-Zikr ou de l’ Islamic Village à sa fondation.

Minimaliste, voire inexistant, le projet religieux n’est pour l’essentiel que le reflet des

aspirations identitaires des consommateurs, les promoteurs se contentant d’un habile

marketing fondé sur de maigres éléments : quelques discrets panneaux de calligraphie

islamique, des toilettes perpendiculaires à la kiblat19, des noms d’inspiration arabe, une

salle de prière – mais elle n’est pas systématique, les habitants de Permata Darussalam

vont ainsi prier à la mosquée voisine – constituent généralement les seules

particularités permettant de distinguer ces ensembles des lotissements voisins. Le

discours promotionnel est d’autant plus emphatique que les réalisations sont minces.

Bumi Darussalam affirme ainsi vouloir créer le « paradis sur terre » alors qu’un

responsable d’Orchid Reality explique considérer son business comme une forme de

« djihad économique » (Hew, 2014). Le département communication de Cigede Griya

Permai insiste quant à lui sur les vertus thaumaturgiques de Bukit-Az-Zikr pour guérir

des maux de la société moderne que sont la routine et l’indifférence20. Ces mêmes

promoteurs utilisent d’ailleurs des techniques commerciales comparables pour vendre

des « cyber-lotissements » (Orchid Reality) ou des complexes écologiques (Bumi

Darussalam) avec la même conviction. Yon Haryono est le PDG de Bumi, entreprise qui

se targue de construire des maisons en accord avec les idéaux de l’acquéreur et défend

également avec passion ses lotissements « éco-friendly » comme la Villa Hijau (« Villa

verte ») ou la D-Daunan Residence (de daun : feuille). Les slogans publicitaires mettent

en avant « une vie en vert et du vert dans la vie » et promettent au futur acquéreur

« des vacances au centre de Depok »21.

24 Pour ces entrepreneurs, l’islam ne semble être donc qu’une niche parmi d’autres, qu’ils

seront sans doute prompts à abandonner si la demande faiblit, à l’image de Cigede

Griya Permai à Sentul lorsque Bukit Az-Zikra ne trouva pas sa dynamique. Il s’agit pour

eux avant tout de capter et d’exacerber le désir de singularité des acheteurs issus des

nouvelles classes moyennes qui, mutadis mutandis, habitent tous la même maison.

Devenu consommateur, le croyant ne s’engage à rien ou presque, pas même à souscrire

son prêt auprès d’une banque islamique. La dimension religieuse de son achat lui est, de

fait, entièrement déléguée. Les règlements communs sont adoptés une fois les

opérations immobilières achevées et ne conditionnent pas l’acte de vente. La

communauté s’organise à sa guise – ou ne s’organise pas – pour pratiquer sa foi. Les

habitants rencontrés à Permata Darussalam évoquent d’ailleurs leurs choix en terme de

sensibilité et d’émulation bien plus que d’engagement. Tous insistent sur l’absence de

contrainte religieuse22. Ce qu’achètent ces consommateurs relève donc à la fois de

l’affirmation identitaire et de l’opportunité de vivre selon des idéaux dont ils

déterminent eux-mêmes la hiérarchie. Rien de fondamentalement différent, en somme,

de la démarche des habitants des complexes dits écologiques. L’entrepreneur de

lotissements islamiques n’a dès lors plus de spécificité religieuse. C’est un professionnel

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investissant tel ou tel segment du marché, en fonction de la demande et dont il peut

sembler quelque peu vain d’analyser les motivations en terme wébériens.

25 Comprendre le lien nouveau entre islam et économie à l’œuvre dans ces lotissements

islamiques implique, dès lors, de s’intéresser avant tout à l’acquéreur. Ce dernier

semble en premier lieu motivé par la quête d’une réassurance religieuse de

comportements liés à son statut social. Le développement économique de l’Indonésie a

donné naissance à une importante classe moyenne dont le mode de vie tranche avec

celui des générations précédentes (Gerke, 2000). En terme d’habitat, la

dérèglementation d’un marché largement contrôlé par l’État jusque dans les années

1970, ainsi que l’ouverture de deux autoroutes urbaines (payantes) ceinturant Jakarta,

ont permis aux strates supérieures de cette nouvelle classe moyenne, que singularise

l’accès au marché automobile, de reproduire, au-delà du périphérique, un mode

d’habitation jusque-là réservé à quelques privilégiés.

26 Jakarta, et dans une moindre mesure les autres grandes villes d’Indonésie, ont

longtemps été caractérisées par une imbrication des quartiers populaires, les kampungs

(littéralement villages), et de ceux réservés à une élite administrative et économique.

Constitués sur une base ethnique durant la période coloniale, ces quartiers devinrent

par la suite synonymes d’espaces insalubres et de relégation sociale (Permanadeli,

Tadié, 2014). À partir des années 1950, les différents ministères et quelques grandes

entreprises publiques construisirent les premiers lotissements modernes à destination

de leurs employés. Puis, dans les années 1970, un vaste plan de rénovation urbaine,

destiné à transformer la « ville aux 1 000 kampungs » en une métropole bien ordonnée,

permit la construction de quelques logements sociaux mais surtout libéra des terrains

pour l’investissement privé. Les sino-indonésiens furent les premiers à profiter de ces

opportunités pour construire de nouveaux quartiers dans le nord de Jakarta. Avec la

création du complexe de Pondok Indah, au sud de la capitale, l’homogénéité sociale prit

le pas sur la cohésion ethnique. Ce vaste et luxueux ensemble, construit autour d’un

golf, devint rapidement une référence pour les élites indonésiennes. Déclinaison locale

de l’American way of life, il symbolisait un idéal de réussite sociale et de mobilité. À

partir des années 1980, ce modèle influença les aspirations des nouvelles classes

moyennes et les lotissements gardés, où l’on pouvait circuler en voiture contrairement

à ce qui était le cas dans les kampungs aux voies étroites, se multiplièrent. L’espace

urbain se privatisa peu à peu, un phénomène encore accentué par le complet

désengagement des autorités publiques dans les années qui suivirent la chute de

Suharto, en 1998. Jusqu’à la fin des années 2000, aucun aménagement collectif

significatif ne fut entrepris dans la capitale. La nouvelle petite bourgeoisie jakartanaise

se réfugia alors dans cet espace rafraichi par l’air conditionné qui relie, au prix de longs

trajets en automobile, les gated communities de banlieue où elle habite, les immeubles de

bureau dans lesquels elle travaille et les malls où elle vient consommer et se distraire23.

Mais cet espace de confort relatif est aussi celui d’une intense ségrégation sociale : la

grande masse des habitants de Jakarta, issus des classes populaires et travaillant dans le

secteur informel, n’y a pas accès.

27 Coupés d’une large partie de la société, désormais sans contact avec les nombreux

vendeurs de rue qui ne sont pas autorisés à pénétrer dans leur espace, les habitants des

lotissements vivent leur relation à la ville sur le mode de l’anxiété et sans doute aussi

d’une certaine culpabilité (Leeuwen, 2011). La consommation de masse à laquelle ils ont

désormais accès est certes le lieu de cette volonté de distinction sociale revendiquée24.

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Mais elle est également porteuse d’interrogations quant à la légitimité morale et

religieuse des choix opérés. Des interrogations d’autant plus présentes que ces classes

moyennes, en Indonésie comme ailleurs, sont au cœur du réveil religieux à l’œuvre

dans les sociétés musulmanes depuis une trentaine d’années (Hefner, 1993 ; Heryanto,

2011 ; Nasr, 2009). L’« extension du domaine du halal »25 qui l’accompagne est donc

avant tout une réponse aux incertitudes liées à ce nouveau mode de vie, et la

labellisation islamique de certains lotissements en constitue assurément un exemple

significatif. Le repli et l’entre-soi petit-bourgeois que l’on y cultive trouvent ici une

justification religieuse. La réussite sociale des familles des futurs acquéreurs que

mettent en scène les publicités de Mustika Hadiasri, Bumi Darussalam ou d’Orchid

Reality, avec inévitablement une grosse berline garée devant la maison, se trouve

cautionnée par les quelques éléments décoratifs et vestimentaires (hijab pour les

femmes, baju koko pour les hommes) faisant référence à l’islam26.

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Publicités pour les lotissements islamiques de Cigede Griya Permai et de Mustika Hadiasri

28 Cette marchandisation du besoin de réassurance religieuse et morale d’un mode de vie

qui n’a rien de spécifique ni à l’Indonésie ni à l’islam semble avoir trouvé une

dynamique propre au sein de laquelle l’entrepreneuriat joue un rôle moteur.

L’imagination et l’audace des marchands paraissent désormais sans limite d’autant que

les risques sont relativement limités : les produits que l’on cherche à vendre avec un

argumentaire religieux n’ayant pour la plupart guère de particularité, ils pourront être

diffusés dans d’autres circuits commerciaux en cas d’échec, à l’instar de cette « voiture

islamique » lancée il y a quelques années en Malaisie et dont les équipements (une

boussole indiquant La Mecque, un rangement pour le Coran et un voile) ne semblent

pas avoir convaincu les acheteurs potentiels27.

29 Mais si cette consommation religieuse offre autant d’opportunités ce n’est pas

seulement parce qu’elle cautionne un nouvel ordre social. Elle touche en effet à l’un des

fondements de l’islam : son attachement très marqué à l’orthopraxie. Le croyant est

guidé vers le salut par un ensemble de rituels et de pratiques qu’il doit suivre le plus

fidèlement possible. L’anxiété que porte le monde moderne est dès lors liée à la

multiplication des conduites susceptibles de le faire dévier de ce chemin de vertu.

Abritant la cellule familiale, lieu d’éducation et de contrôle social, l’habitat de type

pavillonnaire figure, dès lors, un microcosme susceptible d’une lecture religieuse. Chez

le musulman indonésien pieux, en particulier dans les lotissements islamiques que j’ai

pu visiter, la ruang tamu, la pièce où l’on accueille les visiteurs, est inévitablement

décorée d’une image de la Kabaah ou d’une représentation de tel ou tel haut lieu de

l’islam javanais, rappelant, dès l’entrée, le rôle de l’habitation comme sanctuaire28.

Placée sous la protection divine, la maison est aussi le lieu de la plupart des cinq prières

quotidiennes, de l’observation et surtout de la transmission des commandements de

l’islam. Le lotissement figure quant à lui un espace de transition protecteur au sein

duquel le voisinage représente la jamaah, cette communauté de fidèles, bienveillante et

attentive qui aidera l’occupant à vivre en bon musulman29.

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30 L’entrée d’une partie de la communauté musulmane indonésienne dans une ère de

consommation de masse et, partant, le renouveau d’une économie se réclamant de

l’islam se sont donc faits au prix d’une inversion du schéma wébérien considéré comme

étant à l’origine du capitalisme occidental. Alors que le principe de systématisation

éthique du quotidien à l’œuvre chez les puritains de Weber avait permis aux

producteurs d’enclencher une dynamique d’accumulation – qu’encourageait selon lui le

désir de voir confirmée par une réussite terrestre cette prédestination propre au

calvinisme – c’est, dans l’islam indonésien contemporain, le consommateur qui porte

cette ascèse intramondaine guidant ses choix économiques. Conscient de la

« prédétermination » de sa vie terrestre (et non de la prédestination de son sort

céleste), le croyant est en quête de cette orthopraxie rassurante qui le confortera dans

une voie vertueuse (Carré, 1986 ; Djedi, 2011 ; Njoto-Feillard, 2012 : 36-37). La démarche

de l’entrepreneur musulman (ici le promoteur) ne se distingue plus véritablement de

celle de ses concurrents non musulmans et il peut mobiliser pour son activité d’autres

référents identitaires que l’islam. Mais même largement dépourvue de toute motivation

religieuse, la démarche entrepreneuriale des promoteurs de lotissements islamiques

joue un rôle prépondérant dans cette nouvelle économie du salut que dessine

l’irruption du capitalisme en terre d’islam.

L’entrepreneur musulman, artisan d’un nouveauconcordisme et fossoyeur de l’islamisme indonésien ?

31 Si l’immobilier islamique demeure un marché de niche, il participe de ce vaste

mouvement de confessionnalisation du capitalisme dans le monde musulman fort

justement qualifié « d’Islam de marché » (Haenni, 2005). À ce titre les nouveaux acteurs

que sont les promoteurs des perumahan islam jouent un rôle de premier plan dans cette

évolution de fond de l’islam indonésien. Au début des années 1970, Yunan Helmi

Nasution représentait un entrepreneur musulman à l’ancienne qui, porté par sa foi, se

sentait investi d’une vocation de transformation sociale, dans le cadre d’une économie

coopérative. Il s’inscrivait dans une tradition issue de l’islamisme modéré des années

1950, dont le but était de donner à la communauté musulmane son indépendance en

promouvant une économie sociale et solidaire, conformément à l’idéal de

redistribution qu’elle lisait dans le Coran. Dans ce milieu, l’économie était considérée

comme un outil de transformation de la société au service d’un projet politique plus

global dont le grand parti musulman Masjumi était porteur (Madinier, 1999). Nasution

était proche de l’Association des entrepreneurs musulmans d’Indonésie (Himpunan

Usahawan Muslimin Indonesia, HUSAMI) que dirigeait Sjafruddin Prawiranegara, membre

de la direction du Masjumi, ancien ministre de l’économie et des finances dans les

années 1950 et penseur d’un « socialisme religieux » qui renvoyait dos à dos capitalisme

et communisme (Madinier, 2012 : 387-394 ; Njoto-Feillard : 136-137). Entre la fin des

années 1940 et le milieu des années 1970, ce moment « socialisant » de l’économie

islamique toucha l’ensemble du monde musulman, avant de céder le pas face aux

réseaux et au credo de la globalisation libérale (Sor, 2002).

32 L’entrée des pays d’Islam dans un capitalisme mondialisé entraîna un virage à droite de

la pensée économique musulmane dont la naissance de la finance islamique fut le signe

le plus patent. L’enrichissement des classes pieuses arracha l’économie de sa matrice

militante initiale et donna naissance à un « Islam de marché » marqué par un

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reformatage de l’offre religieuse à leurs attentes (Haenni, 2005 : 9). Dans les pays du

Proche et du Moyen-Orient, ce découplage eut toutefois des effets contrastés dans le

champ politique. Face aux régimes autoritaires et laïcisants en place en Turquie, en

Égypte, en Tunisie, au Maroc ou en Iran, les nouvelles bourgeoisies pieuses

s’engagèrent au sein de partis proches des Frères musulmans (Kepel, 2000 ; Kuran,

2004)30. Commerçants, patrons de petites industries, ces nouveaux entrepreneurs ne

travaillaient pas dans des secteurs en lien direct avec la religion, mais inscrivaient leur

démarche dans un soutien à la cause islamiste qu’ils contribuèrent largement à

financer. Leur ennemi n’était plus le capitalisme – qui avait assis leur prospérité – mais

sa déclinaison étatique, corrompue et porteuse d’une libéralisation des mœurs qu’ils

jugeaient inacceptable.

33 En Indonésie, par contre, l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie musulmane active

politiquement se fit avec la bénédiction du pouvoir. S’étant, dès la fin des années 1960,

largement appuyé sur la minorité sino-indonésienne pour mettre en œuvre sa politique

de développement volontariste et prébendière, l’Ordre nouveau voulut, à partir du

milieux des années 1980, s’assurer du soutien d’un islam militant en plein renouveau.

En insistant sur la nécessaire « indigénisation » de l’économie, cette habile

instrumentalisation priva l’islamisme indonésien de l’effet mobilisateur qu’avaient eu,

ailleurs, les violentes confrontations avec les pouvoirs en place (Hefner, 1993 ; Hadiz,

Robison, 2012)31. La chute de Suharto en 1998 et la démocratisation qui accompagna la

période dite de Reformasi, ne mirent pas fin à cette faiblesse relative de l’engagement

politique : malgré l’attachement massif exprimé dans les enquêtes d’opinion aux

thèmes portés par l’islamisme (création d’un État islamique, application de la charia,

etc.), aucun des partis représentant ce courant n’est parvenu – que ce soit au pouvoir

ou dans l’opposition – à exercer d’influence majeure sur la conduite des affaires du pays

(Hadiz, 2011 ; Kikue, 2011). Le comportement adopté par le croyant dans un marché

religieux désormais beaucoup plus ouvert, celui d’un « consommateur » guidé par des

postures identitaires bien plus que par les cadres traditionnels de la société

musulmane, s’étendit alors à la scène politique. L’islam devint un produit d’appel

incontournable pour l’ensemble des partis, y compris les plus séculiers, dans une

surenchère qui en galvauda le message. Malgré quelques dérisoires effets de manche, la

représentation politique de l’islam demeura éclatée : lors des élections nationales de

2009 et de 2014, pas moins de cinq partis se partagèrent les suffrages de leurs

compatriotes. Bien que représentant, ensemble, près de 30 % de l’électorat, ils

demeurèrent, pour l’essentiel, cantonnés au rang de caution religieuse des autres

formations. À l’instar du promoteur de lotissement islamique, le politicien indonésien,

usant habilement d’une pseudo-éthique identitaire pour tenter de capter à son profit

individualisation du croire et fluidité des appartenances, contribua ainsi a amoindrir

considérablement la capacité de mobilisation et de transformation sociale de l’islam.

34 Qu’il soit consumériste ou politique, ce mieux-disant islamique n’est certes pas sans

conséquence sur les relations intercommunautaires en Indonésie. L’intellectuelle

musulmane Musdah Mulia dénonçait il y a quelques années, le caractère « malsain » des

lotissements islamiques, menaces, selon elle, pour la transmission aux jeunes

générations de cette capacité de vivre ensemble qui a longtemps caractérisé

l’Indonésie32. Le consensus religieux sur lequel repose le pays depuis son indépendance

– une reconnaissance à part égales de six religions malgré l’écrasante domination

démographique de l’islam – est certes écorné mais pas fondamentalement menacé par

cette « intolérance productive » (Menchik, 2014). Car, à moyen terme au moins, cet

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éparpillement de la référence islamiste constitue aussi sa faiblesse : instrumentalisée

par tous, elle n’est plus véritablement profitable à personne. Au sein du complexe

Darussalam, Yon Machmudi, par ailleurs, l’un des cadres du Parti de la justice prospère

(PKS), regrette ainsi que la pieuse convivialité de son lotissement ne débouche pas sur

un engagement politique commun33. L’évolution du projet Az-Zikra vers le tourisme

religieux reflète également les progrès d’une religiosité individualiste, peu militante,

délaissant les grands projets collectifs au profit d’ambitions plus personnelles où

domine la réalisation de soi.

35 Sans préjuger de la sincérité de ces démarches, on mesure à quel point, à l’image de

l’évolution du champ politique et ce bien plus encore qu’ailleurs dans le monde

musulman, ces nouvelles manières de faire religion enterrent la perspective d’une

alternative islamique globale que portaient des projets plus anciens. L’évolution de

l’immobilier islamique figure une mutation fondamentale des hiérarchies et donc des

capacités d’encadrement des engagements collectifs qu’annonçait déjà le succès d’une

nouvelle génération de prédicateurs, sans formation religieuse solide ni caution des

grandes organisations qui structurent traditionnellement la communauté islamique

indonésienne (Nahdlatul Ulama et Muhammadiyah). Au service d’un concordisme à bas

bruit, qui teinte aux couleurs de l’islam des modes de vie inspirés de l’Occident, le

promoteur de lotissements islamiques cautionne l’individualisme du croyant et

encourage son émancipation par rapport à une définition collective de la norme. Nulle

trace en effet, au sein de ces entreprises de construction, de conseillers religieux ou de

ces fameux sharia-boards qui font les riches heures de la finance islamique. Le halal dans

l’immobilier est désormais ce que le croyant-consommateur est prêt à acheter comme

tel.

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NOTES

1. En octobre 2010, une enquête du Crédit Suisse révélait que l’enrichissement continu des

Indonésiens durant la dernière décennie représentait la quatrième progression la plus élevée au

monde et que désormais 20 % d’Indonésiens avaient un patrimoine compris entre 10 000 et

100 000 dollars. Mais sur la même période, le magazine Forbes, soulignait que la concentration des

richesses en Indonésie était trois fois supérieure à celle de la Thaïlande, quatre fois supérieure à

celle de la Malaisie, et vingt-cinq fois supérieure à celle de Singapour, Kompas, 14 octobre2010.

2. Plusieurs dizaines d’articles consacrés à ce phénomène sont parus dans la presse indonésienne,

essentiellement entre 2005 et 2011. La recherche tarde cependant à s’emparer de ce sujet et je

n’ai identifié qu’un modeste dossier d’une quinzaine de pages rédigé par une étudiante de licence

de l’Universitas Indonesia de Jakarta (Lasma, 2007). Un chercheur de Singapour, Hew Wai Weng,

actuellement en poste au Zentrum Moderner Orient de Berlin prépare un projet sur les villes

estampillées halal et les lotissements islamiques en Malaisie et en Indonésie mais il n’a, à ce jour

encore, rien publié sur le sujet. Pour une présentation sommaire de ce projet, voir (Hew, 2014).

3. Acronyme de Jakarta-Bogor-Tangerang-Bekasi désignant l’agglomération de la capitale.

4. Cet article se fonde sur une enquête menée dans cinq lotissements islamiques des banlieues de

Jakarta en mars 2013 et juin 2014.

5. On rappellera ainsi pour mémoire que la première banque islamique, fondée en Égypte, en

1963, s’inspirait du modèle des caisses d’épargne allemandes nées au lendemain de la seconde

guerre mondiale.

6. Entretien avec Akbar Nasution, fils de Yunan Helmi Nasution, et actuel président de

l’association Islamic Village, mars 2013.

7. L’islam indonésien a longtemps connu un clivage important entre réformistes et

traditionnalistes. Ces deux courants s’associèrent au lendemain de l’indépendance, en 1945, pour

former un grand parti musulman le Masjumi mais l’entente fut de courte durée et, en 1952, les

traditionnalistes de l’organisation Nahdlatul Ulama fondèrent leur propre parti. Interdit en 1960

pour s’être opposé à la dérive autoritaire du président Soekarno et pour avoir participé à une

rébellion régionale, le Masjumi ne profita pas pour autant de l’avènement du régime Suharto en

1965. Les militaires de l’Ordre nouveau le considéraient en effet comme un dangereux concurrent

et préférèrent rechercher auprès du Nahdlatul Ulama beaucoup plus docile une caution

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religieuse (Boland, 1982 ; Madinier, 2012). Privé de toute participation à la vie politique, le

courant réformiste se replia alors sur la dakwah (prédication) et fut l’un des principaux artisans

d’un puissant mouvement de renouveau islamique qui toucha l’Indonésie à partir des années

1970 (Feillard, Madinier, 2011).

8. Entretien avec Akbar Nasution, mars 2013.

9. Bien qu’issus du courant réformiste, les responsables du projet l’ont ouvert à l’ensemble des

sensibilités de l’islam indonésien, à l’exception des plus militantes. La tonalité d’ensemble est très

modérée et les signes d’appartenance religieuse sont discrets. De nombreuses femmes ne sont pas

voilées, les hommes ne portent pas la barbe et les vêtements sont neutres.

10. Ce mode d’habitat se distingue en particulier du modèle de la pesantren (école coranique) au

fonctionnement beaucoup plus collectif, très répandu en Indonésie.

11. « Ekspansi Darussalam, Bukti Perumahan Islami Menggiurkan ? », Kompas, 15 août 2011.

12. Entretien, mars 2013.

13. Sur ces évolutions, en particulier dans les pays du Proche et Moyen-Orient, on renverra le

lecteur aux travaux de François Burgat, Patrick Haenni, Vali Nasr, Gilles Kepel et Olivier Roy cités

en bibliographie.

14. « Sejarah YIV » https://yayasanislamicvillage.wordpress.com

15. Ahmad Noe’man a bâti plusieurs mosquées emblématiques comme celle de l’Institut de

technologie de Bandung ITB), celle du parc d’attraction Taman Mini ou encore celle de Sarajevo,

financée par le gouvernement Suharto. Il a également dirigé la rénovation de la chaire de la

Mosquée Al-Aqsa de Jérusalem.

16. Cette évolution fut marquée par un recul de l’influence des deux grandes organisations qui

structuraient traditionnellement l’islam indonésien, la Muhammadiyah (réformiste) et le

Nahdlatul Uama (traditionnaliste), et par la naissance, dans les années qui entourèrent la chute

de Suharto en 1998, de très nombreuses associations islamiques, des plus modérées aux plus

radicales (Feillard, Madinier, 2011 : 237-269).

17. Entretien mars 2013.

18. « Ekspansi Darussalam, Bukti Perumahan Islami Menggiurkan ? », Kompas, 15 août 2011.

19. Interview de Filani Dzikri, marketing manager de Permata Darussalam Group, « Depok’s

majority enjoys living in exclusive Islamic residences », Jakarta Post, 26 juin 2009. Au sein de la PT

Mustika Hadiasri, promoteur Villa Ilhami, on explique que les maisons sont orientées vers La

Mecque afin que leurs habitants « n’aient pas à se tourner à gauche et à droite pour accomplir

leurs prières », « Perumahan Islami : Dari Kaligrafi sampai Kolam Renang Muslim », Kompas, 15

août 2009.

20. http://muslimhousing.blogspot.fr/2012/12/perumahan-bukit-az-zikra-sentul.html

21. http://bangjaelani.blogspot.com/2010/08/ptbumi-darussalam.html

22. Entretiens, mars 2013.

23. Avec plus de 160 centres commerciaux, Jakarta détient le record mondial. Ces malls, comme

on les appelle, concentrent la quasi-totalité des commerces à destination des classes moyennes et

supérieures. Leur fortune s’explique en partie par l’impossibilité de se déplacer à pied dans les

rues de la capitale du fait de l’absence d’entretien des trottoirs.

24. Les analyses de Jean Baudrillard demeurent en Indonésie d’une acuité et d’une actualité

étonnantes, voir La société de consommation, Gallimard, 1974.

25. Selon l’heureuse expression de Gilles Kepel (2012 : 64).

26. Le terme de référence pour désigner les clients potentiels dans ces publicités est d’ailleurs

celui d’orang Eksekutif (cadre supérieur).

27. « Malaysia firm’s “Muslim car” plan », BBC News, Kuala Lumpur, 11 novembre 2007.

28. Ainsi de la classe moyenne des banlieues anglaises qui évoque la maison en terme religieux

(autel, sanctuaire).

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29. En témoigne également le terme de Sakinah, le plus utilisé parmis les noms de lotissements

islamiques à Jakarta : employé au sens d’habiter dans le Coran, il désigne par extension la

quiétude, la paix profonde promises aux futurs acheteurs (Lasman, 2007).

30. Par bien des aspects, l’Iran chiite connut une mobilisation semblable avant la révolution

(Gabriel, 2001).

31. C’est une situation comparable à celle de la Malaisie où le parti au pouvoir fit de

l’émancipation économique des Malais musulmans une priorité (Delfolie, 2013).

32. « Depok’s majority enjoys living in exclusive Islamic residences », Jakarta Post, 26 juin2009.

33. Né en 1998 dans la mouvance des Frères musulmans, le PKS a longtemps porté les espoirs de

l’islam militant indonésien. Mais pour les raisons évoquées plus haut il n’est pas parvenu à

représenter une véritable alternative au système politique en place dont il a fini par prendre les

atouts (une indiscutable ouverture démocratique) et les travers (un penchant encore très marqué

pour la corruption) (Tomsa, 2012).

RÉSUMÉS

Le renouveau religieux que connaît le plus grand pays musulman du monde depuis la fin des

années 1970 a vu émerger une nouvelle figure de l’entrepreneuriat local : le promoteur de

lotissements islamiques. Espace de transition et de transaction avec le monde profane, lieu de

réassurance spirituelle et d’exercice d’une piété démonstrative, ces enclos sont présentés par

leurs promoteurs comme incitant à une vie plus conforme aux principes de l’islam. Mais au-delà

de l’uniformité des plans de communication, la diversité urbanistique de ces lotissements et celle

des règlements qui les régissent renvoient à la grande variété des motivations religieuses mais

aussi économiques, culturelles et sociales des initiateurs de ces projets. En saisir les ressorts

nécessite d’en analyser les différentes générations à la lumière d’une histoire plus longue, celle

de l’habitat ségrégé et des clôtures communautaires caractéristiques de la ville indonésienne.

The religious revival at work since the end of the 1970s in the country with largest Muslim

population in the world gave birth to a new figure of local entrepreneurship: the developer of

Muslim gated communities. Places of transition and transaction with the profane world, also

places of spiritual reinsurance and of demonstrative devotion, these Islamic housing complexes

are presented by their developers as stimulant for a life more in compliance with the principles

of Islam. But beyond marketing campaigns uniformity, the urbanistic diversity of these lots and

the diversity of their regulations show the large variety of the religious, economic, cultural and

social motivations of their project managers. In order to understand the processes at work, the

author analyzes different generations of Muslim gated communities in the light of political and

cultural history of Indonesian Islam.

La renovación religiosa que conoce el mayor país musulmán del mundo desde fines de los años

1970 vió emerger una nueva figura del empresariado local: el promotor del loteo islámico.

Espacio de transición y de transacción con el mundo profano, lugar de reaseguro espiritual y de

ejercicio de una piedad demostrativa, estos lugares cerrados son presentados por sus promotores

incitando a una vida más adecuada a los principios del Islam. Pero más allá de la uniformidad de

los planes de comunicación, la diversidad urbanística de estos loteos y la de los reglamentos que

los rigen remiten a la gran variedad de motivaciones religiosas pero también económicas,

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culturales y sociales de los iniciadores de estos proyectos. Comprender los motivos requiere

analizar las distintas generaciones a la luz de una historia más larga, la del hábitat segregado y de

los cerramientos comunitarios característicos de la ciudad indonesia.

INDEX

Keywords : Indonesia, Indonesian Islam, gated communities, Muslim housing cluster, Islamic

entrepreneurship

Mots-clés : immobilier islamique indonésien, promoteur de lotissements, renouveau religieux,

habitat ségrégé, clôtures communautaires

Palabras claves : inmobiliaria islámica indonesio, promotor de loteos, renovación religiosa,

hábitat segregado, cerramientos comunitarios

AUTEUR

RÉMY MADINIER

Centre Asie du Sud-Est, CNRS-EHESS-INALCO, [email protected]

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Page 115: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Le marketing relationnel demultiniveaux islamique enIndonésieIslamic Multi-Level Marketing in Indonesia

El marketing relacional de multiniveles islámico en Indonesia

Gwenaël Njoto-Feillard

1 L’Indonésie connaît depuis une décennie un développement économique soutenu1 qui

s’accompagne d’une résurgence religieuse manifeste au sein d’une population à 88 % de

confession musulmane2. De cette combinaison particulière a surgi ce qui a été appelé

ailleurs un « Islam de marché » (Haenni, 2005), courant dont l’objectif déclaré est

d’œuvrer en priorité au développement économique de l’Oumma (la Communauté des

croyants). Les idéaux islamistes et fondamentalistes d’instauration d’un État islamique

et d’application de la charia ont donc laissé place à l’expression d’un imaginaire

favorable à l’économie de marché, typique du « post-islamisme » (Roy, 1999).

2 Comme ailleurs dans le monde musulman, l’Islam de marché indonésien est porté en

premier lieu par des prédicateurs qui, à l’instar des télévangélistes américains,

appellent les fidèles à pratiquer un enrichissement éthique, signe de proximité à Dieu

(Fealy, 2008). Ces « télécoranistes » sont régulièrement invités sur des chaînes de

télévision qui entendent bien s’accaparer les parts de marché d’une nouvelle classe

moyenne attachée aux marques d’une piété parfois ostentatoire. La commercialisation

de l’islam ne se limite pas aux sphères des médias : ainsi, partis et grandes

organisations islamiques ont-ils entrepris de créer des structures lucratives dans le but

d’œuvrer à leur expansion en exploitant le filon d’un « marché captif », constitué par la

masse de leurs membres et sympathisants (Njoto-Feillard, 2012). On constate plus

globalement le développement d’une Islamic sub-economy, pour utiliser le terme de

l’économiste américain Timur Kuran (1995, 2004), un secteur constitué d’entreprises

proposant produits et services considérés comme islamo-compatibles : vêtements,

parfums sans alcool, pèlerinage à La Mecque, immobilier islamique et autres.

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3 À quelques exceptions près, l’économie islamique a été présentée comme relevant

davantage d’une capacité d’adaptation au capitalisme moderne plutôt que d’une

« stratégie de rupture avec les règles du marché » (Beaugé, 1990 : 27). Ainsi, pour Bjørn

Utvik, le phénomène peut être vu comme « l’illustration d’une référence islamique

employée pour mieux propager une éthique du comportement économique contribuant

à l’avancement du développement économique » (2006 : 39). De même, Charles Tripp

estime qu’à partir « de l’alphabet des symboles et des croyances islamiques, peut être

façonné un vocabulaire d’accommodation avec l’ordre capitaliste » (2006 : 149).

4 Nous proposons donc d’étudier en détail les modalités de ce processus de réinvention et

de réappropriation au sein de l’Islam indonésien et ceci à travers le cas du « marketing

relationnel de multiniveaux » (Luca, 2011), en anglais multi-level marketing (MLM)3. Ce

type d’entreprise se distingue par le fait qu’il repose sur un réseau de membres

disposés en niveaux et que chaque membre est habituellement encouragé à acheter les

produits de la société et, surtout, de trouver d’autres individus qui feront de même. Le

membre touchera des « bonus » (somme d’argent, voitures, maisons, etc.) calculés selon

un pourcentage dégressif (variable en fonction de l’entreprise) sur les ventes effectuées

dans les niveaux inférieurs de sa « lignée ». Ce système a été décrié par le fait que, dans

certaines configurations, notamment la vente dite « pyramidale », seuls les niveaux les

plus élevés semblent pouvoir tirer vraiment parti financièrement des mécanismes de

rémunération. Enfin, les liens qui peuvent unir les membres avec la société et

spécialement leurs fondateurs ou dirigeants – dotés d’un « charisme » au sens de Max

Weber – sont si intenses qu’ils s’apparentent parfois à des « corporations quasi-

religieuses » (Bromley, 1995). Aux États-Unis, les prédicateurs néo-pentecôtistes eux-

mêmes effectuent le rapprochement entre leurs méthodes et celles des MLM (Brouwer,

Gifford, Rose, 1996 : 243).

5 Ces affinités électives entre le fonctionnement des MLM et la sphère du religieux ont

naturellement conduit certains acteurs de l’Islam de marché indonésien à s’intéresser

plus particulièrement à cette activité commerciale. Nous avons choisi, dans un premier

temps, de développer brièvement le contexte socio-politique de la formation de ce

secteur encore mal connu. Nous verrons comment une combinaison de facteurs,

notamment ethniques et religieux, a abouti à l’importation préférentielle de ce modèle

entrepreneurial en Indonésie. De plus, le développement de ces nouvelles structures

lucratives, alliant un message à la fois économique et religieux, a entraîné une réflexion

de jurisprudence islamique autour du caractère éthique ou non de leurs pratiques, sujet

que nous aborderons également. Cinq cas d’entreprises multiniveaux islamiques ont été

retenus pour une approche plus approfondie dans une deuxième partie. L’objectif est

d’observer en détail à la fois l’imaginaire économico-religieux et leurs pratiques

commerciales innovantes, ainsi que de comprendre comment et pourquoi certaines

MLM parviennent à se développer, tandis que d’autres disparaissent.

6 À travers le cas des MLM, ce sont les ressorts proprement économiques de la

« réislamisation » de la société indonésienne – manifeste depuis les années 1980-1990

(Hefner, 2000) – que nous proposons de mieux saisir, en voyant à l’œuvre ici un

processus qui semble être à rebours de la sécularisation de certains MLM en Corée du

Sud, en Haïti et en France (Luca, 2011). Nous verrons donc si l’islamisation des MLM

peut être reliée à une forme d’avantage d’un point de vue entrepreneurial et si celle-ci

traduit la formation d’un nouveau communautarisme religieux sur des bases

économiques.

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Revivalisme politico-religieux, renaissanceentrepreneuriale

Aux sources de l’Islam de marché indonésien

7 Pour la plupart des observateurs du phénomène, l’émergence de l’Islam de marché est à

relier naturellement au développement d’une bourgeoisie musulmane issue de la

croissance économique au cours de ces dernières décennies. Il a été avancé également

que la commercialisation de l’islam était le résultat d’une réorientation économique

devenue vitale pour un islamisme confronté à une politique répressive des régimes en

place. De plus, dans le contexte post-islamiste, l’Islam de marché offrait, à la fin des

années 1990, l’espoir d’un renouvellement idéologique face à l’impasse politique de

l’islamisme (Roy, 2002). Dans le cas indonésien, un autre facteur d’importance fut la

rivalité économique entre la minorité d’origine chinoise et les autochtones (Pribumi),

marqueur essentiel de l’histoire de l’Archipel. Cet antagonisme s’est doublé d’une

dimension religieuse, puisque nombreux furent les Sino-Indonésiens qui se

convertirent au christianisme dans la deuxième moitié du XXe siècle, notamment au

protestantisme évangélique4.

8 Dès la période coloniale, les marchands chinois ont constitué un maillon essentiel de

l’économie des Indes néerlandaises en œuvrant comme intermédiaires entre les

autorités et les communautés rurales dans le commerce de denrées destinées à

l’exportation. À l’évidence, des entrepreneurs indigènes sont présents également dans

l’Archipel. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, ceux-ci font d’ailleurs preuve d’un

grand dynamisme dans certains secteurs comme l’hévéaculture, la culture de coprah

(albumen séché de la noix de coco), de feuilles de tabac, l’industrie du batik (textile

teinté à la cire) et des cigarettes au clou de girofle (Lombard, 1990 : 101-102). Toutefois,

l’intense concurrence chinoise s’est avérée difficile à surmonter. Au sein de l’Indonésie

indépendante, les autorités mirent en place divers programmes de protection et de

discrimination positive en faveur des entrepreneurs pribumi, à l’exemple du

programme Benteng (« Forteresse ») mais avec de médiocres résultats. Au cours des

années 1950, l’instabilité politique de la démocratie multipartite ne fit qu’affaiblir

davantage cet entrepreneuriat indigène.

9 Avec l’Ordre Nouveau du général Suharto, à partir de 1966, s’installe un contrat tacite

entre l’élite militaro-bureaucratique et les hommes d’affaires chinois, basé sur le

principe d’un enrichissement mutuel, au moment où l’idéologie du « Développement »

(Pembangunan) ne laisse plus de place à la contestation politique. Le régime n’était en

apparence pas opposé à l’émergence d’une classe entrepreneuriale pribumi, mais sa

position officielle voulait qu’un soutien institutionnel trop appuyé serait inefficace au

final, car le problème était perçu comme étant avant tout d’ordre culturel : la mentalité

du Pribumi n’était pas assez orientée vers l’activité commerciale et vers l’effort dans le

labeur, en raison notamment, estimait-on, d’une culture javanaise prédominante.

10 C’est à ce moment-là, dans les années 1970, que fut introduite la notion d’« éthique

islamique du travail », présentée par certains intellectuels musulmans comme pouvant

avoir un effet compensatoire à ce problème particulier (Feillard, 2004). Si l’expression

politique de l’islam était alors étouffée par le régime militaire, ce n’était pas le cas de la

dimension socio-culturelle. Ainsi, pour l’Ordre Nouveau, les forces vives musulmanes

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pouvaient, elles-aussi, participer de cette façon à la grande cause nationale du

Développement, tout en laissant de côté leurs revendications sur l’État islamique et

l’application de la charia.

11 Cette idée d’un apport de l’islam dans le domaine de la vie économique prend alors

progressivement forme au sein d’une pensée managériale islamique, qui est aussi l’un

des éléments-clés de la stratégie de contournement adoptée par les militants islamistes

pour faire face à l’État séculariste. Au cours de séjours en Malaisie, à ce moment-là une

véritable plaque-tournante de l’islamisme international, les militants indonésiens

étaient entrés en contact avec les méthodes des Frères musulmans égyptiens,

notamment celles basées sur un réseau de cellules de prédication clandestines. Ce

système fut importé en Indonésie, puis développé plus particulièrement dans les

universités publiques, bastions du modèle séculariste dans les années 1980. Ce réseau

de cellules clandestines (usroh ou « famille » en arabe) favorisa l’émergence d’une

nouvelle génération de jeunes opposants islamistes.

12 Certains d’entre eux se rendirent aux États-Unis pour y poursuivre leurs études. Au

cours de ces séjours, ils furent fortement marqués par le management motivationnel

appliqué dans le monde professionnel. De retour en Indonésie, ils adaptèrent et

réinterprétèrent ces techniques. Cette pensée se révéla d’autant plus pertinente pour

les militants qu’elle coïncidait avec la démarche islamiste d’un retour aux valeurs, des

valeurs faiblement prescriptives, qui plus est, et donc facilement adaptables aux

contextes locaux, comme l’ont relevé avec justesse Patrick Haenni et Husam Tammam

pour l’Égypte (Tammam, Haenni, 2004). Ce savoir managérial permit également de

tempérer la suspicion du gouvernement Suharto qui tolérait mal une politisation trop

poussée de l’islam, ceci jusqu’à la fin des années 1980.

13 Au début des années 1990, la situation évolua. Face à une armée de moins en moins

solidaire et une pression populaire pour des réformes démocratiques, le président

Suharto se tourna vers l’islam pour y puiser une nouvelle légitimité, en soutenant en

particulier la création de l’Association des intellectuels musulmans d’Indonésie (ICMI,

Ikatan Cendekiawan Muslim se-Indonesia). Avec le « verdissement » du régime (le vert

étant la couleur de l’islam), la pensée managériale islamique devint l’un des éléments

de la légitimité des militants ayant rejoint les rangs de cet Islam « régimiste » (Hefner,

2000 : 150). L’épineuse question de l’État islamique fut remplacée par celle de la

contribution de l’islam au développement économique du pays, en particulier dans le

domaine des ressources humaines. Au cours de ce processus, certains anciens activistes

des cellules de prédication formèrent des instituts de management et de « réalisation

de soi » proposant leurs services (payants) aux ministères et grandes entreprises

nationales5.

14 La fin des années 1990 marqua également l’apparition d’un nouveau type de

prédicateur – jeune, charismatique, célébrant l’enrichissement pieux – servant de

contre-exemple au radicalisme de la Jemaah Islamiyah6 ou encore à celui du Front des

défenseurs de l’islam7, dans une société indonésienne déboussolée par la grave crise

économique de 1997 et une sortie abrupte de trois décennies d’autoritarisme sous

Suharto. Dans les librairies, des rayons entiers étaient dédiés à l’entrepreneuriat

islamique avec des titres aussi évocateurs que « J’ai choisi d’être entrepreneur » ou encore

« Tout le monde peut devenir businessman ». On peut parler, à partir de ce moment,

d’« Islam de marché », car ce n’est plus seulement la question de l’éthique du travail qui

est visée, mais celle d’un véritable enrichissement individuel illimité. Alors

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qu’auparavant les intellectuels musulmans s’interrogeaient timidement sur les

modalités de lutte contre la pauvreté à travers l’aumône légale (zakat), chacun a

désormais la possibilité de devenir millionnaire en prenant exemple sur le prophète

Muhammad.

15 Dans le contexte des années 2000, la dynamique socio-économique est devenue bien

différente de celle des années 1990. En effet, la rivalité entre Sino-Indonésiens et

Pribumi, quoique toujours présente, s’avère désormais moins aiguë qu’auparavant. Les

premiers se considèrent maintenant davantage comme de véritables citoyens

indonésiens, ayant la possibilité de participer à la vie politique du pays, tandis que les

seconds voient de nouvelles opportunités pour s’enrichir. La manne des ressources

naturelles et les réformes en faveur de la décentralisation ont favorisé la formation

d’une nouvelle bourgeoisie pribumi. On constate également que les opportunités de

création d’entreprises en dehors des réseaux d’influence habituels sont plus

nombreuses (Aspinall, 2013). L’idéal du fonctionnaire, jadis si prisé au sein de la société,

a laissé place à celui de l’entrepreneur à succès, un self-made man à l’indonésienne,

image fréquemment relayée par les grands médias. De même, certains conglomérats

sino-indonésiens ont bien compris qu’il était aussi dans leur intérêt que la société

indonésienne développe un entrepreneuriat plus important, hérauts d’une classe

moyenne consommatrice, et ont de ce fait commencé à mettre en place divers

programmes de bourses et de formations pratiques en ce sens.

Le marketing relationnel de multiniveaux, un secteurrécent et controversé au sein de l’Islam de marché

16 Dans cette nouvelle effervescence entrepreneuriale, certains secteurs sont plus

aisément accessibles à ceux qui ne disposeraient ni du capital, ni des réseaux de

confiance ou de l’expérience des affaires des Sino-Indonésiens. Dans cette catégorie, on

trouve, outre les très populaires commerces franchisés, le marketing relationnel de

multiniveaux (MLM). La viabilité économique de ce type d’entreprise repose sur

l’absence d’intermédiaires, la minimisation des coûts publicitaires, la quasi-absence de

coût de main-d’œuvre et l’articulation de liens sociaux particulièrement forts,

notamment à travers la famille (Biggart, 1990). Il faut dire que le marché indonésien est

prometteur pour ces compagnies : l’Indonésie est le quatrième pays le plus peuplé au

monde avec ses 240 millions d’habitants, dont environ 18 % appartiennent à la

catégorie de la « classe moyenne consommatrice8 », un chiffre qui devrait doubler dans

les dix prochaines années. En 2011, la presse locale estimait à environ 650 le nombre de

MLM en opération dans le pays9. Une centaine de ces entreprises étaient regroupées au

sein de l’Association de vente directe d’Indonésie (APLI). Quant aux MLM islamiques,

celles-ci étaient au nombre d’une dizaine en 2015, dont au moins cinq avaient reçu une

certification du Conseil des Oulémas d’Indonésie (MUI), basée sur la mise en œuvre de

« bonnes pratiques » en accord avec la charia.

17 Cette porosité effective entre les sphères religieuse et lucrative a entraîné un débat sur

la nécessité de réguler le secteur. Pour lutter contre la multiplication des abus, les

autorités ont favorisé la création de l’Association de la vente directe d’Indonésie (APLI,

Asosiasi Penjualan Langsung Indonesia) qui comporte aujourd’hui une centaine de

membres. Outre une liste de compagnies adhérentes, le site internet de l’APLI met

l’accent en particulier sur les différences entre la vente directe et la vente pyramidale,

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considérée comme une activité illégitime et source d’abus. La vente pyramidale est

caractérisée par trois points : une opacité des règles de rémunération et d’agencement ;

des prix excessifs ; une rémunération en fonction surtout du recrutement de nouveaux

membres et non de la vente des produits (impliquant notamment la possibilité pour

une personne d’être membre plus d’une fois).

18 D’un point de vue religieux, c’est le Conseil des Oulémas d’Indonésie (MUI) qui s’est

attribué la charge d’émettre des certificats de conformité à l’éthique islamique pour ce

type d’entreprise à partir de 2009. Le Conseil a ainsi publié un avis juridique (fatwa) qui

énumère 12 points que chaque MLM islamique doit respecter10 :

1. Avoir un objet de transaction sous la forme d’un produit ou d’un service.2. Ce produit/service ne doit pas être illicite (haram) ou encore être utilisé pourquelque chose d’illicite.3. La relation commerciale ne doit pas être liée à : la vente mal définie d’un bien(gharar) ; les jeux de hasard (maysir) ; l’usure/l’intérêt (riba) ; le détriment d’autrui(dharar) ; l’usage de la force (dzulm) ; le vice (maksiat).4. Il ne doit pas y avoir de bénéfice excessif (excessive mark-up) portant atteinte auconsommateur ; la qualité des produits doit correspondre à la qualité annoncée ; lescommissions attribuées aux membres, que ces derniers soient élevés ou non dans lastructure, doivent correspondre à un effort dans leurs résultats de vente deproduits/services et ceci doit être le revenu principal des membres.6. Les bonus attribués aux membres doivent être définis clairement au moment dela transaction des produits/services de la compagnie.7. Il ne peut y avoir de commissions ou de bonus de façon passive et régulière, sansvente de produits ou services.8. L’attribution de commissions/bonus par la compagnie aux membres ne doit pasimpliquer des promesses excessives et irréalisables (ighra’).9. Il ne doit pas y avoir d’exploitation et d’injustice dans la répartition des bonusentre membres des plus anciens aux plus récents.10. Le système de recrutement des membres, les cérémonies de récompense nedoivent pas contenir de principes qui seraient opposés au dogme musulman(aqidah), à la charia et à un caractère spirituel noble (akhlak mulia), comme lespratiques d’associationnisme (syirik), les cultes mystiques, le vice et autres.11. Chaque membre qui recrute d’autres membres a la responsabilité de les formeret de veiller sur eux.12. Les membres ne doivent pas user de mécanismes de manipulation des prix devente de produits/services (vers le bas) pour augmenter leurs propres bonus etrécompenses (money game).

19 Notons qu’à la suite de l’étude d’un dossier et de l’attribution éventuelle du certificat en

accord avec le respect de ces 12 règles, l’entreprise est dans l’obligation d’inclure dans

ses rangs un membre du MUI qui a pour charge de vérifier régulièrement le respect de

la charte et dont le salaire est pris en charge par la compagnie11. Le secteur des MLM

islamiques, et plus largement celui de l’économie islamique (en particulier la

certification halal), est devenu en effet une importante manne financière pour le

Conseil des Oulémas.

20 Le MUI n’avait pourtant pas cette légitimité (ni évidemment ce poids financier) à sa

création. Considéré comme une institution « semi-officielle », il avait été formé en 1975

avec le soutien du président Suharto qui entendait y puiser une légitimité religieuse

pour son régime, ainsi qu’un soutien pour sa politique de développement économique.

Depuis la Reformasi, le MUI n’a eu de cesse de vouloir renforcer son autorité par un

statut autoproclamé de garant de l’orthodoxie en adoptant des positions souvent

conservatrices (notamment sur les relations entre religions ou encore sur le droit des

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Page 121: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

minorités religieuses) (Ichwan, 2013). Les enjeux financiers autour de l’économie

islamique sont tels que l’on a assisté en 2014 à une vive rivalité entre le MUI et le

Ministère des Affaires religieuses, ce dernier ayant tenté de retirer au Conseil son

monopole sur la certification halal, sans succès néanmoins. Mais, en 2016, la dynamique

est bien différente. Les deux parties semblent s’être accordées pour soutenir une loi

passée par le Parlement à la fin 2014 pour instituer une stricte obligation de

certification halal pour tout produit vendu en Indonésie, qu’il s’agisse de la production

locale ou des importations. Jusqu’alors, cette certification relevait d’une démarche

volontaire de la part des entreprises qui entendaient cibler le marché de la

consommation islamique. La mise en œuvre de cette obligation légale va, de fait,

dégager une manne financière gigantesque autant pour le MUI que pour le Ministère,

les deux parties s’étant entendues pour partager les fonds par divers arrangements

institutionnels.

Imaginaires et pratiques des MLM islamiques

Du communautarisme à l’hybridation

21 Si la volonté d’introduire un caractère « éthique » est un aspect important des MLM

islamiques, on peut y dénoter également, pour certains cas, une volonté de former une

« économie de l’entre soi » qui donnerait une priorité aux Pribumi musulmans. Certes,

les MLM islamiques telles qu’elles existent actuellement ne peuvent être limitées à

cette posture communautariste, mais il s’agit bien ici de l’un des éléments-clés qui a

mené à la création du mouvement dans les années 1990. L’une des premières MLM à

avoir véritablement utilisé l’argument communautariste en Indonésie fut le réseau

Ahad Net, fondé en 1996. Son nom est un acronyme des mots « Coran », « Traditions

(hadiths) », « Au-delà », « Ici-bas » et « Réseau »)12 qui correspondent à la devise de

l’entreprise : « En nous tenant fermement au Coran, aux Traditions, récoltons la joie

dans l’Au-delà et la prospérité ici-bas ». Il est à noter que lors de son inauguration était

présent Adi Sasono, alors secrétaire général de l’Association des intellectuels

musulmans d’Indonésie (ICMI) et grand défenseur de l’entrepreneuriat pribumi.

L’argument de vente de la compagnie soulignait le fait que, si les musulmans

constituaient une majorité dans le pays, leur poids économique, par rapport aux Sino-

Indonésiens, restait encore clairement minoritaire. « Allons-nous rester éternellement

des serviteurs dans notre propre pays ? » questionnait ainsi un dépliant de la société,

en terminant par un appel à l’effort commun, appuyé par une sourate du Coran :

« Attachez-vous tous, fortement au pacte de Dieu ; ne vous divisez pas ; souvenez-vous

des bienfaits de Dieu » (III-106)13.

22 Pour mettre en œuvre son programme de rééquilibrage de l’économie nationale, Ahad

Net propose donc toute une gamme de produits certifiés halal, allant des cosmétiques

aux livres, en passant par divers produits alimentaires. Par ailleurs, l’entreprise affirme

fièrement qu’elle ne vend ni café ni cigarettes, malgré une demande importante, car

leur consommation est contraire à l’éthique islamique. En 2001, ces produits circulaient

au sein d’un réseau de 200 centrales de distribution et de 200 000 membres

revendiqués14. La rétribution se fait, assez classiquement, en cadeaux divers

(téléphones, deux-roues, voitures, maisons), mais elle peut aussi prendre une forme

plus « islamisée », comme des pèlerinages à La Mecque. C’est en 2003 seulement que la

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compagnie reçut la certification de MLM islamique autorisée par le MUI. Selon l’un de

ses dirigeants, Ahad Net avait, dès ses origines, pour mission de proposer des produits

halal et « éthiques » (thoyyib)15.

23 Comme il a été relevé précédemment, l’image des MLM a été entachée par un système

qui ne bénéficierait qu’aux personnes les plus élevées dans la structure, et non à la

masse des membres. Dans le cas indonésien, des scandales impliquant ce type

d’entreprise ont éclaté dans les années 1990. Ce fut le cas de la société Gold Quest

International Limited, basée à Hong Kong, qui proposait des collections de pièces de

monnaie en or. En réaction, l’activité de l’entreprise fut jugée illicite par les

commissions de jurisprudence de trois grandes organisations musulmanes, Nahdlatul

Ulama, Muhammadiyah et Hidayatullah16. C’est ici l’un des points les plus sensibles

auquel est confrontée toute MLM islamique : comment démontrer au public que ses

pratiques commerciales ne relèvent pas de la simple exploitation et sont, de surcroît,

en accord avec les préceptes de l’islam ? Pour Ahad Net, l’argumentation est double :

d’une part ses produits sont vendus à un prix « compétitif », donc accessible au plus

grand nombre ; et, d’autre part, la configuration pyramidale de son réseau n’impose pas

une hiérarchie basée sur l’ancienneté, car chaque membre possède les mêmes chances

de récolter le fruit de ses efforts, selon un système défini par le terme arabe Ukhuwah

(fraternité). De plus, le système Ahad Net veut que, même si une lignée A comporte

davantage de membres qu’une lignée B, les rétributions ne soient pas forcément

disproportionnées, mais dépendent des efforts investis par chacun. En ce sens, l’une des

particularités revendiquées par Ahad Net réside dans l’absence de « revenus passifs »

(passive income) : le membre-cadre sera récompensé par son implication personnelle

dans la formation (pembinaan) de membres de sa lignée, un développement des

ressources humaines qui comprend à la fois une dimension commerciale et spirituelle

par l’« amélioration de la morale » de chacun (perbaikan akhlak). Enfin, selon

l’entreprise, les récompenses ne seront pas déterminées par la quantité de membres

recrutés dans les lignées, mais par les transactions sur les produits proposés par Ahad

Net, ceci pour éviter les abus usuels dans les MLM.

24 Il est à noter également que le réseau se veut être une plateforme de vente de produits

locaux (halal et éthiques à l’évidence) qui peuvent difficilement trouver un accès aux

grandes surfaces. D’un point de vue opérationnel, l’entreprise déclare être « éthique »

car elle respecte la ségrégation des sexes, ainsi que l’obligation des cinq prières

quotidiennes. Le processus de recrutement se fait par paliers : classiquement, la

personne intéressée participe à une réunion d’introduction où sont présentés les

objectifs et idéaux de l’entreprise, ainsi que ses produits et son schéma de

rémunération. On propose alors non seulement au candidat une nouvelle carrière, mais

aussi une « éducation islamique ». Une fois devenu membre, il a droit à des formations

progressives de « réalisation de soi » qui culminent dans un programme nommé «

Spiritual Leadership to Achieve Success and Happiness » (SLASH).

25 Si l’on compare le discours d’Ahad Net durant la deuxième moitié des années 1990 (au

moment où les tensions ethniques et religieuses étaient à leur comble) à celui des

années 2010, on constate que ce dernier est bien moins concentré sur la défense de

l’économie indigène contre celle des Sino-Indonésiens, et davantage sur l’exigence de

mener sa vie en strict accord avec la religion musulmane. L’objectif d’Ahad Net est de

ce fait double : développer l’économie de l’Oumma et participer à la réalisation du

paradigme d’un « islam pur » (islam kaffah).

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Page 123: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

26 Cette évolution sensible du discours au sein des MLM islamiques, où est perceptible une

forme de diminution du sectarisme, se retrouve dans une autre entreprise nommée MQ

Net, créée cette fois durant la période formative de l’Islam de marché, c’est-à-dire dans

la première moitié des années 2000. À l’origine de sa création, on trouve le prédicateur-

star de cette période, Abdullah Gymnastiar (couramment appelé Aa Gym), qui fut le

premier entrepreneur à parvenir véritablement à mettre en œuvre une structure

lucrative en tirant parti de sa popularité auprès du grand public. Gymnastiar avait créé

un complexe de « tourisme religieux » dans un quartier de la ville de Bandung à Java-

Ouest, où des milliers de fidèles se rendaient régulièrement pour y écouter ses prêches,

acheter ses livres, DVD et autres souvenirs dans ses multiples boutiques. Ce complexe

abritait également les bureaux d’une holding, la Management Qolbu17 Corporation (MQ

Corp.), aux activités multiples, de la production télévisuelle aux voyages organisés à La

Mecque (Feillard, 2004). Néanmoins, ses affaires déclinèrent considérablement au

milieu des années 2000. Le prédicateur avait à cette époque pris une seconde épouse,

réputée jeune et jolie, ce qui discrédita son message de contrôle des « passions » auprès

de son public, surtout féminin (Hoesterey, 2008).

27 Mais il apparaît que l’entreprise souffrait également de sérieux problèmes de gestion.

Le fonctionnement de son MLM en est l’illustration18. Notons tout d’abord que MQ Net

se voulait ouverte à toutes les confessions, en accord avec le message de tolérance

religieuse qui était la marque de fabrique du prédicateur durant cette période de

montée des radicalismes. Il en coûtait 150 000 Rp (15 euros) pour se joindre au réseau,

une somme qui ciblait plutôt les membres de la classe moyenne. En échange, la

personne recevait un kit d’entreprise (brochures, manuels, échantillons et autres)

évalué à 75 000 Rp et un kit de produits au choix pour une valeur de 75 000 Rp. De

« Emqi Nut » à « Emqi Soap », en passant par « Qolbu Mie » (Nouilles du Cœur) jusqu’au

« Qolbu Cola » (Coca du Cœur), la gamme de l’entreprise était variée et n’avait rien à

envier à celle des réseaux de vente existants. En réalité, ces produits n’étaient pas

fabriqués par MQ Net, mais provenaient des usines de grands groupes industriels déjà

établis. L’argument marketing d’Abdullah Gymnastiar reposait sur le fait que ce

système permettait à chacun de cultiver l’esprit d’entreprise et de leadership. Pour le

prédicateur, l’objectif déclaré était alors de « donner du travail à six millions de

personnes d’ici 2009 », en espérant que « toute personne qui se joint à MQ Net ne

mesure pas son succès seulement à l’aune de ses revenus, le plus important étant le

développement de soi19 ».

28 Ceci n’a pourtant pas empêché MQ Net de rencontrer de grandes difficultés. La

direction n’avait pas respecté l’un des principes fondamentaux du MLM : parce que sa

réussite dépendait de la cohésion des membres, il était indispensable pour ce type

d’entreprise d’instituer un mécanisme empêchant toute compétition interne,

notamment entre les différentes lignées. Un membre avait ainsi porté plainte auprès du

Conseil des Oulémas (MUI) contre Abdullah Gymnastiar : ce distributeur des produits de

MQ Net avait vu s’installer une centrale de distribution de l’entreprise à quelques

mètres de son lieu d’activité, proposant des prix bien inférieurs aux siens. Ce n’était pas

la première fois que l’entreprise de Gymnastiar se trouvait en porte-à-faux par rapport

à ses adhérents. Certains d’entre eux s’étaient plaints que les cadeaux-bonus promis en

récompense des ventes n’étaient pas disponibles, ou encore que les produits étaient

rarement en stock20.

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Page 124: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

29 Outre le cas de MQ Net/Barokah, d’autres initiatives de MLM islamiques se sont

révélées plus fructueuses. C’est le cas de la compagnie HPAI (Herba Penawar Alwahida

Indonesia), créée en 2012, spécialisée dans les produits naturels, issus de la tendance

« bio-islamique » au sein de la classe moyenne émergente. Ce courant en pleine

expansion se veut une alternative à la médecine conventionnelle, encore considérée

comme trop onéreuse en Indonésie21. Celui-ci s’inspirerait des conseils attribués au

Prophète Muhammad (Thibbun Nabawi) en matière de santé. Ainsi, l’un des hadiths les

plus utilisés ici est tiré du recueil Sahih al-Bukhari22, selon lequel le Prophète aurait

déclaré : « Il n’est pas de maladie qu’Allah ait engendré, sans avoir créé également son

traitement » (5678)23. Certains produits sont fréquemment commercialisés en ce sens :

l’huile d’olive, le miel, les figues ou encore le vinaigre, avec l’objectif de prévenir ou

guérir des maladies variées, allant du diabète au cancer. Pour faire face au déficit

d’image dont peuvent souffrir les MLM, la stratégie de HPAI est quelque peu différente

de ce qui a été décrit précédemment. En effet, la compagnie ne se définit pas

officiellement comme une MLM – bien que son fonctionnement en ait tous les traits –

mais comme un « réseau commercial halal » (bisnis network halal). Comme en témoigne

un membre de HPAI, les activités proprement religieuses y semblent d’ailleurs plus

développées : l’adhésion est vue comme un moyen « de se retrouver entre personnes

“pieuses” (sholeh), car, au sein de HPAI, plus vous êtes élevé dans la structure, plus

votre compréhension du religieux est aboutie ; il existe également des programmes

d’étude et de mémorisation du Coran24 ».

30 Le cas d’HPAI indique que l’Islam de marché œuvre également à un développement de

liens économiques au-delà des frontières nationales : l’entreprise est la branche

indonésienne de la firme malaisienne HPA Industries, basée dans l’État du Perlis. Créée

en 1987 par Tuan Haji Ismail bin Haji Ahmad, l’entreprise se nommait à l’époque « Al

Wahida Traditional Medicine25 ». Rebaptisée HPA Industries en 1995, elle compte

aujourd’hui plusieurs manufactures en Malaisie péninsulaire avec 2 000 employés au

total. Hormis en Indonésie, HPA est présente au Cambodge, au Brunei et en Thaïlande.

En 2010, l’entreprise a ouvert une manufacture au sein du « Malacca Halal Hub », un

complexe industriel dédié au halal dont le développement illustre la politique de

soutien appuyé aux divers secteurs de l’économie islamique par les autorités

malaisiennes depuis plusieurs décennies.

Photo 1. Une réunion de « motivation » de HPAI, source : HPAIndonsia.net

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Photo 2. Une famille devant sa voiture, récompense de HPAI, source : HPAIndonesia.net

31 Le secteur des MLM islamiques en Indonésie n’atteint pas le niveau de développement

avancé des firmes malaisiennes et semble être limité, pour le moment, à

commercialiser des produits sous-traités par des industries existantes, à l’exemple de

MQ Net, ou à produire en quantités plus modestes. Rappelons-le, les autorités

indonésiennes ont été pendant longtemps relativement méfiantes à l’égard de

l’islamisation politique et économique, contrairement aux dirigeants malaisiens qui,

dès les années 1980, entendaient faire de leur pays un véritable hub de la finance

islamique et des produits halal. Dans le cas indonésien, les MLM islamiques sont restées

cantonnées jusqu’ici à une niche au sein du marché de la consommation26 mais qui

semble s’élargir néanmoins.

32 La compétition avec les MLM conventionnelles est également particulièrement aiguë si

bien que certaines, voyant le marché de la classe moyenne musulmane augmenter, se

sont transformées en MLM islamiques. C’est le cas de l’entreprise « Tiens27 » qui

appartient au Tianshi Group, un conglomérat créé en 1995 par le Chinois Li Jinyuan et

dont les manufactures de produits de santé à base de plantes inspirées de la médecine

traditionnelle chinoise sont basées à Tianjin. Son fonctionnement en Indonésie était à

l’origine conventionnel, comme partout ailleurs dans le monde, mais les dirigeants

comprenant le bénéfice qu’ils tireraient d’une réorientation vers la « consommation

pieuse », décidèrent de changer le nom du groupe en « Tiens Syariah » et de demander

la certification du Conseil des Oulémas.

33 La rationalité économique de la compagnie apparaît clairement sur son site officiel. À la

question : « pourquoi avez-vous demandé ce certificat ? », le management répond : « A.

Les distributeurs Tiens pourront avoir un marché élargi, en particulier dans les régions

musulmanes, en Indonésie et au-delà. B. Le “certificat charia” poussera au

développement moral/éthique au sein du management et des distributeurs Tiens ». Il

est intéressant de noter également que ce réalisme pousse l’entreprise à établir sa

propre exégèse d’une universalité supposée. Ainsi, à la question « Ce certificat

concerne-t-il une seule religion ? (l’islam) », la compagnie répond : « Non, les principes

islamiques sont universels, comme la justice, l’honnêteté, la transparence, les produits

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halal. De fait, [notre démarche] ne se limite pas uniquement à une seule religion

[l’islam] ».

34 Tiens Syariah définit trois principaux types de marchés au sein de la population :

1. Le « charia-loyaliste » : ce marché est composé uniquement de ceux qui veulentfaire des affaires exclusivement selon les principes de la charia/de la morale ; il doitêtre approché par une méthode religieuse-émotionnelle, par exemple, sur la naturehalal du produit. Exemple : les écoles/pensionnats islamiques (pesantren) ou encoreles « musulmans traditionnels-religieux ».2. Le « loyaliste-conventionnel » : ceux qui font des affaires de manièreconventionnelle, où les principes issus de la charia/de la morale peuvent entrer –ou non – en ligne de compte. Exemple : les cadres musulmans.3. Le « charia-rationnel » : ceux qui utiliseront le commerce islamique s’il y a lapossibilité de faire un profit plus important. Exemple : un « profane » (orangawam)28.

35 L’entreprise en conclut que ce sont les deux premiers types de marchés qui doivent être

la cible de ses efforts, pariant, à l’évidence, sur le renforcement de ce « matérialisme

pieux » au sein de la société indonésienne dans les années à venir. Le certificat

permettant à Tiens de se rebaptiser Tiens Syariah a été attribué en 2012 par le Conseil

des Oulémas (MUI). Cette certification du MUI n’étant valable que trois ans dans le cas

présent, l’entreprise devra débourser régulièrement des fonds pour s’assurer cette

légitimité islamique.

36 Le marché des MLM islamiques, comme en général celui de la prédication, est fluctuant

et une certaine forme d’hybridité n’est pas rare. Ainsi, les réunions de motivation des

membres de Tiens Syariah sont un étonnant mélange de Sino-Indonésiens et de Pribumi

issus de la classe moyenne, tous unis dans le même rêve de cadeaux-bonus, voitures,

maisons et voyages. Une autre MLM, symbole de ce mélange des genres, est la

compagnie BKB UFO Syariah. À la suite des émeutes antichinoises de 1998, un Sino-

Indonésien bouddhiste spécialisé dans la médecine par les plantes décida de créer une

association d’entraide dont l’objectif annoncé était de promouvoir la tolérance entre

communautés, ainsi que d’aider les plus pauvres. Pour financer les activités de cette

association, il décida de créer en 2000 cette MLM, qui prit une forme islamique à partir

de 2006 avec, ici aussi, une certification du MUI.

37 La compagnie se veut différente des autres par le caractère ouvert de son

fonctionnement : chaque membre a ainsi entière connaissance de la répartition des

frais : 40 % pour la production, 20 % de frais opérationnels, les 40 % restants étant

destinés aux profits. La dimension éthique islamique se traduit également par le fait

que, dans cette dernière catégorie, l’attribution des bonus est basée sur un partage (du

moins partiellement puisque l’activité de chaque membre compte également). D’un

point de vue social, 20 % des frais opérationnels sont attribués à des œuvres

caritatives29. Le mélange entre caritatif et lucratif est patent dans le cas présent, la

compagnie n’hésitant pas à annoncer qu’elle a attribué plus de 100 000 euros en

produits aux nécessiteux et engagé des programmes humanitaires dans différentes

régions de l’archipel, tout en rappelant qu’ont été attribué à ses membres « 40 Jaguar S-

type et X-type, 20 Mercedes, C-class, A-class, SLK, E-class, SL 500, et Porsche Boxer30 ».

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Problèmes éthiques autour des MLM islamiques

38 Si les MLM islamiques reprennent généralement les techniques de ventes et

agencements structuraux que l’on retrouve partout ailleurs dans le monde, elles y

ajoutent des formes islamisées évidentes, comme des pèlerinages en cadeaux-bonus, ou

encore, plus subtilement des régulations issues de débats jurisprudentiels qui tentent

de faire respecter, tant bien que mal, les préceptes des textes sacrés de l’islam ayant

trait aux relations commerciales. Deux cas doivent être cités ici pour illustrer la

difficulté de réguler ce marché très versatile des MLM islamiques. Le premier cas est

celui d’un service de paiement en ligne, créé par le prédicateur-star, Yusuf Mansur, qui

bénéficia de la chute de popularité d’Abdullah Gymnastiar au milieu des années 2000.

Aujourd’hui, Mansur est la personnalité médiatique la plus représentative de ce

nouveau discours autour de la « richesse pieuse » au sein de l’Islam indonésien. Créée

en 2013 par Mansur, l’entreprise Veritra Sentosa Internasional (VSI) est basée sur le

concept que les Indonésiens perdent du temps, de l’énergie et de l’argent en passant

par le réseau bancaire conventionnel (lié dans ce discours aux « intérêts étrangers »)

pour payer impôts, abonnements de téléphone, électricité, voyages, versements des

dons religieux, frais éducatifs et autres31. On propose donc à la personne d’économiser

sur les frais administratifs habituellement facturés, en passant par le service de

Mansur. Les cibles principales de ce système de paiement électronique « Veritra Pay »

(VP) sont donc le particulier, mais aussi les petits commerces et prestataires de

services. Il en coûte 350 000 Rp (24 euros) pour devenir membre et se voir attribuer un

« pack » contenant : l’autorisation de commercialiser les produits VSI ; un logiciel à

installer sur son smartphone ou ordinateur pour avoir accès à la plateforme de

paiement électronique ; deux bouteilles de produit de santé naturelle. Pour chaque

nouvelle personne recrutée, le membre recevra 50 000 Rp (30 000 Rp en liquide et

20 000 Rp utilisables sur le compte VP). Par la suite, deux types de bonus peuvent être

reçus, d’un côté sur les transactions opérées par les membres de la lignée et de l’autre

sur le développement de la lignée en elle-même (en termes de membres), cette dernière

forme étant à l’évidence contraire aux préceptes émis par le MUI. La compagnie

annonce qu’au bout de dix mois, la personne peut recevoir mensuellement 112 millions

Rp (7 700 euros) pour 4 transactions et 840 millions Rp (57 000 euros) pour

30 transactions par mois.

39 En mars 2014, la branche de Sumatra-Sud du Conseil des Oulémas d’Indonésie (MUI) a

vertement critiqué l’initiative, regrettant le fait que ce type d’entreprise usait de la

crédulité de la population32. Ce n’était pas la première fois que le prédicateur se

retrouvait sous le feu des critiques. En 2013, une autre initiative de Mansur avait été

pointée du doigt par le MUI à Jakarta pour ses activités considérées comme douteuses :

il proposait des parts de 12 millions Rp, soit 800 euros, avec un taux d’intérêt annuel de

8 %, destinées à la construction d’appartements et d’hôtels dans la capitale, où

l’immobilier est dans une période faste depuis plusieurs années. Un an après sa

création en 2012, le fonds avait attiré 2 000 personnes pour un total de 20 milliards Rp

(1,4 million euros). L’entreprise opérait sans autorisation officielle (nécessaire à la

récolte des fonds de particuliers) et fut contrainte par les autorités à mettre fin à ses

activités. Le prédicateur créa alors la « Coopérative de la communauté islamique

d’Indonésie » (Kooperasi Indonesia Berjamaah) – dont le but est, entre autres, de

continuer à « racheter l’économie nationale33 ».

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40 Le deuxième cas est celui d’une MLM spécialisée dans la commercialisation des

pèlerinages « mineurs » (Umroh) en Arabie Saoudite. La Umroh n’est pas limitée à une

certaine période de l’année, comme dans le cas du Hajj, et nombreux sont ceux parmi la

classe moyenne émergente qui utilisent les services d’agences de voyages spécialisées

pour l’effectuer. En 2015, on estime qu’environ 300 000 personnes avaient effectué ce

type de pèlerinage34. Par ailleurs, les agences proposent aux plus fortunés des formules

« Hajji Plus » qui permettent aux familles de voyager dans des conditions confortables

et de résider dans les hôtels quatre ou cinq étoiles à proximité des lieux saints de La

Mecque ou Médine. Pour certains, ce voyage est d’ailleurs souvent l’occasion d’insérer

une étape dans les grandes capitales européennes pour faire du tourisme et du

shopping de produits de luxe (moins onéreux qu’en Indonésie). En réaction à la

multiplication d’abus, le Conseil des Oulémas a émis une autre fatwa en 2012 pour

encadrer la pratique. Les principaux points portaient sur : la nécessité d’une

reconnaissance officielle de la compagnie par le Ministère des Affaires religieuses,

l’obligation d’être musulman et d’avoir pour objectif de faire le pèlerinage (pour éviter

que des non-musulmans y participent pour des raisons purement lucratives) ; le fait de

ne pouvoir retirer son argent, sauf en cas de force majeure.

41 C’est ce marché très lucratif du pèlerinage que la compagnie Arminareka Perdana a

entrepris de conquérir en proposant un agencement multi-niveaux, dont le principe est

le suivant : l’entreprise estime qu’une personne peut faire l’Umroh à partir de

25 millions Rp (1 700 euros). Ainsi, chaque nouveau membre paie un droit d’entrée et de

commercialisation des produits de l’agence (3,5 millions Rp-230 euros), qui constitue un

dépôt pour le voyage futur. Pour le recrutement de toute nouvelle personne, le membre

reçoit 1,5 million Rp, puis 500 000 Rp pour le second ; et au bout de 11 personnes

recrutées, le membre atteint les 25 millions Rp requis pour partir. En 2013, l’entreprise

avait fait partir 24 700 personnes, pour un chiffre d’affaires de 550-600 milliards Rp

(37-41 millions d’euros)35. En raison de ce fonctionnement douteux, le MUI a décidé en

2014 de retirer son certificat à la compagnie, ainsi qu’à une autre entreprise au

fonctionnement similaire (Mitra Permata Mandiri)36. Toutefois, et comme le font

justement remarquer leurs dirigeants, cette certification du MUI n’est en rien

indispensable et seuls les tribunaux administratifs seraient en mesure de les forcer à

mettre fin à leurs activités37.

Performance économique et communautarismereligieux

42 Au-delà de ces quelques cas extrêmes illustrant des pratiques plus que douteuses,

l’attrait pour le système MLM islamique en lui-même est réel au sein de certains

secteurs de la société indonésienne. On peut donc s’interroger sur les raisons de cet

engouement et sur la notion de « performance économique » des MLM islamiques. Pour

Nicole Biggart (1990), les « arrangements socio-structurels » caractéristiques de l’Asie –

l’importance de la communauté, et notamment de la famille – sont particulièrement

adaptés au système MLM. L’importance du facteur religieux dans cette problématique

est également à prendre en compte. Il s’agit bien ici de l’élaboration d’un nouvel

« alphabet » permettant à une société émergente de mieux s’approprier l’éthique et les

pratiques du capitalisme contemporain. Au sein de certaines cultures sud-est asiatiques

n’ayant pas toujours été favorables à l’activité commerciale38, l’islam, comme « religion

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

127

Page 129: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

marchande39 » a souvent joué une fonction de légitimation (Murray Li, 1998). Ce rôle est

aujourd’hui plus que jamais d’actualité.

43 Il convient aussi de rappeler que l’entreprise pribumi a été confrontée historiquement à

un problème de confiance dans les affaires, en particulier à Java (Geertz, 1963 : 126 ;

Dewey, 1962 : 37). Le fait que le commerce n’était pas une activité socialement valorisée

y a probablement joué un rôle, mais il apparaît également que la structure sociale

spécifique javanaise n’était pas favorable au développement d’entreprises au-delà du

noyau familial. Alors que les Sino-Indonésiens ont pu développer un « capitalisme en

réseau » (network capitalism) basé sur une forte intégration verticale de la structure

familiale (patrilinéaire, patrilocale et patriarcale), ainsi que des groupes de solidarité

étendus (guanxi), la société javanaise était marquée par une atomisation structurelle

autour d’unités familiales formées par des couples isolés (Mackie, 1998).

44 On comprend donc mieux l’avantage que peut représenter le système MLM dans ce

contexte. D’une part, chaque personne est à la fois vendeur et acheteur des produits, ce

qui peut réduire les tensions émanant des résistances sociales à l’activité commerciale.

D’autre part, parce que l’entreprise pyramidale se définit par l’absence d’une structure

bureaucratique hiérarchisée et donc par une grande autonomie des acteurs, chacun

étant son propre « chef », les problèmes de coordination dus à un éventuel déficit de

confiance sont plus aisément résolus. Ceci n’est pas sans rappeler les modalités

d’adaptation du petit entrepreneuriat des années 1950 au contexte atomisé de la société

javanaise. Comme le notait Alice Dewey à l’époque, le fait que « chaque personne opère

en tant qu’entrepreneur indépendant supprime le besoin de supervision du personnel

et garantit l’honnêteté, la diligence et la loyauté envers la compagnie » (1962 : 27). Dans

la volonté de développer le statut économique de l’Oumma, ce sont aussi ces

agencements spécifiques des MLM islamiques qui peuvent se révéler attractifs pour

ceux voulant se lancer dans les affaires.

45 On retrouve également cette problématique, sous un autre angle néanmoins, chez

l’économiste américain Timur Kuran (2004 : 51) : l’une des raisons de l’islamisation

croissante des économies des pays musulmans réside dans le fait que celle-ci permet

une efficacité économique accrue basé sur des mécanismes de confiance. Le tissage de

relations de confiance induites par cette communauté morale permet en effet de

minimiser les coûts d’une activité marchande. Les nouveaux arrivants qui tentent de

s’intégrer dans un environnement urbain des grandes capitales du monde musulman

ne bénéficient plus de leurs réseaux de solidarité régionaux ou ethniques, et se

tournent de fait vers ces réseaux de l’« Islamic subeconomy », où l’information sur la

malhonnêteté d’une personne a tendance à se répandre rapidement.

46 Cette islamisation par le champ économique équivaut-elle pour autant à un repli sur soi

communautariste ? La question ne peut être résolue aisément à l’évidence. Pour Greg

Fealy (2008), l’évolution de l’Islam indonésien dépend d’une diversité de facteurs,

notamment ceux reliés aux conditions socio-politiques à un niveau national, ainsi

qu’aux relations entre les pays occidentaux et musulmans, mais, « toutes choses étant

égales par ailleurs », le processus de commercialisation que connaît actuellement

l’Islam indonésien ne risque pas de changer véritablement son caractère modéré.

S’appuyant sur les écrits de Peter Berger et Wade Roof40, G. Fealy ajoute que le

phénomène pourrait même favoriser une certaine forme de pluralisme religieux. Dans

ce schéma, le renforcement de la pluralité et de la tolérance est favorisé par la

conjonction de deux phénomènes : d’une part, la grande liberté de choix produite par

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

128

Page 130: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

l’individualisation de la pratique religieuse contemporaine41 et, d’autre part, la

nécessité pour tout acteur ou institution voulant s’insérer dans le « marché de la

spiritualité » (spiritual marketplace) d’être assez inclusif et modéré pour élargir au

maximum la base de ses « clients-croyants » potentiels. Nous avons pu le constater, ce

processus est en effet à l’œuvre dans le cas de certaines MLM islamiques. Dans d’autres

cas néanmoins, une certaine forme de communautarisme religieux (parfois

accompagné d’un nationalisme teinté de protectionnisme) est en germe. Il ne fait nul

doute que l’évolution de ces deux processus dépendra en grande partie des possibilités

d’émergence d’une véritable classe entrepreneuriale au-delà de la seule minorité sino-

indonésienne dans les années à venir.

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NOTES

1. Le pays connaît une croissance de 5 % par an depuis le milieu des années 2000.

2. Ce retour du religieux avait débuté au tournant des années 1980-1990, puis s’est intensifié avec

la démocratisation ayant suivi la chute du président Suharto en 1998.

3. Le système MLM est en réalité une déclinaison des « sociétés de vente directe » (SVD),

apparues aux États-Unis au XIXe siècle. Les SVD poursuivaient en quelque sorte la tradition des

vendeurs itinérants, qui avaient longtemps constitué l’un des principaux maillons de l’économie

du Nouveau Continent. Si ces sociétés ont pris leur forme moderne dans les années 1930, c’est

surtout dans les années 1960 et 1970 qu’elles ont connu un développement rapide, à la faveur des

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Page 132: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

transformations de la force de travail américaine, notamment l’accès des femmes au marché du

travail. Pour celles-ci, l’activité au sein d’une SVD offrait la possibilité de compléter les finances

du foyer en alliant vie familiale et activité rémunératrice (Biggart, 1989).

4. Dans son dernier recensement en 2010, le Bureau national des statistiques (BPS) estime que les

Sino-Indonésiens représentent 1,2 % de la population (240 millions d’habitants). Les statistiques

sur les six religions officiellement reconnues pour l’État indiquent que 87,18 % des Indonésiens se

déclarent musulmans, 6,96 % protestants, 2,91 % catholiques, 1,69 % hindous, 0,72 % bouddhistes,

0,05 % confucéens, 0,13 % « autres ». http://sp2010.bps.go.id/files/ebook/

kewarganegaraan%20penduduk%20indonesia/index.html

5. D’autres s’impliquent au sein d’organisations étudiantes qui participeront à la contestation

visant l’autorité de Suharto en 1998. Ils alimenteront les rangs du Parti de la Justice (PK – Partai

Keadilan, renommé plus tard PKS, Parti de la Justice Prospère), formé après la chute du

président, et devenu la principale force islamiste dans le paysage politique actuel.

6. Organisation djihadiste responsable des principaux attentats commis en Indonésie dans les

années 2000.

7. Milice ayant pour principale activité la lutte contre le « vice », le FPI cible les lieux de

prostitution, les débits d’alcool, les restaurants ne respectant pas le jeûne du mois de Ramadan,

tout en opérant une forme de racket sur certaines de ses cibles.

8. Cette catégorie est définie ici comme gagnant entre 4 et 20 $ US par jour. Voir http://

www.lowyinterpreter.org/post/2014/02/19/Meet-Indonesias-middle-class.aspx?

COLLCC=3553215207&

9. Republika Online, http://www.republika.co.id/berita/republika-tv/ummat/10/06/23/121084-

ini-dia-multi-level-marketing-mlm-berbasis-syariah

10. Fatwa No. 75/DSN-MUI/VII/2009 (http://www.dsnmui.or.id/).

11. Entretien avec un membre de Tiens Syariah, 5 mai 2015, Jakarta.

12. Al Qu’ran, Hadits, Akhirat, Dunia, Network.

13. Le Coran, vol. 1, trad. Masson D., Paris, Gallimard, p. 1233.

14. Aucune MLM islamique n’a consenti à nous fournir des données actualisées de leur nombre

d’adhérents pour des raisons évidentes.

15. Entretien avec un responsable en charge du développement au sein d’Ahad-Net, 21 mai 2015,

Jakarta.

16. « Mimpi kaya dengan koin Gold Quest », Suara Hidayatullah, vol. 15, no 8, décembre 2002, p. 55.

17. Ce terme vient du mot arabe « cœur ».

18. Renommé MQ Barokah à partir de 2005 en raison de difficultés financières.

19. MQ Barokah, MQ Barokah, Jaringan Wirausha Tangguh Berasaskan Syariah, n.d.

20. Bismar Pasaribu, « Aa Gym diadukan ke Dewan Syariah », Rakyat Merdeka Online, 28 avril 2006 ;

« Kontak Member », Network Business, no 10, septembre 2004, p. 8.

21. Entretien avec un membre de Tiens Syariah, 5 mai 2015, Jakarta.

22. Il s’agit d’un des recueils considérés comme étant les plus fiables en matière de hadith avec le

Sahih Muslim.

23. Traduction de l’auteur à partir de l’anglais sur le site http://www.usc.edu/org/cmje/

religious-texts/hadith/bukhari/071-sbt.php

24. Entretien avec un membre de HPAI, 14 et 15 mai 2015, Jakarta.

25. http://www.hdcglobal.com/publisher/melaka_hpa

26. Entretien avec un responsable d’une MLM islamique EXER Indonesia, 11 mai 2015, Jakarta.

27. Une adaptation libre du nom chinois de l’entreprise (« Tianshi »).

28. http://www.tiens.co.id/index.php/faq-tiens-syariah

29. Entretien avec le directeur de marketing d’UFO BKB Syariah, 13 mai 2015, Jakarta.

30. http://www.ufo-indonesia.com/company/tentang_kami

31. http://www.rekanvsi.com/

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

131

Page 133: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

32. http://kabarsumatera.com/2014/03/bisnis-haram-berkedok-syariah/

33. http://bisnis.tempo.co/read/news/2013/09/05/092510519/bisnis-baru-yusuf-mansur-

membeli-ulang-indonesia

34. http://www.republika.co.id/berita/nasional/umum/12/07/24/m7nsnf-mlm-haji-rugikan-

umat

35. http://nasional.tempo.co/read/news/2014/03/28/173565992/Begini-Modus-MLM-di-Bisnis-

Umrah

36. http://www.republika.co.id/berita/nasional/umum/12/08/30/m9jy7u-inilah-fatwa-mui-

soal-mlm-umrah

37. http://www.suara-islam.com/read/index/6164/Kemenag-Tidak-Berhak-Mencabut-Ijin-

Operasional-PT-MPM

38. On notera qu’AMWAY, l’un des plus importants MLM américains, a choisi de recruter des

Indonésiens diplômés en psychologie avec pour objectif de reformuler l’imaginaire marketing de

l’entreprise en l’adaptant au contexte indonésien, où le domaine de la « vente » (jualan) est

considéré comme peu valorisé socialement dans certaines couches de la population. Entretien

avec une ancienne employée indonésienne d’AMWAY en charge de cette stratégie, 19 juin

2015,Lyon.

39. Le Coran contient de nombreux passages favorables à l’activité marchande, tout en régulant

les échanges commerciaux (voir Rodinson, 1966). Dans le cas indonésien, cet argument a été

d’autant plus utilisé que l’islamisation de l’archipel fut en grande partie favorisée par les réseaux

maritimes marchands musulmans (voir Lombard, 1990).

40. Roof W. C., 1999, Spiritual marketplace: Baby boomers and the remaking of American religion,

Princeton, N. J., Princeton University Press ; Berger P. L., 1969, The social reality of religion, London,

Faber.

41. Au sens où le choix d’une pratique spirituelle dépend aujourd’hui davantage de l’individu que

d’une institution religieuse socialement dominante ou du milieu d’origine de la personne.

RÉSUMÉS

Depuis le début des années 2000, l’Indonésie a vu se multiplier des sociétés de vente directe (SVD)

et de vente multi-niveaux (MLM). Certaines sont étrangères, américaines pour la plupart, à

l’exemple d’Amway ou Herbalife ; d’autres sont des sociétés locales souvent impliquées dans la

vente de produits de santé et de beauté « naturels », ayant un fort ancrage islamique. Le

développement de ces dernières a suivi en réalité les grandes lignes de différenciation ethnique

et religieuse de l’Indonésie contemporaine. En effet, face à la domination économique de la

minorité sino-indonésienne (qui comporte de nombreux chrétiens), ces nouvelles techniques de

vente ont été perçues comme un moyen de renforcer l’économie communautaire, celle de

l’oumma (la communauté des musulmans). Ce processus d’adoption a produit nombre de tensions

entre certains principes éthico-religieux et le caractère parfois polémique des pratiques

commerciales des SVD/MLM, entraînant des débats de jurisprudence islamique (fiqh). Au-delà, les

MLM islamiques renvoient aux causes possibles d’une islamisation croissante des économies des

pays musulmans : d’une part l’économie islamique et la para-économie islamique permettent de

penser et de se réapproprier l’ordre capitaliste mondialisé ; d’autre part, elles produiraient une

efficacité économique accrue en générant de la confiance au sein de « communautés morales »

islamiques.

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Page 134: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

From the beginning of the 2000s, direct selling companies and multi-level marketing are

multiplying in Indonesia. Some are foreign, American for the most part, like Amway or Herbalife;

others are local companies often involved in the sale of health and beauty “natural” products

with a strong Islamic anchoring. The development of the latter followed in reality the main lines

of ethnic and religious divide in contemporary Indonesia. Indeed, in the context of the Chinese-

Indonesian minority’s economic domination (among which many are Christians), these new sales

techniques were perceived as a way to reinforce the communautarian economy of the Muslim

Umma. Moreover, this process produced a number of tensions between ethico-religious

principles and the sometimes polemical character of MLM commercial practices – an issue that

has in turn generated Islamic jurisprudential debates (fiqh). Beyond this, Islamic MLMs relate to

the possible causes of the growing Islamization of Muslim countries’ economies : first, Islamic

economics and the Islamic sub-economy allow the re-appropriation of the modern globalized

capitalistic order; second, they potentially produce an increased economic efficiency by

generating trust within Islamic “moral communities”.

Desde principios de los años 2000 Indonesia vió multiplicarse las sociedades de venta directa

(SVD) y de venta multinivel (MLV). Algunas son extranjeras, la mayoría americanas, por ejemplo

Amway o Herbalife; otras son sociedades locales a menudo implicadas en la venta de productos

de salud y de belleza “naturales”, de fuerte raigambre islámica. El desarrollo de estas últimas

siguió en realidad las grandes líneas de diferenciación étnica y religiosa de la Indonesia

contemporánea. Frente a la dominación económica de la minoría sino-indonesia, estas nuevas

técnicas de venta fueron percibidas en efecto como un medio de reforzar la economía

comunitaria, la de la Umma musulmana. Este proceso de adopción ha producido también

tensiones entre ciertos principios étnico-religiosos y el carácter a veces polémico de las prácticas

comerciales de las SVD/ MLM. Esta problemática ha sido objeto de debates de jurisprudencia

(fiqh) dentro de las instancias islámicas. Más allá de esto, las MLM islámicas sostienen la hipótesis

de una islamización creciente de las economías de los países musulmanes que permitirá una

eficacia económica creciente basada en mecanismos de confianza.

INDEX

Mots-clés : Indonésie, Islam de marché, marketing relationnel de multiniveaux islamique,

sociétés de vente directe (SVD), vente multi-niveaux (Multi-Level Marketing, MLM)

Palabras claves : Indonesia, Islam de mercado, marketing relacional de multinivel islámico,

sociedades de venta directa (SVD), venta multinivel (Multi-Level Marketing, MLV)

Keywords : Indonesia, Market Islam, Islamic multi-level marketing, direct selling companies,

Multi-Level Marketing

AUTEUR

GWENAËL NJOTO-FEILLARD

Centre Asie du Sud-Est (Case), UMR 8170, CNRS-EHESS-INALCO, [email protected]

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133

Page 135: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

La finance islamique en France : quevalent ces paroles ?The Islamic finance in France: what is the value of these words?

La finanza islámica en Francia: cual es el valor de estas palabras?

Marie-Liesse de Luxembourg

1 Finance islamique. Chacun de ces termes paraît si grevé de préjugés qu’il faut

l’innocence de la jeunesse pour trouver quelque enthousiasme à cette rencontre. Dans

les mois qui ont suivi la débâcle de la bulle immobilière transatlantique et des banques

impliquées, il semblait pourtant nécessaire de changer les principes de fonctionnement

du système financier, de rompre avec la spéculation, avec l’incertitude des contrats

aléatoires qui avaient transformé l’économie en « casino », avec l’intérêt signe de

rapacité. C’est tout ce que proposait la finance islamique, qui intéressait alors la

ministre de l’Économie et les banquiers parisiens d’Europlace, tentait certains des

promoteurs de l’économie sociale et solidaire, suscitait le débat dans les media et à

l’Assemblée Nationale tandis que la DST enquêtait sur le financement de réseaux

terroristes et les juristes sur les montages, comme celui qui avait permis à une filiale de

l’Union des Banques Suisses d’acquérir le 1, Trafalgar Square, avec le conseil d’avocats

londoniens et caïmaniens, pour le compte de fonds d’investissements du Golfe. Bref, la

finance islamique perturbait les figures, les méthodes et les circuits de la finance dite

conventionnelle, en affichant fièrement un taux de croissance inexorable, des principes

responsables et des pratiques ésotériques.

