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N°2 – Septembre 2009 ISSN : 2031-4973 - eISSN : 2031-4981 - Publication en ligne sur http://popups.ulg.ac.be/dissensus/ http://www.philopol.ulg.ac.be Figures du courage politique dans la philosophie moderne et contemporaine Coordination : G. Jeanmart et L. Blésin Gaëlle Jeanmart, « Une approche généalogique de questions politiques sur l’actualité du courage » – Introduction p. 2 Etienne Tassin : « Achille et les clandestins : la scène politique du courage » p. 16 Marc-Antoine Gavray : « Le courage, du relativisme de Protagoras à l’unité platonicienne des vertus » p. 37 Annick Stevens: « Le rôle du courage dans la praxis : un questionnement à partir d’Aristote » p. 55 Julien Pieron : « L’audace de la pensée : sur Kant et les Lumières » p. 65 Raphael Alvarenga : « La mesure de l’impossible : penser le courage dans le cadre d’une rupture avec la condition présente » p. 78 Raphaël Gély : « Du courage de mourir au courage de vivre :quels enjeux politiques ? Introduction à une phénoménologie radicale du courage » p. 116 Laurence Blésin: « De l’affect à l’engagement. Une lecture pragmatiste du courage » p. 146 Alain Loute : « La logique excessive du geste courageux : une force de création sociale ? Réflexions à partir de Paul Ricœur » p. 166 Thierry Ménissier : « “Recomposer” l'intérêt général. Un essai de théorie normative en réponse à la crise du républicanisme classique » p. 178

Figures du courage politique dans la philosophie moderne

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Page 1: Figures du courage politique dans la philosophie moderne

Ndeg2 ndash Septembre 2009ISSN 2031-4973 - eISSN 2031-4981 - Publication en ligne sur httppopupsulgacbedissensus

httpwwwphilopolulgacbe

Figures du courage politique

dans la philosophie moderne et contemporaineCoordination G Jeanmart et L Bleacutesin

Gaeumllle Jeanmart laquo Une approche geacuteneacutealogique de questions politiques sur lrsquoactualiteacute du courage raquo ndash

Introduction p 2

Etienne Tassin laquo Achille et les clandestins la scegravene politique du courage raquo p 16

Marc-Antoine Gavray laquo Le courage du relativisme de Protagoras agrave lrsquouniteacute platonicienne des vertus raquo

p 37

Annick Stevens laquo Le rocircle du courage dans la praxis un questionnement agrave partir drsquoAristote raquo p 55

Julien Pieron laquo Lrsquoaudace de la penseacutee sur Kant et les Lumiegraveres raquo p 65

Raphael Alvarenga laquo La mesure de lrsquoimpossible penser le courage dans le cadre drsquoune rupture

avec la condition preacutesente raquo p 78

Raphaeumll Geacutely laquo Du courage de mourir au courage de vivre quels enjeux politiques Introduction agrave

une pheacutenomeacutenologie radicale du courage raquo p 116

Laurence Bleacutesin laquo De lrsquoaffect agrave lrsquoengagement Une lecture pragmatiste du courage raquo p 146

Alain Loute laquo La logique excessive du geste courageux une force de creacuteation sociale Reacuteflexions

agrave partir de Paul Ricœur raquo p 166

Thierry Meacutenissier laquo ldquoRecomposerrdquo linteacuterecirct geacuteneacuteral Un essai de theacuteorie normative en reacuteponse agrave la

crise du reacutepublicanisme classique raquo p 178

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 2

Figures du courage dans la philosophie moderne et contemporaine(Coordination G Jeanmart et L Bleacutesin)

Gaeumllle Jeanmart laquo Une approche geacuteneacutealogique de

questions politiques sur lrsquoactualiteacute du courage raquo ndash

Introduction

Le courage est de toute eacutevidence une vertu universellement admireacutee Le

prestige dont il jouit ne semble deacutependre ni des socieacuteteacutes ni des eacutepoques De tout

temps la lacirccheteacute a eacuteteacute meacutepriseacutee et la bravoure estimeacutee Mais les formes en peuvent

varier comme les contenus chaque eacutepoque a ses peurs et ses courages Selon la

civilisation cest agrave chaque fois un certain profil de la notion qui sesquisse cest une

nouvelle maniegravere de probleacutematiser le courage qui se dessine Nous avons reacutecemment

laquo commis raquo une histoire philosophique du courage Thomas Berns Laurence Bleacutesin et

moi-mecircme1 organiseacutee selon quelques grandes questions qui permettent de couvrir les

principales repreacutesentations du courage agrave travers lrsquohistoire en essayant de deacuteterminer

les points de fixation des deacutebats sur le courage les principales tensions entre ces

repreacutesentations et les deacuteplacements qui peuvent ecirctre produits pour cerner les enjeux

des deacutebats contemporains Il ne srsquoy agissait pas de bacirctir une architectonique des

diffeacuterentes dimensions du courage mais bien de faire droit agrave travers une geacuteneacutealogie

agrave la positiviteacute de ces tensions dans la mesure ougrave il nous paraissait souhaitable que ce

conflit reste interne au courage lui-mecircme et le laisse dans sa probleacutematiciteacute plutocirct que

de faire du courage un mot drsquoordre Plus encore que de relativiser lrsquoeacuteloge du courage en

en preacutesentant les figures diverses et parfois contradictoires la geacuteneacutealogie peut aboutir

en effet agrave une approche critique de lrsquoeacuteloge lui-mecircme Car si le courage vaut peut-ecirctre 1 T Berns L Bleacutesin G Jeanmart Du courage Une histoire philosophique Paris Les Belles Lettres

laquo Encre marine raquo agrave paraicirctre en janvier 2010 Les trois auteurs deacuteveloppent depuis plusieurs anneacutees une

recherche collective sur le courage dans le cadre de la Fondation Bernheim agrave lrsquoinitiative drsquoEdouard

Jakhian son preacutesident de 2004 agrave 2009

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 3

partout et toujours mieux que la lacirccheteacute il reste encore agrave se demander notamment ce

que produit de neacutefaste le discours sur le courage La reacutesistance agrave un appel au courage

quotidien comme le journal-parleacute passe par la complication (geacuteneacutealogique) de lrsquoeacutevidente

neacutecessiteacute drsquoecirctre courageux et de la deacutefinition de lrsquoacte courageux Ces complications

peuvent srsquoeacutegrainer en une seacuterie de questions

Sur quels preacutesupposeacutes repose lrsquoappel meacutediatique et commun au courage

Quelles conseacutequences a-t-il Agrave quelle logique appartient-il Quels sont ses objectifs et

ses enjeux

Quel rapport le courage entretient-il avec la veacuteriteacute Faut-il consideacuterer comme

dans lrsquoAntiquiteacute que la veacuteriteacute limite la force drsquoacircme agrave des motifs et des objectifs

deacutetermineacutes comme laquo bons raquo agrave la suite drsquoune enquecircte ou faut-il consideacuterer comme Kant

(dans une sorte de reacutevolution copernicienne de ce rapport antique de la veacuteriteacute au

courage) qursquoune certaine force drsquoacircme est neacutecessaire pour enquecircter et srsquoeacutemanciper

intellectuellement Est-ce qursquoil y aurait un laquo veacuteritable raquo courage auquel opposer des

formes illusoires de courage Et faudrait-il degraves lors prendre la peine de deacutenoncer les

effets neacutegatifs de ces actes de laquo faux raquo courage Enfin srsquoil y a un veacuteritable courage

cela tient-il agrave un lien du courage agrave la justice ou agrave la veacuteriteacute qui lrsquoempecircche drsquoecirctre une

audace eacuteventuellement a- ou im-morale Ou plutocirct agrave un fond drsquoaffectiviteacute fondamentale

qui fait du courage autre chose qursquoune injonction morale abstraite

Le courage est-il une qualiteacute de lrsquoacircme ou de lrsquoacte Ou ce qui revient au

mecircme faut-il interroger de maniegravere privileacutegieacutee les conditions ou les conseacutequences du

courage Est-il essentiel de savoir preacuteciseacutement ce qui rend possible le courage qui

sont ces sujets capables de courage quels combats intimes se livrent en eux quelles

peurs ils surmontent pour se battre comme une approche pheacutenomeacutenologique du

courage le suggeacutererait Ou le courage doit-il ecirctre questionneacute plutocirct pour ce qursquoil rend

possible de faccedilon agrave se concentrer sur le sujet manifesteacute et donc en quelque sorte

produit par lrsquoacte courageux Dans ce cas ce sujet construit est-il le heacuteros lrsquoacteur de

lrsquohistoire comme le propose H Arendt ou le public comme le suggegravere J Dewey

Cette deuxiegraveme figure du courage est-elle non psychologique considegravere-t-elle

lrsquointeacuterioriteacute comme un mythe degraves lors qursquoelle considegravere que seul existe veacuteritablement

crsquoest-agrave-dire politiquement ce qui est manifeste Et faudrait-il ainsi opposer ces deux

approches comme on opposerait une approche politique agrave une approche psychologique

du courage Ou y a-t-il une politique qui se cache derriegravere la consideacuteration des sujets

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 4

et de leurs affects

Si le courage est une maniegravere de se battre srsquoil est une valeur agonistique agrave

quoi doit-il reacutesister Agrave quelles peurs Est-ce traditionnellement agrave la peur de mourir

comme le montre Achille le heacuteros courageux par excellence qui choisit la mort

honorable au combat plutocirct que la fuite honteuse Ou ne serait-ce pas une peur plus

fondamentale qursquoon aurait tort de supprimer en naturalisant le deacutesir de vivre la peur

de vivre preacuteciseacutement comme Nietzsche ou Foucault le laissent agrave penser Si cette

reacutesistance est une force de la volonteacute drsquoougrave vient cette volonteacute Est-elle cette part en

nous qui nous est donneacutee (car qui choisit la force de sa volonteacute ) Ou y a-t-il un

contexte social qui peut donner cette force ou en deacutefaire la possibiliteacute Autrement dit

est-on courageux laquo en soi raquo et selon un caractegravere propre ou est-ce la situation lrsquoeacutetat

drsquoesprit du temps le public lrsquohistoire qui font et deacutefont les laquo courageux raquo

LrsquoAntiquiteacute a fait du courage un objet largement partageacute de questionnement

philosophique situeacute au cœur drsquoune probleacutematisation prioritairement morale crsquoest-agrave-dire

dans une doctrine de la vertu Prise en consideacuteration depuis ce discours sur la vertu

on peut dire que la question du courage sans cesse remodeleacutee a veacuteritablement fait

tradition il y a eu pendant lAntiquiteacute et le Moyen Acircge une riche doctrine du courage

qui en eacutetudiait les formes diverses les fondements eacutepisteacutemologiques et les liens avec

les autres vertus

Cette histoire philosophique du courage dont nous allons esquisser ici

quelques traits deacutebute par la moralisation drsquoune notion appartenant originellement au

registre de la guerre On assiste avec Platon de maniegravere particuliegraverement nette agrave cette

moralisation du courage qui ne concerne plus lrsquoexploit heacuteroiumlque rendu possible par des

dieux insufflant le thumos neacutecessaire aux combattants mais la guerre intestine que

chaque sujet megravene pour devenir meilleur laquo La victoire sur soi-mecircme dit Platon dans le

Lachegraves (qui est aussi le dialogue Sur le courage) est de toutes les victoires la

premiegravere et la plus glorieuse alors que la deacutefaite ougrave lrsquoon succombe agrave ses propres

armes est ce qursquoil y a agrave la fois de plus honteux et de plus lacircche raquo (191c-d) Dans

lrsquoAntiquiteacute le courage renvoie ainsi essentiellement agrave la forme virile du rapport agrave soi il

faut vaincre toutes les reacutesistances en soi pour agir droitement crsquoest-agrave-dire selon ce

que dicte la raison2

Ce rapport fondamental agrave soi-mecircme dans la reacutesistance aux difficulteacutes du

dehors comme du dedans donnera naissance ndash assez laquo naturellement raquo finalement ndash agrave

2 Cf Opcit 1egravere partie chap 1 laquo Naissance drsquoune conception morale du courage dans la Gregravece

ancienne raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 5

une figure stoiumlcienne du courage comme capaciteacute drsquoendurer de ne pas faire deacutefaut de

supporter le pire dont les Chreacutetiens feront un usage particuliegraverement intensif La

meacutetaphore militaire nrsquoest pas loin dans une forme diffeacuterente de lrsquoheacuteroiumlsme homeacuterique

ainsi le moine est-il communeacutement preacutesenteacute comme un soldat discret milites Christi

non heacuteroiumlque qui refuse de lever le camp et qui indeacutefiniment repousse lrsquoassaillant agrave

savoir ses propres penseacutees laquo vicieuses raquo Le courage devient alors par une sorte de

renversement dialectique non plus le courage de sacrifier sa vie sur un champ de

bataille mais celui de ne pas se suicider malgreacute la difficulteacute du combat quotidien Il

srsquooppose moins agrave la lacirccheteacute qursquoagrave la paresse et au deacute-couragement Il ne faut plus tant

laquo avoir raquo du courage que laquo garder raquo courage comme si chacun disposait toujours

drsquoembleacutee de cette ressource Ce renversement est dialectique dans la mesure ougrave le

modegravele reste le mecircme qui repose sur une seacuterie de preacutesupposeacutes quant aux rapports

entre theacuteorie et pratique raison et passion sur une conception particuliegravere de la

subjectiviteacute du libre-arbitre et de la morale comme responsabiliteacute et enfin sur

lrsquoadheacutesion naturelle agrave la vie et agrave la situation de vie Ces conceptions et preacutesupposeacutes

caracteacuteriseront durablement la penseacutee occidentale mecircme si les Modernes ont fourni

les moyens de leur critique ndash crsquoest drsquoailleurs cette persistance qui donne au discours

moderne sur le courage sa pleine actualiteacute et preacuteserve intacte sa force critique

Dans cette penseacutee si classique qursquoelle alimente notre conception commune du

courage celui-ci est conccedilu comme le lieu parfait de lrsquoarticulation entre ideacutee et action

dans une situation donneacutee un acte est perccedilu comme le meilleur le plus approprieacute le

plus juste et il faudrait simplement laquo avoir le courage raquo de le poser de le faire passer

de lrsquoideacutee et de lrsquointention agrave lrsquoeffectiviteacute du reacuteel Le courage est la force drsquoacircme

neacutecessaire agrave la reacutealisation de lrsquoideacutee bonne Aristote introduit un raffinement dans le

dispositif nous pouvons deacutelibeacuterer sur les moyens les plus efficaces de reacutealiser une

finaliteacute bonne gracircce agrave une faculteacute la phronegravesis intermeacutediaire entre lrsquoideacutee et lrsquoacte

entre lrsquouniversel et le singulier entre la regravegle geacuteneacuterale et la situation particuliegravere qui

vient in situ seconder la force drsquoacircme pour lui donner la laquo bonne raquo direction Ce rapport

de la theacuteorie agrave la pratique est eacutevidemment aussi un rapport de la raison agrave la passion et

introduit au problegraveme philosophique majeur des philosophes Grecs concernant le

courage celui de son rapport agrave la veacuteriteacute Le courage nrsquoest pas seulement ni mecircme

principalement du cocircteacute de la fougue de lrsquoimpeacutetuositeacute et de lrsquoimpulsiviteacute ndash car il

pourrait alors servir toutes les causes y compris les plus illusoires et amorales ndash la

force de lrsquoacircme est ordonneacutee par la raison agrave une norme supeacuterieure une fin bonne une

ideacutee du juste et du bien La force et la passion sont par lagrave conccedilues comme le socle

naturel agrave partir duquel lrsquohomme peut conqueacuterir son humaniteacute et sa vertu gracircce agrave

lrsquoexercice de son logos dont le rocircle est de juguler lrsquoeacutenergie brutale du thumos La

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 6

morale nrsquoest rien qursquoune maniegravere de donner forme agrave une eacutenergie de vie comme telle

amorale La morale suppose ainsi agrave la fois la capaciteacute drsquoinformer la force si et degraves

qursquoon le veut et elle impose agrave chacun la responsabiliteacute de le faire effectivement

Degraves le seuil des Temps modernes on assiste agrave la disparition du discours sur le

courage et agrave la remise en question des preacutesupposeacutes agrave la base de la morale antique et

de son analyse du courage Il faut sans doute voir cette disparition comme un reliquat

de la critique moderne du theacuteologico-politique Lrsquoappel au courage est en effet voisin du

religieux au sens ougrave la gratuiteacute de lrsquoacte heacuteroiumlque rattache le courage agrave une beauteacute

drsquoordre eacutethique au sublime laquo Les gens vraiment courageux disait Aristote nrsquoagissent

jamais que pour la beauteacute de lrsquoacte courageux raquo (Ethique agrave Nicomaque III 11

1116b30) Et si lrsquoon ne sacrifie pas aux dieux en agissant courageusement on sacrifie

toujours quelque chose de la force de vie au nom drsquoune norme supeacuterieure agrave elle Crsquoest

drsquoailleurs une des raisons pour lesquelles le courage le plus grand paraicirct toujours ecirctre

celui de mourir

Le pari des Modernes est sans doute par opposition celui drsquoune absence de

morale transcendante drsquoune moralisation pour ainsi dire immanente des individus

guideacutes par leurs inteacuterecircts Ainsi le travail et le commerce fonctionnent-ils de faccedilon

meacutecanique comme les instruments drsquoune police sociale sans supposer drsquointention

morale ou de volonteacute bonne au processus de civilisation La moralisation des individus

repose sur les dispositifs socio-eacuteconomiques qui rendent possible la vie commune

davantage que sur un rapport que le sujet moral responsable entretiendrait agrave lui-mecircme

et par lequel il srsquoobligerait

De maniegravere geacuteneacuterale on peut supposer que dans un monde deacutesacraliseacute la

question de savoir comment conduire sa vie perd un peu de lrsquointeacuterecirct qursquoelle avait pour

les Grecs et les Chreacutetiens Ainsi drsquoune maniegravere sans doute embleacutematique de la

Moderniteacute Descartes ne propose-t-il qursquoune morale provisoire pour reacutepondre agrave la

neacutecessiteacute pratique

Le discours antique sur les vertus est donc remplaceacute par le constat drsquoune

civilisation drsquoune laquo acculturation raquo par une seacuterie de pratiques sociales comme le travail

ou le commerce Le courage est exteacuterieur agrave ces pratiques socialisantes et aux

passions civilisatrices telles la peur et lrsquointeacuterecirct Dans un texte qui pourrait ecirctre

embleacutematique de la moderniteacute philosophique sur le courage Hume relegraveve que le

courage est la vertu des incultes des peuples non civiliseacutes laquo Parmi toutes les nations

incultes qui nrsquoont pas [hellip] pleinement eacuteprouveacute les avantages qui accompagnent la

bienfaisance la justice et les vertus sociales le courage est la qualiteacute suprecircme raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 7

(Enquecircte sur les principes de la morale sect 7)3

Le courage lieacute agrave la gratuiteacute disparaicirct donc des theacuteories morales modernes en

raison de leur centrage sur lrsquointeacuterecirct comme mode de moralisation immanent Selon un

mecircme scheacutema de penseacutee la vertu individuelle est mise agrave mal agrave la fois par la

consideacuteration reacutepublicaine de la marche anonyme et collective de lrsquohistoire comme

exemplairement chez Machiavel ou parce que le courage ne semble plus pouvoir

trouver un sens digne drsquointeacuterecirct sinon comme teacutemoignant drsquoun usage de la raison au

point de devenir de la sorte lrsquoexpression de la reacuteflexion du philosophe sur sa propre

actualiteacute comme chez Kant

Un constat ou une hypothegravese qui a guideacute notre histoire philosophique du

courage est eacutegalement agrave la source de ce numeacutero de Dissensus le courage doit

depuis la Moderniteacute srsquointerroger philosophiquement dans ses virtualiteacutes et expressions

proprement politiques et plus guegravere dans le cadre drsquoune morale Ce qui signifie que

nous sommes toujours des Modernes dans notre rapport au courage et aux

vertus Notre conception moderne du courage implique ainsi agrave la fois son lien agrave la

fragiliteacute humaine agrave lrsquoaleacuteatoire des circonstances et repose sur un doute quant agrave sa

nature et son inteacuterecirct proprement politique

Le constat de lrsquoobsolescence du discours sur la vertu reste en effet

eacuteminemment valable aujourdrsquohui comme drsquoailleurs celui drsquoun questionnement presque

neacutecessairement politique et social du courage Si quelques auteurs tels Jankeacuteleacutevitch

Pato ka et Tillich poursuivent bien encore et malgreacute les Modernes en quelque sorteč

la voie antique de lrsquoeacutelaboration drsquoune doctrine morale et donc individuelle du courage

ce type de reacuteflexion reste largement minoritaire

Peut-ecirctre est-on autoriseacute agrave dire que ce qui fait retour ce nrsquoest naturellement

pas lrsquoanalyse eideacutetique et morale du courage mais bien la galerie drsquohommes

performants risque-tout heacuteros drsquoun jour et de circonstances qui ne sont ainsi

exemplaires que drsquoeux-mecircmes et dont les meacutedias nous abreuvent Crsquoest alors au milieu

de ce fosseacute comme drsquoun gueacute entre une absence de discours philosophique sur le

courage et la prolifeacuteration drsquoun appel au courage dans les meacutedias et lrsquoopinion commune

que la reacuteflexion partageacutee ici prend source Ce agrave quoi reacutepond ce numeacutero de Dissensus

crsquoest agrave un autre appel que celui au courage agrave lrsquoappel au retour drsquoune reacuteflexion

philosophique et politique sur la notion

Ce fosseacute existant aujourdrsquohui entre meacutedias et philosophie sur le thegraveme du

3 Je remercie Charles Deheselle drsquoavoir attireacute mon attention sur ce texte de Hume

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 8

courage crsquoest particuliegraverement le fosseacute entre lrsquoappel agrave la responsabiliteacute se deacuteclinant

sous toutes les formes et concernant tous les sujets (mecircme lrsquoentreprise) ndash appel qui

preacutesuppose toujours le sujet souverain de la morale antique ndash et une nouvelle

conception philosophique du sujet perccedilu comme de moins en moins souverain de

moins en moins maicirctre de lui-mecircme et du monde Non plus isoleacute du monde comme un

observateur impartial mais au cœur du monde noyeacute en lui dans une situation

singuliegravere incapable de diriger le cours de son existence agrave partir drsquoobjectifs preacutedeacutefinis

qursquoil suffirait de suivre scrupuleusement Le sujet postmoderne nrsquoest pas le reacutesultat de

lrsquoinformation intellectuelle drsquoune force brutale de vie il est fondamentalement donneacute agrave

lui-mecircme passif affecteacute auto-affecteacute Le discours philosophique en eacutelaborant une

figure de la subjectiviteacute plus conforme au monde moderne complexe dans lequel nous

vivons doit avoir aussi pour mission de deacuteconstruire le discours meacutediatique et les

conceptions communeacutement partageacutees qursquoil entretient et qui sont fondeacutees sur une

conception de la subjectiviteacute antique et reacutevolue

Nous avons esquisseacute de faccedilon scheacutematique les figures anciennes et modernes

du courage nous en attendons un point drsquoappui pour voir se deacutegager un certain

nombre de renversements et drsquoapprofondissements dans les penseacutees modernes et

contemporaines abordeacutees dans ce dossier Cet aspect scheacutematique a drsquoailleurs lui-

mecircme une fonction de clarification de nos modegraveles ambiants des conceptions

communes et implicites que nous avons du courage Mais nous ne souhaitons pas que

la reacuteflexion philosophique agrave renouveler sur le courage soit encore prise dans le modegravele

eideacutetique antique comme si faisant le tour des versions nous parvenions agrave induire

produire ou deacuteduire une essence du courage Le tour proprement politique de cette

reacuteflexion nrsquoest pas seulement celui drsquoune version moderne et contemporaine du

courage qui srsquoopposerait agrave la version morale des anciens il est aussi dans lrsquoenjeu de

leur preacutesentation Il me semble en effet pouvoir dire que la volonteacute commune guidant

les travaux preacutesenteacutes dans ce numeacutero est drsquoune part de montrer limpossibiliteacute de

reacuteduire la dimension politique du courage agrave une injonction et drsquoautre part et plus

positivement drsquoanalyser agrave nouveaux frais le courage depuis des situations

particuliegraveres par la consideacuteration des conditions sociales et des dispositions

affectives neacutees de la situation et non censeacutees lui preacuteceacuteder Si nous avions en effet une

conception figeacutee de ce qursquoest le courage en son essence la plus profonde et que nous

constations que la faccedilon dont le courage est veacutecu aujourdrsquohui opegravere une deacutefiguration

de ses possibles les plus fondamentaux il serait tentant drsquoessayer de retrouver une

situation ajusteacutee agrave ce que nous consideacuterons comme lrsquoessence profonde du courage en

rapatriant le discours des vertus comme le font nos moralistes contemporains (tels V

Jankeacuteleacutevitch et A Comte-Sponville) Nous faisons plutocirct le choix de tenter de saisir

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 9

dans la variabiliteacute empirique et affective des situations des chemins ineacutedits de

transformation possible de notre rapport au courage

Dans ce dossier centreacute comme lrsquoindique son titre sur les figures modernes et

contemporaines du courage une place a toutefois eacuteteacute faite agrave Homegravere Platon et

Aristote dans la mesure ougrave les analyses proposeacutees drsquoHomegravere par E Tassin de Platon

par M-A Gavray et drsquoAristote par A Stevens bien qursquoils deacutebattent tous du courage

dans le cadre drsquoune theacuteorie morale de la vertu ouvraient sur des enjeux politiques

poseacutes dans des termes eacuteclairants pour nous crsquoest-agrave-dire eacuteclairant certains des

impenseacutes drsquoaujourdrsquohui ou se posant comme cleacutes de lecture de situations politiques

actuelles La complication des figures anciennes agrave lrsquoœuvre dans ces trois contributions

est ainsi au final davantage politique qursquoexeacutegeacutetique

Cette complication politique drsquoHomegravere permet ainsi agrave Etienne Tassin dans le

sillage des analyses drsquoArendt de rattacher Achille agrave une compreacutehension (minoritaire)

reacutepublicaine du courage et agrave une figure paradigmatique du courage politique

aujourdrsquohui le courage des clandestins E Tassin considegravere qursquoun nouveau partage

entre lrsquoanonymat clandestin et lrsquoidentification policiegravere structure notre socieacuteteacute libeacuterale

comme celui du priveacute et du public structurait la socieacuteteacute grecque ndash dont il serait en

quelque sorte la patheacutetique descendance Patheacutetique car lrsquoanonymat nrsquoest plus la

seacutecuriteacute du foyer familial lequel a eacuteteacute quitteacute pour survivre De plus la manifestation

publique de lrsquoexistence clandestine implique preacuteciseacutement la fin de la clandestiniteacute et

ainsi la possibiliteacute sinon le fait mecircme de lrsquoexpulsion Si le courage de srsquoexposer est

proprement politique et mecircme constitutif du domaine politique agonistique crsquoest drsquoune

politique apatride non citoyenne qursquoil est la vertu Sauf peut-ecirctre agrave consideacuterer que la

citoyenneteacute nrsquoest pas un droit de naissance mais lrsquoacte citoyen lui-mecircme il y a une

sorte drsquoimmanence de lrsquoaction citoyenne (crsquoest-agrave-dire lrsquoaction politique) agrave lrsquoespace public

qursquoelle contribue agrave creacuteer agrave maintenir ouvert mouvant

Marc-Antoine Gavray resitue la tentative platonicienne de deacutefinition du courage

agrave lrsquointeacuterieur drsquoun deacutebat avec Protagoras essentiel agrave cette deacutefinition le deacutebat sur lrsquouniteacute

des vertus Les diffeacuterentes vertus sont-elles unies telles les parties du visage ainsi

que le preacutetend Protagoras Ou sont-elles unies telles les parties drsquoor comme le veut

Platon M-A Gavray analyse les enjeux politiques de ces deux meacutetaphores de lrsquouniteacute

La premiegravere conception de lrsquouniteacute repose sur une heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute qualitative des

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 10

vertus et implique leur fondamentale contextualisation Le sens politique de cette

meacutetaphore est celui de la contingence des actes vertueux elle soutient ainsi le

modegravele deacutemocratique qui repose sur lrsquoacquisition drsquoune compeacutetence technique

permettant le libre eacutequilibre des vertus et leur reacutegulation en situation Lrsquohypothegravese

platonicienne repose quant agrave elle sur le postulat de lrsquouniteacute substantielle des vertus et

lie ainsi la vertu agrave la dialectique crsquoest la connaissance dialectique qui ordonne la

multipliciteacute des vertus agrave lrsquouniteacute essentielle de laquo la raquo vertu de sorte que crsquoest aussi sur

elle que repose lrsquoorganisation de la Citeacute Platon propose donc une conception figeacutee et

aristocratique de la socieacuteteacute ougrave chaque composante de la socieacuteteacute doit posseacuteder la

vertu qui convient dans une harmonieuse proportion deacutetermineacutee par une connaissance

theacuteorique On peut suggeacuterer ainsi ce deacutebat entre Protagoras et Platon constitue une cleacute

de lecture des theacuteories contemporaines qui agrave la faccedilon pragmatiste de Dewey comme

dans la lecture henryenne proposeacutee par Geacutely en reacuteactualisent les enjeux drsquoune part

elles lient le courage proprement deacutemocratique agrave une penseacutee de la situation et drsquoautre

part elles critiquent les versions heacuteroiumlques contemporaines du courage

aristocratiques dans leurs fondements comme drsquoineacutevitables vecteurs drsquoimmobiliteacute

sociale politique et eacuteconomique

La contribution drsquoAnnick Stevens tend agrave rendre profitable la reacuteduction de la

notion aristoteacutelicienne de courage et ce en deacutepit du fait qursquoune telle reacuteduction ne

permette de penser ni lrsquoaction ni la motivation agrave agir Dans un contexte ougrave de

nouvelles figures du courage sont quotidiennement eacutevoqueacutees preacutesenteacutees

promotionneacutees dans la presse et dans un discours politico-moral ambiant quasi

machinal il faut en effet souligner lrsquoutiliteacute de lrsquoexercice aristoteacutelicien de classification

permettant de rentrer dans le deacutetail de lrsquoaction pour isoler ses lieux et ses motifs en

sorte de faire du courage un acte tout agrave fait speacutecifique Un deacutetour par cette reacuteduction

aristoteacutelicienne permet de sortir de la compreacutehension globale et vague qui est

lrsquoineacutevitable reacutesidu de ce discours ambiant En replaccedilant lrsquoopposition du juste et de

lrsquoinjuste au cœur de la morale contre celle du courage agrave la lacirccheteacute Aristote permet

ainsi notamment de lutter contre lrsquoadmiration entretenue aujourdrsquohui par le culte de la

performance pour tout acte laquo risqueacute raquo eacutevalueacute en dehors de lrsquoexigence de justice et de

lrsquointeacuterecirct public

Si le courage ancien reste pourtant globalement non-moderne en ce qursquoil

deacutesigne essentiellement ce qui ne se partage pas un pur rapport agrave soi ne pouvant

fonder le politique4 crsquoest alors vers les marges de la tradition majoritaire qursquoil faut se

4 Cf Opcit 2e partie chap 1 laquo Les passions modernes la peur et lrsquointeacuterecirct raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 11

tourner pour analyser le devenir moderne du courage ndash vers Machiavel notamment

Bien qursquoil assume parfaitement la sortie du theacuteologico-politique et le recul qursquoelle

implique par rapport au sacrifice de soi dans lrsquoacte heacuteroiumlque Machiavel permet en effet

agrave la Moderniteacute de renouer avec le thegraveme du courage parce qursquoil pense le politique

depuis lrsquoexcegraves et lrsquoexception Le Florentin laisse place ainsi agrave un heacuteroiumlsme amoral

politique et non individuel au sens ougrave ce ne sont pas les grands gestes ou les grands

hommes qui font lrsquohistoire mais les grandes nations La conception machiaveacutelienne du

courage permet par ailleurs de se ressaisir du thegraveme des rapports du courage agrave la

veacuteriteacute ou au logos ce courage politique suppose en effet une connaissance de

lrsquooccasion de la rencontre tranchant avec la maicirctrise et lrsquoobservation distante de la

connaissance rationnelle5

Le Sapere aude qui est selon Kant embleacutematique des Lumiegraveres marque une

deuxiegraveme rupture par rapport agrave la conception antique des rapports du courage agrave la

veacuteriteacute elle consiste agrave se demander si pour ecirctre raisonnable et penser de maniegravere

autonome il ne faut pas drsquoabord ecirctre courageux plutocirct que lrsquoinverse Cette question

ouvre sans doute un nouveau pan du questionnement eacutepisteacutemologique sur le courage

mais il faut bien voir aussi ndash comme le montrera ici Julien Pieron dans une lecture

inspireacutee de la conception de lrsquoautonomie que Ranciegravere soutient dans le Maicirctre ignorant

ndash que cette eacutepisteacutemologie neuve du courage ouvre fondamentalement sur un

questionnement proprement politique des conditions de possibiliteacute du courage de la

penseacutee

Agrave la logique minoritaire ou minorisante du tutorat postulant lrsquoineacutegaliteacute des

intelligences Kant oppose en effet la logique eacutemancipatrice drsquoun autre postulat celui

de la laquo vocation de chaque homme agrave penser par soi-mecircme raquo (AK VIII 36) postulat

dont Ranciegravere a preacuteciseacutement montreacute qursquoil est performatif crsquoest-agrave-dire que sa seule

eacutenonciation suffit agrave modifier lrsquoeacutepreuve qursquoune intelligence fait drsquoelle-mecircme dans la

mesure ougrave une incapaciteacute supposeacutee a toutes les chances de devenir une incapaciteacute

reacuteelle Cet eacutetat drsquoesprit (Geist) peut ecirctre reacutepandu par quelques esprits parvenus aux

Lumiegraveres de sorte que la laquo masse raquo (dans la logique minoritaire du tutorat) se

transforme en laquo public raquo par la mecircme vertu performative qui transforme un eacutetat drsquoesprit

en un eacutetat de fait Agrave travers une lecture attentive de Qursquoest-ce que les lumiegraveres J

Pieron tente de deacutegager les conditions performatives de possibiliteacute de cette audace de

la penseacutee permettant lrsquoeacutemancipation en suggeacuterant que lrsquoanalyse kantienne du

jugement de goucirct dans la troisiegraveme critique vise agrave transformer notre expeacuterience

5 Cf Opcit 2e partie chap 5a laquo Connaicirctre lrsquooccasion raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 12

estheacutetique en une eacutepreuve affective de ces conditions Si Kant reacutepond en effet agrave la

question laquo qursquoest-ce que les Lumiegraveres raquo en nouant eacutemancipation intellectuelle et

courage (sapere aude ) la Critique de la faculteacute de juger pourrait bien deacutegager les

conditions subjectives transcendantales de ce courage

Nous avons parleacute plus haut drsquoune tension entre la conception philosophique du

sujet moderne et contemporain axeacutee sur sa passiviteacute originaire et les preacutesupposeacutes

implicites de lrsquoinjonction habituelle au courage des meacutedias en appelant de nos vœux

une reacuteflexion philosophique qui fasse le pont entre conception du sujet et appel au

courage Crsquoest preacuteciseacutement lrsquoenjeu essentiel de la reacuteflexion de Raphaeumll Alvarenga que

de proposer cette histoire de la subjectiviteacute moderne et actuelle non cette fois par

contraste avec une subjectiviteacute antique obsolegravete mais comme ressource possible pour

sortir de la subjectivation sans sujet du capitalisme contemporain Il propose ainsi une

lecture marxiste du courage qui veille agrave retrouver le potentiel eacutemancipateur du sujet

carteacutesien qui ne devient tel que dans une expeacuterience de scission par rapport au

monde comme totaliteacute agrave la coutume agrave la tradition agrave la naturaliteacute de la position

sociale Cette subjectiviteacute en rupture est ce qui reacutepond agrave la maniegravere de coller trop

immeacutediatement aux conditions habituelles de la vie Srsquoil srsquoagit bien de retrouver la force

subversive drsquoune conception du sujet il faut aussi mettre au jour les conditions

mateacuterielles socioculturelles et eacuteconomiques de la production de concepts qui

empecircchent le deacuteploiement de son potentiel reacuteformateur le sujet carteacutesien et plus

geacuteneacuteralement le sujet moderne est un bourgeois citadin ndash il y a une fonction de la ville

agrave laquo universaliser raquo selon ses critegraveres citadins et citoyens ndash et crsquoest un travailleur

speacutecialiseacute Parallegravelement R Alvarenga met au jour des versions du courage qui

tiennent agrave ces conditions mateacuterielles et qui plus encore tendent agrave les perpeacutetuer un

courage civiliseacute qui incite agrave ne pas deacuteranger le bon deacuteroulement des affaires de la citeacute

un courage stoiumlcien ou stoiumlque de toleacuterer infiniment et indeacutefiniment lrsquointoleacuterable et un

courage manageacuterial de la compeacutetition universelle (dont le sapere aude kantien est

drsquoailleurs rapprocheacute ouvrant un possible deacutebat avec la preacutesentation qursquoen fait J

Pieron) Ces formes de courage ont en commun leur enjeu final il srsquoy agit

fondamentalement drsquoaccepter de mourir pour la Citeacute et agrave ce titre on peut se

demander si elles ne recoupent pas au final celles plus militaires ou civiques de

lrsquoAntiquiteacute La force subversive du sujet carteacutesien est alors lrsquoinstrument drsquoune possible

et neacutecessaire lutte contre ces forces de reproduction sociale et drsquoimmobilisme

politique par un deacutecollement de lrsquoadheacutesion naturelle agrave lrsquoexistence situeacutee Cet

arrachement est rendu possible dans et par lrsquoeacutepreuve ndash le mot revient souvent comme

celui drsquoexpeacuterience ndash drsquoune dureacutee seacutepareacutee du cours du monde

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 13

Les textes de Raphaeumll Geacutely et de Laurence Bleacutesin ont en commun leur critique

de lrsquoabstraction veacutehiculeacutee par cet appel quotidien au courage qui ne considegravere pas les

capaciteacutes reacuteelles qursquoont les individus de faire preuve de courage et les situations dans

lesquelles ils se trouvent mais bien la seule possibiliteacute formelle abstraite de lrsquoecirctre

On notera au passage que la lecture que Julien Pieron fait du texte Qursquoest-ce que les

Lumiegraveres offre eacutegalement une possibiliteacute de lire Kant en termes de possibiliteacutes

concregravetes plutocirct que drsquoimpeacuteratif cateacutegorique et de compliquer ainsi une

compreacutehension caricaturale du criticisme moral Cette critique de lrsquoabstraction vise

tantocirct agrave faire droit agrave une organisation sociale un ensemble de rapports intersubjectifs

qui laquo capacitent raquo les individus (Dewey preacutesenteacute par Laurence Bleacutesin) tantocirct agrave faire

droit agrave une auto-affection premiegravere de lrsquoexistence agrave une adheacutesion agrave soi de la vie qui se

choisit et qui permet de retrouver non pas lrsquoinjonction formelle mais la preacutesence

affective agrave la situation (la pheacutenomeacutenologie radicale du courage proposeacutee par Raphaeumll

Geacutely)

Raphaeumll Geacutely montre que lrsquohabituelle focalisation sur le courage de sacrifier sa

vie consideacuterant donc que tenir agrave la vie va de soi aboutit aussi agrave cultiver lrsquoimpuissance

affective des individus et agrave immobiliser la vie sociale parce qursquoelle occulte ce agrave partir

de quoi la puissance de vie est susceptible de srsquoaccroicirctre et de modifier les situations

Il srsquoagit pour lui de mettre au jour un courage plus fondamental que celui de mourir

celui drsquoopter toujours agrave nouveau pour la vie mecircme et surtout lagrave ougrave elle pourrait ne plus

ecirctre jugeacutee digne drsquoecirctre veacutecue Lrsquoaffectiviteacute fondamentale de la vie lieu des ressources

effectives pour changer reacuteside dans un incessant mouvement de conversion inteacuterieure

de la souffrance de la vie en adheacutesion agrave soi du pacirctir de la vie Comprendre le courage agrave

partir de cette conversion constante crsquoest aussi refuser de preacutesupposer qursquoun individu

est ou nrsquoest pas courageux et que son courage ne deacutepend pas de la situation qursquoil vit

comme si lrsquoindividu venait agrave la rencontre de la situation avec une disposition affective

preacutealable et exteacuterieure agrave cette situation R Geacutely souligne alors les implications

politiques de la publiciteacute faite autour de lrsquoheacuteroiumlsme et de lrsquoideacutee qursquoil veacutehicule drsquoune

laquo nature raquo courageuse du heacuteros Contre lrsquoasepsie de la scegravene morale qui isole lrsquoacte

heacuteroiumlque de la situation concregravete et veacutecue il reacutehabilite la dimension intersubjective des

ressources drsquoinventiviteacute et la partageabiliteacute originaire du courage lrsquoaffectiviteacute originaire

du courage est aussi lrsquoeacutepreuve drsquoune vie plus grande que soi ndash laquo eacutepreuve raquo crsquoest-agrave-dire

non la preacutesence en soi drsquoune universaliteacute abstraite mais bien drsquoune multipliciteacute sociale

laquo de chair et drsquoosraquo qui donne courage

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 14

Laurence Bleacutesin reacutefleacutechit eacutegalement sur les conditions sociales de libeacuteration

des potentialiteacutes individuelles de courage cette fois agrave partir de lrsquoapproche pragmatique

de J Dewey et plus preacuteciseacutement de deux de ses textes ses confeacuterences de Chicago

laquo Courage and Temperance raquo (1898) et son livre The Public and its Problems (1927)

Les confeacuterences renouent avec un thegraveme que lrsquoon pourrait dire profondeacutement actuel au

sujet du courage lrsquoideacutee qursquoil est neacute de lrsquoeacutemotion drsquoune rencontre affecteacutee avec une

situation probleacutematique et que crsquoest cette affection qui donne lrsquoimpulsion neacutecessaire agrave

agir en exprimant toujours un ecirctre social et non un soi isoleacute Dewey critique par ailleurs

les formes de rationalisation a posteriori de canalisation de lrsquoeacutenergie par un logos

deacutetacheacute du reacuteel agrave la faccedilon antique en avanccedilant que lrsquointellectualisme nrsquoest rien qursquoune

expression de lrsquoimpuissance sociale et mateacuterielle de la penseacutee qursquoil produit La

puissance de la penseacutee est celle de lrsquoexpeacuterimentation et du bricolage Le livre de 1927

renoue quant agrave lui avec un autre thegraveme actuel celui de la construction sociale du

courage contre la mise en avant de quelques individualiteacutes exemplaires Le courage est

collectif en un double sens il ne srsquoagit pas seulement drsquoecirctre courageux pour les

autres parce que lrsquoon est porteur drsquoune vie plus grande que soi-mecircme et drsquoune

situation moins singuliegravere que sa vie propre mais aussi drsquoun courage qui fonde le

premier un courage par les autres crsquoest-agrave-dire par la constitution drsquoun public qui se

fait jour en reacuteaction au problegraveme qui le constitue comme tel Crsquoest cette communauteacute

drsquointeacuterecircts qui donne agrave ses constituants de nouvelles compeacutetences et une confiance

essentielle pour les rendre capables de courage

Lrsquoarticle drsquoAlain Loute est consacreacute agrave un exposeacute de la conception que P Ricœur

propose du courage dans Parcours de la reconnaissance Il met en lumiegravere une

certaine forme de religiositeacute du courage lieacutee agrave sa compreacutehension comme geste

excessif On peut dire drsquoailleurs que si lrsquoexcegraves au sens de Ricœur confine au religieux

crsquoest dans lrsquoexacte mesure de sa distance avec lrsquoexcegraves machiaveacutelien il est miraculeux

supra-moral et appartient agrave la logique de lrsquoamour tandis que le courage excessif et

amoral de Machiavel appartient agrave la logique du mal neacutecessaire au mouvement de

lrsquohistoire A Loute interroge alors agrave la fois les conditions de ces gestes excessifs

peut-on agir intentionnellement selon la logique excessive de lrsquoamour Et les

effets que Ricœur leur precircte qursquoest-ce qui garantit une reacuteception sociale univoque des

gestes courageux Comme Bergson dans Les deux sources de la morale et de la

religion Ricœur fait en effet le pari qursquoun geste singulier symbolique peut comme par

une onde drsquoirradiation continue ouvrir un horizon commun de paix et il compare la

communicabiliteacute de cet acte heacuteroiumlque agrave lrsquouniversaliteacute du sentiment estheacutetique

Lrsquoanalyse est critique elle souligne la pauvreteacute de la penseacutee ricœurienne du social et

la tension geacuteneacuterale qui lrsquohabite puisque ce social auquel ouvre le geste excessif est

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 15

penseacute agrave partir de ses institutions et appartient ainsi agrave la logique de la justice que

Ricœur oppose pourtant agrave celle de lrsquoamour Lrsquoarticle critique le sens mecircme de cette

philosophie qui reacutehabilite lrsquoexemplariteacute morale plutocirct que drsquoen analyser les

preacutesupposeacutes les meacutecanismes et les effets socialement deacuteleacutetegraveres comme les eacutetudes

et les auteurs preacuteceacutedemment abordeacutes le faisaient

Quelques traits communs ressortent de ces trois eacutetudes sur des figures

contemporaines du courage pour en tracer la figure postmoderne (et donc tout agrave la fois

encore tout-agrave-fait moderne) crsquoest-agrave-dire au total peu eacutevidente le courage ne va plus de

soi il nrsquoest plus le fait drsquoune nature vertueuse ni mecircme drsquoune eacuteducation (comme si

nous maicirctrisions suffisamment les causes du courage pour rendre volontairement

quelqursquoun plus courageux) il est affaire drsquoexpeacuterience plutocirct que de science de

bricolage plutocirct que de techniciteacute parce qursquoil est fondamentalement soumis aux aleacuteas

des situations et des dispositions affectives qursquoelles peuvent mobiliser Ce nrsquoest que

depuis ces contextes pluriels et complexes ces situations singuliegraveres et ces

expeacuteriences drsquoaffectation qursquoune penseacutee du courage dans la dimension politique que

requiert son actualiteacute peut faire retour critique sur son histoire et plus encore sur son

actualiteacute en refusant de precircter lrsquooreille agrave lrsquoappel meacutediatique agrave lrsquoheacuteroiumlsme individuel et

naturel

Gaeumllle Jeanmart est maicirctre de confeacuterences agrave lUniversiteacute

de Liegravege et auteur dune Geacuteneacutealogie de la dociliteacute (Vrin

2007)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 16

Etienne Tassin laquo Achille et les clandestins la

scegravene politique du courage raquo

laquo On considegravere agrave juste titre le courage comme la

premiegravere des qualiteacutes humaines hellip parce que crsquoest elle qui garantit les autres raquo

Winston Churchill1

Agrave juste titre eacutecrit Churchill le courage est consideacutereacute comme la premiegravere des

qualiteacutes humaines Ne pourrait-on ajouter que crsquoest agrave juste titre eacutegalement qursquoon peut

aussi le consideacuterer comme la premiegravere vertu politique Le propos de Churchill suscite

deux questions qursquoest-ce que manifeste le courage pour que cette qualiteacute soit la

premiegravere En quel sens le courage garantit-il les autres qualiteacutes Lrsquoon peut leur en

adjoindre une autre cette garantie a-t-elle une signification politique speacutecifique Il est

possible de reacutepondre agrave ces trois questions agrave partir de lrsquoanalyse arendtienne du

courage

Hannah Arendt accorde agrave lrsquoaffirmation de Churchill une importance suffisante

pour srsquoy reacutefeacuterer agrave plusieurs reprises lorsqursquoelle eacutevoque le courage et toujours dans sa

dimension politique 2 Un nom est par ailleurs associeacute au courage celui drsquoAchille

Guerrier homeacuterique et non pas homme politique la figure drsquoAchille est cependant

eacuterigeacutee par Arendt en paradigme du courage politique Aussi faut-il se demander quelle

qualiteacute le nom drsquoAchille recegravele-t-il qui fait de son courage une disposition politique par

excellence et comment srsquoopegravere la transposition du plan guerrier homeacuterique au plan

politique proprement dit celui de la polis deacutemocratique atheacutenienne Car ainsi se

dessine la scegravene politique du courage

Or cette scegravene est drsquoactualiteacute Agrave partir drsquoelle je voudrais mrsquointerroger sur une

autre situation aussi paradigmatique agrave mes yeux celle des immigreacutes clandestins de

1 Winston Churchill Great Contemporaries [1932] Londres-Melbourne-Auckland Cooper 1990 p 137 2 Cf H Arendt Journal de penseacutee tr S Courtine-Denamy Paris Seuil 2005 vol II aoucirct 1958 [9]

p 801 laquo Qursquoest-ce que la liberteacute raquo tr A Faure et P Leacutevy in La Crise de la culture Paris Gallimard

1972 p 204

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 17

lrsquoEurope de Schengen (mais aussi bien de toute socieacuteteacute libeacuterale eacuteconomiquement

deacuteveloppeacutee) et sur la maniegravere dont cette mecircme scegravene politique trouve agrave se deacuteployer

au regard du courage dans la politique contemporaine Il y va de lrsquoheacuteroiumlsme

deacutemocratique et de ce qursquoil reacutevegravele de cette scegravene politique Achille pourrait-ce lagrave ecirctre

le nom propre commun agrave tous les clandestins anonymes degraves lors qursquoayant endureacute

lrsquoerrance ils entreprennent drsquoagir et donc avec un stupeacutefiant courage de se

manifester sur la scegravene publique supposeacutee structurer la vie politique des socieacuteteacutes

deacutemocratiques contemporaines

I Le courage du heacuteros mort bregraveve et vie glorieuse

Tournons nous drsquoabord vers Achille vu par Hannah Arendt Achille est la figure

exemplaire de lrsquohomme courageux Pourquoi Selon une interpreacutetation courante

qursquoArendt reprend agrave son compte le courage drsquoAchille est indissociable drsquoun choix

Srsquoexposant au peacuteril Achille a preacutefeacutereacute une vie courte et glorieuse agrave une vie longue et

ordinaire qui sombrera dans la vieillesse et lrsquooubli

laquo Deux destins vont mrsquoemportant vers la mort qui tout achegraveve Si je reste agrave me

battre ici autour de la ville de Troie crsquoen est fait pour moi du retour en revanche

une gloire impeacuterissable mrsquoattend Si je mrsquoen reviens au contraire dans la terre de

ma patrie crsquoen est fait pour moi de la noble gloire une longue vie en revanche

mrsquoest reacuteserveacutee et la mort qui tout achegraveve de longtemps ne saurait mrsquoatteindre raquo 3

On retiendra dans cette deacuteclaration drsquoAchille que le choix de se battre devant

Troie est mis en balance avec celui de lrsquoexil et du retour mourir jeune loin de chez soi

comme Achille ou vieux comme Ulysse une fois retourneacute ainsi que le dit du Bellay

laquo plein drsquousage et raison vivre entre ses parents le reste de son acircge raquo Ulysse est

lrsquohomme du retour et de la vie longue Agrave la diffeacuterence de celui drsquoAchille son nom est

associeacute non au courage mais agrave la meacutetis La tradition a fait de lrsquoopposition drsquoAchille et

drsquoUlysse (qui est envoyeacute en ambassade aupregraves drsquoAchille pour le convaincre de

reprendre le combat) celle du courage et de la ruse4 Et crsquoest aussi celle de lrsquoaction

courageuse et de la passion endurante5

3 Homegravere LrsquoIliade IX 401-16 (trad J-P Vernant) 4 Cf M Detienne J-P Vernant Les ruses de lrsquointelligence la megravetis des Grecs Paris Flammarion 1997

Cf aussi lrsquoHippias mineur de Platon ou les Dialogues des morts de Feacutenelon 5egraveme dialogue entre les deux

heacuteros (httpwwwmediterraneesnetmythesenfersfenelonfenelon5html)5 Cf H Arendt Journal de penseacutee avril 1955 XXI [31] II pp 718-720

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 18

I1 Un premier recours agrave la figure drsquoAchille consiste pour Arendt agrave mettre en

eacutevidence la maniegravere dont ce choix condense en un seul acte glorieux (prendre les

armes et affronter Hector en courant le risque de mourir au combat) le sens de toute

une vie Ce que recherche explicitement Achille et ce que seul le courage procure crsquoest

de fixer pour lrsquoeacuteterniteacute son nom drsquoacteur en sorte que son identiteacute (ce qursquoest Achille) se

confonde pour toujours avec la singulariteacute du guerrier courageux qursquoil aura eacuteteacute lors de

cet exploit (qui est Achille) Par la mort heacuteroiumlque lrsquoensemble des qualiteacutes qui

deacutefinissent Achille (ce qursquoil est depuis et en vertu de sa naissance selon donc une

geacuteneacutealogie sociale) vont se fixer sur son nom drsquoacteur (qui il est lrsquoacteur courageux le

heacuteros de la guerre de Troie le meilleur des Acheacuteens6) en sorte que pour la posteacuteriteacute

on dira le courage crsquoest Achille ou inversement Achille crsquoest le courage Hannah

Arendt eacutecrit

laquo hellip quiconque vise consciemment agrave ecirctre laquo essentiel raquo agrave laisser une histoire et

une identiteacute qui lui procureront une laquo gloire immortelle raquo doit non seulement

risquer sa vie mais comme Achille choisir expresseacutement une vie bregraveve une mort

preacutematureacutee Lrsquohomme qui ne survit pas agrave son acte suprecircme est le seul qui

demeure le maicirctre incontestable de son identiteacute et de sa grandeur possible parce

qursquoen entrant dans la mort il se retire des possibles conseacutequences et

continuations de ce qursquoil a commenceacute Ce qui donne agrave lrsquohistoire drsquoAchille sa valeur

drsquoexemple crsquoest que drsquoun seul trait elle montre que lrsquoon ne peut acheter

lrsquoeudaimonia qursquoau prix de sa vie (hellip) qursquoen ramassant toute une vie dans un seul

acte de sorte que lrsquohistoire de lrsquoacte srsquoachegraveve avec la vie Mecircme Achille il est vrai

deacutepend du narrateur poegravete ou historien sans lequel tout ce qursquoil a fait demeure

futile mais il est le seul heacuteros par excellence qui livre au narrateur toute la

signification de son acte crsquoest comme srsquoil nrsquoavait pas seulement joueacute lrsquohistoire de

sa vie mais qursquoil lrsquoeucirct laquo faite raquo en mecircme temps raquo 7

En choisissant une vie bregraveve Achille srsquoest donneacute son histoire a fabriqueacute sa

leacutegende il a fait coiumlncider ce qursquoil est avec qui il est lrsquoecirctre avec lrsquoagir lrsquoauteur de sa

propre vie avec lrsquoacteur neacute de ses actes en sorte que son nom est devenu le nom de

lrsquoacteur courageux du faiseur drsquoexploits Ce nom ne deacutesigne rien drsquoautre que lrsquoacteur

agissant et reacuteveacuteleacute dans et par son acte (laquo On ne comprend le prestige de lrsquoAchille

homeacuterique qursquoen le regardant comme laquo faiseur de grandes actions et diseur de

6 Cf G Nagy Le meilleur des Acheacuteens La fabrique du heacuteros dans la Gregravece archaiumlque Paris Seuil 19947 H Arendt Condition de lrsquohomme moderne tr fr G Fradier Paris Calmann-Leacutevy 1981 p 218

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 19

grandes paroles raquo laquo mythocircn te rhegravetegraverrsquo emenai pregravektegravera te ergocircn raquo Iliade IX 4438) De

maniegravere exceptionnelle Achille srsquoest donneacute naissance lui-mecircme comme enfant de ses

actes au point qursquoil a pu faire de sa singulariteacute drsquoacteur une identiteacute une essence En

ramassant toute sa vie dans un seul acte il laquo demeure le maicirctre incontestable de son

identiteacute et de sa grandeur possible raquo puisqursquoil nrsquoa pas drsquoautre identiteacute que sa

singulariteacute drsquoacteur Le courage dont il a fait preuve auquel son nom est pour toujours

associeacute est ce qui engageant son ecirctre dans son acte fait de son acte une quasi-

essence une identiteacute On dira drsquoAchille qursquoil a singulariseacute son identiteacute en faisant en

sorte drsquoecirctre pour toujours identifieacute par ndash et agrave ndash son acte courageux

Le courage se laisse ainsi comprendre comme lrsquoopeacuterateur drsquoune laquo seconde

naissance raquo Ce nrsquoest pas parce qursquoAchille eacutetait courageux qursquoil a pu agir comme il lrsquoa

fait mais crsquoest qursquoen agissant ainsi il a fait preuve de courage et ce courage a donneacute

naissance agrave Achille dont le nom restera pour la posteacuteriteacute le nom de lrsquohomme

courageux Du coup il est le seul heacuteros le heacuteros par excellence celui dont lrsquoaction

deacutelivre agrave elle seule le sens de lrsquoexistence Car telle est la signification de lrsquoheacuteroiumlsme

le heacuteros est celui dont lrsquoaction condense la totaliteacute de son ecirctre celui dont lrsquoacte recegravele

et reacutevegravele la singulariteacute drsquoacteur dont lrsquoaction est donatrice de sens Mais il faut le

courage pour que lrsquoaction donne un sens agrave lrsquoexistence au risque drsquoy mettre un terme

Ce sens peut se dire eudaimonia eudaimonia nrsquoest pas bonheur ni beacuteatitude crsquoest la

beacuteneacutediction (sans connotation religieuse) dont jouit le daimon qui nrsquoapparaicirct qursquoaux

autres et singuliegraverement dans lrsquoaction Lrsquoaction est reacuteveacutelation du laquo qui raquo elle donne

apparence au daimon de chacun cette singuliegravere uniciteacute des acteurs que lrsquoaction fait

eacuteclore en le rendant visible aux autres et confegravere un sens agrave son destin Lrsquoeudaimonia

est la naissance de lrsquoacteur reacuteveacuteleacute et engendreacute par son action venue au monde crsquoest-

agrave-dire aux apparences agrave la visibiliteacute publique apparition qui est une beacuteneacutediction pour

le daimon

I2 Le courage est lieacute agrave lrsquoaction publique Qursquoil soit lieacute agrave lrsquoaction signifie que

celui qui nrsquoagit pas nrsquoest pas courageux ou du moins ne peut pas ecirctre dit courageux

Seule lrsquoaction manifeste le courage Et le courage nrsquoest rien hors de sa manifestation

dans des actions Que cette action soit publique signifie que le courage a agrave voir avec la

lumiegravere en deux sens Drsquoune part ne se manifestant que dans et par lrsquoaction le

courage exige une scegravene publique ougrave paraicirctre devant les yeux des juges que sont les

autres Drsquoautre part le courage est lui-mecircme un opeacuterateur de visibilisation de

pheacutenomeacutenalisation il rend eacuteclatante lrsquoaction qui le manifeste et lumineuse la

naissance de lrsquoacteur Lrsquohomme courageux nrsquoest en effet pas celui dont lrsquoacircme serait

8 Ibid p 34

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 20

deacutepourvue de peur ou qui aurait su la dominer une fois pour toutes celui qursquoune hexis

inteacuterieure disposerait quoi qursquoil arrive agrave ecirctre valeureux Le courage nrsquoest pas une

qualiteacute de lrsquoacircme qui existerait cacheacutee et se maintiendrait indeacutependamment des

actions Il nrsquoexiste pas drsquohommes courageux seuls les actes le sont ou pas et donc

les acteurs auxquels ces actes donnent naissance dans le moment mecircme de leur

manifestation Le courage est une qualiteacute de lrsquoacte pas de lrsquoecirctre il nrsquoexiste pas en

dehors de lrsquoaction elle-mecircme reconnu comme tel par ceux qui en sont les spectateurs

Car crsquoest la scegravene assembleacutee de ceux qui la voient et donc la jugent qui confegravere agrave

lrsquoaction sa valeur en mecircme temps que sa gloire Hors de cette scegravene et donc du

monde commun qursquoelle instaure lrsquoaction ne saurait ecirctre dite courageuse ou non

Lrsquohomme courageux est alors laquo un ecirctre qui a deacutecideacute que ce nrsquoest pas le

spectacle de la peur qursquoil veut donner raquo9 Il a choisi hic et nunc drsquoagir dans le monde

crsquoest-agrave-dire au sein du monde mais aussi en vue du monde pour le monde Et il a

choisi une apparence plus belle qursquoune autre une apparence qui ennoblit le monde

commun en mecircme temps qursquoelle glorifie lrsquoacteur Renommeacutee et gloire sont

indeacutefectiblement attacheacutees au courage de lrsquoaction et elles participent drsquoun choix qursquoon

peut dire politique En ce sens tout homme qui agit courageusement peut porter le

nom de heacuteros puisque laquo heacuteros raquo deacutesigne laquo les ecirctres agissant au sens le plus eacuteleveacute

les andres epiphaneis les hommes pleinement manifestes qursquoil est impossible de ne

pas voir raquo10 Le halo de gloire dont ils sont entoureacutes provient de la coiumlncidence entre

lrsquoeacuteclat de lrsquoagir sa brillance propre ou son extrecircme visibiliteacute pheacutenomeacutenale qui eacuteclaire le

monde commun et lrsquoeacuteclat de la renommeacutee que laisse paraicirctre la consideacuteration dont on

les honore Le courage pheacutenomeacutenalise de maniegravere remarquable une action qui a

accru la digniteacute du monde La gloire du heacuteros de lrsquoecirctre pleinement agissant qui nrsquoest

pas pour les Grecs comme le rappelle Heidegger laquo quelque chose qursquoon reccediloit ou non

par-dessus le marcheacute raquo mais laquo la manifestation de lrsquoecirctre le plus haut raquo11 cette gloire

est indissociable de lrsquoopinion que les spectateurs se font de son action puisque la

doxa signifie aussi bien la consideacuteration le laquo visage offert raquo par lrsquoeacuteveacutenement que

lrsquoopinion proprement dite

Ici encore Achille est exemplaire de cette gloire Jean-Pierre Vernant a souligneacute

que la singulariteacute drsquoAchille est de deacutelier la gloire qursquoil attend de ses actions aussi bien

9 H Arendt La vie de lrsquoesprit tr L Lotringer Paris PUF 1983 vol1 laquo La penseacutee raquo p 5110 H Arendt ibid p 85 (je souligne)11 M Heidegger Introduction agrave la meacutetaphysique tr G Kahn Paris Gallimard 1967 pp 111-112

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 21

du pouvoir que de la richesse il refuse les biens que lui offre Agamemnon pour

reprendre le combat et laquo il nrsquoeacutevalue pas la timegrave agrave lrsquoaune de son pouvoir royal ni des

honneurs que les sujets rendent agrave leur maicirctre raquo12 Agrave Ulysse venu le conjurer de

reprendre le combat Achille deacuteclare laquo Il nrsquoy a rien pour moi qui puisse eacutequivaloir agrave la

vie (psuchecirc) pas mecircme les richesses que srsquoest acquise naguegravere la ville drsquoIlionhellip raquo

(Iliade IX 401) Agrave la diffeacuterence du prestige des honneurs ou des biens mateacuteriels qursquoon

peut regagner srsquoils sont perdus au cours de la vie et qui ne sont plus rien apregraves la

mort la vie (psuchecirc le souffle vital singulier) et cette vie singuliegravere seule peut payer

une laquo gloire immortelle raquo en sorte que la gloire demeure agrave jamais attacheacutee au nom de

lrsquoacteur Et agrave la diffeacuterence des hommages rendus par les contemporains qui

srsquoeffacent avec la mort du heacuteros la gloire est elle impeacuterissable degraves lors qursquoelle est

acquise par une laquo belle mort raquo Il y a ainsi comme lrsquoindique Vernant deux formes de

vie bregraveve et glorieuse ou longue et deacuteclinante deux types drsquohonneur lrsquohonneur

glorieux drsquoAchille ou lrsquohonneur prestigieux drsquoAgamemnon deux sortes de mort la

laquo belle mort raquo qui confegravere son eacuteclat agrave la valeur du jeune guerrier ou la mort laide et

deacutegradante du vieillard La psuchecirc est lieacutee agrave une vie bregraveve une belle mort et une gloire

immortelle

I3 Le courage est ainsi pris dans un certain rapport agrave la vie et agrave la mort Mais

il indique surtout une certaine conception de la vie qui conquiert dans la mort son

immortaliteacute et dont le nom homeacuterique est psuchecirc Or crsquoest cette conception de la vie

qui nous megravene sur la voie drsquoune compreacutehension proprement politique du courage Le

courage dit-on est inseacuteparable du risque de la mort Il fait donc valoir que quelque

chose a plus de prix que la vie Arendt soutient que ce qui a plus de prix que la vie est

laquo la raison drsquoecirctre du politique raquo agrave savoir la liberteacute 13 Comment se lient ensemble

lrsquoimmortaliteacute conquise dans et par la laquo belle mort raquo et le rejet du souci de la vie au

profit de la liberteacute comme raison drsquoecirctre du politique

laquo Fondamentalement dans la condition humaine le courage renvoie agrave la mortaliteacute

de lrsquohomme qui sacrifie une vie qursquoil aurait de toute faccedilon perdue un jour ou

lrsquoautre (hellip) Cette vertu du courage les dieux immortels des Grecs durent la

reacuteserver aux mortels (hellip) Seul le courage est refuseacute aux immortels leur existence

eacutetant eacuteternelle la mise nrsquoest jamais assez eacuteleveacutee Jamais un mortel ne pourrait

risquer sa vie srsquoil ne devait pas neacutecessairement la perdre un jour raquo 14

12 Jean-Pierre Vernant laquo La belle mort drsquoAchille raquo in Entre mythe et politique Paris Gallimard Folio

p 50413 H Arendt La Crise de la culture op cit pp 190 201 20214 H Arendt laquo LrsquoEurope et lrsquoAmeacuterique raquo (1954) in Penser lrsquoeacuteveacutenement tr A Enegregraven Paris Belin 1989

p 190 Sur ce texte et sur le rapport du courage agrave la responsabiliteacute en geacuteneacuteral dans la penseacutee

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 22

Seuls des mortels peuvent mettre leur vie en jeu Comme le courage est

drsquoexposer sa vie seuls des mortels peuvent ecirctre courageux Ce propos pourrait

sembler contredit par la figure drsquoAchille La leacutegende ne dit-elle pas qursquoAchille fils de

Theacutetis diviniteacute marine nrsquoest qursquoagrave demi mortel qursquoil fut trempeacute par sa megravere dans le

Styx pour le rendre invulneacuterable et que son destin peacuterir devant Troie lui eacutetait connu

Drsquoascendance divine agrave demi humain donc invulneacuterable mais assureacute de mourir jeune

Achille peut-il reacuteellement figurer lrsquohomme courageux Quel risque prend-il agrave affronter

Hector et les armeacutees troyennes srsquoil est invulneacuterable Et en mecircme temps aussi

contradictoire que cela paraisse en quoi met-il sa vie en jeu srsquoil est assureacute de mourir

devant Troie Cette objection seacuterieuse permet me semble-t-il de faire valoir deux

caracteacuteristiques deacutecisives du courage homeacuterique

En premier lieu la focalisation sur la vie eacuterigeacutee en valeur suprecircme et dont

lrsquoexposition constituerait la valeur supeacuterieure du courage nous fait neacutegliger lrsquoautre

aspect essentiel du courage que met en eacutevidence le sort drsquoAchille le risque de la vie

est pris agrave lrsquooccasion drsquoun combat Il srsquoagit de se battre drsquoaffronter drsquoautres acteurs Ce

qui qualifie le courage nrsquoest donc pas tant le risque de perdre sa vie ou le fait de

supprimer celle des ennemis ce nrsquoest pas mecircme drsquoabord de les vaincre mais crsquoest le

fait de se battre de srsquoecirctre engageacute dans la bataille sans ecirctre assureacute du reacutesultat Crsquoest

avant tout cette disposition agrave combattre cet engagement qui certes peut se payer de

la deacutefaite et de la mort qui teacutemoigne du courage ou le manifeste Ni lrsquoeacutelimination de

lrsquoennemi en tant que telle ni la victoire agrave nrsquoimporte quel prix ne deacutecident de la gloire

mais bien lrsquoexposition de soi Aussi Homegravere raconte-t-il les exploits drsquoHector tout autant

que ceux drsquoAchille aussi loue-t-il le courage des vaincus tout autant que celui des

vainqueurs aussi chante-t-il la grandeur des Troyens tout autant que celle des

Acheacuteens

En second lieu lrsquoobjection nrsquoest fondeacutee que si lrsquoon persiste agrave penser que ce qui

est en question dans le courage est la vie en tant que telle le fait drsquoecirctre vivant et de

rester en vie quel que soit le contenu drsquoexistence qursquoaccomplit cette vie Or comme le

souligne Arendt la philosophie politique qui fait du courage la vertu politique par

excellence mdash philosophie preacutechreacutetienne mdash laquo ne tient pas la vie pour le plus sacreacute des

biens et estime que dans certains cas elle ne vaut pas la peine drsquoecirctre veacutecue Pour les

Anciens crsquoeacutetait notamment le cas lorsque pour conserver son existence lrsquoindividu se

trouvait entiegraverement livreacute aux neacutecessiteacutes drsquoune vie purement animale raquo car laquo il eacutetait

par lagrave mecircme jugeacute incapable de liberteacute raquo15 Aussi nrsquoest-ce pas tant la valorisation du fait

arendtienne et au-delagrave cf G Truc Assumer lrsquohumaniteacute Hannah Arendt la responsabiliteacute face agrave la

pluraliteacute Bruxelles Ed de lrsquoUniversiteacute libre de Bruxelles 200815 Ibid p 189 (je souligne)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 23

drsquoecirctre et de rester en vie qui peut confeacuterer au courage sa preacuteeacuteminence parmi les

qualiteacutes humaines que la valorisation drsquoune vie libre drsquoune vie senseacutee drsquoune vie

glorieuse soit drsquoune vie exposeacutee agrave la lumiegravere publique ougrave elle peut faire lrsquoobjet drsquoune

estimation doxique ecirctre susceptible de renommeacutee ou drsquoinfamie de grandeur ou

drsquoignominie Double estimation double eacutevaluation de la vie aux actes accomplis

publiquement agrave la fois par les contemporains (honneurs) et par les successeurs par

la posteacuteriteacute (gloire) Aussi faut-il ajouter agrave la compreacutehension du courage que

lrsquoexposition de la vie suppose et requiert laquo la compreacutehension le souvenir et le respect

de la posteacuteriteacute Lrsquohomme ne peut se montrer courageux que dans la mesure ougrave il sait

que ses semblables lui survivront raquo que les poegravetes ou les narrateurs conteront ses

exploits et que la posteacuteriteacute fera de sa mort bregraveve une gloire impeacuterissable16 Achille a

besoin drsquoHomegravere tandis qursquoUlysse se fait lui-mecircme agrave la fois narrateur et auditeur de

ses propres aventures17

II Le courage des citoyens action et manifestation

Comment faire du courage homeacuterique des exploits guerriers drsquoAchille devant

Troie un modegravele pour le courage civique des citoyens dans la citeacute

II1 De lrsquoeacutepopeacutee homeacuterique on peut retenir trois aspects qui informent la

configuration politique de la citeacute atheacutenienne18 En premier lieu la polis grecque a fait

de lrsquoagora homeacuterique le centre de la polis en conservant de cette agora guerriegravere la

dimension agonistique mais en en excluant la violence meurtriegravere Lrsquoeacutelimination de la

violence de lrsquoespace politique nrsquoen est pas lrsquoeacutelimination de laquo lrsquoesprit agonal raquo qui est

au contraire lui entiegraverement transposeacute

laquo Ce qursquoil y a de proprement homeacuterique dans la repreacutesentation de la guerre de

Troie srsquoest pleinement exprimeacute dans la maniegravere dont la polis a associeacute agrave son

organisation le concept de combat en tant que forme non seulement leacutegitime mais

en un certain sens en tant que forme suprecircme de lrsquoecirctre-ensemble humain raquo 19

16 Ibid p 19017 laquo Achille a besoin drsquoHomegravere Ulysse raconte son histoire et lrsquoeacutecoute agrave la cour du roi des Pheacuteaciens raquo H

Arendt Journal de penseacutee op cit avril 1955 XXI [31] II p 72018 H Arendt Qursquoest-ce que la politique tr fr S Courtine-Denamy Paris Seuil 1995 p 102 sq19 Ibid p 102

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 24

Lrsquoesprit agonal ainsi conserveacute se manifeste non seulement laquo dans lrsquoaspiration agrave

se montrer partout et toujours le meilleur raquo mais aussi et surtout dans la puissance

de reacuteveacutelation propre agrave lrsquoagir conflictuel agrave la rivaliteacute et agrave la compeacutetition pour

lrsquoexcellence Or la compeacutetition politique trouve

laquo son modegravele originaire dans le combat entre Hector et Achille qui

indeacutependamment de la victoire et de la deacutefaite offre agrave chacun lrsquooccasion de se

montrer tel qursquoil est veacuteritablement crsquoest-agrave-dire drsquoacceacuteder effectivement agrave

lrsquoapparaicirctre et par lagrave de devenir pleinement reacuteel raquo 20

Le conflit homeacuterique laquo fournit agrave chacun lrsquooccasion drsquoacceacuteder pleinement agrave la

pheacutenomeacutenaliteacute raquo Transposant dans lrsquoaregravene politique lrsquoesprit agonal des guerriers

homeacuteriques mais sans la violence meurtriegravere qui lrsquoaccompagne le conflit politique

reacuteinvente un ordre agrave la fois conflictuel et non violent de la pheacutenomeacutenaliteacute qui sera

lrsquoordre pheacutenomeacutenal politique

laquo Tout se passe comme si les Grecs avaient seacutepareacute le combat mdash sans lequel ni

Achille ni Hector nrsquoauraient pu se manifester et deacutemontrer concregravetement qui ils

eacutetaient reacuteellement mdash de la sphegravere militaire belliqueuse qui est le seacutejour de la

violence pour le transformer en une composante faisant partie inteacutegrante de la

polis et du politique raquo 21

La polis pouvait ainsi laquo se charger drsquoentreprendre le combat sans violence et

se porter garante de la gloire raquo sans avoir agrave recourir aux poegravetes

En second lieu lrsquoexpeacuterience politique de la citeacute atheacutenienne est aussi heacuteritiegravere

du principe drsquoambivalence mis en avant par Homegravere et que traduit le conflit drsquoAchille et

drsquoHector tout combat oppose au moins deux combattants et donc offre au moins deux

faces deux visages Toute guerre preacutesente deux cocircteacutes et le meacuterite revient agrave Homegravere

non seulement drsquoavoir raconteacute lrsquohistoire des heacuteros selon les deux cocircteacutes drsquoavoir raconteacute

lrsquoeacutepopeacutee du point de vue des Troyens comme du point de vue des Acheacuteens mais aussi

drsquoavoir par lagrave laquo deacutemontreacute que toutes les choses ont deux aspects qui ne se reacutevegravelent

que dans le combat raquo donnant ainsi chair agrave la sentence drsquoHeacuteraclite laquo Polemos est le

pegravere de toute choses raquo22 Le combat est source de dualiteacute et les conflits polyvalents

20 Ibid p 10321 Ibid p 10822 Heacuteraclite fragment B80 (Cf H Arendt Qursquoest-ce que la politique op cit p 103) Sur lrsquointerpreacutetation

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 25

sources de pluraliteacute On ne doit pas simplement penser que les conflits proviennent de

la pluraliteacute des ecirctres et des points de vue La pluraliteacute elle-mecircme procegravede de la

conflictualiteacute puisque Polemos nrsquoest pegravere de toutes choses qursquoen ce qursquoil reacutevegravele les

diffeacuterentes faces des forces en preacutesence Le combat pheacutenomeacutenalise la pluraliteacute

humaine qui hors de lrsquoaction ne serait qursquoune multipliciteacute

Enfin le reacutecit homeacuterique nous apprend que lrsquoambivalence des exploits

guerriers se prolonge sous la forme drsquoune ambiguiumlteacute fondamentale du reacutesultat des

affrontements la victoire drsquoAchille est ambigueuml tandis que la deacutefaite drsquoHector pourrait

elle ecirctre glorieuse Les Grecs transposeront cette ambivalence et cette ambiguiumlteacute

dans le champ politique pour en faire une veacuteriteacute deacutemocratique lrsquoespace publico-

politique de la citeacute est un espace agonistique ougrave se livrent des combats politiques

pluriels et est donc en conseacutequence un espace pluriel de points de vue qui permet

de prendre en consideacuteration ce qui srsquoy produit sous diffeacuterents aspects Parce qursquoil est

un espace agonistique lrsquoespace politique est lrsquoespace de la pluraliteacute lrsquoespace des

ambivalences et des ambiguiumlteacutes qui accompagnent les conflits et que reacutevegravelent les

combats politiques Comment le courage des guerriers homeacuteriques se trouve-t-il

transposeacute dans cet espace politique

II2 En deacutepit du souci exclusif pour la vie qui caracteacuterise la politique moderne

en theacuteorie au moins depuis Hobbes et lrsquoargument que la puissance publique trouve son

fondement dans lrsquoeacutetat de guerre et la peur de mourir nous continuons agrave tenir le

courage pour une vertu politique fondamentale Qursquoest-ce que cela signifie sinon que

les deux eacuteleacutements qui composent lrsquoexemplariteacute drsquoAchille participent de la

compreacutehension juste du politique Agrave savoir que le domaine politique pour lequel le

courage reste la vertu premiegravere est un domaine qui ne se soucie pas avant tout de la

vie en tant que telle mais de la liberteacute par laquelle celle-ci peut acqueacuterir un sens et

qursquoil est le domaine ougrave se livrent des combats non seulement pour la vie ou la survie

mais pour la gloire le domaine des actions conflictuelles qursquoArendt deacutesigne comme le

laquo champ drsquoexpeacuterience raquo de la liberteacute Mais par lagrave aussi au souci litteacuteralement

eacuteconomique de la preacuteservation de la vie agrave tout prix qui ignore le courage homeacuterique il

convient drsquoopposer le souci politique proprement dit souci pour le monde dont la

politique de polemos cf J Patocka Essais heacutereacutetiques tr E Abrams Paris Verdier reacuteeacutedition 2007 Je

me permets de renvoyer agrave E Tassin laquo Penseacutee heacutereacutetique et politique dissidente raquo communication agrave la

journeacutee drsquoeacutetudes laquo Dissidence et philosophie La charte 77 et Jan Patocka raquo CSPRP Universiteacute Paris

Diderot 15 novembre 2008 agrave paraicirctre dans Tumultes ndeg 32-33 laquo Voix dissidentes voix discordantes raquo

revue du CSPRP Paris Kimeacute automne 2009

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 26

raison drsquoecirctre est la liberteacute23 Cette dissociation du neacutecessaire souci pour la vie et du

libre souci pour le monde que porte en lui lrsquoagir politique est encore une fois une

opeacuteration du courage

laquo Le courage libegravere les hommes de leur souci concernant la vie au beacuteneacutefice de la

liberteacute du monde (for the freedom of the world) Le courage est indispensable

parce qursquoen politique ce nrsquoest pas la vie mais le monde qui est en jeu raquo24

On commence ici de comprendre quelle est la vertu proprement politique du

courage Le courage est libeacuteration il soustrait les hommes au regravegne de la neacutecessiteacute

vitale et les expose agrave leur liberteacute drsquoaction Le courage libegravere les hommes des

neacutecessiteacutes de la vie laquo for the freedom of the world raquo Risquer sa vie cela veut dire en

reacutealiteacute srsquoaffranchir des neacutecessiteacutes se libeacuterer et cette liberteacute est une liberteacute pour le

monde liberteacute en vue du monde qui est donc un don de monde au monde Le courage

libegravere le monde en libeacuterant les hommes de leur attachement agrave la vie qui prend aussi

bien la forme drsquoune peur de mourir que la forme de leur asservissement aux opeacuterations

de survie Le courage ouvre au regravegne de la liberteacute en srsquoeacutelevant contre le regravegne de la

neacutecessiteacute La liberteacute qui est la raison drsquoecirctre du politique et dont le champ drsquoexpeacuterience

est lrsquoaction indique ainsi que lrsquoobjet propre de lrsquoaction politique nrsquoest pas drsquoassurer la

reproduction du vivant ce qui est lrsquoobjet de lrsquoeacuteconomie mais de circonscrire et

preacuteserver lrsquoespace des actions glorieuses en ce qursquoelles srsquoordonnent agrave la liberteacute et non

agrave la vie Le courage nrsquoaffronte la mort que pour nous libeacuterer de la vie et nous exposer

librement agrave la liberteacute des autres

Arendt formule cette libeacuteration agrave partir de lrsquoopposition qui structure la vie

politique grecque et qui reste deacuteterminante dans les socieacuteteacutes modernes malgreacute le

recouvrement des sphegraveres de lrsquoexistence lrsquoopposition entre la vie priveacutee domestique

et eacuteconomique drsquoune part et la vie publique politique drsquoautre part Le courage est

requis pour srsquoaffranchir de la seacutecuriteacute protectrice du foyer et srsquoexposer dans lrsquoespace

politique agrave la lumiegravere publique

laquo hellip en tant que tel le domaine public srsquooppose de la faccedilon la plus nette possible

agrave notre domaine priveacute ougrave dans la protection de la famille et du foyer toute chose

23 Cf drsquoune part lrsquoaffirmation de laquo Qursquoest-ce que la liberteacute raquo in La Crise de la culture op cit p 190

laquo La raison drsquoecirctre de la politique est la liberteacute et son champ drsquoexpeacuterience est lrsquoaction raquo et drsquoautre part

celle de Qursquoest-ce que la politique op cit p44 laquo Au centre de la politique on trouve toujours le souci

pour le monde et non pour lrsquohomme raquo24 La Crise de la culture op cit p 203

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 27

sert et doit servir la seacutecuriteacute du processus vital Rien que quitter la seacutecuriteacute

protectrice de nos quatre murs et entrer dans le domaine public cela demande du

courage non pas agrave cause de dangers particuliers qui peuvent nous y attendre

mais parce que nous sommes arriveacutes dans un domaine ou ougrave le souci de la vie a

perdu sa validiteacute raquo 25

Nous touchons ici au point essentiel le courage est de srsquoexposer soi dans un

domaine qui nrsquoest plus ordonneacute agrave la preacuteoccupation pour la vie ou pour la survie mais

qui nrsquoest ordonneacute qursquoagrave la seule liberteacute de parole et drsquoaction Ce domaine est le

domaine politique Le courage fondamental celui dont toutes les actions politiques

deacutependent ou dont elles ne sont que lrsquoaccomplissement ce courage est celui de

quitter lrsquoabri de la famille de la vie priveacutee des communauteacutes drsquoappartenance et de

reconnaissance pour srsquoexposer librement sur la scegravene politique poleacutemique et

agonistique par des actions et des paroles qursquoaucune neacutecessiteacute ne justifie qursquoaucun

ordre preacuteeacutetabli ne garantit actions conflictuelles combats ambivalents et ambigus

reacuteveacutelant les faces cacheacutees des forces qui divisent la socieacuteteacute paroles et

actions perceptibles drsquoune multipliciteacute de points de vue et ainsi livreacutees au jugement

public Le courage de quitter la sphegravere priveacutee des neacutecessiteacutes vitales pour la scegravene

publico-politique des actions et des paroles libres fait acceacuteder les acteurs et

spectateurs des conflits agrave leur liberteacute Lrsquoheacuteroiumlsme deacutemocratique le plus ordinaire est lagrave

dans le courage de se libeacuterer de la vie priveacutee pour srsquoexposer aux peacuterils de la vie

publique Du coup sur cette scegravene politique le courage transforme le heacuteros

aristocratique (homeacuterique) en heacuteros deacutemocratique (politique)

laquo Le mot heacuteros agrave lrsquoorigine crsquoest-agrave-dire dans Homegravere nrsquoeacutetait qursquoun nom donneacute agrave

chacun des hommes libres qui avaient pris part agrave lrsquoeacutepopeacutee troyenne et de qui lrsquoon

pouvait conter une histoire Lrsquoideacutee de courage qualiteacute qursquoaujourdrsquohui nous jugeons

indispensable au heacuteros se trouve deacutejagrave en fait dans le consentement agrave agir et agrave

parler agrave srsquoinseacuterer dans le monde et agrave commencer une histoire agrave soi Et ce courage

nrsquoest pas neacutecessairement ni mecircme principalement lieacute agrave lrsquoacceptation des

conseacutequences il y a du courage de la hardiesse agrave quitter son abri priveacute et agrave faire

voir qui lrsquoon est agrave se deacutevoiler agrave srsquoexposer raquo 26

Lrsquoespace de la polis est un espace drsquoexposition de reacuteveacutelation drsquoapparition une

scegravene de visibiliteacute ougrave exister comme le dit Jan Patocka crsquoest vivre dans la

25 Ibid p 20326 H Arendt Condition de lrsquohomme moderne op cit p 210

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 28

probleacutematiciteacute ce qui signifie politiquement vivre dans la poleacutemiciteacute Aussi agrave

lrsquoaffirmation de Churchill que le courage est la premiegravere qualiteacute humaine on doit

ajouter qursquoavec le courage la premiegravere vertu politique est lrsquoexposition de soi Que veut

dire exposition de soi

Lrsquoeacutelucidation arendtienne de lrsquoaction politique fait apparaicirctre que lrsquoaction

politique meneacutee de concert avec drsquoautres possegravede trois vertus qui composent la scegravene

politique deacutemocratique et agrave partir desquelles penser la citoyenneteacute la reacuteveacutelation de

lrsquoagent dans et par lrsquoaction et la parole la mise en relation des acteurs entre eux

lrsquoinstitution drsquoun espace drsquoapparence ou drsquoapparition qui se deacuteploie gracircce agrave lrsquoagir-

ensemble27

Dans ce dispositif drsquoexposition ou de manifestation qursquoest lrsquoaction politique on

dira que toute action se caracteacuterise drsquoabord par le fait qursquoelle reacutevegravele lrsquoacteur

Cependant lrsquoagent reacuteveacuteleacute par lrsquoaction nrsquoest pas lrsquoauteur reacuteputeacute cause et source de

celle-ci Cette reacuteveacutelation est comme on lrsquoa vu paradoxale qui est reacuteveacuteleacute est lrsquoacteur

neacute de lrsquoagir lui-mecircme et non pas un preacutetendu laquo sujet raquo qui lui preacuteexisterait On doit ici

precircter attention agrave la distinction de lrsquoacteur et de lrsquoauteur correspondant agrave la distinction

deacutejagrave rencontreacutee entre laquo qui je suis raquo et laquo ce que je suis raquo Lrsquoacteur est pourrait-on

dire lrsquoenfant de son action et non le pegravere de celle-ci En agissant nous nous reacuteveacutelons

au sens ougrave nous nous donnons naissance parce que nous nous manifestons La

manifestation est ainsi une laquo seconde naissance raquo (nataliteacute) Crsquoest pourquoi il ne faut

pas rabattre lrsquoaction sur son auteur supposeacute comme si celui-ci deacutetenait la cleacute de lrsquoagir

sous le preacutetexte qursquoil en serait la cause Lrsquoacteur nrsquoest pas la cause de lrsquoaction il en

est le produit engendreacute par elle (naissance) et exhibeacute par elle (reacuteveacutelation apparition

manifestation)

Lrsquoaction est ensuite la seule activiteacute qui mette directement les humains en

relation entre eux sans lrsquointermeacutediaire drsquoobjets Cette relation est elle aussi

paradoxale elle donne naissance agrave une communauteacute drsquoacteurs mais une

communauteacute qui ne preacuteexiste pas sous cette forme neacutee de lrsquoaction agrave lrsquoaction elle-

mecircme Aucune communauteacute donneacutee ou preacuteexistante agrave lrsquoaction meneacutee avec drsquoautres

nrsquoest agrave proprement parler le laquo sujet raquo de lrsquoaction Lrsquoaction invente son peuple dans

lrsquoagir Les actions inventent les peuples et non lrsquoinverse Aussi les communauteacutes

drsquoacteurs engendreacutees dans et par lrsquoaction ne durent-elles qursquoautant que dure leur

27 Cf H Arendt Condition de lrsquohomme moderne opcit chapitre V lrsquoaction

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 29

action Communauteacutes fragiles preacutecaires eacutepheacutemegraveres drsquoacteurs jamais reacuteductibles aux

classes sociales ou aux communauteacutes culturelles ou confessionnelles qui leur

preacuteexistent et dont elles se soustraient pour donner naissance agrave des ensembles

instables drsquoacteurs politiques

Toute action enfin deacuteploie avec elle un espace de visibiliteacute ougrave les acteurs se

rendent manifestes Lrsquoinstitution drsquoun espace drsquoapparence est agrave son tour paradoxale

un espace public est requis qui soit politiquement garanti pour que des actions

puissent ecirctre meneacutees mais cet espace naicirct lui-mecircme des actions entreprises et qui le

reacuteactivent lrsquoinfleacutechissent sans cesse Lrsquoespace drsquoapparitions deacutevolu agrave lrsquoagir politique

est ainsi institueacute par un jeu drsquoactions politiques instituantes reacuteiteacutereacutees Crsquoest de

lrsquoincessante seacuterie drsquoactions contestatrices que deacutependent la preacuteservation et la

reacuteactivation de lrsquoespace institueacute pour lrsquoaction politique Lrsquoinstitution politique de cet

espace et sa constitution juridique sont tout autant tributaires de lrsquoactiviteacute citoyenne

que celle-ci lrsquoest de celles-lagrave

Agrave consideacuterer ensemble ces trois vertus on en tirera une conseacutequence politique

deacutecisive si lrsquoacteur politique naicirct de et par ses actions dans le mecircme temps ougrave son

action instaure une communauteacute drsquoacteurs et un espace de visibiliteacute commune alors

aucun titre nrsquoest en theacuteorie requis pour ecirctre citoyen sinon le fait drsquoecirctre acteur le fait

drsquoagir politiquement de srsquoengager et de srsquoexposer sur la scegravene publique des actions

pour tout ce qui concerne les affaires de la citeacute La citoyenneteacute ne saurait ecirctre un

statut deacutefini par des droits qursquoen raison drsquoune maniegravere drsquoagir sur un mode public crsquoest-

agrave-dire drsquoune exposition de soi Crsquoest le mode drsquoaction qui confegravere des droits aux acteurs

en les manifestant publiquement Et si le courage est drsquoabord sur la scegravene politique

deacutemocratique le fait de la rupture drsquoavec les communauteacutes drsquoappartenance et drsquoavec

les logiques de survie qui les commandent rupture qursquoaccomplit la libre exposition de

soi sur la scegravene publique alors rien drsquoautre ne donne droit au titre de citoyen que le

courage drsquoagir montreacute et deacutemontreacute par lrsquoaction publique

III Le courage des clandestins andres epiphaneis

Ces consideacuterations sur le courage nous conduisent agrave reacutefleacutechir agrave la scegravene

politique contemporaine qui se distingue par lrsquoobsession seacutecuritaire et les logiques

drsquoexclusion systeacutematique sous la triple forme de lrsquointerdiction drsquoaccegraves au territoire de

lrsquoexpulsion du territoire ou de la marginalisation aux confins du territoire Au regard des

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 30

caracteacuteristiques de lrsquoaction on comprend que tout autant qursquoune excursion hors de

lrsquoabri que repreacutesente la vie priveacutee toute action politique est aussi bien une sortie de la

geacuteneacuteraliteacute communautaire (identiteacute) qursquoune sortie de la clandestiniteacute des apatrides

(anonymat) Ce dernier aspect est encore plus significatif que le premier La situation

de clandestiniteacute agrave laquelle sont voueacutes les immigreacutes entreacutes illeacutegalement sur le territoire

national ou mis en situation irreacuteguliegravere pour diffeacuterentes raisons une fois sur ce

territoire est une situation paradigmatique qui a valeur de test pour appreacutecier la

scegravene politique du courage De ce point de vue on pourrait dire que les clandestins

sont les sujets politiques mdash probleacutematiques mdash de lrsquoEurope moderne (celle de

Schengen)