2 Avec le recul, qu’est devenue cette finance islamique ? Correctement régulée, en accord

avec les recommandations du G20 contre le blanchiment et pour la stabilité financière,

elle a fait disparaître les soupçons de financement du terrorisme et les malversations

qui avaient conduit à la faillite de la BCCI en 1991, laquelle n’était d’ailleurs pas

conforme aux principes définis par la charia. Les spécialistes semblent indiquer que la

différence avec la finance conventionnelle serait avant tout cosmétique (Khan, 2010),

même si certains remarquent un style de gestion différent (Beck et al., 2013). D’autres

jugent qu’elle ne répond pas aux besoins de financement de la plupart des pays

musulmans mais plutôt aux préoccupations de gestion de fortune des plus riches

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Page 136: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

(Allard, Benchabane, 2010). Mais on ne parle ici que de l’activité des banques, et non

plus du modèle de développement qu’elles devraient promouvoir, ni des fonds

d’investissements, ni de l’intérêt des jeunes français qui rêvent de participer au

développement de « la communauté » grâce au crowdfunding islamique. Manifestement

la finance islamique est un peu plus que la réunion des banques islamiques : certains

colorent leurs représentations d’espérances, en font le support de leur sociabilité

militante ou mondaine, de leurs projets éducatifs ou professionnels. Comment

retrouver l’unité d’un phénomène global diffracté par tant de prismes locaux ?

3 La forme de la finance islamique n’est évidemment pas la même dans les pays où l’islam

est une référence constitutionnelle et dans les pays où les musulmans sont

minoritaires. Avant d’essayer de comprendre comment ces derniers perçoivent un

phénomène lointain, nous présenterons rapidement le développement contemporain

dans les pays où l’islam est une référence constitutionnelle (1) puis nous constaterons

les événements et les trajectoires des dernières années en France (2) et tenterons une

interprétation extra-financière (3) de ces phénomènes.

Dans les pays où l’islam est une référenceconstitutionnelle

4 À peu près tous les ouvrages sur le sujet commencent par énoncer des principes. Au

lieu de les considérer comme transhistoriques, nous essaierons d’évaluer leur

cohérence et de rendre compte de leur formation.

Des principes

5 Dans la finance islamique, le prêt à intérêt (riba), la contribution à des activités illicites

(haram), l’incertitude contractuelle ou spéculative (gharar et maysir) sont prohibés ; il

faut aussi adosser toute transaction à un bien ou un actif réel (c’est-à-dire non

purement financier) et partager les profits comme les pertes. Ces dispositions semblent

faire l’objet d’une adhésion universelle car elles condamnent les excès de la finance qui

ont conduit à la crise : spéculation, enrichissement sans cause et sans travail, recel du

produit d’activités immorales ou dégradantes (armes, drogue, prostitution,

pornographie), etc. Les exposés pour le grand public laissent généralement de côté les

dispositions plus techniques et moins consensuelles comme l’obligation de prendre le

conseil de trois jurisconsultes spécialistes de la charia (ulama ou shariah scholars),

l’adhésion à l’étalon or (sous le nom de dinar islamique) et la limitation de l’impôt à la

zakat coranique. La mise en œuvre de ces principes invalide les activités financières

habituelles.

6 Considérons par exemple la relation emblématique du secteur financier : le crédit n’est

plus possible sans prêt à intérêt puisque la banque ne peut rémunérer son personnel,

sauf à modifier de manière substantielle la relation avec son client. En revanche, elle

pourrait acquérir le bien et le céder sous forme de crédit-bail : c’est l’objet du contrat

dit ijara. Pour le crédit aux PME, on proposera le partage non seulement des profits mais

aussi des pertes découlant d’un investissement dans une mudaraba (qui évoque le contrat

de métayage). Le développement de la finance islamique s’appuie donc sur des contrats

spécifiques, qu’on désigne couramment par leurs noms arabes. Les normes de l’AAOIFI

(2013) recensent l’ensemble des contrats canoniques, et c’est le rôle des comités pour la

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Page 137: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

charia (shariah board) associés à chaque établissement d’établir la conformité des

contrats et de la stratégie par des décisions (fatawa, pluriel de fatwa). Que faire quand

les ulama sont en désaccord ? Fin 2007, Taqi Usmani, influente personnalité du secteur,

a émis une fatwa condamnant les sukuk (obligations islamiques) émises en Malaisie,

dont l’encours se chiffrait alors à 80 milliards de dollars environ. Après des semaines

d’incertitude, un consensus a été trouvé au sein de l’AAOIFI pour ne pas remettre en

cause les sukuk déjà émis et normer seulement les émissions futures. La question de

l’unité juridique de la finance islamique n’en est pas moins posée.

Fiction juridique ou unité de fait ?

7 Les grandes divisions de l’islam sont-elles solubles dans la finance islamique ? On

pourrait interpréter la controverse entre Taqi Usmani, originaire du Pakistan et les

autorités malaisiennes comme un désaccord entre écoles de jurisprudence islamique

(mazhabs). Ces écoles ne diffèrent pas quant à l’interprétation d’un même corpus de

règles, mais par la définition des sources juridiques et des règles de priorité entre elles.

Pour situer la finance islamique dans ce paysage, on peut considérer en première

approximation que chacun fait chez soi ce qui correspond aux usages de son madhhab.

Les transactions entre des parties de mazhabs différents doivent cependant convenir à

toutes les parties, aussi il convient de considérer le plus grand commun dénominateur

(en termes de sources) qui correspond vraisemblablement à l’interprétation hanbalite.

C’est un paradoxe qui mérite d’être souligné : le socle commun du droit entre les

différentes écoles de jurisprudence se trouve correspondre à l’interprétation

considérée en Occident comme la plus littérale.

8 À titre d’illustration, on peut considérer l’interdiction absolue de l’intérêt dans la

finance islamique : celle-ci manque de fondement rationnel, comme de substance

historique. Du côté du fondement rationnel, on cherchera en vain dans le Coran une

description des méfaits de l’intérêt parmi les hommes et des remèdes qu’il convient d’y

apporter, comme le Jubilé prévu par le Lévitique (25:8-13) afin de remédier à l’esclavage

pour dette (Graeber, 2011). Au contraire, le Coran (2:275-279) évoque la détestation

divine à l’égard du prêt à intérêt sans explication, ce qui conduit à des difficultés 1.

Comme par ailleurs on ne connaît pas d’exemple historique du respect de cette

disposition coranique (Kuran, 2010), les penseurs musulmans modernistes (en particulier

les grands muftis égyptiens de Mohamed Abduh à Youssef Al-Qaradâwî) ont justifié un

intérêt modéré (Tripp, 2006). Le premier congrès d’économie islamique tenu à Jeddah

en 1976 a décidé contre ces modernistes que l’interdit coranique de riba s’appliquait à l’

intérêt en général et que la trahison des idéaux coraniques était le résultat de l’action des

puissances coloniales (occidentale et ottomane, voir Chachi, 2005). Cette interprétation

littérale confirmerait l’origine hanbalite de la finance islamique.

Une origine plausible

9 Tous les ouvrages de vulgarisation se réfèrent à Ariff (1988) qui offre l’archétype du

récit de fondation : il présente la rupture avec les puissances coloniales et le socialisme

arabe, puis le développement spontané des banques et des organisations financières

internationales. Toutefois, les pays du Golfe n’ont, au début des années 1970, ni système

financier, ni droit bancaire : les revenus sont distribués à travers les réseaux tribaux et

clientélaires. Après le choc pétrolier, les États s’emploient à centraliser la distribution

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des revenus pour éviter que les réseaux clientélaires ne puissent être mobilisés à des

fins politiques. Un des moyens de cette centralisation est la constitution d’une

administration fiscale de la zakat.

10 C’est dans ce contexte que Kahf (2001) situe le compromis politique fondateur de la

finance islamique : les États producteurs, au premier rang desquels l’Arabie Saoudite,

désirent construire un secteur financier pour développer leur économie, mais ils

doivent composer avec la part conservatrice de leur opinion opposée à la perception

d’intérêt par les banques comme des impôts par l’État. On (Kahf ne caractérise pas) se

propose alors d’associer les ulama à ce processus au terme d’un compromis historique.

Quels en sont les termes ? On concède aux ulama un rôle dans la gouvernance des

institutions financières, chacune dotée d’un comité pour la charia2, on met sur pied une

série d’institutions internationales pour assurer la propagande de la foi et de sa

traduction financière3, enfin on rémunère très correctement les volontaires. Que veut-

on obtenir ? Une bienveillance universelle à l’égard des banques, un peu d’ordre dans

l’émission des fatawa et la paix en matière fiscale. Kahf montre que le compromis

politique fonctionne en ce qu’il conduit à une « islamisation de la finance », mais aussi à

la financiarisation des ulama : leur image de sages ascétiques et pauvres évolue au fur et

à mesure qu’ils gagnent une aisance manifeste. Cette période fondatrice (1975-1995)

débouche sur la création d’un système financier effectif.

11 Ce modèle répandu dans le Golfe, où les ulama constituent un groupe social

incontournable, diffère de la voie malaisienne. Delfolie (2013) a décrit la politique

d’islamisation de l’économie menée afin de signifier aux Malais musulmans qu’ils

tiraient le meilleur parti de la croissance de leur pays multiethnique. Cette orientation

décidée par le Premier ministre Mahatir à la fin des années 1970 se traduit par la

création d’une banque islamique publique en 1983, dont le capital est ouvert au public

en 1992 en même temps que des concurrents privés sont agréés ; les assurances suivent

avec un décalage de deux ans. Contrairement aux citoyens des États du Golfe, les

Malaisiens ne bénéficient pas du reversement direct de la rente pétrolière, ni d’une

forme de sécurité sociale résultant de l’évergétisme des élites : ils doivent donc, à

l’image de leurs voisins singapouriens, prévoir une assurance santé et une retraite que

les institutions islamiques vont leur proposer dans des conditions d’autant plus

rentables qu’elles bénéficient d’incitations fiscales (par rapport à la finance

conventionnelle). Si on mentionne encore le financement du pèlerinage à la Mecque,

assuré par Tabung Hajji depuis les années soixante, et les formes spécifiquement

islamiques d’acquisition immobilière, il apparaît que la Malaisie invente une finance

islamique pour les classes moyennes qui permet de compenser la faiblesse de la rente

pétrolière par l’adhésion. La finance islamique est, dans le monde malais, une

dimension d’une marchandisation du religieux presque universelle : Pepinsky (2010)

l’analyse comme une « prise de position dans la mondialisation ». Dans un contexte

social marqué par l’émergence d’une classe moyenne, cette consommation

ostensiblement islamique ressemble à la consommation ostentatoire identifiée par

Thorstein Veblen. Une telle configuration paraît difficilement transposable dans le

Golfe, où les « flambeurs » sont perçus comme corrompus par l’Occident, dont les

musulmans pieux s’abstiennent de consommer les productions douteuses.

12 Il convient ici de constater que pour être islamiques, ces institutions financières n’en

sont pas moins capitalistes : ce sont des sociétés anonymes cotées et dotées d’un comité

pour la charia. On aurait pu imaginer des formes plus disruptives, comme des

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coopératives, dont Mit Ghamr en Égypte constitue l’unique et éphémère exemple, des

fondations qu’on nomme waqf en arabe (Deguilhem, 1995) et qui ont une longue

histoire, ou pourquoi pas des formes originales de microcrédit, dont on se souvient

qu’il a été développé par Muhammad Yunus au Bangladesh... à l’écart du courant de la

finance islamique. Au-delà du projet, pour comprendre ce qui marche, il convient de

prêter attention à qui le met en œuvre.

Les entrepreneurs de la finance islamique

13 Feillard et Madinier (voir l’article du second dans ce volume) ont donné de nombreux

exemples d’entrepreneurs islamiques dans le monde malais, souvent des prédicateurs

qui utilisent leur image pour vendre des biens et services les plus divers. Les activités

financières étant fermement encadrées, ce genre d’opportunisme n’y est pas

directement possible : aussi pour développer les activités de finance islamique, il faut

du capital et du savoir-faire en plus du projet. Le projet a connu de nombreux avatars :

Belabes (2013a) présente l’échec d’une création de banque islamique dans l’Algérie des

années 1920, Schönenbach (2014) décrit l’aventure de la première caisse d’épargne

islamique dans les années 1960 en Égypte, et on a déjà évoqué la création de

nombreuses « banques » dans le Golfe après le choc pétrolier. Mais tous ces exemples,

bien que chargés des espérances des ulama comme des militants, restent à l’état

végétatif. C’est la rencontre avec le capital et l’expertise qui permet le développement,

en particulier quand le Prince Al-Walid ben Talal convainc John Reed, le patron de

Citibank, de lancer une filiale islamique.

14 Trois variétés d’entrepreneurs participent donc au développement de la finance

islamique dans le Golfe, comme en Malaisie :

15 – les apporteurs de capitaux,

16 – les experts,

17 – les donneurs de légitimité.

18 Parmi les premiers, on a cité le prince ben Talal, figure de la famille royale saoudienne,

premier actionnaire individuel de Citigroup, mais aussi mécène pour de nombreux

centres universitaires de recherche sur l’islam, notamment l’Islamic Finance Project à

Harvard (mais aussi à Édimbourg et Georgetown en particulier). Les musulmans

préfèrent généralement citer en exemple Saleh Abdullah Kamel, pieux entrepreneur

saoudien dont l’entreprise Dallah, fondée en 1969, s’est diversifiée dans les services

financiers à partir de 1984 sous le nom d’Al Baraka. À cette époque toutefois, moins de

dix pour cent des ménages dans le Golfe ont accès à des institutions financières

formelles. Jusqu’aux années 2000, Saleh Abdullah Kamel n’est donc pas tant un

banquier qu’un mécène, qui consent des dons importants pour encourager la recherche

sur la finance islamique (dotation d’universités) et impose un financement islamique

pour les projets caritatifs qu’il finance. Il est suivi par de riches personnalités comme

Mohammed Al Amoudi et Abdullah Buqshan. Cet afflux de capitaux permet de

s’affranchir temporairement de la question des modèles économiques.

19 Restait à trouver des experts : en 1996, Citibank a détaché rien moins que son Global

Research Group Head, Joseph Connolly, pour développer sa filiale bahrainie. Fort de vingt

ans d’expérience, c’est un catholique américain d’origine irlandaise. Après lui, de

nombreux financiers occidentaux viennent travailler dans le Golfe ou en Malaisie.

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Certains se convertissent, comme Daud Vicary qui après vingt-cinq années comme

banquier et consultant dirige à partir de 2009 le Global Islamic Finance Group de Deloitte,

puis l’institut de formation de la banque centrale malaisienne (INCEIF). Ou Lilian Le

Falher, plus opérationnel, qui après une Sup’ de Co sans éclat, passe six ans chez BNP

Paribas où il dirige finalement les produits d’investissement pour le Moyen Orient :

recruté par Kuwait Finance House en 2005 comme directeur pour les marchés de

capitaux, il siège au comité de direction. Si la piété des précédents ne fait aucun doute,

l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité dans la finance islamique depuis les années

2000 a multiplié, à Dubai comme à Londres ou Singapour, les Muhammad Smith et les

Omar Jones, dont la conversion ne s’accompagne pas toujours d’une dévotion ascétique.

Même si la création de formations universitaires appropriées dans les pays où l’islam

est une référence constitutionnelle devrait permettre de former une main-d’œuvre

locale, les financiers islamiques actuels sont avant tout des financiers : c’est pour cela

qu’il est nécessaire de conférer une légitimité à leurs entreprises.

20 Tel est donc le rôle des ulama rebaptisés pour l’occasion shariah scholars et groupés en

shariah boards (ou comités charia) de légitimer l’activité des financiers islamiques

opérant avec les capitaux des musulmans ou non. Signalons que les plus éminents

affichent invariablement un diplôme d’une université occidentale : Nizan Yaqubi aurait

un PhD de l’University of Wales, Mohamed Elgari de l’University of California (sans

précision du lieu dans un cas ni dans l’autre) et Mohd Daud Bakar de Saint Andrews

(PhD en droit islamique). Au-delà de ce premier cercle qui approuve directement les

décisions de gestion, la population des universitaires spécialistes de la question va

grandissant grâce aux financements en provenance du Golfe (ainsi par exemple Rodney

Wilson a vu son programme de recherche devenir le Durham Centre for Islamic Economics

and Finance, et même l’université de Kyoto possède une chaire de finance islamique

occupée par Shinsuke Nagaoka). En Malaisie, la banque centrale finance l’INCEIF qui a

offert des postes à de nombreuses personnalités, comme Abbas Mirakhor, qui a été

professeur d’université aux États-Unis puis directeur exécutif au FMI (rôle dans lequel il

était mandaté par l’Iran).

21 Si les rôles sont ingénieusement répartis pour permettre le succès de la finance

islamique, beaucoup de musulmans traditionnels estiment que celle-ci « a échoué à

satisfaire les aspirations institutionnelles et politiques du système économique

islamique » (Zaman, Asutay, 2009 : 73) qui avait pourtant nourri l’élaboration

intellectuelle des années 1975-1995. Certains ne se satisfont donc pas des conséquences

du compromis historique, tandis que les banques et les compagnies d’assurances ne

trouvent un modèle économique qu’à l’abri de barrières non tarifaires où l’islam sert de

caution.

22 Fort d’une vision nuancée de la finance islamique, on peut s’intéresser à son accueil en

France.

Une finance islamique à la française ?

23 On reprend ici le titre de Laramée (2008) comme une question, car en effet, malgré une

couverture de presse importante depuis 2007, le développement paraît très limité. En

2016, seule une banque, filiale d’un groupe marocain, ouvre un « guichet islamique »

sur le territoire national pour quelques centaines de clients ; il n’existe par ailleurs

aucune solution d’assurance de dommages, et les quelques produits d’assurance-vie

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Page 141: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

accessibles sont d’origine suisse, luxembourgeoise ou allemande. Reste que la finance

islamique possède en France des réseaux d’influence (1) et des promoteurs bien visibles

(2), dont certains sont aussi courtiers en produits financiers (3).

Des réseaux

24 En 2013, Belabes (2013b) recensait quatre réseaux principaux intéressés au

développement de la finance islamique en France :

25 – Secure Finance est une entreprise de conseil mobilisant, autour de Jean-Paul Laramée,

conseiller en communication, des hauts fonctionnaires ; elle a intéressé à sa démarche

la chambre de commerce franco-arabe présidée par Hervé de Charrette. Il n’y a pas de

comité pour la charia, mais un expert associé.

26 – Le Conseil Français de la Finance Islamique (COFFIS) est un comité pour la charia

présidé par Mohammed Nouri ; il comprend notamment Ahmed Jaballah, doyen de

l’Institut Européen des Sciences Humaines (IESH), affilié à l’Union des Organisations

Islamiques de France.

27 – Real Economy Partners est un cabinet de conseil dirigé par Samir Kouradine, il est

secondé par le Comité Indépendant pour la Finance Islamique en Europe (CIFIE), comité

pour la charia présidé par Moulay Mounir Elkadiri.

28 – l’Association d’innovation pour le développement économique et immobilier

(AIDIMM) est présidée par une jeune avocate, et environnée par un cabinet de conseil

en financement, EASI570, ainsi qu’un comité pour la charia, ACERFI.

29 Par comparaison avec la triade observée dans les pays où l’islam est une référence

constitutionnelle, on a certes des experts, mais les apporteurs de capitaux paraissent

absents. En effet, les institutions financières françaises sont plutôt prudentes, et

espèrent en fait attirer des fonds du Golfe. À cette fin, les donneurs de légitimité, dont

l’audience est locale, ne semblent pas faire l’affaire. Cette configuration imparfaite

s’explique par une conjoncture particulière : toutes ces associations sont nées à

l’époque où la finance islamique attire l’attention et suscite la bienveillance des

autorités. Après un premier Forum français de la finance islamique organisé en décembre

2007 par Laramée qui fonde à cette occasion un Institut français de la finance islamique,

une deuxième édition le 26 novembre 2008 reçoit la ministre Christine Lagarde qui y

déclare : « la finance islamique présente bien des avantages ». Europlace, société de

conseil en communication et vitrine du lobby financier français, a déjà commandé un

rapport à Elyes Jouini et Olivier Pastré (2008), puis organisé une « commission finance

islamique » sous la direction de Thierry Dissaux, détaché par Christine Lagarde avec

l’objectif de « collecter 100 milliards d’euros » d’investissements en provenance du

Golfe. Une première instruction fiscale est publiée au Bulletin officiel des impôts du 25

février 2009, avant qu’une polémique à l’Assemblée nationale (Assemblée Nationale

2009, Quillardet et al. 2009), suivie de la censure du Conseil constitutionnel (octobre

2010) ne marquent l’échec de cette stratégie d’ouverture : comme la finance islamique

n’autorise pas les transactions purement financières, il aurait fallu céder sous le régime

de la fiducie des actifs appartenant à l’État pour obtenir des fonds, ce qui semblait

politiquement impraticable. Après le départ de Christine Lagarde en 2011, les réunions

du groupe de travail d’Europlace s’espacent4 et la publication des normes AAOIFI (2013)

s’arrête après un premier volume. L’évolution des réseaux est alors très contrastée :

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30 – Malgré son antériorité et ses connexions politico-administratives, Secure Finance a été

liquidée le 22 juillet 2014.

31 – Le site web du COFFIS n’a pas été mis à jour depuis 2012. Là encore, mort apparente.

32 – Le CIFIE n’a pas décollé : les principales affaires traitées par cet organisme semblent

avoir été les deux contrats Salam Pax et Orasis (voir section suivante). En 2014,

l’entreprise n’a déclaré qu’un modeste chiffre d’affaires de 20k€ (societe.com),

insuffisant pour faire vivre même un membre permanent. Anouar Hassoune, qui a

toutefois été considéré comme participant à ce réseau, conserve néanmoins une

visibilité exceptionnelle.

33 – AIDIMM semble aussi dynamique que son président fondateur, Anass Patel, même si

le montant de son activité mériterait d’être précisé.

34 Avant de dessiner plus précisément les silhouettes de ces deux dernières personnalités,

on ajoutera deux items à la nomenclature de Belabes, par souci d’exhaustivité :

35 – D’abord le groupe de travail d’Europlace a dessiné un « cinquième réseau » composé

d’avocats des grands cabinets5 et de représentants du secteur financier

« conventionnel ». Ce réseau n’est pas visible pour le grand public mais demeure actif ;

Jacques Bertran de Balanda s’est installé à Londres comme conseil indépendant ; l’un

des directeurs de La Française des placements a créé Parisian Real Estate Advisor, le premier

fonds d’investissement immobilier islamique, tandis que les cabinets d’avocat

accueillent des doctorants qui produisent des thèses sur le sujet et organisent des

ateliers dans les salons professionnels6. Bref, les firmes juridiques signalent

discrètement leur disponibilité mais ne peuvent offrir qu’une expertise.

36 – Un dernier réseau, apparu autour de l’association des anciens du MBA de l’université

Strasbourg7, et en particulier de courtiers d’assurance comme Ezzeding Ghlamallah et

Abdelouahed Moummad. La ressemblance avec le réseau AIDIMM mérite une

comparaison.

37 Dans cet univers nébuleux, on distingue nettement deux personnalités.

Anouar Hassoune : le pionnier

38 Né en 1975 au Maroc, Anouar Hassoune a un parcours universitaire superlatif : admis à

HEC à 19 ans, il enchaîne avec Sciences Po pendant sa dernière année à l’école ; il est

encore étudiant rue Saint-Guillaume quand il est reçu à l’ENS-Cachan où, sitôt passée

l’agrégation de gestion, il entame un DEA de macroéconomie à Paris 1. Il refuse une

allocation de thèse pour aller travailler chez Standard and Poor’s où il contribue au

lancement des indices shariah compliant en 2006, puis passe à la concurrence chez

Moody’s. Début 2011, il se consacre à son cabinet de consultant et au diplôme qu’il a

créé en 2009 à Dauphine8. Il mène aussi une activité d’influence qui ne rencontre pas le

succès escompté : à peine connus les résultats de l’élection présidentielle de 2012, il

s’envole pour Dubai où il aidera Bank of Tokyo Mitsubishi à ouvrir un guichet

islamique, avant de rentrer au Luxembourg en 2015. Est-ce à dire qu’il a perdu tout

espoir de développer la finance islamique en France, comme il le disait volontiers fin

2012, et comme le laisse penser la fermeture de ses entreprises9 ?

39 Pas tout à fait, car Anouar Hassoune reste présent en France à trois titres au moins – en

attendant que les évolutions politiques puissent lui être plus favorables encore. Tout

d’abord il enseigne encore à Dauphine, à l’ENA, à HEC, à Sciences Po et à l’Université de

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Strasbourg : il est le spécialiste français des marchés de capitaux islamiques. Ensuite, il

est « associé commercial » de Parisian Real Advisor10, le fonds immobilier islamique lié à

la Française des placements, ce qui le lie à l’industrie financière traditionnelle. Enfin il a

gère la SICAV Salam Pax, créée en juillet 2012 au Luxembourg par l’assureur-vie Swiss

Life et distribuée par des courtiers en France. Ce dernier point mérite une attention

particulière.

40 En effet, Salam Pax a fait l’objet d’une promotion soutenue de la part de la Compagnie

Française de Conseil et d’Investissement et Associés, une société de conseil pour les affaires

liquidée le 19 novembre 2015 (mais encore enregistrée à l’ORIAS comme intermédiaire

d’assurances en 2016), qui offrait sur son site web des placards publicitaires et une

interview d’Anouar Hassoune11. Depuis, Salam Pax est vendue, entre autres par

Noorassur, un cabinet de courtage en assurances qui s’appelait encore jusqu’au 3 mars

2014 Suisse assurance patrimoine12. On constate au passage que Sonia Mariji, gérante de

Noorassur, a été administratice de CFCIA jusqu’en septembre 201213, tandis que

Rodolphe Pedro, le président-fondateur de CFCIA a donné son adresse électronique

personnelle pour créer le site Noorassur.com (source : whois de OVH) comme le site cfci-

associes.net. On constate enfin que Rodolphe et Sonia sont mari et femme14, mais le

premier qui aime se présenter comme « le financier des banlieues » ou « l’abbé Pierre

de la finance », n’offre pas une image irréprochable pour la finance islamique puisqu’il

a été mêlé à des affaires d’extorsion de fonds et de séquestration (pour lesquelles il a

été relaxé15). Si Noorassur a désormais choisi de s’identifier de manière plus évidente à

l’islam, comme en témoigne l’installation à Chelles de Mourad Chabchoub, directeur du

développement, Anouar Hassoune a une autre fois au moins fait preuve d’une

ouverture spirituelle remarquable.

41 Fin 2012, en effet, Hassoune conseil faisait l’apologie du « premier sukuk16 français »

certifié par le CIFIE et commercialisé par Legendre Patrimoine. Ce sukuk correspondait

à des parts d’une société de production d’énergie solaire. On pourra dès lors s’étonner

du rôle de Legendre patrimoine, qui est en fait une désignation commerciale de Global

Patrimoine Investissement, une société par actions simplifiée active dans le domaine de

l’immobilier. La présence à la tête de cette entreprise de Louis Sanguinetti, « directeur

général de l’antenne française de l’église de scientologie » d’après Le Soir (Lallemand

1990), semble un peu plus baroque. Enfin, la disparition sur le site de Legendre, de toute

mention du sukuk après une ordonnance de TGI de Paris du 2 juin 2015 à la demande de

l’Autorité des Marchés Financiers est pour le moins troublante : l’ordonnance ne visait

pourtant pas directement ce produit mais un autre (« France énergies rendement

7 % »), identique à la dénomination près. Le site web Islamic Financial Times, qui avait

d’abord ouvert ses colonnes à Anouar Hassoune en 201217, appelait le 16 décembre 2014

ses « lecteurs à la plus grande vigilance » sans mettre « en doute le travail de

structuration et de certification realisé par Anouar Hassoune et le CIFIE ».

42 Cette conclusion de l’Islamic Financial Times illustre une figure paradoxale de la finance

islamique : un discours porteur de valeurs universelles et des pratiques décalées. On

conçoit que l’affairisme des relations commerciales d’Anouar Hassoune ne soit pas de

nature à inspirer la confiance des apporteurs de capitaux, quels que soient par ailleurs

les experts financiers et les donneurs de légitimité mobilisés. Cette difficulté grève-t-

elle la crédibilité des autres entrepreneurs de la finance islamique ?

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Les courtiers

43 Loin de l’éloquence flamboyante d’Anouar Hassoune, évoquant devant la commission

des finances du Sénat les milliards du Golfe, Anass Patel s’adresse aux musulmans de

France avec simplicité. À l’écoute des besoins, il s’emploie à façonner avec l’équipe de

570 EASI des solutions viables au plan commercial. Sa boutique de la rue du Fer à

moulin à Paris est simple, mais son site web est aux normes des fintech du dernier cri :

jolies icônes et chiffres ajustés en temps réel, simulations interactives de financement

immobilier sans intérêt, et une plateforme de financement participatif mettent en

relation les offreurs et les demandeurs de capitaux. En mode participatif (crowdfunding),

il s’adresse surtout à des étudiants musulmans d’écoles de management qui préfèrent

emprunter à la communauté plutôt qu’à des banques pour payer leurs études, mais

aussi à des directeurs d’écoles confessionnels qui recherchent un financement

d’appoint. En revanche, pour le financement immobilier, Anass Patel agit comme

courtier : il reçoit les clients intéressés, les conseille et finalement arrange leur

opération qui sera financée par une banque mutualiste, laquelle ne souhaite pas

apparaître comme opérateur « islamique ».

44 Comment Anass Patel en est-il venu à financer 40 millions d’euros d’acquisitions

immobilières de particuliers musulmans, et à convaincre une banque de leur prêter des

fonds ? Né en 1976 dans la communauté musulmane dite zarabe de la Réunion, fils d’un

imam, il a étudié à Sup’ de Co’ Lille, puis travaillé treize ans dans le financement

immobilier, d’abord dans les filiales financières de General Electric, puis chez DTZ.

Depuis ses années d’étudiant, il était aussi militant associatif, animant l’accueil des

Réunionnais à Paris et les préparant à partir depuis la grande île avec l’association

Solid’R. Parvenu à l’âge où on achète son logement, il constate l’absence de solution

adaptée et met son expérience au service de la communauté : en 2008, il fonde une

Association d’innovation pour le développement économique et immobilier (AIDIMM)

qui organise des réunions débat. Deux ans après, il dirige la publication d’un livre

blanc, Finance islamique et immobilier en France. Il fonde alors 570 conseil pour mettre en

œuvre la solution correspondante : le murabaha immobilier (c’est-à-dire qu’un

financeur achète le bien et le revend à tempérament) sur quinze ans. L’objectif n’est pas

de faire du chiffre, mais de répondre au besoin : les équipes de 570 conseil reçoivent les

clients même quand les solutions n’existent pas encore. Ainsi, près de 7 000 demandes

de financement à 25 ans enregistrées sont en attente du démarrage d’une assurance

emprunteur islamique.

45 S’il parle doucement et ne se départit jamais d’une modestie presque dévote, Anass

Patel est aussi un homme de plume et de parole. Il a participé à la rédaction du rapport

Laramée (2008), à deux publications professionnelles d’Euromoney en 2010 et 2011.

Cette dernière année, il s’inscrit en thèse de sciences de gestion à Paris 1 Panthéon-

Sorbonne. Depuis, il mène une vie académique, publiant et participant aux colloques de

sa discipline : invité par l’Islamic finance program de Harvard a présenter un projet de

sukuk hybride qu’il a mis au service du développement des PME, et aux rencontres

inter-universitaires de l’économie solidaire et sociales à témoigner de la convergence

avec la finance islamique, il publie encore dans le European Journal of Islamic Finance... et

continue d’animer des conférences dans les écoles, les associations, les restaurants.

Infatigable, il répond à sa vocation d’entrepreneur social, comme les fondateurs de

1001pact.com (José Moncada) ou de la bolsa social (Eva Sadoun), autres sites de

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financement participatif solidaire qui sélectionnent les projets pour leur impact social

et ne prennent des commissions que lorsque le financement est effectivement bouclé.

46 Début 2016, il semble qu’Anass Patel ait su trouver dans le courtage en financement un

modèle économique qui réunit des apporteurs de capitaux et que légitime un comité

charia (ACERFI) plutôt divers : Zakaria Seddiki est originaire d’Algérie (malékite),

Mohammad Patel de la Réunion (hanafite), Mohammed Bechir Ould Sass de Mauritanie

(malékite). Le modèle du courtage en relation avec une activité associative semble aussi

être celui que suivent quelques courtiers en assurance, notamment Abdelouahed

Moummad et Ezzedine Ghlamallah. Ceux-ci se sont rencontrés pendant leur scolarité au

MBA de finance islamique de l’université de Strasbourg, dont ils ont animé l’association

(IFSO) avant de diffuser des produits d’assurance-vie similaires. Ghlamallah est très

présent dans la presse professionnelle et a été élu meilleur jeune courtier à l’occasion du

salon du courtage 2015.

47 Malgré une ressemblance formelle avec l’activité de Patel, qui juxtapose militantisme

associatif, diffusion par la publication, conférences et enfin courtage, les assureurs sont

moins innovants que Patel. Même si Ghlamallah réalise des enquêtes remarquables sur

les attentes des consommateurs, il diffuse pour l’instant des produits conçus par

d’autres – la SICAV Salam Pax dont on a déjà parlé, mais aussi un contrat mixte vendu

par FWU, un assureur allemand. Sur ce dernier produit, une polémique a éclaté avec le

site lafinanceislamique.com18, enregistré par le couple Pedro/Mariji, qui écrivaient en

juin 2015 : « avec le contrat Ethra’a, la totalité des sommes que vous épargnez les 15

premières années, vous ne les reverrez jamais ! Ils vont directement dans la poche de

l’assureur ». Ce ton polémique tranche avec le style plein d’onction dévote qui sied aux

vendeurs de produits financiers conformes aux prescriptions religieuses : est-ce

l’annonce d’une guerre commerciale maintenant que le client semble mordre à

l’hameçon ? Ou la sainte colère d’un croyant épris de vérité qui fustige les Tartuffe ?

Tentons une analyse de ces faits récents.

Quel est l’Islam de la finance islamique en France ?

48 Au cours des années 2007-2015, l’échec des réseaux repérés par Belabes (2013ab), et le

démarrage effectif des activités d’AIDIMM/570 conduisent à s’interroger sur le

caractère particulier des entrepreneurs de la finance islamique en France et à

s’intéresser à leur public.

Les entrepreneurs : des conférenciers jeunes

49 Si l’échec de Secure finance est lié à la perte de soutien institutionnel à la finance

islamique, celui du COFFIS est plus inattendu : l’Institut Européen des Sciences

Humaines auquel était adossé ce comité charia, proposait depuis longtemps des

formations, et on pouvait penser que l’antériorité serait un atout. Mais manifestement,

les frères musulmans n’avaient ni l’expertise financière, ni la capacité d’écoute d’un

Patel, si bien qu’ils n’ont jamais été consultés pour la certification d’un produit

financier. Du coup, les comités charia comme les réseaux qui se sont imposés sont les

plus jeunes : tous les entrepreneurs cités ont moins de quarante ans. On serait tenté de

confirmer la grille de lecture de Kepel (2012) qui voit un « islam des jeunes » succéder à

l’islam des « frères » et des « darons » : il convient aussi de remarquer que ces jeunes

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inventent une pratique localisée, là où leurs aînés cherchaient à maintenir les liens

avec un pays d’origine. Hassoune a certes joué la fidélité marocaine en faisant travailler

le CIFIE, mais c’est le comité charia le moins identifiable à un pays ou une école qui est

de loin le plus actif (en tous cas en termes de classement par Alexa des sites web, à

défaut d’une autre mesure objective). L’échec des aînés est aussi l’échec des figures

traditionnelles de la respectabilité islamique : en particulier l’imam et le jurisconsulte.

À ces « figures contemporaines du champ religieux islamique en France », Frégosi

(2004) oppose le conférencier : c’est justement le statut le plus visible des entrepreneurs

que nous avons repérés.

50 Bien sûr Hassoune, Patel et Ghlamallah sont des experts, mais ce n’est pas leur

expertise qui leur a valu d’obtenir l’oreille de la communauté et de la presse grand

public : à les entendre, leur activité ne serait qu’un programme ; un programme qu’ils

exposent avec un art oratoire et un charisme indéniables. À chacun le sien : une

rhétorique flamboyante et des perspectives globales pour Hassoune, la proximité avec

l’auditoire pour Patel, le pragmatisme inspiré pour Ghlamallah. Comme le fait

remarquer Frégosi, la caractéristique du conférencier est de toucher son public en lui

parlant de sa vie quotidienne, qu’il met en perspective dans sa relation à l’universel via

la finance islamique. C’est dire que le public vient chercher bien plus que des produits

financiers auprès de lui.

Entre islamic pride et communauté de destin

51 Dans les conférences dispensées par les universités offrant des formations ou des

programmes de recherche spécialisés (c’est le cas de Dauphine19, Paris 1 Panthéon-

Sorbonne20 ou Strasbourg21) comme par celles que les associations donnent, l’assistance

est constituée pour un tiers environ de jeunes femmes musulmanes, voilées ou non,

avec des attaches familiales au Maghreb dans 95 % des cas ; les deux tiers restants sont

des hommes, avec une plus grande amplitude dans les âges et les origines

géographiques pour ces derniers. La moyenne d’âge est d’à peine trente ans, le public

est donc étudiant ou en premier emploi. Il est aussi intéressé aux études doctorales :

dans les cinq dernières années, une douzaine de thèses ont été soutenues sur la finance

islamique, plusieurs dizaines sont en cours, et presque tous et toutes ont un projet dans

ce domaine. C’est dire qu’ils souhaitent chercher un chemin vers la finance islamique

dans les disciplines académiques reconnues en France plutôt que dans l’enseignement

des ulama. Même s’ils aspirent souvent eux-mêmes à devenir jurisconsultes, leurs

modèles sont les scholars du Golfe qui siègent dans des dizaines de comités charia

(Gintzburger 2012) et bénéficient de revenus considérables.

52 En dépit d’un matérialisme provocant, on trouve des éléments ascétiques indéniables

chez ces jeunes qui se lèvent la nuit pour faire leurs prières, et travaillent même

pendant tout le mois de ramadan : les jours sont bien plus longs en Europe que sous les

tropiques où vit une grande partie de la population musulmane. Toutefois, les

discussions récurrentes et presque badines sur la dispense de la prière et du jeûne pour

les voyageurs laissent entendre que la damnation éternelle ne fait pas partie des

préoccupations : alors que les protestants de Max Weber vivent dans une tension que

justifie l’enjeu du salut, dont la réussite matérielle constitue un signe rassurant, les

jeunes musulmans intéressés à la finance islamique n’envisagent pas sérieusement la

vie après la mort. L’ascèse fait partie d’un système de signes visibles, comme la

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revendication du non-travail des femmes, les diplômes et les biens de luxe griffés : on

parle bien de financiers qui en possèdent les signes extérieurs et préfèrent que leurs

femmes ne travaillent pas (même s’ils disent parfois « vouloir seulement leur laisser le

choix »), comme ils préfèrent se dire inscrits en thèse à Normale Sup’ plutôt que

diplômés d’une école de commerce, ou préfère qu’on les voie avec une montre suisse de

marque plutôt qu’avec une montre bon marché. On croirait reconnaître les signes de la

classe de loisir décrite par Veblen, et l’on serait tenté de s’interroger sur l’intégration

par ces nouveaux riches de caractères culturels secondaires de l’Occident. Mais la

participation à la consommation n’est pas entière, puisqu’elle voisine avec une critique

apparemment paradoxale du matérialisme.

53 La tension palpable autour de la finance islamique, qu’on voudrait voir s’affranchir des

jeux de pouvoir et d’intérêt, est compensée par un apaisement dans la vie personnelle.

L’affirmation de la confiance dans la finance islamique permet à beaucoup de jeunes

musulmans qui ont choisi de faire des études de finance pour gagner de l’argent de se

justifier vis-à-vis de leur entourage familial et amical, et vis-à-vis d’eux-mêmes. Cette

forme de réconciliation des choix professionnels avec l’injonction religieuse présente

donc les caractéristiques qu’Amghar (2008 : 112) conférait au salafisme : « [fasciné] par

l’image de réussite économique à l’américaine qu’est le self-made man. Fondé sur le

refus de l’engagement politique et du militantisme collectif, ce salafisme prône la

réussite matérielle comme moyen de réalisation individuelle ». La dimension

conflictuelle est émoussée puisqu’au lieu d’une attitude « protestataire et revancharde

à l’égard de la société française : “Mon niveau de vie et ma réussite sont ma manière de

dire à la France que malgré ses bâtons dans les roues, j’ai réussi” » (id. : 111), les adeptes

de la finance islamique cherchent à convaincre de son bénéfice pour la société française,

non-musulmans compris. Ils exaltent une contribution positive de l’islam à la société

française : la finance islamique est le prétexte pour une manifestation de fierté

islamique.

54 Cette fierté islamique permet de dépasser l’opposition entre spiritualité et ostentation

puisque les croyants, lorsqu’ils expriment les bienfaits de la finance islamique, ont le

sentiment de la représenter. En plus de ses acceptions politique et théâtrale, le verbe

représenter doit être entendu avec ce qu’il connote dans la culture rap de part et d’autre

de l’Atlantique (Hammou, 2011), que ces financiers islamiques on beaucoup écouté

avant d’entendre l’appel de la vocation. Dans cette tradition, représenter c’est paraître

avec fierté pour exprimer le meilleur (de ce qu’on représente). Ainsi nos financiers

islamiques français sont-ils en représentation devant les adultes, les chefs, les profs, les

journalistes mais aussi leurs femmes, leurs pairs... Bien loin d’opposer l’apparence à

l’essence, cette éthique de la représentation se déroule sous le regard de Dieu lui-

même, pour soi et pour la communauté. Représenter c’est avant tout être l’entrepreneur

de sa vie comme un artiste improvisateur, non pas dans un monologue solipsiste, mais

avec les membres de la communauté qu’on représente, en construisant une

communauté de destin.

55 Mais que représentent précisément ces entrepreneurs de la finance islamique à la

française ? En examinant leurs œuvres, on constate qu’elles tiennent compte des

possibilités offertes par le droit français, et elles sont nombreuses : société en

participation pour structurer le sukuk Orasis, mutuelle d’assurance pour loger du

takaful... Ce shopping dans les formes juridiques s’accompagne d’un éclectisme

idéologique : Anass Patel, par exemple, revendique l’héritage de la mutualité, du

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coopératisme de Charles Gide, mais aussi du libertarisme dans l’exaltation des réseaux

sociaux et du bitcoin. L’impossibilité de modifier le droit français a fait dérailler le

projet de naturalisation des formes contractuelles de l’AAOIFI aux noms arabes et

suscité un syncrétisme tout à fait inédit. Comme l’écrivait Amghar (2005 : 34) :

« L’international détermine en partie le discours qui sera repris à un niveau local, mais

il faut examiner les comportements des musulmans de France à l’aune de

l’individualisation du religieux et du “bricolage” qui s’ensuit. La réappropriation des

modèles importés par les acteurs musulmans nationaux remodèle l’héritage islamique

auquel ils se réfèrent. » Un aspect évident du bricolage est l’absence de cohérence des

références convoquées par les entrepreneurs-conférenciers et par leur public.

56 Amel Boubekeur (2005) montrait que le bricolage n’est pas le privilège des garçons : elle

présentait déjà la diffusion du voile chez les jeunes filles dans les années 1990 « entre

bricolages religieux sur la question de l’amour et invention d’une nouvelle identité

féminine détachée de la Tradition ». Ici, les filles participent aussi, mais avec des

handicaps dus autant aux contraintes qu’elles rencontrent qu’aux objectifs qu’elles

s’assignent. Parmi les contraintes, le soin des enfants s’avère paradoxal : le congé

parental conduit beaucoup de jeunes mères à former le projet d’une thèse sur la finance

islamique, qui s’avère par la suite incompatible avec la charge de famille. Les objectifs

ne sont pas toujours plus gérables : certaines expliquent fièrement vouloir devenir

shariah scholar pour faire évoluer « les représentations ici et la société là-bas »,

ambitieux projet qui n’est pas dépourvu de contradictions car ici comme là-bas, le fait

d’être perçu comme étranger prive des moyens d’agir sur les représentations. Ces

exemples montrent que l’objectif de la finance islamique peut se situer hors de la

finance elle-même : le projet d’aplanissement des difficultés de ce monde dans un islam

rêvé qui en serait la perfection constitue l’islam comme lieu du désir. La finance islamique

est bien la continuation de la foi émotionnelle de l’adolescence qui s’exprimait dans le

voile et la conception de l’amour (Boubekeur, 2005), mais elle offre des problématiques

intellectuelles, des perspectives professionnelles et économiques adaptées en

apparence à l’âge adulte.

57 Finalement, la finance islamique nous révèle un aspect de l’« islam des jeunes » : il est

conçu d’abord comme une communauté de destin plutôt que comme la réalité des pays à

majorité musulmane, lesquels sont loin de constituer des modèles, même si le

développement de la finance islamique y est perçu comme un signe favorable. Il existe

manifestement une dimension millénariste dans la croyance selon laquelle la finance

islamique peut non seulement transformer les sociétés mais surtout réconcilier les

parents, les cousins du bled, la perspective d’un emploi rémunérateur et la

reconnaissance d’un supérieur bien français. Cette croyance est opérante aussi bien au

niveau individuel, dans la psychologie, qu’au niveau collectif dans le projet.

58 Nous avons donc cherché à comprendre la finance islamique au-delà des principes

consensualistes qu’affichent ses partisans et de l’inventaire des formes contractuelles

qu’ils proposent. La finance islamique naît dans le Golfe des années 1970 de la

rencontre fortuite entre la réflexion théorique portée par les penseurs de l’économie

islamique et le désir modernisateur des souverains, qui dépensent une partie de la

rente pétrolière pour développer l’activité des ulama. Un élément important de ces

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années de formation est l’absence de système bancaire effectif dans les pays concernés,

si bien que la finance islamique constitue alors une fiction juridique. La recherche du

plus grand dénominateur commun conduit à définir une approche parente de la

doctrine hanbali, négatrice des trajectoires historiques et des contributions modernistes

ou chiites qu’on peut observer par ailleurs. Enfin, le développement du modèle s’appuie

sur un capitalisme de marché et sur des institutions internationales islamiques fondées,

dirigées et financées en premier lieu par l’Arabie Saoudite. Dans ce pays, l’élaboration

intellectuelle de la finance a fait diversion par rapport à la constitution d’un État

centralisateur et absolu. Au-delà des souverains, les artisans de cette diversion sont des

mécènes, des financiers experts venus d’Occident et des ulama non seulement

complaisants mais impliqués.

59 Ces trois catégories de figures ont diffusé le modèle des banques islamiques dans un

nombre limité de pays en dehors du Golfe et de la Malaisie. Toutefois, la crise financière

et les printemps arabes n’ont entamé ni le taux de croissance des actifs ni la

propagation des institutions. Cette dernière s’accompagne de changements législatifs

perceptibles au Maghreb et en Afrique Occidentale. Le modèle économique ne semble

pas pour autant universellement soutenable : en Malaisie, la finance islamique opère

grâce à des incitations fiscales ; dans le Golfe la banque de détail ne paraît pas très

rentable (contrairement à la banque privée haut de gamme) ; en Afrique la finance

islamique progresse uniquement grâce aux subsides des organisations internationales

islamiques. Le développement de la finance islamique doit donc être soutenu, soit par la

rente pétrolière (qui achète les concessions politiques des États destinataires comme

les conversions individuelles des banquiers), soit par l’enthousiasme de militants qui

soutiennent par leur consommation ostentatoire et/ou par leur esprit d’entreprise

souvent plus démonstratif qu’ascétique.

60 En France, le coût symbolique des réformes légales potentielles a fait oublier l’objectif

du rapport Jouini-Pastré (2008), qui était d’attirer 100 milliards d’investissements : ce

n’est pas l’argent du pétrole qui paiera. Il faut que les militants paient de leur travail, et

la finance islamique n’existe donc que grâce à eux ; elle vit dans les cœurs des jeunes

musulmans et surtout des jeunes musulmanes. Elle constitue un des outils du bricolage

idéologique de « l’islam des jeunes », lequel emprunte au salafisme, au coopératisme de

la Troisième République comme à la geek culture, sans souci de cohérence théorique. En

revanche, l’intérêt pour la finance islamique correspond à une recherche de cohérence

personnelle : elle fournit un discours technique pour justifier le port du voile, comme

l’exercice d’une profession condamnée par l’islam, plus généralement elle rend la

chrématistique et le matérialisme consommateur compatibles avec l’islam qu’on

affiche. En effet, la finance islamique a aussi une valeur collective : par la sociabilité

qu’elle organise, par le projet qu’elle propose, elle constitue l’islam au-delà des réalités

médiocres, comme désir de perfection individuelle et collective, comme communauté

de destin ouverte et bénéfique y compris pour les non-croyants. Pour l’heure, la finance

islamique n’est qu’une niche du marché des services financiers : c’est assez pour que

des conférenciers-conseils élaborent des produits qui sont autant de formes de

distinction tolérables dans la sphère de l’islam universaliste comme dans celle de la

République française, tout en étant économiquement durables. Autant dire que la

finance islamique est une manière pour l’islam d’être français, et de répondre en

paroles et en actes à la question de John Bowen (2008) : can Islam be French ?

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NOTES

1. Premier problème : les économistes distinguent depuis longtemps le taux d’intérêt « réel », qui

tient compte de la dépréciation de la monnaie, du taux d’intérêt nominal : ainsi, il est profitable

de prêter sans intérêt quand les prix baissent alors qu’il ne l’est pas quand les prix augmentent.

En ne tenant pas compte de l’inflation, « la finance islamique » condamne l’intérêt non comme

gain illicite mais comme forme ; ce qui conduit donc à plaire à Dieu plutôt que de faire le bien

parmi les hommes. Un second problème un peu différent est qu’on peut calculer pour tout

contrat islamique comportant des remboursements un taux « actuariel » dont la distinction avec

un taux d’intérêt est purement verbale.

2. Mentionnons en particulier les banques islamiques des émirats (Dubai et Bahrein dès 1975,

Sharjah en 1976) et les finance houses qui sont des banques d’affaires (Kuwait FH crée en 1977 et

Gulf FH). Tous les états du Golfe se dotent de telles institutions sous des régimes juridiques

divers.

3. Sous l’égide de l’organisation de la coopération islamique (OCI), créée en 1969 à Jeddah, sont

créés une banque islamique de développement (1974), une association internationale des banques

islamiques (1977), un centre de recherches sur l’économie islamique (universitaire, 1978), un

institut pour la recherche et la formation islamique (auprès de la BID, 1979), une académie de

jurisprudence (fiqh, 1981) et enfin l’AAOIFI en 1990 qui clôt ce premier cycle. Le rôle de cette

organisation est d’éditer des normes comptables, sur le modèle des normes comptables

internationales conventionnelles de l’IASC.

4. Le secrétaire général d’Europlace parle de « coup d’arrêt politique » (cf. « Se financer avec des

obligations islamiques », L’indépendant, 16 novembre 2014).

5. AAOIFI 2013, p. x et suivantes, donne une liste qui montre l’implication des firmes juridiques,

notamment anglo-saxonnes : Allen & Overy, Baker & Smith, Clifford Chance, Gide-Loyrette-

Nouelle, Herbert Smith, Landwell & associés, Linklaters, Orrick-Rambaud-Martel, Weil Gotshal &

Manges.

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6. Voir notamment Martin-Sisteron (2013), Nehmé (2015), Makhlouf (2015), Matri (2016). Voir

aussi Baudoin (2015) et Ghueldre et al. (2014).

7. L’IFSO témoigne d’une progression rapide de ses membres puisqu’elle a d’abord désigné l’

Islamic Finance Students Organisation avant d’évoluer en Islamic Finance Specialists Organisation.

8. En particulier Dauphine a lancé en 2009 un programme de niveau master et organise

régulièrement des conférences associant des professionnels travaillant en France, des

représentants d’institutions publiques ou privées de pays à majorité musulmane (notamment le 7

juin 2012, « Que manque t-il donc à la banque islamique de détail pour se fondre dans le paysage

Français ? », « Developments and Challenges in Islamic Finance Today » le 18 septembre 2013,

etc.), de même que l’École nationale d’assurances (par exemple une « conférence takaful » les 20

novembre 2009, 9 juin 2011 et 10 octobre 2012).

9. Hassoune Conseil, créée en 2011, et Andalus Global Advisory France, créée en 2012 ont été

radiées du registre du commerce en mars 2014 (AAGF) et juin 2015 (HC).

10. Communiqué de presse « Dans le cadre de sa filiale NEXT Advisor, La Française prend une

participation dans la société Parisian Real Estate Advisor », 17 septembre 2013.

11. http://www.cfci-associes.com/epargne-assurance-finance-islamique.php, page encore active

en février 2016.

12. BODACC 68B du 6 avril 2014.

13. BODACC 186B du 26 septembre 2012.

14. Portrait, Rodolphe Pedro, Le Monde 2, 18 juillet 2009, p. 22 : http://www.cfci-associes.com/

images/presse/lemonde2009-06.pdf

15. Voir notamment Le financier des banlieues Rodolphe Pedro blanchi par la justice, Le Parisien du 26

juin 2014, Le Nouvel Observateur.

16. Si certains comparent les sukuk à des obligations, il serait plus correct d’évoquer un titre

transférant la propriété réelle d’un immeuble en contrepartie d’un financement.

17. Voir notamment http://www.islamicfinancialtimes.net/article-finance-islamique-interview-

exclusive-avec-anouar-hassoune-en-partenariat-avec-l-islamic-financial-110736273.html

18. Voir http://lafinanceislamique.com/infos-finance-halal/etude-ethraa-takaful-famille/

19. Voir note 8.

20. Paris 1 tient un séminaire mensuel avec l’université du Roi Abdulaziz à Jeddah (voir

cenf.univ-paris1.fr).

21. Strasbourg dispose d’un programme de MBA créé en 2009. Trois de ses professeurs (Jérôme

Lasserre-Capdeville, Michel Storck et Laurent Weill) publient régulièrement dans des revues à

comité des lectures sur le sujet. L’IFSO, association des anciens du diplôme organise un grand

nombre d’événements, comme les universités de la finance islamique (cf. http://www.ifso-

asso.com/ufi/).

RÉSUMÉS

La « finance islamique » recueille la sympathie de bien des jeunes musulmans en France : ils

appellent de leur souhait le développement d’un ensemble de techniques qui permettrait à la fois

un développement équitable des pays émergents, l’harmonie sociale et la reconnaissance des

hautes exigences morales de l’Islam, ainsi que l’exercice d’un métier aussi gratifiant

matériellement que symboliquement. L’enquête dans divers lieux d’expression de ce savoir

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 154: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

économique, de Londres à Strasbourg en passant par Kuala Lumpur, rend compte de la

perception de cette réalité par la « communauté des croyants de la finance islamique ». On voit

naturellement apparaître une tension entre les logiques économiques et des ambitions

spirituelles pas toujours rentables pour les investisseurs... Et c’est probablement en France que

s’exprime le plus fortement la contradiction entre l’absence manifeste de réalité économique et

la force de la croyance.

The “Islamic finance” has the sympathy of many young Muslims in France: they look forward to

the development of a set of techniques which would allow, at the same time, a fair development

of emerging countries, social harmony and the fulfillment of the high moral requirements of

Islam, as well as the experience of a job gratifying both materially and symbolically. The

investigation, in different places of expression of this economic knowledge from London to

Strasbourg via Kuala Lumpur, shows the perception of this reality by the “community of the

believers of Islamic finance”. But a tension appears between the economic logics and the spiritual

ambitions not always profitable for investors... It is probably in France that the contradiction

between the obvious absence of economic reality and the strength of the faith expresses itself

most strongly.

La “finanza islámica” recibe la simpatía de muchos jóvenes musulmanes en Francia: corresponde

a su deseo de impulsar un conjunto de técnicas que permitiría a la vez el desarrollo de los países

emergentes, la armonía social y el reconocimiento de las altas exigencias morales del Islam, así

como el ejercicio de un oficio gratificante tanto materialmente como simbólicamente. La

investigación de este saber económico en distintos lugares de expresión, de Londres a

Estrasburgo pasando por Kuala Lumpur, rende cuenta de la percepción de esta realidad por la

“comunidad de creyentes de la finanza islámica”. Se ve aparecer naturalmente una tensión entre

las lógicas económicas y las ambiciones espirituales no siempre rentables para los

inversionistas... Y es probablemente en Francia donde se desarrolla más fuertemente la

contradicción entre la ausencia manifiesta de realidad económica y la fuerza de la creencia.

INDEX

Palabras claves : finanza islámica, liderazgo “espiritual”, lógicas económicas, musulmán

moderno, fe misionera

Keywords : Islamic finance, “spiritual” leadership, economic logics, modern Muslim, faith

missionary

Mots-clés : finance islamique, leadership « spirituel », logiques économiques, musulman

moderne, foi missionnaire

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 155: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Le Vénérable Jigwang, fondateur duCentre de Méditation NŭnginVenerable Jigwang, Nŭngin Meditation Center’s founder

El Venerable Jigwang, fundador del Centro de Meditación Nungin

Bernard Senécal

NOTE DE L'AUTEUR

Cet article a été écrit avec le soutien de the Sogang University Research Grant of

2014 (201410051.01). Hormis quelques exceptions, il utilise le système de romanisation

McCune-Reischauer. Je remercie Mme Kim Sŏllae 金善來, du Han’guk Sŏn munhwa

yŏn’guso 韓國禪文化硏究所, dont l’aide a considérablement facilité le rassemblement et

la maîtrise des informations nécessaires à sa rédaction.

1 Au début des années quatre-vingt lorsqu’il a fondé à Séoul, sur la rive sud du fleuve

Han, le Centre de Méditation Nŭngin (Nungin Sunwon ou Nŭngin Sŏnwŏn2), le Vénérable

Jigwang3 (né en 1950), n’avait rien en commun avec la figure d’un entrepreneur. Bien

qu’il se soit alors lancé avec des moyens financiers fort limités, Jigwang est aujourd’hui

à la tête de ce que d’aucuns appellent le Nŭngin Sŏnwŏn Group, l’une des plus puissantes

organisations bouddhistes de la Corée du Sud. Sa réussite évoque sur bien des points

autant celle d’autres bouddhismes alternatifs4 de l’Asie de l’Est, comme celui du

Hanmaŭm Sŏnwŏn fondé à Anhyang en 1972 par la Bonzesse Taehaeng, que les success

stories des nouveaux prédicateurs du protestantisme évangélique, tel que le Pasteur Cho

Yonggi fondateur, en 1973, dans l’île séoulienne de Yŏŭi (Yŏŭi-do), de l’Église du Plein

Évangile. En plus d’une riche gamme d’activités religieuses classiques, les filiales du

« conglomérat » de Jigwang offrent des services dans les domaines alimentaire,

bancaire, éducatif, hospitalier, immobilier, psychosocial, etc. Si l’on ajoute à cette liste

une agence matrimoniale, des salles de noces et un service de pompes funèbres,

l’expansion du Centre de Méditation Nŭngin semble devenue telle qu’il paraît

désormais possible d’y accomplir – en plus, bien sûr, de la pratique de la méditation –

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 156: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

toutes les activités fondamentales de l’existence humaine. Cette impression est

conforme à l’idéal proposé par Jigwang à toute l’humanité, le saenghwal pulgyo, c’est-à-

dire un « bouddhisme dans l’existence (quotidienne) », situé non pas à distance des

cités mais au cœur de la vie trépidante des grandes métropoles de la planète. La

croissance du bouddhisme urbain est un phénomène mondial5 mais elle a une

signification particulière en Corée du Sud. Il s’agit en effet pour le bouddhisme d’y

reconquérir l’espace des villes, perdu aux mains des confucéens du XVe au XIXe siècle, et

actuellement dominé par les Églises chrétiennes.

2 Rédigé à partir des résultats d’un travail de recherche – toujours en cours – sur le

Centre de Méditation Nŭngin et son fondateur, cet article met en évidence les liens

subtils et complexes entre l’œuvre religieuse de Jigwang et son génie d’entrepreneur.

Une première partie analyse le sens des noms Jigwang et Nŭngin Sŏnwŏn, ainsi que les

significations réelle et symbolique du Kangnam, l’arrondissement séoulien où se trouve

situé le Centre de Méditation Nŭngin. Elle démontre que le choix de ces noms et de ce

lieu va de pair avec une conception de l’enseignement bouddhique selon laquelle

prospérité matérielle et croissance spirituelle fonctionnent en synergie. Une seconde

présente brièvement les événements qui ont marqué la vie de Jigwang avant le début de

sa vie monastique, dont les années qu’il a vécu en exil sous la dictature. Une troisième

décrit la fondation et la croissance du Centre de Méditation Nŭngin. Une quatrième

examine les principales inspirations religieuses à la source du succès de Jigwang. Une

cinquième expose comment il a repris au profit du Centre de Méditation Nŭngin

l’organisation et la théologie de la prospérité de l’Église du Plein Évangile. La sixième

montre comment Jigwang récupère également l’histoire du bouddhisme coréen

traditionnel au profit de la prospérité du Centre de Méditation Nŭngin, mais tout en

sachant néanmoins s’en démarquer radicalement. Cet essai s’inscrit donc dans le cadre

de l’étude du bouddhisme coréen alternatif. En ce sens, il se situe dans le prolongement

d’un autre, sur le bouddhisme coréen traditionnel contemporain, publié dans les

Archives de sciences sociales des religions (Senécal, 2009). La partie finale examine

quelques-unes des raisons pouvant expliquer pourquoi la croissance du Centre de

Méditation Nŭngin paraît désormais plafonner.

3 Hormis des visites dudit centre, accompagnées d’échanges avec ses adeptes, cette

recherche se fonde sur cinq rencontres directes avec Jigwang6, sur l’écoute active de

quelque trois cent soixante de ses sermons7, sur la lecture de ses livres et sur la

consultation de plus d’une quarantaine de documents divers8, en langue coréenne, sur

les activités du Centre de Méditation Nŭngin et sur son fondateur. À notre connaissance

il n’existe encore, en langue asiatique ou en langue occidentale, ni ouvrage, ni thèse de

doctorat ou mémoire de maîtrise, ni article de fond spécifiquement consacré à l’étude

du Centre de Méditation Nŭngin9 ou à son fondateur.

La magie des noms propres :

4 Jigwang, le Nŭngin Sŏnwŏn et le Kangnam Style

5 Jigwang est un nom dharmique, c’est-à-dire le nouveau nom donné soit à un laïque

lorsqu’il fait vœu de parcourir jusqu’au bout la voie enseignée par Buddha, soit à une

nouvelle recrue au moment où elle renonce au monde pour entrer dans la vie

monastique bouddhiste. Il est composé des sinogrammes ji 智 ( Chi en McCune-

Reischauer) et gwang 光, signifiant respectivement « sagesse » et « lumière ». Jigwang

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 157: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

peut donc se traduire par « Lumière de la Sagesse » ou « Sagesse Lumineuse ». Autant

d’épithètes pouvant aisément, soulignons-le, être directement appliquées au Buddha S

´ākyamuni. Cette dernière possibilité permet déjà d’identifier Jigwang, dans le champ

sémantique tout au moins, sinon au fondateur du bouddhisme en personne, à l’un des

innombrables buddhas peuplant l’univers de pensée du bouddhisme Mahāyāna. Il

existe en effet au pays du Matin Calme une tradition « messianique » qui fait que

beaucoup de fondateurs et de réformateurs se présentent, ou sont présentés par leurs

adeptes et disciples, tantôt comme le Buddha ou Maitreya, tantôt comme un nouveau

messie ou comme un guérisseur, etc. C’est pourquoi, par exemple, une statue de bronze

du Vénérable T’oeong Sŏngch’ŏl (1912-1993), maître de dhyāna du monastère Haein – La

Mecque du bouddhisme coréen – (1967 à 1993) et Haut Patriarche du bouddhisme sud-

coréen (1981 à 1993), remplace désormais celle du Buddha S´ākyamuni dans le

sanctuaire principal du célèbre ermitage de Paegnyŏn. C’est aussi pourquoi le Pasteur

Sun Myung Moon (1920-2012), fondateur de l’Église de l’Unification, a pu être identifié

au « nouveau Christ », allant réunifier la péninsule coréenne puis sauver le monde

entier. Quant au Pasteur Cho Yonggi, sa réputation de guérisseur continue à attirer les

foules à l’Église du Plein Évangile dans l’île de Yŏŭi. En Corée du Nord, les leaders

successifs, Kim Il Sung (1912-1994), Kim Jong Il (1941-2011) et Kim Jong-Un (né en 1983),

ont su mettre à profit l’attente d’un sauveur pour transformer le culte populaire du

Buddha Amitābha en l’idéologie Juche : un culte inconditionnel de leurs personnalités

ayant permis jusqu’à ce jour à la dynastie communiste qu’ils ont mise en place de

régner en maîtres incontestés sur le pays (Baker, 2008 : 145-151).

6 Le nom Nŭngin est composé du sinogramme nŭng 能 , pouvant signifier « capable »,

« atteindre », « exceptionnel », etc. et du sinogramme in 仁, signifiant « bon »,

« bienveillant », « éclairé », etc. Nŭngin veut donc dire, entre autres, « être à la

compassion extraordinaire », c’est-à-dire en pleine possession de tous ses moyens parce

qu’aussi sage – ou illuminé – qu’il est possible de l’être. C’est donc aussi, parfois, un

synonyme de « Buddha, l’Éveillé », considéré comme celui qui a su laisser s’épanouir en

plénitude le potentiel de sagesse et de compassion originellement enfoui – selon le

bouddhisme Mahāyāna – au fond de chacun, puis mettre ce potentiel au service du salut

de tous les êtres vivants. Nŭngin peut donc aussi servir à qualifier tout homme, dans la

mesure où chacun porte en soi un tel potentiel de sagesse et de compassion, autant

susceptible d’être éveillé, sinon par le contact avec un Buddha ou un bodhisattva, du

moins par l’écoute de l’enseignement de ces derniers.

7 Le sinogramme sŏn 禪 correspond à la translittération en langue coréenne de la

première syllabe du mot sanskrit dhyāna, signifiant « méditation ». En japonais, le

même sinogramme se prononce zen. Wŏn 院 désignant un bâtiment public, un sŏnwŏn

est donc un « lieu ouvert à tous pour la pratique de la méditation », i.e. un centre

bouddhiste de méditation.

8 Suivant l’interprétation donnée au premier des deux termes de son énoncé, Nŭngin

Sŏnwŏn peut donc être interprété de trois façons différentes : le Centre de méditation

« de Buddha », ou celui « de Jigwang », ou bien encore celui « de l’homme d’exception ».

Cette polysémie n’est pas sans raison. Outre qu’elle autorise l’identification de Jigwang

à Buddha, elle donne aux adeptes du centre, sinon la possibilité de s’identifier à

« l’homme d’exception », du moins celle de prendre ce dernier pour idéal. Que cet idéal

soit le Buddha lui-même et/ou Jigwang, tous deux experts en méditation et rivalisant

de sagesse et de compassion, ou bien une interprétation sui generis de cet « homme

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 158: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

d’exception », pouvant être aussi profane que religieuse, est l’objet d’un choix laissé à la

discrétion de chaque fidèle. Ce choix est d’autant plus ouvert qu’en émaillant sa

prédication de conseils commençant par « qui veut devenir un leader, qui veut devenir

un Buddha, qui veut réussir ... » (Chihye’ ŭi kil, III, 20), Jigwang entretient dans

l’imaginaire de ses auditeurs la possibilité d’une nouvelle définition de cet « homme

d’exception ». Buddha apparaît dès lors comme un maître heureux, fécond et prospère,

parce qu’ayant su méditer et réussir en affaire. Jigwang parle ainsi, non seulement de

Buddha, mais encore de Jésus, de Muhammad et de tous les autres grands fondateurs de

religion. Le glissement de sens induit par de tels propos permet un jeu d’identification

des figures de l’entrepreneur de génie, de Buddha, de Jigwang et de l’auditeur lui-

même. La première condition pour entrer dans le jeu de cette réussite consiste à faire

de généreuses offrandes à Buddha. Cette logique d’investissement n’est pas neuve au

sein du bouddhisme, loin s’en faut, mais Jigwang l’a renforcée en s’inspirant de la

théologie de la prospérité de l’Église du Plein Évangile.

9 La rive sud du Han, majestueux fleuve traversant Séoul d’est en ouest, sur laquelle se

trouve situé le Centre de Méditation Nŭngin, est devenue célèbre grâce au Kangnam

Style : le titre, quasi magique, de la vidéo du rappeur sud-coréen Pak Chesang

surnommé « Psy ». Au 18 mai 2016, celle-ci avait été visionnée par deux milliards cinq

cent soixante-quinze millions neuf mille quatre cent quarante-six personnes à travers

le monde. Kangnam est la contraction de Kangnam-gu : un arrondissement de la capitale

coréenne situé sur la rive sud du Han. En raison de son étendue, des activités qui s’y

tiennent, du coût exorbitant de ses biens fonciers et immobiliers ainsi que de la

richesse de sa population, le Kangnam peut être qualifié de « Manhattan de Séoul10 ». À

l’origine, le Kangnam Style se veut une parodie du mode de vie – censé être caractérisé

par le luxe, l’extravagance et la dissolution des mœurs – des élites séouliennes vivant

dans cet arrondissement. En réalité, le Kangnam-gu abrite non seulement des gens plus

pauvres mais encore des poches de misère. Le village de Ku’ryong (neuf dragons) en est

un criant exemple ; situé au pied du mont du même nom, à proximité du Centre de

Méditation Nŭngin, il est habité par des familles expropriées dans les années 1980, afin

de permettre la construction d’installations devant servir pour les Jeux Olympiques de

Séoul (1988). Compris dans un sens large, le Kangnam englobe, en plus de

l’arrondissement du même nom, non seulement les quelques autres qui lui sont

adjacents, mais encore tout l’espace séoulien, voire même coréen, situé sur la rive sud

du fleuve Han.

10 Bien que le Kangnam Style l’ait fait connaître au monde entier, lorsque Jigwang s’y est

installé en 1985 cet arrondissement demeurait encore relativement peu développé. Ce

dernier assure ne pas avoir anticipé la spectaculaire hausse de la valeur des marchés

fonciers et immobiliers locaux11. En fait, le développement du Kangnam n’a strictement

rien d’un hasard. Il est, bien au contraire, le résultat d’une politique clairement définie,

largement publiée et systématiquement appliquée par la dictature coréenne à partir

des années 1970 (Chŏn, 201412). Quoiqu’il en dise, Jigwang et son entourage n’avaient

aucune raison d’ignorer cette politique. Ce choix judicieux évoque celui du Pasteur Cho

lorsqu’il a fondé son église dans l’île de Yŏŭi, « le cœur stratégique, économique et

politique de Séoul, en face et dans le style de l’Assemblée nationale sud-coréenne »

(Luca, 2012 : 76-77).

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 159: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

D’un catholique père de famille en exil à un bonzecélibataire

11 Nommé Lee Chongsŏp dans le civil, Jigwang est originaire de la ville portuaire de Pusan,

la « Marseille de la Corée », située sur la côte du détroit de Corée dans le Sud-Est du

pays du Matin Calme. De religion catholique, son prénom de baptême est Augustin13. Il

est de petite taille, assurément inférieure à 1.60 m. Après avoir vécu à Wŏnju dans la

province de Kangwŏn, sa famille s’installe à Séoul. Malgré une mauvaise santé et de

multiples fugues, ses brillantes aptitudes scolaires lui permettent de terminer des

études secondaires au Sŏul Kodŭng Hakkyo (l’un des meilleurs lycées de Séoul) en

196914. Après avoir envisagé la prêtrise et fréquenté un séminaire, il se marie en 1976 et

son épouse met au monde un fils. La même année, il est embauché comme journaliste

par le Han’guk Ilbo (Le Quotidien de la Corée). Aussitôt après, il falsifie son curriculum vitae :

en prétendant avoir été admis à l’école d’ingénieur de la prestigieuse Université

nationale de Séoul, mais avoir abandonné ses études pour devenir journaliste15.

12 Lorsque la ville de Kwangju se soulève au printemps 1980, à la suite du coup d’État du

général Chun Doo-hwan (1980-1988), Lee s’y trouve en mission et il est témoin, le

17 mai, de la brutale et sanglante répression de ce soulèvement par les troupes

envoyées sur l’ordre du général. À la suite de la publication d’articles dans lesquels il

témoigne de ce qu’il a vu, la dictature ordonne à l’association des journalistes de Corée

du Sud de le démettre de ses fonctions. Après avoir pris la fuite, Lee finit par être

arrêté, puis torturé, et enfin relâché16.

13 À partir de ce moment et jusqu’en 1984, la suite de l’histoire n’est pas toujours très

claire ; les sources se contredisent, comme si elles cherchaient en tâtonnant à créer la

légende des origines du Centre de Méditation Nŭngin. Traumatisé par son expérience et

incapable de retrouver la trace de sa femme et de son fils17, Lee se serait réfugié sous le

nom de Jigwang, à titre de simple civil ou de novice bouddhiste, dans une caverne des

monts Chiri aménagée en habitation et située à proximité d’un ermitage rattaché au

célèbre monastère Hwaŏm. Pendant ces années, il se serait intéressé au bouddhisme au

point de s’y convertir. Il aurait aussi sauvé la vie d’un couple égaré dans la montagne.

Retour à la capitale et fondation du Centre deMéditation Nŭngin

14 Revenu à Séoul en 1984, Jigwang prend refuge chez ce couple qui habite le Kangnam.

Quelque temps après, il commence sa carrière de bonze en ouvrant un petit temple de

92 m2 dans le quartier Sŏch’o du Kangnam. Le dépôt est de cinq millions de wŏn

(environ 5 000 dollars) et le loyer de 150 000 wŏn (environ 150 dollars) par mois. Il n’a

que sept fidèles, mais qui font partie des élites de l’arrondissement et qui ne l’ont

jamais quitté par la suite. S’inspirant du protestantisme et du catholicisme, il assure

sans défaillance, en plus d’un service de prière dominical, un service quotidien à trois

heures et demie du matin. Bien qu’elle soit strictement interdite par le bouddhisme

traditionnel, Jigwang se livre avec une remarquable dextérité, qui propage sa

renommée, à la pratique de l’astrologie chinoise. On vient de loin pour le consulter sur

la date d’un déménagement, d’un mariage, de l’ouverture d’une nouvelle entreprise,

etc. Jigwang se fait également connaître par des conférences sur les sūtras données en

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 160: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

anglais, ce qui permet aux Coréens avides d’apprendre cette langue de faire d’une

pierre deux coups18. Inspirée par son expérience du journalisme et son histoire

personnelle, sa prédication séduit parce qu’elle met en relation le bouddhisme avec la

vie quotidienne et la culture contemporaine : astrophysique, crise de l’environnement,

génie génétique, etc. Phénomène rare au sein du bouddhisme coréen, ce bonze censé

avoir fréquenté l’université Nationale de Séoul réussit à attirer autant d’hommes que

de femmes. Pour se faire connaître davantage, il invite des bonzes célèbres à venir

prêcher le Dharma trois fois par mois. À grand renfort de publicité, il attire à ces

prédications non seulement les bouddhistes fréquentant les temples du voisinage mais

encore les populations protestante et catholique des églises des alentours. En moins de

trois mois, l’espace ne suffit plus, au point qu’une partie des auditeurs doivent écouter

ces prêches assis dans l’escalier ou sur le trottoir. Le phénomène dit du « trou noir »,

caractéristique des mega-churches protestantes, commence à se manifester. Jigwang

déménage donc vers un espace plus important et fonde, en 1985, le Centre de

Méditation Nŭngin. De là, et à la faveur de rêves prémonitoires dans lesquels lui

apparaît une montagne ayant la forme de neuf dragons d’or19 (Chihye’ ŭi kil, III, 2),

il prend conscience en 1988 qu’il doit acquérir un terrain situé sur le mont Ku’ryong.

N’ayant pas d’argent il promet à Buddha, en échange de son aide pour en trouver, de

construire sur ce mont un temple à partir duquel le bouddhisme rayonnera sur le

monde entier. Buddha lui serait alors apparu en rétorquant qu’il fallait un terrain

beaucoup plus grand, d’une surface de 3 000 m2. Afin de trouver les 7 000 000 de dollars

nécessaires à l’achat, Jigwang sollicite personnellement l’aide de quelques dizaines de

bienfaiteurs. Par la suite, Jigwang dira : « J’ai eu beaucoup de chance ». Mais il va sans

dire que ce dernier a toujours mis en avant une même logique : accepter de l’aider

matériellement équivalait à participer à l’accomplissement de la volonté de Buddha, et

donc à pouvoir bénéficier en retour d’une prospérité matérielle proportionnelle à la

générosité des dons effectués.

Les inspirations religieuses à la source du succès deJigwang

15 Si Jigwang est aujourd’hui à la tête du plus grand temple bouddhique urbain de Corée,

regroupant six sociétés, employant trois cents travailleurs bénévoles et salariés, et

comptant quelque 300 000 membres20, c’est en grande partie parce que lui et son

entourage ont su faire des emprunts au catholicisme romain et à la tradition

protestante évangélique.

16 Prenons-en pour exemple le génie oratoire de Jigwang. Nombre de ceux qui l’écoutent

n’hésitent pas à affirmer que sa parole les inspire et aide à vivre. Marquée par la

souffrance, l’histoire personnelle de Jigwang a certes largement contribué à forger le

charisme qui confère à sa prédication son autorité (Jigwang, 2012 : 280-281). Mais il ne

suffit pas d’avoir souffert pour devenir un grand prédicateur. Jigwang a su cultiver son

éloquence en étudiant systématiquement, pendant plusieurs années, l’art oratoire du

Pasteur Cho. Sa prédication en a été transformée, au point que son éloquence passe

pour comparable à celle de ce dernier. Elle en est aussi marquée au plan de son contenu

qui incorpore de nombreux éléments de la théologie chrétienne. Rare parmi les

prédicateurs bouddhistes coréens, ce phénomène a vraisemblablement été favorisé par

le fait que Jigwang a longtemps baigné dans le catholicisme romain. Lorsque, par

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 161: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

exemple, ce dernier dit : « Ces fragiles êtres que nous sommes vous et moi, ... Buddha

n’a-t-il pas dit qu’ils étaient tous comme son fils unique ? », on croirait entendre un

prédicateur chrétien proclamer : « Nous pauvres pécheurs égarés dans cette vallée de

larmes, Dieu ne nous aime-t-il pas tous comme son fils unique ? » (Chihye’ ŭi kil, II, 2). En

parlant fréquemment de la sorte, Jigwang se met radicalement du côté de ses auditeurs,

et non de celui des « éveillés » – ou plutôt des « soi-disant éveillés » – du bouddhisme

traditionnel habitués à toujours regarder leur public avec condescendance. De même,

lorsque Jigwang dit : « Buddha est toujours avec nous, qu’avons-nous à craindre ? »

(Chihye’ ŭi kil, II, 3) ; ou bien : « Ce que vous demandez à Buddha vous a déjà été

accordé. », son discours est infiniment plus proche des fréquents « Demandez et vous

recevrez » de l’Évangile ou de la théologie eschatologique du « déjà là et du pas

encore » que de celui du bouddhisme Mahāyāna (Chihye’ ŭi kil, II, 1). Toute la

prédication de Jigwang regorge littéralement d’exemples semblables. Mais ces

multiples emprunts passent d’autant plus aisément inaperçus que Jigwang n’hésite pas

à faire, par ailleurs, de fréquentes critiques de la tradition chrétienne, quand il ne la

présente pas comme une redoutable concurrente (Chihye’ ŭi kil, II, 10). Ce rituel bien

rodé lui permet d’exhorter ses fidèles à faire preuve d’une ferveur et d’une générosité

plus grandes à l’égard de Buddha, en lui offrant non seulement leur temps et leurs

biens matériels, mais encore leurs fils et leurs filles, avec joie, afin que ces derniers

entrent dans la vie monastique au service du Centre de Méditation Nŭngin. Tout

comme, ajoute-t-il, les parents catholiques sont heureux de donner leurs fils et leurs

filles au sacerdoce ou à la vie religieuse (Chihye’ ŭi kil, II, 7).

Jigwang et la théologie de la prospérité

17 Mais les emprunts de Jigwang au catholicisme dont il est issu et, davantage encore, à

l’Église du Plein Évangile ne s’arrêtent pas là ; il a ni plus ni moins repris toute

l’organisation de cette dernière et sa théologie : la doctrine de la prospérité. En plus du

service quotidien de prière bouddhique matinale dont on dit – à l’instar du culte

célébré aux aurores par le Pasteur Cho ou des messes matinales dites dans les paroisses

catholiques – qu’il ne l’a encore jamais manqué à ce jour, Jigwang a également repris à

son compte la prière quotidienne en famille et les techniques de transmission de la foi

de génération en génération. « Si vous n’emmenez pas vos enfants au temple toutes les

semaines », dit-il, « vous n’êtes pas de vrais bouddhistes » (Chihye’ ŭi kil, II, 5). Mais plus

important encore, Jigwang a entièrement repris à son compte les home cells (cellules

domestiques), invention du Pasteur Cho à l’origine, qui jouent un rôle capital dans

l’organisation du Centre de Méditation Nŭngin.

18 Les home cells ont pour but le rassemblement régulier des fidèles résidant dans un

même bloc d’habitations. De fréquentes réunions leur permettent de se soutenir et de

s’exhorter mutuellement dans la mise en pratique du bouddhisme, tout en veillant

soigneusement à ne jamais laisser l’un ou l’autre membre de la cellule s’en éloigner.

Que ces réunions se passent surtout « entre femmes » dans la journée ou soient mixtes,

dans la soirée ou au cours des weekends, elles sont favorisées par un climat de liberté

favorisant de multiples niveaux d’interactions. D’autant plus que ces cellules

constituent un riche réseau relationnel pouvant être mis à profit de diverses façons :

pour trouver un électricien, un plombier, un menuisier, etc. ; pour entendre parler d’un

bon salon de coiffure ou d’un bon dentiste, etc. ; pour passer en tête de la liste d’attente

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d’un grand médecin ; pour marier son fils ou sa fille ; pour écouter de bons conseils afin

d’investir dans l’immobilier ou la bourse ; pour rencontrer le fonctionnaire ou l’homme

politique dont la signature est indispensable ; ou bien encore pour la vente de

particulier à particulier de différents produits (Luca, 2012 : 79), etc. En bref, les home

cells sont un espace à la fois entièrement ouvert sur la société et centré sur le Centre de

Méditation Nŭngin, lequel leur confère par ailleurs la légitimité associée à une religion

traditionnelle comme le bouddhisme. Tel est, déjà évoqué en introduction, le saenghwal

pulgyo de Jigwang. Ces cellules sont aussi bien le lieu où s’organisent d’agressives

campagnes de recrutement, dans la rue, de nouveaux fidèles, que celui où l’on pratique

la prière d’intercession en vue de la conversion de ces derniers au bouddhisme du

Centre de Méditation Nŭngin.

19 Les home cells sont également les lieux où l’on s’encourage mutuellement à participer

généreusement au financement des activités du Centre de Méditation Nŭngin. Au plan

financier, en effet, c’est aussi la dîme que Jigwang a empruntée au Pasteur Cho,

exhortant ses fidèles à verser au minimum 10 % de leur salaire au Centre de Méditation

Nŭngin. Pour garantir un maximum d’efficacité, les home cells sont mises en

concurrence les unes avec les autres, et la performance de chacune est affichée – bien

en vue – toutes les semaines au Centre de Méditation Nŭngin ainsi que sur son site

internet. Avec à la clef, bien sûr, différents objectifs financiers à atteindre pour chaque

cellule et l’ensemble d’entre elles. En conformité avec la doctrine du kharma, Jigwang

précise que la rétribution accordée par Buddha est proportionnelle à la générosité du

donateur. L’espérance d’une large récompense de la part de Buddha est donc, sinon la

force motrice, l’un des principaux ressorts activant ce système de financement. Un tel

mode de fonctionnement évoque singulièrement la théologie de la prospérité. Selon

celle-ci, la Bible enseignerait que Dieu veut la prospérité matérielle de ses fidèles. Il

accroît donc leur aisance financière à proportion de leur foi, de la proclamation qu’ils

font de celle-ci, et de leurs contributions en espèces à la propagation de l’Évangile. C’est

ce qui permet au Pasteur Cho de déclarer : « Si d’ici cinq ans vous n’avez pas les moyens

de vous acheter un appartement, vous êtes de mauvais fidèles ». C’est aussi en raison de

cette logique qu’on entend souvent ses fidèles répéter, à son instar, qu’« aucun pays

bouddhiste ne s’est jamais vraiment sorti de la misère. Parce que pour connaître la

prospérité, il faut croire en Dieu seul et lui donner beaucoup (d’argent) ». N’en déplaise

au Pasteur Cho et à ses fidèles, le succès personnel de Jigwang et celui du Centre de

Méditation Nŭngin démontrent concrètement que la foi en Buddha est, non seulement

compatible avec la prospérité matérielle, mais qu’elle peut aussi très bien en être la

source.

20 Mais le financement du centre ne se limite en rien à la dîme. À l’instar de nombre

d’Églises protestantes, le Centre de Méditation Nŭngin offre aux intéressés une gamme

étendue de services payants et accessibles en ligne. Le site internet du centre ne

propose pas moins de 32 sortes de prières, 7 types de cultes aux ancêtres et 9 catégories

de rituels en l’honneur de Buddha. Par exemple, en échange d’une offrande d’une

centaine de dollars, un fidèle obtient le droit de participer à une prière dite « de 1 000

jours » récitée quotidiennement au centre, à heure fixe, pendant toute cette durée. Les

fidèles voulant contribuer à l’embellissement du temple ont la possibilité de participer

à l’achat de 11 genres d’ornements décoratifs tels que peintures, statues, stupas etc. En

vue de la célébration de l’anniversaire de Buddha, le centre offre à longueur d’année

8 types de lanterne en papier. À tous les choix qui viennent d’être énumérés

correspondent presque toujours diverses options avec un ajustement du tarif en

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Page 163: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

conséquence. Les prix de ces services et contributions oscillent entre 10 et 100 000

dollars. Les fidèles passent leurs commandes en ligne en réglant par carte de crédit. Les

dons peuvent être l’objet d’une déduction d’impôt au terme de l’année fiscale. Tous les

donateurs entrent dans une catégorie correspondant au montant de leur contribution :

le diamant, par exemple, pour les plus généreux.

21 Le Centre de Méditation Nŭngin se finance aussi à partir de ses services bancaires21,

éducatifs, funéraires22, immobiliers, de ses salles de noce, de son supermarché, etc.

Cette gamme de services permet aux fidèles de mener une existence dont pratiquement

toutes les dimensions peuvent s’intégrer dans la foi en Jigwang et/ou en Buddha, c’est-

à-dire dans le saenghwal pulgyo.

22 La richesse générée par ces activités permet au Centre de Méditation Nŭngin de

soutenir, avec un budget de quelque quinze millions de dollars pour 2015, une trentaine

de services sociaux divers. Elle lui a aussi permis de fonder à Hwasŏng en septembre

2014 l’université Nŭngin, d’une capacité de 3 000 étudiants, dans le but de propager

l’enseignement de Buddha à travers le monde23. Cette prospérité est aussi à la source de

la décision, annoncée le 10 février 2015, de construire un temple à Sejong-si, la nouvelle

capitale administrative de la Corée du Sud.

Récupération et mise à jour de l’histoire dubouddhisme coréen

23 Le succès de Jigwang peut aussi être rattaché à sa capacité à inscrire son centre dans

l’histoire longue du bouddhisme du pays du Matin Calme. Sa splendeur, d’abord

(668-1392), lorsqu’au cours de la seconde moitié du VIIe siècle, le bouddhisme s’imposa

lentement comme la religion de l’unification à l’aristocratie du royaume de Silla

(668-635) lancée à la conquête de ses voisins, Ko’guryŏ et Paekche, également

bouddhistes. Une fois la victoire achevée, cette aristocratie sut habilement – afin de

faire accepter son hégémonie aux populations conquises – mettre à profit trois

éléments clefs de la doctrine bouddhique : le kharma, que chacun doit accepter comme

la conséquence inéluctable des actes de ses vies passées ; la nature de Buddha qui,

inhérente à tous les êtres vivants, leur permet de réaliser qu’ils partagent une essence

commune plus profonde que toutes leurs différences raciales et culturelles ; et la Terre

Pure du Buddha Amitābha comprise comme l’idéal en voie de concrétisation au cœur

même du Grand Silla (668-935). Le bouddhisme domina ensuite, incontesté, toute la

période du royaume de Koryŏ (918-1392).

24 Ces éléments de doctrine sont toujours extrêmement vivants parmi les élites

bouddhistes contemporaines, selon lesquels la tradition issue de Buddha est non

seulement celle qui a permis l’unification de la péninsule coréenne, mais encore la

seule qui puisse conduire à sa réunification. Le bouddhisme serait donc la religion de

l’avenir du pays du Matin Calme. Le confucianisme de l’époque Chosŏn (1392-1910) et la

chrétienté de l’époque moderne seraient, au contraire, respectivement responsables de

la division de la péninsule (1945) et de son maintien dans cet état (1945-2015). Il

suffirait donc, pour amorcer un véritable processus de réunification, que les

bouddhistes du Nord et du Sud se fédèrent.

25 À en juger par le contenu de sa prédication, Jigwang reprend entièrement à son compte

cette doctrine. « L’heure n’est pas au healing individuel, » dit-il, « elle est à la

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préparation de la réunification. [...] D’ici dix ans, nous allons devoir nourrir les Nord-

Coréens. Par conséquent, il nous faut accroître notre puissance financière » (Chihye’ ŭi

kil, III, 14). Adressés aux fidèles du Centre de Méditation Nŭngin, ces propos sont une

claire invitation à accorder de plus importantes offrandes à Buddha.

26 En réalité, la doctrine d’une première unification de la péninsule fondée sur le

bouddhisme ne résiste en rien à un examen critique de l’histoire. De plus, si l’on en juge

par l’état de santé du bouddhisme en Corée du Nord, l’évocation d’une fédération des

bouddhistes du Sud avec ceux du Nord en vue d’amorcer un processus de réunification

est très improbable ; elle permet cependant de fonder efficacement une communauté

imaginaire (Senécal, 2013 : 39) et donne à la fois un sens à la division des deux Corées et

une vision de la réunification dans laquelle les fidèles peuvent s’investir.

27 Mais Jigwang situe également son action comme participant d’une revanche face à la

situation de déclin du bouddhisme coréen durant la dynastie Chosŏn (1392-1910) :

pendant cette période il perdit soudainement et complètement le soutien politique sans

partage dont il avait joui, à titre de religion d’État, pendant les siècles précédents. La

nouvelle dynastie mit presque aussitôt en place l’ŏkpul sungyu chŏngch’aek : politique

systématique d’oppression du bouddhisme et de promotion du néo-confucianisme du

Chinois Zhuxi (1130-1200) (Bruneton, 2011 : 73-74). Celle-ci imposa non seulement la

fusion de toutes les écoles existantes, mais encore la suppression intégrale du droit de

cité des bonzes. Cette politique eut très vite pour conséquence la disparition du

bouddhisme urbain et la naissance d’un bouddhisme qui, ayant trouvé refuge au cœur

des montagnes, chercha à survivre en se centrant sur ce qui lui demeurait possible : la

pratique de la méditation, c’est-à-dire le Sŏn, qui n’exige ni bibliothèque ni institution.

28 Dans la Corée du Sud contemporaine, la répartition géographique des temples et

monastères demeure toujours dominée par les conséquences de cette politique. De plus,

le bouddhisme traditionnel coréen, tout particulièrement l’ordre Jogye, définit

clairement son identité en mettant fièrement en avant sa longue pratique du Sŏn. La

fondation du Centre de Méditation Nŭngin, non pas dans les montagnes mais en plein

cœur de l’un des quartiers les plus trépidants de la mégapole coréenne, procède

clairement d’une volonté de réinvestir le territoire interdit tout en y introduisant la

pratique du Sŏn telle qu’elle a été héritée de cette période d’isolement forcé. Aussi

novateur soit-il, en mettant lui aussi en avant la pratique du Sŏn, mais sans pour autant

s’y enfermer, bien au contraire, Jigwang se montre également fidèle à ce qui est

considéré comme le meilleur héritage du bouddhisme de l’époque Chosŏn.

29 Il fallut attendre les années 1960 pour que le bouddhisme coréen commence à renaître

de ses cendres. Avant, la colonisation japonaise (1910-1945) ne fut pas plus favorable au

bouddhisme, qu’elle réduisit à un rôle de collaboration. Pour survivre face à l’occupant,

plus de 95 % des bonzes furent contraints de se marier. Le bouddhisme paya très cher

cette collaboration après la seconde guerre mondiale et la séparation des deux Corées.

La Corée du Sud fut en effet présidée par le dictateur Sungman Rhee (1948-1960), un

méthodiste convaincu, enfant de la résistance qui, selon toute vraisemblance, abhorrait

le bouddhisme, qu’il percevait comme un agent de la colonisation japonaise et dont il

décréta que tous les bonzes mariés devaient être purgés. La purge sanglante qui

s’ensuivit dura environ une décennie et aurait fait quelque mille morts. Pendant que

bonzes mariés et célibataires s’entretuaient, ces derniers avec son soutien, Rhee

favorisa la propagation massive du protestantisme. À la différence du bouddhisme

traditionnel, représenté par l’ordre Jogye, qui continue à avoir du mal à se situer face à

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ce protestantisme qu’il perçoit comme un détestable intrus, Jigwang a su s’inspirer de

lui en profondeur pour fonder le Centre de Méditation Nŭngin.

30 Jigwang est aussi l’un des rares bonzes coréens qui sache prendre en compte le

pluralisme religieux caractéristique de la société coréenne. En effet, bouddhisme,

confucianisme, christianisme, islam et nouvelles religions doivent y cohabiter. Cet

aspect de sa personnalité lui permet de faire dans sa prédication de nombreuses

associations entre le bouddhisme et les autres religions du monde. Il a même obtenu un

doctorat du département des religions de l’Université nationale de Séoul (voir les notes

6 et 28), qui passe pour la meilleure de Corée, ce qui a considérablement accru le

respect que lui vouent ses auditeurs.

31 En bref, Jigwang surfe sur la lame de la résurgence du bouddhisme coréen pendant la

seconde moitié du XXe siècle. Il a su à la fois récupérer et transformer à son profit

l’héritage du bouddhisme traditionnel sans jamais s’y laisser enfermer, et profiter au

maximum de la prospérité économique générée par le capitalisme qui a conduit le pays

du Matin calme au « miracle du fleuve Han ». Pour ce faire, il a tout simplement fondé,

a priori à partir de peu de choses, hormis son audace, sa chance et son génie, une entité

religieuse pratiquement indépendante des grands ordres monastiques de la Corée,

pleinement adaptée aux demandes de la société contemporaine et résolument tournée

vers l’avenir.

Le plafonnement de la croissance du Centre deMéditation Nŭngin

32 En comparaison avec les rêves prémonitoires et les apparitions de Buddha dont Jigwang

a fait l’expérience au moment de fonder le Centre de Méditation Nŭngin, les raisons

concrètes permettant d’expliquer son succès n’ont rien de mystérieux. La dextérité

avec laquelle il incorpore à son enseignement et à sa gestion nombre d’éléments

provenant du catholicisme romain et de l’Église du Plein Évangile, sans jamais pour

autant évoquer clairement ces sources, mais au contraire en les critiquant rituellement,

contribue significativement à expliquer son génie. Les bonzes du bouddhisme

traditionnel de Corée, représenté par l’ordre Jogye, n’hésitent pas à affirmer à l’écoute

de cet enseignement qu’ils dénoncent comme hybride : « Ce n’est plus la tradition de

Buddha, c’est le bouddhisme de Jigwang ». Toutefois le remarquable succès de Jigwang, en

dépit de cette critique, suggère que ce ne sont pas d’abord les sources de sa prédication

et la nature de son contenu qui inspirent ses adeptes aux plans religieux et

économique. C’est plutôt une inconditionnelle adhésion au bouddhisme qu’il incarne et

à la communauté dont il est le fondateur, en réaction à la tradition chrétienne perçue

comme une présence conquérante et dominatrice d’origine américaine. Cette

hypothèse rejoint les conclusions selon lesquelles la foi moderne serait plus une affaire

de pratiques socialisées qu’une affaire de dogme (Lyon-Caen, 2015 : 12). Elle explique

aussi que nombre de chrétiens déçus par le protestantisme soient aisément devenus

bouddhistes au moment de la crise financière asiatique de 1997, mais sans pour autant

avoir à changer leur comportement économique (Luca, 2012 : 79-80). Car ni la tradition

chrétienne ni la tradition bouddhique, lorsqu’elles sont présentées par des

bouddhologues ou des théologiens, ne sauraient justifier la théologie de la prospérité

sous-tendant ce comportement et mise en avant par Jigwang à l’instar du Pasteur Cho.

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33 Jigwang a généralement bénéficié de la faveur des médias coréens qui ont présenté son

enseignement comme une réponse aux exigences des élites urbaines de la Corée.

Lorsqu’il prêche, Jigwang sait faire preuve des qualités d’un bon journaliste – son

métier avant de devenir bonze – écrivant pour un quotidien grand public. Peu soucieux

de préciser ses sources, mais toujours amusant et captivant, il associe librement toutes

les idées en vogue, tant à Séoul qu’ailleurs dans le monde, sans chercher à faire preuve

d’une quelconque rigueur logique. Prenons pour exemple ses propos sur Steve Jobs

(1955-2011), quand ce dernier était au sommet de sa popularité, et la pratique de la

méditation : « Il a réussi parce qu’il a pratiqué le Zen [...] Parce qu’il a médité, il a

profondément aimé sa clientèle et lui a donné des produits de grande qualité [...] En

retour sa clientèle l’a aimé et lui a donné beaucoup d’argent [...] Pour réussir, il faut

méditer, aimer et donner [...] Ceux qui méditent ne tombent pas malade [...] En nous

reliant à Buddha, la méditation favorise la circulation du sang et donc la prévention des

maladies circulatoires [...] Méditez et vous serez toujours en pleine santé [...] Aimez,

donnez, et vous recevrez beaucoup en retour » (Chihye ŭi kil, II, 1). Que la logique de ces

propos ait été battue en brèche par le cancer du pancréas de Jobs et, à l’automne 2014,

par l’accident vasculaire cérébral de Thich Nhat Hanh (né en 1926), ne semble pas

troubler les fidèles du Centre de Méditation Nŭngin. C’est parce que Jigwang maîtrise

remarquablement bien l’art d’intégrer à son discours un ensemble de thèmes

extrêmement chers au cœur des habitants du Kangnam : pratique de la méditation ;

réussite financière, sociale et internationale ; altruisme ; technologie de pointe dans les

télécommunications et production industrielle ; être non pas détesté et haï par les

autres, mais reconnu et aimé, tout en jouissant d’une prospérité hors du commun ;

santé et prévention des maladies cardiovasculaires, et donc longévité, et ceci tout en

travaillant aussi durement que Jobs. Si ce discours est perçu par les habitants aisés du

Kangnam comme un tout cohérent, c’est qu’il permet la cristallisation dans leurs cœurs

d’un ensemble de préoccupations existentielles qui, sinon, demeureraient génératrices

d’angoisse et de culpabilité parce qu’en tensions négatives dans leurs esprits. Cette

cristallisation est source de grand réconfort existentiel pour les auditeurs de Jigwang.

Autrement dit, ce dernier leur déclare qu’ils peuvent être à la fois profondément

spirituels, à la fine pointe du progrès, prospères, aimables, altruistes et, tout en

travaillant aussi dur que Steve Jobs, vivre longtemps et en bonne santé. À la différence

du bouddhisme coréen traditionnel dont les tendances excessivement méditatives et le

discours d’ensemble invitent souvent plus à échapper au monde qu’à s’y investir, celui

de Jigwang est au contraire une invitation à s’y engager pleinement, mais tout en

méditant. Et c’est la foi en Jigwang, le Nŭngin24, parce que toute sa vie est censée

incarner ce dont il parle, c’est-à-dire le saenghwal pulgyo, qui valide ce discours et lui

permet de fonctionner dans la conscience de ses auditeurs.

34 Il semblerait néanmoins que nombre d’auditeurs ne restent guère plus d’un an au

centre. La conscience de cette difficulté peut expliquer la quête incessante de légitimité

et la volonté d’expansion caractérisant la carrière de Jigwang. En dépit de son

indéniable charisme, aux yeux des bonzes de l’ordre Jogye, Jigwang n’est qu’un

autodidacte qui n’a pas reçu de véritable formation à la vie monastique et qui n’a donc

jamais été ordonné bonze25. C’est pour compenser ce manque de légitimité qu’il a

obtenu en 2005, après avoir fait une « offrande à Buddha », la transmission des

préceptes du Vénérable Posŏng (né en 1928), le maître de méditation du monastère

Songgwang. Pour autant, Jigwang n’a pas obtenu de ce dernier – chose difficile mais

infiniment plus valorisante – la transmission du Dharma qui ferait de lui un maître de

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méditation26. Cela signifie que Jigwang est reconnu comme versé dans la théorie et la

pratique des préceptes du bouddhisme, mais pas dans celle de la méditation. C’est la

raison pour laquelle il embauche, pour faire enseigner cette méditation, plusieurs

bonzes et bonzesses de l’ordre Jogye. C’est également pour compenser son manque de

légitimité que Jigwang a obtenu un diplôme de docteur, en rédigeant une thèse sur la

pratique de la méditation : telle qu’elle est enseignée et propagée à travers le monde

par l’ordre Jogye27. Paradoxalement, tout en se démarquant du bouddhisme

traditionnel de cet ordre, Jigwang ne cherche pas moins à en recevoir une

reconnaissance officielle. Tout comme si le Centre de Méditation Nŭngin, en dépit de sa

notoriété, demeurait en marge de l’ordre social prédominant défini par le bouddhisme

traditionnel de l’ordre Jogye. Néanmoins, tout en cherchant à se réclamer de l’autorité

de ce dernier, Jigwang ne s’y est pas enregistré officiellement afin de ne pas avoir à lui

payer d’impôts28.

35 En plus de l’autorité d’un professeur, le diplôme de docteur confère à Jigwang la

compétence requise pour devenir le premier président de l’Université bouddhique de

Hwasŏng (voir la note 27). Cette université dont il est le fondateur, et dont la création

s’inspire de l’université Hanse de l’Église du Plein Évangile, illustre la volonté

d’expansion de Jigwang. Bien qu’il soit trop tôt pour conclure, à la vue de la

cinquantaine de recrues inscrites au printemps 2016, bénéficiant tous d’une bourse

d’étude défrayant 70 % de leurs frais de scolarité, on peut se demander si ce dernier n’a

pas vu trop grand en construisant en pleine campagne un établissement capable

d’accueillir 3 000 étudiants. Question d’autant plus sensible qu’une partie des fonds

ayant servi à la fondation de cette institution provient d’un investissement dans

l’immobilier qui a entaché la réputation du Centre de Méditation Nŭngin et de son

fondateur. En effet, après avoir obtenu de la banque Kyŏngnam un prêt de trois cent

vingt millions de dollars, Jigwang a racheté en 2007 d’un entrepreneur en faillite le

centre d’achat Cerestar situé au centre-ville de Séoul. Ce faisant, il s’engageait

moralement à dédommager les 2 661 investisseurs lésés par cette faillite. Cependant, en

2010, Jigwang n’arrivant plus à payer les intérêts de cet emprunt, la banque prêteuse

devint propriétaire de l’immeuble et le mit aux enchères, au grand dam des

investisseurs qui, depuis, estiment avoir été roulés pour la seconde fois. L’un des

principaux associés de Jigwang, Pae Kwansŏng, est toujours emprisonné pour avoir

détourné plus de vingt millions de dollars dans cette affaire29.

36 À cette volonté d’expansion, s’ajoute la volonté d’être le plus grand. En effet, parmi les

multiples possibilités de contribuer financièrement à la prospérité du Centre de

Méditation Nŭngin, la participation à la construction d’un Buddha assis de 16 mètres de

hauteur, censé être le plus grand au monde, attire plus particulièrement l’attention.

Étonnamment, bien qu’il ait été fait appel à des contributions s’élevant jusqu’à 100 000

dollars, le budget nécessaire pour achever cette statue, pratiquement terminée, n’a pas

été précisé. De plus, le 2 novembre 2015, Jigwang a lancé une nouvelle campagne

d’appel à l’aide pour, cette fois, revêtir cette statue d’une couche d’or. Cependant, dans

la mesure où une simple recherche sur l’internet révèle l’existence à travers le monde

de nombreuses statues de Buddha bien plus hautes, on peut se demander en quoi ce

Buddha peut être le plus grand de tous. Examen fait, il ne s’agit que de la statue de

Yaksa Yŏrae (le Buddha Apothicaire) la plus élevée de la planète. Mais en érigeant cette

statue, Jigwang entend non seulement compléter la gamme de services de santé offerte

à ses fidèles par sa clinique de médecine chinoise, mais encore attirer tous ceux qui à

travers le monde sont frappés d’une maladie incurable. Car Yaksa Yŏrae fait bénéficier

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quiconque l’invoque de ses pouvoirs miraculeux, réputés capables de guérir les

maladies dont les autres formes de médecine ne peuvent venir à bout. Il va sans dire

que ceux qui ont contribué généreusement à la construction de ladite statue ont

augmenté d’autant leurs chances de bénéficier personnellement d’une telle guérison,

ou d’en faire profiter un proche. En détenant la plus haute statue au monde de Yaksa

Yŏrae, le Centre de Méditation Nŭngin peut non seulement rivaliser avec le pouvoir de

guérison du Pasteur Cho, mais encore devenir la « Lourdes » du bouddhisme

international. Cela s’accorde bien avec les origines catholiques romaines et le génie

d’entrepreneur du croire de son fondateur. Jigwang manifeste ainsi, à l’instar de l’Église

du Plein Évangile qui aime à se dire « la plus grande du monde », une nette volonté

d’être « le plus grand ».

37 Si la carrière de Jigwang a commencé dans l’humilité engendrée par la souffrance et la

pauvreté, elle a pris une tournure telle que l’assurance liée à la prospérité générée par

l’expansion du Centre de Méditation Nŭngin donne parfois l’impression de l’avoir

emporté. Alors qu’au départ le discours religieux dominait le caractère d’entrepreneur

de Jigwang, aujourd’hui les données paraissent inversées. De l’homme de gauche

persécuté et banni qu’il était au début des années quatre-vingt, Jigwang est devenu

l’une des plus grandes personnalités de Corée, fier de mettre en avant sa réussite, ses

relations au pouvoir politique (Cho, 2014) et capable, tout en demeurant dans le cadre

de la légalité, de ne payer pratiquement aucun impôt (Kang, 2015). Cette ambigüité

entre le bonze et l’homme d’affaires contribue à expliquer le plafonnement actuel de la

croissance du Centre de Méditation Nŭngin.

38 À force de prêcher au nom de Buddha un enseignement fortement inspiré par la

théologie de la prospérité, Jigwang a peut-être trop investi dans la plus controversée

des valeurs qui furent à l’origine du succès de l’Église du Plein Évangile. Tout comme la

succession du Pasteur Cho30, on peut penser que celle de Jigwang révèlera quelques

inconnues sur les véritables motivations du cercle restreint d’hommes et de femmes

d’affaires qui l’assistent depuis son arrivée dans le Kangnam.

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NOTES

2. [nɯŋin sʌnwʌn].

3. Chigwang [tɕikwaŋ] en McCune-Reischauer.

4. À la différence du bouddhisme traditionnel de l’ordre Jogye, qui tend à demeurer lié à l’esprit

de la dictature militaire qui a gouverné la Corée du Sud de 1960 à 1987 (B. Senécal, 2012 : 89 ;

2016 : 93), ces nouveaux bouddhismes sont plutôt portés par l’esprit de la démocratie sud-

coréenne.

5. Voir http://www.urbandharma.org/index6.html

6. Deux de ces rencontres ont eu lieu en tête à tête avec lui (printemps 2009), deux autres à la

faveur d’une participation au jury de la soutenance de sa thèse de doctorat (été 2009), etune

autre avec un groupe de neuf personnes à la fin d’un service bouddhiste dominical (janvier 2015).

7. Les sermons durent en moyenne six minutes. Ce sont les prédications faites par Jigwang, entre

le 30 juin 2012 et le 31 juillet 2013, dans le cadre de l’émission radiodiffusée Chihye’ ŭi kil (La voie

de la sagesse) produite par la station coréenne Buddhist Broadcasting System. Ces sermons ont été

gravés sur quarante CD regroupés dans un ensemble portant le même nom que cette émission,

mais sous-titré Jigwang senghoal pŏbmun (Les prédications du Vénérable Jigwang pour la vie

quotidienne). Cet ensemble est divisé en trois groupes de vingt CD, sur chacun desquels neuf

sermons sont gravés. L’article cite ces sermons en donnant d’abord le titre du programme de

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

168

Page 170: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

radio, suivi d’un chiffre romain correspondant au groupe auquel il appartient, puis d’un chiffre

arabe indiquant le numéro du CD au sein du groupe auquel il se rattache (ex. Chihye’ ŭi kil, III, 16).

8. Six articles, trente et un quotidiens et mensuels, trois blogs.

9. La thèse de Cho sur le sujet de l’influence du leadership des dirigeants bouddhistes sur la

croissance des nouveaux temples urbains a étudié six nouvelles fondations, dont le Centre de

Méditation Nŭngin et le Hanmaŭm Sŏnwŏn (K. Cho, 2005).

10. Il est d’une superficie de 39,5 km 2 et comptait 573 000 habitants au recensement de 2011.

Dans un sens plus restreint, ce surnom correspond au T’eheran-no.

11. Entre les années 1980 et aujourd’hui, le prix moyen du m2 y est passé de 25 à 1 200 dollars.

12. http://radio.ytn.co.kr/program/index.php?f=2&id=32978&s_mcd=0263&s_hcd=01

13. Jigwang dit simplement : « J’ai vécu trente ans dans une autre religion » (Chihye ŭi kil,II, 5–6).

14. Après la fondation du Centre de Méditation Nŭngin, Jigwang aurait obtenu un diplôme

d’anglais de l’université Pangsong T’ongsin (1998-2002) et une maîtrise en Sŏn de l’université

Tongguk (2002-2005).

15. Sentant le vent tourner, Jigwang l’a avoué publiquement en 2007 (S. Paek, 2007 : 1, 11).

16. Le fait que le futur Jigwang n’ait pas collaboré avec la dictature, mais qu’au contraire il ait été

persécuté par elle, contribue toujours au maintien de sa cote de popularité. En 2005,

l’administration présidentielle l’a d’ailleurs officiellement reconnu comme étant l’un des

combattants de la lutte pour la démocratisation.

17. Jigwang est considéré comme ayant définitivement perdu la trace de sa femme et de son fils

vers 1980, alors qu’il était en fuite pour échapper à la dictature, et avant de devenir bonze. Mais

ce récit ne va pas sans susciter quelques interrogations et la question du statut marital de

Jigwang demeure l’un de ses tendons d’Achille. Ledit récit lui offre cependant un double

avantage : il le fait passer du statut d’homme marié à celui de bonze célibataire refusant de se

compromettre avec un héritage de la colonisation japonaise, i.e. le mariage des bonzes ; il le

présente comme l’un des hérauts de la lutte pour la démocratie.

18. Il l’aurait appris en séjournant aux États-Unis dans son enfance ou son adolescence.

19. Voir la note 13.

20. L’authenticité de ce chiffre est d’autant plus invérifiable que les nombres donnés par Jigwang

varient fort sensiblement d’un auditoire à l’autre.

21. Afin d’accommoder les fidèles, la banque du Centre de Méditation Nŭngin est ouverte 365

jours par année.

22. « J’ai incinéré plus de mille cadavres » a dit Jigwang en 2013 (Chihye’ ŭi kil, III, 8).

23. Des branches du Centre de Méditation Nŭngin existent au Canada, en Chine, aux États-Unis et

en Thaïlande.

24. Voir la partie intitulée « La magie des noms propres ».

25. L’ordination exige dix ans de formation.

26. Cette transmission de maître à disciple prétend remonter jusqu’au Buddha Śākyamuni

en personne ; l’intégrité de cette lignée est essentielle au maintien de l’identité des écoles

méditatives.

27. J’étais le seul membre du jury externe au moment de la soutenance de Jigwang à l’Université

nationale de Séoul. À mon avis, la nécessité de lui conférer un diplôme de docteur, afin qu’il

puisse fonder une université, l’a emporté auprès des autres membres du jury sur celle de

produire une thèse digne de ce nom. En conséquence, je ne lui ai pas octroyé la mention

minimum requise pour qu’il puisse obtenir ledit diplôme. Voir la note 6.

28. De son aveu même, Jigwang a fait des dons personnels et réguliers aux administrateurs en

chef de l’ordre Jogye (Hyŏnsŏng Cho, 2014).

29. http://www.ilyosisa.co.kr/news/articleView.html?idxno=8363

30. Soupçonnés d’avoir détourné quelque cinq cent millions de dollars, lui et sa famille sont

poursuivis par la justice coréenne (Ollain nyusŭt’im, 2015).

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Page 171: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

RÉSUMÉS

Leader charismatique et entrepreneur de génie, le Vénérable Jigwang a fondé le plus puissant

temple urbain de Corée : le Centre de Méditation Nŭngin (Nungin Sunwon, Nŭngin Sŏnwŏn). Il

propose aux élites du monde entier un bouddhisme alternatif, fortement inspiré des techniques

de gestion, prédication et prosélytisme de l’Église du Plein Évangile de Yŏŭi-do. Par son caractère

urbain, démocratique et interreligieux, ce bouddhisme se démarque des tendances montagnarde

et méditative du bouddhisme traditionnel de l’ordre Jogye. Tout en prêchant sans cesse sur le

thème de « la réussite », Jigwang n’en confie pas moins à ses auditeurs le soin d’en définir la

signification. Cette ambiguïté délibérée, entre les réussites profane et religieuse, va de pair avec

l’existence d’une concurrence entre le charisme spirituel de Jigwang et son génie d’entrepreneur.

Cette tension aide à comprendre tant les raisons de la réussite du Centre de Méditation Nŭngin

que celles du plafonnement actuel de son succès.

A charismatic leader and entrepreneur of genius, Venerable Jigwang has founded the most

powerful urban temple in Korea: the Nŭngin Meditation Center (Nungin Sunwon, Nŭngin

Sŏnwŏn). He offers to the elites of the world an alternative kind of Buddhism, strongly inspired

by the management, preaching and proselytizing techniques of Yŏŭi-do Full Gospel Church. By

its urban, democratic, and interreligious nature, this form of Buddhism distances itself from the

mountain and meditative tendencies of the Jogye Order’s more traditional Buddhism. Although

the theme of “success” pervades his predication, Jigwang leaves to his audience the definition of

its meaning. This intentional ambiguity, between secular and religious success, goes hand in

hand with the competition between Jigwang’s spiritual charism and his entrepreneurial genius.

This tension helps us to understand both the reasons why the Nŭngin Meditation Center has

become so successful, and why that success now seems to have reached a ceiling.

Líder carismático y empresario de genio, el Venerable de Jigwang fundó el templo urbano más

importante de Corea: el Centro de Meditación Nungin (Nungin Sunwon, Nŭngin Sŏnwŏn).

Propone a las élites del mundo entero un budismo alternativo, fuertemente inspirado en las

técnicas de gestión, predicación y proselitismo de la Iglesia del Evangelio Pleno de Yŏŭi-do. Por

su carácter urbano, democrático e interreligioso, este budismo se separa de las tendencias

montañesa y meditativa del budismo tradicional de la orden Jogye. Sin dejar de predicar sobre el

tema del “éxito”, Jigwang confía a sus auditores el trabajo de definir su significado. Esta

ambigüedad deliberada, entre los éxitos profanos y religiosos, es paralela a la existencia de una

competencia entre el carisma espiritual de Jigwang y su genio de empresario. Esta tensión ayuda

a comprender tanto las razones del éxito del Centro de Meditación Nungin como las del límite

actual de su éxito.

INDEX

Mots-clés : Corée, Nungin Sunwon, Vénérable Jigwang, temple urbain, bouddhisme alternatif

Keywords : Korea, Nungin Sunwon, Venerable Jigwang, urban temple, alternative kind of

Buddhism

Palabras claves : Corea, Nungin Sunwon, Venerable Jigwang, templo urbano, budismo

alternativo

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Page 172: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

AUTEUR

BERNARD SENÉCAL

Religious Studies Department, Sogang University, [email protected]

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Page 173: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Religion and Entrepreneurship: amatch made in heaven?Paul Seabright

Funding from the ANR Labex Institute for Advanced Study in Toulouse is gratefully

acknowledged.

1 There is a very old question in social science about whether religion is favorable or

antithetical to economic activity. There have of course been ascetic currents within all

of the world’s major religions. Right up to the present day, denunciations of the

commercial spirit, and more generally of the excesses associated with economic

development, can be heard from within virtually all religious traditions. Conversely,

there have been prosperous adherents of all the major religions who have argued

fervently that their religion was an essential ingredient in their economic success.

However, the interesting question is not whether religion can be used to support either

a favorable or an unfavorable attitude to economic activity – of course it can do either.

It is whether there is something intrinsic either to the religious attitude, or to the

cultural presuppositions embedded in some or all of the major religious traditions,

which tends on average to favor or to discourage the attitudes appropriate to economic

activity. These are attitudes such as saving and investment, desire for consumption of

material goods and services, and esteem for those who have achieved material success.

2 Max Weber’s argument that Calvinist Protestantism had induced its adherents to focus

on the performance of religious works as a sign of divine election remains a classic and

influential example of the claim that religion may encourage economic development

(Weber, 1905). Weber’s argument now looks much less convincing than it once did:

Becker & Woessmann (2009) have provided strong geographical evidence that the

influence of protestantism on economic growth operated mainly through the

incentives it created for investments in human capital, since literate individuals could

read the Bible once it had been translated from Latin (a similar argument is made for

China in the 1920s by Chen et al., 2014). But in any case the link was never simple, even

in Weber’s writings. Weber himself also believed that a parallel set of rational,

systematizing and bureaucratic attitudes encouraged by modern economic activity

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 174: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

would gradually displace the religious mind-set in the long run. So religion might

have been necessary to give an initial impetus to economic growth, but economic

development would eventually outgrow its religious origins.

3 It is only in recent years that scholars trained in economics have begun to pay

attention to this fascinating and increasingly important question using the tools of

modern statistics and benefiting from the availability of systematic large-scale data.

This is not because an interest in religion is foreign to the history of economic thought.

Many economists in the 18th century and before had been extremely interested in

religion. However, for a variety of reasons, religion more or less dropped off the map of

economists in the 19th and 20 th centuries. For instance, the subject is not mentioned

except very indirectly in Marshall’s Principles of Economic (1890). Instead, religion

became the exclusive domain of sociologists (such as Weber and Émile Durkheim),

anthropologists (such as James Frazer) and historians (such R. H. Tawney)1. Even when

these scholars discussed the economic impact of religious belief and practice they

rarely aroused the interest of scholars working within the discipline of economics.

4 Though these authors differed in many ways, they broadly agreed on a “secularization”

hypothesis: religion represented a mid-point between primitive magic and modern

science, and was destined to disappear as societies modernized. And for a long time in

the 20th century the decline of religion in European societies seemed to bear out the

secularization hypothesis. The United States apparently constituted an exception,

though many proponents of secularization argued that this exception applied only to

the second half of the twentieth century and constituted a local and no doubt

temporary reversal of an overall secularizing trend.

5 That hypothesis now seems clearly mistaken, both in the sense that secularization does

not appear to be the general consequence of modernization and prosperity in the world

as a whole, and in the sense that the United States has never really conformed to the

secularization hypothesis at any period in its history. Roger Finke and Rodney Stark, in

an influential book called The Churching of America, showed that religious belief and

practice have been growing in importance more or less continuously in the United

States since the founding of the republic (Finke & Stark, 2005). And the United States

seems less of an exception than it once did, as shown by the experience of other major

countries where religion has been growing in importance along with economic

development more generally – Brazil being one clear example2.

6 Economists have increasingly begun studying two main roles for religion in the modern

world (distinct, that is, from whatever direct spiritual benefits it may provide for its

adherents):

7 – To create and reinforce social trust;

8 – To be a vehicle of identity for people in face of the disruptions due to economic

growth.

9 These two rôles are not entirely distinct: a vehicle of identity may also reinforce social

trust, because individuals may be more trusting or more trustworthy towards those

who share their identity (the empirical evidence on this is somewhat mixed).

10 Trust is an essential ingredient of social interaction at all levels of modernization (see

Norenzayan, 2013), and in principle religion can play a part in creating social trust in

many kinds of context, in rich societies as well as in poor ones. There is some evidence

of secularization in certain countries characterized by high levels of generalized trust

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Page 175: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

and a developed welfare state (such as Sweden); in such contexts one might speak of

religion’s being a substitute for other trust-creating institutions. But it is increasingly

recognized that these countries are rather unusual in the modern world, and that there

is no reason to expect other poor and middle-income countries to follow their example.

Evidence from China, where there has been rapid growth in the number of adherents to

both Buddhism and Christianity in recent years at a period of very high economic

growth, also reinforces the view that religion and economic development may very

much go hand in hand (Vermander, 2009; Seabright, Wang & Zhou, 2016). It may also be

that religious belief and practice, when it does not reinforce economic growth directly,

may satisfy needs that are felt more keenly when economic growth is strong (some

suggestive evidence for this is presented in Campante & Yanagaziwa-Drott, 2015).

11 The main channels of influence by which religious belief and practice influence

economic outcomes, and that have been studied in this growing comparative literature,

are as follows (see Norenzayan et al., 2015, for a recent overview). There is historical

and ethnographic evidence of the association of religion with attitudes conducive to

economic growth and development (Guiso et al., 2003; Barro & McCleary, 2003;

McCleary & Barro, 2006; Putnam & Campbell, 2010; Chen et al., 2014), with pro-social

behavior more generally (Henrich et al., 2010; Ahmed, 2009), and with the evolution of

social and political complexity (Watts et al., 2015). However, this evidence varies by

religion and by the type of behavior considered (Benjamin et al., 2010). It is also far

from clear what might be the causal mechanisms involved – whether religion favors the

development of the appropriate attitudes, or whether the independent presence of

these attitudes predisposes people to accept the teachings of various religions.

12 The literature also reports evidence of the role of religion in building social and

economic trust, either by inducing more trustworthy behavior (Norenzayan, 2014;

Randolph-Seng & Nielsen, 2007) or by enabling adherents to signal trustworthiness to

others (Iannacone, 1994; Irons, 2001; Bulbulia, 2009; Auriol et al., 2016). It may facilitate

the cultural transmission of behavioral practices by enhancing the credibility of the

utterances of cultural role models in the eyes of those who copy their behavior

(Henrich, 2009). I consider these mechanisms in more detail below.

13 Overall, therefore, there is a growing consensus that religion need not be antithetical to

economic development but may even favor it, and also that it does so by contribution

to the creation and reinforcement of social trust. But how, exactly, is this contribution

to social trust supposed to work?

Trust in the company of strangers The puzzle of large-scale human cooperation

14 Adam Smith famously wrote that human beings had a natural propensity to “truck,

barter and exchange” that was the foundation of large-scale social cooperation, and

other eighteenth century economists and philosophers pointed to parallels with the

complex societies of the social insects such as the ants and the bees. In fact, thanks to

modern biology we know that human social cooperation is a radical exception to the

kind of cooperation found elsewhere in nature, which occurs overwhelmingly among

close relatives. Human societies are unique in that we cooperate on a massive scale, not

only with non-relatives but also with complete strangers. Prehistoric human societies

only rarely saw encounters between strangers and many of these were extremely

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 176: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

violent. Trusting complete strangers enough to trade with them was frequently a

suicidal thing to do – and this was only a short while ago in evolutionary terms, long

after our brains and bodies evolved into something very close to their modern forms.

How have such encounters now become so common a feature of daily life that we no

longer think of them as in the slightest way problematic?

15 The answer (as I summarize and develop in Seabright, 2010) consists in a subtle mix of

our evolved psychology (both cognitive and emotional) and our modern institutions.

Although our prehistoric environment offered relatively few opportunities for

interaction with strangers3, the psychology that evolved in this environment has

created predispositions for us to trust other unknown individuals and to behave in a

trustworthy way towards them, under the right circumstances. Furthermore, our

institutions reinforce our cooperative predispositions so that a little cooperative

psychology goes a long way. Modern social psychology and behavioural economics have

extensively documented that the austere egoism of traditional homo economicus is a

very poor description of how real human beings think, feel and behave. This is

fortunate, because a purely rational egoist approach to human interaction would be

incapable of founding cooperation as we know it.

16 These facts were already well known to Adam Smith, professor of moral philosophy and

author not only of The Wealth of Nations but also of The Theory of Moral Sentiments. Smith

understood that human beings have values and emotions as well as wants and beliefs,

and these values and emotions are just as central to our economic life a our capacity to

reason. However, as Smith’s work preceded Darwin’s by nearly a century he did not ask

the questions that would naturally occur to us about how this is possible. The work of

modern biologists and social scientists has now helped us to understand better how

natural selection made us that way. As Bowles and Gintis put it in their book A

Cooperative Species, the challenge for science in explaining human cooperation with

strangers on a vastly greater scale than in other species is “not that typically addressed

by biologists and economists, namely to explain why people cooperate despite being

selfish. [it is]..to explain why we are not purely selfish – why the social preferences that

sustain cooperation are so common” (2013, p. 3). Though there is still disagreement in

the literature about this, it seems likely that the answer involves three mechanisms.

The first is multi-level selection: groups composed of altruists willing to sacrifice

themselves for the rest of the group would have out-competed groups composed of

selfish individuals (particularly in the group warfare that was common in prehistory),

even if egoists had out-competed altruists within groups. The second mechanism is

sexual selection: cooperative individuals might have made more attractive partners

than selfish ones. The third mechanism is mimicry by strangers of the behavior that

tends to distinguish friends4. Together these make it much more comprehensible how

the rich array of values, emotions and pro-social preferences that distinguish real

human beings might have been favored by natural selection in the conditions of

prehistory.

17 Still, explaining how human beings have come to have values and emotions is a long

way from explaining how they have come to have religion. Many religions in fact hold a

privileged place among the institutions that transmit and reinforce our values and

emotions, but they are not the only institutions to do this, and they do not just do this.

They also (at least most of them) also speak to us about invisible spirits they claim to

occupy our world, spirits who are like us in many ways, but also not like us in being

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free of many of material constraints of our daily lives. These are typically spirits who

can influence our lives for better or for worse, with whom we are well advised to

communicate, and whom we often seek to placate. Belief in the existence of such spirits

– I shall call this phenomenon “enchantment” in the remainder of this article – runs

radically counter not only to the ordinary evidence of the senses, but also to the

conclusions of modern science. This observation raises two questions: first, how have

so many human beings come to accept such beliefs, and secondly, what connection do

such beliefs have to social trust?

18 The first question is particularly challenging, and explanations for the evolution of

values and emotions via natural selection are not sufficient to explain the evolution of

religion. Although a great many of the values and emotions that distinguish our

behavior from the egoism of Homo economics appear to have analogues in other primate

species, human beings are the only species in nature as far as we can tell who hold

widespread beliefs about the existence of invisible spirits with whom we interact. We

are also the only species to have developed a sophisticated scientific world-view in

which such spirits seem to have no place. How could these two developments co-occur?

Where not to look for an explanation

19 It is not enough to argue (like, for example, Lightman, 2015), that science does not cater

adequately for our quest for meaning and thereby leaves a gap for religion to fill. This

may be true, but even so it does not constitute an explanation of the kind required, for

it still needs to be explained why human beings should have evolved to have a need for

meaning. Similarly, it has been said that human beings are afraid of death5, and so we

comfort ourselves with the notion that life goes on in the spirit world. This is not

always true – not all religions claim that individuals will join the spirit world when they

die. But even when it is true, as it often is, it leaves the central mystery unexplained. All

animals are afraid of death in the simple sense that they flee predators, but only human

beings appear to brood on the fact that death will always catch up with them in the

end. How can it have helped us thrive on the African woodland savanna to develop such

a melancholy temperament? And once we suffered such an affliction, how can it have

helped us to seek comfort in beliefs about invisible spirits? The theory of natural

selection has difficulty accounting for the evolution of placebo remedies for any self-

inflicted ailments, whether physical or psychological.

20 Human beings, like all mammals, have developed sense organs of extraordinary

sophistication that can detect the presence of predators and prey in the environment

around them. So it is all the more puzzling that many human beings, uniquely in the

animal kingdom, credit to the world around them the existence of invisible spirits, who

are like us in having perceptions and intentions, while being free of some of our

physical constraints, and whom we are well advised to charm and placate even at

considerable material cost to ourselves. Perceiving creatures where none exist is hardly

as dangerous as failing to perceive creatures that do exist, but it is still a surprising

waste of energy and resources for animals on the margins of survival. Trusting only the

evidence of their immediate senses and refusing to multiply ontologies is not just an

application of the principle of Occam’s razor, but is clearly the most adaptive strategy

for almost all animals in almost all circumstances. The only exceptions are where they

follow the signals of other individuals about the presence of food or predators – like the

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honey-bees that set out for nectar after observing the dance of returning workers, or

the chimpanzees that follow the hunting-calls of other members of their troop. And

even in such cases, these signals of their fellows do not demand great sacrifices – they

allow individuals to coordinate their efforts, rather than sacrificing other more

immediate food sources in favour of a distant and invisible alternative.

21 One theory that has received widespread support among researchers is the idea that

enchantment involved an optimal trade-off among type-1 and type-2 perceptual errors

in the prehistoric human environment. This is sometimes known as the “seeing faces in

the clouds” theory, and asserts that natural selection produces a tendency to err in the

direction of seeing too much evidence of intention in nature (it’s less dangerous to see

predators when none exist, than to see none when they do exist)6. It is certainly true

that such phenomena (which even have their own scientific name – pareidolia – and an

associated Wikipedia page) can be claimed as inspiration by various religious traditions.

However, like a number of other “meme” theories which imply that religious ideas

have evolved by imitation, in brains that were not specifically adapted to host them,

the “faces in the clouds” theory has a major gap: it doesn’t explain why the perception

of enchantment survives reflective criticism. We don’t think that faces in the clouds are

real faces – once we start to reflect on what we see, we quickly and easily correct the

errors in our first impressions. But believers think spirits are real beings, and the belief

that they are seems to be reinforced, not undermined, by introspection, reflection and

discussion. This suggests we need to see the processes of introspection, reflection and

discussion as an intrinsic part of how religions develop, not as a hostile environment

which ought to extinguish our religious sympathies but to which many religions

remain unaccountably immune.

22 Indeed, introspection and reflection are the key to human beings’ capacity to cooperate

by representing future rewards and dangers to themselves and to others. This suggests

that an answer to our puzzle may lie in the basic trust mechanisms that have helped

humans build complex societies. In particular, those trust mechanisms, once

established, also encourage the tendency to believe in, or at least to suspend judgment

about the initial implausibility of, absent or invisible beings and the promises they

make. The notions of trustworthiness, honour and credibility help us to decide with

whom we can afford to cooperate.

Enchantment as an adaptive, pro-cooperative feature of our

prehistoric brains

23 In Seabright (2017) I develop the hypothesis that the explosive growth in our brains

during our evolution from the apes did more than just give us the capacity to solve

increasingly complex social and environmental problems. It also turned our brains into

a marketplace for competing ideas about ourselves and our place in the world. In that

marketplace, just as in the real marketplace where human beings had begun to develop

complex systems of trade and cooperation, the key to success lay in the creative

suspension of disbelief about the everyday evidence of our senses. What sets human

beings apart from other animals is that we have established elaborate networks of

cooperation with other individuals, many or most of whom are genetically unrelated to

us. This has required the ability to override the evidence of our immediate senses on a

daily basis in the interests of distant and invisible objectives. We have to work out

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when we can afford to trust someone who has no intrinsic reason to help us, and who

offers us nothing we can immediately use.

24 It is worth emphasizing that this capacity is much more sophisticated than just the

ability to exchange items of value. Monkeys and apes trade with each other on the basis

of immediate advantages – but human beings are prepared to exchange on the basis of

promises of future rewards they cannot see, taste or touch. This ability to suspend

ordinary disbelief – in a structured rather than a purely whimsical fashion – is what

enabled Homo sapiens sapiens to survive in the harsh conditions of the Upper

Palaeolithic, spreading out from Africa to colonize a range of habitats quite different

from those in which he first evolved. It then enabled him to adopt agriculture, settled

in towns and cities, and found large and complex civilizations. It also meant he would

be forever solicited by entrepreneurs with projects, secular or spiritual, that appeal to

rewards beyond the perceptible horizon. This ability to override ordinary sensual

evidence is an intrinsic function of the healthy human brain, but it is also one that

other human beings have learned to influence and manipulate, for good ends and bad.

25 This answer to the first question (“how did human beings come to believe in the

existence of invisible spirits?”) also provides the ingredients for an answer to the

second (“how did this contribute to social trust?”), since social trust involves a very

similar process of suspending disbelief in the evidence of the senses. The point about a

facility for suspending disbelief is that it cannot be calibrated in advance to ensure it

operates only in instances that deserve it. It will operate in response to cues, cues that

can in principle be imitated and manipulated by others. Thus a willing suspender of

disbelief will be both a readier collaborator in various economic projects, and a more

frequent subscriber to extravagant cosmologies, if there are others around to propose

them. A skeptic who wields Occam’s razor at every opportunity will rarely trust

anybody, since the hypothesis that the world is full of thieves and charlatans is so much

simpler and more elegant than the alternative that someone who has nothing to show

you may nevertheless be someone you should trust.

26 Many details remain to be sketched out in this account of how human beings, the most

sophisticated thinkers in the natural world, came to people their universe with so

many invisible spirits, as part of the same process that led them to become more

trusting of others. I focus below on three questions that would naturally occur to many

readers on the basis of the argument so far. First, is an evolutionary explanation really

necessary at all? Secondly, what kinds of psychological mechanisms might have been

involved in the process? Thirdly, why did the evolution of a greater willingness to

suspend disbelief not automatically lead to exploitation by others?

The necessity of an evolutionary explanation

27 So why is an evolutionary explanation necessary? Why should a sense of enchantment

be adaptive at all for human beings? Perhaps it is one of those features of our social

lives that just have no adaptive consequences, like the rules of baseball or the fact that

most countries drive on the right instead of the left, or the fact that you can make

somebody’s leg jerk upwards by tapping their knee lightly with a hammer. On

reflection, however, this suggestion won’t do: unlike the rules of baseball or the rule of

the road or the knee-jerk reflex, our sense of enchantment costs us a lot. Individually

and collectively, we spend real resources satisfying our hunger for enchantment; we

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listen to guidance from the spirit world, and we are prepared to sacrifice and

sometimes to die in response to its commands. If such devotion were merely a matter

of throwing scarce resources away for nothing in return, those among our ancestors

who were unfortunate enough to develop such a predilection would very probably have

been ruined by it, and in the harsh environment of the Palaeolithic would have failed to

leave descendants, let alone to spread their predilection among all the societies of the

modern world. Enchantment must have had some kind of adaptive benefit, if only

because its adaptive costs are so obvious and so large.

The psychological mechanisms

28 What kinds of psychological mechanisms might have been responsible for our

willingness to suspend disbelief? Our sense of enchantment bears a family resemblance

to two other psychological capacities that have come a long way in the human species

from their rudimentary equivalents in other apes. The first is language. Language

allows us to refer to absent objects and people, to past and future events, and thereby

to conceive shared hopes and fears, including the very human preoccupation with our

own future death. At first sight the world’s languages look so diverse that there is

nothing they could possibly be said to have in common. But the work of Noam

Chomsky, confirmed by a great detail of subsequent research7, has shown beyond

reasonable doubt that existing languages share many structural features, and that the

ability to understand and use this features is hard-wired into the human brain. Varied

as they are, human languages are nothing like as varied as they logically could be.

Though questions of language origin remain controversial8, it makes sense to suppose

that the brain contains something like a “language module” – which evolved because it

spectacularly enhanced our ancestors’ capacity for social coordination, enabling them

to hunt better, forage better, and defend themselves more effectively. It would have

evolved in spite of its significant costs – the costs of the protein to build and the energy

to maintain a much larger brain, and the dangers of choking caused by the

repositioning of the larynx that equipped us to articulate the sounds of a complex

language.

29 Our sense of enchantment has something in common with our capacity for language,

though the differences are as instructive as the similarities. The world’s systems of

religious belief look at first sight much too diverse to have anything important in

common. But some anthropologists, notably Pascal Boyer (2001) and Scott Atran (2002),

have brought together the ethnographic evidence from hundreds of earlier studies, as

well as from their own fieldwork, to show that systems of religious belief have a

structure. They are supernatural but not randomly or extravagantly so – they depart

from everyday common sense in predictable directions and to a limited extent. For

instance, spirits may be invisible but they have a continuous existence in time – they

may transform themselves from one shape into another but they do not stop existing in

between. Spirits may know things about human social interactions that are hidden

from others, but they are not literally omniscient. Their knowledge is of social

information – unlike us, they know the full plot of the soap opera. Spirits may be able

to see through walls but normally not through women’s clothes, except when medically

necessary. They may answer people’s prayers but only after the prayers have been

uttered – they do not act in anticipation of prayers that will be uttered in the future.

They do not undertake difficult but pointless miracles, such as making rivers flow

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upstream. And so on. In short, beliefs about spirits have a structure. This structure is

built on the assumption that spirits are intentional agents just as we are, except that

they are freed from a limited number of our physical constraints. Not all implausible

beliefs could ever make sense as components of a religious creed.

30 This evidence of “deep structure” suggests that religious beliefs take the shape they do

in part because human brains have a certain structure. So learning more about this

structure may help us to understand how those brains evolved to be that way. But this

doesn’t mean that the brain structure we are seeking is like the structure involved in

language, let alone that human brains have evolved an “enchantment module” just as

they evolved a language module. For one thing, all human beings except those who are

brain damaged or traumatised can use language. But not all human beings perceive

spirits in the world around them, and many people can live and function quite happily

with no sense of the supernatural at all. People are also very different in how they

respond to the enchanted world – for some it is an immediate sensation, for others a

vague background presence; for some it can induce trances and violent episodes of

possession, while the behaviour of others barely changes at all. Religious sensibility

appears at very different ages in different people. Unlike language, which uses certain

dedicated areas of the brain (notably Broca’s area), the perception of enchantment

appears to draw on elements across the range of “normal” brain functions. The sense of

enchantment emerges from the coordination of a number of psychological capacities

that almost certainly evolved to perform quite different functions. Religion, like the

fear of death that it so often accompanies and to which it ministers, seems to have

hitched a ride on the very secular evolutionary journey of the human brain.

Robustness against exploitation

31 Finally, why did the greater trustingness implied by human beings’ sophisticated

capacity for suspending disbelief not automatically lead to exploitation by others, and

therefore to more trusting individuals being selected against in favor of less trusting

ones? The literature has explored in considerable detail two main mechanisms by

which such exploitation could have been avoided, both based on the idea that religious

belief and practice have come to be associated, on average, with greater

trustworthiness as well as with greater willingness to trust at least some others. This

greater trustworthiness on the part of the religious would lead, on average, to their

associating in turn with more trustworthy individuals, and therefore to higher levels of

cooperation experienced by the religious even if they still tended to be exploited in

their interactions with the irreligious. The two mechanisms are monitoring, whereby

religious belief and practice change the behavior of the individuals concerned so that

they become more trustworthy, and selection, whereby individuals who are intrinsically

more trustworthy tend to be attracted by religious belief and practice, even if that

practice does nothing to modify their behavior.

32 It’s important to emphasize that these mechanisms are in principle quite distinct even

though much of the existing evidence of the association of religious behavior with

trustworthiness does not make it possible to distinguish between the two. There is

rather little evidence as to what extent religious membership primarily signals the

reliable character of adherents, as opposed to a reliable situation in which to interact

with adherents. In addition, there is little evidence as to whom such a signal is

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primarily addressed – is it mainly to fellow adherents or mainly to the general

population?

33 The emerging consensus among evolutionary anthropologists of religion (Norenzayan,

2013; Norenzayan et al., 2015) leans towards the former, monitoring view, claiming

specifically that religious belief and practice can help to build social trust because:

34 1) Adherence to religions with “Big Gods” who observe human behavior and punish

norm-violation is associated with more pro-social behavior on the part of adherents

than of non-adherents;

35 2) The causal explanation for this statistical association is that adherence works

primarily by changing the behavior of adherents and not by signaling their more

reliable intrinsic character. This causal effect is demonstrated via “priming” studies

where subjects behave more pro-socially in the presence of a prime such as a religious

text or image from the denomination to which they adhere (Norenzayan, 2014;

Randolph-Seng & Nielsen, 2007). However, sorting by preference may also occur

(Aimone et al., 2013).

36 3) Their behavior becomes more cooperative towards co-religionists and may or may

not become more hostile towards outsiders – adherence is a club good (Berman &

Laitin, 2008; Choi & Bowles, 2007);

37 4) Costly religious group membership distinguishes genuine adherence from cheap

talk.

38 The claim that individuals who believe in invisible spirits will fear the consequences of

cheating others, and will thus become more trustworthy at the same time as they

become more trusting, is clearly descriptive of some, or even of many religious

traditions. And the idea that religion involves beliefs as well as preferences (theology as

well as ethics), makes sense from both a historical and an evolutionary perspective.

Many believers really do believe in the existence of spirits that intervene in the world,

and adjust their behavior accordingly in ways that would not make sense if religious

affiliation were just about having more pro-social behavior (see Auriol et al., 2016).

Nevertheless, this claim exaggerates the extent to which all religions involve the

policing of cooperative behavior. Some (including many pentecostalist churches that

preach the “prosperity gospel”) can say much less about sin than they do about the

promise of miracles (see Gifford, 2004). And even if the claim were true it would not

completely explain why cynical free-riders – who were less trusting as well as less

trustworthy – did not drive out the co-operators in the population by cooperating only

when observed by human agents (I discuss this problem in greater detail in Seabright,

2017). It relies, in effect, on the impossibility of cynical free-riders’ being able to hide

their cynicism from the rest of the population.

39 There is also a growing body of evidence that many religions attract into their

membership individuals who would in any case be more pro-social even without the

influence of religion. Although difficult to test directly, this hypothesis is broadly

corroborated by studies that demonstrate, in certain contexts, degrees of pro-social

behavior that vary with degrees of religious commitment even in wholly secular

contexts. For instance, Auriol et al. (2016) report an experimental study in Haiti in

which subjects who would later demonstrate a consistent willingness to pay for

religious images behaved in a more trustworthy way than others who would not later

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demonstrate such willingness (even though their trustworthiness was tested before

religion was even mentioned to the subjects).

40 The idea that religious commitment involves a degree of mutual sorting by certain

kinds of particularly pro-social individual is no less central to many religious traditions

than is the idea that individuals become more trustworthy as a result of their religious

commitment. Indeed, the two may reinforce each other – if you want to become more

trustworthy and are afraid of not being able to maintain such high standards,

surrounding yourself with trustworthy people may be a good way to reinforce your

determination to do so. Still, it is clear that different religious traditions emphasize

these mechanisms to different degrees.

41 What does all this mean for the particular question whether religion contributes to

entrepreneurship? What are religious entrepreneurs, and what do they teach us about

the place of religion in a rational modern economy characterized by exchange among

strangers?

Two approaches to religion and entrepreneurship

42 In principle there would seem to be two main ways in which religion and

entrepreneurship might be associated, in traditions that can be traced back

respectively to Adam Smith and to Max Weber. The first approach considers religious

leaders as entrepreneurs just like entrepreneurs in other fields, and considers the

business models of religious leaders in ways similar to those in which the business

models of secular entrepreneurs can be analyzed, while making due allowance for the

particular challenges of the services that religious leaders are trying to market. The

link between religion and secular entrepreneurship, on this view, is one of analogy. In a

remarkable passage in Smith’s Wealth of Nations, Smith attributed the greater success of

nonconformist churches in attracting adherents in his own day (compared to the

relative stagnation of the Church of England) to the more effective incentive systems

instituted by the former (Smith, 1776: book 5, chapter 1):

The [clergy] may either depend altogether for their subsistence upon the voluntarycontributions of their hearers; or they may derive it from some other fund to whichthe law of their country may entitle them; such as a landed estate, a tythe or landtax, an established salary or stipend. Their exertion, their zeal and industry, arelikely to be much greater in the former situation than in the latter. In this respectthe teachers of new religions have always had a considerable advantage inattacking those ancient and established systems of which the clergy, reposingthemselves upon their benefices, had neglected to keep up the fervour of faith anddevotion in the great body of the people; and having given themselves up toindolence, were become altogether incapable of making any vigorous exertion indefence even of their own establishment. The clergy of an established and well-endowed religion frequently become men of learning and elegance, who possess allthe virtues of gentlemen, or which can recommend them to the esteem ofgentlemen; but they are apt gradually to lose the qualities, both good and bad,which gave them authority and influence with the inferior ranks of people, andwhich had perhaps been the original causes of the success and establishment oftheir religion.

43 Two features of this passage are particularly worth noting. First, Smith attributes the

different success of established and non-conformist religion not to any difference in

theology but purely to a difference in organization. Secondly, he is absolutely non-

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judgmental about the reasons why worshippers might prefer one religious approach

rather than another – in just the same way as a management consultant might not

presume to judge why consumers have the tastes they do, but comment simply on the

different ways in which one firm differs from another in its capacity to ascertain and

respond to those tastes. For Smith, the nonconformist churches have found a more

winning formula because their managers (priests and ministers) are more efficiently

motivated to do so.

44 The second, broadly Weberian approach is to consider religious beliefs and values as

contributing to the way in which ordinary entrepreneurs carry out their business,

without their necessarily being anything specifically religious about the goods or

services they sell. In this view the link between religion and secular entrepreneurship

is one of complementarity rather than analogy. That entrepreneurs might be able to

signal, through their (actual or claimed) religious convictions, a greater

trustworthiness to customers, business partners and others, has been central to the

research cited above on signaling, and there is now a substantial body of evidence in

favor of this channel of influence between religion and economic development.

45 In principle these two approaches seem fairly distinct, but in practice the distinction

between them has been eroded from both directions. On the Weberian side, there exist

many firms that sell religious services as a part of a portfolio of other goods and

services, and on the Smithian side, churches and other religious institutions often

package other services alongside the more traditional activities of prayer and

celebratory worship. The former case includes firms that offer charia-compliant or

otherwise religiously-approved versions of ordinary goods and services, while the

latter has become a feature of some of the mega-churches that operate in growing

cities in many parts of the developed and developing world. This is well illustrated by

the following quotation attributed to the Reverend Jerry Falwell, explaining the choice

of his church to offer a large package of social and leisure services to its worshippers:

Business is usually on the cutting edge of innovation and change because of itsquest for finances. Therefore the church would be wise to look at business for aprediction of future innovation. The greatest innovation in the last twenty years isthe development of the giant shopping centers. Here is the synergetic principle ofplacing at least two or more services at one location to attract the customers. Acombination of services of two large customers with small supporting stores hasbeen the secret of the success of shopping centers (cited in Harding, 2000: 16).

46 Other evidence from the United States reinforces the idea that, where competition

between religious organizations to attract members is reasonably vigorous, the

strategic considerations underlying the management of religious organizations has

much in common with that of other businesses. For instance, Venkatesh (2009) shows

how many pastors on the south side of Chicago have a prior history of undertaking

business ventures in other, secular fields.

47 Outside the United States, the papers in this volume illustrate well the broad spectrum

of cases lying between the purely Smithian and the purely Weberian types. At the

Smithian and of the spectrum is the study by Bernard Sénécal on the Venerable

Chigwang, the founder of a highly successful Buddhist centre in Seoul. Here we see a

fascinating analysis of the factors that have made Chigwang successful in a domain left

open to innovation by the previous banishment of Buddhist temples to the countryside.

Sénécal points out the flexibility and adaptability of Chigwang’s message – for instance

his willingness to mix Buddhist and Christian language to meet the expectations of an

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audience used to Christian language – as well as his use of modern marketing methods

such as websites and audiovisual recordings. Chigwang has developed a business that

happens to sell religious services (and only religious services), and Sénécal analyzes its

business model in a perceptive and persuasive way.

48 In a similar vein the studies by Nathalie Luca and by Emmanuele Fantini show how

pentecostalism – often caricatured as offering a standard “prosperity gospel” in places

as different as Ghana and the United States – has in fact adapted its message to the very

different circumstances of Haiti and Ethiopia. In Haiti the adaptation was made

necessary by the desperate economic conditions of the country, particularly after the

2010 earthquake, which would have undermined the credibility of a simple prosperity

gospel. In Ethiopia it was due more to the particular ideology of the developmental

state with which a simple free-markets message would have been in some conflict. Both

of these intriguing cases show how flexibly pentecostalism has adapted to its market

while still maintaining an essentially religious focus.

49 The paper by Emir Mahieddin illustrates very well this adaptative capacity of

Pentecostalism, in this case to the more sober ethic (and aesthetic) of Swedish

protestantism. Here there is no question of a prosperity gospel in the simple form in

which it has flourished in parts of the United States and in sub-Saharan Africa. People –

at least those whom Mahieddin has interviewed – do not do the Lord’s work in order to

prosper in their own business affairs. Rather, they conceive a continuity between their

work in business and in other activities as a form of “producing God’s Capital” – one of

Mahieddin’s subjects is a builder who constructs both churches and centres for

orphaned children, so it would be hard to drive a wedge between his life as a

businessman and his work as a member of his church. Success in this context appears

to be measured by the coherence of the overall project with a vision of the duty of a

committed Christian in a fallen world, and certainly by nothing so simple as a purely

financial criterion of revenues or profits.

50 At the other, Weberian end of the spectrum is the study by Nicolas Lyon-Caen on the

way in which eighteenth century French merchants navigated the difficult waters of

the conflict between Jansenists and Jesuits. Here the issue is to what extent a religious

affiliation is important to those who are ordinary entrepreneurs in secular society. In

eighteenth century France this was a question of great delicacy and even danger –

given the bloody nature of religious conflicts one might have expected merchants and

traders to steer clear of religious affiliations altogether, but although Lyon-Caen shows

that many traders could change their affiliations in quite opportunistic ways, some

affiliation was usually better than none, for reasons of trust among the communities

with which they traded.

51 The three remaining studies in this volume show how difficult it is nevertheless to

maintain the separation between the Smithian and the Weberian perspectives. The

papers by Rémy Madinier on the growth of Islamic property development in Indonesia

and by Marie-Liesse De Luxembourg on Islamic finance document classic instances of

business that sell ordinary goods and services, but seek to do so with a religious twist.

In the case of property development, the twist is to sell apartments that are in religious

communities – complete with mosques and restrictions on behavior by residents. As

Madinier shows, such restrictions can backfire if they are too strict since they may

over-estimate the size of the market for the most demanding behavioral restrictions.

This is reminiscent of the work of Iannacone (1994), which showed that strict lifestyles

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could be an important selling point for a religious organization but that this would

necessarily limit the number of adepts it could reasonably hope to attract. De

Luxembourg’s work on Islamic finance makes a similar point – Islamic finance may

have its own economic rationale, but if the restrictions on the financial options

available are too tight, Islamic finance will only appeal to those who wish to adopt an

Islamic lifestyle considered as a whole and are prepared to pay the sometimes

considerable social costs.

52 Finally, Gwenaël Njoto-Feillard’s study of multi-level marketing, also in Indonesia

(which recalls Nathalie Luca’s own earlier work on multi-level marketing in Korea),

shows just how difficult it is to know whether to categorize the entrepreneurs

concerned as religious or secular. In fact they are both – they sell secular products by

creating religious fervor, and religious products by creating a very secular enthusiasm

for business success. In a sense, therefore, this reminds us that in a world where the

desire for consumption and business success tap into a very real hunger for meaning

and purpose on the part of populations whose lives are undergoing transformations

unimaginable to their parents and grandparents, the secularization hypothesis, at least

in its mainstream version, has lost all plausibility. Religion – or something very like it

whatever it happens to be called – will continue to be a vivid presence in the world for

the foreseeable future.

53 In conclusion, comparing religion and entrepreneurship is a very natural thing to do.

Religious leadership is a form of entrepreneurship, and successful entrepreneurship in

many secular fields typically involves qualities that are very important in religious

communities – qualities such as passion, commitment, and often a degree of

unreasonable optimism that things will turn out well. Both secular and religious

entrepreneurship take a variety of different forms, and exploring the links between

them will be of great importance in understanding the way in which religion will

continue to shape the world in the 21st century.

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Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 189: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

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WEBER Max, 2002 [1905], The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism, translated by Peter Baehr

and Gordon Wells, London, Penguin.

NOTES

1. Weber (1905); Durkheim (1912); Frazer (1890); Tawney (1926).

2. See “Religion defies recession in Brazil”, Financial Times, 25 June 2015.

3. There is still considerable uncertainty about how rare such encounters were at different stages

of prehistory – see Seabright (2012).

4. See Centorrino et al. (2015) for one such form of mimicry.

5. The classic statement of this point of view is Becker (1973).

6. This theory is central to Boyer (2001) but was earlier developed by Guthrie (1993).

7. Pinker (1994) summarizes this research.

8. See Ian Tattersall’s review in the New York Review of Books, August 18th 2016, of Berwick &

Chomsky (2016).

AUTHOR

PAUL SEABRIGHT

Toulouse School of Economics, Institute for Advanced Study in Toulouse, [email protected]

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

188

Page 190: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Vatican II : un concile pour le monde?Dossier coordonné par Frédéric Gugelot et Étienne Fouilloux

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 191: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Vatican II, un concile pour lemonde ?Étienne Fouilloux et Frédéric Gugelot

1 « Il est impossible qu’une dispute sur l’Incarnation, sur la Grâce ou même sur la nature

de l’Église entraîne des phénomènes sociaux de séparation historiquement visible,

agissant sur le cours général des événements politiques », écrivait en 1963 le

philosophe Jean Guitton, au lendemain de la première session du concile Vatican II1. Un

demi-siècle plus tard pourtant, l’historien Pierre Nora ne craint pas d’affirmer : « La

France a été pendant des siècles un pays profondément paysan et chrétien [...] Vatican

II a signalé et accéléré une déchristianisation évidente2 ». Le concile aurait donc

marqué un premier seuil d’éloignement des pratiques et des croyances parmi les élites,

celles-là même qui venaient de contribuer à leur aggiornamento, avant qu’un second

seuil de détachement ne touche de larges pans des populations occidentales, sans bruit

celui-là, dans les années 1990. Dans une telle optique, le dernier concile ne serait donc

pas seulement un événement majeur pour l’histoire de l’Église catholique, mais aussi un

événement signifiant pour l’histoire du monde sortant de la guerre froide, de la

colonisation et des « Trente Glorieuses ». Par plusieurs aspects, les évolutions

enregistrées au concile ne participeraient-elles pas de cette histoire ? Convoqué comme

événement interne au catholicisme, Vatican II ne serait-il pas devenu, chemin faisant,

un événement à retombées universelles ? Telle est la perspective dans laquelle a été

conçu ce dossier, quelque peu différente de la pente dominante de l’historiographie3.

Un concile au risque de l’histoire

2 Les travaux historiques sur Vatican II ont parcouru trois grandes étapes. La première a

produit, avant que les archives ne soient accessibles, des commentaires approfondis des

textes adoptés, dans les différentes langues et à l’initiative de ceux qui les avaient

rédigés : collection Unam Sanctam aux Éditions du Cerf, pour le français ; Lexikon für

Theologie und Kirche chez Herder, pour le monde germanique, etc. Plusieurs d’entre eux

fournissent, de première main, une reconstitution estimable du processus de rédaction

des documents du corpus conciliaire. La deuxième étape a été marquée par la

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

190

Page 192: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

préparation et la publication, en sept langues différentes, de l’Histoire du concile

Vatican II (1959-1965). Sous la direction du professeur de Bologne Giuseppe Alberigo, une

équipe internationale d’historiens et de théologiens a procuré une reconstitution

globale de l’événement que fut Vatican II, et pas seulement de la fabrication des seize

textes qu’il a produits, issus de longues discussions et de multiples compromis. Rédigée

à l’aide des Actes officiels en cours de publication et surtout des journaux ou papiers

privés de nombreux acteurs majeurs, elle ne présente pas le concile comme une

rupture, ainsi qu’on le croit trop souvent, mais comme le signe d’un changement

d’époque, d’une « transizione epocale », selon l’expression même d’Alberigo. Cette

reconstitution repose sur l’idée selon laquelle « l’esprit du concile » n’est pas réductible

au corpus documentaire adopté sous la houlette vigilante de Paul VI4. Elle a suscité de

nombreuses réactions et un vif débat herméneutique, sous le pontificat de Benoît XVI

notamment, qui s’est trop souvent substitué au travail historique et qui mériterait de

devenir lui-même objet d’histoire, car il dit bien plus sur l’Église du début des années

2000 que sur celle de Vatican II5. Une troisième saison historiographique est en cours,

« dopée » par la célébration du cinquantième anniversaire, qui a suscité un flot de

publications d’inégale qualité. La mise à disposition des chercheurs de l’Archivio

Vaticano II romain, conformément au vœu de Paul VI, et la publication d’une autre

vague de journaux privés6, suscitent une nouvelle moisson de travaux, réalisés par des

auteurs pour lesquels le concile n’est pas un enjeu personnel, mais plus prosaïquement

un objet d’étude parmi d’autres. Ce sont quelques-uns d’entre eux qui ont été sollicités

pour ce dossier. Leurs travaux, qu’il s’agisse d’explorations de ces nouvelles sources ou

de publications d’instruments de travail7, pourraient permettre une mise à jour

substantielle de l’Histoire dirigée par Alberigo, voire la confection d’une synthèse à

nouveaux frais8.

3 Bien que les historiens n’aient pas été aveugles à la concomitance frappante entre

Vatican II et quelques-uns des événements majeurs de la planète, les derniers

soubresauts de la guerre froide notamment (crise des fusées à Cuba en octobre 1962 au

moment de l’ouverture de l’assemblée), la production historique sur le concile est

demeurée à large dominante confessionnelle. Et le fait que « ce qui s’est passé à

Vatican II » (John O’Malley) soit demeuré un enjeu au sein de l’Église catholique n’y a

pas peu contribué. La tâche des Archives de sciences sociales des religions est évidemment

différente. Deux axes moins explorés commandaient à l’origine notre projet. Il

s’agissait d’une part de mettre l’accent sur des groupes d’acteurs qui, sans être

membres à part entière de l’assemblée conciliaire, en ont singulièrement élargi les

horizons. En premier lieu la galaxie des experts ou periti, dont les journaux du père

Congar, du père de Lubac ou de Mgr Philips, ont montré le rôle dans la rédaction du

corpus conciliaire : les 480 experts officiels nommés par l’autorité romaine, mais aussi

les théologiens privés des évêques et la nébuleuse des journalistes théologiens ou des

personnalités consultées occasionnellement. Par la reconstitution du brain storming

auquel a donné lieu Vatican II, une telle approche peut contribuer à construire

l’histoire intellectuelle du concile et par elle du catholicisme des années 1960 dans son

entier. Si une solide étude récente a fait toute leur place aux observateurs des Églises

non catholiques, dont la présence active est une innovation dans l’histoire des

conciles9, deux autres catégories d’outsiders potentiels sont restées dans l’ombre. Quid

notamment d’une venue à Rome d’observateurs issus du monde juif, objet de quelques

conjectures entre 1960 et 1962 ? Quid aussi de la présence de femmes aux marges de

l’assemblée ? Des auditrices ont bien assisté aux deux dernières sessions de Vatican II,

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

191

Page 193: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

celles de 1964 et de 1965. Mais leur présence limitée signifie-t-elle que le rôle des

femmes, dans l’Église et dans le monde, a été pleinement reconnu par le concile ?

4 L’objectif était d’autre part de s’interroger sur l’écho des travaux conciliaires en dehors

de la sphère catholique occidentale et même de la sphère chrétienne, dans des espaces

géographiques et idéologiques pour lesquels Vatican II n’a certainement pas eu la

même résonance, ni donc la même signification, qu’en terre catholique. Qu’en a-t-il été,

par exemple, de l’écho du concile au sein de l’islam, par delà l’opposition notoire des

pays arabes à la rédaction d’une déclaration sur les juifs ? Un sondage de ce côté a

donné des résultats décevants : les responsables musulmans ne semblent guère avoir

accordé d’intérêt aux débats romains. Qu’en a-t-il été aussi de l’écho du concile dans un

monde communiste auquel le rapport Khrouchtchev de 1956 posait de façon aiguë la

question de son propre aggiornamento ? Mais trop rares sont les historiens du

communisme qui s’intéressent aux questions religieuses, et vice versa. Il a donc fallu

restreindre nos ambitions. Si nous n’avons pas trouvé de biais pour pallier la seconde

carence, deux articles sur l’écho du concile dans les Églises des pays à écrasante

majorité musulmane, l’Égypte et l’Indonésie, permettent de pallier quelque peu la

première.

Outsiders

5 Deux textes abordent le monde des experts. Celui de François Weiser fournit une

première vue d’ensemble sur les periti officiels. L’étude de leurs trajectoires montre les

changements qui interviennent dans le champ des positions ecclésiales au tournant des

années conciliaires. Ces hommes, largement issus des chrétientés occidentales (Europe

et Amérique du Nord), sont dans leur grosse majorité des défenseurs de la romanité,

face aux autres Églises comme dans la guerre froide. Les vœux produits par les

Universités romaines et les schémas préparatoires témoignent de leur volonté de

restaurer l’ordre ancien, de poursuivre l’œuvre de Trente et de Vatican I. Ces

professeurs, et les élèves qu’ils ont formés, espèrent que le nouveau concile élaborera

une synthèse des condamnations prononcées par les pontifes romains, du Syllabus de

1864 à l’encyclique Humani generis de 1950. Ils dénoncent pêle-mêle toutes les idéologies

de la modernité : positivisme, libéralisme, marxisme, existentialisme, laïcisme. Bien

intégrés dans l’institution, ils sont d’ardents défenseurs d’une orthodoxie figée. Or la

majorité conciliaire adopte, sur la structure de l’Église ou sur ses rapports avec le

monde ambiant, des textes passablement différents, en partie rédigés par d’autres

experts qui étaient en 1962 des outsiders plus ou moins suspects. Avec ce changement

d’équipe, le concile marque une étape importante vers la reconnaissance d’une plus

grande liberté et d’une certaine pluralité dans le débat théologique. Il facilite ensuite

l’apparition de théologies autonomes dans le tiers monde, Amérique latine et Afrique

subsaharienne notamment. Si la division sur le rapport à l’histoire fut au cœur des

débats conciliaires, leur issue prouve que ce n’est plus « la tension introduite vis-à-vis

du dogme, ou de l’institution, par l’histoire et l’historicité, mais proprement la question

de l’épistémologie au cœur de la théologie, la tension qui lie et qui sépare réalisme et

idéalisme » qui désormais domine (François Weiser). Les débats au sein du concile

s’adossent à un conflit intérieur au champ théologique qui conduit à un ajustement par

la promotion de nouveaux experts.

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

192

Page 194: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

6 Une telle promotion est au cœur de la plongée de David Douyère dans le journal rédigé

au jour le jour par l’un de ses plus éminents bénéficiaires, le dominicain français Yves

Congar. Sa nomination comme expert officiel, et quelques autres, sont la

reconnaissance par les instances vaticanes de l’émergence d’un nouvel horizon

intellectuel, porté par un nouveau personnel. Si les rédacteurs des textes finalement

votés peuvent organiser leur réception en accédant à des positions de pouvoir au sein

des congrégations romaines, les opposants y conservent assez d’influence pour

entraver leur application. Le concile apparaît ainsi comme un moment de rapide

évolution des processus de légitimation de l’autorité. Le changement de paradigme

dans le monde intellectuel catholique des années 1960 se manifeste par cette variété de

postures, héritée des débats conciliaires et assumée par la hiérarchie.

7 La vie du concile a ses logiques propres riches de tensions internes et de tensions avec

l’extérieur. Mais sur quelle légitimité se fondent les décisions qu’il prend ? Quelle

logique de production de sens parcourt la rédaction des textes conciliaires ? Chez les

traditionalistes comme chez Yves Congar, se construit une image de l’événement

tâtonnante, en recomposition permanente, qui tient plus au « style » de Vatican II qu’à

la lettre des textes adoptés. Les témoins nous donnent à voir un concile en train de se

faire. Ces tensions et ces dynamismes sont aussi des « processus communicationnels »

(David Douyère), une production de sens auquel Congar participe par l’écriture de son

journal. L’écriture est pour lui quête émerveillée de l’action de l’Esprit dans les

développements du concile. Elle est aussi le lieu d’un combat contre ceux qui rejettent

le processus conciliaire. Elle est enfin un témoignage rédigé à l’intention des historiens

dans la filiation des journaux de protagonistes des conciles antérieurs10.

8 Commencé comme un concile catholique et romain, Vatican II ne tarde pas à prendre

une dimension mondiale. La place croissante occupée par les observateurs des Églises

anglo-protestantes et orthodoxes symbolise une telle évolution. Mais pourquoi l’arrêter

au monde chrétien ? Claire Maligot retrace les velléités d’invitation d’observateurs

issus du judaïsme. Elles échouent, non sans avoir suscité des échanges prometteurs. Les

différences de structure et le poids de l’histoire empêchent tant l’Église que le monde

juif de faire émerger des médiateurs. Entre interlocuteurs autoproclamés et contacts

défaillants, les obstacles sont nombreux de 1960 à 1962, malgré la diplomatie parallèle

mise en œuvre par le Secrétariat pour l’unité des chrétiens, chargé du dossier.

L’invitation d’observateurs juifs relève d’une mission presque impossible, d’autant

qu’ils risqueraient de devenir de facto des acteurs du concile en train de se faire, alors

que les enjeux théologiques et politiques des relations avec le judaïsme ne sont pas

éclaircis. Les réticences et résistances demeurent fortes d’un côté comme de l’autre. Les

rabbins excluent toute présence, alors que les associations laïques de la diaspora

apparaissent plus intéressées. Au sein du concile, une présence juive vaudrait

reconnaissance, ce qui théologiquement et politiquement ne va pas de soi. Les

interrogations sur la légitimité et sur l’autorité des intervenants potentiels empêchent

toute participation.

9 Autre rendez-vous conciliaire manqué : celui avec les femmes et avec leurs

revendications. Agnès Desmazières s’est plongée dans les archives romaines du concile

pour tenter d’expliquer son « silence » ou quasi-silence sur la question du genre. Celle-

ci est pourtant posée clairement par les organisations catholiques féminines à la veille

du concile. Une reconstitution minutieuse de l’élaboration du décret sur l’apostolat des

laïcs prouve que leurs desiderata n’ont pas été pris au sérieux par l’assemblée, même

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 195: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

après la nomination de vingt-trois femmes, treize laïques et dix religieuses, comme

auditrices pour les troisième et quatrième sessions. Ce « silence » conciliaire, mal vécu,

est un des facteurs qui prépare l’explosion féministe consécutive à l’encyclique

Humanae vitae de 1968.

Échos et résistances

10 Dès que Vatican II s’écarte de la voie qu’elles prônaient, les forces traditionalistes,

minoritaires dans l’assemblée mais conscientes de mener une lutte désespérée pour

leur conception du christianisme, se dotent de moyens aptes à atténuer les dommages

imputés par elles au concile. Le Coetus internationalis Patrum, dont Philippe Roy-

Lysencourt s’est fait l’historien, a été fondé à Rome pour peser sur les discussions, mais

il poursuit après la clôture des débats son action contre les interprétations

« progressistes » de Vatican II. Les traditionalistes rejettent la présentation du concile

en termes de rupture de la tradition, voire de révolution. Certes, en première

réception, ils acceptent sans enthousiasme les décisions prises, mais en opérant une

sélection, dans les textes comme dans leurs commentaires autorisés : ils les replacent

dans une tradition longue opposant l’Église des conciles, de tous les conciles, à l’Église

du seul Vatican II. Leur rejet de « l’esprit du concile » s’inscrit dans cette perspective.

11 Vatican II ne fut pas seulement un événement romain, ni même européen, bien que les

questions posées, et pour partie résolues, soient celles de la catholicité occidentale. Il

n’y aurait pas eu de majorité conciliaire sans le ralliement massif aux vues des évêques

et experts du « Marché commun » de certains épiscopats d’Afrique et d’Amérique

latine, au grand dam de la Congrégation romaine de la Propagande. Mais le concile, en

retour, a bouleversé la donne ecclésiale dans ces continents, comme le montre Silvia

Scatena pour le continent sud-américain. Certes un terreau réformiste préexistait en

Amérique latine depuis les années 1940, mais le concile autorise la diffusion d’un tel

réformisme jusqu’au sommet de la hiérarchie ainsi que le prouve l’autorité croissante

du Conseil épiscopal latino-américain, le CELAM. Une prise de conscience locale

accompagne ce processus, tant au niveau du bilan que des solutions, entraînant la

« latino-américanisation » (Silvia Scatena) d’une Église désormais plus autonome et

plus autochtone, exemple majeur du déploiement spatial de Vatican II. Ce réformisme

est toutefois contesté par des réseaux militants en voie de radicalisation contre

l’emprise des dictatures militaires, qui opposent une « Église du peuple » à l’Église

hiérarchique. L’exemple sud-américain est donc représentatif des avancées et des

limites de l’aggiornamento conciliaire. Les silences de Vatican II, sur la pauvreté du tiers

monde notamment, ne tardent pas à produire une critique de gauche de l’aggiornamento

et une politisation des enjeux religieux. « L’option préférentielle pour les pauvres » est

autant un fruit de la violence sociale ambiante qu’un fruit de Vatican II.

12 En passant de l’Amérique latine à l’Égypte ou à l’Indonésie, on passe d’un catholicisme

longtemps hégémonique à un catholicisme très minoritaire dans un environnement à

forte majorité musulmane. En Indonésie, où les catholiques représentent seulement 1 %

de la population, Rémy Madinier décrit une réception de Vatican II fort originale, parce

que très politique. Dans un premier temps, l’œuvre conciliaire est occultée par les

coups d’état d’octobre 1965, qui instaurent le régime autoritaire de l’Ordre nouveau. La

minorité catholique ne pâtit pas de ces soubresauts, bien au contraire, car elle est

impliquée de longue date dans le nationalisme indonésien : plusieurs catholiques

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 196: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

notoires sont proches du nouveau pouvoir et l’Église bénéficie de conversions dans les

milieux victimes de la répression qui inquiètent les autorités musulmanes. Alors que la

majorité de ses cadres demeure de souche européenne (seuls trois des vingt-cinq

évêques présents à Vatican II sont indonésiens), elle joue la carte de l’indigénisation,

non seulement dans le domaine liturgique, mais aussi en soulignant les convergences

entre la doctrine chrétienne et l’idéologie du régime, le Pancasila. Sa bonne lecture du

contexte politique comme du contexte religieux permet ainsi au catholicisme

indonésien d’occuper une place sans commune mesure avec son importance

numérique.

13 Catherine Mayeur-Jaouen confirme que les musulmans d’Égypte s’intéressent peu au

concile, sauf pour en regretter le texte sur les juifs. Quant aux minorités catholiques de

divers rites, elles doivent faire face à la politique d’arabisation et de nationalisations

(des écoles notamment) du pouvoir nassérien. Le rôle avant-gardiste joué à Vatican II

par l’évêque melkite Mgr Zoghby ne saurait faire illusion : un regain d’émigration

touche sa communauté, la plus désireuse d’aggiornamento. Parce que plus pauvres,

matériellement et culturellement, les coptes catholiques de Haute Égypte partent

moins, mais ils sont affrontés à la montée en puissance de l’islam et au renouveau copte

orthodoxe, ce qui ne les incline guère à l’œcuménisme. Leurs cadres laïcs tentent

cependant de s’appuyer sur l’ecclésiologie du concile pour contenir un regain de

cléricalisme aussi sensible dans leur communauté que dans les communautés sœurs.

14 Ces quelques coups de sonde, opérés dans des directions variées, témoignent du fait que

le concile Vatican II a bien été un événement, pas seulement un corpus de textes ; et

qu’il a été un événement planétaire mobilisant bien au-delà des frontières de la

catholicité occidentale. Approcher le concile depuis des lieux géographiques et

idéologiques multiples permet en outre de dérouler des espaces de signification et

d’interprétation qui dépassent sensiblement les querelles internes de la

« cathosphère ». Vatican II n’a pas le même sens ni la même portée pour un militant

latino-américain et pour un intellectuel juif ; pour le théologien d’ouverture Yves

Congar et pour les théologiens traditionalistes autour de Mgr Lefebvre. Cela semble une

évidence. Encore faut-il en tenir compte pour éviter de réduire l’événement conciliaire

à des chamailleries cléricales. S’il existe un « esprit du concile », il doit inclure toutes

ces perceptions différentes, plurielles et contradictoires. Il ne semble pas s’être

pérennisé en « esprit postconciliaire », tant le jeu des interprétations a fait éclater la

réception de l’événement en directions incompatibles. Mais n’en a-t-il pas été de même

pour les précédents conciles ? L’événement s’est d’abord imposé avec sa propre

dynamique et ses propres effets. Puis ses acquis, d’abord accueillis dans une sorte

d’euphorie, ont été rapidement disputés entre des camps opposés. Il convient donc de

distinguer cet « esprit du concile », perceptible à Rome entre 1962 et 1965, d’un « esprit

de Vatican II » qui n’en est que la version « progressiste », inspirée autant par les

mouvements sociaux et culturels de 1968 que par le concile lui-même : il a pris son

autonomie par rapport à l’événement qui l’a fait naître11.

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

195

Page 197: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

NOTES

1. « L’Église rajeunie », La Revue de Paris, février 1963, p. 13.

2. Le Figaro, 26 mai 2015.

3. Nous remercions Pierre Antoine Fabre et Denis Pelletier pour l’aide apportée à sa conception.

4. Sur l’histoire de la rédaction de cette Histoire, voir la préface d’Alberto Melloni à sa réédition

italienne, 2012, Storia del concilio Vaticano II, vol. I, Leuven, Bologne, Peeters, Il Mulino, p. IX-LVI et

Alberto Melloni, 2016, Il concilio e la grazia, Milano, Jaca Book, surtout le chapitre V « Studiare il

concilio ».

5. Massimo Faggioli, 2013, « Council Vatican II: Bibliographical Survey 2010-2013 », Cristianesimo

nella storia, 34, 3, p. 927-955.

6. Parmi lesquels celui de Mgr Felici, secrétaire général du concile, Vincenzo Carbone, 2015, Il

« Diario » conciliare di Monsignor Pericle Felici, a cura di Agostino Marchetto, Citta del Vaticano.

7. À titre d’exemples et sans en faire un palmarès, signalons dans le premier cas les actes du

colloque de Modène, 2013, « 1962-2012 : la storia dopo la Storia ? Contributi e prospettive degli

studi sul Vaticano II dieci anni dopo la Storia del concilio », Cristianesimo nella storia, 34, 1 ; dans le

second, Michael Quisinsky et Peter Walter (éd.), 2012, Personenlexikon zum Zweiten Vatikanischen

Konzil, Freiburg im Brisgau, Herder.

8. Le livre de John O’Malley, 2011, L’événement Vatican II, Bruxelles, Lessius, original pour son

interprétation du concile comme « style », suit l’Histoire du concile Vatican II pour le déroulement

chronologique ; l’essai de Philippe Chenaux, 2012, Le temps de Vatican II. Une introduction à l’histoire

du concile, s’en distingue au contraire sur plus d’un point, Paris, Desclée de Brouwer.

9. Sur lesquels on dispose désormais du livre majeur de Mauro Velati, 2014, Separati ma fratelli. Gli

osservatori non cattolici al Vaticano II (1962-1965), Bologne, Il Mulino.

10. De même Léon Joseph Suenens jette-t-il sur le papier, peu après la fin du concile, des

souvenirs à destination de celui qui voudrait « savoir exactement, plus tard, ce qui s’est passé, vu

sous l’angle du cardinal archevêque de Malines » (2014, Mémoire sur le concile Vatican II, Peeters,

Leuven, p. 1).

11. Gerd Rainer Horn, 2015, The Spirit of Vatican II. Western Europe Progressive Catholicism in the Long

Sixties, Oxford University Press.

AUTEURS

ÉTIENNE FOUILLOUX

Laboratoire historique Rhône-Alpes (LARHRA), Université Lumière Lyon 2,

[email protected]

FRÉDÉRIC GUGELOT

Centre d’études et de recherche en histoire culturelle (CERHIC), Université de Reims Champagne-

Ardennes, [email protected]

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

196

Page 198: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Réseaux et débats théologiques dansle catholicisme des années 1960, auprisme du groupe des experts auconcile Vatican IINetworks and theological debates in the Catholicism of the 1960s, in the light of

the group of the experts at the Second Vatican Council

Redes y debates teológicos en el catolicismo de los años 1960, desde el prisma del

grupo de expertos del Concilio Vaticano II

François Weiser

1 En octobre 1962, à son ouverture, le concile réunit environ 2 500 évêques du monde

entier dans la basilique Saint-Pierre de Rome. Seuls intervenants officiels, habilités à ce

titre à prendre la parole dans l’aula conciliaire, et disposant d’un droit de vote, ces

évêques ne sont néanmoins pas seuls à produire les textes conciliaires et à construire

les débats. Ils sont aidés dans leur tâche par deux groupes d’experts : d’une part, les

experts officiels, ou experts du concile, d’autres part les experts privés, au service

particulier d’un évêque ou d’un groupe d’évêques.

2 Les experts officiels, ou periti, constituent un groupe délimité dont les archives

officielles du concile gardent une trace : l’index peritorum, présent dans les actes du

concile (1980 : 937-949). Aux 201 nominations initiales1 s’ajoutent 279 nominations

jusqu’en 1965, dues à la fois à la demande accrue des évêques et au besoin de

remplacement de quelques-uns d’entre eux. Vingt-et-un sont promus à l’épiscopat et

neuf décèdent pendant le concile. Le règlement conciliaire2, précise le champ

d’intervention de ces 4803 experts mais, dans les faits, une latitude est laissée à leur

initiative.

3 L’essentiel du service institutionnel attendu d’eux est de préparer les interventions des

évêques, soit lorsque ceux-ci sont membres des commissions conciliaires, soit pour les

congrégations générales : interventions orales, mais également écrites, centrées autour

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 199: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

d’observations (animadversiones), qui pouvaient avoir la portée d’amendements

souhaités, soit en tant qu’emendationes (modifications substantielles) soit en tant que

modi (modifications mineures), sur les schemata travaillés en commissions4. À côté de ce

travail, les experts réalisent des tâches très variées, qui mobilisent des compétences

théologiques (former les évêques, rédiger des articles) et sociales (former des groupes

capables de susciter une adhésion et de former des majorités, mettre en relation des

évêques de lieux ou de sensibilités différentes) essentielles.

4 Une historiographie abondante traite de l’objet conciliaire : à côtés d’analyses sur la

contribution d’un pays ou d’un espace linguistique et culturel au concile5, de

nombreuses études thématiques abordent l’histoire de l’écriture des textes

conciliaires6, celle des évêques7 qui ont participé à l’événement et, également, de plus

en plus, celle de la querelle des interprétations8 autour du concile et de sa réception.

Celui-ci est représenté soit comme un tournant, en tant que moment de dialogue de

l’Église avec le monde contemporain, soit au contraire comme un épisode de

l’affirmation d’un irréductible chrétien qui par nature inclurait le rejet de toute

évolution, voire de tout dialogue avec l’épistémè de son temps. Plus récemment, du fait

des conditions d’accessibilité aux archives personnelles, se développe un travail

d’inventaire9 sur les fonds d’archives nouveaux susceptibles de renouveler l’approche

de l’événement. Dans tous les cas, cette histoire se fait souvent à partir de l’étude des

figures de proue du catholicisme10, jugées centrales, ou bien d’une histoire des idées

(réputées conservatrices, ou modernes, c’est selon) dont on peine parfois à identifier

les conditions historiques, sociales et culturelles dans lesquelles elles adviennent. Or le

groupe des experts, de par les positions institutionnelles que ses membres occupent et

du fait de son importance numérique, nous paraît constituer un groupe significatif de

ce que l’Église des années 1950-1960, ou en tout cas du versant universitaire de celle-ci,

produit dans le champ intellectuel.

5 À côté de ceux dont la carrière ecclésiale a fait des figures connues, beaucoup restent

dans l’ombre11. Leurs trajectoires, depuis l’avant jusqu’à l’après-concile, restent

largement à découvrir, et avec elles, les réseaux qui contribuent à les rendre possibles,

et dont eux-mêmes deviennent des relais, ou, le cas échéant, des adversaires. Rapporter

des corpus idéologiques à des groupes et à des moments historiques, identifier des

réseaux intellectuels, leur construction comme leur évolution à l’épreuve du concile,

voilà l’observatoire que nous semble constituer le groupe des experts pris dans son

ensemble, et quelques-uns des enjeux qu’il permet de mettre en lumière.

Les caractéristiques socio-biographiques d’un groupe

6 Un rapide tour d’horizon des caractéristiques12 de ce groupe nous donne une image du

monde social et géographique représenté par ces théologiens de l’Église. Il s’agit

d’hommes exclusivement, pour cause de discipline ecclésiastique : tous sont des clercs

ayant accédé à la prêtrise – sauf un « frère13 », laïc au sens strictement canonique. Ces

hommes sont d’abord représentatifs des pays développés (Europe, Amérique du Nord)

d’où ils sont très majoritairement issus. Certes, les experts étant experts du concile, ils

ne sont pas officiellement affectés au service des Églises nationales dont ils relèvent.

Néanmoins, chacun d’eux représente une nationalité, et, dans les faits, travaille le plus

souvent en lien avec son Église d’origine14. 89 % des experts proviennent d’Europe

occidentale15 et d’Amérique du Nord16, si l’on considère à la fois leur nationalité et le

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Page 200: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

pays dans lequel ils exercent leur ministère. 11 % proviennent du reste du monde : 4 %

d’Europe orientale (21 experts), 3 % d’Amérique latine (16), 2 % d’Afrique et du Moyen-

Orient (9), et 2 % d’Asie-Océanie (9). Parmi ces derniers, la moitié de ceux qui

proviennent d’Asie ou d’Europe orientale sont affectés à des postes à Rome. 92 % de ce

groupe vivent donc en Europe de l’Ouest ou en Amérique du Nord.

7 Cette cartographie des experts reflète l’histoire du catholicisme, c’est-à-dire du

christianisme romain, et de ses relations avec les Églises orthodoxes et protestantes,

mais également, dans une certaine mesure, l’état des relations internationales au début

des années soixante. On voit dans ce groupe un reflet de la guerre froide, avec les

tensions diplomatiques entre le Saint-Siège et les pays d’Europe de l’Est : comme

indiqué précédemment, la moitié des experts d’Europe orientale sont en fait

« romains », et ne circulent pas entre Rome et leur pays. L’autre moitié compense en

quelque sorte l’absence de certains évêques d’Europe de l’Est17 au concile. On perçoit

également dans cette cartographie un reflet de la situation coloniale, et de ses

évolutions récentes, puisque sur le plan ecclésial prédominent encore des élites issues

des anciennes puissances coloniales. Cela vaut au niveau des épiscopats bien sûr, mais

également au niveau des experts18. Ainsi, seuls trois experts sont issus d’Afrique

subsaharienne sur l’ensemble des 480 personnes nommées.

8 Le monde tel qu’il apparaît dans ce groupe est aussi largement dominé par Rome, à la

fois tête de l’Église italienne, et siège de l’Église catholique. On trouve en effet au

premier rang des experts, en nombre, les Italiens (22 % du total), et, au-delà d’un

classement par nationalité, un groupe encore plus vaste relevant du Vatican, de ses

instances administratives et de ses institutions : personnels liés à la curie en 1962 (un

tiers des experts appartient à un ou plusieurs dicastères19), experts qui exercent une

responsabilité à Rome (13 % qui relèvent exclusivement de l’enseignement, d’une

procure ou d’un rôle de définiteur dans leur congrégation). Au total, près d’un expert

sur deux (46 %) a donc un habitus romain marqué, et davantage encore si l’on envisage

Rome comme le lieu principal de leur socialisation secondaire : plus d’un sur deux

(55 %) parmi les 480 a reçu une formation dans une université romaine (soit au niveau

de la licence20, soit au niveau du doctorat, soit les deux). Si l’on croise les données sur

les études et les postes occupés à Rome à la veille du concile, on obtient un groupe dont

la majorité a acquis un habitus ecclésial romain : 319 experts sont dans ce cas, soit 66 %.

9 Sans surprise, les experts sont représentatifs du monde universitaire catholique, où

dominent des personnes ayant obtenu un doctorat au moins dans une université

pontificale21. C’est le cas des trois quarts, soit 358 d’entre eux. Parmi les diplômes, deux

disciplines arrivent en tête, numériquement : la théologie d’une part (43 % des

doctorats dans cette discipline), puis le droit canonique (27 %). 11 % des experts enfin

ont soutenu une thèse de philosophie. 35 % ont un double diplôme incluant un diplôme

en droit canonique. Les deux tiers de ces experts exercent à leur tour des fonctions

enseignantes, soit dans des universités pontificales (à Rome ou ailleurs), soit dans des

séminaires. 21 % exercent des responsabilités dans leur diocèse (vicaires généraux,

chanceliers, juges à l’officialité diocésaine), et 14 % dans leur congrégation (procureurs,

définiteurs, provinciaux), et d’autres encore sont responsables de services diocésains

ou rattachés aux conférences épiscopales de leurs pays avec des responsabilités

nationales.

10 Ce groupe représente donc massivement ce que l’on pourrait appeler des cadres

intermédiaires dans la hiérarchie catholique, où prédominent, par ordre décroissant,

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des fonctions liées au pouvoir universitaire (66 %), puis des fonctions relevant du

pouvoir administratif (49 %), et enfin des fonctions se rattachant au pouvoir

scientifique22.

L’espace intellectuel de l’expertise

11 Ces positions ecclésiales, liées aux parcours universitaires et aux responsabilités

institutionnelles, tout homogènes qu’elles semblent être, ne délimitent pas un espace

théologique uniforme, dans lequel les individus seraient interchangeables entre eux.

Elles définissent bien plutôt un champ, à l’intérieur duquel on peut analyser les

rapports concrets qui associent entre eux ces individus, via leurs positionnements

effectifs dans les institutions. Le multi-positionnement des individus dans l’appareil

ecclésial, dans les universités, dans la curie romaine, ou à chaque fois, respectivement,

« hors de » ces instances, loin d’être anecdotique, contribue à la détermination des

positions théologiques de ces individus, au sens où, comme on va le voir, les prises de

position théologique s’articulent sur des positions dans le champ institutionnel. La

notion de « champ » évoquée ici renvoie bien sûr aux travaux de Bourdieu, pour qui

« les champs se présentent (...) comme des espaces structurés de positions (ou de

postes) dont les propriétés dépendent de leur position dans ces espaces et qui peuvent

être analysées indépendamment des caractéristiques de leurs occupants23 ».

12 Il existe plusieurs moyens de documenter les positions théologiques tenues par les

experts à la veille du concile. En particulier, un corpus de sources est disponible pour

identifier les positions théologiques de ceux qui appartiennent aux corps enseignants

des universités pontificales, soit les deux-tiers du groupe : il s’agit du recueil des vota de

ces universités24. Ces vœux sont une réponse à un courrier adressé par le cardinal

Tardini entre le 8 et le 18 juillet 195925, courrier dans lequel le président de la

commission pontificale anté-préparatoire demande aux recteurs des universités ce

qu’ils souhaitent voir traiter prioritairement au concile. Les réponses présentent pour

nous un double intérêt : elles permettent d’attribuer des textes et des thèses à des

auteurs26 ; elles sont un marqueur des distances entre les positions des universités et les

textes finalement votés et adoptés par le concile.