III1 La question politique que pose la clandestiniteacute des immigrants est que

signifie le fait qursquoune socieacuteteacute pour des raisons eacuteconomiques lieacutees aux neacutecessiteacutes

vitales en vienne agrave condamner des ecirctres agrave la clandestiniteacute crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoinvisibiliteacute

Qursquoelle en vienne agrave les condamner agrave ne jamais pouvoir srsquoexposer agrave ne jamais prendre

apparence et donc agrave ne jamais pouvoir se singulariser par des actions publiques Bref

agrave priver des individus de toute vie publique agrave les condamner agrave une vie priveacutee de toute

apparence crsquoest-agrave-dire en reacutealiteacute priveacutee radicalement de tout puisque aussi bien priveacutee

de laquo vie priveacutee raquo La question politique ne consiste pas agrave demander pourquoi des

immigrants entrent-ils dans lrsquoilleacutegaliteacute et donc dans la clandestiniteacute ce qui revient agrave

demander pourquoi viennent-ils dans les socieacuteteacutes de travail agrave ce prix Car cette

question mdash pourquoi des personnes issues des pays du Sud sont-elles ameneacutees agrave

quitter leur pays drsquoorigine en se livrant agrave des passeurs qui les exploitent et souvent les

trompent agrave entreprendre une migration peacuterilleuse et douloureuse agrave srsquoexposer

deacutemunies agrave la violence des situations et des rencontres aux traitements deacutegradants

au risque seacuterieux de la mort agrave laquelle beaucoup drsquoentre elles succombent pour

atteindre un pays du Nord qui srsquoemploie agrave les rejeter mdash cette question et ses

reacuteponses sont drsquoabord drsquoordre eacuteconomique Elles supposent que la deacutetresse est agrave ce

point insupportable et lrsquoillusion drsquoune socieacuteteacute laborieuse opulente et hospitaliegravere agrave ce

point tenace qursquoon est precirct agrave tout sacrifier pour acceacuteder agrave cet Eldorado fictif Nul doute

que cette migration demande beaucoup de courage Mais ce qui la distingue surtout

crsquoest lrsquoendurance Homegravere oppose Achille le guerrier qui preacutefegravere la mort glorieuse agrave

une vie languissante lrsquohomme de lrsquoaction dont la vertu est le courage agrave Ulysse le

migrant errant sur la route du retour lrsquohomme de la passion dont la vertu est

lrsquoendurance28

28 H Arendt Journal de penseacutee opcit avril 1955 XXI [31] II p 718-720

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 31

La question politique est diffeacuterente elle demande que signifie le fait qursquoau

terme du peacuteriple lrsquoaccueil reacuteserveacute aux survivants ne soit en reacutealiteacute rien drsquoautre qursquoune

vie dans la clandestiniteacute qursquoun enterrement vivant Que preacutefeacuterera le clandestin

courageux politique un enterrement vivant dans la non-existence de clandestin ou

lrsquoexposition au peacuteril sur la place publique pour faire valoir son droit agrave une existence

lumineuse Survivre eacuteconomiquement ou exister politiquement On ne saurait

manquer ici de faire un rapprochement Antigone est enterreacutee vivante par Creacuteon

Pourquoi Antigone est-elle enterreacutee vivante Bien sucircr on eacutevoquera la symeacutetrie de son

destin par rapport agrave lrsquoinhumation qursquoelle requiert pour Polynice Mais ce nrsquoest pas au

nom de la loi des dieux qursquoelle est condamneacutee crsquoest au nom de la citeacute crsquoest-agrave-dire de

la loi de la lumiegravere publique loi de la raison loi politique cela signifie donc qursquoelle est

condamneacutee agrave retourner drsquoougrave elle vient agrave lrsquoobscuriteacute de la famille de la terre natale de

lrsquoorigine Condamneacutee pour avoir oseacute srsquoexposer et exposer ce qui est destineacute agrave rester

dans la clandestiniteacute drsquoune vie priveacutee drsquoapparence pour srsquoecirctre montreacutee en pleine

lumiegravere et avoir porteacute agrave la lumiegravere la question de la mort priveacutee refouleacutee par la citeacute sur

laquelle repose lrsquoordre lumineux de la loi humaine Antigone pouvait-elle eacutechapper agrave

cette punition vivre son propre enterrement Politiquement la question de la

clandestiniteacute est celle du refus de reconnaicirctre pour laquo politiques raquo ceux que la citeacute

condamne agrave la clandestiniteacute refus de les laisser acceacuteder agrave la lumiegravere de lrsquoespace

publico-politique crsquoest-agrave-dire agrave la sphegravere de lrsquoaction donc de la reacuteveacutelation de soi de la

relation aux autres et de la participation agrave lrsquoespace institueacute pour les paroles et les

actions libres Refus drsquoexistence et drsquohumaniteacute Les clandestins sont condamneacutes agrave

lrsquoendurance agrave cette laquo passion raquo dont ils ont fait preuve pour venir jusqursquoagrave leur

tombeau mais sont soustraits de fait agrave lrsquoaction et agrave sa vertu aleacutethique

III2 Crsquoest alors au regard de cette passion agrave laquelle on veut les reacuteduire que

se reacutevegravele le caractegravere exemplaire de lrsquoaction des clandestins qui choisissent de

paraicirctre publiquement de mener de concert un combat politique Agrave lrsquoendurance requise

pour survivre au cours du peacuteriple et pour survivre une fois laquo arriveacutes raquo quelque part

dans les sous-sol des villes europeacuteennes vient succeacuteder pour certains le moment de

lrsquoaction politique srsquoexposer sortir de la clandestiniteacute manifester au grand jour quitter

lrsquoabri priveacute des souterrains de lrsquoexistence pour deacutenoncer le deacuteni drsquohumaniteacute que

constitue leur sort de clandestin et revendiquer des droits eacutegaux agrave ceux des travailleurs

qui sont dans la leacutegaliteacute Lrsquoexposition deacutelibeacutereacutee de soi est alors pour les clandestins

veacuteritablement un acte de courage la police est lagrave qui se charge de les photographier

de les identifier de les reacutepertorier de les assigner agrave des places et agrave des

communauteacutes en les enregistrant afin de les poursuivre de les arrecircter et de les

expulser Le caractegravere paradigmatique du courage des clandestins se repegravere ici sous la

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 32

forme drsquoun double paradoxe

Drsquoune part en quittant la clandestiniteacute laquo protectrice raquo pour manifester et se

manifester dans lrsquoespace public ils srsquoexposent exactement agrave tout ce qursquoils doivent fuir

pour survivre ils srsquoexposent agrave la visibiliteacute agrave la publiciteacute et se livrent donc agrave la police

en se reacuteveacutelant agrave la fois singuliegraverement et collectivement puisqursquoils manifestent et se

manifestent en actions concerteacutees Par lagrave indiquent-ils clairement que la liberteacute que

manifeste leur manifestation est politiquement de plus haute valeur ou de plus haute

signification que la lutte pour la survie eacuteconomique qui fut le ressort de leur endurance

et reste le motif de leur situation Ils mettent leur vie en jeu au nom drsquoune liberteacute dont

le deacutefaut fait de cette vie qursquoelle nrsquoest pas vivable Ils reacutevegravelent ainsi par leur action le

sens du politique dont la raison drsquoecirctre est la liberteacute et que ce sens politique de

lrsquoexistence prime sur la neacutecessiteacute vitale dans laquelle leur clandestiniteacute les tient reclus

Drsquoautre part les clandestins sont de surcroicirct priveacutes de lrsquoabri et donc du refuge

que constitue une vie priveacutee familiale communautaire ou sociale ils sont priveacutes de la

sphegravere priveacutee qursquoils ont quitteacutee en abandonnant leur terre natale mdash preacuteciseacutement au

motif qursquoelle ne constituait plus pour eux un refuge un havre ougrave comme le disait

Arendt laquo dans la protection de la famille et du foyer toute chose sert et doit servir la

seacutecuriteacute du processus vital raquo Les clandestins srsquoexposent donc sans laquo arriegraveres raquo

sans lrsquoassurance ni la consolation du foyer Leur exposition est lrsquoexposition mecircme leur

manifestation lrsquoessence de toute manifestation priveacutee de tout appui celeacute Elle est le

plus grand risque elle requiert le plus grand courage serait-il celui des deacutesespeacutereacutes

Cette situation ineacutedite indique qursquoau partage vie priveacuteevie publique qui structure le

plan politique de la citeacute atheacutenienne srsquoest substitueacute un autre partage qui organise nos

socieacuteteacutes libeacuterales anonymat clandestinidentification policiegravere Lrsquoapparition des

clandestins sur la scegravene publico-politique brouille ce partage elle ne se laisse pas

drsquoabord deacutecrire comme une demande de droits ou de reconnaissance mais comme

une infraction deacutestabilisante dans la composition des ordres infraction qui manifeste

lrsquointerdit adresseacute aux sans noms de se manifester Aussi le courage manifesteacute par les

clandestins devenus acteurs politiques a-t-il par lui-mecircme valeur de laquo manifeste raquo il

rappelle la citeacute agrave sa vocation politique contre son deacutetournement policier (controcircle

drsquoidentiteacute assignation agrave reacutesidence directive du retour etc)

On notera une transformation conjointe du sens de la doxa (et donc de la

renommeacutee de la gloire) et de celui de la singulariteacute exposeacutee (et donc du nom propre)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 33

Tel pourrait ecirctre en effet lrsquoenjeu de ce courage de lrsquoexposition contre la (bonne)

reacuteputation (avoir des papiers ecirctre citoyen europeacuteen ecirctre identifiable dans lrsquoordre social

et assigneacute agrave une place elle-mecircme reacutepertorieacutee etc) il fait valoir une autre doxa une

autre gloire celle des reacuteprouveacutes des indeacutesirables des migrants des exclus crsquoest-agrave-

dire la grandeur de ceux qui ne sauraient ecirctre assigneacutes agrave aucune place pour avoir fui

toute position et qui pourtant entrent dans la lumiegravere de lrsquoespace public pour requeacuterir

le droit drsquoy participer alors qursquoils ne possegravedent aucun des titres requis pour y preacutetendre

Ce courage rappelle ainsi que le nom de heacuteros est donneacute agrave tous ceux qui prennent part

agrave la vie de la citeacute quelles que soient leurs laquo origines raquo teacuteneacutebreuses ou leur absence

de titres Il reacutevegravele que la seule condition requise pour ecirctre un acteur de la vie publique

est drsquoecirctre cet acteur drsquoagir publiquement Il indique que la preuve de la citoyenneteacute est

la citoyenneteacute elle-mecircme quand celle-ci est comprise agrave juste titre non comme un

statut ou un titre octroyeacute par lrsquoordre politique sur la base drsquoune identiteacute preacutealable agrave

lrsquoaction (ecirctre de telle nationaliteacute parler telle langue croire en tel dieu etc) mais

quand elle est comprise comme responsabiliteacute effective engagement dans la vie

civique exposition aux peacuterils de lrsquoespace public bref action avec drsquoautres

La manifestation des clandestins revient ainsi agrave faire la lumiegravere sur les

conditions de la lumiegravere Contre lrsquoanonymat forceacute qui nrsquoest que lrsquoenvers de

lrsquoidentification obligeacutee opeacutereacutee par la loi et effectueacutee avec le concours de la police les

clandestins agissant publiquement font voir et valoir la singulariteacute drsquoacteurs ni

anonymes ni identifieacutes Aucun nom ne les preacutecegravede on les appelle laquo clandestins raquo

laquo sans-papiers raquo laquo sans-droits raquo ce sont les laquo invisibles raquo aucun titre ne les

annonce puisqursquoen quittant leur terre natale ils ont abandonneacute leur systegraveme

drsquoidentification ont deacutechireacute leurs papiers pour ne pas ecirctre identifieacutes et expulseacutes vers

les pays dont ils se sont eux-mecircmes seacutepareacutes Ils ne sont rien et survivent en nrsquoeacutetant

rien Il suffit alors qursquoils agissent politiquement qursquoils apparaissent qursquoils manifestent

et se manifestent pour acqueacuterir le nom de citoyen qui leur revient de droit et qui leur

est refuseacute de fait le nom de heacuteros drsquoandres epiphaneis drsquohommes laquo pleinement

manifestes qursquoil est impossible de ne pas voir raquo Tel Achille srsquoefforccedilant drsquoidentifier son

nom de naissance agrave son nom drsquoacteur agrave son nom de heacuteros les clandestins engageacutes

dans la peacuterilleuse exposition de soi des manifestations publiques se nomment

laquo courage raquo ou Achille Car tel est le nom des heacuteros le nom des acteurs politiques

ou le veacuteritable nom des citoyens quels qursquoils soient par ailleurs

III 3 La scegravene politique est une scegravene conflictuelle Mais le conflit ne se

deacuteploie pas seulement entre ceux qui sont habiliteacutes agrave y prendre part et qui y livrent un

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 34

combat politique organiseacute par la loi Comme lrsquoa eacutetabli Jacques Ranciegravere le conflit est

toujours aussi un conflit entre ceux qui possegravedent un titre pour y prendre part et ceux

dont le titre est deacutenieacute ceux qui sont exclus de la sphegravere publico-politique et qui

revendiquent drsquoy ecirctre entendus et vus comme des citoyens agrave part entiegravere29 On dira

donc premiegraverement que le test deacutemocratique est radicalement la maniegravere dont un

ordre politique traite ou maltraite les laquo Sans raquo Soit donc le rapport qursquoil entretient

avec lrsquoexteacuterioriteacute de sa scegravene de visibiliteacute le rapport paradoxal agrave ce qui est mis hors de

tout rapport ou encore le rapport paradoxal avec ceux qui sont reacuteputeacutes sans rapport

avec lrsquoespace publico-politique du fait de leur inexistence leacutegale De ce point de vue la

reacuteaction des gouvernements au courage des clandestins agissant publiquement est le

reacuteveacutelateur de la preacutetention des socieacuteteacutes libeacuterales agrave ecirctre deacutemocratiques Lrsquoheacuteroiumlsme

deacutemocratique des clandestins deacutecide du sens de cette preacutetention Mais on conviendra

aussi deuxiegravemement que ce conflit est insoluble irreacuteductible si la femme est

laquo lrsquoeacuteternelle ironie de la communauteacute raquo (Hegel) le clandestin est lrsquointempestive

eacutecharde de la deacutemocratie Diffeacuterend ou meacutesentente deux instances qui ne sont pas

sur un pied drsquoeacutegaliteacute ne parlent pas la mecircme langue Il y a drsquoune part la langue des

clandestins qui depuis cette exteacuterioriteacute reacutecuseacutee secregravetement logeacutee au coeur de la

socieacuteteacute capitaliste disent vouloir et pouvoir en ecirctre et demandent une reacutegularisation de

leur situation (ce qui est rentrer dans lrsquoordre policier) et il y a drsquoautre part la langue du

gouvernement celle que parle le Ministegravere dit de lrsquointeacuterieur chargeacute de proteacuteger cet

inteacuterieur de toute intrusion exteacuterieure et qui refuse aux clandestins le titre reacuteclameacute en

ne leur laissant que lrsquoalternative lrsquoenterrement vivant qursquoest la reacuteclusion agrave la

clandestiniteacute ou lrsquoexpulsion comptabiliseacutee qui les assigne de force agrave un territorialiteacute

exteacuterieure dite originaire

On reconnaicirct lagrave aussi de nouveau un paradoxe que des sans-titres reacuteclament

les titres requis pour faire partie de ce dont ils sont exclus faute de titres pourrait

passer pour une confirmation du bien-fondeacute de la politique des titres Leur

manifestation serait la preuve que les titres ont une raison drsquoecirctre et qursquoil appartient par

essence au droit politique de seacutelectionner ceux qui peuvent entrer de ceux qui ne le

peuvent pas ceux qui peuvent rester de ceux qui doivent ecirctre expulseacutes Car qursquoils

souhaitent en ecirctre et donc qursquoils reacuteclament des droits (des papiers des titres de seacutejour

ou de naturalisation etc) dont ils ont meacutepriseacute lrsquoautoriteacute en entrant ou en restant

illeacutegalement sur le territoire national cela reviendrait agrave donner raison agrave la logique

gouvernementale qui subordonne la citoyenneteacute agrave des titres Au fond en reacuteclamant des

papiers crsquoest-agrave-dire une reconnaissance de lrsquoordre gouvernemental ou policier les

29 J Ranciegravere La meacutesentente Paris Galileacutee 1995 Aux bords du politique Paris La Fabrique 1998 La haine de la deacutemocratie Paris La Fabrique 2005

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 35

clandestins signifieraient qursquoils veulent faire alleacutegeance au pouvoir et donc donnent

raison agrave celui-ci de les poursuivre et de les expulser

Mais peut-ecirctre est-ce preacuteciseacutement lagrave que reacuteside lrsquoultime leccedilon du courage les

clandestins acteurs ne reacuteclament pas drsquoecirctre identifieacutes comme des sujets ayant fait

alleacutegeance ou assimileacutes agrave des membres de la communauteacute agrave laquelle ils deacuteclareraient

faire acte drsquoappartenance Ils nrsquoont aucun titre agrave faire valoir puisqursquoils reacutecusent les

titres puisqursquoils sont la reacutecusation des titres seul leur courage mdash oser apparaicirctre et

manifester publiquement leur existence mdash fait titre Il est leur seul titre celui qui se

prouve en marchant par leur action par leur manifestation et leur exposition Leur

manifestation est la preuve effectueacutee et effective qursquoils relegravevent de ce dont ils sont

exclus par lrsquoordre policier Le courage dont cette manifestation est lrsquoeacuteclatante preuve

qursquoils ont le droit de revendiquer des droits preuve qui est faite in situ et in actu par la

manifestation crsquoest-agrave-dire par lrsquoentreacutee de fait sur la scegravene de visibiliteacute scegravene publico-

politique dont lrsquoaccegraves leur eacutetait refuseacute Crsquoest bien le courage qui est cette preuve le

risque pris risque drsquoemprisonnement de reacuteclusion dans les centres de deacutetention hors

droit de lrsquoEtat et risque drsquoexpulsion de reconduite non pas agrave la frontiegravere mais dans

des pays drsquoorigine supposeacutee ougrave pour la plupart ils ne retrouveront jamais lrsquoabri la

demeure la vie priveacutee et communautaire qui leur garantissaient leur identiteacute et leur

existence puisqursquoils ont ducirc les quitter pour srsquoexposer agrave lrsquoerrance et lrsquoinhospitaliteacute des

pays recircveacutes comme des pays drsquoaccueil Agrave bien regarder la manifestation des sans-

papiers requeacuterant drsquoecirctre reacutegulariseacutes ne prouve pas tant le bien-fondeacute de la politique

des titres qursquoelle ne reacutevegravele dans son dispositif mecircme lrsquoexposition courageuse de soi

que lagrave est le seul titre exigible pour ecirctre reconnu un ecirctre humain

hellip agrave juste titre

Ceux qui agissent ainsi modestes Achille postmodernes en prenant lrsquoeacutenorme

risque de paraicirctre en public apregraves avoir subi lrsquoeacutepreuve drsquoendurance (mais agrave lrsquoinverse de

celle drsquoUlysse pour quitter la demeure natale et non pour retourner agrave Ithaque) disent

peut-ecirctre qursquoils preacutefegraverent une vie bregraveve mais pas anonyme ni reacuteduite agrave ce qursquoils sont

reacuteputeacutes ecirctre de naissance plutocirct qursquoune survie au prix de leur continuelle deacutecheacuteance

Mais ils le font sans espeacuterer de la doxa qursquoelle sache les percevoir pour ce qursquoils sont

et en sachant qursquoils ne connaicirctront jamais la gloire eacuteternelle que les socieacuteteacutes libeacuterales

ne leur reconnaicirctront pas Car les clandestins acteurs deacutefont les distributions entre

dedans et dehors posseacutedants et proleacutetaires identiteacute et anonymat citoyens et non

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 36

citoyens heacuteros et quelconques etc sur lesquelles repose lrsquoordre social libeacuteral Et

aussi cette autre distribution sur laquelle ces derniegraveres se fondent entre hommes de

passion voueacutes agrave endurer en silence et hommes daction voueacutes agrave se distinguer

prouvant qursquoil y a du courage dans lrsquoendurance et de la teacutenaciteacute dans le courage et que

crsquoest sur fond drsquoun pacirctir endurant que srsquoeacutelegraveve lrsquoagir courageux Par ce brouillage des

partages ils font entendre que ce courage-lagrave est le seul titre dont puisse se preacutevaloir

un homme pour ecirctre reconnu un homme qursquoil est le titre des sans-titres confirmant

par lagrave non seulement et quoi qursquoil en ait lrsquoaffirmation de Churchill que crsquoest agrave juste

titre qursquoon considegravere le courage comme la premiegravere des qualiteacutes humaines celle qui

garantit les autres mais aussi que crsquoest encore agrave juste titre qursquoon peut voir en lui la

vertu seacuteminale du politique

Eacutetienne Tassin est professeur de philosophie politique agrave

lrsquouniversiteacute de Paris 7 Il a publieacute plusieurs ouvrages

consacreacutes agrave Hannah Arendt Il est lrsquoauteur de Un monde commun Pour une cosmo-politique des conflits Seuil

2003

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 37

Marc-Antoine Gavray laquo Le courage du

relativisme de Protagoras agrave lrsquouniteacute platonicienne des

vertus raquo

Introduction

Dans le monde grec ougrave les citeacutes ne connaissaient pas la paix mais concluaient

seulement des trecircves les hommes rencontraient une multitude drsquooccasions de

srsquoillustrer au combat par leur bravoure1 Au vu du contexte il ne paraicirct pas surprenant

que Platon ait traiteacute du courage agrave de nombreuses reprises srsquoagissant drsquoune vertu que

devaient arborer les citoyens Il se faisait en cela le reflet drsquoune eacutepoque Pour un

philosophe atheacutenien traiter du courage sans en peser les connotations militaires

semblait une gageure2 Il conviendrait drsquoexaminer dans quelle mesure la signification

guerriegravere conditionne la deacutefinition philosophique

Au fil des Dialogues sont esquisseacutees plusieurs deacutefinitions du courage la

plupart eacutetant precircteacutees agrave des interlocuteurs de Socrate mais eacutecarteacutees par Platon Deux

retiendront mon attention ici celle qursquoavance Protagoras dans le Protagoras et celle

qursquoassume Socrate dans la Reacutepublique Malgreacute les diffeacuterences entre leurs eacutenonceacutes

autant qursquoentre leurs implications ces deux thegraveses reposent sur un postulat identique

celui de lrsquouniteacute de la vertu dont le courage serait une partie

La thegravese de lrsquouniteacute de la vertu relegraveve de la penseacutee ordinaire Il existe plusieurs

attitudes que nous appelons vertus (courage justice sagesse etc) Or quand nous

parlons de la vertu de courage de la vertu de justice de la vertu de sagesse un mecircme

vocable nous sert agrave nommer des attitudes diffeacuterentes Il srsquoensuit que cette deacutesignation

unique doit renvoyer agrave un caractegravere commun qui les rassemble toutes la vertu Degraves

1 Pour une illustration de cet eacutetat de guerre permanent je renvoie aux Acharniens drsquoAristophane ougrave

Diceacuteopolis le protagoniste entreprend de neacutegocier une trecircve pour lui-mecircme afin drsquoeacutechapper aux malheurs

et aux ravages qursquoentraicircnait la guerre du Peacuteloponnegravese2 Pour srsquoen persuader il suffit de consideacuterer la deacutefinition drsquoAristote Eacutethique agrave Nicomaque III 9 1115a33-

35 (tr GauthierndashJolif) laquo On appellera donc courageux au sens propre du mot celui qui reste sans peur en

face drsquoune belle mort et de toutes les conjonctures ougrave il court le risque immeacutediat drsquoune telle mort

conjonctures qui se rencontrent par excellence agrave la guerre raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 38

lors saisir les positions respectives de Platon et de Protagoras sur le courage implique

drsquoexaminer leur conception du tout de la vertu dont le courage constitue une partie

crsquoest-agrave-dire la faccedilon dont ils postulent lrsquouniteacute de la vertu Car crsquoest sur le fait de cette

uniteacute que ces deux theacuteories srsquoopposent

Lrsquouniteacute de la vertu

Le modegravele organique de Protagoras

Concernant la deacutefinition protagoreacuteenne du courage une preacutecaution srsquoimpose

Platon srsquoavegravere agrave la fois juge et partie dans la mesure ougrave nous nrsquoavons conserveacute

aucune trace directe de ce que pouvait ecirctre lrsquoavis de Protagoras sur la question ndash si du

moins il srsquoeacutetait prononceacute Par conseacutequent la position dite protagoreacuteenne repose pour

une large part sur une reconstitution agrave partir du Protagoras Quelle qursquoen soit

lrsquoauthenticiteacute elle aboutit agrave une thegravese philosophique feacuteconde que Platon utilise pour

penser la socieacuteteacute de son temps et la position sophistique ainsi que pour eacutelaborer son

propre modegravele de la vertu

Agrave Socrate qui lrsquointerroge sur sa propre activiteacute le sophiste reacutepond qursquoil enseigne

laquo le bon jugement dans les affaires priveacutees (comment administrer au mieux sa maison)

et dans celles de la Citeacute (comment ecirctre le plus apte agrave geacuterer les affaires de la Citeacute en

actes et en paroles)3 raquo Socrate en conclut que Protagoras preacutetend professer lrsquoart

politique et il assimile ce dernier agrave la vertu Il oppose alors son doute que cette

derniegravere puisse faire lrsquoobjet drsquoun apprentissage obligeant le sophiste agrave se deacutefendre4

Protagoras se lance donc dans un mythe qursquoil prolonge par un discours explicatif afin

de justifier drsquoune part que tout le monde possegravede lrsquoart politique (en raison du don divin

drsquoαἰδώς et de δίκη)5 leacutegitimant au passage la deacutemocratie atheacutenienne drsquoautre part

que la vertu srsquoenseigne de surcroicirct de faccedilon permanente (comme en teacutemoigne le

systegraveme drsquoeacuteducation atheacutenien)6

3 Protagoras 318e-319a4 Protagoras 319a-320c Socrate glisse de la πολιτικὴ τέχνη agrave lrsquoάρετή puis il soulegraveve une double

objection drsquoune part sur les matiegraveres techniques les Atheacuteniens ont pour habitude agrave lrsquoassembleacutee de se

contenter de lrsquoavis des experts reconnus (architecte armateur etc) alors que chacun est libre de

srsquoexprimer sur les questions de politique geacuteneacuterale drsquoautre part Socrate constate que les politiciens

preacutetendument experts (tel Peacutericlegraves) srsquoavegraverent incapables de transmettre leur savoir et leur vertu agrave leurs

propres enfants5 Prot 320c-324c6 Prot 324d-328d

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 39

Socrate reprend alors lrsquointerrogatoire

mdash laquo Tu dis que la vertu srsquoenseigne et je mrsquoen remettrais plus volontiers agrave toi

qursquoagrave tout autre Mais quelque chose mrsquoa eacutetonneacute dans ton discours et je te

prierai de combler lrsquoattente de mon acircme sur ce point Tu as raconteacute que Zeus

avait envoyeacute aux hommes la justice et la honte ensuite dans ton discours tu

as parleacute agrave plusieurs reprises de la justice de la sagesse de la pieacuteteacute etc

comme si elles formaient en somme une uniteacute la vertu Explique-moi

preacuteciseacutement ce qursquoil en est sur ce point la vertu est-elle une uniteacute dont la

justice la sagesse et la pieacuteteacute seraient les parties ou bien toutes ces qualiteacutes

que je viens drsquoeacutenumeacuterer sont les noms drsquoune seule et mecircme reacutealiteacute Voilagrave ce

que je deacutesire encore savoir raquo

laquo mdash Rien de plus facile Socrate raquo dit Protagoras laquo Je te reacutepondrai que tu

mrsquointerroges lagrave sur les parties de la vertu qui est elle-mecircme une reacutealiteacute une raquo

mdash laquo Est-ce raquo dis-je laquo agrave la faccedilon dont les parties drsquoun visage en sont les parties

(bouche nez yeux et oreilles) ou bien est-ce agrave la faccedilon dont les parties de lrsquoor

ne diffegraverent en rien ni les unes des autres ni du tout si ce nrsquoest en grandeur et

en petitesse raquo mdash laquo De la premiegravere faccedilon agrave ce qursquoil me paraicirct Socrate agrave la

faccedilon dont les parties du visage se rapportent au visage tout entier raquo mdash laquo Mais

est-ce que parmi les hommes raquo demandai-je laquo les uns ont part agrave lrsquoune de ces

parties de la vertu les autres agrave une autre ou bien si quelqursquoun en a une il les

possegravede neacutecessairement toutes raquo mdash laquo Aucunement raquo reacutepondit-il laquo puisqursquoil

existe beaucoup drsquohommes courageux mais injustes ou justes mais pas

sages raquo mdash laquo Est-ce que ce sont aussi des parties de la vertu raquo dis-je laquo la

sagesse et le courage raquo mdash laquo Absolument raquo reacutetorqua-t-il laquo et la sagesse est la

plus importante des parties raquo

mdash laquo Chacune est ainsi diffeacuterente de lrsquoautre raquo demandai-je mdash laquo Oui raquo mdash laquo Et

chacune drsquoelles possegravede-t-elle une faculteacute propre tout comme les parties du

visage Lrsquoœil nrsquoest pas semblable aux oreilles et la faculteacute nrsquoen est pas

identique Aucune drsquoentre elles nrsquoest semblable agrave lrsquoautre ni par la faculteacute ni par

le reste Est-ce donc de cette faccedilon qursquoil en va aussi des parties de la vertu

lrsquoune nrsquoest pas semblable agrave lrsquoautre ni en elle-mecircme ni par sa faculteacute Nrsquoest-il

pas eacutevident qursquoil en est ainsi si du moins notre comparaison est

vraisemblable raquo mdash laquo Il en est bien ainsi Socrate raquo reacutepondit-il (Prot 329b7-

330b2)7 raquo

7 Sous lrsquoinfluence de Gregory Vlastos ce passage a retenu lrsquoattention des interpregravetes du Protagoras (voir

Plato Protagoras Benjamin Jowettrsquos translation edited with an introduction by G Vlastos Indianapolis

The Liberal Arts Press 1956 p xxvi-xlv ainsi que laquo The Unity of the Virtues in the Protagoras raquo The

Review of Metaphysics 1971 p 415-458) Vlastos est agrave lrsquoorigine de la question de la self-predication ne

se souciant que des problegravemes de logique internes agrave lrsquoargument (savoir si Socrate reacuteussit agrave prouver lrsquouniteacute

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 40

Lrsquouniteacute de la vertu est conccedilue ici selon deux modegraveles distincts identitaire ou

diffeacuterentiel Soit les vertus particuliegraveres constituent les diverses manifestations

possibles drsquoune seule et mecircme reacutealiteacute dont seul le nom varie en fonction des

applications Dans ce cas les multiples vertus ne posseacutederaient qursquoune diffeacuterence non

essentielle une dissemblance symboliseacutee par le nom La vertu recevrait une deacutefinition

unique qui marquerait lrsquoidentiteacute du courage de la justice de la sagesse etc

Protagoras refuse cette position nominaliste car elle reacuteduit les parties agrave ecirctre les noms

drsquoune mecircme reacutealiteacute Soit au contraire la vertu est composeacutee de parties distinctes

auxquelles elle nrsquoest pas reacuteductible pas plus qursquoelles ne le sont les unes aux autres

Dans cette option les vertus possegravedent une autonomie relative

Socrate propose deux faccedilons de deacutecrire lrsquouniteacute drsquoune telle pluraliteacute autrement

dit drsquoexpliquer la relation entre des parties le paradigme de lrsquoor ndash rejeteacute par Protagoras

ndash et le paradigme du visage Le premier implique une uniteacute homeacuteomegravere les parties se

distinguent les unes des autres autant que du tout par un trait accidentel tel que la

taille Il en reacutesulte que si le tout ne srsquoidentifie agrave aucune des parties il faudra fournir le

critegravere en vertu duquel il srsquoen distingue malgreacute leur homogeacuteneacuteiteacute8 Le second

paradigme que preacutefegravere le sophiste pose lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des parties le visage est

composeacute drsquoorganes exteacuterieurs et indeacutependants (nez bouche oreilles yeux) Lrsquoanalogie

implique en premier lieu que les parties de la vertu srsquoavegraverent seacutepareacutees la possession

de lrsquoune nrsquoentraicircnant pas celle de lrsquoautre Un homme peut ecirctre courageux sans ecirctre

juste tout autant que voyant mais sourd (329e) En second lieu elle eacutetablit une

hieacuterarchie de mecircme que la vue possegravede une supeacuterioriteacute parmi les sens la σοφία

paraicirct la vertu la plus eacuteleveacutee (330a) ndash srsquoagissant de celle que le sophiste doit cultiver

(312c) En conclusion le paradigme du visage impose une forme drsquouniteacute qui ressortit agrave

lrsquoorganiciteacute les parties ne posseacutedant aucun rapport mutuel bien qursquoils produisent lrsquoeffet

drsquoune totaliteacute Lrsquouniteacute naicirct drsquoune multipliciteacute qualitative dont lrsquoagencement apparaicirct

comme un tout organiseacute9

Toute partie du visage dispose drsquoune faculteacute propre en fonction de laquelle elle

se deacutemarque seuls les yeux voient le nez sent etc (δύναμις 330a-b)10 De faccedilon

de la sagesse et de la tempeacuterance de la justice et de la pieacuteteacute) sans srsquooccuper de ses implications

conceptuelles Par la suite rares ont eacuteteacute les commentateurs agrave se demander pourquoi lrsquoargument nrsquoeacutetait

pas concluant preacutefeacuterant chercher srsquoil lrsquoeacutetait ni mecircme agrave interroger les implications de la position qui y eacutetait

deacuteveloppeacutee8 Cette position rejoint le nominalisme eacutevoqueacute dans le paragraphe preacuteceacutedent Dans les deux cas les

parties sont essentiellement identiques et ne possegravedent qursquoune dissemblance accidentelle9 En accord avec M Dixsaut Le Naturel philosophe Essai sur les dialogues de Platon Paris Vrin 2001

p 11210 Cette affirmation sert ailleurs agrave Platon pour prouver la diffeacuterence des faculteacutes (Reacutepublique VI 507c

511c) et lrsquouniteacute de la perception par lrsquoacircme (Theacuteeacutetegravete 184b-187a) Selon le modegravele de la δύναμις et des

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 41

analogue si qualifier la justice de juste revient agrave lui attribuer la puissance de produire

un comportement juste comme lrsquoœil est dit voyant parce qursquoil produit une vision rien

nrsquoengendrera le juste ou le pieux sinon la justice ou la pieacuteteacute elles-mecircmes (330d-e)

Chacune des vertus possegravede une faculteacute propre Or de mecircme que le visage ne

garantit aucunement lrsquouniteacute des faculteacutes de ses parties lrsquouniteacute des faculteacutes des vertus

ne provient pas de la vertu dans sa totaliteacute

Le lien entre les parties du visage srsquoavegravere seulement morphologique et non

essentiel si elles possegravedent une caracteacuteristique commune ndash le fait drsquoexercer une

faculteacute sensitive ndash le visage nrsquoen assure pas lrsquouniteacute car il ne garantit pas lrsquoanimation

des sens Elles partagent lrsquoexpression drsquoune puissance et de la mecircme faccedilon qursquoune

vision ou une olfaction ne sont pas lrsquoexpression de la puissance du visage mais drsquoune

de ses parties une action juste ou une action pieuse est vertueuse en tant que

manifestation drsquoune partie de la vertu Degraves lors ce paradigme conduit agrave deacutefinir la vertu

par la somme de ses parties tout comme le visage nrsquoest que lrsquoassemblage des yeux

des oreilles du nez et de la bouche

Selon cette position formelle ougrave la vertu nrsquoest guegravere qursquoun nom les parties ont

en commun de posseacuteder une puissance de produire Malgreacute cette ressemblance toute

relation mutuelle ou entre les produits paraicirct inconcevable La position inverse agrave

laquelle souscrit Socrate postule que lrsquouniteacute de la vertu requiert un trait commun aux

parties de sorte que lrsquoune affecte lrsquoautre et vice-versa (331b) Cette forme drsquouniteacute

implique une essence constitutive de la vertu qui se diffuse agrave travers les parties Or

Protagoras ne conccediloit pas les vertus en tant qursquoessences crsquoest-agrave-dire seacutepareacutement de

leur manifestation dans les actes11 Aussi ne peut-il qursquoinsister sur leur dissemblance

tenant aux qualiteacutes diffeacuterentes qursquoelles produisent Il postule une uniteacute vide de la vertu

sans chercher agrave en deacutefinir lrsquoessence Il ne srsquoattache qursquoaux produits des puissances de

ses parties maintenant le flou autour des limites par le recours au principe de

similitude12

parties du visage lrsquoœil qui produit la vision nrsquoest pas audible et par extension est compris comme

inaudible Puisque ce qui est accessible agrave un sens ne lrsquoest pas agrave lrsquoautre un type de sensation nrsquoest rien

pour lrsquoorgane qui ne lui est pas adapteacute et ne peut ecirctre perccedilu par lui Par analogie en ce qursquoelle ne produit

pas de choses justes la pieacuteteacute est injuste Toutefois il serait plus correct de dire qursquoen ce que la vision est

non audible (elle nrsquoest pas une donneacutee de lrsquoaudition) elle nrsquoest ni audible ni inaudible tout comme lrsquoaction

juste ne sera ni pieuse ni impie11 Lorsqursquoil en vient agrave parler de lrsquoutile Protagoras met lrsquoaccent sur la diversiteacute de ses occurrences (333e-

334c) De mecircme quand il deacutefinit le courage il parle avant tout des hommes courageux (349d-351a)12 Prot 331d1-e4 laquo Eacutevidemment dit Protagoras la justice ressemble drsquoune certaine maniegravere agrave la pieacuteteacute

car nrsquoimporte quelle chose ressemble en quelque sorte du moins agrave nrsquoimporte quelle autre Le blanc est

quelque part semblable au noir le dur au mou ainsi que le reste de ce qui semble le plus contraire

reacuteciproquement Les parties du visage que nous disions tout agrave lrsquoheure avoir une puissance diffeacuterente et

ne pas ecirctre analogues lrsquoune agrave lrsquoautre se ressemblent en quelque sorte du moins et sont analogues lrsquoune

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 42

De lrsquoavis de Platon il ne peut saisir lrsquouniteacute parce qursquoil reste prisonnier de la

multipliciteacute des manifestations Or se fonder sur la ressemblance et la dissemblance

constitue une alternative au couple de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence pour reacutesoudre le

problegraveme des rapports entre lrsquoun et le multiple La ressemblance est une forme de

mise en relation qui ne fixe pas de limites Agrave chaque instant elle les repense et ouvre

lrsquoespace de la discussion amenant de nouveaux eacuteleacutements pour remplacer les anciens

Elle rend vain lrsquoacte de cerner une chose dans sa singulariteacute ou dans ses liens au reste

du monde dans la mesure ougrave elle abolit les contrastes pour les reacuteinventer au greacute des

circonstances

Concevoir lrsquouniteacute au moyen de rapports de ressemblance interdit de saisir les

diffeacuterences entre les parties tout autant que le principe du tout si les termes font

lrsquoobjet drsquoun reacutearrangement constant il srsquoavegravere possible de les agencer autrement

selon que lrsquoaccent se deacuteplace voire de poursuivre une tout autre fin Lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute

qualitative et lrsquouniteacute apparente entraicircnent donc une conception spontaneacuteiste de la

vertu puisqursquoil nrsquoy a pas agrave proprement parler uniteacute mais totaliteacute organique chaque

contexte produira des harmonies diffeacuterentes Si tous les visages comportent les

mecircmes eacuteleacutements ils diffegraverent par leurs proportions Avec le temps les parties se

modifient et les rapports eacutevoluent Par ailleurs un visage qui paraicirct beau et harmonieux

dans un contexte deacutetermineacute ne sera pas neacutecessairement jugeacute de faccedilon similaire en

dehors de celui-ci Bref lrsquoorganisation des parties auxquelles aucun principe ne confegravere

drsquouniteacute reacuteelle peut ecirctre sujette agrave des eacutevolutions aussi bien qursquoagrave des appreacuteciations

diffeacuterentes

Du point de vue de lrsquoaction politique il en reacutesulte qursquoagir sur une composante

du tout modifie lrsquoensemble Bien que les autres parties ne soient pas affecteacutees dans

leur constitution propre le fait que lrsquoune drsquoelles subisse des modifications

consideacuterables altegravere lrsquoorganisation du tout Par conseacutequent pour modifier un ordre il

suffit drsquoagir sur une des parties pour lrsquoinfleacutechir dans un sens Protagoras deacutefinit ainsi le

sophiste comme celui qui srsquoavegravere capable drsquoenseigner la vertu mieux que drsquoautres

(328b) Or vu qursquoil arrive au terme de lrsquoapprentissage il ne preacutetend pas transmettre un

ensemble de valeurs deacutejagrave impreacutegneacutees en chacun par le processus drsquoeacuteducation et

consigneacutees dans les lois (325c-326e) Il dispense des moyens drsquoagir sur leur

production et de participer agrave leur eacutevolution (318e-319a) Le sophiste ne se preacutesente

agrave lrsquoautre De sorte que de cette maniegravere si tu le voulais tu pourrais prouver que toutes sont semblables

les unes aux autres Or il nrsquoest pas juste drsquoappeler semblables les choses qui possegravedent une certaine

similitude ni dissemblables celles qui possegravedent une certaine dissemblance mecircme si leur ressemblance

est bien petite raquo Protagoras souligne que toutes les choses partagent une similitude mecircme les plus

opposeacutees Nous pouvons dire que le blanc ressemble au noir comme le dur au mou parce qursquoils

constituent des proprieacuteteacutes relatives agrave une mecircme qualiteacute la couleur ou la consistance

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 43

pas comme lrsquoinstigateur drsquoun nouvel ordre social ou vertueux mais comme le relais

drsquoun savoir technique permettant drsquointeragir avec un systegraveme contextuel de vertus afin

de leacutegaliser drsquoautres comportements13

En conclusion cette conception offre un grand nombre de possibiliteacutes de

reacutealiser lrsquouniteacute de la vertu qui reacutesulteront de lrsquoaction des citoyens concerneacutes sur

chacune des parties La deacutefinition drsquoune vertu particuliegravere deacutependra du contexte dans

lequel elle est formuleacutee se reacutesumant agrave lrsquoensemble des comportements qursquoelle

subsume dans une indeacutependance agrave lrsquoeacutegard des autres vertus particuliegraveres Quant au

plan individuel il srsquoavegravere possible de posseacuteder une vertu sans les posseacuteder toutes ou

drsquoen favoriser une au deacutetriment des autres

Lrsquouniteacute reacuteelle selon Platon

Le thegraveme de lrsquouniteacute de la vertu resurgit plusieurs fois chez Platon La plupart

des œuvres de jeunesse interrogent la signification drsquoune vertu particuliegravere

lrsquoEuthyphron se focalise sur la pieacuteteacute le Lachegraves sur le courage le Criton sur la justice

le Charmide sur la modeacuteration Tous ces dialogues concluent de faccedilon aporeacutetique car

srsquoils cherchent la vertu dans son ensemble ils tentent de lrsquoapprocher par la bande en

en deacutetachant une partie Leur aporie reacutesulte de ce morcellement le Lachegraves par

exemple examine dans un premier temps le tout de la vertu que doit transmettre

lrsquoeacuteducation Puis parce que le problegraveme paraicirct difficile agrave affronter il se concentre sur

le courage sans reacuteussir agrave le deacutefinir14 Cet eacutechec provient du deacutefaut inheacuterent agrave une

vision partitive de la vertu supposer qursquoil est possible de consideacuterer isoleacutement ses

parties revient agrave ne pas lrsquoenvisager dans son uniteacute mais comme une simple totaliteacute

sans proprieacuteteacute en dehors drsquoecirctre une somme Une telle approche ruine toute assise

deacutefinitionnelle puisqursquoelle ne fournit jamais le principe de lrsquouniteacute reacuteelle Pour cette

raison Platon deacuteplace la question de lrsquouniteacute en passant du rapport entre le tout et la

partie agrave celui de lrsquoun et du multiple Par ce geste il vise agrave eacutechapper au principe de

relativiteacute infinie du tout et de la partie afin drsquoeacutetablir en quoi consiste lrsquouniteacute

Les Lois srsquoachegravevent sur la position de quatre vertus (XII 962e-964d) Chacune

est une crsquoest-agrave-dire possegravede une nature propre et il est facile de voir en quoi elle se

13 Dans le Theacuteeacutetegravete Protagoras deacutefinit le rocircle des hommes politiques laquo les orateurs savants et bons font

que les citeacutes estiment justes les choses profitables agrave la place des mauvaises puisque tout ce qui semble

juste et beau agrave chaque citeacute cela lrsquoest reacuteellement aussi pour elle aussi longtemps que la citeacute les juge

telles (167c2-6) raquo14 Sur lrsquoeacutechec du Lachegraves lire les preacutecieuses analyses de Louis-Andreacute DORION Platon Lachegraves ndash Euthyphron

Introduction traduction et notes Paris GF Flammarion 1997 p 71-74

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 44

distingue des autres15 Il paraicirct moins eacutevident drsquoexpliquer comment ces parties forment

une seule et mecircme reacutealiteacute la vertu Les Lois laissent la question indeacutetermineacutee Elles

insistent en revanche sur un principe qui traverse les dialogues politiques de Platon

(Reacutepublique Politique Lois) les leacutegislateurs doivent instaurer un systegraveme drsquoeacuteducation

qui vise au deacuteveloppement de la vertu totale et non agrave lrsquohypertrophie drsquoune des parties

(I 630e-631a XII 963a)16 Ils sont contraints de chercher ce qui en garantit lrsquouniteacute

car seule la connaissance de lrsquouniteacute crsquoest-agrave-dire lrsquoobservation du caractegravere propre et

unique qui les traverse toutes (πρὸς μίαν ίδέαν βλέπειν) permet drsquoordonner la

multipliciteacute (965b-d) ndash la plus haute forme de la connaissance reacutesidant dans la

capaciteacute agrave passer de lrsquoun au multiple et inversement du multiple agrave lrsquoun Ils devront

ensuite transmettre par le biais de lrsquoeacuteducation cette union mesureacutee afin de maintenir

lrsquoeacutequilibre de la Citeacute autrement dit de veiller agrave ce que chacune de ses composantes

possegravede la vertu qui lui convient et dans la proportion qui lui convient occupant de ce

fait la place qui lui revient (964d)17 Crsquoest donc la connaissance dialectique qui doit

organiser la Citeacute et son eacuteducation agrave la vertu parce qursquoelle connaicirct la relation tissant le

lien entre lrsquoun et le multiple elle doit deacuteployer la faccedilon dont lrsquoun se diffuse agrave travers le

multiple (cf Philegravebe 16c-17a)

Le Politique eacutetudie les relations entre les parties se placcedilant sur le terrain du

lien politique Contre la croyance ordinaire relayeacutee par la position attribueacutee agrave

Protagoras il eacutetablit que poser lrsquouniteacute de la vertu nrsquoimplique pas drsquoassumer lrsquoharmonie

naturelle de ses parties Par exemple tout en eacutetant deux portions de la vertu la

modeacuteration et le courage se trouvent en conflit il ne reacutesulte pas de leur appartenance

agrave lrsquouniteacute drsquoecirctre amis lrsquoun de lrsquoautre (306b) Platon observe la situation de la Citeacute ougrave les

parties de la vertu srsquoincarnent dans des groupes et ougrave les naturels qui leur

correspondent entrent dans une opposition manifeste Les modeacutereacutes tendent agrave

reacutesoudre les conflits de faccedilon paisible et pondeacutereacutee au point de se rendre impuissants

agrave se deacutefendre face aux agressions Agrave lrsquoinverse les courageux poussent sans cesse leur

Citeacute agrave la guerre au risque de lrsquoentourer drsquoennemis et de la reacuteduire agrave lrsquoesclavage (307e-

308a) Ces naturels renvoient agrave des attitudes mutuellement exclusives megravenent agrave des

15 Lois XII 963e3-8 laquo Lrsquoune le courage porte sur la crainte et mecircme les animaux y participent tout

autant que les habitudes des jeunes enfants sans la raison (ἄνευ λόγου) lrsquoacircme est courageuse par

nature mais sans la raison (ἄνευ λόγου) lrsquoacircme nrsquoa jamais eacuteteacute nrsquoest ni sera jamais prudente

(φρόνιμος) ni doueacutee drsquointelligence (νοῦν ἔχουσα) preuve qursquoil srsquoagit drsquoautre chose raquo16 Les Lois srsquoouvrent sur une critique des modegraveles spartiates et creacutetois parce qursquoils sont orienteacutes vers le

courage et reposent sur des pratiques adapteacutees agrave la guerre mais pas aux temps de paix (I 624a-650b)17 Platon vise directement les soi-disant speacutecialistes de lrsquoeacuteducation agrave savoir les poegravetes et les sophistes

(cf Prot 328a-b) qui preacutetendent mieux connaicirctre la vertu et mieux exercer le rocircle drsquoeacuteducateur bien qursquoils

soient eacutetrangers agrave la Citeacute ougrave ils proposent leurs leccedilons et qursquoils ignorent en quoi consiste la vertu dans sa

totaliteacute

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 45

prises de positions inverses et cherchent agrave se dominer lrsquoun lrsquoautre Or la preacutedominance

non mesureacutee drsquoune faction et lrsquoabsence de concertation entre inclinations opposeacutees

aboutissent agrave un eacutetat de servitude geacuteneacuterale Lrsquoabsence drsquoeacutequilibre doit donc ecirctre

compenseacutee par un principe drsquouniteacute

Comment degraves lors concilier la lenteur et lrsquoeacutenergie si toutes deux peuvent se

produire de faccedilon opportune mais en des moments diffeacuterents et agrave la condition de fuir

tout excegraves Comment eacuteviter aussi que lrsquoopposition des vertus nrsquoengendre des

individus schizophregravenes srsquoalieacutenant par la deacutemesure drsquoune de leur tendance Platon

octroie agrave la science politique le rocircle de tisser la trame de la Citeacute Elle doit attribuer agrave

chaque partie une place adeacutequate qui srsquoaccorde avec les autres et prescrire aux

sciences qui lui sont auxiliaires de veiller agrave eacuteduquer les citoyens dans le respect de

lrsquoharmonie Ideacutealement elle demeurerait au chevet de chacun pour moduler les

prescriptions aux circonstances Mais en raison de lrsquoampleur de la tacircche elle est

contrainte agrave eacutedicter des lois pour la direction des esprits et des comportements (295a-

296b 308e-309a) Ajoutons que les individus reacutecalcitrants agrave lrsquoeacuteducation vertueuse et

agrave leur transcription dans la loi seront mis agrave mort exileacutes ou frappeacutes drsquoinfamie

Seule la science politique parce qursquoelle est une science veacuteritable peut inscrire

dans les esprits une opinion vraie sur le beau le bien et le juste et par conseacutequent

induire des comportements vertueux et harmonieux (309b-e) Le lien qursquoelle tisse entre

les parties de la vertu et entre les individus qui les incarnent possegravede un caractegravere

divin parce que sa connaissance eacutechappe agrave la contingence des affaires humaines et

formule des prescriptions en fonction des reacutealiteacutes veacuteritables tout en les adaptant agrave la

situation preacutesente agrave lrsquoinstar de la dialectique la science politique est un art de lrsquoagrave-

propos (305c-d 284e) Elle doit entraver les habitudes en excluant les mariages

drsquoargent ou les unions endogamiques entre naturels identiques Cet art royal doit plutocirct

contraindre les naturels opposeacutes agrave srsquounir (311b-c)

Par conseacutequent Platon eacutevacue lrsquoideacutee drsquoune organisation spontaneacutee afin de

souligner lrsquoaspect conflictuel de la relation entre parties Il ne conteste pourtant pas

lrsquouniteacute de la vertu Celle-ci demeure constitueacutee drsquoespegraveces diffeacuterentes dont il est agrave

preacutesent besoin drsquoassurer la synthegravese cette derniegravere nrsquoeacutetant plus inscrite dans le fait

mecircme drsquoappartenir aux espegraveces de la vertu Il en deacutecoule une forme drsquoactiviteacute politique

diffeacuterente de celle du modegravele organiciste car agir en favorisant une seule partie sans

tenir compte du lien tisseacute entre toutes conduit agrave la ruine de lrsquoensemble Se prononccedilant

contre lrsquoexpression de lrsquouniteacute a priori de la vertu qui reacutesulterait du seul fait que les

parties en sont les parties Platon privileacutegie une uniteacute dynamique en tension qui doit

trouver le point drsquoeacutequilibre entre des tendances opposeacutees tout en les contraignant agrave

entrer en relation et agrave former une union pour le bien de la Citeacute

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 46

Enfin la Reacutepublique impose de veiller agrave la relation entre les vertus en vue de

deacutefinir chacune Les dialogues socratiques eacutechouaient parce qursquoils cherchaient agrave isoler

une partie Or le travail de deacutefinition nrsquoest reacutealisable qursquoagrave œuvrer avec coordination

(Reacutep IV 428a) Platon ausculte degraves lors chaque vertu particuliegravere pour lui attribuer

une fonction propre en examinant par le deacutetail la place qui lui revient et qursquoaucune

autre nrsquooccupe Il formule quatre deacutefinitions qui correspondent aux parties de la Citeacute et

aux relations qursquoelles entretiennent car la Citeacute parfaite sera celle qui manifeste toutes

les vertus La σοφία est la science qui deacutelibegravere sur lrsquoEacutetat en son entier et appartient

au petit nombre des dirigeants (428c-429a) Le courage consiste dans le maintien par

les guerriers de lrsquoopinion relative agrave ce qui est agrave craindre en fonction de ce qursquoa deacutefini

le leacutegislateur (429b-d) La tempeacuterance (σωφροσύνη) disseacutemineacutee entre tous les

citoyens relegraveve de lrsquoaccord entre parties plus faible et plus forte la seconde exerccedilant

le commandement (432a) Enfin la justice traverse toute la Citeacute et veille agrave ce qursquoaucun

individu ni aucune partie nrsquoempiegravete sur les autres (433b) Aucune des vertus ne

possegravede davantage drsquoimportance mais elles contribuent ensemble agrave la perfection de la

Citeacute (433c-d) Un lien eacutetroit les unit modeacuterant la tendance de chacune agrave envahir

lrsquoespace reacuteserveacute aux autres

La Reacutepublique rend en outre explicite le traitement de la relation qui existe au

point de vue de la vertu entre les niveaux individuel et politique Si la Citeacute bien fondeacutee

est un entrelacs de vertus comment cela se manifeste-t-il sur le plan individuel Dans

un premier temps Platon prouve que lrsquoindividu possegravede les mecircmes faculteacutes que la

Citeacute il y a en lui trois parties qui reacutepondent aux classes constitutives de lrsquoEacutetat La

deacutemonstration passe par lrsquointroduction des principes de contradiction et

drsquointentionnaliteacute Le premier eacutetablit lrsquoexistence de parties de lrsquoacircme si laquo une mecircme

reacutealiteacute ne peut en mecircme temps sous le mecircme rapport et relativement au mecircme objet

supporter ecirctre et faire des choses contraires (436e8-437a1 439b) raquo alors un mecircme

individu ne peut agrave la fois vouloir et refuser un mecircme objet en vertu de la mecircme partie

de lui-mecircme Par conseacutequent il y a en lui deux parties qui srsquoopposent lrsquoune deacutesirant et

lrsquoautre freinant Ensuite en vertu de lrsquointentionnaliteacute ndash la science ou le deacutesir est

science ou deacutesir drsquoun objet deacutetermineacute ndash toute science ou tout deacutesir est lui-mecircme

deacutetermineacute (438d-e) De ce fait les parties de lrsquoacircme ne srsquoopposent pas en tant que

telles mais en tant qursquoelles sont deacutetermineacutees Apregraves avoir fait correspondre les parties

de lrsquoindividu agrave celles de la Citeacute il suffit de transposer les vertus de celle-ci sur celui-lagrave

En reacutealiteacute lrsquoordre deacutemonstratif inverse lrsquoordre logique puisque les vertus politiques

proviennent des individus qui forment la Citeacute (435e-436a) Dans ces conditions

chacune peut recevoir la deacutefinition qui lui est adapteacutee En conclusion la Reacutepublique

pose la double neacutecessiteacute drsquoapprocher les vertus dans leur totaliteacute et de consideacuterer

lrsquointerpeacuteneacutetration de leurs niveaux individuel et politique La conception platonicienne

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 47

insiste sur lrsquohomogeacuteneacuteiteacute des vertus et sur lrsquoexigence drsquoobeacuteir agrave une dynamique de

convergence18

Un conflit de modegraveles

Le modegravele platonicien de lrsquouniteacute des vertus partage quelques caracteacuteristiques

avec celui precircteacute agrave Protagoras Les deacutefinitions de la Reacutepublique laissent la place agrave une

historiciteacute du contenu dans la mesure ougrave les vertus trouvent leur limite dans le cadre

fixeacute par la constitution Crsquoest le rocircle de la Citeacute et de ses lois drsquoeacuteduquer les citoyens agrave

certains comportements privileacutegieacutes De part et drsquoautre lrsquoeacuteducation morale coiumlncide avec

lrsquoeacuteducation politique Mais tandis que chez Protagoras qui soutient un modegravele

deacutemocratique marqueacute par la bigarrure de ses composantes lrsquoeacutevolution de ce cadre est

lrsquoaffaire de citoyens deacutesireux de favoriser une partie au lieu drsquoune autre chez Platon la

constitution et lrsquoeacutevolution ressortissent agrave un groupe dominant

Dans les deux modegraveles lrsquoaction politique reacutesulte drsquoune connaissance

deacutetermineacutee Toutefois agrave Protagoras qui privileacutegie une compeacutetence technique visant agrave

promouvoir une opinion relative agrave lrsquoune des vertus Platon objecte la neacutecessiteacute drsquoune

connaissance theacuteorique portant sur ce qui assure le lien entre lrsquoun et le multiple entre

la totaliteacute et ses parties entre lrsquointelligible et le sensible La deacutecision politique en

matiegravere de vertu devient lrsquoadaptation au moment de lrsquouniteacute agrave tisser entre les parties

en vertu drsquoune connaissance de ce que doit ecirctre cette uniteacute

La deacutefinition du courage

Un courage sans morale

18 Pour isoler le trait commun caracteacuteristique de toutes les vertus il faut lire le Pheacutedon laquo Mon cher

Simmias il y a fort agrave craindre que pour acqueacuterir la vertu ce ne soit pas un mode correct drsquoeacutechange que

drsquoeacutechanger des plaisirs contre des plaisirs des peines contre des peines de la crainte contre de la crainte

ndash une plus grande quantiteacute contre une plus petite comme srsquoil srsquoagissait de monnaies ndash agrave craindre qursquoil

nrsquoy ait au contraire qursquoune seule monnaie contre laquelle tout cela doit ecirctre eacutechangeacute la penseacutee

(φρόνησις) et que si crsquoest agrave ce prix-lagrave et agrave lrsquoaide de cela qursquoon les achegravete et qursquoon les vend tout cela

soit reacuteellement courage modeacuteration justice et en un mot la vertu vraie accompagneacutee de penseacutee (69a6-

b5) raquo Dans un article reacutecent Monique Dixsaut a montreacute que chez Platon la φρόνησις nrsquoeacutetait pas une

vertu particuliegravere mais qursquoelle eacutetait au contraire laquo le principe constitutif de toute vertu raquo ce qui fait qursquoune

vertu nrsquoest pas une simple capaciteacute naturelle ou un simple calcul (laquo De quoi les philosophes sont-ils

amoureux Sur la phronegravesis dans les dialogues de Platon raquo Platon et la question de la penseacutee Eacutetudes platoniciennes I Paris Vrin 2000 p 97)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 48

Si drsquoapregraves Protagoras la vertu est une et composeacutee de parties diffeacuterant par

leur puissance le courage se trouve agrave part il est possible drsquoecirctre courageux sans avoir

le reste des vertus (Prot 349c-d)19 De la mecircme faccedilon que dans le mythe les

capaciteacutes sont reacuteparties sporadiquement car la Citeacute nrsquoattend pas de ses membres

drsquoecirctre experts en tout il nrsquoest pas neacutecessaire que tous possegravedent toutes les vertus

(322c-d) Quelle est donc sa proprieacuteteacute

Protagoras rejette la deacutefinition intellectualiste selon laquelle ecirctre courageux

consiste agrave risquer en conscience et en connaissance de cause lagrave ougrave drsquoautres reculent

Celle-ci reacutetablit en effet le lien voire lrsquoidentiteacute entre courage et savoir Or le courage ne

peut se limiter agrave une capaciteacute agrave eacutevaluer les risques gracircce agrave une connaissance

deacutetermineacutee car il est possible de connaicirctre sans oser prendre de risques mecircme

mesureacutes (349e-350c)20 Par ailleurs si Protagoras admet que le courageux (ἀνδρεῖος)

partage avec lrsquoaudacieux (θαρραλέος) la qualiteacute drsquoaffronter le danger il conteste que

tous les audacieux soient courageux bien que lrsquoinverse soit vrai Lrsquoaudacieux peut

seulement ecirctre fou (350b) Bref Protagoras nrsquoidentifie le courage ni au fait de

connaicirctre les dangers affronteacutes ni au fait de les affronter

Il compare les rapports entre courage et audace agrave ceux qui lient force et

puissance Les plus puissants dans un domaine sont ceux qui connaissent lrsquoart

adeacutequat sans ecirctre plus forts (350d-e) Bien que les forts soient puissants les

puissants ne sont pas tous forts la puissance reacutesulte du savoir voire de la folie et de

la fougue tandis que la force provient laquo de la nature et drsquoune bonne nourriture du

corps raquo (351a) Protagoras pose le courage comme lrsquoanalogue psychique de la force

un don naturel qui se cultive Le courageux se deacutemarque de lrsquoaudacieux non par son

savoir mais par la fermeteacute et la force de son acircme Ecirctre courageux crsquoest reacutesister

devant le danger pour une raison diffeacuterente de lrsquoaudace21 Or si le courage deacutesigne 19 Agrave preacutesent exprimeacute en termes drsquoaffiniteacute et de voisinage le modegravele de la similitude reste preacutegnant agrave cocircteacute

de celui de la δύναμις Or deacutetacher une partie crsquoest compliquer le principe drsquouniteacute la puissance drsquoune

vertu pourrait se distinguer davantage des autres si et seulement si ces derniegraveres partageaient une affiniteacute

qui les caracteacuteriseraient toutes sans relever de la deacutefinition de la vertu geacuteneacuterale En arrachant une partie

au reste Protagoras reacutealise un morcellement correspondant agrave la mauvaise division que critiquera

lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee dans le Politique (262b) eacutecarter une partie du tout afin de lrsquoisoler sans consideacuterer srsquoil

existe une uniteacute reacuteelle des groupes nouvellement formeacutes (par exemple diviser les animaux de troupeaux

entre becirctes et hommes)20 Le Lachegraves (193a-c) dresse une liste drsquoexemples semblable agrave celle du Protagoras (350a) le soldat qui

sait que les renforts vont arriver et possegravede une preacuteparation suffisante tient sa position en vertu de son

courage de mecircme pour le cavalier ou lrsquoarcher qui combattent gracircce agrave leur savoir et leur art ou le plongeur

qui descend dans les puits Le courage est une chose belle parce qursquoil mesure le danger agrave lrsquoinverse de la

folie et de lrsquoaudace21 Lrsquoaffirmation est probleacutematique comme le remarque Roslyn Weiss (laquo Courage Confidence and Wisdom

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 49

une fermeteacute drsquoacircme qui se manifeste dans la reacutesistance au danger celui qui agit

courageusement fait aussi preuve drsquoaudace ndash du fait de reacutesister au danger Protagoras

propose une deacutefinition du courage qui nrsquoen appelle aucunement aux objets du danger

mais qui se concentre sur lrsquoindividu confronteacute agrave des situations particuliegraveres et qui

affronte le danger pour lrsquoune ou lrsquoautre raison

Selon Protagoras il est possible drsquoavoir conscience drsquoun danger sans avoir de

compeacutetence ou de connaissance technique relative agrave la maniegravere de lrsquoaffronter

Connaicirctre le danger inheacuterent agrave la plongeacutee dans les puits crsquoest ecirctre conscient du

danger drsquoun tel acte et srsquoy risquer signifie faire preuve de courage De prime abord ni

le fou ni le courageux ne possegravedent de compeacutetence La frontiegravere entre conscience du

danger et folie se situe dans le fait que le courageux se rend lagrave ougrave existe un danger

reconnu et craint par la foule (ἐφ᾽ ἃ οἱ πολλοὶ φοβοῦνται ἰέναι 349e) tandis que

le fou ignore les risques et les affronte sans mesurer les conseacutequences La position de

Protagoras repose donc sur un jeu des frontiegraveres entre le fou lrsquoaudacieux et le

courageux en srsquoabstenant de fournir un critegravere preacutecis de deacutemarcation Elle souligne

surtout le rocircle de la communis opinio dans la deacutetermination du redouteacute contre quoi le

courageux se distinguera

Agrave la toute fin le Protagoras revient sur lrsquohomme courageux Le sophiste admet

que mecircme ce dernier ne se risque pas agrave ce qursquoil juge vraiment dangereux car

personne ne le fait (359d) Confronteacutes aux mecircmes dangers le brave et le lacircche

srsquoopposent par leur attitude respective fuir pour le lacircche lutter pour le brave

Cependant tandis que les craintes du brave nrsquoont rien de honteux le lacircche ignore ce

qui est vraiment redoutable Protagoras est conduit agrave deacutefinir le courage comme la

connaissance de ce qui est ou non redoutable le faisant apparaicirctre malgreacute lui comme

une forme de savoir moralement deacutetermineacutee (360e)22

Que conclure de ce dernier eacuteleacutement Au deacutetriment de la deacutefinition comme

fermeteacute de lrsquoacircme le courage est reacuteaffirmeacute comme une forme de savoir mais en un

sens diffeacuterent de lrsquoargument preacuteceacutedent lagrave ougrave lrsquoaudace relevait drsquoune compeacutetence

in the Protagoras raquo Ancient Philosophy 5 1985 p 19) si le courage et lrsquoaudace ont des sources

diffeacuterentes drsquoougrave les courageux sont-ils audacieux Le sophiste semble commettre lagrave une erreur logique22 Cette thegravese apparaicirct dans le Lachegraves (194e) et dans la Reacutepublique (IV 430b) Dans le Lachegraves la

deacutefinition du courage comme savoir est mise en cause de faccedilon anticipative du fait que celui qui possegravede

la connaissance pour mesurer les risques passe pour moins courageux que celui qui ne la possegravede pas

mais les affronte pourtant car ce dernier reacutesiste devant le danger sans savoir srsquoil est ou non en mesure

de le faire alors que le premier sait parfaitement ce qursquoil doit craindre (192d-193d) Le courage

qursquoaccompagne lrsquoart paraicirct moins beau que ce qui passe ailleurs pour laid agrave savoir la fermeteacute de lrsquoacircme

deacutenueacutee drsquointelligence En reacutealiteacute lrsquoobjection montre que la deacutefinition du courage comme savoir ne suffit

pas agrave en rendre compte mais qursquoil requiert de prendre en compte le rapport de lrsquoindividu au risque

reacutesister lagrave ougrave il y a un risque connu et en connaissance de cause

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 50

technique dans un champ du redoutable le courage correspond ici agrave une connaissance

morale qui doit trancher entre lrsquoaction bonne (ou belle) et lrsquoaction mauvaise (ou laide)

Le brave nrsquoest sujet qursquoagrave des craintes justifieacutees sans conseacutequence honteuse et agit

comme il le faut Bref contre la deacutefinition initiale de Protagoras centreacutee sur la nature

de lrsquohomme et caracteacuterisant une disposition de lrsquoindividu le courage est restaureacute en

tant que vertu morale pour deacutesigner le fait drsquoadopter lrsquoattitude adapteacutee agrave la situation

en vertu drsquoune connaissance de ce qursquoil est bon ou non de craindre et plus de la

simple conscience de ce qui est craint ou non

Agrave la deacutefinition individualiste srsquooppose agrave preacutesent une deacutefinition objective qui

rapporte le courage agrave des objets doteacutes drsquoune valeur redoutables ou non Alors que la

premiegravere est centreacutee sur la disposition de lrsquoindividu (sa capaciteacute agrave rester ferme dans

des situations donneacutees) cette derniegravere deacutefinition souligne un rapport attendu de

lrsquoindividu dans un contexte social agrave des situations dont la valeur peut ecirctre identifieacutee a

priori gracircce agrave un principe de connaissance En drsquoautres termes le savoir auquel se

rapporte le courage nrsquoest pas uniquement un savoir relatif agrave une technique permettant

de deacutevelopper la fermeteacute de lrsquoacircme mais un savoir portant sur la connaissance de

choses en situation

Ces deux points caracteacuterisent lrsquoopposition entre Platon et Protagoras

Protagoras srsquoexprime au pluriel Il ne donne pas de deacutefinition du courage mais parle

des hommes courageux Il reste dans la multipliciteacute indeacutefinie des individus qui posent

des actes courageux Il en ressort que le courage constitue une disposition (une

certaine fermeteacute drsquoacircme) qui doit srsquoadapter en fonction du contexte Le courageux

adopte en effet un comportement diffeacuterent du reste des hommes osant ce que les

autres redoutent sans connaissance theacuteorique ni compeacutetence technique mais en

ayant simplement conscience de ce qursquoils redoutent Par conseacutequent les motifs de la

crainte sont soumis agrave une eacutevolution locale et temporelle et crsquoest agrave lrsquoindividu de se

renforcer pour affronter davantage de situations Aussi longtemps que le courage

demeure indeacutependant des autres vertus il eacutechappe agrave la dimension deacuteontologique En

revanche la derniegravere deacutefinition reacuteintroduit un eacuteleacutement axiologique Degraves lors que la

reacuteaction agrave lrsquoeacutegard de ce qui suscite la crainte est eacutevalueacutee en termes de beauteacute et de

laideur il ne srsquoagit plus seulement de distinguer ce que les hommes craignent ou non

mais ce qursquoils doivent ou non craindre il nrsquoest plus question du redouteacute mais du

redoutable Comme nous allons le voir agrave partir du moment ougrave une uniteacute reacuteelle de la

vertu impose agrave chaque partie drsquooccuper une place deacutetermineacutee et de srsquoy maintenir on

quitte le domaine de lrsquoecirctre dans lequel eacutevolue Protagoras ndash le simple constat qursquoil y a

des choses craintes et drsquoautres non ndash pour entrer dans celui du devoir ecirctre et de lrsquoagir

moralement deacutefini

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 51

La deacutelimitation des actes

La Reacutepublique eacutenonce une deacutefinition du courage qui comprend un double

versant politique et individuel De faccedilon geacuteneacuterale le courage se reacutevegravele laquo une sorte de

conservation (σωτηρία τις 429b5) raquo Du point de vue politique il revient agrave sauver en

tout temps laquo lrsquoopinion engendreacutee par la loi agrave travers lrsquoeacuteducation relative aux choses agrave

craindre ndash ce qursquoelles sont et de quel genre elles sont raquo (429c-d) Cet eacutenonceacute repose

sur trois eacuteleacutements la preacuteservation la sanction de la loi et la transmission par

lrsquoeacuteducation Premiegraverement les apories du Protagoras et du Lachegraves (194d-195a) ont

conduit Platon agrave refuser le modegravele purement intellectualiste Platon ne fait reposer le

courage ni sur une connaissance theacuteorique ni sur une compeacutetence technique ni mecircme

sur une opinion droite relative agrave ce qui inspire la crainte ou la confiance Il tire en effet

du Lachegraves la leccedilon qursquoassimiler le courage agrave une forme de savoir revient agrave lrsquoidentifier agrave

la vertu tout entiegravere et interdit drsquoen saisir la speacutecificiteacute (199d-e) Pour cette raison il y

ajoute une neacutecessaire qualiteacute de caractegravere (deacutejagrave formuleacutee par Lachegraves 192c-d) Le

courage allie donc la fermeteacute drsquoacircme agrave une opinion une disposition de lrsquoacircme agrave une

certaine connaissance

Deuxiegravemement lrsquoopinion agrave preacuteserver reccediloit sa deacutetermination de la loi Dans la

Citeacute ideacuteale le leacutegislateur prescrit ce que les gardiens doivent craindre et ce qursquoils

doivent ecirctre en mesure drsquoaffronter Pourquoi le courage ne peut-il ecirctre une science et

un savoir mais renvoie-il agrave une opinion Drsquoune part eu eacutegard au processus de

connaissance une loi ne constitue jamais qursquoune opinion eacutetant donneacute qursquoelle inscrit

dans la dureacutee le reacutesultat drsquoune reacuteflexion et fixe agrave un moment la penseacutee productrice de

la constitution23 Drsquoautre part srsquoil existe une deacutefinition du courage deacutefinir ses objets se

reacutevegravele une tacircche impossible Dans la mesure ougrave les objets de la crainte varient en

fonction des conditions historiques et locales ils relegravevent de lrsquoopinion ndash une

affirmation susceptible drsquoecirctre vraie ou fausse qui sert de guide au quotidien24

Srsquoagissant drsquoobjets contingents il nrsquoy a donc sur la crainte qursquoune forme de

connaissance qui ne peut recevoir le statut de connaissance veacuteritable de science En

revanche lrsquoart du leacutegislateur consiste agrave formuler des prescriptions doteacutees de la plus

grande extension tout en les adaptant aux circonstances Il relegraveve de la forme de la

connaissance la plus haute la dialectique qui connaicirct les causes de chaque chose

23 Selon les deacutefinitions de lrsquoopinion et de la penseacutee formuleacutees en Theacuteeacutet 189e-190a et Soph 263d-

264b24 De la mecircme faccedilon que les objets de la crainte lrsquoefficaciteacute des exercices mis en œuvre pour forger les

caractegraveres peut eacutevoluer au point drsquoaboutir agrave des effets neacutefastes si le leacutegislateur manque de vigilance et

ne prend pas le soin drsquoadapter ses prescriptions (Politique 295c-d Lois I 636b)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 52

mais aussi les moyens de les assembler Dans le cadre drsquoune constitution parfaite il

devra veiller au maintien des limites en deacutefinissant le cadre moral en vertu duquel

chacun doit agir pour preacuteserver la plus belle uniteacute des parties mettant en œuvre la

meacutethode dialectique et la connaissance pour les adapter au devenir sensible (cf Pol

305d) et engendrant une opinion relative aux objets agrave craindre

Troisiegravemement lrsquoeacuteducation assure le rocircle de transmission de lrsquoopinion et de

renforcement du caractegravere Agrave la diffeacuterence des autres vertus le courage nrsquoimplique pas

initialement le λόγος mais repose sur une disposition naturelle (Reacutep IV 441a-b

Lois XII 965c-d) Lrsquoeacuteducation doit guider ce naturel sans le rendre excessif ni

deacuteficient en enseignant agrave reacutesister aux plaisirs aux douleurs agrave toutes les passions et

agrave maintenir lrsquoopinion droite (Reacutep 429d-430b)

Transposeacutee agrave lrsquoindividu la deacutefinition devient laquo Nous appelons un homme

courageux je pense en raison de cette partie-lagrave lorsque son ardeur (θυμοειδές)

preacuteserve agrave travers peines et plaisirs ce qui a eacuteteacute prescrit par la raison (ὑπὸ τῶν

λόγων παραγγελθὲν) comme objet de crainte ou non (Reacutep IV 442b10-c2) raquo Le

courage relegraveve de la partie guerriegravere de lrsquoacircme de mecircme qursquoil concerne les gardiens de

la Citeacute Alors que dans lrsquoacception protagoreacuteenne le courage reacuteveacutelait une dimension

purement subjective eacutetant donneacute que lrsquohomme courageux se deacutefinissait uniquement

par la culture drsquoune fermeteacute psychologique Platon restaure avec la conservation drsquoune

opinion une dimension objective et intentionnelle qui eacutechappe agrave la simple disposition

Il eacutevite les apories drsquoune deacutefinition strictement formelle en articulant le courage agrave un

contenu intentionnel

Lrsquoexpression ὑπὸ τῶν λόγων παραγγελθὲν dissimule une ambiguiumlteacute Dans la

perspective drsquoune Citeacute ideacuteale elle signifie que le citoyen doit maintenir les

prescriptions des lois gracircce agrave son ardeur En drsquoautres termes il doit obeacuteir agrave lrsquoopinion

qui lui a eacuteteacute transmise de lrsquoexteacuterieur par lrsquoeacuteducation Sur le plan individuel le sens est

tout autre lrsquoindividu devient agrave lui-mecircme lrsquoauteur de ses propres prescriptions

formuleacutees au regard du maintien de lrsquoeacutequilibre de ses parties Lui seul aura lrsquoinitiative

et la liberteacute de formuler des regravegles pour agir Degraves lors si le courage nrsquoest pas science

ni connaissance mais est le soumis agrave la science veacuteritable lrsquoindividu qui connaicirctra

cette science veacuteritable acceacutedera agrave une forme autonome de courage Le veacuteritable

philosophe allie donc la science veacuteritable agrave une preacuteservation des opinions auxquelles

elle permet drsquoaboutir

Conclusion

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 53

Platon et Protagoras nous placent en preacutesence de deux deacutefinitions du courage

et de la vertu qui illustrent deux conceptions de la liberteacute et de lrsquoagir et reacutesultent de

deux rapports au donneacute exteacuterieur La deacutefinition du courage attribueacutee agrave Protagoras

srsquoinscrit dans le cadre drsquoune theacuteorie geacuteneacuterale de la vertu dont lrsquouniteacute est donneacutee de

faccedilon spontaneacutee et ougrave les parties suivent une eacutevolution indeacutependante De ce fait agir

sur lrsquoune nrsquoimplique pas de les repenser toutes agrave chaque instant dans leur inteacutegraliteacute

Cela requiert seulement de tenir compte drsquoun ensemble de donneacutees preacutesentes Agrave

lrsquoopposeacute la deacutefinition platonicienne du courage apparaicirct dans des ouvrages qui

preacutesentent une theacuteorie geacuteneacuterale de lrsquoEacutetat Platon propose un nouvel ordre en dehors

duquel il nrsquoy a pas agrave proprement parler de courage ndash ni de vertu en geacuteneacuteral ndash tant sur

les plans individuel que politique Seul lrsquoEacutetat parfait offre agrave la vertu ses conditions de

reacutealisation Or si les circonstances agrave lrsquointeacuterieur desquelles eacutevolue la Citeacute changent il

en va aussi des lois prescrivant les comportements agrave y adopter Dans la perspective

platonicienne lrsquoart de prescrire possegravede tout autant qursquoil la requiert la liberteacute de

reacuteinventer ses eacutenonceacutes pour toujours mieux les adapter dans le respect de lrsquouniteacute des

parties

Consideacuterer comme le fait Protagoras vu par Platon que la conduite agrave suivre

pour faire preuve de courage reacutesulte des aleacuteas de chaque citeacute et de la vision qursquoy ont

les autres citoyens (nous parlerions volontiers aujourdrsquohui de codes sociaux) crsquoest

postuler une forme drsquoheacuteteacuteronomie Si lrsquoindividu doit srsquoadapter agrave une situation qui le

contraint de lrsquoexteacuterieur il le fait en vertu de codes et de lois dans lesquels il srsquoinsegravere

dans le cas du courage par exemple il reacutefegravere son action agrave ce qui est consideacutereacute

comme redoutable par les autres Son attitude est conditionneacutee par un eacutetat de fait et

ne reacutesulte pas drsquoune libre deacutetermination Toutefois si nous nous placcedilons agrave preacutesent

dans une perspective plus authentiquement protagoreacuteenne deacutemocratique lrsquoindividu

politique srsquoavegravere disposer de la liberteacute drsquoinfluencer lrsquoeacutevolution drsquoune vertu sans tenir

compte des autres afin de produire de nouveaux comportements Protagoras

concevrait cette liberteacute comme maximale car gracircce agrave cette possibiliteacute drsquoagir

seacutepareacutement sur les vertus il est aiseacute de faire eacutevoluer au cas par cas lrsquoopinion

commune et de modifier les comportements admis

Agrave lrsquoinverse selon Platon seule la recherche de la reacutealisation neacutecessaire de

lrsquouniteacute des vertus garantit la liberteacute de la penseacutee et de la deacutefinition du contenu des

vertus Il srsquoagit de tirer parti de cette meacutethode de cette science qui connaicirct les causes

des choses et dont il reste agrave inscrire les reacutesultats dans le devenir La liberteacute de penseacutee

assure la liberteacute de la politique et de la morale par soi lrsquoindividu prescrit les regravegles

deacutefinies au moyen du λόγος En revanche consideacuterer que lrsquoeacutequilibre est toujours deacutejagrave

donneacute par la situation politique et sociale crsquoest manquer selon lui ce qui garantit

lrsquoessence de la vertu et du courage en particulier la capaciteacute drsquoeacutenoncer de bonnes

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 54

prescriptions

Marc-Antoine Gavray est chargeacute de recherches du FRS-

FNRS agrave lrsquoUniversiteacute de Liegravege Auteur de plusieurs

articles sur Platon il a eacutegalement publieacute Simplicius

lecteur du Sophiste Contribution agrave lrsquoeacutetude de lrsquoexeacutegegravese tardive (Paris Klincskieck 2007) Il preacutepare

actuellement un ouvrage sur Protagoras et Platon

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 55

Annick Stevens laquo Le rocircle du courage dans la

praxis un questionnement agrave partir drsquoAristote

raquo

La notion de courage dans la philosophie pratique drsquoAristote couvre un champ

assez limiteacute et ne permet pas drsquoenvisager en geacuteneacuteral les conditions de lrsquoaction on

pourrait donc estimer qursquoil nrsquoest pas tregraves utile de srsquoen enqueacuterir Cependant les

conditions de lrsquoaction examineacutees dans la philosophie actuelle agrave partir de la notion de

courage eacutetaient penseacutees par lui sous drsquoautres termes drsquoune maniegravere qui se reacutevegravele

toujours pertinente pour eacuteclairer certaines questions et deacuteboucher sur des propositions

pratiques stimulantes En outre une reacuteflexion sur la variation seacutemantique elle-mecircme

peut contribuer agrave interroger le bien-fondeacute de lrsquousage actuel de la notion de courage

Apregraves avoir briegravevement rappeleacute comment Aristote deacutefinissait le courage je me

concentrerai donc sur sa contribution agrave lrsquoeacutetude des rapports entre le savoir le devoir et

la volonteacute entre le choix de lrsquoaction et son accomplissement pour mettre en eacutevidence

ce qui chez lui assurait le rocircle deacutecisif que nous attribuons agrave preacutesent au courage

Le courage dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque est drsquoabord deacutefini comme la meilleure

attitude (aretegrave) face agrave une certaine peur mais qui ne peut concerner nrsquoimporte quel

objet En effet on peut craindre une multipliciteacute de maux lrsquoinfamie la pauvreteacute la

maladie la solitude la mort Or ce nrsquoest pas dans tous ces cas que la reacutesistance agrave la

crainte doit srsquoappeler courage Au contraire il y a des maux qursquoil faut craindre et qursquoil

est beau de craindre comme lrsquoinfamie et celui qui ne srsquoen soucie pas nrsquoest appeleacute

courageux que par meacutetaphore Drsquoautre part en ce qui concerne la crainte de la

pauvreteacute ou de la maladie certes il faut srsquoefforcer de ne pas lrsquoeacuteprouver mais on

nrsquoappellera pas davantage laquo courageux raquo celui qui ne craint pas ces maux si ce nrsquoest

par ressemblance avec le veacuteritable courageux1

La situation propre du courage est seulement celle du danger de mort et non

de nrsquoimporte quelle mort mais de la plus belle et la plus honorable crsquoest-agrave-dire de la

Je tiens agrave remercier Gaeumllle Jeanmart non seulement de mavoir inviteacutee agrave participer au

seacuteminaire de reacuteflexion sur la notion de courage mais surtout pour la richesse du

questionnement par lequel elle a orienteacute les contributions qui a eacuteteacute pour moi dun

inteacuterecirct tregraves stimulant Merci aussi aux participants du seacuteminaire pour leurs remarques

et suggestions1 Aristote Eacutethique agrave Nicomaque III 9 1115a6-24

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 56

mort agrave la guerre2 Il doit toujours ecirctre lieacute agrave lrsquoaccomplissement drsquoune prouesse non

drsquoune neacutecessiteacute il suppose qursquoon a le choix drsquoaccomplir lrsquoaction ou pas au contraire

des situations de danger ineacuteluctable pour cette raison on ne devrait mecircme pas dire

que sont courageux des marins qui affrontent une tempecircte sans paniquer Pris au sens

propre il ne consiste pas agrave nrsquoavoir aucune crainte de la mort mais agrave affronter le danger

parce qursquoil est beau de le faire Lrsquoabsence totale de crainte qui relegraveve de lrsquoinsensibiliteacute

ou de la folie est autant deacutesapprouveacutee que son contraire la lacirccheteacute3 En revanche

mourir volontairement pour eacutechapper agrave un grand mal que ce soit la pauvreteacute une

peine drsquoamour ou une autre souffrance crsquoest de la lacirccheteacute car cela ne comporte

aucune beauteacute

A cocircteacute de cette forme proprement dite Aristote mentionne cinq autres formes

qui sont communeacutement appeleacutees courage mais qui ne le sont qursquoen un sens deacuteriveacute4

le courage civique (politikos) le courage par expeacuterience lrsquoardeur ou lrsquoaudace

lrsquooptimisme lrsquoignorance Le premier cas mis agrave part toutes ces attitudes sont

faussement courageuses car 1 agrave la guerre ceux qui ont une grande expeacuterience des

combats sont plus confiants en leur habileteacute et montrent donc moins de peur mais si

le danger deacutepasse leurs preacutevisions ils se reacutevegravelent souvent lacircches 2 lrsquoardeur nrsquoest

pas un choix mais une impulsion comme en ont les animaux sauvages 3 lrsquooptimisme

est ducirc agrave une mauvaise appreacuteciation de la situation de danger 4 lrsquoignorance du

danger empecircche eacutevidemment de faire lrsquoeacutepreuve du courage

Le courage civique est plus inteacuteressant il srsquoagit drsquoun cas particulier du courage

guerrier dans lequel la beauteacute de lrsquoacte est prescrite par la citeacute par les lois ou par le

code de lrsquohonneur et Aristote ajoute que cette conception est caracteacuteristique de la

socieacuteteacute homeacuterique5 Dans ce cas la motivation de lrsquoacte est la recherche de la gloire et

la crainte de lrsquoopprobe de sorte qursquoelle srsquoinscrit bien dans la poursuite de lrsquoexcellence

(aretegrave) et constitue la motivation la plus proche de celle qui choisit la beauteacute pour elle-

mecircme La plus proche mais pas tout agrave fait la forme propre puisque le but viseacute nrsquoest

pas directement la beauteacute mais un certain avantage social En outre mecircme si ce nrsquoest

pas dit explicitement on peut tirer de la conception eacutethique geacuteneacuterale drsquoAristote que le

choix de lrsquoacte a moins de valeur lorsqursquoil est deacutetermineacute socialement qursquoil est moins

eacutethique au sens ougrave il relegraveve moins de la responsabiliteacute de lrsquoagent Car plus un acte est

volontaire choisi et deacutelibeacutereacute plus il est eacutethique plus il reacutevegravele la disposition eacutethique de

lrsquoagent La distinction entre courage civique et courage proprement dit est donc tregraves

claire de droit mecircme si dans les faits elle peut paraicirctre limiteacutee agrave une diffeacuterence de

2 Ibid 9 1115a25-353 Ibid 10 1115b24-284 Ibid 11 1116a10-1117a285 Ibid 11 1116a17-29

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 57

degreacute en effet le courage proprement dit nrsquoeacutechappe pas totalement agrave la

preacutedeacutetermination sociale puisque les mecircmes actes ne sont pas jugeacutes beaux dans

toutes les cultures Il nrsquoen reste pas moins que viser la beauteacute pour elle-mecircme ne se

confond pas avec viser la beauteacute en vue drsquoune gratification sociale car agrave la premiegravere

est attacheacutee du moins une intention drsquouniversaliteacute mecircme si celle-ci est inatteignable

Drsquoautre part on pourrait ecirctre tenteacute de reconnaicirctre dans lrsquoexpression laquo courage

civique raquo la conception laquo heacuteroiumlque raquo de la politique qursquoHannah Arendt a attribueacutee aux

citoyens grecs de lrsquoeacutepoque classique6 Elle voulait dire par cette expression que

lrsquoactiviteacute politique eacutetait le domaine des grandes actions drsquoeacuteclat des hauts faits

glorieux ceux par lesquels on gagnait la meacutemoire agrave deacutefaut drsquoune immortaliteacute

impossible Mais il ne faut pas srsquoy tromper la guerre dans le contexte des citeacutes

grecques nrsquoest qursquoun exemple parmi drsquoautres occasions de se distinguer dans la vie

proprement politique de la citeacute crsquoest-agrave-dire dans les instances de deacutecision et de

jugement on se distingue par lrsquoeacuteloquence par le charisme et la populariteacute

eacuteventuellement par la magnificence des dons que lrsquoon fait sous forme de monuments

ou drsquoembellissements de toutes sortes Crsquoest ce genre drsquoactiviteacutes propres agrave la politique

qursquoAristote a en vue quand il parle du second choix de vie possible le choix des

honneurs crsquoest-agrave-dire celui du prestige de lrsquoadmiration publique Mais ce nrsquoest pas agrave

cela qursquoil se reacutefegravere par lrsquoexpression laquo courage civique raquo qui est strictement reacuteserveacutee au

champ de bataille7

Si lrsquoon compare ce champ drsquoapplication restreint aux usages actuels de la

notion de courage on constate qursquoagrave cocircteacute de la signification guerriegravere qui existe

toujours drsquoautres usages relegravevent encore du sens strict aristoteacutelicien comme la

reacutesistance sous une occupation ou la dissidence sous une dictature puisque dans de

telles situations on met sa vie en danger pour un motif noble

Mais la plupart du temps on utilise couramment la notion de courage dans une

signification beaucoup plus large applicable agrave la crainte de toute conseacutequence

deacutesavantageuse drsquoune action et mecircme drsquoune maniegravere encore plus eacuteloigneacutee lorsqursquoon

parle du courage de se lever quand on est fatigueacute du courage drsquoaccomplir un travail

peacutenible ou du courage avec lequel on supporte une douleur physique (dans ces

derniers cas le courage nrsquoa plus pour contraire la lacirccheteacute mais la mollesse ou la

6 Condition de lrsquohomme moderne trad G Fradier Paris Agora Pocket 1994 p 251-259 7 Il nrsquoest pas certain qursquoHannah Arendt soit fidegravele agrave la conception grecque du courage lorsqursquoelle eacutecrit

laquo Lrsquoideacutee de courage qualiteacute qursquoaujourdrsquohui nous jugeons indispensable au heacuteros se trouve deacutejagrave en fait

dans le consentement agrave agir et agrave parler agrave srsquoinseacuterer dans le monde et agrave commencer une histoire agrave soi Et

ce courage nrsquoest pas neacutecessairement ni mecircme principalement lieacute agrave lrsquoacceptation des conseacutequences il y

a deacutejagrave du courage de la hardiesse agrave quitter son abri priveacute et agrave faire voir qui lrsquoon est agrave se deacutevoiler agrave

srsquoexposer raquo (ibid p 244-245)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 58

faiblesse ce qui est un signe drsquoeacuteloignement maximal par rapport agrave la signification

originaire)