13 Les Acta regroupent les vœux transmis en 1960 par quarante-neuf établissements au

total, disposant d’une reconnaissance romaine et d’un titre pontifical. L’ordre des

« préséances » et des titres se reflète dans l’ordre de publication des textes : aux

universités romaines sont consacrés deux volumes, le premier pour les universités au

sens strict (tome I, 554 pages, avec les textes de la Grégorienne, du Latran, et de

l’Urbanienne27) ; le deuxième pour les athénées et facultés, de rang moindre (tome II,

470 pages, avec les vœux de quatre athénées pontificaux et de cinq facultés de théologie

pontificales). Enfin, un troisième tome (811 pages) rassemble les vœux des vingt-quatre

universités pontificales non-romaines et des treize facultés ou instituts pontificaux

(soit trente-sept contributions au total, en provenance du reste du monde).

14 Les réponses faites par les universités se classent dans au moins deux grandes

catégories. Dans la première catégorie, un groupe d’universités, au cœur desquelles le

Latran, se distingue par sa façon de construire ses vœux, à la manière d’une synthèse

des condamnations récentes prononcées par les pontifes romains, depuis le Syllabus

(1864) jusqu’à Humani Generis (1950), et en envisageant que l’autorité du concile à venir

puisse rehausser le poids de ces condamnations. Souvent liés aux milieux romains qui

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Page 202: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

les ont produites, ces experts, de par leurs multi-appartenances, espèrent répéter dans

le concile ce que leurs dicastères respectifs ont déjà jugé. Ces exposés se terminent par

des textes brefs, sous la forme de souhaits pour le concile, contenant une reprise de ces

condamnations antérieures, voire une formule d’anathème.

15 Parmi les textes pontificaux mobilisés, Humani generis est cité quarante-trois fois. Dans

ce texte, inquiet du recours de plus en plus fréquent par des théologiens à des doctrines

philosophiques autres que celle héritée de Thomas d’Aquin, le pape Pie XII condamne

l’expression du dogme « au moyen des notions de la philosophie moderne, de

l’immanentisme, par exemple, de l’idéalisme, de l’existentialisme ou de tout autre

système à venir ». L’encyclique insiste en particulier sur le devoir de soumission des

théologiens et enseignants catholiques aux normes édictées par le magistère romain.

En cela, elle s’adresse d’abord au groupe des universitaires, et elle vise à une

uniformisation de la pratique théologique, sous la pression d’un centre romain, le

magistère. Celui-ci est promu constamment, depuis le XIXe siècle, au rôle d’instance

normative ; les universités romaines lui sont associées, dans une interprétation inédite

de leur rôle.

16 Les deux tiers des citations d’Humani generis sont le fait d’universités romaines, avec en

tête les théologiens du Latran (P. Dezza sj, C. Fabro cps, U. Lattanzi, F. Lambruschini, M.

Maccarrone, A. Piolanti, R. Masi, F. Spadafora, G. d’Ercole, C. Zedda, S. Goyeneche cmf,

A. Guttierez cmf, P. Tocanel ofm conv., E. Lio ofm), suivis par ceux de Saint Anselme (C.

Vagaggini osb, qui signe un votum écrit par lui-même et d’autres) et de l’Antonianum

(D. Van den Eynde, C. Balic, F. Antonelli, H. Betti y étant alors les théologiens les plus

influents). Mais la Grégorienne n’est pas de reste, avec trois références à ce texte dans

ses vota, de même que l’Angelicum (une référence). Le tiers restant des références à

l’encyclique provient d’universités pontificales extra-romaines, de la part de

personnels ecclésiastiques souvent formés eux-mêmes à Rome. Relèvent ainsi de cette

catégorie l’université Comillas de Madrid (J. Salaverri, E. Regatillo) (Acta ... : Pars II,

51-159), celle de Salamanque (L. Turrado, G. Martil, M. Garcia, L. Sala Balust) (ibid. :

539-554), et celle de Washington DC (W. McDonald, J. Fenton, F. Connell cssr, F.

McManus – ce dernier étant rattaché à la commission liturgique préparatoire, quand

les deux précédents ont des liens avec la congrégation des séminaires28 et le premier

avec la commission préparatoire pour les séminaires) (ibid. : 615-631).

17 C’est du côté des vota rassemblés par la faculté de théologie du Latran (Acta ... : Pars I,

vol. I, p. 169-442), dans l’une des contributions de F. Lambruschini, que se trouve la

dénonciation la plus organisée des travers attribués au temps présent, sous la forme

d’une liste des « -ismes » habituels : rationalisme, positivisme, libéralisme, marxisme,

existentialisme, situationnisme, laïcisme. Tous sont présentés comme attaquant

ensemble le christianisme tout entier, et menaçant les chrétiens, à cause de la diffusion

d’un « venin subtil », corrompu, qui se propage et mine les esprits des chrétiens mal

formés, par le biais des livres, des journaux, des moyens de communication modernes.

Plus encore :

il ne manque pas de catholiques qui s’efforcent de concilier de telles aberrationsavec la tradition du catholicisme. En réalité, de même que les modernistescherchaient à accorder le rationalisme avec le christianisme, de même lesprogressistes qui s’appellent catholiques voudraient maintenant accorder lesdogmes et le marxisme. (...) il sera meilleur de dénoncer leur fausse mentalitéprincipalement en conformité avec l’encyclique Humani generis29.

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Page 203: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

18 Dans tous les vota que nous rassemblons ici, d’autres textes importants dans

l’affrontement avec la modernité sont utilisés : Pascendi (onze citations), le Syllabus, le

serment anti-moderniste (sept références chacun), ou bien Quanta Cura (cinq

occurrences) ou encore des monitions ou simples courriers du Saint-Office (dix-neuf

références). Dans tous les cas, l’objectif est d’encadrer, voire de limiter, la liberté de

recherche des théologiens, et de faire prévaloir que la théologie relève d’abord et

principalement des prérogatives du magistère, c’est-à-dire du pape et de son

administration, la curie. L’articulation avec le magistère des évêques et la

responsabilité des théologiens n’est pas abordée.

19 Les vœux de nombre d’universités visent aussi, positivement si l’on peut dire, à la

restauration d’un ordre ancien. Ainsi, l’autre usage des textes pontificaux, y compris et

d’abord Humani generis, fait par une partie des théologiens des universités pontificales,

concerne directement le rapport de la philosophie à la théologie, et très précisément la

nécessité exprimée par de nombreux experts d’une « restauration » du thomisme. Cette

restauration n’est évidemment pas sans lien avec la dénonciation des « erreurs » de la

pensée moderne vue précédemment. S’il faut en effet se prémunir de toute nouveauté,

philosophique et dogmatique, il faut a contrario et pour cela même se tenir dans la plus

stricte fidélité à l’œuvre de l’Aquinate et à la méthode scolastique. Une majorité de vota

reprend cette thématique ; à Rome, les plus ardents partisans de cette restauration sont

le Latran et l’Angelicum, mais, là encore, la Grégorienne et d’autres institutions ne sont

pas en reste. Charles Boyer sj, professeur à la Grégorienne, est depuis la seconde guerre

mondiale le secrétaire de l’Académie Saint-Thomas à Rome (fondée par Léon XIII) ; la

théologie scolastique des manuels est, aussi dans cette université, la méthode

dominante jusqu’au concile.

20 Un dernier thème porté par les tenants de la condamnation est celui du renforcement

des positions défendues par les deux conciles immédiatement antérieurs, du Vatican et

de Trente : réaffirmation de la primauté pontificale en montrant comment la mission

des évêques découle de celle du pape, infaillibilité dans une interprétation extensive, y

compris pour ce qui ne relève pas de la foi, affirmation d’un œcuménisme entendu

comme un unionisme autour de l’Église catholique. Les vota des experts du Latran :

Lattanzi (ibid. : 195-209), Piolanti (ibid. : 248-263), Maccarrone (ibid. : 231-237) et certains

portés par des professeurs de la Grégorienne, comme Boyer, rédacteur en chef d’Unitas,

ou Dhanis30, sont, à la veille du concile, un contrepoint parfait des thèses qui sont

finalement adoptées par la majorité conciliaire.

21 Dans une deuxième catégorie, minoritaire, se rangent des vota soucieux de marquer un

accueil, même relatif, à une épistémologie contemporaine, et de compléter les textes de

Vatican I, plutôt que de seulement les réaffirmer. Que ce soit le langage pour dire

l’Église (Louvain-Léopoldville31, Trêves32), l’approfondissement de la collégialité

(Grégorienne33, Louvain34, Louvain-Léopoldville35, Lille36, Lyon37), la mission du laïcat

(Louvain38, Louvain-Léopoldville39, Lille40, Lyon, Trèves41), toute une ecclésiologie est

proposée, qui vise à un aggiornamento réel. Du côté de ces vota, on trouve, au-delà de

quelques romains, un grand nombre d’experts allemands (Hoffman et Wagner en

particulier sont enseignants à Trèves, Tilmann est associé à la commission liturgique

préparatoire), belges (Bernard Olivier op est à Louvain-Léopoldville, associé à des

missionnaires scheutistes ; Cerfaux, Onclin, Philips, Rigaux, Thils, Wagnon sont parmi

les personnalités de Louvain présentes au concile), ou français (Henri Denis et Antoine

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Page 204: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Chavasse sont à la faculté de Lyon, Charles Lefebvre, Simon Delacroix, et Philippe

Delhaye sont liés à l’Université de Lille).

22 D’autres vota de cette catégorie vont plus loin, en préconisant l’intégration des

nouvelles démarches scientifiques, archéologiques, historiques, philologiques,

philosophiques, dans la reformulation de débats anciens. Il en va ainsi de la question de

l’historicité des textes bibliques, et donc de la définition de la révélation (université de

Bonn42, Biblicum43) ; de l’appréciation des différends historiques entre dénominations

chrétiennes, et donc de l’œcuménisme (Louvain44, Louvain-Léopoldville45, Trèves46) ; de

la connaissance des différents systèmes philosophiques pour mieux y apprécier la part

de vérité qu’ils contiennent (Trèves).

23 Parmi les vota de la première catégorie, un groupe d’experts se distingue par des multi-

appartenances à l’intérieur du monde romain : professeurs dans une université

romaine, membres d’une ou plusieurs académies pontificales, contributeurs à des

revues romaines, membres de la curie (et parfois à plusieurs titres, les cumuls de

fonction étant nombreux). Parmi les experts qui enseignent à Rome, 22 sont à la

Grégorienne, 18 à l’Angelicum, 59 au Latran, 21 à l’Urbanienne, 10 à l’Antonianum – soit,

en tenant compte des cumuls, 105 enseignants romains. Pour ce groupe, les multi-

appartenances sont si nombreuses que l’on obtient un indice de romanité47 de 4,08. Au

cœur de ce groupe romain, 56 experts48 se distinguent davantage, les membres des

académies pontificales49 (avec un indice de romanité 50 de 4,5). C’est

institutionnellement et épistémologiquement le bastion d’un conservatisme romain.

24 Si l’on change d’échelle d’analyse en prenant les enseignants d’une seule université,

ceux du Latran (59 experts), 54 parmi eux signent des contributions (dans les vota – ou

dans des articles de revues théologiques) qui les inscrivent dans le corpus idéologique

de la défense de l’école romaine. Quatre seulement contredisent le point de vue

dominant du groupe auquel ils sont liés : peut-être parce qu’ils sont de nouvelles

recrues dans la stratégie du Latran, à la veille du concile, pour obtenir un titre

d’université pontificale51 (Thomas Camelot op, et Joseph Lécuyer cssp), ou des individus

pris dans des interdépendances plus complexes (Bugnini, aussi professeur au Latran,

promu par Pie XII dès 1948 au secrétariat d’une commission pour la réforme

liturgique52 ; Pavan, proche de Jean XXIII) ? La position dans le champ catholique de ces

experts les situe surtout dans le champ du gouvernement religieux (proximité avec la

curie romaine) et celui du pouvoir universitaire (professeurs, membres d’une

académie). Elle diffère en cela largement de celle des tenants de l’aggiornamento, situés

pour beaucoup, eux aussi dans le pouvoir universitaire (celui des périphéries, pas

seulement au sens des lieux éloignés de Rome, en Belgique, en France, en Allemagne,

mais au sens des réseaux de ceux qui ne cumulent pas les fonctions romaines), et

également, souvent, du côté du pouvoir scientifique (publications, collections

scientifiques, traductions, membres d’associations scientifiques).

25 Au terme de ce bref parcours, il apparaît que les prises de position des experts sur des

questions ecclésiologiques, sur la réforme liturgique ou sur la liberté religieuse, au

moment du concile, sont à lire au regard de leurs positions au sein du champ

théologique. En quoi et comment l’événement conciliaire agit-il sur cette cartographie

intellectuelle ?

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Page 205: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

La redéfinition des positions légitimes à l’issue duconcile

26 Il ne semble pas exister, pour établir un deuxième portrait de groupe après le concile,

un corpus homogène analogue aux vota rassemblés dans les Acta. Trois pistes cependant

permettent d’esquisser une comparaison des positions intellectuelles. La première

consiste à poursuivre l’analyse des trajectoires et des positions dans l’espace ecclésial.

La deuxième est de proposer un relevé des débats institutionnalisés, rendus légitimes

par le concile, et d’identifier parmi les experts les porteurs de ces débats. Une troisième

serait d’explorer l’ensemble de la production textuelle telle qu’elle apparaît dans les

revues académiques catholiques des universités pontificales, à Rome et ailleurs, sur la

période qui s’étend du débat sur la « nouvelle théologie » à la création de la commission

théologique internationale (1946-1969)53.

27 Dans le cadre de cette contribution, on propose l’exploitation (a minima) des deux

premières pistes. En partant du groupe des individus défini par les experts, on observe

à la fois une stabilité des positions acquises, et un renouvellement générationnel, rendu

possible par le remplacement des plus anciens présents dans l’appareil ecclésial romain

par de plus jeunes. Quels sont les nouveaux entrants ? Quelles places occupent-ils dans

l’espace ecclésial ? Quel lien peut-on faire avec le rôle qu’ils ont joué au moment du

concile ? L’analyse des positions institutionnelles est facilitée par l’exploitation des Acta

Apostolicae Sedis54, et la publication annuelle d’un annuaire pontifical. L’édition de 1968

montre que 180 experts55 sont membres de la curie, avec 57 italiens et 55 d’autres

nationalités déjà membre de la curie avant le concile, et 68 nouveaux entrants56. Parmi

ceux-ci, la répartition57 est la suivante :

Origine géographique des nouveaux entrants dans la curie romaine

28 Les trois quarts des experts intégrés à l’appareil curial dans les années qui suivent le

concile proviennent d’Europe occidentale ou d’Amérique du nord, hors Italie. Sur la

période postconciliaire, ce sont au total 266 experts qui occupent des fonctions très

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Page 206: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

différentes à la curie. D’un côté, 159 experts sont membres d’une commission

postconciliaire58, les plus directement associées à la mise en œuvre des textes

conciliaires, que le sens de cette mise en œuvre soit restrictif ou pas. 204 sont rattachés

aux dicastères plus traditionnels, réformés après le concile. À l’intersection de ces deux

groupes, 94 experts jouent un rôle-clé. Au cœur de ce dernier groupe59, les « nouveaux

entrants » et les moins âgés remplacent, par le jeu des générations et des promotions,

les anciens membres de la curie.

29 Faut-il voir dans ces nominations la reconnaissance d’un nouvel horizon intellectuel,

autrement dit assimiler la carrière des honneurs à celle de la pensée ? Cela mériterait

pour le moins d’être discuté, et singularisé en fonction de chaque individu. D’un côté, il

semble logique que les artisans des textes conciliaires soient mis en situation

d’organiser leur réception par l’Église, en occupant les positions institutionnelles

idoines60. D’un autre côté, l’hypothèse contraire peut être faite, que ceux qui se sont

opposés à ces textes font également leur possible pour assurer la promotion de ceux qui

pourront faire barrage, autant que possible, à la consécration des textes qu’ils n’ont pas

souhaités pour l’Église61. Enfin, il resterait à être attentif aux évolutions intellectuelles

de chaque expert : d’une part, pour paraphraser une formule d’Hans Küng62, « la mitre

[peut servir] d’éteignoir de la science théologique » (Küng, 2006 : 285), d’autre part,

l’évolution ultérieure des positions théologiques de nombre d’experts pose la question

des interactions entre positions structurelles et positions intellectuelles63.

30 Avec la création de la commission théologique internationale, certains experts des

« périphéries »64 sont promus dans un cadre curial 65, et intégrés au « centre »66. La

création de la commission elle-même était une façon d’honorer la requête d’une plus

grande liberté de débat dans le champ intellectuel67. Dans un ouvrage paru aux États-

Unis en 1966, Les apports théologiques principaux de Vatican II68, le théologien et expert

conciliaire Joseph Ratzinger estime que l’affrontement intellectuel au concile (en tout

cas largement pendant les trois premières sessions) se cristallise sur des manières de

faire de la recherche théologique :

31 Il y a une mentalité qui est purement formelle dans son approche et considère le statut

légal actuel de l’Église comme la seule mesure de toute prise de position. Elle considère

en conséquence tout changement au-delà de ces limites comme un écart extrêmement

dangereux. Le conservatisme de cette approche est fondé sur une distance avec

l’histoire, et il souffre radicalement d’un manque de rapport à la tradition – c’est-à-dire

d’une ouverture à la totalité de l’histoire chrétienne. C’est important que nous voyions

cela parce que cela nous donne une intelligence du schéma interne des positions

intellectuelles opposées au concile, souvent décrites de façon erronée comme une

opposition entre progressifs et conservateurs. Il serait plus approprié de parler d’un

contraste entre une pensée historique et une pensée juridique formelle (Ratzinger, op.

cit. : 115-116, traduction de l’auteur).

32 Quels experts se font les animateurs de cet affrontement ? La liste des contributions

n’existe pas, d’autant que la modalité dominante du travail conciliaire a été de

privilégier la fabrique du consensus69. Néanmoins, à la lecture des journaux

conciliaires, et au croisement des index d’ouvrages consacrés au concile70, une

généalogie des textes peut être esquissée : elle recoupe la liste des nouveaux entrants

évoqués précédemment ou, et c’est équivalent, la liste de ceux dont la légitimité

scientifique, acquise largement en dehors des structures romaines, leur a valu d’être

nommés au concile. Parmi les noms qui apparaissent le plus souvent se distinguent,

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entre autres : Jan Willebrands, Thils, Congar, Dumont, de Clercq, Groot (œcuménisme) ;

Jérôme Hamer, Joseph Lécuyer, Albert Prignon, Yves Congar, Hubert Jedin, Karl Rahner,

Joseph Ratzinger (collégialité) ; Bugnini, Martimort, Jungmann, Vaggagini (liturgie) ;

Ahern, Benoit, Cerfaux, Maly, Rigaux, Steinmueller, Turrado (Bible) ; Hurley, Courtney

Murray, Muñoz-Vega, Medina (relations Église-État) ; Philips, Klostermann, Delhaye,

Rodhain, Haubtmann, Tucci, (laïcat) ; Delhaye, Häring (morale) ; Tshibangu, Gagnebet,

Fabro, Willebrands, Naud, Tavard (épistémologie et dialogue avec la philosophie

contemporaine)71.

33 Loin de conduire à une pensée qui essentialiserait les positions d’écoles figées, par

exemple entre thomistes et antithomistes (cf. Fourcade, 2008 : 301-324), cette division

autour du rapport à l’histoire travaille chaque école. Ainsi le champ de la réflexion

thomiste lui-même est-il partagé par le conflit de légitimité entre orthodoxes

proclamés et hétérodoxes72 : au sein des experts se dégagent des figures marquantes

d’un thomisme renouvelé, dont Congar, Lonergan, Naud, Tillard, et, pour des experts

privés (parfois de premier plan) Schillebeeckx, ou même Chenu.

34 L’exemple de Lonergan est intéressant, dans la mesure où il essaye de rendre compte

lui-même de sa démarche intellectuelle dans un de ses articles (« Philosophy and

Theology », 1972 : 18-23) :

35 On veut quelque chose de plus [que la méthode transcendantale]. Quelque chose que ni

l’interprétation de l’Écriture dans des termes aristotéliciens par l’Aquinate ni

l’interprétation du Nouveau Testament par Bultmann dans les termes du premier

Heidegger ne nous fournissent. Ce qu’il nous faut plutôt, c’est la mise en commun des

fruits de l’expertise historique et de modèles dérivés des appréhensions de la

conscience, depuis les types variés de sa différenciation et de sa spécialisation

(« Philosophy and Theology », 1974).

36 Les titres des articles de ce thomiste de formation, repris et publiés ensemble dans un

ouvrage, témoignent du parcours réalisé : « La déshellénisation du dogme », « Le futur

du thomisme », « Philosophie et théologie », ou bien encore « Révolution dans la

théologie catholique » (Lonergan, 1974 : respectivement p. 11-32, 43-53, 193-208,

231-238).

37 On retrouve une tension analogue dans les écarts qui se font jour au sein d’autres

courants. Parmi les patristiciens ou historiens de la théologie du Moyen Âge, Daniélou,

Lubac et Ratzinger ont rejeté dans leurs premiers écrits73 l’extrinsécisme 74 d’une

certaine théologie de la grâce figée dans une philosophie de la surnature étrangère à

l’homme. Ils se sont efforcés de renouer avec la veine d’une spiritualité mystique,

nourrie à la source des textes des Pères de l’Église, et de promouvoir une christologie

renouvelée. Pourtant, après le concile, c’est davantage dans les travaux d’autres

auteurs comme Lécuyer (1976 : 137-154), Murphy (1968) ou Tavard (1968, 1975) que

semble se prolonger une réflexion sur la subjectivité. Ceux-ci s’efforcent de donner au

« personnalisme augustinien » une traduction contemporaine qui assume la dialectique

sujet/objet, dans des domaines d’application aussi variées que la liturgie, la

sacramentelle, la morale ou la philosophie elle-même. En somme, dans le débat entre

l’idéalisme et le réalisme, les premiers rejoignent par exigence méthodologique, ou par

absorption du naturel dans le surnaturel, les aristotéliciens, dont pourtant ils

dénonçaient précédemment à la fois l’absence de prise en compte de l’histoire et la

construction d’une théologie catholique dans les catégories d’une pure abstraction.

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Page 208: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

38 C’est, au-delà du débat entre une théologie ancrée dans la métaphysique et une autre

théologie davantage soucieuse d’histoire, cet autre débat qu’évoque aussi Ratzinger,

dans son compte-rendu de la quatrième session et du débat sur le texte du schéma 1375,

où il identifie une tension, voire un divorce entre les alliées des trois premières

sessions, la théologie biblique et la théologie « moderne » – qu’il se garde bien de

définir. Cette tension délimite un nouveau terrain d’affrontement, autour du langage

théologique :

Il doit être clair maintenant que la dichotomie entre la théologie biblique et lathéologie moderne a une influence directe sur la question du langage théologique.Les théologiens français qui avaient rédigé la version préparatoire du schéma [13]défendaient leurs idées en ces termes : nous voulons nous adresser à l’hommecontemporain (Ratzinger, op. cit., p. 153).

39 En procédant ainsi, poursuit Ratzinger, ces théologiens semblaient finalement séparer

les énoncés de la foi des énoncés concernant la vie des hommes. Or :

Ou bien la foi en Christ concerne réellement le centre de l’existence humaine, oubien la foi est quelque chose d’absolument réaliste qui plonge ses racines dans lecœur de l’homme, de telle façon que la personne qui accepte la foi peut alorscommencer à décrire l’homme de façon réaliste, ou alors le monde de la foi est unmonde séparé du monde ordinaire de l’expérience (Ratzinger, op. cit., p. 154).

40 Après avoir invité à déplacer les frontières culturelles qui enferment la théologie, cet

expert du concile, réputé alors comme un des tenants de l’aggiornamento mené à bien

par la majorité conciliaire, situe l’espace théologique entre deux marqueurs nouveaux

du débat intellectuel : non plus seulement la tension introduite vis-à-vis du dogme, ou

du texte biblique, ou de l’institution, par l’histoire et l’historicité, mais proprement la

question de l’épistémologie au cœur de la théologie.

Par-delà le concile, quelles mutations dans le mondeintellectuel catholique ?

41 Les débats théologiques, construits et portés par les experts de la périphérie, souvent

en amont du concile, déterminent largement l’agenda du concile76. D’où provient une

telle légitimité ? Les autocontraintes scientifiques que s’imposent les experts extra-

curiaux dans la préparation du concile, du fait de leur recherche d’une double-

légitimité, à la fois vis-à-vis de la communauté scientifique et vis-à-vis du Saint-Office,

sont plus élevées que celles que s’appliquent les tenants de la légitimité curiale : l’ethos

de la preuve prévaut sur celui de l’autorité. En cela, leur prestige et leur autorité les

qualifient davantage lorsque, pendant le concile, les évêques rassemblés à Rome pour

délibérer sont en demande d’une formation accélérée pour voter les textes en

connaissance de cause. Ils sont aussi précieux dans la fabrique du consensus que

devient le concile, quand, à la demande de Paul VI, l’objectif est de dégager pour

chaque texte voté une quasi-unanimité. Il ne s’agit pas ici de nier le débat d’idées qui

traverse Vatican II, mais de souligner comment ce débat s’adosse sur un conflit à

l’intérieur du champ théologique, conflit qui vise à en assurer le contrôle. Ceux qui ont

acquis un surcroît de légitimité ont alors pu le convertir ad intra, à l’intérieur de

l’institution ecclésiale, d’abord auprès des évêques, dans le temps conciliaire, puis

auprès de la curie elle-même, après le concile. Le concile, en tant que mise entre

parenthèse des processus ordinaires de légitimation de l’autorité, conduit à ce que les

formations et les positions d’autorité purement fonctionnelles (dans l’appareil curial)

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Page 209: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

se trouvent dépouillées de leur légitimité ordinaire, ouvrant la voie à des processus de

qualification inédits ou rares.

42 Une première mutation dont le concile est partiellement la cause concerne d’abord les

trajectoires des experts, et l’accumulation par un groupe, au fil des années, de positions

curiales77. De ce point de vue, ces trajectoires sont susceptibles de différentes lectures.

Ainsi, s’il est possible de parler d’une internationalisation de la curie, celle-ci n’est pas

univoque. Elle peut également signaler une romanisation des élites internationales qui

composent l’appareil ecclésial. La romanisation78 n’est pas seulement l’acquisition

d’une culture et d’un habitus proprement romains (dont l’indice de romanité serait un

indicateur), mais aussi l’inflexion, voire l’accaparement de trajectoires du côté des

institutions de la curie. Doit-on y voir une mutation culturelle des institutions, ou bien

au contraire la capacité d’une institution à absorber, voire à neutraliser, les apports de

ces entrants, en leur offrant des positions de responsabilité dans l’appareil

institutionnel ?

43 Une deuxième mutation, dont le lien avec la précédente resterait à développer,

concerne le positionnement des individus ainsi romanisés dans le champ théologique :

parmi les experts, les « promus » voient leurs positions se rapprocher de

« l’orthodoxie », entendue au sens de la vérité tenue légitimement par l’institution, au

détriment des autres formulations, quand ceux qui restent à la périphérie continuent à

travailler à la frontière de la théologie et de l’épistémè contemporaine. À ce titre, ils

peuvent être soupçonnés par l’institution de favoriser une trop grande hétérodoxie, en

tout cas de faire obstacle, par leurs recherches et le dialogue qu’ils entendent mener

avec le monde, à l’avènement et à l’affirmation d’une culture catholique unifiée (cf.

Komonchak, 2005 : 11-14), parfois envisagée comme contre-culture.

44 L’un des marqueurs du temps du concile, celui d’une réception, limitée et critique, de la

science historique, permettrait de dessiner les contours de trois positions catholiques.

Il y a d’une part une posture de l’« affrontement79 » : le catholicisme est en rupture avec

la modernité et doit s’affirmer dans le rejet de ce qui semble mettre en cause son

acculturation dans sa version tridentine. Il y a d’autre part l’option de la restauration

(même s’il faut pour cela s’ajuster aux formes contemporaines, notamment pour la

question des relations Église-État, ou celle des moyens de communication). Enfin, il y a

le choix du dialogue (avec la pensée contemporaine, avec les autres religions – c’est

dans la culture et l’expérience socio-culturelle d’une époque que se révèle l’annonce

chrétienne déposée une fois pour toute dans l’histoire). S’il y a changement de

paradigme dans le monde intellectuel catholique des années 1960, il se fait sans doute

dans cette variété de postures catholiques80, assumée par la hiérarchie catholique, fruit

des débats conciliaires, beaucoup plus que dans les débats d’écoles tels que thomisme/

anti-thomisme. La suite du concile, dans les relations centre-périphérie, constitue-t-elle

un repentir par rapport à ce choix d’une pluralité assumée, de la part de ceux-là qui en

étaient pourtant les premiers porteurs ?

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NOTES

1. Liste publiée dans l’Osservatore Romano du 28/09/1962, reprise dans Documentation Catholique, 4

nov. 1962 – no 1, 387, colonnes 1406 à 1408.

2. « Motu Proprio » Appropinquante Concilio, 6 août 1962 – Règlement conciliaire, Ire partie, ch. V –

Les théologiens, canonistes et autres experts, articles 9 à 11 (cf. Documentation Catholique, 7

octobre 1962 – no 1, 385 (44e année, T. LIX), colonnes 1227-1228 ; article 9 modifié du nouveau

règlement de 1963, cf. Documentation Catholique, 20 oct. 1963 – no 1, 410, colonne 1365.

3. Nous n’évoquerons dans ces lignes que ces experts officiels.

4. Cf. à ce sujet notamment Levillain (1975 : 149-150).

5. Yzermans (1967) ; Soetens (1996) ; Wittstadt, Verschooten (1996) ; Pullikan (2001) ; Beozzo

(2005) ; Kitambala (2010) ; Barbiche, Sorrel (2013).

6. Schmidt (1966) ; Scatena (2003) ; Schelkens (2010).

7. Prignon (1989 : 297-305) ; Messina (2000) ; Le Moigne (2012 : 185-205).

8. Melloni, Ruggieri (2010) ; Venuto (2011) ; Faggioli (2012).

9. Loussouarn (2011) ; Pfister (2012) ; Sollogoub (2012 : 11-13) ; Sorrel ( ibid. : 14-16) ; Moulinet

(ibid. : 27-29).

10. Souvent des cardinaux, si l’on pense aux figures de Congar, de Lubac, Hamer, Willebrands, et

à un pape, Ratzinger.

11. Voir à ce sujet le décompte bibliographique intéressant fait par É. Fouilloux sur « Les experts

français au concile Vatican II », dans Les théologiens français et le concile Vatican II, Paris, 2015,

p. 9-31.

12. Les sources utilisées ici sont principalement des notices individuelles collectées auprès des

archives (diocèses, congrégations), ou disponibles dans des dictionnaires biographiques. Ces

données sont présentées plus amplement dans une recherche doctorale que nous préparons à

l’École pratique des hautes études sous la direction de Denis Pelletier : « Les experts au concile

Vatican II : socio-histoire d’un affrontement culturel à l’intérieur du champ religieux

catholique ».

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13. Au civil Pierre Loubet, Frère Nicet-Joseph fut Supérieur Général des Frères des Écoles

Chrétiennes de 1956 à 1966.

14. Nous incluons ici les prêtres missionnaires – qui sont toujours rattachés à des ordres religieux

et à des provinces de leur pays d’origine. Ils sont douze au total : un capucin, trois dominicains,

un eudiste, trois jésuites, deux missionnaires d’Afrique, et deux scheutistes.

15. Europe occidentale (302) : Italie (108), France (43), RFA (43), Espagne (32), Belgique (23), Pays-

Bas (16), Irlande (11), Royaume-Uni (10), Suisse (8), Autriche (6), Luxembourg (3), Portugal (1).

16. Amérique du nord (121) : États-Unis (89), Canada (32).

17. « D’autres nominations ont suscité un plus vif intérêt. En appelant à Rome Mgr Arthur

Schwarz-Eggenhofer, Administrateur Apostolique d’Esztergom, Mgr Brezanoczy, Administrateur

Apostolique d’Eger, Mgr Sandor Klempa, Administrateur Apostolique de Weszprem, Mgr Joseph

Stankevicius, de Kaunas, le Saint-Siège fournit à des diocèses d’au-delà du rideau de fer, et privés

de titulaires par la persécution, une occasion d’être présents au concile » – Lettre de Guy de la

Tournelle, ambassadeur de France près le Saint-Siège, à Maurice Couve de Murville (1962).

18. Si les premiers évêques africains sont consacrés en 1939, il y a seulement 75 évêques africains

en 1962 pour 250 Pères représentant l’Afrique au concile – cf. Tshibangu (2012 : 43). Du côté des

experts, seuls T. Tshibangu (Congo-Kinshasa), Gabriel Barakana (Rwanda), et W. Vogt (Afrique du

sud) sont originaires du continent africain.

19. 145 experts exactement, soit 30 %.

20. En théologie, philosophie, droit canonique, études bibliques ou archéologiques.

21. À Rome ou hors de Rome, mais soumis à l’approbation du siège apostolique romain.

22. Beaucoup moins nombreux, ces experts, souvent fondateurs de collections prestigieuses, se

révèlent être au cœur de la construction de réseaux d’affinités en amont du concile et pendant ce

dernier. On peut compter parmi ces experts Congar, avec la collection Unam Sanctam, Le Cerf, ou

bien Karl Rahner, éditeur depuis 1957 du Lexikon für Theologie und Kirche.

23. Pierre Bourdieu (1984/2002 : 113 et suiv. ; 1984).

24. Acta et Documenta Concilio Ecumenico Vaticano II Apparando (1961).

25. Lettre adressée à tous les établissements pontificaux par le cardinal Tardini, de la

secrétairerie d’État, président de la commission antépréparatoire (pour la date du 8 juillet, on

trouve par exemple la référence à la lettre de la commission antépréparatoire Prot. N.2 C/59-11

dans la réponse d’Ernst Vogt pour le Biblicum, Pars I-1, p. 123).

26. Beaucoup de ces vœux sont nominatifs.

27. Même si l’Urbanienne reçoit ce titre d’« université pontificale » seulement le 1er octobre 1962,

par le motu proprio Fidei Propagandae, 1962, cf. AAS 54, p. 755.

28. Fenton est en outre membre de la commission théologique préparatoire. Ses carnets

personnels montrent sa proximité avec le cardinal Ottaviani, secrétaire du Saint-Office.

29. Volumen IV, Votum « Suggestiones circa methodum sequendam », Pars I-1, p. 209-217.

30. Cf. Henri de Lubac (2007 : 21-19), novembre 1960 : « Après la récréation, le P. Henri Vignon me

montre, avec force explications, les Vota de la Grégorienne pour le Concile. C’est insensé. Ces

bons Pères voudraient chacun faire canoniser solennellement leurs petites manies. Sectarisme et

puérilité. Le P. Édouard Dhanis a rédigé notamment un votum sur la révélation et les formules du

dogme. Aucun sentiment de la grandeur simple de la foi de l’Église à proclamer. Diminution

étrange (pour ne rien dire de plus) de la foi au Christ ». Et, p. 34 : « Par son Votum personnel (dit

abusivement, malgré la protestation de plus d’un professeur, vœu de la Grégorienne), par la

rédaction qui lui a été confié de plusieurs passages des schémas pré-conciliaires, par ses

interventions orales multiples à la commission, le P. Dhanis cherche à faire prévaloir ce

système ».

31. Acta ..., pars II, p. 161-177.

32. Ibid., p. 735-770.

33. Acta ..., pars I, p. 3-167.

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212

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34. Acta ..., pars 2, p. 226.

35. Ibid., p. 165-168.

36. Ibid., p. 183-184.

37. Ibid., p. 199-201.

38. Ibid., p. 226.

39. Ibid., en particulier p. 172-174.

40. Ibid., p. 185.

41. Ibid., p. 745.

42. Ibid., p. 771-774.

43. Acta..., pars I/1, p. 121-136.

44. Acta ..., pars 2, p. 226.

45. Ibid., p. 168-169.

46. Ibid., p. 739.

47. L’indice de romanité utilisé ici est calculé de la façon suivante : à chaque élément

d’appartenance rattachant un élément dans un parcours d’un individu à Rome est attribuée une

valeur « 1 » – études faites à Rome (licence, thèse(s)), poste(s) à la curie, enseignement(s) dans

une université pontificale, appartenance à une académie pontificale romaine, responsabilité

ecclésiastique autre à Rome). L’indice empiriquement construit est compris entre 0 (aucun

élément du parcours directement lié à Rome ou au Vatican) et 10 (10 éléments biographiques

rattachant un individu à Rome).

48. Chiffre sujet à réévaluation, reconstitué à partir des dossiers individuels – il a été impossible

d’obtenir via les académies elles-mêmes des listes officielles de leurs membres à la veille du

concile.

49. Académie Saint-Thomas, académie pontificale mariale internationale, académie pontificale

théologique.

50. La valeur moyenne pour tout le groupe est de 1,95 et la valeur médiane de 1.

51. L’Université du Latran reçoit le titre de « pontificale » en 1959.

52. Mais sanctionné et suspendu de son enseignement en 1962, lorsque le cardinal Larraona

prend la tête de la commission liturgique.

53. Cela dépasse le cadre de cet article, mais sera repris dans notre travail de thèse.

54. Le « journal officiel » du Vatican.

55. Soit 37,5 %, un chiffre plus élevé qu’avant le concile.

56. Au total, après le concile, les nouveaux entrants parmi les experts représentent 95 personnes.

57. 9 Allemands, 6 Belges, 3 Espagnols, 8 Français, 2 Hollandais, 1 Irlandais, 2 Suisses ; 5

Canadiens, 15 États-Uniens ; 3 d’Europe centrale, 3 d’Amérique du Sud, 1 Syrien. Dès 1975, l’effet

de promotion lié au concile s’atténue : 119 experts restent membres de la curie, et 47 sont des

nouveaux entrants. La pyramide des âges des experts fait sortir de la curie les plus âgés.

58. On regroupe ici en fait ceux qui sont nommés entre 1963 et 1974 dans une au moins des

instances suivantes : la commission de refonte du code de droit canon, créée en 1963 par Jean

XXIII ; la commission pour l’interprétation des décrets du concile Vatican II, créée en 1967 (ces

deux derniers regroupés en 1984 dans une commission commune recevant en 1988 le nom de

Conseil pontifical pour les textes législatifs) ; la commission de refonte du droit canonique

oriental, créée en 1972 ; le Consilium ad exequendam Constitutionem de Sacra Liturgia, créé en 1964,

dissout en 1970 dans la Congrégation du culte divin ; le secrétariat pour les non-chrétiens, créé

en 1964 (depuis 1988 Conseil pontifical pour le dialogue inter-religieux) ; le secrétariat pour les

non-croyants, créé en 1965, renommé en 1988 Conseil pontifical pour le dialogue avec les non-

croyants, absorbé en 1993 dans le Conseil pontifical pour la culture ; le secrétariat pour la

promotion de l’unité des chrétiens (créé en 1960 dans la perspective de la préparation du concile,

et depuis 1988 Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens) ; la commission

théologique internationale, créée en 1969 ; la commission pour les communications sociales,

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 215: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

chargée en 1964 de la mise en œuvre du décret Inter Mirifica. Pour les cinq commissions créées

par le Motu Proprio Finis Concilio du 3 janvier 1966, nous n’avons pu retrouver que la liste des

experts pour la commission des évêques.

59. Abellán, Ahern, Baum, Bonet i Muixí, Caloyeras, Carbone, Casaroli, Casoria, Che Chen-Tao,

Civardi, Clercq (de), Colombo, Cottier, Crovella, Daniélou, Del Portillo, Delhaye, D’Ercole, Deskur,

Dumont, Eid, Etchegaray, Fagiolo, Faltin, Ferrari-Toniolo, Filipiak, Gagnon, Glorieux, Governatori,

Guerri, Guttiérrez, Hacault, Hafouri, Hamer, Kloppenburg, Lécuyer, Lubac, Mansourati,

Martimort, Mattioli, Mauro, Mayer, Medina, Mejía, Miano, Moeller, Mörsdorf, Moss Tapajós,

Onclin, Paventi, Pironio, Pujol, Ratzinger, Righetti, Romita, Sabattani, Sessolo, Spence, Stano,

Stickler, Tocanel, Vaggagini, Violardo, Willebrands. Certains dans cette liste meurent

prématurément, comme Bonet i Muixí et Daniélou. Les autres connaissent des cursus honorum

très variés, mais exercent un rôle important après le concile à divers titres.

60. C’est certainement le cas pour des experts comme Willebrands, Moeller, Onclin.

61. Ainsi Ugo Lattanzi, farouchement opposé à la collégialité, est-il encore en 1968 membre du

Saint-Office et de la congrégation pour le clergé. Son texte « Ce qu’il faut penser de la

“collégialité” des Évêques d’après le Nouveau Testament » (1964 : 17-27), paraît dans La Pensée

catholique. Il est la traduction et l’adaptation par Raymond Dulac de l’original qui parut la même

année dans Divinitas. Lattanzi n’est certes pas un des « promus », mais il reste en poste, jusqu’à sa

mort, après avoir été un des plus farouches opposants au concile. De même une personnalité

comme Luigi Ciappi est promue en 1977 au cardinalat ; il connaît comme quelques autres un

cursus honorum qui le met en position de désigner les cadres de l’Église postconciliaire. D’autres,

comme Alfons Stickler, militent pour une lecture du concile comme simple affirmation de la

continuité de l’Église, et sont promus après 1985 à un nombre remarquable de positions de

pouvoir. Son texte sur la réforme liturgique, « Erinnerungen und Erfahrungen eines

Konzilsperitus » (1997 : 166 et suiv.) est abondamment repris dans des revues revendiquant un

catholicisme tridentin.

62. Expert du concile, ce dernier a refusé toute participation aux instances officielles de

production des textes ; mais ses mémoires comme un certain nombre de témoignages attestent

de son travail de formation des évêques au moment du concile.

63. Ce qui, sans se confondre avec elle, rejoint par certains aspects la question de l’évolution des

positions individuelles, abordée par exemple par D. Menozzi, « L’opposition au Concile » (1985),

qui évoque un courant de réformateurs devenus craintifs et rappelle l’idée de René Laurentin des

prophètes repentis (les Lubac, Hamer, Delhaye, Daniélou – des « promus » passés des marges au

centre du dispositif institutionnel au bénéfice du concile, et qui utilisent leurs nouvelles positions

institutionnelles pour contenir les effets supposés déstabilisants des textes qu’ils ont contribués à

écrire, et se faire les avocats de l’orthodoxie).

64. Parmi ceux dont l’indice de romanité est faible.

65. La commission est directement contrôlée par la Congrégation pour la doctrine de la foi. Le

secrétaire de la commission théologique est rattaché organiquement à cette Congrégation, en en

étant systématiquement nommé consulteur (Delhaye est nommé secrétaire de la commission le

20 mars 1972, consulteur de la Congrégation pour la doctrine de la foi le 26 mars 1973 ; Cottier

respectivement le 1er mars et le 24 avril 1989).

66. La liste des membres de la commission théologique internationale s’établit ainsi : P. B. Ahern,

C.P. ; Rév. H. Urs von Balthasar ; P. L. Bouyer, dO ; P. W. Burghardt, S.I. ; S.E. Mgr C. Colombo ; P.

Y. Congar, O.P. ; Mgr Philippe Delhaye ; Rév. Johannes Feiner ; P. André Feuillet, P.S.S. ; Rév. Lucio

Gera ; Rév. Olegario Gonzalez de Cardedal ; P. I. Abdo Khalifé, S.I. ; P. F. Lakner, S.I. ; P. M.-J. Le

Guillou, O.P. ; P. J. Lescrauwaet, M.S.C. ; P. B. Lonergan, S.I. ; P. H. de Lubac, S.I. ; P. A. H. Maltha, O.P. ;

Mgr J. Medina Estevez ; P. P. Nemehegyi, S.I. ; Mgr S. Olejnik ; Mgr G. Philips ; P. K. Rahner, S.I. ; Rév.

J. Ratzinger ; Mgr R. Mascarenhas Roxo ; P. T. Sagi-Bunic, O. F. M. Cap ; Mgr R. Schnakenburg ; Rév.

H. Schürmann ; S.E. Mgr T. Tshimbangu ; P. C. Vagaggini, O.S.B. – Nominations du 1 er mai 1969 ; cf.

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Page 216: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

L’Osservatore Romano, 1er mai 1969. 16 membres (en italique ici) sur 30 de cette commission étaient

experts au concile – J. Feiner était membre du Secrétariat pour l’unité des chrétiens. D’autres

étaient experts privés au concile, comme L. Bouyer, M.-J. Le Guillou, T. Sagi-Bunic. Quatre autres

experts sont nommés pour le deuxième quinquennat, le 1er août 1974 : E. Dhanis, S.I., B.

Kloppenburg O.F.M., O. Semmelroth, J. M. Tillard O. P.

67. Cf. « La liberté de la recherche théologique », discours de Paul VI (1969).

68. Ratzinger (1966, version utilisée ici). Il s’agit de la reprise en un volume de quatre livrets

écrits en allemand par le théologien après chacune des quatre sessions du concile. Ce texte n’est

donc pas un agenda conciliaire, mais il reste un marqueur important de la pensée d’un expert

impliqué auprès des cardinaux Frings et Döpfner. L’ouvrage est publié en français en 2011

seulement, sous le titre Mon concile Vatican II, aux Éditions Artège (avec une préface dont

G. Routhier, dans la revue Laval théologique et philosophique de Québec, octobre 2013, montre qu’elle

semble prendre quelque liberté avec les textes de Ratzinger lui-même).

69. Cette expression nous a été inspirée par une remarque d’Alberto Melloni (1995) à propos de

Chenu : « C’est une méthode efficace parce qu’elle sait recueillir le consensus, le nouer et le faire

croître de manière créative, au point que, au fur et à mesure que les heures et les jours

s’écoulent, plus d’un reconnaît dans ce qui s’est passé sa main et sa paternité ».

70. Ainsi de l’index général du tome 5 de la Storia del Concilio Vaticano II, publiée sous la direction

de G. Alberigo entre 1995 et 2001. Ce travail de repérage via les index est illustré avec clarté par

É. Fouilloux (2015).

71. Ces catégories sont inspirées d’une analyse des écrits de ces auteurs (depuis les thèses

jusqu’aux articles écrits dans les années du concile).

72. Cf. Michel (2010 : notamment 225-267) pour la guerre du « vrai thomisme », opposant

Lallement, de Monléon, Garrigou-Lagrange, Koninck, Clément (Marcel et André), Madiran,

Meinvielle d’un côté, à Maritain, Gilson, Chenu. À ces derniers noms, il conviendrait d’ajouter

ceux de Lebreton, Montcheuil, qui élaborent des théologies sur la base d’une réhabilitation de la

conscience.

73. C’est le cœur du projet d’Henri de Lubac (1946). Cf. une synthèse du débat dans Sesboüé(1992 :

373-412).

74. « On peut dire sans excès que le concile a rompu avec l’extrinsécisme qui [était] la maladie du

catholicisme moderne », H. de Lubac (1985 : 28).

75. À l’origine de la constitution Gaudium et Spes.

76. Les vota des évêques témoignent d’un conformisme majoritaire, selon l’étude qu’É. Fouilloux

en a fait (1997 : tome 1, ch. II, p. 113 à 150 principalement). Mais on y retrouve une distribution

analogue des positions théologiques.

77. Si l’on appliquait aux carrières ecclésiales postconciliaires le calcul de l’indice de romanité,

on trouverait pour un individu comme Ratzinger un indice de 17, pour William Baum un indice

de 13 – soit une romanité beaucoup plus marquée que les plus romains des experts au moment où

le concile commençait.

78. Qui concerne plus de 90 individus dans le groupe étudié, dont les multi-appartenances après

le concile confirment l’ancrage romain.

79. P. Levillain, op.cit., p. 76, intitule le troisième chapitre de son ouvrage « Le rempart ». Il

traduit ainsi Ottaviani, Il Baluardo, Rome, 1963.

80. Cf. à ce sujet Fouilloux (1992 : 515-538).

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Page 217: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

RÉSUMÉS

Une enquête prosopographique sur les 480 experts conciliaires permet de montrer l’évolution

des positions des experts à la faveur du concile, au sein du monde de la théologie catholique

considéré comme un champ. Le concile, mise entre parenthèse des mécanismes institutionnels

ordinaires de légitimation des discours de vérités, soumet l’argument d’autorité à l’argument

scientifique apporté par les entrants dans la sphère institutionnelle romaine. Les carrières

postérieures de nombre d’entre eux confirment un réajustement relatif des prises de position de

l’institution, tout en consacrant les positions de pouvoir d’une nouvelle génération. Cette étude

du groupe documente aussi les débats théologiques qui traversent le catholicisme : répercutés

dans, et modifiés par la logique conciliaire, ils inscrivent le concile dans une histoire

intellectuelle longue.

A prosopographic survey on 480 conciliar experts illustrates the evolution of the intellectual

mindset of the experts at the time of the council, within the world of the Catholic theology

considered as a “field”. The council, while interfering with the ordinary institutional

mechanisms of legitimation of truth speeches, imposes a shift from the authoritative argument

to the scientific justification, as newcomers gathers in Rome and gradually step into the Roman

institutional sphere. The later careers of many of them confirm a relative adjustment of the

institution’s stand, as well as they sanction the positions of power of a new generation. This

study of the group also highlights the theological debates inside Catholicism: echoed in, and

modified by the conciliar logic, they help us to inscribe the council in a long intellectual history.

Una investigación prosopográfica sobre los 480 expertos conciliares permite mostrar la evolución

de las posiciones de los expertos a favor del Concilio, en el seno del mundo de la teología católica

considerada como un campo. El Concilio, más allá de los concebidos mecanismos institucionales

ordinarios de legitimación de los discursos de verdades, somete el argumento de autoridad al

argumento científico aportado por los nuevos ingresantes en la esfera institucional romana. Las

carreras posteriores de varios de entre ellos confirman un reajuste relativo de las tomas de

posición de la institución, así como la consagración de las posiciones de poder de una nueva

generación. Este estudio del grupo documenta también los debates teológicos que atraviesan el

catolicismo: con repercusión en, y modificados por la lógica conciliar, inscriben el Concilio en

una larga historia intelectual.

INDEX

Palabras claves : expertos conciliares, teología, historia cultural, campo religioso, prosopografía

Keywords : conciliar experts, theology, cultural History, religious field, prosopography

Mots-clés : experts conciliaires, théologie, histoire culturelle, champ religieux, prosopographie

AUTEUR

FRANÇOIS WEISER

Groupe Sociétés Religions Laïcités (GSRL), UMR 8582, CNRS-EPHE, [email protected]

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Page 218: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Écrire le concile pour le penser et levivreL’écriture diariste d’Yves Congar face à l’événement du concile Vatican II

Writing about the Council in order to think it through and to live it. The Second

Vatican Council in the Diary of Yves Congar

Escribir el Concilio para pensarlo y vivirlo. La escritura del diario de Yves Congar

frente al hecho del Concilio Vaticano II

David Douyère

Ainsi, contrairement à ce que vous pensez, un

témoin de sang-froid – il appuya sur le mot – n’est

pas inutile à notre hygiène.

Julien Gracq1

1 Qu’est-ce qui engage le théologien catholique Yves Congar dans cet événement collectif

qu’est le concile Vatican II, l’amène à en porter témoignage et à mener un combat au

profit d’une œuvre qu’il estime être celle de l’Esprit saint ? Comment une singularité

cognitive et scripturale, formée au sein de la société d’un ordre religieux, les frères

prêcheurs, redouble-t-elle son travail au service d’une transcription à caractère optique

et agonistique, qui permettra de voir et de saisir ce qui se passe dans l’Église catholique

en son concile ? Qu’est-ce que, dès lors, fait apparaître son journal ? De quoi celui-ci

témoigne-t-il ? Projet de consignation neutre des événements du concile, qui écarte le

moi, le journal constitue au fil de l’écriture, pour son auteur, un atelier de pré-

production de chroniques, analyses du concile, qui seront publiées par ailleurs ; il

atteste ensuite de la menée d’un combat, au sein de l’Église catholique ; il se veut, enfin,

trace pour l’Histoire, et surtout pour l’historien, legs d’un professionnel à ses collègues

du futur. Surtout, par l’outil que constitue l’écriture de ce journal, Yves Congar vit et

pense le concile en train de se faire.

2 Le journal conciliaire du père Congar couvre une période de six ans (1960-1966). Il porte

des relevés extrêmement précis des échanges2, positions théologiques ou ecclésiales,

des remarques ou observations qui ont été portées sur telle ou telle partie du texte des

constitutions conciliaires. Il consigne également toute une série d’échanges

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 219: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

périphériques entre les pères, leurs experts, et les participants du concile. C’est un

document personnel, portant un regard singulier et exigeant sur le concile. Une

personne écrit, juge et voit. L’écriture de ce journal est très sobre, souvent laconique, et

tient fréquemment de la note de transcription, indiquant et résumant des positions

discursives. Il se fait écho également de rumeurs et d’allégations, reproduisant des

chaînes de propos à la vérité incertaine. « C’est un peu la guerre vue des tranchées, ou

le navire vu de la soute des machines. » écrit à propos du Journal du concile le père

Bernard Sesboüé (2003 : 259). Ce document a l’intérêt d’être rédigé par un théologien à

l’origine de pistes ecclésiologiques et théologiques qui seront en partie adoptées par le

concile et qui, surtout, en qualité d’expert au concile Vatican II, participa à la rédaction

de plusieurs schémas et textes conciliaires3, comme il l’évoque lui-même4.

3 Le frère dominicain Yves-Marie Congar (1904-1995), théologien autrefois suspecté et

surveillé par le Vatican (Congar, 2000 ; Famerée, Routhier, 2008), devient cependant, à

sa grande surprise, « consulteur pour la commission théologique préparatoire » pour le

second concile œcuménique du Vatican (1962-1965), fin juillet 1960, puis expert

(peritus) théologique (Fouilloux, 1989) auprès de Mgr Jean-Julien Weber et de Mgr Léon-

Arthur Elchinger, évêque coadjuteur de Strasbourg, au concile. Théologien de

l’œcuménisme (Legrand, 2004), du laïcat (Congar, 1953) et de la tradition chrétienne

(Fouilloux, 2015), il se bat, mobilisant ses ressources de travail et son réseau, pour,

suivant ses termes, « chanter son antienne5 » auprès des évêques, pères conciliaires,

auprès d’experts et des médias, et « faire avancer l’Église », la faire évoluer dans son

ecclésiologie, ses formes langagières, sa théologie, dans une perspective de

« ressourcement », face à une tradition qu’il perçoit comme recouverte par le

« juridisme romain » et une théologie « baroque ».

4 Le journal du théologien Yves Congar conduit son lecteur en plusieurs lieux du concile :

la commission théologique, les congrégations générales, où se tiennent les sessions

proprement dites (« in aula », en réunion), les commissions et sous-commissions qui

travaillent sur les textes du concile (Église catholique, 1967) concernant l’Église (qui

deviendra Lumen Gentium), la Révélation (Dei Verbum), le schéma XVII puis XIII6,

« l’Église dans le monde de ce temps » (Gaudium et Spes), les religions non-chrétiennes

(Nostra Aetate), la liturgie (Sacrosanctum Concilium), les prêtres (Presbyterorum ordinis), les

laïcs (Apostolicam actuositatem), les missions (Ad Gentes), l’œcuménisme (Unitatis

redintegratio), la liberté religieuse (Dignitatis humanae), la Vierge Marie, les évêques,

notamment, mais aussi les rencontres organisées par la conférence épiscopale

française, les réunions des groupes de travail (franco-allemand, principalement).

5 Les rencontres, formelles ou informelles, avec des pères, permettent d’avoir une vue

sur d’autres lieux, d’autres réunions et commissions, par la diffusion de la parole, de

l’information, et par la rumeur. Le journal du père Congar n’a donc pas pour espace

d’élocution et d’interlocution un lieu unique, mais plutôt différents lieux qui travaillent

pour ce lieu, à le seconder, le contrer, le relayer, et qui parlent de ce lieu ;

progressivement, ou peut-être d’emblée, le concile devient une question catholique

mondiale : on en parle en tous pays du monde (et on dit qu’on en parle)7. Une

« attente » mondiale se crée.

6 L’écriture du journal ne s’effectue pas seulement dans la chambre de Congar, ou en

assemblée, mais également en voyage. Le journal de Congar n’est pas rédigé

uniquement à Rome : Yves Congar entre deux sessions rentre à son couvent dominicain

de Strasbourg, voyage en Suisse ou en Italie, pour des rencontres œcuméniques ou liées

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 220: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

à son Ordre, est appelé ici ou là pour une conférence ; il voyage, et les enjeux du concile

et de la théologie ont une géographie internationale. Le journal se trouve ainsi parsemé

d’observations sur les avions, les nuages aperçus d’un hublot, et le retard – qui, du fait

qu’Yves Congar est très impatient, l’agace farouchement (« Je viens, pendant six

semaines, de travailler comme un forcené, sans perdre une seconde et Swissair me fait

perdre cinq heures bêtement. », 11.1.65, II 296)8.

Ce qu’est matériellement le journal

7 Le journal débute par un titre, qui est de la main de l’auteur, Mon Journal du concile. Yves

Congar nomme par ailleurs ce journal en tant que tel dans une note adjointe au

manuscrit : « mon Journal personnel du concile ». Mon Journal du concile est un

document publié de 1 125 pages (hors annexes), en deux tomes, rédigé (en français) sur

le moment, durant le concile, dactylographié (par sa secrétaire, Delphine Guillou) à la

demande de Congar en trois exemplaires à partir des neuf cahiers originaux puis vérifié

par lui, resté longtemps inédit après sa mort, à sa demande, et publié en 2002 aux

éditions du Cerf. Matériellement, Mon Journal du concile est un ensemble de cahiers 9

comportant des documents insérés, pièces documentaires du concile, qui n’ont pas été

repris dans l’édition effectuée. Il constitue donc également une archive documentaire.

8 Le journal du concile de Congar n’a fait l’objet pour le moment, à notre connaissance,

que de peu de travaux spécifiques (Flynn, 2003 ; Melloni, 2007 ; Scarisbrick, 2007 ;

Madrigal, 2005 : 21-68, 2009), outre les recensions diverses (Sesboüé, 2003, Gy, 2002,

notamment) qui ont pu en être données dans des revues religieuses ou théologiques.

Surtout, le journal est peu considéré en lui-même, mais avant tout pour les

informations qu’il apporte sur l’évolution et la construction des documents

conciliaires10. Il est en quelque sorte invisibilisé dans l’attention même qu’on lui porte.

Nous proposons ici, dans une lecture informationnelle et communicationnelle

appliquée au religieux (Douyère, Dufour, Riondet, 2014 ; Pace, 2011), de le considérer en

tant que texte, dans l’activité d’écriture qu’il a animée, puis en tant qu’atelier qui,

recevant la consignation des événements, prépare d’autres écrits, et dans ce qu’il porte

ainsi d’un combat (Flynn, 2003) mais aussi d’une relation à l’Histoire, et, enfin, en ce

qu’il atteste d’un processus visant à observer, vivre et penser de façon distanciée le

concile.

9 Au regard porté par le lecteur attentif aux formes textuelles, deux types de texte et de

notation différents, de temporalités antagonistes, apparaissent dans le journal :

10 – a) une rédaction fluide, formée de paragraphes et de phrases complètes, qui

rapporte des récits, des positions théologiques, des actions, des impressions, rédaction

manifestement élaborée dans l’après-coup, le soir, ou quelques jours plus tard, parfois

au cours d’un déplacement ;

11 – b) une prise de notes à la syntaxe plus fragmentée, rapportant sur le moment, « au

plus près de l’énonciation », si l’on peut dire, des éléments clefs des discours tenus en

session (qui ont été qui plus est présentés de façon spécifique par l’éditeur, le texte

apparaissant légèrement en retrait), dans les congrégations générales.

12 Dans ces parties (b), Congar donne le nom et le lieu du siège de l’évêque, s’il y a lieu,

qualifie parfois sa prise de parole (ton adopté, prononciation, qualité du latin, réception

apparente du discours dans l’assemblée) et donne quelques éléments clefs de son

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Page 221: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

discours et de son argumentation, suivant son intérêt. Les autres sections (a) – réunions

entre groupes, commissions et sous-commissions, échanges divers, conférences et

réunions ailleurs qu’à Rome, déplacements... – sont davantage « écrites », c’est-à-dire

prennent moins la forme de notes, tout en étant rédigées de façon très simple, sans

recherche de style apparente. Parfois s’y mêlent des textes réflexifs, ou de synthèse,

parfois même personnels. Les textes les plus « écrits » (composés) (a) sont sans doute

les plus intéressants pour le lecteur : ils comportent des récits, anecdotes, récits de

complots et tensions, rumeurs, points de vue, actions, tandis que les notes de discours

(b) tenus en assemblée sont très répétitives, fragmentées, nombreuses et par

conséquent fastidieuses à lire pour qui ne travaille pas sur l’histoire de la production

théologique du document conciliaire concerné, d’autant que l’état du texte discuté en

séance manque au lecteur (de même qu’une partie des enjeux théologiques, s’il n’en est

spécialiste).

La notation au fil du journal

13 Nous avons relevé dans le journal treize occurrences de faits de notation, et cinq

d’abandon de la notation. C’est ici le journal qui, au cours des relations de prises de

paroles et d’échanges, des descriptions d’intrigues, se dit se faisant ; une mention est

ainsi apportée au lecteur historien, pour qui écrit Congar, de ce qui est relevé ou ne

l’est pas. La notation est indiquée soit pour dire qu’elle a lieu, et qu’elle est conforme

aux dires tenus en assemblée ou commission, soit pour souligner l’importance du fait

relevé, soit pour indiquer qu’elle est complexe, et éventuellement partielle (« je ne note

pas tout »), ou encore a lieu sur le moment même, en prise directe avec

« l’événement ». Parfois, l’indication de la notation indique le caractère de « prise

directe » de l’information : « (Notes prises directement en séance) » apparaît ainsi le

20.11.62 (I 241). Le diariste documente en effet progressivement le concile : « Je note ici

un certain nombre d’informations ou de menus faits appris ces jours-ci. » (3.2.65, II

314). Congar se fait d’une certaine façon journaliste (sans se nommer ainsi), notamment

pour ses chroniques dans les Informations catholiques internationales, et recueille les

informations – il est un des grands informateurs français du concile –, qu’il fait ici

partager à son lecteur ultérieur. Son souci d’inscrire pour l’Histoire les faits qui

traversent le concile en les maintenant dans leur flot d’oralité vivace le pousse à

donner sa compréhension des choses au lecteur : « Je veux noter ici – je l’ai peut-être

déjà fait dans ce journal – que [...] » (2.12.65, II 500), indique-t-il pour exposer ce qu’a

été à son sens l’action à la fois négative et positive du père Gauthier sur la question de

la pauvreté de l’Église, durant le concile.

14 Durant les congrégations génerales (assemblées conciliaires des évêques, à Saint-Pierre

de Rome), auxquelles il assiste mais ne participe pas, Congar note certainement

directement dans son cahier les prises de parole ; en commission, dont il devient au

bout de quelques mois un membre actif, il prend certainement des notes qui se

trouvent recopiées ultérieurement dans son cahier. Parfois, il recourt à des feuilles

volantes. Les transcriptions de récits, de rumeurs et d’échanges au cours de rencontres

et de dîners sont évidemment notées après-coup, le soir, en affrontant la fatigue – ou

quelques jours après – dans le journal, qui relève donc tantôt de la notation directe,

tantôt de la restitution synthétique dans l’après-coup. Le journal devient ce compagnon

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Page 222: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

de concile qui reçoit et archive, pour un passage à la postérité, les observations du

théologien qui objective et pense ainsi le concile en train de se faire.

15 Le journal a aussi pour fonction de capter et de recueillir la pensée vivante qu’il suscite,

dans la confrontation aux événements racontés. En effet la pensée parfois va vite et il

faut la consigner avant qu’elle ne fuie – notamment parce que Congar travaillera

ensuite à partir de ces éléments pour des chroniques, des articles, des synthèses, ou des

commentaires : « Voici un an et demi que le concile est annoncé et j’ai évidemment eu

l’occasion de me former un certain nombre d’idées. Il est bon de les fixer11 avant que,

peut-être, elles ne soient contredites et remplacées par d’autres12 » (Congar, 2002 : 3).

Ou encore : « Je note enfin, avant de boucler ce cahier dans ma malle, quelques

réflexions qui me sont venues à l’esprit dans le train [...] » (9.12.62, I 313), puisque,

comme chacun sait depuis Proust, le train fait penser. Le journal, technologie

intellectuelle (Goody, 1979 ; Robert, 2000), se fait ici le relais de la mémoire temporaire.

Saisir vite la pensée, c’est aussi lui conserver sa fraîcheur, car la pensée s’estompe et

devient confuse avec le temps : « Je note tout cela dès ce soir, bien qu’il soit tard, pour

que ce soit tout frais. » (3.12.63, I 585). Alors, précisément, quand les choses vont trop

vite, ou sont complexes, noter c’est noter que quelque chose vous a échappé, que

l’écriture ne suit pas, c’est alors dire la défaillance et le défaut : « [...] on me parle et je

perds le fil [...] » (1.10.63, I 413), « je ne peux tout prendre : je retrouverai tout cela à la

commission théologique » (1.10.63, I 414), « Cantero (Saragosse) : in genere placet. Mais

observations : soit sur l’ordre interne... (impossible à résumer, un texte à lire

attentivement). » (24.09.64, II 158) ; le scripteur perd pied et l’indique, par souci

d’honnêteté et de repérage des variations de la qualité de la notation, afin que soit

identifié ce qui est présent dans le journal du concile et ce qui ne l’est pas, afin que

l’horizon de l’événement ne se trouve pas ramené à l’horizon du figuré. Soit un

désistement avoué du scribe devant le flux des mots et la production documentaire

propre au concile.

16 L’interruption du journal se trouve également consignée dans le journal. Précisément,

la masse de travail s’accroissant, certainement, avec l’investissement d’Yves Congar

dans plusieurs commissions et la maladie qui l’atteint et l’entrave – une angiomatose

médullaire (Fouilloux, 2015) – se développant, parfois il renonce à écrire, et l’indique.

La notation cède parfois par lassitude, parfois par ennui : « Reprise de la discussion sur

les Missions. Je ne prends pas le résumé de tout. » (9.11.64, II 247). Une économie de

l’écriture et de la peine se forme. En octobre 1964 apparaît un tournant majeur dans la

forme du journal, qui va voir disparaître pour l’essentiel les longues pages de notation

des prises de parole in aula : « Je ne note plus le résumé des discours (assommants ! ! !) :

cela paraît dans les journaux. » (8.10.64, II 184). La minutie greffière, rendue

superfétatoire par le travail médiatique, disparaît ensuite, sauf en quelques points. Le

journal gagne alors en lisibilité. Parfois, c’est plutôt un simple constat d’interruption

qui émerge : « Depuis que j’ai noté les dernières choses, il s’est passé de grands

événements, mais je n’ai rien écrit ici13. Il y a eu l’agonie et la mort de Jean XXIII. L’Église

et même le monde ont fait une expérience extraordinaire. Car tout à coup s’est révélé

l’immense écho qu’a suscité le fait de cet homme humble et bon. » (10.07.63, I 383, cette

entrée suit immédiatement le 30.05.63, I 383, Congar n’ayant rien noté depuis lors).

L’événement aurait-il été excessif pour le journal, comme s’il avait absorbé (le monde

et) le diariste au point que celui-ci ne puisse plus écrire ? La mort du pape interrompt la

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Page 223: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

chronique, pas celle de la mère de Congar, inscrite rapidement (26.11.63, I 573), tandis

qu’il indique qu’il corrige les épreuves d’un ouvrage auprès de son corps défunt.

17 Yves Congar note également la circulation du journal au cours de ses pérégrinations

mondiales et les ruptures que le voyage impose. Le 24 août 1961 (I 59-60), il indique

qu’il « ne veu[t] pas emporter ce cahier en voyage » lors d’un séjour prochain à Rome :

« J’en emporte un autre, dont j’enlève les feuillets au retour et les insère dans ce

cahier ». Est-ce la peur de le perdre (est-il conscient de son importance, déjà ?), ou la

peur qu’on le consulte (le début est très critique) ou qu’on le trouve (du fait de son état

de santé) ? Le journal ne nous apprend rien à ce sujet. Seulement que le journal est un

composite : de feuilles adjointes et déplacées, insérées dans le journal-maître. Parfois,

le voyage impose d’écrire avant de partir, le cahier qui le recueille ayant tendance à

voyager dans une malle, et Congar non : « Ma malle part pour le secours catholique. J’y

mets ce cahier que je ne retrouverai qu’à Rome, le concile recommençant. Grande

affaire ! ! ! Dominus qui incipit, ipse perficiat ! [Que le Seigneur, qui commence, achève lui-

même !] » (4.09.65, II 386). La grande affaire ici est la reprise du concile, non le départ

du journal. Le journal a donc ses occultations itératives, mais Congar le retrouve, et

écrit, consigne ce qu’il entend et voit, ce dont il se souvient, partout.

18 La peine à écrire le journal se trouve également consignée dans le journal (Scarisbrick

2007 : 239-240). Si Congar a souhaité écarter l’émotion, il la suscite souvent chez son

lecteur par le récit qu’il fait de la difficulté de son corps, malade, à opérer certains

mouvements et déplacements, qu’il nomme assez précisément. On voit alors ce

qu’écrire lui coûte, ce que parler lui demande d’effort, combien se rendre à une

congrégation générale l’accable. Une figure quasi héroïque de l’homme qui traverse,

affronte et surmonte provisoirement sa maladie (qui le conduira à se déplacer en

fauteuil roulant puis à une hospitalisation permanente au Val-de-Grâce à Paris des

années plus tard ; Congar, Puyo, 1975) se forme donc à la lecture, qui incarne

douloureusement son combat pour la théologie. Congar souffre donc, et écrit quand

même. Ainsi en 1962 (il a cinquante-huit ans), Yves Congar indique qu’il « rédige ces

notes » dès son retour « passée la demi-heure pendant laquelle [sa] main ne saurait

manier une plume [....]. » (11.10.62, I 108). « Vais-je avoir la force de faire ce journal ? »,

s’interroge-t-il encore à Rome (29.09.63, 18h, I 400). L’écriture est pour lui une épreuve

physique.

Le projet testimonial d’une consignation neutre

19 Le père Congar indique d’emblée, au début du premier texte de ce journal, vouloir

consigner ses impressions et sentiments de crainte à propos du devenir du concile en

préfiguration « pour en garder un témoignage daté, quoi qu’il arrive » (I, 9). Il y revient

en fin de texte, où il écrit « C’est pour servir la vérité. Je veux servir la vérité. » (I, 20).

Bernard Lamizet le rappelle (1992 : 115 sq.), la vérité s’inscrit dans une perspective

communicationnelle, et donc d’emblée relationnelle. C’est cette communication

différée, avec l’historien du futur, qui permet, peut-être, l’établissement de cette vérité.

Le journal opère une médiation temporelle. Très tôt, Yves Congar est par ailleurs

conscient des contraintes de la logique du secret, qui pourrait entraver son écriture,

prescription dans laquelle il voit un élément organisateur et séparateur mis en place

sciemment par la Curie romaine pour exercer son contrôle et inhiber l’échange entre

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Page 224: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

les experts ; il ne s’y soumet toutefois pas dans son journal (mais évoque

ponctuellement quelques déboires et frayeurs éprouvés à ce propos).

20 Le Journal du concile ne porte que peu de traces de la vie personnelle du père Congar :

« Je tiens ce petit journal comme un témoignage. Je n’y mêle pas l’expression de mes

sentiments intimes » (26.11.63, I 573). Seule la mort de sa mère s’y trouve consignée14,

et elle revêt pour le dominicain un sens spirituel sinon ecclésiologique (car « Tere » ne

cessera de prier pour le concile). Ce journal n’est donc pas une auto-biographie, un

journal de l’ego formulé à la première personne qui fonctionnerait en miroir (Lejeune,

1996) mais plutôt une « hétéro-graphie », une inscription d’événements presque tous

extérieurs, survenus ou rapportés dans le concile, un diaire ou une chronique formée

d’une inscription régulière, le cahier portant trace et mémoire de ce qui s’est passé, de

ce que l’acteur-témoin a vu et entendu. « Le caractère distinctif du témoin Congar »,

estime Étienne Fouilloux, réside dans « sa volonté de ne rien cacher, de ne rien

édulcorer » (Fouilloux, 1999 : 73). Tout se passe souvent comme si ce journal n’avait pas

d’auteur (parties b), mais seulement un scripteur obéissant, écoutant ce qui vient et se

dit du monde, et dans le concile – non sans toutefois omettre de porter un jugement,

souvent critique. Il y a un affaissement et un effacement du moi au service de la cause

(l’Église, le « ressourcement » de celle-ci dans la tradition, le dépassement du juridisme

romain, etc.) apparent dans ce journal. Dans un second temps cependant, le jugement

restaure ce moi.

21 Le style du journal du père Congar se veut en effet essentiellement « neutre », factuel :

il pose les faits dont il se voit le témoin, même s’il commente les prises de parole, ou la

position ecclésiale des pères conciliaires. Malgré les multiples soulignements

impétueux sinon rageurs, que consigne et traduit l’éditeur du journal, il y a une

certaine froideur de la consignation dans cette écriture ; pas ou peu de commentaires

(hormis sur le ton des prises de parole), pas d’affect. La lecture du journal est d’ailleurs,

pour le non ecclésiologue ou pour qui n’est pas historien du concile, ou ne se meut pas

dans une culture ecclésiastique (avec l’humour acerbe et le goût de l’anecdote et du

dénigrement qu’elle peut comporter), assez fastidieuse, hormis quelques passages

comme l’ouverture ou la clôture du concile, la lutte contre les excès de la mariologie

(qualifiée de « galopante »), la levée des excommunications de 1054 entre l’Église

orthodoxe et l’Église catholique, etc. Mais ce texte n’est pas fait pour être lu en tant que

tel – si ce n’est par le futur historien du concile – mais pour en préparer d’autres,

immédiats et ultérieurs, à l’issue d’un travail. Il forme un laboratoire d’écriture autant

que de pensée, d’élaboration d’une connaissance du concile.

Un atelier de pré-production textuelle

22 Si Mon Journal du concile constitue un espace mémoriel de consignation, une chronique

au sens médiéval ou conventuel du terme, qui relate les faits marquants de l’institution

provisoire constituée en l’Église qu’est le concile, c’est aussi un recueil de matériaux

préalables au travail, un espace de pré-production scripturale permettant de penser,

construire, documenter et rédiger des chroniques pour la presse, des articles, des notes

de synthèse, des ouvrages ou notices introductives sur le concile, des travaux

ecclésiologiques. Ce qui est donné comme matériau pour l’autre à venir, l’historien du

futur (cf. infra), l’est aussi pour soi, pour le travail présent et engagé, au double sens du

terme.

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Page 225: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

23 Le journal que le père Congar tient le soir péniblement dans sa chambre, durant les

sessions ou entre elles, les notes qu’il prend dans ses cahiers durant les congrégations

générales ne sont en effet que la partie immergée et secrète, personnelle,

ultérieurement destinée, de sa production. Comme le Journal le manifeste, la production

du père Congar a été importante durant le concile Vatican II : publication d’ouvrages

(Congar, 1964), préparés avant ou pendant le concile, rédactions de chroniques,

rassemblées pour une part en volumes (Chroniques du concile, 1963-1966), articles,

conférences, interviews... En un sens, ce journal est une « fabrique » et un « atelier ». En

effet, la lecture des chroniques rédigées par Yves Congar durant le concile Vatican II,

pour les Informations catholiques internationales (ICI), ou pour Le Monde, ponctuellement,

publiées alors en trois volumes (Vatican II, Le concile au jour le jour, Le Cerf, Plon,

1963-1966, collection « L’Église aux cent visages ») laisse voir que le journal de Congar a

pu servir de matériau et d’écriture préparatoire, de consignation constituant un pont

vers l’écriture de la chronique qui allait suivre. En effet, certaines descriptions

(ouverture du concile), certains jugements, se retrouvent dans ces chroniques, comme

si elles écrivaient certaines parties du journal, comme si elles en développaient les

notes, qui apparaissent alors comme ayant formé un simple support mémoriel et

matériel transitoire, un prélude à la narration et à l’explication publique, pédagogique

en quoi consistent les chroniques. Le journal constitue alors pour le père Congar une

étape personnelle de la publicisation de sa connaissance et de son analyse du concile.

24 Il se peut également que le simple fait de rédiger des observations dans le journal ait pu

servir à figer dans la mémoire de Congar des éléments qui lui reviennent lorsqu’il écrit

les chroniques, sans que le journal ait réellement constitué un matériau direct repris en

tant que tel. Sa rédaction, la consignation par écrit auraient alors constitué une étape

cognitive dans l’élaboration mentale et ultérieure du texte, non une source pour copie.

On peut conclure de cette observation que le journal constitue un texte carrefour entre

plusieurs textes, parmi lesquels se trouvent ses chroniques, contemporaines. Le journal

porte d’ailleurs plusieurs mentions de rédaction des chroniques en cours et l’on

comprend à sa lecture que ce travail est régulier et s’entrecroise avec la rédaction de

schémas conciliaires, la relecture d’articles ou l’écriture pour des ouvrages, et celle du

journal.

25 Si le journal du concile est donc construit comme un mémorial pour l’Histoire, et pour

une lecture pneumatologique de l’Église (afin d’y voir le passage de l’Esprit saint), il

permet sans doute également à Congar de penser, de formuler sa pensée à propos des

enjeux théologiques et ecclésiologiques présents dans le concile ; il lui permet de

rassembler des propos, des rumeurs, des interprétations, et constitue alors un point de

convergence et d’assemblement de positions différentes (une reliure), que le journal lui

offre l’occasion d’interpréter, plus qu’il ne « prépare » un écrit journalistique, qui en

est plutôt un effet annexe, et devient un instrument de la transformation de l’Église.

26 Espace et temps d’application à l’événement, le journal apparaît surtout comme un espace

de vérité, pour reprendre le mot de Congar, et la devise de son Ordre, comme un lieu où

se fait le travail de vérité sur ce qui se passe, dans le concile, une zone de décantation

psychique et observatrice, ou le regard délègue aux mots quelques éléments vus pour

que la pensée et la notation, l’acte de consignation les retravaille. Le journal apparaît

en ce sens comme un filtre ou un tamis qui « pose à plat » les informations, ce qui en

permet l’identification, et favorise donc la discrimination du jugement. La séquence du

13.1.65 (II 300) est à cet égard significative : Congar y pose la rumeur de la conversion

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Page 226: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

de paroisses catholiques à l’orthodoxie en Palestine, puis l’information qui dément

cette rumeur ; il « fait la vérité », dans et par le texte, sur la question. Consignation,

mais aussi séquence de pensée. En un sens, on pourrait dire que le journal (le) fait

penser, si l’on accorde crédit à l’idée, posée par Lev Vygotski, que l’écriture est un

élément de découverte, d’exploration et de développement, d’élaboration et de

façonnage de la pensée, lui ouvre un espace, tant matériel que symbolique.

27 Le journal permet aussi un travail sur les mots, il convertit l’oralité en écriture et

permet de travailler et de penser les termes du débat, comme Congar a pu le faire dans

son travail d’ecclésiologie historique. Congar est en effet un fin analyste profane de la

communication, sensible notamment à la dimension sémantique (Büttgen, 2013). Il

comprend les enjeux communicationnels que sont ceux de l’opinion publique et de sa

mobilisation, de la diffusion d’une rumeur, du choix des termes, ce qu’ils peuvent

appeler ou faire craindre, de l’évocation des images et de l’art (plus rarement). C’est

qu’il a certainement été sensibilisé à la dimension séparante ou « unifiante » de la

nomination dans ses recherches œcuméniques sur l’histoire des Églises et confessions

chrétiennes. Il sait que les questions théologiques sont aussi des questions de mots. Il lui

est ainsi apparu que les mots pouvaient séparer ; cette analyse de ce qui avait conduit à

séparer (Congar, 1937), au moment du schisme de 1054 puis de la Réforme, l’a sans

doute amené à penser ce qui pouvait restreindre le champ et la portée des dissensions.

L’arrêt du discours par l’écrit qui le consigne permet ce travail sémantique. Cette

analyse sert dès lors le combat théologique et ecclésial, politique, aussi, pourrait-on

dire, que mène le père Congar dans son engagement pour la rénovation et le

ressourcement de l’Église chrétienne dans son ensemble.

Consigner la trace d’un combat

28 L’un des moteurs de l’écriture de Congar dans son journal, comme l’attestent ses écrits

autobiographiques d’avant-guerre, publiés sous le titre éditorial Journal d’un théologien

(Congar, 2000), est aussi, sans doute, la trace laissée par ses déboires avec le Vatican,

lorsque ses travaux sur l’œcuménisme (l’unionisme, comme on dit surtout alors), la

collégialité et les laïcs dans l’Église ont été signalés par le Saint-Office comme n’étant

pas pleinement catholiques (Famerée, Routhier, 2008). Ces « ennuis », cette

« persécution » du théologien et ecclésiologue dominicain (Fouilloux, 1998 : 296), qui

s’est trouvé « exilé » quelques temps (à Jérusalem et à Cambridge), le poussent à

poursuivre son action et son travail théologique, dont il veut voir les avancées. En ce

sens, la rédaction du journal pourrait être la façon de « ne pas lâcher », de suivre à la

trace, scripturale, le Saint-Office naguère persécuteur. Obstiné, Congar n’abandonne ni

son projet théologique, ni ses convictions œcuméniques et ecclésiales (pour la

collégialité épiscopale, le laïcat dans l’Église). Il est tenace, coriace, et ne lâche pas « la

vérité » qu’il a tenue. Il entend aussi par son journal tracer et dénoncer les actions,

occultes ou publiques, de la « Réaction », le Saint-Office et la Rome traditionnelle. Son

texte trace, pose et dénonce, montre, permet d’identifier, ce qui d’ordinaire se tient

plutôt préservé dans l’obscur (on le rappelle d’ailleurs à la discrétion, comme lors d’un

échange avec le père Général des dominicains, 12.09.64, II 124, qui réprouve la diffusion

« de choses personnelles et qui eussent dû rester secrètes »). Le texte du journal tient

d’une opération pour faire advenir la vérité (Sesboüé, 2003) : Yves Congar dira, il

montrera ce qui s’est passé, les abus du père Tromp, d’Ottaviani et de Parente, les votes

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Page 227: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

non pris en compte ou presque truqués (« ces gens sont des bandits »), les jeux

d’influence, l’intimidation, le règlement conciliaire rédigé de façon problématique, la

circulation des consignes de vote ou de pamphlets, la non prise en compte de

modifications (modi) apportées au texte, l’instrumentalisation des médias, etc. La

description est ici un acte politique qui vise à faire paraître, à montrer l’emprise et

l’exercice du pouvoir romain contre « le ressourcement » (nom qu’il donne à son

approche, et à ce qu’il souhaite voir advenir) dans la tradition ecclésiale ancienne, et

que ses adversaires appellent peut-être encore « le modernisme » du « prêtre rouge ».

29 Repérer les jeux d’influence, les pressions auprès du pape (17.09.64, II 143), les

manœuvres, est une invitation à dénoncer, un travail préparatoire réalisé pour faciliter

celui de l’historien futur (« après l’an 2000 ») du concile. Celui-ci verra et comprendra,

grâce aux éléments fournis dans le journal, qui établit les faits. Le travail du père Congar

dans et avec ce journal est donc une minutieuse dénonciation par la description,

extrêmement précise, visant à permettre la condamnation de « Rome », de la Réaction

et du Saint-Office. Cette écriture participe donc d’un combat politique, au regard de la

postérité, pour laquelle il aurait tracé les figures et la combativité incessante,

ingénieuse et renouvelée de l’ennemi, paraissant un héros persistant et accablé,

sacrifiant son corps et sa vie à ce combat, pour la vérité. Tel est l’engagement

vraisemblable d’Yves Congar dans ce journal ; produire des traces, produire des actes

du combat, tracer les contours de la Réaction dans ses subtilités agissantes, montrer ce

qui ne se dit pas, consigner l’ordinaire perfidie et l’orientation constante de tout « dans

le sens de leur pouvoir », comme il dit à plusieurs reprises ; tout écrire pour que

d’autres aient les moyens de faire une histoire complète du concile Vatican II.

30 En ce sens, ce journal, comme le travail ecclésiologique et théologique de Congar,

participe d’une « libération de l’Église » qu’il veut voir advenir, et faire opérer, une

libération à l’égard de la Rome Renaissante puis baroque, toute impériale, dominatrice

et puissante, riche et contrôlant tout. Le journal est une pièce, à retardement, de ce

dispositif d’action, dont les autres pièces sont les ouvrages théologiques, la collection

« Unam Sanctam », qu’il dirige aux éditions du Cerf, le réseau de théologiens et

d’ecclésiologues qu’il fréquente, les « thésards » qu’il conseille ou forme, les

conférences, les articles et interviews dans les médias, la prière (parce qu’il prie pour

que ce changement advienne dans l’Église catholique : il le demande au Dieu chrétien).

Volonté de constituer une archive pour l’Histoire, qui inclut cette « tenue des

comptes » de la Réaction et du Saint-Office, inventaire des manœuvres, tactiques et

stratégies, ce journal tient donc un rôle particulier dans la stratégie théologique et

ecclésiologique du père Congar, tandis que le travail qu’il mène pour ses idées et pour

« faire avancer l’Église » épuise le corps (écriture, diffusion de documents dans Rome :

par ex. 16.09.64, II 140), son corps.

31 La citation donnée en exergue du Journal du concile, « Je marche pour que l’Église

avance. », vient précisément « donner sens » au journal. Elle fait référence au « Je

marche pour un missionnaire » de Thérèse de Lisieux (Histoire d’une âme, chap. 12) qui

indiquait comment, épuisée par une tuberculose galopante, crachant le sang, fiévreuse,

la future sainte carmélite marchait dans le jardin du Carmel « pour un missionnaire ».

Cette citation évoque, dans le journal (29.09.65, II 412), l’ensemble des actions et du

travail de Congar. Elle dénote une spiritualité sacrificielle marquée par un certain

dolorisme catholique d’un orant qui, se projetant dans la croix du Christ, considère la

souffrance comme une oblation rédemptrice : « offerte » (dédiée au dieu chrétien ou à

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Page 228: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

une cause) dans et par la prière, cette souffrance vécue permet d’obtenir que des grâces

soient accordées à un tiers, en l’occurrence au concile. Cette déclaration de la « petite

Thérèse », ainsi modifiée par Yves Congar, indique le motif même de son action : sa

perspective est le progrès de l’Église en son concile. Or, le journal de Congar raconte

précisément, entre les lignes, l’histoire de sa propre maladie, la peine éprouvée aux

déplacements, à l’écriture même. Le corps souffrant de la maladie est donc ici poussé à

la limite et en quelque sorte combattu pour le progrès de l’Église. Congar évoque de

nouveau cette phrase et cette spiritualité dans un livre d’entretiens avec Jean Puyo, Une

Vie pour la vérité (1975 : 154). Le maigre destin personnel du religieux se lie à celui de

l’Église, pour l’Histoire.

32 Si Mon journal du concile est bien un espace de consignation, de pré-production

intellectuelle, de mise à plat des positions et situations (d’analyse, donc) du concile

Vatican II, c’est également un journal de combat (et d’oblation) : contre le corps malade,

bien sûr, et contre la maladie, mais aussi et surtout contre la Réaction dans l’Église, la

Curie, les perspectives traditionalistes qui verrouillent tout, y compris le retour à la

Tradition (Sesbouë, 2003). Congar gagnera ce combat15, dont il fabrique et restitue une

trace pour l’historien du concile, et il se donne à l’Église par celui-ci. Le journal dès lors

atteste d’un double don du théologien-historien : à l’Église et à l’Histoire.

Écrire pour l’historien du concile

33 « Je n’ai pas tenu de journal16, sauf, parfois, en des occasions de deux sortes : quand il

m’a été donné de faire une expérience nouvelle, d’entrer en contact avec un monde

nouveau ; quand j’ai été mêlé à des événements d’importance historique17 (guerre, crise de

1954, Concile). En l’absence de notes prises au jour le jour [...] la reconstitution des

démarches passées garde quelque chose d’incertain. » écrira le père Congar dans un

texte de souvenirs (Congar, 1974 : 8). Mon Journal du concile atteste donc un sens de

l’Histoire et un désir de procurer la certitude dans la reconstitution de l’événement.

Tenu dans la perspective de constituer une trace, de la part d’un historien qui,

travaillant sur l’histoire de l’Église chrétienne, ne pouvait qu’accorder de l’importance

aux traces écrites constituant des documents historiques (Fouilloux, 1998 : 142 ; 1999),

conscient des enjeux de ce deuxième concile du Vatican et du caractère « historique »

de ce moment (Fouilloux, 1999), des attentes « du monde », et des progrès de la

théologie, de l’ecclésiologie autant que de l’exégèse, le journal du concile établi par

Congar constitue une « fenêtre » ouverte sur les débats conciliaires (O’Malley, 2011 ;

Congar, 1984 ; Levillain, 1975), sur les séances plénières et sur des commissions

préparatoires et intermédiaires, mais aussi sur les échanges entre les pères conciliaires,

les observateurs, à Rome, au moment du concile qui a transformé l’Église catholique au

XXe siècle par un aggiornamento à la fois célébré et contesté (Aubert, Soetens, 2000).

34 Le journal a été utilisé, avant même d’ailleurs sa publication, par un certain nombre

d’historiens de l’Église catholique pour faire l’histoire du concile Vatican II (notamment

Alberigo, 1997-2005 ; Melloni, 1999 ; Fouilloux, 1999), en éclairer tel moment, ou

comprendre l’engagement et la participation d’Yves Congar (Fouilloux, 1989 ; Melloni,

1999 ; Jossua, 2003 ; Famerée, Routhier, 2008 ; Legrand, 2012). Aujourd’hui, le journal

concourt au renouvellement de l’herméneutique du concile Vatican II (Theobald, 2009 ;

Routhier, 2012). Il permet ponctuellement, notamment, d’invalider la thèse pontificale

(Benoît XVI, intervention du 14.02.1318) du « concile des médias », qui attribue

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Page 229: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

indûment aux seuls médias la représentation d’une diversité des positions,

conflictuelle, durant le concile.

35 « Le Père Congar », note l’historien Étienne Fouilloux, « qui a désormais une conscience

d’être une pièce non négligeable de l’échiquier théologique, et donc de vivre des

situations dont la portée excède nettement sa personne pour atteindre la vie

intellectuelle et spirituelle de l’Église dans son ensemble, souhaite en confier une trace

aux historiens à venir. Historien lui-même [...], il connaît les arcanes de la discipline et

sait combien l’absence de sources peut entraver la recherche » (Fouilloux, 2000 : 14).

L’expert auprès du concile, en effet, « sait d’avance qu’il rédige une source pro futuro »

(Melloni, 1995 : 18). Fouilloux écrit d’ailleurs très justement, à propos de la démarche

de Congar, qu’« il connaît trop les difficultés du métier d’historien pour laisser perdre sa

part de vérité sur les événements auxquels il a participé19. Fragments de journaux

personnels, multiplication des témoignages, conservation de la moindre lettre : il n’a

pas ménagé sa peine pour les historiens du présent et de l’avenir » (Fouilloux, 1998 :

142).

36 Quatre incises portées dans le corps du journal permettent d’indiquer la relation au

temps et à la recherche historique qui pose et construit ce journal. La première

apparaît quand Mgr Marty rapporte au père Congar, en France, des propos tenus par le

pape (30.05.63, I 383) : « [...] le Pape a eu l’inspiration de s’adresser à tous les hommes

de bonne volonté et pas seulement aux chrétiens ; il a vu aussi les quatre piliers : vérité,

justice, amour, liberté. Je note cela pour l’histoire !20 » conclut Congar. Une deuxième

apparaît en 1964 (13.03.64, II 53) : « Je voudrais, à la fin de ce cahier, exprimer mon

opinion sur un point. En effet, j’écris – sinon pour l’Histoire ! ! ! du moins – pour que

mon témoignage soit fixé. », indique Congar, avant que d’éclaircir la question de

l’action efficace et coordonnée des experts et évêques belges durant le concile. La

troisième occurrence donne à l’histoire un sens plus ordinaire, sans majuscule (faire

l’histoire de), mais en montre le souci et la réalité : « Je veux noter ici ce qui intéresse

l’histoire de la question21. » (23.04.64, II 68). La quatrième, enfin, distingue deux niveaux

d’histoire, la petite et la grande, la seconde se trouvant faite aussi par la première :

« Puisque je consigne ici ce que je connais de la petite histoire en vue de la plus grande,

je veux noter une appréciation sur Mgr Prignon22. » (26.04.64, II 72). Là encore, cette

notation est faite au passage, et ne fait pas l’objet d’un développement particulier.

Congar écrit donc dans la perspective de produire et de laisser un témoignage utile à la

compréhension de l’histoire du concile, et note ces éléments – du moins certains –

« pour l’histoire », ou du moins pour l’historien. Son témoignage ou sa mention de

paroles rapportées n’ont pas pour but de fournir l’interprétation unique ou juste, mais

d’indiquer ce qu’il a vu et entendu. En effet, « le souci de noter les grands et les petits

événements de sa vie de théologien est omniprésent chez le père Congar » (Fouilloux,

1999, p. 79).