Pour mieux comprendre les ressorts de lrsquoaction dans lrsquoensemble des situations

ougrave un acte est dit courageux parce qursquoil fait courir agrave lrsquoagent le risque de subir un

deacutesavantage quelconque il me semble qursquoil y a tout inteacuterecirct agrave appliquer drsquoabord agrave ces

situations les distinctions aristoteacuteliciennes Aristote avait citeacute les exemples de la

crainte de la pauvreteacute ou de lrsquoinfamie Ces exemples illustrent les deux cateacutegories

principales de la crainte drsquoun deacutesavantage celle qui porte sur une sanction mateacuterielle

et celle qui porte sur une sanction sociale symbolique Les exemples des deux types

sont leacutegion

- par crainte de perdre son emploi ou de passer agrave cocircteacute drsquoune promotion on tait

ses penseacutees critiques on accepte des conditions de travail dangereuses on ne

deacutefend pas un collegravegue qursquoon estime injustement licencieacute on accepte de

commettre des actions qursquoon deacutesapprouve moralement

- par crainte drsquoecirctre disqualifieacute deacutepreacutecieacute ou mis agrave lrsquoeacutecart par un groupe on ne

donne pas sa veacuteritable opinion mais on se conforme agrave celle de la majoriteacute

drsquoune maniegravere geacuteneacuterale on accomplit ce que les autres attendent de nous non

ce que nous deacutesirons ou pensons devoir faire

Dans toutes ces situations le choix consiste agrave oser ou agrave ne pas oser aller

contre son inteacuterecirct et crsquoest pourquoi elles sont couramment eacutevalueacutees en termes de

lacirccheteacute et de courage Aristote cependant aurait recours agrave un vocabulaire plus

speacutecifique celui qui laisse faire une injustice pour conserver des avantages mateacuteriels

est injuste et non lacircche celui qui deacuteguise son opinion ou sa penseacutee pour ces mecircmes

raisons est menteur celui qui supporte la douleur ou la fatigue est endurant fort

maicirctre de lui (egkrategraves) Pour juger correctement de telles actions il estime neacutecessaire

de tenir compte agrave la fois de leur valeur intrinsegraveque et de la motivation qui a pousseacute agrave

les accomplir si commettre une injustice ou dire un mensonge est neacutecessaire dans

une situation ougrave il en reacutesultera une belle action lrsquoacte ne sera ni tout agrave fait blacircmable ni

tout agrave fait louable mais srsquoen abstenir ne sera pas tout agrave fait louable non plus On

retrouve ainsi la conception laquo tragique raquo de lrsquoaction qursquoAristote a tellement appreacutecieacutee

dans la trageacutedie classique cette conscience que chacun doit affronter des situations

dans lesquelles il nrsquoy a pas de choix absolument bon aucune norme ou reacutefeacuterence ne

permet de trancher les dilemmes de maniegravere parfaitement vertueuse

Il serait tentant drsquoutiliser cette distinction entre lrsquoaction elle-mecircme et sa

motivation pour tenter de concilier les distinctions aristoteacuteliciennes avec notre langage

courant En effet si lrsquoon peut ecirctre injuste ou menteur aussi bien par lacirccheteacute que par

courage selon que la motivation est noble ou basse le courage deviendrait le nom de

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 59

la disposition geacuteneacuterale commune agrave toutes les situations qui fait qursquoon agit en vue

drsquoun but noble quels que soient les inconveacutenients qui en reacutesultent et mecircme quels que

soient les moyens par lesquels il faille passer Mais en reacutealiteacute ce ne serait pas une

conception proche de celle drsquoAristote parce que comme nous lrsquoavons vu le courage

pour lui doit deacutesigner un type drsquoaction bien particulier et ne peut qualifier seulement la

motivation de toute action

Cependant la recherche de ce que pourrait ecirctre une telle disposition geacuteneacuterale

est cruciale pour toute theacuteorie de lrsquoaction Elle rejoint un lieu commun de la philosophie

morale et politique qui consiste agrave comprendre ce qui fait que connaissant les valeurs

et identifiant dans une situation donneacutee la valeur qursquoil faudrait suivre tantocirct on agit

conformeacutement agrave elle tantocirct non (Je laisse de cocircteacute provisoirement la question de

savoir comment certaines valeurs viennent agrave ecirctre geacuteneacuteralement procircneacutees par une

socieacuteteacute et comment chacun sait agrave peu pregraves ce qui est appeleacute laquo juste raquo dans sa

socieacuteteacute mecircme srsquoil peut y avoir une inadeacutequation importante entre le discours et les

faits jrsquoy reviendrai dans la conclusion quoique sans pouvoir lui accorder dans ce

cadre la reacuteflexion approfondie qursquoelle meacuteriterait)

A cocircteacute de cette question principale on pourrait se demander subsidiairement

srsquoil est pertinent drsquoappeler courage et lacirccheteacute le fait drsquoagir ou non conformeacutement agrave une

certaine valeur ou agrave un certain devoir

Or il me semble que cette deuxiegraveme question nrsquoest pas si subsidiaire que ccedila

parce que la maniegravere dont on nomme certaines attitudes peut influencer le jugement

qursquoon porte sur elles En effet en parlant systeacutematiquement de courage on laisse

entendre que dans toutes les situations eacutevoqueacutees lrsquoagent court un danger reacuteel de

sorte qursquoon est plus disposeacute agrave lrsquoindulgence pour qui recule devant lrsquoaction et on

neacuteglige la distinction entre des risques minimes ou mecircme meacuteprisables et des risques

importants En outre en remplaccedilant lrsquoopposition entre justice et injustice par celle du

courage et de la lacirccheteacute comme critegravere drsquoeacutevaluation de lrsquoaction on tend agrave faire passer

au second plan lrsquoexigence de justice et agrave srsquohabituer agrave admirer tout acte qui demande

de prendre des risques on peut de cette maniegravere admirer des actes de banditisme

de speacuteculation financiegravere drsquoabus de pouvoir etc tous actes qursquoon ne pourrait pas

admirer du point de vue de la justice Par ailleurs il faut remarquer que cette tendance

qursquoon observe effectivement dans bon nombre de discours actuels suppose qursquoon a

tout fait renonceacute agrave la deuxiegraveme partie de la deacutefinition aristoteacutelicienne du courage crsquoest-

agrave-dire la viseacutee noble le but eacuteleveacute pour consideacuterer la prise de risque indeacutependamment

de la fin viseacutee Crsquoest aussi en raison de cette perte de sens que lrsquousage geacuteneacuteraliseacute du

terme laquo courage raquo ne me semble ni anodin ni souhaitable

Jrsquoen viens agrave la question principale qursquoest-ce qui fait qursquoon agit ou non selon ce

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 60

qursquoon pense devoir faire

La disposition geacuteneacuterale agrave agir conformeacutement aux valeurs est pour Aristote

lrsquoexcellence eacutethique en geacuteneacuteral crsquoest-agrave-dire lrsquoexcellence du caractegravere (ecircthos) Elle

reacutesulte drsquoun choix commenceacute degraves la petite enfance et renouveleacute tout au long de la vie

selon lequel lrsquoindividu se forge lui-mecircme de son plein greacute un certain caractegravere

Lrsquoengagement existentiel du choix eacutethique apparaicirct particuliegraverement bien dans la

distinction eacutetablie entre la deacutecision (proairesis choix preacutefeacuterentiel) et lrsquoopinion (doxa)

cette derniegravere nrsquoentraicircnant aucune action et ne modifiant pas la qualiteacute de la

personne

Par le fait de choisir les biens ou les maux nous sommes drsquoune certaine qualiteacute

mais pas par le fait drsquoavoir une opinion sur eux Et nous choisissons de saisir ou

de fuir lrsquoun drsquoeux tandis que nous avons lrsquoopinion de ce qursquoil est ou de ce agrave quoi il

sert ou de comment srsquoen servir mais nous nrsquoavons absolument pas lrsquoopinion de le

saisir ou de le fuir En outre le choix est loueacute parce qursquoil est de ce qursquoil faut et non

parce qursquoil est exact tandis que lrsquoopinion est loueacutee parce qursquoelle est vraie Et nous

choisissons ce que nous savons au mieux ecirctre des biens tandis que nous avons

une opinion sur ce que nous ne savons pas enfin il semble que ce ne sont pas

les mecircmes personnes qui ont les meilleurs choix et les meilleures opinions mais

que certains tout en ayant les meilleures opinions agrave cause de leur mauvaise

qualiteacute choisissent ce qursquoil ne faut pas8

On voit que le choix ou la deacutecision nrsquoest pas une simple connaissance de ce

qursquoil faut faire crsquoest plutocirct la manifestation de la qualiteacute intrinsegraveque de lrsquoagent Aristote

refuse la conception attribueacutee agrave Socrate selon laquelle laquo nul ne fait le mal

volontairement raquo le mal reacutesultant drsquoune ignorance de ce qui est bien9 Crsquoest pourquoi il

nrsquoy a pas dans chaque situation un combat entre deux tendances opposeacutees dont lrsquoune

serait la tendance spontaneacutee agrave suivre la faciliteacute ou le plaisir et lrsquoautre la tendance agrave

maicirctriser cette spontaneacuteiteacute mauvaise par la volonteacute de faire son devoir Il y a peut-ecirctre

une certaine lutte inteacuterieure au cours des anneacutees de formation durant lesquelles agrave

force de reacuteagir drsquoune certaine maniegravere on se constitue progressivement une

disposition agrave reacuteagir toujours de cette maniegravere Mais ensuite vient un moment ougrave lrsquoon a

deacutesormais acquis comme tendance principale et spontaneacutee la disposition agrave agir selon

8 Eth Nic III 4 1112a1-119 Il faut preacuteciser que cette conception socratico-platonicienne nrsquoest pas aussi naiumlve qursquoon la preacutesente

parfois Elle ne consiste pas agrave croire qursquoil suffit de savoir ce qursquoil faut faire pour le faire elle consiste

plutocirct agrave distinguer ce qursquoon croit ecirctre un bien pour soi (lrsquointeacuterecirct immeacutediat ou mateacuteriel) et ce qui est un bien

veacuteritable pour soi (vivre avec une acircme bonne ecirctre quelqursquoun de bien) une fois acquise la conviction que

rien nrsquoest pire que drsquoavoir une acircme mauvaise on agira neacutecessairement dans le sens qui lrsquoembellit Ainsi

convenablement comprise cette eacutethique nrsquoest pas tregraves diffeacuterente de celle drsquoAristote comme nous allons

le voir

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 61

certaines valeurs Agrave ce moment-lagrave on ne se pose plus la question de savoir si on

laissera ou non srsquoaccomplir telle ou telle injustice la deacutelibeacuteration ne porte plus que

sur la maniegravere drsquoagir au mieux en fonction de la situation Crsquoest pourquoi Aristote peut

dire qursquo laquo on ne deacutelibegravere pas sur les fins mais sur les moyens En effet un meacutedecin ne

deacutelibegravere pas pour savoir srsquoil va soigner ni un orateur pour savoir srsquoil va persuader ni un

politique pour savoir srsquoil va produire une bonne loi ni personne drsquoautre ne deacutelibegravere sur

les fins mais une fois poseacutee la fin ils examinent la maniegravere et les moyens raquo10

Ce qui pose la fin crsquoest le deacutesir (orexis) qui constitue le moteur geacuteneacuteral de

lrsquoaction et qui peut se donner pour but nrsquoimporte quel objet consideacutereacute comme

deacutesirable sans certitude que celui-ci soit bon ou mauvais Crsquoest donc de la qualiteacute du

deacutesir que deacutepend le fait que la fin poursuivie soit bonne ou pas Or les deacutesirs que

nous avons sont deacutetermineacutes par nos qualiteacutes de caractegravere de sorte qursquoune personne

qui srsquoest forgeacute un bon caractegravere deacutesire geacuteneacuteralement des choses bonnes et belles

Une telle personne sera donc pousseacutee agrave accomplir des actions justes par son deacutesir de

justice deacutesir auquel elle ne doit pas se contraindre par un effort de volonteacute qui

viendrait srsquoopposer agrave sa tendance naturelle mais deacutesir qui est devenu sa tendance

spontaneacutee De la mecircme maniegravere celui qui srsquoest forgeacute un caractegravere courageux srsquoil lui

arrive de voir une personne en danger sera immeacutediatement pousseacute agrave lui porter

secours et ne deacutelibegraverera que sur le moyen le plus efficace de le faire celui en

revanche qui heacutesite agrave porter secours nrsquoheacutesite pas non plus en raison drsquoune mauvaise

deacutelibeacuteration mais parce qursquoil est animeacute drsquoun deacutesir inadeacutequat drsquoune habitude agrave fuir le

danger ou les difficulteacutes

Un tel processus drsquoauto-construction repose sur trois conditions la disposition

naturelle de lrsquoindividu (la part inneacutee du caractegravere) lrsquoeacuteducation et la raison (logos)

Lrsquoeacuteducation doit ecirctre comprise en un sens tregraves large car elle est permanente pour

lrsquohomme qui vit en socieacuteteacute et subit continuellement lrsquoinfluence des encouragements

des modegraveles des reacutecompenses symboliques que dispensent ses institutions Mais au

deacutebut crsquoest le faire qui produit lrsquoecirctre on commence agrave faire les actions preacutesenteacutees

comme correctes par les parents les eacuteducateurs les lois et plus on en accomplit

plus on acquiert la qualiteacute correspondante de la mecircme maniegravere qursquoon devient

musicien en jouant de la musique en eacutetant drsquoabord guideacute puis de plus en plus

spontaneacutement Bien entendu le reacutesultat nrsquoest jamais tout agrave fait le mecircme et dans bien

des cas il eacutechoue en raison de la grande diversiteacute des trois conditions multipliciteacute

des dispositions inneacutees contradictions entre modegraveles injonctions et stimulations

sociales de toutes sortes et enfin usage variable de la raison Cette troisiegraveme

condition est essentielle pour eacuteviter que le processus soit un simple conditionnement

10 Ibid 5 1112b11-16

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 62

puisqursquoelle permet agrave partir drsquoun certain acircge de reacutefleacutechir aux habitudes acquises et de

deacutecider si on veut les garder ou les changer de reacutefleacutechir aux valeurs et de deacutecider

celles qursquoon veut adopter11

Crsquoest pourquoi Aristote considegravere que lrsquoindividu est responsable de ce qursquoil fait

de lui-mecircme parce qursquoau deacutepart sa nature est plastique il peut la faccedilonner

volontairement mais au bout drsquoun certain temps elle se durcit et il ne lui est plus

possible de se changer ndash de la mecircme maniegravere que pour les dispositions physiques

crsquoest pourquoi on a raison de dire aux enfants de se tenir droits avant qursquoils soient

irreacutemeacutediablement bossus Enfin il faut ajouter que le deacutesir de la belle action se

couronne drsquoun plaisir speacutecifique laquo il est impossible drsquoeacuteprouver le plaisir du juste sans

ecirctre juste ni celui du musicien sans ecirctre musicien et de mecircme dans les autres

cas raquo12

Par cette conception Aristote eacutevite un piegravege bien connu de la theacuteorie de

lrsquoaction qui consiste agrave partir de la connaissance de ce qursquoil faut faire pour ensuite se

demander comment on passe agrave la reacutealisation de cette connaissance avec le constat

qursquoon agit souvent autrement que de la maniegravere dont on sait qursquoon devrait Selon la

conception drsquoAristote crsquoest parce que la deacutecision ou le choix nrsquoest pas une

connaissance mais une maniegravere drsquoecirctre acquise (hexis) que le passage agrave lrsquoacte est

immeacutediatement deacutetermineacute par elle Et crsquoest pourquoi aussi il nrsquoenvisage une

inadeacutequation entre la volonteacute et lrsquoaction que dans un cas tregraves preacutecis celui de lrsquoakrasia

qursquoon peut traduire par manque de maicirctrise de soi et qui peut arriver agrave certaines

personnes lorsqursquoun deacutesir sensuel tregraves violent vient perturber leurs bonnes

dispositions acquises Lrsquoakrasia ne doit pas ecirctre confondue avec lrsquointempeacuterance crsquoest-

agrave-dire la disposition agrave ceacuteder agrave toutes les tentations qui deacutefinit un type de caractegravere

Lrsquoakrasia est beaucoup moins grave et on peut la corriger assez facilement (elle est

drsquoailleurs assez typique de la jeunesse) car le caractegravere est forgeacute convenablement

mais il lui reste encore un manque de controcircle face agrave certains deacutesirs et comme

lrsquoindividu en est conscient et le regrette il va srsquoefforcer drsquoacqueacuterir cette maicirctrise13 Mais

il nrsquoy a drsquoakrasia que vis-agrave-vis des deacutesirs sensuels et crsquoest logique parce qursquoagrave ceux-lagrave il

faut dans une certaine mesure reacutesister mais pas aux autres deacutesirs ceux qui

correspondent aux passions nobles et agrave la volonteacute (thumos et boulegravesis)

La deacutecision par deacutelibeacuteration neacutecessite donc agrave la fois une habileteacute dans

lrsquoeacutevaluation de la situation pour trouver les moyens les plus efficaces et une

disposition eacutethique correcte pour la deacutetermination des fins les deux ensemble sont du

11 Sur ces trois conditions cf Politique VII 13 1332a31-b1112 Eacuteth Nic X 2 1173b29-30 Sur la relativiteacute des plaisirs selon les dispositions individuelles cf aussi X

5 1176a16-1913 Eacuteth Nic VII 9 1151a 11-19

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ressort de la phronegravesis faculteacute drsquoagir agrave la fois efficacement et suivant les valeurs les

plus nobles La garantie que lrsquoaction sera effectivement reacutealiseacutee reacuteside dans le fait que

la fin est drsquoembleacutee ce qui est deacutesireacute et que la volonteacute nrsquoest rien drsquoautre qursquoun deacutesir

drsquoagir qui se donne un bel objectif Par conseacutequent le passage agrave lrsquoacte ne constitue

pas un saut demandant le courage de faire ce qursquoon doit mais tout est deacutejagrave acquis au

moment de la deacutecision et celle-ci megravene directement et neacutecessairement agrave lrsquoaction En

outre elle megravene au plaisir correspondant au deacutesir reacutealiseacute

Une derniegravere question pourrait ecirctre de savoir si cette disposition eacutethique agrave bien

agir qursquoon lrsquoappelle ou non laquo courage raquo se trouve aussi dans la sphegravere theacuteorique dans

lrsquoactiviteacute scientifique ou philosophique Elle y intervient effectivement quoique pas

dans la qualiteacute de lrsquoactiviteacute elle-mecircme (qui relegraveve des seules faculteacutes cognitives) mais

dans le choix de consacrer sa vie agrave ces activiteacutes ou agrave drsquoautres Ce choix ne doit pas

davantage ecirctre conccedilu comme une lutte entre des tendances contradictoires dont lrsquoune

pousserait agrave la paresse ou agrave la faciliteacute et lrsquoautre au devoir Car lagrave aussi crsquoest le deacutesir

qui est deacuteterminant un caractegravere qui aspire aux reacutealisations intellectuelles va deacutesirer

mener ces activiteacutes-lagrave le mieux possible et il va en tirer le plus grand plaisir Degraves lors

appeler ce deacutesir laquo courage raquo est un peu paradoxal dans la mesure ougrave le terme eacutevoque

plutocirct lrsquoeffort la contrainte le renoncement au plaisir Mais on veut dire peut-ecirctre qursquoil

faut parfois du courage pour poursuivre ces activiteacutes-lagrave alors qursquoon est dans une

situation mateacuterielle difficile Dans une certaine mesure il nrsquoen faut pas puisque si on

met ces plaisirs-lagrave au-dessus de tous les autres on ne souffrira pas de devoir se

passer des autres Eacutevidemment il faut se rappeler que mecircme pour Aristote dans un

contexte eacuteconomique profondeacutement diffeacuterent du nocirctre la vie intellectuelle doit inclure

lrsquoactiviteacute de subsistance et lrsquoactiviteacute citoyenne parce que nous sommes humains

nous ne pouvons pas penser tout le temps14 Mais nous pouvons le faire le plus

possible en fonction des circonstances donneacutees Tout repose donc en deacutefinitive sur le

choix eacutethique crsquoest-agrave-dire sur la construction de soi en fonction de valeurs qursquoon se

donne agrave soi-mecircme Et tout est aussi bien politique comme lrsquoajoute agrave plusieurs reprises

Aristote tant dans lrsquoEthique agrave Nicomaque que dans la Politique parce que les

institutions drsquoune citeacute influencent de maniegravere consideacuterable les choix individuels de

valeurs elles le font par les modegraveles veacutehiculeacutes et surtout par les reacutecompenses

honorifiques selon que celles-ci sont rendues plutocirct aux personnes justes ou aux

savants ou aux habiles ou aux audacieux etc

Peut-on conclure degraves lors que le sujet eacutethique est pour Aristote un sujet

souverain Oui au sens ougrave lrsquoinstance principale de deacutecision doit ecirctre le logos et le

choix responsable non si lrsquoon entend par lagrave un sujet totalement indeacutependant de son

14 Ibid X 9 1178b33-1179a6

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 64

environnement social en effet srsquoil y a certes constitution progressive drsquoun sujet

capable de srsquoautonomiser par rapport aux influences sociales cependant quelles que

soient les valeurs qursquoil choisira de suivre lrsquoindividu en sera drsquoune certaine maniegravere

redevable agrave la socieacuteteacute qui lrsquoa formeacute et il devra neacutecessairement garder une certaine

adaptation au reste de la communauteacute humaine Aristote comme Platon exprime agrave

plusieurs reprises son sentiment de deacutecalage par rapport au reste de la socieacuteteacute ses

exigences diffeacuterentes des exigences les plus communes il sait neacuteanmoins qursquoil

partage un cadre de reacutefeacuterence avec ses contemporains que lorsqursquoil utilise certains

termes il est globalement compris que les attitudes morales procircneacutees par la tradition

sont toujours connues de tous mecircme si elles sont contesteacutees ou contourneacutees bref

qursquoil fait partie drsquoune culture dans laquelle il trouve suffisamment matiegravere agrave penser

pour ne pas devoir en sortir tout agrave fait En effet sa socieacuteteacute comme la nocirctre est

multiforme traverseacutee de courants divers tisseacutee de contradictions et recouverte de

masques de sorte qursquoaucun acte ne peut y recevoir drsquoapprobation unanime mais que

lrsquoappreacuteciation individuelle de la valeur est ineacutevitable Loin de srsquoen plaindre tout

philosophe attacheacute agrave la liberteacute appreacuteciera cette indeacutetermination dans la deacutetermination

sociale ce jeu dialectique que lrsquoindividu entretient avec lrsquoinstitution et qui lui assure la

responsabiliteacute de ce qursquoil devient

Annick Stevens enseigne la philosophie de lrsquoAntiquiteacute et

la meacutetaphysique agrave lrsquoUniversiteacute de Liegravege

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 65

Julien Pieron laquo Lrsquoaudace de la penseacutee sur Kant

et les Lumiegraveres raquo

Lrsquoune des raisons drsquointerroger la penseacutee de Kant1 dans le cadre drsquoune reacuteflexion

sur le courage crsquoest que sa reacuteponse agrave la question laquo Qursquoest-ce que les Lumiegraveres raquo

noue explicitement la theacutematique de lrsquoeacutemancipation intellectuelle agrave la mise en œuvre

drsquoun certain courage ou drsquoune audace Sapere aude (Aie le courage lrsquoaudace drsquoavoir

du goucirct du jugement de te servir de ton propre entendement ) mdash telle est selon Kant

la devise des Lumiegraveres Outre lrsquoimportance de cette probleacutematique du courage (aude )

dans son lien agrave lrsquoeacutemancipation intellectuelle2 il convient drsquoeacutepingler un second eacuteleacutement

dans la formulation kantienne de la devise des Lumiegraveres lrsquoinfinitif sapere qui

rassemble la question de la penseacutee autonome et celle du goucirct Sapere selon lrsquoabreacutegeacute

du Gaffiot que tout apprenti latiniste possegravede dans sa bibliothegraveque crsquoest drsquoabord sentir

ou exhaler une odeur avoir du goucirct au sens drsquoun aliment qui a bon ou mauvais goucirct

crsquoest ensuite avoir du goucirct au sens cette fois de sentir par le sens du goucirct et crsquoest

finalement avoir de lrsquointelligence ou du jugement3 Le constat drsquoun lien entre penseacutee

autonome et exercice du goucirct qui ne peut qursquoinquieacuteter le lecteur de la troisiegraveme

Critique soulegraveve la question des rapports entre goucirct et courage dans la perspective de

lrsquoeacutemancipation intellectuelle

Lrsquohypothegravese que nous nous bornerons agrave esquisser dans les pages qui suivent

crsquoest que la Critique de la faculteacute de juger pourrait ecirctre lue comme un essai visant agrave

deacutegager les conditions transcendantales subjectives (ou quasi-objectives) de lrsquoaudace

de la penseacutee theacutematiseacutee dans laquo Qursquoest-ce que les Lumiegraveres raquo Pour eacutetayer

1 Sauf exception nous citons les œuvres de Kant dans lrsquoeacutedition de lrsquoAcadeacutemie de Berlin (noteacutee laquo Ak raquo suivi

du tome puis de la pagination) et la traduction franccedilaise dans lrsquoeacutedition placeacutee sous la direction de F

Alquieacute E Kant Œuvres philosophiques 3 vol Paris Gallimard laquo Bibliothegraveque de la Pleacuteiade raquo 1980

1985 et 1986 (noteacutee laquo Pleacuteiade raquo suivi du numeacutero du volume puis de la pagination)2 La pertinence de lrsquoeacutevocation kantienne du courage frappera de faccedilon en quelque sorte redoubleacutee les

lecteurs de Ranciegravere srsquoil y a bien une chose que lrsquoauteur du Maicirctre ignorant nous a apprise crsquoest que

lrsquoeacutemancipation intellectuelle ne se donne pas mais se prend et qursquoil faut avoir lrsquoaudace de la prendre3 Sur les rapports entre sapor et sapientia cf la laquo Remarque raquo du sect 70 de lrsquoAnthropologie (Ak VII 242-

243 Pleacuteiade III 1058-1059) mdash Notons au passage que si le latin nihil sapere signifie laquo ecirctre sans

intelligence raquo ou laquo ecirctre un niais raquo lrsquoallemand aufklaumlren signifie couramment laquo deacuteniaiser raquo au sens de faire

lrsquoeacuteducation sexuelle

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 66

rigoureusement cette hypothegravese il faudrait parcourir les meacuteandres de la Critique de la

faculteacute de juger en repartant de la Critique de la raison pure (et plus particuliegraverement

de lrsquoappendice agrave la laquo Dialectique transcendantale raquo) afin drsquoy indiquer lrsquoacte de

naissance drsquoun principe subjectif de finaliteacute nous enjoignant agrave postuler ou agrave faire

comme si le divers de lrsquoexpeacuterience eacutetait suffisamment homogegravene pour ecirctre rameneacute agrave

des concepts empiriques plus ou moins geacuteneacuteraux Sans un tel principe lrsquousage de

lrsquoentendement en geacuteneacuteral et a fortiori son usage autonome serait en effet tout agrave fait

impossible4 Il faudrait ensuite montrer comment ce principe subjectif de finaliteacute

postulant une division possible de la nature et de ses lois (ou de ses formes) en un

systegraveme logique de genres et drsquoespegraveces5 principe drsquoorigine purement intellectuelle6 se

voit en quelque sorte confirmeacute dans lrsquoexpeacuterience estheacutetique du jugement de goucirct

4 laquo Srsquoil y avait entre les pheacutenomegravenes qui srsquooffrent agrave nous une si grande diversiteacute je ne dis pas quant agrave la

forme (car ils peuvent se ressembler en cela) mais quant au contenu crsquoest-agrave-dire agrave la varieacuteteacute des ecirctres

existants que mecircme lrsquoentendement humain ne pucirct trouver en les comparant les uns avec les autres la

moindre ressemblance entre eux (crsquoest lagrave un cas que lrsquoon peut bien concevoir) il nrsquoy aurait plus nulle place

alors pour la loi logique des genres il nrsquoy aurait mecircme plus de concept de genre ou de concept geacuteneacuteral

et par conseacutequent plus drsquoentendement puisque lrsquoentendement nrsquoa affaire qursquoagrave de tels concepts Le

principe logique des genres suppose donc un principe transcendantal pour pouvoir ecirctre appliqueacute agrave la

nature (par ougrave je nrsquoentends ici que les objets qui nous sont donneacutes) Suivant ce principe dans le divers

drsquoune expeacuterience possible lrsquohomogeacuteneacuteiteacute est neacutecessairement preacutesupposeacutee (bien que nous nrsquoen puissions

deacuteterminer le degreacute a priori) parce que sans cette homogeacuteneacuteiteacute il nrsquoy aurait plus de concepts empiriques

et par conseacutequent plus drsquoexpeacuterience possible raquo (Critique de la raison pure A 653-654B681-682 Ak III

433 Pleacuteiade I 1254-1255)5 laquo La faculteacute de juger reacutefleacutechissante qui se trouve obligeacutee de remonter du particulier dans la nature

jusqursquoagrave lrsquouniversel a donc besoin drsquoun principe qursquoelle ne peut emprunter agrave lrsquoexpeacuterience preacuteciseacutement parce

qursquoil doit fonder lrsquouniteacute de tous les principes empiriques sous des principes eacutegalement empiriques mais

supeacuterieurs et par suite la possibiliteacute drsquoune subordination systeacutematique de ces principes les uns aux

autres La faculteacute de juger reacutefleacutechissante ne peut que se donner agrave elle-mecircme comme loi un tel principe

transcendantal sans pouvoir lrsquoemprunter ailleurs (parce qursquoelle serait alors faculteacute de juger deacuteterminante)

ni le prescrire agrave la nature puisque la reacuteflexion sur les lois de la nature se regravegle sur la nature et que celle-ci

ne se regravegle pas sur les conditions suivant lesquelles nous cherchons agrave en acqueacuterir un concept tout agrave fait

contingent par rapport agrave elle Or ce principe ne peut ecirctre autre que le suivant puisque les lois

universelles de la nature ont leur fondement dans notre entendement qui les prescrit agrave la nature (il est

vrai seulement drsquoapregraves son concept universel en tant que nature) les lois empiriques particuliegraveres

relativement agrave ce qui demeure en elles drsquoindeacutetermineacute par les lois universelles doivent ecirctre consideacutereacutees

suivant une uniteacute telle qursquoun entendement (non le nocirctre il est vrai) aurait pu la donner au profit de notre

faculteacute de connaicirctre afin de rendre possible un systegraveme de lrsquoexpeacuterience drsquoapregraves des lois particuliegraveres de la

nature Ce nrsquoest pas que lrsquoon doive pour cela admettre reacuteellement un tel entendement (car crsquoest en effet

agrave la faculteacute de juger reacutefleacutechissante que cette Ideacutee sert de principe pour reacutefleacutechir et non pour deacuteterminer)

mais au contraire cette faculteacute ce faisant se donne une loi seulement agrave elle-mecircme et non agrave la nature raquo

(Critique de la faculteacute de juger Ak V 180 trad Philonenko Paris Vrin 2000 p 40-41)6 Il naicirct en effet de lrsquoexigence de pouvoir penser le donneacute crsquoest-agrave-dire de pouvoir en ramener la diversiteacute agrave

lrsquouniteacute ce qui suppose qursquoon puisse y trouver un minimum de similitudes permettant la formation du

geacuteneacuteral

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 67

devant la beauteacute de la nature7 qui creacutee en lrsquohomme la confiance dans lrsquousage de ses

propres faculteacutes mdash confiance qui constitue lrsquoune des conditions neacutecessaires agrave lrsquoaudace

de la penseacutee autonome

Avant drsquoesquisser une telle lecture de la Critique de la faculteacute de juger et afin

drsquoen nuancer les principes directeurs il convient toutefois de revenir au texte sur les

Lumiegraveres et drsquoy deacutelimiter plus preacuteciseacutement le statut et les conditions de lrsquoaudace de la

penseacutee Pour ce faire nous commentons un extrait de la Reacuteponse kantienne agrave la

question qursquoest-ce que les Lumiegraveres parue dans la Berlinische Monatsschrift de

deacutecembre 1784 Nous nous bornons aux premiers paragraphes du texte8 en laissant

tomber la suite de lrsquoargumentation centreacutee sur des problegravemes religieux Le texte

kantien est reproduit en gras nos propres commentaires sont introduits agrave lrsquoaide de

crochets droits

Les Lumiegraveres se deacutefinissent comme la sortie de lrsquohomme hors de lrsquoeacutetat de

minoriteacute ougrave il se maintient par sa propre faute (Aufklaumlrung ist der Ausgang des

Menschen aus seiner selbstverschuldeten Unmuumlndigkeit) La minoriteacute9 est

lrsquoincapaciteacute de se servir de son entendement sans ecirctre dirigeacute par un autre (ohne

Leitung eines anderen) [Lrsquoimportant dans cette condamnation nrsquoest pas la

preacutesence drsquoautrui mdash dont on verra qursquoelle est loin drsquoecirctre en soi un obstacle agrave la

penseacutee autonome mdash mais sa position de directeur drsquoecirctre situeacute au-dessus de ceux

qursquoil guide agrave la faccedilon du commandant drsquoun navire ou drsquoun chef drsquoorchestre] Elle

est due agrave notre propre faute quand elle reacutesulte non pas drsquoun manque

drsquoentendement [Dans ce cas (deacuteficience mentale enfance) celui qui est ainsi

limiteacute nrsquoest pas et nrsquoa pas non plus la possibiliteacute drsquoecirctre responsable de son eacutetat]

mais drsquoun manque de reacutesolution (Entschliessung) et de courage (Mut) pour srsquoen

7 laquo Bien que notre concept drsquoune finaliteacute subjective de la nature dans ses formes suivant des lois

empiriques ne soit nullement un concept drsquoobjet mais seulement un principe de la faculteacute de juger pour

acqueacuterir des concepts dans cette diversiteacute excessive (pour pouvoir srsquoorienter en elle) neacuteanmoins nous

attribuons par lagrave agrave la nature par analogie avec une fin pour ainsi dire une consideacuteration pour notre faculteacute

de connaicirctre et ainsi nous pouvons regarder la beauteacute de la nature comme la preacutesentation du concept de

la finaliteacute formelle (simplement subjective) et les fins naturelles comme preacutesentations du concept drsquoune

finaliteacute reacuteelle (objective) et nous les jugeons (beurteilen) lrsquoune par le goucirct (estheacutetiquement gracircce au

sentiment de plaisir) lrsquoautre par lrsquoentendement et par la raison (logiquement drsquoapregraves des concepts) raquo

(Critique de la faculteacute de juger Ak V 193 Vrin 55)8 laquo Reacuteponse agrave la question qursquoest-ce que les Lumiegraveres raquo Ak VIII 35-36 Pleacuteiade II 209-211 mdash Nous

comparerons ponctuellement cette version avec celle de Poirier et Proust (E Kant Vers la paix

perpeacutetuelle Que signifie srsquoorienter dans la penseacutee Qursquoest-ce que les Lumiegraveres et autres textes Paris

GF-Flammarion 2006 p 43-45)9 Minoriteacute doit ici ecirctre entendu en un sens juridique ce pourquoi Poirier et Proust traduisent Unmuumlndigkeit par laquo eacutetat de tutelle raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 68

servir sans ecirctre dirigeacute par un autre Sapere aude Aie le courage de te servir de

ton propre (eigene) entendement Voilagrave la devise des lumiegraveres [Nous avons

commenteacute cette devise qui associe goucirct et courage dans lrsquointroduction]

La paresse et la lacirccheteacute (Faulheit und Feigheit) sont les causes qui expliquent

qursquoun si grand nombre drsquohommes alors que la nature les a affranchis depuis

longtemps de toute direction eacutetrangegravere (naturaliter maiorennes) restent

cependant volontiers leur vie durant mineurs et qursquoil soit si facile agrave drsquoautres de

se poser comme leurs tuteurs [En drsquoautres termes la grande majoriteacute des

hommes lors mecircme qursquoils ont atteint lrsquoacircge de raison restent cependant des

enfants dans la mesure ougrave le courage ou lrsquoaudace de penser par eux-mecircmes leur

fait deacutefaut Lrsquoenvers de ce courage crsquoest bien eacutevidemment la lacirccheteacute mais crsquoest

aussi la paresse au sens ougrave lrsquoexercice de la penseacutee autonome comme lrsquoexercice

physique demande un effort Dans le domaine de la penseacutee comme ailleurs ce

sont les premiers pas qui coucirctent le plus Crsquoest sur cette reacutepugnance agrave lrsquoeffort et

sur ce manque drsquoaudace que table la grande famille des guides de toute espegravece]

Il est si commode (bequem) drsquoecirctre mineur Si jrsquoai un livre qui me tient lieu

drsquoentendement un directeur qui me tient lieu de conscience un meacutedecin qui

juge de mon reacutegime agrave ma place etc je nrsquoai pas besoin de me fatiguer moi-

mecircme [Nouvelle eacutevocation de lrsquoeffort que coucircte une penseacutee autonome que ce soit

dans les affaires de lrsquoesprit de la religion ou du bien-ecirctre corporel] Je ne suis pas

obligeacute de penser pourvu que je puisse payer drsquoautres se chargeront pour moi de

cette besogne fastidieuse Que la plupart des hommes (et parmi eux le sexe

faible tout entier) finissent par consideacuterer le pas qui conduit agrave la majoriteacute et qui

est en soi peacutenible (beschwerlich) eacutegalement comme tregraves dangereux (sehr

gefaumlhrlich) crsquoest ce agrave quoi ne manquent pas de srsquoemployer ces tuteurs qui par

bonteacute10 (guumltigst) ont assumeacute la tacircche de veiller sur eux [Kant indique ici une

gradation ou une relation de cause agrave effet entre paresse et lacirccheteacute les

bienveillants guides11 tablent drsquoabord sur la paresse et la reacutepugnance agrave lrsquoeffort et

reacuteussissent agrave transformer cette paresse en crainte A contrario on pourrait

imaginer que le simple exercice de la penseacutee faisant peu agrave peu diminuer la

paresse face agrave lrsquoeffort ou la maladresse des premiers mouvements pourrait

ensuite favoriser la naissance drsquoune audace ou drsquoun courage de la penseacutee

permettant ainsi une sortie deacutefinitive de la minoriteacute intellectuelle] Apregraves avoir

rendu tout drsquoabord stupide leur beacutetail domestique et soigneusement pris garde

que ces paisibles creacuteatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc ougrave

ils les ont enfermeacutees [Cette comparaison des individus guideacutes agrave du beacutetail rappelle

10 Poirier et Proust traduisent laquo dans leur extrecircme bienveillance raquo11 Il faudrait au passage se demander si cette expression est veacuteritablement ironique ou si le pire fleacuteau

nrsquoest pas la chariteacute condescendante des nobles cœurs qui aspirent agrave ecirctre lrsquoentendement ou la conscience

drsquoautrui

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 69

le deacutebut du Contrat social de Rousseau (Livre I chap 2) ougrave les chefs sont

compareacutes agrave des bergers qui ne sont peut-ecirctre que des loups deacuteguiseacutes proteacutegeant

en apparence leur beacutetail pour mieux le deacutevorer ensuite] ils leur montrent ensuite le

danger qursquoil y aurait agrave essayer de marcher tout seul Or le danger nrsquoest pas si

grand que cela eacutetant donneacute que quelques chutes finiraient bien par leur

apprendre agrave marcher mais lrsquoexemple drsquoun tel accident rend malgreacute tout timide

(schuumlchtern) et fait geacuteneacuteralement reculer devant toute autre tentative

Il est donc difficile pour lrsquoindividu de srsquoarracher tout seul agrave la minoriteacute [Nous

retrouvons le problegraveme du rapport agrave autrui lrsquoabsence drsquoautrui dans une position

diffeacuterente de celle du guide est ici un obstacle agrave la conquecircte de lrsquoautonomie]

devenue pour lui presque un eacutetat naturel [Cette remarque indique que la minoriteacute

des adultes nrsquoest pas fondeacutee en nature mais risque toujours de devenir une

seconde nature comme lrsquoesclavage eacutevoqueacute par Rousseau dans sa reprise originale

du thegraveme de la servitude volontaire12 La sollicitude bienveillante des guides a

donc une vertu performative puisqursquoelle transforme au bout du compte les mineurs

supposeacutes en mineurs reacuteels] Il srsquoy est mecircme attacheacute (Er hat sie sogar

liebgewonnen) [Agrave nouveau le thegraveme drsquoune servitude qui nrsquoest pas naturelle mais

habituelle reacutesultant de la fabrication drsquoun habitus] et il est pour le moment

reacuteellement (wirklich) incapable de se servir de son propre entendement [Kant

preacutecise laquo reacuteellement raquo pour indiquer qursquoil nrsquoest plus question drsquoune incapaciteacute

illusoire (celle que preacutesupposent et exploitent les guides) mais drsquoune incapaciteacute

deacutesormais reacuteelle reacutesultant de lrsquoecirctre-guideacute ou de lrsquoecirctre-dirigeacute] parce qursquoon ne lrsquoa

jamais laisseacute srsquoy essayer (weil man ihn niemals den Versuch davon machen

liess) [On ne lrsquoa pas laisseacute expeacuterimenter Or dans le cas du jugement comme

application de lrsquoentendement agrave des situations singuliegraveres crsquoest seulement

lrsquoexpeacuterience tacirctonnante qui creacutee peu agrave peu la faculteacute13 Crsquoest pourquoi Kant

poursuit en critiquant les preacuteceptes et les formules toutes faites quand bien

mecircme elles seraient rationnelles ces formules sont une nouvelle maniegravere

drsquoempecirccher lrsquoapparition drsquoun usage autonome de lrsquoentendement] Preacuteceptes et

formules ces instruments meacutecaniques drsquoun usage ou plutocirct drsquoun mauvais usage

raisonnable de ses dons naturels sont les entraves qui perpeacutetuent la minoriteacute

Celui-lagrave mecircme qui srsquoen deacutebarrasserait ne franchirait pour autant le fosseacute le plus

eacutetroit que drsquoun saut mal assureacute puisqursquoil nrsquoa pas lrsquohabitude de pareille liberteacute de

12 Du Contrat social livre I chap 2 laquo Srsquoil y a donc des esclaves par nature crsquoest parce qursquoil y a eu des

esclaves contre nature La force a fait les premiers esclaves leur lacirccheteacute les a perpeacutetueacutes raquo En remplaccedilant

la force par une sollicitude tablant sur la paresse on retrouve lrsquoargument de Kant13 Cf les remarques de Kant dans la Critique de la raison pure (A132-136B171-175) selon lesquelles on

ne peut pas apprendre le jugement comme on apprendrait dogmatiquement une doctrine mais seulement

lrsquoexercer agrave lrsquoaide drsquoexemples ou drsquoaffaires concregravetes comme on exerce un certain talent ou une certaine

habileteacute

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 70

mouvement [La conseacutequence de cette minoriteacute reacuteelle constitueacutee crsquoest en effet

que la libeacuteration est deacutesormais plus difficile que dans la situation initiale drsquoune

minoriteacute seulement supposeacutee] Aussi peu drsquohommes ont-ils reacuteussi en exerccedilant

eux-mecircmes leur esprit (durch eigene Bearbeitung ihres Geistes) agrave se deacutegager de

leur minoriteacute et agrave avancer quand mecircme drsquoun pas assureacute [Le thegraveme sous-jacent agrave

cette affirmation nrsquoest pas celui drsquoune quelconque faiblesse humaine mais celui

des conditions sociales de lrsquoeacutemancipation ce qui est ici en question crsquoest agrave

nouveau la difficulteacute de srsquoeacutemanciper tout seul La solitude ici viseacutee est la solitude

des guideacutes mdash aussi nombreux soient-ils sous la tutelle de leur guide14 mdash dans la

mesure ougrave ils ne disposent pas drsquoun espace public Le milieu des dirigeacutes et des

guideacutes nrsquoest en effet rien drsquoautre (puisque ces guideacutes sont des mineurs qui ont

besoin drsquoun pegravere ou drsquoun tuteur) qursquoune sorte de milieu familial eacutelargi15]

En revanche la possibiliteacute qursquoun public srsquoeacuteclaire lui-mecircme est plus reacuteelle cela

mecircme est agrave peu pregraves ineacutevitable pourvu qursquoon lui en laisse la liberteacute [Ce terme de

liberteacute sera repris et souligneacute au paragraphe suivant Selon Kant la liberteacute civile

est la condition neacutecessaire et presque suffisante (tout semble en deacutecouler de

maniegravere laquo presque ineacutevitable raquo) de lrsquoeacutemancipation] Car il se trouvera toujours

mecircme parmi les tuteurs attitreacutes de la masse (des grossen Haufens) [Masse est

le concept opposeacute par Kant agrave celui de public Ici encore il srsquoagit drsquoun mode drsquoecirctre

social et non drsquoune reacutealiteacute substantielle Crsquoest dans la masse que la solitude qui

entrave et rend improbable lrsquoeacutemancipation est possible crsquoest par la transformation

de cette masse en public que cette solitude peut disparaicirctre] quelques hommes

qui pensent par eux-mecircmes (einige Selbstdenkende) [Concession remarquable

laquo mecircme parmi les tuteurs on trouvera des hommes qui pensent par eux-mecircmes raquo

Cette concession pourrait sous-entendre que les plus mineurs de tous les mineurs

sont en fait les tuteurs ceux qui se chargent geacuteneacutereusement de penser agrave la place

des autres16] et qui apregraves avoir personnellement secoueacute le joug de leur minoriteacute

reacutepandront autour drsquoeux un eacutetat drsquoesprit (den Geist) ougrave la valeur de chaque

homme (jedes Menschen)17 et sa vocation (Beruf) agrave penser par soi-mecircme seront

estimeacutees raisonnablement [Ce passage indique la logique mecircme de

lrsquoeacutemancipation dans sa dimension collective elle ne consiste pas agrave se libeacuterer pour

14 Crsquoest en effet la position dans lrsquoespace de penseacutee qui creacutee cette eacutetrange solitude agrave plusieurs15 Kant avancera explicitement cette ideacutee de milieu familial en deacutefinissant la notion drsquousage priveacute de la

raison16 Cette lecture seacuteduisante est toutefois discutable lrsquoadverbe laquo mecircme raquo pourrait viser non la rareteacute drsquoune

penseacutee autonome des tuteurs mais la rareteacute de lrsquoacte de trahir sa propre caste Un argument de poids en

faveur de notre lecture est lrsquoallusion faite quelques lignes plus bas agrave des tuteurs eux-mecircmes incapables

drsquoAufklaumlrung17 Poirier et Proust traduisent plus justement laquo de tout homme raquo il nrsquoest pas ici question de chacun

isoleacutement (situation de la solitude de masse) mais vraiment de nrsquoimporte qui au sein drsquoun public

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 71

aller ensuite instruire les autres18 mais agrave se libeacuterer pour introduire et faire se

propager un autre postulat19 que celui des tuteurs qui entraicircnera eacutegalement

drsquoautres effets performatifs non plus le postulat selon lequel les hommes sont

faibles et ont besoin qursquoon pense agrave leur place mais le postulat drsquoune valeur et

drsquoune vocation agrave la penseacutee propres agrave tout homme mdash crsquoest-agrave-dire fondamentalement

un postulat drsquoeacutegaliteacute] Une restriction cependant le public qui avait eacuteteacute placeacute

auparavant par eux sous ce joug les force agrave y rester eux-mecircmes degraves lors qursquoil

srsquoy trouve inciteacute par certains de ses tuteurs incapables quant agrave eux de parvenir

aux lumiegraveres tant il est dommageable drsquoinculquer des preacutejugeacutes puisqursquoils

finissent par se retourner contre ceux qui en personne ou dans les personnes de

leurs devanciers en furent les auteurs [Il conviendrait de commenter longuement

cette situation paradoxale ougrave les maicirctres (agrave penser) se retrouvent non pas

esclaves de leurs esclaves (qui deviendraient eux-mecircmes et pour leur compte des

maicirctres agrave la faveur drsquoun renversement dialectique20) mais esclaves en vertu de la

situation drsquoesclavage qursquoils ont eux-mecircmes institueacutee] Crsquoest pourquoi un public ne

peut acceacuteder que lentement aux lumiegraveres Une reacutevolution (Revolution) entraicircnera

peut-ecirctre le rejet du despotisme personnel et de lrsquooppression cupide et

autoritaire mais jamais une vraie reacuteforme de la maniegravere de penser (wahre

Reform der Denkungsart) bien au contraire de nouveaux preacutejugeacutes (Vorurteile)

[Preacute-jugeacutes des jugements qui ont toujours deacutejagrave eu lieu avant et sans moi et qui

me deacutechargent de lrsquoeffort et de lrsquoopportuniteacute de juger par moi-mecircme] tiendront en

lisiegravere aussi bien que les anciens la grande masse irreacutefleacutechie (des

gedankenlosen grossen Haufens) [Apregraves avoir suivi jusqursquoici lrsquoargumentation de

Kant on comprend que la laquo grande masse raquo nrsquoest pas irreacutefleacutechie par nature mais

en vertu de sa configuration sociale de masse configuration qursquoune reacutevolution

politique au sens classique ne suffit pas agrave supprimer tant qursquoelle nrsquoa pas reacuteussi agrave

instaurer un laquo esprit nouveau raquo Crsquoest lagrave un des problegravemes ouverts par la distinction

kantienne entre reacutevolution et reacuteforme]

Or pour reacutepandre ces lumiegraveres il nrsquoest rien requis drsquoautre que la liberteacute21 et agrave

18 Ce qui reviendrait simplement agrave remplacer une tutelle par une autre sur le modegravele platonicien du

philosophe roi il y a drsquoailleurs dans ce texte plus drsquoun eacuteleacutement (notamment tout ce qui a trait au

mouvement agrave lrsquoentrave et agrave lrsquoarrachement agrave la difficulteacute et agrave la douleur aussi) rappelant le mythe de la

caverne19 Kant dit un autre laquo esprit raquo20 Occuper la place du maicirctre ne suffit pas agrave lrsquoeacutemancipation vouloir occuper la place du maicirctre crsquoest en

effet nrsquoavoir pas compris qursquoon srsquoeacutemancipe ensemble et que lrsquoeacutemancipation est intimement lieacutee au

postulat de lrsquoeacutegaliteacute21 Pour eacuteclairer cette affirmation il faut quitter le texte sur les Lumiegraveres et se pencher briegravevement sur la

notion de communauteacute de penseacutee dans son lien agrave lrsquoabsence de contrainte ou liberteacute civile agrave partir drsquoun

extrait de laquo Qursquoest-ce que srsquoorienter dans la penseacutee raquo laquo Agrave la liberteacute de penser srsquooppose en premier lieu

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 72

vrai dire la plus inoffensive de toutes les manifestations qui peuvent porter ce

nom agrave savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines

[Il faudrait poursuivre en expliquant la distinction kantienne du public et du priveacute

dans son lien agrave la distinction entre la position de savant22 et celle de ministre et

son application aux questions religieuses nous interromprons cependant ici notre

commentaire]

Que retenir de cette lecture

la contrainte civile (buumlrgerliche Zwang) On dit bien que la liberteacute de parler ou drsquoeacutecrire peut assureacutement

nous ecirctre enleveacutee par une autoriteacute supeacuterieure (durch obere Gewalt) mais non point la liberteacute de penser

(denken) Quels seraient toutefois le champ et la rectitude de notre penseacutee (denken) si nous ne

pensions pas pour ainsi dire en communauteacute (Gemeinschaft) avec drsquoautres dans une communication

(mitteilen) reacuteciproque de nos penseacutees On peut donc dire que cette autoriteacute exteacuterieure qui arrache aux

hommes la liberteacute de faire part (mitzuteilen) publiquement chacun de ses penseacutees leur arrache en

mecircme temps la liberteacute de penser le seul joyau qui nous reste encore dans la multitude des fardeaux de

la vie civile et qui seul peut nous aider encore agrave trouver un remegravede agrave tous les maux de cette

condition raquo (Ak VIII 144 Pleacuteiade II 542-543) Ce qursquoindique ce texte capital crsquoest un lien intime entre la

preacutesence empirique drsquoune communauteacute rendue possible par la liberteacute civile et lrsquoexistence ou la vie mecircme

de la penseacutee Lrsquoargument deacuteveloppeacute par Kant srsquooppose agrave une attitude qursquoon pourrait qualifier drsquoideacutealiste-

solipsiste et qui soutiendrait laquo on peut bien mrsquoocircter la liberteacute empirique drsquoeacutecrire ou mecircme de parler agrave

drsquoautres on ne mrsquoempecircchera pas pour autant de penser seul dans mon coin raquo Pour rendre justice agrave la

position kantienne il convient drsquoabord de rappeler que Kant est loin de restreindre la communauteacute

neacutecessaire agrave la penseacutee agrave une communauteacute empirique Lrsquoexigence de la penseacutee eacutelargie formuleacutee au sect 40

de la Critique de la faculteacute de juger (deuxiegraveme maxime du sens commun Ak V 294-295) est en effet une

exigence apriorique il srsquoagit dans lrsquoexercice mecircme de la penseacutee de tenir compte drsquoautrui a priori (drsquoun

autrui en quelque sorte virtuel) non de penser drsquoabord tout seul et drsquoentamer apregraves coup une grande

conversation deacutemocratique Lrsquoexigence de penseacutee eacutelargie est donc exigence drsquoune communauteacute transcendantale dans (ou de) la penseacutee communauteacute neacutecessaire agrave une penseacutee digne de ce nom Ceci

eacutetant poseacute on peut revenir agrave lrsquoextrait citeacute plus haut et tenter drsquoarticuler les deux niveaux (transcendantal

et empirique) de la communauteacute de penseacutee Kant pose drsquoabord un lien neacutecessaire entre communauteacute et

exercice mecircme de la penseacutee On peut interpreacuteter ce lien comme visant aussi bien lrsquoexigence transcendantale que lrsquoexistence empirique drsquoune communauteacute de penseacutee crsquoest en effet parce que

certaines conditions politiques (liberteacute civile) permettent lrsquoouverture drsquoun espace dans lequel la constitution

drsquoune communauteacute empirique de penseacutee est possible (par un eacutechange ou un partage de paroles et

drsquoeacutecrits) que la penseacutee peut inteacuterioriser cette expeacuterience de partage ou de mise agrave lrsquoeacutepreuve collective et

en faire une exigence transcendantale qui habitera la penseacutee solitaire elle-mecircme Du mecircme coup on en

deacuteduira que la suppression des conditions politiques de possibiliteacute drsquoune communauteacute empirique de

penseacutee (situation de contrainte civile) empecircche non seulement lrsquoexistence effective drsquoune telle

communauteacute mais qursquoelle aneacuteantit eacutegalement lrsquoapparition de lrsquoexigence drsquoune communauteacute

transcendantale de penseacutee Sans la liberteacute civile qui permet agrave la fois la constitution et la mise agrave lrsquoeacutepreuve

empiriques drsquoune penseacutee en commun et la formation drsquoune exigence transcendantale de communauteacute

dans la penseacutee il nrsquoy aurait donc pas de penseacutee digne de ce nom22 Avec ici un usage eacutelargi de la notion de savant ou drsquoexpert puisque chacun est potentiellement savant

par la capaciteacute qursquoil a de reacutefleacutechir sur son expeacuterience propre et de rendre publiques ses reacuteflexions

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 73

1 Que les Lumiegraveres crsquoest lrsquoaudace le courage de la penseacutee autonome ou du

jugement la traduction par Kant du Sapere aude renvoie agrave lrsquoentendement (Verstand)

mais sapere fait signe vers la probleacutematique du jugement qui nrsquoest drsquoailleurs rien

drsquoautre que le bon usage de lrsquoentendement lrsquoapplication pertinente de ses concepts

(ou de ses regravegles) agrave une situation singuliegravere

2 Que cette penseacutee autonome contrairement agrave ce qursquoon pourrait croire en

examinant lrsquoeacutetat preacutesent de la socieacuteteacute tous les hommes en sont naturellement

capables mdash bien qursquoils semblent lrsquoavoir reacuteellement (socialement) perdue et qursquoils aient

quelque crainte agrave la retrouver Crsquoest parce qursquoil y a perte ou teacutenegravebres qursquoil est besoin

de propager les Lumiegraveres et de srsquointerroger sur ce qui constitue leur essence

3 Que lrsquoenvers de lrsquoaudace ou du courage de la penseacutee nrsquoest autre que la

paresse et la lacirccheteacute et qursquoil existe une relation de cause agrave effet entre ces deux

deacutefauts mdash la paresse semblant pour Kant plus ou moins congeacutenitale alors que la

lacirccheteacute est construite socialement

4 Que des guides ou des directeurs de toute espegravece dans leur extrecircme bonteacute

tablent drsquoabord sur cette paresse congeacutenitale et sur une incapaciteacute supposeacutee de

penser par soi-mecircme pour penser agrave la place de ceux qursquoils maintiennent du mecircme

coup sous leur tutelle

5 Que cet ecirctre sous tutelle creacutee la crainte ou la lacirccheteacute23 et que lrsquoabsence

drsquoexercice de la penseacutee qui en reacutesulte se transforme peu agrave peu en une incapaciteacute

reacuteelle Crsquoest lagrave la vertu performative du postulat des tuteurs et des guides selon lequel

il existe des ecirctres mineurs qui ont besoin qursquoon pense agrave leur place

6 Enfin qursquoil est bien plus difficile mdash mais non complegravetement impossible mdash de

se libeacuterer agrave titre individuel dans la solitude de la masse comme sphegravere familiale

eacutelargie ougrave tous les individus sont isoleacutes (parce que chacun y est seul sous son guide

23 Notons que la lacirccheteacute stigmatiseacutee par Kant est un meacutelange de timiditeacute (au sens de maladresse dans

des mouvements gauches ou peu assureacutes) et de crainte du danger Les premiers eacutechecs des tentatives de

mouvement autonome viennent confirmer cette timiditeacute et cette crainte acquises

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 74

ou son tuteur et qursquoil nrsquoexiste aucune possibiliteacute de partage des tentatives de

peuplement de la sphegravere de lrsquoautonomie) qursquoagrave titre de public dans la communauteacute

drsquoune sphegravere rendue possible par la liberteacute civile (sphegravere qui srsquoinstitue reacuteellement24 par

la propagation drsquoun postulat25 drsquoeacutegaliteacute de tous les hommes dans leur vocation agrave

penser) Dans cette sphegravere publique les tentatives de mouvement les essais et

erreurs ne se perdent pas mais deviennent potentiellement cumulatifs parce qursquoutiles

agrave des individus qui ont eacuteteacute preacutealablement et performativement eacuteleveacutes au rang drsquoeacutegaux

ce qui rend possible un vrai partage (Mitteilung)

Reacutesumons-nous Pour atteindre lrsquoeacutemancipation via lrsquoaudace de la penseacutee il faut

selon Kant vaincre la lacirccheteacute (timiditeacute maladroite et crainte) engendreacutee par

lrsquoexploitation drsquoune paresse congeacutenitale pour ce faire il faut se mettre agrave la fois en

confiance et en mouvement26 cette mise en mouvement nrsquoest elle-mecircme sinon

possible du moins viable et veacuteritablement fructueuse ou eacutemancipatrice que si les

conditions politiques drsquoune communauteacute de penseacutee (reposant sur le postulat ou lrsquoesprit

drsquoeacutegaliteacute) sont institueacutees Confiance mise en mouvement des faculteacutes et

communauteacute ces trois notions conduisent directement agrave la Critique de la faculteacute de

juger Nous pouvons degraves lors en guise de conclusion esquisser les grandes lignes

drsquoune lecture susceptible de reacutepondre agrave la question initiale des rapports entre goucirct et

courage dans la perspective de lrsquoeacutemancipation intellectuelle

Il serait en effet possible de lire la Critique de la faculteacute de juger plus

particuliegraverement la laquo Critique de la faculteacute de juger estheacutetique raquo (et plus speacutecifiquement

encore lrsquoanalyse kantienne du jugement de goucirct) non seulement comme une mise en

eacutevidence theacuteorique des conditions transcendantales de possibiliteacute (confiance exercice

communauteacute) de lrsquoaudace de la penseacutee qui permet lrsquoeacutemancipation mais aussi comme

une invitation agrave saisir nos expeacuteriences estheacutetiques comme autant drsquoeacutepreuves

affectives de ces conditions eacutepreuve drsquoune confiance dans le pouvoir de sa propre

24 Cf la distinction preacutesente dans le texte de Kant entre laquo politique politicienne raquo (reacutevolution comme

renversement drsquoune oppression) et laquo politique de la penseacutee raquo (reacuteforme comme transformation de la penseacutee

elle-mecircme)25 laquo Esprit raquo Geist26 Les paresseux et les indeacutecis savent qursquoon nrsquoapprend agrave nager qursquoen nageant et non en reacutefleacutechissant agrave

lrsquoensemble mdash potentiellement infini mdash des conditions agrave remplir pour pouvoir nager Ce type de reacuteflexion

preacutealable possegravede en effet la particulariteacute de faire prolifeacuterer les eacutetapes neacutecessaires agrave la reacutealisation du but

(comme dans les paradoxes de Zeacutenon ou les apologues de Kafka ougrave lrsquoon nrsquoatteint jamais la tortue ou le

plus proche village) ce qui en fait le meilleur allieacute de la paresse qui obtient par lagrave une veacuteritable caution

theacuteorique

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 75

penseacutee27 (confiance qui est lrsquoantidote de la crainte et la condition de lrsquoaudace de la

penseacutee) eacutepreuve drsquoune mise en mouvement ou drsquoun exercice ludique et harmonieux

des faculteacutes28 (exercice qui constitue le seul remegravede agrave la timiditeacute gauche et agrave la

paresse de la penseacutee) eacutepreuve drsquoune exigence transcendantale de communauteacute29

(exigence dont nous avons vu qursquoelle est consubstantielle agrave lrsquoexpeacuterience de la penseacutee

digne de ce nom)

Ces trois conditions dont il est possible de faire estheacutetiquement lrsquoeacutepreuve sont

27 Nous avons esquisseacute dans notre introduction un lien entre confiance et expeacuterience du beau la beauteacute

naturelle peut ecirctre consideacutereacutee comme preacutesentation du concept drsquoune finaliteacute formelle subjective de la

nature concept que la faculteacute de juger se donne agrave elle-mecircme afin de procurer au sujet la confiance

neacutecessaire agrave lrsquousage de son propre entendement28 laquo Tout jugement deacuteterminant est logique parce que le preacutedicat de ce jugement est un concept objectif

donneacute Mais un jugement simplement reacutefleacutechissant sur un objet singulier donneacute peut ecirctre estheacutetique si

(avant mecircme qursquoon ait en vue la comparaison de cet objet avec drsquoautres) la faculteacute de juger qui ne tient

precirct aucun concept pour lrsquointuition donneacutee confronte lrsquoimagination (simplement dans lrsquoappreacutehension de cet

objet) avec lrsquoentendement (dans la preacutesentation drsquoun concept en geacuteneacuteral) et perccediloit un rapport des deux

pouvoirs de connaicirctre rapport qui constitue de maniegravere geacuteneacuterale la condition subjective qui ne peut ecirctre

que sentie de lrsquousage objectif de la faculteacute de juger (agrave savoir de lrsquoaccord mutuel de ces deux pouvoirs)

[hellip] Donc un jugement estheacutetique est celui dont le fondement de deacutetermination se trouve dans une

sensation qui est relieacutee de faccedilon immeacutediate au sentiment de plaisir et de deacuteplaisir [hellip] dans le jugement

estheacutetique de reacuteflexion crsquoest la sensation que produit dans le sujet le jeu harmonieux des deux pouvoirs

de connaicirctre de la faculteacute de juger imagination et entendement en tant que dans la repreacutesentation

donneacutee le pouvoir drsquoappreacutehension de lrsquoune et le pouvoir de repreacutesentation de lrsquoautre se favorisent

mutuellement raquo (Premiegravere introduction agrave la Critique de la faculteacute de juger Ak XX 223-224 Pleacuteiade II

878-879)29 laquo Lorsqursquoon remarque moins la reacuteflexion que le reacutesultat de la faculteacute de juger on donne souvent agrave celle-

ci le nom de sens et on parle drsquoun sens de la veacuteriteacute drsquoun sens des convenances de la justice etc [hellip]

Sous cette expression de sensus communis on doit comprendre lrsquoIdeacutee drsquoun sens commun agrave tous [die Idee eines gemeinschaftlichen Sinnes] crsquoest-agrave-dire drsquoune faculteacute de juger qui dans sa reacuteflexion tient compte en

pensant (a priori) du mode de repreacutesentation de tout autre homme afin de rattacher pour ainsi dire son

jugement agrave la raison humaine tout entiegravere et eacutechapper ce faisant agrave lrsquoillusion reacutesultant de conditions

subjectives et particuliegraveres pouvant aiseacutement ecirctre tenues pour objectives qui exercerait une influence

neacutefaste sur le jugement Crsquoest lagrave ce qui est obtenu en comparant son jugement aux jugement des autres

qui sont en fait moins les jugements reacuteels que les jugements possibles et en se mettant agrave la place de tout

autre tandis que lrsquoon fait abstraction des bornes qui de maniegravere contingente sont propres agrave notre faculteacute

de juger on y parvient en eacutecartant autant que possible ce qui dans lrsquoeacutetat repreacutesentatif est matiegravere crsquoest-agrave-

dire sensation et en precirctant uniquement attention aux caracteacuteristiques formelles de sa repreacutesentation ou

de son eacutetat repreacutesentatif Sans doute cette opeacuteration de la reacuteflexion paraicirct ecirctre bien trop artificielle pour

que lrsquoon puisse lrsquoattribuer agrave cette faculteacute que nous nommons le sens commun [= agrave lrsquoentendement commun

(der gemeine Menschenverstand) comme entendement sain mais encore inculte JP] toutefois elle ne

paraicirct telle que lorsqursquoon lrsquoexprime dans des formules abstraites il nrsquoest en soi rien de plus naturel que

de faire abstraction de lrsquoattrait et de lrsquoeacutemotion lorsqursquoon cherche un jugement qui doit servir de regravegle

universelle [hellip] je dis que lrsquoon pourrait donner avec plus de raison le nom de sensus communis au goucirct

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 76

certes uniquement des conditions preacuteparatoires des preacutealables agrave lrsquoeacutemancipation Ainsi

la confiance dans le pouvoir de sa propre penseacutee nrsquoen est-elle pas encore lrsquousage

autonome la mise en mouvement ludique et harmonieuse des faculteacutes nrsquoest pas

encore leur collaboration efficace dans la production drsquoune connaissance theacuteorique ou

drsquoune deacutecision pratique lrsquoeacutepreuve sensible de lrsquoexigence transcendantale de

communauteacute nrsquoeacutequivaut pas encore agrave son inteacutegration effective dans lrsquoexercice mecircme

de la penseacutee Pourtant si lrsquoon prend en compte la dimension performative qui traverse

les premiers paragraphes du texte sur les Lumiegraveres la faccedilon dont Kant indique que

des postulats ou des ideacutees sont creacuteateurs drsquoexistence30 il est permis de penser qursquoune

telle eacutepreuve preacuteparatoire est deacutejagrave le commencement de lrsquoeacutemancipation qursquoelle

constitue lrsquoeacutebauche des premiers pas qui feront sortir les hommes de leur minoriteacute

En admettant avec Foucault que Kant est le premier penseur associant une

theacutematisation de son propre geste philosophique agrave une reacuteflexion sur le sens de

lrsquohistoire et lrsquoactualiteacute singuliegravere du moment ougrave il eacutecrit (laquo notre eacutepoque est celle des

Lumiegraveres et le geste philosophique qui y correspond est celui de la critique raquo) on

pressent que la Critique de la faculteacute de juger mdash qui exhibe les conditions

performatives de possibiliteacute drsquoune autonomie theacuteorique et pratique de la raison et

montre comment ces conditions peuvent ecirctre expeacuterimenteacutees par tout un chacun dans

lrsquoexpeacuterience estheacutetique mdash constitue reacutetrospectivement la veacuteritable propeacutedeutique des

deux autres la propeacutedeutique agrave lrsquoeacutemancipation theacuteorique et pratique dont lrsquoeacutequivalent

philosophique est lrsquoentreprise critique dans son ensemble laquo La Critique crsquoest en

quelque sorte le livre de bord de la raison devenue majeure dans lrsquoAufklaumlrung et

inversement lrsquoAufklaumlrung crsquoest lrsquoacircge de la critique31 raquo

(Geschmack) qursquoau bon sens (der gesunder Verstand) et que la faculteacute estheacutetique de juger plutocirct que

celle qui est intellectuelle meacuteriterait le nom de sens commun agrave tous [Note de Kant On pourrait deacutesigner

le goucirct comme sensus communis aestheticus et lrsquoentendement commun comme sensus communis

logicus] si lrsquoon veut bien appeler sens un effet (Wirkung) de la simple reacuteflexion sur lrsquoesprit on entend

alors en effet par sens le sentiment de plaisir On pourrait mecircme deacutefinir le goucirct par la faculteacute de juger ce

qui rend notre sentiment proceacutedant drsquoune repreacutesentation donneacutee universellement communicable (allgemein mitteilbar) sans la meacutediation drsquoun concept raquo (Critique de la faculteacute de juger sect 40 Ak V 293-

295 Vrin 185-188)30 Nous avons en effet observeacute que selon Kant postuler ou faire comme si certains adultes avaient besoin

drsquoecirctre guideacutes a pour reacutesultat de les transformer effectivement en mineurs mdash Sur lrsquoimportance de cette

dimension performative dans la penseacutee kantienne on lira encore la remarque suivante laquo On le voit la

philosophie pourrait bien avoir aussi son milleacutenarisme mais un milleacutenarisme tel que lrsquoideacutee qursquoelle srsquoen fait

pourrait bien favoriser encore que de tregraves loin seulement son avegravenement raquo (Ideacutee drsquoune Histoire

universelle au point de vue cosmopolitique 8e proposition Ak VIII 27 Pleacuteiade II 200)31 M Foucault Dits et eacutecrits II 1976-1988 Paris Gallimard laquo Quarto raquo 2001 p 1386

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 77

Julien Pieron est chargeacute de recherches du FRS-FNRS

et maicirctre de confeacuterences agrave lrsquoUniversiteacute de Liegravege Il est

lrsquoauteur de Pour une lecture systeacutematique de Heidegger

(Bruxelles Ousia sous presse)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 78

Raphael Alvarenga laquo La mesure de lrsquoimpossible

penser le courage dans le cadre drsquoune rupture avec la

condition preacutesente raquo

Lors de son exil volontaire agrave Bruxelles Baudelaire eacutecrit dans une lettre agrave sa

megravere que le plus dangereux des vices laquo crsquoest la lacirccheteacute le deacutecouragement et

lrsquohabitude de laisser fuir les anneacutees renvoyant toujours les choses au lendemain raquo

Accableacute de besognes en retard le poegravete se dit suffisamment fort pour trouver un

courage drsquooccasion laquo Jrsquoai le courage violent mais pas continu raquo1 Dans le preacutesent

texte nous nous proposons de penser le courage non comme une vertu occasionnelle

geacuteneacuteralement associeacutee agrave lrsquoacte heacuteroiumlque accompli dans lrsquoimpulsiviteacute mais comme la

capaciteacute subjective de tenir durablement une position heacuteteacuterogegravene aux opinions etou

aux pratiques dominantes autrement dit de maintenir fermement une posture jugeacutee

laquo impossible raquo puisque contraire agrave la loi du monde et agrave sa temporaliteacute morceleacutee2

Repenser le courage comme un refus fondamental de consentir agrave lrsquoordre preacutesent des

choses implique de remobiliser la notion de sujet autonome lequel ne peut se former

que dans lrsquoexpeacuterience drsquoune temporaliteacute dilateacutee ndash lrsquoexact contraire du temps perdu

dans des activiteacutes productives heacuteteacuteronomes ainsi que dans des laquo loisirs raquo qui se

calquent entiegraverement sur ces derniegraveres et ne sont au final que des sous-produits de

lrsquoideacuteologie productiviste

Le versant subversif du sujet carteacutesien

Au deacutebut des temps modernes Descartes a mis en eacutevidence que lrsquoindividu ne

devient autonome que dans la mesure ougrave en doutant de toute croyance impression

opinion tradition vision du monde ideacutee reccedilue et veacuteriteacute eacutetablie autrement dit en

remettant en question et en probleacutematisant tout ce qui paraicirct naturel ou aller de soi il

parvient agrave lrsquoeacutevidence indubitable du cogito Car ce nrsquoest qursquoalors quand il dit laquo je

1 Charles Baudelaire lettre agrave Madame Aupick dateacutee 11 feacutevrier 1865 in Correspondance choix et

preacutesentation de C Pichois et J Theacutelot Paris Gallimard 2000 p 3212 Nous nous inspirons ici pour lrsquoessentiel drsquoAlain Badiou De quoi Sarkozy est-il le nom Paris Lignes

2007 pp 95-102

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 79

pense raquo qursquoil devient capable de discerner les choses objectivement de sorte agrave

pouvoir se deacutegager de son ecirctre-lagrave naturel sortir de lrsquoindistinction entre soi-mecircme et la

substance sociale et se poser comme sujet de son propre mouvement responsable de

ce qursquoil dit et fait Il ne devient agrave proprement parler sujet que dans la mesure ougrave il fait

lrsquoexpeacuterience de la scission expeacuterience dans laquelle son ecirctre au monde a quelque

chose de radicalement disjoint et autrui demeure pour lui une eacutenigme insondable3 Le

sujet carteacutesien (tel que le lisent Kant et Hegel) est degraves lors une sorte de craquelure

ontologique deacutenonccedilant inlassablement comme illusion toute conception de lrsquounivers en

tant que totaliteacute de la grande chaicircne de lrsquoecirctre taxant drsquoillusoire toute Weltanschauung

Le geste speacuteculatif inaugureacute par Descartes ndash lrsquoexpeacuterience du cogito condition de la

formation du sujet ndash exige et favorise en conseacutequence une entreprise de subversion

sociopolitique que le philosophe franccedilais sans doute en fonction de son eacuteducation

tregraves religieuse et respectueuse des mœurs se refusait pourtant agrave sanctionner4

Cela ne nous empecircche nullement drsquoappreacutecier et de mettre en lumiegravere le versant

subversif le profond potentiel eacutemancipateur du sujet carteacutesien et ce au moment

mecircme ougrave celui-ci ne cesse drsquoecirctre critiqueacute de tous cocircteacutes En effet tout le monde se met

drsquoaccord pour lrsquoattaquer obscurantistes new age theacuteoriciens habermassiens de la

communication deacuteconstructivistes partisans heideggeacuteriens de la penseacutee originaire de

lrsquoEcirctre scientifiques cognitivistes eacutecologistes inteacutegristes critiques culturalistes et

feacuteministes poststructuralistes Comme le remarque Slavoj i ek il nrsquoexiste agrave preacutesentŽ ž

quasiment pas drsquoorientations acadeacutemiques qui nrsquoaccusent leurs adversaires de ne pas

avoir deacutesavoueacute tout agrave fait lrsquoheacuteritage carteacutesien faute consideacutereacutee inadmissible car laquo il va

de soi raquo que le rationalisme carteacutesien est dominateur sexiste destructeur de la

nature aveugle aux diffeacuterences et responsable de presque tous les maux du monde

contemporain5 Attitudes plus que compreacutehensibles agrave une eacutepoque ougrave nrsquoimporte quel

discours drsquoeacutemancipation globale est drsquoembleacutee deacutedaigneacute comme laquo grand reacutecit raquo et ougrave la

peur mortelle drsquoune vie au-delagrave du marcheacute ndash malgreacute lrsquoeacutevidence de lrsquoabsence totale drsquoune

vie digne de ce nom sous le soleil noir du capitalisme ndash est tellement grande et

puissante qursquoelle paralyse lrsquointelligence et lrsquoimagination des bien-pensants du moment

Il est plus que temps que tous ces lieux communs autour du sujet carteacutesien

commencent ccedilagrave et lagrave agrave ecirctre remis en question

3 Cf Slavoj i ek Ž ž The Indivisible Remainder On Schelling and Related Matters (1996) LondonNew York

Verso 2007 p 192 4 Cf Gilles-Gaston Granger laquo Introduccedilatildeo raquo in Os Pensadores Descartes Satildeo Paulo Abril Cultural 1979

p 225 Cf Slavoj i ek Ž ž The Ticklich Subject The Absent Centre of Political Ontology LondonNew York Verso

1999 pp 1-2

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 80

Les conseacutequences theacuteoriques mais aussi sociales et politiques drsquoune telle

remise en question ne sont drsquoailleurs pas difficiles agrave voir Comme le rappelle Jacques

Ranciegravere lrsquoactuel consensus libeacuteral capitaliste suppose que lrsquoon puisse objectiver

toutes les parties de la socieacuteteacute laquo tous les problegravemes qui se posent agrave elle et les

ramener agrave des problegravemes soumis agrave des expertises puis neacutegocieacutes entre des partenaires

constitueacutes raquo6 Or un individu ou un groupe drsquoindividus ne peut faire lrsquoexpeacuterience de

soi-mecircme comme libre et autonome ne peut se former comme sujet politique que

dans la mesure ougrave il srsquoarrache aux conditions habituelles drsquoexistence agrave la naturaliteacute de

sa position sociale rejette comme intoleacuterables les modes de comportement qui ont

formeacute les normes des classes dominantes de lrsquoeacutepoque et opegravere par un tel rejet

lrsquoouverture drsquoun espace drsquoaction par-delagrave les partenaires reconnus

De nos jours la solution politique libeacuterale consiste avant tout dans lrsquoabandon

drsquoun horizon radical de changement social et politique celui qui par inadvertance le

preacuteconise devient objet de moquerie Ce nrsquoest pas eacutetonnant donc qursquoagrave cocircteacute de

Nietzsche lrsquoautre reacutefeacuterence philosophique majeure de la penseacutee postmoderne soit

Spinoza Malgreacute lrsquoapparence subversive que sa penseacutee ait pu revecirctir les vingt ou trente

derniegraveres anneacutees sous lrsquoinfluence de commentaires pourtant raffineacutes7 le meacutecanisme

drsquoidentifications affectives ndash lequel remplacerait la communication monadologique qui

de Descartes agrave Hegel aurait lieu agrave partir de la reconnaissance mutuelle entre moi et

autrui ndash est exactement analogue au meacutecanisme social agrave lrsquoœuvre dans les socieacuteteacutes du

capitalisme avanceacute Le sujet postmoderne nrsquoest-il pas preacuteciseacutement ce laquo sol passif

traverseacute par des liens partiellement affectifs reacuteagissant aux images qui reacutegulent ses

ldquopassionsrdquo incapable drsquoexercer un controcircle sur ce meacutecanisme raquo8 Le laquo spinozisme raquo

diffus des socieacuteteacutes laquo post-ideacuteologiques raquo contemporaines qui appreacutehendent le monde

dans sa neacutecessiteacute immanente et contemplent passivement le capital comme une

substance existant sub specie aeternitatis autrement dit comme une machinerie

autosuffisante et absolument neacutecessaire agrave la reproduction drsquoune vie civiliseacutee crsquoest

preacuteciseacutement une des clefs mecircme si ce nrsquoest pas la seule pour comprendre la posture

eacutethique postmoderne fondamentalement conservatrice et cynique

6 Jacques Ranciegravere laquo Il nrsquoy a jamais eu besoin drsquoexpliquer agrave un travailleur ce qursquoest lrsquoexploitation raquo

entretien agrave Philosophie Magazine ndeg 10 (juin 2007)7 Cf Gilles Deleuze Spinoza et le problegraveme de lrsquoexpression Paris Minuit 1968 et Spinoza Philosophie pratique Paris Minuit 1981 8 Slavoj i ek Ž ž Tarrying with the Negative Kant Hegel and the Critique of Ideology Durham Duke

University 1993 p 218

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 81

Dans les socieacuteteacutes libeacuterales contemporaines dans lesquelles prolifegraverent des

attitudes et des conduites heacutedonistes utilitaires opportunistes et spirituellement

eacutegoiumlstes on a du mal agrave srsquoimaginer une chose pour laquelle on risquerait sa peau Ce

que lrsquoon voit degraves lors se mettre en place crsquoest un reacutegime de rationaliteacute cynique ou

cynico-eacuteclaireacutee qui reacutesulte de la deacutecomposition des critegraveres normatifs qui pendant tout

un temps srsquoeacutetaient preacutesenteacutes comme les plus estimables des expectatives modernes

de rationalisation sociale9 Aujourdrsquohui en effet la disposition subjective agrave tout mettre

en jeu pour ce que lrsquoon prend pour vrai ou juste est en tant que telle soupccedilonneacutee et

drsquohabitude promptement consideacutereacutee comme fanatique ou extreacutemiste En Occident en

tout cas les actions drsquoun groupe radical comme celui drsquoAndreas Baader et Ulrike

Meinhof paraissent de nos jours appartenir agrave un temps archaiumlque et complegravetement

reacutevolu Mais ougrave peut-on alors puiser le courage pour des actions empecircchant que lrsquoon

soit soumis passivement au destin aveugle et en apparence infranchissable de la

machinerie infernale du capital Comme le souligne i ek bien plus que les bombesŽ ž

et les attentats ce qui deacuterangeait vraiment avec le laquo terrorisme raquo de la RAF crsquoeacutetait le

refus qursquoimpliquait lrsquoattitude de ses inteacutegrants du choix forceacute le refus radical drsquoun

pacte social fondamental10 laquo On ne discute pas avec les gens qui ont fait Auschwitz raquo

disait Gudrun Ensslin En drsquoautres mots il nrsquoy a pas de conciliation possible pas de

discussion rationnelle aucun compromis avec un ordre qui sous la faccedilade

deacutemocratique cache agrave peine ses tendances fascistes Comme Antigone agrave qui elle a

eacuteteacute compareacutee11 Ensslin a fait un choix absolu inconditionnel pour quelque chose avec

laquelle lrsquoon ne peut tergiverser et contre toute adversiteacute lrsquoa maintenu jusqursquoau bout

Le geste rebelle de neacutegation de ce sur quoi se fonde lrsquoordre eacutetabli ndash le laquo non raquo

drsquoAntigone agrave Creacuteon le laquo non raquo drsquoEnsslin au compromis bourgeois post-Auschwitz ndash qui

a eu pour reacutesultat leur exclusion de la communauteacute sociopolitique et a fini par les tuer

ndash Antigone fut trouveacutee pendue dans la grotte ougrave elle avait eacuteteacute emmureacutee Ensslin

trouveacutee morte eacutegalement pendue dans sa cellule de prison ndash a repreacutesenteacute une

libeacuteration12 En mettant en scegravene le creux existant entre deux mondes

9 Cf Vladimir Safatle Cinismo e falecircncia da criacutetica Satildeo Paulo Boitempo 2008 passim 10 Cf Slavoj i ek Ž ž Enjoy Your Symptom Jacques Lacan in Hollywood and Out (1992) LondonNew York

Routledge 2001 pp 77-78 11 Notamment dans Deutschland im Herbst (1978) reacutealiseacute par le collectif de la Neuer Deutscher Film 12 Pour les rapports entre Antigone et Ensslin nous suivons Slavoj i ek Ž ž The Sublime Object of Ideology (1989) LondonNew York Verso 1999 p 117 et Enjoy Your Symptom op cit p 77 pour ce qui est

de lrsquoacte drsquoAntigone cf du mecircme auteur laquo Melancholy and the Act raquo in Critical Inquiry ndeg 25 (Summer

2000) pp 657-81 et In Defense of Lost Causes LondonNew York 2008 passim Agrave lrsquoopposeacute de la

lecture conventionnelle en vogue qui prend lrsquoheacuteroiumlne grecque pour la gardienne patheacutetique de la

communauteacute et de ses valeurs immortelles contre le pouvoir tyrannique de Creacuteon le philosophe de

Ljubljana agrave lrsquoinstar de Lacan insiste sur le caractegravere scandaleux du laquo non raquo drsquoAntigone Preacuteciseacutement ce

nrsquoest pas lrsquoinstance symbolique reacutegulant les rapports sociaux intersubjectifs qui parle agrave travers la bouche

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 82

fondamentalement incompatibles en permettant drsquoentrevoir lrsquoouverture drsquoun espace

nouveau de reacutealisations par-delagrave les institutions les formes drsquoexistence et les normes

sociales reconnues ce geste a favoriseacute le changement du paysage familier du donneacute

Agrave lrsquoheure qursquoil est agrave un moment historique critique ougrave lrsquohumaniteacute dans sa

grande majoriteacute devient superflue et ougrave la capaciteacute destructive du systegraveme deacutepasse

de loin tout ce que lrsquoon a connu ou pu imaginer jusqursquoagrave preacutesent le courage ne peut

consister que dans la capaciteacute ou la force subjective de maintenir durablement en

suspens lrsquoefficaciteacute du reacuteseau socio-symbolique lieacute agrave la reproduction des rapports

capitalistes de production Si la notion moderne carteacutesienne de sujet nous paraicirct ici

incontournable crsquoest que le sujet nrsquoest pas comme le suggeacuterait Althusser lrsquoeffet drsquoune

interpellation de la reconnaissance de soi dans un appel ideacuteologique mais lrsquoexact

contraire de cela le sujet nrsquoeacutemerge que lorsque les identiteacutes qui lui sont colleacutees ou

imposeacutees par le moyen de lrsquointerpellation sont radicalement remises en question

Liberteacute et expeacuterience urbaine au deacutebut des temps modernes

Suivant Hegel on peut dire que les conditions modernes de la vie politique

juridique et morale limitent agrave lrsquoextrecircme les possibiliteacutes de creacuteations ideacuteales Lrsquoindividu

preacute-moderne des acircges heacuteroiumlques pour ainsi dire formait une uniteacute avec tout son

vouloir toutes ses actions et reacutealisations de sorte qursquoil eacutetait inseacuteparable des

conseacutequences et effets de ces derniegraveres Mecircme si sans le savoir ou le vouloir il tue

son pegravere et partage le lit avec sa megravere Œdipe assumera entiegraverement la responsabiliteacute

de ses actes et se chacirctiera lui-mecircme en conseacutequence pour ses crimes de parricide et

drsquoinceste Ferme et integravegre le caractegravere heacuteroiumlco-tragique ne partage pas ses fautes ni

de la fille drsquoŒdipe mais quelque chose de bien plus radical et inouiuml qui subvertit les normes sociales

reconnues Le courage ineacutebranlable avec lequel Antigone maintient sa position lrsquoexclut de la communauteacute

politique reacuteguleacutee par lrsquointermeacutediaire de lrsquoagence symbolique de meacutediation sociale Creacuteon pour sa part

plutocirct qursquoun leader totalitaire serait agrave la limite un politicien pragmatiste un veacuteritable repreacutesentant de la

raison drsquoEacutetat agissant de maniegravere brutale certes dans la suppression de toute activiteacute qui deacutestabilise le

fonctionnement normal de la vie de la polis mais toujours dans lrsquointeacuterecirct majeur de celle-ci visant la paix et

le maintien geacuteneacuteral de lrsquoordre public Ce qui neacuteanmoins diffeacuterencie Antigone drsquoEnsslin crsquoest agrave peu pregraves ce

qui distingue le laquo terrorisme raquo de la RAF du terrorisme contemporain alors que Baader et ses compagnons

nrsquoagissaient pas au nom drsquoune ideacutee ni mecircme drsquoun ideacuteal de socieacuteteacute mais incarnaient avant tout la reacutevolte

violente des pulsions de vie contre la destruction organiseacutee et socialiseacutee ceux qui aujourdrsquohui commettent

des attentats se conccediloivent le plus souvent comme des instruments du laquo grand Autre raquo (par ex de la

volonteacute Dieu) tout comme Antigone a accompli les rites interdits non seulement par amour pour Polynice

mais aussi en respect aux laquo lois divines non-eacutecrites raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 83

nrsquoeacutetablit-il une quelconque seacuteparation entre lui-mecircme et la totaliteacute morale substantielle

dont il fait partie Lrsquoindividu moderne en revanche agit en tant que personne pour ainsi

dire seacutepareacutee du tout social et se juge par conseacutequent responsable uniquement de ses

propres actes non de ceux drsquoautrui ou de ceux de la socieacuteteacute En lui les intentions

subjectives srsquoopposent le plus souvent aux actions objectives opposition qui deacuterive agrave

la fois de la connaissance subjective des circonstances de lrsquoideacutee que se fait le sujet

du bien et de lrsquointention de la reacutealiser dans ses actes Pour le dire en bref lrsquoindividu

preacute-moderne est indiviseacute et se trouve agrave lrsquoorigine unique de lrsquoobjectif tandis que

lrsquoindividu moderne est constitutivement scindeacute entre les inteacuterecircts les aspirations les

intentions et les finaliteacutes personnelles drsquoune part et drsquoautre part les inteacuterecircts et les

finaliteacutes de la totaliteacute sociale13

Cette inadeacutequation entre savoir et faire entre conscience et action se trouvera

agrave la base de toute la penseacutee moderne Au plus les inteacuterecircts et les aspirations profondes

des individus contredisent de faccedilon irreacuteconciliable les inteacuterecircts et les aspirations de la

socieacuteteacute comme un tout au plus le postulat drsquoune identiteacute immeacutediate entre la

conscience morale et lrsquoengagement dans les affaires du monde srsquoavegravere probleacutematique

De toute eacutevidence aux deacutebuts des temps modernes lrsquoideacutee centrale de liberteacute srsquoimpose

drsquoabord comme un veacuteritable problegraveme Une fois deacutemis lrsquoancien ordre meacutedieacuteval dans

lequel tout avait sa place et srsquoinscrivait dans des hieacuterarchies rigides et bien deacutefinies

lrsquoideacutee (ou ideacuteal) de liberteacute et drsquoautonomie induit lrsquoindividu agrave un eacutetat drsquoincertitude

laquo Depuis le XVIe siegravecle on sait qursquoIl [Dieu] a videacute les lieux la laiumlcisation de tous les

secteurs de lrsquoactiviteacute humaine ne Lui laissant ndash depuis le deacutebut du capitalisme

marchand ndash plus aucune place dans lrsquoespace ni dans le temps raquo14 Comment agir dans

un monde deacutesacraliseacute Comment dois-je mrsquoorienter dans le nouvel ordre si rien ne

garantit objectivement la justesse de mes actes Comment dois-je me comporter si

rien ne mrsquoassure qursquoen agissant drsquoune faccedilon plutocirct qursquoune autre jrsquoatteindrai un jour le

bonheur sinon sur terre au moins dans lrsquoau-delagrave

Bien que manifestement plus serein que la plupart de ses contemporains

puisque modeacutereacute et ironique de nature crsquoest avec Montaigne que la vie humaine prise

dans son ensemble devient pour la premiegravere fois probleacutematique au sens moderne du

terme et crsquoest sans contredit lui qui laquo aperccedilut le mieux le problegraveme de lrsquoauto-

13 Pour tout cela cf G W F Hegel Vorlesungen uumlber die Aumlsthetik tr fr Leccedilons drsquoestheacutetique toute la

section sur la deacutetermination de lrsquoideacuteal dans la partie intituleacutee laquo Le beau artistique ou lrsquoideacuteal raquo14 Jean-Paul Sartre LrsquoIdiot de la famille Gustave Flaubert de 1821 agrave 1857 Paris Gallimard 1972 t III p

2081

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 84

orientation de lrsquohomme crsquoest-agrave-dire la tacircche qui lui est imposeacutee de vivre sa vie sans

qursquoil puisse se reposer sur des points drsquoappui fixeacutes une fois pour toutes raquo15 Dans ce

contexte drsquoincertitude le doute carteacutesien nrsquoest pas une simple question de meacutethode

mais srsquoimpose comme un fait drsquoeacutepoque Au contraire de Montaigne qui nrsquoavait laquo pas

besoin de beaucoup de certitudes raquo vu que celles qui lui importaient se reformaient

laquo toujours spontaneacutement en lui raquo16 pour Descartes lrsquoincapaciteacute de voir clair dans la

sphegravere de lrsquoagir trouble la conscience chancelante et agrave la longue conduit lrsquoesprit agrave un

tourment sans fin agrave une vie de repentirs et de remords Vu lrsquoincertitude entourant les

questions de conduite pratique dans le monde par rapport aux veacuteriteacutes de la penseacutee

Descartes se forme en conseacutequence laquo une morale par provision raquo

Obeacuteir aux lois et respecter les mœurs du pays dans lequel on se trouve ecirctre

quelles qursquoelles soient et sans jamais les remettre en question cela de sorte agrave vivre le

mieux et le plus heureux et librement que lrsquoon puisse sans ecirctre deacuterangeacute dans ses

projets priveacutes et sans deacuteranger ceux drsquoautrui17 ndash telle fut la morale provisoire du

raisonnable citadin drsquoAmsterdam afin de consacrer sa vie en toute liberteacute et

tranquilliteacute agrave la culture de sa raison et autant que possible au progregraves dans la

connaissance de la veacuteriteacute suivant la meacutethode qursquoil srsquoeacutetait lui-mecircme prescrite agrave savoir

laquo tacirccher toujours plutocirct agrave me vaincre que la fortune et agrave changer mes deacutesirs que

lrsquoordre du monde et geacuteneacuteralement de mrsquoaccoutumer agrave croire qursquoil nrsquoy a rien qui soit

entiegraverement en notre pouvoir que nos penseacutees en sorte qursquoapregraves que nous avons fait

notre mieux touchant les choses qui nous sont exteacuterieures tout ce qui manque de

nous reacuteussir est au regard de nous absolument impossible raquo18 Pour Descartes donc

le cours du monde nrsquoest en notre pouvoir pour autant que nous le pensions sans

cela il eacutechappe neacutecessairement agrave nos prises et il serait tout agrave fait vain de gloser lagrave-

dessus Incapable de changer individuellement le cours des choses le raisonnable

citoyen moderne accepte lrsquoineacutevitable cesse de reacuteagir contre un tel ordre se soumet agrave

lui avec une reacutesignation amegravere et finit par supporter ce qui lui semble insurmontable

avec une patience douloureuse et un courage pour ainsi dire tranquille Quand la lutte

contre le cours du monde est ou paraicirct vaine et inutile le plus raisonnable agrave faire crsquoest

de ne pas prendre inutilement des risques agrave srsquoy engager de faccedilon agrave pour le dire

comme Hegel laquo sauvegarder au moins le refuge dans lrsquoindeacutependance formelle de la

15 Cf Erich Auerbach Mimesis Dargestellte Wirklichkeit in der abendlaumlndischen Literatur (1946)

TuumlbingenBasel A Francke 1994 p 296 trad C Heim Mimesis La repreacutesentation de la reacutealiteacute dans

la litteacuterature occidental Paris Gallimard 1968 p 312 trad modifieacutee16 Ibid p 296 tr fr p 31217 Cf Reneacute Descartes Discours de la meacutethode (1637) Paris Vrin 1999 IIIe partie pp 76-7718 Ibid p 80

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 85

liberteacute subjective raquo19 Lrsquoexigence mecircme drsquoindividualiteacute et drsquoautonomie ne peut degraves lors

se comprendre que sur fond de la division subjective moderne et du manque reacuteel de

liberteacute dans la socieacuteteacute capitaliste

Agrave premiegravere vue la morale carteacutesienne tient drsquoune vision stoiumlcienne des choses

drsquoapregraves laquelle il nrsquoy aurait que nos penseacutees qui soient entiegraverement en notre pouvoir

Puisque tout le reste ne deacutepend pas drsquoelles inutile drsquoy precircter attention Lrsquoextrecircme

faciliteacute avec laquelle Descartes se deacutebarrasse des problegravemes relevant de la pratique

est remarquable surtout que dans le domaine de la connaissance les choses se

passent chez lui tout autrement Certes on comprend que pour Descartes les lois les

mœurs les religions soient peut-ecirctre toutes contingentes qursquoil nrsquoy ait probablement

rien drsquouniversellement neacutecessaire ni drsquoobjectivement valable pour tout un chacun quand

il srsquoagit de se conduire dans les affaires du monde Mais se demande-t-il faut-il pour

autant perdre la raison ne pas savoir au juste ce que lrsquoon a agrave faire ou encore vivre ses

jours hanteacute par lrsquoideacutee de srsquoecirctre mal conduit En bref lrsquoagir pour Descartes ne pose pas

vraiment problegraveme Notre philosophe semble deacutejagrave bien habitueacute au fait de la socieacuteteacute

bourgeoise naissante se sent chez lui dans la meacutetropole moderne qursquoest Amsterdam

et goucircte bien de la liberteacute rendue possible par la vie urbaine20

Dans lrsquoEacutethique Spinoza soutient lui aussi que lrsquoindividu guideacute par la raison

(ratione ducitur) est plus libre dans la ville (magis in civitate liber) crsquoest-agrave-dire vivant

sous des lois communes qursquoen solitude nrsquoobeacuteissant qursquoaux caprices de sa propre

volonteacute Drsquoapregraves lui lrsquoindividu qui tacircche de preacuteserver son ecirctre selon les diktats de la

raison non seulement nrsquoobeacuteit-il jamais par peur mais dans la mesure ougrave il cherche agrave

vivre en liberteacute il deacutesire ordonner sa vie selon le bien commun et agrave cette fin il lui faut

19 G W F Hegel Esteacutetica o belo artiacutestico ou o ideal trad O Vittorino in Os Pensadores Hegel Satildeo

Paulo Abril Cultural 1980 p 250 20 Cf Reneacute Descartes lettre agrave un certain Jean-Louis G dit M de Balzac dateacutee 5 mai 1631 in Œuvres philosophiques eacuted F Alquieacute Paris Garnier 1963 t I p 292 laquo [E]n cette grande ville ougrave je suis nrsquoy

ayant aucun homme excepteacute moi qui nrsquoexerce la marchandise chacun y est tellement attentif agrave son

profit que jrsquoy pourrais demeurer toute ma vie sans ecirctre jamais vu de personne Je me vais promener tous

les jours parmi la confusion drsquoun grand peuple avec autant de liberteacute et de repos que vous sauriez faire

dans vos alleacutees et je nrsquoy considegravere pas autrement les hommes que jrsquoy vois que je ferais les arbres qui se

rencontrent en vos forecircts ou les animaux qui y paissent [hellip] Quel autre lieu pourrait-on choisir au reste du

monde ougrave toutes les commoditeacutes de la vie et toutes les curiositeacutes qui peuvent ecirctre souhaiteacutees soient si

faciles agrave trouver qursquoen celui-ci Quel autre pays ougrave lrsquoon puisse jouir drsquoune liberteacute si entiegravere ougrave lrsquoon puisse

dormir avec moins drsquoinquieacutetude ougrave il y ait toujours des armeacutees sur pied expregraves pour nous garder ougrave les

empoisonnements les trahisons les calomnies soient moins connus et ougrave il soit demeureacute plus de reste

de lrsquoinnocence de nos aiumleux raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 86

vivre selon les lois du pays ougrave il se trouve21 Cette conception de la ville comme espace

de liberteacute provient agrave vrai dire de la fin du moyen-acircge et est propre agrave la bourgeoisie

eacutemergeant alors comme classe influente dans le nord de lrsquoEurope22 La liberteacute

individuelle est ainsi inconcevable en dehors de la vie civique qui rend possible agrave tout

individu de rentrer dans des rapports exteacuterieurs drsquoexistence Le laquo Habe Muth raquo que

procircnera Kant plus tard dans son ceacutelegravebre opuscule sur les Lumiegraveres lrsquoexhortation agrave

avoir le courage de quel que soit le contexte ou la situation faire libre usage de son

propre entendement tout en obeacuteissant bien entendu aux lois de la citeacute srsquoinscrit

eacutegalement dans ce mouvement geacuteneacuteral de rationalisation sociale

Le courage dans les temps modernes devient ainsi une vertu extrecircmement

reacutefleacutechie toujours associeacutee agrave la prudence et agrave la tempeacuterance mais aussi aux

compromis et aux demi-mesures requis par la vie sociale moderne et que plus tard

Nietzsche associera agrave la meacutediocriteacute et agrave lrsquoasphyxie intellectuelle La vaillance la

loyauteacute la galanterie etc seront certes adopteacutees dans la moderniteacute en tant

qursquoideacuteaux par les couches sociales drsquoorigine urbaine notamment bourgeoises

Seulement sortis de la sphegravere des mœurs reacuteglant les rapports sociaux effectifs et

confronteacutes au jour le jour au monde prosaiumlque des affaires pratiques ils demeureront

vides de tout contenu reacuteel

La formation du sujet moderne

Le sujet moderne surgit de la perception tout agrave fait nouvelle drsquoune inadeacutequation

entre les deacutesirs et aspirations subjectifs et les diktats universels de la raison qui est

raison sociale nrsquoayant pas lieu en dehors des centres urbains qui voient

progressivement le jour agrave partir du haut moyen-acircge et qui se constituent comme des

21 Cf Baruch Spinoza Ethica ordine geometrico demonstrata amp in quinque partes distincta (1677) texte

latin disponible sur httpglouiseclubfrethicapdf IVe partie prop LXXIII deacutemonstr 22 Au XIe siegravecle en effet il existait un principe juridique germanique selon lequel un serf refugieacute dans une

ville au sein de laquelle son sort eacutetait quasiment impossible agrave traquer devenait eacutemancipeacute apregraves y avoir

veacutecu un an et un jour laquo Stadtluft macht frei nach Jahr und Tag raquo La premiegravere partie de la formule (laquo Lrsquoair

de la ville eacutemancipe raquo) srsquoest transformeacutee en dicton populaire Agrave partir du XIIIe siegravecle les nouveaux citoyens

eacutemancipeacutes ndash habitant dans les bourgs ougrave la vie bourdonnait ougrave lrsquoenrichissement personnel (ce non

seulement du point de vue eacuteconomique) et la mobiliteacute sociale devenaient de plus en plus des faits

courants au contraire de ce qui se passait avec les serfs vivant dans les zones agraires sous le controcircle

et la domination directe de la noblesse aristocratique ndash estimaient qursquoen ville ce lieu drsquoeacutechanges de

rencontres de plaisirs ougrave les rythmes favorisaient lrsquoimbrication plus ou moins pacifieacutee des diffeacuterences on

respirait la liberteacute

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loci de lrsquouniversaliteacute comprise en son sens premier signifiant le rassemblement du

divers sous lrsquoinsigne de lrsquouniteacute (unum versus alia) en lrsquooccurrence une uniteacute

spatiotemporelle la ville qui est inteacuterioriseacutee par le sujet Comme le reacutesume Hegel en

clair contraste avec la campagne qui demeure laquo le siegravege de lrsquoeacutethiciteacute se reposant sur

la nature [der Sitz der auf der Natur ruhenden Sittlichkeit] raquo la ville est laquo le siegravege de

lrsquoentreprise bourgeoise [der Sitz des buumlrgerlichen Gewerbes] de la reacuteflexion qui srsquoeacutelegraveve

et srsquoisole au-dedans de soi [der in sich aufgehenden und vereinzelnden Reflexion] raquo23

Ce sujet bourgeois qui eacutemerge au sein de la ville se voit pour la premiegravere fois comme

seacutepareacute du corps social de la tradition et de la nature qui lui paraissent tour agrave tour

comme des choses eacutetrangegraveres agrave lui De maniegravere geacuteneacuterale il ne trouve plus sa place

dans la chaicircne de lrsquoecirctre preacuteciseacutement ce qui lui permet drsquoeacutetablir une distance

neacutecessaire pour reacutefleacutechir sur soi et sur le monde exteacuterieur pour porter des jugements

pratiquement agrave propos de tout ce qui lrsquoentoure24 Crsquoest lrsquoexpeacuterience sociale bourgeoise

qui permet au sujet au sens moderne du terme de se former Au XVIIIe siegravecle cette

projection de lrsquoindividu vers le champ de lrsquoexpeacuterience deviendra centrale agrave la reacuteflexion

philosophique

Le rehaussement de lrsquoexpeacuterience comme situation propice agrave la connaissance est

correacuteleacute au sens que lrsquoindividu assume chez Kant ce nrsquoest pas sa singulariteacute qui

est rehausseacutee mais son caractegravere laquo externe raquo public drsquoappartenance agrave la laquo citeacute raquo

humaine son caractegravere de citoyen Au citoyen et agrave lui seul est assureacute lrsquoeacutechange

23 G W F Hegel Grundlinien der Philosophie des Rechts oder Naturrecht und Staatswissenschaft im Grundrisse (1821) eacuted J Hoffmaister Hamburg Felix Meiner 1995 sect 256 p 207 trad fr J-F

Kerveacutegan Principes de la philosophie du droit Paris QuadrigePuf 2003 p 332 24 Soulignons au passage que ce nrsquoest qursquoavec le tournant transcendantal kantien que les paradoxes

inheacuterents agrave la conscience de soi du sujet pensant seront pleinement articuleacutes Plus preacuteciseacutement Kant

parviendra le premier agrave rendre manifeste lrsquoimpossibiliteacute de situer le sujet dans la totaliteacute de lrsquounivers On a

alors affaire agrave un sujet disjoint une craquelure irreacuteparable au sein de la substance universelle manquant

de faccedilon constitutive une place speacutecifique dans la grande chaicircne de lrsquoecirctre Descartes lrsquoavait anticipeacute

certes le sujet carteacutesien nrsquoest rien de plus que le vide du rapport agrave soi de la neacutegativiteacute Avant Kant crsquoest

bien Descartes qui opegravere le premier une reacutevolution copernicienne dans le penser qursquoil nrsquoa pu pour

diverses raisons mener agrave bout (cf Slavoj i ek Ž ž The Plague of Fantasies LondonNew York Verso 1997

p 12) Ce fut bien une reacutevolution car le sujet carteacutesien nrsquoest pas le centre de lrsquounivers bien plutocirct dans

lrsquoexpeacuterience immeacutediate agrave soi du penser il est acosmique car afin de parvenir au je pense il doit se

deacutetacher de toute deacutetermination empirique Mais sans doute agrave cause du vertige issu du vide absolu de ce

penser et plus certainement en raison de son appartenance agrave lrsquolaquo eacutepisteacutemegrave classique raquo crsquoest-agrave-dire au

champ eacutepisteacutemique reacuteguleacute par les questions lieacutees agrave la repreacutesentation (cf Michel Foucault Les mots et les

choses Une archeacuteologie des sciences humaines Paris Gallimard 1966 chap III) la fissure qursquoouvre ou

que deacutecouvre Descartes dans la texture du reacuteel est vite raccommodeacutee dans le passage du cogito agrave la res

cogitans laquo Ce qui est perdu par lagrave crsquoest la discorde topologique entre la forme ldquoJe penserdquo et la substance

qui pense crsquoest-agrave-dire la distinction entre la proposition analytique sur lrsquoidentiteacute du sujet logique de la

penseacutee contenue dans le ldquoJe penserdquo et la proposition syntheacutetique de lrsquoidentiteacute drsquoune personne en tant

que chose-substance pensante raquo (Slavoj i ek Ž ž Tarrying with the Negative op cit p 13)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 88

avec lrsquoautre avec la matiegravere autre indispensable agrave lrsquoexpeacuterience agrave mecircme

drsquoengendrer de la connaissance25

Avec lrsquoavegravenement du mode de production capitaliste tout ce qui eacutetait

solidement eacutetabli srsquoeacutevapore dans lrsquoair Lrsquoeacutemergence du sujet moderne pour reacutecapituler

coiumlncide avec la deacutestabilisation de lrsquoordre organique feacuteodal avec ses hieacuterarchies ses

modegraveles rigides de conduite ses ideacuteaux de pieacuteteacute drsquohonneur de vaillance et de

vengeance Il y naicirct un sujet qui libeacutereacute des liens substantiels traditionnels se pose

devant le monde en tant qursquoobservateur rationnel et distancieacute qui de ce fait mecircme

reacutefleacutechit et construit activement lrsquoobjet observeacute progressivement comme le reflet de

sa domination sur lrsquoautre sur la nature interne et externe qui srsquoeacuterige par lagrave comme une

inteacuterioriteacute suffisamment profonde reacuteflexive et relativement sucircre drsquoelle-mecircme capable

de discriminer sujet et objet socieacuteteacute et nature conscience et monde26

Giotto deacutejagrave et puis surtout Brunelleschi et Masaccio introduisent la perspective

la profondeur et la proportion geacuteomeacutetrique dans leurs creacuteations artistiques Utilisant le

calcul matheacutematique et jouant de faccedilon originelle avec lrsquooptique ils parviennent agrave

transformer lrsquoobservateur drsquoun tableau en sujet participant activement au processus

perceptif de sorte que le regard du spectateur devient le centre de la reacutealiteacute visible

reacutealiteacute qui se trouve lagrave devant disponible precircte agrave ecirctre expeacuterimenteacutee par ce sujet de

plus en plus conscient de son pouvoir drsquoexpeacuterimentation Agrave travers la mise en

perspective du monde exteacuterieur lrsquoancienne totaliteacute naturelle-sociale se fragmente

presqursquoentiegraverement mais elle est agrave nouveau reacuteinstaureacutee sous une forme diffeacuterencieacutee

et supeacuterieure en tant qursquouniteacute estheacutetique objet de contemplation pour un sujet

autonome et reacuteflexif plus ou moins seacutepareacute de la sphegravere de la production et de la

conduite strictement pragmatique qursquoexige le prosaiumlsme du monde bourgeois On voit

ainsi eacutemerger momentaneacutement un sujet du goucirct bien formeacute bien que peu agrave peu

meacutelancolique et nostalgique de lrsquouniteacute originaire perdue de lrsquohomme naturel (le laquo bon

sauvage raquo) et de la communauteacute substantielle

25 Luiz Costa Lima Limites da voz Montaigne Schlegel Kafka (1993) Rio de Janeiro Topbooks 2005

p 113 26 Cf G W F Hegel Estheacutetique trad S Jankeacuteleacutevitch Paris Flammarion 1979 t I p 61 laquo En tant que

doueacute de conscience lrsquohomme doit se placer en face de ce qui est [hellip] et en faire un objet pour soi [hellip] Il

chasse devant lui ce qursquoil est il se contemple se repreacutesente lui-mecircme [hellip] On saisit deacutejagrave cette tendance

dans les premiegraveres impulsions de lrsquoenfant il veut voir des choses dont il soit lui-mecircme lrsquoauteur et srsquoil

lance des pierres dans lrsquoeau crsquoest pour voir ces cercles qui se forment et qui sont son œuvre dans

laquelle il retrouve comme un reflet de lui-mecircme [hellip] Agrave travers les objets exteacuterieurs il cherche agrave se

retrouver lui-mecircme raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 89

Crsquoest lrsquoheure de la philosophie de Rousseau puis du Romantisme qui srsquoen

inspire mais eacutegalement au plan mateacuteriel de lrsquoeacutemergence de la grande industrie et de

la progressive marchandisation de toutes les sphegraveres de la vie quotidienne laquo Qursquoest-ce

que lrsquohomme en dehors de son travail raquo ndash crsquoest la question que se posent et qui

beaucoup preacuteoccupe des esprits tels que Lessing Goethe et Schiller qui tenteront

tantocirct de concilier ou drsquoarticuler Bildung et activiteacute productive tantocirct de placer le

processus de formation de socialisation et de maturation individuelle en dehors du

monde du travail Comme le rappelle un collegravegue du premier Wilhelm Meister (celui

des Anneacutees drsquoapprentissage de 1795-96) au second (celui des Anneacutees de pegravelerinage

de 1821-29) quelque chose changeait deacutejagrave laquo Wilhelm se forme positivement passant

de lrsquoindeacutetermination du theacuteacirctre agrave la vie professionnelle bien deacutefinie (par la meacutedecine)

dans la division capitaliste du travail raquo27

La deacutegradation de lrsquoexpeacuterience

Agrave tous eacutegards la logique du capital qui preacutesuppose une compeacutetition universelle

et implique une fragmentation presque complegravete du corps social logique agrave lrsquointeacuterieur

de laquelle la creacuteation et lrsquoaccumulation de richesse nrsquoest possible et concevable qursquoagrave

travers une croissance illimiteacutee ne favorise pas la Bildung du sujet crsquoest-agrave-dire la

clocircture du cercle de lrsquoexpeacuterience la connexion (au sens drsquoune Zusammenhang) de tous

les moments isoleacutes de la vie de lrsquoindividu en un mot la synthegravese finale et

harmonieuse de lrsquoideacuteal drsquoautodeacutetermination subjective et des demandes impeacuterieuses

de la socialisation bourgeoise28 Avec lrsquoexpansion du capitalisme et ses formes

sociales fondamentales la scission du sujet bourgeois par le marcheacute se geacuteneacuteralise

devient un trait agrave la fois structurel et mondial Lrsquoindividu se voit alors contraint de

suivre ou bien les demandes internes de ses pulsions et aspirations subjectives ou

bien celles externes mais peu agrave peu inteacuterioriseacutees de la socieacuteteacute du marcheacute total Il

arrive ineacutevitablement un moment ougrave les deux demandes srsquointerpeacutenegravetrent

Le Wilhelm Meister ndash et marqueteacute en lui la Bildungsethik ndash venait finalement

consacrer ce dispositif bifrontal drsquoune part lrsquoimpulsion impondeacuterable du laquo long

effort de formation inteacuterieure raquo de lrsquoautre agrave cocircteacute de la naturelle soif de

renommeacutee les inteacuterecircts mateacuteriels mobiliseacutes par le processus drsquoascension sociale

27 Claacuteudio R Duarte laquo Mau tempo para a poesia Espaccedilo alienaccedilatildeo e morte na literatura moderna raquo in

Sinal de Menos ndeg 1 (avril 2009) pp 102-0328 Cf Franco Moretti The Way of the World The Bildungsroman in European Culture (1985) trad A

Sbragia London Verso 2000 pp 15 25-26 et passim

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 90

qui se mettaient en scegravene sublimeacutes dans la face de la laquo personnaliteacute cultiveacutee raquo

tourneacutee vers la scegravene du monde29

Agrave la fin du XVIIIe siegravecle deacutejagrave lrsquoexpeacuterience formatrice bourgeoise donne de forts

indices de deacuteteacuterioration En sont responsables lrsquoalieacutenation geacuteneacuteraliseacutee dans le travail

laquelle touche toutes les classes sociales bien qursquoagrave diffeacuterents niveaux ainsi que la

vie affoleacutee des grands centres urbains modernes lesquels srsquoavegraverent de plus en plus

inhumains Agrave ce propos Adam Smith avait deacutejagrave fait remarquer qursquoun des effets

indeacutesirables du commerce et du travail diviseacute en une infiniteacute de speacutecialiteacutes eacutetait qursquoils

noient le courage de lrsquohumaniteacute en la rendant pauvre en expeacuteriences

Dans tous les pays commerciaux la division du travail est infinie et les penseacutees de

tout le monde sont employeacutees dans une chose particuliegravere [hellip] Les esprits des

hommes se contractent et deviennent incapables drsquoeacuteleacutevation Lrsquoeacuteducation est

deacutedaigneacutee ou du moins neacutegligeacutee et lrsquoesprit heacuteroiumlque est presque totalement

eacutelimineacute30

Pour le penseur eacutecossais lrsquouniformiteacute de la vie stationnaire du travailleur

moderne corromprait le courage de son esprit limiterait extrecircmement lrsquoexercice de son

entendement et de son imagination le rendrait non seulement incapable de formuler

un jugement autonome mais fondamentalement stupide et ignorant laquo non seulement

incapable de savourer ou de prendre part agrave une conversation rationnelle mais de

concevoir un sentiment geacuteneacutereux noble et tendre raquo31 Tendance propre agrave la barbarie

moderne la perte de la capaciteacute de sentir de concevoir et de creacuteer pratiquement une

vie eacutemancipeacutee est le signe majeur de lrsquoeacutepuisement de lrsquoexpeacuterience drsquoune individualiteacute

plus ou moins profonde et enrichie par son exteacuteriorisation dans le monde par son

contact et ses rapports avec lrsquoautre Lrsquoalieacutenation du travailleur moderne atteint le

sommet avec la constitution de ce sujet vide de subjectiviteacute ndash magnifiquement analyseacute

par Adorno et Horkheimer ndash reacutepondant de faccedilon irreacutefleacutechie agrave des besoins irrationnels et

insensibles creacuteeacutes et imposeacutes agrave lui de lrsquoexteacuterieur

Lrsquoavegravenement du capitalisme au XVIe siegravecle et la geacuteneacuteralisation subseacutequente de

ses formes fondamentales ont nous lrsquoavons vu progressivement laquo deacutelivreacute raquo les

29 Paulo Eduardo Arantes laquo Uma irresistiacutevel vocaccedilatildeo para cultivar a proacutepria personalidade parte II raquo in

TransFormAccedilatildeo vol 26 ndeg 2 (2003) pp 7-42 ici p 2330 Adam Smith Lectures on Justice Police Revenue and Arms (University of Glasgow 1762-63) in Moral and Political Philosophy eacuted H W Schneider New York Hafner 1948 p 321 31 Adam Smith An Inquiry Into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (1776) eacuted E Cannan

Modern Library 1994 livre V chap I pp 734-35

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 91

hommes de leurs attaches organiques et substantielles condition indispensable selon

Hegel pour qursquoils puissent srsquoapproprier consciemment et rationnellement lrsquoessence

objective dans son ensemble32 Il reste que lrsquouniteacute immeacutediate de la vie la vision

synoptique de celle-ci comme uniteacute eacutecouleacutee ante rem et saisie synoptique post rem ne

se donne deacutesormais plus en mecircme temps que lrsquoordonnance universellement

englobante de la socieacuteteacute33 Ce nrsquoest qursquoau XIXe siegravecle avec lrsquoindustrialisation

lrsquourbanisation croissante et la geacuteneacuteralisation du travail laquo libre raquo que la deacutegradation de

lrsquoexpeacuterience sociale commence vraiment agrave se laisser sentir La ville moderne en tant

que centre pratique reacuteunissant individus biens manifestations culturelles et rapports

sociaux devient abstraction reacuteelle de toute lrsquoexpeacuterience collective et individuelle et

donne peu agrave peu lieu agrave lrsquoisolement social moral et psychologique34 Au lieu drsquoeacutechanges

enrichissants de libre rencontre et de plaisir la meacutetropole moderne srsquoinvertit

progressivement en disciplinarisation sociale (au sens foucaldien du terme) en

imposition de conduites en seacuteparation et de surcroicirct en abrutissement en

impuissance en ennui

Dans un petit conte qui satirise lrsquoentreprise neacuteocoloniale apregraves avoir deacutecrit les

deux personnages principaux Kayerts et Carlier ndash librement inspireacutes de Bouvard et

Peacutecuchet ndash comme des laquo individus parfaitement insignifiants et incapables dont

lrsquoexistence nrsquoest rendue possible qursquoagrave travers la haute organisation des masses

civiliseacutees raquo Joseph Conrad srsquoengage dans une caracteacuterisation assez perspicace de la

dialectique existant entre courage et institutions modernes

Peu drsquohommes se rendent compte que leur vie lrsquoessence mecircme de leur caractegravere

leurs capaciteacutes et leurs audaces ne sont que lrsquoexpression de leur croyance en la

32 Ne nous trompons pas ce fut-lagrave un processus drsquoune violence inouiumle Pour que les petits producteurs

feacuteodaux devinssent des travailleurs laquo libres raquo crsquoest-agrave-dire disposeacutes agrave se laisser salarier laquo libres raquo pour

vendre leur force de travail les Eacutetats europeacuteens naissants ont ducirc faire en sorte que cette derniegravere fucirct la

seule chose qui leur restacirct et agrave cette fin les ont chasseacutes de force de leurs terres les privant

complegravetement de leurs anciens droits agrave la culture du sol pour leur propre subsistance ainsi qursquoagrave la

chasse agrave la pecircche agrave la reacutecolte du bois Curieusement le soldat et le mercenaire ndash les noms parlent per

se ndash figuraient parmi les premiers salarieacutes de la moderniteacute Parallegravelement aux enclosures agrave lrsquoexpulsion

des paysans des terres communales et agrave la moneacutetarisation et lrsquoaugmentation exorbitante des impocircts (pour

couvrir les coucircts des Eacutetats militariseacutes absolutistes qui srsquoappuyaient sur la puissance des armes agrave feu de

mecircme que sur la logistique et la bureaucratie lieacutees agrave cette derniegravere) on assiste agrave lrsquoenfermement massif

de toute la population deacutesormais consideacutereacutee improductive ndash mendiants oisifs fous sorciegraveres vagabonds

et petits deacutelinquants ndash et agrave la creacuteation des workhouses veacuteritables lieux de dressage pour le travail ougrave

femmes enfants et vieux travaillaient jusqursquoagrave quatorze heures par jour sept jours sur sept 33 Cf Gyoumlrgy Lukaacutecs La theacuteorie du roman (1916) trad L Goldmann Paris DenoeumllGallimard 1968 p

12334 Cf Henri Lefebvre La vie quotidienne dans le monde moderne Paris Gallimard 1968

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 92

seacutecuriteacute de leur environnement Le courage la contenance la confiance les

eacutemotions et les principes chaque penseacutee grande et insignifiante nrsquoappartiennent

pas agrave lrsquoindividu mais agrave la foule agrave la foule qui croit aveugleacutement dans la force

irreacutesistible de ses institutions et de ses mœurs dans le pouvoir de sa police et de

son opinion35

Voilagrave qui agrave premiegravere vue paraicirct bien heacutegeacutelien les institutions et les formes

sociales modernes vu leur laquo rationaliteacute raquo laquo formatent raquo les individus les forcent agrave agir

de maniegravere laquo rationnelle raquo ou laquo civiliseacutee raquo Ce que dit Conrad crsquoest que les motivations

les plus profondes des individus ne leur appartiennent pas la base drsquoattitudes et de

dispositions les plus diverses de lrsquoaplomb au courage nrsquoest autre que la seacutecuriteacute

ambiante trouveacutee dans lrsquoEurope civiliseacutee la fois dans le fonctionnement de ses

institutions et de sa police Dans ses romans et nouvelles Conrad met sans cesse en

eacutevidence qursquoune fois arracheacute agrave cet ordre dans les confins de la civilisation isoleacute du

monde pour ainsi dire lrsquoindividu ressent un trouble profond En contact direct avec ce

qui lui paraicirct radicalement eacutetranger environneacute par la nature sauvage et hostile par des

peuples laquo primitifs raquo qursquoil soupccedilonne dangereux hanteacute par des choses vagues ou

reacutepulsives qui surexcitent son imagination et surtout face agrave lrsquoisolement (la meacutetaphore

de lrsquoicircle est freacutequemment employeacutee par lrsquoauteur) crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoabsence totale du

regard reacuteprobateur de ses semblables lrsquoEuropeacuteen nrsquoagit geacuteneacuteralement pas de la mecircme

faccedilon que chez lui

Appartenant agrave la geacuteneacuteration qui succegravede au massacre drsquoEacutetat de juin 184836 et

ayant eacuteteacute fort influenceacute par lrsquoestheacutetique antibourgeoise de Flaubert et Baudelaire37

Conrad ne pouvait partager la confiance presqursquoinconditionnelle ndash que lrsquoon attribue agrave

tort ou agrave raison agrave Hegel ndash dans les institutions bourgeoises postreacutevolutionnaires38 En

35 Joseph Conrad laquo An Outpost of Progress raquo (1898) in Selected Short Stories eacuted K Carabine

Hertfordshire Wordsworth 1997 p 5 36 Juin 1848 marque un moment deacutecisif de lrsquohistoire europeacuteenne moderne voire de lrsquohistoire mondiale

dans lequel la bourgeoisie se deacutetourne radicalement de ses ideacuteaux politiques anteacuterieurs (liberteacute eacutegaliteacute

fraterniteacute universelles) On peut penser avec Lukagravecs que ce deacutetournement affecte profondeacutement les

sphegraveres de lrsquoideacuteologie les destins de la science de la penseacutee philosophique et de lrsquoart (cf Gyoumlrgy Lukaacutecs

Le roman historique trad R Sailley Paris Payot 1965 pp 190-283)37 Agrave propos de lrsquoestheacutetique antibourgeoise de ces deux auteurs neacutee du choc causeacute par les journeacutees de

juin et contre le silence hypocrite qui srsquoest suivi cf Dolf Oehler Le spleen contre loubli Juin 1848 Baudelaire Flaubert Heine Herzen (1986) trad G Petitdemange et S Cornille Paris Payot 1996 Pour

ce qui concerne leur grande et durable influence sur Conrad cf Yves Hervouet The French Face of Joseph Conrad Cambridge Cambridge University 1990 pp 165-210 et 244-4738 Pour le philosophe allemand rappelons-le briegravevement crsquoest la dialectique des institutions de la socieacuteteacute

civile et de lrsquoindividualiteacute qui permet agrave celle-ci de se former pleinement Les interpreacutetations divergent Pour

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 93

Europe non sans frayeur il notait un danger grandissant sous des conduites

standardiseacutees

Eh bien non ils [au Congo belge] ne mrsquoont pas enterreacute bien qursquoil y ait une peacuteriode

dont je ne me souvienne que dans un brouillard avec une surprise frissonnante

comme la traverseacutee drsquoun monde inconcevable ougrave nrsquoexistait aucun espoir aucun

deacutesir Je me retrouvai dans la ville seacutepulcrale [Bruxelles] deacutetestant le spectacle

des gens se hacirctant par les rues pour srsquoextorquer mutuellement un peu drsquoargent

pour deacutevorer leurs mets infacircmes avaler leur biegravere frelateacutee recircver leurs recircves niais

et insignifiants Ils interfeacuteraient sur mes penseacutees Crsquoeacutetaient des intrus dont la

connaissance de la vie nrsquoeacutetait agrave mes yeux qursquoun simulacre irritant car jrsquoeacutetais bien

sucircr qursquoils ne pouvaient savoir ce que moi je savais Leur comportement drsquoindividus

meacutediocres vaquant agrave leurs occupations avec lrsquoassurance drsquoune seacutecuriteacute absolue

mrsquooffensait comme la manifestation outrageante drsquoun danger qursquoelle est incapable

de percevoir39

En deacutetruisant les liens organiques et substantiels la socialisation capitaliste

supprime progressivement les identifications secondaires ou œdipiennes (avec

papamaman) et avec elles la seule chose qui donnait encore au sujet un certain

eacutequilibre Lorsque la loi symbolique devient par trop fluide trop formelle nrsquoassurant

plus lrsquoexistence de lrsquoautre en tant qursquoautre se donne alors le passage agrave une

expeacuterience-limite crsquoest la sortie de la neacutevrose obsessive vers des cas de perversion

de paranoiumla de meacutelancolie profonde Le deacuteclin progressif de ce que Hegel au deacutebut du

XIXe siegravecle a appeleacute le laquo cours de lrsquoexpeacuterience [Verlauf der Erfahrung] raquo40 autrement dit

lrsquoappauvrissement psychologique des sujets la banalisation drsquoun quotidien affolant et

sauvage sont des conseacutequences lieacutees directement aux deacuteterminations de la

production marchande industrialiseacutee On voit alors se profiler des tendances telles que

la fragmentation de la perception ndash qui suit celle de la reacutealiteacute sociale ndash la croissante

inaptitude du sujet agrave faire des expeacuteriences formatrices et riches du monde environnant

la volubiliteacute des convictions et des positions morales le taedium vitae et la

certains commentateurs lrsquoesprit objectif heacutegeacutelien relegraveverait drsquoun institutionnalisme fort qui limite

excessivement les possibiliteacutes de pratiques et de penseacutees individuelles autonomes (cf Dieter Henrich

laquo Vernunft in Verwirklichung raquo introduction agrave G W F Hegel Die Philosophie des Rechts Die Vorlesung von

181920 FrankfurtM 1983 pp 7-42) tandis que pour drsquoautres il srsquoagirait au contraire drsquoun

institutionnalisme plutocirct faible mais neacutecessaire pour rendre possible aux individus non seulement de vivre

une vie eacutethique mais de se constituer en sujets libres et autonomes (cf Jean-Franccedilois Kerveacutegan Lrsquoeffectif et le rationnel Hegel et lrsquoesprit objectif Paris Vrin 2008)39 Joseph Conrad Heart of Darkness (18991902) Harmondsworth Penguin 1978 p 102 trad fr O

Lamolle Au cœur des teacutenegravebres Paris Autrement 1997 p 12040 G W F Hegel Phaumlnomenologie des Geistes (1807) eacuteds H-F Wessels et H Clairmont Hamburg Felix

Meiner 2006 p 67

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 94

superficialiteacute des rapports qui se chosifient et se refroidissent Une telle ineptie

subjective agrave lrsquoexpeacuterience (au sens drsquoErfahrung) lrsquoincapaciteacute croissante agrave faire une

expeacuterience du temps preacutesent digne drsquoecirctre raconteacutee historiciseacutee sont conditionneacutees

par des expeacuteriences veacutecues de choc (Chockerlebnisse)41 pour leur part

intrinsegravequement lieacutees au sentiment drsquoennui et de fadeur ainsi qursquoau besoin de

nouveauteacute et agrave la recherche de sensations fortes agrave mecircme de tirer lrsquoindividu hors de

lrsquoeacutetat blaseacute42 et abrutissant43 dans lequel le plongent le travail heacuteteacuteronome et la vie

moderne44 Il est instructif agrave cet eacutegard de jeter un coup drsquoœil sur le poegraveme qui ouvre

Les fleurs du mal

La sottise lrsquoerreur le peacutecheacute la leacutesine Occupent nos esprits et travaillent nos

corps Et nous alimentons nos aimables remords Comme les mendiants

nourrissent leur vermine Nos peacutecheacutes sont tecirctus nos repentirs sont lacircches

Nous nous faisons payer grassement nos aveux Et nous rentrons gaiement dans

le chemin bourbeux Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches [hellip]

Chaque jour vers lrsquoEnfer nous descendons drsquoun pas Sans horreur agrave travers des

teacutenegravebres qui puent [hellip] Serreacute fourmillant comme un million drsquohelminthes

Dans nos cerveaux ribote un peuple de Deacutemons Et quand nous respirons la

Mort dans nos poumons Descend fleuve invisible avec de sourdes plaintes

41 Cf Walter Benjamin laquo Erfahrung und Armut raquo (1933) in Illuminationen Ausgewaumlhlte Schriften 1

FrankfurtM Suhrkamp 1977 pp 291-96 trad fr P Rusch laquo Expeacuterience et pauvreteacute raquo in Œuvres

Paris Gallimard 2000 t II pp 364-7242 Cf Georg Simmel laquo Die Groszligstaumldte und das Geistleben raquo (1903) in Gesamtausgabe Bd 7

FrankfurtM Suhrkamp 1998 pp 116-31 trad fr laquo Les grandes villes et la vie de lrsquoesprit raquo in

Philosophie de la moderniteacute Paris Payot 1989 43 Cf Guumlnther Anders Die Antiquiertheit des Menschen 1 Uumlber die Seele im Zeitalter der zweiten

industriellen Revolution (1956) Muumlnchen C H Beck 2002 p 33 44 Soulignons au passage que la distinction entre Erfahrung et Erlebnis tend parfois chez Benjamin agrave

prendre des contours manicheacuteistes Tourneacute vers le passeacute son regard meacutelancolique comme celui du jeune

Lukaacutecs ne cache pas la nostalgie de la totaliteacute de sens disparue Or il faut dire au contraire que

lrsquoeacuteparpillement moderne de lrsquoexpeacuterience traditionnelle organique substantielle la deacutesinteacutegration de lrsquouniteacute

immanente du sens ndashnotamment dans lrsquoexpeacuterience proleacutetaire soit dit en passant ndash est la condition

premiegravere bien que manifestement insuffisante pour que le sujet puisse creacuteer librement et de faccedilon

autonome sa propre vie La dialectique ici en jeu est la suivante la fin des identifications secondaires (la

crise de la famille patriarcale) repreacutesente drsquoune part une deacutesalieacutenation possible une possibiliteacute de

deacutefeacutetichisation symbolique de deacutecouverte et de creacuteation de soi par-delagrave le symbolique feacutetichiseacute et drsquoautre

part un danger reacuteel de mimeacutetisme de projection pathologique de speacuteculariteacute alieacutenante proto-fasciste pour

ainsi dire De ce fait mecircme il ne srsquoagit pas de tomber dans le piegravege contraire qui consiste agrave envisager

positivement les deacutebris drsquoexpeacuterience lrsquoexpeacuterience fragmenteacutee le veacutecu de choc souvent associeacute au reacutegime

de la limite et de la mort comme lrsquoont fait de diffeacuterentes faccedilons Juumlnger Heidegger Bataille Genet

Foucault et bien drsquoautres La question agrave notre sens doit se poser de faccedilon encore plus radicale Quelles

seraient les conditions pour la reconstruction drsquoune expeacuterience sociale formatrice drsquoun sujet sensible

eacutemancipeacute et autonome une expeacuterience qui soit Aufhebung agrave la fois de lrsquoErfahrung traditionnelle et des

fragmentaires Erlebnisse (post)modernes

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 95

Si le viol le poison le poignard lrsquoincendie Nrsquoont pas encor brodeacute de leurs

plaisants dessins Le canevas banal de nos piteux destins Crsquoest que notre

acircme heacutelas nrsquoest pas assez hardie [hellip] Crsquoest lrsquoEnnui ndash lrsquoœil chargeacute drsquoun pleur

involontaire Il recircve drsquoeacutechafauds en fumant son houka Tu le connais lecteur

ce monstre deacutelicat ndash Hypocrite lecteur ndash mon semblable ndash mon fregravere 45

Drsquoembleacutee Baudelaire dit au lecteur agrave quoi il est venu ne laissant point de doute

sur le fait que son art est tregraves loin drsquoecirctre laquo un breuvage rafraicircchissant et reacutechauffant

qui reacutetablit lrsquoestomac et lrsquoesprit dans lrsquoeacutequilibre naturel de lrsquoideacuteal raquo46 Non Sans une

ombre de pitieacute le poegravete met le doigt dans la blessure la becirctise geacuteneacuteraliseacutee la

compliciteacute dans le crime lrsquoatmosphegravere morbide lrsquohypocrisie et les remords collectifs ndash

ce sont lagrave des reacutefeacuterences explicites au lacircche massacre des insurgeacutes dans les rues de

Paris par les forces de lrsquoordre en juin 1848 Degraves lrsquoouverture donc la poeacutesie des Fleurs

du mal srsquoinsurge pourrait-on dire laquo heacuteroiumlquement raquo contre ces deux faces drsquoune mecircme

piegravece qui sont drsquoune part lrsquoennui ce deacutesagreacuteable sentiment issu de la steacuteriliteacute

dominante de la vie moderne vie qui on le sait avec Emma Bovary laquo ne deacuteferle et

nrsquoeacutecume plus raquo47 et drsquoautre part la banaliteacute du mal devenue manifeste apregraves les

eacuteveacutenements de juin avec le retour idyllique agrave la laquo normale raquo Baudelaire comprend

combien selon la situation sociale la beauteacute peut ecirctre deacutemoniaque drsquoougrave son

laquo satanisme raquo qui srsquoadresse directement au bourgeois de bonne socieacuteteacute ami du beau

de lrsquoideacuteal et des nobles sentiments mais ennemi feacuteroce de la liberteacute de ceux qui

constituent ce que Thiers appelait laquo la vile multitude raquo48 Comme lrsquoeacutecrit Dolf Oehler

laquo apregraves les massacres de juin [hellip] lrsquoennui apparaicirct comme le principal agent de la

destruction de la veacuteriteacute et de la vie [hellip] Le lecteur est deacutenonceacute par Baudelaire [hellip]

comme quelqursquoun drsquoabsolument incapable et en raison exactement de son incapaciteacute

capable du pire49

Une telle incapaciteacute demande une explication suppleacutementaire La scission du

sujet bourgeois est le produit drsquoune eacuteconomie libidinale contradictoire dans laquelle

figurent et interagissent sans cesse drsquoune part lrsquoauto-contention neacutevrotique dans la

preacuteservation du deacutesir et drsquoautre part lrsquoimpeacuteratif sureacutegoiumlque de la gratification maximale

agrave travers la possession et la consommation marchande

45 Charles Baudelaire laquo Au lecteur raquo in Les fleurs du mal op cit pp 3-446 Charles Baudelaire Salon de 1846 in Curiositeacutes estheacutetiques Paris Michel Leacutevy Fregraveres 1868 p 78 47 Erich Auerbach Mimesis op cit p 458 tr fr p 48648 Cf Dolf Oehler laquo O caraacuteter duplo do heroiacutesmo e do belo modernos raquo (1976) trad S Titan Jr in

Terrenos vulcacircnicos Satildeo Paulo Cosac amp Naify 2004 p 65 49 Dolf Oehler O velho mundo desce aos infernos Auto-anaacutelise da modernidade apoacutes o trauma de Junho de 1848 em Paris (1988) trad J M Macedo Satildeo Paulo Companhia das Letras 1999 p 282

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 96

Le capitalisme ayant de lrsquoatelier au laboratoire videacute lrsquoactiviteacute productive de toute

signification pour elle-mecircme srsquoest efforceacute de placer le sens de la vie dans les

loisirs et de reacuteorienter agrave partir de lagrave lrsquoactiviteacute productive Pour la morale qui

preacutevaut la production eacutetant lrsquoenfer la vraie vie serait la consommation lrsquousage des

biens Mais ces biens pour la plupart ne sont drsquoaucun usage sinon pour

satisfaire quelques besoins priveacutes hypertrophieacutes afin de reacutepondre aux exigences

du marcheacute La consommation capitaliste impose un mouvement de reacuteduction des

deacutesirs par la reacutegulariteacute de la satisfaction des besoins artificiels qui restent

besoins sans jamais avoir eacuteteacute deacutesirs les deacutesirs authentiques eacutetant contraints de

rester au stade de leur non-reacutealisation (ou compenseacutes sous forme de spectacles)

Moralement et psychologiquement le consommateur est en reacutealiteacute consommeacute par

le marcheacute50

Vers la deuxiegraveme moitieacute du XIXe siegravecle les inteacuterecircts de la bourgeoisie

eacutemancipeacutee non seulement se montrent distincts des inteacuterecircts universels promus par la

Reacutevolution de 1789 mais se trouvent progressivement complegravetement agrave la merci des

puissances capitalistes qui se sont deacuteveloppeacutees agrave travers la libre concurrence et qui

se confondent de plus en plus avec lrsquoappareil eacutetatique et ses politiques impeacuterialistes

au plan international Les grands inteacuterecircts industriels soustraient agrave la deacutecision morale le

terrain eacuteconomique ce qui aboutit agrave une atrophie croissante de la faculteacute de reacuteflexion

autonome du sujet comprise comme la synthegravese toujours renouveleacutee de la reacuteceptiviteacute

et de lrsquoimagination De sorte que la reacuteflexion du sujet sur lui-mecircme et sur lrsquoeacuteleacutement de

deacutesir qui de forme antitheacutetique constitue la penseacutee comme penseacutee et lui permet de

reacutesister agrave la paranoiumla symbole drsquoune formation arrecircteacutee agrave mi-chemin (Halbbildung) est

reacuteduite agrave zeacutero Mecircme si les anciennes eacutetiquettes sont conserveacutees la conscience

morale est liquideacutee puisque priveacutee de tout objet le sentiment individuel de

responsabiliteacute de soi est progressivement remplaceacute par la performance au travail et par

lrsquoalleacutegeance de lrsquoindividu au systegraveme Le sujet devient incapable drsquointeacuterioriser les

impeacuteratifs sociaux de faccedilon agrave leur confeacuterer un caractegravere drsquoobligation agrave la fois fort et

ouvert incapable donc de geacuterer inteacuterieurement le conflit des pulsions et de constituer

ainsi le tribunal de la conscience en un mot il devient susceptible de srsquoidentifier

directement aux eacutechelles de valeur steacutereacuteotypeacutees51

Comme lrsquoeacutecrivaient Adorno et Horkheimer pendant la guerre laquo Le manque

50 Guy Debord amp P Canjuers laquo Preacuteliminaires pour une deacutefinition de lrsquouniteacute du programme reacutevolutionnaire raquo

(1960) in G Debord Œuvres Paris QuartoGallimard 2006 p 51451 Pour cela cf Theodor W Adorno amp Max Horkheimer Dialektik der Aufklaumlrung Philosophische Fragmente

(194447) FrankfurtM Fischer 2003 pp 207-08 et passim ainsi que T W Adorno laquo Theorie der

Halbbildung raquo in Gesellschaftstheorie und Kulturkritik FrankfurtM Suhrkamp 1975 pp 66-94

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 97

drsquoeacutegard pour le sujet rend les choses plus faciles pour lrsquoadministration raquo52 Et de fait

dans le capitalisme tardif le sujet est peu agrave peu remplaceacute par des laquo dispositifs raquo Agrave

partir du moment ougrave avec la marche modernisatrice capitaliste les vieux codes

symboliques et moraux patriarcaux notamment commencent agrave srsquoaffaiblir et agrave faillir

tant en Europe qursquoailleurs bien que de maniegraveres diverses53 la dialectique qui drsquoune

faccedilon ou drsquoune autre soutenait jusque lagrave le sujet comme sujet et lrsquoautre comme autre

donne lieu agrave une inconsistance croissante entre ideacuteal et pratique crsquoest-agrave-dire entre

lrsquoideacuteal bourgeois drsquoune vie eacutemancipeacutee et la pratique commerciale deacutegradante

inconsistance qui a pour conseacutequence la deacutebilisation de lrsquoordre symbolique institueacute en

face de la reacutealiteacute barbare et absurde de lrsquoexploitation capitaliste Un tel processus srsquoil

nrsquoest pas sans contradictions nrsquoest pas non plus sans tensions et reacutesistances de

mecircme qursquoil preacutesente quelques lignes de fuite Flaubert a su en capter de maniegravere

remarquable les dynamiques sociales et subjectives qui eacutetaient en jeu Preacutecurseur du

consommateur vorace de nos jours deacutevorateur de belles images dont le moi deacutebile et

lacircche rend tout agrave fait incapable de grandes confrontations Freacutedeacuteric Moreau est

lrsquoexemple type du petit-bourgeois romantique chez qui les limites du deacutesir se trouvent

abolies et les eacutenergies de la penseacutee complegravetement relacirccheacutees54 Alors qursquoen clair

contraste avec lui vivant dans un milieu provincial aux horizons on ne peut plus eacutetroits

entoureacutee drsquoindividus eux-mecircmes borneacutes agrave lrsquoextrecircme qui respirent sans deacutegoucirct la

mesquinerie et la meacutediocriteacute qui eacutetalent une sottise et un aveuglement satisfaits

Emma Bovary est laquo une femme du peuple qui veut tout la chair et lrsquoesprit qui exprime

et reacutealise des deacutesirs et des aspirations en rupture avec la distribution sociale des

parts des compeacutetences et des maniegraveres drsquoecirctre comme le font drsquoune autre maniegravere

les ouvriers eacutemancipeacutes raquo55 Recircveuse certes assoiffeacutee drsquoaventures aspirant agrave une vie

luxueuse et remplie de peacuteripeacuteties romanesques Emma a neacuteanmoins laquo le courage de

sa sensualiteacute raquo et domine laquo son milieu en refusant la mateacuterialiteacute deacutesespeacuterante drsquoune

humaniteacute rapace lacircche et sotte raquo56 Sans se conformer avec sa situation sociale sans

srsquoidentifier agrave un quelconque rocircle social preacuteeacutetabli srsquoarrachant agrave tout moment agrave sa place

52 Theodor W Adorno amp Max Horkheimer Dialektik der Aufklaumlrung op cit p 212 laquo Der Mangel an

Ruumlcksicht aufs Subjekt macht es der Verwaltung leicht raquo53 Cf Karl Marx laquo Les reacutesultats eacuteventuels de la domination britannique en Inde raquo (1853) in Du colonialisme en Asie Inde Perse Afghanistan eacuted G Filoche Paris Mille et une nuits 2002 p 51

laquo Lrsquohypocrisie profonde et la barbarie inheacuterente agrave la civilisation bourgeoise srsquoeacutetalent sans voile devant nos

yeux en passant de son foyer natal ougrave elle assume des formes respectables aux colonies ougrave elle se

preacutesente sans voile raquo54 Cf Dolf Oehler laquo LrsquoEacutechec de 1848 raquo in LrsquoArc ndeg 79 laquo Flaubert raquo (1980) pp 58-68 ainsi que Le

spleen contre loubli op cit chap VII intituleacute laquo Critique de la consommation pure Flaubert et les

illumineacutes de Fontainebleau raquo55 Jacques Ranciegravere laquo Il nrsquoy a jamais eu besoin drsquoexpliquerhellip raquo op cit56 Maurice Nadeau laquo Preacuteface raquo agrave G Flaubert Madame Bovary (1857) Paris Rencontre 1965 p 23

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 98

laquo naturelle raquo agrave savoir la position soumise que devait occuper agrave lrsquoeacutepoque une femme de

bonne socieacuteteacute elle repreacutesente agrave sa faccedilon la part des sans-parts et par ses actes

met en scegravene un eacutecart une opposition entre mondes incompatibles

laquo Osez entreprendre raquo

Kant appelle courage laquo la force et la deacutecision reacutefleacutechie drsquoopposer une reacutesistance

agrave un adversaire puissant mais injuste et lorsqursquoil srsquoagit de lrsquoadversaire que rencontre

lrsquointention morale en nous le courage est alors vertu (virtus fortitudo moralis) raquo57 Cette

derniegravere le philosophe de Koumlnigsberg la deacutefinit comme laquo la force morale de la volonteacute

drsquoun homme dans lrsquoaccomplissement de son devoir raquo Pour lui la fortitudo moralis

constitue la plus grande et lrsquounique gloire guerriegravere de lrsquohomme aussi est-elle

appeleacutee sagesse pratique parce qursquoelle srsquoapproprie la destination de lrsquoexistence de

lrsquohomme sur terre Ce nrsquoest qursquoautant que lrsquohomme est en possession de cette

force qursquoil est libre saint riche roi etc et qursquoil ne peut eacuteprouver de perte ni par

le hasard ni par le destin parce qursquoil se possegravede lui-mecircme et que lrsquohonnecircte

homme ne peut perdre sa vertu58

On peut en effet de maniegravere geacuteneacuterale deacutefinir le courage comme force et

deacutecision reacutefleacutechie drsquoopposer une reacutesistance agrave une puissance injuste Nonobstant cela

la suite de la deacutefinition kantienne ougrave le courage est deacutecrit comme excellence intention

morale vertu de lrsquohonnecircte homme sagesse pratique etc deacutemontre que le courage

chez lui et dans les temps modernes de maniegravere geacuteneacuterale est compris par-dessus

tout comme maicirctrise de soi suppression des instincts naturels primaires et contention

neacutevrotique du deacutesir afin de bien se porter en socieacuteteacute de se conduire de maniegravere agrave ne

pas deacuteranger le bon deacuteroulement des affaires de la citeacute Cette deacutecence courageuse

comme lrsquoa montreacute un narrateur dostoiumlevskien est en reacutealiteacute presque le contraire de ce

qursquoon entend drsquohabitude par le terme de courage

Jrsquoeacutetais maladivement cultiveacute comme doit lrsquoecirctre un homme de notre eacutepoque [hellip]

jrsquoeacutetais un lacircche et un esclave [hellip] Tout homme deacutecent de notre eacutepoque est et doit

ecirctre lacircche et esclave Crsquoest sa condition normale [hellip] Il fut ainsi fait et pour cela

ajusteacute [hellip] Seuls les acircnes et ses avortons se montrent courageux [hellip] Ce nrsquoest

mecircme pas la peine de leur precircter attention car ils ne repreacutesentent absolument

57 Emmanuel Kant Meacutetaphysique des mœurs IIe partie Doctrine de la vertu (1797) trad A Philonenko

Paris Vrin 2002 sect XIV p 77 58 Emmanuel Kant Principes meacutetaphysiques de la morale trad C-J Tissot ParisDijon Librairie de

Ladrance 1837 p 55

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 99

rien59

Au cours du XXe siegravecle lrsquoinnovation constante que requiert lrsquoexpansion des

marcheacutes lrsquoobsolescence acceacuteleacutereacutee des technologies lrsquoobsolescence programmeacutee des

produits marchands le bouleversement peacuteriodique des normes sociales et la flexibiliteacute

requise du travailleur par les nouvelles deacuteterminations de la production exigent un

sujet indeacutefiniment adaptable crsquoest-agrave-dire un sujet faible plus ou moins deacuteprimeacute agrave

moitieacute deacutelabreacute autocritique et virtuel agrave la fois le consommateur le plus vorace et le

travailleur le plus productif laquo celui qui se jettera avec le plus drsquoeacutenergie et drsquoaviditeacute sur

le moindre projet pour revenir plus tard agrave son eacutetat larvaire drsquoorigine raquo60

Ce nrsquoest point un hasard si le courage reacuteapparaicirct dans la litteacuterature drsquoauto-

coaching manageacuterial des derniegraveres anneacutees61 La reacutealiteacute eacuteconomique de plus en plus

dure et le contexte de compeacutetition universelle pour garder sa place au soleil

contraignent managers et salarieacutes de maniegravere geacuteneacuterale agrave endosser de nouveaux

comportements La conduite laquo eacutethique raquo sous pression est devenue une vertu

neacutecessaire dans le nouveau monde de lrsquoentreprise Afin drsquoagir efficacement les

managers ont besoin drsquoacceacuteder agrave leurs meilleures ressources en apprenant agrave mobiliser

leur courage tandis que pour les salarieacutes il ne suffit plus drsquoappliquer les directives

eacutemanant de la direction car lrsquoentreprise attend drsquoeux qursquoils fassent eacutegalement preuve

de courage dans de nombreuses circonstances qursquoils sachent saisir les opportuniteacutes

Qursquoest-ce agrave dire Que lrsquoentreprise a besoin drsquoemployeacutes capables drsquoinitiative et

performants agrave temps plein drsquoindividus qui srsquoobligent agrave sortir de leur zone de confort

qui maicirctrisent leurs peurs et repoussent toujours plus loin leurs limites qui se fixent

des buts ambitieux et aient la perseacuteveacuterance de les poursuivre mecircme face aux

adversiteacutes Tout le monde est ainsi appeleacute agrave se comporter comme des athlegravetes de

pointe qui srsquoauto-eacutevaluent en permanence gegraverent leurs eacutemotions et leurs histoires

priveacutees (de couple de culhellip) pour rester stables dans des situations difficiles et

eacuteprouvantes et enfin conservent la luciditeacute neacutecessaire pour srsquoadapter aux exigences

59 Fiodor Dostoiumlevski Zapiski iz podpolia (1864) trad breacutes B Schnaiderman Memoacuterias do subsolo Satildeo

Paulo Ed 34 2000 pp 57-58 60 Comiteacute invisible Lrsquoinsurrection qui vient Paris La Fabrique 2007 p 15 61 En voici quelques titres suggestifs Merom Klein amp Rod Napier The Courage to Act 5 Factors of

Courage to Transform Business Davies-Black 2003 Geacuterard Reyre Du courage drsquoecirctre manager Groupe

Liaison 2004 David Cottrell amp Eric Harvey Leadership Courage Leadership Strategies for Individual and

Organizational Success The Walk the Talk Co 2005 Gus Lee amp Diane Elliott-Lee Courage The Backbone of Leadership Jossey-Bass 2006 Margie Warrell Find Your Courage 12 Acts for Becoming

Fearless at Work and in Life McGraw-Hill 2008 Phil Ruquet amp Jean-Paul Lugan Manager avec courage Les secrets drsquoun leadership efficace en peacuteriode de crise Eyrolles 2009

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 100

exteacuterieures Cette litteacuterature ne concerne bien entendu pas que le monde de

lrsquoentreprise elle est symptomatique drsquoune socieacuteteacute qui agrave tout moment responsabilise

les individus comme srsquoils devaient devenir entrepreneurs drsquoeux-mecircmes62

Si nous rapprochons ici laquo courage kantien raquo et laquo courage entrepreneurial raquo crsquoest

qursquoil y a une logique eacuteconomique commune sous-jacente agrave lrsquoun et agrave lrsquoautre On sait que

chez Kant le sujet transcendantal constitue pour soi un objet en srsquoobjectivant soi-mecircme

comme ecirctre empirique selon les critegraveres de la forme vide et anhistorique de la loi

morale mais la forme autoreacutefeacuterentielle du sujet de la libre volonteacute le seacutepare du monde

des objets afin qursquoil puisse les maicirctriser et en derniegravere instance se les approprier Une

telle volonteacute vide qursquoelle est de tout contenu empirique nrsquoest libre et autonome qursquoen

apparence car elle finit par assumer sans reacutemission la forme heacuteteacuteronome de

lrsquoobjectiviteacute sociale de laquelle elle deacutepend pour srsquoexteacuterioriser Le caractegravere

deacuteterministe des lois du mouvement eacuteconomique de la socieacuteteacute laquo condamne ses

membres au hasard agrave condition de prendre veacuteritablement pour critegravere leur propre

deacutetermination raquo63 Plus preacuteciseacutement agrave partir du XVIIe siegravecle le meacutecanisme

autoreacutegulateur (ladite laquo main invisible raquo) du marcheacute devait se compleacuteter par une socieacuteteacute

elle aussi autoreacuteguleacutee et composeacutee de part et drsquoautre drsquoindividus eux-mecircmes

autoreacuteguleacutes De sorte que faire usage de son propre entendement sans la direction

drsquoun autre signifie dans ce contexte que lrsquoindividu ne doit pas seulement se soumettre

exteacuterieurement agrave la loi de la valeur mais devenir lui-mecircme autoreacuteguleacute au sens

capitaliste crsquoest-agrave-dire devenir pour soi-mecircme son propre eacuteducateur son propre

surveillant son propre controcircleur son propre juge64

Lrsquoactuel jargon de lrsquoauthenticiteacute entrepreneuriale citoyenne ndash comme lrsquoappelle

Paulo Arantes agrave la suite drsquoAdorno ndash ne concerne pas que les grands managers

soulignons-le pour que ce soit bien clair Le clochard laquo eacutecolo raquo qui apregraves un festival

rassemble des verres et des cannettes de biegravere vides pour les revendre au recyclage agrave

un prix ridicule est un exemple type du laquo citoyen entrepreneur raquo qui prend en main sa

propre force de travail au milieu des contingences macabres de la socieacuteteacute salariale en

voie de disparition Du politicien arriviste agrave la femme laquo eacutemancipeacutee raquo dans ce mecircme

62 Cf Thomas Berns Laurence Bleacutesin amp Gaeumllle Jeanmart Histoire philosophique du courage (en

preacuteparation) 63 Theodor W Adorno Negative Dialektik (1966) Gesammelte Schriften Bd 6 FrankfurtM Suhrkamp

2003 p 339 trad fr G Coffin J et O Masson A Renaut et D Trousson Dialectique neacutegative Paris

Payot 1978 p 41864 Cf Robert Kurz Schwarzbuch Kapitalismus Ein Abgesang auf die Marktwirtschaft (1999) Berlin

Ullstein 2003 p 93

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 101

monde deacuteteacuterioreacute du travail dit flexible en passant par le client heureux drsquoune banque

laquo verte raquo lrsquohomme drsquoaffaires qui apregraves le travail se met agrave courir sur un tapis roulant

devant un miroir le touriste europeacuteen avec sa carte Visa dans un hocirctel de luxe en

Thaiumllande ou en Tunisie ou bien mecircme lrsquoeacutetudiant universitaire qui donne 2 euro par mois

agrave Greenpeace et passe ses vacances drsquoeacuteteacute agrave construire des maisons pour les pauvres

en Bolivie ndash tous sans exception participent agrave lrsquoillusion drsquoecirctre en mesure de deacutecider de

faccedilon autonome de leur propre vie alors que manifestement ils ne sont que des

marionnettes du processus objectif contradictoire du capital ce laquo sujet automate raquo

(Marx) dont le mouvement aveugle et chosifieacute nie toute possibiliteacute drsquoune existence

deacutetermineacutee par des sujets vraiment eacutemancipeacutes et autonomes

Courage et individualiteacute

Drsquoapregraves ce que nous venons de deacutecrire il semblerait que ce qui manque

aujourdrsquohui agrave la reacuteflexion sur le courage crsquoest la dimension collective Or ce nrsquoest pas

si simple Il est en effet un courant de penseacutee qui tacircche de penser le courage dans le

cadre de la reacutesistance collective mais qui agrave notre sens restreint trop la notion de

courage en lrsquoenvisageant seulement sous lrsquoangle de la reacuteaction agrave ce qui est lagrave par

exemple au retrait des droits sociaux aux politiques drsquoexception agrave lrsquoEacutetat seacutecuritaire et

peacutenal au neacuteolibeacuteralisme agrave lrsquoOMC au FMI etc Le courage srsquoinscrirait alors dans le

cadre drsquoune reacutesistance globale qui lutterait localement contre des forces neacutefastes qui agrave

la longue megraveneraient agrave une catastrophe de dimensions planeacutetaires Nous pensons au

contraire que la catastrophe est deacutejagrave lagrave Le courage de nos jours ne peut en

conseacutequence consister que dans le fait de tenir un point de vue qui soit absolument

heacuteteacuterogegravene agrave la situation preacutesente Le sujet mecircme nrsquoexiste que dans cette rupture

effective qui nrsquoest pas le masque drsquoune simple continuiteacute Car en effet qui doute

encore qursquoen dehors de la gigantesque machine de simulation qui nous maintient

attacheacutes agrave la mateacuterialiteacute virtuelle drsquoune existence hallucinante de la plus inveacuteteacutereacutee des

alieacutenations se trouve un paysage complegravetement deacutevasteacute de lrsquoexploitation la plus crue

et cruelle un sceacutenario de ruines et projets politiques et socieacutetaux carboniseacutes65

La reacutevolte a des conditions elle nrsquoa pas de cause Combien faut-il de ministegraveres

de lrsquoIdentiteacute nationale de licenciements agrave la mode Continental de rafles de sans-

papiers ou drsquoopposants politiques de gamins bousilleacutes par la police dans les

banlieues ou de ministres menaccedilant de priver de diplocircme ceux qui osent encore

occuper leur fac pour deacutecider qursquoun tel reacutegime mecircme installeacute par un pleacutebiscite aux

65 Cf Paulo Eduardo Arantes laquo Bem-vindos ao deserto brasileiro do real raquo (2005) in Extinccedilatildeo Satildeo Paulo

Boitempo 2007 p 273

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 102

apparences deacutemocratiques nrsquoa aucun titre agrave exister et meacuterite seulement drsquoecirctre mis

agrave bas 66

Agrave lrsquoinstar drsquoAlain Badiou67 disons que face agrave la forme eacutetatiseacutee de la

deacutesorientation actuellement geacuteneacuteraliseacutee qui est une des marques de lrsquoeacutepoque et non

la moindre face donc agrave la situation catastrophique preacutesente au comble de la

capitulation subjective et de la servitude consentie ce qui demande du courage crsquoest

de se tenir sans ceacuteder dans une dureacutee distincte de celle imposeacutee par le cours du

monde crsquoest-agrave-dire distincte de la dureacutee agrave laquelle on a eacuteteacute acculeacute par la situation Le

courage consiste alors agrave tenir durablement un point reacuteel laquo impossible raquo parce que non

inscriptible dans la loi de la situation qui a pour principaux critegraveres le succegraves et

lrsquoeacutechec lrsquoachat et la vente et nous contraint agrave tout moment agrave un temps morceleacute

discontinu disperseacute qui est celui de la production dirigeacutee vers la consommation

acceacuteleacutereacutee et superflue La subjectiviteacute de masse deacutesorienteacutee deacutepressive indiffeacuterente

impuissante cynique et servile est indissociable de la temporaliteacute fragmenteacutee des

socieacuteteacutes du capitalisme globaliseacute

Le refus de se soumettre coucircte que coucircte aux lois du making money le refus

de collaborer avec le sale laquo boulot raquo de lrsquoexploitation le courage de laquo casser la

baraque raquo de sortir et drsquoexister en dehors de la temporaliteacute du capital est tout autre

que ce courage que procircnent les livres de management agrave savoir celui que doit avoir

lrsquoindividu afin de srsquoadapter drsquoagir selon les normes sociales et eacuteconomiques eacutetablies et

exigeacutees pour la survie dans le marcheacute agrave un moment ougrave lrsquoemploi devient un bien des

plus rares offert au compte-gouttes Certes crsquoest lrsquoindividu qui est envisageacute et adresseacute

dans les deux cas la diffeacuterence essentielle eacutetant que dans le premier cas lrsquoaccent est

mis sur le refus inconditionnel de prendre part agrave un systegraveme qui tue une agrave une toute

expression veacuteritablement individuelle tandis que dans le second cas lrsquoaccent est

placeacute sur la soumission idiote aux normes insenseacutees du marcheacute Crsquoest drsquoailleurs un tel

refus la mise en scegravene drsquoun eacutecart qui transforme un individu ou un groupe en sujet

politique Comme le dit Ranciegravere

Un sujet politique nrsquoest pas une partie de la socieacuteteacute ni un appareil de pouvoir

Cest un repreacutesentant de la part des sans-parts un opeacuterateur de lrsquoouverture du

champ politique au-delagrave des partenaires et des institutions reconnus Le

66 Julien Coupat laquo La prolongation de ma deacutetention est une petite vengeance raquo (entretien reacutealiseacute agrave la

Santeacute) propos recueillis par Isabelle Mandraud et Caroline Monnot in Le Monde (25052009)67 Cf Alain Badiou De quoi Sarkozy est-il le nom op cit pp 95-102 Le passage en question fut publieacute

agrave part en anglais sous le titre laquo The Communist Hypothesis raquo in New Left Review ndeg 49 (jan-feacutev 2008)

et se trouve disponible sur httpwwwnewleftrevieworgview=2705

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 103

laquo mouvement ouvrier raquo par exemple nrsquoeacutetait pas la repreacutesentation des inteacuterecircts   

ouvriers mais lrsquoaffirmation de la capaciteacute de tous ceux auxquels lrsquoexercice de la

citoyenneteacute eacutetait deacutenieacute agrave cause de leur appartenance au monde du travail [hellip] un

sujet politique [hellip] nrsquoexiste qursquoagrave travers ses actes sa capaciteacute de changer le

paysage du donneacute de faire voir ce qui nrsquoeacutetait pas vu entendre ce qui nrsquoeacutetait pas

entendu Il existe comme la manifestation effective de la capaciteacute de nrsquoimporte qui

agrave srsquooccuper des affaires communes68

Pour revenir agrave Badiou disons que lrsquoon est ici aux antipodes drsquoune position qui

ferait de la politique une simple expression de lrsquoimmanence de la multitude productive

Lrsquoagir collectif nrsquoest pas forceacutement le point de deacutepart drsquoune existence sociale et

politique nouvelle vu que crsquoest lrsquoindividualiteacute et lrsquoindividualiteacute seule qui laquo agrave la fois le

produit de la pression sociale et le foyer de la force qui y reacutesiste raquo69 peut mettre un

grain de sable dans les rouages bien huileacutes de la machine capitaliste Car comme le

disait Marcuse ce laquo sont les individus en derniegravere analyse qui (en masse ou en tant

qursquoindividus) demeurent les agents de la transformation historique raquo70 Si lrsquoacte

individuel de reacutebellion et rupture peut ecirctre le point de deacutepart de quelque chose de

nouveau crsquoest qursquoau milieu drsquoun environnement social et politique complegravetement

deacutesordonneacute il donne au sujet une orientation ponctuelle dans lrsquoecirctre De tels actes

individuels ne sont pas pour autant neacutecessairement isoleacutes ou impuissants puisqursquoils

srsquoinscrivent dans une veacuteriteacute commune ils rendent reacuteelle aux individus la partageant la

possibiliteacute de srsquoorganiser en conseacutequence et de donner une orientation collective au

refus drsquoune socieacuteteacute qui les reacuteduit agrave la condition de marchandise

Courage et veacuteriteacute

Dans sa Philosophie du droit Hegel eacutetablit une distinction fondamentale entre

deux types de courage agrave savoir au sens de Muth et de Tapferkeit Pour lui en tant que

simple moment de la neacutegativiteacute agrave savoir la capaciteacute de mourir pour un ideacuteal ou une

cause quelconque le courage au sens de Muth appartient tout comme la tempeacuterance

au domaine de la morale Au sens de Tapferkeit en revanche le courage relegraveve de

lrsquointeacutegration qui unifie la totaliteacute individuelle et civile en tant que vertu formelle

abstraction maximale et librement accomplie de toute fin particuliegravere de toute

possession jouissance et vie la neacutegation repreacutesenteacutee par la Tapferkeit le sacrifice de

68 Jacques Ranciegravere laquo Il nrsquoy a jamais eu besoin drsquoexpliquerhellip raquo op cit69 Theodor W Adorno Negative Dialektik op cit p 279 tr fr p 34270 Herbert Marcuse laquo Ecologia e criacutetica da sociedade moderna raquo (1977) in A grande recusa hoje eacuted et

trad I Loureiro amp R de Oliveira Petroacutepolis Vozes 1999 p 150

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 104

la vie individuelle nrsquoa toujours lieu que drsquoune maniegravere exteacuterieurement effective crsquoest-agrave-

dire que son alieacutenation nrsquoest pas neacutecessairement de nature spirituelle que son

reacutesultat effectif nrsquoest pas pour soi Dans lrsquoadditif au sect 327 du mecircme livre additif qui ne

figure pas dans la traduction que nous utilisons Hegel ajoute pourtant ceci

Le vrai courage des peuples cultiveacutes [die wahre Tapferkeit gebildeter Voumllker] est la

volonteacute drsquoabneacutegation [die Bereitschaft zur Aufopferung] au service de lrsquoEacutetat de

sorte que lrsquoindividu ne fasse [ausmacht] qursquoun parmi tant drsquoautres Le plus

important ce nrsquoest pas le courage personnel [der persoumlnliche Muth] mais le

classement [de lrsquoindividuel] dans lrsquouniversel [die Einordnung in das Allgemeine]71

Il ne srsquoagit pas pour nous que ce soit clair de souscrire agrave la doctrine

heacutegeacutelienne de lrsquoEacutetat mais simplement de mettre en eacutevidence que le laquo veacuteritable raquo acte

de courage nrsquoest pas celui heacuteroiumlque qui srsquoeffectue au nom drsquoun devoir-ecirctre abstrait ou

drsquoun ideacuteal moral vide de deacuteterminations Crsquoest au contraire celui qui met en jeu la

personne elle-mecircme au nom drsquoune veacuteriteacute qui la deacutepasse et lrsquoemporte Autrement dit

crsquoest par lui que lrsquoindividu devient agrave proprement parler sujet En 1989 le geste rebelle

du jeune eacutetudiant peacutekinois agrave Tianrsquoanmen seul et deacutesarmeacute dresseacute devant une file de

chars eacutetait lrsquoexpression consciente drsquoune veacuteriteacute partageacutee par une grande partie de la

population chinoise et mecircme mondiale Citons encore Hegel dans lrsquoalineacutea au sect 328

Le principe du monde moderne la penseacutee et lrsquouniversel a donneacute au courage

[Tapferkeit] une figure supeacuterieure [] son expression exteacuterieure paraicirct ecirctre plus

meacutecanique et nrsquoapparaicirct pas comme lrsquoouvrage de cette personne particuliegravere mais

seulement comme celui drsquoun maillon drsquoun tout [] de mecircme elle nrsquoest pas dirigeacutee

contre les personnes singuliegraveres mais contre un tout hostile en geacuteneacuteral [] de ce

fait le courage [Muth] personnel apparaicirct comme impersonnel72

Lrsquooriginaliteacute de cette penseacutee consiste agrave appreacutehender le courage non comme

vertu drsquoun individu isoleacute identifieacute agrave un rocircle pour lequel il serait precirct agrave se sacrifier mais

plutocirct comme expression exteacuterieure drsquoune veacuteriteacute qui preacuteciseacutement le constitue comme

individu une veacuteriteacute qui lrsquoengage et qui ne le laisse pas indiffeacuterent laquo Hier stehe ich

ich kann nicht anders raquo73 ndash est la posture que tient quelqursquoun concerneacute

eacutethiquement par une situation donneacutee comme srsquoil srsquoagissait pour lui drsquoune impasse

71 G W F Hegel Grundlinien der Philosophie des Rechts oder Naturrecht und Staatswissenschaft im Grundrisse (1821) eacuted E Hans Berlin Dunder und Humblot 1854 sect 327 p 414 72 G W F Hegel Principes de la philosophie du droit op cit sect 328 p 424 Kerveacutegan traduit Muth par

laquo courage raquo et Tapferkeit par laquo bravoure raquo Nous ne voulons pas le contester Ici cependant pour nos

propos nous nrsquoestimons pas neacutecessaire drsquoemployer le mot de bravoure 73 Phrase attribueacutee agrave Martin Luther agrave Worms laquo Ici je me tiens je ne peux [faire] autrement raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 105

existentielle Un autre exemple de ce type de courage crsquoest le geste de Socrate devant

ses juges et deacutetracteurs preacutefeacuterant la mort agrave la reacutetractation et agrave lrsquoabandon de lrsquoactiviteacute

philosophique74 Et lrsquoon ne peut pas dire que le philosophe atheacutenien arrecirctait les gens

dans la rue par simple devoir afin de leur faire questionner tout ce qui leur semblait

aller de soi Il existe une diffeacuterence subtile mais fondamentale entre laquo je dois le

faire raquo et laquo je ne peux faire autrement raquo Socrate faisait ce qursquoil faisait parce qursquoil

estimait qursquoune vie non questionneacutee ne meacuteritait pas drsquoecirctre veacutecue Il a alors preacutefeacutereacute la

mort agrave lrsquointerdiction de penser agrave la reacutesignation de ne pas penser au-delagrave de ce qui est

lrsquohabitude agrave lrsquoadaptation passive et irreacutefleacutechie aux normes sociales dominantes

Nous avons agrave preacutesent assez drsquoeacuteleacutements pour penser ensemble lrsquoacte de

courage qui srsquoinscrit dans la dureacutee et la notion de sujet telle que nous lrsquoavons deacutecrite

au long de ce texte Le sujet nrsquoeacutemerge qursquoagrave travers un engagement eacutethique durable

crsquoest dire qursquoil ne se forme que dans la fideacuteliteacute agrave un choix existentiel en raison duquel il

est precirct si besoin est agrave tout sacrifier y compris sa propre vie et par lagrave trouble et

casse lrsquoeacutequilibre du cours ordinaire et normaliseacute des choses Crsquoest dans ce sens qursquoil

faut comprendre la deacuteclaration de Leacutenine dans un texte drsquooctobre 1917 avant mecircme

laquo la vaste effervescence des masses qui se manifesta aussi bien dans la scission des

partis officiels que dans des publications illeacutegales et sous forme de manifestations de

rue raquo la reacutevolution ouvriegravere mondiale aurait deacutebuteacute avec laquo les actions drsquohommes

isoleacutes raquo tels que Karl Liebknecht en Allemagne Friedrich Adler en Autriche et John

Maclean en Angleterre75

Pour donner encore un exemple qui srsquoinscrit plus ou moins dans cette mecircme

logique en 1966 le ceacutelegravebre boxeur Muhammad Ali alors champion du monde a

refuseacute de servir dans lrsquoarmeacutee eacutetatsunienne deacuteclarant publiquement qursquoil nrsquoavait laquo rien

contre le Viecirct-Cong raquo et qursquoaucun Vietnamien ne lrsquoavait laquo jamais traiteacute de negravegre raquo Pour

son refus drsquoaller se battre agrave lrsquoautre bout du monde au nom drsquoune cause qursquoil estimait

deacutebile et pour de telles deacuteclarations il a perdu son titre ainsi que sa licence de

boxeur et a eacuteteacute condamneacute agrave cinq ans de prison Pendant le long procegraves qui a dureacute

jusqursquoagrave 1971 lorsque sa peine a eacuteteacute reacuteviseacutee par la Cour suprecircme des Eacutetats-Unis Ali

ne srsquoest jamais repenti ni reacutetracteacute Destitueacute de son titre endetteacute et sans pouvoir faire

74 Cf Platon Apologie de Socrate 30 b-c φ ετ με μ ς μο ο κ ν ποι σαντος λλα ο δἢ ἀ ί έ ἢ ή ὡ ἐ ῦ ὐ ἂ ή ἄ ὐ ᾽

ε μ λλω πολλ κις τεθν ναι laquoἰ έ ά ά renvoyez-moi ou ne me renvoyez pas je ne ferai jamais autre chose

quand je devrais mourir mille fois raquo (textes grec et franccedilais en regard trad Victor Cousin de 1822

disponible sur httpphiloctetesfreefrapologiedesocratehtm)75 Vladimir Leacutenine laquo The Crisis Has Matured raquo in Revolution at the Gates Selected Writings of Lenin from 1917 eacuted S i ek LondonNew York Verso 2002 p 113 Ž ž

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 106

ce qursquoil aimait le plus au monde agrave savoir de la boxe quasiment seul contre tous il nrsquoa

cesseacute de dire que la vraie guerre eacutetait celle qui avait lieu agrave lrsquointeacuterieur de son propre

pays agrave savoir la guerre contre le racisme Le geste drsquoAli a inspireacute bien drsquoautres Noirs

qui suivant son exemple ont refuseacute leur incorporation dans lrsquoarmeacutee ou ont deacuteserteacute

celle-ci

Un dernier exemple plus extrecircme Du point de vue drsquoune eacutethique du sujet qui

se deacutefinirait par une laquo endurance dans lrsquoimpossible raquo qursquoest-ce qui demande le plus de

courage marcher heacuteroiumlquement droit vers une mort certaine au nom drsquoideacuteaux hideux

(nationalisme patriotisme) ou bien risquant drsquoecirctre fusilleacute deacuteserter juste avant

lrsquoeacuteclosion de batailles brutales mais drsquoimportance strateacutegique pour le pays que lrsquoon est

censeacute deacutefendre Crsquoest la vieille question laquo Y a-t-il plus de noblesse drsquoacircme agrave subir

La fronde et les flegraveches de la fortune outrageante Ou bien agrave srsquoarmer contre une mer

de douleurs Et agrave lrsquoarrecircter par une reacutevolte raquo76 Lors de lrsquooffensive Nivelle en mai

1917 les soldats eacutepuiseacutes de la 2e division coloniale de lrsquoarmeacutee franccedilaise des

veacuteteacuterans de Verdun sont arriveacutes complegravetement saouls et deacutesarmeacutes sur le champ de

bataille acte de protestation qui a deacutechaicircneacute des mutineries dans cinquante-quatre

autres divisions rien de moins que vingt-et-un mille hommes ont refuseacute de se battre

ce mois-lagrave Eacutetait-ce au nom drsquoune veacuteriteacute qursquoils ont deacuteserteacute Drsquoune certaine faccedilon oui

puisque le sentiment de vivre dans le faux constitue deacutejagrave une veacuteriteacute Comme il est dit

dans un remarquable petit ouvrage

Une veacuteriteacute nrsquoest pas une vue sur le monde mais ce qui nous tient lieacutes agrave lui de

faccedilon irreacuteductible Une veacuteriteacute nrsquoest pas quelque chose que lrsquoon deacutetient mais

quelque chose qui nous porte [hellip] elle mrsquoeacuteloigne de beaucoup et mrsquoapparente agrave

ceux qui lrsquoeacuteprouvent Lrsquoecirctre isoleacute qui srsquoy attache rencontre fatalement quelques-uns

de ses semblables En fait tout processus insurrectionnel part drsquoune veacuteriteacute sur

laquelle on ne cegravede pas77

La non-veacuteridiciteacute de la totaliteacute sociale capitaliste semble en effet ecirctre une (sinon

la) veacuteriteacute profonde du monde contemporain On ouvre un journal on allume la teacuteleacute ou la

radio on marche dans la rue et lrsquoon ne peut srsquoempecirccher drsquoecirctre pris par le sentiment

deacutesagreacuteable de la fausseteacute de presque tout ce que lrsquoon eacuteprouve au quotidien de la

steacuteriliteacute geacuteneacuteraliseacutee agrave lrsquohypocrisie des discours que lrsquoon nous tient En somme on ne

76 William Shakespeare Hamlet Prince of Denmark (1601) in The Complete Works eacuted W J Craig

London Pordes 1993 acte III sc I p 958 laquo Whether rsquotis nobler in the mind to suffer The slings and

arrows of outrageous fortune Or to take arms against a sea of troubles and by opposing end them raquo

La traduction que nous citons est de Franccedilois-Victor Hugo 77 Comiteacute invisible Lrsquoinsurrection qui vient op cit pp 85-86

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 107

peut srsquoempecirccher drsquoecirctre profondeacutement marqueacute par la deacutesolation geacuteneacuterale de la vie

preacutesente une vie qui quoi que lrsquoon dise ne vit pas Drsquohabitude on lrsquoeacutelude ce

sentiment drsquoimpuissance et de perplexiteacute on le laquo gegravere raquo agrave tort ou agrave raison Il srsquoagit au

contraire de ne pas le lacirccher drsquoavoir le courage drsquoinsister sur lui drsquoy seacutejourner

durablement et drsquoagir en conseacutequence Et ce non au nom drsquoun ideacuteal quelconque de

socieacuteteacute mais parce que pressentant les possibiliteacutes existantes drsquoune organisation

plus rationnelle et sensible de la socieacuteteacute ayant ainsi le sentiment que la vie pourrait

ecirctre dans tous les sens plus riche que lrsquoincroyable misegravere existentielle de celle que lrsquoon

megravene agrave preacutesent on ne peut faire autrement

Car en effet qursquoest-ce qui nous fait supporter les flagellations du nouveau

monde du travail preacutecariseacute les deacutedains de la socieacuteteacute la violence de la police

lrsquohumiliation du chocircmage et de la pauvreteacute la solitude affective et les angoisses de la

narcissique vie sentimentale postmoderne la laideur des nos habitations nos

logements et nos lieux de travail les lenteurs et lrsquoinefficaciteacute de lrsquoomnipreacutesente

bureaucratie lrsquoinsolence du pouvoir la caricature qursquoest devenue la politique

bourgeoise et tous les grossiers sophismes qui nous font accepter cette vie deacutebile

comme allant de soi Qui porterait tous ces fardeaux eacutepouvantables grognerait et

transpirerait sous cette existence accablante si une surdose drsquoanestheacutesie (gadgets

pornographie Hollywood sport drogues et becirctises de toute sorte) nrsquoeacutetait pas

administreacutee quotidiennement par lrsquoenvahissant complexe industriel du divertissement

de masses autrement dit si la perception de lrsquoamerican way of life comme le meilleur

des mondes et surtout la peur mortelle drsquoune vie sociale au-delagrave du capitalisme

nrsquoeacutetaient inculqueacutees par tous les moyens disponibles Aux dires de Julien Couat

La servitude est lrsquointoleacuterable qui peut ecirctre infiniment toleacutereacutee Parce que crsquoest une

affaire de sensibiliteacute et que cette sensibiliteacute-lagrave est immeacutediatement politique

(non en ce qursquoelle se demande laquo pour qui vais-je voter raquo mais laquo mon existence

est-elle compatible avec cela raquo) crsquoest pour le pouvoir une question drsquoanestheacutesie

agrave quoi il reacutepond par lrsquoadministration de doses sans cesse plus massives de

divertissement de peur et de becirctise Et lagrave ougrave lrsquoanestheacutesie nrsquoopegravere plus cet ordre

qui a reacuteuni contre lui toutes les raisons de se reacutevolter tente de nous en dissuader

par une petite terreur ajusteacutee78

Ainsi agrave la question qui revient souvent dans la bouche de certains

philosophes laquo Pourquoi vous battez-vous raquo il nous faut peut-ecirctre reacutepondre agrave la faccedilon

de Kafka dans un des textes eacutecrits pendant la guerre laquo Vivre une autre vie ne mrsquoa pas

78 Julien Coupat laquo La prolongation de ma deacutetention est une petite vengeance raquo op cit

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 108

sembleacute valoir la peine [hellip] je nrsquoespegravere pas la victoire et le combat en lui-mecircme ne me

reacutejouit pas il me reacutejouit uniquement parce que crsquoest la seule chose que je peux

faire raquo79

Courage et liberteacute

Lrsquoindividu moderne on nous le dit souvent est doteacute drsquoune liberteacute de choix sans

preacuteceacutedent En effet par rapport agrave drsquoautres eacutepoques agrave des socieacuteteacutes preacute- ou non-

capitalistes il faut avouer que le libre-arbitre lieacute agrave la mobiliteacute sociale rendue elle-mecircme

possible par la nouvelle condition marchande est un aspect significatif de la liberteacute

bourgeoise et nrsquooublions pas de le faire remarquer crsquoest lagrave un argument freacutequemment

utiliseacute pour leacutegitimer la peacuterennisation des formes modernes drsquoEacutetat de marcheacute et de

socieacuteteacute que je sois fils de roi ou drsquoartisan je puis tregraves bien si je le souhaite devenir

bachelier commerccedilant ou meacutedecin de mecircme que ma situation matrimoniale nrsquoest plus

deacutecideacuteeeacute par ma famille puisque je deacutecide moi-mecircme de me marier (ou pas) avec la

personne de mon choix

Or il ne nous faut pas perdre de vue le deacutesaccord existant lagrave entre forme et

contenu deacutesaccord compris dans lrsquoindeacutefinition du deacutesir qui demeure atteleacute agrave la

mauvaise infiniteacute de lrsquoindeacutetermination de lrsquoobjet qui est eacutegalement indeacutetermination du

propre sujet Agrave ce niveau la liberteacute ou son concept se reacuteduit agrave une pure potentialiteacute

elle nrsquoest qursquoune faculteacute ou capaciteacute (au sens de Vermoumlgen) De sorte que la volonteacute

encore immeacutediate et formelle ne repreacutesente point la reacutealisation de la liberteacute dans le

monde puisque son contenu consideacutereacute comme quelque chose de simplement donneacute

est radicalement distinct du sujet deacutesirant Certes cette liberteacute formelle repreacutesente

tant bien que mal un premier pas un pas non neacutegligeable vers un deacutetachement de

contenus substantiels En mecircme temps et lagrave reacuteside la contradiction fondamentale

drsquoune telle conception la volonteacute comprise comme reacuteflexion pure tourneacutee vers soi-

mecircme poseacutee devant la multipliciteacute de deacuteterminations possibles deacutepend toujours drsquoun

contenu externe ou interne pour se reacutealiser

La liberteacute du producteur-consommateur moderne nrsquoest pas autre marqueacutee par

79 Franz Kafka laquo Es war der erste Spatenstich raquo (1917-18) in Werke Nachlaszlig texte disponible sur

httpwwwkafkaorgindexphpspatenstich laquo Ein anderes Leben schien mir nicht des Lebens wert [hellip]

ich hoffe nicht auf Sieg und mich freut nicht der Kampf als Kampf mich freut er nur als das Einzige was zu

tun ist raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 109

lrsquoillusion drsquoomnipuissance subjective crsquoest-agrave-dire de la possibiliteacute pure et absolue de

reacutealisation de soi dans lrsquoobjectiviteacute en somme de pouvoir faire ce que lrsquoon veut de sa

vie sans ecirctre deacutetermineacute par qui ou par quoi que ce soit Dans cette conception naiumlve

de la liberteacute critiqueacutee agrave juste titre par Hegel dans sa Philosophie du droit (agrave partir du sect

15) le moi est ce qursquoil y a de plus essentiel et neacutecessaire dans lrsquoordre des choses le

centre de lrsquounivers de sorte que les objets qui lrsquoentourent paraissent simplement

contingents pouvant ecirctre choisis ou non arbitrairement au greacute de la volonteacute agente Il

srsquoagit agrave vrai dire drsquoune conception non seulement illusoire mais encore trop pauvre de

la liberteacute comme pure deacutetermination de soi au milieu drsquoune multitude drsquoobjets

naturellement et socialement donneacutes liberteacute qui ne srsquoaffirme que comme opinion

superficielle portant sur des pseudo-choix lieacutes agrave des besoins fabriqueacutes

Le libre-arbitre comme moment de la liberteacute consideacutereacute en lui-mecircme est aussi

unilateacuteral en sa deacuteterminabiliteacute contingente que lrsquoest cette liberteacute vide abstraite

typique de la suspension du choix de lrsquouniversaliteacute caracteacuteriseacutee par

lrsquoindeacutetermination [hellip] Ecirctre libre nrsquoest pas seulement agir comme en reacuteponse ndash

mecircme qursquoavec laquo libre raquo choix ndash devant ce qui nous est donneacute ou deacutelivreacuteeacute du

dehors mais objectiver produire creacuteer ce qui nrsquoest pas encore qui nrsquoest pas

donneacute La transition du libre-arbitre agrave la volonteacute effectivement libre passe de faccedilon

neacutecessaire par lrsquoeacutemergence de la rationaliteacute consciente80

Le comportement reacuteflexif et conscient de soi du sujet carteacutesien moderne doit

conduire vers une Aufhebung de lrsquoeacutetat geacuteneacuteral drsquoindeacutetermination lieacute agrave lrsquoentendement

ratiocinant et agrave la conception naiumlve de la liberteacute comme libre-arbitre Mais dans le

cadre de la socieacuteteacute de production marchande une telle Aufhebung nrsquoa point lieu