37 On peut, dans le sillage de cette observation, très légitimement penser que l’existence

de journaux de précédents conciles (Vatican I, concile de Trente) a fait voir à Yves

Congar l’importance pour l’historien de tels journaux, qu’il a pu lui-même étudier et

mobiliser dans ses travaux d’histoire de l’ecclésiologie chrétienne. Le journal d’Angelo

Massarelli (1510-1566), notamment, qu’il aperçoit dans sa version manuscrite originale

(11.11.64, II 256-257) à Rome, en 1964, lors d’une exposition consacrée aux conciles

œcuméniques de 1215 à 1870 d’après les Archives du Vatican (« L’original23 du journal de

Massarelli et de ses procès-verbaux de Trente ! ») – exposition à propos de laquelle il

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228

Page 230: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

indique d’ailleurs qu’elle contient des documents devant lesquels il a « envie de se

mettre à genoux » –, a certainement joué un rôle de modèle discursif et testimonial,

ainsi que certains journaux allemands tenus durant le premier concile du Vatican24,

pour le pousser à écrire, pour l’Histoire et pour l’historien, sa perception objective des

faits et discours du concile Vatican II.

38 Le Journal du concile Vatican II établi et laissé par le père Congar, en tant que chronique,

rend visible l’événement dans ses « dessous ». D’un même mouvement, il l’incarne et le

matérialise. Il le « rend vrai », également, subjectivement, pour son acteur et témoin

qui veut en constituer une trace, comme le carnet de voyage rend visible et « fait

exister » un voyage qui n’existe que dans le temps de la traversée corporelle. Le

voyageur constitue et emporte une trace qui sera et fera la mémoire du voyage, rend

visible et rend vrai, tout comme le journal de la guerre de 1914-1918 rédigé à la

demande de sa mère par le jeune Yves Congar, alors âgé de dix ans, rendait visible

l’occupation allemande à Sedan25. En ce sens, le journal constitue à la fois une prothèse

de l’expérience, qui aide à la vivre et à la penser, et permet d’en articuler les éléments

(il forme un outil heuristique, un espace de décantation psychique), mais aussi il la

prolonge et lui donne un autre sens, témoigne. Il relève dès lors d’un rapport à soi et au

monde médié par l’écriture (Lejeune, 1996), figurant le corps vécu, dans le temps. Peut-

être le texte s’y substitue-t-il au corps, avec lequel il lutte pour sa propre constitution.

39 Le journal, pour détourner un mot de Byung-Chul Han26, constitue une chrono-technique

narrative : il procède à une sorte d’arrêt temporel et archive le recueilli pour une

temporalité prolongée. Constituant une page du livre du temps, comme technique de

notation et de représentation, il fige le mobile et le fugace : c’est ainsi un recueil, une

consignation de la parole orale qui circule entre les Pères27, qui se forme et devient une

production écrite, conversion d’un matériau issu de l’oralité (souvent qualifiée dans le

journal) – conversations, échanges, rumeurs, etc. Il opère un figement conservateur. Il

procède d’une technique de conservation. Le journal est cependant aussi le lieu

physique de cette surprise de Congar d’être au concile, le lieu où se produit

l’événement, qui changera Congar, et l’Église catholique, ce dont il a pleinement

conscience, comme il a conscience de l’importance du concile, et de la sienne propre,

notamment en cette enceinte.

40 Mon Journal du concile est aussi la marque d’une volonté perceptive, d’une volonté

d’entendre et de prendre note, d’enregistrer ce qui se dira, ce qui sera dit (en ce sens, le

texte est un appareil perceptif, un récepteur). Pour le faire voir, et le faire entendre. À

qui ? À un chercheur historien du concile Vatican II, son frère éloigné, « après l’an

2000 », quand les acteurs évoqués seront désormais supposés disparus28. Là, ce journal

entend être utile à la connaissance des faits historiques dont Congar devient l’acteur et

le témoin, mêlant son être à la théologie. Non seulement le théologien fait le concile, en

partie, par son influence, et la vigueur de ses thèses, mais il le recueille dans sa

processualité, en constitue la trace (Galinon-Mélénec, 2011) pour le pérenniser et le faire

comprendre « de l’intérieur », par son écriture diariste.

41 Partage d’un combat (Sesboüé, 2003 ; Flynn, 2003) contre le système de la Curie romaine

(Melloni, 2007), élan d’une conviction ferme, espace de préparation intellectuelle,

documentarisation, hommage à l’événement sous la forme de la chronique, témoignage,

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 231: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

mais aussi construction et approfondissement de la solitude, ethnographie critique et

subjective du concile, pourraient tour à tour qualifier ce journal, qui constitue donc un

carrefour de dynamiques différenciées qui font du journal en lui-même une action :

pour la pensée de son auteur, pour l’Église catholique et pour l’histoire du concile

Vatican II.

42 L’étude du journal du concile laissé par Yves Congar fait donc apparaître un feuilletage

de logiques qui conduisent à l’écriture quand le secret et le silence devaient prévaloir,

et la consignation officielle être effectuée par le secrétariat du concile lui-même. Ce

document, approché ici dans une perspective dynamique le liant à l’activité d’expert

théologique, d’historien et de chroniqueur du père Congar, fait apparaître

l’engagement d’une subjectivité dans l’œuvre collective qu’est le concile Vatican II, et la

façon dont ce grand mouvement discursif, institutionnel et symbolique visant à dire

autrement le christianisme en modernité est perçu aussi subjectivement (et se

renouvelle de cette perception). Cette subjectivité scripturale et perceptive n’empêche

en rien l’auteur de se sentir au service de son institution, l’Église catholique, et de

penser qu’à travers son action, et le texte qui en porte la trace, se donne à lire l’action

du Dieu chrétien dans l’Église en transformation. Une dimension « spirituelle » marque

donc également ce journal, qui se veut aussi le témoin de ce qui est pensé comme une

action du Dieu chrétien dans et pour son Église.

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NOTES

1. Julien Gracq, Les Terres du couchant [1956], 2014, Paris, José Corti, p. 131.

2. Une version officielle des actes, discours et documents du concile Vatican II existe par ailleurs :

voir Église catholique 1970-1980 et 1962-1954 en bibliographie.

3. Voir É. Maheu, 2002 : XXX et 561-571, in Congar Y., 2002 (listes des contributions de Congar) ;

G. Flynn, 2003 ; H. Legrand, 2012.

4. « Sont de moi : [...] » : le théologien donne ensuite les titres des huit textes conciliaires

auxquels il a fortement contribué. « En sorte que, ce matin, ce qui a été lu venait très largement

de moi. » (7.12.65, II 511 ; les références font apparaître en premier lieu la date de l’entrée du

journal, puis la tomaison et enfin la page).

5. Journal, 9.10.62, I 104 ; 21.09.64, II 148, notamment.

6. Les « schémas » sont les synopsis préparatoires aux décrets conciliaires proprement dits

(NdlR).

7. Voir sur cet aspect complexe les dernières contributions de ce dossier (NdlR).

8. Les références au journal du concile font apparaître la date de l’entrée, puis la tomaison et la

page.

9. Ces cahiers sont conservés aux Archives de la Province dominicaine de France, à la

Bibliothèque du Saulchoir, à Paris. Deux copies ont également été déposées au centre Lumen

Gentium de Louvain-La-Neuve, ainsi qu’à l’Institut pour les sciences religieuses de Bologne

(Melloni, 1999 : 119-120, note 4).

10. Il a également servi de matière à un ouvrage de vie spirituelle chrétienne (Blaj, 2012).

11. Nous soulignons.

12. Congar semble ici avoir conscience de ce que d’aucuns ont nommé sa tendance à la retractatio

: à revenir ensuite, réflexivement, sur ce qu’il a écrit, à le formuler voire à le penser autrement

(Cheno, 2007 ; Jossua, 1999 : 93).

13. Nous soulignons.

14. Il note ensuite seulement : « Rentré de Sedan hier soir : à l’Angélique à 22 h 15. De nouveau, je

laisse hors de ce journal ce qui touche ma famille et ma mère. Je note ici ce qui touche le concile »

(30.11.63, I 574).

15. Il reconnaît, dans certains textes autobiographiques, ses succès, du moins l’aboutissement de

son travail : « J’avais, tantôt peu tantôt davantage, travaillé à l’élaboration de tous ces documents

[...]. Il n’est pas question de me vanter, les faits sont tels. Mais, dans la lignée augustinienne des

“Confessions”, je veux en louer Dieu. J’ai été comblé. Les grandes causes que j’avais essayé de

servir ont abouti au Concile : renouveau de l’ecclésiologie, Tradition, réformisme, œcuménisme,

laïcat, mission, ministères... » (Congar, 1974 : 90).

16. « Affirmation tout à la fois vraie et fausse », note É. Fouilloux (1999 : 75).

17. Nous soulignons.

18. http://benedictxvi.tv/site/2013/02/14/benedict-xvi-meets-with-priests-from-rome-

improvisation-super/

19. Nous soulignons.

20. Nous soulignons.

21. À propos du De Revelatione, mais surtout de la question Écriture / Tradition.

22. Dont Congar fera apparaître qu’il a joué un rôle fort, par son humanité, dans le travail

théologique du groupe belge.

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Page 235: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

23. Souligné plusieurs fois par Congar.

24. Entretien avec Hervé Legrand (né en 1934), ecclésiologue dominicain qui fut proche de

Congar.

25. Yves Congar, Journal de la guerre 1914-1918, annoté et commenté par Stéphane Audoin-Rouzeau

et Dominique Congar, Paris, Le Cerf, 1997.

26. Dans La Société de la fatigue, le philosophe allemand d’origine coréenne désignait le

christianisme comme une « thanatotechnique narative ».

27. Par ex. en 5.2.65, II 317.

28. Un ajout manuscrit d’Y. Congar, précisé en note par l’éditeur scientifique du journal, É.

Mahieu, indique : « En raison des personnes mises en cause dans ce journal, j’en interdis

l’utilisation publique avant l’an 2000 ».

RÉSUMÉS

Le journal rédigé par le théologien dominicain Yves Congar (1904-1995) au cours du concile

Vatican II s’offre comme un espace de consignation, de mise à distance et d’objectivation des faits

et discours. Temps de préparation du travail intellectuel mené parallèlement par l’ecclésiologue

et historien français, ce Journal du concile est également le lieu où se donne à lire et à

reconnaître un combat ecclésial, en vue du « ressourcement » de l’Église catholique, face à une

frange du concile adoptant à ses yeux des positions réactionnaires. Le témoignage laissé pour

l’Histoire, mobilisé par plusieurs historiens du concile Vatican II, se situe donc au croisement de

plusieurs dynamiques : testimoniale, mémorielle, intellectuelle, agonistique, mystique et

politique.

The Diary drafted by the Dominican theologian Yves Congar (1904-1995) during the Second

Vatican Council is a space for his chronicle, distanciation and objectivation of the facts and

discussions. In it, the French ecclesiologue and historian prepares the intellectual work he was

doing at the same time, and in it we can read about and recognise the struggle within the

Council, as some participants attempted to orient the Roman Catholic church toward its origins,

while others maintained what in Congar’s eyes were reactionary positions. This testimony left for

history, deployed already by several historians of the Second Vatican Council, takes place at the

intersection of several dynamics: testimonial, memorial, intellectual, agonistic, mystical and

political.

El diario redactado por el teólogo dominicano Yves Congar (1904-1995) durante el Concilio

Vaticano II se ofrece como un espacio de reserva, de puesta de distancia y de objetivación de los

hechos y discursos. Tiempo de preparación del trabajo intelectual llevado paralelamente por el

eclesiólogo e historiador francés, este Diario del Concilio es igualmente el lugar donde Congar se

dedica a leer y reconocer un combate eclesial para la “revitalización” de la iglesia Católica frente

a un sector del Concilio que ha adoptado a sus ojos posiciones reaccionarias. El testimonio dejado

por la Historia, mobilizado por varios historiadores del Concilio Vaticano II, se sitúa entonces en

el cruce de varias dinámicas: testimonial, memorial, intelectual, agonística, mística y política.

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

234

Page 236: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

INDEX

Palabras claves : diario, escritura, Concilio Vaticano II, testimonio, catolicismo

Keywords : diary, writing, Second Vatican Council, testimony, Catholicism

Mots-clés : journal, écriture, concile Vatican II, témoignage, catholicisme

AUTEUR

DAVID DOUYÈRE

Pratiques et ressources de l’information et des médiations, Université François-Rabelais de Tours,

[email protected]

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

235

Page 237: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Inviter des observateurs juifs auconcile ?Les réflexions du Secrétariat pour l’Unité sur le statut des interlocuteursjuifs (1960-1962)

Inviting Jewish observers in the council? The reflections of the Secretary for the

Promotion of Unity on the status of the Jewish interlocutors (1960-1962)

¿Invitar observadores judíos al Concilio? Las reflexiones del Secretario para la

Unidad sobre el estatuto de los interlocutores judíos (1960-1962)

Claire Maligot

1 Si la participation des observateurs œcuméniques au concile Vatican II est bien

connue1, la réflexion sur le statut des interlocuteurs non-chrétiens l’est moins2.

L’histoire des relations entre catholiques et juifs au moment du concile a été avant tout

l’histoire du texte conciliaire sur les non-chrétiens3, plutôt qu’une histoire des acteurs

non-chrétiens. Or l’octroi d’un statut pour les interlocuteurs juifs est une hypothèse

envisagée à plusieurs reprises par quelques membres du Secrétariat pour l’Unité des

Chrétiens ou sollicitée par des représentants laïcs de la diaspora juive. Trop peu suivis

pour faire objet de consensus au sein du Secrétariat ou être présentée à la Commission

Centrale, les quelques sondages ou projets de statut soulignent néanmoins le

développement inédit des contacts et les problèmes nouveaux qu’ils engendrent au

début du concile.

2 Que révèlent ces suggestions minoritaires au sujet des premiers contacts conciliaires ?

Entre juin et septembre 1960, les projets visant à traiter des juifs au concile

n’envisagent ceux-ci que comme objets ou destinataires indirects de la discussion

catholique, et non comme des interlocuteurs potentiels. Les contacts noués à partir de

l’automne 1960 font évoluer ces cadres de pensée ecclésio-centrés vers une logique

bilatérale, tandis que les pratiques empiriques engendrent un besoin de réglementation

progressivement mise en place. Dans cette diplomatie du spirituel, les contacts, investis

différemment de part et d’autre, sont cependant toujours l’enjeu de rapports de force,

tant bilatéralement qu’à l’intérieur de chaque groupe religieux.

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Page 238: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Une question juive au concile ? (juin-septembre 1960)

3 À l’ouverture du concile, les contacts entre représentants juifs et autorités ecclésiales

romaines sont rares, avant que le Secrétariat pour l’Unité des Chrétiens ne s’impose

comme nouvelle interface de liaison.

Augmentation des contacts au début du pontificat roncallien

4 Le développement relatif des échanges dans les années qui suivent l’annonce du 25

janvier 1959 n’est pas directement lié à la perspective conciliaire : en dehors de

quelques réactions épisodiques4, celle-ci a eu peu d’écho immédiat dans les milieux

juifs. Les interactions des juifs avec les catholiques sont avant tout tournées vers le

pape, dont l’aura va croissant après la réforme de la prière du Vendredi Saint, en avril

19595 : le 17 octobre 1960, une délégation de l’United Jewish Appeal remercie Jean XXIII

pour la modification du Pro Judaeis. Le pape jouit d’une bonne image dans l’opinion

juive qui, tout en reprenant les traits de la figure roncallienne6 – la bonté du pape,

insiste sur deux éléments moins mobilisés par les catholiques, la réforme liturgique et

son action de sauvetage pendant la guerre, en tant que délégué apostolique en Turquie.

5 L’audience sollicitée par Jules Isaac pour le 13 juin 1960 s’inscrit dans la même logique

de démarche pontificale. L’historien juif, dix ans après une audience avec Pie XII jugée

décevante, sollicite de son successeur une condamnation ferme de l’« enseignement du

mépris ». C’est une fois à Rome qu’il prend réellement conscience de l’ampleur de la

dynamique conciliaire. Il est éclairé sur son fonctionnement par ses contacts

catholiques, dont le recteur de Saint-Louis des Français, André Baron, et par ses

entrevues à l’ambassade israélienne auprès du Quirinal. Jean XXIII le réoriente vers le

cardinal Bea, président du jeune Secrétariat pour l’Unité des Chrétiens, qui le reçoit le

15 juin 1960.

6 Cette place centrale accordée au pape ne tient pas qu’à la personnalité roncallienne.

Dans les milieux juifs prédomine une conception pyramidale et hiérarchisée de l’Église,

qui surévalue le magistère pontifical. Représentants laïcs de la diaspora, rabbins, presse

juive et diplomates israéliens ont du mal à saisir le fonctionnement du concile7, sa

collégialité et son degré d’autorité magistérielle – et ce d’autant plus que le processus

conciliaire est placé sub secreto. Jean XXIII entend corriger cette vision de la toute-

puissance du pape lorsqu’il rappelle à J. Isaac la pluralité des acteurs ecclésiaux : « Je

suis le chef, mais il me faut aussi consulter, faire étudier par les bureaux les questions

soulevées, ce n’est pas ici une monarchie absolue8 ».

Rattachement de la « question juive » au Secrétariat pour l’Unité des

Chrétiens

7 L’initiative de J. Isaac est originale, car les rapports entre Église et judaïsme occupent à

l’époque une place mineure dans la réflexion de l’Église. Ils n’accèdent au rang de

réflexion conciliaire qu’à la mi-septembre 1960, sous l’effet de l’implication personnelle

d’Augustin Bea.

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Page 239: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

8 Quelques jours après sa nomination à la tête du Secrétariat pour l’Unité, chargé des

relations œcuméniques, le cardinal rencontre le 9 juin 1960, à New York John

Oesterreicher, directeur de l’Institute of Judaeo-Christian Studies de Seton Hall9. Ce dernier

corédige un mémorandum sur les juifs, envoyé à Rome le 24 juin 196010. Il s’ajoute au

votum de l’Institut Biblique Pontifical, également en faveur d’une réévaluation de

l’enseignement de l’Église sur les juifs. Par ailleurs, A. Bea rencontre à plusieurs

reprises courant août et septembre Gertrud Luckner, puis en octobre Karl Thieme, les

deux principaux représentants de la Gesellschaft für jüdisch-christliche

Zusammenarbeit et fondateurs du Freiburger Rundbrief. Ils sont présents à la conférence

d’Apeldoorn (28-31 août 1960), aux côtés de John Oesterreicher et de Léo Rudloff, osb,

abbé de la Dormition, à Jérusalem, futurs consulteur et membre de la sous-commission

sur les juifs. Outre le compte-rendu oral de la conférence fait par J. Oesterreicher et

G. Luckner au cardinal11, les propositions d’Apeldoorn sont envoyées par Anton

Ramselaar, organisateur de la conférence, à Johannes Willebrands, secrétaire du

Secrétariat pour l’Unité, le 28 septembre 196012. Centralisant des initiatives éparses

dont il n’est pas à l’origine, mais dont il se fait le porte-parole, A. Bea obtient du pape le

18 septembre13 l’extension du champ de compétences du Secrétariat pour l’Unité des

Chrétiens à la question De Judaeis.

9 En dehors de J. Isaac, les projets envoyés à Rome émanent des milieux catholiques. Dès

les premiers mois d’existence du Secrétariat, ces initiatives sont rapidement

hiérarchisées. Le mémorandum de Seton Hall sert de base à la réflexion14, tandis que le

dossier de Jules Isaac fait figure de documentation indicative, reçue de manière

critique, tant par A. Bea15 que par Grégory Baum16. La démarche du Secrétariat s’élabore

de fait dans un cadre intra-confessionnel et ecclésiocentré. Le 27 octobre 1960, dans

l’ébauche de programme du Secrétariat, quatre pistes sont proposées au sujet de la

question juive :

1. A more explicit declaration by the Council on the relation between the Old andNew Testaments,2. A reform in Christian education concerning the Jews : misunderstandings,« reprobation » of the Jewish people,3. The change of some liturgical texts (anti-Jewish patristic lessons),4. A feast of « The Just of the Old Testament » or even a Votive Mass17.

10 Abordant la question sous l’angle théologique et spirituel, les points 1 et 4 ne rompent

pas avec la représentation traditionnelle des rapports entre les deux Testaments. Une

messe votive, sous le nom de litanie des Saints d’Israël, était déjà autorisée dans le

patriarcat de Jérusalem depuis septembre 195618 et entendait favoriser la

« réconciliation » d’Israël avec l’Église. Les points 2 et 3 se placent dans la continuité de

diverses enquêtes19 sur les préjugés antisémites ou anti-judaïques dans la catéchèse et

dans la liturgie catholique, dans la lignée de la réflexion après-guerre.

11 Ce programme n’envisage pas spécifiquement l’élaboration de rapports particuliers

avec des juifs, alors que la réflexion œcuménique avait rapidement incorporé une

approche relationnelle. Dès le 30 octobre 1959, le Secrétaire d’État Domenico Tardini

avait annoncé que la présence d’observateurs œcuméniques était à l’étude ; le

Secrétariat avait été érigé comme « secrétariat de liaison » le 5 juin 1960 et nombreux

sont les membres et consulteurs qui suggèrent l’invitation d’interlocuteurs non-

catholiques en octobre-novembre 1960.

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Page 240: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

12 Dans ces conditions, quelle place donner, du point de vue catholique, aux échanges bi-

confessionnels au sein de cette réflexion intra-chrétienne ?

De l’ecclésiocentrisme aux contacts bilatéraux :premiers échanges (octobre-décembre 1960)

13 Le 26 octobre 1960, les représentants, laïcs, du World Jewish Congress, respectivement

son Président, Nahum Goldmann, et son Secrétaire général, Gehrart Riegner,

rencontrent le Président du Secrétariat pour l’Unité pour aborder la place de la

« question juive » au concile, alors que certains rabbins avaient déjà exprimé leurs

réticences en coulisse. Dès le 8 novembre 1960, la parution d’un entrefilet dans la

presse juive révélant les échanges en cours provoque une première crise au Secrétariat.

Une première entrevue, le 26 octobre 1960

14 L’entrevue opère un changement de régime par rapport aux contacts précédents : elle

marque véritablement le début des contacts bilatéraux entre les représentants des deux

groupes religieux. Alors que les entrevues de juin impliquaient un individu privé, J.

Isaac, le Secrétariat est désormais amené à traiter avec des représentants d’associations

juives.

15 Il est difficile de déterminer à qui revient l’initiative de l’entrevue. Selon G. Riegner20,

qui suit N. Goldmann21, A. Bea aurait fait appel à des jésuites romains22 pour savoir à qui

s’adresser dans le monde juif à propos du concile ; ceux-ci l’auraient orienté vers le

WJC. Les agendas du cardinal23 portent par ailleurs la trace d’un contact préparatoire, le

30 septembre 1960, entre A. Bea et Joseph Golan, intermédiaire personnel de

N. Goldmann. La chaîne des intermédiaires est longue et son ordre incertain. Côté

catholique, on tend à mettre ces démarches au crédit des juifs. Le 14 novembre 1960, le

cardinal s’appuie sur ces initiatives juives extérieures pour justifier l’inclusion de cette

question à l’agenda établi du Secrétariat pour l’Unité des Chrétiens. Énumérant ses

compétences, il cite les juifs, après les chrétiens non-catholiques et avant les

Orientaux :

De nombreux juifs ont adressé des suppliques (preces) au Souverain Pontife, les unsdemandent la possibilité d’être informés du concile sous une forme ou une autre etde pouvoir lui présenter ses revendications (petitiones), les autres vont jusqu’àdemander la création d’une commission autonome24.

16 En juin, les intentions de J. Isaac étaient restées plus modestes – et étaient jusqu’alors

les seules demandes juives adressées aux instances catholiques25. Quel fut, par

conséquent, l’impact de l’entrevue du 26 octobre 1960 sur cette chronologie, du côté

juif comme du côté catholique ?

17 Dans la diaspora, l’entrevue accordée à N. Goldmann fait débat. Elle entraîne un

premier décalage entre associations laïques – à l’image du WJC – et associations

rabbiniques, consultées par un WJC avide d’une caution religieuse avant de s’engager

dans des discussions bilatérales avec l’Église. Début octobre, N. Goldmann sonde l’Union

of Orthodox Jewish Congregations of America, l’une des principales associations rabbiniques

représentant la branche orthodoxe du judaïsme américain, au sujet d’une invitation au

concile. Bien qu’il essuie un refus, il passe outre et se sert de l’entretien pour arguer de

la caution de Moses Feuerstein, président de l’UOJCA. Le 18 octobre 1960, M. Feuerstein,

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Page 241: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

indigné, dément auprès des rabbins de l’UOJCA, et par répercussion, de certains rabbins

européens26. Contre le projet de N. Goldmann, il se rallie, personnellement et au nom de

l’UOJCA, au refus catégorique exprimé par Joseph Soloveitchik, rabbin orthodoxe très

influent. Les positions de l’UOJCA restent officiellement les mêmes durant tout le

concile27, tandis que la Conférence des rabbins européens adopte, un an plus tard, une

disposition semblable de non-participation au concile, le 16 novembre 1961. À

l’automne 1960, seuls des représentants laïcs, appartenant aux defense agencies de la

diaspora, se saisissent donc de la question d’une invitation conciliaire. Leur marge de

manœuvre est restreinte par la désapprobation rabbinique. Le WJC prend l’initiative de

réunir pour le 9 novembre 1960 quelques rabbins, issus des différentes tendances du

judaïsme (libéraux, conservative et orthodoxes), pour discuter de la situation 28. Selon

Tullia Zevi, le cardinal Bea encouragerait de son côté la création d’une interface unique,

à qui le Secrétariat pourrait s’adresser :

Card Bea express[ed] his knowledge and approval of the NY meeting [...] Heexpressed hope that the meeting would produce a committee or group trulyrepresentative of the entire Jewish people with whom the Ecumenical Council candeal and which should draft requests and suggestions immediately, possibly withinone month29.

18 Pour ces associations, l’hypothèse d’un statut formel octroyé par les catholiques,

permet de légitimer une stratégie de contacts qui reste contestée au sein du judaïsme.

Établir des échanges : tâtonnements, contacts et divergences

19 Pour le Secrétariat, l’ouverture aux contacts a pour corollaire la nécessité d’identifier

des interlocuteurs valides et fiables ; or, ceux-ci sont mal connus. À qui demander

conseil pour amorcer les échanges ? Le Secrétariat ne peut s’appuyer sur un carnet

d’adresses antérieur, une interface officielle ou un groupe de discussion, à la différence

du rôle qu’a pu jouer la Conférence Catholique pour les Questions Œcuméniques30. De

surcroît, les effets négatifs du monitum du Saint-Office du 5 juillet 194831 pèsent sur la

structure des réseaux de contacts, fortement segmentés : dans leur grande majorité, les

forces vives du rapprochement judéo-chrétien se concentrent à l’échelle locale, loin de

Rome.

20 Il est donc plausible qu’au vu de ces déficiences, A. Bea ait cherché à collecter, à l’été et

à l’automne 1960, des renseignements auprès d’intermédiaires variés, plus ou moins

familiers de la question, ou militants du rapprochement : il échange un courrier avec

G. Luckner en juillet 196032. C’est encore dans cette perspective d’identification des

bons acteurs qu’il accepte de rencontrer T. Zevi, le 7 novembre 1960. Cette journaliste

italienne, correspondante du quotidien israélien Maariv et collaboratrice du Jewish

Chronicle, est considérée par les catholiques comme proche du WJC33. Ce faisant, le

président du Secrétariat ne s’écarte pas de la façon de procéder déjà éprouvée pour les

relations œcuméniques. L’établissement de contacts est précédé de la consultation de

spécialistes avertis, à ceci près que pour les relations avec les juifs, le Secrétariat

recourt d’autant plus à des liens faibles. Quel statut donner ensuite à ces échanges en

devenir ? Le problème intervient dès la première prise de contact, comme le rapporte

G. Riegner au sujet du 26 octobre 1960 :

La première question était de savoir si les juifs voulaient être invités au concilecomme observateurs. La deuxième question [...] était de savoir si les organisationsjuives étaient prêtes à soumettre un mémorandum au concile ou à l’Église

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Page 242: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

catholique dans lequel ils formuleraient leur point de vue sur les problèmestouchant les deux communautés34.

21 Il est difficile d’évaluer ce qui relève de la reconstruction a posteriori ou partisane, chez

le représentant d’une association qui a toujours revendiqué une hypothèse maximaliste

à propos du statut d’observateur et qui, à plusieurs reprises, est allée plus loin que ce

que voulaient accorder les catholiques. Toujours est-il que de part et d’autre, la

question des voies d’accès semble bien à l’étude. Aux dires de T. Zevi et de G. Riegner,

elle est abordée lors des deux fois en entretien, le 26 octobre et le 7 novembre, et

trouve un écho positif chez les deux représentants, mandaté ou informel, du WJC.

Néanmoins, A. Bea n’est alors que dans une attitude de prise de renseignements et

d’ébauche de relations – et non dans une logique d’institutionnalisation immédiate de

ces relations. L’enthousiasme de T. Zevi lui fait passer (trop) rapidement sur la lenteur

du processus conciliaire :

I asked whether the presence of Jewish observers at the Council is possible. Card.Bea replied « the observers » problem is yet unclarified, even for the Orthodox andProtestants. This problem shall be discussed within the coming months. Moslems sofar haven’t submitted any requests. The Jews should submit a proposal for sendingJewish observers, without mentioning names or number at first ; when the generalissue of all observers is decided, then the Jews should deal directly with me ondetail. All I want is to be informed on what is desired. I am grateful for allsuggestions: we don’t want to decide alone and a priori. The Holy Father appointedme precisely in order to have somebody to whom the Jews might addressthemselves35.

22 De fait, côté catholique, l’enjeu d’accueillir des observateurs juifs occupe un rang très

secondaire par rapport aux relations œcuméniques, où la question des observateurs

n’est pas tranchée. Le décalage entre ces deux visions apparaît net dès le lendemain de

l’entrevue avec T. Zevi, lors de la parution d’un entrefilet dans la presse.

Une première crise, le 8 novembre 1960

23 Alors que dans l’esprit de Bea, la conversation du 7 devait rester confidentielle, le 8

novembre, la Jewish Telegraphic Agency, basée à New York, révèle l’existence de

contacts officieux en vue d’une invitation de représentants juifs au concile.

L’information se diffuse rapidement en Europe. Parue dans la presse britannique juive

via le Jewish Chronicle, elle est reprise par l’hebdomadaire londonien catholique The

Universe. La nouvelle attire l’attention du gouvernement américain puis du National

Catholic Welfare Conference. La première réaction de la hiérarchie ecclésiastique est

états-unienne. Le NCWC demande confirmation de l’information à Thomas Stransky,

minutante au Secrétariat d’origine américaine, qui entretient de bons rapports avec le

NCWC et son bureau de presse. De Rome, le Secrétariat doit faire face aux réactions

diplomatiques des pays arabes. Fidèle au principe du sub secreto, il apporte très

rapidement un démenti officiel, courant novembre. Cela ne suffit pas à éteindre la

rumeur : les Informations catholiques internationales publient le 1 er décembre 1960 une

brève annonçant, malgré le démenti (qu’il cite), la création au Secrétariat d’une sous-

commission officieuse sur les juifs.

24 L’épisode montre les divergences de stratégies de communication, entre les deux

groupes d’acteurs. Là où le Secrétariat tâtonne et recherche la confidentialité, la

recherche de légitimité passe du côté du WJC par une approche pragmatique. Alliant

prise d’initiatives et médiatisation, il met les autorités religieuses, Secrétariat pour

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Page 243: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

l’Unité ou corps rabbinique, devant le fait accompli. Sur le fond, cette stratégie

communicative, à laquelle le WJC reste fidèle durant toute la phase préparatoire au

moins, alors qu’elle est perçue par les catholiques comme autant de fautes de tact ou de

faux-pas dans l’établissement de contacts, n’est pas spécifique aux relations avec le

Vatican. Elle s’inscrit dans un cadre plus large de représentation de la diaspora sur la

scène internationale, des institutions internationales (UNESCO) aux relations judéo-

catholiques. Elle relève de l’opportunisme politique d’une organisation non-

gouvernementale spécialisée dans le lobbying36, qui assoit son influence sur sa visibilité

médiatique et sur ses liens avec des instances extérieures au monde juif. Dans un cercle

vertueux de transactions de la reconnaissance, l’association tire crédit des contacts

noués qu’elle avance comme la preuve de sa capacité et de son efficacité à représenter

une large partie de l’opinion juive. Entre coup médiatique et recherche d’un

adoubement réciproque, le WJC entend ainsi se positionner comme interlocuteur

accrédité et légitime auprès du Secrétariat – et ce d’autant plus qu’il est d’une part

concurrencé dans ses prétentions par d’autres acteurs juifs entrant en contact avec

Rome, de la diplomatie israélienne aux autres defense agencies de la diaspora, et que

d’autre part, ses prises de position sont contestées par les principales associations

rabbiniques37.

25 Le conflit fait bien apparaître un hiatus dans les représentations juive et catholique des

contacts bilatéraux et leur médiatisation, mais surtout, il montre l’autonomie de la

ligne menée des associations de la diaspora, tant vis-à-vis des cadres catholiques prévus

pour ces échanges, que vis-à-vis des positions rabbiniques. Précocement, celles-ci ne se

cantonnent pas à répondre aux approches catholiques mais développent une stratégie

d’action (agency) qui leur est propre.

Les conséquences de la crise : reprise en main catholique et gel de

la question des observateurs

26 Cette fuite, la première d’une longue série dans l’histoire du schéma38 sur les juifs, est

perçue comme une crise côté catholique. À l’ouverture et à l’indécision des premiers

contacts succède une ferme reprise en main.

27 Si A. Bea affirme le 14 novembre 1960 que la question juive dépend du Secrétariat, rien

n’est dit sur d’hypothétiques invitations juives dans le rapport sur les observateurs

rédigé par J. Willebrands : présenté le 15 décembre 1960, il est centré sur les relations

œcuméniques. Le cas des juifs n’est ajouté que pour les besoins de la circonstance au

terme des quatre points de l’ordre du jour39. La méfiance domine :

Le professeur J. Isaac a demandé au cardinal que les Juifs soient invités40. MgrWillebrands fait remarquer : « quand on traite avec les Juifs il y a toujours le dangerde voir la politique se mêler au domaine strictement religieux. D’ailleurs enAmérique, il y a deux groupes antagonistes. La chose est très délicate, d’autant plusque les Arabes ayant su que les Juifs demandaient à venir au concile, ont faitdemander à Son Eminence s’ils ne pourraient pas y assister eux-mêmes41 ».

28 Le procès-verbal ne permet pas de dire si les réserves émises par le Secrétaire sont

strictement personnelles ou si elles reflètent la ligne générale. Mais en février 1961,

questionné sur le degré d’avancement des travaux, J. Willebrands est toujours partisan

de la prudence et fait état de mesures dilatoires qui ne sont pas de son fait. À

J. Oesterreicher, qui attendait depuis deux mois sa nomination officielle auprès du

Secrétariat, il répond :

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Page 244: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

I delayed in answering you [as] I have expected every day to receive the officialnews of your appointment. Although I was concerned about the long time we in facthad to wait for that, I remained always confident that sooner or later it would come[...]. [In] April, we are going to discuss all the questions relating to the Jews. Aspecial sub-commission on the whole Jewish Problem has not been created and Ithink it better that we not establish one. The Jewish Press is only too eager to buildup much publicity by such a move. But we do have several competent consultors inthe Secretariat on the Jewish question and we can achieve something positivewithout creating a sub-commission42.

29 La crise de novembre 1960 a donc non seulement temporairement compromis les

échanges, mais aussi durablement pesé sur les cadres de réflexion. Elle a nettement

réduit l’ampleur des projets, qui se développent désormais en mode mineur.

Contemporaine du démenti officiel, une note du Secrétariat du 21 novembre faisait dès

l’abord état de cette réduction drastique par rapport aux vues exprimées par T. Zevi le

8 novembre. Il n’est plus question d’envisager de consulter les interlocuteurs juifs sur

les experts catholiques à nommer dans la sous-commission chargée des juifs ; quant à la

transmission des desiderata juifs en vue du concile, elle est subordonnée à l’existence

d’un statut et donc remise à plus tard :

La question des observateurs n’est pas encore décidée, pas plus que pour leschrétiens orthodoxes et protestants. Une fois seulement la question résolue, lesjuifs pourront alors présenter leurs propositions au cardinal43.

30 Trois mois plus tard, on l’a vu, un Willebrands timide est toujours peu favorable à

l’érection d’une sous-commission sur les juifs. Même une fois la sous-commission

établie, on ne souhaite plus au Secrétariat un groupe de représentants juifs qui pourrait

servir d’interface unique des négociations44 : le 16 mai 1961, alors que les contacts ont

repris et se détournent de la question des observateurs pour envisager la transmission

de mémorandums, c’est au tour de Stjepan Schmidt, secrétaire particulier du cardinal

Bea, d’écrire à Fritz Becker, représentant du WJC : il craint qu’un mémorandum cosigné

par les associations regroupées dans la Conference of Jewish Organizations,

manifestant de la sorte un large front d’union juif face au concile, ne pèse sur la liberté

de mouvement conciliaire par sa force symbolique. Durant tout le reste de la phase

préparatoire, la conception des contacts entre juifs et catholiques n’atteint plus les

ambitions de l’automne 1960, même si les contacts s’intensifient. Médiatisation et

risque de politisation cantonnent la discussion dans un espace plus modeste. Le

principe exposé dans le programme du 27 octobre 1960, « the decision of the Holy

Father : no publicity45 », est appliqué avec un surcroit de rigueur. Il contraste avec la

médiatisation de la question œcuménique et il est assez respecté pour qu’à la session

d’août 1961, Jean Jérôme Hamer, o.p., demande si l’attribution d’une compétence sur les

juifs au Secrétariat est publique. J. Willebrands répond par l’affirmative, tout en

précisant que la direction a dû à nouveau tempérer la situation face aux annonces

médiatiques indésirées46. Il nous faut donc examiner à nouveaux frais les pratiques de

contacts mis en place. Ils s’accompagnent d’un souci de leur réglementation des

échanges.

Établir une diplomatie des échanges

31 En raison de leur caractère stratégique, les contacts bilatéraux fonctionnent sur le

mode de relations de magistère à magistère. Malgré des différences dans les structures

d’autorité, les échanges sont polarisés par les acteurs les plus hauts placés, disposant de

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Page 245: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

fonctions directives au sein des deux communautés. La crainte des fuites pouvant

fragiliser ces échanges informels tend à renforcer cette tendance et à limiter le nombre

d’intermédiaires.

Le primat des magistères

32 Côté catholique, les contacts sont de facto polarisés par la direction du Secrétariat. Alors

que les relations œcuméniques étaient mieux réparties entre membres et consulteurs,

un petit nombre d’acteurs, A. Bea, J. Willebrands, T. Stransky, et dans une moindre

mesure, S. Schmidt, concentrent l’essentiel des relations judéo-catholiques. Les

membres et consulteurs de la sous-commission, nommés entre novembre 1960 et

février 1961, ont ainsi un moindre rôle. L. Rudloff, o.s.b. correspond avec des

théologiens catholiques spécialisés dans les relations avec les juifs en Israël, tels Jean-

Roger Henné, o.s.a, et Bruno Hussar, o.p., mais semble avoir peu de contacts avec des

juifs. J. Oesterreicher dispose d’un réseau préconciliaire plus transnational, incluant

des échanges soutenus avec K. Thieme et P. Démann, mais là encore, les catholiques

sont surreprésentés. Enfin, G. Baum, o.s.a, entend se distancier de l’action des defense

agencies, aussi bien par obéissance aux règles du Secrétariat47 que par choix personnel.

En 1964, il justifie sa position de retrait vis-à-vis de l’American Jewish Committee :

I am, of course, deeply concerned about the matter [...]. [But] it is my personalconviction that a Christian of a Jewish family can have real influence on Christian-Jewish relations, among Jews and among Christians, only through a certain kind ofdiscretion48.

33 Plus spécifiquement, comment expliquer la prépondérance d’A. Bea ? Elle tient à sa

position institutionnelle, consolidée ensuite par son aura personnelle. Si le cardinal

peut, fait rare à Rome, s’appuyer par un petit réseau personnel de contacts antérieurs

avec des intermédiaires du rapprochement judéo-chrétien, encore faut-il ne pas en

surévaluer l’importance. Ses bonnes relations avec G. Luckner ne débouchent pas sur

une mise en relation directe avec des représentants associatifs juifs ; ceux-ci se

contentent de lui transmettre une lettre de Martin Buber, vieille de neuf mois, fin

juillet 196049, qui n’a pas de suite. A. Bea jouit aussi de la confiance personnelle et des

espoirs dont les interlocuteurs juifs font preuve à son égard50. Faut-il supposer que le

Président du Secrétariat se soit, sur le modèle des relations avec le Conseil Œcuménique

des Églises, formellement réservé les contacts directs les plus importants, en raison de

la technicité du problème et de sa délicatesse diplomatique ? Si tel est bien le cas pour

le COE51, rien ne l’indique pour les juifs dans les consignes du Secrétariat à ses

membres ; cependant, une tendance de fond réserve de fait les échanges avec les juifs

au noyau resserré de la direction du Secrétariat, au point que les autres membres du

Secrétariat, voire de la sous-commission, n’en n’ont pas toujours connaissance.

34 Informels, ces premiers contacts sont corrélativement interpersonnels, dépendant de

l’engagement individuel d’un petit nombre d’acteurs. En parallèle, la direction

politique des principales associations laïques de la diaspora juive, souvent en binôme

avec un rabbin, sollicite ainsi une audience avec la direction du Secrétariat.

Des représentants accrédités ?

35 Si chacun des protagonistes associe donc contenu stratégique de l’échange et élitisme

des partenaires de la discussion, l’absence d’une structure centrale représentant toutes

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les communautés juives, engendre un surcroit d’attention, côté catholique, et

d’insistance, côté juif, quant à la représentativité, l’autorité, voire l’accréditation des

acteurs juifs impliqués, en position d’entrants.

36 Qui sont les représentants autorisés du monde juif ? La concurrence est rude, et chacun

des interlocuteurs du Secrétariat revendique pour lui-même la prétention de faire des

rapports bilatéraux son domaine réservé. Aux catholiques cherchant un « quasi pape

juif », G. Riegner présente N. Goldmann comme le rosh galouta, terme judéo-araméen

qui désignait le chef de la diaspora, ou l’exilarque, après la destruction du temple52 ; en

réponse de quoi A. Bea se serait présenté comme le fondé de pouvoir du pape, chargé

de centraliser les demandes juives53. Mais la prévalence des associations laïques dans

les échanges ne fait pas l’unanimité. Le 21 novembre 1960, en pleine crise Zevi, Israël

Brodie, grand rabbin de Londres, affirme que la décision d’accepter ou non une

participation au concile sous quelque forme que ce soit doit revenir exclusivement aux

autorités religieuses rabbiniques : « It is however clear to the Chief Rabbi that this decision

must be taken only by a rabbinic authority and that it is not a matter for the lay leadership54 ».

37 Le Secrétariat n’a qu’une connaissance floue des rapports de force internes au judaïsme

– il est ainsi plus au fait des rivalités entre agences laïques le sollicitant que des

positionnements en retrait. Il est cependant très fortement conscient de la pluralité du

judaïsme et des phénomènes de concurrence qui peuvent en découler et indirectement

rejaillir sur lui. Sa préoccupation durant toute la phase préparatoire, est de ne pas se

voir engager, à son corps défendant, dans des controverses partisanes. Ceci lui pose

d’autant plus problème s’il est en position de devoir lancer des invitations ou des

contacts. N. Goldmann en fait état dans son récit de l’audience du 26 octobre 1960 :

Le cardinal me confie qu’il a longtemps été au désespoir de savoir qui inviter ducôté des juifs, puisque la religion juive ne possède ni pape ni Vatican, et que selonses informations, le monde juif est éclaté en une multitude de groupes religieux55.

38 Dès le 7 novembre 1960, A. Bea relativise auprès de T. Zevi la représentativité de

N. Goldmann : « mentioning the Goldmann meeting, he stated that he was favorably

impressed but believed Goldmann is not representative of the entire Jewish people ».

Après la première crise et une fois la tension redescendue, le Secrétariat privilégie

définitivement l’envoi de mémorandums de la part des juifs, plutôt que faire aboutir les

projets de statut formel56. Au bilan, les contacts les plus suivis ont lieu avec les

représentants mandatés d’association, alors que la méfiance domine vis-à-vis d’acteurs

isolés ou de second rang, dont le rôle d’intermédiaire est ambigu. Le Secrétariat coupe

court avec certains interlocuteurs juifs, qu’il ne juge plus fiables ou trop subjectifs.

T. Zevi ne réapparaît plus dans les agendas du cardinal ou de son secrétaire, après le

faux pas de novembre 1960 ; elle ne réapparait dans la correspondance conservée au

Secrétariat qu’en janvier 1964, pour une lettre insignifiante57. De même, J. Golan est

débouté au printemps 1962, alors qu’il avait servi d’intermédiaire pour deux

sollicitations d’audience pour N. Goldmann, en octobre 1960, puis au printemps 1961.

Au printemps 1962, il rencontre à nouveau deux fois A. Bea les 24 et 27 avril 196258, peu

avant que n’éclate l’affaire Wardi59, puis les contacts cessent brutalement, en raison du

discrédit que la direction du WJC fait peser sur lui60. Il est probable que les contacts de

second rang aient servi de fusibles à l’association, afin de préserver les liens entre les

représentants de tête des deux groupes.

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Page 247: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Le besoin de normes : réflexion sur un statut spécifique

39 Même sans statut officiel d’observateur, la mise en place de contacts pendant la phase

préparatoire s’accompagne progressivement de règles protocolaires minutieuses, afin

d’éviter toute fuite, récupération ou débordement en dehors des cadres prévus.

40 Le 7 avril 1961, S. Schmidt s’en fait l’intermédiaire auprès de J. Golan, au sujet d’une

nouvelle entrevue prévue avec Goldmann :

1/ Son Éminence donne son accord pour la rencontre mais insiste sur sa nature « decaractère strictement privé ». 2/ Son Éminence désire également souligner que larencontre « ne recevra aucune publicité », c’est-à-dire qu’elle sera connue des seulsparticipants, et évidemment de leurs supérieurs – ce que du reste vous m’avez déjàassuré lors de notre dernière conversation61.

41 La retranscription écrite d’un engagement oral comme la glose des termes de

l’audience, définis dans deux langues pour couper court à toute ambiguïté, soulignent

le soin apporté à la définition des cadres de l’échange. Dans un contexte politique et

diplomatique tendu, la priorité du Secrétariat est la confidentialité. De fait, le souhait

de formaliser les contacts répondait avant tout, pour le Secrétariat, à un besoin de

canalisation des échanges, en déterminant des garanties pratiques associées à un type

d’interlocuteur, nommément identifié et statutairement défini – alors que c’est la

dimension honorifique qui prime du côté juif. Avec la reprise des échanges et leur

densification au second semestre de l’année 1961, et la pluralisation des acteurs juifs,

notamment avec l’implication de l’American Jewish Committee, un avis anonyme émanant

des milieux du Secrétariat, la fin 196162, relance l’idée d’un statut pour les observateurs.

Définissant des règles de bonne conduite, le projet est très ambitieux dans ces

propositions et entend être avantageux pour les deux parties. La reconnaissance

officielle des échanges est assortie d’obligations mutuelles, droits (accès à

l’information) et devoirs (respect du secret) :

Cette position leur donnerait le droit :1. d’obtenir des informations confidentielles sur les questions qui les intéressent(et qui ne sont pas divulguées au grand public) ;2. de présenter les desiderata de leurs communautés respectives.Pour leur part, ils s’engageraient à donner des garanties sur l’usage de tellesinformations : ne pas les communiquer à la presse, en conserver l’usageconfidentiel, etc.

42 S’appuyant sur l’expérience des ratés de l’année précédente, on cherche ainsi à

réglementer les échanges au fur et à mesure de leur développement, car le vide formel

dans lequel ils s’étaient d’abord déroulés est désormais ressenti comme un manque. En

effet, si l’intégralité des travaux des commissions préparatoires est placée sub secreto, le

rappel des règles de confidentialité est surreprésenté dans les relations avec les juifs.

Cela tient à la nature de ces échanges, politiques malgré les intentions affichées par le

Secrétariat. Les négociations inter-religieuses ne disposent pas d’une sphère de

discussion autonome, doté de cadres institutionnels spécifiques. Par conséquent,

recevoir un représentant juif est perçu de l’extérieur comme un geste diplomatique ; de

tels échanges empruntent d’ailleurs leurs modalités et leur protocole aux échanges

informels déjà noués, entre juifs et catholiques, via la Secrétairerie d’État. Ils croisent

dimension politique et dimension spirituelle, puisqu’ils impliquent une prise de

position du Secrétariat dans un champ de la réflexion théologique neuf et mal balisé,

alors que s’y superposent, dans la presse, dans une partie de l’opinion juive, voire dans

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Page 248: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

l’agenda du WJC, les attentes au sujet d’une formalisation des échanges avec Israël – ce

que les catholiques refusent de considérer.

43 Pour l’ensemble de ces raisons, le développement des contacts suscitent méfiance et

réprobation dans certains cercles au Vatican : à cet égard, l’affaire Wardi est un

prétexte qui cristallise des oppositions plus profondes, lors de la suppression de la

question de l’ordre du jour conciliaire, par la Commission Centrale, le 20 juin 1962, sur

décision d’Amleto Cicognagni. Elle montre aussi la dimension politique de cette

diplomatie du spirituel.

La diplomatie du spirituel

44 Enfin, juifs et catholiques n’attribuent pas la même signification symbolique à une

hypothétique reconnaissance statutaire.

Le décalque incomplet des réflexions œcuméniques

45 Au Secrétariat, les relations avec les juifs se construisent sur un autre modèle que

l’œcuménisme. La réflexion, moins avancée, est fréquemment abordée sur le mode

d’une analogie incomplète avec les relations intra-chrétiennes. Il en va ainsi de la

recension en session plénière des échos trouvés à l’extérieur par le travail du

Secrétariat :

Nous avons reçu en outre beaucoup de suggestions et de rapports des personnes quine sont pas membres ni consulteurs et parmi eux des chrétiens séparés anglicans,luthérien, réformés, et même des israélites63.

46 Capital d’expérience, répertoire de solutions pratiques ou de méthodes, les relations

œcuméniques servent de modèle au Secrétariat pour envisager les relations avec les

juifs mais un décalage persiste dans les intentions motivant ces relations et l’ampleur à

leur donner. Le transfert de statut d’un champ à un autre est toujours incomplet, y

compris dans les projets les plus maximalistes. L’avis anonyme de la fin 1961 distingue

nettement interlocuteurs juifs et observateurs œcuméniques :

Certains désirs ont été exprimés. Le Saint Père a mentionné à plusieurs reprisesleur intérêt pour le concile. D’autre part, ils ne peuvent être placés sur le mêmeplan que les représentants des communautés chrétiennes, pour des raisonsévidentes. [...] On propose donc de les admettre comme représentants accréditésauprès du Concile – ou mieux auprès du Secrétariat, qui servira d’intermédiaire.

47 La fonction, la titulature et l’interlocuteur (le Secrétariat plutôt que le concile) dévolus

sont plus modestes que ceux qui sont envisagés pour les observateurs œcuméniques.

Mieux, alors qu’en novembre 1960, la question des observateurs juifs était encore

placée dans le prolongement de celles des observateurs œcuméniques, les deux

questions sont désormais disjointes en novembre 1961, où les modèles de relations

convoqués pour aider à traiter la question des juifs sont aussi médiatiques et

diplomatiques. De fait, le statut envisagé est un statut pratique et honorifique, sans la

dimension spirituelle attribuée à la présence des observateurs œcuméniques et

présentant comme un acte de témoignage réciproque64, dans une démarche commune

vers l’unité chrétienne.

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Page 249: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Ni diplomates, ni journalistes, ni observateurs œcuméniques

48 Le statut à accorder aux juifs se situe donc dans un entre-deux, du point de vue

relationnel et théologique. L’avis anonyme de la fin 1961 ne le définit que par la

négative. Il est pensé à la fois en miroir et par opposition avec les droits donnés aux

non-catholiques, aux journalistes et aux diplomates, tout en affirmant une dimension

honorifique spécifique : « il va de soi qu’ils pourront non seulement assister aux

sessions solennelles publiques du Concile, mais qui plus est à des places d’honneur

réservées ». Par ailleurs, le Secrétariat est divisé sur la façon d’envisager

théologiquement le lien entre Église et Synagogue et de définir ce « peuple d’Israël ».

Pour les uns, le rattachement de la question juive aux relations œcuméniques est un

motif circonstanciel, fruit de l’histoire du rattachement de la question juive au

Secrétariat ; d’autres, au contraire, l’investissent d’un sens théologique et voient dans

la séparation entre Église et Synagogue la première rupture œcuménique.

49 Fin 1961, A. Bea fait le choix de privilégier la viabilité du projet sur les juifs à son

ampleur, et adopte la même attitude au sujet des observateurs juifs. Considérant, d’une

part, le rapport de force engagé avec les autres commissions préparatoires, dont la

Commission Théologique, et, d’autre part, l’état controversé de la discussion, y compris

au Secrétariat, la décision est prise, sur proposition d’A. Bea, à la session du 28

novembre 1961, de rédiger un court texte d’une page, afin d’être sûr de le voir passer à

la Commission Centrale65. De la même manière, par prudence, dans son rapport sur les

observateurs, examiné par la Commission Centrale le 7 novembre 1961, le cardinal ne

dit mot de la possibilité d’observateurs juifs au concile – un fait qui lui est reproché par

quatre des cinquante-neuf votants, souhaitant, à titre individuel, l’élargissement du

statut d’observateurs œcuméniques à des interlocuteurs juifs et musulmans, voire à des

représentants des religions asiatiques66.

50 Toute interprétation spirituelle d’un œcuménisme élargi est absolument refusée,

autant par J. Soloveitchik que par le Synagogue Council of America ou la deuxième

Conférence des Rabbins Européens. Le refus de participation de la part des rabbins

achève de délier les deux questions, statut honorifique et participation officieuse. Mais

pour ceux qui s’engagent dans les contacts, la reconnaissance statutaire devient un

enjeu tant symbolique que politique. Elle renaît sporadiquement au cours des sessions

conciliaires, à travers des candidatures individuelles spontanées, tel William

F. Rosenblum, rabbin libéral à la tête du Temple Israel, à New York, en septembre

196367, ou des recommandations catholiques, de Emil C. Oestreich68, recteur auxiliaire

de St. Mary of the Assumption à Philadelphie, à Ludwig Semkowski, s.j., à Jérusalem, qui

transmet à la demande à Pierre Duprey69, avant le Secrétariat. Mais ces tentatives ne

trouvent plus d’écho auprès du Secrétariat échaudé par les fuites médiatiques

récurrentes.

51 Les velléités d’invitation d’observateurs issus du judaïsme échouent. On ne saurait

mettre cet échec seulement sur le compte de coups médiatiques, de la fuite Zevi à

l’affaire Wardi. Il atteste plutôt l’état d’une question très controversée

théologiquement, n’ayant ni la même ampleur, ni les mêmes objectifs conciliaires que

les relations œcuméniques. Ces suggestions, portées par une fraction minoritaire,

répondent aussi à des considérations tactiques. Derrière la recherche d’une

normalisation des rapports, il y a chez les catholiques le souci pratique de canaliser les

échanges. Après la première crise médiatique, le maintien de ces contacts dans une

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sphère informelle et officieuse, sans publicité, apparaît la meilleure des garanties. Pour

les associations juives, la question du statut s’inscrit au contraire dans une politique de

visibilité et une stratégie d’accès à la reconnaissance.

52 Points de rupture temporaire dans la négociation, les crises de novembre 1960 et juin

1962 montrent aussi l’autonomie des associations juives laïques. Elles ne sont pas les

destinataires passifs d’un projet d’origine catholique mais entendent faire valoir leur

propre ligne d’action, distincte des avis des associations rabbiniques, des normes

conciliaires et des projets du Secrétariat, qui n’envisage à aucun moment le projet de

texte sur les juifs comme une co-élaboration.

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NOTES

1. (M. Velati, 2014, 2011 ; É. Fouilloux, 1993).

2. (M. Velati, 1996 : 283).

3. (É. Fouilloux, 2002 ; J. Oesterreicher, 1967).

4. Telle celle du rabbin M. Eisendrath, dans le New-York Times du 20 février 1960.

5. (M. Paiano, 2000).

6. (C. Maligot, 2013).

7. Pour la réaction de la diplomatie israélienne, voir le rapport de Raja Kagan du 14 août 1960

(cité par A. Melloni, 2000 : 89).

8. J. Isaac, « Notes sur huit jours à Rome », archives de la Congrégation féminine Notre-Dame de

Sion, Paris, Fond Vatican II, 30 juin 1960.

9. Archiv der deutschen Provinz der Jesuiten (ADPJ), Munich, Fond Bea, Lg, 3.

10. Archivio Secreto Vaticano (ASV), Cité du Vatican, Conc. Vat. II, 1452.

11. Ils sont reçus par Bea respectivement le 9 et le 23 septembre 1960. ADPJ, Bea, Lg, 3.

12. Lettre d’A. Ramselaar à J. Willebrands, 28 septembre 1960, ASV, Conc. Vat. II, 1452.

13. (S. Schmidt, 1989 : 421).

14. Lettre de J. Willebrands à J. Oesterreicher, 18 février 1961, ASV, Conc. Vat. II, 1452 : « I think

that the proposals you submitted last summer remain the best ones we have; they will be treated

in April together with a report by G. Baum ».

15. Procès-verbal de la session plénière du Secrétariat, 20 avril 1961.

16. G. Baum conteste à J. Isaac la thèse d’un antisémitisme chrétien, enraciné dans les Évangiles.

Il s’y emploie dans The Jews and the Gospel, a re-examination of the New Testament, publié en 1961, en

réaction à la Jésus et Israël, paru en 1948.

17. « Bozza di programma », sans auteur, 27 octobre 1960 (publié par M. Velati, 2011 : 122).

18. Lettre d’A. Gori, patriarche latin de Jérusalem, à B. Hussar, o.p., 6 septembre 1956, Archives de

la Province dominicaine de France (APDF), Paris, Fond Hussar, 6.

19. En France, l’enquête de Paul Démann, nds, et Renée Bloch avait paru dans les Cahiers

Sioniens, « La catéchèse chrétienne et le peuple de la Bible. Constatations et perspectives » dès

1952. Les sœurs de Sion avaient mené des enquêtes de ce type en Angleterre et aux États-Unis ; le

monastère belge d’Hurtebise transmet au Secrétariat une « Supplique concernant nos rapports

de Chrétiens vis-à-vis d’Israël », le 9 janvier 1961 ; ASV, Conc. Vat. II, 1452.

20. (G. Riegner, 1998).

21. (N. Goldmann, 1970).

22. Les sources catholiques n’en disent rien, qu’il s’agisse des papiers personnels de Bea ou des

archives du Secrétariat. S. Schmidt, absent lors de la rencontre, reprend le récit de N. Goldmann ;

(Schmidt, 1989 : 421).

23. ADPJ, Bea, Lg, 3.

24. (M. Velati, 2011 : 154-155, latin).

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25. J. Isaac se rallie, après réflexion, à un projet de sous-commission qui lui est suggéré par

A. Baron, recteur de Saint-Louis des Français ; J.-F. Arrighi, futur minutante du Secrétariat abonde

en ce sens. Cette solution est présentée tactiquement comme une alternative à un pape empêché

dans sa liberté d’action, aux dires des deux ecclésiastiques, face aux réticences d’A. Ottaviani et

de D. Tardini ; au contraire de la sollicitation d’une déclaration pontificale, elle présente

l’avantage, en « ne proposant pas de solution », de conserver un libre examen catholique de la

question. L’historien est d’abord réticent face au recours à une commission technique

intermédiaire et souhaite avant tout obtenir une déclaration pontificale, mais il inclut finalement

ce projet dans la « Note conclusive et complémentaire » qu’il présente au pape quelques jours

plus tard. J. Isaac, « Note sur les Huit Jours à Rome », 30 juin 1960, op. cit.

26. Lettres de M. Feuerstein, à N. Goldman, 14 et 18 octobre 1960 ; copie envoyée au grand rabbin

de France, Jacob Kaplan ; Centre de Documentation Juive Contemporaine (CDJC), Paris, Fond

Kaplan.

27. Elle maintient cette ligne de non-contact auprès du Synagogue Council of America (SCA),

regroupant les six plus importantes associations rabbiniques du judaïsme libéral, conservative et

orthodoxe aux États-Unis, American Jewish Historical Society (AJHS), New York, SCA, I-68.

Officieusement cependant, M. Feuerstein approche l’archevêque de Boston, R. Cushing, en février

1962. Archives du diocèse de Boston, fond Cushing, M2443, échange de télégrammes des 1-2

février 1962.

28. T. Stransky place quant à lui cette réunion le 8 décembre 1960, en présence de

J. Soloveitchick ; (T. Stransky, 2007 : 39).

29. Copie du télégramme de T. Zevi au Secrétariat (télégramme Zevi), 8 novembre 1960, ASV,

Conc. Vat. II., 1452.

30. M. Velati a montré le réinvestissement des contacts de la CCQO par le Secrétariat pour l’Unité

(M. Velati, 2011 : 18-40 ; id., 1995 : 75-118).

31. AAS, vol. XL, 1948, p. 257. Le monitum mettait à l’index la participation des clercs catholiques

aux mouvements de rapprochement judéo-chrétien et mettait les laïcs en garde contre les

risques d’indifférentisme de ces discussions. Une copie est transmise par A. Roncalli, alors

délégué apostolique à Paris, à l’archevêque de Lyon, P.-M. Gerlier, le 29 novembre 1950. Un

rappel demandant l’application des mesures est envoyé en juin 1954 à l’archevêque de Londres,

B. Griffin.

32. Lettre de G. Luckner à A. Bea, 22 juillet 1960, ASV, Conc. Vat. II., 1452.

33. La copie du télégramme envoyé le lendemain de l’entrevue avec Bea, est archivée au

Secrétariat, sous le titre : « From miss Zevi, a representative of Jewish Congress in America » ; en

réalité, elle n’a pas de mandat du WJC, télégramme Zevi, 8 novembre 1960, ASV, Conc. Vat. II.,

1452.

34. (G. Riegner, 1998).

35. Télégramme Zevi, 8 novembre 1960, ASV, Conc. Vat. II., 1452.

36. Elle échappe totalement aux représentants catholiques, du Secrétariat aux évêques européens

(G. Riegner, 1998).

37. Sur les divergences de position, au sein du monde juif, face au concile, voir C. Maligot, 2015.

38. Voir ci-dessus, p. 250.

39. J. Willebrands les avaient fixé en introduction : la mission des observateurs, leur statut, leur

choix et leur nombre.

40. Nulle trace de cette demande dans la « Note sur les Huit Jours à Rome », op. cit.

41. (M. Velati, 2011 : 186).

42. Lettre de J. Willebrands à J. Oesterreicher, 18 février 1961, ASV, Conc. Vat. II., 1452.

43. Note du Secrétariat, sans auteur, 21 novembre 1960, allemand, ADPJ, Bea, Lf, 7, 2.

44. Lettre de S. Schmidt à J. Golan, 26 mai 1961, ADPJ, fond Bea, Lf, 5.

45. (M. Velati, 2011 : 124).

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46. (M. Velati, 2011 : 650-652).

47. Au moment de définir les règles de confidentialité, celui-ci impose dès le 14 novembre 1960

de dissocier relations amicales et rôle de membre du Secrétariat (M. Velati, 2011 : 168).

48. Lettre de G. Baum à M. Tanenbaum, 25 août 1964. Archives de l’American Jewish Committee

(AJC), New-York, IAD, 33.

49. Lettre de M. Buber, sans destinataire, 5 octobre 1959 ; transmise par G. Luckner à A. Bea le 22

juillet 1960 ; ASV, Conc. Vat. II., 1452.

50. Lettre de Z. Shuster au bureau new-yorkais de l’AJC, du 20 décembre 1961 : « I should like to tell

you that I found him [A. Bea] to be outstanding in any respects, and primarily as a man of profound

knowledge of Judaism, an excellent interpreter of Jewish love in modern terms, and a man imbued with a

spirit of enthusiasm about ultimate values. [...] For my part, I can testify that he succeeded in creating a

rapport with Christian religious leaders in a way few laymen and even Jewish religious leaders could have

done ». M. Tanenbaum, « Heschel and Vatican II, Jewish Christian relations », Memorial symposium

in honor of A. Heschel, 21 février 1983, tiré à part, p. 7.

51. Rapport de J. Willebrands au Secrétariat, 14 novembre 1960 (M. Velati, 2011 : 164).

52. (G. Riegner, 1998).

53. Télégramme Zevi, 8 novembre 1960, ASV, Conc. Vat. II., 1452.

54. Lettre d’I. Brodie, président de la Conférence des rabbins européens, aux membres du Comité

Permanent, 21 novembre 1960, CDJC, Kaplan.

55. (N. Goldmann, 1998).

56. (C. Maligot, 2016).

57. Lettre de T. Zevi à J. Willebrands, 14 janvier 1964, ASV, Conc. Vat. II, 1454, I.

58. ADPJ, Bea, Lg, 3.

59. Le 12 juin 1962, la presse annonce l’appointement d’un ancien fonctionnaire israélien du

ministère des cultes, C. Wardi, comme observateur du WJC auprès du concile. Ceci provoque une

crise diplomatique.

60. Note de S. Schmidt, sans date, italien, ADPJ, Bea, Lf, 5, 3 : « À un certain point, N. Goldmann

nous communiqua qu’il ne considérait plus Monsieur Golan comme un représentant ad hoc, parce

que, dans mes souvenirs, il avait usé de sa position à des fins personnelles ».

61. Lettre de S. Schmidt à J. Golan, Paris, 7 avril 1961, italien et français, ADPJ, Bea, Lf, 5, 4. Les

expressions entre guillemets sont en français dans le texte.

62. Note, sans date et sans auteur, « Osservatori non-cristiani al Concilio? (1961), un parere »,

italien, ADPJ, Bea, Lf, 7, 2. Le titre du document et sa datation sont de S. Schmidt, qui a inventorié

le fond Bea. Le document est aisément datable de la fin 1961 : il est contemporain ou légèrement

antérieur à l’examen de la question par la Commission Centrale, le 7 novembre 1961. Une note

ajoutée de Schmidt met en perspective cet avis maximaliste avec d’une part le silence de Bea

dans son rapport à la Commission, et d’autre part, la formulation floue de Jean XXIII, le 7

novembre 1961 : « nous l’avons dit plusieurs fois et nous le redisons encore : que nos frères

séparés de l’unité de l’Église et même la foule de ceux qui n’ont pas encore pu recevoir le signe du

Christ sur leur visage, mais vers qui afflue cependant la lumière de la révélation naturelle,

tournent leurs esprits vers le concile » (AD, II, II/1, p. 444, latin).

63. (M. Velati, 2011 : 162).

64. Le rapport de J. Willebrands, examiné le 15 décembre 1960, définit la spécificité de la

catégorie d’observateurs œcuméniques par la notion de témoignage : « il faut distinguer

nettement la fonction des observateurs et des journalistes : les premiers sont pour nous les

représentants des communautés chrétiennes séparées, ils viennent pour connaitre l’Église et son

témoignage, ils étudient la possibilité d’une collaboration entre chrétiens en vue de l’unité

chrétienne ; les journalistes eux sont les représentants d’organes de publicité, ils viennent pour

informer l’opinion, soit pour, soit contre nous » (M. Velati, 2011 : 178).

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Page 254: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

65. Sur les hésitations de Bea, et sa crainte de voir le projet de texte bloqué par la Commission

Centrale, voir le procès-verbal de la session du 28 novembre 1961 (M. Velati, 2011 : 739-744).

66. Il s’agit de Fernando Cento, Josip Antun Ujcic, Pierre Martin, Ngô Ðình Thu ̣c, et Peter

McKeefry.

67. Lettre de W. Rosenblum à A. Bea, 29 septembre 1963, transmise par E. Tisserant, ASV, Conc.

Vat. II, 1454, IV et VII. Son audience avec le pape lui attire par ailleurs les violentes critiques de

Balfour Brickner, à la tête de l’Interreligious affairs committee du SCA (lettre de W. Rosenblum à

B. Brickner, 7 avril 1964, AJHS, SCA, I-68, 9).

68. Lettre d’E. Oestreich à A. Bea, 5 août 1962, ASV, Conc. Vat. II, 1454, VI.

69. Lettre de P. Duprey à A. Bea, 20 mai 1963, qui retransmet la demande faite à L. Semkowski,

ASV, Conc. Vat. II, 1453, II.

RÉSUMÉS

Durant la phase préparatoire du concile, le Secrétariat pour l’Unité des Chrétiens envisage

brièvement d’élaborer un statut spécifique d’observateurs pour les représentants juifs, issus

principalement d’associations séculières, qui entrent en contact avec lui. Le projet est

abandonné, après deux effets d’annonce qui relayaient dans la presse ces vélléités de statut et

provoquèrent deux crises médiatiques et diplomatiques. Faire l’histoire de ce statut avorté

permet de retracer les débuts d’une institutionnalisation des rapports entre instances

conciliaires et représentants juifs, en insistant sur les enjeux politiques et symboliques inhérents

à cette diplomatie du spirituel.

During the preparatory phase of Vatican II, the Secretary for the Promotion of Christian Unity

briefly thought of drafting a special status for Jewish representatives that were developing

contacts with the council. Most of the latter were representatives of Jewish secular organizations;

the question was whether to invite them as observers or not. The project was soon abandoned,

after being improperly issued in the press and creating two diplomatic crisis. Still, the history of

this aborted status shows the new need, for the time, to institutionalize Jewish-Catholic

relationships at a top level. Focusing on the crafting of this new spiritual diplomacy, the article

insists on its political and symbolical aspects.

Durante la fase preparatoria del Concilio, la Secretaría para la Unidad de los Cristianos considera

brevemente la posibilidad de elaborar un estatuto específico de observadores para los

representantes judíos, surgidos principalmente de asociaciones seculares que entran en contacto

con él. El proyecto fue abandonado, luego de que se filtrara a la prensa la cuestión del estatuto de

dichos observadores, y de las dos crisis diplomáticas que se sucedieron. La historia de este

estatuto que no fue permite retrazar los inicios de una institucionalización de las relaciones entre

instancias conciliares y representantes judíos, insistiendo en las apuestas políticas y simbólicas

inherentes a esta diplomacia de lo espiritual.

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Page 255: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

INDEX

Mots-clés : Vatican II, Nostra Aetate, Secrétariat pour l’Unité, observateurs, relations judéo-

chrétiennes

Palabras claves : Vaticano II, Nostra Aetate, Secretaría para la Unidad, observadores, relaciones

judeo-cristianas

Keywords : Vatican II, observers, Secretary for the Promotion of Christian Unity, Nostra Aetate,

Jewish-christian relationships

AUTEUR

CLAIRE MALIGOT

Groupe sociétés, religions, laïcités (GSRL), UMR 8582, CNRS-EPHE, [email protected]

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Page 256: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Généalogie d’un « silence »conciliaireLe débat sur les femmes dans l’élaboration du décret sur l’apostolat deslaïcs

Genealogy of a conciliar “silence”. The debate on the women in the elaboration of

the decree on lay apostolate

Genealogía de un “silencio” conciliar. El debate sobre las mujeres en la

elaboración del decreto sobre el apostolado de los laicos

Agnès Desmazières

1 À l’annonce de la nomination de femmes auditrices au concile, la journaliste Geneviève

Lainé, première femme à avoir intégré la rédaction du quotidien La Croix, adresse, le

29 septembre 1964, une « Lettre ouverte aux auditrices du Concile », où elle exprime

l’espérance vitale que cette désignation éveille en elle, « espérance même du salut » :

« Ainsi donc, cette société humaine qu’est l’Église consent à rétablir un équilibre

humain rompu partout ailleurs ? Il y aurait pour nous une place originale dans le

Royaume de Dieu ? » (Lainé, 1964). Au même moment, le fin observateur du concile

pour Le Figaro, l’abbé René Laurentin, souligne « l’importance historique de la décision

prise » (Laurentin, 1964). Quelques années plus tard, dressant un bilan de l’événement

conciliaire, il situe pourtant en bonne position de sa « liste des “silences” » de

Vatican II la question de la « place des femmes », dont « ce qui est dit [...] reste

extérieur et vague » (Laurentin, 1967 : 263-264). Faut-il établir pour autant un constat

aussi pessimiste ?

2 Comme le signale bien Marjet Derks, l’historiographie sur le sujet, tributaire de la forte

polarisation du débat autour de la participation des femmes à la vie de l’Église, a tendu

« à généraliser et héroïciser » la présence des auditrices, au détriment d’une

contextualisation précise de la question, qui favoriserait des points de vue plus

nuancés, non seulement concernant le positionnement du Vatican, mais encore celui

des femmes catholiques elles-mêmes, aux sensibilités souvent variées1. C’est ainsi que

l’attention des chercheurs s’est jusqu’ici davantage portée sur la présence même des

auditrices au concile que sur le contenu du débat sur les femmes. Les archives du

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Page 257: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

concile Vatican II sur le sujet n’ont guère été sollicitées, à l’exception du fonds consacré

aux auditrices2.

3 Le présent article voudrait s’attacher à interroger ce « silence » du concile à partir du

cas du décret sur l’apostolat des laïcs, Apostolicam actuositatem, où la question de la place

des femmes dans l’Église et dans la société a été abordée de manière précoce, dès la

phase préparatoire de sa rédaction3. Il n’est d’ailleurs pas anodin que la Commission

pour l’apostolat des laïcs, en charge de la préparation du décret, ait été, pendant le

concile, « le lieu privilégié » de la « collaboration » entre clercs et laïcs (G. Turbanti,

1994 : 187). Il s’agira ainsi de mettre en regard la collaboration croissante des laïcs aux

travaux de la Commission – de manière d’abord officieuse, puis officielle avec la

nomination d’auditeurs, puis d’auditrices – avec l’évolution des discussions qui s’y

tiennent sur les thématiques féminines. Dans quelle mesure les laïcs et, en particulier,

les femmes n’ont-ils pas été eux-mêmes les artisans d’un tel « silence » ? Comment ont-

ils contribué à faire évoluer le débat conciliaire ? Quelle interprétation peut-on dès lors

donner à ce « silence » ?

Les origines préconciliaires du débat : l’affirmationd’un « féminisme chrétien » en contexte international

4 L’émergence d’un « féminisme chrétien » doit beaucoup au contexte international. Il

s’est en effet nourri de la rencontre entre les organisations féminines catholiques et

celles non confessionnelles ou d’autres confessions, au sein des institutions

internationales. Il a encore trouvé dans la centralisation progressive des initiatives en

faveur de l’apostolat des laïcs un terrain où s’épanouir et se diffuser.

5 Le rôle joué par l’Union mondiale des organisations féminines catholiques (UMOFC), qui

compte en 1961, à la veille du concile Vatican II, 36 millions de membres, est hautement

significatif4. Née en 1910, l’association s’intéresse d’abord principalement à promouvoir

les intérêts de l’Église catholique aux prises aux attaques de l’anticléricalisme. À une

époque où le Saint-Siège était encore réticent à promouvoir la présence d’organisations

catholiques dans les institutions internationales, elle voit dans la création, en 1919, de

la Société des nations une chance de faire entendre la voix des catholiques sur la scène

mondiale. Elle tient, dans un premier temps, une position défensive à l’égard des

mouvements féministes naissantes, se montrant hostile à faire cause commune avec les

organisations féminines séculières au sein du Joint Standing Committee of Women’s

International Organizations, lancé par l’International Council of Women (L. J. Rupp, 1997 :

37).

6 Une ouverture aux aspirations féminines exprimées par d’autres mouvances se dessine

après la Seconde guerre mondiale. L’Union participe à l’élaboration de la Déclaration

universelle des droits de l’homme et obtient un statut consultatif à l’ONU dès 1947. Elle

prend une part active dans les travaux de la Commission sur le statut des femmes, où

elle côtoie des ONG féminines de toutes obédiences (J. S. Rossi, 2007 : 300-24). Dans ce

contexte, elle s’engage de manière plus explicite en faveur de la promotion de la dignité

et des droits des femmes. Sous l’influence des sciences humaines et sociales, elle

repense la conception traditionnelle de la complémentarité homme – femme en

l’adaptant à la situation contemporaine.

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Page 258: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

7 Comme l’UMOFC, nombre d’organisations catholiques s’investissent sur la scène

internationale, permettant à des femmes catholiques d’acquérir une expertise

internationale cruciale. Déjà, du temps de la Société des Nations, un rapprochement

entre les diverses organisations internationales catholiques s’était effectué sous la

forme de la fondation, en 1927 à Fribourg (Suisse), d’une Conférence des présidents. Dès

1931, une femme, la néerlandaise Florentine Steenberghe-Engeringh, présidente de

l’Union, en prenait la direction. Devenue, en 1951, la Conférence des Organisations

internationales catholiques (OIC), l’organisation prend de l’ampleur à la faveur du

nouvel intérêt de Rome pour la participation des laïcs catholiques à la vie

internationale5.

8 À la même époque, l’italien Vittorio Veronese, alors président de l’Action catholique

italienne, lance l’idée de l’organisation d’un Congrès pour l’apostolat des laïcs, en vue

de permettre à davantage d’associations catholiques de se rencontrer. Lors du premier

Congrès, qui se tient à Rome en 1951 et où la question de la promotion des femmes est

abordée, Veronese affirme le principe d’un « féminisme chrétien6 » qui associe

l’affirmation de la dignité des femmes, de leur droit à l’éducation et à la participation à

la vie publique à un rappel de leur vocation maternelle et de leur complémentarité avec

les hommes. Désireux d’encourager l’initiative des Congrès, le pape Pie XII décide la

création, en 1952, d’un Comité permanent des Congrès internationaux pour l’apostolat

des laïcs (COPECIAL), qui s’impose comme un centre de réflexion sur l’engagement des

laïcs dans l’Église et dans la société. Présidé par Veronese, il est marqué par une forte

présence féminine (Minvielle, op. cit. : 298-303). L’Australienne Rosemary Goldie, bras

droit de l’Italien, en est une personnalité incontournable.

9 L’UMOFC, la Conférence des OIC, le COPECIAL, de même que nombre d’organisations

catholiques, jouent, dans les années d’après-guerre, un rôle crucial de ferment d’une

conscience féminine catholique. Les femmes trouvent un encouragement à leur

vocation dans les divers discours que Pie XII, qui manifeste une grande sensibilité à

l’évolution de leur condition et de leur rôle dans la société, leur adresse. Une

collaboration croissante entre laïcs, hommes et femmes, s’exerce au sein de ces

diverses organisations, favorisant également une perception plus nette de la part des

laïcs hommes des enjeux de la promotion des femmes.

La condition des femmes, un sujet majeur dans laphase préparatoire du concile (1960-1962)

10 Il n’est dès lors pas étonnant que ce soit dans le contexte de la Commission

préparatoire pour l’apostolat des laïcs, dernière des dix commissions préparatoires

créées par le pape Jean XXIII, qu’émerge l’idée d’aborder la question féminine au

concile. Fondée le 4 juin 1960, la Commission préparatoire pour l’apostolat des laïcs se

distingue des autres Commissions par le fait qu’elle n’est adossée à aucune

Congrégation romaine et par son profil très « international » (A. Glorieux, 1970 : 96).

Présidée par le cardinal italien Fernando Cento (1883-1973), qui avait acquis dans sa

carrière de nonce une grande expérience de la vie internationale, la Commission

pouvait toutefois s’appuyer sur le travail du COPECIAL, par l’entremise du Français

Achille Glorieux, secrétaire tout à la fois de la Commission et du COPECIAL (Cf. M. T.

Fattori, 1999a : 471).

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Page 259: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

11 Si, dans la Commission, ne figure aucun théologien spécialiste de la théologie du laïcat,

comme cela a pu lui être reproché (G. Turbanti, 1993 : 218), celle-ci bénéficie cependant

de l’apport majeur d’hommes de terrain, souvent assistants ecclésiastiques de

mouvements d’apostolat des laïcs. Au contact avec des femmes, ils se montrent

particulièrement soucieux de voir les thématiques féminines évoquées. À ce stade des

travaux conciliaires, la collaboration des laïcs est seulement officieuse et une approche

sociologique de la condition féminine domine.

Un thème non prévu dans l’agenda conciliaire

12 La question féminine ne figurait pas au départ dans la liste des questions soumises par

Jean XXIII à l’étude de la Commission préparatoire pour l’apostolat des laïcs7. Grâce à la

latitude donnée par le pape dans la définition des matières à traiter, celle-ci prend

l’initiative d’inclure dans son champ d’études les thématiques féminines.

13 La première initiative revient à trois assistants ecclésiastiques d’organisations

féminines italiennes, Luigi Piovesana (Unione delle donne dell’Azione cattolica italiana),

Carlo Cavalla (Gioventù femminile di Azione cattolica) et Leone Bentivoglio (Centro italiano

femminile), qui, dans un « Pro-memoria » de juillet 1960, demandent tout à la fois que

« la femme et la jeune chrétienne » soient considérées comme « objet et sujet

d’apostolat » et que des dirigeantes d’organisations féminines catholiques soient

consultées sur ces thèmes8.

14 À l’appui de leur requête, ils joignent les « Suggestions et vœux » de l’UMOFC à laquelle

leurs propres mouvements sont rattachés9. Les exigences de l’organisation concernent

tant la définition de la vocation de la femme que celle de son action pastorale.

Particulièrement centrale est sa demande de « définir la valeur personnelle et non

seulement sexuelle de la femme » (ibid.). Dans une note contemporaine sur « La famille

et la fécondité », l’organisation catholique indique que « les femmes catholiques, fidèles

au Christ et au monde ressentent profondément en elles le conflit suscité aujourd’hui

entre “valeur de maternité” d’une part et “valeur de personnalité” de l’autre » et

appelle l’Église à « l’aide pour sauver et promouvoir toutes les valeurs également10 ». Il

ne s’agit pas seulement définir le rôle des femmes dans la famille, mais encore au

travail, dans la société et dans l’Église. L’UMOFC attire également l’attention sur la

nécessité d’une formation adéquate du clergé à la pastorale en faveur des femmes, en

renonçant à toute forme de « misogynie11 », en prenant davantage en compte la

psychologie féminine et en promouvant l’action apostolique des femmes elles-mêmes.

15 L’intervention décisive émane d’Antoon Ramselaar, assistant ecclésiastique tant de la

Fédération mondiale de la jeunesse féminine catholique que de la Conférence des OIC.

Présidée par Maria H. Vendrik, compatriote et amie de longue date de Ramselaar

(Derks, op. cit. : 90-92 ; Donders, 2011 : 5-14), la Conférence des OIC, avait décidé, lors de

son Assemblée générale à Munich de juillet 1960, la création, en vue du concile, d’un

groupe de travail sur « La place de la femme dans la société et dans l’Église ». Dans ce

contexte, Ramselaar demande dans un rapport, rédigé en prévision de la première

session plénière de la Commission, que soit abordée la question de « la place de la

femme dans l’apostolat des laïques12 ».

16 Les thématiques féminines sont effectivement intégrées, en décembre 1960, au

programme de travail de la Commission sous l’angle de « l’évolution de la mission de la

femme dans la société13 ». Cette orientation nouvelle tient au fait que leur étude fut

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 260: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

attribuée à la deuxième sous-commission, en charge de la rédaction de la deuxième

partie du schéma14 sur l’action sociale. La question féminine se trouve ainsi associée à la

question sociale et considérée dans une optique d’abord « sociologique15 ».

Le temps de la réflexion et la montée des revendications des laïcs

17 Les travaux de la deuxième sous-commission ne sont examinés que lors de la quatrième

session plénière, en juillet 1961. Entre temps, la question féminine suscite de vifs débats

au sein de la sous-commission, alors que, de plusieurs côtés, jaillissent de nouvelles

revendications de la part des laïcs.

18 Les premières initiatives émanent du sein même de la Commission préparatoire. Le

premier, Achille Glorieux, sollicite Bentivoglio le 13 décembre 1960 pour la rédaction

d’une synthèse du 10e Congrès du Centro italiano femminile consacré au thème « Femme,

famille, travail » (6-10 décembre 1960) et, à l’occasion duquel le pape Jean XXIII a

prononcé un discours important16. Le jésuite Johannes Baptist Hirschmann, de son côté,

quelques jours plus tard, insiste lui aussi sur la nécessité d’aborder la question du

travail féminin et, plus largement, celle de « l’instabilité de la situation de la femme

dans le droit, l’économie, la culture17 ». Sur ces incitations, la sous-commission centre

effectivement son attention sur le travail des femmes.

19 Pourtant, les rapports adressés par les laïcs portent surtout sur la promotion de la

dignité des femmes, ainsi que sur leur participation à la vie ecclésiale. Ainsi, un

document sur la « Situation de la JOCF au Ruanda » souligne le rôle pionnier tenu par la

JOC féminine en contexte africain18. Surtout, le groupe de travail de la Conférence des

OIC remet au cardinal Cento, en avril 1961, un rapport sur « La place de la femme dans

la société et dans l’Église », rédigé par des figures féminines de premier plan : Maria

Vendrik ; Marie du Rostu, présidente de l’UMOFC (Chauvin, 2001 ; Chauvin, Sudda,

2010 : 366-67) ; Jeanne Morard-Baras, de l’Association catholique internationale des

œuvres pour la protection de la jeune fille et ancienne présidente de la Conférence des

OIC.

20 Ce texte approfondit notablement les propositions formulées précédemment par

l’UMOFC. Plus clairement, il indique une vive préoccupation d’éviter de tomber dans

l’écueil tant d’une conception de la femme fondée sur sa « valeur sexuelle » que d’une

« masculinisation de la femme », sous l’influence du marxisme19. Le document traite de

manière différenciée de la place de la femme dans la société et dans l’Église. Dans le

premier cas, il met l’accent sur la complémentarité entre homme et femme, alors que,

dans le second, il insiste plutôt sur la « collaboration » avec les prêtres et entre laïcs

(ibid.). Surtout, le texte de la Conférence des OIC incite à une attitude prudente dans la

manière d’envisager la question féminine par crainte de voir exprimée « comme une

valeur pour tous les temps – une conception de la personnalité féminine trop orientée

par la culture d’une période déterminée et déjà dépassée » (ibid.).

21 Les revendications de la St. Joan’s International Alliance, organisation féministe

catholique née en 1911, sont plus radicales. À l’occasion de la tenue de son Conseil à

Londres, en mai 1961, celle-ci formule la proposition, transmise au cardinal Cento, de

l’ouverture du diaconat non seulement aux hommes mariés, comme cela est déjà en

discussion, mais également aux femmes20. Ses propositions suscitent la suspicion à

Rome, au contraire de celles de la Conférence des OIC, qui sont bien accueillies.

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 261: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

22 Les initiatives des laïcs restent à ce stade purement officieuses. Dans une lettre à

Achille Glorieux de février 1961, Michel de Habicht, secrétaire permanent de la

Conférence des OIC, insiste sur la « nécessité d’un organe officiel21 ». Le cardinal Cento

lui-même demande à Jean XXIII que quelques laïcs puissent être nommés à titre d’

« experts » dans la Commission22. Le pape s’y refuse, ouvrant toutefois la voie à la

consultation de certains d’entre eux sub secreto (ibid.). Ainsi débute une collaboration

entre Ramselaar et l’Australienne Rosemary Goldie, secrétaire exécutive du COPECIAL,

autour de la question de l’apostolat des laïcs au niveau international, thème que

l’aumônier de la Conférence des OIC a reçu la charge d’examiner.

Du travail féminin à la condition des femmes

23 Dans les premiers mois de la phase préparatoire, les activités de la deuxième sous-

commission apparaissent dominées par la réflexion d’un petit cercle ecclésiastique

romain autour de Pavan (Turbanti, 1993 : 239). Mgr Santo Quadri, assistant national des

Associazioni cristiane dei lavoratori italiani (ACLI), reçoit la charge d’étudier les

thématiques féminines.

24 L’approche de Quadri n’est pas sans similitude avec celle adoptée par la Conférence des

OIC : rappel du caractère évolutif du statut des femmes, insistance sur leur dignité et

leur égalité avec les hommes, reconnaissance de leur droit au travail. Sa conception

apparaît toutefois davantage dominée par ce qu’il considère comme la « fonction

première de la maternité23 ». La question du travail féminin est ainsi conditionnée par

la primauté accordée à la vocation maternelle. Quadri reprend à son compte la requête

traditionnelle d’un « salaire familial », susceptible d’éviter à la mère d’exercer une

profession (ibid.). Plus, il invite à une éducation des femmes « à la compréhension de la

grandeur spirituelle et sociale de la mission maternelle pour qu’il ne soit pas si facile de

justifier le travail hors de la maison » (ibid.).

25 Le texte de Quadri n’est pas retenu lors de la quatrième session de la Commission

plénière de juillet 1961. Celle-ci est en effet l’occasion d’une reprise en main des

activités par Mgr Hengsbach, président de la sous-commission, qui, avait, de son côté,

fait travailler en Allemagne « un groupe d’experts ecclésiastiques et laïcs24 ». L’évêque

d’Essen propose un nouveau plan du schéma où un chapitre entier serait consacré à la

condition des femmes.

26 Composé de sept numéros25, le chapitre débute par une reconnaissance de l’évolution

contemporaine de la condition féminine, encourageant les associations catholiques à

une éducation adéquate des femmes en fonction de cette nouvelle situation26. Les cinq

numéros suivants, qui concentrent leur attention sur le travail féminin, insistent sur

l’importance de la contribution des femmes à la vie familiale et les dangers que

représente une occupation professionnelle hors du domicile. La nécessité d’une égale

rétribution pour l’homme et pour la femme est reconnue.

27 Cette première version du chapitre suscite une vive réaction de la part de Mgr Fulton

Sheen, évêque auxiliaire de New York, soutenu par Mgr Gabriel-Marie Garrone,

archevêque de Toulouse, et par Ramselaar. Le ton du chapitre est jugé trop « négatif27 ».

Dans une note, l’abbé Albert Bonet i Marrugat, éminente figure de l’Action catholique

espagnole et qui est en relation avec Marie du Rostu, reproche quant à lui dans ce

chapitre une « conception de la femme déjà dépassée et rejetée comme vexante dans

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 262: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

leur personnalité et dans leur dignité par des femmes remarquables qui excellent dans

l’apostolat28 ».

Comment éviter une approche trop « négative » de la femme ? Un

enjeu crucial

28 La tonalité de la nouvelle version, élaborée au cours de la session, est significativement

plus positive. La structure ne connaît pas de changement, mais, dès le premier numéro,

la dignité des femmes est clairement mise en lumière. Le numéro suivant rappelle leur

« égalité fondamentale, comme personne et comme fils adoptif de Dieu29 ». Le chapitre

souligne encore l’apport des femmes à la vie politique et sociale, tout en insistant sur la

spécificité de cette contribution féminine, loin de toute prétention à « une imitation

extravagante de l’homme » (ibid.). La dignité du travail féminin est également

reconnue, avec des restrictions, retenues de la première version : crainte que celui-ci

ne corresponde à des « exigences futiles » ou ne favorise une « fausse autonomie et

liberté dans la société familiale » (ibid.). Le travail de la jeune fille est plutôt mis en

valeur comme une préparation à ses futures responsabilités familiales.

29 Le rôle de Fulton Sheen (1895-1979) apparaît décisif dans le changement d’orientation

donné à l’examen des thématiques féminines. Prédicateur de talent à la radio, puis à la

télévision, sensible aux évolutions contemporaines du catholicisme, il avait abordé en

diverses occasions le thème de l’émancipation féminine. Surtout, il avait présenté une

importante conférence sur « La triple maternité » de la femme lors du Congrès pour le

cinquantenaire de l’UMOFC, organisé à Rome du 29 avril au 5 mai 1961. Rejetant la

dichotomie entre mariage et consécration religieuse, il avait invité à considérer

l’émergence d’une « nouvelle vocation », la « maternité sociale », qu’il définissait

comme un don « pour la société » et dont Marie Madeleine, envoyée par le Christ

annoncer aux apôtres sa résurrection, représentait le modèle30. Ce faisant, il justifiait

l’engagement social et apostolique des femmes et apportait un fondement scripturaire

à cette nouvelle vocation.

30 Lors de la session plénière du 7 juillet 1961, où est discutée la nouvelle version du

chapitre, l’évêque américain met spécialement en lumière la mission apostolique des

veuves, déjà soulignée par saint Paul, et des femmes non mariées, nouvellement mise

en valeur par Pie XII dans ses discours31. De son côté, au cours de cette même session,

Jozef Cardijn (1882-1967), le célèbre fondateur de la Jeunesse ouvrière chrétienne,

invite à se pencher sur la question du travail domestique des jeunes filles mineures,

travail qui les conduit dans certains pays à la prostitution (ibid. : 15).

31 Suite à l’intervention de Cardijn, un rapport est rédigé par Ferdinando Prosperini qui,

se fondant sur des études statistiques italiennes et étrangères, souligne le péril moral

du travail domestique pour les jeunes filles : nombre élevé de mères célibataires en leur

sein et risque corrélatif de tomber entre les mains de proxénètes. Critique à l’égard de

l’évolution des mœurs, Prosperini ne voit pas seulement dans la jeune fille une victime,

mais encore une potentielle « séductrice32 » de l’honnête père de famille catholique.

32 Ce texte, de teneur nettement conservatrice, est révisé par Santo Quadri, assisté du

P. Erminio Crippa, dehonien, son plus proche collaborateur à l’ACLI et spécialiste du

travail domestique féminin33. L’accent n’est plus mis d’abord sur les dangers moraux

inhérents à leur activité professionnelle, mais sur la nécessité que celle-ci soit exercée

dans le respect des principes de la justice sociale – juste rétribution salariale,

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Page 263: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

cotisations sociales, accès à la formation etc. – et sur la responsabilité particulière

qu’ont les familles chrétiennes à cet égard.

33 Les nouvelles critiques qui surgissent contre le chapitre, lors de la session plénière

d’octobre 1961, traduisent la difficulté d’édifier un discours catholique sur les femmes.

Mgr Garrone et Ferdinando Lambruschini, professeur de théologie morale au Latran,

pointent du doigt le risque de ne pas tenir suffisamment compte des situations locales

très variées. Garrone met ainsi en garde contre l’adoption d’un point de vue trop

occidental34. Lambruschini et, à sa suite, Mgr Dragutin Nezic, évêque de Porec-Pula

(Yougoslavie), invitent à nuancer les propos concernant l’égalité fondamentale des

femmes, spécialement dans le domaine religieux, le premier rappelant que celle-ci n’a

pas accès aux ordres, le second se référant à la théologie de saint Paul sur les femmes35.

34 Le chapitre, désormais intitulé « De la condition des femmes dans le travail et la vie

sociale », subit d’ultimes transformations avant d’être approuvé par la Commission lors

de la septième séance plénière d’avril 196236. Une note circonscrit le propos du chapitre

aux seuls domaines du travail et de la vie sociale, excluant explicitement de son champ

d’examen le rôle des femmes dans la famille et dans l’Église. Le numéro introductif du

chapitre justifie l’opportunité d’aborder un tel thème par le fait qu’en différentes

parties du monde, des femmes vivent dans des conditions inhumaines. La contribution

des femmes à la vie politique n’apparaît pas dans cette nouvelle version. Le propos sur

le travail des jeunes filles domestiques est élargi à l’ensemble des femmes en situation

de devoir travailler en dehors de leur domicile.

35 Le texte, examiné par la Commission centrale préparatoire en juin 1962, fait l’objet de

deux critiques principales37. D’une part, l’archevêque de Bordeaux, le cardinal Paul

Richaud, considère que, au lieu d’évoquer l’apostolat féminin, le décret devrait plutôt

promouvoir davantage l’apostolat masculin. Ses remarques font l’objet d’une vive

réplique de la part du cardinal Julius Döpfner, archevêque de Munich, qui réclame au

contraire que le chapitre sur la condition féminine soit davantage développé. D’autre

part, le cardinal Paul-Émile Léger, de Montréal, souhaite qu’on émette davantage de

réserves à l’égard du travail des femmes hors de la maison. Le chapitre ne subira

toutefois finalement pas de modifications de la part de la sous-commission en charge

des amendements.

Du flux au reflux : les aléas de la « question féminine »dans la phase conciliaire

36 La mise à l’écart progressive de la question féminine, avant un retour inopiné à l’ultime

étape de la rédaction, s’explique tout à la fois par l’irruption d’un nouveau projet de

schéma conciliaire, non prévu dans l’agenda initial et consacré au rapport de l’Église

avec le monde, et par la participation croissante des laïcs au débat conciliaire.

L’intensité des discussions que le thème suscite et la nomination d’auditrices

contribuent à son ultime résurgence sur le tard.

Dans la ligne de la phase préparatoire ?

37 Au contraire d’autres schémas préparatoires, celui sur l’apostolat des laïcs n’avait

guère provoqué de réactions négatives38. La composition particulière de la Commission

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Page 264: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

préparatoire, dominée par des hommes de terrain, en phase avec les évolutions de la

société, la participation, certes embryonnaire, mais non moins importante de laïcs, et

l’orientation pastorale du document n’y sont pas étrangers. Significativement, les

personnalités-clés de la phase préparatoire sont confirmées dans leur fonction, à

l’exemple du cardinal Cento (président), d’Achille Glorieux (secrétaire), de Mgr

Hengsbach (membre élu) et d’Antoon Ramselaar ou Johannes Baptist Hirschmann

(experts).

38 Resté indiscuté lors de la première session conciliaire (octobre-décembre 1962), le

schéma se voit soumis à une révision imposée par des directives émanant du

Secrétariat général du Concile : réduction de la longueur du schéma et fusion des

parties concernant l’action caritative et l’action sociale. Ces directives, qui suscitent de

fortes objections au sein de la Commission pour l’apostolat des fidèles, ne sont pas sans

incidences sur le traitement de la question féminine. Plus, l’adoption du principe d’un

nouveau schéma sur « Les principes et l’action de l’Église en vue de promouvoir le bien

de la société » (la future constitution pastorale Gaudium et spes) a pour corollaire le

transfert d’une partie de la matière sur l’action sociale, dont le chapitre sur les femmes,

du schéma pour l’apostolat des laïcs vers ce nouveau schéma39.

39 Dès la session restreinte de janvier 1963, des critiques sont émises contre la manière

dont la question féminine est traitée. Dans la perspective d’une réduction du schéma,

ne faudrait-il pas renoncer à son évocation ? L’instigateur de l’attaque est l’Italien Luigi

Civardi, représentant de l’aile conservatrice de l’Action catholique italienne (Fattori,

1999a, op. cit. : 450), particulièrement hostile à l’affirmation d’une égale dignité entre

l’homme et la femme. En réaction, Mgr Herrera y Oria, évêque de Malaga, et Gino

Piovesana, réclament au contraire que ce thème soit abordé de manière plus ample. Le

second argue de l’attente pressante des femmes à cet égard et de la possibilité de

contribuer ainsi à une « certaine réparation40 ».

40 La proposition de Piovesana, si elle reçoit l’assentiment notable du cardinal Cento,

rencontre des réticences y compris chez les principaux acteurs de la phase

préparatoire. Ramselaar invite à la prudence par crainte d’une instrumentalisation par

des courants communistes ou libéraux. Soucieux d’éviter une masculinisation de la

femme, il fait de la complémentarité entre l’homme et la femme un élément central de

la doctrine catholique. De son côté, Quadri souhaite en rester à l’approche strictement

sociale du schéma préparatoire. Au terme de la discussion, est finalement maintenu le

principe d’un numéro sur les femmes.

41 Dans le nouveau plan du schéma, qui est soumis à la Commission de coordination

quelques jours plus tard, les thématiques féminines ne sont plus abordées dans la

quatrième et dernière partie sur l’action sociale, mais dans la première, consacrée à des

« notions générales » sur l’apostolat des laïcs et où quelques catégories de personnes –

les femmes, les hommes, les jeunes et les familles – sont particulièrement mises en

évidence comme « sujet et objet de l’apostolat41 ».

42 Rédigé par Piovesana, le paragraphe sur les femmes est d’une teneur plus positive. Il est

centré moins sur la question sociale que sur les enjeux apostoliques des profondes

mutations de la condition féminine. L’expert italien insiste sur la valeur particulière de

l’apostolat féminin, dont « l’importance » n’a « cependant pas rarement été négligée42

». Piovesana invite, dans ce contexte, à « diffuser la doctrine de l’Église sur la femme,

principalement en ce qui concerne sa dignité et sa responsabilité personnelle et sociale,

ses droits et devoirs à l’égard de l’homme et de la société domestique, religieuse et

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civile », ainsi qu’à « favoriser des conditions de vie permettant une évolution plénière

de sa personnalité naturelle et surnaturelle » et lui permettant de combiner « l’exercice

de l’apostolat avec des charges principalement familiales » (ibid.).

43 Dans la ligne des contacts établis dès la phase préparatoire, mais de manière plus

officielle cette fois, la Commission pour l’apostolat des fidèles entreprend de consulter

des laïcs, une fois achevée la première mouture du schéma, début février 1963. Lors de

sa session restreinte de janvier, la Commission avait émis à l’unanimité le vœu que les

évêques membres de la Commission puissent recueillir les avis de laïcs de leur diocèse

et que les dirigeants des principales OIC puissent être sollicités par l’intermédiaire de

leurs assistants ecclésiastiques43. Le principe d’une telle consultation semble avoir été

approuvé par la Commission de coordination (A. Glorieux, 1970 : 113 ; 1966 : 21). Le

cardinal Cento sollicite personnellement l’avis de Rosemary Goldie44. Le schéma est

encore discuté à l’occasion d’une réunion du COPECIAL qui se tient à Rome fin février

196345.

44 Les laïcs et les assistants ecclésiastiques des OIC consultés insistent tous sur la nécessité

de mettre davantage l’accent sur les traits communs à l’apostolat masculin et féminin,

au point de proposer que ne figure qu’un seul paragraphe sur les « adultes46 ». Comme

l’indique le COPECIAL, il s’agit de répondre à la tendance à ne considérer l’apostolat que

« comme une affaire des jeunes, tandis qu’on ne s’adresse aux adultes que pour des

œuvres de dévotion (les femmes) ou pour le soutien matériel de l’Église (les hommes)47

». Ce souci correspond également à une volonté de situer sur le même plan apostolat

des hommes et apostolat des femmes. Ainsi, Joseph Folliet pointe les « négligences », en

matière de formation intellectuelle et spirituelle, « dont a parfois fait l’objet l’apostolat

des femmes48 ». De son côté, Goldie suggère « d’inviter les laïcs (hommes et femmes) à

participer non seulement à cette tâche de diffusion, mais aussi à l’approfondissement

de cette doctrine [sur la femme], qui a besoin d’être progressivement élaborée – dans

ses applications sinon dans ses bases théologiques – au fur et à mesure de l’évolution de

la condition de la femme49 ».

45 Lors de la session plénière de la Commission de mars 1963, les avis sont partagés quant

à l’élaboration d’un numéro unique sur les hommes et les femmes. Certains craignent, à

l’exemple de Glorieux, qu’un tel numéro ne se distingue pas du numéro suivant sur la

famille. Hirschmann, de son côté, juge nécessaire que l’on dise quelque chose de

particulier sur les hommes. Jacques Ménager, évêque de Meaux, voit dans ces réactions

un symptôme du problème fondamental du schéma, à savoir l’absence de définition

générale de l’apostolat. Un consensus est finalement trouvé autour du maintien du

paragraphe sur les femmes avec une mention introductive qui précise que « tout ce qui

est dit de l’homme, vaut également à sa manière pour les femmes50 ».

46 Le schéma est discuté, fin mars, en commission de coordination et approuvé par le pape

Jean XXIII. Le pape Paul VI, qui succède à Jean XXIII en juin, prend la décision majeure

d’inviter des auditeurs laïcs hommes à la deuxième session du Concile, qui débute le

29 septembre 1963. Ceux-ci sont rapidement associés aux travaux de la Commission

pour l’apostolat des fidèles. Au cours des rencontres que celle-ci tient durant la

deuxième session, une insatisfaction croissante, instillée notamment – mais non

exclusivement – par les auditeurs laïcs, se fait jour (cf. M. T. Fattori, 1999b : 299-311).

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Page 266: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Un heureux abandon du paragraphe sur les femmes ?

47 La nouvelle révision du schéma, qui a lieu lors de la deuxième intersession (décembre

1963-septembre 1964), est marquée par deux demandes successives de réduction de ses

dimensions (ibid. : 310-316). Ces demandes répondent au souhait que l’ensemble des

schémas puisse être approuvé lors de la troisième session, afin que le Concile puisse

s’achever rapidement. Dans ce contexte, le schéma sur l’apostolat des laïcs, jugé de

moindre importance, devrait se limiter à de simples propositions. La Commission

obtient finalement que le schéma soit intégralement rédigé et qu’il puisse être discuté

lors de la troisième session.

48 Dans cette nouvelle phase de rédaction du schéma, les laïcs apparaissent peu impliqués.

La responsabilité semble en revenir pour une large partie à Achille Glorieux, cheville-

ouvrière de la collaboration des laïcs aux travaux de la Commission, qui considère que

le texte est « terminé, ou quasi51 ». En outre, l’intérêt des laïcs se déporte de la question

du contenu même du schéma, qu’ils ont déjà eu à plusieurs reprises l’occasion de

critiquer, vers la revendication concrète d’une participation officielle des femmes au

Concile comme auditrices. Les demandes exprimées en ce sens, en janvier 1964, par

Maria Vendrik et Vittorio Veronese s’inscrivent dans le sillage de celles précédemment

formulées, lors de la deuxième session, par trois Pères, dont le cardinal Suenens52.

Veronese justifie sa démarche par la prise de conscience par les auditeurs hommes de

l’« irremplaçable coopération féminine53 ». Des propositions de nomination sont

formulées, par l’UMOFC comme par Veronese54.

49 En outre, la question féminine ne semble plus si centrale pour les Pères eux-mêmes, qui

réagissent peu à ce passage du schéma. Si les premières réponses recueillies, au

moment de la publication du schéma au printemps 1963, sont d’une teneur plutôt

conservatrice, les discussions autour de la nomination d’auditrices à l’occasion de la

deuxième session semblent avoir favorisé une prise en compte plus positive de la

contribution des femmes. Ainsi, Mgr Xavier Geeraerts, vicaire apostolique de Bukavu,

suggère de préciser qu’hommes et femmes jouissent « de droits et de devoirs égaux »

dans l’exercice de leur apostolat55.

50 Dans le contexte de la réduction du schéma, c’est finalement l’option d’un seul numéro

concernant tout à la fois l’apostolat masculin et l’apostolat féminin qui est retenue.

Celle-ci répond encore au souci de donner une assise doctrinale solide à l’apostolat des

laïcs, assise qui manquait précisément dans le précédent schéma. Un tel silence sur la

contribution féminine à l’apostolat est-il pour autant satisfaisant ?

Un discret retour

51 Le retour de la question féminine s’opère à l’occasion de la troisième session, d’abord

par une remise à l’honneur du sujet dans l’agenda conciliaire sous le double effet de la

nomination d’auditrices et de la discussion du schéma sur « l’Église dans le monde de ce

temps », ensuite par la requête d’un approfondissement, lors des débats autour du

schéma sur l’apostolat des laïcs lui-même, du thème de la formation, en particulier

celle des femmes.

52 L’arrivée des auditrices constitue l’événement majeur du début de la troisième session

(septembre-novembre 1964). 23 femmes, dont 13 laïques, exerçant le plus souvent

d’importantes responsabilités au sein d’OIC, participent aux travaux conciliaires des

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265

Page 267: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

deux dernières sessions. Parmi elles, figurent Rosemary Goldie, Maria Vendrik – qui

devient l’adjointe du secrétaire des auditeurs – ou encore Marie du Rostu, toutes déjà

très actives dans la période précédente. Les auditrices participent aux rencontres

organisées par les auditeurs masculins. Elles tiennent également entre elles leurs

propres réunions. Quelques-unes s’associent aux travaux de la Commission pour

l’apostolat des fidèles. Goldie, investie depuis le début dans la rédaction du schéma,

joue un rôle majeur de relais et d’animation.

53 Cette nouvelle présence féminine au Concile contribue à faire germer, parmi les

auditeurs, l’idée d’une intervention d’une auditrice dans l’aula conciliaire en vue de

donner une « image complète de l’engagement du laïcat » et un « témoignage éloquent

et pratique de [l’]enseignement » de l’Église concernant les femmes56. Déjà, trois

auditeurs hommes avaient pu s’exprimer devant les Pères en congrégation générale. Le

choix se porte sur l’espagnole Pilar Bellosillo, présidente de l’UMOFC, mais se heurte à

un refus57. Le laïc argentin Juan Vasquez, finalement chargé d’intervenir en novembre

1964, ne manque toutefois pas de souligner la contribution décisive des femmes à la

société et à l’Église, tout en notant un manque de « reconnaissance effective » dans

« l’ordre pratique », par-delà les nombreuses et éloquentes déclarations d’intention (AS

III, 7, p. 80).

54 Sa prise de position s’inscrit dans une série de discours consacrés à la dignité des

femmes dans le cadre de la discussion du schéma sur l’Église. La première et la plus

décisive intervention est celle de Gérard-Marie Coderre, évêque de Saint-Jean de

Québec, réalisée au nom d’une soixantaine d’évêques canadiens58. Le texte de Coderre

devient pour les auditrices, ainsi que pour les organisations féminines catholiques, le

texte de référence pour penser leur vocation59. Goldie y trouve en particulier les

fondements théologiques qui faisaient défaut jusqu’alors60.

55 Dans ce contexte, la question féminine fait son retour dans l’agenda des travaux de la

Commission pour l’apostolat des fidèles. Suite aux reproches émis par des Pères, lors de

la troisième session, contre l’insuffisant approfondissement du thème de la formation

des laïcs dans le schéma (Glorieux, 1966 : 25), la Commission décide de consacrer un

chapitre entier au sujet. À cette occasion, le problème de la formation des femmes, déjà

pointé par Joseph Folliet, est abordé indirectement. Il est ainsi indiqué que le Concile

« préconise la création de centres de documentation et d’étude non seulement en

matière théologique mais aussi pour les sciences humaines : anthropologie,

psychologie, sociologie, méthodologie, afin de développer les aptitudes des laïcs,

hommes, femmes, jeunes et adultes, pour tous les secteurs d’apostolat » (Apostolicam

actuositatem, no 32).

56 Une telle formulation n’est pas sans ressemblance avec une proposition d’insertion,

exprimée par Goldie dès octobre 1964, suite à une sollicitation d’évêques africains :

Les formes d’apostolat doivent développer et utiliser au mieux les capacitésspécifiques des hommes et des femmes, des jeunes et des adultes ; elles doiventégalement s’adapter aux conditions changeantes de la vie moderne, à la mobilitéqui affecte milieux de vie, structures sociales, etc. Pour assurer cette adaptation, ilfaudrait entreprendre et poursuivre des études anthropologiques, psychologiques,sociologiques... en profitant de toutes les découvertes de la science contemporaineet en tenant compte des expériences concrètes déjà faites61.

57 Commentant par la suite le no 32 d’Apostolicam actuositatem, l’auditrice australienne

précise que la « recommandation » qui y est faite « reflète la préoccupation des

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266

Page 268: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Auditeurs de voir le “rôle de la femme” ultérieurement étudié plutôt que

prématurément défini » (Goldie, 1988a : 73).

58 Pour autant, la référence au rôle des femmes n’est finalement pas complètement

absente du schéma pour l’apostolat des laïcs. L’instigateur en est le jésuite Johann

Baptist Hirschmann. Son envoi d’un nouveau texte sur les femmes, en octobre 1965, en

pleine quatrième session, alors que les auditrices femmes sont de plus en plus mises à

contribution dans le travail conciliaire et que les membres de la Commission

deviennent davantage conscients des attentes des femmes, est décisive62. Elle conduit le

cardinal Cento à demander à Goldie, à moins d’un mois de la promulgation du décret,

de rédiger un passage sur les femmes. Fidèle à son attitude prudente, celle-ci propose

de simplement compléter l’introduction au chapitre trois sur « Les divers champs

d’apostolat » par un encouragement à l’apostolat des femmes : « Comme de nos jours

les femmes ont une part de plus en plus active dans toute la vie de la société, il est très

important que grandisse aussi leur participation dans les divers secteurs de l’apostolat

de l’Église » (Apostolicam actuositatem, no 9).

59 L’adoption, dans un texte conciliaire, d’une formule rédigée par une auditrice sur les

femmes est hautement significative de la contribution – discrète mais non moins

efficace – de celles-ci au travail conciliaire. À ce titre, le rôle de Rosemary Goldie dans

l’élaboration du schéma sur l’apostolat des laïcs, depuis la phase préparatoire jusqu’à

son aboutissement, apparaît particulièrement décisif.

60 Les réserves des laïcs, femmes mais aussi hommes, à l’égard d’un traitement plus

extensif de la question féminine tiennent à la fois à la perception d’un certain décalage

entre les attentes des femmes et les positions d’une grande partie des Pères

conciliaires, à la conscience du caractère éphémère de tout discours à dominante

sociologique, du fait des mutations rapides que connaît la condition féminine, et au

manque de maturation théologique du sujet. L’intervention de Mgr Coderre réalise sur

ce dernier point un véritable tournant.

61 L’abandon d’une distinction entre apostolat féminin et apostolat masculin est encore

perçu comme une victoire pour la cause des femmes qui se trouvent ainsi mises sur un

pied d’égalité avec les hommes. Goldie s’en explique ainsi : « Si, regardant les textes

définitifs du Concile, nous rencontrons un relatif silence au sujet des femmes, nous

savons toutefois que celui-ci était voulu et significatif ; il permettait, en fait,

d’appliquer aux femmes toutes les ouvertures prévues par le Concile pour la

participation des laïcs à la vie et à la mission de l’Église »(Goldie, 1988b : 383).

62 Au cours de la rédaction du schéma sur l’apostolat des laïcs, l’examen de la

problématique féminine s’est toutefois singulièrement atrophié. Le « silence »

conciliaire sur les femmes s’explique en fait en grande partie par l’abandon de la

matière sur l’action sociale dans le schéma préparatoire sur l’apostolat des laïcs en vue

de sa reprise – incomplète – dans Gaudium et spes.

63 Au regard de la montée des revendications féminines après le Concile, émanant

notamment d’auditrices comme Maria Vendrik ou Pilar Bellosillo, qui ne participent

pas d’un féminisme radical, il semble que ce « silence » n’ait pas rempli toutes ses

promesses. Rosemary Goldie elle-même, qui a pourtant continué de poursuivre sa

carrière dans les instances romaines, ne tait pas, dans ses souvenirs, les aspérités du

combat, vécu concrètement, pour la promotion des femmes dans l’Église. Au « silence »

conciliaire a succédé l’invitation au « dialogue », suscitée par la lettre apostolique

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Page 269: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Mulieris dignitatem (1988) de Jean-Paul II, dialogue qui, à ses yeux, ne peut prendre un

« sens plénier » que si les interlocuteurs se trouvent « plus ou moins, sur un plan de

parité » (Goldie, 2000 : 202).

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NOTES

1. Voir M. Derks (2013 : 84), qui vise en particulier le travail pionnier de C. McEnroy (1996).

N’échappent pas complètement à ce travers certaines contributions plus récentes : M. Perroni,

A. Melloni, S. Noceti (éds), (2012) ; A. Valerio (2014). Mon étude s’attache à mettre en évidence la

diversité des discours en présence : ceux des ecclésiastiques, chevilles-ouvrières de la rédaction,

ceux des organisations catholiques laïques, féminines comme masculines, et de leurs

représentants, et, enfin, celui d’une auditrice, particulièrement investie dans le dossier,

l’Australienne R. Goldie. Elle montrera comment ceux-ci tantôt s’affrontent, sont en dialogue ou

encore se conjuguent. Elle signalera encore des lignes de partage entre la vision essentialiste

traditionnelle de la femme et de nouvelles demandes de prise en compte de la variété des

situations féminines.

2. Voir la très utile présentation de ces archives par Piero Doria : « Le Uditrici del Vaticano II

nell’Archivio e negli Acta », in M. Perroni, A. Melloni, S. Noceti (éds) ( op. cit. : 33-65). À cette

occasion, je le remercie très vivement pour l’aide précieuse apportée.

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

269

Page 271: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

3. Cet article se fonde principalement sur la documentation relative à l’élaboration du décret

Apostolicam actuositatem, conservée dans le Fonds Concile Vatican II des Archives secrètes du

Vatican (désormais ASV). Les deux boîtes d’archives sur les auditrices, du même Fonds, ont été

également utilisées (b. 270 et 271).

4. Cf. A. Desmazières (2012 : 75-76) ; Derks (op. cit. : 96-98).

5. B. Minvielle (2001 : 82-84). Sur l’histoire de la conférence des OIC : F. Blin (2010).

6. Cf. les actes (Comité permanent des congrès internationaux pour l’apostolat des laïques, 1952 :

198).

7. Acta et documenta Concilio oecumenico Vaticano II apparando [AD], II, II, 1, p. 414.

8. Luigi Piovesana, Carlo Cavalla, Leone Bentivoglio, 1er juillet 1960, « Pro memoria » (ASV, Fonds

Concile Vatican II, b. 1175).

9. « Suggerimenti e voti dell’Unione mondiale delle organizzazioni femminili cattoliche » (ASV,

Fonds Concile Vatican II, b. 1175).

10. « Note de l’Union des organisations féminines catholiques sur “la famille et la fécondité” »

(ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1175 et b. 728). Cette seconde note est adressée à la Commission

théologique.

11. « Suggerimenti e voti dell’Unione mondiale delle organizzazioni femminili cattoliche », op. cit.

12. Antoon Ramselaar, « Rapport pour la première session de la commission de l’apostolat des

laïques, Rome, novembre 1960 » (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1172).

13. « Programma laborum praedefinitur », 7 décembre 1960 (ASV, Fonds Concile Vatican II,

b. 1173).

14. Voir ci-dessus, p. 250.

15. Pontificia commissio de apostolatu laicorum praeparatoria concilii oecumenici Vaticani II,

« Iae Subcommissionis novum laborum Programma (locum tenet ac extendi Ri 8) », 10 mai 1961

(ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1173).

16. Sur le Centro italiano femminile : voir Novelli (1997 : 203-08).

17. P. Hirschmann, « Détail des questions qui seraient à étudier dans le schéma proposé à la sous-

commission de l’Apostolat social (Commission de l’apostolat des laïcs) », 19 décembre 1960 (ASV,

Fonds Concile Vatican II, b. 1177).

18. Godeberta Umpfuyisoni, Bélina Gatari, « Situation de la JOCF au Ruanda » (ASV, Fonds Concile

Vatican II, b. 1171).

19. « Document réservé, la place de la femme dans la société et dans l’Église », non signé,

Fribourg, avril 1961 (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1174).

20. Lettre de Magdeleine Leroy-Boy à Fernando Cento du 31 mai 1961 (ASV, Fonds Concile

Vatican II, b. 1171), cf. Valerio (2014 : 285-287).

21. Lettre de Michel de Habicht à Achille Glorieux du 17 février 1961 (ASV, Fonds Concile

Vatican II, b. 1171).

22. Lettre de Pericle Felici à Fernando Cento du 29 mars 1961 (ASV, Fonds Concile Vatican II,

b. 1170).

23. Souligné dans le texte, Santo Quadri, « La donna, la società e il lavoro », 2 juin 1961 (ASV,

Fonds Concile Vatican II, b. 1173).

24. Turbanti ( op. cit. : 240). Déjà, dans son votum au Concile, Hengsbach avait suggéré la «

coopération d’experts laïcs » (AD I, II, 601).

25. Les « numéros » correspondant aux différents paragraphes des chapitres (NdlR).

26. « Pars II: de actione sociali in specie (Pr 50-SC II) », 30 juin 1961 (ASV, Fonds Concile

Vatican II, b. 1174).

27. « Acta Pontificia Commissionis de apostolatu laicorum praeparatoriae concilii Vaticani II »,

p. 12 (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1179).

28. P. Bonet, « Relate ad Pr50/SC II, ad caput IV, de condicione mulierum » (ASV, Fonds Concile

Vatican II, b. 1177).

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Page 272: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

29. « Pars II : de actione sociali in specie (Pr 50 bis-SC II) », 4 juillet 1961 (ASV, Fonds Concile

Vatican II, b. 1174).

30. F. Sheen (1961 : 11). Dans une note non datée adressée à la Commission, Sheen reprend

l’essentiel de cette l’argumentation : Fulton Sheen, « Varia de mulieribus » (ASV, Fonds Concile

Vatican II, b. 1173).

31. « Acta Pontificia Commissionis de apostolatu laicorum praeparatoriae concilii Vaticani II »,

p. 14 (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1179).

32. « De famularum domesticarum morali defensione (cura et studio Rmi Dni Prosperini) » (ASV,

Fonds Concile Vatican II, b. 1173).

33. Santo Quadri (et le P. Erminio Crippa scj), « De famularum domesticarum humana et

christiana dignitate earumque fide et moribus tuendis » (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1173).

34. Gabriel-Marie Garrone, « Remarques sur le nouveau texte de II S.C. », 24 janvier 1962 (ASV,

Fonds Concile Vatican II, b. 1178).

35. Dragutin Nezic, « Animadversiones ad TC1/SCII », 27 janvier 1962 (ASV, Fonds Concile

Vatican II, b. 1178).

36. Pontificia commissio centralis praeparatoria concilii vaticani II (sub secreto), « Quaestiones

de apostolatu laicorum – schema constitutionis de apostolatu laicorum propositum a competenti

Commissione, pars III de apostolatu laicorum in actione sociali, em.mo ac rev.mo domino

cardinali Fernando Cento relatore », typis polyglottis Vaticanis, 1962, no 41-47 (ASV, Fonds

Concile Vatican II, b. 1179).

37. Pontificia subcommissio centralis de schematibus emendandis praeparatoria Concilii

Vaticani II (sub secreto), « De emendatione schematis constitutionis De apostolatu laicorum »,

Typis, polyglottis Vaticanis, 1962, p. 48 (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1179).

38. À l’exception notable de celle du cardinal Suenens, concernant l’usage du terme d’Action

catholique, enjeu majeur du schéma, mais périphérique pour le traitement de la question

féminine.

39. Le projet a été directement suscité par le célèbre discours du cardinal Léon-Joseph Suenens,

archevêque de Malines-Bruxelles, du 4 décembre 1962, sur l’Église ad intra et ad extra. Il semble

qu’il avait également commencé de mûrir, dès avant cette intervention, au sein de la Commission

pour l’apostolat des fidèles, sous l’impulsion de Mgr Hengsbach et de Mgr Gérard de Vet, évêque

de Breda (A. Glorieux, 1986 : 390 ; G. Turbanti, 2000 : 172-73).

40. « Acta commissionis conciliaris “de fidelium apostolatu”, I. Prima Periodus Concilii », p. 9

(ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1187).

41. Acta Synodalia Sacrosancti Concilii oecumenici Vaticani II [AS] V, 1, p. 195.

42. « Schema de apostolatu laicorum », 5 février 1963 (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1180).

43. Copie d’un rapport d’A. Glorieux au cardinal Giovanni Urbani du 20 janvier 1963 (ASV, Fonds

Concile Vatican II, b. 1180).

44. Copie de la lettre de Rosemary Goldie à Fernando Cento du 23 février 1963 (ASV, Fonds

Concile Vatican II, b. 671).

45. Trois femmes y participent : Maria Vendrik, Rosemary Goldie et la Belge Marguerite Fiévez,

proche collaboratrice de Jozef Cardijn.

46. « Concile Vatican II Schéma de l’Apostolat des Laïcs Proemium generale, notes de l’ACI de

France le 22 février 1963 », p. 9 (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 671).

47. « Résumé des débats au sujet du Schéma Constitutionis de apostolatu laicorum qui ont eu lieu

à Rome, du 26 au 28 février 1963, dans le cadre de la VIe réunion du Conseil directeur du

COPECIAL » (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1180).

48. Lettre de Joseph Folliet à Fernando Cento du 1 er mars 1963 (ASV, Fonds Concile Vatican II,

b. 1180).

49. Pars I, Titulus, Caput V, Point 33 C, « De mulieribus » (ASV, Fonds Concile Vatican II,b. 671).

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271

Page 273: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

50. « Acta commissionis conciliaris “de fidelium apostolatu”, I. Prima Periodus Concilii », p. 37

(ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1183).

51. Lettre d’Achille Glorieux à Jean Strieff du 19 février 1964, citée par M.-T. Fattori (ibid. : 316).

52. Outre le cardinal Suenens, Mgr Georges Hakim, évêque melkite d’Acre, et Mgr Antoni

Baraniak, archevêque de Potsdam, s’étaient exprimés en faveur de la nomination d’auditrices

dans le contexte de la discussion du schéma sur l’Église (AS II, 3, p. 177, 296 et 356).

53. Lettre de Vittorio Veronese à Pericle Felici du 21 janvier 1964 (ASV, Fonds Concile Vatican II,

b. 670).

54. « Propositions de l’Union mondiale des organisations féminines catholiques si des femmes

sont admises au concile » (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 670).

55. Xavier Geeraerts, « Schema decreti “de apostolatu laicorum” », 21 janvier 1964. Voir

également : « P. Claudi Leetham I.C., periti, observationes quadam in schema de apostolatu

laicorum (25-I-1964) » (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1182).

56. « Compte rendu n o 12 : réunion du 26 octobre 1964, auditeurs, 3e session du Concile,

document interne » (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 670).

57. Au début de la 4e session, les auditeurs tentent une nouvelle démarche, sans plus de succès.

Celle-ci ne consiste plus tant dans une « revendication de demander la parole des femmes comme

telles », mais se justifie plutôt par « la nécessité de présenter certains problèmes que seules les

femmes peuvent présenter » (« Compte-rendu no 3 : réunion du 27 septembre 1965, auditeurs, 4e

session du Concile, document interne » [ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 670]) ; cf. R. Goldie

(2000 : 73).

58. AS III, 5, p. 728-730. Voir également celles de Joseph Malula, archevêque de Léopoldville (AS

III, 5, p. 737-739), d’Augustin Frotz, évêque auxiliaire de Cologne (AS III, 6, p. 42-44) et de Bernard

Yago, archevêque d’Abidjan (AS III, 6, p. 220-222).

59. UMOFC, « La promotion de la femme », janvier 1965 (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 671).

60. Rosemary Goldie, « La missione della donna alla luce del Concilio », mars 1966 (ASV, Fonds

Concile Vatican II, b. 671).

61. Goldie, 1964, « Quelques observations au sujet du Schéma “De apostolatu laicorum” » (ASV,

Fonds Concile Vatican II, b. 671). Cf. Goldie (2000 : 78-79).

62. « Acta commissionis conciliaris “De fidelium apostolatu” IV » (ASV, Fonds Concile Vatican II,

b. 1187, p. 197).

RÉSUMÉS

Cet article explore l’un des « silences » du concile Vatican II, relatif aux femmes. Si

l’historiographie a fréquemment souligné l’importance de la nomination de femmes auditrices au

concile, elle s’est moins souvent interrogée sur ce relatif « silence » dans les documents

conciliaires. L’examen du cas du décret sur l’apostolat des laïcs, où la question féminine a été

abordée de manière précoce, contribue à éclairer tout à la fois les modalités de la participation

des femmes au débat conciliaire, au-delà de leur seule participation comme auditrices, et les

motifs de ce silence. Celui-ci a été pour partie recherché par les laïcs, hommes et femmes,

investis dans la préparation du document dans le souci d’éviter un discours genré, en

contradiction avec l’égalité fondamentale des femmes et des hommes.

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 274: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

This article explores one of the Second Vatican Council “silences”, regarding women. If

historiography has frequently underscored the important of the nomination of women as

auditors at the Council, it has less often questioned this relative “silence” on women’s issue in

the documents of Vatican II. The study of the case of the decree on lay apostolate, where it has

been early examined, contributes altogether to highlight women’s modes of participation to the

conciliar debate, beyond their contribution as auditors alone, and the motives of this silence.

This one has been partly wished by male and female laypeople invested in the preparation of the

document in order to avoid gendered discourses, in contradiction with the fondamental equality

between women and men.

Este artículo explora uno de los “silencios” del Concilio Vaticano II, el que se refiere a las

mujeres. Si la historiografía ha destacado a menudo la importancia de la nominación de mujeres

auditoras en el Concilio, se preguntó menos sobre el relativo “silencio” sobre las mujeres en los

documentos conciliares. El examen del caso del decreto sobre el apostolado de los laicos, en el

cual la cuestión femenina se aborda de manera precoz, contribuye a aclarar a la vez las

modalidades de la participación de las mujeres en el debate conciliar, más allá de su única

participación como auditoras, y los motivos de este silencio. Éste fue en parte buscado por los

laicos, hombres y mujeres encargados de la preparación del documento, preocupados por evitar

un discurso generizado, en contradicción con la igualdad fundamental de las mujeres y los

hombres.

INDEX

Mots-clés : Vatican II, question féminine, apostolat des laïcs, auditeurs au concile, égalité des

femmes et des hommes

Keywords : Vatican II, women’s issue, lay apostolate, auditors at the Council, equality between

women and men

Palabras claves : Vaticano II, cuestión femenina, apostolado de los laicos, auditores al Concilio,

igualdad de las mujeres y los varones

AUTEUR

AGNÈS DESMAZIÈRES

Groupe Sociétés Religions Laïcités (GSRL), UMR 8582, CNRS-EPHE, [email protected]

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Page 275: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

La première réception du concileVatican II par les catholiquestraditionalistes (1965-1969)The reception of the Second Vatican Council by traditionalist Catholics

(1965-1969)

La primera recepción del concilio Vaticano II por los católicos tradicionalistas

(1965-1969)

Philippe Roy-Lysencourt

1 La réception du concile Vatican II est un objet d’étude extrêmement vaste qui intéresse

un nombre croissant de théologiens et d’historiens de l’Église. Les premiers à réfléchir

sur ce concept, pour cet événement, furent des théologiens comme Alois Grillmeier et

Yves Congar au début des années soixante-dix, mais il fallut attendre les années quatre-

vingts pour que les travaux sur la réception débutent vraiment sous l’impulsion des

historiens de l’Église. À partir de cette date, les recherches sur la réception de Vatican

II démarrèrent véritablement et s’engagèrent dans plusieurs directions. Les travaux les

plus nombreux furent réalisés sur des aires géographiques particulières, mais certains

chercheurs travaillèrent, par exemple, sur la réception du concile dans les médias, dans

les communautés religieuses, dans le Code de droit canonique, dans la théologie, dans

les Églises non-catholiques, dans la Curie romaine. À ces travaux sur des sujets précis, il

faut ajouter les synthèses et les travaux de réflexion générale, en particulier ceux de

Gilles Routhier et de Christoph Theobald1.

2 Malgré toutes ces publications, de nombreux travaux restent à entreprendre sur la

réception de Vatican II. Il n’est certainement pas excessif d’affirmer que les recherches

n’en sont qu’à leurs balbutiements, car toutes les aires géographiques ne sont pas

couvertes, loin de là, et de nombreux aspects restent à explorer. Parmi eux se trouve la

réception du concile par les catholiques traditionalistes. Si un chapitre d’ouvrage

collectif et un article existent sur le sujet2, ils sont loin de faire le tour de la question et

d’analyser les choses avec la justesse et la précision qui conviennent ; ils invitent plutôt

à engager une recherche sérieuse et approfondie.

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 276: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

3 Dans cet article, quelques éléments relatifs à la première réception du concile Vatican II

par les catholiques traditionalistes sont présentés. Cette étude s’inscrit dans une

période qui va du 8 décembre 1965 au 30 novembre 1969, c’est-à-dire de la clôture du

concile à l’entrée en vigueur des prescriptions de la Constitution Apostolique Missale

romanum3 (3 avril 1969), date à partir de laquelle la réception de Vatican II par les

opposants au concile entra dans une nouvelle phase. Bien que la période soit restreinte,

le présent texte est loin d’être exhaustif et de faire le tour du sujet. Les individus, les

mouvements et les réseaux à considérer sont beaucoup trop nombreux pour qu’il soit

possible de tout aborder en l’espace de quelques pages. Il ne s’agit donc que d’une

exposition des premiers résultats d’une enquête historique qui mériterait d’être

considérablement approfondie. Dans la première partie est présentée l’histoire d’un

éphémère bulletin fondé par d’anciens membres du Cœtus Internationalis Patrum (CIP),

qui fut le principal groupe d’opposants au sein du concile Vatican II (Roy-Lysencourt,

2011 et 2014). Elle est suivie d’une étude sur la réception du concile par les anciens

dirigeants de ce groupe avant l’entrée en vigueur du Novus Ordo Missæ, puis d’une

présentation de la réception du concile par quelques clercs et laïcs influents durant la

même période.

La première résistance : le bulletin Fortes in fide

4 À la clôture du concile, les membres les plus importants du Cœtus Internationalis Patrum

convinrent de continuer à agir en résistant à l’interprétation non-traditionnelle des

textes conciliaires qui pourrait être faite. Dans ce but, ils décidèrent de fonder une

revue. Mgr Lefebvre, qui fut président du CIP, raconta ainsi l’origine de cette initiative :

« À la fin du concile nous avons fait, avec les membres du Cœtus les plus fervents, les

plus solides, les plus militants – il y en avait une bonne trentaine – une petite fête, des

agapes fraternelles, avant de nous séparer. Nous avons tiré des photos et nous nous

sommes promis de faire un bulletin entre nous pour nous maintenir dans la Tradition,

dans le combat4 ». Les membres du Cœtus sont donc partis de Rome avec l’idée de

résister à l’orientation du concile, chacun dans son diocèse, et d’inciter les membres et

sympathisants du groupe, ainsi que d’autres évêques, à faire de même.

5 Le projet se mit rapidement en place après le concile. L’abbaye de Solesmes – comme

elle l’avait été durant le concile – fut encore une fois un lieu de rencontre. Le mardi 1er

février 1966, dom Jean Prou, abbé de Solesmes, notait dans son agenda : « Quand je

rentre à St-Pierre, Mgr Marcel Lefebvre et Mgr Sigaud viennent d’y arriver, venant de

Nantes5 ». Le lendemain, il notait : « Après Messe conv. entretien avec les 2

Archevêques : leur projet d’un Bulletin d’information post-conciliaire. Le rédacteur en

chef serait l’Évêque de Siguenza [Mgr Castan Lacoma]. Les 2 archevêques repartent

après le déjeuner6 ».

6 Avant la fin du mois, le 20 février 1966, les ex-président et ex-secrétaire du Cœtus firent

parvenir à un certain nombre d’évêques qui avaient accepté de faire partie des

« Correspondants Centraux du Bulletin » (les archives consultées ne permettent pas de

savoir lesquels) une lettre circulaire à laquelle étaient jointes « Quelques précisions

pour nos correspondants sur notre bulletin », qui donnent plusieurs informations sur

ce qui était prévu7.

7 Le périodique devait paraître six fois par an en moyenne, au prix de 6 $ US par an,

auquel devaient s’ajouter les frais d’envoi. L’évêque chargé de la rédaction et de

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 277: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

l’administration était Mgr Laureano Castan Lacoma, ancien membre du Cœtus et évêque

de Sigüenza-Guadalajara en Espagne. Le bulletin devait être diffusé en latin, espagnol,

français, italien et portugais. Les rapports de chaque pays latin devaient être publiés

dans leur langue originale. Quant aux rapports venant des pays de langue non latine, ils

devaient être publiés en latin ecclésiastique. Il était par ailleurs spécifié qu’une édition

spéciale était à l’étude pour les pays de langue allemande et anglaise. Quant à la fin du

bulletin, elle était triple : informer, défendre, encourager :

A/ Information :1 – Informer sur les discours et actes du Saint-Père, relatifs au concile et à sesDécrets.2 – Informer sur les travaux des Commissions Post-Conciliaires.3 – Informer sur les publications de bonne doctrine relatives au concile, faites pardes Évêques ou des théologiens.4 – Faire connaître les articles d’orientation sûre, parus dans les revues catholiques,au sujet du concile et des Décrets, les déterminations de la Curie Romaine ou desCommissions Post-Conciliaires.5 – Faire une chronique des Semaines, Congrès, Rencontres, traitant du concile, etselon une orientation traditionnelle.6 – Donner connaissance de mesures pratiques d’orientation traditionnelle, prisespar des Évêques, etc.7 – Éventuellement demander à des théologiens des articles sur certains sujetsimportants et les envoyer aux Évêques.B/ Défense :1 – Faire la critique des articles publiés dans les principales revues traitant duconcile, dans une interprétation ou une ligne non-traditionnelle.2 – Rectifier les positions tendancieuses répandues dans les revues au sujet duconcile.3 – Alerter les Évêques sur les tendances fausses, prises par des théologiens,relatives au concile.C/ Encouragement :1 – Encourager les Évêques traditionalistes dans leur apostolat.2 – Créer une conscience du nombre pour les Évêques qui pensent comme nous.3 – Amener les Évêques à prendre des mesures pratiques contre le progressisme eten faveur d’une saine interprétation du concile.4 – Faire passer dans la pratique les enseignements venus de Rome.5 – Par là même, faciliter à Rome sa tâche de défense et de promotion de la vérité.6 – Faciliter au moment opportun une action commune à l’échelle mondiale (ibid.).

8 Le but poursuivi à travers ce bulletin de liaison était donc d’œuvrer à une

interprétation traditionnelle des textes du concile. Les fondateurs estimaient que cette

interprétation devait se baser sur le Magistère de l’Église puisqu’ils voulaient faire

passer les enseignements de Rome. En outre, ils voulaient préparer les fondements d’un

mouvement international capable de s’opposer un jour à l’esprit du concile.

9 La revue devait être subdivisée en deux grandes parties : le bulletin lui-même et des

appendices. Ces derniers devaient contenir des textes intégraux d’articles parus dans

des revues « d’une orientation saine et d’une importance exceptionnelle », ainsi que des

travaux « demandés à nos théologiens sur des questions importantes regardant le

concile, son interprétation et son application ».

10 Au niveau de l’organisation pratique, il était prévu une « Direction Centrale », laquelle

aurait notamment pour mission de désigner, dans chaque pays, un « Correspondant

Central ». Ce dernier devrait chercher des « Correspondants Spéciaux » qui auraient à

s’occuper d’une ou plusieurs branches de la vie post-conciliaire, lesquelles

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

276

Page 278: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

correspondraient « aux Commissions Post-Conciliaires et aux Secrétariats ». Quant aux

articles provenant de collaborations spontanées, il faudrait les envoyer à Mgr Castan

Lacoma ou à Mgr de Proença Sigaud, qui les feraient parvenir à des correspondants

spécialisés dans les branches concernées.

11 Les fondateurs s’étaient donné les cinq règles générales suivantes : 1) « On cherchera

toujours une information objective » ; 2) « On donnera une appréciation de la valeur

des choses selon les vérités de la Théologie traditionnelle » ; 3) « On n’entrera pas dans

des polémiques » ; 4) « On aura toujours le plus grand respect pour le S. Siège, les

Commissions Post-Conciliaires et les Évêques de la Ste Église » ; 5) « Il n’y aura jamais

dans le Bulletin d’attaques personnelles ».

12 D’un point de vue typographique, le bulletin devait être ronéoté ou imprimé en offset.

La présentation devait être « belle et digne, sans trop de parcimonie, afin que les

Évêques aient du plaisir à le recevoir et à le conserver ». Par ailleurs, « toutes les

publications catholiques » seraient libres de reproduire les articles publiés dans le

bulletin, et sans avoir à le citer.

13 Dans les précisions données aux correspondants, il était également spécifié que seule la

« Direction Centrale », qui serait « la même que celle qui a dirigé le Cœtus Internationalis

Patrum Conciliarium », pourrait éventuellement proposer aux abonnés de « prendre des

actions collectives d’ordre pratique », et que le bulletin n’exprimerait pas de position

sur la politique particulière de chacun des pays. Il ne devait se prononcer qu’« au sujet

des questions qui touchent à la doctrine et aux droits de l’Église », et la décision « de

l’opportunité d’une prise de position sera de la compétence de la Direction Centrale »

(ibid.).

14 Par ce bulletin Notitiae Postconciliares, les anciens dirigeants du Cœtus Internationalis

Patrum cherchaient à donner une suite au groupe qu’ils avaient formé au concile. Il

s’agissait d’un vrai programme de lutte contre les interprétations du concile qui ne

seraient pas conformes à la doctrine traditionnelle de l’Église. Toutefois, ce bulletin ne

parut jamais, faute de correspondants capables (Tissier de Mallerais, op. cit. : 405).

15 Mgr Lefebvre fonda cependant une autre revue, intitulée Fortes in Fide, qui parut pour la

première fois à la fin du mois d’août 1967 (ibid.). Le secrétariat était assuré par un

prêtre, un certain Luis Viejo Montolìo, étudiant à Rome et secrétaire de Mgr Castán

Lacoma8. Il n’est cependant pas possible de dire grand-chose sur cette publication. Si les

archives des anciens membres du CIP consultées comportent quelques documents

relatifs à son existence et quelques correspondances avec son en-tête, elles n’en

contiennent toutefois pas le moindre exemplaire. Il est seulement possible de donner

quelques minces renseignements à partir d’une « Note concernant le bulletin “Fortes in

Fide” » qui se trouve dans les archives de Mgr Georges Cabana9.

16 Il s’agissait d’un bulletin bimestriel, pouvant paraître plus fréquemment à l’occasion,

financé par des bienfaiteurs. Il était l’organe d’un centre appelé Centro Scambio

Informazioni, situé à Rome au numéro 93 de la Piazza Navona (ibid.), adresse qui

correspondait aux locaux de la revue Relazioni. Rivista di fatti e analisi de Francesco Leoni

(Tissier de Mallerais, op. cit. : 404-405). La fonction du Centro Scambio Informazioni était

« de recevoir les Notes et Informations des Correspondants, de les traduire en langue

italienne, française et anglaise, de les faire parvenir aux Correspondants de chaque

pays dans la langue désirée ». Les correspondants, définis comme « des Évêques qui

veulent bien accepter de fournir la documentation sur tout ce qui peut intéresser des

Évêques », avaient pour mission d’adresser de la documentation au Centro, « en leur

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langue et, si possible, dans une des trois langues citées ci-dessous », et d’indiquer « sur

ces documents la mesure de la diffusion souhaitée ». Ces documents pouvaient

consister en « des informations rédigées personnellement ou par des personnes

qualifiées sur la situation religieuse du pays, sur des événements particuliers, que la

presse libérale mondiale présente d’une manière tendancieuse ». Par ailleurs, les

correspondants devaient recevoir la documentation envoyée par le centre et la diffuser

« sous [sic] leur propre responsabilité aux Évêques, aux clercs et aux Agences de presse,

en se conformant toutefois aux indications données par les Correspondants au sujet de

la diffusion10 ».

17 Selon les renseignements qui se trouvent dans le livre de Mgr Bernard Tissier de

Mallerais sur Mgr Lefebvre, la formule ne fut pas viable (Tissier de Mallerais, op. cit. :

406). Une lettre de Mgr de Castro Mayer à Mgr Lefebvre, le 27 février 1968, laissait

entrevoir les difficultés rencontrées : « [...] si nous voulions attendre des documents des

évèques [sic] traditionnaux [sic], nous finirions par supprimer la revue. Hélas11 ! » En

mars 1969, Mgr Lefebvre transforma ce lien inter-épiscopal en un service de

documentation international de la presse traditionaliste. Fortes in fide devint un simple

envoi hebdomadaire de photocopies de documents transmis à une quarantaine de

revues (Tissier de Mallerais, op. cit. : 406-407). Mgr Lefebvre avait alors décidé de

fédérer la presse traditionaliste. Dans ce but, il avait réuni à Rome, le 8 mars 1969,

plusieurs directeurs de revues « traditionnelles » (ibid. : 407-408). Quant à Fortes in fide,

les archives consultées ne permettent pas de connaître la date à laquelle cette

publication cessa de paraître.

18 L’étude détaillée de cette « revue » – non seulement de son contenu, mais aussi de ses

auteurs, de ses collaborateurs, de ses correspondants, de ses abonnés – permettrait

probablement de connaître d’une façon assez précise la première réception du concile

par les traditionalistes. Cependant, il faudrait trouver le « périodique » dans les

archives. Une collection doit certainement exister quelque part, mais nos recherches

demeurent infructueuses pour le moment.

La réception du concile par les anciens dirigeants duCIP avant l’entrée en vigueur du Novus Ordo Missæ

19 Dans un premier temps, aucun des anciens membres du Cœtus Internationalis Patrum ne

critiqua publiquement les textes promulgués lors du concile Vatican II. Au contraire, ils

s’en firent les défenseurs en les interprétant et en appelant à les interpréter selon la

doctrine traditionnelle de l’Église. Les exemples sont nombreux. Ainsi, en 1966, Mgr

Geraldo de Proença Sigaud fit paraître un article dans La Pensée catholique12 sur « Le

concile et le prêtre traditionnel13 ». Dans ce texte, après avoir présenté certains aspects

de l’influence de Vatican II sur la vie de l’Église au cours des années précédentes,

l’archevêque de Diamantina propose une ligne de conduite à tenir par le « prêtre

traditionnel » face aux « forces qui rêvaient d’un “concile-Révolution” » et qui,

« déçues par les textes conciliaires », chercheront à « maintenir la confusion » et à

« faire croire aux prêtres et aux catholiques traditionnels que les textes des Décrets du

concile sont mauvais » (ibid., p. 17). Selon lui, le « prêtre traditionnel » devait éviter

« cette manœuvre » en se soumettant à l’autorité et en étudiant les textes conciliaires,

dont la lecture sera « la source d’une grande surprise, d’une joie profonde, d’une

révélation inespérée, un plaisir clair et sans trouble » (ibid., p. 17-18).

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20 Mgr de Proença Sigaud apportait cependant une nuance qui manifeste son

herméneutique du concile et sa réception de l’événement à cette époque :

Je ne dis pas tous les textes, mais la plupart d’entre eux. Je m’explique. Quelquestextes conciliaires ont suivi un chemin laborieux, ont fait l’objet de discussionsenflammées, de votes contraires significatifs. À plusieurs reprises, ces votesprovenaient de groupes de Pères Conciliaires traditionnels. [...][...] de nombreux Pères d’orientation traditionnelle ont voté, au cours des sessionspubliques respectives, contre la « Déclaration sur l’Œcuménisme », la « ConstitutionDogmatique de la Révélation », la « Déclaration sur les Religions non Chrétiennes »,la « Déclaration sur la Liberté Religieuse » et la « Constitution Pastorale sur l’Églisedans le monde actuel ».Les raisons de ces voix négatives différaient naturellement dans chaque cas, maisl’on peut dire qu’elles se référaient à quelque point faible, à quelque partie dudocument, et non pas au document dans sa totalité. Ces mêmes points faibles sontsusceptibles d’interprétation correcte, et la mission de la Commission CentralePost-Conciliaire sera justement d’obtenir les interprétations exactes pour telspassages pouvant donner lieu à une interprétation moins heureuse (ibid., p. 18-19).

21 Après avoir présenté la position du prêtre traditionnel, Mgr de Proença Sigaud

s’attardait sur l’attitude pratique qu’il devait avoir. Tout d’abord, il spécifiait qu’il ne

devait pas ignorer le concile et ne pas s’opposer à lui, mais « collaborer avec la

Hiérarchie, et à sa tête le Pape, pour l’application à bon escient, généreuse, surnaturelle

du concile, toujours fidèle à la légitime tradition de l’Église » (ibid., p. 19). Selon

l’archevêque de Diamantina :

[...] s’opposer au concile serait, pour le prêtre traditionnel, une trahison de sonpassé et un suicide, parce que l’Esprit Saint continuera son œuvre, et vaincra toutesles résistances. S’opposer au concile, ce serait faire le jeu des ennemis de l’Église quiseraient heureux de voir les catholiques traditionnels prendre cette voie du suicide,car ces ennemis de l’Église auraient ainsi le triple avantage de : rendre plus difficilel’action de l’Église, la priver de ses meilleurs ouvriers, et écraser ceux qu’ilsredoutent le plus. S’opposer au concile serait s’opposer à la voix de l’Esprit Saint, ausouffle de son action, être un obstacle à l’action de Dieu dans son Église (ibid.,p. 19-20).

22 S’appuyant sur des paroles prononcées le 12 janvier précédent par Paul VI, Mgr de

Proença Sigaud concluait son article en spécifiant que le concile n’avait pas été une

Révolution, mais qu’il avait été et « voulu être un Renouvellement, un printemps

nouveau qui renaît des rameaux du vieux et toujours jeune arbre de la Tradition » (ibid.,

p. 23).

23 La même année, La Pensée catholique publia un article de Mgr Luigi Maria Carli intitulé

« L’obéissance du prêtre à la lumière de Vatican II14 ». L’évêque de Segni recherchait

dans les documents du concile « la réponse solennelle de l’Église aux doutes, aux

inquiétudes que soulève la question de l’obéissance sacerdotale » (ibid., p. 9). Dans le

même numéro, la revue publia, sous le titre « Le concile Vatican II, appel à la sainteté15

», une homélie prononcée par Mgr Lefebvre le 7 mai 1966, à l’occasion du pèlerinage

annuel des Croisés de la Médaille Miraculeuse. Le Supérieur général des Pères du Saint-

Esprit appelait à la rénovation intérieure au nom du concile :

Ils ont dit et redit [Jean XXIII et Paul VI] : la rénovation après le concile doit êtreavant tout une rénovation intérieure. S’il y a des changements qui doivent se fairedans la discipline, s’il y a des changements qui se feront dans le Droit Canon, s’il y ades changements qui se feront dans certaines attitudes de l’Église, il y en a uneavant tout qui doit être le fruit du concile, c’est la rénovation de nos âmes (ibid.,p. 38).

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24 Comme le montrent ces quelques citations, dans un premier temps les anciens

dirigeants du Cœtus Internationalis Patrum acceptèrent (du moins officiellement ou

publiquement) le concile Vatican II, et tous les documents promulgués lors de sa tenue,

en appelant à une interprétation traditionnelle des textes qui posaient problème. Pour

cela, ils s’appuyaient sur Paul VI.

25 En 1966, le cardinal Ottaviani, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi,

adressa une lettre datée du 24 juillet aux présidents des Conférences épiscopales et aux

Supérieurs des Congrégations religieuses. Huit mois après la clôture de Vatican II, il

regrettait « des nouvelles alarmantes au sujet d’abus grandissants dans l’interprétation

de la doctrine du concile » et déplorait l’apparition « d’opinions étranges et

audacieuses qui [...] troublent grandement les esprits chez de nombreux fidèles ». Le

cardinal spécifiait qu’il s’agissait « de nombreuses affirmations qui, dépassant

facilement les limites de la simple opinion ou de l’hypothèse, semblent porter atteinte

en quelque manière au dogme lui-même et aux fondements de la foi ». Il donnait dix

exemples de ces opinions et de ces erreurs, et demandait aux Ordinaires de s’efforcer

de les enrayer ou de les prévenir, et d’en traiter et d’en faire rapport au Saint-Siège

avant Noël16.

26 Mgr Lefebvre, en tant que supérieur général des spiritains, répondit à la lettre du

cardinal Ottaviani le 20 décembre 196617. Sa réponse est précieuse pour connaître son

appréciation intime du concile un an après sa clôture :

[...] on peut et on doit malheureusement affirmer :Que, d’une manière à peu près générale, lorsque le concile a innové, il a ébranlé lacertitude des vérités enseignées par le Magistère authentique de l’Église commeappartenant définitivement au trésor de la Tradition.Qu’il s’agisse de la transmission de la juridiction des évêques, des deux sources de laRévélation, de l’inspiration scripturaire, de la nécessité de la grâce pour lajustification, de la nécessité du baptême catholique, de la vie de la grâce chez leshérétiques, schismatiques et païens, des fins du mariage, de la liberté religieuse, desfins dernières, etc. Sur ces points fondamentaux, la doctrine traditionnelle étaitclaire et enseignée unanimement dans les universités catholiques. Or, de nombreuxtextes du concile sur ces vérités permettent désormais d’en douter (ibid., p. 109).

27 Après avoir présenté les conséquences qui en avaient été tirées et appliquées dans la

vie de l’Église, Mgr Lefebvre en concluait « que le concile a favorisé d’une manière

inconcevable la diffusion des erreurs libérales ». Il ajoutait : « La foi, la morale, la

discipline ecclésiastique sont ébranlées dans leurs fondements, selon les prédictions de

tous les Papes » (ibid., p. 110). Il affirmait en outre que, face à cette situation, seul le

pape pouvait sauver l’Église : « Que le Saint Père s’entoure de vigoureux défenseurs de

la foi, qu’il les désigne dans les diocèses importants. Qu’il daigne par des documents

importants proclamer la vérité, poursuivre l’erreur, sans crainte des contradictions,

sans crainte des schismes, sans crainte de remettre en cause les dispositions pastorales

du concile » (ibid., p. 111).

28 Cette lettre, privée, est d’une autre teneur que l’intervention publique de Mgr Lefebvre

dans son homélie du 7 mai précédent. Lorsqu’il s’adresse au cardinal Ottaviani, le

supérieur général des spiritains n’hésite pas à s’en prendre à Vatican II d’une façon très

catégorique. D’autres écrits privés vont dans ce sens. Ainsi, par exemple, le 19 mars

1967 il écrivait à l’abbé Berto, qui avait été son théologien privé à Vatican II, que le

concile avait été faussé et corrompu par de « faux théologiens » et que ceux qui avaient

composé les schémas voulaient y introduire des doctrines contraires au magistère

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ecclésiastique : « Quand on sait ce que furent les schémas qui ont précédé les définitifs,

on ne peut douter de l’intention de leurs auteurs de contredire la tradition et d’adopter

les thèses modernistes. Malgré tous nos efforts nous n’avons pu changer totalement ces

schémas pétris de l’esprit moderniste18 ». L’année suivante, il écrivit les mots suivants à

l’abbé Berto : « Tant que l’Église s’enfermera dans les textes conciliaires, elle se

minera » (ibid., Rome, 29 octobre 1968). Dans cette même lettre, il affirmait que l’Église

issue du concile était une nouvelle religion : « Le Pape parle, mais craint d’agir et de

nommer autour de lui des hommes sûrs. Tant qu’il continuera à être entouré et à

s’entourer de theillardistes [sic], rien ne changera. Les nominations d’évêques sont

toujours orientées vers la nouvelle religion, car c’est vraiment une nouvelle religion »

(ibid.). Mgr Lefebvre faisait donc une distinction entre les paroles du pape, auxquelles il

souscrivait tout à fait, et ses actes, qui allaient à l’encontre de ses paroles.

29 Il semble que Mgr Lefebvre ait commencé à prendre publiquement position contre le

concile après sa démission comme supérieur de la Congrégation du Saint-Esprit (8

septembre), et après avoir été écarté de la commission centrale du chapitre général de

son ordre (11 septembre 1968)19. Avant cette date, dans aucune de ses interventions

publiques il ne se prononça explicitement contre le concile. Mais à partir de ce moment

il remit ostensiblement Vatican II en cause. Ainsi, par exemple, le 12 septembre 1968, il

affirma que la rénovation de l’Église « qu’on attendait du concile fut viciée par

l’introduction de l’esprit moderne et de son orgueil antichrétien au concile même et

depuis surtout20 ».

30 La même année, dans une conférence donnée lors d’un dîner de l’Union des

Intellectuels indépendants, il disait :

Le concile, dès les premiers jours, a été investi par les forces progressistes. [...]La manière dont ceux qui ont voulu détourner le concile de sa fin en attaquant laCurie romaine et, par elle, Rome et le successeur de Pierre, fut scandaleuse.[...] on nous parle sans cesse de « l’esprit post-conciliaire », cause de tous nos maux,qui provoque ces rébellions de clercs, qui soulève ces contestations, qui est àl’origine de ces occupations de cathédrales, de paroisses et de toutes lesextravagances de la liturgie et de la nouvelle théologie. Cet « esprit post-conciliaire » n’aurait-il vraiment rien à voir avec le concile ? Ce serait unphénomène totalement étranger au concile ? On juge l’arbre à ses fruits21...

31 La même année, suite à la publication de l’encyclique Humanae vitae, Mgr Lefebvre

affirma : « Cet engouement pour l’ouverture au monde et pour un œcuménisme qui

couvre aimablement une ouverture à l’hérésie, engouement qui s’est manifesté tout au

long du concile, ne venait pas de l’Esprit-Saint. Il faut bien que tôt ou tard les désordres

qui s’ensuivirent amènent le Saint-Père à fermer ces ouvertures comme il vient de le

faire courageusement par sa Profession de foi et par l’Encyclique “Humanae vitae”22 ».

32 Pourtant, Mgr Lefebvre ne rejetait pas encore le concile : « Les textes du concile [...] ont

été signés par le Pape et par les évêques, donc nous ne pouvons pas douter de leur

contenu. » Mais il s’interrogeait : « Et pourtant, comment interpréter, par exemple, le

texte sur la liberté religieuse qui porte en lui une certaine contradiction interne ? [...]

Que devons-nous faire en définitive ? [...] Laissons à la Providence et à l’Église le soin de

se prononcer un jour sur la valeur des textes de Vatican II » (ibid., p. 105). Ses confrères

et amis brésiliens Geraldo de Proença Sigaud et Antonio de Castro Mayer

s’interrogeaient également. Dans une lettre à Mgr Lefebvre, datée du 29 juin 1968, Mgr

de Castro Mayer, qui écrivait aussi pour Mgr de Proença Sigaud, lui demandait de les

éclairer sur le point suivant : « si et jusqu’où doivent les fidèles adhérer internement et

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externement [sic] à quelques affirmations doctrinales du concile, comme à la

déclaration sur laliberté [sic] réligieuse [sic] et à la Constitution “Gaudium et spes”. Idem

à propos de quelques passages de l’enciclique [sic] “Populorum Progressio”, et quelques

autres déclarations du Saint-Père, comme celles que je vous ai envoié [sic]23 ».

33 Au niveau psychologique, les textes du concile et l’évolution de l’Église conciliaire

mirent les anciens du Cœtus Internationalis Patrum, du moins les plus convaincus, dans

un désarroi terrible. Certaines sœurs dominicaines de la communauté fondée par l’abbé

Berto soutiennent que le concile a tué leur fondateur24. Cela est vraisemblable à la

lecture de sa correspondance25. Pourtant, il acceptait le concile dans sa totalité. En

1968, il écrivait à un correspondant : « Ce qui reste de ce concile, comme de tous les

conciles antérieurs, ce sont les Actes promulgués par le Souverain Pontife régnant. Les

Dominicaines du Saint-Esprit reçoivent intégralement ces Actes26 ». Les bénédictins de

Solesmes, même les anciens du Séminaire français qui collaborèrent avec le Cœtus,

acceptèrent également tous les textes de Vatican II. Les communications qu’ils firent

sur le sujet, notamment celles de dom Prou27, en font foi, ainsi que l’évolution

postérieure de la Congrégation. De même, Mgr Carli, qui resta conservateur et

traditionaliste, accepta les textes du concile et devint, plus tard, archevêque de Gaëte

(voir Avallone, 2009 ; Vitali, 2010). Les cardinaux Ottaviani, Siri et Ruffini firent de

même, au grand désespoir de Mgr Romeo qui écrivit à Mgr Cabana (qui accepta

également le concile dans son intégralité) le 29 mars 1967 : « Mais c’est ici que la

situation empire. Les Cardinaux Ottaviani, Siri, Ruffini, ne veulent plus résister au

courant d’apostasie... Ils ne font que dire, désormais : “débrouillez-vous28” » !

34 Deux attitudes se distinguèrent donc rapidement chez les anciens membres du CIP :

tandis que les uns acceptaient intégralement les textes conciliaires et adhéraient

progressivement à l’« esprit » du concile, les autres s’interrogeaient sur la valeur de

l’enseignement de Vatican II et sur l’assentiment qu’ils devaient lui donner. Ces

« romains », si déférents envers la papauté et le magistère avant le concile, se

retrouvèrent totalement désemparés et déchirés devant des textes qu’ils jugeaient être

en opposition avec la doctrine traditionnelle de l’Église.

La première réception du concile par quelques clercset laïcs influents

35 La réception du concile n’est pas seulement le fait des évêques et de la hiérarchie

ecclésiastique. Les clercs et les catholiques de tout rang eurent à se positionner par

rapport à Vatican II. Il est donc essentiel de les considérer lorsqu’on étudie la réception

de cet événement, d’autant plus que leurs positions furent en certains cas plus

explicites que celles des prélats et qu’ils les influencèrent parfois.

36 Dans cette partie, il sera d’abord question de la réception du concile dans deux revues,

Itinéraires et La Pensée catholique, qui ont été choisies ici en raison de la grande influence

qu’elles eurent dans les milieux traditionalistes, puis de la réception de Vatican II par

les abbés Georges de Nantes et Louis Coache, ainsi que par le père Roger-Thomas Calmel

(O.P.). Ces personnages ont été retenus parce qu’ils eurent tous les trois une grande

importance dans le mouvement de résistance au concile, essentiellement en France.

37 La revue Itinéraires (cf. Ledouble, 1995), fondée en 1956, fit connaître sa position sur

Vatican II dans le premier numéro de l’année 1966. Dans un éditorial29 intitulé

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« Recevoir les décisions du concile », on peut lire : « [...] nous recevons toutes les

décisions conciliaires et [...], dans la mesure où cela dépendrait de nous, nous invitons

nos lecteurs à les recevoir » (ibid., p. 21). Les précisions suivantes étaient apportées :

Nous recevons les décisions du concile en conformité avec les décisions des concilesantérieurs. Si tels ou tels textes devaient paraître, comme il peut arriver à touteparole humaine, susceptibles de plusieurs interprétations, nous pensons quel’interprétation juste est fixée précisément par et dans la conformité avec lesprécédents conciles et avec l’ensemble de l’enseignement du Magistère. [...] S’ilfallait – comme certains osent le suggérer – interpréter les décisions du conciledans un sens contraire aux enseignements antérieurs de l’Église, nous n’aurionsalors aucun motif de recevoir ces décisions et personne n’aurait le pouvoir de nousles imposer. [...]Nous recevons les décisions du concile en nous préoccupant de connaître la notethéologique qui convient à chacune d’elles. Ne pas avoir cette préoccupationnécessaire des « diverses notes théologiques » serait tomber dans l’« intégrisme »(ibid., p. 21-23).

38 Il faut relever l’utilisation du terme « réception » par la revue Itinéraires. Il s’agit

probablement de l’une des premières utilisations de ce concept – occulté pendant

longtemps par la théologie catholique30 – appliquée au concile Vatican II. Au-delà de

cette considération, ce que l’historien constate dans la citation qui précède, c’est une

réception sans enthousiasme des textes conciliaires, qui ne peuvent être reçus qu’à la

condition d’être interprétés à la lumière du magistère antérieur. Par ailleurs, Itinéraires

rejetait « l’esprit du concile ». Dans un éditorial du dernier numéro de l’année 1966, on

peut lire :

Ceux qui n’acceptent pas l’arbitraire intellectuel et pratique du conformismerégnant sont dénoncés comme « rebelles à l’esprit du concile ». Mais ceconformisme lui-même ne doit rien au concile, il existait avant, il jouissait déjà –malgré l’action du Saint-Siège – d’une prépotence de fait. [...] Et ce que l’on appliqueen fait aujourd’hui trop souvent, ce n’est pas ce que le concile a promulgué mais, ense réclamant verbalement de ses décisions, c’est en réalité le programme de ceconformisme tyrannique qui préexistait au concile. [...] Faire ostensiblement du« concile » ou de l’« esprit du concile », comme on le fait quotidiennement sous nosyeux, une revanche contre Pie XII, une revanche contre saint Pie X, une revanchecontre un siècle d’enseignements pontificaux, c’est une atroce impiété et c’estinstaller partout les conditions psychologiques et morales de l’anarchie religieuse31.

39 La revue La Pensée catholique, fondée en 1946, ne reçut pas autrement le concile. Les

articles qu’elle diffusa ne furent pas aussi explicites que certains publiés dans Itinéraires

, mais l’esprit est fondamentalement le même. Ainsi, contre ceux qui interprétaient

Vatican II selon sa « logique » ou son « esprit », l’abbé Luc J. Lefèvre, directeur de la

revue, insistait sur le fait qu’il n’en fallait garder que les textes. En 1969, il écrivait :

« Les textes, rien que les textes, tels qu’ils nous sont donnés et tels qu’ils ont pu être déjà

présentés et commentés par la “Commission pontificale pour l’interprétation des

décrets du concile”. Nous n’en démordrons pas, même si nous courrons le risque d’être

accusés d’être trop attachés à ce qui est écrit. Quod scripsi, scripsi...32 ». En outre, l’abbé

Lefèvre analysait l’enseignement de Vatican II en extrayant du concile ce qui

correspondait à son orientation théologique, ce qui pouvait donner lieu à une

interprétation un peu forcée, comme cela est visible dans les phrases suivantes :

Formation philosophique et théologique, selon saint Thomas d’Aquin, commel’exige Vatican II, éloignement des auteurs suspects qui ébranlent et détruisent lesfondements du savoir rationnel et les bases mêmes des motifs de crédibilité, ascèseévangélique qui seule permet la fuite des occasions dangereuses, prière liturgique,

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oraison mentale, mortifications et mise en garde contre l’« esprit du monde » : voilàles sources de la meilleure école d’éducation surnaturelle, inséparables etirremplaçables, que des millions de prêtres et de religieux fidèles ont adoptées dansles siècles passés. Voilà les sources surnaturelles vraies auxquelles le concile aprescrit de puiser33.

40 Durant cette période, l’un des plus virulents opposants au concile fut l’abbé Georges de

Nantes. Il fut parmi les premiers prêtres – probablement le premier – à résister

publiquement à Vatican II. Fils d’un officier de marine, il fut ordonné prêtre le 27 mars

1948. Maurrassien et pétainiste, il tint la chronique de politique religieuse dans

l’hebdomadaire Aspects de la France sous le pseudonyme d’Amicus (1948-1952). Nommé

curé de Villemaur-sur-Vanne en 1958, il décida d’y créer une congrégation de moines

missionnaires qu’il appela les Petits Frères du Sacré-Cœur de Jésus. Le 15 septembre 1963, il

se fit renvoyer de sa paroisse et du diocèse de Troyes pour des raisons politico-

religieuses qu’il serait trop long de rapporter ici. Il refusa de quitter le diocèse et

s’établit avec sa communauté à Saint-Parres-lès-Vaudes34.

41 L’abbé de Nantes manifestait ses opinions dans ses Lettres à mes amis. Après le concile,

celles-ci étant « devenues l’objet de douloureuses contestations », il voulut les

soumettre au Saint-Office pour « qu’il en examine la doctrine35 ». Il essaya de

transmettre le dossier par l’intermédiaire de son évêque, Mgr Le Couëdic, mais celui-ci

refusa. L’abbé de Nantes l’envoya donc par la poste et publia la lettre qu’il avait écrite

pour le cardinal Ottaviani, datée du 16 juillet 1966, dans sa Lettre à mes Amis du même

mois (ibid.). Cela lui valut une suspense a divinis par Mgr Le Couëdic36.

42 La lettre au cardinal Ottaviani de l’abbé de Nantes est très utile pour appréhender sa

réception du concile. Dans ce document, il dénonçait le chemin pris par l’Église depuis

le pontificat de Jean XXIII. Voici ce qu’il écrivait à ce propos : « Depuis 1960, la réforme

et le renouveau ont pris une telle ampleur dans l’Église qu’on en vient à ne plus tolérer

dans la société ecclésiastique les gens de tradition. Bien plus, l’autorité hiérarchique s’y

est engagée, apparemment, avec une telle puissance qu’il est devenu impossible de

rester fidèle à Jésus-Christ dans l’Église de Jean XXIII, de Paul VI et de Vatican II sans

être accusé d’hérésie et de schisme ». L’abbé de Nantes affirmait également qu’un

complot visant à subvertir l’Église s’était ourdi lors du concile et que les conjurés

avaient été victorieux : « Il parut enfin, les 7 et 8 décembre 1965, jours de clôture, qu’un

parti d’hommes d’Église l’avait emporté au concile, qui entendait nous lancer dans

l’œuvre babélique d’un monde sans Christ, sans Grâce et sans Croix, mais laïque et

libertaire, démocratique et socialiste, sur les bases nouvelles d’une foi “en l’Homme, en la

Liberté, en la Paix” » (ibid.). Il soutenait qu’un « concile assemblé pour réconcilier l’Église

avec le Monde moderne, cela paraît une contradiction dans les termes », que les Pères

conciliaires avaient trahi leur mission et qu’ils étaient tombés dans le modernisme

(« Lettre de l’abbé de Nantes au cardinal Ottaviani », op. cit.).

43 L’abbé Georges de Nantes déplorait également que le concile ait « renoncé à exercer son

Autorité divine, en refusant de faire œuvre doctrinale », et qu’il ait « réclamé, en

revanche, l’obéissance de tous dans le domaine de la pastorale, non pas pour y

maintenir les traditions, mais pour entrer dans le mouvement de réforme » (ibid.). Il

faisait de Vatican II un bilan sans ambages :

Six mois après Vatican II, les fumées des louanges mondaines se dissipent et le bilanse laisse deviner. La vérité de la Révélation en sort affaiblie et les erreurs de notretemps fortifiées. L’unité de la foi s’est relâchée en même temps que se dessinent lesliens d’une fausse charité avec les ennemis de Dieu. Mais une étrange contrainte

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pèse désormais sur les fidèles et trouble la paix de leur pratique et de leur viechrétienne. Plus de liberté, plus de spontanéité. Il faut entrer coûte que coûte dansle collectivisme de la nouvelle pastorale. La réconciliation de l’Église avec le Mondeen dépend, paraît-il, et cela seul importe désormais. C’est une nouvelle religion oùl’engagement social importe plus que la foi, et l’obéissance aux hommes plus que leculte de Dieu. C’est exactement le modernisme (ibid.).

44 Comme les rédacteurs des revues considérées dans les lignes précédentes, l’abbé

Georges de Nantes dénonçait l’esprit du concile qui, écrivait-il, « dépassera

irrésistiblement les volontés des Pères conciliaires et les projets qu’ils ont arrêtés ».

Selon lui, le seul remède serait de « rétracter les postulats fondamentaux de ce

renouveau conciliaire », mais puisque le Magistère ne se résolvait pas à le faire il se

trouvait être « l’otage et le complice de cette dégradation » (ibid.).

45 Une autre figure qu’il faut absolument considérer dans la réception du concile par les

traditionalistes, c’est celle du dominicain Roger-Thomas Calmel, 1914-1975 (Fabre,

2012 : 670), auteur de plusieurs livres et articles, essentiellement dans la Revue Thomiste,

la Vie dominicaine, l’École et Itinéraires, revue à laquelle il donna plus de cent-cinquante

contributions à partir de 1958. Dans ses écrits publics, ses critiques du concile furent

rarement frontales, mais plutôt indirectes. Ainsi, par exemple, dans un article paru en

1965 dans Itinéraires, il dénonça le processus révolutionnaire qu’il voyait à l’œuvre dans

l’Église :

Que, par exemple, à un moment de l’histoire de l’Église le besoin se fasse sentir d’unrenouveau biblique, ou liturgique, ou missionnaire, ou « laïque », que ce renouveausoit dans l’air, voyez comment la Révolution va s’y prendre pour le circonvenir, lecapter, le falsifier. On commence par écarter les chrétiens traditionnels et vivantsqui allaient faire fleurir le renouveau dans la fidélité à la tradition de l’Église ; onmet en place des révolutionnaires qui veulent le ressourcement contre la tradition etl’Évangile contre l’Église ; petit à petit on enseigne au peuple chrétien, affreusementdupé, à lire l’Écriture contre la théologie traditionnelle, à célébrer la Liturgie contrel’adoration et le recueillement, à magnifier le mariage contre la virginité consacrée,à exalter la pauvreté évangélique contre la propriété privée, à devenir apôtre desincroyants en faisant abstraction de la foi et du baptême. Ce détournementincroyable, cet art de confisquer pour fausser est tout à fait essentiel à laRévolution37.

46 Dans ce même article, il écrivait que, d’après l’Écriture Sainte, « la dernière étape de

l’humanité sur notre planète sera l’étape de la grande apostasie », qu’il voyait alors à

l’œuvre (ibid., p. 162-163). Plus tard, dans une lettre à l’abbé Raymond Dulac38, ancien

théologien du Cœtus Internationalis Patrum et fondateur de la revue Le Courrier de Rome, il

demandait : « Serait-il imprudent, dès maintenant, de commencer à lever le voile ? à

mettre en évidence les preuves du brigandage39 ? ». Auparavant, il avait écrit à l’une de

ses dirigées : « De plus en plus une église “apparente”, alignée sur le communisme (sans

vouloir le voir) et sur l’humanitarisme maçonnique travaille à s’imposer à l’Église

réelle, celle des conciles, et non celle que l’on dit du concile, comme si l’Église

commençait en 196240 ». Il estimait par ailleurs que Vatican II pouvait être ignoré :

« Quant à l’autorité du concile... il n’a rien défini ; alors nous ne sommes pas obligés –

en vertu de la foi – de prendre au sérieux ce qu’ils nous racontent. Pour l’amour de

Jésus, nous ne tournerons pas avec le vent. Mais nous savons que nous serons de plus

en plus isolés41 ».

47 Avant même la fin du concile, et après, le père Calmel soutint ceux qui refusèrent

l’esprit de Vatican II. Il encouragea toutes les formes de résistance à l’esprit nouveau et

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Page 287: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

tâcha de rallier ceux qui voulaient résister. Il multiplia les conférences et les

prédications auprès de laïcs catholiques de plus en plus nombreux à lui demander

d’intervenir. Jusqu’à sa mort, en 1975, il écrivit des articles de théologie et de

spiritualité dans Itinéraires. En outre, il était en relation avec plusieurs prêtres, tels

l’abbé Victor-Alain Berto, l’abbé Raymond Dulac, l’abbé Georges de Nantes, dom Gérard

Calvet. Il était aussi proche des bénédictins de Fontgombault, des Olivétains de Maylis,

des dominicaines du Saint-Esprit, et des dominicaines enseignantes du Saint-Nom-de-

Jésus. Il entra également en relation avec Mgr Lefebvre, en qui il mettait beaucoup

d’espoir42. Quant à ce dernier, il avait lui-même de l’estime envers le dominicain,

puisqu’il lui offrit de devenir le directeur de la maison de formation qu’il était sur le

point de fonder Fribourg en 1969. Le père Calmel déclina cette offre, estimant que ce

n’était pas son charisme (ibid., p. 405-407).

48 Durant la période qui fait l’objet de la présente étude, il faut également évoquer les

combats de l’abbé Louis Coache, ancien du Séminaire Français de Rome, docteur en

droit canonique et auteur, entre autres, des fameuses Lettre d’un curé de campagne à ses

confrères (1964), Nouvelle lettre d’un curé de campagne (1965), Dernière lettre d’un curé de

campagne (1967). En février 1968, il fonda le mensuel Le Combat de la Foi pour relayer ses

combats contre « l’hérésie moderniste ». Cette année-là, il fit paraître son fameux Vade

Mecum du catholique fidèle43, signé par cent soixante-dix prêtres provenant

essentiellement de France, mais aussi d’Algérie, d’Angleterre, d’Argentine, de Belgique,

du Brésil, du Canada, du Dahomey, de l’Espagne, de l’Italie, du Luxembourg, des Pays-

Bas, de Suisse et de Yougoslavie. Les signataires de cette brochure voulaient « rappeler

un certain nombre de principes qui permettent de plaire à Dieu et d’assurer son salut »

(ibid., p. 2). Ces prêtres ne se prononçaient pas contre le concile, mais contestaient

l’« “esprit post-conciliaire” dénoncé par Paul VI, qui tend à supprimer toute adoration

extérieure » (ibid., p. 5). En matière de liturgie, ils rappelaient aux prêtres « que les

règles antérieures au 2e concile du Vatican restent en vigueur sauf dérogation expresse

par les lois postérieures » (ibid., p. 6). Ils insistaient sur l’usage du latin dans la liturgie :

« L’esprit authentique du concile Vatican II, exprimé par les textes officiels publiés par

le Pape, est nettement en faveur du latin et contre son abandon total. Les prêtres qui

conservent le latin pour la célébration de la Messe ne sont donc pas contre le concile ;

ceux qui prétendent le contraire abusent les simples fidèles » (ibid., p. 6-7).

49 La première réception du concile Vatican II par les catholiques traditionalistes permet

de constater que plusieurs conservateurs furent mal à l’aise avec certains textes

conciliaires, jugés contraires à la Tradition, mais que dans un premier temps la plupart

d’entre eux ne les dénoncèrent pas publiquement, malgré leurs réserves intimes. Mgr

Lefebvre, par exemple, qui prit rapidement une place de premier plan au sein du

mouvement de contestation du concile, en raison notamment de son caractère

épiscopal ainsi que de ses qualités de chef et d’organisateur, ne commença à remettre

publiquement en question Vatican II qu’à partir de 1968. Avant cette date, tout comme

la plupart des personnages évoqués dans cet article, qu’il s’agisse des anciens du Cœtus

Internationalis Patrum, des clercs ou des laïcs, il recevait officiellement les textes

promulgués par le concile, même si sa réponse à la consultation du cardinal Ottaviani et

des lettres privées montrent son désaccord profond avec la doctrine de Vatican II. Par

ailleurs, on peut relever une certaine concordance dans l’attitude des traditionalistes

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Page 288: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

vis-à-vis du concile. D’une manière générale, avant la promulgation du Novus Ordo Missæ

, ils s’élevèrent contre l’interprétation des documents conciliaires qu’ils jugeaient non

traditionnelle, ainsi que contre l’« esprit du concile » au nom duquel certains

appelaient à dépasser Vatican II. Cependant, malgré des positions relativement

convergentes, il faut relever l’absence d’un mouvement d’opposition organisé et

l’impossibilité de sa mise en place. Ainsi, la tentative de Mgr Lefebvre et de quelques-

uns de ses amis de publier immédiatement après le concile un bulletin de liaison entre

les évêques traditionalistes se solda par un échec. La période 1965-1969 peut donc être

considérée comme un temps de flottement durant lequel les convictions des uns et des

autres s’affirmèrent progressivement, sans que la résistance soit élaborée et

coordonnée.

50 Après la promulgation et la mise en application des prescriptions de la Constitution

Apostolique Missale romanum, la réception du concile Vatican II par les traditionalistes

entra dans une nouvelle phase. Les questions doctrinales ne furent pas occultées, loin

de là, mais la nouvelle messe et les abus liturgiques devinrent l’un des grands points de

contestation, même si déjà avant 1969 les traditionalistes avaient critiqué la réforme

liturgique conciliaire. En effet, plusieurs d’entre eux émirent des réserves sur celle-ci et

sur la manière dont elle était appliquée dans les diocèses et les paroisses. Dès 1964, à

l’appel de Borghild Krane, psychologue norvégienne, plusieurs catholiques se

regroupèrent en associations nationales pour défendre la liturgie traditionnelle. Après

une première réunion des délégués de six d’entre elles à Rome en 1965, une Foederatio

Internationalis Una Voce fut créée à Zurich le 8 janvier 1967 44. C’est dans les locaux de

cette association, soutenue par Mgr Lefebvre, que le fameux Bref examen critique du

Nouvel Ordo Missæ, co-signé par les cardinaux Ottaviani et Bacci, fut rédigé. Dans ce

document, il est écrit que le nouveau rite « s’éloigne de façon impressionnante, dans

l’ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la sainte messe telle

qu’elle a été formulée à la vingt-deuxième session du concile de Trente45 ». Après

l’entrée en vigueur du Novus Ordo Missæ, le 30 novembre 1969, les traditionalistes

défendirent unanimement le rite dit tridentin de la messe et s’opposèrent au nouveau

missel qu’ils accusèrent, entre autres, de mener au protestantisme et de conduire à

l’hérésie. La réception du concile par les traditionalistes entra alors dans une nouvelle

étape de son histoire.

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Page 290: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

NOTES

1. Pour des indications bibliographiques précises, voir Roy-Lysencourt, 2012, Bibliographie du

concile Vatican II, Città del Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, p. 365-434.

2. Voir Menozzi (1985 : 429-457), Faggioli (2009 : 111-123). Nous ne considérons ici que les travaux

qui traitent du traditionalisme sous l’angle de la réception du concile Vatican II et non pas tous

ceux qui abordent le traditionalisme post-conciliaire à partir d’autres problématiques.

3. Paul VI, 1969, « Constitutio Apostolica Missale Romanum ex decreto Concilii Oecumenici

Vaticani II instauratum promulgatur », 3 avril, Acta Apostolicae Sedis LXI, 30 avril, no 4, p. 217-222.

4. Entretien avec André Cagnon pour la revue Fideliter no 59, p. 64 ; cité par Tissier de Mallerais

(2002 : 404).

5. Agenda de dom Prou, mardi 1 er février 1966, archives de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes

(AASPS).

6. Agenda de dom Prou, mercredi 2 février 1966, AASPS.

7. Lettre circulaire du 20 février 1966 de Mgr Lefebvre et de Mgr Geraldo de Proença Sigaud, et

« Quelques précisions pour nos correspondants sur notre bulletin » jointes à la lettre, archives du

séminaire d’Écône (ASE), E03-10, archives de l’archidiocèse de Diamantina (AAD) ; également

fonds Sigaud.

8. AAD, fonds Sigaud ; également service des archives de l’archidiocèse de Sherbrooke (SAAS),

fonds Cabana, dossier P.26/262,6.

9. « Note concernant le bulletin “Fortes in Fide” », SAAS, fonds Cabana, dossier P. 26/262,6.

10. « Note concernant le bulletin “Fortes in Fide” », id.

11. Lettre du 27 février 1968 de Mgr Antonio de Castro Mayer à Mgr Lefebvre, Campos, ASE,

E05-01.

12. Sur cette revue, voir Baudry (1985 : 1193-1194) ; Camus, Monzat (1992) ; Airiau (1995 et 1998 :

59-74).

13. Mgr de Proença Sigaud, 1966, « Le concile et le prêtre traditionnel », La Pensée catholique, no

100, 2e trim., p. 13-23.

14. Luigi Maria Carli, 1966, « L’obéissance du prêtre à la lumière de Vatican II », La Pensée

catholique, no 102, 3e trim., p. 7-21.

15. Mgr Lefebvre, 1966, « Le concile Vatican II, appel à la sainteté », La Pensée catholique, no 102, 3e

trim., p. 38-43.

16. Acta Apostolicae Sedis LVIII (1966 : 659-661).

17. Lettre du 20 décembre 1966 de Mgr Lefebvre au cardinal Alfredo Ottaviani, Rome, ASE,

E02-19, 001, reproduite dans Lefebvre (1976 : 107-111).

18. Lettre du 19 mars de Mgr Lefebvre à l’abbé Victor-Alain Berto, archives des dominicaines du

Saint-Esprit (ADSE), fonds V.-A. Berto, dossier « Le deuxième concile du Vatican ».

19. Mgr Lefebvre annonça sa démission le 8 septembre 1968. Il demeura en fonction jusqu’au 28

octobre suivant, lorsque le père Joseph Lécuyer fut élu supérieur général. Au sujet de la

démission de Mgr Lefebvre, voir Tissier de Mallerais (op. cit. : 390-397) ; Perrin (2009 : 139-172).

20. Mgr Lefebvre, 1968, « Pour une vraie rénovation de l’Église », dans Lefebvre (1974 :81).

21. « Après le concile : l’Église devant la crise morale contemporaine » (id. : 98-108).

22. Mgr Lefebvre, 1968, « Lueurs d’espérance », Itinéraires. Chroniques et documents, no 127,

novembre, p. 226.

23. Lettre du 29 juin 1968 de Mgr Antonio de Castro Mayer à Mgr Lefebvre, Campos, ASE, E05-01.

24. Témoignage fait à l’auteur par une religieuse de la communauté.

25. Voir sa correspondance conciliaire et post-conciliaire dans les ADSE.

26. Voir le projet de lettre du 3 juillet 1968 (non envoyée) de Victor-Alain Berto à l’abbé Harang,

ADSE, fonds Berto, dossier « Le deuxième concile du Vatican ».

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Page 291: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

27. AASPS, dossier « Dom Prou, Sur le concile. Le regard de la foi sur le concile Vatican II ». Voir

également AASPS, fonds Frénaud.

28. Lettre du 29 mars 1967 de Mgr Antonino Romeo à Mgr Georges Cabana, SAAS,

P43/7.1 1937-1969 60.

29. Éditorial II, 1966, Itinéraires, no 99, janvier, p. 21-26.

30. Au sujet de l’histoire et de l’usage du concept de « réception », voir Routhier (1993).

31. Éditorial III, 1966, « Autre chose que le concile », Itinéraires, no 108, décembre, p. 11-12 et 23.

32. Luc J. Lefèvre, 1969, « Y a-t-il un concile Vatican II ? oui ou non... », La Pensée catholique, no

121, 3e trim., p. 7.

33. Id., 1969, « Basta ! Basta ! », La Pensée catholique, no 123, 4e trim., p. 6-7.

34. Voir : « L’abbé Georges de Nantes, fondateur de la CRC », <http://crc-resurrection.org/notre-pere-

fondateur/labbe-de-nantes-fondateur-de-la-crc/>, page consultée le 30 avril 2015 ; Mac-Cready,

Perrin (2001 : 183-184) ; Perrin (2008 : 483-496).

35. Voir : « Lettre de l’abbé de Nantes au cardinal Ottaviani », <http://crc-resurrection.org/notre-

pere-fondateur/la-situation-canonique-de-labbe-de-nantes/lettre-de-labbe-de-nantes-au-

cardinal-ottaviani/>, page consultée le 30 avril 2015.

36. Voir : « I. Enseignant, curé, fondateur », de Frère Bruno de Jésus-Marie, <http://crc-

resurrection.org/notre-pere-fondateur/fils-de-leglise/i-enseignant-cure-fondateur/>, page

consultée le 1er mai 2015.

37. Roger-Thomas Calmel, 1965, « Évangélisme ambigu », Itinéraires, no 92, avril, p. 159-160.

38. Voir : Roy-Lysencourt (2014 : 466-467) ; James (1981 : 110-111) ; Le Cerf M. A., 1987, « L’abbé

Raymond Dulac (4 octobre 1903-18 janvier 1987) », La Pensée catholique, no 228, mai-juin, p. 39-42.

39. Lettre du 2 décembre 1967 de Calmel à Raymond Dulac, in Fabre (2012 : 313).

40. Lettre du 22 août 1966 de Calmel à l’une de ses dirigées, in Fabre (2012 : 309-310).

41. Lettre du 10 février 1966 de Calmel, in Fabre (2012 : 318).

42. Lettre du 15 juin 1967 de Calmel à l’abbé Dulac, in Fabre (2012 : 405).

43. Vade Mecum du catholique fidèle. Face à la destruction concertée de l’Église 170 prêtres rappellent les

principes essentiels de la vie chrétienne, 1968, Paris, Imp. Ferrey, 4e trim.

44. Foederatio Internationalis Una Voce, « Bref historique », <http://www.fiuv.org/p/fr-who-we-

are.html>, page consultée le 1er mai 2015.

45. « Bref Examen critique de la nouvelle messe », 1970, Itinéraires, no 141, mars p. 216.