Lorsque Hegel soutient que laquo le travail forme [die Arbeit bildet] raquo81 la sentence doit ecirctre

lue sur fond du processus sociohistorique moderne pour mieux dire comme une eacutetape

de lrsquoesprit vers son total accomplissement en tant que conscience de soi et liberteacute

Avant Marx et on lrsquooublie souvent crsquoest Hegel qui a dit que laquo [l]rsquoabstraction de la

production rend [hellip] le travail toujours plus meacutecanique et par lagrave le rend finalement

apte agrave ce que lrsquohomme puisse srsquoen retirer et fasse intervenir agrave sa place la machine raquo82

Arriveacutes au XXIe siegravecle tout nous megravene agrave croire que Hegel et Marx se sont

malheureusement trompeacutes et qursquoau contraire quelqursquoun comme Proudhon plus

pessimiste que les deux autres a fini par avoir raison

80 Luiz Bicca ldquoO conceito de liberdade em Hegelrdquo (1992) in Racionalidade moderna e subjetividade Satildeo

Paulo Loyola 1997 p 138 81 G W F Hegel Phaumlnomenologie des Geites op cit p 135 trad breacutes P Meneses Fenomenologia do

Espiacuterito Petroacutepolis Vozes 2002 p 15082 G W F Hegel Principes de la philosophie du droit op cit sect 198 p 291

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 110

Quels que soient donc les progregraves de la meacutecanique quand on inventera des

machines cent fois plus merveilleuses que la mule-jenny le meacutetier agrave bras la

presse agrave cylindrer quand on deacutecouvrirait des forces cent fois plus puissantes que

la vapeur bien loin drsquoaffranchir lrsquohumaniteacute de lui creacuteer des loisirs et de rendre la

production de toute chose gratuite on ne ferait jamais que multiplier le travail

provoquer la population appesantir la servitude rendre la vie de plus en plus

chegravere et creuser lrsquoabicircme qui seacutepare la classe qui commande et qui jouit de la

classe qui obeacuteit et qui souffre83

La vision pessimiste de lrsquoanarchiste franccedilais bien que laquo confirmeacutee raquo par la

tournure qursquoont prise les choses par la suite est inlassablement la marque drsquoun esprit

non dialectique qui sur base de ces fausses preacutemisses ndash agrave savoir que le progregraves

dans lrsquoindustrie srsquoaccompagne neacutecessairement drsquoune reacutegression consideacuterable en

politique et dans la sphegravere des mœurs ndash ne peut tirer pour conclusion que la neacutecessiteacute

de nous deacutebarrasser de la technique moderne la neacutecessiteacute drsquoun retour agrave des rapports

moins artificiels agrave la fameuse laquo mutualiteacute raquo Marx le savait mieux une telle reacutegression

nrsquoa lieu que dans le cadre de la production marchande capitaliste agrave lrsquointeacuterieur duquel

les forces productives techniques demeurent prisonniegraveres des rapports sociaux de

production feacutetichiseacutes domineacutees de part en part par eux Ce nrsquoest pourtant pas

drsquoaujourdrsquohui que chaque chose paraicirct grosse de sa propre contradiction

Nous voyons que les machines doueacutees du merveilleux pouvoir de reacuteduire le travail

humain et de le rendre feacutecond le font deacutepeacuterir et srsquoexteacutenuer Les sources de

richesse nouvellement deacutecouvertes se changent par un eacutetrange sortilegravege en

sources de deacutetresse Il semble que les triomphes de la technique srsquoachegravetent au

prix de la deacutecheacuteance morale Agrave mesure que lrsquohumaniteacute maicirctrise la nature lrsquohomme

semble devenir lrsquoesclave de ses pareils ou de sa propre infamie Mecircme la pure

lumiegravere de la science semble ne pouvoir luire autrement que sur le fond obscur de

lrsquoignorance Toutes nos deacutecouvertes et tous nos progregraves semblent avoir pour

reacutesultat de doter de vie intellectuelle les forces mateacuterielles et de deacutegrader la vie

humaine agrave une force mateacuterielle Cet antagonisme entre lrsquoindustrie et la science

modernes drsquoune part et la misegravere et la deacutecomposition morale drsquoautre part cet

antagonisme entre les forces productives et les rapports sociaux de notre eacutepoque

est un fait tangible eacutecrasant et impossible agrave nier84

Avec lrsquoautomation la production de richesses devient moins et moins associeacutee

83 Pierre-Joseph Proudhon notes marginales agrave la Misegravere de la philosophie (1847) de K Marx apud Maximilien Rubel Œuvres Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1965 t I pp 1563-64 84 Karl Marx Discours prononceacute agrave Londres agrave lrsquooccasion de lrsquoanniversaire du Peoplersquos Paper le 14 avril

1856 trad L Janover et M Rubel in Spartacus Seacuterie B ndeg129 (MaiJuin 1984)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 111

agrave la deacutepense abstraite et insenseacutee drsquoeacutenergie humaine afin de creacuteer continuellement un

surplus de valeur Malgreacute toute objectivation du processus social vital le mouvement

social global drsquoaccumulation du capital de nos jours hyper-veacuteloce monopoliste fictif et

flexible cumule continuellement bien de contradictions En voici quelques unes

typiques du processus objectif capitaliste dans sa phase actuelle agrave lrsquointeacuterieur duquel

elles ne sont point solubles et commencent agrave peacuteneacutetrer mecircme dans les plus obtuses et

endoctrineacutees des consciences la contradiction entre lrsquoimmense richesse socialement

produite par le travail de lrsquointelligence humaine et son accegraves violemment bloqueacute par un

processus de valorisation de plus en plus deacutepourvu de la matiegravere qui lui donnait

substance agrave savoir le travail salarieacute la contradiction entre la possibiliteacute reacuteelle de la

suppression du travail social alieacuteneacute et son maintien artificiel dans le fameux laquo secteur

des services raquo avec ses diverses occupations improductives et miseacuterablement sous-

payeacutees la contradiction entre la possibiliteacute drsquoabolir la pauvreteacute partout dans le monde

et le gaspillage absurde qui est la marque des socieacuteteacutes dites postindustrielles

De telles contradictions ressenties avec force par les sujets peuvent

eacuteventuellement faire exploser les formes coaguleacutees des rapports sociaux qui

srsquoimposent et pegravesent lourdement sur lrsquoexpeacuterience sociale et sur la sphegravere des

interactions intersubjectives La reacuteification des rapports est bel et bien une reacutealiteacute

tangible mais dont lrsquoemprise nrsquoest jamais totale ndash auquel cas une quelconque

opposition au systegraveme ne serait mecircme pas concevable Le meacutepris de la socieacuteteacute de

soi-mecircme de lrsquohumaniteacute de maniegravere geacuteneacuterale est le reacutesultat neacutegatif que depuis

Hamlet lrsquoentendement eacutemancipeacute tournant en rond dans la nuit du monde introduit

dans lrsquoindividu que sa conscience reacuteflexive isole de la socieacuteteacute85 De mecircme pour

prendre un exemple plus proche de nous chez Ferdinand Bardamu lrsquoanti-heacuteros

ceacutelinien la conscience de la neacutegativiteacute du monde et du sujet est extrecircmement forte

Tout comme Hamlet Bardamu nrsquoa pas le courage de se donner la mort mecircme si la

force pour vivre dans un monde dont il meacuteprise tous les aspects lui manque

eacutegalement

Ce qui est pire crsquoest qursquoon se demande comment le lendemain on trouvera assez

de forces pour continuer agrave faire ce qursquoon a fait la veille et depuis deacutejagrave tellement

trop longtemps ougrave on trouvera la force pour ces deacutemarches imbeacuteciles ces mille

projets qui nrsquoaboutissent agrave rien ces tentatives pour sortir de lrsquoaccablante

neacutecessiteacute tentatives qui toujours avortent et toutes pour aller se convaincre une

fois de plus que le destin est insurmontable qursquoil faut retomber au bas de la

muraille chaque soir sous lrsquoangoisse de ce lendemain toujours plus preacutecaire

85 Cf Raphael Alvarenga laquo As vestes negras de Hamlet A emergecircncia do sujeito moderno como sujeito

poliacutetico raquo in Sinal de Menos ndeg 2 (juillet 2009) pp 84-105

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 112

plus sordide86

Aux yeux des individus adapteacutes menant leur vie niaise de faccedilon irreacutefleacutechie et

sans grandes confrontations mais aussi compareacute agrave son laquo double raquo Robinson qui ose

faire ce qursquoil deacutesire secregravetement mais nrsquoa pas la force drsquoaccomplir agrave savoir subvertir

une agrave une les normes sociales alieacutenantes et castratrices Bardamu est bien un lacircche

Sa subjectiviteacute extatique et non-identique a neacuteanmoins quelque chose de subversif

voire de preacutereacutevolutionnaire laquo lrsquointensiteacute de son pessimisme comporte en soi son

antidote raquo comme lrsquoa bien fait remarquer Trotski87 laquo On eacuteclaterait si on avait du

courage raquo88 avoue Bardamu agrave un moment donneacute

Or justement les socieacuteteacutes contemporaines dont la logique sociale dominante

est celle de la dynamique folle du marcheacute ont besoin pour se reproduire non pas de

sujets non-identiques mais tout au contraire de pseudo-sujets flexibles de sujets sans

subjectiviteacute qui passent sans cesse drsquoune identiteacute agrave une autre se reacuteinventent et se reacute-

deacutecrivent en permanence Comme nous lrsquoapprend i ek agrave la suite drsquoAdorno lrsquoideacuteologieŽ ž

aujourdrsquohui se deacutefinit avant tout par la faccedilon dont les coordonneacutees de lrsquoexpeacuterience

subjective du monde et la place qursquooccupe le sujet au sein de la socieacuteteacute se trouvent

lieacutees aux tensions fondamentales et aux antagonismes de lrsquoordre social marchand

Nous lrsquoavons vu le courage dans les temps modernes ne relegraveve plus de lrsquoheacuteroiumlsme

eacutepique mais est surtout compris comme laquo courage civil raquo crsquoest-agrave-dire la force exigeacutee de

lrsquoindividu sucircr de soi qui srsquoappreacutehende soi-mecircme comme libre au sein du marcheacute et qui

pour srsquoaffirmer doit se placer dans une position de vis-agrave-vis avec la socieacuteteacute se voit

contraint de dominer ses instincts et les forces naturelles et sociales exteacuterieures Or

le sujet patriarcal rigide et auto-identique est agrave preacutesent de moins en moins neacutecessaire

agrave la reproduction du capital

Dans ce contexte le courage procircneacute par les litteacuteratures manageacuteriale et new age

nrsquoest autre que le courage de srsquoadapter aux nouvelles demandes flexibles de la

socieacuteteacute et drsquoendurer cette existence appauvrie deacutelabreacutee et deacutebile le manager est

pour ainsi dire une sorte de laquo heacuteros postmoderne raquo alliant deacutecisionnisme

existentialiste et soumission aux normes dominantes Agrave cette notion borneacutee et

ideacuteologique de courage il faut en opposer une autre qui srsquoinscrirait dans une dureacutee

distincte de celle lieacutee agrave la logique du capital et de ce fait ne tournerait pas le dos au

86 Louis-Ferdinand Ceacuteline Voyage au bout de la nuit (1932) Paris Gallimard 1952 p 25687 Leacuteon Trotski laquo Ceacuteline et Poincareacute raquo (1933) accessible sur wwwmarxistsorgfrancaistrotsky 88 Louis-Ferdinand Ceacuteline Voyage au bout de la nuit op cit p 427

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 113

processus sociohistorique autrement dit aux possibiliteacutes objectivement existantes

drsquoune vie sociale eacutemancipeacutee Pour Adorno le courage serait justement indissociable du

deacutevoilement critique du potentiel rationnel que contient lrsquoeacutetat preacutesent des forces

productives face aux obstructions que leur opposent des rapports sociaux de

production feacutetichiseacutes et les modes correspondants de domination politique et

culturelle89 Lrsquoexpeacuterience actuelle est cependant inverseacutee comme lrsquoimage dans un

miroir

[V]u lrsquoeacutetat de la conscience et des forces mateacuterielles de production on attend des

hommes qursquoils soient libres qursquoils attendent eacutegalement cela drsquoeux-mecircmes et

pourtant ils ne sont pas libres cependant que dans lrsquoeacutetat actuel de leur non-liberteacute

radicale il ne subsiste plus aucun modegravele de penseacutee de comportement et pour

employer le terme le plus honteux de laquo valeur raquo qursquoen tant qursquoecirctres non-libres ils

aient envie de posseacuteder Les lamentations sur le manque de liens ont pour

substance la constitution drsquoune socieacuteteacute qui donna lrsquoillusion de la liberteacute sans la

reacutealiser La liberteacute nrsquoexiste assez faiblement drsquoailleurs que dans la

superstructure son eacutechec perpeacutetuel incite la nostalgie agrave se deacutetourner vers la non-

liberteacute Probablement la question du sens de lrsquoexistence est-elle entiegraverement

lrsquoexpression de ce deacutesaccord90

Hegel avait deacutejagrave montreacute que lorsque la conscience se voit dans lrsquoimpossibiliteacute

de surmonter seule la division entre la socieacuteteacute et lrsquoindividu aucune chose ne retient la

valeur qursquoelle semble avoir Si une reacuteflexion sur le courage est aujourdrsquohui de mise

crsquoest entre autres parce que le deacutesajustement de lrsquoindividu et du processus de la

socieacuteteacute conditionneacute par le marcheacute nous conduit agrave lrsquoeacutegoiumlsme agrave la solitude et agrave la non-

communication Comme le note Antonio Candido lrsquoeacutetouffement de lrsquoecirctre qui prend la

forme de lrsquoenfermement des individus sur eux-mecircmes et qui empecircche la pleacutenitude des

actes et des sentiments ressurgit sur le plan social comme peur Et la peur paralyse

ensevelit davantage les hommes dans lrsquoisolement empecircche la chute des barriegraveres et

conserve de ce fait le statu quo la socieacuteteacute de lrsquoalieacutenation universelle91 Pour Hegel

seule lrsquoexpeacuterience de la neacutegativiteacute assimileacutee au mouvement de la conscience

permettrait agrave celle-ci de fluidifier la positiviteacute reacuteifieacutee qui effectivement coagule

lrsquoexpeacuterience vivante formatrice de sujets agrave la fois autonomes et sensibles

89 Cf Theodor W Adorno Zur Lehre von der Geschichte und von der Freiheit (1964-65) eacuted Rolf

Tiedemann Nachgelassenen Schriften Abt IV Bd 13 FrankfurtM Suhrkamp 2006 pp 98-9990 Theodor W Adorno Negative Dialektik op cit pp 280-81 tr fr p 34491 Cf Antonio Candido laquo Inquietudes na poesia de Drummond raquo (1965) in Vaacuterios escritos Satildeo PauloRio

de Janeiro Duas CidadesOuro sobre Azul 2004 pp 76-77

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 114

La fracture entre lrsquoindividu et la socieacuteteacute est agrave la fois lrsquoinadeacutequation du sujet dans

son appreacutehension immeacutediate et abstraite du processus social et lrsquoinadeacutequation de la

socieacuteteacute avec son propre concept Le vide du sujet dans son rapport agrave soi et la saisie

de la totaliteacute sociale comme neacutegativiteacute sont chez Hegel les conditions drsquoune expeacuterience

formatrice qui surmonte la peur emmecircleacutee agrave lrsquoeacutetat servile une expeacuterience qui concilie

tout en les diffeacuterenciant le sujet et lrsquoobjet Partant de Hegel Marx met agrave jour le

contexte mateacuteriel et historique de la reacuteconciliation de la liberteacute subjective avec les

conditions objectives du processus productif Lrsquoalieacutenation moderne est issue du fait

que lrsquoactiviteacute productive se trouve seacutepareacutee du reste de la vie imposeacutee par des finaliteacutes

externes aux besoins sociaux individuels et sensibles La lente ascension historique

du mouvement ouvrier partout dans le monde agrave la condition moderne de sujet

marchand libre et eacutegal quoique seulement du point de vue du droit bourgeois a

signifieacute en mecircme temps sa sortie de la condition sans sujet de la preacute-moderniteacute Il lui a

manqueacute le pas qualitatif suivant vers la fondation subjective de la production agrave travers

le controcircle et lrsquoautogestion collectifs

Depuis longtemps deacutejagrave nous vivons tregraves au-dessous des moyens dont nous

disposons Il nrsquoy aura pour nous de liberteacute reacuteelle qursquoagrave partir du moment ougrave plutocirct que

de nous laisser conduire agrave lrsquoaveugle par les vents incertains des circonstances

eacuteconomiques nous prendrons effectivement en main notre destin et deviendrons les

maicirctres de notre propre activiteacute de notre propre mouvement social de notre temps et

de notre espace en reacutealisant les potentiels rationnels contenus dans lrsquoeacutetat preacutesent

des forces productives Ne nous trompons pas lrsquoeacuteconomie sera sans doute le

domaine ougrave tout se jouera et ougrave tout sera deacutetermineacute Mais dire cela nrsquoimplique en

aucune maniegravere de neacutegliger le laquo facteur subjectif raquo crsquoest-agrave-dire la theacuteorie critique et la

lutte politique car lrsquoenvoucirctement ideacuteologique lieacute au feacutetichisme de la marchandise devra

drsquoune faccedilon ou drsquoune autre ecirctre briseacute par les sujets eux-mecircmes la liberteacute des

limitations ideacuteologiques et des modes preacutedominants de recircver et de deacutesirer est la

condition mecircme de la libeacuteration comme le savait deacutejagrave Marcuse Reacuteapprendre agrave recircver agrave

sentir et agrave deacutesirer et surtout ne pas avoir peur drsquoun grand changement drsquoun nouveau

commencement utopique ce sont aujourdrsquohui les seules attitudes correctes devant la

guerre sociale en cours92 Ce nrsquoest donc pas le moment de perdre courage

92 Cf Fredric Jameson The Seeds of Time New York Columbia University 1994 pp 89-90 et Slavoj

i ek laquoŽ ž Mao Zedong The Marxist Lord of Misrule raquo preacutesentation de Mao Tseacute-Tung On Practice and Contradiction LondonNew York Verso 2007 pp 1-28

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 115

Docteur en philosophie et lettres de lrsquoUniversiteacute

catholique de Louvain (2008) Raphael Alvarenga est

actuellement chargeacute de recherche au Deacutepartement

drsquohistoire de lrsquoUniversiteacute catholique de Rio de Janeiro

(PUC-RJ) et beacuteneacuteficie drsquoune bourse de la Fondation

drsquoappui agrave la recherche de lrsquoEacutetat de Rio (FAPERJ)

Raphaeumll Geacutely laquo Du courage de mourir au courage de

vivre quels enjeux politiques Introduction agrave une

pheacutenomeacutenologie radicale du courage raquo

Lrsquoobjectif de cet article est de montrer qursquoun certain appel au courage et la promotion de

celui-ci par des figures morales heacuteroiumlques peut participer agrave un veacuteritable blocage de toute dynamique

de creacuteation sociale et en ce sens accroicirctre lrsquoimmobilisme personnel et collectif qursquoil preacutetend

combattre La plupart des appels au courage reposent sur une compreacutehension du courage centreacutee

en derniegravere instance sur le rapport de lrsquoindividu agrave la mort lrsquoideacutee eacutetant que crsquoest en prenant des

risques pour son bien-ecirctre et ultimement pour une vie agrave laquelle il est attacheacute de faccedilon trop

immeacutediate en ne ceacutedant pas agrave la peur de perdre le confort la seacutecuriteacute etc que lrsquoindividu sans

ecirctre teacutemeacuteraire pour autant est susceptible non seulement drsquoexister de faccedilon plus authentique

mais encore de devenir un veacuteritable acteur de transformation sociale Face agrave un acte de

harcegravelement moral lrsquoindividu courageux posera malgreacute le risque encouru un acte pour au moins

deacutenoncer ce qursquoil est en train de subir ou de percevoir Cet appel eacutethique repose sur lrsquoideacutee que

lrsquoimmobilisme social tient en tregraves grande partie aux peurs qui gouvernent les individus agrave tout un

systegraveme de production et de gestion de la peur qui structure leurs interactions Le deacutepassement de

cette peur ne pourrait manquer en ce sens drsquoavoir des effets profonds agrave tous les niveaux de la vie

sociale et politique La question qui se pose alors est de savoir de quelle peur il est avant tout

question lorsqursquoil est ainsi fait eacutethiquement appel au courage des individus pour combattre

lrsquoimmobilisme social dans lequel ceux-ci sont enfermeacutes Correacutelativement quelles sont les

ressources des individus pour reacutepondre en situation agrave cet appel pour srsquoen donner la capaciteacute

Lrsquohypothegravese que nous allons deacutevelopper ici consiste agrave dire qursquoil y a une faccedilon de comprendre le

courage comme capaciteacute agrave ne pas se laisser aller agrave la faciliteacute agrave affronter le risque de la perte de

lrsquoeacutechec et finalement de la mort qui repose en fait sur une naturalisation du deacutesir de vivre des

individus et qui occulte ce faisant cette autre dimension fondamentale du courage qui est celle du

courage de vivre Il va srsquoagir ainsi de montrer qursquoil y a une forme drsquoappel eacutethique au courage qui

occultant la question du courage de vivre et vouant un culte agrave lrsquoindividu capable de ne pas ceacuteder agrave

la peur de perdre ses acquis ses repegraveres et finalement sa vie au nom drsquoun ideacuteal drsquoexcellence

humaine qui est en fait complice des logiques qui poussent les individus agrave demeurer dans

lrsquoimmobilisme social cet immobilisme social pouvant tout agrave fait srsquoaccommoder drsquoun certain culte de

lrsquoheacuteroiumlsme moral surtout lorsqursquoil est veacutecu bien au loin et ne perturbe rien ici Crsquoest pour cette

raison qursquoil est plus que jamais neacutecessaire aujourdrsquohui de reacutefleacutechir aux preacutesupposeacutes et aux enjeux

politiques des diffeacuterentes formes possibles drsquoappel au courage

Dans la preacutesente eacutetude il va srsquoagir de montrer qursquoil est possible de penser le courage

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 117

autrement qursquoagrave partir drsquoune philosophie qui naturalise le deacutesir de vivre des individus et

qui ce faisant centre toute la question du courage sur le deacutepassement drsquoun

attachement trop immeacutediat agrave la vie Il nrsquoest bien entendu pas question drsquoeacutecarter cette

dimension de lrsquoexistence qui consiste agrave ne pas se deacuteterminer selon la seule logique de

lrsquoauto-reproduction fonctionnelle de soi La question est seulement de savoir agrave quelles

conditions une telle reacutealisation de lrsquoexistence peut se rendre possible En reprenant

librement certaines thegraveses de la pheacutenomeacutenologie radicale de Henry cet article propose

drsquoeacutetablir que la question du courage ne peut srsquoarticuler agrave une veacuteritable interrogation sur

la dynamisation de la vie sociale que dans la mesure ougrave la dimension collective du

processus par lequel les individus se rendent capables de courage est veacuteritablement

prise en compte ce qui ne peut se faire telle sera lrsquohypothegravese centrale que si la

question du courage nrsquoest pas seulement rapporteacutee agrave la peur de la mort mais plus

originairement agrave la peur de vivre et plus preacuteciseacutement encore agrave la peur drsquoeacuteprouver la

vie1 Lrsquohypothegravese consiste ainsi agrave dire qursquoun certain appel au courage heacuteroiumlque repose

sur une naturalisation du deacutesir drsquoeacuteprouver la vie et correacutelativement sur un deacuteni du

caractegravere radicalement intersubjectif de ce deacutesir En ce sens tout appel eacutethique au

courage preacutesupposant que les individus deacutesirent naturellement vivre participe agrave un

affaiblissement de leur capaciteacute agrave faire face avec inventiviteacute aux situations dans

lesquelles ils se trouvent Pour deacutevelopper cette probleacutematique nous allons dans un

premier temps opeacuterer une distinction entre la possibiliteacute que les individus ont drsquoecirctre

courageux et le processus par lequel ils se donnent dans la situation concregravete qursquoils

vivent la capaciteacute de lrsquoecirctre Nous verrons dans un deuxiegraveme temps de quelle faccedilon une

certaine forme drsquoappel eacutethique au courage deacutenie en fait cette distinction entre le plan

de la possibiliteacute et le plan de la capaciteacute ce deacuteni eacutetant correacutelatif drsquoune pheacutenomeacutenologie

naturalisant le deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie Il srsquoagira alors dans un troisiegraveme temps de

montrer agrave partir drsquoune libre reprise de certaines thegraveses de la pheacutenomeacutenologie radicale

de la vie comment la question de lrsquoauto-capacitation collective des individus agrave la

1 Pour deacutevelopper cette probleacutematique je mrsquoappuierai sur les reacutesultats de recherches anteacuterieures que je

suppose donc accepteacutees [cf entre autres R Geacutely laquo Souffrance et attention sociale agrave la vie Eacuteleacutements

pour une pheacutenomeacutenologie radicale du soin raquo in Bulletin drsquoanalyse pheacutenomeacutenologique vol 5 ndeg 5 2009

pp 1-29] Les propos que je vais ici deacutevelopper ne preacutetendent en aucune faccedilon engager Henry lui-mecircme et

ont un statut purement introductif Pour ne pas surcharger ce texte je ne mobiliserai la pheacutenomeacutenologie

radicale qursquoallusivement renvoyant pour des justifications plus eacutelaboreacutees agrave drsquoautres recherches Sans

lrsquoengager pour autant cette eacutetude est par ailleurs redevable en profondeur agrave lrsquoensemble des travaux de

Marc Maesschalck entre autres agrave lrsquoarticle qursquoil a signeacute avec Benoicirct Ghislain Kanabus laquo Pour un point de

vue drsquoimmanence en sciences humaines raquo [in Studia phaenomenologica Michel Henryrsquos Radical

Phenomenology vol IX 2009 agrave paraicirctre] Concernant Henry lui-mecircme il faudrait bien entendu travailler

eacutegalement cette question agrave partir des reacuteflexions meneacutees par celui-ci lors de son engagement dans la

reacutesistance Pour cela cf le dialogue important entre Anne Henry et Jean Leclercq in J-M Brohm J

Leclercq (dir) Michel Henry Lausanne LrsquoAcircge drsquoHomme 2009 pp 7-50

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 118

transformation des peurs qui les immobilisent ne peut manquer de srsquoarticuler agrave une

pheacutenomeacutenologie qui loin de naturaliser le deacutesir de vivre inscrit la question du courage

dans lrsquoacte immanent drsquoadheacutesion agrave soi du pacirctir de la vie

1 De la possibiliteacute drsquoecirctre courageux agrave la capaciteacute de lrsquoecirctre

De faccedilon tregraves geacuteneacuterale le courage renvoie agrave une disposition affective agrave produire

dans une situation sociale-historique donneacutee des actes correspondant agrave certaines

valeurs essentielles en deacutepit des peurs ou des difficulteacutes que lrsquoeffectuation de ces

actes implique Dire drsquoune personne qursquoelle est courageuse ou dire drsquoun acte qursquoil est

courageux crsquoest dire quelque chose de lrsquoeacutepreuve affective que cette personne ou que

cet acte fait de lui-mecircme en srsquoeffectuant dans un contexte qui srsquooppose agrave la reacutealisation

drsquoune fin projeteacutee Un des inteacuterecircts du concept de courage est en ce sens qursquoil ne

concerne pas tant la question de savoir si lrsquoindividu deacutesire deacuteterminer son agir en

fonction de telle ou telle valeur que de savoir srsquoil possegravede ou non la disposition

affective requise pour agir en fonction de ces valeurs malgreacute ce qui srsquooppose agrave la

reacutealisation de celles-ci Bien entendu une telle thegravese est trop sommaire ne fucirct-ce que

parce qursquoelle semble dissocier la position de certaines fins par la liberteacute et la

disposition affective qui est neacutecessaire pour les accomplir comme si la plus ou moins

grande disposition de lrsquoindividu au courage nrsquoeacutetait pas neacutecessaire agrave la position mecircme

de ces fins Toutes ces consideacuterations qursquoil faudrait complexifier bien davantage encore

risquent neacuteanmoins de rester prises dans un preacutesupposeacute majeur consistant agrave assimiler

le plan de la possibiliteacute et le plan de la capaciteacute Pour poser correctement la question

du courage une distinction importante doit en effet ecirctre faite entre ces deux niveaux

drsquoanalyse Je sais que je devrais deacutenoncer cet acte de harcegravelement au travail que je

perccedilois je reconnais cet acte de reacutesistance comme eacutetant mon devoir Le

reconnaissant comme mon devoir je reconnais qursquoil est possible que je me comporte

de cette faccedilon mais la question est alors de savoir si je mrsquoen eacuteprouve capable si je

suis disposeacute affectivement agrave transformer la peur qui mrsquoenvahit ou la reacutesignation bref

tous ces affects qui me bloquent dans cette situation que je subis pour poser un acte

de reacutesistance pour faire mon devoir ou encore pour refuser de faire ce que lrsquoon me dit

ecirctre mon devoir Il ne suffit pas en effet que tel acte soit possible pour que je sois pour

autant porteur drsquoune disposition affective agrave lrsquoeffectuer Crsquoest ainsi que dans toute

socieacuteteacute mais de vivre non pas agrave cause de ceci ou de cela qui pourrait survenir des

dispositifs sont construits qui non seulement renforcent lrsquoadheacutesion des individus agrave

certaines valeurs mais agissent eacutegalement sur leur disposition affective agrave effectuer les

comportements adeacutequats Ces dispositifs peuvent ecirctre de diffeacuterentes natures

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 119

Concernant le courage ils peuvent amener les individus agrave produire des comportements

correspondant visiblement agrave des actes courageux mais qui en fait loin drsquoimpliquer

une conversion en profondeur de la peur reposent sur une autre peur par exemple

celle drsquoecirctre sanctionneacute socialement par celles et ceux qui attendent drsquoeux qursquoils

agissent de cette faccedilon-ci ou de cette faccedilon-lagrave Crsquoest encore en ce sens que lrsquoon

pourrait montrer qursquoune valorisation du courage dit viril dans la sphegravere du travail loin

de participer agrave une conversion de la peur srsquoalimente agrave la peur et ne cesse de

lrsquoentretenir en retour

11 Le courage comme auto-transformation de la peur

Pour poser la question du courage agrave partir de la distinction entre le plan de la

possibiliteacute et le plan de la capaciteacute il importe tout drsquoabord de refuser de seacuteparer la

peur du courage de cesser de faire comme si le courage ne pouvait dominer la peur

qursquoen provenant drsquoune source autre qursquoelle Dans un premier temps il est bien entendu

leacutegitime drsquoaffirmer que la peur et le courage peuvent ecirctre deacutecrits comme deux

dispositions affectives qui srsquoopposent lrsquoune agrave lrsquoautre Que ce soit pour affronter des

dangers reacuteels ndash la peur fonctionnant comme un signal ndash ou pour affronter tous ces

dangers illusoires que nous construisons et dans lesquels nous nous enfermons pour

occulter tel ou tel autre problegraveme que nous ne nous voulons pas en fait rencontrer le

courage est compris dans ce premier temps comme ce qui permet de limiter de

maicirctriser le regravegne de la peur dans nos vies Ce courage peut nous permettre drsquoaffronter

des dangers reacuteels ou de dissiper des dangers illusoires En ce qui concerne ces

dangers illusoires la peur qui les accompagne a ceci de tout agrave fait speacutecifique qursquoelle

nrsquoest pas lrsquoeffet drsquoune prise de conscience drsquoun danger mais qursquoelle nourrit lrsquoillusion

mecircme du danger si bien que la peur ne se donne pas ici comme limitable Elle est tout

entiegravere ou elle nrsquoest pas Lutter contre elle crsquoest la dissiper ce qui implique drsquoecirctre precirct

agrave affronter ce qursquoelle permettait en fait de camoufler Sur ce plan fonctionnel peur et

courage semblent devoir srsquoeacutequilibrer Toute rupture de cet eacutequilibre fonctionnel par

preacutedominance drsquoun pocircle sur lrsquoautre empecircche lrsquoindividu de srsquointeacutegrer dans son

environnement crsquoest-agrave-dire drsquoecirctre suffisamment reacuteceptif et attentif agrave celui-ci et drsquoy ecirctre

suffisamment actif en tentant de contourner ses reacutesistances La probleacutematique se

modifie encore lorsque la question nrsquoest plus celle de la composition fonctionnelle

optimale de la peur et du courage mais celle de lrsquoauto-reacutealisation de la liberteacute dans sa

dimension morale laquelle implique le deacutepassement drsquoun plan drsquoanalyse seulement

fonctionnel du rapport de lrsquoindividu agrave son environnement Le risque est grand alors

drsquoassimiler la peur agrave ce qui relegraveve de la vie sensible et le courage agrave ce qui relegraveve de la

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 120

liberteacute veacuteritable laquelle implique drsquoune faccedilon ou drsquoune autre une meacutediation dans

lrsquoattachement immeacutediat des individus agrave la vie Mais un troisiegraveme niveau drsquoanalyse peut

encore ecirctre deacuteveloppeacute qui ne relegraveve ni du plan de la composition fonctionnelle de la

peur et du courage ni du plan de la subordination morale de la peur au courage mais

du plan de la conversion inteacuterieure de la peur en courage Dans cette derniegravere

perspective le courage ne se laisse pas comprendre comme une disposition affective

qui serait exteacuterieure agrave la peur comme si dans lrsquoindividu deux dispositions affectives se

combattaient la peur et le courage la question eacutetant de savoir laquelle des deux est

susceptible de lrsquoemporter dans telle ou telle situation Lorsque lrsquoon fait du courage une

dimension qui concerne la vie profonde de lrsquoindividu une telle approche en tout cas en

derniegravere instance ne convient plus Le courage entendu en ce troisiegraveme sens implique

une transformation du rapport agrave la peur et non sa simple neutralisation par une

disposition affective concurrente Si le courage ainsi compris implique un acte de

conversion de la peur crsquoest dire que la compreacutehension de ce qui est au fondement

mecircme de ces peurs qui nous paralysent induit une compreacutehension correacutelative de ce

qursquoil y a lieu drsquoentendre par courage

Une premiegravere faccedilon de comprendre la peur qui habite nos vies est de la

rapporter au deacutesir que nous avons de persister dans lrsquoexistence de continuer agrave vivre

La peur de perdre les conditions sociales drsquoune existence heureuse ou qui pourrait ecirctre

pire encore qursquoelle ne lrsquoest preacutesentement la peur de lrsquoautre la peur devant ce qui

eacutebranle les bases drsquoune existence plus ou moins fonctionnellement adapteacutee inteacutegreacutee

etc toutes ces peurs ont bien entendu leur speacutecificiteacute propre Il importe seulement ici

de montrer qursquoelles renvoient drsquoune faccedilon ou drsquoune autre au caractegravere preacutecaire drsquoune

vie agrave laquelle fondamentalement les individus tiennent en deacutepit parfois des conditions

effroyables dans lesquelles certains se trouvent Selon cette premiegravere voie

interpreacutetative si lrsquoon peut ecirctre ameneacute agrave avoir peur de vivre ceci ou cela crsquoest sur la

base drsquoune adheacutesion naturelle agrave la vie sur la base drsquoun deacutesir eacutevident de vivre le

problegraveme eacutetant seulement lieacute aux conditions drsquoauto-reacutealisation de la vie dans le monde

Dans cette perspective faire preuve de courage crsquoest dans un premier temps assumer

la preacutecariteacute et la difficulteacute de la vie dans le monde et crsquoest dans un second temps

chercher agrave avoir une vie la plus libre possible malgreacute ce que cette exigence de liberteacute

est susceptible drsquoimpliquer

Une seconde faccedilon de comprendre la peur qui habite nos vies consiste agrave

lrsquoinscrire au cœur mecircme de lrsquoeacuteprouver de la vie Ce dont lrsquoindividu a drsquoabord et

originairement peur ce nrsquoest pas alors de mourir mais de vivre non pas agrave cause de

ceci ou de cela qui pourrait survenir dans le monde et menacer la vie non pas agrave cause

de la mort mais agrave cause de la vie en tant que telle La peur dont il est question est

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 121

peur drsquoeacuteprouver la vie peur de la violence interne de lrsquoeacuteprouver de la vie2 Dans cette

seconde perspective le deacutesir primitif que les individus ont drsquoeacuteprouver la vie loin drsquoecirctre

quelque chose qui va naturellement de soi est bien au contraire habiteacute par une peur

primordiale En une formule le courage se comprend alors comme courage de vivre

comme transformation immanente de la violence interne de la vie en joie de vivre la

vie Le courage plongeacute ainsi au cœur de lrsquoimmanence de la vie peut ecirctre compris

comme le passage mecircme du souffrir de la vie en adheacutesion agrave soi du pacirctir de la vie

Il ne peut ecirctre question dans le cadre de cet article drsquoexplorer avec preacutecision

toute la complexiteacute de lrsquoarticulation entre ces deux plans fondamentaux drsquoanalyse du

rapport entre la peur et le courage Il est eacutevident que ces deux plans ne cessent de se

mecircler dans lrsquoeacutepreuve que nous faisons en situation de nos peurs concregravetes et il est

tout aussi eacutevident que certaines peurs et certains actes de courage se laissent

davantage comprendre agrave partir drsquoun plan plutocirct qursquoagrave partir de lrsquoautre Un des inteacuterecircts

les plus fondamentaux de cette double articulation du rapport de la peur au courage

est qursquoelle nous permet de comprendre de quelle faccedilon un certain appel au courage

repose en fait sur un deacuteni tregraves profond de cette peur qui est au cœur du pouvoir de

srsquoeacuteprouver de la vie subjective Tout se passe alors comme si les individus adheacuteraient

naturellement agrave lrsquoeacuteprouver de la vie la question du courage nrsquointervenant que

relativement aux difficulteacutes qursquoils rencontrent dans le monde que relativement agrave ce qui

reacutesiste agrave la reacutealisation de leurs diffeacuterents projets Lrsquohypothegravese que nous allons ici

explorer consiste agrave dire qursquoune compreacutehension du courage comme deacutepassement drsquoun

attachement trop immeacutediat agrave la vie conduit en fait agrave promouvoir la figure drsquoun heacuteroiumlsme

purement individuel qui se coupe de toute interrogation sur les conditions sociales de

lrsquoaccroissement drsquoune disposition affective au courage En sens inverse une approche

du courage qui prend son point de deacutepart dans cette peur interne agrave lrsquoeacuteprouver mecircme de

la vie nous permet de ne pas confondre la possibiliteacute drsquoecirctre courageux et la capaciteacute

de lrsquoecirctre Nous verrons plus loin comment lrsquoaccroissement de cette disposition au

courage implique lrsquointensification de lrsquoeacutepreuve que les individus font de la partageabiliteacute

originaire du deacutesir de vivre Le courage fondamental dont il est ici question est cette

transformation immanente de la peur originaire que lrsquoeacuteprouver de la vie a de lui-mecircme

en adheacutesion inteacuterieure agrave cet eacuteprouver

Le courage des courages nrsquoest pas drsquoabord en ce sens celui de consentir agrave

mourir ou de risquer la mort au nom de valeurs supeacuterieures agrave la seule auto-

reproduction fonctionnelle mais celui de consentir agrave vivre de laisser la peur de vivre

2 Pour cette question de la violence originaire du pacirctir cf le travail fondamental de Rolf Kuumlhn par exemple

dans laquo Traumatisme et mort comme accegraves agrave la vie raquo in Annales de pheacutenomeacutenologie ndeg 6 2007 pp 207-

221 cf eacutegalement M Schneider laquo Le sujet en souffrance raquo in A David et J Greisch (dir) Michel Henry Lrsquoeacutepreuve de la vie Paris Cerf 2001 pp 281-298

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 122

interne agrave lrsquoeacuteprouver de la vie se convertir en une adheacutesion agrave la vie cette conversion

immanente de la peur drsquoeacuteprouver la vie en deacutesir et joie drsquoeacuteprouver la vie eacutetant

constitutive de lrsquoeacuteprouver mecircme de la vie Lrsquohypothegravese qui va ecirctre ici deacutefendue se

preacutecise donc ce nrsquoest qursquoen partant de la question du courage de vivre que lrsquoon peut

veacuteritablement faire droit agrave la distinction entre la possibiliteacute drsquoecirctre courageux et la

capaciteacute de lrsquoecirctre En confondant ces deux plans on reste en fait bloqueacute dans une

approche seulement individuelle du courage et on oblitegravere les dimensions

intersubjective et sociale de sa possibilisation Lrsquoapproche du courage comme courage

de vivre loin en effet de faire de la peur ce qui doit ecirctre abstraitement deacutepasseacute ne

peut manquer de partir de la peur et mecircme de srsquoalimenter agrave elle Il srsquoagit de tenter de

vivre la peur de faccedilon agrave ce que celle-ci se transforme de faccedilon immanente en une

affirmation de la supeacuterioriteacute de la vie par rapport agrave ce qui ne cesse neacuteanmoins de

lrsquoalourdir de lrsquointeacuterieur Le courage en ce sens loin drsquoecirctre un eacutetat lrsquoeacutetat de celle ou

celui qui ne se laisse pas diriger par cette peur qui lrsquoimmobilise est un mouvement un

mouvement immanent agrave lrsquoeacuteprouver mecircme de la vie un incessant mouvement de

conversion inteacuterieure de la peur de vivre en adheacutesion agrave la vie en deacutesir de soi de la vie

Mais pour que le courage puisse ecirctre compris et veacutecu comme une auto-transformation

de la peur et non comme un deacutepassement de celle-ci provenant drsquoune autre source il

importe preacuteciseacutement que cette peur qursquoil srsquoagit de transformer ne soit pas seulement

celle qui srsquoempare de lrsquoindividu quand sa vie est menaceacutee drsquoune faccedilon ou drsquoune autre Il

faut plus profondeacutement encore que cette peur soit celle qui est au cœur de lrsquoeacutepreuve

que la vie fait de sa propre force indeacutependamment donc des conditions mondaines

dans lesquelles cette vie se trouve Dans la perspective pheacutenomeacutenologique qui est ici

deacuteveloppeacutee crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoil y a une peur de vivre qui est eacutetrangegravere aux

conditions mondaines de la vie que cette vie est radicalement vulneacuterable agrave la faccedilon

dont elle est ameneacutee agrave se vivre dans le monde3 Crsquoest preacuteciseacutement parce que le

courage srsquoorigine dans une intrigue plus originaire que celle de lrsquoeffectuation de la vie

dans le monde qursquoil se trouve en mecircme temps au cœur mecircme du mouvement

drsquoouverture de la subjectiviteacute au monde au coeur de son auto-possibilisation comme

vie intentionnelle Sans cette peur interne au deacutesir de vivre de la vie on ne voit pas

comment la vie subjective dans sa primitive adheacutesion agrave elle-mecircme pourrait ecirctre

paralyseacutee par certaines de ses peurs et surtout pourrait trouver la force de les

surmonter en accroissant davantage encore son inventiviteacute en ouvrant du possible en

se retemporalisant Le fait de pouvoir ecirctre bloqueacute dans une peur qui survient de srsquoy

enfermer est caracteacuteristique drsquoun vivant dont la peur et son auto-transformation sont

constitutifs de lrsquoeacutepreuve mecircme qursquoil fait de son pacirctir de soi

3 Pour cette question je me permets de renvoyer agrave R Geacutely Rocircles action sociale et vie subjective Recherches agrave partir de la pheacutenomeacutenologie de Michel Henry Bruxelles PIE Peter Lang 2007 pp 26-34

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 123

12 La deacutecontextualisation de la capaciteacute agrave ecirctre courageux

Il ressort des premiegraveres consideacuterations que nous venons de faire que crsquoest

preacuteciseacutement parce que la vie subjective est dans lrsquoeacutepreuve qursquoelle fait de sa force

incessante conversion de la peur drsquoeacuteprouver la vie en joie drsquoeacuteprouver la vie qursquoelle a

affaire agrave une peur en elle qui nrsquoest pas seulement fonctionnelle qui peut ecirctre

paralysante mais qui pour la mecircme raison peut srsquoauto-transformer en une force

drsquoadheacutesion agrave la vie tout aussi peu fonctionnelle Lrsquoinventiviteacute originaire de la vie est

intimement lieacutee agrave une peur interne agrave son pouvoir mecircme de pacirctir En sens inverse

lorsque cette peur interne au pouvoir de srsquoeacuteprouver de la vie est deacutenieacutee autrement dit

lorsque le deacutesir de vivre de la vie est censeacute aller tout agrave fait de soi la peur dans

laquelle nous pouvons nous bloquer nrsquoest plus veacutecue comme contenant en elle-mecircme

de quoi geacuteneacuterer la force mecircme de son propre deacutepassement Cette force de reacutesistance

est degraves lors preacutesupposeacutee et opposeacutee abstraitement agrave la peur Lrsquohypothegravese qursquoil srsquoagit

ici de deacutefendre consiste agrave dire que toute approche du courage centreacutee sur la seule

peur de mourir en naturalisant le deacutesir de vivre des individus interdit agrave ceux-ci de

trouver dans les peurs qui les paralysent de quoi geacuteneacuterer la force mecircme de leur

deacutepassement Mecircme si le regard des autres peut soutenir le deacutesir que lrsquoindividu a de

se comporter de faccedilon courageuse dans telle ou telle situation il reste que toute

approche du courage comprenant unilateacuteralement celui-ci comme disposition affective

agrave ne pas se laisser enfermer dans un attachement trop immeacutediat trop naturel agrave la vie

ne peut qursquoisoler la capaciteacute de lrsquoindividu agrave ecirctre courageux du contexte mecircme dans

lequel il se trouve Tout se passe alors comme si les ressources dont dispose lrsquoindividu

pour affronter avec force et inventiviteacute ce qui lui arrive nrsquoallaient pas pouvoir ecirctre

trouveacutees dans ce qui lui arrive nrsquoallaient pas pouvoir ecirctre libeacutereacutees dans une certaine

faccedilon de vivre ce qui lui arrive y compris lorsque ce qui lui arrive est au plus loin de

lrsquoimage qursquoil voudrait donner et avoir de lui-mecircme Lorsque la question du courage est

abordeacutee du seul point de vue drsquoun attachement trop immeacutediat des individus agrave la vie la

force dont ceux-ci disposent ne peut pas trouver dans ce qui est ici et maintenant veacutecu

de quoi srsquointensifier Il faudrait pour ce faire que lrsquoenjeu de la question du courage soit

avant drsquoecirctre celui de prendre des risques celui de laisser la vie se deacutesirer se

repossibiliser lagrave mecircme ougrave on voudrait la rejeter

Il y a ainsi une faccedilon drsquoen appeler au courage des individus dans les situations

drsquooppression qursquoils vivent et par rapport auxquelles ils sont affectivement bloqueacutes qui

ne peut qursquoalimenter une forme sournoise de meacutepris par rapport aux peurs qui sont les

leurs ce meacutepris reposant sur lrsquoassimilation indue entre le plan de la possibiliteacute (il est

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 124

possible de se comporter autrement) et le plan de la capaciteacute (je suis capable de me

comporter autrement) Cet appel-lagrave au courage loin de participer agrave un travail sur les

dispositifs drsquoauto-transformation des affects preacutesuppose que tout individu est

courageux ou ne lrsquoest pas que cela ne deacutepend en rien de la situation mecircme qursquoil est

en train de vivre de la faccedilon dont il est ameneacute agrave y interagir avec les autres de la faccedilon

par exemple dont on lrsquoamegravene agrave vivre les peurs qui sont en train de lrsquoenvahir Un tel

appel au courage peut enfoncer les individus qui nrsquoy arrivent pas dans une culpabiliteacute

morbide par rapport agrave la faccedilon dont ils vivent leur situation par rapport agrave cette peur

dans laquelle ils srsquoeacuteprouvent enfermeacutes Nous sommes bien ici dans un reacutegime de

penseacutee selon lequel le courage est lagrave ou nrsquoest pas lagrave Dans ce cas il nrsquoy a aucune

raison de penser que lrsquoindividu peut accroicirctre ses forces de reacutesistance en vivant drsquoune

faccedilon speacutecifique ses peurs en y demeurant drsquoune faccedilon speacutecifique ndash dont nous verrons

plus loin qursquoelle implique un rapport aux autres ougrave srsquointensifie lrsquoeacutepreuve de la

partageabiliteacute originaire du deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie Un tel appel abstrait au

courage des individus ne peut finalement que se renverser dialectiquement dans une

seacutegreacutegation entre ceux qui par tempeacuterament sont courageux et ceux qui ne le sont pas

Une certaine forme de culpabiliteacute que lrsquoindividu peut eacuteprouver agrave ne pas avoir poseacute tel

ou tel acte est en ce sens geacuteneacutereacutee par une telle assimilation indue du plan de la

possibiliteacute et du plan de la capaciteacute En reacuteaction cette assimilation de la capaciteacute agrave la

possibiliteacute ne peut manquer de se renverser dialectiquement dans lrsquoassimilation

inverse de la possibiliteacute agrave la capaciteacute Le premier moment de cette dialectique est celui

qui conduit lrsquoindividu agrave consideacuterer qursquoil devrait ecirctre capable drsquoecirctre courageux si crsquoest

une possibiliteacute qui se donne agrave lui sous la forme drsquoun devoir cela ne tient qursquoagrave lui Le

second moment de la dialectique conduit lrsquoindividu agrave consideacuterer qursquoil nrsquoa pas agrave ecirctre

courageux srsquoil nrsquoen nrsquoest pas capable Dans ce second moment chacun nrsquoest pas

soumis avec la mecircme exigence au devoir drsquoecirctre courageux Crsquoest pour cette raison que

cette forme drsquoappel abstrait au courage srsquoil srsquoadresse agrave tous sur un certain plan ne

peut manquer sur un autre plan de valoriser le caractegravere exceptionnel des individus

laquo veacuteritablement raquo courageux lrsquouniversaliteacute abstraite drsquoun certain appel eacutethique au

courage entretenant ainsi un lien profond avec ce qursquoil faut ideacuteologiquement consideacuterer

alors comme la nature courageuse de certains individus particuliers et la tendance

naturelle des autres agrave lrsquoalieacutenation Dans cette dialectique abstraite dont on mesure

toutes les implications politiques ce qui est occulteacute nrsquoest rien drsquoautre que lrsquoauto-

capacitation des individus au courage le mouvement par lequel les individus se

rendent en situation capables de laisser leur peur se transformer en un surcroicirct de

force pour affronter avec inventiviteacute la situation dans laquelle ils sont bloqueacutes Il

srsquoavegravere donc ici qursquoune philosophie du courage qui dissocie lrsquoeacutepreuve de la peur et

lrsquoeacutepreuve de la force capable de la surmonter est une philosophie qui oppose le plan

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 125

du vivre et le plan de lrsquoexister le plan drsquoun attachement naturaliseacute agrave la vie et le plan

drsquoune liberteacute dont la force mecircme est en fait tout agrave fait eacutetrangegravere aux peurs qursquoelle est

censeacutee combattre

13 La naturalisation du deacutesir de vivre

Il ressort de ces derniegraveres consideacuterations lrsquohypothegravese qursquoil y a bien un rapport

entre la contre-productiviteacute drsquoune certaine forme drsquoappel eacutethique au courage et la

naturalisation du deacutesir de vivre que cet appel implique Crsquoest ce que nous allons

explorer avec plus de preacutecision pour terminer la premiegravere partie de cette eacutetude La

thegravese qui va ecirctre ici deacutefendue est que toute approche du courage qui occulte sa

preacutesence au cœur mecircme de lrsquoeacuteprouver de la vie et qui ce faisant naturalise le deacutesir de

vivre des individus ne peut veacuteritablement trouver dans la vie mecircme telle qursquoelle se vit

en situation de quoi permettre aux individus de laisser surgir de leur peur une plus

grande adheacutesion agrave lrsquoinventiviteacute de la vie un surcroicirct de puissance pour deacutepasser leur

blocage Il importe pour ce faire que lrsquoindividu qui subit un harcegravelement qui srsquoeacuteprouve

bloqueacute dans des systegravemes drsquointeraction qursquoil nrsquoose pas deacutenoncer combattre drsquoune

faccedilon ou drsquoune autre etc cesse de deacutecrire et de vivre la peur dans laquelle il

srsquoeacuteprouve enfermeacute comme reacutesultant drsquoun trop grand attachement agrave la vie ou en tout

cas drsquoun attachement agrave la vie insuffisamment meacutediatiseacute par lrsquoexigence drsquoune existence

la plus accomplie possible la plus libre possible au sens moral du terme Cette faccedilon

que lrsquoindividu a de vivre sa peur occulte en effet cette peur plus primitive qui est au

coeur de lrsquoeacuteprouver de la vie En faisant comme srsquoil nrsquoy avait de peur que relativement agrave

ce qui menace un deacutesir de vivre originairement assureacute de lui-mecircme mais trop peu

dilateacute trop peu habiteacute par le souffle de la liberteacute on occulte le rapport intrinsegraveque qursquoil

y a entre la peur et la force dont lrsquoindividu dispose pour affronter ce qui vient faire

obstacle agrave la dynamique drsquoauto-reacutealisation de son existence agrave la dynamique

drsquoouverture des possibles Si lrsquoecirctre humain peut agrave certains moments disposer drsquoune

force de reacutesistance tout agrave fait extraordinaire srsquoil est doteacute drsquoune force qui le rend

capable pour le meilleur comme pour le pire de faire beaucoup plus que ce qui lui est

fonctionnellement neacutecessaire crsquoest preacuteciseacutement parce que sa force de vie ne cesse

drsquoecirctre en deacutebat affectif avec elle-mecircme est travailleacutee par un souffrir de soi qui sur un

plan a toujours deacutejagrave adheacutereacute agrave soi opteacute pour soi et qui sur un autre plan ne cesse

drsquoavoir agrave adheacuterer agrave soi drsquoavoir agrave opter pour soi La peur que jrsquoai par rapport agrave ceci ou

par rapport agrave cela est drsquoautant plus capable de se transformer en force de reacutesistance

qursquoelle srsquoeacuteprouve habiteacutee par une peur plus primitive encore celle de vivre par une

peur qui srsquoest toujours deacutejagrave transformeacutee en courage de vivre sur un plan et qui ne

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 126

cesse drsquoavoir agrave le faire sur un autre plan

Drsquoun certain point de vue lrsquoindividu est donneacute agrave lui-mecircme dans une force de vie

qui a toujours deacutejagrave transformeacute la violence de son eacuteprouver en consentement agrave soi ce

consentement agrave soi de la force eacutetant constitutif de son ipseacuteiteacute mecircme Drsquoun autre point

de vue cette conversion immanente du souffrir de la force en consentement agrave soi de la

force ndash consentement au sein duquel lrsquoindividu est donneacute agrave lui-mecircme ndash est ce en quoi

lrsquoindividu est ameneacute agrave son tour agrave adheacuterer agrave lrsquoeacutepreuve qursquoil fait de lui-mecircme Donneacute agrave

lui-mecircme lrsquoindividu est appeleacute agrave accomplir son ipseacuteiteacute en y consentant en consentant

au consentement originaire de la vie en lui Crsquoest pour cette raison que la force dont

lrsquoindividu dispose pour vivre est une force qui ne cesse drsquoecirctre en deacutebat affectif avec

elle-mecircme qui ne cesse dans lrsquoeacutepreuve qursquoelle fait de son propre eacuteprouver drsquoavoir agrave

consentir agrave soi drsquoavoir agrave srsquoaccroicirctre de soi Crsquoest en ce sens que la force de vie de

lrsquoindividu nrsquoest pas seulement ce qursquoil a agrave disposition pour srsquoauto-conserver mais ce

qui en lui dans lrsquoimmanence mecircme de son eacuteprouver cherche agrave srsquointensifier agrave

srsquoaccroicirctre agrave prolifeacuterer4 Nous pourrions ainsi dire qursquoil y a au cœur mecircme de la force

dont les individus disposent pour vivre lrsquoincessante auto-transformation de la peur que

cette force a de srsquoeacuteprouver en courage drsquoadheacuterer agrave soi cette conversion disposant la

force agrave ecirctre toujours plus grande que ce qui est neacutecessaire sur un plan purement

fonctionnel Le repli de lrsquoindividu dans une vie fonctionnaliseacutee peut ecirctre ici compris

comme exprimant une peur devant la peur mecircme de vivre comme une faccedilon de ne pas

affronter cette peur En faisant comme si vivre allait de soi une telle vie loin drsquoecirctre

trop attacheacutee agrave elle-mecircme se fuit en se naturalisant Son mode apparent

drsquoattachement agrave soi camoufle une peur radicale devant lrsquoeacutenigme mecircme de lrsquoadheacutesion agrave

soi de la vie La vie subjective est donc deacutecrite ici comme ce qui ne cesse drsquoavoir agrave

adheacuterer agrave lrsquoeacuteprouver mecircme de sa force la force de vie de lrsquoindividu ne pouvant

manquer de srsquoaffecter drsquoelle-mecircme de consentir agrave son propre eacuteprouver pour ecirctre

pleinement la force qursquoelle est Si drsquoun certain point de vue lrsquoindividu est donneacute agrave lui-

mecircme dans un courage de vivre qui le preacutecegravede drsquoun autre point de vue lrsquoindividu ne

peut manquer drsquoavoir agrave laisser se transformer la peur qursquoil a drsquoeacuteprouver sa vie en

courage drsquoadheacuterer agrave celle-ci en courage de vivre sa propre vie On comprend dans cette

perspective que toute forme de naturalisation du deacutesir de vivre des individus ne peut

conduire qursquoagrave un affaiblissement des forces dont ils disposent pour faire face avec

inventiviteacute agrave ce qui leur arrive La puissance de vie dont dispose lrsquoindividu est dans

lrsquoimmanence de son rapport agrave elle-mecircme habiteacutee par un deacutebat affectif avec elle-mecircme

de sorte que cette force ne peut veacuteritablement srsquoipseacuteiser qursquoen consentant

radicalement agrave elle-mecircme qursquoen transformant cette peur interne qursquoelle a de soi en

4 Pour cette question cf R Geacutely laquo La question de lrsquoaccroissement de la vie dans la pheacutenomeacutenologie de

Michel Henry Reacuteflexions agrave partir de La barbarie raquo in Noesis ndeg 13 agrave paraicirctre

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 127

adheacutesion agrave soi Lrsquoaccroissement de la force de reacutesistance et drsquoinventiviteacute de lrsquoindividu

est lieacutee au mouvement en lui de conversion de la peur de vivre en deacutesir de vivre Toute

naturalisation du deacutesir de vivre de lrsquoindividu ne peut degraves lors conduire qursquoagrave un

affaiblissement de sa force de vie

Si lrsquoecirctre humain peut ecirctre habiteacute drsquoune force de vie exceptionnelle crsquoest dans la

mesure preacuteciseacutement ougrave lrsquoeacuteprouver de sa puissance de vie loin drsquoaller de soi est bien

au contraire habiteacute par une peur de soi qui ne cesse de se transformer et drsquoavoir agrave se

transformer en adheacutesion agrave soi lrsquoideacutee eacutetant donc que la puissance de vie de lrsquoindividu

est drsquoautant plus grande qursquoelle ne cesse de consentir agrave elle-mecircme qursquoelle ne deacutenie

donc pas sa peur interne Lorsque tel individu subit ou voit subir une injustice mais ne

reacuteagit pas on ne peut manquer en ce sens drsquoaffaiblir sa capaciteacute agrave reacuteagir avec

inventiviteacute agrave cette situation en ne mettant la peur qui lrsquoimmobilise qursquoau compte drsquoun

attachement trop immeacutediat agrave la vie qursquoau compte drsquoune vie insuffisamment habiteacutee par

le souffle de la liberteacute Bien entendu sur un certain plan cette analyse nrsquoest pas

fausse mais elle demande agrave ecirctre compleacuteteacutee par un second niveau drsquoanalyse celui que

rend preacuteciseacutement possible la pheacutenomeacutenologie radicale de Henry telle qursquoelle est ici

reprise Ce second niveau drsquoanalyse permet en effet de mettre en eacutevidence le fait que

ce manque de puissance dont lrsquoindividu dispose pour eacutelargir lrsquoespace des possibles

drsquoune situation donneacutee ne relegraveve pas tant drsquoun attachement trop immeacutediat agrave la vie que

drsquoun attachement bien au contraire insuffisamment fort agrave la vie et agrave vrai dire drsquoune peur

de vivre qui ne srsquoassume pas pleinement qui tente de se faire oublier Srsquoil y a une

faccedilon de se complaire dans la peur de mourir dont la fonction est drsquoocculter

complegravetement une peur plus profonde de vivre ndash si lrsquoindividu a peur de mourir crsquoest

qursquoil est attacheacute agrave lrsquoeacuteprouver de la vie ndash de mecircme ici une trop grande insistance sur

lrsquoattachement immeacutediat de lrsquoindividu agrave la vie le fait de rendre compte de son manque

de liberteacute en invoquant une peur de perdre la vie etc tout cela repose en fait sur une

naturalisation du deacutesir de vivre de lrsquoindividu sur un deacuteni du deacutebat affectif originaire du

pouvoir de srsquoeacuteprouver de la vie avec lui-mecircme Une telle faccedilon de proceacuteder ne peut

manquer drsquoaffaiblir la force de vie de lrsquoindividu de le replier en ce sens sur lui-mecircme et

confirmer par lagrave mecircme que sa vie manque de souffle parce qursquoelle est trop centreacutee sur

elle-mecircme Mais crsquoest exactement lrsquoinverse qursquoil faut dire agrave savoir que crsquoest parce que

lrsquoindividu nrsquoadhegravere pas suffisamment agrave lrsquoeacuteprouver de sa vie qursquoil manque de souffle

drsquoinventiviteacute Ce deacuteficit drsquoadheacutesion agrave soi srsquoexprime par une naturalisation du deacutesir de

vivre par la reacuteduction de lrsquoacte immanent drsquoauto-adheacutesion de la vie en un processus

naturel cette naturalisation permettant agrave lrsquoindividu drsquoocculter ou plutocirct de tenter

drsquoocculter cette peur qui est au cœur de lrsquoeacuteprouver de la vie qui est interne agrave sa force

mecircme

Au lieu drsquointerroger ce qui dans la peur de perdre ceci ou de perdre cela occulte

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 128

cette peur de vivre plus primordiale encore la naturalisation du deacutesir de srsquoeacuteprouver de

la vie fait comme si lrsquoeacuteprouver mecircme de la vie ne faisait en soi aucun problegraveme Dans

ce cas la peur ne peut provenir que de ce qui menace une vie naturellement attacheacutee

agrave elle-mecircme naturellement deacutesireuse de srsquoeacuteprouver Mais en faisant comme si le fait

mecircme de srsquoeacuteprouver nrsquoeacutetait porteur drsquoaucune peur intrinsegraveque ndash et cela

indeacutependamment donc de ce qui dans le monde vient menacer la vie ndash on occulte

complegravetement ce agrave partir de quoi la puissance de vie dont lrsquoindividu dispose est

susceptible de srsquoaccroicirctre Lrsquoindividu ne peut en effet accroicirctre sa puissance de vie

qursquoen faisant droit agrave cette peur qui est au cœur mecircme de lrsquoeacuteprouver de la vie et en lui

permettant de se transformer en adheacutesion agrave la vie en joie drsquoeacuteprouver la vie En ce

sens crsquoest dans lrsquoici et maintenant de lrsquooppression qursquoil subit ou perccediloit que lrsquoindividu a

agrave laisser son eacuteprouver de la vie opter le plus pleinement possible pour lui-mecircme

Naturaliser le deacutesir de vivre de la vie crsquoest faire comme si ce deacutesir nrsquoavait pas agrave rejaillir

au sein de chaque veacutecu aussi peacutenible soit-il agrave opter encore et agrave nouveau pour lui-

mecircme lagrave mecircme ougrave la vie nrsquoest pas jugeacutee digne drsquoecirctre veacutecue Ce courage-lagrave qui rompt

avec toute repreacutesentation positive ou neacutegative de soi est le plus profond qui soit agrave

vivre laisser lrsquoeacuteprouver de sa vie adheacuterer agrave soi lagrave ougrave parfois on voudrait ecirctre au plus

loin de soi Tel individu qui semblait tregraves peureux tregraves replieacute peut srsquoil est mis dans

certaines conditions adheacuterer pleinement au pacirctir de sa propre vie et trouver tout agrave

coup en lui des forces de reacutesistance tout agrave fait exceptionnelles Avant de savoir si

lrsquoindividu va avoir le courage de prendre des risques par rapport agrave ce qui le menace la

question plus fondamentale qursquoil y a lieu de se poser ici est de savoir srsquoil va pouvoir

laisser cette eacutepreuve si peacutenible qursquoil fait de lui-mecircme ecirctre habiteacutee par lrsquoadheacutesion agrave lui-

mecircme du pouvoir de srsquoeacuteprouver de sa vie Sur un certain plan cette adheacutesion a

toujours deacutejagrave lieu faute de quoi personne ne serait lagrave pour srsquoeacuteprouver dans cet

harcegravelement dans cette peur dans cette cruauteacute il nrsquoy aurait pas drsquoeacutepreuve

subjective du tout Mais en mecircme temps lrsquoindividu nrsquoest reacuteellement donneacute agrave lui-mecircme

dans cette adheacutesion agrave soi du pouvoir de srsquoeacuteprouver de la vie que srsquoil est ameneacute agrave son

tour agrave laisser le pacirctir de sa vie agrave lui se deacutesirer srsquoaffecter de soi en chaque veacutecu

Lrsquoaccroissement de la force de vie de lrsquoindividu est lieacutee agrave ce deacutebat affectif originaire qui

se deacuteploie en chacun de ses veacutecus Crsquoest pour cette raison qursquoil y a un rapport tregraves

profond entre une approche du courage centreacutee sur la peur de mourir et la

deacutecontextualisation de la capaciteacute des individus agrave ecirctre courageux comme si la force de

reacutesistance des individus eacutetait dissocieacutee de la faccedilon dont ils eacuteprouvent et partagent la

vie en situation Cette derniegravere thegravese revient agrave dire que toute philosophie du courage

qui repose sur une naturalisation du deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie occulte

complegravetement la question de lrsquoauto-capacitation des individus au courage la question

de leur pouvoir drsquoaccroicirctre en situation leur force de vie ce qui revient en derniegravere

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 129

instance agrave distinguer ceux qui par nature sont courageux et ceux qui ne le sont pas

2 Des figures heacuteroiumlques du courage agrave lrsquoimmobilisme social

Avant de montrer dans la troisiegraveme partie de cette eacutetude en quoi la capaciteacute

des individus agrave ecirctre courageux agrave accroicirctre leur adheacutesion agrave la puissance de reacutesistance

et drsquoinventiviteacute de la vie implique un certain rapport aux autres il importe tout drsquoabord

de montrer de faccedilon plus preacutecise en quoi tout appel au courage centreacute unilateacuteralement

sur le deacutepassement drsquoun attachement trop immeacutediat agrave la vie ne peut que renforcer

lrsquoimmobilisme des individus leur faire accepter de faccedilon reacutesigneacutee les peurs dans

lesquelles ils srsquoeacuteprouvent bloqueacutes cette reacutesignation allant de pair avec une

naturalisation de leur deacutesir de vivre Il y a une faccedilon drsquoen appeler au courage eacutethique et

de montrer que cet appel a eacuteteacute entendu par des personnaliteacutes exemplaires qui revient

en fait agrave omettre complegravetement toute forme drsquoattention aux conditions de la conversion

de la peur de vivre en adheacutesion agrave la vie cette conversion se faisant toujours en

situation

21 Le spectacle de lrsquoheacuteroiumlsme moral entre appel et culpabiliteacute

Remarquons tout drsquoabord qursquoune certaine forme de promotion de la figure

morale heacuteroiumlque dans le champ social consiste en fait sous preacutetexte drsquoeacuteduquer et de

motiver les individus agrave condamner la peur dans laquelle ceux-ci srsquoeacuteprouvent bloqueacutes

La plupart du temps ce culte de la personnaliteacute exemplaire nrsquoappelle pas les individus

agrave entrer dans leurs peurs agrave y demeurer pour y atteindre la source mecircme de leur auto-

transformation Ce culte appelle les individus agrave changer pour ainsi dire de nature Il est

eacutevident qursquoil peut y avoir un rapport agrave des figures morales exemplaires qui nrsquoentre pas

dans cette logique et qui au contraire nourrit le travail agrave la fois personnel et collectif

des individus par rapport aux peurs au sein desquelles ils srsquoeacuteprouvent bloqueacutes Nous

expliciterons dans la derniegravere partie de cette eacutetude certaines des conditions drsquoun tel

rapport potentialisant aux figures morales exemplaires Mais il importe tout drsquoabord

drsquoecirctre plus preacutecis dans lrsquoexplicitation du caractegravere deacutepotentialisant drsquoun certain usage

des figures morales heacuteroiumlques Une certaine forme de valorisation des figures

heacuteroiumlques repose en effet en derniegravere instance sur une approche purement

deacutecontextualiseacutee du courage Dans ce cas lrsquoindividu exceptionnel mis en spectacle est

doteacute drsquoun pouvoir drsquoecirctre courageux qui ne tient qursquoagrave lui qui ne doit rien au contexte de

son deacuteploiement Mais cette valorisation agrave lrsquoextrecircme de lrsquoindividu dans le pur pouvoir

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 130

de commencer de sa liberteacute ne tarde pas agrave srsquoinverser dialectiquement en une approche

que lrsquoon pourrait qualifier de deacuteterministe Si cela est possible ainsi que lrsquoattestent ces

grandes figures heacuteroiumlques pourquoi cela ne le serait-il pas pour chacune et chacun

drsquoentre nous Or cela ne semble pas ecirctre le cas La conclusion est toute trouveacutee Il

nrsquoest peut-ecirctre pas dans le devoir de tous et dans la capaciteacute de tous drsquoecirctre courageux

de cette faccedilon-lagrave Degraves que la question du courage se trouve introduite par lrsquoexemple de

ces grandes figures morales cette dialectique ne peut manquer de srsquoenclencher Agrave

regarder de plus pregraves cette ideacutee selon laquelle la transformation profonde de nos

dispositions affectives est suspendue agrave une liberteacute qui se possegravede absolument elle-

mecircme nrsquoest que lrsquoenvers de cette autre position consistant agrave cateacutegoriser les individus

selon une nature qui en soi serait plus courageuse ou moins courageuse Il srsquoagirait

drsquoopeacuterer une sorte de division du travail dans la sphegravere du courage Une hieacuterarchisation

ontologique des individus selon qursquoils sont comme tels plus ou moins courageux

entretient un rapport dialectique abstrait avec une sorte drsquoeacutegalitarisme purement formel

des individus face agrave la question du courage Ce qui est en fait occulteacute dans ces deux

positions dialectiquement articuleacutees crsquoest bien la question des dispositifs concrets de

capacitation des individus agrave la transformation de leurs affects en lrsquooccurrence ici agrave la

conversion en situation de leurs peurs Selon la version hieacuterarchique certains individus

sont capables de courage tandis que drsquoautres non Selon la version eacutegalitariste

formelle chacun en est capable srsquoil le veut vraiment la transformation profonde de ses

affects ne tenant qursquoagrave lui Dans un mecircme mouvement la figure morale heacuteroiumlque

rappelle qursquoil est possible en droit agrave tout ecirctre humain de vivre selon les preacuteceptes

drsquoune liberteacute accomplie mais creuse au plan de lrsquoeacutepreuve que ces mecircmes ecirctre

humains font de leur capaciteacute agrave vivre selon cette exigence un abicircme de plus en plus

grand Il y a ceux qui sont dans la peur et ceux qui ne le sont pas ou qui ne le sont

plus de la mecircme faccedilon Il y a ceux qui sont pris dans lrsquoauto-gestion fonctionnelle de la

peur et il y a ceux qui entrent dans la vie veacuteritablement libre

Mecircme si lrsquoappel agrave la liberteacute veacuteritable a pu ecirctre geacuteneacutereacute dans la vie de lrsquoindividu

heacuteroiumlque par lrsquoeacutepreuve drsquoun eacutebranlement dont il eacutetait fondamentalement passif il reste

qursquoune certaine forme de culte de lrsquoheacuteroiumlsme moral ne peut manquer drsquoannuler cette

distinction fondamentale qui a eacuteteacute preacuteceacutedemment faite entre la possibiliteacute drsquoecirctre

courageux et la capaciteacute agrave rejoindre cette possibiliteacute agrave partir de la situation dans

laquelle on se trouve Dans cette perspective si lrsquoindividu a pu reacuteagir agrave cet

eacutebranlement autrement que sur le mode drsquoune fuite drsquoun repli dans la gestion

fonctionnelle de soi crsquoest qursquoil srsquoest donneacute agrave lui-mecircme ce courage fondamental drsquoecirctre

libre ce qui est tout agrave fait exact mais le risque est grand si on arrecircte ici le

raisonnement de couper alors la singulariteacute radicale de lrsquoacte de liberteacute du contexte

mecircme de sa possibilisation Le refus de cette distinction entre la possibiliteacute drsquoecirctre

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 131

courageux et la capaciteacute de lrsquoecirctre est en ce sens correacutelatif drsquoune absolue

personnalisation de la question du courage cette absolue personnalisation occultant la

question de savoir si la possibilisation drsquoun acte de courage donneacute nrsquoimplique pas des

interactions sociales speacutecifiques Indeacutependamment du fait que la promotion de telle ou

telle figure heacuteroiumlque dans le champ social relegraveve de rapports de pouvoir entre des

anthropologies concurrentes et des positions sociales correacutelatives ndash la promotion de

certaines figures du courage ne faisant que renforcer la domination des

repreacutesentations collectives de certains groupes dominants ndash il importe avant tout ici

de montrer qursquoune pure et simple moralisation de la question du courage par

lrsquointermeacutediaire de figures heacuteroiumlques ultra-personnaliseacutees entretient lrsquoadheacutesion des

individus agrave la valeur du courage tout en les maintenant dans un veacuteritable eacutetat

drsquoimpuissance affective par rapport agrave cette valeur Si notre socieacuteteacute malgreacute ses valeurs

de courage proclameacutees a besoin de geacuteneacuterer des individus qui se tiennent dans la peur

pour pouvoir fonctionner alors une certaine faccedilon de promouvoir lrsquoheacuteroiumlsme moral

comme figure exemplaire convient tout agrave fait au maintien drsquoun immobilisme social

22 Heacuteroiumlsme moral et interpassiviteacute

Une seconde faccedilon de deacutevelopper cette argumentation ne porte pas sur la

seacutegreacutegation ontologique que peut geacuteneacuterer lrsquoappel abstrait au courage entre ceux qui

sont destineacutes agrave la veacuteritable liberteacute et ceux qui ne le sont pas mais se concentre sur

les implications affectives possibles du transfert de lrsquoattention des individus sur le

courage de ces figures exemplaires Le concept drsquointerpassiviteacute5 tel qursquoil est deacuteveloppeacute

par i ek est tout agrave fait inteacuteressant dans cette perspective dans la mesure ougrave ilŽ ž

permet de comprendre de quelle faccedilon un certain type de transfert affectif sur le

courage de ces individus exemplaires loin de nous renvoyer agrave un travail sur nos

propres dispositions affectives nous permet au contraire de nous deacutecharger de celui-

ci Ces individus sont courageux pour nous ils ont peur et deacutepassent cette peur en

notre propre nom comme si lrsquoeacutepreuve purement affective du rapport de chacun agrave la vie

pouvait ecirctre transfeacutereacutee lagrave-bas dans lrsquoeacutepreuve qursquoun autre y fait de sa vie Que ce soit

au plan de la peur de mourir ou au plan plus originaire de la peur de vivre il y a en

effet une faccedilon de donner telle ou telle personne en exemple et de srsquoy projeter qui

revient agrave deacutecharger lrsquoindividu de lrsquoeacutepreuve affective qursquoil fait de sa propre peur du deacutebat

affectif interne agrave celle-ci Selon i ek de la mecircme faccedilon qursquoune certaine reacuteduction desŽ ž

croyances religieuses agrave des repreacutesentations culturelles parmi drsquoautres ndash ce qui fait que

lrsquoon peut se preacutesenter comme un croyant non pratiquant ou mobiliser la religion mais

5 Cf S i ek Ž ž La subjectiviteacute agrave venir Essais critiques Paris Flammarion 2006 pp 13-49

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 132

seulement agrave certains moments cruciaux de lrsquoexistence ndash a besoin de ces femmes et

hommes qui lagrave-bas y croient laquo vraiment raquo de mecircme le courage exemplaire de ces

femmes et de ces hommes serait en ce sens neacutecessaire au maintien de lrsquoimmobilisme

affectif de nos existences La radicaliteacute du courage de lrsquoautre lagrave-bas est mon courage

mais lagrave-bas et me dispense en ce sens drsquoeacuteprouver ici et maintenant la radicaliteacute de

mon propre deacutesir de libeacuteration Crsquoest donc dans le mecircme mouvement qursquoune certaine

promotion de lrsquoheacuteroiumlsme moral peut plonger lrsquoindividu dans une forme de deacutesespoir et

en mecircme temps lrsquoempecirccher drsquoeacuteprouver ce deacutesespoir lui permettre de vivre son

existence dans lrsquoacceptation paisible de ses compromissions Un des inteacuterecircts du

concept i ekien drsquointerpassiviteacute est en ce sens de montrer qursquoune certaine forme dež ž

sacralisation des grandes figures morales en tout cas leur mise agrave part la

deacutecontextualisation de leur situation concregravete de reacutesistance peut empecirccher les

individus qui srsquoy projettent de faire retour sur eux-mecircmes de srsquointerroger sur les

moyens qursquoils doivent se donner pour se disposer au courage lagrave ils sont Il suffit agrave

lrsquoindividu de savoir que le courage est possible avec une telle extreacutemiteacute ailleurs pour

qursquoil continue agrave vivre sa vie comme il le peut avec toutes ses peurs qursquoil finit par

naturaliser Dans une socieacuteteacute ougrave lrsquoeacutepreuve de la fragiliteacute des liens et la peur nrsquoont

jamais eacuteteacute autant constitutives des interactions sociales le spectacle de ces heacuteros de

ces individus capables de deacutepasser la peur solitairement et avec eacuteclat nrsquoa jamais eacuteteacute

aussi imposant ces deux dimensions telle est lrsquohypothegravese ici deacutefendue ne cessant de

se renforcer lrsquoune lrsquoautre

23 Le courage entre acte individuel et situation collective

Un premier reacutesultat des reacuteflexions que nous avons meneacutees jusqursquoagrave maintenant

est qursquoune certaine forme drsquoappel eacutethique au courage en cette eacutepoque ougrave la peur

srsquoempare de lrsquoensemble de nos sphegraveres drsquoexistence revient agrave personnaliser

unilateacuteralement la question du courage agrave ne pas penser ensemble la singulariteacute

radicale de chaque acte de courage et les conditions sociales de sa potentialisation

Un second reacutesultat est qursquoun certain usage de lrsquoheacuteroiumlsme moral dissocie le courage de

lrsquoindividu de la situation concregravete dans laquelle il se trouve Une approche seulement

eacutethique de la question du courage revient en derniegravere instance agrave faire comme srsquoil y

avait des individus qui sont en soi plus ou moins courageux et qui par ailleurs sont

plongeacutes dans telle ou telle situation drsquooppression On oblitegravere ce faisant toute

interrogation portant sur la faccedilon dont les actes concrets de cette personne subissant

un harcegravelement peuvent ou non accroicirctre lrsquoeacutepreuve qursquoelle fait de la transformabiliteacute de

ses affects Au lieu drsquointerroger le courage en faisant de celui-ci une disposition

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 133

affective qui preacutecegravede les situations ougrave lrsquoindividu doit faire preuve de courage qui fait

donc de la capaciteacute agrave ecirctre courageux une capaciteacute dont lrsquoinstauration est abstraite de

la situation concregravete au sein de laquelle elle doit ecirctre activeacutee la recherche qui est ici

deacuteveloppeacutee nous conduit bien plutocirct agrave porter toute notre attention sur la faccedilon dont

lrsquoagir en situation est susceptible drsquoopeacuterer sur soi sur son affectiviteacute mecircme srsquoauto-

disposer agrave une conversion de sa peur Srsquoil est vrai qursquoil y a une habitualiteacute du courage

il y a une faccedilon de comprendre celle-ci qui abstrait la force drsquoecirctre courageux de la

situation chaque fois particuliegravere au sein de laquelle lrsquoindividu se trouve comme si

lrsquoindividu venait agrave la rencontre de sa situation en activant une disposition affective

exteacuterieure agrave cette situation Dans le cadre de lrsquoeacutetude que nous menons ici il faut au

contraire penser ensemble la seacutedimentation des actes de courage et lrsquoincessante

naissance agrave soi du pouvoir drsquoecirctre courageux Un troisiegraveme reacutesultat des reacuteflexions que

nous avons meneacutees est en ce sens que le premier courage le courage des courages si

lrsquoon peut srsquoexprimer ainsi est celui drsquoaccepter sa peur non pour srsquoy complaire mais

pour laisser la vie srsquoy repossibiliser Si le courage est lrsquoacte mecircme drsquoune conversion de

la peur de vivre en une adheacutesion agrave la puissance de la vie alors il y a une faccedilon de

deacutenier ou de meacutepriser la peur qui nous habite qui ne peut que porter atteinte agrave ce

qursquoest le courage en son fond affectif le plus essentiel agrave la possibiliteacute mecircme de lrsquoauto-

conversion de la peur de vivre en adheacutesion agrave la vie Crsquoest dans cette perspective que

lrsquoon peut critiquer un certain eacuteloge du courage qui reposant sur un deacuteni de la peur

dissociant la peur et le courage met en avant une figure du courage drsquoune extrecircme

violence ce qui exprime une peur par rapport agrave la peur elle-mecircme

Crsquoest pour cette mecircme raison qursquoune certaine forme de lutte contre lrsquoextrecircme

droite qui deacutenie la peur ressentie par les individus lrsquoeacutepreuve de leur inseacutecuriteacute tant au

plan eacuteconomique politique que culturel participe agrave un veacuteritable affaiblissement du

pouvoir drsquoauto-transformation des dispositions affectives des individus6 Par rapport agrave

des problegravemes drsquoinseacutecuriteacute culturelle qui sont des problegravemes reacuteels il y a ainsi une

faccedilon drsquoaffirmer qursquoil nrsquoy a au fond aucun problegraveme que la diffeacuterence est enrichissante

il y a encore une certaine faccedilon drsquoen appeler eacutethiquement au courage de la rencontre

de lrsquoautre dans sa diffeacuterence qui ne donne aucune chance agrave la peur drsquoecirctre travailleacutee

drsquoecirctre prise en compte drsquoecirctre lrsquoobjet drsquoune attention portant sur les conditions sociales

de sa conversion immanente de son auto-transformation Autrement dit une approche

seulement morale du problegraveme de lrsquoextrecircme droite se prive drsquoune interrogation sur les

conditions sociales susceptibles de disposer les individus agrave laisser leur peur se

transformer drsquoelle-mecircme en autre chose que seulement de la peur agrave la laisser se

transformer en un acte drsquoadheacutesion agrave la vie Crsquoest dans le mecircme sens encore que lrsquoon

6 Pour cette question cf lrsquoouvrage tregraves important de M Maesschalck et Ch Boucq Deacuteminons lrsquoextrecircme droite Charleroi Editions Couleur livres 2005

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 134

peut proposer comme hypothegravese qursquoune approche du courage centreacutee sur la seule peur

de mourir en personnalisant agrave lrsquoextrecircme la disposition des individus au courage ne

peut manquer de mettre davantage en eacutevidence les facteurs interpersonnels drsquoune

situation drsquooppression donneacutee que les facteurs plus collectifs comme ceux lieacutes agrave

lrsquoorganisation des interactions Crsquoest en ce sens que lrsquoon peut rejoindre ici les

reacuteflexions deacuteveloppeacutees par Marc Maesschalck sur le rapport entre lrsquoaction collective et

le harcegravelement moral7 En internalisant la disposition de lrsquoindividu au courage en

obliteacuterant le rapport du courage au contexte au sein duquel il a agrave se potentialiser on

ne peut manquer de faire passer agrave lrsquoavant-plan les individus qui sont les plus visibles

dans la situation drsquooppression et faire disparaicirctre plus encore dans lrsquoobscuriteacute tout ce

qui soutient lateacuteralement lrsquoacte individuel de harcegravelement Tout se passe comme si une

certaine compreacutehension du courage ne pouvait manquer de focaliser lrsquoattention sur ce

qui dans la situation apparaicirct comme le plus directement menaccedilant une telle

disposition cognitive ndash dont on voit bien qursquoelle est profondeacutement articuleacutee agrave une

certaine disposition affective ndash occultant ou tendant tout au moins agrave occulter la

situation de harcegravelement dans ce qursquoelle a de beaucoup plus complexe qursquoune relation

entre un harceleur et un harceleacute dans ce qursquoelle a de collectif Il apparaicirct ainsi telle

sera lrsquohypothegravese fondamentale de la derniegravere partie de cette recherche qursquoil y a un

rapport entre la dimension plus personnelle ou collective de lrsquoacte de courage et la

faccedilon dont lrsquoeacutepreuve de la peur est veacutecue et reacutefleacutechie agrave savoir comme une peur qui

suppose lrsquoeacutevidence de lrsquoadheacutesion agrave la vie ou comme une peur qui au contraire srsquoorigine

dans le deacutebat interne agrave lrsquoeacuteprouver mecircme de la vie

3 Le courage et la partageabiliteacute originaire de la vie

Accepter drsquointerroger le courage drsquoune faccedilon qui nrsquoimplique pas la naturalisation

du deacutesir de vivre des individus crsquoest accepter de faire du courage une dimension

constitutive de lrsquoeacuteprouver mecircme de la vie subjective de son affectiviteacute originaire de

son mouvement primitif drsquoadheacutesion agrave soi Lrsquoobjectif de la derniegravere partie de cette eacutetude

est de montrer que crsquoest bien en interrogeant le courage dans sa dimension radicale

crsquoest-agrave-dire comme constitutif de lrsquoadheacutesion immanente du pacirctir de la vie agrave lui-mecircme

que lrsquoon peut faire droit agrave la dimension radicalement intersubjective du pouvoir que les

individus ont drsquoaccroicirctre en situation leur force de vie La disposition des individus agrave

7 M Maesschalck laquo Harcegravelement moral et action collective Une approche normative de la preacutevention agrave

partir des repreacutesentations sociales raquo in M Sanchez-Mazas et G Koubi (dir) La notion de harcegravelement

Confusions politiques consideacuterations sociales et incertitudes juridiques Bruxelles Eacuteditions de lrsquoUniversiteacute

de Bruxelles 2005 pp 139-156

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 135

lrsquoacte courageux est en ce sens profondeacutement lieacutee agrave lrsquoeacutepreuve qursquoils font de la

partageabiliteacute originaire du deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie Pour deacutevelopper cette thegravese il

importe de partir de ce qui a eacuteteacute preacuteceacutedemment eacutetabli agrave savoir qursquoil y a une peur

originaire au cœur du moindre de nos veacutecus une peur qui ne cesse drsquoavoir agrave se

convertir de faccedilon immanente en une adheacutesion au pouvoir de srsquoeacuteprouver de la vie

Selon un premier plan drsquoanalyse lrsquoindividu vivant naicirct agrave lui-mecircme dans ce courage

primitif qui est au cœur de tout eacuteprouver de la vie dans ce mouvement inaugural de

conversion de la peur de vivre en deacutesir de vivre ce mouvement eacutetant constitutif de

lrsquoipseacuteiteacute essentielle de la vie Crsquoest preacuteciseacutement pour cette raison que lagrave ougrave je suis

ameneacute agrave deacutesespeacuterer de ma vie ce deacutesespoir implique encore une adheacutesion primitive

du pouvoir de srsquoeacuteprouver de la vie agrave lui-mecircme une adheacutesion au sein de laquelle je ne

cesse de naicirctre agrave moi-mecircme de naicirctre agrave moi-mecircme dans le deacutesir de se vivre de la vie

dans son indeacutefectible adheacutesion agrave soi Selon un second plan drsquoanalyse cette conversion

primitive de la peur drsquoeacuteprouver la vie en deacutesir de vivre il faut que lrsquoindividu la revive

pour lui-mecircme il faut qursquoil se redonne agrave lui-mecircme ce courage originaire de vivre qui le

rend possible et cela en chacun de ses veacutecus Mecircme si sur un certain plan chacun

de mes veacutecus est immeacutediatement mien sur un autre plan il ne cesse drsquoavoir agrave devenir

pleinement mien et ne peut le devenir que si la peur originaire drsquoeacuteprouver ma vie se

convertit en chacun de mes veacutecus en adheacutesion agrave la vie en deacutesir de prendre le risque

de vivre Sur un certain plan cette conversion a toujours deacutejagrave eu lieu et sur un autre

plan elle ne cesse drsquoavoir agrave se reacutealiser Cette distinction entre ces deux niveaux de

courage est neacutecessaire si lrsquoon veut saisir avec preacutecision en quoi un certain rapport aux

autres est requis pour que lrsquoindividu puisse accroicirctre son adheacutesion agrave la puissance

mecircme de la vie

31 Du courage de vivre la vie au courage de vivre ma vie

Srsquoil est important de mettre en eacutevidence le fait qursquoil y a un courage de vivre

constitutif du pouvoir de srsquoeacuteprouver de lrsquoindividu autrement dit qui donne lrsquoindividu agrave

lui-mecircme et qui ne cesse en ce sens de le pousser agrave vivre crsquoest drsquoune part parce que

le pouvoir drsquoadheacutesion de lrsquoindividu au pacirctir de sa propre vie ne peut prendre possession

de soi dans la singulariteacute mecircme de son acte qursquoen se recevant drsquoun pouvoir

drsquoadheacutesion qui le deacutepasse et qursquoil partage avec les autres individus Crsquoest drsquoautre part

parce crsquoest bien cet archi-courage de la vie qui lorsqursquoil est naturaliseacute sert agrave

lrsquoexploitation des individus sert agrave utiliser leur incroyable capaciteacute agrave endurer

Lrsquoexploitation des individus telle qursquoelle est comprise de ce point de vue joue agrave la fois

sur leur peur et sur leur capaciteacute agrave tenir bon dans les conditions de vie dans lesquelles