RÉSUMÉS

La réception du concile Vatican II est un objet d’étude extrêmement vaste. Malgré toutes les

publications faites sur le sujet, de nombreux travaux restent à entreprendre. Parmi eux se trouve

la réception du concile par les catholiques traditionalistes. Il en est question dans cet article pour

la période qui va de la clôture de l’événement (8 décembre 1965) à l’entrée en vigueur des

prescriptions de la Constitution Apostolique Missale romanum (3 avril 1969). L’histoire d’un

éphémère bulletin fondé par d’anciens membres du Cœtus Internationalis Patrum (CIP), qui fut le

principal groupe d’opposants au sein du concile, est présentée dans une première partie. Elle est

suivie d’une étude sur la réception du concile par les anciens dirigeants de ce groupe avant

l’entrée en vigueur du Novus Ordo Missæ, et enfin d’une présentation de la réception du concile

par quelques clercs et laïcs influents durant la même période.

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Page 292: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

The reception of the Second Vatican Council has been a huge subject of study. However, in spite

of all the publications on the issue, hard work remains to be done. Among other researchs, there

is the reception of the Council by traditionalist Catholics. This article tackles this issue in the

period going from the closing of the event (December 8, 1965) to the implementation of the

prescriptions of the Apostolic Constitution Missale romanum (April 3, 1969). The history of a short-

lived bulletin founded by some former members of Cœtus Internationalis Patrum (CIP), the main

opposition group within the Council, will be presented first. This part will be followed by a study

of how the Council was received before the Novus Ordo Missæ’ implementation in the one hand by

the former leaders of this group, and on the other by some influential clerics and lay people.

La recepción del Concilio Vaticano II es un objeto de estudio muy vasto. A pesar de las

publicaciones sobre el tema, numerosos trabajos quedan por emprender. Entre ellos se encuentra

la recepción del Concilio por parte de los católicos tradicionalistas. Este artículo se ocupará de

este tema en el período que va desde el cierre del Concilio (8 de diciembre de 1965) hasta la

entrada en vigor de las prescripciones de la Constitución Apostólica Missale Romanum (3 de abril

de 1969). La historia de un boletín efímero fundado por antiguos miembros del Cœtus

Internationalis Patrum (CIP), que fue el principal grupo de opositores en el seno del Concilio, es

presentada en la primera parte. Luego, sigue un estudio sobre la recepción del Concilio por los

antiguos dirigentes de este grupo ante la entrada en vigor del Novus Ordo Missæ, y finalmente

una presentación de la recepción del Concilio por parte de algunos clérigos y laicos influyentes

durante el mismo período.

INDEX

Palabras claves : Concilio Vaticano II, recepción, Cœtus Internationalis Patrum,

tradicionalismo, Novus Ordo Missæ

Mots-clés : concile Vatican II, réception, Cœtus Internationalis Patrum, Traditionalisme, Novus

Ordo Missæ

Keywords : Second Vatican Council, reception, Cœtus Internationalis Patrum, traditionalist

Catholics, Novus Ordo Missæ

AUTEUR

PHILIPPE ROY-LYSENCOURT

Université Laval, Canada, Fonds National de la Recherche Scientifique Belge (FNRS), philippe.roy-

[email protected]

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 293: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Le concile en Amérique latine : lerôle du CELAM dansl’aggiornamento continentalThe Council in Latin America : the CELAM in the continental aggiornamento.

El concilio en América latina : el rol del CELAM en el aggiornamento

continental

Silvia Scatena

NOTE DE L'AUTEUR

traduit de l’italien par Pierre Antoine Fabre

1 Dans la trajectoire de l’Église et du catholicisme latino-américain, le tournant

conciliaire – qui se prolonge dans l’expérience de la conférence de Medellín, la

réception de Vatican II se confondant, de fait, avec celle de cette assemblée générale du

clergé continental en 19681 – a certainement été décisif, à tous points de vue. Si cela est

globalement vrai pour tous les cadres de l’Église catholique, le cas de l’Amérique latine

reste spécifique, en raison d’une synchronie toute particulière entre le processus

complexe catalysé par la convocation du concile et les transformations politiques,

sociales et économiques qui ont marqué la région latino-américaine dans son ensemble

dans le cours des années 1960 : une « synchronie » qui se manifeste dès le moment

même de l’annonce du concile par le pape Jean XXIII, dans ce mois de janvier 1959 qui

s’ouvre en Amérique latine par l’entrée des troupes de Fidel Castro dans La Havane,

césure majeure dans l’histoire contemporaine du continent. C’est en fonction de cette

« contiguïté » avec les grands changements engagés dans cette région du monde dans la

seconde moitié du XXe siècle qu’Émile Poulat et Daniel Levine – dans un volume

consacré à l’analyse des rapports entre Église et politique dans l’Amérique latine du

siècle dernier – situaient l’« Église collégiale » qui ressortait du concile comme de la

conférence de Medellín le long de la ligne de crête qui séparait, d’une part l’époque des

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gouvernements populistes de celle de régimes politiques de droite et, d’autre part, le

déclin d’une « Église coloniale » de l’ascension d’une « Église populaire », soutenue par

une dialectique sans fin entre répression et protestation2.

2 De fait, le tournant par lequel l’Amérique latine reçoit les impulsions conciliaires est

aussi celles, d’une part d’un changement social qui porte avec lui des germes de

désintégration sociale et culturelle de plus en plus virulents (in primis, une urbanisation

intense et chaotique que n’accompagne pas une industrialisation pourtant nécessaire),

d’autre part de la séquence très intense d’événements, de mouvements et de

transformations ouverte par la révolution cubaine (cf. T. C. Wright, 2001) : un contexte

toujours plus sensible sur fond de guerre froide. Le continent vit dans cette période

l’essor des insurrections et des dynamiques guerrilleras, l’échec des recettes

développementalistes (desarroliste) de la kennedienne « Alliance pour le progrès » (cf.

A. F. Lowenthal, 1991), et la diffusion en augmentation, évidemment connexe, de la

conviction que seule une radicalisation des luttes pouvait garantir la durée des

conquêtes sociales conduites par des gouvernements progressistes. Et ceci pendant que

les États-Unis renonçaient à faciliter des débouchés démocratiques et réformistes aux

fortes tensions sociales qui secouaient le continent, donnant toujours plus la priorité à

la stabilité politique et à l’éloignement du péril communiste (cf. R. Nocera, 2005). Si, en

Colombie, la guerilla enflait ses rangs et si naissaient dans ce pays les premières

« républiques socialistes », en Bolivie les militaires reprenaient les rênes de la vie

politique, tandis que le Brésil et le Chili voyaient s’ouvrir devant eux des trajectoires

divergentes : d’un côté, dans le pays andin, la victoire électorale du parti démocrate

chrétien d’Eduardo Frei en 1964 alimentait, réellement sinon durablement, les espoirs

d’une « révolution démocratique » ; de l’autre, au Brésil, le coup d’État du mois de mars

de cette même année inaugurait la longue et lourde saison des gouvernements de la

« Sécurité nationale3 ».

3 Tous ces événements influencent profondément l’évolution du catholicisme latino-

américain dans le courant des années 1960 : un catholicisme de plus en plus politisé en

proportion de la paralysie des voies traditionnelles de l’expression et de la vie

politiques et qui, face à la faillite des solutions développementalistes, commence à

déchiffrer la pauvreté du continent non plus seulement comme l’effet d’un retard

économique qu’il fallait combler, mais comme le résultat d’une relation de dépendance

structurelle entre les grandes puissances occidentales et les vieilles oligarchies

nationales (cf. J. Meyer, 1991).

4 C’est dans ce contexte que survient l’invitation du pape Jean XXIII au rendez-vous

conciliaire ; un rendez-vous qui trouve les Églises périphériques du continent latino-

américain largement impréparées par rapport à l’ampleur des problèmes pastoraux et

doctrinaux proposés par l’agenda de Vatican II, mais qui ne rencontre pas moins le fort

désir de changement, tout à la fois ecclésial et social, qui animait les secteurs les plus

dynamiques du laïcat et du clergé ainsi qu’un groupe substantiel d’évêques pour

lesquels l’ouverture du concile représentait un facteur d’accélération pour un

processus de rénovation engagé dès les années 1940-1950. Continent très largement

catholique, tout au moins culturellement et sociologiquement, l’Amérique latine des

années 1960 offre une caisse de résonance tout-à-fait singulière à l’appel d’un

aggiornamento conciliaire, en raison de la convergence de cet appel avec la profondeur

des changements sociaux en cours ; cette convergence ne se retrouve avec la même

ampleur et la même intensité dans aucun autre continent : ni en Europe ou en

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Page 295: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Amérique du nord, où un certain nombre de transformations sociales fondamentales

appartenait déjà au passé ; ni en Asie ou en Afrique, elles aussi en proie à de profondes

évolutions mais dans lesquelles l’influence chrétienne était encore trop faible pour que

le concile puisse jouer un rôle décisif dans ce processus.

L’« école » de la JOC

5 C’est donc parce que le catholicisme latino-américain est déjà en état

d’« effervescence » que Vatican II a eu sur lui un impact particulier ; un état auquel

n’avait certainement pas peu contribué la dotation de l’Église pacellienne4 de l’après-

seconde guerre mondiale en moyens, structures et personnels missionnaires issus de

l’Europe et de l’Amérique du Nord. Au Chili et au Brésil en particulier, le « peuple

catholique » qui se mobilise dès l’ouverture du concile compte avec le concours d’un

personnel qualifié, principalement français et belge – des religieux, des sociologues, des

« pastoralistes », les pionniers d’un nouveau tiers-mondisme catholique –, qui traverse

l’Océan vers la fin des années 1950 pour relever le défi présenté par le renouveau des

Églises latino-américaines et par le problème du sous-développement5 : une

« immigration d’excellence » qui contribue fortement à la diffusion de la nouvelle

stratégie et du nouveau style pastoraux, dans une étroite coopération, en même temps

que de nombreux prêtres de retour en Amérique latine après des études européennes,

avec les mouvements d’action catholique spécifiquement liés aux milieux étudiants,

ouvriers ou paysans (cf. Ch. Smith, 1991). Nés en riposte aux problèmes soulevés par le

processus de sécularisation, les groupes de la Juventud Obrera, Agraria, Estudiantil et

Universitaria (JOC, JAC, JEC e JUC) – qui apparaissent et se développent selon des

rythmes différents dans les multiples nations du continent – ont en commun dès les

années 50 une vive attention, toujours plus aigüe, aux problèmes sociaux, et une

réception intense des analyses proposées par la nouvelle sociologie française, celle de

Gabriel Le Bras et du chanoine Fernand Boulard, ce dernier qui sera du reste souvent

invité en Amérique latine, dès les débuts du concile, par quelques-uns des évêques liés à

la JOC (cf. A. Puente Lutteroth, 2002). Appelés par leurs mouvements respectifs à une

observation approfondie de la réalité, les militants de l’Action catholique, en particulier

deux de la JUC brésilienne, font leurs les analyses socio-économiques proposées par le

dominicain Louis-Joseph Lebret et la critique éthique et religieuse du capitalisme

élaborée par Emmanuel Mounier ; des analyses et des critiques que les exigences de la

pratique et les effets des difficultés sociales, aussi concrètes que virulentes à l’échelle

du continent tout entier éloignent toujours plus des approches et des solutions portées

par le catholicisme intransigeant, dont beaucoup de ces militants sont pourtant issus6.

Selon une trajectoire commune aussi à d’autres groupes, à la fin des années 50 les

mouvements de l’Action catholique cessent progressivement d’être des mouvements de

« conquête » pour devenir de nouveaux laboratoires de formation et de recherche ; des

laboratoires dans lesquels la dimension « militante » ne faiblit pas, mais s’accompagne

et se soutient d’une analyse toujours plus critique de la réalité sociale, qui conduira bon

nombre de ces groupes vers des positions d’avant-garde dont la radicalisation sera plus

ou moins rapide selon les contextes, et selon les attitudes des diverses hiérarchies

nationales.

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Page 296: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Un outil collégial unique en son genre

6 C’est de l’« école » de la JOC que provient directement, et cela est très significatif, le

noyau propulseur du Conseil épiscopal latino-américain (CELAM) dans les années du

concile et du premier après-concile, observatoire et lieu de référence essentiels pour la

compréhension de la spécificité de l’aggiornamento et de la réception de Vatican II en

Amérique latine ; réception effective dès 1962 avec le lancement d’une réorganisation

interne de l’organisme continental de l’épiscopat à la lumière des nouvelles priorités

conciliaires et des exigences d’un nouveau « plan d’ensemble » pour affronter les

problèmes du continent sur la base d’une compréhension adéquate du moment

historique que l’Amérique latine traversait7.

7 Expression sui generis d’une intégration latino-américaine que l’époque des

indépendances avait rêvée, le CELAM constitue certainement l’instrument le plus

important dont se soit dotée l’Église du continent dans la décennie de l’avant-concile : l’

habitus de la confrontation et du travail partagé introduit par le CELAM pour l’étude des

dossiers d’intérêt commun et la recherche de réponses pastorales unifiées aux

problèmes du continent pourvoit de fait à l’épiscopat « périphérique » latino-américain

un capital qui deviendra pendant le concile un patrimoine unique. Généralement

regardé avec une certaine condescendance par la plupart des évêques du continent,

l’organisme de Bogotá avait pourtant, entre d’autres acquis, institutionnalisé une

certaine forme de continuité dans l’activité fragmentaire de l’épiscopat, en rendant

possible une expérience cumulative qui, si elle fut depuis souvent imitée, ne fut jamais

réellement reproduite8 ; une expérience qui représentait une considérable valeur

ajoutée par rapport à la somme de ses composantes, et ceci d’autant plus que la

majorité des conférences épiscopales n’était pas encore dotée d’une structure

permanente9. Né en 1955 avec l’encouragement de Rome et conçu dans l’optique d’une

latino-américanisation des épiscopats dans une période de mobilisation qui marque les

dernières années du pontificat de Pie XII, non sans diverses tensions d’ailleurs avec le

Saint-Siège, le CELAM avait progressivement connu une croissance autonome, grâce

pour l’essentiel à un petit groupe d’évêques riches d’un passé « jociste » important,

comme je l’ai souligné, fondamental pour la méthodologie et le sens de la communauté

dont ce mouvement avait été porteur. Cette « émancipation » n’allait pas être sans

tension avec Rome, dont la tutelle – la Commission pontificale pour l’Amérique latine

constituée en 1958 pour coordonner et conduire plus efficacement les initiatives

régionales et la coopération internationale – était ainsi bousculée, ni sans une certaine

défiance de la part de certains épiscopats nationaux qui voyaient là une menace pour

leur propre autorité10. Le fait, entre d’autres, que Bogota dépende de Rome pour la

décision de ses réunions, pour la définition de leur ordre du jour, ou pour l’emploi des

collectes d’Adveniat, heurtait l’image que pouvaient concevoir d’eux-mêmes ces

épiscopats11.

8 L’impact considérable de Vatican II sur l’ensemble des Églises latino-américaines n’est

pas compréhensible sans prendre en compte cette petite cohorte d’évêques depuis

longtemps éveillés à une vision et une perspective proprement continentales (cf. J. O.

Beozzo, 2002 : 219-242) ; une cohorte depuis longtemps aussi renforcée de la

collaboration stable de plusieurs théologiens, sociologues et « pastoralistes », et qui, à

partir des nouveaux horizons théologiques dessinés par Vatican II et de la réflexion

conciliaire sur la collégialité épiscopale mûrit une nouvelle conscience de soi, par

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Page 297: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

laquelle elle devient le levier institutionnel d’une assimilation sélective et créative des

orientations conciliaires. L’expérience inédite d’une véritable convivialité pendant les

années du concile et l’image d’un « groupe latino-américain » que le CELAM avait

gagnée à l’extérieur du continent représentent également un élément important pour

la maturation, chez les évêques, d’une nouvelle conscience de soi continentale ; enfin,

le fait que, sur le sujet de la collégialité, l’expérience du CELAM apparaisse souvent

comme une nouveauté précieuse digne d’être imitée contribue elle aussi alors à une

« latinoaméricanisation » des consciences qui va bien au-delà du réseau de contacts

établi par le jeune organisme colombien dans la seconde moitié des années 195012.

Parler de l’impact du concile en Amérique latine revient souvent, sous de nombreux

aspects, à parler du processus de réception précoce du concile conduit par le CELAM

sous la présidence de l’évêque chilien Manuel Larraín, second puis premier vice-

président de l’organisme de 1956 à 1962, puis président de novembre 1963 à sa mort

accidentelle en juin 1966.

9 Figure cruciale de capitaine de l’Église continentale dans sa navigation du concile à

l’après-concile par sa capacité à traduire ampleur de pensée et longueur de vue dans la

pratique d’une organisation et d’une structure concrètes (cf. F. Erríos, 2009 : 1-2 et

13-40), Manuel Larraín Errazuriz avait été le disciple du jésuite Alberto Hurtado,

référence centrale de ce catholicisme social chilien qui, dès les années 1920-1930, avait

su trouver des représentants de poids dans l’épiscopat national ; responsable de

l’Action catholique chilienne depuis 1952, l’expérience de l’accompagnement de la JOC

avait été fondamentale pour le conduire à une plus grande attention aux problèmes

sociaux et à une certaine familiarité avec les analyses de la nouvelle sociologie

religieuse d’origine francophone13. L’itinéraire d’Errazuriz est proche de ce point de vue

de celui de l’évêque brésilien Helder Pessoa Camara, « père » et vice-président du

CELAM jusqu’à son remplacement en novembre 1965, conséquence des nouveaux

équilibres internes de la Conférence épiscopale du Brésil (CNBB) après le coup d’État

militaire de l’année précédente14. Auxiliaire de l’évêque de Rio de Janeiro avant d’être

promu à Récife en avril 1964, l’évêque du nord-est brésilien avait lui aussi été membre

de la direction nationale de l’Action catholique de 1952 à 196215. L’expérience jociste

compte aussi chez d’autres évêques du groupe réuni par le tandem Camara-Larraín, qui

avaient déjà été promoteurs dans leurs diocèses respectifs de pratiques pastorales

novatrices et originales. Citons, pour ne retenir que quelques-uns d’entre eux : le

paraguayen Ramón Bogarín Argaña, ancien coadjuteur d’Asunción et depuis 1957

évêque de San Juan Bautista de las Misiones, employé à la promotion du diaconat et à la

formation pastorale des laïques, autant qu’au soutien aux premières « Ligues agraires »

dans le territoire des anciennes réductions jésuites16 ; le péruvien Dammert Bellido,

évêque du diocèse paysan de Cajamarca, ancien auxiliaire de Lima, organisateur, avec le

français Fernand Boulard, des premières Semaines sociales péruviennes, et pionnier

d’une tentative originale d’adaptation du droit canonique aux habitants de la Sierra17 ;

enfin, last but not least, l’évêque équatorien de Riobamba, Leonidas Proaño, qui avait

constitué avec quelques amis dès la fin des années 30 un groupe de prêtres voués à la

promotion d’un mouvement d’organisations ouvrières et d’un groupe JOC dans les

provinces andines d’Imbabura et Carchi, dans le diocèse d’Ibarra18.

10 Expression d’une minorité au sein des diverses hiérarchies ecclésiastiques nationales,

mais dans le même temps interprète des secteurs les plus dynamiques et les plus larges

du catholicisme continental, pour lesquels le message conciliaire représentait une

sollicitation nouvelle et un rendez-vous décisif, le CELAM de Manuel Larraín devient

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Page 298: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

rapidement le guide d’un aggiornamento qui devait s’effectuer au cœur d’une

confrontation explosive entre la conscience des prescriptions de l’Évangile et les

urgences de la situation sociale ; un aggiornamento qui, comme je l’ai rappelé, prend

forme dès le lendemain de l’annonce du concile, par l’effet conjoint des appels réitérés

de Jean XXIII à une planification pastorale à l’échelle du continent et de l’onde de choc

complexe de la révolution cubaine. Dans ses prolongements guévaristes, celle-ci exerce

un attrait considérable dans de nombreuses organisations étudiantes et mouvements

de jeunesse et devient, surtout au Brésil, la force catalysatrice d’une crise déjà ouverte

dans l’Action catholique, en particulier au sein de la JUC et un facteur de radicalisation

politique de nombreux groupes étudiants, ouvriers et paysans (cf. S. Mainwaring, 1989 :

83 et suiv).

11 L’exigence impérieuse d’une action coordonnée à l’échelle continentale et d’un

engagement total pour une transformation des structures sociales et pour un ordre de

justice était déjà une évidence pour Manuel Larraín en novembre 1960 quand, lors de la

Ve assemblée ordinaire du CELAM à Buenos Aires, il présente une analyse ample et

articulée des problèmes pastoraux du continent, dans laquelle il dessine de fait les

lignes de réflexion et d’action qui allaient être celles de l’organisme épiscopal dans les

années du concile et son immédiate postérité (cf. In populo pauperum, op. cit. : 29-31).

C’est aussi à ce moment-là que s’amorce la conception, qui sera plus ou moins rapide,

de quelques-uns des instruments qui devaient soutenir l’engagement du CELAM pour

un renouveau pastoral, une coordination des initiatives et un partage des individus les

plus qualifiés et de leurs compétences : je pense ici in primis à l’Institut supérieur de

pastorale latino-américaine (ISPLA) qui, après un décollage lent et difficile en raison

des résistances qu’il rencontrait, en particulier au sein de l’épiscopat argentin, jouera

effectivement un rôle essentiel, favorisant d’une part la formation de base et de l’autre

la promotion des nouveaux courants de la pensée pastorale19. Confié aux soins de

Proaño et de Segundo Galilea, un prêtre chilien qui s’était distingué pendant un séjour

de trois ans auprès du centre ouvert en 1961 par Ivan Illich à Cuernavaca, qui allait

rapidement devenir un carrefour exceptionnel d’échanges d’expériences pastorales

novatrices et le premier incubateur d’une théologie plus « autochtone »20, le projet de

l’ISPLA, concrétisé par la constitution d’une équipe itinérante de pastoralistes chargés

de cours in situ, prend des contours beaucoup plus précis encore dans le cadre des

premières « réunions conciliaires » du CELAM : une série de rencontres organisées dans

l’automne 1962 par Helder Camara, informelles dans la mesure où, dans la première

période de Vatican II, le CELAM n’était pas autorisé comme tel à se réunir à Rome. Et

ceci malgré sa contribution à l’élaboration des stratégies les plus propices pour mettre

en mouvement la machine souvent très pesante du concile, depuis le travail, dont

l’importance a été bien reconnue, des concertations préalables à l’élection des

commissions conciliaires jusqu’à une participation active à l’organisation des

conférences de l’organe Œcuménico, chargé de la circulation de l’information et des

liaisons entre les assemblées que les épiscopats nationaux tenaient extra aulam ( cf.

P. Noël, op. cit. : 95-133). Forte de l’expérience et du réseau de relations accumulés

depuis le milieu de la décennie antérieure, la composante latino-américaine devient

très substantielle dans ce contexte, si l’on considère l’implication des évêques du

continent dans les divers groupes qui, tout informels qu’ils soient, gagnent une capacité

d’expression et d’influence croissante sur les dynamiques de l’assemblée conciliaire : je

pense en particulier ici au groupe « Jésus, l’Église et les pauvres », qui se réunissait au

Collège belge à l’initiative du père Gauthier21. Numériquement modeste, le CELAM ne

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Page 299: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

manque cependant jamais d’être représenté dans toutes les commissions de la période.

Je me limiterai ici à rappeler le nom de l’auxiliaire de Panama, puis ordinaire de

Veraguas, Marcos McGrath, membre de la commission théologique et donc président de

la sous-commission sur les « signes de temps », qui devait préparer la trame d’un

rapport sur l’Église dans le monde moderne. Ancien professeur et doyen de la faculté de

théologie de l’Université catholique de Santiago, et assistant de l’Action catholique

chilienne avant de partir compléter le cours de ses études à l’Université Notre Dame

nell’Indiana, à Paris et à l’Angelicum de Rome, le jeune évêque est considéré comme le

véritable héritier spirituel de Manuel Larraín par sa capacité à créer le consensus dans

l’épiscopat pourtant très composite du continent latino-américain, en parvenant à se

présenter comme un « progressiste » respecté autant par les conservateurs que par

l’aile la plus avancée (cf. AA.VV., 1987).

12 J’ajoute encore aux noms de Camara, Larraín et Bogarín Argaña, en fonction de leurs

compétences dans les divers champs de l’apostolat, de leur habitus collégial et, pour la

plupart des cas, de leurs liens avec Larraín, ceux de l’urugayen Baccino, fondateur de la

JAC et pionnier d’une nouvelle pastorale, du bolivien Gutiérrez Granier et du colombien

Botero Salazar, président du comité économique du CELAM, qui secondait sur le plan

économique et organisationnel les choix et les orientations de l’évêque de Talca. Ce

sont tous ceux-là qui, en substance, conduisent dans le contexte régional sud-américain

une sorte de « concile parallèle », refondation conciliaire de l’organisme de Bogotá sur

la base d’une conscience nouvelle du fondement de cet organisme dans le principe de la

collégialité épiscopale. Une « refondation » dont le moteur sera l’affranchissement de la

tutelle romaine de la Commission pontificale pour l’Amérique latine (CAL) et un

enracinement plus décidé encore dans les exigences et les besoins du continent ; et

celui-ci passait d’abord, très concrètement, par une réorganisation du secrétariat

général du CELAM, c’est-à-dire par la constitution de dix départements « de service »,

spécialisés et décentrés, capables de capitaliser les expériences qui avaient mûri sur le

terrain dans les divers secteurs de l’action pastorale des deux côtés de l’Atlantique, et

de coordonner les forces de changement dans ces secteurs.

13 Pour l’essentiel bien acceptée à Rome, cette nouvelle structure du CELAM trouve son

vrai centre de ralliement dans le département de pastorale qui, sous la direction de

Proaño, du péruvien Dammert Bellido et de l’argentin Devoto, porte-parole de la

minorité rénovatrice dans son épiscopat et interlocuteur régulier, pendant le concile

Vatican II, du groupe réuni autour de Gauthier, devient rapidement le carrefour

institutionnalisé d’une pluralité de réflexions, d’expériences et de nouvelles pratiques

pastorales. L’essor du nouveau département pour l’action sociale est lui aussi

déterminant, sur un terrain névralgique – et chaque jour un peu plus – pour l’ensemble

de l’Église latino-américaine ; la direction en est confiée au brésilien Eugenio de Araújo

Sales, administrateur apostolique à Salvador de Bahia depuis 1964 et l’un des

représentants les plus éminents de l’Église du nord-est brésilien, très lié lui-même à

l’archevêque de Recife, comme cela est bien connu22. Bien que la perspective reste

marquée par une vieille confiance dans les ressources de la « doctrine sociale » de

l’Église, les développements politiques et la radicalité des transformations en acte sur le

continent entraînaient chez plusieurs évêques du CELAM des écarts toujours plus

proches du grand écart par rapport à cette tradition, face à leur « problème no 1 » :

celui de la faim et de la justice sociale23. Cette divergence critique par rapport à la ligne

progressiste-développementaliste qui dominait le débat conciliaire lui-même, sur le

Gaudium et Spes, était surtout manifeste dans l’évolution d’Helder Camara, mais le

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Page 300: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

président du CELAM, Manuel Larraín, avait lui-même publié au début du mois d’août

1965, c’est-à-dire avant même d’intervenir au concile sur le thème du développement,

une lettre pastorale – Desarrollo : Exito o fracaso en America Latina – dans laquelle il

anticipait de près de deux ans sur certains des accents et des contenus de Populorum

progressio ( cf. M. Larraín, 1965). Larraín stigmatisait sans détours dans le sous-

développement matériel et spirituel du peuple latino-américain, et plus généralement

dans le Tiers Monde, une violation systématique de la dignité de l’homme et de ses

droits fondamentaux, ainsi qu’une « rupture effective » de la paix, pour souligner

davantage l’urgence d’un développement intégral de l’homme, matériel et spirituel.

Dans un style souvent accusateur, la pastorale du président du CELAM se plaçait

évidemment dans le sillage du débat conciliaire sur le schéma XIII24 (sur la place de

l’Église « dans le monde de notre temps ») ; par ailleurs, en se faisant l’interprète d’un

sentiment ecclésial très large, elle semblait aussi souligner combien la dimension

proprement temporelle de la mission évangélisatrice de l’Église conciliaire trouvait une

forme spécifique dans la réalité sociale et ecclésiale du continent et que, par

conséquent, c’est à partir de cette réalité-là que ces problèmes devaient être affrontés

dans un effort commun des Églises latino-américaines. C’est surtout à ce niveau que les

problèmes du développement et de la paix se conjuguèrent alors étroitement aux

dynamiques d’intégration d’un continent pour lequel l’Église pouvait redevenir ce

facteur d’unité qu’elle avait été au début de son histoire.

14 La conscience nouvelle que prenait le CELAM de sa signification proprement ecclésiale

dans le contexte du concile se conjuguait elle aussi, en proportion, comme le notait

Larraín à la veille de la dernière période conciliaire, avec une perception toujours plus

aiguë de la « situation absurde » dans laquelle se trouvaient le continent et les deux

tiers de l’humanité et donc de la nécessité impérieuse, urgente, de promouvoir un

« développement harmonieux et intégral25 ». « Véhicule très spécial » de l’esprit du

concile et, dans le même temps, instrument de promotion et d’impulsion de « tous les

changements de structure d’ordre socio-économique dont le continent avait besoin »,

le CELAM se retrouve à Rome pour l’ultime session de Vatican II déjà projeté vers les

responsabilités qui l’attendaient à la fin du concile.

Le concile comme style

15 C’est dans ce contexte que, dans les derniers mois de l’année 1965, mûrit l’idée, semée

par Manuel Larraín, d’une seconde conférence de l’épiscopat latino-américain, qu’il

fallait organiser sans tarder à Bogotá, immédiatement après le congrès eucharistique

d’août 1968 dans la capitale colombienne. Suggérée une première fois dès le 9 août 1965

dans une lettre au président du CAL, Samoré – en même temps que la sollicitation d’une

audience de Paul VI à l’ensemble de l’épiscopat latino-américain à l’occasion du Xe

anniversaire de la création du CELAM –, elle est proposée aux délégués le 23 septembre

1965, premier jour de la réunion de l’assemblée ordinaire de l’organisme épiscopal de

Bogotá : l’objectif de cette conférence devait en particulier être l’examen des conditions

de l’actualisation des acquis du concile dans le contexte latino-américain. La

perspective d’un programme d’action d’envergure continentale pour donner une

réponse ecclésiale commune à l’appel au changement porté par le concile et aux

transformations sociales en œuvre en Amérique latine revient très explicitement sous

la plume de Larraín dans une lettre du 22 novembre 1965 au cardinal Confalonieri,

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Page 301: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

secrétaire de la Congrégation du Consistoire, et dans le salut adressé à Paul VI à

l’occasion de l’audience accordée par le pape pour le Xe anniversaire du CELAM, comme

cela lui avait été demandé – ainsi que je l’ai rappelé. Selon les vœux de l’évêque de

Talca, cette audience devait revêtir une dimension expressément programmatique

pour ce qui concernait les responsabilités de l’organisme de Bogotá, sur un continent

dans lequel les bouleversements en cours et la réalité de la pauvreté et du sous-

développement plaçaient les évêques face à la nécessité vitale de repenser leur mission

évangélisatrice (voir In populo pauperum, op. cit. : 100-104).

16 L’intervention de Paul VI ne déçoit pas les attentes de l’évêque chilien. Le pape reprend

à son compte le diagnostic du catholicisme latino-américain, mûri par les travaux du

CELAM, pour exhorter une avancée résolue sur la voie d’une planification continentale

de l’action pastorale. En écho direct à ces travaux, il identifie l’action sociale comme le

secteur le plus névralgique de l’action de l’Église continentale dans le processus social

en œuvre, et contribue ainsi à confirmer chez de nombreux évêques la nécessité que le

concile Vatican II ne demeure pas comme un ensemble de documents, mais devienne

un « fait vécu », qu’il fallait transporter et incarner dans la réalité latino-américaine.

17 Conclu à Rome, Vatican II devait donc se prolonger à l’échelle des diocèses et des

églises nationales. Pour beaucoup d’évêques de retour de concile, et pour plusieurs

conférences épiscopales, le mot d’ordre semblait effectivement être l’élaboration des

plans et des programmes d’action qui tenteraient de traduire d’une manière ou d’une

autre au niveau local les grandes lignes de force de Vatican II. Le cas le plus connu est

certainement celui de la CNBB, qui dresse un projet pastoral d’envergure pour le Brésil,

le Plano de Pastoral de Conjunto, mais d’autres épiscopats se réunissent aussi. Au Chili,

une commission nationale post-conciliaire met au point en juin 1966 un calendrier de

synodes diocésains qui devaient être célébrés presque simultanément dans les

24 diocèses du pays (cf. Th. Sanders, 1969 ; R. Colle, 1968). Dans ce grand tournant,

l’exigence d’une prise de responsabilité commune face aux transformations profondes

qui affectaient l’ensemble du continent est très diffusément entendue par des hommes

et par des épiscopats qui se trouvaient d’une manière ou d’une autre plongés au cœur

de ce vaste processus de transition qui s’exerçait aussi bien à l’échelle des individus

qu’à celle des institutions. Cela n’excluait évidemment pas que des secteurs importants

de l’Église s’opposent à, ou à tout le moins subissent les dynamiques qui traversaient la

société comme l’Église elle-même. Ce fut en particulier le cas en Argentine, où l’Église

était marquée par des divisions très profondes, et de plus en plus aigües, que le golpe du

général Onganía en 1966 tendra à verticaliser26 ; ou en Colombie, où la mort violente du

cura guerrillero Camilo Torres donna une tournure plus dramatique encore que dans les

années antérieures aux exigences de très larges secteurs du clergé et du laïcat qui

recherchaient les moyens d’affirmer leur existence, toujours plus impatients face à une

Église perçue comme prisonnière d’une pastorale sacramentaliste et de structures

chrétiennes désormais dépassées27. Terre de contrastes humains, sociaux et politiques

toujours plus virulents, la Colombie était aussi le théâtre de divisions croissantes entre

une religiosité très traditionnelle et des orientations franchement révolutionnaires, qui

n’épargnaient pas la hiérarchie ecclésiastique elle-même, dans laquelle se détache par

exemple l’une des figures les plus singulières de tout l’épiscopat latino-américain,

l’« évêque rouge » de Buenaventura, Gelardo Valencia Cano, responsable en 1966 du

Département missionnaire du CELAM ; mais cette même hiérarchie compte aussi parmi

les prélats les plus conservateurs du continent, de l’administrateur apostolique de

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Bogotá, Muñoz Duque, au cardinal Concha, ancien archevêque de la capitale

colombienne et protaganiste d’un conflit ouvert avec Camilo Torres28.

18 En général cependant, selon une grande variété de formes et d’accents, et sans perdre

de vue que de vastes périmètres ecclésiaux s’opposent ou résistent passivement aux

dynamiques de changement qui traversent l’Église comme la société dans son

ensemble, évêques, conférences et synodes manifestent globalement une volonté

évidente de syntonie avec l’« esprit du changement » et contribuent à l’affirmation

d’une sorte de « climat » général ; un climat qu’il serait bien difficile de définir plus

précisément, mais un climat dans lequel on peut distinguer des attitudes, des positions,

des langages récurrents.

19 Le magistère et l’expérience conciliaire « imposent » avant tout la collégialité de

l’action pastorale comme une valeur « de fait » ; plus qu’un objet de réflexion, celle-ci

devient la forme diffuse – plus ou moins effective évidemment – selon laquelle un

nombre croissant d’évêques et d’épiscopats latino-américains cherchent à ce moment-

là à veiller et à répondre aux problèmes de leur Église. Des réponses très différentes, en

particulier selon le degré de confiance que l’on accorde aux laïcs et à leur engagement

progressif dans la vie de l’Église, mais selon une tonalité prudente ou enthousiaste, et

avec plus ou moins d’invention et d’audace, l’accueil de cette dimension nouvelle de

l’ecclésiologie conciliaire du « peuple de Dieu » est à peu près partout un must de la

période.

20 De nombreux secteurs ecclésiaux trouvent en effet dans cette ecclésiologie l’input ou

l’« autorisation » pour aller de l’avant dans la révision des attitudes anciennes,

l’encouragement à transformer l’Église triomphale de la tradition conservatrice en une

Église pauvre, une Église de service, transformer l’Église des sacrements en une Église

de la parole et une Église de la coresponsabilité qui devait se substituer à celle de la

hiérarchie et du clergé. « L’Église d’aujourd’hui doit être conciliaire », lit-on dans une

contribution présentée lors d’une rencontre organisée en mai 67 par le Département

national de pastorale de la conférence épiscopale du Paraguay, et « conciliaire »

désigne ici une dimension communautaire, pérégrinante et donc « pénitente » de

l’Église elle-même, dans la mesure où « cette Église pèlerine (...) doit vivre dans une

metanoia et dans un parcours de réforme continuelle29 ».

21 Le CELAM post-conciliaire reste le principal interprète et l’élément moteur de ce

« climat ». Malgré les conséquences sur le CELAM lui-même des bouleversements

intervenus au sein du CNBB – avec le remplacement de Camara à la vice-présidence de

l’organisme par l’archevêque de Teresina, Avelar Brandão Vilela, qui campait sur des

positions conservatrices – et la mort soudaine de Larraín, la continuité d’une

institution solidement installée garantit la poursuite des orientations et des projets qui

avaient mûri dans la fin du concile. C’est ainsi que prend forme l’idée d’un chantier de

recherche et d’une première concertation élargie sur les clés du développement et sur

le problèmes que pouvait poser l’adaptation de Gaudium et Spes aux nécessités latino-

américaines. Le soutien du pape à une présence plus incisive de l’Église dans les

processus sociaux en cours avait, en outre, confirmé le CELAM dans cette ligne

directrice, qui dans la fin de l’année 1965 et le début de la suivante entend l’appel

d’autres urgences encore à travers le parcours de Camilo Torres et la constitution, à La

Havane, d’une Conférence tricontinentale qui regroupait les foyers de guerilla (guérilla)

et les mouvements de libération nationale d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, et la

création d’une Organisation latino-américaine, dont le siège était lui aussi à Cuba, en

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

301

Page 303: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

force d’appui aux groupes guerrilleros (guérilleros) actifs dans les divers pays du

continent30.

22 Voilà donc la toile de fond sur laquelle viennent se situer les travaux de l’assemblée

extraordinaire convoquée par le CELAM au mois d’octobre 1966 à Mar del Plata, en

Argentine, avec pour ordre du jour les problèmes du sous-développement en Amérique

latine31. Première épreuve pour la nouvelle présidence orpheline de son guide, la

rencontre argentine, organisée non sans difficulté dans une conjoncture économique

difficile, au lendemain du coup d’État du général Onganía, sera un moment essentiel de

synthèse de toutes les réflexions qui avaient germé depuis les années 1950 sur le thème

du développement. Elle sera aussi l’occasion d’affirmer une vision globale de la

situation latino-américaine et représente certainement, par les thèmes qu’elle aborde

et par le nombre de ses participants, le précédent le plus immédiat de la célèbre

conférence de Medellín ; un précédent dont les orientations et les analyses trouveront

une confirmation suprême à la fin du mois de mars 1967 avec l’encyclique papale sur le

développement, Populorum progressio, qui fait l’effet d’un « coup de cymbale » dans tout

le continent et s’engouffre dans la brèche ouverte par les évêques latino-américains à

Mar del Plata (cf. G. Gutiérrez, op. cit. : 231-260). Référence fondamentale pour les

hiérarchies nationales, qui trouvaient en elle, soit la confirmation des processus de

réforme engagés, soit l’input nécessaire pour la recherche d’un nouveau

positionnement des Églises nationales dans une société latino-américaine globalement

inquiète de son avenir, cette encyclique donne également une autorité nouvelle aux

conclusions de l’assemblée du CELAM, en particulier auprès de certains épiscopats,

comme en Colombie, qui étaient restés jusqu’ici extérieurs à la dynamique dont les

propositions de Mar del Plata étaient le fruit.

23 Jointe à l’Assemblée d’octobre 1966 et à l’écho considérable de Populorum progressio, une

autre étape essentielle de la « gestation » de Medellín sera la rencontre épiscopale

d’Itapoã, dans les environs de Salvador de Bahia, en mai 196832. Organisée pour vérifier

l’application et les développements des orientations de Mar del Plata à la lumière de

l’encyclique pontificale, cette rencontre signifiera aussi l’entrée dans le corps de

réflexion officiel du CELAM de la « théorie de la dépendance », selon laquelle le sous-

développement structurel de l’Amérique latine ne pouvait pas être compris hors de sa

relation de dépendance, elle aussi structurelle, à l’égard du monde développé (cf. J. G.

Palma, 1995 : 529-541). Le document final confirmera les perspectives d’analyse de Mar

del Plata, mais marquera aussi une certaine forme d’évolution dans le diagnostic de la

réalité latino-américaine et apportera une tonalité plus dramatique au document

antérieur. Celui d’Itapoã, sous l’influence des sollicitations d’Helder Camara, ne manque

pas d’aborder aussi l’épineuse question de la violence33 : un an après l’encyclique

Populorum progressio, de plus en plus de catholiques appliquaient au contexte socio-

politique latino-américain la « petite phrase » du texte pontifical sur l’exception au

refus de l’engagement révolutionnaire. Les évêques réunis à Salvador affirmaient

résolument le choix d’une « action non-violente », comme non-violence active, qu’il ne

fallait pas confondre avec une attitude de passivité, car c’était tout au contraire la

volonté d’une réaction non conformiste par rapport aux injustices, sous leurs multiples

prétextes et modalités. Cette action non-violente renonçait par ailleurs à condamner

toute forme de violence et devait donc se traduire le plus rapidement possible dans

« une action courageuse et constante pour obtenir de profondes, urgentes et

audacieuses réformes de structure », sans lesquelles la violence deviendrait inéluctable

– et elle était déjà, de fait, « une tentation du moment présent ». Ce discours sur la

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302

Page 304: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

violence, au sujet de laquelle de très fortes polarisations n’allaient plus tarder à se faire

jour dans le catholicisme à l’échelle continentale, fait d’Itapúa le vrai grand dernier

seuil du sommet de Medellín et des « années 70 » de l’Église latino-américaine.

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NOTES

1. Voir en particulier de ce point de vue S. Galilea (1985).

2. Cf. É. Poulat (1990) et D. H. Levine (1990 : 3-24 et 25-48).

3. Pour un tableau d’ensemble, cf. L. Zanatta (2010).

4. D’après le nom de Eugenio Maria Giuseppe Giovanni Pacelli, pape Pie XII (1878-1958) (NdT).

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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5. Cf. M. Löwy, J. García Ruiz (1997 : 9-32) et A. Colomonos (2000).

6. Cf. Meyer (op. cit.) et A. Brighenti (1994 : 207-254). Sur la JUC brésilienne, cf. J. O. Beozzo(1984).

7. Sur la trajectoire du CELAM dans ce tournant, je me permets de renvoyer à mon ouvrage

(S. Scatena, 2008).

8. Cf. L. Fürer (1988 : 167-194), et M. Wijlens (2004 : 28-38).

9. Cf. en particulier F. Houtart, (op. cit. : 65-81). Sur les origines du CELAM, voir aussi plus

récemment : G. La Bella (2012).

10. Voir sur ce point F. Houtart, The Forgetting of Origins, in Church and Politics, op. cit., p. 65-81.

11. Je me permets de renvoyer à mon In populo pauperum, op. cit., p. 44-45.

12. Voir en particulier de ce point de vue M. McGrath (1997 : 135-142).

13. Cf. M. A. Huerta, L. Pachecho Pastene (1988) et M. Fleet, B. H. Smith (1997).

14. Sur les nouveaux équilibres au sein de la CNBB après le coup d’État de 1964, voir J. O. Beozzo,

A Igreja do Brasil no Concílio Vaticano II. 1959-1965, São Paulo, 2005.

15. Cf. N. Piletti, W. Praxedes (1999) et R. Marin (1995). Cf. aussi J. O. Beozzo (2005, op. cit.).

16. Cf. M. Durán Estragó (1992 : 145-152).

17. Cf. C. Romero & C. Tovar (1987 : 417-446) et L. Herrera Vásquez (1998).

18. Cf. E. Rosner (1991) et A. Bravo Muñoz (1997 : 91-134).

19. Sur l’histoire de l’ISPLA, cf. S. Galilea (1979 : 245-254) et In populo pauperum (op. cit. : 33 et

suiv). Sur les divers courants et les divisions qui traversent l’épiscopat argentin au début du

concile Vatican II, voir en particulier L. Zanatta, « Il “mal di concilio” della chiesa argentina.

Radiografia di un episcopato al Vaticano II. Prima sessione e intersessione », in Experience,

Organisations and Bodies at Vatican II. Proceedings of the Bologna Conference, December 1996, éd.

M. Fattori et A. Melloni, Leuven, 1999, p. 141-216.

20. Sur les origines d’Ivan Illich, cf. J. García (1984 : 361-493). Sur les aventures ultérieures du

centre de Cuernavaca, cf. S. Scatena (2010 : 546-559) et P. Prodi (2013 : 471-494).

21. Cf. D. Pelletier (1996 : 63-89), M. Mennini (2013 : 391-422) et P. Sauvage (2013 : 560-580).

22. Sur ce passage, je renvoie à In populo pauperum (op. cit. : 77 et suiv).

23. Cf. la circulaire no 62 du 10-11 novembre 1965 (Camara, 2009).

24. Voir ci-dessus, p. 250.

25. Cf. « Reorganización del Consejo Episcopal Latinoamericano », Criterio, 13 mai 1965,p. 355.

26. Voir par exemple l’analyse, proche de l’époque, de A. G. Armada, N. Habegger et A. Mayol, Los

católicos posconciliares en la Argentina, 1963-1969, Buenos Aires, 1970. Les divisions ne manquent pas

non plus de s’accentuer au sein de l’épiscopat : un mois après le coup d’État du général Onganía

l’évêque de Goya, dans une lettre pastorale du 28 juillet 1966, sera le premier à rompre le silence

sur la nouvelle situation politique pour affirmer en s’appuyant très fortement sur le magistère

conciliaire l’indépendance de l’Église par rapport au régime militaire. Les évêques d’Avellaneda

et de Nove di Julio, Podestá et Quarracino interviendront dans le même sens en se faisant les

interprètes de nombreuses déclarations venues de prêtres, de curés et de laïcs (voir « Argentine :

l’éveque de Goya affirme l’indépendance de l’Église par rapport au régime »), Informations

catholiques internationales, 1er septembre 1966, p. 9.

27. Cf. M. J. La Rosa, De la derecha a la izquierda. La Iglesia católica en la Colombia contemporánea,

Bogotá, 2000, p. 123 et sv.

28. Cf. mon In populo pauperum, op. cit., p. 403 et sv.

29. Departamento Nacional de Pastoral, Disposición de cambio en la Iglesia, 29 mai 1967, 3 p. ds

(Fondo R. Bogarín Argaña, San Juan Bautista de las Misiones, Paraguay).

30. Cf. Wrigth (op. cit. : 81).

31. Su questa assemblea rimando al mio In populo pauperum (op. cit. : 180-211).

32. Reflexión continental sobre las conclusiones de Mar del Plata, « CELAM », 2 (abril 1968)/8, 7, e

In populo pauperum (op. cit. : 367-374).

33. Cf. les lettres circulaires datées des 13-14 et 14-15 mai 1968 (Camara, 2014).

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 308: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

RÉSUMÉS

Continent très largement dominé par le catholicisme, tout au moins culturellement et

sociologiquement, l’Amérique latine des années 1960 à offert une caisse de résonance très

singulière aux instances de l’aggiornamento conciliaire par la convergence entre le processus de

rénovation théologique porté par Vatican II et les profondes transformations sociales en cours

sur ce continent. L’équipe d’évêques qui dirigeaient l’organisme de l’épiscopat latinoaméricain à

l’échelle continentale (CELAM) a été le foyer catalysateur d’une réception créative et sélective du

concile. Composé pour l’essentiel d’ecclésiastiques formés à l’école de la JOC et rapidement

enrichi par la collaboration de nombreux religieux, prêtres, laïcs, théologiens et sociologues, ce

leadership épiscopal, qui était en général l’expression d’une minorité au sein des hiérarchies des

églises nationales, a joué un rôle déterminant pour l’expression des ferments qui traversaient un

catholicisme latino-américain inquiet et pour l’essor d’une nouvelle pastorale libératrice.

A continent with an overwhelming Catholic majority, at least culturally and sociologically, in the

60s Latin America offered a special sounding board to the requests for councilor aggiornamento

because of the singular convergence of the process of theological renewal initiated by Vatican II

and the deep social transformations underway. Catalyst for a creative and selective reception of

the Council was, particularly, the team of bishops leading in those years the Latin American

Episcopal Council (CELAM). Mostly composed of bishops formed at the decisive “school” of the

JOC and soon enlarged by the permanent collaboration of many religious, priests, theologians

and sociologists, it was above all this episcopal leadership of CELAM, generally expression of a

minority within their national hierarchies, to try to give voice to the ferments crossing the

restless Latin American Catholicism and to stimulate the take-off of a new liberating pastoral

praxis.

Continente de amplia mayoría católica, por lo menos cultural y sociológicamente, la América

Latina de los años ‘60 ofreció una caja de resonancia muy peculiar a las instancias del

aggiornamento conciliar a través de la singular convergencia entre el proceso de renovación

teológica puesto en marcha por el Vaticano II y las profundas transformaciones sociales en curso.

Núcleo catalizador de una recepción creativa y selectiva del Concilio fue en particular el “equipo”

de obispos a la cabeza del organismo continental del Episcopado (CELAM). Compuesto en su

mayoría por obispos surgidos de la decisiva “escuela” de la JOC y pronto ampliado por la

colaboración estable de muchos religiosos, sacerdotes, laicos, teólogos y sociólogos, fue sobre

todo este liderazgo episcopal, generalmente expresión de una minoría al interior de las

respectivas jerarquías nacionales, que trató de dar voz a los fermentos que atravesaban el

inquieto catolicismo latinoamericano y que estimulaban el despegue de una nueva pastoral

liberadora.

INDEX

Palabras claves : Concilio Vaticano II, conferencia de Medellín, CELAM, catolicismo de América

Latina, teología de la liberación

Mots-clés : concile Vatican II, conférence de Medellín, CELAM, catholicisme d’Amérique latine,

théologie de la libération

Keywords : second Vatican Council, Medellín conference, CELAM, Latin American Catholicism,

liberation Theology

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

307

Page 309: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

AUTEUR

SILVIA SCATENA

Université de Modena et Reggio Emilia, Fondation pour les sciences religieuses de Bologne,

[email protected]

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

308

Page 310: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Le Vatican II des catholiqueségyptiens Au temps de Nasser, l’espoir d’un monde meilleur

Coptic Catholics’ Vatican II: during the Nasser regime, hope for a better world

El Vaticano II de los católicos egipcios: en los tiempos de Nasser, la esperanza de

un mundo mejor

Catherine Mayeur-Jaouen

1 « Vatican II n’a pas été pour l’Orient1 », dit fermement le père Jacques Masson. Né en

1925 et arrivé en Égypte en 1963, aujourd’hui dernier jésuite français d’Égypte, le père

Masson récapitule les deux points centraux qui constituent, à ses yeux, le cœur de

Vatican II : la réforme liturgique n’a guère concerné que la liturgie latine puisque,

parmi les Orientaux, seuls les maronites menèrent une vraie réforme liturgique. Ne

parlons pas du droit canon, pour la révision duquel le père Masson fut nommé expert

au début du concile : il démissionna dès la première séance – considérant que la

révision du droit canon latin ne tenait aucun compte des rites orientaux. Quant au

second thème, « l’Église dans le monde moderne », il n’a guère concerné les chrétiens

d’Orient : pour eux, au quotidien, c’est « l’Église dans le monde musulman » qui

importait, à l’époque comme aujourd’hui. Quant aux combats qui importaient aux

prélats orientaux lors du concile, ce furent des échecs : ils n’obtinrent ni la juridiction

en diaspora, ni l’unité de juridiction en Égypte même. L’Orient qui passe pour avoir

brillé à Vatican II d’un vif éclat fut en réalité celui des grecs-catholiques et du

patriarche Maximos IV2.

2 Le catholicisme égyptien d’alors connut pourtant des élans qui « font époque » et

traduisent, dans le contexte nouveau du régime nassérien, l’espoir d’un monde meilleur

pour une jeunesse enthousiaste. C’est de cet espoir que parle encore le docteur Safwat

Sebeh (né en 1950), copte-catholique habitant au Caire : « On parlait surtout du schéma

XIII3, devenu ensuite Gaudium et Spes » ; les aspects œcuméniques, « ça nous tarabustait

parce que nous avions beaucoup d’amis coptes-orthodoxes » ; « La rencontre entre Paul

VI et Athénagoras, c’était la vraie application de la vision du concile ». Pour Safwat, un

médecin qui voua l’essentiel de sa vie à servir l’Église dans des associations, Vatican II

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consacre aussi la place des laïcs dans l’Église. La principale conséquence de Vatican II,

pour ces catholiques égyptiens francophones qui eurent 20 ans à la fin des années 1960

ou au début des années 1970, fut de donner une place inédite aux laïcs, jusque-là

étroitement soumis à une hiérarchie fortement cléricale, qu’elle soit latine ou orientale.

Trois mouvements catholiques de mobilisation des laïcs et de travail social naquirent

ou se développèrent dans la suite du concile : l’Association de Haute-Égypte, Caritas-

Égypte, le mouvement Justice et Paix.

3 Les catholiques, moins nombreux qu’aujourd’hui, comptaient bien davantage en

proportion et en influence dans la société égyptienne. En 1945, on estimait les

catholiques d’Égypte à 250 000, soit 1,3 % de la population égyptienne, pour un million

de coptes et 18 millions de musulmans4. Les impulsions données par le concile auront

plutôt accompagné qu’initié des évolutions que l’histoire mouvementée du pays – coup

d’État des Officiers libres de 1952, réforme agraire, crise de Suez en 1956,

nationalisations de la République Arabe Unie en 1961 – contribua à accélérer. La

période vit le remplacement partiel des missionnaires latins par des religieux orientaux

et le déclin des Syriens d’Égypte au profit de la petite Église copte-catholique devenue

l’Église catholique nationale, arabisée et égyptianisée. Les expériences de

développement social à la campagne, lancées sur l’impulsion des jésuites dans les

années 1940, s’accordaient avec les préoccupations socialistes de l’époque nassérienne.

De même l’espoir d’un vrai rôle des laïcs, c’est-à-dire des jeunes dans un pays en pleine

explosion démographique, correspondait-il aux aspirations d’une jeunesse urbaine et

alphabétisée. Le mouvement œcuménique prôné par Vatican II souleva dans les années

1970 des espoirs bientôt déçus dans les rapports avec les coptes-orthodoxes alors en

plein Renouveau. Quant au dialogue avec l’islam dont Vatican II fut une importante

étape, il ne s’incarna que dans des initiatives d’intellectuels latins ou grecs-catholiques,

peu en lien avec la base copte-catholique de Haute-Égypte, tandis que le régime

nassérien marquait le début d’une islamisation de l’espace public. Ces années 1960, qui

furent les belles années de la gauche égyptienne et arabe, correspondirent pourtant à

bien des espoirs des chrétiens dans l’irréversible mouvement d’arabisation et

d’égyptianisation de l’Église catholique.

Les moyens de connaître Vatican II dans l’Égyptenassérienne

4 Les médias égyptiens n’accordèrent aucune place au concile, événement négligeable

dans un pays où plus de 90 % des habitants étaient musulmans, et les autres presque

tous coptes-orthodoxes. Comme aujourd’hui, il n’était jamais question des catholiques –

cette petite minorité de la minorité – dans les médias nationaux, sinon pour évoquer les

écoles congréganistes, parfois le pape de Rome, et soupçonner le colonialisme attaché à

l’Église catholique. L’information arrivait avec des moyens encore limités et une

censure draconienne.

5 Les étapes du concile furent donc connues grâce à des revues et des brochures

catholiques en français et en arabe. Du moins par ceux qui savaient lire : c’est-à-dire les

classes moyennes et les élites urbaines de rite latin, maronite, grec-catholique et copte-

catholique. Le docteur Safwat, formé chez les Frères des Écoles chrétiennes (donc en

français) puis au lycée public (donc en arabe), se souvient des numéros de Fêtes et

saisons que recevait sa mère depuis la France, avec un retard d’un mois, via le Vicariat

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Page 312: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

apostolique d’Héliopolis et la valise diplomatique. Cette revue publiait des

photographies de Jean XXIII (« nous l’avons beaucoup aimé ») et de nombreux articles

ayant trait à Vatican II : la conception des documents, les décrets et constitutions. Les

catholiques francophones d’Égypte lisaient surtout Le Messager, hebdomadaire

catholique d’Égypte. Ce journal, alors francophone, était édité par le Vicariat

apostolique d’Alexandrie, donc par les Latins. On le trouvait en vente chaque dimanche

dans toutes les paroisses des grandes villes ; mais si Le Messager évoque le concile dans

de grands articles récapitulatifs illustrés de quelques photographies (le patriarche, les

évêques), il donne davantage de place à l’Église latine et à l’Église grecque-catholique,

Églises des villes et des francophones, qu’à l’Église copte-catholique, essentiellement

arabophone, pauvre et rurale, dont le journal n’évoque presque jamais les réalités. Pour

les lecteurs du Messager des années 1960, le catholicisme égyptien se réduisait peu ou

prou à ce monde des grandes villes du nord de l’Égypte, mi-rite latin mi-rite oriental lié

aux missions et aux écoles des congrégations, à une certaine idée du statut social et de

l’ouverture sur le monde qu’impliquait le fait d’être catholique, par opposition aux

coptes-orthodoxes fermés sur leur univers égyptien.

6 Les catholiques arabophones avaient d’autres moyens de s’informer du concile. Le frère

aîné de Safwat, Salah, né en 1948, appartenait alors à l’Association de la Jeunesse

catholique égyptienne. Celle-ci, créée par l’avocat Boutros Kassab (Pierre Cassab

1913-1986) en 1947, s’inspirait de l’Action catholique dont Boutros Kassab avait admiré

le rôle en France. Cette association réunissait la jeunesse catholique des lycées publics

égyptiens5 : soit une jeunesse arabophone contrairement à celle des lycées

congréganistes, essentiellement francophone, réunie dans la Jeunesse étudiante

chrétienne (JEC). Il existait bien sûr quelques rencontres entre les deux mouvements, à

la grande satisfaction, dit Salah en souriant, des jeunes gens des lycées publics heureux

de fréquenter ces « filles chic et jolies » issues des riches familles catholiques

francophones, mais les niveaux sociaux différaient trop : « il s’agissait de deux entités

séparées et sympathisantes. Les aspirations et le futur de ces gens étaient très

différents ». Au début des années 1960, les élèves de ces écoles étrangères se destinaient

à partir pour l’étranger, notamment pour le Canada, sans trop se préoccuper du

développement de l’Égypte qui était le but principal des jeunes arabophones de

l’Association. Ceux-ci, dès la création du mouvement, s’étaient préoccupés des écoles

du dimanche, du catéchisme, de développement social en Haute-Égypte auprès des

coptes-catholiques les plus pauvres.

7 Lors de Vatican II, Boutros Kassab faisait travailler le soir après la fermeture de son

cabinet d’avocat une petite équipe de jeunes bénévoles bilingues (français et arabe)

dont Salah, pour traduire le plus vite possible en arabe les discussions et les décrets du

concile, d’après l’Osservatore Romano, afin de les publier dans le mensuel, en arabe, de

l’Association de la Jeunesse catholique Haqlunâ, créé en 1949. Haqlunâ, revue d’un

niveau remarquable, se présente comme « revue mensuelle sociale et religieuse6 ».

« Nous étions quatre ou cinq qui connaissions les langues [i.e. le français], notre

mission était de traduire pour les autres ». La consultation des numéros de la revue

impressionne sur la rapidité et la qualité du travail effectué par Boutros Kassab et sa

petite équipe. De très longs articles consacrés à la transcription résumée et commentée

des débats lors du concile ne dissimulaient rien des tensions et de la vivacité des

discussions, mais tentaient d’en dresser une synthèse compréhensible où des passages

en caractères gras attiraient l’attention du lecteur sur les points importants.

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Page 313: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

8 Outre Haqlunâ, quelques publications en arabe permirent aux non-francophones de

prendre connaissance du déroulement du concile7. Le père Masson fit traduire les

documents en arabe par certains évêques : l’évêque auxiliaire d’Alexandrie Mgr

Yuhannâ Kâbis traduisit celui sur l’Église. L’évêque de Louxor Yuhanna Nuwayr

s’appliqua à traduire les principaux textes en arabe et à les diffuser dans quatre

brochures de 100 à 150 pages, parues au Caire entre 1963 et 1966 (Al-Majma’ al-maskûnî

al-Vâtikânî al-Thânî, Matba’at Dâr al-’âlam al-’arabî, Le Caire, 1963). En octobre 1964,

c’est encore Nuwayr qui raconte la deuxième session du concile dans Haqlunâ : il

insistait sur l’importance désormais reconnue des patriarches orientaux, maintenant

qu’ils avaient été installés à droite de l’autel dans Saint-Pierre de Rome (Haqlunâ, no

175, octobre 1964, p. 16-18). Des photographies diffusèrent à l’envi la brochette de

patriarches copte, melkite, et maronite, à côté du patriarche latin de Jérusalem, du

patriarche chaldéen et du patriarche arménien. Seul, le patriarche syrien-catholique

Ignatios Tappouni siégeait avec les cardinaux (Haqlunâ, no 165, octobre 1963, p. 9). Autre

information : on a trace de conférences tenues au Caire pour expliquer le concile aux

catholiques égyptiens (Le Messager, 28 janvier 1962, Haqlunâ, no 176, octobre 1964, p. 5).

On peut aussi imaginer que les onze séminaristes coptes-catholiques qui étudiaient à

Rome au début de 1960 diffusèrent à leur retour un esprit proche des orientations

conciliaires8. Enfin, les Instituts de catéchèse comme celui de Sakakini au Caire ou celui

d’Assiout autour du père Joseph-Marie Grzesik (1925-2016) diffusèrent les orientations

du concile9.

Entre héritages du XIXe siècle et bouleversements dela période nassérienne

9 Dans le catholicisme égyptien du temps, les missionnaires européens étaient rarement

arabophones. Et ce sont les catholiques de rite grec, les melkites, qui formaient une

manière d’aristocratie et d’intelligentsia, jouant un rôle singulier par leur ouverture au

monde, leur niveau d’éducation élevé et leur ouverture œcuménique. Ces Syriens

d’Égypte, urbains, instruits, francophones et francophiles, regardaient avec

condescendance les Égyptiens en général, les coptes-orthodoxes en particulier (Le

Messager, 25 octobre 1964). Ces cercles grecs-catholiques du Caire qui ont laissé un

souvenir brillant dans l’histoire du catholicisme égyptien contribuèrent à diffuser les

orientations du concile en matière d’œcuménisme, d’ouverture au monde moderne et

au dialogue avec l’islam.

10 Plus largement, les jésuites jouaient un rôle fondamental dans la période. Le jésuite

Henry Ayrout – encore un « Syrien » grec-catholique du Caire qui fut le premier jésuite

de rite oriental à garder son rite – avait fondé en 1940 l’Association de Haute-Égypte

(Jam’iyyat al-Sa’îd), pour créer des écoles gratuites de langue arabe dans les campagnes

du Sud égyptien. Première organisation non-gouvernementale égyptienne, la seule à

intervenir directement et exclusivement dans la Haute-Égypte déshéritée, l’AHÉ fit

figure de pionnier pour les projets de développement en milieu rural qui apparurent

par la suite dans les années 1960-1970, dans la foulée de Vatican II.

11 Durant les années 1950-1960, le tableau complexe du catholicisme égyptien fut

indirectement mais puissamment remodelé par l’État nassérien dont diverses mesures

impliquaient égyptianisation, islamisation indirecte et confessionnalisation. La

pression de l’État sur l’enseignement confessionnel catholique, dès avant 1952, puis le

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Page 314: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

départ des Européens en 1956 lors de la crise de Suez avaient déjà atteint les

catholiques d’Égypte. Le Collège de la Sainte-Famille, fleuron de l’enseignement jésuite

français, fut mis sous séquestre pendant six mois en 1959. La vague de nationalisations

de 1960-1961 lança une deuxième vague de départs, celle des Syriens d’Égypte perçus

comme allogènes. Cette vague fut déclenchée en février 1960, avec la prise de contrôle

par l’État de la banque Misr et de la Banque Nationale, puis de la presse (mai 1960) et du

commerce du coton (juin-juillet 1961), et se poursuivit par la nationalisation de sociétés

privées. Le socialisme d’État frappait des intérêts dans lesquels les « Syriens » avaient

une part active. « Le déchaînement de la presse nationaliste, qui publiait des listes “de

millionnaires” et de “féodaux” provoqua une vague considérable de départs qui

affectèrent au premier chef la communauté grecque-catholique » (Frédéric Abécassis,

op. cit.). Perçus comme des allogènes qui n’avaient pas leur place dans le pays, les

Syriens d’Égypte partirent pour le Liban, la France et le Canada. La vague migratoire de

ces catholiques de rite grec ou maronite affaiblit leur voix, au moment où la première

phase de la transition démographique donnait aux coptes-catholiques de Haute-Égypte

un poids plus considérable : les familles de Haute-Égypte comptaient couramment huit

ou dix enfants, alors que les familles urbaines du Caire ou d’Alexandrie étaient deux ou

trois fois moins nombreuses. En octobre 1964, l’évêque copte-catholique de Louxor

Ishaq Ghattas évoque publiquement lors du concile ce mouvement migratoire des

Syriens qui faisait désormais des coptes-catholiques la communauté dominante du

catholicisme égyptien et insiste : « Les Coptes, au contraire, émigrent peu » (Le

Messager, 25 octobre 1964). C’est ainsi, au moment même du concile, que l’Église copte-

catholique devint « l’Église catholique nationale », comme le dit aujourd’hui Salah : on

espérait alors que l’union avec les coptes-orthodoxes était proche...

12 C’est en Haute-Égypte que se trouvait l’essentiel des coptes-catholiques. Fondées par les

jésuites, l’Association de Haute-Égypte et ses écoles devenaient un enjeu majeur. Après

les nationalisations, les principaux donateurs de l’Association avaient quitté le pays. Le

père jésuite Glaser tenta de dissoudre l’Association lors d’une Assemblée générale en

1964, maintenant que les « richards levantins » (comme dit André Azzam) qui la

soutenaient financièrement avaient quitté le pays. Fallait-il céder les écoles à la

hiérarchie copte-catholique ? Des laïcs, menés par Amin Fahim, s’organisèrent pour

maintenir l’Association : « c’est là que Vatican II eut un effet », commente André ;

« l’Association deuxième vague s’est inspirée de Vatican II comme un mouvement laïc

qui s’est opposé fortement aux évêques ». L’AHE se développa en quatre programmes :

alphabétisation, formation professionnelle, promotion de la femme, santé et activités

économiques et, en 1967, elle fut enregistrée au Ministère des Affaires sociales comme

association d’intérêt public.

13 Le poids de l’État égyptien, un État nettement musulman, se faisait de plus en plus

sentir : la suppression des tribunaux ecclésiastiques par la jeune révolution égyptienne

avait été suivie par une loi de statut personnel pour les non-musulmans, en 1955, qui se

révéla « peu satisfaisante pour les minorités chrétiennes » (Elias Zoghby, Le Messager, 14

novembre 1965). Litote. En mars 1964, une déclaration commune des chefs des

communautés catholiques d’Égypte indiquait une inquiétude partagée face à

l’islamisation de l’espace public imposée par l’État nassérien (Haqlunâ, no 170, mars

1964).

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Le Messager du 7 octobre 1962 : « Nos évêques au concile »

Une représentation égyptienne contrastée : l’heure desévêques coptes-catholiques

14 C’est dans ce contexte de fortes tensions et de bouleversements rapides en Égypte que

s’ouvrit à Rome le concile. L’Égypte y était représentée par douze évêques, dont les

patriarches copte-catholique et grec-catholique. Le 7 octobre 1962, Le Messager

proposait la photographie de « Nos évêques au concile » : Sa Béatitude Maximos IV

Sayigh (1878-1967), patriarche grec-catholique né à Alep, avait primauté par l’âge,

l’ancienneté et l’aura sur Stéphanos Ier Sidarouss, le patriarche copte-catholique.

Haqlunâ reproduisait fréquemment à l’occasion des fêtes de Noël et de Pâques les

messages de ces deux patriarches, après celui du pape de Rome lui-même. Le journal

ajoutait même parfois – dans un souci d’œcuménisme aujourd’hui inimaginable – le

message du patriarche copte-orthodoxe Kyrillos VI.

15 Sa Béatitude Stephanos Ier (1904-1987), devenu en 1959 le troisième patriarche copte-

catholique, avait 58 ans. Arrière-arrière-petit-fils par sa mère du Mu’allim Ghalî, chef

de la petite communauté copte-catholique sous Méhémet Ali, le nouveau patriarche

était francophone. Son père Sésostris Sidarouss Pacha (m. 1964), juriste et historien,

ancien ambassadeur d’Égypte à Londres et à Washington, était considéré comme le

« doyen des coptes-catholiques » et de leurs œuvres de bienfaisance. Stephanos Ier était

un lazariste formé et ordonné en France. En mars 1960, peu après son élection, il avait

été le premier patriarche copte-catholique à se rendre à Rome, à la grande fierté de ses

ouailles (Haqlunâ, no 127, avril 1960, p. 5). Si les prédécesseurs des patriarches maronite,

melkite, arménien-catholique, chaldéen ou syrien-catholique avaient été présents lors

de Vatican I, c’était la première fois qu’un patriarche copte-catholique représentait à

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Page 316: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

un concile romain sa petite Église, dernière venue des sept Églises uniates d’Égypte

(Haqlunâ, no 128, mai 1960, p. 4-5). Vers la fin du concile, en février 1965, Stephanos fut

fait cardinal avec le patriarche grec-catholique Maximos IV et le patriarche maronite

Pierre Méouchy.

16 Maximos IV et Stephanos Ier partirent au concile en avion, accompagné de dix évêques :

d’abord les deux évêques latins d’Égypte, Mgr Jean de Capistran Cayer, un franciscain

vicaire apostolique d’Alexandrie depuis 1950, et Mgr Armand Hubert, père des Missions

africaines et vicaire patriarcal d’Héliopolis. Trois évêques représentaient des

communautés très réduites, exclusivement urbaines et d’origine non-égyptienne : Mgr

Boutros Dib (1881-1965), l’évêque maronite du Caire ; Mgr Joseph Bakkhache, le vicaire

patriarcal syrien-catholique ; et finalement Mgr Raphaël Bayan (1914-1999), évêque

d’Alexandrie et vicaire patriarcal arménien-catholique. Les quatre évêques coptes-

catholiques représentaient les éparchies (diocèses) de Haute-Égypte : Mgr Paul Nosseir

(1896-1967) était l’évêque de Minya et Mgr Alexander Iskandar (1895-1964) l’évêque

d’Assiout. Mgr Ishaq Ghattas (1909-1977) était l’évêque de Thèbes-Louxor depuis 1949.

Si, comme me le dit en souriant Salah Sebeh, Stephanos Ier « était un homme d’une

famille aristocratique et d’une politesse extrême, mais pas très ferme, il y avait des

évêques beaucoup plus forts que lui, surtout celui de Louxor, Ishaq Ghattas ». Comme

Salah, le père Hervé Legrand, alors jeune dominicain habitant en Égypte, se souvient de

Mgr Ghattas comme du vrai leader de la petite délégation copte-catholique au concile

où il fut l’une des grandes voix orientales. Mgr Ghattas était accompagné de son

théologien personnel, le dominicain français Dominique Boilot (1912-1989) qui fut le

supérieur puis le prieur du couvent dominicain du Caire de 1953 à 1965, et qui plaidait

pour une ouverture au dialogue avec l’islam. Quatrième évêque copte-catholique,

l’évêque-auxiliaire de Louxor depuis 1956, Yuhanna Nuwayr (1914-1995) était un

franciscain qui devait succéder en 1964 à Mgr Iskandar sur le siège épiscopal d’Assiout.

Lors des trois dernières sessions, un cinquième évêque copte-catholique se joignit à la

petite délégation, l’évêque auxiliaire d’Alexandrie, Yuhanna Kabès (1919-1985).

17 La représentation copte-catholique – exclusivement égyptienne, par définition – était

fort modeste à côté des seize évêques de rite grec-catholique qui, venus d’Égypte, de

Syrie et du Liban, accompagnaient Mgr Maximos IV10. Certains des évêques melkites

étaient Égyptiens comme Mgr Elias Zoghby (1912-2008), le vicaire patriarcal grec-

catholique, qui fut une figure majeure du dialogue œcuménique avec les grecs-

orthodoxes et les coptes-orthodoxes11. En tant que Secrétaire de la réunion des évêques

catholiques d’Égypte, Mgr Zoghby joua aussi une sorte de rôle diplomatique face à la

censure de la République arabe unie d’Égypte (Le Messager, 14 novembre 1965). Un autre

Égyptien de naissance participait au concile parmi les évêques melkites : Georges Salim

Hakim (le futur Maximos V, patriarche melkite en 1967). D’autres enfin, nés en Syrie,

avaient passé une grande partie de leur vie en Égypte, comme Mgr Joseph Tawil (Yûsuf

al-Tawîl 1913-1989). Comme l’on sait, les évêques melkites manifestèrent lors du

concile une ouverture œcuménique particulière à l’égard des grecs-orthodoxes et de

leurs communes racines orientales.

18 Pour leur part, écrasés par le poids d’un islam que le nassérisme rendait de plus présent

et de la puissante Église copte-orthodoxe qui amorçait alors un Renouveau

spectaculaire (Legrand, 1962), les quatre évêques coptes-catholiques n’étaient pas prêts

à signifier une telle ouverture, mais plutôt décidés à lutter pour défendre leur toute

petite Église, créée ou agrandie par des conversions de coptes-orthodoxes de la fin du

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XIXe siècle jusqu’aux années 1940. Moins nombreux et peut-être moins brillants que

leurs homologues grecs-catholiques, les quatre évêques coptes-catholiques de Haute-

Égypte présents au concile représentaient ce monde du Sud égyptien dont les stigmates

– sous-développement, analphabétisme, forte mortalité infantile, statut des femmes –

et les mots d’ordre – nationalisme, refus de la discrimination raciale, lutte contre le

colonialisme – étaient ceux du nassérisme de la Conférence de Bandoeng et du

Mouvement des non-alignés. Ils étaient aussi ceux de Vatican II. On souligna que

chrétiens et non-chrétiens partageaient des luttes communes : lutte contre la pauvreté,

contre l’analphabétisme, contre le matérialisme et l’athéisme, contre le communisme

aussi. Le discours du socialisme arabe contribuait à guider les préoccupations sociales

manifestes dans la littérature catholique arabe du temps. L’attention au Tiers-Monde,

particulièrement à l’Afrique en lutte contre le colonialisme, s’exprimait aussi dans les

revues des catholiques égyptiens. Haqlunâ soulignait que l’Église combattait aussi bien

le racisme dénoncé à Vatican II que le fanatisme. Mgr Zoghby soulignait que la liberté

des peuples n’était pas conciliable avec la faim, ni la paix dans le monde avec le racisme

(Haqlunâ, no 136, janvier 1961, p. 5-6). S’il s’agissait de discours obligés dans l’Égypte

nassérienne, il est manifeste que la plupart des évêques et des laïcs adhéraient à ces

idées, et c’est sur un ton vigoureusement nationaliste que Mgr Ghattas s’exprima

vigoureusement lors du concile pour réclamer la pleine reconnaissance de la dignité

des Orientaux. Ainsi à propos du schéma XIII sur l’Église dans le monde contemporain :

« le Schéma doit montrer qu’en dehors de la famille, la nation est la seule communauté

ayant une dimension spirituelle. Il doit dire que lorsque les évêques ou les papes

saluent l’indépendance des jeunes nations, ce n’est pas par opportunisme, mais par la

reconnaissance d’une réalité chrétienne. Il faut montrer la dignité des nations, et leurs

devoirs, en insistant sur la coopération mutuelle et la liberté des minorités. Il faut

parler de l’amour de la patrie et des devoirs des citoyens » (Le Messager, 8 novembre

1964).

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Mgr Ishaq Ghattas, évêque copte-catholique de Thèbes-Louxor, se prépare au concile (d’après unebrochure citée par Le Messager, juillet 1962)

La montée du rite copte-catholique et de l’arabisation

19 Bien avant Vatican II, la Sacrée Congrégation pour les Églises orientales avait

commencé la promotion des rites orientaux, même si certains prêtres coptes-

catholiques eux-mêmes, fortement latinisés sous influence de leurs mentors

franciscains et jésuites, la refusaient. Stéphanos Sidarouss, prêtre lazariste formé en

France dans le rite latin, écrivait au Cardinal Tisserant en 1955 sa répugnance à

célébrer dans le rite alexandrin et à se « contenter d’une piété remontant au cinquième

siècle ». Tisserant l’assura alors que « la plupart des ecclésiastiques nés dans l’Église

latine, lorsqu’ils commencent à s’intéresser aux liturgies orientales, les trouvent plus

expressives que les formules du rite romain12 ». Devenu patriarche copte-catholique en

1959, Sidarouss continua pourtant au quotidien à dire une messe latine « à la

française » en vingt minutes. « Quand ça dure quatre heures, c’est qu’il y a du copte... »,

sourit Safwat.

20 Contrairement au patriarche, l’évêque d’Assiout, Mgr Iskandar, militait pour le rite

copte. Il avait été le compagnon du qommos Jacob Muyser (1896-1956) : ce Néerlandais,

père des Missions africaines, fut le pionnier de la restauration du rite copte chez les

catholiques d’Égypte à une époque où le clergé et les religieux latins qui dominaient le

catholicisme égyptien n’étaient que rarement arabisés. Comme le dominicain Serge

Laugier de Beaurecueil ou le père Gérard Viaud qui fut un autre disciple de Muyser, les

plus chaleureux défenseurs du rite copte furent souvent des Européens de rite latin,

que l’orientalisme avait guidés vers les rites orientaux et que leur spiritualité invitait à

devenir des apôtres de l’union. Jacob Muyser, ordonné prêtre en Égypte en 1921, se

lança dans une entreprise d’inculturation : « son but, sa seule préoccupation était de

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gagner les coptes à l’unité. Il est devenu plus copte que les coptes, si bien que c’est chez

lui que beaucoup d’entre eux et même les membres du Patriarcat orthodoxe, venaient

finalement s’instruire de leurs propres traditions. Son idéal était de vivre tout à fait à la

copte : usages, coutumes et nourritures13 ». Il souhaitait que l’architecture copte

remplaçât faux roman et faux gothique, que les icônes coptes fussent installées à la

place des statues en plâtre saint-Sulpiciennes : tout cela lui paraissait indispensable

pour lutter contre le caractère d’importation européenne du catholicisme et la

suprématie romaine, afin de convaincre les coptes-orthodoxes de la possibilité d’une

union.

21 L’émancipation ambiguë de l’Église copte-catholique avait été accentuée, après la

révolution des Officiers libres de 1952, par l’évolution politique. En 1953, le séminaire

copte-catholique, fondé par les jésuites près d’un siècle plus tôt, en 1879, fut installé au

Caire dans les vastes bâtiments flambant neuf du Séminaire pontifical de Maadi dont la

bénédiction fut donnée par le cardinal Tisserant lui-même. Le Séminaire passa

définitivement sous la houlette de la hiérarchie copte-catholique en 1969. Avec

l’avènement de la République nassérienne et du nationalisme arabe triomphant, le

modèle français et libanais qui avait longtemps prévalu au séminaire s’estompait au

profit d’un ultramontanisme poussé et d’un nationalisme égyptien vigoureux centré

sur la revivification du rite copte. Ce sont ces orientations qu’exprimait déjà, à partir

du printemps 1949, une revue patriarcale en arabe destinée aux prêtres coptes-

catholiques, Sadîq al-Kâhin (L’Ami du Prêtre) où écrivait le qommos Muyser pour mieux

expliquer le rite copte. C’est dire si, en Égypte comme ailleurs, bien des orientations du

concile étaient déjà esquissées ou amorcées à partir de la fin des années 1940 et durant

les années 1950.

22 La mise à l’honneur du rite copte devait, dans l’esprit de ses promoteurs, permettre une

union que l’on pensait alors imminente. Il ne s’agissait donc pas de se lancer dans une

réforme liturgique qui eût menacé cette union, mais d’éviter au contraire tout ce qui

aurait pu différencier dans le rite les coptes-catholiques de leurs frères orthodoxes.

C’est sans doute pourquoi la réforme liturgique n’eut que des effets mineurs sur les

coptes-catholiques. L’arabisation était déjà faite depuis longtemps par le premier

patriarche Cyrille Macaire. On acheva de traduire en arabe la partie de la consécration

naguère dite en copte. L’atmosphère de la messe copte-catholique, plus courte, resta

davantage latine, juge le père Masson, puisque la messe est vue comme une action.

L’épouse de Safwat, Siham, qui fréquentait la Légion de Marie, la Société de Saint-

Vincent de Paul et les écoles du dimanche, reconnaît une grande proximité avec l’église

latine, celle des prêtres italiens ou français : après Vatican II, elle ne vit guère de

différences, sinon un certain rallongement de la messe. Pour se distinguer des autres

rites orientaux, les prêtres coptes-catholiques revinrent à des ornements blanc et or,

maintinrent le baptême par immersion totale et soutinrent lors du concile la validité du

mariage mixte (entre un catholique et une orthodoxe) célébré par un prêtre orthodoxe,

tandis que les coptes-orthodoxes allaient bientôt exiger sous Shenouda III (patriarche

copte-orthodoxe en 1971) le re-baptême du fidèle catholique, homme ou femme, qui

voudrait épouser un ou une copte-orthodoxe (Haqlunâ, no 169, février 1964, p. 4).

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Page 320: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Des espoirs œcuméniques déçus par le Renouveaucopte-orthodoxe

23 La revue Haqlunâ reflète un esprit œcuménique particulièrement remarquable. Elle se

montre attentive à publier l’un après l’autre les messages des différents papes ou

patriarches pour Noël ou Pâques. Le voyage de Paul VI en Terre Sainte est l’occasion

d’insister sur les liens avec les orthodoxes et la rencontre entre le patriarche de

Constantinople Athénagoras et Paul VI fut longuement couverte par Haqlunâ qui

consacra même sa couverture en février 1964 à l’embrassade du pape et du patriarche.

Ces ouvertures avaient, en Égypte, une répercussion des plus concrètes : on insistait sur

la patience des Orientaux, surtout coptes et grecs-orthodoxes, qui défendent leur foi et

doivent s’unir contre le danger d’athéisme (ilhâd). Peut-être le non-dit du journal visait-

il aussi une union contre les dangers d’un État dictatorial à forte coloration islamique.

En février 1964, Haqlunâ évoque même des négociations pour définir une date commune

de célébration pour Noël et Pâques (une ambition déçue, restée un objectif plus de

cinquante ans après). Le journal espère enfin un concile œcuménique entre catholiques

et orthodoxes. Cet enthousiasme ne reflétait pas les positions de tous les coptes-

catholiques, pour lesquels un œcuménisme trop ouvert pouvait signifier la disparition

pure et simple de leur Église face à une Église copte-orthodoxe en plein renouveau.

24 Ce phénomène du Renouveau copte-orthodoxe, qualifié de Renaissance (Nahda) par

Haqlunâ, est salué par la revue qui applaudit en septembre 1960 l’activité nouvelle des

organisations coptes-orthodoxes pour la culture et l’enseignement, ou signale en

février 1961 l’inauguration d’une Faculté de théologie copte-orthodoxe, la création

d’églises et de cathédrales dans de nombreuses villes, et l’essor du mouvement des

Écoles du dimanche (Haqlunâ, no 132, septembre 1960, p. 2 et n o 137, février 1961,

p. 14-15). C’est peut-être à l’imitation partielle du concile Vatican II que le Saint Synode

de l’Église copte-orthodoxe se réunit en 1964 (Haqlunâ, no 173, août 1964, p. 14). Il

décida de créer une nouvelle cathédrale et un siège patriarcal, tout en restaurant

l’ancien ; transféra l’École théologique des moines à ce nouveau siège, enfin constitua

un Conseil presbytéral dans chaque éparchie. Le patriarcat de Kyrillos VI (1959-1971)

permit au Renouveau copte de s’épanouir, à partir des monastères, mais il maintint

fermement la mise à l’écart des laïcs de l’administration de l’Église copte-orthodoxe,

devenue le principal représentant des coptes et le seul interlocuteur de l’État pour les

questions confessionnelles.

25 Il y eut des observateurs coptes-orthodoxes dès la première session du concile (Haqlunâ,

no 160, mars 1963, p. 10-12). À la troisième session, en septembre 1964, le patriarche

Kyrillos VI nomma parmi les deux observateurs l’évêque Anba Samuel, chargé des

affaires sociales (Le Messager, 20 septembre 1964). Formé en droit et en sciences sociales

en Égypte et aux États-Unis, Anba Samuel (1922-1981) avait participé à l’actif

mouvement des Écoles du dimanche, avant de devenir moine en 1948, secrétaire du

patriarche Kyrillos VI en 1959 et fait évêque. Représentant l’Église copte à l’étranger,

Anba Samuel négocia avec Rome le retour des reliques de saint Marc en 1968. Au début

du patriarcat de Shenouda III, Anba Samuel encouragea un véritable élan œcuménique

dans les années 1970 : les échanges entre catholiques et orthodoxes se nouèrent autour

des questions sociales. En 1972, c’est à l’initiative d’Anba Samuel que fut créé un Comité

œcuménique d’alphabétisation qui réunissait différents mouvements orthodoxes,

protestants et catholiques, pour un programme d’alphabétisation plus humain : il

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Page 321: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

s’agissait de diffuser la méthodologie, utilisée en Amérique Latine de Paulo Freire

(1921-1997), acclimatée en Égypte par le biais des Libanais. « Mais Paulo Freire n’est

jamais venu en Égypte... », soupire avec regret Salah qui est aujourd’hui encore à la fois

le responsable du département d’alphabétisation de Caritas et l’animateur du Comité

œcuménique d’alphabétisation. La méthode, basée sur la « conscientisation » et les

droits de l’homme, devait aider les analphabètes et les pauvres à comprendre que l’aide

qui leur était donnée était un droit, et que ce n’est pas par obligation, mais dans la

conscience de leur dignité, qu’ils devaient suivre les cours d’alphabétisation. Cette

politique, explique Salah, était consciemment différente de la politique

d’alphabétisation autoritaire alors menée par le gouvernement.

26 L’élan œcuménique culmina lors de la rencontre tenue à Rome en 1973 à l’instigation

du pape catholique entre Shenouda III et Paul VI. La déclaration christologique

commune permit de renoncer à l’accusation de monophysisme à l’encontre des coptes-

orthodoxes, mais la rencontre fut sans lendemain. Elle avait été un choc culturel :

Shenouda – un moine inspiré par la spiritualité des couvents du désert copte – fut

étonné par le luxe de l’Église romaine. Safwat raconte en riant comment le patriarche

copte signa la Déclaration avec une pointe bic, tandis que le pape avait un beau stylo à

plume. Dès son retour, Shenouda se mit à approfondir les différences qui opposaient les

deux Églises, tandis que la hiérarchie copte-catholique de son côté s’arc-boutait sur ses

spécificités : célibat des prêtres (pourtant non obligatoire pour les prêtres orientaux),

Purgatoire, dogme de l’Immaculée Conception, primauté du pape de Rome, liens avec

l’Europe, attachement aux écoles, promotion du statut de la femme grâce aux

religieuses. L’assassinat d’Anba Samuel aux côtés du président Sadate le 6 octobre 1981

sonna le glas de l’œcuménisme. Paradoxalement, celui-ci avait conduit à mieux

connaître tout ce qui distinguait les uns et les autres, et lorsque fut annoncée la visite

de Jean-Paul II en Égypte, Shenouda n’eut de cesse d’expliquer les différences

irréductibles entre foi catholique et foi copte.

Le tollé arabe sur Nostra Ætate : les juifs, Israël et laquestion palestinienne

27 En Égypte, le seul texte conciliaire dont l’écho dépassa les petits cercles catholiques et

les quelques sympathisants orthodoxes fut Nostra Ætate, sur les relations de l’Église avec

les religions non-chrétiennes14. Le décret concernant les juifs, quatorze ans après la

déclaration de l’État d’Israël et dans l’atmosphère de nationalisme arabe exacerbé du

temps, fit l’effet d’une bombe. Dès les discussions préparatoires autour du décret

préparé par le cardinal Bea, à partir de juin 1962, les chrétiens arabes, les catholiques

comme les autres, réagirent violemment, et d’abord en tant qu’Arabes solidaires des

Palestiniens. Les patriarches orientaux demandèrent énergiquement à ôter le chapitre

sur les juifs du schéma sur l’œcuménisme15. Dans le monde arabe, le refus du sionisme

n’allait pas sans antisémitisme, et les évêques de rite oriental freinèrent

vigoureusement les ouvertures théologiques du texte. Les pressions diplomatiques de la

Ligue des États arabes et surtout de la République arabe unie d’Égypte n’arrangeaient

rien16. Dès 1963, les catholiques égyptiens eurent fort à faire pour expliquer et justifier

le texte en préparation, d’autant qu’eux-mêmes étaient souvent choqués : « C’était

difficile à accepter... C’était même inacceptable ! », dit Safwat, pensif. Les délégués

coptes-orthodoxes au concile obtinrent une déclaration officielle qui affirmait

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Page 322: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

qu’aucune relation ou reconnaissance entre le Vatican et Israël n’était envisagée. Une

rumeur avait couru, dans les pays arabes, qu’un représentant d’Israël serait envoyé au

Vatican ou au concile (« Nostra Ætate », op. cit., p. 206). Rome garantissait que les

sionistes ne pourraient exploiter cette déclaration à leur profit (Haqlunâ, no 166,

novembre 1963, p. 2). Les Pères orientaux obtinrent que la déclaration garde le silence

sur l’accusation de déicide, pourtant implicitement rejetée, et certains d’entre eux,

dont le patriarche Stephanos, répétèrent dans la presse arabe que la déclaration finale

n’innocentait nullement les Juifs de la mort du Christ.

28 Ce n’est pas tout à fait ce que disait Mgr Zoghby : dans son message de Noël 1963, il

répondit longuement aux attaques de la presse arabe en regrettant l’incompréhension

à la fois du document préparatoire et de la visite du pape en Terre Sainte, suspecté

d’accointance avec Israël. Il y expliquait que les Juifs actuels ne sont pas un peuple

meurtrier de Dieu ou maudit. Zoghby signalait que le cardinal Bea venait de publier un

document explicatif dont il reprenait les traits : Nostra Aetate ne suit aucun but

politique, il faut rappeler que les nazis ont tué des centaines de milliers (sic) de juifs, le

Christ nous enseigne l’amour de nos ennemis, et enfin tout cela n’a rien à voir avec le

conflit israélo-arabe. De même, si le Pape se rendait en Terre sainte (4-6 janvier 1964),

c’était en chrétien et en pèlerin, non pour des buts politiques (Haqlunâ, no 167,

décembre 1963, p. 9-12).

Nostra Ætate et l’islam : le rôle d’Anawati, le refus descoptes

29 « L’Église regarde aussi avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu Un, vivant et

subsistant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes... ». Le troisième

chapitre de Nostra Aetate est consacré exclusivement aux musulmans (non à l’islam),

mettant en valeur ce qu’il a de commun avec le christianisme dans la représentation

qu’il se fait de Dieu, et dans les liens existants (« Nostra Aetate », op. cit., p. 204 et 215). Le

texte, très court, avait été rédigé avec l’aide des pères dominicains de l’Institut d’études

orientales du Caire et des pères blancs de l’Institut pontifical d’études orientales de

Tunisie17. Appelant à rejeter l’inimitié passée entre chrétiens et musulmans, le concile

exhortait à la compréhension mutuelle, « ainsi qu’à protéger et à promouvoir

ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la

liberté ». Le père Georges Anawati, l’Égyptien le plus célèbre du concile, joua un rôle

déterminant dans la rédaction de ce texte. Il ne reflétait pas l’avis majoritaire de ses

compatriotes chrétiens, y compris de la hiérarchie copte. « Le salut des non-chrétiens,

les coptes ne veulent pas en entendre parler pour des raisons pastorales. Parce qu’ils

refusent la conversion » : sobre résumé par le père Masson, que rejoint Safwat en

l’élargissant aux débats sur la liberté religieuse : « ça reste un point d’interrogation

pour nous chrétiens, comme minoritaires. Pourquoi le rester si tout le monde se vaut ?

Si toutes les religions se valent ? » Mais il reconnaît qu’à l’époque, l’ouverture aux

musulmans dans Nostra Ætate, « on s’en fichait un peu », contrairement au passage sur

les juifs.

30 Ce ne sont pas les coptes-catholiques, encore moins les observateurs coptes-

orthodoxes, qui défendirent les idées de Nostra Ætate, mais les grecs-catholiques. Mgr

Sfeir, évêque maronite, et Yûsuf al-Tawîl, délégué patriarcal grec-catholique à

Alexandrie puis à Damas, avaient demandé une commission spéciale pour les relations

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Page 323: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

islamo-chrétiennes (Haqlunâ, no 176, octobre 1964, p. 6-7 sq.). C’est sans doute parce

qu’il était animé par un intellectuel grec-catholique lié lui-même à l’islamologue Louis

Massignon, Boutros Kassab, que Haqlunâ souligne avec force l’importance d’une

déclaration sur les musulmans qui croient en Dieu unique, sont liés à Abraham, ont

combattu le paganisme et dont la religion contient bien des croyances chrétiennes. En

ce domaine, tout particulièrement, Haqlunâ reflétait les idées du petit cercle de Dâr al-

Salâm, près de Sainte-Marie de la Paix fondée en 1940, où brillait le père Anawati : à la

mort de Louis Massignon, autre acteur important de ce cercle, le 31 octobre 1962,

Boutros Kassab lui avait consacré un long article (Haqlunâ, no 156, novembre 1962,

p. 14-15, p. 19).