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 136

ils srsquoeacuteprouvent enfermeacutes Lrsquousage de la peur et lrsquousage du courage compris ici comme

capaciteacute agrave tenir bon agrave endurer fonctionnent ensemble Mais il importe de bien saisir

qursquoun tel courage compris comme capaciteacute pour ainsi dire aveugle agrave tenir le coup et en

ce sens agrave entretenir lrsquooppression que lrsquoon subit est geacuteneacutereacute par une naturalisation du

courage originaire de la vie subjective ndash lequel courage originaire est un acte immanent

au pacirctir mecircme de la vie et non un donneacute naturel Si les individus ne peuvent manquer

de se vivre comme porteacutes par une vie qui drsquoune certaine faccedilon est forte pour eux et en

eux qui leur donne son courage malgreacute toutes les difficulteacutes qursquoils endurent il importe

donc de savoir si ce courage originaire de la vie va ecirctre ou non naturaliseacute par les

individus Le courage naturaliseacute permet agrave lrsquoindividu de tenir le coup dans une situation

donneacutee mais en lrsquoempecircchant en mecircme temps drsquoy chercher des possibiliteacutes de

transformation lrsquoouverture possible drsquoun devenir Mais il suffit que cette naturalisation

du deacutesir de vivre se relacircche quelque peu ou que certaines nouvelles interactions se

mettent en place pour que lrsquoadheacutesion agrave la vie se revive pleinement comme un acte La

force de vie de lrsquoindividu ne peut manquer alors de se libeacuterer de lui permettre non pas

seulement drsquoendurer mais de srsquoengager dans une veacuteritable transformation de ses

conditions drsquoexistence Il y a en ce sens une ideacuteologie du courage qui est complice de

la neutralisation de la puissance de vie des individus Une certaine compreacutehension du

courage comme capaciteacute agrave endurer des conditions tregraves peacutenibles ndash ce qui ne peut que

favoriser une certaine forme drsquoexploitation des individus ndash et une certaine

compreacutehension du courage compris comme capaciteacute agrave reacutesister mecircme au prix drsquoune

perte de la vie sont susceptibles de se rejoindre dans une commune naturalisation du

deacutesir de vivre de la vie Il y a en effet une faccedilon drsquoendurer lrsquoexploitation tout comme il y

a une faccedilon de vouloir reacutesister agrave lrsquoexploitation qui preacutesupposent que lrsquoattachement de

la vie agrave elle-mecircme autant que lrsquoattachement des individus agrave leur propre vie est quelque

chose de naturel Cette preacutesupposition permet soit de faire du courage une tendance

naturelle lrsquoexpression drsquoun attachement naturaliseacute agrave la vie soit de faire du courage ce

qui contrevient agrave un tel attachement naturel Ces deux figures de courage sont

dialectiquement unies dans leur commune exclusion du courage comme acte

immanent drsquoadheacutesion du pacirctir de la vie agrave lui-mecircme

Une des conseacutequences les plus importantes de la naturalisation du deacutesir de

vivre de la vie est de geacuteneacuterer une confusion entre lrsquoeacutepreuve que le pouvoir de

srsquoeacuteprouver de la vie fait de lui-mecircme et lrsquoeacutepreuve que chaque individu fait de sa propre

ipseacuteiteacute au sein mecircme de ce pouvoir de srsquoeacuteprouver En reacutegime de naturalisation de la

vie le courage est avant tout autant le courage de lrsquoespegravece en moi Mais crsquoest dire que

lrsquoacte de courage de lrsquoindividu ne peut dans ces conditions ecirctre veacutecu comme un acte

qui simultaneacutement provient absolument de lui-mecircme tout en se recevant drsquoune

puissance de vie partageacutee avec drsquoautres individus Il est tout aussi erroneacute de faire du

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 137

courage ce qui mrsquoest seulement donneacute par une vie qui me deacutepasse que de faire du

courage ce que je me donne agrave moi-mecircme agrave partir de moi-mecircme Le courage compris

comme courage de vivre ma vie consiste dans lrsquoacte mecircme de mon adheacutesion agrave la

puissance drsquoauto-adheacutesion de la vie en moi Nous verrons dans la suite que cette

tension entre le courage de la vie et le courage de ma vie ne peut ecirctre maintenue qursquoagrave

partir de lrsquoeacutepreuve que chaque individu fait de la partageabiliteacute originaire du deacutesir de

vivre Ce nrsquoest que dans la mesure ougrave je cesse de naturaliser le deacutesir de srsquoeacuteprouver de

la vie que je me rends ce faisant capable drsquoaccroicirctre mon adheacutesion agrave la puissance

mecircme de la vie en moi de lrsquoaccroicirctre en la partageant avec les autres En sens

inverse en faisant du deacutesir de vivre de la vie une tendance naturelle en deacuteniant

lrsquoaffectiviteacute originaire de la vie crsquoest-agrave-dire ce deacutebat affectif interne agrave lrsquoeacuteprouver de la

vie je participe agrave un veacuteritable affaiblissement de ma force de vie tout autant que de

celle des autres je mets agrave mal la solidariteacute originaire des forces de la vie

La pheacutenomeacutenologie radicale du courage que nous sommes ici en train

drsquoesquisser introduit la question du courage tout autant que celle de la peur dans

toutes les sphegraveres de lrsquoexistence dans le moindre des veacutecus Au lieu drsquoeacutetager les

sphegraveres drsquoexistence en faisant comme si le courage ne concernait que des actes ougrave

lrsquoindividu est ameneacute agrave risquer drsquoune faccedilon ou drsquoune autre sa vie agrave ne pas se laisser

prendre par ses simples inteacuterecircts vitaux etc la thegravese qui est ici deacutefendue consiste au

contraire agrave dire que lrsquoadheacutesion de la vie agrave elle-mecircme est habiteacutee par un deacutebat originaire

et que ce deacutebat originaire se rejoue en chaque veacutecu Crsquoest pour cette raison qursquoil y a

une certaine faccedilon drsquoavoir peur de mourir qui nrsquoa comme fonction que de camoufler

cette peur de vivre qui est au cœur mecircme de chaque veacutecu Crsquoest pour cette raison

encore qursquoil y a une faccedilon de meacutepriser la peur au nom drsquoun courage heacuteroiumlque qui

consiste agrave deacutenier cette peur originaire qui est au cœur de toute eacutepreuve de la vie Au

lieu de penser le courage comme ce qui vient introduire de la neacutegativiteacute dans un

attachement trop immeacutediat agrave la vie il srsquoagit ici drsquointroduire la question du courage au

cœur du moindre acte et du moindre besoin Ainsi dans le besoin de manger se

deacuteploie un deacutebat interne agrave la force mecircme de ce besoin un deacutebat au sein duquel le

souffrir drsquoun pacirctir acculeacute agrave soi ne cesse de se transformer et drsquoavoir agrave se transformer

en adheacutesion agrave soi ce mouvement eacutetant constitutif du pacirctir en mecircme temps que de son

ipseacuteiteacute Il y a en ce sens une peur de vivre et un courage de prendre le risque de la vie

qui srsquoeacuteprouvent dans le moindre besoin de manger Crsquoest pour cette raison qursquoil y a un

rapport tregraves profond entre la naturalisation des besoins les plus eacuteleacutementaires des

individus laquelle deacutepouille ces besoins de tout enjeu relatif agrave leur adheacutesion

singularisante au pouvoir de srsquoeacuteprouver de la vie et lrsquoaffaiblissement de la creacuteativiteacute

des individus agrave tous les niveaux de lrsquoexistence Une des implications de cette thegravese est

qursquoil ne peut ecirctre question de satisfaire les besoins eacuteleacutementaires des individus en

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 138

deacuteniant la singulariteacute radicale que le deacutesir de vivre de la vie y fait de lui-mecircme si lrsquoon

veut veacuteritablement faire droit aux conditions de potentialisation de lrsquoengagement creacuteatif

des individus dans des sphegraveres plus eacutelaboreacutees de lrsquoexistence personnelle et collective

Dans lrsquoeacutepreuve qursquoil fait de son manque le besoin le plus eacuteleacutementaire fait lrsquoeacutepreuve drsquoun

souffrir interne agrave son pacirctir de soi Sur un plan lrsquoeacutepreuve de ce souffrir srsquoest toujours

deacutejagrave convertie inteacuterieurement en adheacutesion agrave soi Sur un autre plan elle ne cesse

drsquoavoir agrave le faire de sorte que la faccedilon dont le besoin est satisfait met radicalement en

jeu son adheacutesion au deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie Dans lrsquoœuvre de Henry la

dynamique de la culture se fonde dans cette dialectique immanente du pacirctir de la vie

Elle renvoie aux dispositifs susceptibles drsquoaccroicirctre lrsquoadheacutesion du pacirctir de la vie agrave lui-

mecircme lrsquoinventiviteacute de la vie eacutetant correacuteleacutee agrave la puissance de son adheacutesion inteacuterieure8

Mais crsquoest dire alors que le courage compris comme adheacutesion interne du pacirctir de la vie

agrave lui-mecircme implique des dispositifs qui en situation renforcent et soutiennent le

pouvoir que la vie a drsquoaccroicirctre sa force Sans ces dispositifs soutenant une attention

des individus agrave lrsquoeacutenigme inteacuterieure de toute eacutepreuve de soi le courage tend agrave se

deacuteployer sur la base drsquoune naturalisation du deacutesir de vivre de la vie cette naturalisation

ne pouvant manquer de geacuteneacuterer un affaiblissement de lrsquoadheacutesion des individus agrave

lrsquoinventiviteacute originaire de la vie

32 Courage et action collective

Srsquoil a eacuteteacute eacutetabli dans les reacuteflexions preacuteceacutedentes que le pouvoir drsquoinventiviteacute des

individus ne peut srsquoaccroicirctre que si ces derniers ne naturalisent pas leur deacutesir primitif

drsquoeacuteprouver la vie ne deacutenient pas la peur qui est au cœur mecircme de lrsquoeacuteprouver il est

tout aussi important de montrer que le courage compris dans son fond le plus

originaire comme acte immanent drsquoadheacutesion agrave soi du pacirctir de la vie est lieacute agrave lrsquoeacutepreuve

que ce pacirctir fait de sa dimension radicalement intersubjective Sans pouvoir ici

deacutevelopper cette question dans le deacutetail une des thegraveses les plus importantes de la

pheacutenomeacutenologie radicale de la vie telle qursquoelle est librement reprise ici consiste en

effet agrave dire que le mouvement immanent de conversion de la peur de vivre en

consentement agrave la vie autrement dit le mouvement drsquoipseacuteisation de la vie le passage

drsquoune vie acculeacutee agrave soi en une vie se deacutesirant ce qui est le courage en son sens

affectif le plus originaire implique que les individus vivants soient mis en condition

8 Pour cette question cf R Kuumlhn Radicaliteacute et passibiliteacute Pour une pheacutenomeacutenologie pratique Paris

LrsquoHarmattan 2003 pp 241-270 M Maesschalck T Dedeurwaerdere laquo Ist eine Kultur des Lebens

moumlglich raquo in S Nowotny M Staudigl (Hrsg) Grenzen des Kulturkonzepts Meta-genalogien Wien Turia

+ Kant 2003 pp 187-204

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 139

drsquoeacuteprouver dans la singulariteacute la plus radicale de leur vie leur appartenance agrave une vie

plus grande qursquoeux leur appartenance agrave une communauteacute de vivants unis dans un

mecircme pouvoir drsquoecirctre un soi de la vie9 Dans cette perspective le courage interne agrave

lrsquoeacutepreuve radicalement singuliegravere que chacun fait de son adheacutesion agrave la vie ne peut

manquer de srsquoeacuteprouver en mecircme temps comme un courage originairement partageacute de

sorte que la conversion de la peur en moi srsquoeacuteprouve comme intrinsegravequement solidaire

de la conversion de cette mecircme peur dans la vie des autres ce qursquoune approche

naturalisante du deacutesir de vivre de la vie ne peut en aucune maniegravere penser Dans ce

dernier cas si les individus ont besoin les uns des autres pour deacutevelopper leurs

diffeacuterents pouvoirs ils nrsquoont pas besoin les uns des autres pour deacutesirer vivre pour

adheacuterer au pacirctir radical de soi

Dans la perspective drsquoune pheacutenomeacutenologie radicale de la vie crsquoest bien dans le

mecircme mouvement que lrsquoindividu vivant est ameneacute agrave adheacuterer agrave la singulariteacute radicale de

sa propre vie et agrave srsquoeacuteprouver vivre drsquoune vie qui se vit de faccedilon tout aussi radicale

ailleurs qursquoen lui La transformation immanente de ma peur de vivre en courage de

vivre est solidaire de lrsquoeacutepreuve que je fais de mon appartenance agrave une vie plus grande

que moi agrave une vie dont je partage lrsquointrigue originaire avec les autres Autrement dit

encore crsquoest dans la mesure ougrave la conversion de la peur de vivre en adheacutesion agrave la vie

nrsquoest pas seulement un enjeu pour moi mais un enjeu pour des autres effectifs et

potentiels que je me rends capable drsquoaccroicirctre ma propre adheacutesion agrave la vie Une des

conseacutequences de cette thegravese qursquoil nrsquoest pas possible de se rendre veacuteritablement

courageux pour soi tout seul ou au nom drsquoune universaliteacute purement abstraite du genre

humain Srsquoil est vrai que lrsquoadheacutesion agrave ma propre force de vie passe en situation par la

promotion de lrsquoadheacutesion de lrsquoautre agrave sa propre force de vie une vie ne peut

veacuteritablement adheacuterer agrave elle-mecircme qursquoen se constituant comme point de passage

drsquoune intrigue qui ne la concerne pas elle seule et ce degraves les niveaux les plus primitifs

de lrsquoexistence Cette dimension intersubjective et agrave vrai dire sociale de lrsquoeacuteprouver

originaire de la vie est preacutesente dans le moindre de nos veacutecus par exemple dans le

besoin de manger10 Tout besoin demande pour accomplir son mouvement

drsquoipseacuteisation crsquoest-agrave-dire pour ecirctre pleinement veacutecu comme mien de faire lrsquoeacutepreuve de

son appartenance agrave une vie qui srsquoeacuteprouve de faccedilon radicalement singuliegravere dans les

9 Pour cette question cf R Geacutely Rocircles action sociale et vie subjective op cit pp 53-96 Cf eacutegalement

M Maesschalck laquo La forme communautaire du jugement eacutethique chez Michel Henry raquo in J-M Longneaux

(dir) Retrouver la vie oublieacutee Critiques et perspectives de la philosophie de Michel Henry Namur

Presses universitaires de Namur 2000 pp 183-211 id laquo Lrsquoattention agrave la vie comme forme drsquoune

rationaliteacute politique raquo in J Hatem (dir) Michel Henry La parole de vie Paris LrsquoHarmattan 2003 pp

239-275 10 Pour cette question du besoin dans la pheacutenomeacutenologie radicale de Henry cf R Geacutely Rocircles action sociale et vie subjective op cit pp 97-148

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 140

autres Crsquoest dire que je ne peux me rendre capable drsquoadheacuterer agrave mon besoin de

deacutepasser la peur originaire drsquoeacuteprouver qui est en lui qursquoen partageant avec les autres

lrsquointrigue originaire du pacirctir de la vie qui srsquoy deacuteploie qui srsquoy met radicalement en jeu De

faccedilon plus geacuteneacuterale je ne peux me rendre capable de courage capable de convertir

cette peur drsquoeacuteprouver qui me paralyse en une adheacutesion agrave la puissance de la vie qursquoen

vivant la conversion de la peur en moi comme ce qui en appelle agrave la conversion de

cette mecircme peur chez les autres qursquoen vivant autrement dit encore mon acte de

courage comme eacutetant intrinsegravequement habiteacute drsquoun appel agrave la partageabiliteacute

Une telle attention agrave la partageabiliteacute originaire du courage nrsquoatteacutenue en rien les

rapports drsquoaffrontement par exemple lrsquoaffrontement de cet individu au patron qui est

en train de le harceler Il srsquoagit au contraire de dire ici que cet individu reacutesistera

drsquoautant plus qursquoil accroicirctra dans sa situation mecircme son deacutesir de vivre et qursquoil accroicirctra

drsquoautant plus son deacutesir de vivre qursquoil vivra celui-ci comme un deacutesir intrinsegravequement

partageable Il nrsquoy a de veacuteritable adheacutesion agrave la vie que constitueacutee dans une invitation

au deacutepassement commun des peurs Face agrave son patron qui le harcegravele cet individu

srsquoeacuteprouvera ainsi drsquoautant plus capable drsquoadheacuterer agrave la puissance drsquoinventiviteacute de la vie

en lui qursquoil vivra cette lutte immanente agrave sa peur comme une lutte mettant en jeu le

deacutesir de vivre des autres y compris donc celui du patron qui est en train de le harceler

y compris celui de ses collegravegues qui sont plus ou moins complices de cet harcegravelement

y compris celui drsquoautres individus impliqueacutes dans drsquoautres situations drsquooppression

sociale Crsquoest pour cette raison qursquoune certaine forme drsquoappel agrave lrsquoheacuteroiumlsme moral en

personnalisant unilateacuteralement la question du courage eacutecarte les individus de toute

attention agrave la dimension radicalement sociale et culturelle du processus de conversion

de leurs peurs Crsquoest pour cette raison encore qursquoil est probleacutematique de reacutefleacutechir sur la

question du courage en mobilisant drsquoembleacutee des exemples ougrave il est avant tout question

de risquer sa vie au nom de certaines valeurs Un tregraves fort preacutesupposeacute peut ecirctre agrave

lrsquoœuvre dans la valorisation drsquoune telle figure du courage Ce preacutesupposeacute consiste agrave

meacuteconnaicirctre que la question fondamentale du courage dans le concret de nos

situations nrsquoest pas tant de risquer de perdre la vie au nom de valeurs essentielles que

de deacutepasser nos blocages affectifs de convertir la peur originaire de vivre en une

adheacutesion agrave lrsquoinventiviteacute de la vie Une certaine valorisation de lrsquoheacuteroiumlsme moral drsquoun

individu capable de risquer librement sa vie au nom de valeurs essentielles peut ainsi

camoufler un deacuteni tregraves profond du deacutebat interne au deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie Une

certaine faccedilon drsquoecirctre precirct agrave risquer sa vie au nom de la liberteacute revient agrave naturaliser la

vie agrave faire comme si le deacutesir de vivre allait de soi revient autrement dit encore agrave

deacutenier la liberteacute originaire qui est au cœur mecircme de lrsquoeacuteprouver Or la condition

fondamentale drsquoune monteacutee en puissance des ressources affectives qursquoun individu

harceleacute pour nous en tenir agrave cet exemple peut disposer pour lutter contre ce qui

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 141

lrsquoeacutepuise corporellement et psychiquement est qursquoil puisse agrave partir de sa situation

concregravete reacuteinvestir lrsquoeacutenigme de son adheacutesion profonde agrave la vie ce reacuteinvestissement

impliquant des interactions sociales speacutecifiques des interactions sociales au sein

desquelles il ne reacutesiste plus seulement pour lui-mecircme mais pour les autres et avec

les autres ougrave il constitue sa situation en point de passage obligeacute drsquoun enjeu qui ne

concerne pas que lui11 Une forme drsquoappel abstrait au courage occulte en ce sens cet

enjeu fondamental qursquoest celui de la conversion immanente de la peur en adheacutesion

courageuse agrave la vie Elle affaiblit en la preacutesupposant notre capaciteacute de reacutesistance

notre puissance drsquoinventiviteacute

En sens inverse lorsqursquoil est permis agrave cet individu de vivre sa situation de

harcegravelement comme un point de passage obligeacute drsquoune lutte plus geacuteneacuterale contre le

harcegravelement ndash lrsquoenjeu normatif de cette lutte eacutetant par ailleurs ressaisi du point de vue

du respect et de la promotion de la vie et non du seul point de vue de la gestion de

perturbations fonctionnelles ndash lorsqursquoil ne srsquoagit pas seulement pour lui de deacutefendre

ses inteacuterecircts mais de constituer sa situation en point de passage obligeacute drsquoun

mouvement drsquoadheacutesion agrave la vie impliquant drsquoautres individus et drsquoautres groupes crsquoest

lrsquoinventiviteacute de cet individu qui se renouvelle Nrsquoayant plus agrave ecirctre courageux pour lui tout

seul ayant agrave se libeacuterer de ses peurs des blocages affectifs qui le paralysent au nom

drsquoune vie originairement partageacutee crsquoest la puissance mecircme de la vie en lui qui est

ameneacutee agrave se libeacuterer selon la modaliteacute drsquoun accroissement de soi Dans la perspective

de recherche ici deacuteveloppeacutee le courage de lrsquoindividu ne consiste pas drsquoabord agrave reacutealiser

en deacutepit des risques telle ou telle action qui semble srsquoimposer moralement agrave lui Elle

consiste plus originairement agrave laisser la puissance drsquoinventiviteacute de sa vie adheacuterer agrave soi

au cœur mecircme de sa situation Crsquoest drsquoun amour originaire de la vie dont il est ici

question et qui est au fondement mecircme de cette capaciteacute de la vie agrave multiplier les

possibles par rapport agrave une situation donneacutee Crsquoest pour cette raison qursquoil y a un

rapport entre un heacuteroiumlsme moral reposant sur une naturalisation du deacutesir de vivre de la

vie et lrsquoideacutee que pour une situation donneacutee ce qursquoil y a agrave faire pour ecirctre courageux est

tout agrave fait deacutecidable ndash la seule question eacutetant alors de savoir si lrsquoon va avoir le courage

de reacutealiser lrsquoaction moralement prescrite La faccedilon dont nous interrogeons ici la

structure affective profonde du courage consiste agrave montrer que la conversion originaire

de la peur de vivre en adheacutesion agrave la vie nrsquoaccroicirct la force de vie des individus qursquoen

accroissant dans le mecircme mouvement leur disposition cognitive agrave deacutecouvrir de

nouveaux possibles dans la situation qursquoils sont en train de vivre On peut dire en ce

sens que lrsquoacte courageux au sens ougrave nous lrsquoentendons ici ne se produit dans une

11 Pour la theacuteorie de lrsquoidentification sociale que la probleacutematique deacuteveloppeacutee ici implique je me permets de

renvoyer agrave R Geacutely Identiteacutes et monde commun Psychologie sociale philosophie socieacuteteacute Bruxelles PIE

Peter Lang 3egraveme eacutedition 2008 (2006) pp 157-197

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 142

situation donneacutee qursquoen modifiant en profondeur les repreacutesentations que les individus

se font de cette situation En eacutetant ameneacute pour se rendre capable drsquoadheacuterer agrave sa vie

agrave constituer sa situation en point de passage obligeacute drsquoun enjeu normatif qui concerne

une communauteacute plus large de vivants le sujet bloqueacute affectivement dans sa peur et

laissant cette peur se transformer en adheacutesion agrave la vie se retrouve ainsi doteacute de

nouvelles dispositions cognitives agrave exploiter les ressources de reacutesistance qui sont au

cœur de la situation qursquoil est en train de vivre Mecircme srsquoil peut y avoir des situations ougrave

une seule chose semble agrave faire si lrsquoon veut se comporter en individu courageux il reste

qursquoil y a une faccedilon de donner ces situations en exemple qui en fait active implicitement

tout un ensemble de thegraveses sur le courage en premier lieu lrsquoideacutee qursquoil nrsquoy a de courage

que par rapport agrave ce qui vient menacer une vie qui adhegravere naturellement agrave elle-mecircme

en second lieu lrsquoideacutee que chaque individu a en lui toutes les ressources neacutecessaires

pour ecirctre courageux le devoir eacutethique drsquoecirctre courageux ainsi compris impliquant dans

un mecircme geste et la possibiliteacute et la capaciteacute de lrsquoecirctre cette derniegravere thegravese ne

pouvant manquer comme il a eacuteteacute montreacute drsquoimpliquer un veacuteritable deacuteni de lrsquoaffectiviteacute

originaire de la vie

4 Conclusion

Une des thegraveses les plus fondamentales deacutefendues dans cette recherche est

qursquoune approche du courage reposant sur le preacutesupposeacute que lrsquoindividu adhegravere

naturellement agrave la vie loin drsquoaccroicirctre la capaciteacute des individus agrave ecirctre courageux peut

bien au contraire consolider leur immobilisme personnel et collectif En sens inverse

lorsque la question du courage est tout drsquoabord introduite au coeur de lrsquoimmanence

radicale du pacirctir de la vie lorsque lrsquoon passe du courage de mourir au courage de vivre

on nrsquoannule bien entendu en rien la question de la prise de risque au nom drsquoexigences

plus amples que la seule conservation immeacutediate de soi mais on interroge bien au

contraire les conditions drsquoaccroissement du pouvoir des individus agrave eacutelargir les

possibles de leur existence et agrave aller agrave leur rencontre Crsquoest dans la faccedilon dont ils

parviennent agrave faire de leur situation aussi peacutenible cette derniegravere soit-elle une situation

ougrave le pouvoir de srsquoeacuteprouver de leur vie se risque agrave adheacuterer agrave soi que les individus

accroissent leur force de vie leur pouvoir drsquoassumer avec inventiviteacute leur situation En

nous deacuteplaccedilant agrave ce niveau drsquointerrogation la question de la capaciteacute des individus agrave

prendre des risques parfois tregraves grands dans des situations drsquooppression donneacutees ne

peut manquer drsquoecirctre subordonneacutee agrave la question de la capaciteacute des individus agrave convertir

leur peur originaire de vivre agrave laisser en situation le pacirctir de leur vie se deacutesirer Il est

apparu que cette capaciteacute implique un traitement collectif de la situation de peur dans

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 143

laquelle chaque individu est susceptible de se trouver un traitement collectif ougrave

srsquoinstaure lrsquoeacutepreuve en situation drsquoune partageabiliteacute originaire du deacutesir de se vivre de

la vie drsquoougrave lrsquoimportance dans les situations drsquoexploitation que des formes collectives

de reacutesistance se deacuteploient dans une attention agrave lrsquoeacutepreuve que les individus y font du

pacirctir originaire de la vie Tout mouvement de reacutesistance qui naturalise lrsquoattachement

des individus agrave la vie isole affectivement les individus les uns des autres neutralise

leur pouvoir drsquoinvention de nouvelles formes de vie

Correacutelativement il importe de prendre toute la mesure du fait que crsquoest bien en

passant drsquoune philosophie du courage centreacutee sur la peur de mourir agrave une philosophie

du courage centreacutee sur la peur de vivre que lrsquoon peut faire pleinement droit agrave la porteacutee

cognitive de la question du courage crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoinventiviteacute des individus dans leur

rapport de reacutesistance agrave une situation drsquooppression Il y a ainsi une certaine forme

drsquoexaltation du courage heacuteroiumlque dont nous avons vu qursquoelle repose sur un meacutepris de la

peur et correacutelativement sur le deacutesir de poser des actes extrecircmes Ce courage

consistant agrave ne pas se satisfaire de solutions toutes faites face agrave une situation

donneacutee consistant agrave frayer de nouveaux chemins agrave refuser les repreacutesentations

eacutetablies drsquoune situation drsquoaffrontement etc ne peut ainsi qursquoecirctre occulteacute lorsque la

seule veacuteritable question en derniegravere instance est censeacutee ecirctre celle du sacrifice de soi

celle du courage de mourir Crsquoest dire encore qursquoun certain culte de ce heacuteros sachant

tregraves clairement ce qursquoil a agrave faire et le faisant participe agrave lrsquoobliteacuteration de la dimension

inventive du courage Cette dimension est essentielle au courage lorsque celui-ci est

compris comme courage de vivre Il ressort donc des reacuteflexions meneacutees ici qursquoune

certaine volonteacute de deacuteterminer avec exactitude ce qursquoil y a lieu de faire pour ecirctre

courageux repose en fait sur une compreacutehension du courage centreacutee sur la peur de

mourir cette compreacutehension eacutetant elle-mecircme correacuteleacutee agrave une naturalisation du deacutesir de

srsquoeacuteprouver de la vie cette naturalisation deacuteniant agrave son tour la dimension originairement

intersubjective du deacutesir de srsquoeacuteprouver de chaque vie singuliegravere En sens inverse

lorsque le courage est introduit au cœur de lrsquoauto-eacuteprouver de la vie il ne srsquoagit plus

drsquoopposer agrave une vie sensible obscurcie parce que trop immeacutediatement attacheacutee agrave elle-

mecircme une existence clairvoyante parce qursquohabiteacutee par le souffle de la liberteacute Un

certain meacutepris pour la vie sensible ne peut donc plus ecirctre de mise dans la mesure ougrave

le courage de se vivre de la vie se met affectivement en jeu en chacune de ses

eacutepreuves de la plus eacuteleacutementaire agrave la plus eacutelaboreacutee lrsquoideacutee eacutetant preacuteciseacutement que crsquoest

en faisant veacuteritablement droit agrave la faccedilon dont lrsquoeacuteprouver mecircme de la vie se met en jeu

dans le moindre de ses besoins eacuteleacutementaires dans la moindre de ses actions que les

individus accroissent leur capaciteacute non pas seulement agrave faire ce qursquoil y a agrave faire mais

agrave ouvrir lrsquoespace des possibles agrave construire de nouvelles formes de vie agrave donner toute

sa puissance agrave la liberteacute de partager la vie

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 144

Il ne srsquoagit en aucune maniegravere ce faisant de refuser le fait que lrsquoexistence

courageuse peut amener lrsquoindividu agrave prendre des risques consideacuterables La thegravese ici

deacutefendue consiste seulement agrave dire que crsquoest au cœur mecircme drsquoune vie qui nrsquoadhegravere

pas naturellement agrave elle-mecircme mais ne cesse de convertir sa peur de soi en courage

drsquoecirctre soi que lrsquoindividu peut accroicirctre sa force sa capaciteacute agrave ne pas se bloquer dans

les peurs qui lrsquoimmobilisent Un des signes que nous avons bien affaire agrave un courage

qui est drsquoabord celui de vivre plutocirct que celui de mourir est qursquoil srsquoagit avant tout pour

lrsquoindividu courageux drsquoavoir le courage de nrsquoavoir pas peur de sa peur de ne pas avoir

ce faisant le deacutesir de se rassurer repreacutesentationnellement sur le fait qursquoil est

pleinement libre et de ne pas se projeter degraves lors dans des actes dont le caractegravere

extrecircme ne geacutenegravere pas neacutecessairement une transformation de la situation Il y a en ce

sens une forme de sacrifice de soi au nom de valeurs qui ne sont pas rencontreacutees

dans une situation drsquooppression donneacutee qui fige davantage encore cette situation et

finalement consent implicitement agrave ce qursquoelle reste la situation drsquooppression qursquoelle

est En sens inverse le courage compris comme adheacutesion incessante agrave lrsquoauto-eacuteprouver

de la vie est identiquement une adheacutesion agrave lrsquoinventiviteacute originaire de la vie Un tel

courage ne peut se deacuteployer que dans la viseacutee drsquoune transformation de la situation

dans lequel il se deacuteploie Le deacutepassement de la peur dont il est ici question nrsquoest reacuteel

que srsquoil srsquoaccompagne drsquoune capaciteacute agrave changer reacuteellement la situation ce qui peut

bien entendu conduire les individus agrave des actes extrecircmes mais ce qui ne lrsquoimplique

pas neacutecessairement et requiert de toute faccedilon une disposition cognitive agrave saisir dans

la situation rencontreacutee les conditions de sa transformation Nous avons ainsi eacutetabli

qursquoil y a un rapport profond entre lrsquoaccroissement de cette disposition cognitive et

lrsquoaccroissement de lrsquoadheacutesion des individus agrave la partageabiliteacute originaire du deacutesir de

srsquoeacuteprouver de la vie Toute naturalisation du deacutesir de vivre des individus affaiblit le

pouvoir des individus agrave activer dans leur situation les conditions internes de leur

devenir possible Il ressort ainsi de cette eacutetude qursquoil y a des enjeux politiques

consideacuterables lieacutes au deacuteveloppement drsquoune approche du courage centreacutee avant tout sur

la question de la mort ou drsquoune approche du courage centreacutee plus originairement sur le

deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie En passant du courage de mourir au courage de vivre

crsquoest non seulement la dimension politique de lrsquoauto-capacitation des individus au

courage qui peut ecirctre penseacutee mais encore la disposition cognitive qui accompagne le

courage de vivre celle consistant agrave srsquoajuster agrave ce qui dans lrsquoexpeacuterience pourrait devenir

possible

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 145

Raphaeumll Geacutely est chercheur qualifieacute au Fonds national

de la recherche scientifique et professeur de philosophie

agrave lUniversiteacute catholique de Louvain Membre du Centre

de philosophie du droit et du Centre de recherches sur

la pheacutenomeacutenologie du sujet et la theacuteorie de laction il a

entre autres publieacute La genegravese du sentir (Ousia 2001)

Les usages de la perception (Peeters 2005) Identiteacutes

et monde commun (Peter Lang 2006) Rocircles action sociale et vie subjective (Peter Lang 2007)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 146

Laurence Bleacutesin laquo De lrsquoaffect agrave lrsquoengagement

Une lecture pragmatiste du courage

raquo

Dans cet article notre objectif est drsquointerroger le sens et les enjeux que peut

revecirctir une reacuteflexion sur le courage dans une penseacutee pragmatiste telle que celle

deacuteveloppeacutee par John Dewey dont le projet est animeacute par une approche

expeacuterimentaliste des pheacutenomegravenes sociaux Notre hypothegravese est que ce sens ne peut

dans une telle penseacutee qursquoavoir des incidences sociales et politiques ndash et ce tant ex

ante qursquoex post cest-agrave-dire tant du point de vue de ses preacutesupposeacutes et conditions de

possibiliteacute que du point de vue de ses effets Dewey dans une seacuterie de confeacuterences

qursquoil donne agrave Chicago ndash Lectures on Psychological and Political Ethics 1898 1 mdash

aborde rapidement la question du courage pour elle-mecircme et lie profondeacutement celui-ci

agrave lrsquoaffect au trouble et agrave lrsquoeacutemotion drsquoune part2 agrave lrsquoengagement actif dans la situation

drsquoautre part A lrsquoaune de ce texte mais aussi des reacuteflexions que Dewey deacuteveloppe dans

Reconstruction en Philosophie3 dans Le Public et ses problegravemes4 et de maniegravere plus

geacuteneacuterale de sa laquo foi pragmatiste raquo en lrsquoexpeacuterience nous viserons ici agrave preacutesenter une

figure profondeacutement sociale et politique du courage en ouvrant la reacuteflexion sur les

conditions drsquoaccroissement du pouvoir des acteurs individuels et collectifs agrave prendre

leur destin en mains

Il nous semble en effet que Dewey permet bien drsquointerroger ce moment au sein

duquel des individus en viennent agrave se doter de la capaciteacute de reconnaicirctre les nouvelles

souffrances sociales qui les touchent agrave passer du ressenti agrave lrsquoidentification et agrave

Une partie des arguments deacuteveloppeacutes dans cet article ont aussi eacuteteacute publieacutes dans la partie que nous

consacrons agrave Dewey dans T Berns L Bleacutesin G Jeanmart Du courage Une histoire philosophique Paris

Les Belles Lettres coll laquo Encre marine raquo agrave paraicirctre en janvier 2010 1 Cf J Dewey laquo Courage and Temperance raquo in ID Lectures on Psychological and Political Ethics 1898

eacutediteacute par D F Koch New York London Hafner Press Collier Macmillan 19762 Cette attention agrave lrsquoaffect est aussi bien preacutesente dans drsquoautres pans de lrsquoœuvre deweyenne qursquoil se dise

en termes de deacutesir ou drsquointeacuterecirct Nous songeons particuliegraverement ici agrave sa philosophie sociale et agrave ses

reacuteflexions peacutedagogiques3 J Dewey Reconstruction en philosophie [1920] trad par P Di Mascio ToursPauParis

FarragoPublications de lrsquoUniversiteacute de PauEditions Leacuteo Scheer 20034 J Dewey Le Public et ses problegravemes [1927] trad fr et introduction par J Zask ToursPauParis

FarragoPublications de lrsquoUniversiteacute de PauEditions Leacuteo Scheer 2003

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 147

lrsquoeacutenonciation et agrave srsquoengager pour porter cela au deacutebat social et agrave lrsquoagenda politique Il

srsquoagit de moments drsquoappropriation collective qui nous disent quelque chose de la

possibiliteacute drsquoengagement5 dans une socieacuteteacute ougrave bien souvent les individus ont

tellement inteacuterioriseacute le discours dominant de la responsabilisation individuelle qursquoils

vont plutocirct deacutevelopper des attitudes de culpabilisation par rapport agrave leur situation de

souffrance agrave ce qui sera interpreacuteteacute alors comme des situations drsquoeacutechec personnel On

lrsquoa vu dans lrsquointroduction de G Jeanmart et nous le deacuteveloppons plus preacuteciseacutement par

ailleurs6 les laquo aregravenes publiques raquo contemporaines par la voie des meacutedias mais aussi

des discours et dispositifs de lrsquoEtat social actif marquent un retour geacuteneacuteral du discours

des vertus et plus singuliegraverement du courage Lrsquoespace laquo meacutediatique raquo est en effet

prompt agrave porter une attention toute particuliegravere agrave des figures singuliegraveres drsquohommes ou

de femmes capables de se mettre en risque de surmonter leurs peurs pour une cause

qui les deacutepasse et dont ils deviennent alors lrsquoemblegraveme7 ou encore agrave des individus

disposeacutes agrave se surpasser alimentant ainsi une sorte de laquo culte de la performance raquo8 qui

fait par exemple de nos champions sportifs des modegraveles exemplaires Crsquoest drsquoailleurs

ce sens somme toute classique du mot courage qui a le plus drsquoeacutecho pour lrsquohomme de

la rue agrave notre eacutepoque un sens lieacute au risque agrave la bravoure mais aussi agrave lrsquoeffort et agrave la

reacutesistance Le discours politico-moral ambiant de lrsquoEtat social actif nrsquoest lui-mecircme pas

en reste sous lrsquoappel incessant agrave la responsabilisation individuelle il alimente lui

aussi une injonction explicite ou implicite au meacuterite et agrave lrsquoeffort qui tente drsquoavoir des

effets performatifs sur les individus Et qui dans le mecircme temps cadenasse agrave

nouveau le sens du mot courage dans une forme steacutereacuteotypeacutee le courage neacutecessaire agrave

tout individu atome de la socieacuteteacute agrave qui lrsquoon a octroyeacute formellement lrsquoeacutegaliteacute et dont on

attend fermement qursquoil reacuteponde de lui-mecircme de son parcours de ses eacutechecs et

reacuteussites qui se voit confier le devoir drsquoassumer et de srsquoassumer de faire partie de

laquo ceux qui se legravevent tocirct raquo de geacuterer sa vie comme un chef drsquoentreprise9 La

geacuteneacuteralisation drsquoune norme drsquoautonomie implique un individu capable de

srsquoautodeacuteterminer enjoint drsquoecirctre dans la capaciteacute agrave agir qui ne devra en dernier ressort

sa destineacutee et son eacutepanouissement qursquoagrave lui-mecircme10 Ceci ne va pas sans poser de

5 Nous nous permettons de renvoyer agrave L Bleacutesin laquo Nouvelles formes drsquoengagement Reconstruire la

confiance sociale raquo in Politique agrave paraicirctre en 20096 Cf T Berns L Bleacutesin G Jeanmart Du courage Une histoire philosophique op cit7 Que lrsquoon songe ici au fait que pour beaucoup la question colombienne se reacuteduit agrave lrsquoimage drsquoIngrid

Betancourt ou que la sortie de lrsquoapartheid en Afrique du Sud est identifieacutee au seul Nelson Mandela Mais

ces hommes et ces femmes ce sont aussi les pompiers les pionniershellip8 Cf A Ehrenberg Le culte de la performance Paris Calmann-Leacutevy 19919 Cf A Ehrenberg qui parle agrave ce propos de lrsquo laquo individu-trajectoire agrave la conquecircte de son identiteacute

personnelle et de sa reacuteussite sociale sommeacute de se deacutepasser dans une aventure entrepreneuriale raquo10 Cf A Ehrenberg Lrsquoindividu incertain Paris Calmann-Leacutevy 1995 p 19 laquo le lsquonouvelrsquo individualisme

signale moins un repli geacuteneacuteraliseacute sur la vie priveacutee que la monteacutee de la norme drsquoautonomie se comporter

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 148

questions Comme le deacuteveloppe en profondeur Raphaeumll Geacutely dans sa contribution agrave ce

volume lrsquoappel au courage qui srsquoen tient agrave cette perspective tout agrave la fois heacuteroiumlque

etou meacuteritante produit un ramassement de la question de la capaciteacute du courage sur

la possibiliteacute du courage Les discours et dispositifs contemporains mettent les

individus face agrave une injonction au courage qui leur dit laquo Vous devez ecirctre courageux raquo

et qui preacutesuppose formellement la possibiliteacute qursquoils puissent lrsquoecirctre Cependant cette

approche en reste uniquement agrave une possibiliteacute formelle renforceacutee drsquoailleurs par la

valorisation des laquo heacuteros moraux raquo exemples de courage elle nrsquointerroge degraves lors

nullement la capaciteacute reacuteelle des individus dans un contexte donneacute agrave deacutevelopper de

telles dispositions face agrave la vie Tout se passe comme si la possibiliteacute formelle

impliquait automatiquement une capaciteacute reacuteelle Une telle preacutesupposition peut alors

alourdir un peu plus encore le poids de la responsabilisation engendrant comme nous

lrsquoindiquions des formes de culpabilisation chez les individus qui ne parviennent pas agrave

transformer leur possibiliteacute en capaciteacute mais engendrant aussi de nouvelles formes de

meacutepris social par rapport agrave ces individus que lrsquoon dira laquo peu courageux raquo

Cette preacutesupposition de la capaciteacute ancreacutee dans la possibiliteacute formelle

individuelle interroge degraves lors selon nous de maniegravere radicale la conception commune

et habituelle du courage qui se deacutecline toujours sur un mode individuel Dans un tel

contexte ougrave lrsquoinjonction au courage revient ndash en force ou en filigranes ndash il nous

semble utile voire urgent de reacuteinterroger plus speacutecifiquement ce que seraient les

conditions sociales et politiques ndash et donc collectives ndash drsquoune capacitation au courage

Dans quelles conditions un individu peut-il se disposer au courage Avec Dewey nous

tenterons de mieux cerner quels types drsquoexpeacuteriences collectives peuvent geacuteneacuterer une

telle capacitation des individus que nous entendons plus speacutecifiquement dans le

cadre du projet deweyen comme la prise de confiance dans son pouvoir de prendre la

parole et drsquoagir de changer lrsquoordre des choses de passer de lrsquoeacutemotion agrave lrsquoaction en

somme une confiance qui renforce la croyance dans le fait que le jeu social meacuterite

drsquoecirctre investi et joueacute

La veine sociale du pragmatisme deweyen a agrave cœur de comprendre les

en individu signifie deacutecider de sa propre autoriteacute pour agir par soi-mecircme avec les liberteacutes les contraintes

et les inquieacutetudes qursquoune telle posture implique raquo Crsquoest drsquoailleurs aussi agrave un renforcement de ce type de

discours qursquooeuvrent de nombreux dispositifs censeacutes contrecarrer les deacuteficits et les nouvelles souffrances

que cette incessante responsabilisation agrave la performance engendre que lrsquoon songe ici au pheacutenomegravene

croissant de coaching par exemple mais aussi agrave des dynamiques plus institutionnelles drsquoempowerment

qui renforcent le preacutesupposeacute selon lequel on peut classer les individus comme laquo compeacutetents raquo ou

laquo incompeacutetents raquo face agrave la donne sociale et qursquoil suffirait de doter ceux que lrsquoon considegravere comme

incompeacutetents de quelques outils gracircce auxquels ils activeraient des compeacutetences deacutejagrave preacutesupposeacutees chez

tout un chacun et gracircce auxquelles ils seraient en mesure de srsquoadapter agrave une reacutealiteacute donneacutee

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 149

pheacutenomegravenes de reacutegulation que les acteurs se donnent agrave eux-mecircmes Mais qursquoest ce

qui drsquoune souffrance sociale permet le passage agrave lrsquoaction Qursquoest-ce qui ouvre les

acteurs agrave la creacuteativiteacute sociale plutocirct qursquoau conformisme Autrement dit encore

comment penser le moment de reprise de lrsquoaffect qui lrsquoouvre agrave la conscientisation et agrave

lrsquoimpulsion Comment penser ce moment inaugural menant agrave lrsquoengagement dans un

processus drsquoaction qui se veut transformateur des conditions alieacutenantes

Lrsquohypothegravese que nous testerons ici est celle selon laquelle la notion de courage

telle qursquoelle se donne agrave lire agrave travers le vœu pragmatiste joue un certain rocircle pour

interroger le moment de lrsquoeacutepreuve sociale dans son lien intrinsegraveque agrave lrsquoopeacuteration

geacuteneacuterative qui srsquoy possibilise Selon nous le courage peut ecirctre interrogeacute comme un

outil de laquo meacutediation raquo qui ouvre lrsquoeacutepreuve sociale affectante agrave elle-mecircme cest-agrave-dire au

pouvoir de transformation engendreacute par cette eacutepreuve mecircme

Le courage drsquoune penseacutee utile agrave lrsquoaction

Comme nous lrsquoindiquions Dewey a abordeacute la question du courage dans une

seacuterie de confeacuterences donneacutees agrave lrsquoUniversiteacute de Chicago en 1898 Ces quelques pages

que nous liront en eacutecho avec laquo Lrsquointeacuterecirct et lrsquoeffort dans leurs rapports avec lrsquoeacuteducation

de la volonteacute raquo11 texte datant de la mecircme eacutepoque offrent de bonnes cleacutes de lecture

pour interroger de maniegravere plus geacuteneacuterale le projet pragmatiste quant agrave ce qursquoil entend

par processus moral et laquo vertus raquo (dont le courage) et quant agrave leur fonctionnaliteacute tant

individuelle que collective dans lrsquoespace de la vie sociale

Dans ces confeacuterences Dewey deacuteveloppe une seacuterie de reacuteflexions et drsquoeacutetudes

eacutethiques qui se veulent en rupture avec la tradition au sens ougrave il srsquoagit drsquoeacuteviter toute

tentative de formulation de principes geacuteneacuteraux Et ce afin de concentrer la tacircche de la

penseacutee morale sur la recherche de meacutethodes qui permettraient de faire face aux

changements cest-agrave-dire de trouver des moyens pour se confronter reacuteellement et

reacutesoudre concregravetement les nouveaux problegravemes moraux ceux qui naissent et se

posent agrave lrsquoentour des deacuteveloppements technoscientifiques eacuteconomiques et

communicationnels que vit la socieacuteteacute de lrsquoeacutepoque12 Crsquoest drsquoailleurs un des enjeux

11 Cf J Dewey laquo Lrsquointeacuterecirct et lrsquoeffort dans leurs rapports avec lrsquoeacuteducation de la volonteacute raquo (1895) in ID

Lrsquoeacutecole et lrsquoenfant trad par L S Pidoux introd par E Claparegravede ParisNeuchacirctel Delachaux et Niestleacute

1967 pp 39-9012 Dewey parle drsquoune socieacuteteacute en transition en mutation Le contexte ameacutericain de lrsquoeacutepoque (fin du 19 iegraveme et

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 150

majeurs de lrsquoœuvre de Dewey tant dans ses œuvres de philosophie sociale et

politique13 que dans une partie de son œuvre peacutedagogique14 que de reacutefleacutechir aux

maniegraveres drsquoinvestir les peacuteriodes de transition pour remettre en chantier une

organisation sociale capable de faire face agrave ses nouveaux deacutefis par la participation et

lrsquoeacutemancipation de lrsquoensemble des citoyens

Ce projet a des incidences profondes sur la conception mecircme de la tacircche

philosophique qui selon lrsquoauteur demande agrave celui qui srsquoy engage un certain courage15

Drsquoune certaine faccedilon en lisant Dewey ndash mais aussi Arendt ou Foucault par exemple ndash

on pourrait mecircme deacutevelopper la thegravese selon laquelle la probleacutematique du courage pose

agrave la philosophie la question de sa tacircche propre Dewey conccediloit en effet son rocircle de

philosophe et drsquointellectuel comme eacutetant de participer agrave cet effort collectif en faveur

drsquoune organisation sociale reacuteflexive et critique et ce en deacuteployant le courage drsquoune

penseacutee qui doit nouer avec son temps La question du courage dans son exigence de

liberteacute serait donc une des cleacutes du questionnement du philosophe sur lrsquoactualiteacute et de

sa reacutesolution agrave penser en eacutetant pleinement preacutesent aux eacuteveacutenements

Pour lrsquoauteur lrsquointellectuel manifeste ce courage lorsqursquoil ose faire lrsquoeacutepreuve du

social cest-agrave-dire lorsqursquoil quitte lrsquoespace theacuteorique de la sagesse de la

contemplation et de la conservation pour se confronter aux difficulteacutes concregravetes et aux

possibiliteacutes reacuteelles de transformation Crsquoest dans cette capaciteacute de lire dans lrsquoeacutepreuve

deacutebut du 20iegraveme siegravecle) est marqueacute par des eacutevolutions technologiques avanceacutees une croissance

eacuteconomique importante et un accroissement exponentiel des possibiliteacutes de communication Il ne faut pas

tant souligner que cette situation de deacuteveloppement engendre la complexification des problegravemes dans de

nombreux domaines (et la tentation de les releacuteguer degraves lors aux experts) que le fait que ce type de

transformations est aussi synonyme de ruptures dans lrsquoorganisation sociale de crises de valeurs de

deacutelitement du lien social drsquoeacutemergence de nouvelles vulneacuterabiliteacutes de nouvelles fractures dans la socieacuteteacute

Lrsquoindividu se voit propulseacute hors des liens habituels des communauteacutes locales et de ses repegraveres

rassurants pour se retrouver poseacute au cœur drsquoun nombre croissant de relations agrave caractegravere impersonnel

Le contexte et ses conditions reacuteelles de vie ont donc fortement eacuteteacute modifieacutes Les croyances les valeurs

les dispositions individuelles et les habitudes drsquoaction nrsquoont cependant pas suivi le mecircme mouvement de

remise en question Selon Dewey crsquoest cette situation de deacutecalage entre le contexte reacuteel et les habitudes

de penseacutee et drsquoaction qui empecircche les citoyens de comprendre leur situation preacutesente qui se sentent degraves

lors perdus et impuissants et deacutelaissent alors tout naturellement les choix et deacutecisions aux experts On

verra sur cette question J Dewey Le Public et ses problegravemes op cit pp 133 et suivantes13 Principalement Le Public et ses problegravemes op cit et Reconstruction en philosophie op cit 14 En particulier dans Deacutemocratie et eacuteducation [1944] trad par G Deledalle Paris Armand Colin 1975-

1990 15 Nous deacuteveloppons plus largement cette question dans la partie que nous consacrons agrave Dewey dans T

Berns L Bleacutesin et G Jeanmart Du courage Une histoire philosophique op cit

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 151

du social laquo les tendances actives de notre temps raquo16 drsquoy deacuteceler du laquo possible raquo plutocirct

que du danger que Dewey situe le rocircle du philosophe Il met ainsi en jeu le sens

mecircme de la philosophie Des questions telles que laquo qursquoest-ce que la philosophie raquo

ou encore laquo qursquoest-ce que la politique raquo changent de sens dans la penseacutee

pragmatiste Dans lrsquoinjonction selon laquelle il faut du courage agrave la penseacutee pour se

laisser deacutestabiliser et deacuteplacer par la confrontation au reacuteel il y a aussi un procegraves drsquoune

certaine forme de penseacutee philosophique drsquoune certaine pratique de la penseacutee que

Dewey rabat sur la distance theacuteorique lrsquoisolement du philosophe ou encore sur la

consolation que procure cet espace agrave distance du reacuteel Pour lui la philosophie nrsquoa pas

agrave se consoler mais doit reacutepondre agrave lrsquoinjonction reacutepeacuteteacutee de se remettre en mouvement

au travail17

laquo Lorsque nous deacutefendons la philosophie traditionnelle de lrsquointellectualisme nous

croyons deacutefendre la cause de la reacuteflexion impartiale deacutefinitive et deacutesinteacuteresseacutee En

fait la doctrine de lrsquointellectualisme historique du savant spectateur a eacuteteacute

inventeacutee par des hommes pleins drsquoaspirations intellectuelles pour se consoler de

lrsquoimpuissance sociale et mateacuterielle de la penseacutee qursquoils servaient Le contexte et le

manque de courage les empecircchaient de faire en sorte que leur savoir pegravese sur le

cours des eacuteveacutenements et ils se sont trouveacutes comme alibi cette ideacutee que la

connaissance est une chose bien trop sublime pour ecirctre souilleacutee par quelque

contact avec ce qui participe du changement et de la pratique raquo18

Ce nrsquoest que dans lrsquoeacutepreuve et dans le trouble que cette eacutepreuve suscite que

lrsquoon trouve le courage drsquoune penseacutee utile agrave lrsquoaction lrsquointelligence drsquoagir celle qui nous

dicte laquo drsquoaller lagrave ougrave les changements sociaux et scientifiques nous commandent

drsquoaller raquo19 La finaliteacute de la philosophie est de participer au processus de

transformation de lrsquoexpeacuterience en vue de son ameacutelioration20 Et le point de vue du

philosophe sera degraves lors non celui du kosmotheoros ou drsquoun expert mais bien celui

drsquoun acteur partant de lrsquoexpeacuterience-mecircme dans un rapport immanent au monde et aux

transformations sociales

16 J Dewey Reconstruction en philosophie op cit p 17217 Cf ibid p 99 laquo Lrsquointelligence nrsquoest pas quelque chose que lrsquoon possegravede une fois pour toutes Elle est

constamment en formation et la retenir demande une attention permanente aux conseacutequences de lrsquoaction

Elle demande aussi une ouverture drsquoesprit neacutecessaire pour apprendre et du courage pour apporter les

changements neacutecessaires raquo18 Ibid p 11119 Ibid p 172 Cf aussi laquo Contribuer agrave cette articulation [entre la science et lrsquoeacutemotion] reacuteveacuteler le sens du

cours des eacuteveacutenements telle est la tacircche de la philosophie dans les peacuteriodes de transition raquo (ibid)20 Cf par exemple ibid p 97 laquo lrsquoexpeacuterience ancienne est utiliseacutee pour suggeacuterer des buts et des

meacutethodes visant agrave deacutevelopper une expeacuterience nouvelle et ameacutelioreacutee lrsquoexpeacuterience devient ainsi sa propre

source constructive de reacutegulation raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 152

Dans cette ligne le philosophe doit pouvoir proposer des outils de reacuteflexion et

drsquoaction qui permettront de mieux cerner les difficulteacutes lieacutees aux transformations

sociales de chercher agrave en appreacutehender les causes et de travailler agrave lrsquoeacutelaboration de

projets de reacuteponses agrave apporter aux nouvelles vulneacuterabiliteacutes qui les accompagnent

La theacuteorie morale ne sera degraves lors concerneacutee que par des pratiques reacuteelles et

non par des principes Deacuteterminer des laquo biens raquo moraux des finaliteacutes des vertus nrsquoa

de sens que quand quelque chose doit ecirctre fait cest-agrave-dire toujours dans un certain

contexte

laquo La morale nrsquoest pas un catalogue drsquoactes ou un ensemble de regravegles agrave appliquer

comme une ordonnance ou une recette de cuisine Lrsquoeacutethique a besoin de

meacutethodes speacutecifiques drsquoenquecircte et de bricolage des meacutethodes drsquoenquecircte pour

repeacuterer les difficulteacutes et les maux agrave reacutesoudre des meacutethodes de bricolage afin

drsquoeacutelaborer des plans agrave utiliser comme hypothegraveses de travail pour reacutesoudre les

problegravemes repeacutereacutes raquo21

Le terme de laquo bricolage raquo renvoie bien agrave la tacircche drsquoune intelligence

expeacuterimentale qui se frotte au reacuteel qui y cherche des hypothegraveses et qui srsquoinvestit agrave

mettre en place des dispositifs visant la deacutecouverte agrave partir de ce que lrsquoon a avec ce

que lrsquoon a sans pouvoir deacutefinir drsquoavance un reacutesultat certain agrave ce processus de

recherche On doit pouvoir penser dans et avec le social

De lrsquoimpulsion agrave lrsquoaction

Crsquoest dans le cadre drsquoun tel projet que nous pouvons relire les confeacuterences sur

lrsquoeacutethique de 1898 Ces leccedilons srsquointitulent Lectures on Psychological and Political

Ethics Si Dewey y consacre une large part au versant laquo psychologique raquo crsquoest selon

nous surtout dans lrsquoobjectif drsquoobserver par lrsquoanalyse de pratiques reacuteelles les

caracteacuteristiques du comportement humain et ce afin de produire de lrsquoinformation qui

pourra se reacuteveacuteler utile agrave la reacutesolution de problegravemes moraux reacuteels Il ne srsquoagit donc pas

prioritairement de produire une theacuteorie morale qui serait centreacutee sur lrsquoindividu en tant

que tel Bien souvent en effet lorsque lrsquoon parle de morale on se tourne vers

lrsquoindividu on invite agrave lrsquointrospection agrave la recherche de vices et de vertus et on neacuteglige

lrsquoenvironnement cest-agrave-dire les conditions sociales eacuteconomiques politiques Or le

soi pour Dewey loin de se deacuteployer comme un ecirctre qui serait doteacute drsquoun certain nombre

de capaciteacutes fixeacutees une fois pour toutes de vertus anthropologiquement ancreacutees par

exemple ne peut ecirctre envisageacute que comme un processus actif en lien avec un

21 J Dewey ibid p 144

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 153

environnement et qui ne cesse de se reacutealiser agrave travers lrsquoexpeacuterience dans une

dynamique active avec cet environnement22 Si physiquement on peut identifier un soi

aux contours stables il faut bien entendre que pour lrsquoauteur lrsquoindividu-abstraction

isoleacute nrsquoexiste pas Le soi nrsquoest que le fruit drsquoun processus qui se reacutealise en contexte

avec drsquoautres processus auquel il participe et dont tout agrave la fois il se reccediloit23 Le

deacuteveloppement de sa personnaliteacute de ses dispositions et capaciteacutes la possibiliteacute pour

lui de les deacuteployer bref son autoreacutealisation sont directement associeacutees aux

interactions qui en font un ecirctre social Ses capaciteacutes deacutependent du contexte social

dans lequel il se meut cest-agrave-dire des conditions mais aussi des institutions et autres

dispositifs qui font la vie collective Degraves lors laquo lorsque lrsquoeacutetat du soi est perccedilu comme

processus actif les modifications sociales sont [hellip] perccedilues comme le seul moyen de

parvenir agrave des modifications de la personnaliteacute Les institutions sont envisageacutees dans

leurs effets eacuteducatifs en reacutefeacuterence au type drsquoindividus qursquoelles engendrent Du coup

srsquointeacuteresser agrave lrsquoameacutelioration morale de lrsquoindividu et srsquointeacuteresser agrave la reacuteforme des

conditions eacuteconomiques et politiques ne font qursquoun et lrsquointerrogation sur le sens du

dispositif social prend toute sa signification raquo24 Drsquoougrave ce titre que nous trouvons assez

eacuteloquent Psychological and Politicals Ethics

Crsquoest preacuteciseacutement dans la partie consacreacutee agrave la laquo Psychological Ethics raquo dans

un chapitre consacreacute aux vertus agrave leur nature et agrave leur classification que Dewey

aborde la question du courage Cette partie dans lrsquoensemble des confeacuterences vise

entre autres agrave mettre en lumiegravere la dynamique du processus moral depuis ce qursquoil se

passe dans le soi25 Drsquoun point de vue individuel les vertus ndash dont le courage ndash doivent

ecirctre comprises en reacutefeacuterence agrave ce processus moral dynamique drsquoeacutevaluation reacuteflexive

22 Cf J Dewey Lectures on Psychological and Political Ethics 1898 op cit p 217 laquo There is no way of

telling what the capacities of the agent are excepting as one takes for granted the environmental

conditions with reference to which those powers are exercised There is no telling on the other hand what

the situation and its needs are excepting as one takes for granted an agent free with certain resources at

his command raquo23 Cf J Dewey Lectures on Psychological and Political Ethics 1898 op cit pp 217-218 laquo (hellip) the

moment you give up the conception of the self as a fixed entity the moment you give up the conception of

the self as an ontological being already in existence and having certain powers already made with which it

can produce certain acts or results you get to the conception of the self as an active synthesis ndash that is a

unification ndash realized only in action of a variety of factors and if you call part of those factors internal then

you must call the others external if you call part of them individual you must call the others social An act

as an act always transcends mere individuality raquo24 J Dewey Reconstruction en philosophie op cit pp 162-16325 Comme indiqueacute en introduction agrave cette eacutetude nous nous baserons aussi sur laquo Lrsquointeacuterecirct et lrsquoeffort dans

leurs rapports avec lrsquoeacuteducation de la volonteacute raquo (1895) qui met bien en eacutevidence la dynamique du processus

qui va du trouble agrave lrsquoeffort dans le cadre drsquoune reacuteflexion sur lrsquoeacuteducation

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 154

continuelle de lrsquoagent dans le processus drsquoaction Ce processus moral est conccedilu du

point de vue du soi comme un processus de reacuteflexiviteacute par lequel il vient agrave la

conscience de lui-mecircme depuis son acte-mecircme depuis son impulsion agrave agir Les

vertus sont alors comprises comme diffeacuterentes attitudes possibles que lrsquoagent assume

en lien avec cette expression active du soi dans le processus drsquoengagement dans

lrsquoaction en situation Pour Dewey le processus moral de reacuteflexiviteacute met en jeu quatre

types de vertus dont celle de courage qursquoil lie intrinsegravequement agrave la vertu de

tempeacuterance

Attachons-nous drsquoabord quelque peu agrave deacutecrire ce processus moral comme

processus de reacuteflexion et de meacutediation pour ensuite mieux cerner comment le courage

trouve agrave srsquoy inscrire

Face agrave une situation probleacutematique une difficulteacute un conflit de valeurs de la

nouveauteacutehellipndash bref toutes choses susceptibles de bousculer les habitudes drsquoaction

acquises ndash lrsquoindividu vit ce que Dewey nomme en certains endroits une laquo eacutemotion raquo en

drsquoautres un laquo appeacutetit raquo en drsquoautres encore un laquo sentiment aveugle raquo qui agissent

comme le reacuteveil drsquoune laquo impulsion raquo26 Si et tant que cette impulsion nrsquoest que

ressentie celle-ci peut se limiter agrave nrsquoecirctre que la libeacuteration drsquoune dose drsquoeacutenergie non

canaliseacutee Ce nrsquoest que lorsque le processus moral de reacuteflexiviteacute se met en branle

processus par lequel le soi vient agrave la conscience de lui-mecircme que partant de cette

impulsion mecircme le soi vise en quelque sorte agrave la deacuteplier et agrave mettre en lumiegravere la

teneur de cette tendance impulsive cest-agrave-dire agrave reconnaicirctre ce qursquoelle signifie quel

est son sens pour lui sujet de lrsquoexpeacuterience ou de lrsquoeacutepreuve Selon Dewey lrsquoimpulsion

doit ecirctre rationaliseacutee ce faisant lrsquoagent va prendre conscience du but interne agrave

lrsquoimpulsion cest-agrave-dire de ce que lrsquoon pourra nommer son ideacuteal Pour que le soi puisse

laquo srsquoexprimer raquo cest-agrave-dire srsquoauto-reacutealiser dans son environnement social actuel il faut

que lrsquoimpulsion de deacutepart qui le mobilise puisse ecirctre meacutediatiseacutee par la conscience de

lrsquoideacuteal qui srsquoy reacutevegravele et que de plus y naisse la conscience de lrsquointeacuterecirct profond que cet

ideacuteal a pour lui (en lien avec sa possible autoreacutealisation) cest-agrave-dire aussi de sa force

eacutemotionnelle il faut encore qursquoil prenne conscience des possibles et moyens dont il

26 Cf par exemple J Dewey laquo Lrsquointeacuterecirct et lrsquoeffort raquo op cit pp 66-67 laquo On voit donc aiseacutement que la

fonction drsquoune eacutemotion est de fournir une dose drsquoeacutenergie suppleacutementaire dans les peacuteriodes critiques de la

vie Lorsqursquoon nous propose un but nouveau et inconnu difficilement accessible notre tendance naturelle

est drsquoen abandonner la poursuite Mais crsquoest justement la nouveauteacute de ce but qui souvent lui donne de

lrsquoimportance agrave nos yeux (hellip) Alors la difficulteacute mecircme de nous y adapter provoque le reacuteveil drsquoimpulsions et

drsquohabitudes qui renforcent les capaciteacutes et les ressources de lrsquoagent Les eacutemotions luttent donc contre ce

qursquoil y a de trop nouveau dans les situations impreacutevues de maniegravere agrave stimuler les eacutenergies du moi raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 155

dispose dans lrsquoexpeacuterience pour parvenir agrave tenir et reacutealiser cet ideacuteal

Quand on parle drsquoideacuteal il faut donc bien comprendre que pour Dewey il ne

srsquoagit nullement drsquoune option drsquoun but ou drsquoune finaliteacute qui apparaicirctrait comme externe

ou qursquoil srsquoagirait de poser de maniegravere extrinsegraveque et de rejoindre Toute lrsquooriginaliteacute du

propos pragmatiste est tout au contraire de faire de lrsquoideacuteal une laquo projection raquo de nos

pouvoirs drsquoaction laquo Si lrsquoideacuteal avait une genegravese indeacutependante des pouvoirs actifs eacutecrit

Dewey il est impossible de concevoir comment il pourrait provoquer une action raquo27

Lrsquoideacuteal ne trouve sa genegravese que dans lrsquoimpulsion qui se vit comme puissances encore

latentes du soi Cependant cet ideacuteal doit venir agrave la conscience et cela se fait dans le

processus de lrsquoimpulsion srsquoauto-interpreacutetant de lrsquoimpulsion prenant conscience drsquoelle-

mecircme Dewey eacutecrit ceci laquo Drsquoabord quant agrave son origine lrsquoideacuteal est normalement une

projection de nos pouvoirs drsquoaction Il ne se forme pas dans le vide et nrsquoest pas

introduit du dehors dans le moi Il nrsquoest rien drsquoautre que nos pouvoirs actifs cherchant agrave

prendre conscience drsquoeux-mecircmes et agrave comprendre quel est leur rocircle permanent et leur

signification finale dans lrsquoensemble de la vie psychique (et non pas simplement comme

faits isoleacutes et momentaneacutes) En un mot lrsquoideacuteal est lrsquoimpulsion consciente drsquoelle-mecircme

crsquoest lrsquoimpulsion srsquointerpreacutetant srsquoeacutevaluant drsquoapregraves les possibiliteacutes qursquoelle renferme raquo28

Une fois lrsquoimpulsion meacutediatiseacutee par lrsquoideacuteal le soi se trouve mis en tension

Cette tension le pousse agrave chercher agrave laquo srsquoexprimer raquo cest-agrave-dire agrave porter lrsquoideacuteal en deacutepit

des obstacles et difficulteacutes et agrave transformer les conditions preacutesentes en instruments

soutenant sa reacutealisation

Le courage tel que lrsquoanalyse Dewey est impliqueacute dans cette dynamique du soi

venant agrave la conscience de lui-mecircme agrave mecircme lrsquoimpulsion Il agit comme une attitude

mentale qui permet de progresser coucircte que coucircte vers lrsquoexpression de lrsquoimpulsion et

ce mecircme agrave travers les difficulteacutes Sous la notion de courage Dewey inscrit drsquoailleurs

toute une seacuterie de dispositions telles que la teacutenaciteacute la perseacuteveacuterance la patience

lrsquoendurance le calme lrsquoattachement etc

27Ibid p 7128 Ibid pp 70-71

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 156

Dewey deacuteplie le courage comme laquo self-assertion raquo selon trois caracteacuteristiques

Premiegraverement lrsquoattitude porteacutee par le courage repreacutesente une tendance agrave

lrsquoinitiation au geste inaugural Il srsquoagit bien de partir de lrsquoimpulsion comme ce moment

de fracture et de rupture avec les habitudes eacutetablies et consenties Lrsquoimpulsion quand

elle est reconnue comme telle dans ce geste drsquoinitiation exprime ainsi un laquo pouvoir

autochtone raquo29 qui nrsquoa pas encore reccedilu lrsquoassentiment drsquoautrui un pouvoir qui se risque

agrave introduire de la variabiliteacute dans lrsquoordre existant30 qui se risque aussi courageusement

agrave srsquoaffirmer face au deacutecouragement passif du conservatisme par exemple

Deuxiegravemement lrsquoattitude de self-assertion comme engagement agrave maintenir agrave

tenir et agrave exprimer ce moment inaugural met en lumiegravere une dimension lieacutee agrave la

confiance en ce geste une confiance en soi comme une sorte de foi (Dewey utilise le

terme laquo faith raquo) dans le rocircle que je peux jouer pour introduire cette variation et

transformer lrsquoordre des choses comme agent drsquoune possible transformation sociale

Cette impulsion qui me mobilise et que jrsquoentends exprimer avec sinceacuteriteacute nrsquoest

pas une simple lubie personnelle elle entend bien exprimer ce soi-processus dans son

engagement agrave son environnement social ndash environnement deacutejagrave porteur de forces qui srsquoy

reacutevegravelent Cette impulsion cherche agrave srsquoexprimer comme soi actif et agissant et non

comme soi isoleacute sans impact sur le monde ou simple porteur drsquoexcentriciteacutes Il srsquoagit

drsquoune confiance qui engage le soi agrave se mettre complegravetement en jeu dans la conscience

qursquoil a de participer agrave une expeacuterience commune et agrave la transformabiliteacute de cette

expeacuterience et ce mecircme si bouleverser lrsquoordre eacutetabli creacuteer la rupture poser un geste

inaugural nrsquoest pas facile Il se peut en effet que le soi doive se mettre en jeu face agrave

des moraliteacutes reconnues eacutetablies respecteacutees et cela nrsquoest pas tacircche aiseacutee laquo The

chief obstacle of reforme is that the reformer has to set up a new standard of good

which involves the condemnation of that which is regarded as righteous raquo31 Il doit ainsi

parfois srsquoaffirmer avec confiance dans des contextes hostiles au changement

Aacute partir de lagrave il nous semble que cette dimension de confiance interne au

29 Cf J Dewey Lectures on Psychological and Political Ethics 1898 op cit p196 laquo native original

power raquo30 Cf ibid p 196 laquo There is therefore in this virtue the only guarantee we have of securing the

introduction of variations into the existing order raquo31 Ibid p 196

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 157

courage amegravene agrave porter aussi le questionnement sur une dimension de confiance

sociale qui lui serait correacuteleacutee Lrsquoindividu ne peut srsquoinvestir en totale confiance dans

lrsquoexpression individuelle drsquoun ideacuteal qui se dirait laquo seul contre tous raquo mais comme le

suggegravere Dewey il peut trouver agrave srsquoengager en se faisant la voix de forces de

changement encore latentes dans le champ social Sa confiance serait degraves lors lieacutee

drsquoabord agrave lrsquointuition (et ensuite agrave la recherche expeacuterimentale) que cet ideacuteal qui eacutemane

de son impulsion qui recegravele la force concregravete de lrsquoeacutemotion reacutepond aussi agrave quelque

chose qui est de lrsquoordre drsquoune reacuteelle possibiliteacute sociale drsquoune tendance qui pourrait

ecirctre partageacutee et qui vaut la peine de lrsquoengagement Par lagrave le soi contribue agrave faire

laquo advenir la foi dans les tendances actives de notre temps lagrave ougrave nrsquoeacutetaient que craintes

et rejets raquo32 Par ailleurs dans nombre drsquoautres textes Dewey montre bien que le

processus de conscientisation du soi relegraveve drsquoune dynamique profondeacutement

intersubjective et reacutevegravele une dimension sociale au sens ougrave il se construit non pas

individuellement dans un face-agrave-face avec lui-mecircme et avec ses impulsions mais par la

stimulation des autres et au sein drsquoun environnement qui joue comme forme de vie

communautaire laquo sans la communication de lrsquoexpeacuterience agrave lrsquoautre [lrsquoindividu] demeure

muet livreacute aux sens animal Ce nrsquoest qursquoen association avec autrui qursquoil devient un

centre conscient drsquoexpeacuterience raquo33

Un troisiegraveme moment vient enfin deacuteplier la vertu du courage comme laquo self-

assertion raquo Crsquoest le moment de lrsquoeffort pratique impliqueacute par cet ideacuteal qui soulignons-

le encore une fois eacutemane non pas drsquoune imposition extrinsegraveque mais drsquoune impulsion

concregravete34 Il ne srsquoagit en effet pas de se borner agrave un consentement nominal agrave cet ideacuteal

(laquo jrsquoy crois raquo) mais bien drsquoaffirmer cet ideacuteal en lrsquoimprimant dans lrsquoaction Dewey parle agrave

ce moment du courage comme drsquoune laquo executive force raquo35 Celle-ci manifeste la

signifiance de la sinceacuteriteacute dans le concret de la vie

Pour syntheacutetiser lrsquoanalyse que Dewey propose du courage dans ce texte met

donc en eacutevidence le lien intrinsegraveque du courage agrave lrsquoeacutemotion celle-ci eacutetant motrice drsquoune

impulsion qui srsquoexprime tant dans lrsquoinauguration drsquoune possible rupture que dans la

32 J Dewey Reconstruction en philosophie opcit p 17233 Ibid p 16934 Cf aussi J Dewey laquo Lrsquointeacuterecirct et lrsquoeffort raquo op cit p 71 laquo De lagrave deacutecoule sa fonction Si lrsquoideacuteal avait

une genegravese indeacutependante des pouvoirs actifs il est impossible de concevoir comment il pourrait provoquer

une action Lrsquoactiviteacute psychique neacutecessaire pour transformer ce pur ideacuteal en une reacutealiteacute concregravete ferait

absolument deacutefaut Mais crsquoest justement parce que lrsquoideacuteal est une projection en termes intellectuels de

cette activiteacute psychique que lrsquoideacuteal est ineacutevitablement une ideacutee-force Il est motif aussi bien qursquoideacuteal raquo35 J Dewey Lectures on Psychological and Political Ethics 1898 op cit p 197

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 158

projection drsquoun ideacuteal agrave partir des puissances latentes drsquoaction qursquoelle fait vivre au sujet

en lien avec la situation Il srsquoagit donc drsquoune forme de courage profondeacutement ancreacutee

dans le contexte possibiliseacutee par la rencontre avec celui-ci et ne se deacuteployant qursquoen

lien avec lui Ce deacuteploiement dote aussi le courage drsquoune seconde caracteacuteristique

fondamentale il srsquoouvre sur une forme engagement dans lrsquoaction

Courage et intelligence expeacuterimentale

Agrave la suite de ces analyses il nous semble alors inteacuteressant de revenir agrave notre

hypothegravese de deacutepart selon laquelle il doit ecirctre possible drsquointerroger de maniegravere plus

geacuteneacuterale cette disposition au courage en lien le vœu pragmatiste drsquoune capaciteacute

drsquoengagement dans la vie sociale

Comme nous lrsquoavons vu pour le pragmatisme deweyen la philosophie loin

drsquoecirctre une science premiegravere manifeste son sens dans la tacircche dont elle est porteuse

tacircche qui se veut utile et feacuteconde et qui demande le courage de quitter lrsquoabri de sa tour

drsquoivoire pour se frotter au reacuteel srsquoinscrire dans la dynamique sociale en faire lrsquoeacutepreuve

et ainsi tenter drsquoapporter sa contribution face aux difficulteacutes de nature morale ou

sociale On sait lrsquoimportance que revecirct pour lrsquoauteur de bricoler ces laquo outils raquo qui

devraient permettre de soutenir et drsquoaccroicirctre une intelligence expeacuterimentale qui se

deacuteploierait pour les affaires humaines et les pheacutenomegravenes sociaux et non plus

seulement dans le cadre restreint des sciences de la nature Si lrsquoon veut tirer de leur

immobilisme les croyances et habitudes drsquoaction il est neacutecessaire drsquoappliquer aux

probleacutematiques eacutemergeant dans le champ social des meacutethodes drsquoinvestigation

expeacuterimentales proches de celles qui opegraverent dans les sciences et qui impliquent une

logique drsquoenquecircte36 visant agrave engager les participants dans une recherche collaborative

et coopeacuterative afin de chercher les enjeux collectifs drsquoune situation et ce qursquoelle

requiert selon cette logique expeacuterimentale Il ne srsquoagit donc pas drsquoy chercher seulement

des moyens qui permettraient de reacutealiser des objectifs et finaliteacutes qui auraient eacuteteacute

deacutefinis par ailleurs fixeacutes de maniegravere indeacutependante et a priori choisis par quelques-

uns mais bien de porter attention dans la situation elle-mecircme aux eacuteleacutements utiles

36 Cette probleacutematique est au cœur drsquoun autre ouvrage fondamental de J Dewey Cf Logique La theacuteorie de lrsquoenquecircte [1938] trad G Deledalle Paris PUF 1967 Nous nous permettons de renvoyer ici agrave la partie

consacreacutee agrave Dewey dans T Berns L Bleacutesin G Jeanmart Du courage Une histoire philosophique op cit ainsi qursquoagrave L Bleacutesin laquo Lrsquoexpeacuterimentation citoyenne comme voie drsquoappropriation du politique Lecture

deweyenne raquo in M Maesschalck (dir) Ethique et gouvernance Les enjeux actuels drsquoune philosophie des normes Hildesheim G Olms Verlag 2009 pp 63-75

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 159

pour la deacutefinir37 dans sa probleacutematiciteacute mais aussi aux ferments de solution qursquoelle

contiendrait et qui permettraient de surmonter les blocages pour ouvrir sur un

continuum drsquoexpeacuteriences nouvelles et enrichissantes cest-agrave-dire ouvrir la voie agrave de

nouvelles situations preacutefeacuterables agrave celle qui faisait conflit38 De cette viseacutee comme

advenir de ce processus perpeacutetuel drsquoameacutelioration nous pouvons caracteacuteriser lrsquoenquecircte

sociale comme un processus drsquoexpeacuterimentation mais aussi de creacuteativiteacute laquo lrsquoenquecircte

eacutecrit agrave ce propos Joeumllle Zask relegraveve plus drsquoune logique de creacuteation que drsquoune logique

de deacutecouverte Ses objets sont le changement qursquoelle provoque raquo39

Ainsi lrsquointelligence expeacuterimentale sur laquelle insiste tant Dewey dans

lrsquoensemble de son œuvre se traduit par le deacuteploiement drsquoune connaissance qui ne

cherche pas tant agrave contempler et objectiver le reacuteel dans une face-agrave-face distant qursquoagrave se

deacutevelopper de maniegravere active et opeacuteratoire en faisant de la situation non plus un objet

agrave analyser mais une expeacuterience agrave eacuteprouver et agrave travers laquelle se projeter et se

reacutealiser avec ceux qui la vivent en commun Crsquoest agrave partir drsquoune observation active des

eacuteveacutenements concrets dans ce qursquoils portent drsquoinjonctions et de possibles que

pourront srsquoeacutelaborer des propositions de rectifications de dysfonctionnements

speacutecifiques et que pourra ecirctre trouveacute le laquo bien raquo ou le laquo mieux raquo interne agrave cette

situation Lrsquoameacutelioration drsquoune situation est agrave deacutecouvrir dans sa particulariteacute Pour le

projet pragmatiste chaque situation est porteuse de sa propre finaliteacute

Cet aspect de creacuteativiteacute lieacute agrave la connaissance opeacuteratoire et au processus

drsquoenquecircte nous semble devoir ecirctre souligneacute Il permettrait de caracteacuteriser la speacutecificiteacute

de lrsquointelligence expeacuterimentale comme non seulement une capaciteacute agrave apprendre de la

situation mais aussi drsquoapprendre agrave apprendre au sens ougrave face agrave une deacutestabilisation

nous ne sommes pas seulement en mesure drsquoessayer de faire mieux avec ce que nous

avons drsquoessayer drsquoajuster nos anciennes habitudes mais nous nous reacuteveacutelons

capables dans le processus de lrsquoenquecircte conjointe de modifier nos habitudes drsquoen

produire de nouvelles cest-agrave-dire drsquointroduire de la variabiliteacute Dans la dynamique que

demande cette approche expeacuterimentale du reacuteel les acteurs se rendent aussi capables

37 Cf J Zask laquo Lrsquoenquecircte sociale comme inter-objectivation raquo in B Karsenti et L Queacutereacute (eds) La Croyance et lrsquoenquecircte Aux sources du pragmatisme Paris Eacuted De lrsquoEHESS coll laquo Raisons pratiques raquo

2004 p 143 laquo Ces eacuteleacutements sont les traits de la situation qui sont perccedilus en fonction de leur utiliteacute

possible pour lrsquoenquecircte raquo38 Cf ibid p 147 laquo Le critegravere drsquoune expeacuterience reacuteussie est donc le degreacute auquel telle ou telle expeacuterience

reacutetablit le continuum expeacuterientiel quel que soit le domaine consideacutereacute raquo39 J Zask laquo La politique comme expeacuterimentation raquo Introduction in J Dewey Le Public et ses problegravemes

op cit pp 7 agrave 43 p 20

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 160

de se transformer et de se neacutegocier eux-mecircmes Cette forme drsquointelligence doit donc

nous permettre de transformer nos cleacutes pour aborder lrsquoexpeacuterience de varier nos

dispositions et habitudes pour ecirctre en mesure de rencontrer ce que les conditions

preacutesentes portent comme tensions conflits et aussi comme ressources

Si nous insistons ici sur cette probleacutematique de lrsquointelligence expeacuterimentale ce

nrsquoest pas seulement parce qursquoil srsquoagit drsquoun axe important de la penseacutee deweyenne

mais crsquoest aussi parce que sa description fait selon nous largement eacutecho aux

reacuteflexions sur le courage deacuteveloppeacutees par Dewey dans les confeacuterences de Chicago

Ainsi on pourrait formuler lrsquohypothegravese selon laquelle le courage serait une des

dispositions immanentes au deacuteploiement de cette forme drsquointelligence coopeacuterative

voire une condition de sa mise en oeuvre qui neacutecessite aussi drsquoautres attitudes telles

que sensibiliteacute curiositeacute active empathie sinceacuteriteacute responsiviteacute ouverture drsquoesprit (au

sens de pouvoir se laisser affecter par le nouveau et reacuteviser ses croyances)

persistance endurance40 On pourrait dire que le courage est une des dispositions qui

participent agrave cet engagement confiant dans lrsquoexpeacuterience et agrave la croyance en son

ameacutelioration En effet cette forme expeacuterimentale de relation au reacuteel qui se deacuteploie

depuis lrsquoeacutepreuve-mecircme de la situation implique des capaciteacutes directement lieacutees agrave

celles auxquelles Dewey faisait reacutefeacuterence dans son eacutetude du courage comme self-

assertion capaciteacute agrave se laisser affecter agrave deacuteceler des possibles capaciteacute agrave pouvoir

collectivement deacutegager un ideacuteal porteur de choix et de deacutecision de maintenir cet ideacuteal

face aux difficulteacutes et capaciteacute agrave la confiance en son pouvoir drsquoaction et de

transformation de lrsquoordre des choses

Les conditions sociales du courage

En reacutegime deacutemocratique toute personne doit pouvoir ecirctre reconnue comme un

acteur responsable du processus de deacutefinition des ideacuteaux agrave atteindre au sein des

groupes sociaux auxquels il appartient La tacircche de deacuteployer une intelligence

expeacuterimentale des situations auxquelles nous sommes confronteacutes nrsquoest eacutevidemment

pas reacuteserveacutee agrave la philosophie ou agrave quelques experts ou eacutelus Un des enjeux majeurs de

la penseacutee de Dewey est donc de reacutefleacutechir aux conditions qui favoriseraient lrsquoacquisition

drsquoune telle exigence afin qursquoelle devienne accessible agrave tous Le courage et la confiance

ne sont pas toujours deacutejagrave donneacutes Il srsquoagit degraves lors de reacutefleacutechir aux dispositifs qui

doivent permettre agrave un maximum drsquoindividus drsquoacqueacuterir de telles dispositions face agrave la

vie et qui pourront agrave partir de lagrave srsquoinvestir dans de tels processus drsquoenquecircte conjointe

40 Cf sur ce point G F Pappas laquo Open-mindedness and Courage Complementary Virtues of

Pragmatism raquo in Transactions of the Charles S Peirce Society vol XXXII 19962 pp 316-335

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 161

et de co-construction des enjeux qui les concernent Questionner le courage crsquoest donc

aussi srsquointerroger sur les conditions sociales qui permettraient aux individus de se

doter drsquoune telle confiance et de telles dispositions agrave lrsquointelligence expeacuterimentale

collaborative conditions sociales qui renforceraient degraves lors leurs capaciteacutes agrave la

participation La vie sociale et les institutions et dispositifs par lesquels elle srsquoorganise

doivent alors viser la formation drsquoindividus capables drsquoaccroicirctre leur pouvoir de reacuteflexion

et drsquoaction Il faudra donc porter attention et privileacutegier les institutions sociales qui

soutiennent cette dynamique de maniegravere eacutepanouissante et enrichissante et

continuellement se demander quels effets aura tel ou tel dispositif sur les dispositions

de ceux qui en sont les acteurs laquo [Le dispositif] est-il favorable agrave lrsquoeacutepanouissement de

quelques-uns au deacutetriment des autres ou bien de faccedilon homogegravene et eacutequitable raquo41

Qursquoest-ce qui est fait pour libeacuterer les potentiels chez les individus Quelles sortes

drsquoindividus sont laquo creacuteeacutes raquo par les dispositifs

Dans cette optique Dewey deacuteveloppera on le sait une large reacuteflexion sur les

dispositifs eacuteducatifs dont les lignes de force sont agrave la fois une peacutedagogie de lrsquoactiviteacute

et de lrsquoexpeacuterience (plutocirct que de la connaissance) peacutedagogie centreacutee sur les inteacuterecircts

des enfants mis en contexte drsquoexpeacuterimentation de la socialisation42 et une reacuteflexion sur

une reacuteelle eacutegaliteacute des chances43 Il est important de prendre conscience de lrsquoenjeu

social de lrsquoeacutecole de laquo lrsquoefficaciteacute potentielle de lrsquoeacuteducation comme instrument

constructif de lrsquoameacutelioration de la socieacuteteacute raquo au sens ougrave elle laquo repreacutesente non

seulement un deacuteveloppement des enfants et de la jeunesse mais aussi celui de la

socieacuteteacute future dont ils seront les eacuteleacutements constitutifs raquo44

Affectiviteacute et engagement social ce qui se joue dans la construction du laquo public raquo

Nous aimerions maintenant aborder une autre piste de reacuteflexion qui permet

selon nous de questionner les conditions du courage compris en lien avec la capaciteacute

reacuteelle des acteurs agrave se reacuteapproprier les enjeux qui les concernent cest-agrave-dire avec la

possibiliteacute effective de participer agrave la donne sociale en travaillant avec drsquoautres au

41 J Dewey Reconstruction en philosophie op cit p 16342 Cf J Dewey Deacutemocratie et eacuteducation opcit p 44443 Cf J Dewey Deacutemocratie et eacuteducation opcit p 130 laquo Pour posseacuteder un grand nombre de valeurs en

commun tous les membres du groupe doivent avoir une chance eacutegale de prendre et de recevoir de

partager des entreprises et des expeacuteriences tregraves diverses raquo Lrsquoeacuteducation doit laquo faccedilonner les expeacuteriences

des jeunes de sorte qursquoau lieu de reproduire les habitudes courantes ils contractent de meilleures

habitudes et que par conseacutequent la socieacuteteacute adulte future soit en progregraves par rapport agrave la leur raquo (ibid p

125) 44 Ibid p 126

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 162

repeacuterage des nouvelles questions sociales agrave la construction de leur identification

comme enjeux communs agrave la deacutefinition de finaliteacutes agrave partir de ces contextes et agrave la

mise en œuvre de ces finaliteacutes par la recherche de solutions Cette piste reacuteside dans

lrsquoanalyse que Dewey propose du laquo public raquo principalement dans son ouvrage de 1927

The Public and its problems

Plutocirct que de deacutevelopper ici de maniegravere approfondie toute la teneur theacuteorique

de cette theacutematique45 il nous semble plus opportun drsquoen faire un eacutecho plus concret en

portant attention agrave des formes de vie associatives qui nourrissent lrsquoespace collectif

contemporain et qui figurent bien ce qursquoil y a lieu de comprendre par laquo public raquo au sens

pragmatiste deweyen A cocircteacute des formes associatives et de participation qui se vivent

dans la socieacuteteacute civile organiseacutee on assiste agrave drsquoautres modaliteacutes drsquoeacutemergence

collective drsquoune position laquo politique raquo face agrave des questions tregraves diverses qui touchent le

quotidien logement environnement cohabitation des cultures eacutegaliteacute des sexes

revenus migrations etc Ainsi lrsquoespace public de nos socieacuteteacutes contemporaines voit

srsquoinstaller un nouvel eacutequilibre entre drsquoune part la logique traditionnelle des grands

acteurs collectifs articulant neacutegociation des inteacuterecircts et revendication de protections

collectives et drsquoautre part une logique que nous dirons beaucoup plus expeacuterimentale

reacuteveacuteleacutee par de multiples initiatives eacutemergeant du laquo terrain raquo Cette dynamique faite

drsquoexpeacuterimentations se caracteacuterise par sa multipliciteacute sa localiteacute elle est doteacutee drsquoune

dimension profondeacutement situationnelle contextuelle Loin de vouloir rejoindre de

grands modegraveles drsquoimpleacutementer des programmes il srsquoagit ici drsquoaccueillir ce qui survient

et de se rendre compte que collectivement nous habitons une situation qui nous

questionne et qui au-delagrave de ce sentiment personnel et interpersonnel interroge aussi

le collectif comme vivre-ensemble et nous requiegravere agrave lrsquoaction46 Face agrave des

vulneacuterabiliteacutes qui nous concernent et qui affectivement nous touchent nous troublent

nous bousculent face agrave des probleacutematiques que nous cocirctoyons dont nous sommes

les laquo riverains raquo nous sommes capables de nous impliquer A partir du malaise

ressenti du trouble de la colegravere parfois il srsquoagit de mettre un collectif au travail

formuler des questions identifier et cateacutegoriser des problegravemes travailler

collectivement agrave lrsquoeacutenonciation de possibles reacuteponses etc Nous faisons ici reacutefeacuterence agrave

des collectifs tels que comiteacutes de soutien aux sans-papiers comiteacutes contre la laquo chasse

aux chocircmeurs raquo occupants de squats Clea mais aussi associations de riverains

45 Nous deacuteveloppons cette question de maniegravere plus approfondie dans T Berns L Bleacutesin G Jeanmart

Du courage Une histoire philosophique op cit 46 Cf M Benasayag et D Sztulwark Du contre-pouvoir Paris Ed La Deacutecouverte 2000 p 87 laquo Lrsquoeacutetape

qui srsquoouvre aujourdrsquohui pour les luttes populaires trouve son originaliteacute dans la perception que le manque

de modegraveles nrsquoest plus un frein une faille ou un obstacle mais preacuteciseacutement une ouverture une nouvelle

possibiliteacute de srsquoorganiser selon des projets axiomatiques qui ne sont pas guideacutes par une ideacutee du devoir

ecirctre du futur mais qui partent de lrsquoassomption de lrsquoexigence situationnelle raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 163

inquiets par lrsquoinstallation drsquoune deacutecharge groupes drsquoentraide autour drsquoune maladie

orphelinehellip Le champ est vaste Ces initiatives nous invitent agrave penser le changement

depuis lagrave ougrave nous sommes comme une reacuteappropriation collective de ce sur quoi on

peut encore avoir prise aujourdrsquohui Elles sont porteuses de pratiques infiniment

diverses tant dans leur mode drsquoorganisation que drsquoaction47 Ainsi face agrave telle ou telle

situation drsquoinjustice de souffrance des personnes se sentent directement impliqueacutees

drsquoabord comme laquo je raquo et puis comme laquo nous raquo un nous qui nrsquoest pas donneacute drsquoavance

mais qui se construit agrave partir de leurs interactions

La question du public est selon Dewey une question cruciale pour nos reacutegimes

deacutemocratiques Selon nous il srsquoagit aussi drsquoune expeacuterience essentielle pour

questionner le courage et ce agrave un double titre Drsquoune part le type drsquoexpeacuterimentation

qui anime la construction drsquoun public peut ecirctre lue comme la manifestation drsquoun

courage qui se dit en lien avec lrsquoeacutemotion et avec le passage de celle-ci agrave lrsquoengagement

Qursquoest-ce qui drsquoun trouble ou drsquoune souffrance sociale permet le passage agrave lrsquoaction

Qursquoest-ce qui depuis lrsquoordre du ressenti et du subi face agrave une situation veacutecue comme

conflictuelle ou probleacutematique permet de passer de cet affect agrave un moment de reprise

47 Un exemple de ce type de construction du collectif est bien mis en exergue dans un article reacutecent de

Libeacuteration laquo Appel boule de neige sur lrsquohocircpital psychiatrique raquo (Lib 14 et 15 mars 2009) Suite agrave un fait

divers tragique (la mort drsquoun jeune homme assassineacute par un malade qui srsquoeacutetait eacutechappeacute drsquoun centre

psychiatrique) Nicolas Sarkozy annonce le 2 deacutecembre 2008 un plan de seacutecurisation des hocircpitaux On y

parle de chambres drsquoisolement de videacuteosurveillance Ce qui ressort drsquoun tel discours crsquoest une vision tregraves

steacutereacuteotypeacutee du malade mental comme individu dangereux Ce discours preacutevoit une reacuteforme annonce un

projet de loi dans un moment de crise et de confusion Ce discours provoque un choc dans les

professions qui cocirctoient la maladie mentale au quotidien Un meacutedecin psychiatre deacutecide de reacuteagir et active

drsquoabord son reacuteseau de proximiteacute Autour du Dr H Bokobza se constitue alors un groupe de 39 personnes

qui reacutepondent agrave son appel et publient dans une premiegravere initiative conjointe un texte commun qui sera

diffuseacute dans les meacutedias Ce groupe poursuit lrsquoinitiative en ouvrant une peacutetition qui reacutecolte tregraves vite un

nombre impressionnant de signatures et en organisant des Etats Geacuteneacuteraux auxquels participeront plus de

2000 personnes Dans le collectif de deacutepart le groupe des 39 on ne trouve pas seulement des meacutedecins

psychiatres mais aussi des infirmiers des psychologues des eacutetudiants Ils se reacuteunissent de maniegravere

hebdomadaire restent ouvert agrave tous Ce qui nous paraicirct particuliegraverement inteacuteressant dans lrsquoarticle crsquoest

qursquoun meacutedecin interrogeacute en parle en termes de laquo groupe deacutesirant raquo La mobilisation part bien drsquoun affect

drsquoune colegravere drsquoun choc qui impulse un deacutesir de srsquoimpliquer Lrsquoenjeu est riverain il preacuteoccupe directement

Ce qui est inteacuteressant aussi crsquoest la conscience qursquoont ces meacutedecins de devoir faire groupe avec tous les

concerneacutes cest-agrave-dire aussi avec les malades et leur famille et ce pour que cette mobilisation soit

entendue Il faut pouvoir faire groupe autour des malades avec eux dans cette socieacuteteacute-ci avec son

discours seacutecuritaire La question du malade doit pouvoir ecirctre reacuteactualiseacutee par rapport agrave ce nouveau

contexte seacutecuritaire elle doit ecirctre remise en travail et crsquoest en faisant groupe en articulant les diffeacuterentes

compeacutetences en permettant aux diffeacuterentes repreacutesentations des enjeux de se confronter que lrsquoon va

permettre agrave cette question drsquoeacutemerger dans le deacutebat de srsquoy inscrire comme un enjeu public Nous

renvoyons agrave L Bleacutesin laquo Nouvelles formes drsquoengagement Reconstruire la confiance sociale raquo op cit

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 164

de cet affect et drsquoimpulsion Drsquoautre part cette expeacuterimentation de la communauteacute

drsquoaction que constitue le public est aussi le lieu drsquoexpeacuterimentation drsquoune transformation

possible des identiteacutes par la participation au groupe Par cette dynamique

drsquoexpeacuterimentation au sein drsquoun groupe drsquoaction lrsquoacteur ne fait pas seulement

lrsquoacquisition de nouvelles compeacutetences mais aussi drsquoune confiance lieacutee agrave des

meacutecanismes de reconnaissance En effet si le public nrsquoexiste pas hors sa

construction les individus nrsquoexistent pas non plus comme des parties deacutejagrave

preacuteexistantes au public mais se construisent se transforment et se capacitent dans

ce processus-mecircme Ce que lrsquoexpeacuterimentation propre au public nous apprend crsquoest

aussi ce que crsquoest que laquo faire groupe raquo se construire et se positionner comme

laquo groupe raquo dans la socieacuteteacute et se doter drsquoune parole collective Et il ne faudrait pas

minimiser lrsquoapport de ce type de laquo laboratoires sociaux raquo et drsquoexpeacuterience de la

participation au sein de la vie drsquoun groupe pour les individus On lrsquoa vu les dispositifs

sociaux de responsabilisation individuelle de nos socieacuteteacutes ne cessent de srsquoadresser

aux individus de renvoyer aux individus de les enjoindre agrave lrsquoacte comme individus

preacutesupposant ainsi tant leur capaciteacute drsquoautonomie qursquoune possibiliteacute eacutegalement

distribueacutee agrave chacun drsquoecirctre responsable et courageux Les reacuteflexions pragmatistes sur la

communauteacute drsquoaction que constitue le public invitent agrave comprendre que ce nrsquoest que

par la faccedilon dont un individu se repreacutesente et se sent reconnu comme partie prenante

drsquoun groupe drsquoun laquo nous raquo qursquoil peut srsquoauto-reacutealiser comme personne comme citoyen

comme acteur dans une socieacuteteacute Dans cette expeacuterience de participation au sein de

lrsquoassociation lrsquoindividu fait lrsquoexpeacuterience de la communauteacute au sens deacutemocratique que

Dewey donne agrave cette notion capitale de sa penseacutee Cette communauteacute lie

reacuteflexivement processus de participation au groupe et processus drsquoindividuation et

drsquoautoreacutealisation Par sa contribution personnelle en fonction de ses compeacutetences et

de ses inteacuterecircts propres agrave la recherche drsquoun inteacuterecirct partageacute lrsquoindividu libegravere ses

potentialiteacutes personnelles tout en faisant partie drsquoun groupe et en poursuivant un

effort collectif laquo La liberteacute est cette libeacuteration et cet accomplissement assureacutes des

potentialiteacutes personnelles qui ne peuvent se produire que par une association riche et

varieacutee avec les autres raquo48

Ce nrsquoest qursquoagrave partir drsquoune telle autoreacutealisation que le courage peut ecirctre autre

chose qursquoune injonction ou une possibiliteacute formelle Reacutefleacutechir sur les conditions

sociales du courage crsquoest donc aussi reacutefleacutechir sur les conditions qui permettront la

libeacuteration des potentialiteacutes individuelles lrsquoautoreacutealisation de lrsquoindividu dans le groupe

La vie associative est lrsquoun des espaces sociaux ougrave une telle exigence peut se reacutealiser

Il srsquoagit lagrave drsquoun enjeu capital pour la deacutemocratie49 laquo Pour lrsquoindividu [la deacutemocratie]

48 J Dewey Le Public et ses problegravemes op cit pp 157-15849 On peut renvoyer ici aux reacuteflexions sur la laquo deacutemocratie situationnelle raquo que deacuteveloppent M Benasayag et

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 165

consiste dans le fait de prendre part de maniegravere responsable en fonction de ses

capaciteacutes agrave la formation et agrave la direction des activiteacutes du groupe auquel il appartient

et agrave participer en fonction de ses besoins aux valeurs que deacutefend le groupe raquo50

La dimension du courage telle que nous lrsquoavons deacuteveloppeacutee agrave partir de Dewey

nrsquoa plus rien agrave voir avec quelque forme heacuteroiumlque ou exemplaire qui appartiendrait agrave tel

ou tel individu heacuteros modegravele berger ou teacutemoin Le courage dont il est ici question ne

prend sens que dans la dynamique de deacuteveloppement de la personnaliteacute au sein de

son environnement communautaire dans le partage ndash avec drsquoautres ndash drsquoun

engagement confiant pour lrsquoameacutelioration des conditions du vivre-ensemble Depuis

lrsquoimpulsion lieacutee agrave lrsquoaffect jusqursquoagrave lrsquoengagement pour une transformation sociale le

courage preacutesuppose et nourrit lrsquoespace deacutemocratique un espace ougrave pour chacun est

ouverte la possibiliteacute de participer agrave lrsquoexpeacuterience et drsquoy deacuteployer ses potentialiteacutes Une

telle forme de courage ne se deacuteploie qursquoarticuleacutee agrave la question de la confiance sociale

et manifeste un sens reacutesolument politique

Laurence Bleacutesin est chercheuse au Centre de

Philosophie du droit de lrsquoUniversiteacute de Louvain ougrave ses

recherches srsquoinscrivent dans le cadre dun projet de

recherche (PAI VI06 - accessible agrave lrsquoadresse

wwwcpdruclacbeiap6) financeacute par le laquo Programme

Pocircles dattraction interuniversitaires ndash Eacutetat belge ndash

Politique scientifique feacutedeacuterale raquo Elle beacuteneacuteficie aussi du

soutien de la Fondation Bernheim dans le cadre du

laquo Projet Courage raquo

D Sztulwark dans Du contre-pouvoir op cit Cf par exemple p 54 laquo la deacutemocratie est la pluraliteacute

croissante et reacuteelle des pratiques et des situations raquo50 J Dewey Le Public et ses problegravemes op cit p 156

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 166

Alain Loute laquo La logique excessive du geste

courageux une force de creacuteation sociale

Reacuteflexions agrave partir de Paul Ricœur raquo

De prime abord il peut paraicirctre surprenant de choisir un auteur comme Paul

Ricœur pour entreprendre une reacuteflexion sur les figures du courage politique A notre

connaissance en effet Ricœur ne srsquoest pas consacreacute explicitement au thegraveme du

courage On ne peut que constater lrsquoabsence du courage dans lrsquoanthropologie de

lrsquohomme capable deacuteveloppeacutee dans Soi-mecircme comme un autre De fait Ricœur ne

mentionne pas le courage parmi les capaciteacutes qui dessinent le portrait de lrsquohomme

capable que nous sommes

Il nrsquoen reste pas moins que le courage nous semble jouer chez Ricœur un rocircle

eacuteminemment important au plan politique Pour rendre compte de la figure politique du

courage qursquoil deacuteveloppe il faut srsquointeacuteresser dans lrsquoœuvre de Ricœur agrave la figure de ce

que lrsquoon peut appeler les laquo gestes excessifs raquo Agrave de nombreuses reprises dans son

œuvre Ricœur a fait reacutefeacuterence agrave des engagements singuliers exceptionnels agrave des

choix moraux extrecircmes Ainsi Ricœur a-t-il pu eacutevoquer la figure de lrsquohomme non-violent

dans Histoire et veacuteriteacute1 lrsquoengagement de Saint Franccedilois Gandhi ou de Martin Luther

King dans Amour et justice2 ou plus reacutecemment la demande de pardon drsquohommes

drsquoEtat comme le geste de Willy Brandt srsquoagenouillant agrave Varsovie au pied du monument

des victimes de la Shoah dans La critique et la conviction3 de mecircme que dans La

meacutemoire lrsquohistoire lrsquooubli4 et dans Parcours de la reconnaissance5

Dans La critique et la conviction il qualifie preacuteciseacutement le geste drsquoun Willy

1 P Ricœur laquo Lrsquohomme non-violent et sa preacutesence agrave lrsquohistoire raquo in Histoire et veacuteriteacute troisiegraveme eacutedition

augmenteacutee de quelques textes Paris Seuil 1964 pp 235-2452 P Ricœur Lrsquoamour et la justice Tuumlbingen JCB Mohr (Paul Siebek) 1990 p 563 P Ricœur La critique et la conviction Entretien avec Franccedilois Azouvi et Marc de Launay Paris Calmann-

Leacutevy 1995 p 1754 P Ricœur La meacutemoire lrsquohistoire lrsquooubli Paris Seuil 2000 p 6185 P Ricœur Parcours de la reconnaissance Trois eacutetudes Paris Stock 2004 p 354

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 167

Brandt de laquo geste courageux raquo

Demander pardon reste une option ouverte et cela au plan politique mecircme

comme des gestes historiques reacutecents lrsquoont attesteacute je pense au chancelier Willy

Brandt au roi Juan Carlos avec lrsquoInquisition et agrave drsquoautres chefs drsquoEtat En

inscrivant la demande de pardon dans la sphegravere politique comme le demande

Hannah Arendt les auteurs de ces gestes courageux ont peut-ecirctre contribueacute agrave

ouvrir une bregraveche dans lrsquoimprescriptible et dans lrsquoimpardonnable6

En quoi pour Ricœur un geste comme celui de Willy Brandt est-il un geste

laquo courageux raquo Le courage de ce geste ne reacuteside en aucune maniegravere dans le fait

drsquoavoir oseacute appliquer les regravegles coucircte que coucircte sans eacutegard pour les conseacutequences

de leur application Le geste courageux nrsquoest pas celui drsquoune laquo conscience

scrupuleuse raquo7 obnubileacutee par le respect de la loi A contrario le caractegravere courageux

du geste excessif ne reacuteside pas dans le seul fait de deacutefier ou drsquoenfreindre les regravegles

Le courage consisterait bien plutocirct dans le fait drsquoagir au-delagrave des regravegles drsquoeacutequivalence

suivant la logique excessive de lrsquoamour qui donne sans attendre en retour Par geste

courageux Ricœur entendrait ici non pas un geste moral ou immoral mais laquo supra-

moral raquo8

Quel est le rocircle que peuvent jouer de tels gestes laquo supra-moraux raquo En quoi

pourrait-on en parler comme drsquoune figure du courage politique Pour Ricœur de tels

gestes posseacutederaient ni plus ni moins le pouvoir drsquoinitier un mouvement de

transformation sociale Citons Ricœur revenant dans Parcours de la reconnaissance

sur le geste de Willy Brandt

De tels gestes (hellip) ne peuvent faire institution mais en portant au jour les limites

de la justice drsquoeacutequivalence et en ouvrant un espace drsquoespeacuterance agrave lrsquohorizon de la

politique et du droit au plan post-national et international ces gestes deacuteclenchent

une onde drsquoirradiation et drsquoirrigation qui de faccedilon secregravete et deacutetourneacutee contribue agrave

lrsquoavanceacutee de lrsquohistoire vers des eacutetats de paix9

Ces gestes auraient pour effet de nous reacutegeacuteneacuterer dans notre capaciteacute agrave bien

vivre-ensemble Ils deacutementiraient le fatalisme ambiant et relanceraient lrsquoespoir drsquoun

vivre ensemble pacifieacute A lire Ricœur le bien vivre-ensemble deacutependrait de lrsquoeacutelan dont

6 P Ricœur La critique et la conviction op cit p 1757 P Ricœur laquo Culpabiliteacute eacutethique et religion raquo in Le conflit des interpreacutetations Essais drsquohermeacuteneutique

Paris Seuil 1969 pp 416-430 p 4208 P Ricœur Lrsquoamour et la justice op cit p 569 P Ricœur Parcours de la reconnaissance op cit p 354

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 168

seraient porteurs les acteurs excessifs

Dans cet article nous nous proposons drsquointerroger cette laquo figure du courage

politique raquo que constituent les gestes excessifs chez Ricœur Dans un premier temps

afin de comprendre le rocircle que Ricœur assigne agrave ces gestes il nous faudra revenir sur

le fatalisme et le deacutesespoir que peut susciter un monde marqueacute par la radicaliteacute et

lrsquoexcegraves du mal Le philosophe voit dans cet excegraves du mal la source drsquoune forme de

conscience malheureuse Nous verrons ensuite que pour Ricœur ces gestes

excessifs ont pour effet de transformer le fatalisme en espeacuterance Ils reacutepliquent au

deacutesespoir en nous donnant agrave penser la paix comme un horizon possible du bien vivre-

ensemble Cette conception du rocircle du courage nrsquoest pas sans susciter nombre de

perplexiteacutes et de critiques Elles convergent vers une mecircme question un geste

excessif individuel peut-il agrave lui seul marquer la socieacuteteacute de son excegraves et initier un

mouvement de creacuteation normative Crsquoest sur cette question que srsquoachegravevera notre

examen de la figure du courage politique que constituent les gestes excessifs Nous

montrerons que cette conception du courage repose sur de lourds preacutesupposeacutes

1 La conscience malheureuse face agrave la radicaliteacute et agrave lrsquoexcegraves du mal

Commenccedilons par rendre compte du risque de conscience malheureuse que

peut geacuteneacuterer la radicaliteacute et lrsquoexcegraves du mal Qursquoil agisse en deacutesobeacuteissant agrave la norme

morale ou en la respectant lrsquoacteur risque toujours de mal-faire Drsquoune part le mal est

susceptible de pervertir la volonteacute et de la conduire agrave inverser ses ordres de prioriteacutes10

Il peut amener lrsquoacteur agrave preacutefeacuterer ce qui ne devrait pas ecirctre Drsquoautre part toute action

y compris lrsquoaction soumise agrave une norme reste une action violente Toute action creacutee

une dissymeacutetrie radicale entre les protagonistes de lrsquoaction Tout agent connaicirct un

patient Le pouvoir-faire est indissociablement un laquo pouvoir-sur raquo autrui laquo Il est difficile

drsquoimaginer des situations drsquointeraction ougrave lrsquoun nrsquoexerce pas un pouvoir sur lrsquoautre du fait

mecircme qursquoil agit raquo11 La possibiliteacute de ce mal reacutevegravele le caractegravere tragique de lrsquoaction

10 La propension au mal ndash que Ricœur agrave la suite de Kant distingue de la disposition au bien ndash a pour effet

drsquoaffecter laquo lrsquousage de la liberteacute la capaciteacute drsquoagir par devoir bref la capaciteacute agrave ecirctre effectivement

autonome (hellip) cette affection de la liberteacute mecircme si elle nrsquoatteint pas le principe de la moraliteacute qui reste

lrsquoautonomie met en cause son exercice son effectuation raquo (P Ricœur Soi-mecircme comme un autre Paris

Seuil 1990 p 252) laquo Le mal est au sens propre du mot perversion agrave savoir renversement de lrsquoordre qui

impose de placer le respect pour la loi au-dessus de lrsquoinclination raquo (ibid p 251) Crsquoest laquo une preacutefeacuterence

qui ne devrait pas ecirctre raquo (P Ricœur laquo Culpabiliteacute eacutethique et religion raquo op cit p 424)11 P Ricœur Soi-mecircme comme un autre op cit p 256

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 169

autonome pour la vie bonne Alors mecircme qursquoelle cherche agrave effectuer la viseacutee eacutethique agrave

travers la norme morale elle peut conduire agrave des injustices plus grandes encore que

celles contre lesquelles elle preacutetend lutter

Pour Ricœur mecircme sous laquo sa forme la plus mesureacutee la plus leacutegitime la justice

est deacutejagrave une maniegravere de rendre le mal par le mal raquo12 Il ne faudrait pas limiter cette

importante thegravese agrave la seule prise en compte des effets secondaires de lrsquoapplication

des normes Sur un plan plus fondamental cette thegravese renvoie au fait que pour

Ricœur laquo la morale ne constituerait qursquoune effectuation limiteacutee quoique leacutegitime et

mecircme indispensable de la viseacutee eacutethique raquo13 La viseacutee eacutethique est toujours en excegraves

absolu par rapport agrave la norme morale Entre la meacutediation de la regravegle ndash la morale ndash et sa

finaliteacute ndash la viseacutee eacutethique ndash la disproportion est manifeste14

Crsquoest la raison pour laquelle la vie morale reste intrinsegravequement conflictuelle

Dans la neuviegraveme eacutetude de Soi-mecircme comme un autre consacreacutee agrave la sagesse

pratique Ricœur aborde diffeacuterents conflits qui peuvent ecirctre rencontreacutes lors de

lrsquoapplication des normes Il ne faudrait pas limiter ces conflits agrave des problegravemes de

motivation ou de prise en compte du contexte drsquoeffectuation des normes Au cours de

lrsquoapplication des normes des conflits peuvent apparaicirctre entre la viseacutee eacutethique et la

norme morale Ce qui se donne agrave voir dans ces conflits crsquoest lrsquoexigence infinie de la

viseacutee eacutethique que la norme a pour tacircche drsquoeffectuer La viseacutee eacutethique se reacutevegravele comme

une fin hors de porteacutee de la morale

Aacute titre drsquoexemple drsquoun tel conflit Ricœur eacutevoque le dilemme de la veacuteriteacute due aux

mourants15 Le dilemme est le suivant Face au malade souffrant je peux deacutecider soit

de lui dire la veacuteriteacute sur son eacutetat par respect de la norme morale soit de lui mentir par

sollicitude pour lui en tenant compte des conseacutequences qursquoune telle veacuteriteacute pourrait

avoir Ce qui rentre en conflit dans cet exemple crsquoest le respect de lrsquohumaniteacute drsquoautrui

auquel nous enjoint le deuxiegraveme impeacuteratif kantien ndash laquo Agis de telle sorte que tu traites

12 P Ricœur laquo Etat et violence raquo in Histoire et veacuteriteacute op cit pp 246-259 p 24913 P Ricœur Soi-mecircme comme un autre op cit p 20114 Sur cette compreacutehension de la relation entre la viseacutee eacutethique et la norme morale chez Ricœur comme

une relation de disproportion nous nous permettons de renvoyer le lecteur agrave nos travaux anteacuterieurs A

Loute La creacuteation sociale des normes De la socio-eacuteconomie des conventions agrave la philosophie de lrsquoaction

de Paul Ricœur Hildesheim Olms 2008 pp 243-282 A Loute laquo La creacuteativiteacute normative chez Paul

Ricœur raquo in M Maesschalck (eacuted) Ethique et gouvernance Les enjeux actuels drsquoune philosophie des

normes Hildesheim Olms 2009 pp 37-6115 P Ricœur Soi-mecircme comme un autre op cit p 313

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 170

lrsquohumaniteacute aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en

mecircme temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen raquo16

ndash avec la

sollicitude eacutethique pour la singulariteacute et lrsquoinsubstitualibiliteacute de sa personne Un tel

dilemme eacutethique nous fait donc prendre conscience de la disproportion fondamentale

qursquoil existe entre la regravegle morale et la finaliteacute que cette regravegle a pour tacircche drsquoeffectuer

une vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes

La vie morale est donc marqueacutee par une disproportion fondamentale entre la

regravegle et sa finaliteacute Lrsquoexistence drsquoune telle disproportion soulegraveve une importante

question La prise de conscience du fait que la synthegravese de la moraliteacute et du bonheur

est hors de porteacutee de lrsquoaction humaine ne risque-t-elle pas de susciter une forme de

laquo conscience malheureuse raquo Lrsquoacteur a-t-il drsquoautres issues que le fatalisme et le

deacutesespoir Ricœur lui-mecircme a souleveacute ces questions dans les pages qursquoil a

consacreacutees dans Parcours de la reconnaissance agrave lrsquoeacutethique de la reconnaissance de

Axel Honneth Pour Ricœur la lutte pour la reconnaissance est interminable Les

diffeacuterents types de rapport positif agrave soi ndash sous la forme de la confiance en soi du

respect de soi et de lrsquoestime de soi ndash constituent un ideacuteal qui guide la lutte pour la

reconnaissance mais qui nrsquoest jamais pleinement atteint17 Ricœur srsquointerroge laquo la

demande de reconnaissance affective juridique et sociale par son style militant et

conflictuel ne se reacutesout-elle pas en une demande indeacutefinie figure de ldquomauvais

infinirdquo raquo18 La perspective drsquoune lutte pour la reconnaissance interminable ne risque-t-

elle pas de susciter laquo une nouvelle forme de ldquoconscience malheureuserdquo sous les

espegraveces soit drsquoun sentiment ingueacuterissable de victimisation soit drsquoune infatigable

16 E Kant Fondements de la meacutetaphysique des mœurs trad de V Delbos revue et modifieacutee par F Alquieacute

in E Kant Œuvres philosophiques Paris Gallimard t II 1985 p 29517 La laquo confiance en soi raquo nrsquoest pas acquise une fois pour toutes Elle demande agrave ecirctre continuellement

confirmeacutee par lrsquoentretien de liens affectifs De mecircme le travail de la reconnaissance juridique est infini La

sphegravere normative des droits demande agrave ecirctre eacutelargie tant au plan de laquo lrsquoeacutenumeacuteration des droits subjectifs

deacutefinis par leur contenu raquo qursquolaquo au plan de lrsquoattribution de ces droits agrave des cateacutegories nouvelles drsquoindividus

ou de groupes raquo (P Ricœur Parcours de la reconnaissance op cit p 290) Le processus de

reconnaissance intersubjective qui conduit les individus agrave srsquoestimer lui aussi est interminable Du fait du

pluralisme axiologique de nos socieacuteteacutes et de la variation des rapports drsquoestime selon les eacutepoques (Cf P

Ricœur Parcours de la reconnaissance op cit pp 295-296) la formation drsquoun horizon de valeurs

communes qui permet aux acteurs de srsquoestimer doit srsquoentendre comme un processus dynamique qui ne se

clocircture jamais Pour une analyse plus approfondie de lrsquointerpreacutetation que Ricœur effectue de la theacuteorie de

la reconnaissance de Axel Honneth nous nous permettons de renvoyer le lecteur agrave notre article A Loute

laquo Philosophie sociale et reconnaissance mutuelle chez Paul Ricœur raquo in R Geacutely S Laoureux et L Van

Eynde (eacuteds) Affectiviteacute imaginaire creacuteation sociale Bruxelles agrave paraicirctre18 P Ricœur Parcours de la reconnaissance op cit p 317

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 171

postulation drsquoideacuteaux hors drsquoatteinte raquo19

La laquo conscience malheureuse raquo susciteacutee par le caractegravere interminable de

lrsquoeffectuation de la viseacutee eacutethique agrave travers les normes morales ne constitue pas le

dernier mot de lrsquoeacutethique ricœurienne Aacute la disproportion entre lrsquoexcegraves de la souffrance

et le respect de la regravegle les acteurs sont capables de reacutepliquer par une autre forme

drsquoexcegraves Pour Ricœur certains gestes excessifs comme celui de Willy Brandt de

Martin Luther King ou drsquoautres figures heacuteroiumlques peuvent transformer le fatalisme de

la conscience malheureuse en espeacuterance Ces gestes auraient le pouvoir de nous

redonner confiance dans la possibiliteacute drsquoun bien vivre-ensemble Penchons-nous

maintenant sur ces gestes

2 La reacuteplique du geste excessif

Ce qui fait la speacutecificiteacute de ces gestes crsquoest qursquoils relegravevent de la logique

excessive de lrsquoamour Lrsquoamour au sens du concept drsquoagapegrave est don sans attente de

retour Il ignore le calcul et la comparaison Il se distingue par la surabondance de sa

geacuteneacuterositeacute A cette logique excessive de lrsquoamour Ricœur oppose la justice Cette

derniegravere ressortit agrave ce qursquoil appelle la logique drsquoeacutequivalence Ainsi la justice distributive

a pour finaliteacute de donner agrave chacun sa part suivant un objectif drsquoeacutegaliteacute proportionnelle

de mecircme que la justice corrective cherche agrave laquo rendre la peine proportionnelle au

deacutelit raquo20 Ricœur souligne la laquo disproportion raquo21 qursquoil existe entre ce qursquoil appelle la

logique excessive de lrsquoamour et la logique drsquoeacutequivalence de la justice22

Ce qui inteacuteresse Ricœur dans ces gestes excessifs crsquoest leur dimension

symbolique Lrsquoimportant pour lui est moins ce que ces acteurs font que le sens que

donnent agrave penser leur geste excessif drsquoamour laquo consideacutereacute comme un texte raquo23 Ces

gestes sont comme des discours poeacutetiques qui nous donnent agrave penser un vivre-

ensemble pacifieacute comme proposition de monde possible Pour Ricœur de tels actes

excessifs rendraient preacutesente la totaliteacute que vise lrsquoeacutethique un peu agrave la maniegravere de la

19 Ibid p 318 20 P Ricœur laquo Theacuteonomie etou Autonomie raquo in Archivio di filosofia ndeg1-3 1994 pp19-36 p 2721 P Ricœur Parcours de la reconnaissance op cit p 324 22 Sur la dialectique de lrsquoamour et de la justice cf P Ricœur Lrsquoamour et la justice op cit23 Cf P Ricœur laquo Le modegravele du texte lrsquoaction senseacutee consideacutereacutee comme un texte raquo in Du texte agrave lrsquoaction Essais drsquohermeacuteneutique II Paris Seuil 1986 pp 183-211

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 172

preacutesentation des Ideacutees de la raison par le jugement reacutefleacutechissant kantien Citons

Ricœur agrave propos du non-violent

Il nrsquoest pas en marge du temps il serait plutocirct ldquointempestifrdquo inactuel comme la

preacutesence anticipeacutee possible et offerte drsquoune autre eacutepoque qursquoune longue et

douloureuse ldquomeacutediationrdquo politique doit rendre historique24

Ricœur attend de ces gestes qursquoils nous reacutevegravelent la paix comme un horizon

possible et qursquoils transforment le fatalisme et le deacutesespoir en espeacuterance

Preacutecisons drsquoembleacutee que Ricœur nrsquoinsinue pas qursquoil faille remplacer la justice par

lrsquoamour Le geste excessif drsquoamour reste un geste exceptionnel qui ne doit pas ecirctre

pris comme une regravegle au risque sinon de conduire agrave lrsquoinjustice

Quelle loi peacutenale et en geacuteneacuteral quelle regravegle de justice pourrait-elle ecirctre tireacutee drsquoune

maxime drsquoaction qui eacuterigerait la non-eacutequivalence en regravegle geacuteneacuterale Quelle

distribution de tacircches de rocircles drsquoavantages et de charges pourrait-elle ecirctre

institueacutee dans lrsquoesprit de la justice distributive si la maxime de precircter sans rien

attendre en retour eacutetait eacuterigeacutee en regravegle universelle Si le supra-moral ne doit pas

virer au non-moral voire agrave lrsquoimmoral ndash par exemple agrave la couardise ndash il lui faut

passer par le principe de la moraliteacute25

Ricœur nrsquoattend donc pas que lrsquoamour prenne la place de la justice Face aux

injustices la justice reste neacutecessaire Il attend plutocirct de lrsquoamour qursquoil nous motive agrave

perseacuteveacuterer et agrave croire en la justice Pour Ricœur mis en relation dialectique avec la

justice laquo lrsquoamour demande non pas moins de justice mais davantage de justice raquo26 Il

lui adresse un commandement agrave aller jusqursquoau bout drsquoelle-mecircme laquo Lrsquoamour presse la

justice drsquoeacutelargir le cercle de la reconnaissance mutuelle raquo27 Lrsquoamour presse eacutegalement

la justice distributive drsquoaller au bout drsquoelle-mecircme Il affirme ainsi que la pression de

lrsquoamour est ce qui pousse agrave interpreacuteter les principes de justice de Rawls dans le sens

des regravegles drsquoune entreprise de coopeacuteration ndash mutuel endettement ndash et non pas drsquoune

compeacutetition reacutegleacutee ndash mutuel deacutesinteacuteressement

De la mecircme faccedilon que la Regravegle drsquoOr livreacutee agrave elle-mecircme srsquoabaisse au rang de

maxime utilitaire de la mecircme maniegravere la regravegle de justice livreacutee agrave elle-mecircme tend

agrave subordonner la coopeacuteration agrave la compeacutetition ou plutocirct agrave attendre du seul

eacutequilibre des inteacuterecircts rivaux le simulacre de la coopeacuteration Si telle est la pente

spontaneacutee de notre sens de la justice ne faut-il pas avouer que si celui-ci nrsquoeacutetait

24 P Ricœur laquo Lrsquohomme non-violent et sa preacutesence agrave lrsquohistoire raquo op cit p 24125 P Ricœur Lrsquoamour et la justice op cit p 56 26 P Ricœur laquo Theacuteonomie etou Autonomie raquo op cit p 26 27 Ibid p 31

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 173

pas toucheacute et secregravetement gardeacute par la poeacutetique de lrsquoamour jusque dans sa

formulation la plus abstraite il redeviendrait une varieacuteteacute subtilement sublimeacutee

drsquoutilitarisme Mecircme le calcul rawlsien du maximin ne risque-t-il pas en dernier

ressort drsquoapparaicirctre comme la forme dissimuleacutee drsquoun calcul utilitaire 28

Comme nous lrsquoannoncions preacuteceacutedemment Ricœur qualifie ces gestes excessifs

symboliques de gestes courageux Le courage ne doit donc pas ecirctre entendu ici

comme la volonteacute drsquoappliquer les regravegles Il ne doit pas a contrario ecirctre appreacutehendeacute

comme le pur exercice de la force dans le rejet de toute regravegle Il consiste plutocirct dans

le fait drsquoagir de maniegravere excessive selon la logique de lrsquoamour au-delagrave des regravegles

drsquoeacutequivalence de la morale Pour Ricœur le bien vivre-ensemble devrait donc ecirctre

laquo redynamiseacute raquo par de tels gestes courageux qui nous donneraient agrave penser que le

vivre-ensemble pacifieacute est une proposition de monde possible Force est de constater

que cette figure du courage politique que constituent les gestes excessifs chez Ricœur

nrsquoest pas sans susciter nombre de critiques et de perplexiteacutes Crsquoest agrave rendre compte

de ces derniegraveres que nous allons maintenant nous consacrer Nous tenterons de

montrer que cette figure du courage politique nrsquoest sans preacutesupposeacutes

3 Un geste individuel peut-il initier un mouvement de transformation sociale

La figure du geste excessif soulegraveve un grand nombre de questions qui peuvent

ecirctre rassembleacutees en deux ensembles Un premier concerne ce que lrsquoon peut appeler la

question de la laquo production raquo du geste excessif Comment un tel geste peut-il ecirctre

produit Peut-on agir intentionnellement de maniegravere excessive Un second touche agrave

ce que lrsquoon peut appeler la question de la laquo reacuteception sociale raquo du geste excessif

Qursquoest-ce qui garantit qursquoun tel geste va marquer la socieacuteteacute par son excegraves Peut-on

attendre drsquoun geste individuel qursquoil transforme lrsquoensemble de la socieacuteteacute

Commenccedilons par examiner le premier ensemble de questions Le geste

excessif rompt avec toute regravegle drsquoaction preacutedonneacutee Il est de part en part dans lrsquoexcegraves

Il se pose au-delagrave des regravegles morales De mecircme il ignore le calcul Un geste excessif

ne peut ni ecirctre planifieacute ni srsquoinscrire dans un raisonnement strateacutegique Lrsquoacteur

excessif est agrave proprement parler un acteur non reacuteflexif Pour reprendre les termes de

Temps et reacutecit on peut dire qursquoil est plongeacute dans lrsquoexpeacuterience vive dans la mimegravesis I

Il ne supporte aucune meacutediation il veut agir directement sur le monde La dialectique

28 P Ricœur Lrsquoamour et la justice op cit p 60

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 174

entre amour et justice doit mecircme rester cacheacutee agrave lrsquoacteur excessif au risque sinon de

le voir renier son engagement Citons Ricœur agrave propos du non-violent

cette compreacutehension drsquoune dialectique de la non-violence propheacutetique et de la

violence progressiste agrave lrsquointeacuterieur mecircme de lrsquoefficaciteacute ne peut ecirctre qursquoune vue de

lrsquohistorien Pour celui qui vit qui agit il nrsquoy a pas de compromis ni de synthegravese

mais un choix Lrsquointoleacuterance du meacutelange est lrsquoacircme mecircme de la non-violence si la

foi nrsquoest pas totale elle se renie si la non-violence est la vocation de quelques-

uns elle doit leur apparaicirctre comme le devoir de tous pour celui qui la vit et

cesse de la regarder la non-violence veut ecirctre toute lrsquoaction veut faire lrsquohistoire29

Lrsquoeffet du geste excessif sur lrsquoeacutevolution sociale qui est meacutediate deacutependrait

donc de la conviction de lrsquoacteur excessif drsquoagir immeacutediatement sur lrsquohistoire

Pour Ricœur on ne peut donc pas agir intentionnellement de maniegravere excessive

dans le but drsquoinitier un mouvement de transformation sociale Les gestes excessifs ne

se planifient pas La force de leur symbole est agrave ce prix Le paradoxe qursquoil faut affronter

ici est que le geste excessif serait une action que lrsquohomme ne creacutee pas mais qui

laquo lrsquoagit raquo plutocirct qursquoil ne la produit A vrai dire il serait mecircme inadeacutequat de parler

drsquoaction excessive Le geste excessif appartient davantage au jeu de langage de

lrsquoeacuteveacutenement de ce qui laquo arrive raquo (laquo kairos raquo) que de celui de lrsquoaction ndash ce qursquoon laquo fait

arriver raquo Si le geste excessif ne se planifie pas on en est donc reacuteduit agrave preacutesupposer et

attendre qursquoeacutemergeront de nouveaux gestes excessifs qui nous redonneront confiance

dans notre capaciteacute agrave bien vivre-ensemble Ils seraient comme des dons qursquoon ne

pourrait qursquoattendre et espeacuterer

Outre la question de la production du geste excessif se pose la question de sa

reacuteception sociale Pour qursquoil initie un mouvement de transformation sociale il faut qursquoil

soit entendu et reccedilu par les membres de la socieacuteteacute Il faut tout drsquoabord que ces

derniers comprennent le sens que le geste excessif leur donne agrave penser Or le geste

excessif dans sa dimension symbolique ne rend-il pas possible comme du reste tout

discours poeacutetique une pluraliteacute de lectures possibles Nrsquoest-il pas possible

drsquointerpreacuteter le geste excessif comme le geste drsquoun naiumlf drsquoun idiot ou comme une

forme subtile de raisonnement strateacutegique Ricœur preacutesuppose-t-il qursquoun tel geste de

par son excegraves et sa surabondance ne pourra ecirctre qursquointerpreacuteteacute pour ce qursquoil est

De plus il ne suffit pas que les individus interpregravetent le geste excessif pour ce

29 P Ricœur laquo Lrsquohomme non-violent et sa preacutesence agrave lrsquohistoire raquo op cit p 245

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 175

qursquoil est ndash crsquoest-agrave-dire un geste qui srsquoinscrit dans la logique excessive de lrsquoamour ndash pour

qursquoils soient transformeacutes Le geste excessif ndash qui est rappelons-le un geste

symbolique ndash nous touche au niveau de notre imagination Il nous donne agrave penser la

paix comme un horizon possible de notre vie en commun Pour qursquoun tel geste

transforme notre deacutesespoir en espeacuterance il ne suffit pas drsquoimaginer ce possible il faut

encore deacutecider de se lrsquoapproprier Or les individus peuvent tregraves bien consideacuterer ce que

figure le geste excessif comme un pur possible une fiction sans chercher agrave le faire

leur et agrave lrsquoappliquer agrave leur vie Autrement dit ils peuvent tregraves bien recircver face au geste

excessif sans chercher agrave se transformer

Pour saisir toute lrsquoampleur de cette probleacutematique de lrsquoappropriation il faut

reacutealiser qursquoun geste excessif nrsquoinitiera de mouvement de transformation sociale qursquoagrave la

condition que lrsquoensemble des membres de la socieacuteteacute srsquoapproprie le possible qursquoil

donne agrave penser Il faut donc que srsquoopegravere une appropriation collective de ce possible

Fondamentalement la question que soulegraveve cette figure du courage politique que

constituent les gestes excessif est celle de savoir comment un geste individuel en

vient agrave marquer lrsquoensemble de la socieacuteteacute par son excegraves Comment lrsquoeacutelan creacuteateur dont

ce geste individuel est porteur srsquoincarne-t-il dans la coheacutesion sociale Qursquoest-ce qui fait

le relais du geste excessif au plan collectif

Une telle question pose un veacuteritable deacutefi agrave la philosophie de Ricœur La raison

en est selon nous que le collectif est abordeacute chez lui agrave partir du cadre des

institutions Ces derniegraveres sont deacutefinies comme les structures du vivre-ensemble drsquoune

communauteacute historique Ces structures constituent les regravegles de la vie en commun

Les institutions ne peuvent donc en aucun cas faire le relais au plan collectif du geste

excessif En effet si le geste excessif faisait institution lrsquoexception pour laquelle il

plaide serait prise comme une regravegle ce qui ne pourrait conduire qursquoagrave lrsquoinjustice

Il semble que pour Ricœur le geste excessif ne soit communicable que

drsquoindividu agrave individu

A chacun des jeunes bourgeois riches drsquoAssise Franccedilois dit Vends tout ce que

tu as et viens Et ils le suivent Ce nrsquoest pas un ordre universel qursquoil leur adresse

mais une injonction drsquoindividu singulier agrave individu singulier crsquoest par lagrave que passe

lrsquoeffet drsquoentraicircnement et que des actes analogues tout aussi singuliers sont agrave leur

tour susciteacutes30

30 P Ricœur La critique et la conviction op cit p 274

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 176

Lorsque Ricœur affirme que des gestes excessifs peuvent conduire la socieacuteteacute

vers une plus grande effectuation de la viseacutee eacutethique crsquoest donc qursquoil preacutesuppose que

le geste excessif du fait de son exemplariteacute et de sa communicabiliteacute entraicircnera une

sorte de laquo contagion mimeacutetique raquo31 qui amegravenera les individus un agrave un agrave se

transformer

On retrouve la trace de ce preacutesupposeacute drsquoune capaciteacute drsquoentraicircnement du geste

excessif dans le rapprochement que Ricœur effectue entre ce dernier et lrsquoœuvre drsquoart

Dans La critique et la conviction il eacutecrit ainsi

De quelle faccedilon peut-on dire qursquoil y a dans lrsquoordre des choix moraux extrecircmes

exemplariteacute et communicabiliteacute Il faudrait par exemple explorer ici la beauteacute

speacutecifique des actes que nous admirons eacutethiquement Je pense particuliegraverement

au teacutemoignage rendu par des vies exemplaires des vies simples mais qui

attestent par une sorte de court-circuit de lrsquoabsolu du fondamental sans qursquoil soit

besoin pour elles de passer par les interminables degreacutes de nos laborieuses

ascensions voyez la beauteacute de certains visages deacutevoueacutes ou comme on dit

consacreacutes (hellip) de la solitude de lrsquoacte sublime on est aussitocirct ameneacute agrave sa

communicabiliteacute par une saisie preacutereacuteflexive et immeacutediate de son rapport de

convenance avec la situation dans ce cas donneacute ici et maintenant nous avons la

certitude que crsquoest exactement cela qursquoil fallait faire de la mecircme faccedilon que nous

tenons pour un chef drsquoœuvre telle peinture parce que nous avons tout de suite le

sentiment qursquoelle reacutealise une parfaite adeacutequation de la singulariteacute de la situation agrave

la singulariteacute de la question (hellip) Il y a gracircce agrave lrsquoappreacutehension du rapport de

convenance entre lrsquoacte moral et la situation un effet drsquoentraicircnement qui est bien

lrsquoeacutequivalent de la communicabiliteacute de lrsquoœuvre drsquoart32

Nous espeacuterons dans cet article avoir pu montrer que la figure du courage

politique que nous donnent agrave penser les gestes excessifs nrsquoest pas sans preacutesupposeacutes

Drsquoune part Ricœur doit preacutesupposer qursquoeacutemergeront de nouveaux gestes excessifs

Drsquoautre part il preacutesuppose que ces gestes du fait de leur surabondance et leur excegraves

deacutevelopperont une force drsquoentraicircnement qui transformera lrsquoensemble de la socieacuteteacute Il

attend de tels gestes qursquoils laquo deacuteclenchent une onde drsquoirradiation et drsquoirrigation qui de

faccedilon secregravete et deacutetourneacutee contribue agrave lrsquoavanceacutee de lrsquohistoire vers des eacutetats de

31 laquo Pour exprimer cette capaciteacute drsquoentraicircnement cette exemplariteacute lrsquoallemand a un terme qui manque en

franccedilais Nachfolge Si on le traduit par imitation alors crsquoest au sens ougrave lrsquoon parle de lrsquoImitation de

Jeacutesus-Christ raquo (P Ricœur La critique et la conviction op cit p 274)32 P Ricœur La critique et la conviction op cit pp 273-274

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 177

paix raquo33 Au lieu de se contenter de telles croyances ne faudrait-il pas srsquointerroger sur

la maniegravere dont les acteurs peuvent collectivement susciter un eacutelan de creacuteativiteacute

sociale et sur le processus agrave travers lequel une socieacuteteacute peut apprendre drsquoune telle

dynamique Crsquoest nous semble-t-il dans cette double direction de lrsquoaction collective et

de lrsquoapprentissage social qursquoil faudrait deacuteplacer la probleacutematique des actes excessifs34

Alain Loute est chargeacute de recherches au Fonds national

de la recherche scientifique Il travaille au Centre de

Philosophie du droit de lrsquoUniversiteacute catholique de

Louvain

33 P Ricœur Parcours de la reconnaissance op cit p 35434 Sur ce point nous renvoyons agrave la confrontation de la figure des actes excessifs chez Ricœur au

pragmatisme de Richard Rorty qursquoeffectue Marc Maesschalck dans son article laquo Communauteacute sacrificielle

et communauteacute des victimes Les critiques hermeacuteneutique et neacuteo-pragmatiste de lrsquouniversalisme moral raquo

in Archivio di filosofia LXXVI (1-2) 2008 pp 283-295

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 178

Thierry Meacutenissier laquo ldquoRecomposerrdquo linteacuterecirct

geacuteneacuteral Un essai de theacuteorie normative en reacuteponse agrave

la crise du reacutepublicanisme classique raquo

Dans cet article nous voulons consideacuterer la pertinence du concept drsquointeacuterecirct

geacuteneacuteral pour une theacuteorie normative drsquoesprit reacutepublicain et compte tenu de ce qui nous

semble ecirctre la crise actuellement traverseacutee par le reacutepublicanisme Mais il nous faut

deacutebuter par deux consideacuterations preacuteliminaires La premiegravere concerne le statut des

ideacutees ou des jugements normatifs dans le cadre de la deacutemocratie terme qui renvoie

aussi bien agrave un type de reacutegime qursquoagrave une forme de socialiteacute Or la particulariteacute de celle-

ci produit des conseacutequences majeures le reacutegime y encadre en effet une forme de vie

dont lrsquoesprit geacuteneacuteral consiste en la reconnaissance de ce qursquoon peut deacutesigner comme

laquo la pluraliteacute des conceptions du bien raquo Si lrsquoadjectif laquo deacutemocratique raquo possegravede une

dimension eacutevaluative tregraves forte on le doit notamment au fait que la pluraliteacute

constitutive de cette forme de vie constitue un principe fondamental nrsquoest pleinement

deacutemocratique que le reacutegime capable de reconnaicirctre et de garantir pour les individus la

varieacuteteacute des choix de vie auxquels ils aspirent Cette reacutealiteacute apparaicirct si lrsquoon peut dire

aussi sociologiquement eacuteleacutementaire que contraignante pour la theacuteorie politique une

telle forme de vie semble deacutementir toute possibiliteacute de deacuteterminer de maniegravere simple

et eacutevidente les principes susceptibles de reacutegler les modes drsquointervention de la

puissance publique

La seconde consideacuteration regarde ce qursquoon deacutesigne par laquo crise de la

repreacutesentation raquo Institutionnellement agrave quelques nuances pregraves les socieacuteteacutes

occidentales deacuteclinent toutes la participation civique selon le reacutegime typique du

systegraveme repreacutesentatif1 Ce dernier qui connaicirct de nos jours contre lui une contestation

aussi diffuse que continue a tout de mecircme joueacute comme laquo le reacutegime mixte des

1Les nuances concernent la part accordeacutee dans les diffeacuterentes constitutions occidentales agrave des formes

plus directes de participation telles que les voies du pleacutebiscite du reacutefeacuterendum et des diffeacuterentes formes

de consultation populaire institutionnaliseacutees

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 179

modernes raquo selon la tregraves inteacuteressante interpreacutetation de Bernard Manin ce qui signifie

notamment qursquoen introduisant dans les proceacutedeacutes deacutemocratiques un eacuteleacutement

traditionnellement propre aux aristocraties il a doteacute drsquoune assiette institutionnelle

indiscutable les socieacuteteacutes modernes en rupture avec lautoriteacute de la tradition et de ce

fait hautement instables2 La notion de repreacutesentation et son eacutevolution theacuteorique et

pratique constituent un enjeu particuliegraverement important Reacutecemment lrsquoouvrage de

Pierre Ronsanvallon consacreacute agrave la laquo contre-deacutemocratie raquo a permis de faire le point sur

les attendus heacuteriteacutes du modegravele repreacutesentatif et sur les problegravemes qursquoil rencontre

actuellement compte tenu des revendications issues de socieacuteteacutes appelant des formes

autres de repreacutesentativiteacute3 On pourrait scheacutematiser les atouts et les deacutefauts de ce

systegraveme avec le contraste suivant drsquoune part les deacutesavantages du systegraveme

repreacutesentatif sont multiples et connus Notamment il eacuteloigne le citoyen de la chose

publique en faisant courir le risque de confier la politique uniquement agrave des

professionnels et comme tel il accentue le danger de deacutepolitisation que connaissent

les socieacuteteacutes deacutemocratiques De lrsquoautre ses avantages peuvent ecirctre trouveacutes dans deux

dimensions distinctes Premiegraverement dans sa capaciteacute agrave transformer les individus en

citoyens par le biais drsquoune opeacuteration qui agrave deacutefaut drsquoecirctre simple est culturellement

inteacutegreacutee dans les mœurs des socieacuteteacutes deacutemocratiques le processus de lrsquoeacutelection

Deuxiegravemement dans sa capaciteacute agrave instaurer agrave plusieurs niveau de lorganisation et de

la relation politiques ce que nous pourrions nommer une certaine qualiteacute de geacuteneacuteraliteacute

fondamentale pour la politisation des deacutebats cest ce queacutetablissent les recherches

meneacutees dun point de vue politologique aussi bien que philosophique4 Par exemple

dans le systegraveme franccedilais conformeacutement agrave lrsquoarticle 27 de la Constitution qui reacutepute nul

le mandat impeacuteratif5 le repreacutesentant eacutelu par le peuple est eacutelu dans sa circonscription

et non par elle ndash aussi doit-il concevoir son action en vue de lrsquoavantage de la nation

tout entiegravere et non en fonction des avantages particuliers de ses mandataires Mais

bien entendu cet avantage mecircme conduit agrave poser avec acuiteacute le problegraveme de la

repreacutesentativiteacute des repreacutesentants

Difficulteacutes drsquoeacutetablir la theacuteorie normative adapteacutee agrave la deacutemocratie mise en

question du modegravele repreacutesentatif ndash telles sont les consideacuterations de base qui nous

permettent agrave preacutesent drsquointerroger la crise du reacutepublicanisme

2Cf Bernard Manin Principes du gouvernement repreacutesentatif Paris Calmann-LeacutevyFondation Saint-Simon

19953 Cf Pierre Rosanvallon La Contre-deacutemocratie La politique agrave lacircge de la deacutefiance Paris Eacuteditions du Seuil

2006 4Voir par exemple Hanna Pitkin The Concept of Representation Berkeley University of California Press

1967 et Lucien Jaume Hobbes et lEacutetat repreacutesentatif moderne Paris PUF 1986 5Cf Constitution de 1958 article 27 laquo Tout mandat impeacuteratif est nul [] raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 180

La crise du reacutepublicanisme classique

Courant majeur de lhistoire des ideacutees politiques modernes le reacutepublicanisme

apparaicirct tel un pheacutenomegravene multidimensionnel qui sest preacutesenteacute agrave la fois comme une

ideacuteologie (agrave savoir un discours daction) parfois comme une morale enfin comme une

technique de gouvernement qui sinscrit dans certaines phases preacutecises de lhistoire

des nations occidentales La dimension ideacuteologique est lheacuteritiegravere de la Reacutevolution

franccedilaise et avant elle des Lumiegraveres europeacuteennes deux anteacuteceacutedents caracteacuteriseacutes par

un fort pouvoir de rupture par rapport agrave la tradition Elle nest pas sans lien avec la

dimension morale dont les eacuteleacutements peuvent ecirctre deacutecouverts dans la relation entre le

citoyen et lEtat via la cateacutegorie dobligation civique La troisiegraveme dimension eacutevoque la

technique reacutepublicaine de gouvernement qui sest fondeacutee sur les notions de discipline

individuelle et collective Sous sa forme classique (qui sest surtout deacuteveloppeacutee dans

le contexte de la France post-reacutevolutionnaire) la premiegravere peut aujourdhui paraicirctre

incantatoire en tant que theacuteorie normative quoique agrave certains eacutegards les thegravemes qui

furent leurs principes tendent agrave se confondre avec ceux du reacutegime politique de nos

socieacuteteacutes deacutemocratiques ainsi ce canevas theacutematique selon lequel la participation et

leacutegaliteacute civiques des individus formant un peuple dans le cadre de lEtat-nation

deacuteterminent un certain nombre de comportements individuels et collectifs reacutegleacutes

favorables agrave la communauteacute politique Mais dans les faits ideacuteologie et morale

reacutepublicaines semblent avoir perdu pour une large part de la population aussi bien leur

pouvoir dadheacuterence spontaneacutee que la possibiliteacute quelles ont pu offrir agrave un moment

donneacute de constituer lhorizon intellectuel des socieacuteteacutes occidentales La troisiegraveme

dimension pouvait de surcroicirct ecirctre appreacutehendeacutee agrave laide de concepts critiques aussi

bien que normatifs En effet elle articulait dune part le pouvoir objectif de lEtat sous

de multiples formes (Eacutecole armeacutee police et autres laquo appareils ideacuteologiques dEtat raquo) agrave

la capaciteacute individuelle de sautocontraindre cest ce queacutetablissent par exemple les

enquecirctes portant sur la constitution dune laquo socieacuteteacute des eacutemules raquo empruntant la

dimension morale du meacuterite6 Et de lautre elle leacutegitimait lordre reacutepublicain par un lien

avec des principes moraux lien lui-mecircme eacutetabli sur la faculteacute quont les subjectiviteacutes

de se repreacutesenter rationnellement la loi commune ainsi que leacutetablit la tradition

philosophique de Rousseau Condorcet et Kant jusquagrave Reacutegis Debray et agrave Juumlrgen

Habermas Sans que lon puisse affirmer quelles sont purement et simplement

deacutepolitiseacutees nos socieacuteteacutes connaissent aujourdhui de nombreuses formes de socialiteacute

et de politisation qui deacutesavouent la tentative du reacutepublicanisme classique tant sur le

plan ideacuteologique que laquo gouvernemental raquo Le lien qui dun point de vue historique aussi

6Voir en particulier les hypothegraveses eacutemises par Olivier Ihl Le meacuterite et la reacutepublique Essai sur la socieacuteteacute des eacutemules Paris Gallimard 2007

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 181

bien que theacuteorique unissait dans la tradition continentale lEtat et la vertu civique

paraicirct secirctre consideacuterablement relacirccheacute sil nest pas deacutesormais complegravetement

deacutenoueacute Particuliegraverement nos nations aujourdhui incluses dans lespace europeacuteen

eacuteprouvent la plus grande peine du monde agrave se concevoir comme les entiteacutes politiques

susceptibles danimer les dynamiques civiques au niveau qui est agrave preacutesent

neacutecessaire la culture nationale ou nationaliste ainsi que nous lavons examineacute dans

une eacutetude reacutecente ne fournit pas (ou pas encore ) les clefs dun ethos civique qui

serait le pivot de lidentiteacute politique des Europeacuteens7

Au cœur des problegravemes actuellement rencontreacutes par le reacutepublicanisme de type

classique se tient enfin le tregraves deacutelicat statut de la notion de peuple Entendu par les

laquo Pegraveres fondateurs raquo de la deacutemocratie comme le ressort du pouvoir collectif ce dont

toutes les constitutions modernes portent la marque la notion de peuple se trouve au

terme des vicissitudes historiques et des avatars theacuteoriques quelle a subis lors des

deux derniers siegravecles pleine dambiguiumlteacutes Agrave ces remarques il est neacutecessaire

dajouter que la deacutemocratie ndash que lon parle du type de socieacuteteacute neacute agrave partir des

Reacutevolutions modernes ou de la forme de reacutegime que nous connaissons ndash ne saurait

pourtant saffranchir totalement de lexigence reacutepublicaine On peut entendre par ces

derniers termes la volonteacute de poser au principe de la politique leacutegitime laffirmation des

compeacutetences de la communauteacute civique ndash postulat que lon retrouve au cœur de

toutes les doctrines reacutepublicaines en deacutepit de leur grande diversiteacute de deacutetail De son

cocircteacute la deacutemocratie deacutesigne la reacutealiteacute complexe eacutevoqueacutee plus haut en tant que

systegraveme social un type de vie collective voueacute agrave la deacutefense par chaque individu des

droits qui sont les siens et comme organisation constitutionnelle une forme de

reacutepartition des pouvoirs reposant sur le principe de leur laquo seacuteparation raquo (soit leur

capaciteacute agrave sobserver mutuellement et eacuteventuellement agrave sentre-empecirccher)

Repreacutesentation eacuteleacutementaire si lon veut mais qui scheacutematise efficacement le fait

deacutemocratique Or il est eacutegalement permis de dresser deux constats qui attestent des

limites de ce dernier et conduisent neacutecessairement agrave le concevoir agrave nouveau dans

lhorizon reacutepublicain

Premier constat il ne saurait exister de socieacuteteacute deacutemocratique sans eacutegaliteacute entre

les cosocieacutetaires et cela en fonction dune reacutealiteacute qui se confond avec notre histoire

En effet le mouvement mecircme de la moderniteacute se confond avec leacutemergence de

socieacuteteacutes dans lesquelles les individus se conccediloivent comme eacutegaux Il est aiseacute de

fonder ce constat de plusieurs maniegraveres ndash par exemple de maniegravere philosophique (en

faisant appel soit agrave laffirmation progressive du rationalisme comme mode de deacutecision

7Je me permets de renvoyer le lecteur agrave mon eacutetude laquo Identiteacutes ethniques et politiques dans la construction

de lUnion Europeacuteenne Quelle conscience civique agrave legravere du post-national raquo Citeacutes ndeg29-janvier 2007 p

81-95

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 182

dans les domaines de la veacuteriteacute et de la morale soit agrave la construction du droit moderne

sous linfluence de la cateacutegorie de volonteacute) ou de maniegravere sociologique (en eacutevoquant

lanalyse seacuteminale de Tocqueville qui consideacuterait que ce que traduit la Reacutevolution

franccedilaise dans lhistoire nationale cest un mouvement de fond plus geacuteneacuteral qui

correspond agrave leacutegalisation des conditions8) La liberteacute dont se preacutevalent les modernes

vis-agrave-vis de la tradition se trouve inseacuteparablement lieacutee agrave leacutegaliteacute interindividuelle Elle

doit dabord ecirctre comprise comme eacutemancipation par rapport aux anciennes hieacuterarchies

Or parce quelles sont neacutees dun tel mouvement les socieacuteteacutes deacutemocratiques ont

trouveacute dans le reacutepublicanisme ndash dans celui theacuteorique des Lumiegraveres comme dans

celui politique des Reacutepubliques europeacuteennes du XIXegraveme siegravecle ndash une ideacuteologie qui

comprenait autant une conceptualisation adeacutequate de leacutegaliteacute quun puissant discours

daction capable dengager la reacutealisation de celle-ci sur un triple plan Sur le plan civil

(en ce qui concerne la pariteacute de droit des individus devant la loi) et civique

(relativement agrave leacutegale participation dans la capaciteacute agrave creacuteer la leacutegislation) mais

eacutegalement social (sans pour autant se confondre avec le socialisme lideacuteologie

reacutepublicaine standard comprenait un programme daction dont lexpression par le

double biais des politiques de redistribution publique et de la scolarisation obligatoire

laissait espeacuterer un tel pheacutenomegravene) La deacutesheacuterence du reacutepublicanisme classique prive

en quelque sorte la socieacuteteacute deacutemocratique du vecteur deacutegaliteacute qui dans le cas des

nations du continent europeacuteen a contribueacute agrave la faire advenir et agrave la renforcer9

Second constat une telle ideacutee de la deacutemocratie ne renvoie agrave nulle ideacutee de

pouvoir collectif elle ne comprend donc nulle formule veacuteritablement politique tandis

que les deux dimensions eacutevoqueacutees ne peuvent reacuteellement exister sans maintenir une

leacutegitimiteacute ancreacutee dans la souveraineteacute du peuple Sans reacutefeacuterence agrave la reacutepublique la

deacutemocratie augmente en quelque sorte sa propension agrave ecirctre laquo deacutepolitiseacutee raquo Si bien

que la possibiliteacute dune laquo liberteacute politique raquo agrave savoir selon linspiration reacutepublicaine la

possibiliteacute mecircme dune action collective reacutefleacutechie sur le cours de lhistoire est mise en

question agrave chaque fois que les socieacuteteacutes deacutemocratiques peinent agrave concevoir le principe

des compeacutetences de la communauteacute civique10 Mecircme exposeacutees scheacutematiquement ces

deux seacuteries de raisons expliquent pourquoi le reacutepublicanisme gagnerait selon nous agrave

8Cf Alexis de Tocqueville De la deacutemocratie en Ameacuterique I introduction dans dans De la Deacutemocratie en

Ameacuterique LAncien Reacutegime et la Reacutevolution Souvenirs eacutedition de Jean-Claude Lamberti et de Franccediloise

Meacutelonio Paris Robert Laffont 1986 p 41-519Cf sur les relations neacutecessairement complexes entre histoire de la deacutemocratie liberteacute et eacutegaliteacute Philippe

Raynaud article laquo Eacutegaliteacute et hieacuterarchie raquo dans Philippe Raynaud et Steacutephane Rials (dir) Dictionnaire de

philosophie politique PUF 1996 et Patrick Savidan Repenser leacutegaliteacute des chances Paris Grasset

200710Pour une telle interpreacutetation du reacutepublicanisme cf Jean-Fabien Spitz La liberteacute politique Paris PUF

1995

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 183

redevenir une theacuteorie politique normative efficace la situation elle-mecircme peu favorable

de la deacutemocratie nous semble un eacuteleacutement de motivation suffisant pour justifier de tels

efforts11

Participation civique systegraveme repreacutesentatif modegraveles participatif et deacutelibeacuteratif

Il apparaicirct pertinent drsquoapprofondir quelque peu la question de la participation

civique du fait de son importance fondamentale pour toutes les formes de

reacutepublicanisme mais aussi parce qursquoelle repreacutesente un enjeu particuliegraverement saillant

pour le type de recherche qursquoil nous paraicirct neacutecessaire de mener en vue de deacuteterminer

des principes normatifs adeacutequats agrave la vie deacutemocratique Si elle deacutesigne des modes

tout agrave fait concrets dengagement civique et de discussion publique la participation

srsquoest vue reacuteeacutevalueacutee ces derniegraveres anneacutees au sein dun contexte particulier propre agrave la

theacuteorie politique Agrave mesure en effet que le marxisme perdait de sa force de proposition

dans le champ des ideacutees normatives il est nettement apparu que le deacutebat principal

mettait aux prises les deux familles repreacutesenteacutees par les diffeacuterents libeacuteralismes dune

part et par diverses formes de reacutepublicanisme ou de communautarianisme de lautre

Lindividualisme social typique du libeacuteralisme modeacutereacute (Raymond Aron John Rawls) et

du libertarianisme (Friedrich von Hayek Robert Nozick) se trouve deacutesormais confronteacute agrave

lrsquoholisme culturel du communautarianisme (Alasdair MacIntyre Charles Taylor) ou agrave

celui politique du reacutepublicanisme classique (Hannah Arendt Reacutegis Debray) et du neacuteo-

reacutepublicanisme (Michael Walzer Quentin Skinner Philip Pettit) La relation entre les

deux formes de reacutepublicanisme demande bien entendu agrave ecirctre clarifieacutee plusieurs

travaux de qualiteacute sy sont dailleurs attacheacutes ces derniegraveres anneacutees12 Un biais

possible nous semble offert par la deacutefinition du holisme civique typique du

reacutepublicanisme celui-ci dans toutes ses versions possibles semble srsquoinscrire comme

un deacuteveloppement de la ceacutelegravebre affirmation aristoteacutelicienne selon laquelle laquo une citeacute

est naturellement anteacuterieure agrave une familleLe tout en effet est anteacuterieur agrave la partie

11Voir Marc Sadoun La deacutemocratie en France Paris Gallimard 2000 tome II Limites (la conclusion) les

eacutetudes deacuteveloppeacutees dans Pascal Perrineau (dir) Le deacutesenchantement deacutemocratique Paris Eacuteditions de

lAube 2003 et enfin les constats dYves Michaud dans son Preacutecis de recomposition politique Des

incivismes agrave la franccedilaise et de quelques maniegraveres dun remeacutedier Paris Climats 2006 (en particulier les

deux premiegraveres sections)12Voir John Maynor Republicanism in the Modern World Cambridge Polity Press Oxford Blackwell

Publishing 2003 Christian Nadeau et Daniel Weinstock (eacuted) Republicanism History Theory and

Practice Londres-Portland Frank Cass Publishers 2004 Ceacutecile Laborde et John Maynor (eacuted)

Republicanism and Political Theory Oxford Blackwell Publishing 2008

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 184

[to gar holon proteacuteron anankaiumlaon einaiuml] raquo13 Un tel postulat doit srsquoentendre de maniegravere

nuanceacutee en fonction des diverses doctrines qui composent le reacutepublicanisme tous

courants confondus mais dans tous les cas il constitue pour elles en deacutepit de leurs

diffeacuterences un critegravere de reconnaissance En effet la question de la participation

civique deacutesigne pour le reacutepublicanisme moins une modaliteacute pragmatique de la deacutecision

publique qursquoil ne reacutevegravele lrsquoattachement essentiel de lrsquoindividu agrave la communauteacute politique

Cet attachement est essentiel car il sinscrit dans un registre de qualification

philosophique de lexistence humaine en suivant les vues de Hannah Arendt (car elle

a donneacute agrave la thegravese aristoteacutelicienne une force ineacutegaleacutee) crsquoest une existence

humainement incomplegravete que vivent ceux qui nrsquoont pas part agrave la deacutecision publique14

On peut affirmer que du point de vue de la version classique la causaliteacute

collective propre agrave laction politique repose sur des entiteacutes conccedilues de maniegravere

substantielle (la citeacute des Anciens comme les nations des Modernes donnent agrave penser

que le peuple est une reacutealiteacute historique ethnique et culturelle) et aussi que le rocircle de

lEtat est de sengager dans la dimension sociale mais aussi morale de la vie publique

De son cocircteacute la version neacuteo-reacutepublicaine issue du commentaire de la Theacuteorie de la

Justice de Rawls sapparente peut-ecirctre davantage agrave un laquo individualisme participatif raquo

dapregraves lequel la participation fait toute seule fonction de mode opeacuteratoire pour la

creacuteation dune causaliteacute collective et ougrave lEtat observe une stricte neutraliteacute surtout

dans le registre la prescription des mœurs Pour simplifieacutee quelle puisse paraicirctre une

telle scheacutematisation des theacutematiques reacutepublicaines est susceptible dinteacutegrer les

positions dun Habermas la socieacuteteacute deacutemocratique conccedilue selon le paradigme de la

theacuteorie de lagir communicationnel15 agrave linstar de la deacutefinition de la liberteacute comme

laquo non-domination raquo16 et de mecircme que le laquo consensus par recoupement raquo17 mettent en

scegravene des sujets de droit qui coopegraverent dans un espace sociopolitique sans que ces

trois theacuteories nengagent le principe dun holisme civique laquo substantiel raquo

Cest en tout cas dans un contexte dopposition entre le libeacuteralisme et le

reacutepublicanisme que la notion de participation a pris un sens cardinal en regard de la

maniegravere dont la deuxiegraveme famille revendique pour la discussion publique un rocircle de

reconfiguration de la socieacuteteacute En simplifiant les choses nous pourrions dire selon la

13Aristote Les politiques I 2 1253 a 18-21 trad citeacutee p 92 14Cf Hannah Arendt Condition de lhomme moderne [1958] trad Georges Fradier Paris Calmann-Leacutevy

19611983 reacuteeacuted Pocket laquo Agora raquo 1994 chapitres II laquo Le domaine public et le domaine priveacute raquo et V

laquo Laction raquo 15Cf Juumlrgen Habermas Droit et deacutemocratie Entre faits et normes [1992] trad Christian Bouchindhomme

et Rainer Rochlitz Paris Gallimard 199716Voir Philip Pettit Reacutepublicanisme Une theacuteorie de la liberteacute et du gouvernement [1997 2egraveme eacutedition

augmenteacutee 1999] trad Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz Paris Gallimard 200417Cf John Rawls Libeacuteralisme politique [1993] trad Catherine Audard Paris PUF 2001

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 185

distinction conceptuelle autrefois proposeacutee par Isaiumlah Berlin que les libeacuteraux sen

tiennent agrave une deacutefinition laquo neacutegative raquo de la liberteacute en omettant sa valeur laquo positive raquo

tandis que les neacuteo-reacutepublicains se montrent soucieux de souligner lrsquoimportance

philosophique de cette derniegravere et aussi bien drsquoexplorer les modes possibles de son

expression18 La premiegravere forme de liberteacute tend agrave deacutesigner une pure et simple absence

dentraves la seconde renvoie agrave une participation agrave la vie civique active et multiple

dans ses formes Selon les reacutepublicains contemporains crsquoest en confondant la liberteacute

et la jouissance de droits subjectifs que le libeacuteralisme issu de Hobbes a deacuteveloppeacute la

premiegravere au point de se voir adresseacute le reproche davoir engendreacute une conception

deacutepolitiseacutee de la liberteacute Critique qui repose sur largument suivant la liberteacute est un

concept politique car il recouvre des reacutealiteacutes qui ne peuvent voir le jour que dans le

cadre des eacutechanges sociaux reacutefleacutechis par lrsquoactiviteacute de la communauteacute civique Or cette

activiteacute repose elle-mecircme sur la mise en œuvre effective de la capaciteacute quont les

citoyens de discuter en commun des affaires publiques Cest donc seulement sur le

terrain de la participation civique que de veacuteritables liberteacutes peuvent ecirctre engendreacutees

aussi ce thegraveme de la participation constitue en quelque sorte le leitmotiv ndash ou en tout

cas le point de ralliement ndash du reacutepublicanisme classique et du neacuteo-reacutepublicanisme

quels que soient les formes deacuteriveacutees qursquoil prend

Deux modegraveles aujourdrsquohui tregraves commenteacutes (celui de la deacutemocratie participative

et celui de la deacutemocratie deacutelibeacuterative) semblent offrir certaines ressources pour

renouveler la question de la participation On deacutesigne par lrsquoexpression laquo modegravele

participatif raquo le complexe de projets et drsquoexpeacuteriences relatifs agrave lrsquoinstauration de laquo Jurys

citoyens raquo tireacutes au sort comme conseil consultatif dans les proceacutedures de la deacutecision

publique et par laquo modegravele deacutelibeacuteratif raquo lrsquoensemble des theacuteories et des expeacuteriences qui

placent au cœur de ce mecircme conseil lrsquoaction drsquoun groupe drsquoindividu statuant sur des

cas drsquoapregraves des regravegles de parole deacutefinies Les deux modegraveles sont proches mais ne se

confondent pas un jury participatif peut ne pas ecirctre deacutelibeacuteratif (par exemple si les

proceacutedures de deacutelibeacuteration ne sont pas preacuteciseacutees et que la discussion sengage agrave

brucircle-pourpoint) un comiteacute deacutelibeacuteratif peut ne pas ecirctre participatif (cest le cas srsquoil se

trouve composeacute drsquoexperts qualifieacutes et non de citoyens tireacutes au sort)19 Ils nous

paraissent en tout cas lrsquoun et lrsquoautre porteurs de lrsquoespoir drsquoune nouvelle forme de

participation publique voire de participation publicisante neacutecessaire agrave la reacutenovation du

reacutepublicanisme

18Isaiumlah Berlin laquo Deux conceptions de la liberteacute raquo dans Eacuteloge de la liberteacute [1969] trad J Carnaud et J

Lahana Paris Calmann-Leacutevy 1988 Presses Pocket Agora 1990 p 167-21819Pour une confrontation raisonneacutee entre les deux modegraveles voir Alban Bouvier et Samuel Bordreuil (dir)

laquo Deacutemocratie deacutelibeacuterative deacutemocratie deacutebattante deacutemocratie participative raquo Revue europeacuteenne des sciences sociales (Cahiers Vilfredo Pareto) tome XLV ndeg136 2007

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 186

Le modegravele participatif a reccedilu depuis quelque temps deacutejagrave et singuliegraverement

depuis les derniegraveres eacutelections preacutesidentielles en France lrsquoappui drsquoune partie de la

classe politique20 Il preacutesente de fait lrsquoavantage de relayer le systegraveme participatif et

peut mecircme faire caresser lrsquoespoir de le sauver au moins partiellement de la crise

dont il est affecteacute Il paraicirct offrir le moyen drsquoaugmenter la repreacutesentativiteacute de lrsquoeacutelu et ce

agrave un double niveau en amont de lrsquoeacutelection par la vertu de la rencontre entre les

citoyens et le preacutetendant agrave la repreacutesentation si ce dernier se met laquo agrave lrsquoeacutecoute raquo des

eacutelecteurs et en aval srsquoil est reacuteguliegraverement mis en œuvre entre les eacutelections le

repreacutesentant ne perd pas le contact avec les eacutelus Pratiqueacute de la sorte il preacutesente

toutefois le deacutefaut de fragmenter la geacuteneacuteraliteacute du mandat en autant revendications

particuliegraveres exprimeacutees par les citoyens agrave leur repreacutesentant ou agrave celui qui veut le

devenir agrave sa maniegravere par lexpression quil offre aux inteacuterecircts laquo individualiseacutes raquo (au

sens de lindividualisme tocquevillien) il augmente paradoxalement la deacutepolitisation

en faisant perdre de vue la recherche du commun ou du geacuteneacuteral qui constitue

normalement lesprit de la politique En revanche deux ideacutees qui relegravevent du pur

possible meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees et porteacutees au creacutedit de ce modegravele Premiegraverement

lrsquoideacutee des jurys citoyens tireacutes au sort sur le modegravele des jurys drsquoassise (crsquoest-agrave-dire sans

la possibiliteacute pour le jureacutes de se deacutefausser de sa preacutesence sauf motif exceptionnel) et

associeacutes en tant que tels agrave la deacutecision publique favorise incontestablement la

participation civique car elle pourrait mettre un eacutechantillon anonyme de la population

dans la situation drsquoavoir une certaine part agrave la deacutecision publique En instaurant le

principe secondaire drsquoune aide apporteacutee par des experts dont lrsquoinfluence serait limiteacutee

il est tentant drsquoimaginer geacuteneacuteraliser le systegraveme du tirage au sort en lrsquoinscrivant comme

proposition pour des niveaux eacuteleveacutes de la deacutecision et non plus seulement de la

consultation ndash or dans un monde de la politique reacuteelle domineacute par la compeacutetence

professionnelle des eacutelus et par le savoir des experts agrave tous les niveaux de lrsquoEtat une

telle proposition apparaicirct franchement iconoclaste Et deuxiegravemement il srsquoagirait bien

de penser la reacutealiteacute de jurys crsquoest-agrave-dire de pluraliteacutes actives laquo lrsquoincompeacutetence raquo des

individus tireacutes au sort est contrebalanceacutee par la multipliciteacute des points de vue qui

srsquoexprime au sein du jury Autre vue de lrsquoimagination sans doute mais qui comme telle

est justement agrave porter au creacutedit de ce modegravele instituer une telle pluraliteacute agrave des

niveaux de deacutecision effective sinon tenter de lui trouver un mode speacutecifique

dinstitutionnalisation permettrait en quelque faccedilon de renouer avec lrsquoesprit romain

20Voir les travaux de Loiumlc Blondiaux laquo Lrsquoideacutee de deacutemocratie participative enjeux impenseacutes et questions

reacutecurrentes raquo dans Marie-Heacutelegravene Baqueacute Henry Rey et Yves Sintomer (dir) Gestion de proximiteacute et

deacutemocratie participative une perspective comparative Paris La Deacutecouverte 2005 ainsi que Le nouvel esprit de la deacutemocratie Actualiteacute de la deacutemocratie participative Paris Le Seuil et La Reacutepublique des

Ideacutees 2008 Cf eacutegalement Yves Sintomer Le pouvoir au peuple jurys citoyens tirage au sort et deacutemocratie participative Paris La Deacutecouverte 2007

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 187

ancien car il eacutevoque le systegraveme biconsulaire qui pluralisait la deacutecision publique en

eacutevitant le caractegravere univoque de deacutecisions prises par un seul individu

Le modegravele deacutelibeacuteratif a quant agrave lui heacuteriteacute de son origine nord ameacutericaine une

sensibiliteacute marqueacutee aux probleacutematiques de la philosophie contemporaine du langage21

On entend par deacutelibeacuteration le processus de deacutebat dans lequel les positions initiales

des participants subissent une modification substantielle du point de vue de leur

contenu et consciente du point de vue de la repreacutesentation que srsquoen font ces

participants La deacutelibeacuteration correspond donc agrave une reacutealiteacute tout agrave fait diffeacuterente du

compromis ou accord neacutegocieacute des inteacuterecircts Elle ne se reacuteduit pas non plus au

consensus si du moins on entend par lagrave un eacutetat drsquoesprit a priori favorable agrave la

conciliation des antagonismes Dans le processus deacutelibeacuteratif les partis en preacutesence

se confrontent et de leur confrontation naissent des propositions communes

temporaires assez stables mais non deacutefinitives qursquoil est loisible drsquoutiliser comme

norme pour lrsquoaction Si elle est usuelle dans le fonctionnement de la Justice des

socieacuteteacutes deacutemocratiques (ainsi dans les pays occidentaux les Jurys drsquoassise deacutelibegraverent

ordinairement) dans le champ de la theacuteorie politique tous les attendus de la notion de

deacutelibeacuteration ne semblent pas encore clarifieacutes En particulier les regravegles de discussion et

les compeacutetences quil convient de mettre en œuvre sont probablement susceptibles

drsquoecirctre lobjet dune discussion sans fin22 En outre les formes de deacutelibeacuteration

revendiqueacutees par ses promoteurs sont potentiellement contradictoires les unes avec

les autres23 Le modegravele deacutelibeacuteratif tend cependant agrave srsquoimposer dans la discussion

actuelle tout se passe comme si nos socieacuteteacutes connaissaient la monteacutee drsquoun

laquo impeacuteratif deacutelibeacuteratif raquo24 et un philosophe tel que Habermas la adopteacute ou acclimateacute agrave

sa propre theacuteorie ce qui indique sa compatibiliteacute avec une philosophie de llaquo espace

public raquo dans laquelle le principe de la publicisation des deacutebats joue le rocircle dun

puissant ressort en vue dinstaurer une participation garante dune geacuteneacuteralisation tregraves

21Voir Jon Elster Deliberative Democracy Cambridge-New York Cambridge University Press 1998 Andreacute

Duhamel Daniel Weinstock Luc Tremblay (dir) La Deacutemocratie deacutelibeacuterative en philosophie et en droit

enjeux et perspectives Montreacuteal Eacuteditions Theacutemis 2001 Dominique Leydet (dir) laquo La deacutemocratie

deacutelibeacuterative raquo numeacutero de la revue Philosophiques (Socieacuteteacute de philosophie du Queacutebec) volume 29 ndeg2

automne 2002 Amy Gutmann Dennis Thompson Why Deliberative Democracy Princeton NJ Princeton

University Press 200422Cf Loiumlc Blondiaux laquo Prendre au seacuterieux lrsquoideacuteal deacutelibeacuteratif un programme de recherche raquo Revue suisse de science politique 2005 volume 10 ndeg4 p 158-16823Par exemple Daniel Weinstock distingue la deacutemocratie deacutelibeacuterative radicale de la deacutemocratie deacutelibeacuterative

libeacuterale et suggegravere les motifs de leur opposition (cf son article laquo La probleacutematique multiculturaliste raquo

dans Alain Renaut (dir) Histoire de la philosophie politique tome V Les philosophies politiques contemporaines Paris Calmann-Leacutevy 1999 p 427-461 1999 ici p 438-449)24Selon Loiumlc Blondiaux et Yves Sintomer laquo Lrsquoimpeacuteratif deacutelibeacuteratif raquo Politix 2002 volume 15 ndeg57 p 17-

35

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 188

feacuteconde des questions25

Aucun de ces modegraveles ne saurait ecirctre spontaneacutement ni mecircme aiseacutement

rapporteacutes au reacutepublicanisme et ce pour une bonne raison les modegraveles participatif et

deacutelibeacuteratif ne se trouvent nullement lieacutes au postulat holiste qui le sous-tend toujours

dune maniegravere ou dune autre et mecircme tout au contraire Dune part quoiqursquoagrave des

degreacutes divers ils peuvent lrsquoun et lrsquoautre ecirctre appreacutehendeacutes comme des types ideacuteaux

issus de proceacutedures destineacutees agrave faire eacutevoluer la deacutecision publique ndash bien que le

modegravele deacutelibeacuteratif reflegravete sans doute davantage que le participatif une conviction

philosophique puisqursquoil se fonde sur le postulat selon lequel lrsquoindividu dont le jugement

est exerceacute dispose drsquoune faculteacute deacutelibeacuterative capable de lui permettre drsquoobjectiver ses

inteacuterecircts De lautre ils reposent sur le postulat que les individus sont seacutepareacutes sinon

diviseacutes en tout cas peu susceptibles de fusionner dans le creuset dune volonteacute

geacuteneacuterale ni de se ranger aiseacutement sous lideacuteal dun bien commun deux instances vis-

agrave-vis desquelles ils soublieraient en tant quhommes et se reacutealiseraient en tant que

citoyens pour reprendre la ceacutelegravebre theacutematique rousseauiste du Contrat social26 Dans

le cadre des proceacutedures participative et deacutelibeacuterative le gain de la laquo liberteacute civile raquo se

fait mecircme dans un rapport agrave la laquo liberteacute naturelle raquo qui ne saurait plus ecirctre repreacutesenteacute

ndash ainsi que le faisait Rousseau ndash comme une relation dopposition ou de substitution

pure et simple de lune par lautre mais sans doute comme un eacutechange complexe

dans lequel la strateacutegie des points de vue coopegravere paradoxalement agrave leacutetablissement

dune regravegle daction commune puis de deacutecisions collectives consideacutereacutees comme le

meilleur bien commun possible En des termes plus directs nous serions tenteacutes

deacutecrire quinterpreacuteter les modes participatif et deacutelibeacuteratif dans la perspective dune

reacutenovation du reacutepublicanisme classique consiste agrave opeacuterer une laquo deacutesubstantialisation raquo

de ce dernier

Une telle opeacuteration semble certes risqueacutee il convient de sinterroger sur la

possibiliteacute mecircme dun laquo reacutepublicanisme proceacutedural raquo fruit obligeacute de sa

deacutesubstantialisation27 Mais elle apparaicirct eacutegalement neacutecessaire ndash compte tenu de la

25Cf Juumlrgen Habermas Droit et deacutemocratie op cit chapitre VII laquo La deacutemocratie deacutelibeacuterative un concept

proceacutedural de deacutemocratie raquo Toutefois Habermas estime explicitement que la deacutemocratie deacutelibeacuterative se

situe laquo au-delagrave raquo du libeacuteralisme et du reacutepublicanisme voir Juumlrgen Habermas laquo Au-delagrave du libeacuteralisme et du

reacutepublicanisme la deacutemocratie deacutelibeacuterative raquo Raison publique ndeg1 2003 p 40-5726Cf Rousseau Du contrat social I 8 dans Oeuvres complegravetes tome III Paris Gallimard 1964 p 364-

36527Hypothegravese que jai formuleacutee agrave loccasion de deux essais reacutecents agrave propos dune interpreacutetation de la

dimension civique possible receleacutee par la notion de corruption dans le reacutepublicanisme (cf Thierry

Meacutenissier laquo Lusage civique de la notion de corruption selon le reacutepublicanisme ancien et moderne raquo dans

Meacutenissier T (dir) laquo La corruption un concept philosophique et politique chez les Anciens et les

Modernes raquo Anabases Traditions et reacuteception de lAntiquiteacute ndeg6-2007 p 83-98) et agrave propos dun

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 189

deacutesheacuterence du modegravele reacutepublicain en termes de comportement civil ou plutocirct de ce

qui semble ecirctre sa lente transformation en une mythologie peu creacutedible Si certaines

conditions sont respecteacutees nous estimons pourtant quil existe une diffeacuterence

irreacuteductible entre une telle opeacuteration et celle que reacutealise le neacuteo-reacutepublicanisme que ce

soit dans le cadre du libeacuteralisme politique rawlsien dans celui de la laquo theacuteorie de la

liberteacute et du gouvernement raquo promue par Pettit ou dans la variante

laquo communautarienne raquo de Charles Taylor ndash une diffeacuterence qui valorise la premiegravere

tradition par rapport agrave la seconde au point que le risque qursquoune telle reacutenovation fait

courir au reacutepublicanisme classique meacuterite drsquoecirctre couru Ces conditions nous suggeacuterons

de commencer agrave les deacuteterminer par une analyse de la notion dinteacuterecirct geacuteneacuteral Les

deux modegraveles dont nous venons de restituer les conditions theacuteoriques semblent en

effet opportuneacutement fournir le moyen de penser agrave nouveaux frais cette notion

cardinale et de ce fait elles offrent une puissante ressource dont la feacuteconditeacute apparaicirct

double elles permettent de relayer les limites du reacutepublicanisme traditionnel relatives

agrave la recherche dun principe reacuteel de deacutecision collective et dune norme leacutegitime pour la

souveraineteacute populaire

laquo Recomposer raquo linteacuterecirct geacuteneacuteral

Le destin de la notion drsquointeacuterecirct geacuteneacuteral est eacutetrange28 Elle nest nullement

absente du vocabulaire politique de la tradition ndash Rousseau par exemple lemploie au

moins une fois tout en forgeant le concept dinteacuterecirct commun ou public afin de

consideacuterer ce dernier comme lobjet de la volonteacute geacuteneacuterale29 Elle nest pas non plus

absente du reacutepertoire contemporain car elle occupant une place importante dans les

examen des enjeux recouverts pour la theacuteorie politique par le lobbying institutionnel (cf laquo La liberteacute civique

est-elle encore possible Pour ocircter le masque dune nouvelle servitude raquo dans Yves Charles Zarka et les

Intempestifs Critique des nouvelles servitudes PUF 2007 p 145-170)28A notre connaissance on ne dispose en franccedilais sur cette notion que de la synthegravese deacutejagrave ancienne de

Franccedilois Rangeon qui couvre les domaines de la philosophie de la science politique et du droit mais qui

simpose certaines limites quant agrave la conceptualisation de la notion dont il remarque qursquoelle laquo reacutepugne agrave

toute tentative de systeacutematisation rationnelle raquo Cf Franccedilois Rangeon Lideacuteologie de linteacuterecirct geacuteneacuteral Paris Economica 198629Sur la theacutematique de linteacuterecirct chez Rousseau voir Bruno Bernardi La fabrique des concepts Recherches sur linvention conceptuelle chez Rousseau Paris Honoreacute Champion 2006 chapitre VI laquo linteacuterecirct lieu

commun et diffeacuterence raquo p 269-305 fort justement B Bernardi remarque que linteacuterecirct geacuteneacuteral constitue

pour Rousseau une laquo notion fantocircme raquo et explique comment le concept dinteacuterecirct commun ou public en

tant quil deacutegage la perspective dune volonteacute geacuteneacuterale est quasiment proposeacute de maniegravere alternative agrave

loption repreacutesenteacutee par celui dinteacuterecirct geacuteneacuteral

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 190

deacutebats publics30 Toutefois elle se trouve relativement deacutelaisseacutee par la theacuteorie

normative seulement utiliseacutee de maniegravere reacutecurrente en droit sans ecirctre y ecirctre

consideacutereacutee avec la force dun paradigme indiscutable il existe une importante (agrave la

fois imposante et efficace) jurisprudence de la notion elle se preacutesente mecircme comme

ce qui permet lrsquoarticulation des normes (lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral est selon le droit laquo un principe

justifiant lrsquoimposition drsquoune obligation ou la fixation drsquoune interdiction raquo rappelle

Rangeon) mais elle ne vaut pas comme un fondement juridique puisque preacuteciseacutement

elle se preacutesente de maniegravere meacutetajuridique et semble aux juristes relever davantage de

la philosophie morale et politique que de leur discipline Dans lhistoire des ideacutees

politiques seuls lAbbeacute Sieyegraves et Benjamin Constant y ont semble-t-il eu recours de

maniegravere organiseacutee mais ni lrsquoun ni lrsquoautre pour des raisons diverses ne sont parvenus

agrave limposer deacutefinitivement

Sieyegraves dans la mouvance reacutevolutionnaire seacutetait montreacute tregraves attentif agrave ce qui

fait luniteacute dune nation et seacutetait consacreacute ainsi quon peut le lire notamment dans

son ceacutelegravebre opuscule Quest-ce le Tiers-Etat agrave la tentative de penser ce qui fait le

commun de la pluraliteacute sociale31 Il avait theacutematiseacute linteacuterecirct geacuteneacuteral de deux maniegraveres

diffeacuterentes dabord en le forgeant agrave partir de lanalyse laquo strateacutegique raquo des diffeacuterents

inteacuterecircts qui se trouvaient aux prises dans la socieacuteteacute de lAncien Reacutegime Le premier

moment theacuteorique de lopuscule consacreacute au Tiers obeacuteit agrave une logique demprunt agrave la

Constitution anglaise qui proceacutedait par composition des inteacuterecircts en confeacuterant aux

corps sociaux une repreacutesentativiteacute diffeacuterencieacutee pour parvenir agrave la constitution dun

laquo inteacuterecirct commun raquo explique Sieyegraves labolition de la cateacutegorie de privilegravege repreacutesente

le neacutecessaire combat quil faut livrer puisque cette notion surdeacutetermine linteacuterecirct dune

classe par rapport agrave celui des autres en lui confeacuterant une digniteacute dune nature

extrapolitique32 Puis Sieyegraves deacutelaisse cette voie en concevant linteacuterecirct geacuteneacuteral par

reacutefeacuterence agrave la laquo volonteacute de la nation raquo crsquoest-agrave-dire en regard drsquoun principe drsquouniteacute agrave la

30Voir par exemple la journeacutee deacutetude du Centre de Recherche en Droit Constitutionnel de lUniversiteacute de

Paris I le 6 octobre 2006 laquo Linteacuterecirct geacuteneacuteral norme constitutionnelle raquo les actes ont paru sous ce titre

aux eacuteditions Dalloz-Sirey en 2007 eacutediteacutes par Bertrand Mathieu Michel Verpeaux Josseline de Clausade et

Pierre Mazeaud 31Voir Emmanuel Sieyegraves Quest-ce que le Tiers-Etat Paris PUF p 47 laquo Toute socieacuteteacute doit ecirctre reacutegleacutee

par des lois communes et soumise agrave un ordre commun Si vous y faites des exceptions au moins doivent-

elles ecirctre rares et dans aucun cas elles ne peuvent avoir sur la chose publique le mecircme poids la mecircme

influence que la regravegle commune raquo32Ibidem p 60 laquo Tous les autres citoyens sont confondus dans le mecircme inteacuterecirct point de privilegraveges qui

en fassent des ordres distincts Si donc on veut en France reacuteunir les trois ordres en un il faut auparavant

abolir toute espegravece de privilegravege Il faut que le noble et le precirctre naient dautre inteacuterecirct que linteacuterecirct

commun et quils ne jouissentpar la force de la loi que des droits de simples citoyens Sans cela vous

aurez beau reacuteunir les trois ordres sous la mecircme deacutenomination ils feront toujours trois maniegraveres

heacuteteacuterogegravenes impossibles agrave amalgamer raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 191

fois politique et historique que la repreacutesentation parlementaire a pour but de traduire

ce qui conduit agrave regarder la question de la repreacutesentativiteacute du tiers comme lenjeu

politique majeur qui doit mobiliser toutes les eacutenergies33 Mais deux difficulteacutes

persistent Premiegraverement il se produit comme un cercle dans le raisonnement de

lauteur en cherchant ce quest la nation il produit le concept dinteacuterecirct geacuteneacuteral lequel

renvoie agrave la capaciteacute de la nation de se repreacutesenter elle-mecircme sur le plan politique

dans les situations historiques Deuxiegravemement la solution procircneacutee par Sieyegraves fait du

systegraveme repreacutesentatif la clef de voucircte de leacutedifice national ce systegraveme neacutetait

coheacuterent quen y mettant en quelque sorte toute leacutenergie de la Reacutevolution pour

combler leacutecart entre repreacutesentants et repreacutesenteacutes par une reacutenovation constitutionnelle

meneacutee avec un esprit dune grande radicaliteacute ndash il nest possible pour nous que du point

de vue de cette confiance dans les institutions qui preacuteciseacutement vient agrave nous

manquer De telles difficulteacutes ont joueacute sur la reacuteception des thegraveses de Sieyegraves la

posteacuteriteacute de sa tentative theacuteorique deacutejagrave fort complexe du point de vue du droit

constitutionnel34 devient tout agrave fait incertaine si on lenvisage vis-agrave-vis de la tradition

de la philosophie politique Probablement agrave cause du niveau supeacuterieur dabstraction

neacutecessaire pour la concevoir et tregraves certainement parce quelle reacutecuse purement et

simplement le problegraveme de la repreacutesentation la volonteacute geacuteneacuterale rousseauiste sest

montreacutee plus efficace sur la question cruciale de luniteacute civique ainsi que nous lavons

suggeacutereacute plus haut

En prenant la notion dinteacuterecirct geacuteneacuteral comme synonyme dlaquo inteacuterecirct public raquo