31 L’insistance sur la liberté religieuse, présentée par Haqlunâ comme base du mouvement

conciliaire, concernait les Églises du silence, persécutées dans les pays de l’Est, car la

censure ne permettait sans doute pas d’écrire ouvertement que cette liberté religieuse

était aussi menacée par l’islam politique ou les dictatures arabes. Mais le comptage

proposé dans le numéro de Haqlunâ d’octobre 1963 (95 évêques venus de pays arabes et

174 venus de pays communistes) suppose implicitement ces difficultés. Il est certain

que la liberté religieuse, pour des chrétiens en Haute-Égypte, avait un tout autre sens

qu’au Caire ou à Alexandrie, même si les tensions interconfessionnelles n’y avaient pas

le caractère aigu qu’elles prirent à partir des années 1980.

Le Décret pour les Églises orientales : la culturecléricale copte

32 La discussion du schéma de décret sur les Églises orientales avaient donné à Ishaq

Ghattas l’occasion de parler pour l’Église copte dans la perspective d’une union : « il

était inopportun de consacrer un Décret aux Églises orientales. », déclare-t-il

fermement au concile comme dans Le Messager. Lors du débat de 1964, une offensive fut

conduite par le cardinal Lercaro et plusieurs évêques orientaux menés par Mgr Ghattas

contre l’existence même du schéma. « Le décret pour les Églises orientales catholiques

a été l’un des plus âprement débattus du concile : non point tant d’ailleurs, pour le

détail de son contenu, que pour son opportunité même. Il pouvait en effet paraître

contestable qu’un concile œcuménique, dans le temps même où il proclamait à nouveau

solennellement le droit et le devoir qu’ont les Églises orientales de se régir elles-mêmes

selon leurs propres lois et coutumes (la responsabilité suprême du pontife romain

demeurant sauve), ait à décider de certains points importants de leur discipline

particulière. N’y avait-il pas là une contradiction interne ?18 ». Le combat de Mgr

Ghattas resta vain, le Décret fut finalement promulgué le 21 novembre 196419, et le

texte reproduit in extenso dans Le Messager du 27 décembre 1964. Plus grave peut-être :

la réforme du droit canonique fut décevante pour les Orientaux en général, les coptes-

catholiques en particulier. D’après le témoignage du père Masson, les patriarches

orientaux ne se souciaient guère de voir reconnus les droits des Orientaux en général,

mais voulaient avoir juridiction sur les paroisses en diaspora, en y installant leurs

propres évêques, ce que Rome refusa. Il ne saurait y avoir, pour l’Église catholique,

qu’un seul évêque par territoire. Les prêtres catholiques orientaux en diaspora

restèrent donc, et ceci jusqu’à maintenant, soumis à l’évêque latin du lieu. Cette ferme

doctrine rencontra des critiques quand l’Église copte-orthodoxe se mit à multiplier les

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 324: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

évêchés et évêques en diaspora, à partir des années 1970-1980 : pourquoi les coptes-

catholiques n’avaient-ils pas le droit de faire de même ?

33 Les avancées de Vatican II sur le rôle des laïcs rencontrèrent certainement des

aspirations de la part de jeunes militants membres de la Société de Saint-Vincent de

Paul, très active en Égypte depuis le début du XXe siècle (Haqlunâ, no 137, février 1961,

p. 12), et chez les catéchistes des écoles du dimanche, en pleine restructuration sous

l’impulsion des jésuites du Caire : en septembre 1961 par exemple, une délégation du

Comité pour l’organisation de conférences internationales pour l’organisation des laïcs

avait visité les capitales du Proche-Orient, notamment Alexandrie et Le Caire (Haqlunâ,

no 145, octobre 1961, p. 10). C’est donc pleine d’espoir que l’Association de la Jeunesse

catholique d’Égypte envoya en janvier 1964 un mémorandum au concile pour proposer

de favoriser la participation des laïcs à la messe ; de rapprocher l’enseignement de

l’Église des laïcs, enfin de permettre aux laïcs de participer aux affaires financières de

leur église locale. L’Église copte-catholique qui cumulait les habitudes patriarcales

égyptiennes, les traditions du catholicisme latin du XIXe siècle et le prestige du rite,

était profondément cléricale. Elle l’était d’autant plus que le pouvoir étatique égyptien

n’admettait comme interlocuteur, du côté des coptes, que la hiérarchie patriarcale et

épiscopale, et répugnait à donner aux laïcs un rôle éminent.

34 Contraints en principe à la suite de Vatican II d’organiser des conseils pastoraux

diocésains, composés de laïcs, Stéphanos II et les évêques renâclèrent. L’Association de

Haute-Égypte organisa alors une grande consultation sur « Le rôle de l’Église catholique

aujourd’hui en Égypte » qui rassembla les réponses de milliers de destinataires. La

synthèse de cette consultation fut rédigée par le jésuite Christiaan Van Nispen

(1938-2016), par l’aspirant jésuite Saroute Qayçar et par André Azzam : elle aboutit à la

création, en 1979, d’un « Conseil pastoral d’ensemble » – et non un Conseil pastoral par

diocèse – pour gérer les affaires communes à toute l’Église. Ce Conseil réunissait tous

les évêques ainsi que les représentants des différentes congrégations et des

associations, par diocèse. C’est dans la grande salle des jésuites au Caire qu’eut lieu la

première rencontre qui réunissait 500 personnes, avec un Conseil de 70 personnes (un

représentant de chaque association laïque ; et par diocèse : un prêtre, un religieux, un

laïc, une laïque ; des membres des sept Églises catholiques d’Égypte ; huit religieuses ;

quatre religieux). Ce Conseil se dota d’un Secrétariat général élu. André Azzam en fut

membre durant une session de deux ans avant de se retirer « devant l’emprise des

évêques qui voulaient maîtriser, dominer et s’approprier ce conseil ». Safwat fut

membre également un certain temps de ce Secrétariat général qui répondait aux

questions envoyées par Rome. Le secrétaire général fut d’abord un prêtre, Mounir

Kassis, proche d’Amin Fahim et de l’Association de Haute-Égypte. Mais les évêques

exigèrent bientôt que ce fût un évêque qui le présidât... L’entreprise finit par se vider

de son sens et disparaître.

35 C’est donc sur le front des associations que les laïcs trouvèrent un rôle à jouer, souvent

en lutte contre les évêques coptes-catholiques. Des tensions opposèrent l’AHÉ présidée

par Amin Fahim et la hiérarchie copte-catholique20 : comme beaucoup des écoles de

l’AHÉ étaient devenues coptes-catholiques ou annexées à une église copte-catholique,

on hésitait à savoir qui devait gérer l’école, les électeurs de l’association ou les curés,

généralement soutenus par l’autorité hiérarchique. La plupart des laïcs étaient

bénévoles, mais de nouveaux statuts permettaient de petites rémunérations, afin de

développer de nouveaux services, notamment dans la santé. La Sacrée Congrégation

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 325: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

pour les Églises orientales soutenait l’Association en donnant chaque année, via le

patriarche Sidarouss, 1 000 livres au président de l’Association Amin Fahim : les

évêques de Haute-Égypte accusèrent alors les laïcs d’être des mercenaires. Les

affrontements furent violents : selon André Azzam, très jeune administrateur bénévole

de l’AHÉ vers 1967-1968, seule une menace collective de démission des laïcs à la tête des

Directions fit reculer les puissants évêques de Sohag et de Minya, et finalement le

Synode.

36 Autre effet partiellement dû à Vatican II, la promotion de la femme fut un grand thème

des années 1970, ce qui permit aux religieuses d’Égypte de se réunir : Paula de

Montvalon, laïque consacrée appartenant aux Sœurs de Jésus Réparateur, puis aux

Sœurs de Jésus-Christ, était liée à l’Association de Haute-Égypte où elle dirigeait le pôle

Santé, puis s’engagea dans Caritas dont elle avait accueilli les bureaux dans son propre

logement au centre-ville21. L’Association organisa la Fédération des religieuses d’Égypte

qui se réunirent pour la première fois en 1971 : la lutte contre l’excision, à côté de la

lutte contre l’analphabétisme, devint un thème majeur des combats des religieuses de

Haute-Égypte.

37 Chez les religieuses, comme ailleurs, il semble qu’invoquer les orientations de Vatican

II servit à alimenter bien des conflits ou des règlements de compte dont la petite Église

copte-catholique, faite de familles liées par la « force des origines » (Maurice Martin),

semble avoir eu le secret. L’histoire des Sœurs égyptiennes du Sacré-Cœur l’illustre.

C’était la première Congrégation féminine catholique autochtone en Égypte, fondée en

1913 comme une scission des Mariamettes, elles-mêmes fondées dans l’orbite des

jésuites, sous le nom de la Congrégation des Saints-Cœurs de Jésus et de Marie au Liban.

La Congrégation avait fondé plusieurs écoles tout en se consacrant à diverses activités

apostoliques d’ordre spirituel et social : catéchèse, dispensaires, service social, foyers

d’accueil, promotion de la femme dans les villages de Haute-Égypte. Une scission se

produisit en 1967, officiellement à la lumière et à la suite de Vatican II : elle recouvrait

plutôt un conflit social entre deux groupes de religieuses. Trois sœurs appartenant à

une branche modeste de la famille Khouzam (une grande famille copte-catholique de

Haute-Égypte) s’élevèrent contre trois autres religieuses (elles aussi trois sœurs) issues

d’une branche huppée de la même famille Khouzam, qui furent taxées de sclérose et

dénoncées au Vatican. Les frondeuses firent scission pour fonder les « Sœurs

égyptiennes de Jésus et de Marie ». La Congrégation initiale connut pourtant un

véritable renouveau et « leur Supérieure fut comme un Jean XXIII pour les sœurs

égyptiennes », me dit André Azzam.

Les fruits de Vatican II : laïcs et religieux sur le frontdu développement

38 Malgré ces affrontements et luttes de territoire, le fruit principal de Vatican II en

Égypte fut l’encouragement donné à l’action sociale en milieu rural, en particulier en

Haute-Égypte où œuvraient déjà les franciscains, les jésuites et plusieurs ordres

féminins. La politique de développement qui fut le fruit le plus manifeste du concile

coïncidait, on l’a dit, avec les slogans mais aussi les réalités du régime nassérien. Dès

avant Vatican II, une volonté des chrétiens de mener ensemble une politique de

développement en Haute-Égypte s’était fait jour : le 24 novembre 1960 par exemple

s’était tenue dans plusieurs lieux, chez les coptes orthodoxes de Minya, chez les

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évangéliques ou les coptes-catholiques, la Sixième conférence chrétienne pour l’aide

aux campagnes, qui aspirait à combattre l’analphabétisme. Dans le même esprit

œcuménique, en mai 1961, l’abbé Pierre vint donner une conférence au Centre des

études coptes (orthodoxes) au Caire devant une foule considérable, pour proposer

l’exemple d’Emmaüs (Haqlunâ, no 140/141, mai-juin 1961, p. 3). En mars 1963, la

Septième conférence chrétienne pour l’aide aux campagnes se tint à nouveau à l’église

copte-orthodoxe de Minya avec une conférence tenue par Mgr Ishaq Ghattas, venu

entre deux sessions du concile22.

39 En 1966 se réunirent même, pour la première (et la dernière) fois, des Semaines sociales

de l’Église : au moment où l’Égypte se tournait vers le socialisme, il importait de savoir

comment se situer. Les réunions se tinrent d’abord chez les jésuites, puis, comme les

participants se sentaient observés par les services de renseignement de l’État, se

poursuivirent secrètement chez les dominicains, selon le témoignage de Salah qui y

participa, alors qu’il avait juste 18 ans. Ce sont peut-être ces Semaines sociales qui

entraînèrent la création, à côté de l’AHÉ, fondée dès 1940, de deux mouvements. Une

branche de Caritas fut en effet fondée en Égypte en 1967 à cause de la guerre des Six

Jours pour aider les populations déplacées de la zone du Canal et les familles dispersées.

L’association, qui dépendait d’abord de la nonciature, fut immédiatement reconnue par

le Ministère des Affaires sociales égyptien et eut bientôt une direction égyptienne, avec

les pères jésuites égyptiens Zemokhol puis Henri Boulad. Caritas-Égypte fut un actif

mouvement de laïcs.

40 À un niveau plus intellectuel fut créée la branche égyptienne du mouvement Justice et

Paix à l’instigation de Michel Farah, un maronite ancien membre de l’Association de la

Jeunesse catholique et marié à une copte-catholique. Physicien et universitaire, il avait

étudié en France, puis fréquenté le cercle thomiste des dominicains du Caire. « Justice

et Paix » émanait d’un vœu du concile qui souhaitait « la création d’un organisme de

l’Église universelle, chargé d’inciter la communauté catholique à promouvoir l’essor

des régions pauvres et la justice sociale entre les nations » (Gaudium et Spes no 90). Créé

en Égypte juste après le concile, le mouvement suscita une vraie dynamique : il y avait

même des musulmans qui assistaient à des réunions, raconte Salah qui y travailla. Il

identifie un mouvement « assez mûr et intellectuel », mais « trop latin, pas assez ancré

chez les coptes-catholiques, sans puissance démographique ». Ce furent de jeunes

coptes-catholiques passés par les écoles latines qui, comme Salah ou Hoda, animèrent

ces mouvements.

41 Hoda Khouzam, née en 1948, fut l’une des très rares femmes laïques dans des

mouvements où – on l’aura constaté – les seules femmes présentes, dans l’ombre des

prêtres et des religieux, étaient des religieuses. Née au Caire, Hoda fut inspirée par

l’action de Simone Tagher et Mona Zalat qui travaillaient à l’AHÉ. « On a été amies,

Mona et moi, longtemps malgré la compétition entre Justice et Paix et l’Association à

un certain moment, partageant les mêmes défis de femmes non mariées très actives en

milieu masculin en Haute-Égypte » (Hoda Khouzam, message du 21 mars 2016). À 22

ans, Hoda représenta les coptes-catholiques dans la commission œcuménique et

s’affronta à Shenouda, le futur patriarche copte-orthodoxe alors évêque. Les années

n’ont rien fait perdre à Hoda, comme au père Masson, de ses élans, et c’est en pasionaria

qu’elle évoque le mouvement : « Jésus est un rebelle ! », « je suis devenue rebelle après

Vatican II ! ». Pour Hoda dont tous les frères ont émigré au Canada, le Moyen-Orient a

davantage connu l’influence de Vatican II que le Canada et ses petites paroisses rurales.

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Et « c’est avec Justice et Paix en Égypte dans les années 70 et 80 que les

recommandations de Vatican II ont pris corps dans tous les domaines de

développement à cette époque ».

42 Hoda fut une des secrétaires de Justice et Paix, depuis la création jusqu’à 1982. En

Égypte, ce fut, raconte-t-elle, un engagement courageux de laïcs, inspiré par le thème

du développement global et par l’exemple latino-américain. Elle me cite Mgr Romero,

assassiné en 1980. « Justice et Paix », aux orientations nettement œcuméniques, voulait

mener une politique de « conscientisation » : taw’iyya, un mot très répandu dans la

propagande nassérienne du début des années 1960 et qui rime avec tanmiya,

développement. On organisait des stages et des rencontres ouverts à tous, aider la

création de coopératives, apprendre aux pauvres à compter sur soi. Dans les grandes

paroisses coptes-catholiques de Haute-Égypte, on organisait des conférences et des

buffets, ce qui faisait surnommer avec humour la Commission Justice et Paix (en arabe :

Lajnat al-’adâla wa l-salâm) le Comité de la Nourriture et de la Parole (Lajnat al-akl wa l-

kalâm). Les gens qui venaient aux réunions demandaient souvent des choses concrètes :

un nouvel ouvroir, une nouvelle école. D’autres ne venaient que pour les repas...

43 « Justice et Paix », soutenu par des prêtres latins et des jésuites, animé par des

intellectuels laïcs désireux d’ouverture œcuménique, rencontra l’opposition sourde de

la hiérarchie copte-catholique. Hoda s’affronta aux évêques de Haute-Égypte, et

notamment à Mgr Ishaq Ghattas. D’après Hoda, les plus jeunes curés de paroisse étaient

pourtant sensibilisés aux thèmes du statut des femmes et de la création de

coopératives. Mais la plupart appliquaient les idées de Vatican II sans comprendre :

selon elle, formés comme des latins, issus de familles pauvres, ces prêtres restaient des

« hommes du Sa’îd » (Sa’âida, hommes de Haute-Égypte) à la tête dure, et, malgré leur

obéissance extérieure, refusaient les perspectives de Vatican II dans l’ouverture

œcuménique envers les coptes-orthodoxes, sans parler de dialogue avec l’islam : sur

place, le combat était de durer, éventuellement de résister. Pour sa part, André Azzam

évoque plutôt des curés indolents, formés à l’ancienne, qui laissent les religieuses tout

faire... L’idée de former les séminaristes au ménage, à la cuisine et à la plomberie fut

l’occasion de stages d’été dans les années 1970-1980 : mais trois ou quatre séminaristes

abandonnèrent, dégoûtés par ces tâches ancillaires.

44 Le jésuite égyptien Mounir Khouzam, « l’apôtre de la Haute-Égypte en milieu pauvre »

(Masson), est bien le fruit de Vatican II. Né en 1932, fils d’une très bonne famille

catholique originaire d’Akhmim, frère d’une sœur carmélite et d’un père salésien,

Mounir, souligne le père Masson, avait une culture européenne : fils de bey, il parlait

français à la maison. Ayant découvert la Haute-Égypte et notamment Garagos,

expérience jésuite de village-pilote, durant ses années de collège, Mounir décida très

tôt de devenir prêtre et jésuite, pour servir les pauvres « dans les villages » (Meshwar,

youtube). Il fut ordonné en juin 1964 en plein concile (Haqlunâ, no 173, août 1964,

p. 16-17). Mounir était convaincu que l’Église catholique devait se dépouiller de tous ses

trésors vaticanesques, en les vendant au profit des pauvres, et installer son centre dans

la ville où le Christ était mort pour le salut du monde. Il avait alors adressé des missives

écrites en ce sens à Paul VI, expliquant que la mission du Pape se devait d’être

uniquement spirituelle et non pas temporelle ni politique. D’après André Azzam qui me

rapporte cette anecdote, « Mounir avait une foi ferme qu’une telle attitude allait

révolutionner l’Église catholique et aussi internationaliser la ville de Jérusalem

qu’Israël ne cessait de convoiter, avant de l’occuper en juin 1967 ».

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 328: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

45 Alors jeune prêtre fraîchement arrivé de sa théologie à Beyrouth, Mounir Khouzam fut

envoyé à Garagos en 1965 (Charles Libois, Garagos, p. 16). Au début des années 1980, il

s’installa à Armant al-Wabûrât (la Sucrerie) au sud de Louxor : il s’agissait là de

raffineries de canne à sucre, grande entreprise belge où étaient célébrés chaque année,

dans l’entre-deux-guerres et encore après la Deuxième Guerre, 20 à 25 baptêmes

catholiques, par conversion de coptes-orthodoxes. Nationalisées sous Nasser, les

Sucreries avaient vu partir tous les étrangers, et les coptes du lieu étaient paisiblement

retournés dans le sein de l’Église copte-orthodoxe. Mounir restaura l’église franciscaine

et tenta le développement social de trois villages pauvres, avec la collaboration de

jeunes laïcs « consacrés » venus de Minya d’où Mounir Khouzam avait longtemps

œuvré pour le développement. Le Supérieur général des jésuites lui-même, le père

Kolvenbach, arabisant de rite arménien, formé au Liban, vint l’encourager en donnant

une conférence pour le centenaire de la fondation de la mission jésuite de Minya

(1987)23. Mais l’évêque copte-catholique ne soutint guère Mounir, soit qu’il ait vu dans

son action l’ultime empiètement des jésuites, soit, comme le pense le père Masson, qu’il

ait préféré une action pastorale plus classique. Malgré l’ouverture œcuménique de

Mounir Khouzam envers les coptes-orthodoxes, ou à cause de celle-ci, il était détesté

par Shenouda pour son action missionnaire. Il était aussi « très brouillon », de l’aveu

d’un témoin, se lançant à la fois dans la menuiserie, la plomberie, l’électricité,

s’occupant de jeunes handicapés. Il fallait lutter sur tous les fronts.

46 Plus de cinquante ans après, le père Masson en parle encore avec indignation : Rome

s’est-elle vraiment souciée des Orientaux ? Auteur d’une thèse en droit canon sur « Les

causes du divorce dans la tradition canonique copte » soutenue à la Grégorienne le 7

décembre 1963, il avait été nommé expert parmi la centaine d’experts du Comité de

révision du droit canonique romain, à côté des patriarches orientaux « qui s’en

fichaient ». Comme je l’ai rappelé, il démissionna dès la première séance, lorsque l’on

apprit que la révision se ferait sur le Motu Proprio publié par Paul VI, alors que Jean

XXIII l’avait jugé inapplicable aux Églises orientales. « On ne démissionne pas d’un

comité où on est nommé par le pape », fut-il répondu au père Masson, et les

organisateurs continuèrent à lui envoyer ponctuellement les billets d’avion, sans que le

père Masson revienne jamais sur sa décision. Mgr Ishaq Ghattas, comme d’autres

évêques orientaux, avait sans doute eu raison de dénoncer la marginalisation qui, sous

couleur d’honneurs, allait de pair avec le Décret sur les Églises orientales. Son combat

et celui des évêques de Haute-Égypte pour la promotion de l’Église copte-catholique

auront pourtant porté des fruits, et la petite Église dont il était le héraut, quasi-ignorée

en 1965, aura finalement pris une place à Rome : Yu’annes Lahzi Gaid, prêtre copte-

catholique né au Caire en 1975 et dont les parents viennent du village de Nazlet Khater

en Haute-Égypte, est devenu en avril 2014 le second secrétaire du pape François. C’est

la première fois qu’une telle position est tenue par un prêtre de rite oriental, et un

arabophone.

47 Vatican II et la politique nassérienne auront coïncidé en mettant l’accent sur le

développement, l’arabisation, la promotion de l’Église copte-catholique comme Église

catholique nationale. Les coups successifs portés par le régime nassérien aux

communautés allogènes, l’islamisation de l’État sous Sadate et Moubarak, les crises

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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Page 329: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

économiques, la surpopulation et l’absence d’horizons ont poussé au départ les élites

catholiques de l’Égypte des années 1960-1970, comme d’ailleurs bien des membres

coptes-orthodoxes et musulmans du même milieu social. Les compagnons de jeunesse

de Safwat et Salah sont aujourd’hui presque tous au Canada. André Azzam passe six

mois par an au Canada. Le Renouveau copte durci par Shenouda III (patriarche en 1971)

et l’islamisation de l’État, accélérée sous Sadate, les départs enfin, ont contribué à

marginaliser les catholiques égyptiens, tout en leur conférant un rôle singulier.

48 Il n’est pas sûr que Rome se soit beaucoup souciée des Orientaux lors du concile. Mais

les Orientaux se sont-ils beaucoup souciés de Rome et du concile ? Selon le père

Masson, « le concile est resté marginal, sauf pour Mounir Khouzam ». Plus

précisément : pour Mounir Khouzam et les jeunes Égyptiens qui lui ressemblaient – et

ils étaient finalement assez nombreux, prêts à s’engager et à militer, on l’a vu, à l’âge de

18 ou 20 ans. Ce que l’on retient aujourd’hui en Égypte des années qui suivirent le

concile, plus que les espoirs d’œcuménisme amèrement déçus par Shenouda III ou que

le dialogue islamo-chrétien torpillé par l’État égyptien et la radicalisation de l’islam,

c’est l’action sociale menée avec courage par ces jeunes laïcs enthousiastes dans le

cadre d’une politique de développement qui s’épanouit dans les années 1970 et 1980.

Retenons que l’influence de Vatican II en Égypte venait de tout ce qui, sur place, avait

préparé un terrain favorable : action des franciscains et des religieuses, initiatives

jésuites des années 1940, action de l’Association de la Jeunesse catholique d’Égypte. Le

8 août 2015 au Caire, lors de la cérémonie d’ouverture de la cause de béatification et

canonisation de Boutros Kassab, le patriarche melkite a célébré « l’apôtre de la Haute-

Égypte », « cet immense chrétien, ce laïc profondément engagé dans sa foi qui fut à

l’origine du plus grand nombre d’associations d’action catholique au service de la

jeunesse. (...) Il a été l’apôtre de la Haute-Égypte, du Saïd, mais aussi l’apôtre de la

jeunesse, exemple quotidien du laïc engagé vivant sa foi, attaché aux valeurs de

l’Évangile ». Un saint égyptien selon Vatican II.

BIBLIOGRAPHIE

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Le Messager (Hâmil al-risâla), collection complète aux Archives du Centre d’études franciscain, Le

Caire.

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non publiée, 2000, p. 741-742, en ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/tel-00331877/

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–, 2015, « Boilot Dominique », Dictionnaire biographique des Frères prêcheurs, en ligne : http://

dominicains.revues.org/141

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religions non-chrétiennes, Paris, Éditions du Centurion.

EDELBY Neophytos, 2003, Souvenirs du concile Vatican II (11 octobre 1962-8 décembre 1965), Raboueh,

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FOUILLOUX Étienne, 2011, Eugène, cardinal Tisserant 1884-1972. Une biographie, Desclée de Brouwer.

GIRARD Aurélien, 2009, compte rendu de Mgr Neophytos Edelby, Souvenirs du concile Vatican II (11

octobre 1962-8 décembre 1965), Raboueh, Patriarchat grec melkite catholique, 2003 et des Mélanges

en l’honneur de Mgr Neophytos Edelby (1920-1995), Beyrouth, CEDRAS, 2005, dans Archives de sciences

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MAYEUR-JAOUEN Catherine, 2016, Prêtres, coptes et catholiques : voyage dans la campagne égyptienne,

manuscrit non publié, à paraître.

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PÉRENNÈS Jean-Jacques, 2008, Georges Anawati (1905-1994). Un chrétien égyptien devant le mystère de

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Égypte. Les salésiens et l’enseignement professionnel (1890-1970), thèse sous la direction de Ghislaine

Alleaume, Aix-Marseille Université, 2016, n. p.

VIAUD Gérard, 1972, Le qommos Jacob Muyser, apôtre de l’Unité en Égypte, Facous, exemplaire

dactylographié, Le Caire, Archives du Collège de la Sainte-Famille.

NOTES

1. Entretiens donnés par le père Jacques Masson s.j. le lundi octobre 2015 et les 3 et 4 février

2016. Je remercie les bibliothèques du Centre d’études orientales des franciscains et du Collège de

la Sainte-Famille des jésuites au Caire pour leur accueil. Je remercie chaleureusement pour leurs

témoignages, outre le père Masson, Mme Hoda Khouzam (Le Caire, Héliopolis, 11/10/2015) ; le

docteur Safwat Sabri Sebeh (Subay’) et son frère Salah Sabri Sebeh (Le Caire, Zeitun,

29/01/2016) ; M. André Azzam (Le Caire, Héliopolis, 10 octobre 2015), et enfin Séverine Gabry

pour son aide précieuse et joyeuse.

Archives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016

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2. L’église grecque melkite au Concile : discours et notes du patriarche Maximos IV et des prélats de son

Église au Concile œcuménique Vatican II, 1967, 533 p. Le père Masson rejoint les remarques amères

de Mgr Zoghby sur le désir de gloire de Maximos IV.

3. Voir ci-dessus, p. 250.

4. Estimations avancées par Jean de Menasce, cité par Dominique Avon : voir « Boilot

Dominique » dans le Dictionnaire biographique des Frères prêcheurs.

5. En février 1960, elle prit le nom de Association de la Jeunesse chrétienne d’Égypte. Des non-

catholiques participèrent effectivement à ses réunions et actions, mais elle resta

fondamentalement dirigée et animée par des catholiques. Haqlunâ, no 126, mars 1960.

6. Ignorant où pourrait se trouver une collection complète de la revue (peut-être au siège de

l’Association où je n’ai pu me rendre), j’en ai consulté une collection incomplète, mais déjà assez

cohérente à la Bibliothèque du Collège de la Sainte-Famille du Caire.

7. Nous n’avons pu dépouiller pour la période du concile trois revues des catholiques d’Égypte

qui pourraient apporter d’autres éclairages : la revue du patriarcat al-Salâh, Eux et nous, revue de

l’Association de Haute-Égypte, et enfin Risâlat al-kanîsa, revue créée par Mgr Ishâq Ghattâs.

Notons également que la revue catholique francophone Le Rayon d’Égypte (1937-1957) pourrait

donner des éléments intéressants pour la période pré-conciliaire.

8. Haqlunâ, no 174, septembre 1964, p. 14. La visite de Stéphanos Ier en mars 1960 compte treize

séminaristes arabes à la Propagande, dont onze coptes-catholiques, un chaldéen et un latin. Il y

avait également deux prêtres franciscains, un copte-catholique et un maronite, qui préparaient

leur thèse.

9. Né Polonais, éduqué en France et tôt venu en Égypte pour enseigner le français, le père Joseph-

Marie avait étudié l’arabe à l’Université égyptienne. Lorsqu’il s’installa en 1965 à Assiout où il fut

pendant de très longues années responsable de la catéchèse, le régime nassérien lui donna la

nationalité égyptienne – un fait exceptionnel. Le père Joseph-Marie contribua à diffuser bien des

orientations de Vatican II dans son enseignement catéchétique.

10. Le manque de solidarité entre Orientaux fut l’une des grandes déceptions du melkite alépin

Mgr Edelby, Neophytos Edelby, Souvenirs du concile Vatican II (11 octobre 1962-8 décembre 1965),

Raboueh, Patriarchat grec melkite catholique, 2003. Cf. le compte rendu d’Aurélien Girard,

Archives de sciences sociales des religions, no 148, octobre-décembre 2009.

11. Il laissa des souvenirs qui portent surtout sur son rôle au concile, Mgr Elias Zoghby, Mémoires,

Beyrouth, 1992.

12. Étienne Fouilloux, Eugène, cardinal Tisserant 1884-1972. Une biographie, Desclée de Brouwer,

2011, p. 392-393.

13. Témoignage de Mgr Iskandar, évêque d’Assiout, rapporté dans Noël Douau, Missions en Afrique.

Biographies, SMA, 1963, I, p. 157. Cité par D. Avon, p. 488. Gérard Viaud, Le qommos Jacob Muyser,

apôtre de l’Unité en Égypte, Facous, déc. 1972, dactylographié.

14. Concile œcuménique Vatican II, Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non-

chrétiennes « Nostra Ætate », Documents conciliaires 2-Les évêques, la vie religieuse, la formation des

prêtres, l’éducation chrétienne, les religions non-chrétiennes, Éditions du Centurion, Paris, 1965,

p. 197-219.

15. Neophytos Edelby, Souvenirs du concile Vatican II, p. 238. Yves Congar notait dans son Journal du

Concile (t. II, p. 425-426) que Maximos IV Sayegh avait des réactions antisémites.

16. Diaire Anawati 30 octobre 1963, cité par Dominique Avon, Les Frères prêcheurs, p. 785. Le père

Anawati traduisait les textes préparatoires du Concile aux diplomates de la République arabe

d’Égypte présents à Rome : ceux-ci apparaissent en photographie dans les revues catholiques

égyptiennes.

17. Sur ces questions, l’ouvrage de référence est celui de Dominique Avon, Frères prêcheurs en

islam, et notamment le chapitre 21 « L’islam, invité de la dernière heure au concile », p. 777-808.

Cf. chapitre 7 « L’islam à l’heure du Concile : le temps de la moisson » dans Jean-Jacques Pérennès,

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Georges Anawati (1905-1994). Un chrétien égyptien devant le mystère de l’islam, Éditions du Cerf, Paris,

2008, p. 209-242.

18. Présentation par Mgr Dumont dans Concile œcuménique Vatican II, Documents conciliaires 1-

l’Église, l’œcuménisme, les Églises orientales, Éditions du Centurion, Paris, 1966, p. 225.

19. Détails dans le livre alerte d’un excellent témoin, René Laurentin, Bilan du concile Vatican II,

Seuil, 1967, p. 128-132.

20. Le terme « tensions » est une litote : « Ishaq Ghattas fit la guerre à l’Association de la Haute-

Égypte et à Amin Fahim », déclare André Azzam.

21. Ces renseignements sont dus à André Azzam.

22. Haqlunâ, no 161, avril 1963. Il semble que la première conférence de ce type s’était tenue en

1948.

23. Témoignage d’André Azzam qui assura la traduction de la conférence du père Kolvenbach.

RÉSUMÉS

Dans une Égypte peuplée à 90 % de musulmans et où les chrétiens sont essentiellement des

coptes-orthodoxes, les catholiques sont la minorité de la minorité. Vatican II coïncida avec les

années du « socialisme arabe » et du régime nassérien. Les nationalisations de 1960-1961

entraînèrent le départ des élites grecques-catholiques. Les coptes-catholiques incarnèrent

désormais l’Église catholique nationale représentée par ses évêques de Haute-Égypte : les années

1960-1970 correspondirent au mouvement d’arabisation et d’égyptianisation de l’Église

catholique. Le mouvement œcuménique souleva des espoirs bientôt déçus dans les rapports avec

les coptes-orthodoxes. Le dialogue avec l’islam s’incarna dans des initiatives d’intellectuels latins

ou grecs-catholiques, tandis que s’accélérait l’islamisation de l’espace public. Mais les laïcs – dont

quelques femmes – jouèrent un rôle important dans la politique de développement dans la

Haute-Égypte rurale.

In Egypt, 90% of the inhabitants are Muslims and Christians are mostly Coptic Orthodox.

Catholics are the minority of the minority. Vatican II coincided with the years of “Arab

socialism” and Nasser’s regime. Nationalizations of 1960-1961 led to the departure of the Greek-

Catholic elites. Henceforth, Coptic Catholic Church embodied the National Catholic Church which

was represented by its bishops of Upper Egypt: the decades 1960-1970 corresponded to the

movement of Arabization and Egyptianization of the Catholic Church. The ecumenical movement

raised great hope, soon disappointed by the Coptic Orthodox Church. The dialogue with Islam

was achieved through the initiatives of some Latin or Greek Catholic intellectuals, while the

Islamization of the public sphere went on. Simultaneously, young lay people and among them

women played an important role in development policy in rural Upper Egypt.

En un Egipto poblado en un 90% por musulmanes y donde los cristianos son esencialmente

coptos-ortodoxos, los católicos son la minoría de la minoría. Vaticano II coincidió con los años del

“socialismo árabe” y del régimen naserista. Las nacionalizaciones de 1960-1961 tienen como

consecuencia la partida de las élites griegas-católicas. Los coptos-católicos encararon, ya

definitivamente, la Iglesia católica nacional representada por sus obispos del Alto Egipto: los años

1960-1970 correspondieron al movimiento de arabización y de egipcianización de la Iglesia

católica. El movimiento ecuménico generó esperanzas pronto decepcionadas en las relaciones

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con los coptos-ortodoxos. El diálogo con el Islam se encarnó en iniciativas de intelectuales latinos

o griego-católicos, mientras que se aceleraba la islamización del espacio público. Pero los laicos –

entre ellos las mujeres– jugaron un rol importante en la política de desarrollo en el Alto Egipto

rural.

INDEX

Keywords : Coptic Catholic, Egypt, Greek-Catholic, Muslims, Vatican II

Mots-clés : copte-catholique, Égypte, grec-catholique, musulmans, Vatican II

Palabras claves : copto-católico, Egipto, griego-católico, musulmanes, Vaticano II

AUTEUR

CATHERINE MAYEUR-JAOUEN

Institut national des langues et civilisations orientales, [email protected]

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Page 334: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Indonésie : Vatican II au prisme dupolitiqueIndonesia: Vatican II in the prism of politics

Indonesia: Vaticano II en el prisma de lo político

Rémy Madinier

NOTE DE L'AUTEUR

Je tiens ici à exprimer ma gratitude envers le Père Setyo Wibowo (s.j.), pour son aide et

ses précieux conseils, ainsi qu’au personnel de la bibliothèque du Kolese Santo Ignatius

(Kolsani) de Yogyakarta.

1 Dans les premiers jours d’octobre 1965, les évêques indonésiens présents au concile se

réunirent pour évoquer la situation politique de leur pays. À la suite de l’assassinat de

sept généraux de l’État-major par des officiers putschistes, le général Suharto venait de

s’emparer du pouvoir afin de restaurer l’ordre2. Marginalisé, le président Soekarno

semblait avoir perdu le contrôle de la situation. Dans plusieurs régions du pays une

répression féroce s’abattit sur les sympathisants du parti communiste que l’on

soupçonnait d’avoir inspiré le « coup du 30 septembre ». Plusieurs prélats décidèrent de

regagner au plus vite leur patrie, sans même attendre la fin du concile, afin de tenter de

maintenir la communauté catholique à l’écart du drame qui se nouait. Au milieu de ce

maelström, les décisions de ce dernier passèrent presque inaperçues. En dehors de

quelques périodiques catholiques à l’audience très limitée (Penabur, Basis, Praba), la

presse ne publia que quelques articles circonstanciels. Comme le reconnut plus tard

l’un des participants au concile, le Cardinal Darmoyuwana (1914-1994), président de la

Conférence épiscopale d’Indonésie, les constitutions et décrets adoptés à Rome ne

purent être officiellement mis en œuvre avant plusieurs années (Darmojuwono, 1981 :

3). Présent à partir de 1963 à Java, le père jésuite Bernhard Kieser se souvient de

l’atmosphère bien particulière qui précéda les événements de 1965, rendant presque

impossible tout travail pastoral : une situation politique très tendue, d’incessantes

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rumeurs de coup d’État, des famines, des affrontements sporadiques autour de

l’application de la réforme agraire et, surtout, une hostilité souvent bruyante à toute

présence étrangère3. Après le « coup du 30 septembre » et le début des massacres qui

coûtèrent la vie à près de 500 000 personnes, Yogyakarta, où il résidait, fut envahie par

des hordes de réfugiés. Les paysans des campagnes alentour fuyaient la terrible

alternative qui s’offrait aux populations des villages traversés par l’armée et les milices

dans leur sanglante chasse aux communistes : tuer ou être tuées. De longs mois durant,

alors que les communautés catholiques de nombreux pays du monde discutaient des

avancées du concile, celle d’Indonésie fut accaparée par le drame qui se déroulait sous

ses yeux (ibid.). Les fameux « signes des temps » (tanda-tanda zaman) semblaient alors

bien obscurs4.

2 Depuis la fin des années 1970, une abondante littérature confessionnelle a été

consacrée au concile en Indonésie, mais une histoire plus distanciée reste à écrire5.

Pourtant, avec cinq décennies de recul, on ne peut qu’être frappé par la résonance du

moment conciliaire dans l’histoire de l’Église d’Indonésie. « Vatican II n’a pas été pour

l’Orient » affirme, depuis l’Égypte, le père jésuite Jacques Masson6. On serait presque

tenté d’écrire qu’il fut pour l’Indonésie. Très politique, l’appropriation de l’

aggiornamento de l’Église venait s’inscrire à point nommé dans une histoire longue :

celle d’une modeste communauté religieuse issue de la rencontre coloniale qui parvint,

en quelques décennies, à trouver une place légitime au sein de la première nation de

l’islam. Les catholiques ne représentaient, au moment du concile qu’à peine plus de 2 %

de la population (contre 5 % de protestants). Leur répartition géographique, très

inégale, demeurait marquée par l’héritage de la colonisation hispanique de l’est de

l’Archipel aux XVe et XVIIe siècles : plus de la moitié d’entre eux résidaient dans les

petites îles de la Sonde, à Flores principalement, où ils étaient majoritaires7. À Java

(60 % de la population du pays) habitaient à peine plus de 10 % des catholiques où ils

représentaient moins de 1 % de la population. Dans un pays à 88 % musulman, les

catholiques bénéficiaient toutefois de la même reconnaissance institutionnelle que les

autres confessions8. Depuis l’indépendance, l’État était officiellement fondé sur la

« croyance en un Dieu unique » (Ketuhanan yang maha esa), selon le premier principe du

Pancasila, l’idéologie officielle de la République. De cette formule avait découlé, au prix

de quelques acrobaties théologiques très javanaises s’agissant de l’hindouisme et du

bouddhisme, la reconnaissance de la liberté de croyance et de culte pour les religions

reconnues, ainsi que l’accès aux subventions du ministère des Religions9.

La légitimation romaine de la formation d’une Églisenationale

3 Parmi les écrits ayant trait au concile ou à ses acteurs, les auteurs ayant adopté une

démarche historique ou, à tout le moins, une approche théologique contextualisée,

évoquent tous la dimension nationaliste comme l’une des clefs de compréhension de la

préparation, du déroulement puis de la réception de Vatican II en Indonésie10. À la fin

des années 1950, la communauté catholique était en effet en passe d’achever, dans

l’urgence, une mutation entamée dans les années 1920 qui avait permis son inscription

dans la nation indonésienne. À la faveur de la politique éthique, inaugurée au début du

siècle par le gouvernement général des Indes néerlandaises, les cadres jésuites de la

mission catholique à Java s’étaient lancés dans une ambitieuse politique de formation

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Page 336: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

de cadres indigènes11. Sous la tutelle de ces fervents partisans d’un associationnisme

bien compris, un petit groupe de jeunes dirigeants catholiques, solidement formés dans

leurs écoles, émergea. À l’image de deux personnalités emblématiques, Albertus

Soegijapranata (1896-1963), premier évêque (1940) natif d’Indonésie et Josephus Kasimo

(1900-1986), fondateur du parti catholique, cette première génération de catholiques

javanais investit à la fois l’Église et la scène politique. Engagés dans le mouvement

nationaliste, proches du futur président Soekarno, ils contribuèrent à la reconnaissance

du catholicisme comme l’une des cinq religions officielles de l’Indonésie indépendante.

Cette consécration du caractère pluriconfessionnel de l’Archipel tint avant tout à des

considérations géographiques : les minorités chrétiennes étant bien souvent

majoritaires dans les régions les moins peuplées de l’Est de l’Archipel, les représentants

de la communauté musulmane acceptèrent de souscrire au premier principe énoncé

dans le Pancasila pour prévenir les risques de sécession. Mais elle fut aussi la

conséquence du ferme engagement des catholiques indigènes en faveur de

l’indépendance – l’attitude du clergé hollandais étant plus ambiguë (Bank, 1999).

Durant les quatre années de la guerre d’indépendance, le rôle des dirigeants

catholiques fut remarqué : Kasimo fut ministre au sein de plusieurs gouvernements

républicains et lorsque les Hollandais, début 1947, s’emparèrent de Semarang, Mgr

Soegijapranata abandonna le siège de son évêché, pour rejoindre Yogyakarta, la

capitale républicaine. Le Vatican comprit rapidement l’importance de cet engagement

nationaliste pour la pérennité du catholicisme en Indonésie : ignorant les préventions

de Mgr Willekens (1881-1971), vicaire apostolique de Batavia, le Saint-Siège fut l’un des

premiers États à reconnaître la République, en juillet 194712.

4 Durant les années qui précédèrent le concile, cette attention à la dimension nationale

de l’Église indonésienne ne faiblit pas à Rome. La Congrégation pour la propagation de

la foi, dont dépendait directement l’Indonésie, s’efforça d’accélérer le processus

d’indigénisation des cadres. Deux nouveaux évêques natifs furent nommés : Gabriel

Manek (1913-1989, svd) à Ende (Flores) en 1951 et Adrianus Djajasepoetra (1894-1979,

s.j.) à Jakarta, en 1953, en remplacement de Mgr Willekens. Symbole d’une nouvelle

hiérarchie proche des plus hautes autorités de la République, Mgr Soegijapranata fut

systématiquement mis en avant. En 1955, il fut élu président de la Conférence des

évêques d’Indonésie et responsable de son Bureau social. Cette responsabilité lui permit

d’étendre, au plan national, le mouvement catholique défendant le Pancasila qu’il avait

fondé dans son diocèse de Semarang (Subanar, 2001 : 231). À partir de 1960, il siégea au

sein de la Commission centrale préparatoire du concile ainsi qu’à la Commission des

missions13. L’approche du concile et l’atmosphère d’hystérie nationaliste qui régnait

alors en Indonésie (les propriétés néerlandaises avaient été confisquées en 1957)

conférèrent un caractère d’urgence à l’établissement d’une hiérarchie indépendante.

En 1959, Mgr Agagianian, préfet de la Congrégation pour la propagation de la foi visita

l’Archipel et, la même année, le pape reçut le président Soekarno (Subanar, op. cit. :

153). En janvier 1961, vingt-cinq diocèses, répartis en six provinces apostoliques, furent

créés par Jean XXIII. Seuls trois évêques étaient natifs d’Indonésie mais tous reçurent le

titre d’archevêque.

5 Symbole de ce hiatus dans une Église désormais officiellement émancipée mais encore

très marquée par son passé colonial, l’Indonésie fut donc représentée à Vatican II par

une écrasante majorité d’évêques européens (22 sur 25) dont seuls quelques-uns

avaient déjà pris la nationalité indonésienne. Lors des différentes sessions du concile,

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Page 337: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

plusieurs voix venues d’Indonésie marquèrent plus particulièrement les débats : Mgr

Van Bekkum, fort de son expérience missionnaire, de sa participation au Congrès

international de liturgie pastorale d’Assise en 1956, ainsi que du soutien de plusieurs

évêques de Hollande siégeant à ses côtés au sein de la Commission liturgique, joua un

rôle majeur dans la rédaction de la Constitution Sacrosanctum Consilium, adoptée en

décembre 1963 (Alberigo, 2000 : vol. III, p. 485). Lors des discussions préparatoires à la

Constitution dogmatique Lumen Gentium, Mgr Darmojuwono (1914-1994) fit une

intervention remarquée sur le célibat des clercs et Mgr Djajasepoetra intervint sur

l’aspect contractuel du mariage. L’importance de l’inculturation dans la formation des

prêtres indigènes fut défendue avec vigueur par Mgr Sani Kleden (1924-1972) évêque

(svd) de Denpasar, Bali (Alberigo, 2006 : vol. IV, p. 362, 381, 569). Même si, nous y

reviendrons, des différences de sensibilité politique existaient entre les prélats,

Vatican II fit beaucoup pour l’unité de l’Église indonésienne : tous se situaient dans le

camp progressiste et aucun désaccord majeur ne séparait les évêques natifs de leurs

confrères d’origine hollandaise. D’ailleurs, lors des débats en Assemblée conciliaire, les

Européens faisaient généralement de l’un des trois évêques natifs leur porte-parole, se

contentant de figurer comme subsignati de l’intervention14. Les réunions qu’ils tinrent

régulièrement à Rome pour débattre à la fois des enjeux du concile et de l’évolution de

leur pays, leur donnèrent une conscience aiguë de la dimension nationale de leur

apostolat15.

6 Deux événements survenus durant le concile vinrent souligner le caractère très

politique de l’engagement catholique en Indonésie. Le premier fut la mort de Mgr

Soegijapranata, aux Pays-Bas en juillet 1963, alors qu’il se préparait à se rendre à la

deuxième session du concile. À la demande du président Soekarno, sa dépouille fut

immédiatement rapatriée et sa mémoire fut honorée lors d’obsèques nationales

(Subanar, op. cit. : 235). Un an plus tard, il fut élevé à la dignité de héros national et au

grade de général à titre posthume pour son engagement durant la période

révolutionnaire. Ces honneurs disaient bien les liens très forts qui unissaient son

engagement religieux et son combat pour la patrie qu’il résuma en une formule,

souvent reprise par la suite : « 100 % catholique, 100 % indonésien ».

7 Autre écho de l’actualité nationale, en septembre 1964, à l’ouverture de la troisième

session du concile, les trois évêques de Papouasie Occidentale se joignirent à ceux

d’Indonésie. Le sort de cette province, à majorité animiste et chrétienne, sur laquelle

les Hollandais avaient conservé leur souveraineté lors de leur reconnaissance de

l’indépendance de l’Indonésie, en 1949, était depuis l’un des grand thèmes

mobilisateurs du nationalisme indonésien. En 1960, le président Soekarno avait lancé

une vaste campagne populaire, destinée à donner un objectif commun au mouvement

communiste et à l’armée qui s’affrontaient de plus en plus ouvertement. Intégrée à

l’Indonésie sous le nom d’Irian Jaya, la nouvelle province rejoignait ainsi le giron d’une

Église catholique nationale dont les divers diocèses couvraient désormais l’espace

s’étendant « de Sabang (au nord de Sumatra) à Merauke (à la frontière entre les deux

Papouasies) », selon la formule qui avait nourri l’imaginaire nationaliste depuis la

Révolution.

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Page 338: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

Une communauté réimaginée : l’indigenisasi anticipéeet encouragée

8 Dans un moment politique délicat, le premier acquis de Vatican II pour l’Indonésie fut

donc de conforter – en la mettant en scène – l’image d’une Église nationale dont la

légitimité reposait sur son émancipation du modèle colonial. En abandonnant le modèle

d’une Église centralisée pour insister sur la valeur des églises locales, il permit à la

communauté catholique indonésienne de se « débarrasser de son complexe

d’infériorité lié à sa dépendance de l’étranger16 ».

9 Mais cette « communauté réimaginée », pour détourner la célèbre expression de

Benedict Anderson17, allait pourtant au rebours des réalités statistiques :

l’indigénisation du clergé catholique progressait à un rythme très lent. En 1940, 3 %

seulement des prêtres étaient indonésiens d’origine, ils n’étaient que 14 % en 1960 et ne

devinrent majoritaires qu’au début des années 1980 (Bertens, 1986). Seuls les ordres

féminins connurent une indigénisation rapide : les sœurs indonésiennes représentaient

82 % du total en 1980, contre seulement 9 % en 1940 (Bertens, op. cit.).

10 De surcroît, le poids très important des ordres religieux missionnaires dans le clergé

soulignait à la fois l’origine coloniale de l’Église et sa dépendance à l’étranger. Il limitait

également ses moyens d’action : en 1979, les prêtres membres d’un ordre étaient

encore six fois plus nombreux que les prêtres diocésains (Rapport annuel MEP, 1979).

Malgré les protestations et les appels à accélérer la formation d’un clergé diocésain,

seul à même de faire vivre pleinement cette Église locale que le concile avait placée au

centre de la réforme ecclésiologique, structures et mentalités tardèrent à évoluer. Ce

n’est guère que dans les années 1990 que la tendance commença à s’inverser. En 2004,

les membres d’ordres religieux représentaient encore 58 % du total des prêtres

(Steenbrink, op. cit. : vol. 3, p. 585).

11 Le concile eut toutefois un effet plus immédiat en terme d’indigénisation à travers la

reconnaissance qu’il accorda aux laïcs. Le chapitre IV de la Constitution Lumen Gentium

fut ainsi souvent cité pour justifier l’engagement politique des laïcs qui, nous l’avons

dit, fut l’un des éléments essentiels à la pérennité du catholicisme dans l’Archipel18.

Cette évolution dogmatique allait d’ailleurs dans le sens de pratiques déjà solidement

inscrites dans le quotidien des paroisses catholiques. Le père jésuite Franz-Magnis

Suseno avait ainsi été surpris, à son arrivée en 1961, du rôle des laïcs dans l’Église

d’Indonésie, en contraste saillant avec ce qui se passait dans son Allemagne natale.

L’enseignement qu’il reçut à la faculté de théologie de Yogyakarta était déjà marqué

par la pensée du théologien Karl Rahner, l’un des inspirateurs du concile19. Dans les

diocèses reculés de l’Est indonésien ou au sein des petites communautés catholiques

très isolées de Sumatra et de Kalimantan (la partie indonésienne de Bornéo), cette

implication relevait de la nécessité : les prêtres ou les religieux ne pouvaient visiter

qu’une ou deux fois par an certains villages. Mais dans les villes javanaises, où

l’encadrement clérical était beaucoup plus important, les laïcs furent aussi organisés

très tôt en structures relativement autonomes. Nommés kring (holl.) à l’époque

coloniale, puis lingkungan (indo.) par la suite, ces « cercles » structuraient la

communauté catholique dans les quartiers où les villages. Fondées par les

missionnaires hollandais, les kring reprenaient en fait l’héritage des premières

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Page 339: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

communautés catholiques javanaises fondées par des catéchistes qui baptisaient eux-

mêmes leur entourage (ibid.).

12 La reconnaissance officielle par le concile du rôle des laïcs eut d’autant plus

d’importance qu’elle coïncida, en Indonésie, avec une forte augmentation de leur

nombre. Dans les mois qui suivirent la crise de 1965, une nouvelle réglementation qui

obligeait chaque citoyen à déclarer l’une des cinq religions reconnues – afin de

combattre l’athéisme – entraîna une vague de conversions. Dans les anciens bastions

communistes, nombre de musulmans nominaux choisirent d’embrasser l’une des deux

religions chrétiennes dont les organisations avaient été moins impliquées dans les

massacres que les milices musulmanes20. À l’échelle nationale, ces conversions ne

jouèrent que marginalement dans la progression du nombre de chrétiens, mais dans

certaines régions, en particulier dans certaines villes de Java central, la proportion de

chrétiens passa de 2 % à 10 % en quelques années (Hefner, 1993 : 99-128). Le diocèse de

Semarang, du Cardinal Darmojuwono, vit ainsi sa population catholique doubler de

1964 à 1971 (de 103 000 à 213 000) et on célébrait près de 15 000 baptêmes d’adultes par

an dans les années qui suivirent l’adoption de la réglementation de 1966 (Subanar,

op. cit. : 280).

Le reflet des tensions au sein de l’Église indonésienne

13 Vatican II s’inscrivit donc dans une dynamique d’insertion de la communauté

catholique dans la nation, apportant en quelque sorte une onction religieuse romaine

au processus de décolonisation entamé vingt ans auparavant. Mais derrière l’unité

nationale célébrée par les prélats indonésiens présents à Rome, l’Église d’Indonésie

était, à l’image du pays, traversée par de profondes divisions. Elles affectèrent les

relations entre les quatre évêques natifs d’Indonésie présents au concile et

influencèrent leur lecture de Vatican II. La première de ces divisions était géographique

et sociale et recouvrait l’opposition classique entre Java et les îles dites « extérieures ».

Centre du pouvoir politique depuis la période coloniale, Java avait vu sa suprématie

contestée à plusieurs reprises depuis la proclamation de l’indépendance. Au lendemain

de la Seconde Guerre mondiale, les Hollandais avaient tenté d’organiser leur retour en

prenant le contrôle des régions périphériques, i.e. hors de Java et de Sumatra où les

républicains étaient solidement installés. Ils fondèrent un État fédéral, la République

des États-Unis d’Indonésie, destiné à leur permettre de conserver un contrôle indirect

de leur ancienne colonie21. Leur projet échoua mais il discrédita durablement toute idée

de fédération, contribuant à assimiler le nationalisme indonésien à un centralisme

jacobin qui laissa en suspens la question des déséquilibres économiques entre Java et

les autres îles. L’Église d’Indonésie ne fut pas épargnée par ces tensions régionalistes :

une forte majorité de catholiques, nous l’avons dit, vivaient dans l’Est de l’Archipel.

Pourtant, du fait de leur ruralité et de leur éloignement du pouvoir, ils exerçaient une

influence beaucoup plus limitée sur la marche de l’Église que celle des catholiques

javanais, bien moins nombreux mais plus urbains et mieux éduqués. À l’image du

premier d’entre eux, Mgr Manek, archevêque d’Ende (Flores), les chrétiens de l’Est

étaient souvent animés d’un « complexe d’infériorité22 ». Ce sentiment de marginalité

orienta leur lecture de Vatican II dans les années qui suivirent le concile. Mgr Manek

s’empara du thème de la nécessaire indigénisation des cadres pour s’efforcer de

débarrasser son diocèse de l’image d’un catholicisme un peu attardé, dominé par les

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Page 340: Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : un

ordres missionnaires et les prêtres étrangers. Il se lança dans une vigoureuse politique

d’indonésianisation du personnel clérical qui se heurta à de vives résistances et

finalement entraîna sa démission en 1968 (ibid.).

14 Les ressentiments existant dans les îles extérieures à l’égard de Java expliquent, sans

doute, que les relations entre Mgr Manek et Mgr Soegiyopranata ne furent jamais très

chaleureuses23. Mais leurs différences de vues avaient aussi des raisons plus politiques

liées à la polarisation croissante de la société indonésienne dans les années qui

précédèrent l’explosion de 1965. Ces crispations remontaient à la fin des années 1950,

lorsque le président Soekarno avait fait évoluer progressivement une démocratie

parlementaire au fonctionnement quelque peu chaotique vers un régime autoritaire,

qualifié de « Démocratie dirigée » et qu’il jugeait plus conforme à la « tradition

asiatique24 ». Mgr Soegijapranata avait alors milité pour que les catholiques soutiennent

cette nouvelle politique, mais il s’était heurté à une partie du clergé et surtout au parti

catholique de Kasimo (Muskens, op. cit. : p. 265 et suiv). La dissolution du parlement, en

1960, puis celle, quelques mois plus tard, de la Ligue démocratique (un regroupement

d’organisations politiques, dont le parti catholique, qui refusaient la dérive

autocratique du Président) accrut encore les divisions. Du fait de son prestige, Kasimo

ne fut pas arrêté mais il dut céder la direction du parti sous la pression du pouvoir. La

conférence épiscopale que présidait Mgr Soegijapranata refusa de condamner les

actions du Président, arguant du fait que l’Église pouvait coopérer avec toute forme de

gouvernement, pourvu que la liberté de croyance fut respectée. L’archevêque de

Semarang voyait en Soekarno le seul dirigeant capable de maintenir le fragile équilibre

entre l’armée et le communisme. Le discours populiste et révolutionnaire du président

ne le laissait pas non plus indifférent. D’autres personnalités catholiques, au premier

rang desquelles Mgr Djojosepoetra, l’archevêque de Jakarta, s’inquiétèrent, par contre,

de l’influence grandissante des organisations marxistes. Certaines de ces personnalités

adhérèrent au Manifeste pour la culture (Manifes Kebudayan) qui rassembla, en août

1963, les artistes et intellectuels indonésiens opposés au communisme25. Elles

devinrent, dès lors, des cibles privilégiées du Lekra (Lembaga Kebudayaan Rakyat,

L’Institut pour la culture populaire, proche du parti communiste).

15 Ces tensions internes à l’épiscopat ne dégénérèrent jamais en un conflit ouvert et la

solidarité au sein de la petite minorité catholique l’emporta. Cependant, au lendemain

de la crise d’octobre 1965, elles conduisirent à des interprétations divergentes des

avancées du concile. Mgr Darmojuwono, successeur de Soegijapranata, avait une

sensibilité politique proche de celle de ce dernier. Après l’adoption de la constitution

Lumen Gentium, il insista sur le fait que l’expression « Église peuple de Dieu » ne devait

pas être traduite en indonésien par « Gereja ummat Allah » (Église communauté des

croyants), comme c’était alors souvent le cas, mais par « Gereja sebagai rakyat tuan ».

Cette traduction plus littérale donnait en effet une dimension plus démocratique, voire

plus révolutionnaire (avec l’emploi du substantif rakyat, peuple) aux enseignements du

concile26. Après l’annonce de l’échec du coup du 30 septembre et des premiers

massacres de communistes qui suivirent, Mgr Darmojuwono exhorta, depuis Rome et

en sa qualité de président de la Conférence épiscopale (Mawi), les catholiques

indonésiens à se tenir à l’écart des violences. Dès son retour en Indonésie, il organisa

une conférence sur la doctrine sociale de l’Église au cours de laquelle il insista sur le fait

qu’à la lumière des enseignements du concile, le petit peuple (rakyat kecil) devait

bénéficier d’une plus grande attention. Peu de temps après, il inaugura le Programme

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social du Cardinal, destiné à venir en aide aux prisonniers politiques et à leurs familles

en se référant à Gaudium et spes (Grange, 1970). Mobilisant, dans un premier temps, les

ressources de son diocèse, le programme fut ensuite étendu à plusieurs autres régions

d’Indonésie. Il impliquait des jésuites et plusieurs ordres féminins, et assista plus de

cent mille personnes dans les années 1970. Dans l’atmosphère d’hystérie anti-

communiste de l’époque, l’action était courageuse voire risquée27. Mgr Darmojuwono la

justifia en expliquant que sans ce type d’engagement, l’apostolat se dégradait

facilement en une sorte de pharisaïsme (Darmojuwono, 1969).

16 À notre connaissance, l’aide aux prisonniers communistes ne fut jamais ouvertement

critiquée au sein de l’Église. Pourtant, une partie des cadres catholiques se réjouirent

de l’avènement de l’Ordre nouveau du général Suharto et y virent l’espoir d’un nouveau

développement pour leur religion. Dans les semaines qui suivirent le coup manqué du

30 septembre, l’Union des étudiants catholiques d’Indonésie (PMKRI) se joignit aux

manifestations réclamant l’interdiction du communisme, puis la démission de

Soekarno. Le président de cette association, Kosmas Batubara fut même élu à la tête de

l’Union des étudiants indonésiens (KAMI) qui joua un rôle de premier plan dans le

changement de régime (Raillon, 1984 : 19). L’anticommunisme viscéral d’une partie du

clergé poussa même certains de ses membres à s’impliquer dans les affrontements.

Demeuré à Rome, Mgr Manek se félicita de l’échec du putsch des officiers progressistes

et, le 6 décembre, appela les organisations catholiques « à apporter toute l’assistance

possible au gouvernement, ..., afin de purifier le pays des ennemis de la révolution28 ».

Son diocèse de Flores fut d’ailleurs l’un des rares où des milices catholiques

participèrent ouvertement aux massacres (malgré quelques tentatives de prêtres

locaux pour les empêcher). En mars 1966, face au déchaînement de violences, Mgr

Manek réagit de manière ambiguë : il rappela que « le premier des principes du

catholicisme était l’amour de son prochain » mais reconnut, dans le même temps que

l’extermination des communistes « n’était rien de plus qu’une obligation pour assurer

la sécurité » (ibid.).

17 Deux traditions, en fait, s’opposaient dans l’Église indonésienne. La première,

progressiste, eut pour chef de file Mgr Soegijapranata, puis son successeur

Mgr Darmojuwono. La seconde, très minoritaire, puisait ses références dans une

interprétation ultra-conservatrice de la Doctrine sociale de l’Église et dans un courant

de pensée familiariste, propre à l’univers javanais, qui servit de fondement idéologique

à l’Ordre nouveau. L’homme qui incarna le plus nettement cette tendance fut le jésuite

Joop Beek (1917-1983). Né dans une famille catholique hollandaise rigoriste, devenu

citoyen indonésien en 1955, il exerça une influence considérable au sein de la jeunesse

catholique militante de son pays d’adoption. Au cours de ses différentes affectations (le

pensionnat catholique Realino dans les années 1950, puis la Congrégation mariale au

début des années 1960), il développa une méthode d’éducation très exigeante, mêlant

formation idéologique et entraînement physique, destinée à former une élite

catholique pour résister à la progression du communisme. Dans les dernières années du

régime Soekarno, il prit la direction du Bureau de documentation de l’épiscopat, chargé

de suppléer à la fermeture de plusieurs agences d’information et de fournir à sa

hiérarchie des analyses socio-politiques. Il fut également aumônier de l’Union des

étudiants catholiques d’Indonésie (PMKRI). Grâce à ces diverses fonctions, il rassembla

autour de lui un petit groupe de jeunes catholiques ambitieux qui jouèrent un rôle de

premier plan dans l’organisation d’un puissant front anti-communiste, associant civils

et militaires, durant la crise de 196529. Très proche des deux principaux conseillers du

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général Suharto, les généraux Ali Moertopo et Soedjono Hoemardani, dont ses protégés

devinrent les assistants, Beek joua un rôle essentiel (mais secret) dans l’élaboration de

la doctrine de l’Ordre nouveau. Le caractère clandestin de son influence fut propice à

un certain nombre de rumeurs : l’un de ses confrères jésuites Dick Hartoko (1922-2001),

affirma plus tard qu’il avait été à l’origine de la fondation du Golkar, le parti

présidentiel. On lui attribua souvent un rôle de conseiller occulte auprès du général

Suharto, voire une responsabilité de premier plan dans le contrecoup qui avait conduit

à la chute de Soekarno30. Si ces allégations semblent quelque peu exagérées, il n’en

demeure pas moins que les pupilles de Beek exercèrent une influence considérable par

la suite. Plusieurs d’entre eux devinrent ministres et les frères Wanandi fondèrent, en

1971, le Center for International Studies (CSIS) qui fit office de think-tank officieux du

régime jusqu’au milieux des années 198031.

18 Sans doute faut-il voir dans le parcours de Joop Beek le surgeon un peu tardif d’un

catholicisme intégral, marqué par l’idée d’un État organique et le rejet viscéral de tout

conflit de classe tels qu’exprimés dans l’encyclique Rerum novarum de 1891. Son

indéniable succès, au mitan de la crise profonde que traversa l’Indonésie en 1965, tint à

sa rencontre avec le renouveau d’un courant politique dit « familiariste » (kekeluargaan)

développé par Ki Hadjar Dewantara (1889-1959) dans les années 1920, puis par le Dr

Soepomo (1903-1958) lors des débats préparatoires à l’indépendance. Ce courant

suggérait que l’État prenne pour modèle la famille pour mettre en œuvre un ordre

paternaliste et bienveillant. Reléguée au second plan durant la période de démocratie

parlementaire, cette conception du pouvoir sous-tendait déjà la Démocratie dirigée de

Soekarno. Elle fut reprise par l’Ordre nouveau qui lui donna une orientation

farouchement anti-communiste et pro-occidentale.

19 Les espoirs de Beek reposaient toutefois sur un malentendu : persuadé de pouvoir

transformer l’Indonésie en un pays à majorité catholique, à l’image de ce que les

Espagnols avaient réalisé aux Philippines quatre siècles plus tôt, il versa bientôt, une

fois le communisme terrassé, dans une opposition affirmée à l’islam, bien loin de

l’ouverture prônée par le concile. Or, pour les militaires javanais qui s’étaient emparés

du pouvoir, l’essentiel était de maintenir un équilibre entre les différentes confessions

en neutralisant les ambitions, en particulier politiques, de chacune d’elles. La plupart

des membres du clergé indonésien, y compris au sein de la Compagnie de Jésus,

comprirent rapidement les dangers des agissements de Beek. De fait, son action fut à

l’origine d’une « théorie du complot jésuite » développée dans les milieux islamistes à

partir des années 1980. Objet de plusieurs enquêtes internes, le bouillant jésuite fut

progressivement marginalisé à partir du milieu des années 1970. Entre-temps, le

renouveau théologique de Vatican II conféra une orientation ouvertement

démocratique à la Doctrine sociale en condamnant toutes les formes de despotisme.

Cette évolution encouragea, au sein de l’Église indonésienne, une analyse plus mesurée

du changement de régime qui s’exprima à travers de nouvelles analyses du Pancasila.

Le renouveau d’une exégèse catholique du Pancasila

20 L’étonnante plasticité de l’idéologie nationale incita théologiens, évêques et

responsables politiques catholiques à faire de son interprétation l’un des axes

principaux de leur insertion dans la nation indonésienne. Depuis 1945, les grands textes

du christianisme étaient fréquemment mobilisées pour souligner la concordance entre

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les deux corps de doctrine. En 1954 par exemple, Mgr Soegijapranata avait déclaré que

les catholiques devaient soutenir le Pancasila, en accord avec les dix commandements

(Muskens, op. cit. : 210). La concomitance de la naissance de l’Ordre nouveau et de la fin

du concile entraîna un renouveau des analyses proposées dans les années précédentes,

avec pour objectifs de convaincre la communauté catholique de la légitimité du

nouveau régime, tout en persuadant ce dernier de la bonne volonté de l’Église à son

endroit. Cette appropriation réactualisée du Pancasila situait le catholicisme dans le

temps long de la nation et signalait, au-delà de la crise, la permanence de son message

et de son action. S’agissant de l’engagement social par exemple, il faut mentionner

l’étonnante réussite des « syndicats Pancasila » fondés par le père John Dijkstra –

1911-2003 (Ismawan, 1992). En 1954, ce jésuite (d’origine hollandaise) contribua à créer

plusieurs organisations professionnelles se réclamant du Pancasila ( Ikatan Petani

Pancasila, Ikatan Buruh Pancasila, Ikatan Para Medis Pancasila consacrées aux paysans, aux

ouvriers et aux personnels médicaux). Largement ouvertes au-delà de la communauté

catholique, ces organisations avaient pour but de contrer l’influence communiste dans

le monde du travail car Dijkstra était persuadé que cette bataille se gagnerait en

apportant une aide concrète aux travailleurs les plus démunis32. L’attention croissante

de l’Église à la question sociale – durant le concile puis avec la publication de Populorum

Progressio, en 1967 – et le changement de régime en Indonésie apportèrent un nouvel

élan à l’entreprise. Reconnus par le gouvernement, ces syndicats d’inspiration

catholique bénéficièrent de l’interdiction de l’ensemble des organisations liées au parti

communiste. Elles prospérèrent, jusqu’à la complète réorganisation du champ syndical,

en 1973, qui les obligea à rejoindre les grandes fédérations professionnelles créées par

le pouvoir.

21 Sur le plan intellectuel, l’un des exemples les plus saillants de la permanence de

l’influence catholique sur l’interprétation du Pancasila se trouve dans l’œuvre prolifique

du philosophe et théologien Nicolaus Driyarka (1913-1957). Ce jésuite javanais, éminent

représentant de la théologie contextuelle, eut en effet l’honneur de s’exprimer lors de

deux importants séminaires gouvernementaux, tenus respectivement aux débuts de la

Démocratie dirigée, puis à l’aube de l’Ordre nouveau. L’analyse qu’il proposa, en février

1959 à Yogyakarta, en présence du président Soekarno, insistait sur les liens entre

religion et Pancasila, leur assignant comme but commun une humanité socialement

active dont l’union fraternelle devait être l’horizon ultime. Cette exégèse de l’idéologie

d’État fut interprétée comme un hommage au gotong-royong, la solidarité villageoise

traditionnelle, que Soekarno avait mise en avant pour proposer sa Démocratie dirigée.

Elle fut d’ailleurs immédiatement récupérée par le pouvoir : au lendemain du

séminaire, à l’issue duquel le président avait annoncé la dissolution de l’Assemblée

constituante, le ministère de l’Information diffusa largement le texte de Driyarkara

(1959). Quelques années plus tard, en mai 1966, invité d’un forum consacré à

« l’émergence de la génération 66 », l’une de ces rencontres entre civils et militaires où

s’élabora la doctrine de l’Ordre nouveau, Driyarkara plaida pour un « retour au

Pancasila ». Selon lui, l’esprit en avait été détourné, corrompu par la pensée

communiste dont la logique était opposée à l’essence de l’idéologie nationale. Son

intervention reflétait le soulagement des milieux intellectuels catholiques, après

l’effondrement de la Démocratie dirigée, durant laquelle les anathèmes des

organisations marxistes, voire les intimidations physiques avaient rendu tout débat

impossible. Comme l’avait déjà rappelé Driyakara dans son intervention de 1959, mais

sans être entendu, « toute vérité, aussi sacrée fût-elle, devait pouvoir être discutée pour

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être défendue » (« Kembali ke Pancasila », ibid. : 867-880). Et pour se débarrasser des

interprétations erronées du Pancasila, ajoutait-il, sept ans plus tard, l’État devait

garantir la liberté de la presse, de l’Université et entretenir l’esprit critique de la

population. À cet égard, les espoirs des catholiques furent rapidement déçus : une fois

en place, l’Ordre nouveau révéla sa nature autoritaire. En 1973, la vie politique fut

« rationalisée » et les partis existants durent se fondre dans deux nouveaux partis qui

servirent de caution à l’outrageuse domination du Golkar (l’organisation

gouvernementale) sur les institutions. Après avoir brièvement hésité à se joindre aux

associations musulmanes, au sein du parti de l’Unité et du développement (PPP), le

parti catholique fut contraint de rejoindre le parti démocratique indonésien (PDI).

L’invasion du Timor oriental, en 1975, montra que les catholiques, malgré la proximité

de certains d’entre eux avec le pouvoir, n’étaient pas épargnés par les violations

massives des droits de l’homme, dès lors qu’ils s’opposaient aux desseins de l’armée.

Les avertissements de Driyarkara, affirmant que seule la démocratie pouvait être

constitutive de l’unité de l’homme qui fondait le Pancasila, n’avaient pas été entendus

(Driyarkara, 1966).

Une inculturation fondatrice

22 Précieux pour assurer leur place au sein de la communauté nationale, les efforts des

catholiques pour souligner les convergences avec la philosophie du Pancasila ne

relevaient cependant pas d’un simple opportunisme politique mais d’une vraie

rencontre entre deux traditions. Le jésuite Franz Magnis-Suseno soulignait ainsi en

octobre 1995 :

Le Pancasila, en tant que philosophie de la République d’Indonésie, repose sur desvaleurs et des idéaux présents depuis plus de mille ans dans la culture et lestraditions de la nation indonésienne. Cette culture a porté très haut les valeurs del’humanité et a reçu l’accord de l’ensemble des religions et des groupes humains.Les principes du Pancasila sont en accord complet avec la dignité humaine et lesexigences de justice sociale /.../ Le Pancasila a rendu possible une existencecommune en accord avec les valeurs de l’ensemble des communautés présentes surle sol indonésien. Et l’Église « considère avec un grand respect tout ce qu’il y a devrai, de bon, de juste, dans les institutions très variées que s’est donné et quecontinue à se donner le genre humain » (Gaudium et spes, 42)33.

23 Présenté, après Vatican II, dans une perspective conciliaire, ce concordisme trouvait

son origine, au début du vingtième siècle, dans la rencontre entre une spiritualité

javanaise très inclusive et un catholicisme naissant. Tirant les leçons de l’échec des

protestants en milieu musulman, le jésuite Franciscus van Lith (1863-1926) avait

développé une audacieuse conception de la mission qui annonçait, à bien des égards, la

doctrine de l’inculturation formalisée des décennies plus tard. Afin de contrer

l’influence de l’islam qu’il considérait comme une excroissance tardive et opportuniste,

il inscrivit le catholicisme dans la continuité des grands mythes fondateurs de la

spiritualité javanaise et invita, dès 1924, l’Église à prendre le parti des indigènes

(Madinier, Picard, 2011 : 23-48). Critiquée dans les milieux missionnaires, cette

approche reçut l’onction du nationalisme « religieusement neutre » (netral agama selon

l’expression indonésienne consacrée). Soekarno – qui avait lu van Lith et le cita à

plusieurs reprises (Huub, Boelaars, 2005 : 111) – et ses compagnons portaient en effet

une vision inclusive de l’identité religieuse de l’Indonésie qui s’opposait à

l’exclusivisme d’un nationalisme musulman inspiré par le réformisme. Le catholicisme

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de van Lith offrit donc une utile caution chrétienne à la synthèse mystique javanaise

que le futur président proposa, en 1945, d’étendre à toute l’Indonésie à travers le

Pancasila.

24 On comprend, dès lors, à quel point l’attention aux cultures locales, consacrée dans

Gaudium et spes et Ad Gentes trouvèrent un écho particulier en Indonésie. L’enjeu

dépassait largement les questions relatives à l’emploi des langues et traditions locales

dans le culte catholique que diverses initiatives, y compris en dehors de Java, avaient

déjà promues depuis plusieurs décennies. Le père John Mansford (SVD) se souvient

ainsi du contraste, au début des années 1950, entre les messes auxquelles il assistait

dans la paroisse Saint-Pancras à Ipswich, en Angleterre, « lues à toute allure » par le

célébrant et celles qu’il découvrit, quelques mois plus tard, à son arrivée à Flores. Les

premières étaient vécues « comme une obligation, un rite formel » dans une langue que

l’assistance ne comprenait pas. La recherche du sacré se faisait ailleurs, dans les

processions, les cérémonies d’adoration lors desquelles les chants étaient en anglais. À

Flores, au contraire, la messe, encore en latin, était dite doucement par le célébrant

pendant que l’assistance chantait des cantiques en langue locale34.

25 Toutefois les adaptations se heurtèrent dans certaines régions à des résistances. Le plus

souvent portées par des prêtres européens, elles froissèrent parfois une partie du

clergé local qui, pour reprendre la belle expression de Gerry van Klinken à propos des

protestants du nord de Sulawesi, « entendaient faire des Hollandais leurs ancêtres ».

Lorsque Mgr van Bekkum, fut ordonné évêque de Ruteng (Florès) en 1951, il eut

beaucoup de mal à convaincre le jeune clergé natif, éloigné de la culture villageoise

depuis l’adolescence, d’adopter les innovations liturgiques qu’il leur proposait.

L’introduction de danses traditionnelles durant l’offertoire et le sacrifice de buffles

durant les grandes cérémonies suscitèrent de nombreuses protestations (Hoekema,

Prior, 2008 : 771).

26 L’autorité du concile permit toutefois de vaincre les rares réticences aux adaptations

liturgiques et il contribua aussi, en ce sens, à l’unité de l’Église nationale : même si les

efforts d’adaptation relevaient encore souvent d’initiatives locales, elles furent

encouragées au plan national comme en témoignent les « principes de la célébration de

l’Eucharistie » (Tata Perayaan Eukaristie) adoptés en 1970, puis renouvelés en 2005

(Martasudjita, 2013 : 659-688). La célébration de l’eucharistie en indonésien ou dans les

langues régionales fut presque unanimement considérée comme une avancée majeure.

Aujourd’hui encore, comme le remarque le père Martasudjita « les voix réclamant un

langage sacré, spécifique au christianisme sont quasi inexistantes dans l’Archipel et il

n’y a pas vraiment de demandes pour des messes en latin35 ».

27 Dans un pays aussi varié que l’Indonésie (250 millions d’habitants, 13 000 îles s’étendant

sur près de 5 000 km, plus de 400 langues régionales...) l’adaptation liturgique pose

aussi des problèmes d’unité. Comme le soulignait, à la fin des années 1970, un rapport

des Missions étrangères de Paris « parler d’indonésianisation c’est en fait parler de

culture Toraja, Javanaise, Minang, Batak, Balinaise, Papoue et de dizaines d’autres

encore » et « devenir indonésienne signifie donc pour l’Église, s’implanter dans la terre

indonésienne une et multiple, et tenir l’équilibre entre ces deux tensions » (Rapport

annuel MEP, 1979, op. cit.). La nécessité de prendre en compte, sur le plan théologique,

l’impératif de cette « unité dans la diversité » a d’ailleurs conduit le père Y. B.

Mangunwijaya (1929-1999), un architecte très impliqué dans l’adaptation des bâtiments

religieux aux cultures locales, à proposer le concept « d’Église en diaspora ». Ce

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théologien reconnu désignait ainsi une Église minoritaire, présente dans des régions

éloignées les unes des autres et pourtant capable de se faire entendre au sein d’une

grande diversité de croyances et de cultures (Mangunwijaya, 1999).

Œcuménisme et relations avec l’islam : l’influencelimitée de Vatican II

28 De manière assez paradoxale au regard de la diversité religieuse de l’Archipel, les

avancées du concile en matière d’œcuménisme n’eurent pas en Indonésie d’écho

particulier. Virtuellement inexistantes jusque dans les années 1960, les relations avec

les églises protestantes demeurèrent par la suite limitées, pour l’essentiel, à des

initiatives locales. Aucun véritable dialogue théologique ne se développa comme en

Europe36. L’un des rares acquis du concile fut l’abandon par l’Église catholique de la

traduction indonésienne du Nouveau Testament qu’elle avait entreprise en 1955. En

1968, la Conférence des évêques décida que les catholiques pouvaient faire usage de la

traduction protestante existante et accepta d’envoyer des observateurs – de rang

modeste – pour répondre à l’invitation de l’Union des églises (protestantes)

d’Indonésie, PGI (Steenbrink, op. cit., vol. 3 : 64). Au niveau national, seule la célébration

conjointe de Noël (Natal Bersama), organisée dans le plus grand stade de Jakarta juste

après le concile et dont la pratique se diffusa ensuite dans l’ensemble de l’Archipel,

donna un aspect visible à cet œcuménisme. Au plan local, les initiatives furent un peu

plus nombreuses, les universités protestantes et catholiques mirent en place des

échanges de professeurs et, depuis une vingtaine d’années, dans des villes

universitaires comme Yogyakarta, les étudiants en théologie des deux confessions

assistent indifféremment, en fonction des horaires, à la messe ou au culte37. Comme le

résume le père Kieser « les relations officielles entre nos communautés sont très

limitées, mais au plan personnel elles sont nombreuses et souvent très riches ». Deux

principales raisons peuvent être avancées pour expliquer ce peu d’appétence pour

l’œcuménisme. La première est liée à l’éclatement de la communauté protestante qui

peine déjà à maintenir un semblant d’unité38. La seconde tient au fait que le dialogue

inter-religieux, organisé par l’État dans le cadre du Pancasila, distingue protestantisme

et catholicisme et permet à des représentants de chacune des deux religions

chrétiennes de siéger au sein des institutions en charge de ces questions. Face au poids

écrasant de l’islam, cette pluralité de confessions n’est sans doute pas inutile en ce

qu’elle évite de prêter le flanc aux accusations de former un « bloc chrétien »,

volontiers assimilé à l’Occident dans l’imaginaire islamiste.

29 Les relations avec l’islam ont toujours été, bien sûr, un sujet de préoccupation majeure

pour la communauté catholique. Mais, dans ce domaine non plus, on ne peut guère dire

que le concile ait eu une influence majeure. Comme le reconnaît le père Franz Magnis-

Suseno, l’un des principaux acteurs des relations avec l’islam au plan national, c’est

bien moins Nostra Aetate que le contexte local et surtout la politique de l’État qui ont

guidé l’attitude de l’Église en cette matière39. Au moment du concile, nous l’avons dit, la

situation semblait particulièrement favorable aux minorités protestante et catholique.

Autant la Démocratie dirigée que l’Ordre nouveau naissant s’étaient employés à limiter

les revendications politiques de l’islam et l’avenir des religions chrétiennes dans

l’Archipel semblait assuré. Les évêques indonésiens ne se sentaient pas, à cet égard,

proches de ceux des autres pays du monde musulman et lorsqu’il s’agissait de porter le

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regard au-delà des frontières nationales, les solidarités se nouaient plus volontiers avec

les représentants des autres pays asiatiques. Dans les années qui suivirent le concile, les

responsables de l’Église continuèrent à s’appuyer sur l’État indonésien dans leurs

relations avec la communauté musulmane. En 1969, face aux rancœurs exprimées par

les représentants de cette dernière devant les conversions qui se multipliaient dans les

anciens milieux communistes, le ministère des Religions organisa une conférence

rassemblant l’ensemble des confessions. Signe de leur confiance – quelque peu

excessive comme l’avenir le montra – dans la protection des pouvoirs publics, les

représentants catholiques et protestants refusèrent de signer une charte que leur

proposaient les délégués musulmans, stipulant que chacune des confessions devait

renoncer à convertir ceux des Indonésiens pratiquant l’une des religions reconnues. Ce

refus suscita la colère des organisations musulmanes et toute une littérature anti-

chrétienne se développa dans les années qui suivirent. En 1978, la grande organisation

réformiste Muhammadiyah publia un pamphlet sur le « renouveau de la pensée sur

l’islam à Vatican II », inscrivant le concile dans une longue tradition de duperie

catholique à l’égard de la communauté musulmane (Sudibyo, 1978 : 27-32). Ce n’est

qu’après le tournant islamiste du régime Suharto, vers le milieu des années 1980, que se

développa, au sein de l’Église, une véritable politique d’ouverture à l’égard de l’islam40.

Elle consista à rechercher l’appui, au sein de la communauté musulmane, de ceux qui

voyaient dans le Pancasila l’essence d’une identité indonésienne qu’aucune influence

extérieure ne devait corrompre. Cette volonté de rechercher parmi les tenants d’un

islam nousantarien (islam nusantara) les interlocuteurs indispensables au maintien

d’une concorde interconfessionnelle a contribué au renforcement du caractère local de

l’Église indonésienne. Afin de se prémunir contre les attaques des organisations

musulmanes radicales qui exagèrent jusqu’au grotesque l’influence de Rome, le champ

des références mobilisées pour faire vivre le dialogue interreligieux s’orienta plus

volontiers vers le Pancasila que vers Nostra Aetate.

30 Sans doute faut-il voir dans les dramatiques événements que traversa l’Indonésie, au

moment de Vatican II, l’explication du peu d’écho qu’il y rencontra. Dans nul autre

pays, les « signes des temps » évoqués par Jean XXIII ne furent aussi difficilement

lisibles. Plongée depuis plusieurs années dans une crise sociale et politique majeure

dont l’acmé coïncida avec la fin du concile, l’Indonésie ne prêta qu’une attention

distraite à l’aggiornamento de l’Église catholique romaine. Dénouement dramatique de

sept années de tensions, la crise de 1965-66 écrasa littéralement la réception du concile

et en orienta la lecture dans un sens très politique. À certains égards pourtant, peu de

communautés catholiques dans le monde semblent avoir été autant en phase avec

l’esprit du concile. Tant sa phase préparatoire que le renouveau de l’ecclésiologie qu’il

initia, confortèrent l’inscription de la communauté catholique dans la nation

indonésienne en accélérant le processus d’indigénisation et en valorisant l’important

effort d’inculturation à l’œuvre dans l’Archipel depuis plusieurs décennies. Cette

rencontre eut cependant ses limites, inscrites dans ce nationalisme catholique que le

concile venait, à point nommé, de consacrer. Aujourd’hui encore, c’est bien plus vers

l’État que vers Rome que se tourne la minorité catholique d’Indonésie dans ses relations

avec les autres communautés religieuses.

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NOTES

2. Sur la crise de 1965, on se permettra de renvoyer le lecteur à Madinier (2014 : 189-211).

3. Son supérieur avait fini par lui interdire toute visite dans les villages alentours où son habit

blanc de novice le désignait trop facilement à la vindicte communiste. Entretien avec le père

Bernhard Kieser, 4 mai 2016, Yogyakarta.

4. Bien que n’ayant été employée qu’une seule fois dans les documents du concile, l’expression a

connu une fortune remarquable (Chenu, 1967 : 97). L’Indonésie ne fait pas exception à cet égard.

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5. Ainsi, aucun des importants ouvrages scientifiques récemment consacrés à l’histoire du

catholicisme dans l’Archipel ne comprend de développement ou même d’entrée d’index consacré

au concile (Aritonang, Steenbrink, 2008 ; Steenbrink, 2015).

6. Cf. l’article de Catherine Mayeur-Jaouen dans ce volume.

7. Après l’arrivée des Hollandais au début du XVe siècle, les missions catholiques furent interdites

dans la quasi-totalité des Indes néerlandaises. À nouveau admises à partir de 1808, elles ne

purent se développer réellement qu’à la fin du XIXe siècle. Pour un panorama général de ce retour

du catholicisme voir la somme de Karel Steenbrink (2003, 2007 et 2015).

8. Aujourd’hui, parmi les 250 millions d’Indonésiens, 87 % se réclament de l’islam, 7 % des églises

protestantes, 3 % sont catholiques, 1,7 % hindouistes, 0,7 % bouddhistes et 0,1 % confucianistes.

9. Le Pancasila (« cinq principes » en sanskrit) comprend par ailleurs le nationalisme

(Kebangsaan), l’internationalisme ou sens de l’humanité (Perikemanusiaan), la démocratie dans le

consensus (Permusyawaratan) et la prospérité sociale (Kesejahteraan sosial).

10. Voir, par exemple, Muskens (1979) ; Rosariyanto (2013 : 13-29).

11. Reprenant ainsi la pratique du tutorat développée par les partisans de cet éthicisme au sein

de l’administration coloniale. Voir Bertrand (2005).

12. Sur le rôle de ces personnalités catholiques durant la période révolutionnaire, voir Klinken

(2003 : 175-187 et 207-215).

13. Un seul autre évêque d’Indonésie, le hollandais Wilhelm van Bekkum (1910-1998), Vicaire

apostolique de Ruteng (petites îles de la Sonde), fut associé à la préparation du concile en tant

que membre de la Commission liturgique (Rosariyanto, op. cit.).

14. Cf. par exemple, Acta Synodalia Sacrosancti Concilii Oecumenici Vaticani Secundi (1971 : 55-58).

15. Entretien avec le père Budi Subanar, Yogyakarta, 4 mai 2016.

16. Entretien avec le père Emmanuel PT Martasudjita, Yogyakarta, 6 mai 2016.

17. Une expression forgée à propos du cas indonésien (Anderson, 1983).

18. Voir, par exemple, les considérations sur l’apostolat des laïcs de Marcel Bending (1997 : 29).

19. Entretien avec le père Franz Magnis-Suseno, Jakarta, 8 juin 2016.

20. Dans la région de Maumere, à Flores, les dirigeants catholiques traditionnels encouragèrent

toutefois une répression qui fit entre 800 et 2 000 morts (Steenbrink, op. cit. : vol. 3, p. 21).

21. Dans les régions de l’Est, le clergé catholique fut souvent associé à la création de ces États

fédérés.

22. Selon le terme employé en 1967 à propos de Mgr Manek par un missionnaire hollandais

(Steenbrink, op. cit. : vol. 3, p. 253).

23. Entretien avec le père Budi Subanar, Yogyakarta, 4 mai 2016.

24. Et ce bien que la Démocratie dirigée s’inspira avant tout du fascisme italien des années 1930.

25. Ce fut le cas du père Dick Hartoko, rédacteur en chef de la revue jésuite Basis.

26. Entretien avec le père Budi Subanar, Yogyakarta, 4 mai 2016.

27. Comme le souligne le père Kieser qui assista au lancement du programme. Entretien, 5 mai

2016.

28. Cité par Steenbrink (op. cit. : vol. 3, p. 271).

29. Outre Cosmas Batubara, trois sino-indonésiens catholiques du groupe de Beek : Harry Tjan

Silalahi et les deux frères Lim Bian Kie et Liem Bian Khoen qui prirent après les noms de Jusuf et

Sofjan Wanandi (Soedarmanta, 2008).

30. Le journaliste hollandais Aad van den Heuvel affirma même que Beek avait organisé le

contre-coup de 1965 (Wertheim, 1995).

31. L’influence de Joop Beek n’est toutefois pas assumée par ses protégés. Jusuf Wanandi n’en fait

par exemple aucune mention dans ses mémoires (2012).

32. Selon les dires de ses confrères jésuites Paul de Blot et Francis Wahono cités par

Mujiburrahman (2006 : 135).

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33. Conférence de Franz-Magnis Suseno devant la conférence épiscopale d’Indonésie, octobre

1995, citée par Marcel Bending (1997, op. cit. : 21-32).

34. Cité in Prior (2015).

35. Entretien avec le père Martasudjita, Yogyakarta, 6 mai 2016.

36. Entretien avec Franz-Magnis Suseno, 8 juin 2016.

37. Entretien avec le père Bernhard Kieser, 5 mai 2016.

38. Sur le difficile dialogue entre les différentes églises protestantes, surtout depuis l’apparition

des mouvements évangéliques, voir Aritonang, Steenbrink (op. cit. : 869 et suiv).

39. Entretien avec le père Magnis-Suseno, 8 juin 2016.

40. Sur les relations islamo-chrétiennes sous l’Ordre nouveau, voir Mujiburrahman (op. cit.).

RÉSUMÉS

Dans nul autre pays les « signes des temps » ne furent sans doute aussi difficilement lisibles qu’en

Indonésie. Plongé depuis plusieurs années dans une crise majeure dont l’acmé coïncida avec la fin

du concile, l’Archipel ne prêta qu’une attention distraite à l’aggiornamento de l’Église catholique

romaine. Dénouement dramatique de sept années de tensions, la crise de 1965-66 écrasa

littéralement la réception du concile et en orienta la lecture dans un sens très politique. Pourtant

avec le recul, peu de communautés catholiques dans le monde semblent avoir été autant en phase

avec l’esprit de Vatican II. Le concile conforta l’inscription de la communauté catholique dans la

nation indonésienne en accélérant le processus d’indigénisation, en reconnaissant le rôle des

laïcs et en valorisant l’important effort d’inculturation à l’œuvre dans l’Archipel depuis plusieurs

décennies.

The “signs of the times” were probably not more difficult to read in any other country than in

Indonesia. Plunged for several years into a major crisis, the climax of which coincided with the

end of the Council, the Archipelago paid only distracted attention to the aggiornamento of the

Roman Catholic Church. The crisis of 1965-66, dramatic outcome of seven years of tension,

literally crushed the reception of the Council and led to it being read in a very political sense.

Nevertheless, with hindsight, few catholic communities in the world seem to have been so much

in tune with Vatican II. The Council consolidated the position of the Catholic community in the

Indonesian nation, by accelerating the process of indigenisation, by recognizing the role of the

laymen and by valuing the important effort of inculturation that had been at work in the

Archipelago for several decades.

En ningún otro país los “signos de los tiempos” fueron sin duda tan difícilmente legibles como en

Indonesia. Sumergida durante varios años antes del Concilio en una crisis mayor cuya

culminación coincidió con el fin del Concilio, el archipiélago solo prestó una atención distraída al

aggiornamento de la Iglesia católica romana. Desenlace dramático de siete años de tensiones, la

crisis de 1965-66 aplastó literalmente la recepción del Concilio y orientó su lectura en un sentido

muy político. Sin embargo, con la distancia, pocas comunidades católicas en el mundo parecen

haber estado tan alineadas con el espíritu de Vaticano II. El Concilio sostuvo la inscripción de la

comunidad católica en la nación Indonesia acelerando el proceso de indigenización,

reconociendo el rol de los laicos y valorando el importante esfuerzo de inculturación en obra en

el Archipiélago desde hace varios decenios.

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INDEX

Mots-clés : Indonésie, Vatican II, indigénisation, rôle des laïcs, inculturation

Keywords : Indonesia, Vatican II, indigenisation, role of the laymen, inculturation

Palabras claves : Indonesia, Vaticano II, indigenización, rol de los laicos, inculturación

AUTEUR

RÉMY MADINIER

Centre Asie du Sud-Est (Case), UMR 8170, CNRS-EHESS-INALCO, [email protected]

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