Benjamin Constant eacutevoluait pour sa part dans la perspective des ideacutees libeacuterales pos-

reacutevolutionnaires et par reacutefeacuterence agrave la multipliciteacute des inteacuterecircts particuliers Le problegraveme

qui se posait agrave Constant eacutetait pour ainsi dire symeacutetriquement inverse de celui qui

preacuteoccupait Sieyegraves tandis que celui-ci deacutesirait eacutetendre les pouvoirs populaires celui-lagrave

reacutefleacutechit agrave la maniegravere de limiter la souveraineteacute du peuple que le moment

reacutevolutionnaire appuyeacute sur la doctrine rousseauiste a preacuteciseacutement rendue illimiteacutee ndash

et selon un paradoxe freacutequent dans lhistoire des ideacutees politiques pour ce faire

Constant se reacutefegravere agrave certaines thegraveses de Sieyegraves35 Avec preacutecision et de maniegravere tregraves

suggestive Lucien Jaume a eacutetabli comment lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral chez Constant reposait sur

une veacuteritable invention theacuteorique visant agrave deacutepasser lrsquoopposition laquo franccedilaise raquo entre

33Ibidem p 82 laquo Nous avons deacutemontreacute [] la neacutecessiteacute de ne reconnaicirctre la volonteacute commune que dans

lavis de la pluraliteacute Cette maxime est incontestable Il suit de lagrave quen France les repreacutesentants du tiers

sont les vrais deacutepositaires de la volonteacute nationale Ils peuvent sans erreur parler au nom de la nation

entiegravere raquo34Voir Alain Laquiegraveze laquo La reacuteception de Sieyegraves par la doctrine publiciste franccedilaise du XIXegraveme et du XXegraveme

siegravecle raquo dans Pierre-Yves Quiviger Vincent Denis et Jean Salem Figures de Sieyegraves Paris Publications de

la Sorbonne 2008 p 82-12135Ibidem p 92-95

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 192

lrsquoimmanence ou la diffusion des inteacuterecircts particuliers et la transcendance du principe

drsquouniteacute (qursquoil srsquoagisse du peuple de lrsquoEtat ou de la nation) porteacutee agrave son acmeacute par les

Jacobins36 Il a eacutegalement examineacute pour quelles raisons la solution de Constant nrsquoavait

pas eacuteteacute adopteacutee par les libeacuteraux franccedilais victimes de la probleacutematique de

laquo lrsquoeffacement raquo de lrsquoindividu37

Selon la perspective qui est la nocirctre lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral gagne agrave ecirctre recomposeacute

Dans un systegraveme reacutepublicain on ne saurait en effet concevoir la source de la leacutegitimiteacute

en dehors de lrsquoexpression de la volonteacute populaire quelles que soient les difficulteacutes qui

srsquoattachent agrave la deacutefinition preacutecise de ce dernier terme Or nous lrsquoavons dit le systegraveme

repreacutesentatif articule cette expression agrave lrsquoeacutelection de repreacutesentants Si bien que crsquoest

par le biais de lrsquoinstitution que srsquoexprime la volonteacute populaire Nous proposons de

nommer plus preacuteciseacutement laquo inteacuterecirct public raquo cette expression Les repreacutesentants

exercent en effet leur mandat dans le cadre de la publiciteacute permise par lrsquoinstitution de

lrsquoEtat de droit ndash en mecircme temps que cet exercice anime cette derniegravere Lrsquoinstitution

consideacutereacutee de la sorte serait source de stabiliteacute et se trouverait drsquoautant moins

contestable qursquoelle est leacutegitimeacutee par le mandat des eacutelus actifs qui ne preacutetendent pas

eacutepuiser avec leurs seules forces la totaliteacute de la volonteacute geacuteneacuterale De fait on se

propose maintenant denvisager une telle reconnaissance de lrsquointeacuterecirct public dans le

cadre dune conception de lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral qui tienne compte des deacutebats participatifs

et deacutelibeacuteratifs

Si ceux-ci sont eacutegalement laquo publics raquo srsquoils participent de la laquo publiciteacute raquo

neacutecessaires au bon fonctionnement drsquoune deacutemocratie authentique on a dit qursquoils ne

sont jamais vraiment instituants en tout eacutetat de cause dans les dispositions

actuelles ils ne sont pas creacuteateurs drsquoinstitution agrave la diffeacuterence de lrsquoeacutelection En

revanche ils procegravedent des inteacuterecircts immanents de la socieacuteteacute et comme tels ils

peuvent traduire lrsquointeacuterecirct de celle-ci dans sa geacuteneacuteraliteacute speacutecifique si nous pouvons

nous exprimer de la sorte agrave savoir dans sa globaliteacute et dans son authenticiteacute sans

laquo brouillage raquo ducirc au systegraveme repreacutesentatif Certes il ne srsquoagit jamais drsquoune geacuteneacuteraliteacute

laquo pure raquo au sens kantien de ce qui neacutetant pas sensible est purement rationnel et par

conseacutequent universel chaque socieacuteteacute a les inteacuterecircts contingents qui sont

ponctuellement les siens Rousseau nous rappelle avec raison que la somme des

inteacuterecircts donne une agreacutegation et quelle nengendre jamais une uniteacute substantielle

36Cf Lucien Jaume laquo Le problegraveme de linteacuterecirct geacuteneacuteral dans la penseacutee de Benjamin Constant raquo dans

Franccediloise Tilkin (dir) Le groupe de Coppet et le monde moderne Conceptions images deacutebats

Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lUniversiteacute de Liegravege Fascicule CCLXXVII Librairie

Droz 1998 p 159-176 Lauteur cite notamment cette formule reacuteveacutelatrice du travail theacuteorique auquel

sest livreacute Constant laquo Cet inteacuterecirct public nest autre chose que les inteacuterecircts individuels mis

reacuteciproquement hors deacutetat de se nuire raquo p 166 souligneacute par moi 37Cf Lucien Jaume Lrsquoindividu effaceacute ou le paradoxe du libeacuteralisme franccedilais Paris Fayard 1997

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 193

valant comme principe Pour ces raisons agrave deacutefaut de pouvoir leur reconnaicirctre la

geacuteneacuteraliteacute agrave laquelle leurs partisans aspirent nous proposons de nommer laquo inteacuterecirct

social raquo les propositions des jurys populaires tireacutes au sort et des assembleacutees

deacutelibeacuteratives Il serait peut ecirctre plus expeacutedient drsquoailleurs de nommer laquo les inteacuterecircts

sociaux raquo lrsquoensemble de ces proposition en incluant dans lrsquoeacutenonceacute mecircme la pluraliteacute

constitutive de lrsquoexpression de ces conseils ndash cela eacuteviterait de plus drsquoinduire la

repreacutesentation drsquoune homogeacuteneacuteiteacute sociale comme crsquoest le cas avec lrsquoemploi du

singulier car preacuteciseacutement cette homogeacuteneacuteiteacute nrsquoexiste pas compte tenu de la

particulariteacute de la laquo forme de vie raquo deacutemocratie Les inteacuterecircts sociaux (ou lrsquointeacuterecirct social

si lrsquoon adopte un singulier geacuteneacuterique commode) ne preacutesentent donc nullement une

geacuteneacuteraliteacute parfaite du type de celle viseacutee par la volonteacute geacuteneacuterale rousseauiste Mais

preacuteciseacutement se dessine peut-ecirctre de la sorte une piste pour sortir du veacuteritable chemin

de croix qui est toujours celui du reacutepublicanisme classique agrave propos de la question de

la laquo geacuteneacuteraliteacute raquo Car cette geacuteneacuteraliteacute parfaite ou laquo pure raquo comment la reacutealiser dans les

faits Comment concevoir une socieacuteteacute politique historique dans ces conditions

Dans sa reacuteussite theacuteorique mecircme largumentation de Rousseau relative agrave la

constitution de la volonteacute geacuteneacuterale paraicirct avoir enfermeacute dans une formule fixe la

question du pouvoir collectif telle que depuis lors lrsquoaffronte le reacutepublicanisme

classique au point de rendre ce dernier potentiellement steacuterile comme mode de

gouvernement Distinguer lrsquointeacuterecirct social de lrsquointeacuterecirct public en reacuteservant agrave celui-ci la

deacutesignation de la leacutegitimiteacute institutionnelle et en confeacuterant agrave celui-lagrave la tacircche de

deacutesigner les effets de sens produits par la reacutealisation des modegraveles participatif et

deacutelibeacuteratif permet de sortir de cette aporie ainsi quon va le voir Tout se passe

comme si lon parvenait agrave se doter dun reacutepublicanisme agrave la fois raisonnable et

authentique raisonnable parce que sa formule est applicable authentique parce quil

permet de se doter de proceacutedures mettant en œuvre un authentique pouvoir collectif

sinon une dynamique favorable agrave linstauration de la communauteacute civique Notre

proposition pourrait plus exactement se preacutevaloir dune double feacuteconditeacute Drsquoune part

les motions exprimeacutees par les jurys populaires tireacutes au sort ou par les assembleacutees

deacutelibeacuterantes expriment un inteacuterecirct toujours immanent agrave la volonteacute populaire jamais

coupeacutee de son expression la plus directe possible De lrsquoautre dans sa version actuelle

le systegraveme repreacutesentatif peine agrave incarner la volonteacute geacuteneacuterale de maniegravere incontestable

Au contraire il engendre mecircme une contestation reacutecurrente qui fragilise sans cesse

lrsquoinstitution Reacuteserver le terme drsquointeacuterecirct public aux prises de position des repreacutesentants

(qursquoil srsquoagisse des deacutebats parlementaires et des lois qui deacutecoulent des votes agrave

lrsquoAssembleacutee des avis rendus pas les seacutenateurs ou des deacuteclarations et des deacutecisions

du pouvoir exeacutecutif) offre le moyen de sauver lrsquoinstitution de cette contestation

dirimante

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 194

Cest dans la relation entre les deux inteacuterecircts que se recompose lideacutee dinteacuterecirct

geacuteneacuteral Notre dessein nrsquoest pas seulement de reconsideacuterer la notion drsquointeacuterecirct geacuteneacuteral

mais bien drsquoen recomposer lrsquoideacutee en proposant une formule qui garantirait sa pleine et

peacuterenne expression Les propositions actuelles tendent agrave faire de la participation des

jurys tireacutes au sort et de la deacutelibeacuteration un auxiliaire de la repreacutesentation en valorisant

leur pouvoir de conseil ou drsquoeacuteclaircissement de la deacutecision publique Cela revient dans

les termes de notre distinction agrave adopter le principe drsquoune subordination de lrsquointeacuterecirct

social agrave lrsquointeacuterecirct public Les propositions issues de la deacutemocratie radicale preacutetendent agrave

inverser ce scheacutema de primauteacute en deacutefiance de lrsquoinstitution sinon de toute tendance agrave

lrsquoinstitutionnalisation Si elles obeacuteissent agrave une logique qursquoon peut comprendre ni lrsquoune

ni lrsquoautre position ne sont deacutefendables jusqursquoau bout victimes lrsquoun comme lrsquoautre drsquoune

formule trop fixe Si le systegraveme des deux inteacuterecircts eacutetait mis en œuvre (si les deux

inteacuterecircts pouvaient reacuteguliegraverement srsquoexprimer sur des thegravemes varieacutes) on verrait

probablement que leur rapport nrsquoobeacuteit pas agrave une regravegle fixe ils peuvent se trouver en

convergence mais aussi ecirctre dans un deacutesaccord ponctuel ou profond Dans un souci

reacutepublicain il importe toutefois de reacuteconcilier la socieacuteteacute avec lrsquoEtat afin de laquo politiser la

socieacuteteacute raquo en creacuteant de la sorte une authentique communauteacute civique Si bien qursquoil nous

paraicirct impeacuteratif de concevoir dynamiquement ce rapport Dans cet esprit il conviendrait

drsquoenvisager leurs relations tantocirct discordantes tantocirct concordantes comme une

attestation de la vitaliteacute deacutemocratique drsquoune communauteacute en voie de reacutepublicanisation

crsquoest-agrave-dire capable drsquoopeacuterer dans le deacutebat public des synthegraveses entre la socieacuteteacute et

lrsquoEtat Nous proposons de nommer laquo deacutemocratie agonistique raquo selon un terme (ou plus

geacuteneacuteralement une theacutematique) actuellement plutocirct reacuteserveacutes aux modegraveles prenant en

compte les diffeacuterends sociaux38 le modegravele qui repose sur le conflit possible des deux

inteacuterecircts social et public et qui permet lexpression de linteacuterecirct geacuteneacuteral Mieux encore

pour dire les choses agrave la maniegravere de Machiavel dont cette suggestion procegravede la

deacutemocratie agonistique traduit le jeu tumultueux des humeurs de la citeacute diviseacutee ndash les

jurys citoyens tireacutes au sort et les assembleacutees deacutelibeacuteratives constitueraient-ils une sorte

de nouveau Tribunat de la Plegravebe Jamais eacutecrit le Florentin les tumultes ne furent

preacutejudiciables agrave la liberteacute de Rome Il est en effet tentant de croire que de tels

diffeacuterends ne sauraient affaiblir une socieacuteteacute mais au contraire la fortifier en renforccedilant

par lrsquoexercice du deacutesaccord le goucirct de la liberteacute publique39 Parce quelle entretiendrait

38Voir par exemple les contributions de Loiumlc Blondiaux laquo Deacutemocratie participative vs deacutemocratie

agonistique Le statut du conflit dans les theacuteories et les pratiques de participation contemporaines raquo

Raisons politiques 20082 ndeg30 p 131-147 et de Patrick Savidan laquo Deacutemocratie participative et

conflit raquo Revue de meacutetaphysique et de morale ndeg2 avril 2008 p 177-18939Voir Machiavel Discours sur la premiegravere deacutecade de Tite-Live I 4 laquo Je preacutetends que ceux qui

condamnent les troubles [i tumulti] advenus entre les nobles et la plegravebe blacircment ce qui fut la premiegravere

cause du fait que Rome a maintenu sa liberteacute ils accordent plus drsquoimportance aux rumeurs et aux cris

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 195

agrave la fois des moyens favorisant la convergence ponctuelle des deux inteacuterecircts et dautres

en vue de lexpression de leur deacutesaccord la deacutemocratie agonistique pourrait fournir le

cadre approprieacute agrave un inteacuterecirct geacuteneacuteral entendu comme le souffle susceptible de

maintenir animeacutee la communauteacute civique Bien entendu il serait neacutecessaire de se

doter ici drsquoune theacuteorie plus fine du conflit ndash agrave savoir drsquoune theacuteorie sociale et politique

du conflit qui se montrerait capable de ne pas reacuteinvestir un ordre transcendantal

reposant sur la distinction entre des bons et des mauvais conflits en soi

Et bien que la theacuteorie normative ne soit pas directement eacutevaluable en fonction

des dispositifs opeacuterationnels qursquoelle propose (en ce qursquoelle fournit les laquo principes du

droit politique raquo pour parler comme Rousseau) on peut suggeacuterer la disposition

suivante en cas de rapport conflictuel persistant entre les deux inteacuterecircts afin de ne

pas gripper le systegraveme par une situation de blocage on pourrait imaginer le dispositif

suivant toute crise de ce genre recevrait sa solution formelle gracircce agrave la deacutecision

souverainement prise par une commission mixte composeacutee de repreacutesentants des deux

inteacuterecircts eacutelus de diffeacuterents niveaux et membres des jurys tireacutes au sort et des

assembleacutees deacutelibeacuteratives qui statueraient agrave la majoriteacute des voix Leur deacutecision aurait

valeur de norme mais drsquoune maniegravere toujours amendable par exemple agrave lrsquoissue drsquoune

peacuteriode deacutetermineacutee faisant suite agrave lrsquoinstauration de la mesure prise De la sorte

lrsquoinstitution serait pour reprendre les vues de Machiavel comme peacuteriodiquement

refondeacutee dotant la vie de lrsquoEtat drsquoun reacutegime agrave la fois dynamique et pour cela mecircme

confortant40 force restant agrave la loi mais sans jamais la couper de lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral

recomposeacute

Conclusion

Nous pouvons achever ce deacuteveloppement prospectif par quatre bregraveves

remarques destineacutees agrave souligner les beacuteneacutefices qursquoil est permis drsquoespeacuterer de la

que causaient de tels troubles qursquoaux heureux effets que ceux-ci engendraient Ils ne considegraverent pas le

fait que dans tout Etat il y a deux humeurs diffeacuterentes celle du peuple et celle des grands [non considerino come e sono in ogni republica due umori diversi quello del popolo e quello de grandi] et

que toutes les lois favorables agrave la liberteacute procegravedent de leur opposition Il en advint ainsi agrave Rome comme

on peut aiseacutement le voir agrave Rome etc raquo (dans Oeuvres traduites sous la dir de Christian Bec Paris

Robert Laffont 1996 p 196-19740Discours sur la premiegravere deacutecade de Tite-Live III 1 trad citeacutee p 370 laquo Je dis que les alteacuterations qui

ramegravenent [les corps naturels mixtes tels les religions et les reacutepubliques] agrave leurs origines servent agrave leur

salut Celles donc qui gracircce agrave leurs institutions peuvent se reacutenover souvent ou bien qui par un accident

quelconque eacutetranger agrave leurs institutions en viennent agrave le faire sont mieux ordonneacutees et ont une existence

plus longue raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 196

recomposition de lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral (i) Daniel Bougnoux dans un ouvrage reacutecent

consacreacute agrave la laquo crise de la repreacutesentation raquo entend prendre la mesure de celle-ci en la

consideacuterant dans sa geacuteneacuteraliteacute philosophique tout en nourrissant son enquecircte

danalyses preacutecises emprunteacutees au domaines de lart de la culture des meacutedias et de

la politique41 Le registre artistique qui lui paraicirct paradigmatique de la situation

geacuteneacuterale de la repreacutesentation lui fournit une matrice dinterpreacutetation tregraves inteacuteressante

pour la dimension politique la crise de la repreacutesentation propre agrave lart au deacutebut du

XXegraveme siegravecle sanctionne la rupture ou en tout cas lamoindrissement de la barriegravere

symbolique qui seacutepare le spectateur et le spectacle Cest un pheacutenomegravene de ce genre

qui se produirait aujourdhui dans les meacutedias et dans la politique estime Bougnoux

On pourrait le qualifier en parlant pour nos usages actuels de tentation de la

proximiteacute nos contemporains aspirent agrave ce que leurs meacutedias comme leurs

repreacutesentants soient laquo proches deux raquo ou laquo agrave leur image raquo Soulignons le fait que notre

proposition de recomposition de linteacuterecirct geacuteneacuteral (si lon entend par lagrave le fait de donner

voix aux jurys populaires et aux assembleacutees deacutelibeacuteratives tout en faisant dialoguer les

propositions quils eacutemettent avec celles des repreacutesentants exprimant linteacuterecirct public)

donne droit agrave cette aspiration contemporaine tout en offrant une inteacuteressante

ressource afin de redonner du creacutedit agrave linstitution sans pour autant la laquo durcir raquo

exageacutereacutement

(ii) Ensuite le dispositif preacutesente une inteacuteressante ressource croyons-nous en

regard de la situation dune disposition si neacutecessaire agrave lexercice des responsabiliteacutes

dans une socieacuteteacute deacutemocratique agrave savoir la confiance42 La situation actuelle de cette

disposition est celle dune crise diffuse qui prend des formes empiriques varieacutees43

Dougrave la tentation fort compreacutehensible dinstaurer le principe de deacutefiance dans le

contexte theacuteorique dun modegravele de laquo contre-deacutemocratie raquo agrave propos duquel nous nous

montrons toutefois reacuteserveacutes44 car pour dire les choses de maniegravere directe il nous

semble quon ne saurait en finir aussi aiseacutement avec les problegravemes que pose la

confiance dans nos socieacuteteacutes ndash dont limportance en termes danthropologie politique

demeure fondamentale45 Il nous semble que le dispositif du dialogue des deux inteacuterecircts

41Cf Daniel Bougnoux La crise de la repreacutesentation Paris La Deacutecouverte 200642Cf Lucien Jaume La liberteacute et la loi Les origines philosophiques du libeacuteralisme Paris Fayard 2000

chapitre VI laquo Le problegraveme du fondement de la confiance raquo p 257-30943Cf Jacqueline Costa-Lascoux et Lucien Jaume laquo La deacutemocratie et le deacuteclin de la confiance une rupture

dans la culture politique raquo dans Pascal Perrineau (dir) Le deacutesenchantement deacutemocratique op cit p 67-

8744Cf Pierre Rosanvallon La Contre-deacutemocratie op cit et Thierry Meacutenissier laquo Un traiteacute politique pour nos

nouvelles civiliteacutes Une lecture de La Contre-deacutemocratie de Pierre Rosanvallon raquo Critique ndeg 731 avril

2008 p 259-274 Cette reacuteserve est motiveacutee agrave la fois par la possibiliteacute et par le bien-fondeacute dune

laquo institutionnalisation raquo de la deacutefiance45Pour une eacutevaluation pertinente de limportance de la confiance saisie en ces termes cf Vincent

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 197

preacutesente une certaine qualiteacute heuristique vis-agrave-vis du problegraveme actuellement rencontreacute

agrave propos de la confiance sans que lon puisse deacuteterminer a priori avec exactitude le

scheacutema des dispositions pro- ou contra- quil instaurerait dans son fonctionnement

reacutegulier (agrave savoir les comportements de meacutefiance ou dadheacutesion quil susciterait) il

semble susceptible de donner voix agrave une (salutaire) meacutefiance de la socieacuteteacute envers

linstitution ou les repreacutesentants (en laissant sexprimer linteacuterecirct social contre linteacuterecirct

public) compenseacutee par une assise (dynamique) offerte agrave la confiance envers

linstitution et envers les repreacutesentants (en permettant aux tenants de linteacuterecirct public

de reacutepondre aux motions de deacutefiance promus par linteacuterecirct social) Ainsi entendu le

dispositif des deux inteacuterecircts nouvre-t-il pas une voie tout agrave fait stimulante en favorisant

un jeu de la meacutefiance et de la confiance entre les diffeacuterents acteurs de la vie civique

(iii) Nous imaginons de surcroicirct facilement que les deux inteacuterecircts ne cherchant

pas agrave exprimer la mecircme chose sont enclins agrave se disputer sans fin (bien que des

accords ponctuels soient toujours possibles) Par lagrave ils se mettent dans la situation ougrave

ils sobservent et sentre-empecircchent indeacutefiniment Nest-ce pas renouer dune maniegravere

originale avec le principe de la seacuteparation des pouvoirs tregraves favorable agrave la socieacuteteacute

deacutemocratique ou plus exactement en redoubler le laquo fonctionnement libeacuteral raquo (interne

aux trois puissances composant lEtat) par un laquo fonctionnement reacutepublicain raquo Comme

il sagit de situer ce principe dans un deacutebat entre la socieacuteteacute civile et lEtat mais en vue

de constituer une communauteacute civique dans laquelle la participation est effective il est

en effet tentant daffirmer que notre suggestion permet de laquo reacutepublicaniser raquo le grand

principe de la socieacuteteacute libeacuterale Indice inteacuteressant du fait que la distinction cardinale

entre les libeacuteralismes et les reacutepublicanisme ndash capable agrave certains eacutegards de scleacuteroser

les deacutebats en seacutedimentant les positions ndash pourrait ecirctre remise en question si lon

exploite lideacutee (deacutejagrave sous-entendue par Montesquieu par Rousseau et par Kant) selon

laquelle le terme laquo reacutepublicain raquo deacutesigne surtout une maniegravere quont les citoyens de se

rapporter agrave la politique et par suite un eacutetat desprit susceptible de saccomplir dans la

plupart des reacutegimes

(iv) Enfin nous avons conscience quen opeacuterant le geste que nous venons

deacutebaucher nous avons en quelque sorte fait entrer la contingence dans le cœur de la

deacutecision collective leacutegitime46 Dans le cadre de theacuteorie normative qui est le nocirctre nous

Mangematin et Christian Thuderoz Des Mondes de confiance Un concept agrave leacutepreuve de la reacutealiteacute sociale preacuteface de Lucien Karpik Paris CNRS Eacuteditions 200346La reconnaissance de la neacutecessiteacute de raisonner dans un contexte de contingence est souligneacutee par

Salvatore Veca qui montre remarquablement que dans les deacutemocraties contemporaines les eacutevaluations

collectives permettant une existence sociale laquo partageacutee raquo se font agrave mecircme la contingence des expeacuteriences

historiques et quil faut accepter cela comme une donneacutee de base si lon entend traduire aujourdrsquohui

lexigence des Lumiegraveres soit paradoxalement celle dauteurs souvent conduits agrave raisonner a priori Cf

Salvatore Veca Dellincertezza Tre meditazioni filosofiche Milan Feltrinelli 1997 et Le cose della vita

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 198

voudrions proposer un concept dinteacuterecirct geacuteneacuteral non seulement adeacutequat au point de

vue descriptif (capable de traduire les aspirations dune socieacuteteacute) mais encore pertinent

au point de vue prescriptif (permettant agrave ces socieacuteteacutes de se gouverner librement) Or

le principe que nous proposons agrave deacutefaut de posseacuteder la pureteacute de la volonteacute geacuteneacuterale

rousseauiste tire sa leacutegitimiteacute du fait quil peut preacutetendre refleacuteter les aspirations

concregravetes des socieacuteteacutes Mais par conseacutequent il voue la socieacuteteacute agrave sa propre

contingence On peut eacutegalement tirer une autre conclusion de la mecircme remarque

comme aucune formule a priori et valable une fois pour toutes ne saurait eacutenoncer le

principe de linteacuterecirct geacuteneacuteral tel que nous lavons laquo recomposeacute raquo sa formulation

deacutependra toujours de lactiviteacute politique En cherchant un principe viable pour animer la

communauteacute civique nous avons donc pour ainsi dire politiseacute agrave jamais ce principe - et

cela quel que soit le type de collectiviteacute ougrave la souveraineteacute est deacutesormais appeleacutee agrave

sincarner (Etat-nation mais aussi Reacutegion ou Europe) Nous estimons dailleurs que par

lagrave nous sortons du piegravege tendu par le laquo romantisme raquo taylorien le reacutepublicanisme de

linteacuterecirct geacuteneacuteral dont nous esquissons ici les grandes lignes renvoie agrave un holisme

politique et non culturel La communauteacute civique est lœuvre de citoyens qui y

acquiegraverent une conscience renouveleacutee de ce quils sont mais agrave la diffeacuterence de

lenglobement ethnoculturel limplication civique laisse ouverte la possibiliteacute

damender de reacuteformer voire de contester fermement la tradition La politique est en

effet fort diffeacuterente du simple laquo veacutecu raquo ethnique ou culturel si elle peut prendre bien

des formes elle trouve ses ressorts dans la capaciteacute quont les hommes dimaginer

des solutions nouvelles dans leurs efforts pour les imposer aux faits et

paradoxalement dans le deacutesaccord persistant entre les participants susceptible de

mobiliser des treacutesors dinventiviteacute theacuteorique et rheacutetorique Sans remonter agrave Aristote et

agrave la mention cardinale du fait que la citoyenneteacute consiste agrave faire et agrave deacutefaire les lois il

convient de souligner que le reacutepublicanisme classique comprend des doctrines ayant

theacuteoriseacute le rapport complexe entre lattachement laquo organique raquo des citoyens agrave la

communauteacute et la position dirrespect dans laquelle ils se placent deux-mecircmes par

obligation de conscience47 Ainsi envisageacutee la vertu civique ne nous apparaicirct ni sous

les traits dune discipline alieacutenante ni sous ceux dune soumission aveugle mais elle

nous semble synonyme dun impeacuteratif visant agrave eacutevaluer les commandements et

eacuteventuellement agrave agir collectivement afin de changer les lois Enfin nous pouvons

relever le cercle inteacuteressant qui sest maintenant dessineacute dans la perspective qui est

la nocirctre la communauteacute civique ne peut se trouver doteacutee dun principe dinteacuterecirct

geacuteneacuteral viable et performant qursquoagrave la condition drsquoaccepter de se livrer au jeu politique

Congetture conversazioni e lezioni personali Milan Rizzoli 200647Cf Alain Propos sur les pouvoirs Eacuteleacutements deacutethique politique Paris Gallimard laquo Folio Essais raquo 1985

p 162

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 199

indeacutefiniment cest-agrave-dire sans fin possible envisageable Il faut dabord pouvoir et

vouloir agir politiquement si lon veut disposer du principe qui permet de le faire

leacutegitimement et effectivement Les socieacuteteacutes libres sont des socieacuteteacutes politiques

Thierry Meacutenissier est agreacutegeacute de philosophie docteur en

eacutetudes politiques de lEcole des Hautes Eacutetudes en

Sciences Sociales (Centre Raymond Aron Paris) et HDR

en science politique Il est actuellement maicirctre de

confeacuterences de philosophie politique agrave lUniversiteacute Pierre

Mendegraves France ndash Grenoble 2 et agrave lInstitut dEtudes

Politiques de Grenoble Il a notamment publieacute les

ouvrages suivants Machiavel la politique et lhistoire Enjeux philosophiques PUF 2001 Machiavel Le

Prince ou le nouvel art politique direction en

collaboration avec Yves Charles Zarka PUF 2001

Lideacutee de contrat social Genegravese et crise dun modegravele philosophique dir en collaboration avec Jean-Pierre

Cleacutero Ellipses 2004 Eacuteleacutements de philosophie politique Paris Ellipses 2005 Lectures de Machiavel

dir en collaboration avec Marie Gaille Ellipses 2006

Lideacutee dempire dans la penseacutee politique historique

juridique et philosophique dir Paris LHarmattan

2006

  • Gaeumllle Jeanmart laquo Une approche geacuteneacutealogique de questions politiques sur lrsquoactualiteacute du courage raquo ndash Introduction
  • Etienne Tassin laquo Achille et les clandestins la scegravene politique du courage raquo
  • Marc-Antoine Gavray laquo Le courage du relativisme de Protagoras agrave lrsquouniteacute platonicienne des vertus raquo
  • Annick Stevens laquo Le rocircle du courage dans la praxis un questionnement agrave partir drsquoAristote raquo
  • Julien Pieron laquo Lrsquoaudace de la penseacutee sur Kant et les Lumiegraveres raquo
  • Raphael Alvarenga laquo La mesure de lrsquoimpossible penser le courage dans le cadre drsquoune rupture avec la condition preacutesente raquo
  • Raphaeumll Geacutely laquo Du courage de mourir au courage de vivre quels enjeux politiques Introduction agrave une pheacutenomeacutenologie radicale du courage raquo
  • Laurence Bleacutesin laquo De lrsquoaffect agrave lrsquoengagement Une lecture pragmatiste du courage raquo
  • Alain Loute laquo La logique excessive du geste courageux une force de creacuteation sociale Reacuteflexions agrave partir de Paul Ricœur raquo
  • Thierry Meacutenissier laquo ldquoRecomposerrdquo linteacuterecirct geacuteneacuteral Un essai de theacuteorie normative en reacuteponse agrave la crise du reacutepublicanisme classique raquo
Page 2: Figures du courage politique dans la philosophie moderne

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 2

Figures du courage dans la philosophie moderne et contemporaine(Coordination G Jeanmart et L Bleacutesin)

Gaeumllle Jeanmart laquo Une approche geacuteneacutealogique de

questions politiques sur lrsquoactualiteacute du courage raquo ndash

Introduction

Le courage est de toute eacutevidence une vertu universellement admireacutee Le

prestige dont il jouit ne semble deacutependre ni des socieacuteteacutes ni des eacutepoques De tout

temps la lacirccheteacute a eacuteteacute meacutepriseacutee et la bravoure estimeacutee Mais les formes en peuvent

varier comme les contenus chaque eacutepoque a ses peurs et ses courages Selon la

civilisation cest agrave chaque fois un certain profil de la notion qui sesquisse cest une

nouvelle maniegravere de probleacutematiser le courage qui se dessine Nous avons reacutecemment

laquo commis raquo une histoire philosophique du courage Thomas Berns Laurence Bleacutesin et

moi-mecircme1 organiseacutee selon quelques grandes questions qui permettent de couvrir les

principales repreacutesentations du courage agrave travers lrsquohistoire en essayant de deacuteterminer

les points de fixation des deacutebats sur le courage les principales tensions entre ces

repreacutesentations et les deacuteplacements qui peuvent ecirctre produits pour cerner les enjeux

des deacutebats contemporains Il ne srsquoy agissait pas de bacirctir une architectonique des

diffeacuterentes dimensions du courage mais bien de faire droit agrave travers une geacuteneacutealogie

agrave la positiviteacute de ces tensions dans la mesure ougrave il nous paraissait souhaitable que ce

conflit reste interne au courage lui-mecircme et le laisse dans sa probleacutematiciteacute plutocirct que

de faire du courage un mot drsquoordre Plus encore que de relativiser lrsquoeacuteloge du courage en

en preacutesentant les figures diverses et parfois contradictoires la geacuteneacutealogie peut aboutir

en effet agrave une approche critique de lrsquoeacuteloge lui-mecircme Car si le courage vaut peut-ecirctre 1 T Berns L Bleacutesin G Jeanmart Du courage Une histoire philosophique Paris Les Belles Lettres

laquo Encre marine raquo agrave paraicirctre en janvier 2010 Les trois auteurs deacuteveloppent depuis plusieurs anneacutees une

recherche collective sur le courage dans le cadre de la Fondation Bernheim agrave lrsquoinitiative drsquoEdouard

Jakhian son preacutesident de 2004 agrave 2009

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 3

partout et toujours mieux que la lacirccheteacute il reste encore agrave se demander notamment ce

que produit de neacutefaste le discours sur le courage La reacutesistance agrave un appel au courage

quotidien comme le journal-parleacute passe par la complication (geacuteneacutealogique) de lrsquoeacutevidente

neacutecessiteacute drsquoecirctre courageux et de la deacutefinition de lrsquoacte courageux Ces complications

peuvent srsquoeacutegrainer en une seacuterie de questions

Sur quels preacutesupposeacutes repose lrsquoappel meacutediatique et commun au courage

Quelles conseacutequences a-t-il Agrave quelle logique appartient-il Quels sont ses objectifs et

ses enjeux

Quel rapport le courage entretient-il avec la veacuteriteacute Faut-il consideacuterer comme

dans lrsquoAntiquiteacute que la veacuteriteacute limite la force drsquoacircme agrave des motifs et des objectifs

deacutetermineacutes comme laquo bons raquo agrave la suite drsquoune enquecircte ou faut-il consideacuterer comme Kant

(dans une sorte de reacutevolution copernicienne de ce rapport antique de la veacuteriteacute au

courage) qursquoune certaine force drsquoacircme est neacutecessaire pour enquecircter et srsquoeacutemanciper

intellectuellement Est-ce qursquoil y aurait un laquo veacuteritable raquo courage auquel opposer des

formes illusoires de courage Et faudrait-il degraves lors prendre la peine de deacutenoncer les

effets neacutegatifs de ces actes de laquo faux raquo courage Enfin srsquoil y a un veacuteritable courage

cela tient-il agrave un lien du courage agrave la justice ou agrave la veacuteriteacute qui lrsquoempecircche drsquoecirctre une

audace eacuteventuellement a- ou im-morale Ou plutocirct agrave un fond drsquoaffectiviteacute fondamentale

qui fait du courage autre chose qursquoune injonction morale abstraite

Le courage est-il une qualiteacute de lrsquoacircme ou de lrsquoacte Ou ce qui revient au

mecircme faut-il interroger de maniegravere privileacutegieacutee les conditions ou les conseacutequences du

courage Est-il essentiel de savoir preacuteciseacutement ce qui rend possible le courage qui

sont ces sujets capables de courage quels combats intimes se livrent en eux quelles

peurs ils surmontent pour se battre comme une approche pheacutenomeacutenologique du

courage le suggeacutererait Ou le courage doit-il ecirctre questionneacute plutocirct pour ce qursquoil rend

possible de faccedilon agrave se concentrer sur le sujet manifesteacute et donc en quelque sorte

produit par lrsquoacte courageux Dans ce cas ce sujet construit est-il le heacuteros lrsquoacteur de

lrsquohistoire comme le propose H Arendt ou le public comme le suggegravere J Dewey

Cette deuxiegraveme figure du courage est-elle non psychologique considegravere-t-elle

lrsquointeacuterioriteacute comme un mythe degraves lors qursquoelle considegravere que seul existe veacuteritablement

crsquoest-agrave-dire politiquement ce qui est manifeste Et faudrait-il ainsi opposer ces deux

approches comme on opposerait une approche politique agrave une approche psychologique

du courage Ou y a-t-il une politique qui se cache derriegravere la consideacuteration des sujets

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 4

et de leurs affects

Si le courage est une maniegravere de se battre srsquoil est une valeur agonistique agrave

quoi doit-il reacutesister Agrave quelles peurs Est-ce traditionnellement agrave la peur de mourir

comme le montre Achille le heacuteros courageux par excellence qui choisit la mort

honorable au combat plutocirct que la fuite honteuse Ou ne serait-ce pas une peur plus

fondamentale qursquoon aurait tort de supprimer en naturalisant le deacutesir de vivre la peur

de vivre preacuteciseacutement comme Nietzsche ou Foucault le laissent agrave penser Si cette

reacutesistance est une force de la volonteacute drsquoougrave vient cette volonteacute Est-elle cette part en

nous qui nous est donneacutee (car qui choisit la force de sa volonteacute ) Ou y a-t-il un

contexte social qui peut donner cette force ou en deacutefaire la possibiliteacute Autrement dit

est-on courageux laquo en soi raquo et selon un caractegravere propre ou est-ce la situation lrsquoeacutetat

drsquoesprit du temps le public lrsquohistoire qui font et deacutefont les laquo courageux raquo

LrsquoAntiquiteacute a fait du courage un objet largement partageacute de questionnement

philosophique situeacute au cœur drsquoune probleacutematisation prioritairement morale crsquoest-agrave-dire

dans une doctrine de la vertu Prise en consideacuteration depuis ce discours sur la vertu

on peut dire que la question du courage sans cesse remodeleacutee a veacuteritablement fait

tradition il y a eu pendant lAntiquiteacute et le Moyen Acircge une riche doctrine du courage

qui en eacutetudiait les formes diverses les fondements eacutepisteacutemologiques et les liens avec

les autres vertus

Cette histoire philosophique du courage dont nous allons esquisser ici

quelques traits deacutebute par la moralisation drsquoune notion appartenant originellement au

registre de la guerre On assiste avec Platon de maniegravere particuliegraverement nette agrave cette

moralisation du courage qui ne concerne plus lrsquoexploit heacuteroiumlque rendu possible par des

dieux insufflant le thumos neacutecessaire aux combattants mais la guerre intestine que

chaque sujet megravene pour devenir meilleur laquo La victoire sur soi-mecircme dit Platon dans le

Lachegraves (qui est aussi le dialogue Sur le courage) est de toutes les victoires la

premiegravere et la plus glorieuse alors que la deacutefaite ougrave lrsquoon succombe agrave ses propres

armes est ce qursquoil y a agrave la fois de plus honteux et de plus lacircche raquo (191c-d) Dans

lrsquoAntiquiteacute le courage renvoie ainsi essentiellement agrave la forme virile du rapport agrave soi il

faut vaincre toutes les reacutesistances en soi pour agir droitement crsquoest-agrave-dire selon ce

que dicte la raison2

Ce rapport fondamental agrave soi-mecircme dans la reacutesistance aux difficulteacutes du

dehors comme du dedans donnera naissance ndash assez laquo naturellement raquo finalement ndash agrave

2 Cf Opcit 1egravere partie chap 1 laquo Naissance drsquoune conception morale du courage dans la Gregravece

ancienne raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 5

une figure stoiumlcienne du courage comme capaciteacute drsquoendurer de ne pas faire deacutefaut de

supporter le pire dont les Chreacutetiens feront un usage particuliegraverement intensif La

meacutetaphore militaire nrsquoest pas loin dans une forme diffeacuterente de lrsquoheacuteroiumlsme homeacuterique

ainsi le moine est-il communeacutement preacutesenteacute comme un soldat discret milites Christi

non heacuteroiumlque qui refuse de lever le camp et qui indeacutefiniment repousse lrsquoassaillant agrave

savoir ses propres penseacutees laquo vicieuses raquo Le courage devient alors par une sorte de

renversement dialectique non plus le courage de sacrifier sa vie sur un champ de

bataille mais celui de ne pas se suicider malgreacute la difficulteacute du combat quotidien Il

srsquooppose moins agrave la lacirccheteacute qursquoagrave la paresse et au deacute-couragement Il ne faut plus tant

laquo avoir raquo du courage que laquo garder raquo courage comme si chacun disposait toujours

drsquoembleacutee de cette ressource Ce renversement est dialectique dans la mesure ougrave le

modegravele reste le mecircme qui repose sur une seacuterie de preacutesupposeacutes quant aux rapports

entre theacuteorie et pratique raison et passion sur une conception particuliegravere de la

subjectiviteacute du libre-arbitre et de la morale comme responsabiliteacute et enfin sur

lrsquoadheacutesion naturelle agrave la vie et agrave la situation de vie Ces conceptions et preacutesupposeacutes

caracteacuteriseront durablement la penseacutee occidentale mecircme si les Modernes ont fourni

les moyens de leur critique ndash crsquoest drsquoailleurs cette persistance qui donne au discours

moderne sur le courage sa pleine actualiteacute et preacuteserve intacte sa force critique

Dans cette penseacutee si classique qursquoelle alimente notre conception commune du

courage celui-ci est conccedilu comme le lieu parfait de lrsquoarticulation entre ideacutee et action

dans une situation donneacutee un acte est perccedilu comme le meilleur le plus approprieacute le

plus juste et il faudrait simplement laquo avoir le courage raquo de le poser de le faire passer

de lrsquoideacutee et de lrsquointention agrave lrsquoeffectiviteacute du reacuteel Le courage est la force drsquoacircme

neacutecessaire agrave la reacutealisation de lrsquoideacutee bonne Aristote introduit un raffinement dans le

dispositif nous pouvons deacutelibeacuterer sur les moyens les plus efficaces de reacutealiser une

finaliteacute bonne gracircce agrave une faculteacute la phronegravesis intermeacutediaire entre lrsquoideacutee et lrsquoacte

entre lrsquouniversel et le singulier entre la regravegle geacuteneacuterale et la situation particuliegravere qui

vient in situ seconder la force drsquoacircme pour lui donner la laquo bonne raquo direction Ce rapport

de la theacuteorie agrave la pratique est eacutevidemment aussi un rapport de la raison agrave la passion et

introduit au problegraveme philosophique majeur des philosophes Grecs concernant le

courage celui de son rapport agrave la veacuteriteacute Le courage nrsquoest pas seulement ni mecircme

principalement du cocircteacute de la fougue de lrsquoimpeacutetuositeacute et de lrsquoimpulsiviteacute ndash car il

pourrait alors servir toutes les causes y compris les plus illusoires et amorales ndash la

force de lrsquoacircme est ordonneacutee par la raison agrave une norme supeacuterieure une fin bonne une

ideacutee du juste et du bien La force et la passion sont par lagrave conccedilues comme le socle

naturel agrave partir duquel lrsquohomme peut conqueacuterir son humaniteacute et sa vertu gracircce agrave

lrsquoexercice de son logos dont le rocircle est de juguler lrsquoeacutenergie brutale du thumos La

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 6

morale nrsquoest rien qursquoune maniegravere de donner forme agrave une eacutenergie de vie comme telle

amorale La morale suppose ainsi agrave la fois la capaciteacute drsquoinformer la force si et degraves

qursquoon le veut et elle impose agrave chacun la responsabiliteacute de le faire effectivement

Degraves le seuil des Temps modernes on assiste agrave la disparition du discours sur le

courage et agrave la remise en question des preacutesupposeacutes agrave la base de la morale antique et

de son analyse du courage Il faut sans doute voir cette disparition comme un reliquat

de la critique moderne du theacuteologico-politique Lrsquoappel au courage est en effet voisin du

religieux au sens ougrave la gratuiteacute de lrsquoacte heacuteroiumlque rattache le courage agrave une beauteacute

drsquoordre eacutethique au sublime laquo Les gens vraiment courageux disait Aristote nrsquoagissent

jamais que pour la beauteacute de lrsquoacte courageux raquo (Ethique agrave Nicomaque III 11

1116b30) Et si lrsquoon ne sacrifie pas aux dieux en agissant courageusement on sacrifie

toujours quelque chose de la force de vie au nom drsquoune norme supeacuterieure agrave elle Crsquoest

drsquoailleurs une des raisons pour lesquelles le courage le plus grand paraicirct toujours ecirctre

celui de mourir

Le pari des Modernes est sans doute par opposition celui drsquoune absence de

morale transcendante drsquoune moralisation pour ainsi dire immanente des individus

guideacutes par leurs inteacuterecircts Ainsi le travail et le commerce fonctionnent-ils de faccedilon

meacutecanique comme les instruments drsquoune police sociale sans supposer drsquointention

morale ou de volonteacute bonne au processus de civilisation La moralisation des individus

repose sur les dispositifs socio-eacuteconomiques qui rendent possible la vie commune

davantage que sur un rapport que le sujet moral responsable entretiendrait agrave lui-mecircme

et par lequel il srsquoobligerait

De maniegravere geacuteneacuterale on peut supposer que dans un monde deacutesacraliseacute la

question de savoir comment conduire sa vie perd un peu de lrsquointeacuterecirct qursquoelle avait pour

les Grecs et les Chreacutetiens Ainsi drsquoune maniegravere sans doute embleacutematique de la

Moderniteacute Descartes ne propose-t-il qursquoune morale provisoire pour reacutepondre agrave la

neacutecessiteacute pratique

Le discours antique sur les vertus est donc remplaceacute par le constat drsquoune

civilisation drsquoune laquo acculturation raquo par une seacuterie de pratiques sociales comme le travail

ou le commerce Le courage est exteacuterieur agrave ces pratiques socialisantes et aux

passions civilisatrices telles la peur et lrsquointeacuterecirct Dans un texte qui pourrait ecirctre

embleacutematique de la moderniteacute philosophique sur le courage Hume relegraveve que le

courage est la vertu des incultes des peuples non civiliseacutes laquo Parmi toutes les nations

incultes qui nrsquoont pas [hellip] pleinement eacuteprouveacute les avantages qui accompagnent la

bienfaisance la justice et les vertus sociales le courage est la qualiteacute suprecircme raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 7

(Enquecircte sur les principes de la morale sect 7)3

Le courage lieacute agrave la gratuiteacute disparaicirct donc des theacuteories morales modernes en

raison de leur centrage sur lrsquointeacuterecirct comme mode de moralisation immanent Selon un

mecircme scheacutema de penseacutee la vertu individuelle est mise agrave mal agrave la fois par la

consideacuteration reacutepublicaine de la marche anonyme et collective de lrsquohistoire comme

exemplairement chez Machiavel ou parce que le courage ne semble plus pouvoir

trouver un sens digne drsquointeacuterecirct sinon comme teacutemoignant drsquoun usage de la raison au

point de devenir de la sorte lrsquoexpression de la reacuteflexion du philosophe sur sa propre

actualiteacute comme chez Kant

Un constat ou une hypothegravese qui a guideacute notre histoire philosophique du

courage est eacutegalement agrave la source de ce numeacutero de Dissensus le courage doit

depuis la Moderniteacute srsquointerroger philosophiquement dans ses virtualiteacutes et expressions

proprement politiques et plus guegravere dans le cadre drsquoune morale Ce qui signifie que

nous sommes toujours des Modernes dans notre rapport au courage et aux

vertus Notre conception moderne du courage implique ainsi agrave la fois son lien agrave la

fragiliteacute humaine agrave lrsquoaleacuteatoire des circonstances et repose sur un doute quant agrave sa

nature et son inteacuterecirct proprement politique

Le constat de lrsquoobsolescence du discours sur la vertu reste en effet

eacuteminemment valable aujourdrsquohui comme drsquoailleurs celui drsquoun questionnement presque

neacutecessairement politique et social du courage Si quelques auteurs tels Jankeacuteleacutevitch

Pato ka et Tillich poursuivent bien encore et malgreacute les Modernes en quelque sorteč

la voie antique de lrsquoeacutelaboration drsquoune doctrine morale et donc individuelle du courage

ce type de reacuteflexion reste largement minoritaire

Peut-ecirctre est-on autoriseacute agrave dire que ce qui fait retour ce nrsquoest naturellement

pas lrsquoanalyse eideacutetique et morale du courage mais bien la galerie drsquohommes

performants risque-tout heacuteros drsquoun jour et de circonstances qui ne sont ainsi

exemplaires que drsquoeux-mecircmes et dont les meacutedias nous abreuvent Crsquoest alors au milieu

de ce fosseacute comme drsquoun gueacute entre une absence de discours philosophique sur le

courage et la prolifeacuteration drsquoun appel au courage dans les meacutedias et lrsquoopinion commune

que la reacuteflexion partageacutee ici prend source Ce agrave quoi reacutepond ce numeacutero de Dissensus

crsquoest agrave un autre appel que celui au courage agrave lrsquoappel au retour drsquoune reacuteflexion

philosophique et politique sur la notion

Ce fosseacute existant aujourdrsquohui entre meacutedias et philosophie sur le thegraveme du

3 Je remercie Charles Deheselle drsquoavoir attireacute mon attention sur ce texte de Hume

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 8

courage crsquoest particuliegraverement le fosseacute entre lrsquoappel agrave la responsabiliteacute se deacuteclinant

sous toutes les formes et concernant tous les sujets (mecircme lrsquoentreprise) ndash appel qui

preacutesuppose toujours le sujet souverain de la morale antique ndash et une nouvelle

conception philosophique du sujet perccedilu comme de moins en moins souverain de

moins en moins maicirctre de lui-mecircme et du monde Non plus isoleacute du monde comme un

observateur impartial mais au cœur du monde noyeacute en lui dans une situation

singuliegravere incapable de diriger le cours de son existence agrave partir drsquoobjectifs preacutedeacutefinis

qursquoil suffirait de suivre scrupuleusement Le sujet postmoderne nrsquoest pas le reacutesultat de

lrsquoinformation intellectuelle drsquoune force brutale de vie il est fondamentalement donneacute agrave

lui-mecircme passif affecteacute auto-affecteacute Le discours philosophique en eacutelaborant une

figure de la subjectiviteacute plus conforme au monde moderne complexe dans lequel nous

vivons doit avoir aussi pour mission de deacuteconstruire le discours meacutediatique et les

conceptions communeacutement partageacutees qursquoil entretient et qui sont fondeacutees sur une

conception de la subjectiviteacute antique et reacutevolue

Nous avons esquisseacute de faccedilon scheacutematique les figures anciennes et modernes

du courage nous en attendons un point drsquoappui pour voir se deacutegager un certain

nombre de renversements et drsquoapprofondissements dans les penseacutees modernes et

contemporaines abordeacutees dans ce dossier Cet aspect scheacutematique a drsquoailleurs lui-

mecircme une fonction de clarification de nos modegraveles ambiants des conceptions

communes et implicites que nous avons du courage Mais nous ne souhaitons pas que

la reacuteflexion philosophique agrave renouveler sur le courage soit encore prise dans le modegravele

eideacutetique antique comme si faisant le tour des versions nous parvenions agrave induire

produire ou deacuteduire une essence du courage Le tour proprement politique de cette

reacuteflexion nrsquoest pas seulement celui drsquoune version moderne et contemporaine du

courage qui srsquoopposerait agrave la version morale des anciens il est aussi dans lrsquoenjeu de

leur preacutesentation Il me semble en effet pouvoir dire que la volonteacute commune guidant

les travaux preacutesenteacutes dans ce numeacutero est drsquoune part de montrer limpossibiliteacute de

reacuteduire la dimension politique du courage agrave une injonction et drsquoautre part et plus

positivement drsquoanalyser agrave nouveaux frais le courage depuis des situations

particuliegraveres par la consideacuteration des conditions sociales et des dispositions

affectives neacutees de la situation et non censeacutees lui preacuteceacuteder Si nous avions en effet une

conception figeacutee de ce qursquoest le courage en son essence la plus profonde et que nous

constations que la faccedilon dont le courage est veacutecu aujourdrsquohui opegravere une deacutefiguration

de ses possibles les plus fondamentaux il serait tentant drsquoessayer de retrouver une

situation ajusteacutee agrave ce que nous consideacuterons comme lrsquoessence profonde du courage en

rapatriant le discours des vertus comme le font nos moralistes contemporains (tels V

Jankeacuteleacutevitch et A Comte-Sponville) Nous faisons plutocirct le choix de tenter de saisir

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 9

dans la variabiliteacute empirique et affective des situations des chemins ineacutedits de

transformation possible de notre rapport au courage

Dans ce dossier centreacute comme lrsquoindique son titre sur les figures modernes et

contemporaines du courage une place a toutefois eacuteteacute faite agrave Homegravere Platon et

Aristote dans la mesure ougrave les analyses proposeacutees drsquoHomegravere par E Tassin de Platon

par M-A Gavray et drsquoAristote par A Stevens bien qursquoils deacutebattent tous du courage

dans le cadre drsquoune theacuteorie morale de la vertu ouvraient sur des enjeux politiques

poseacutes dans des termes eacuteclairants pour nous crsquoest-agrave-dire eacuteclairant certains des

impenseacutes drsquoaujourdrsquohui ou se posant comme cleacutes de lecture de situations politiques

actuelles La complication des figures anciennes agrave lrsquoœuvre dans ces trois contributions

est ainsi au final davantage politique qursquoexeacutegeacutetique

Cette complication politique drsquoHomegravere permet ainsi agrave Etienne Tassin dans le

sillage des analyses drsquoArendt de rattacher Achille agrave une compreacutehension (minoritaire)

reacutepublicaine du courage et agrave une figure paradigmatique du courage politique

aujourdrsquohui le courage des clandestins E Tassin considegravere qursquoun nouveau partage

entre lrsquoanonymat clandestin et lrsquoidentification policiegravere structure notre socieacuteteacute libeacuterale

comme celui du priveacute et du public structurait la socieacuteteacute grecque ndash dont il serait en

quelque sorte la patheacutetique descendance Patheacutetique car lrsquoanonymat nrsquoest plus la

seacutecuriteacute du foyer familial lequel a eacuteteacute quitteacute pour survivre De plus la manifestation

publique de lrsquoexistence clandestine implique preacuteciseacutement la fin de la clandestiniteacute et

ainsi la possibiliteacute sinon le fait mecircme de lrsquoexpulsion Si le courage de srsquoexposer est

proprement politique et mecircme constitutif du domaine politique agonistique crsquoest drsquoune

politique apatride non citoyenne qursquoil est la vertu Sauf peut-ecirctre agrave consideacuterer que la

citoyenneteacute nrsquoest pas un droit de naissance mais lrsquoacte citoyen lui-mecircme il y a une

sorte drsquoimmanence de lrsquoaction citoyenne (crsquoest-agrave-dire lrsquoaction politique) agrave lrsquoespace public

qursquoelle contribue agrave creacuteer agrave maintenir ouvert mouvant

Marc-Antoine Gavray resitue la tentative platonicienne de deacutefinition du courage

agrave lrsquointeacuterieur drsquoun deacutebat avec Protagoras essentiel agrave cette deacutefinition le deacutebat sur lrsquouniteacute

des vertus Les diffeacuterentes vertus sont-elles unies telles les parties du visage ainsi

que le preacutetend Protagoras Ou sont-elles unies telles les parties drsquoor comme le veut

Platon M-A Gavray analyse les enjeux politiques de ces deux meacutetaphores de lrsquouniteacute

La premiegravere conception de lrsquouniteacute repose sur une heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute qualitative des

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 10

vertus et implique leur fondamentale contextualisation Le sens politique de cette

meacutetaphore est celui de la contingence des actes vertueux elle soutient ainsi le

modegravele deacutemocratique qui repose sur lrsquoacquisition drsquoune compeacutetence technique

permettant le libre eacutequilibre des vertus et leur reacutegulation en situation Lrsquohypothegravese

platonicienne repose quant agrave elle sur le postulat de lrsquouniteacute substantielle des vertus et

lie ainsi la vertu agrave la dialectique crsquoest la connaissance dialectique qui ordonne la

multipliciteacute des vertus agrave lrsquouniteacute essentielle de laquo la raquo vertu de sorte que crsquoest aussi sur

elle que repose lrsquoorganisation de la Citeacute Platon propose donc une conception figeacutee et

aristocratique de la socieacuteteacute ougrave chaque composante de la socieacuteteacute doit posseacuteder la

vertu qui convient dans une harmonieuse proportion deacutetermineacutee par une connaissance

theacuteorique On peut suggeacuterer ainsi ce deacutebat entre Protagoras et Platon constitue une cleacute

de lecture des theacuteories contemporaines qui agrave la faccedilon pragmatiste de Dewey comme

dans la lecture henryenne proposeacutee par Geacutely en reacuteactualisent les enjeux drsquoune part

elles lient le courage proprement deacutemocratique agrave une penseacutee de la situation et drsquoautre

part elles critiquent les versions heacuteroiumlques contemporaines du courage

aristocratiques dans leurs fondements comme drsquoineacutevitables vecteurs drsquoimmobiliteacute

sociale politique et eacuteconomique

La contribution drsquoAnnick Stevens tend agrave rendre profitable la reacuteduction de la

notion aristoteacutelicienne de courage et ce en deacutepit du fait qursquoune telle reacuteduction ne

permette de penser ni lrsquoaction ni la motivation agrave agir Dans un contexte ougrave de

nouvelles figures du courage sont quotidiennement eacutevoqueacutees preacutesenteacutees

promotionneacutees dans la presse et dans un discours politico-moral ambiant quasi

machinal il faut en effet souligner lrsquoutiliteacute de lrsquoexercice aristoteacutelicien de classification

permettant de rentrer dans le deacutetail de lrsquoaction pour isoler ses lieux et ses motifs en

sorte de faire du courage un acte tout agrave fait speacutecifique Un deacutetour par cette reacuteduction

aristoteacutelicienne permet de sortir de la compreacutehension globale et vague qui est

lrsquoineacutevitable reacutesidu de ce discours ambiant En replaccedilant lrsquoopposition du juste et de

lrsquoinjuste au cœur de la morale contre celle du courage agrave la lacirccheteacute Aristote permet

ainsi notamment de lutter contre lrsquoadmiration entretenue aujourdrsquohui par le culte de la

performance pour tout acte laquo risqueacute raquo eacutevalueacute en dehors de lrsquoexigence de justice et de

lrsquointeacuterecirct public

Si le courage ancien reste pourtant globalement non-moderne en ce qursquoil

deacutesigne essentiellement ce qui ne se partage pas un pur rapport agrave soi ne pouvant

fonder le politique4 crsquoest alors vers les marges de la tradition majoritaire qursquoil faut se

4 Cf Opcit 2e partie chap 1 laquo Les passions modernes la peur et lrsquointeacuterecirct raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 11

tourner pour analyser le devenir moderne du courage ndash vers Machiavel notamment

Bien qursquoil assume parfaitement la sortie du theacuteologico-politique et le recul qursquoelle

implique par rapport au sacrifice de soi dans lrsquoacte heacuteroiumlque Machiavel permet en effet

agrave la Moderniteacute de renouer avec le thegraveme du courage parce qursquoil pense le politique

depuis lrsquoexcegraves et lrsquoexception Le Florentin laisse place ainsi agrave un heacuteroiumlsme amoral

politique et non individuel au sens ougrave ce ne sont pas les grands gestes ou les grands

hommes qui font lrsquohistoire mais les grandes nations La conception machiaveacutelienne du

courage permet par ailleurs de se ressaisir du thegraveme des rapports du courage agrave la

veacuteriteacute ou au logos ce courage politique suppose en effet une connaissance de

lrsquooccasion de la rencontre tranchant avec la maicirctrise et lrsquoobservation distante de la

connaissance rationnelle5

Le Sapere aude qui est selon Kant embleacutematique des Lumiegraveres marque une

deuxiegraveme rupture par rapport agrave la conception antique des rapports du courage agrave la

veacuteriteacute elle consiste agrave se demander si pour ecirctre raisonnable et penser de maniegravere

autonome il ne faut pas drsquoabord ecirctre courageux plutocirct que lrsquoinverse Cette question

ouvre sans doute un nouveau pan du questionnement eacutepisteacutemologique sur le courage

mais il faut bien voir aussi ndash comme le montrera ici Julien Pieron dans une lecture

inspireacutee de la conception de lrsquoautonomie que Ranciegravere soutient dans le Maicirctre ignorant

ndash que cette eacutepisteacutemologie neuve du courage ouvre fondamentalement sur un

questionnement proprement politique des conditions de possibiliteacute du courage de la

penseacutee

Agrave la logique minoritaire ou minorisante du tutorat postulant lrsquoineacutegaliteacute des

intelligences Kant oppose en effet la logique eacutemancipatrice drsquoun autre postulat celui

de la laquo vocation de chaque homme agrave penser par soi-mecircme raquo (AK VIII 36) postulat

dont Ranciegravere a preacuteciseacutement montreacute qursquoil est performatif crsquoest-agrave-dire que sa seule

eacutenonciation suffit agrave modifier lrsquoeacutepreuve qursquoune intelligence fait drsquoelle-mecircme dans la

mesure ougrave une incapaciteacute supposeacutee a toutes les chances de devenir une incapaciteacute

reacuteelle Cet eacutetat drsquoesprit (Geist) peut ecirctre reacutepandu par quelques esprits parvenus aux

Lumiegraveres de sorte que la laquo masse raquo (dans la logique minoritaire du tutorat) se

transforme en laquo public raquo par la mecircme vertu performative qui transforme un eacutetat drsquoesprit

en un eacutetat de fait Agrave travers une lecture attentive de Qursquoest-ce que les lumiegraveres J

Pieron tente de deacutegager les conditions performatives de possibiliteacute de cette audace de

la penseacutee permettant lrsquoeacutemancipation en suggeacuterant que lrsquoanalyse kantienne du

jugement de goucirct dans la troisiegraveme critique vise agrave transformer notre expeacuterience

5 Cf Opcit 2e partie chap 5a laquo Connaicirctre lrsquooccasion raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 12

estheacutetique en une eacutepreuve affective de ces conditions Si Kant reacutepond en effet agrave la

question laquo qursquoest-ce que les Lumiegraveres raquo en nouant eacutemancipation intellectuelle et

courage (sapere aude ) la Critique de la faculteacute de juger pourrait bien deacutegager les

conditions subjectives transcendantales de ce courage

Nous avons parleacute plus haut drsquoune tension entre la conception philosophique du

sujet moderne et contemporain axeacutee sur sa passiviteacute originaire et les preacutesupposeacutes

implicites de lrsquoinjonction habituelle au courage des meacutedias en appelant de nos vœux

une reacuteflexion philosophique qui fasse le pont entre conception du sujet et appel au

courage Crsquoest preacuteciseacutement lrsquoenjeu essentiel de la reacuteflexion de Raphaeumll Alvarenga que

de proposer cette histoire de la subjectiviteacute moderne et actuelle non cette fois par

contraste avec une subjectiviteacute antique obsolegravete mais comme ressource possible pour

sortir de la subjectivation sans sujet du capitalisme contemporain Il propose ainsi une

lecture marxiste du courage qui veille agrave retrouver le potentiel eacutemancipateur du sujet

carteacutesien qui ne devient tel que dans une expeacuterience de scission par rapport au

monde comme totaliteacute agrave la coutume agrave la tradition agrave la naturaliteacute de la position

sociale Cette subjectiviteacute en rupture est ce qui reacutepond agrave la maniegravere de coller trop

immeacutediatement aux conditions habituelles de la vie Srsquoil srsquoagit bien de retrouver la force

subversive drsquoune conception du sujet il faut aussi mettre au jour les conditions

mateacuterielles socioculturelles et eacuteconomiques de la production de concepts qui

empecircchent le deacuteploiement de son potentiel reacuteformateur le sujet carteacutesien et plus

geacuteneacuteralement le sujet moderne est un bourgeois citadin ndash il y a une fonction de la ville

agrave laquo universaliser raquo selon ses critegraveres citadins et citoyens ndash et crsquoest un travailleur

speacutecialiseacute Parallegravelement R Alvarenga met au jour des versions du courage qui

tiennent agrave ces conditions mateacuterielles et qui plus encore tendent agrave les perpeacutetuer un

courage civiliseacute qui incite agrave ne pas deacuteranger le bon deacuteroulement des affaires de la citeacute

un courage stoiumlcien ou stoiumlque de toleacuterer infiniment et indeacutefiniment lrsquointoleacuterable et un

courage manageacuterial de la compeacutetition universelle (dont le sapere aude kantien est

drsquoailleurs rapprocheacute ouvrant un possible deacutebat avec la preacutesentation qursquoen fait J

Pieron) Ces formes de courage ont en commun leur enjeu final il srsquoy agit

fondamentalement drsquoaccepter de mourir pour la Citeacute et agrave ce titre on peut se

demander si elles ne recoupent pas au final celles plus militaires ou civiques de

lrsquoAntiquiteacute La force subversive du sujet carteacutesien est alors lrsquoinstrument drsquoune possible

et neacutecessaire lutte contre ces forces de reproduction sociale et drsquoimmobilisme

politique par un deacutecollement de lrsquoadheacutesion naturelle agrave lrsquoexistence situeacutee Cet

arrachement est rendu possible dans et par lrsquoeacutepreuve ndash le mot revient souvent comme

celui drsquoexpeacuterience ndash drsquoune dureacutee seacutepareacutee du cours du monde

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 13

Les textes de Raphaeumll Geacutely et de Laurence Bleacutesin ont en commun leur critique

de lrsquoabstraction veacutehiculeacutee par cet appel quotidien au courage qui ne considegravere pas les

capaciteacutes reacuteelles qursquoont les individus de faire preuve de courage et les situations dans

lesquelles ils se trouvent mais bien la seule possibiliteacute formelle abstraite de lrsquoecirctre

On notera au passage que la lecture que Julien Pieron fait du texte Qursquoest-ce que les

Lumiegraveres offre eacutegalement une possibiliteacute de lire Kant en termes de possibiliteacutes

concregravetes plutocirct que drsquoimpeacuteratif cateacutegorique et de compliquer ainsi une

compreacutehension caricaturale du criticisme moral Cette critique de lrsquoabstraction vise

tantocirct agrave faire droit agrave une organisation sociale un ensemble de rapports intersubjectifs

qui laquo capacitent raquo les individus (Dewey preacutesenteacute par Laurence Bleacutesin) tantocirct agrave faire

droit agrave une auto-affection premiegravere de lrsquoexistence agrave une adheacutesion agrave soi de la vie qui se

choisit et qui permet de retrouver non pas lrsquoinjonction formelle mais la preacutesence

affective agrave la situation (la pheacutenomeacutenologie radicale du courage proposeacutee par Raphaeumll

Geacutely)

Raphaeumll Geacutely montre que lrsquohabituelle focalisation sur le courage de sacrifier sa

vie consideacuterant donc que tenir agrave la vie va de soi aboutit aussi agrave cultiver lrsquoimpuissance

affective des individus et agrave immobiliser la vie sociale parce qursquoelle occulte ce agrave partir

de quoi la puissance de vie est susceptible de srsquoaccroicirctre et de modifier les situations

Il srsquoagit pour lui de mettre au jour un courage plus fondamental que celui de mourir

celui drsquoopter toujours agrave nouveau pour la vie mecircme et surtout lagrave ougrave elle pourrait ne plus

ecirctre jugeacutee digne drsquoecirctre veacutecue Lrsquoaffectiviteacute fondamentale de la vie lieu des ressources

effectives pour changer reacuteside dans un incessant mouvement de conversion inteacuterieure

de la souffrance de la vie en adheacutesion agrave soi du pacirctir de la vie Comprendre le courage agrave

partir de cette conversion constante crsquoest aussi refuser de preacutesupposer qursquoun individu

est ou nrsquoest pas courageux et que son courage ne deacutepend pas de la situation qursquoil vit

comme si lrsquoindividu venait agrave la rencontre de la situation avec une disposition affective

preacutealable et exteacuterieure agrave cette situation R Geacutely souligne alors les implications

politiques de la publiciteacute faite autour de lrsquoheacuteroiumlsme et de lrsquoideacutee qursquoil veacutehicule drsquoune

laquo nature raquo courageuse du heacuteros Contre lrsquoasepsie de la scegravene morale qui isole lrsquoacte

heacuteroiumlque de la situation concregravete et veacutecue il reacutehabilite la dimension intersubjective des

ressources drsquoinventiviteacute et la partageabiliteacute originaire du courage lrsquoaffectiviteacute originaire

du courage est aussi lrsquoeacutepreuve drsquoune vie plus grande que soi ndash laquo eacutepreuve raquo crsquoest-agrave-dire

non la preacutesence en soi drsquoune universaliteacute abstraite mais bien drsquoune multipliciteacute sociale

laquo de chair et drsquoosraquo qui donne courage

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 14

Laurence Bleacutesin reacutefleacutechit eacutegalement sur les conditions sociales de libeacuteration

des potentialiteacutes individuelles de courage cette fois agrave partir de lrsquoapproche pragmatique

de J Dewey et plus preacuteciseacutement de deux de ses textes ses confeacuterences de Chicago

laquo Courage and Temperance raquo (1898) et son livre The Public and its Problems (1927)

Les confeacuterences renouent avec un thegraveme que lrsquoon pourrait dire profondeacutement actuel au

sujet du courage lrsquoideacutee qursquoil est neacute de lrsquoeacutemotion drsquoune rencontre affecteacutee avec une

situation probleacutematique et que crsquoest cette affection qui donne lrsquoimpulsion neacutecessaire agrave

agir en exprimant toujours un ecirctre social et non un soi isoleacute Dewey critique par ailleurs

les formes de rationalisation a posteriori de canalisation de lrsquoeacutenergie par un logos

deacutetacheacute du reacuteel agrave la faccedilon antique en avanccedilant que lrsquointellectualisme nrsquoest rien qursquoune

expression de lrsquoimpuissance sociale et mateacuterielle de la penseacutee qursquoil produit La

puissance de la penseacutee est celle de lrsquoexpeacuterimentation et du bricolage Le livre de 1927

renoue quant agrave lui avec un autre thegraveme actuel celui de la construction sociale du

courage contre la mise en avant de quelques individualiteacutes exemplaires Le courage est

collectif en un double sens il ne srsquoagit pas seulement drsquoecirctre courageux pour les

autres parce que lrsquoon est porteur drsquoune vie plus grande que soi-mecircme et drsquoune

situation moins singuliegravere que sa vie propre mais aussi drsquoun courage qui fonde le

premier un courage par les autres crsquoest-agrave-dire par la constitution drsquoun public qui se

fait jour en reacuteaction au problegraveme qui le constitue comme tel Crsquoest cette communauteacute

drsquointeacuterecircts qui donne agrave ses constituants de nouvelles compeacutetences et une confiance

essentielle pour les rendre capables de courage

Lrsquoarticle drsquoAlain Loute est consacreacute agrave un exposeacute de la conception que P Ricœur

propose du courage dans Parcours de la reconnaissance Il met en lumiegravere une

certaine forme de religiositeacute du courage lieacutee agrave sa compreacutehension comme geste

excessif On peut dire drsquoailleurs que si lrsquoexcegraves au sens de Ricœur confine au religieux

crsquoest dans lrsquoexacte mesure de sa distance avec lrsquoexcegraves machiaveacutelien il est miraculeux

supra-moral et appartient agrave la logique de lrsquoamour tandis que le courage excessif et

amoral de Machiavel appartient agrave la logique du mal neacutecessaire au mouvement de

lrsquohistoire A Loute interroge alors agrave la fois les conditions de ces gestes excessifs

peut-on agir intentionnellement selon la logique excessive de lrsquoamour Et les

effets que Ricœur leur precircte qursquoest-ce qui garantit une reacuteception sociale univoque des

gestes courageux Comme Bergson dans Les deux sources de la morale et de la

religion Ricœur fait en effet le pari qursquoun geste singulier symbolique peut comme par

une onde drsquoirradiation continue ouvrir un horizon commun de paix et il compare la

communicabiliteacute de cet acte heacuteroiumlque agrave lrsquouniversaliteacute du sentiment estheacutetique

Lrsquoanalyse est critique elle souligne la pauvreteacute de la penseacutee ricœurienne du social et

la tension geacuteneacuterale qui lrsquohabite puisque ce social auquel ouvre le geste excessif est

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 15

penseacute agrave partir de ses institutions et appartient ainsi agrave la logique de la justice que

Ricœur oppose pourtant agrave celle de lrsquoamour Lrsquoarticle critique le sens mecircme de cette

philosophie qui reacutehabilite lrsquoexemplariteacute morale plutocirct que drsquoen analyser les

preacutesupposeacutes les meacutecanismes et les effets socialement deacuteleacutetegraveres comme les eacutetudes

et les auteurs preacuteceacutedemment abordeacutes le faisaient

Quelques traits communs ressortent de ces trois eacutetudes sur des figures

contemporaines du courage pour en tracer la figure postmoderne (et donc tout agrave la fois

encore tout-agrave-fait moderne) crsquoest-agrave-dire au total peu eacutevidente le courage ne va plus de

soi il nrsquoest plus le fait drsquoune nature vertueuse ni mecircme drsquoune eacuteducation (comme si

nous maicirctrisions suffisamment les causes du courage pour rendre volontairement

quelqursquoun plus courageux) il est affaire drsquoexpeacuterience plutocirct que de science de

bricolage plutocirct que de techniciteacute parce qursquoil est fondamentalement soumis aux aleacuteas

des situations et des dispositions affectives qursquoelles peuvent mobiliser Ce nrsquoest que

depuis ces contextes pluriels et complexes ces situations singuliegraveres et ces

expeacuteriences drsquoaffectation qursquoune penseacutee du courage dans la dimension politique que

requiert son actualiteacute peut faire retour critique sur son histoire et plus encore sur son

actualiteacute en refusant de precircter lrsquooreille agrave lrsquoappel meacutediatique agrave lrsquoheacuteroiumlsme individuel et

naturel

Gaeumllle Jeanmart est maicirctre de confeacuterences agrave lUniversiteacute

de Liegravege et auteur dune Geacuteneacutealogie de la dociliteacute (Vrin

2007)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 16

Etienne Tassin laquo Achille et les clandestins la

scegravene politique du courage raquo

laquo On considegravere agrave juste titre le courage comme la

premiegravere des qualiteacutes humaines hellip parce que crsquoest elle qui garantit les autres raquo

Winston Churchill1

Agrave juste titre eacutecrit Churchill le courage est consideacutereacute comme la premiegravere des

qualiteacutes humaines Ne pourrait-on ajouter que crsquoest agrave juste titre eacutegalement qursquoon peut

aussi le consideacuterer comme la premiegravere vertu politique Le propos de Churchill suscite

deux questions qursquoest-ce que manifeste le courage pour que cette qualiteacute soit la

premiegravere En quel sens le courage garantit-il les autres qualiteacutes Lrsquoon peut leur en

adjoindre une autre cette garantie a-t-elle une signification politique speacutecifique Il est

possible de reacutepondre agrave ces trois questions agrave partir de lrsquoanalyse arendtienne du

courage

Hannah Arendt accorde agrave lrsquoaffirmation de Churchill une importance suffisante

pour srsquoy reacutefeacuterer agrave plusieurs reprises lorsqursquoelle eacutevoque le courage et toujours dans sa

dimension politique 2 Un nom est par ailleurs associeacute au courage celui drsquoAchille

Guerrier homeacuterique et non pas homme politique la figure drsquoAchille est cependant

eacuterigeacutee par Arendt en paradigme du courage politique Aussi faut-il se demander quelle

qualiteacute le nom drsquoAchille recegravele-t-il qui fait de son courage une disposition politique par

excellence et comment srsquoopegravere la transposition du plan guerrier homeacuterique au plan

politique proprement dit celui de la polis deacutemocratique atheacutenienne Car ainsi se

dessine la scegravene politique du courage

Or cette scegravene est drsquoactualiteacute Agrave partir drsquoelle je voudrais mrsquointerroger sur une

autre situation aussi paradigmatique agrave mes yeux celle des immigreacutes clandestins de

1 Winston Churchill Great Contemporaries [1932] Londres-Melbourne-Auckland Cooper 1990 p 137 2 Cf H Arendt Journal de penseacutee tr S Courtine-Denamy Paris Seuil 2005 vol II aoucirct 1958 [9]

p 801 laquo Qursquoest-ce que la liberteacute raquo tr A Faure et P Leacutevy in La Crise de la culture Paris Gallimard

1972 p 204

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 17

lrsquoEurope de Schengen (mais aussi bien de toute socieacuteteacute libeacuterale eacuteconomiquement

deacuteveloppeacutee) et sur la maniegravere dont cette mecircme scegravene politique trouve agrave se deacuteployer

au regard du courage dans la politique contemporaine Il y va de lrsquoheacuteroiumlsme

deacutemocratique et de ce qursquoil reacutevegravele de cette scegravene politique Achille pourrait-ce lagrave ecirctre

le nom propre commun agrave tous les clandestins anonymes degraves lors qursquoayant endureacute

lrsquoerrance ils entreprennent drsquoagir et donc avec un stupeacutefiant courage de se

manifester sur la scegravene publique supposeacutee structurer la vie politique des socieacuteteacutes

deacutemocratiques contemporaines

I Le courage du heacuteros mort bregraveve et vie glorieuse

Tournons nous drsquoabord vers Achille vu par Hannah Arendt Achille est la figure

exemplaire de lrsquohomme courageux Pourquoi Selon une interpreacutetation courante

qursquoArendt reprend agrave son compte le courage drsquoAchille est indissociable drsquoun choix

Srsquoexposant au peacuteril Achille a preacutefeacutereacute une vie courte et glorieuse agrave une vie longue et

ordinaire qui sombrera dans la vieillesse et lrsquooubli

laquo Deux destins vont mrsquoemportant vers la mort qui tout achegraveve Si je reste agrave me

battre ici autour de la ville de Troie crsquoen est fait pour moi du retour en revanche

une gloire impeacuterissable mrsquoattend Si je mrsquoen reviens au contraire dans la terre de

ma patrie crsquoen est fait pour moi de la noble gloire une longue vie en revanche

mrsquoest reacuteserveacutee et la mort qui tout achegraveve de longtemps ne saurait mrsquoatteindre raquo 3

On retiendra dans cette deacuteclaration drsquoAchille que le choix de se battre devant

Troie est mis en balance avec celui de lrsquoexil et du retour mourir jeune loin de chez soi

comme Achille ou vieux comme Ulysse une fois retourneacute ainsi que le dit du Bellay

laquo plein drsquousage et raison vivre entre ses parents le reste de son acircge raquo Ulysse est

lrsquohomme du retour et de la vie longue Agrave la diffeacuterence de celui drsquoAchille son nom est

associeacute non au courage mais agrave la meacutetis La tradition a fait de lrsquoopposition drsquoAchille et

drsquoUlysse (qui est envoyeacute en ambassade aupregraves drsquoAchille pour le convaincre de

reprendre le combat) celle du courage et de la ruse4 Et crsquoest aussi celle de lrsquoaction

courageuse et de la passion endurante5

3 Homegravere LrsquoIliade IX 401-16 (trad J-P Vernant) 4 Cf M Detienne J-P Vernant Les ruses de lrsquointelligence la megravetis des Grecs Paris Flammarion 1997

Cf aussi lrsquoHippias mineur de Platon ou les Dialogues des morts de Feacutenelon 5egraveme dialogue entre les deux

heacuteros (httpwwwmediterraneesnetmythesenfersfenelonfenelon5html)5 Cf H Arendt Journal de penseacutee avril 1955 XXI [31] II pp 718-720

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I1 Un premier recours agrave la figure drsquoAchille consiste pour Arendt agrave mettre en

eacutevidence la maniegravere dont ce choix condense en un seul acte glorieux (prendre les

armes et affronter Hector en courant le risque de mourir au combat) le sens de toute

une vie Ce que recherche explicitement Achille et ce que seul le courage procure crsquoest

de fixer pour lrsquoeacuteterniteacute son nom drsquoacteur en sorte que son identiteacute (ce qursquoest Achille) se

confonde pour toujours avec la singulariteacute du guerrier courageux qursquoil aura eacuteteacute lors de

cet exploit (qui est Achille) Par la mort heacuteroiumlque lrsquoensemble des qualiteacutes qui

deacutefinissent Achille (ce qursquoil est depuis et en vertu de sa naissance selon donc une

geacuteneacutealogie sociale) vont se fixer sur son nom drsquoacteur (qui il est lrsquoacteur courageux le

heacuteros de la guerre de Troie le meilleur des Acheacuteens6) en sorte que pour la posteacuteriteacute

on dira le courage crsquoest Achille ou inversement Achille crsquoest le courage Hannah

Arendt eacutecrit

laquo hellip quiconque vise consciemment agrave ecirctre laquo essentiel raquo agrave laisser une histoire et

une identiteacute qui lui procureront une laquo gloire immortelle raquo doit non seulement

risquer sa vie mais comme Achille choisir expresseacutement une vie bregraveve une mort

preacutematureacutee Lrsquohomme qui ne survit pas agrave son acte suprecircme est le seul qui

demeure le maicirctre incontestable de son identiteacute et de sa grandeur possible parce

qursquoen entrant dans la mort il se retire des possibles conseacutequences et

continuations de ce qursquoil a commenceacute Ce qui donne agrave lrsquohistoire drsquoAchille sa valeur

drsquoexemple crsquoest que drsquoun seul trait elle montre que lrsquoon ne peut acheter

lrsquoeudaimonia qursquoau prix de sa vie (hellip) qursquoen ramassant toute une vie dans un seul

acte de sorte que lrsquohistoire de lrsquoacte srsquoachegraveve avec la vie Mecircme Achille il est vrai

deacutepend du narrateur poegravete ou historien sans lequel tout ce qursquoil a fait demeure

futile mais il est le seul heacuteros par excellence qui livre au narrateur toute la

signification de son acte crsquoest comme srsquoil nrsquoavait pas seulement joueacute lrsquohistoire de

sa vie mais qursquoil lrsquoeucirct laquo faite raquo en mecircme temps raquo 7

En choisissant une vie bregraveve Achille srsquoest donneacute son histoire a fabriqueacute sa

leacutegende il a fait coiumlncider ce qursquoil est avec qui il est lrsquoecirctre avec lrsquoagir lrsquoauteur de sa

propre vie avec lrsquoacteur neacute de ses actes en sorte que son nom est devenu le nom de

lrsquoacteur courageux du faiseur drsquoexploits Ce nom ne deacutesigne rien drsquoautre que lrsquoacteur

agissant et reacuteveacuteleacute dans et par son acte (laquo On ne comprend le prestige de lrsquoAchille

homeacuterique qursquoen le regardant comme laquo faiseur de grandes actions et diseur de

6 Cf G Nagy Le meilleur des Acheacuteens La fabrique du heacuteros dans la Gregravece archaiumlque Paris Seuil 19947 H Arendt Condition de lrsquohomme moderne tr fr G Fradier Paris Calmann-Leacutevy 1981 p 218

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grandes paroles raquo laquo mythocircn te rhegravetegraverrsquo emenai pregravektegravera te ergocircn raquo Iliade IX 4438) De

maniegravere exceptionnelle Achille srsquoest donneacute naissance lui-mecircme comme enfant de ses

actes au point qursquoil a pu faire de sa singulariteacute drsquoacteur une identiteacute une essence En

ramassant toute sa vie dans un seul acte il laquo demeure le maicirctre incontestable de son

identiteacute et de sa grandeur possible raquo puisqursquoil nrsquoa pas drsquoautre identiteacute que sa

singulariteacute drsquoacteur Le courage dont il a fait preuve auquel son nom est pour toujours

associeacute est ce qui engageant son ecirctre dans son acte fait de son acte une quasi-

essence une identiteacute On dira drsquoAchille qursquoil a singulariseacute son identiteacute en faisant en

sorte drsquoecirctre pour toujours identifieacute par ndash et agrave ndash son acte courageux

Le courage se laisse ainsi comprendre comme lrsquoopeacuterateur drsquoune laquo seconde

naissance raquo Ce nrsquoest pas parce qursquoAchille eacutetait courageux qursquoil a pu agir comme il lrsquoa

fait mais crsquoest qursquoen agissant ainsi il a fait preuve de courage et ce courage a donneacute

naissance agrave Achille dont le nom restera pour la posteacuteriteacute le nom de lrsquohomme

courageux Du coup il est le seul heacuteros le heacuteros par excellence celui dont lrsquoaction

deacutelivre agrave elle seule le sens de lrsquoexistence Car telle est la signification de lrsquoheacuteroiumlsme

le heacuteros est celui dont lrsquoaction condense la totaliteacute de son ecirctre celui dont lrsquoacte recegravele

et reacutevegravele la singulariteacute drsquoacteur dont lrsquoaction est donatrice de sens Mais il faut le

courage pour que lrsquoaction donne un sens agrave lrsquoexistence au risque drsquoy mettre un terme

Ce sens peut se dire eudaimonia eudaimonia nrsquoest pas bonheur ni beacuteatitude crsquoest la

beacuteneacutediction (sans connotation religieuse) dont jouit le daimon qui nrsquoapparaicirct qursquoaux

autres et singuliegraverement dans lrsquoaction Lrsquoaction est reacuteveacutelation du laquo qui raquo elle donne

apparence au daimon de chacun cette singuliegravere uniciteacute des acteurs que lrsquoaction fait

eacuteclore en le rendant visible aux autres et confegravere un sens agrave son destin Lrsquoeudaimonia

est la naissance de lrsquoacteur reacuteveacuteleacute et engendreacute par son action venue au monde crsquoest-

agrave-dire aux apparences agrave la visibiliteacute publique apparition qui est une beacuteneacutediction pour

le daimon

I2 Le courage est lieacute agrave lrsquoaction publique Qursquoil soit lieacute agrave lrsquoaction signifie que

celui qui nrsquoagit pas nrsquoest pas courageux ou du moins ne peut pas ecirctre dit courageux

Seule lrsquoaction manifeste le courage Et le courage nrsquoest rien hors de sa manifestation

dans des actions Que cette action soit publique signifie que le courage a agrave voir avec la

lumiegravere en deux sens Drsquoune part ne se manifestant que dans et par lrsquoaction le

courage exige une scegravene publique ougrave paraicirctre devant les yeux des juges que sont les

autres Drsquoautre part le courage est lui-mecircme un opeacuterateur de visibilisation de

pheacutenomeacutenalisation il rend eacuteclatante lrsquoaction qui le manifeste et lumineuse la

naissance de lrsquoacteur Lrsquohomme courageux nrsquoest en effet pas celui dont lrsquoacircme serait

8 Ibid p 34

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 20

deacutepourvue de peur ou qui aurait su la dominer une fois pour toutes celui qursquoune hexis

inteacuterieure disposerait quoi qursquoil arrive agrave ecirctre valeureux Le courage nrsquoest pas une

qualiteacute de lrsquoacircme qui existerait cacheacutee et se maintiendrait indeacutependamment des

actions Il nrsquoexiste pas drsquohommes courageux seuls les actes le sont ou pas et donc

les acteurs auxquels ces actes donnent naissance dans le moment mecircme de leur

manifestation Le courage est une qualiteacute de lrsquoacte pas de lrsquoecirctre il nrsquoexiste pas en

dehors de lrsquoaction elle-mecircme reconnu comme tel par ceux qui en sont les spectateurs

Car crsquoest la scegravene assembleacutee de ceux qui la voient et donc la jugent qui confegravere agrave

lrsquoaction sa valeur en mecircme temps que sa gloire Hors de cette scegravene et donc du

monde commun qursquoelle instaure lrsquoaction ne saurait ecirctre dite courageuse ou non

Lrsquohomme courageux est alors laquo un ecirctre qui a deacutecideacute que ce nrsquoest pas le

spectacle de la peur qursquoil veut donner raquo9 Il a choisi hic et nunc drsquoagir dans le monde

crsquoest-agrave-dire au sein du monde mais aussi en vue du monde pour le monde Et il a

choisi une apparence plus belle qursquoune autre une apparence qui ennoblit le monde

commun en mecircme temps qursquoelle glorifie lrsquoacteur Renommeacutee et gloire sont

indeacutefectiblement attacheacutees au courage de lrsquoaction et elles participent drsquoun choix qursquoon

peut dire politique En ce sens tout homme qui agit courageusement peut porter le

nom de heacuteros puisque laquo heacuteros raquo deacutesigne laquo les ecirctres agissant au sens le plus eacuteleveacute

les andres epiphaneis les hommes pleinement manifestes qursquoil est impossible de ne

pas voir raquo10 Le halo de gloire dont ils sont entoureacutes provient de la coiumlncidence entre

lrsquoeacuteclat de lrsquoagir sa brillance propre ou son extrecircme visibiliteacute pheacutenomeacutenale qui eacuteclaire le

monde commun et lrsquoeacuteclat de la renommeacutee que laisse paraicirctre la consideacuteration dont on

les honore Le courage pheacutenomeacutenalise de maniegravere remarquable une action qui a

accru la digniteacute du monde La gloire du heacuteros de lrsquoecirctre pleinement agissant qui nrsquoest

pas pour les Grecs comme le rappelle Heidegger laquo quelque chose qursquoon reccediloit ou non

par-dessus le marcheacute raquo mais laquo la manifestation de lrsquoecirctre le plus haut raquo11 cette gloire

est indissociable de lrsquoopinion que les spectateurs se font de son action puisque la

doxa signifie aussi bien la consideacuteration le laquo visage offert raquo par lrsquoeacuteveacutenement que

lrsquoopinion proprement dite

Ici encore Achille est exemplaire de cette gloire Jean-Pierre Vernant a souligneacute

que la singulariteacute drsquoAchille est de deacutelier la gloire qursquoil attend de ses actions aussi bien

9 H Arendt La vie de lrsquoesprit tr L Lotringer Paris PUF 1983 vol1 laquo La penseacutee raquo p 5110 H Arendt ibid p 85 (je souligne)11 M Heidegger Introduction agrave la meacutetaphysique tr G Kahn Paris Gallimard 1967 pp 111-112

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 21

du pouvoir que de la richesse il refuse les biens que lui offre Agamemnon pour

reprendre le combat et laquo il nrsquoeacutevalue pas la timegrave agrave lrsquoaune de son pouvoir royal ni des

honneurs que les sujets rendent agrave leur maicirctre raquo12 Agrave Ulysse venu le conjurer de

reprendre le combat Achille deacuteclare laquo Il nrsquoy a rien pour moi qui puisse eacutequivaloir agrave la

vie (psuchecirc) pas mecircme les richesses que srsquoest acquise naguegravere la ville drsquoIlionhellip raquo

(Iliade IX 401) Agrave la diffeacuterence du prestige des honneurs ou des biens mateacuteriels qursquoon

peut regagner srsquoils sont perdus au cours de la vie et qui ne sont plus rien apregraves la

mort la vie (psuchecirc le souffle vital singulier) et cette vie singuliegravere seule peut payer

une laquo gloire immortelle raquo en sorte que la gloire demeure agrave jamais attacheacutee au nom de

lrsquoacteur Et agrave la diffeacuterence des hommages rendus par les contemporains qui

srsquoeffacent avec la mort du heacuteros la gloire est elle impeacuterissable degraves lors qursquoelle est

acquise par une laquo belle mort raquo Il y a ainsi comme lrsquoindique Vernant deux formes de

vie bregraveve et glorieuse ou longue et deacuteclinante deux types drsquohonneur lrsquohonneur

glorieux drsquoAchille ou lrsquohonneur prestigieux drsquoAgamemnon deux sortes de mort la

laquo belle mort raquo qui confegravere son eacuteclat agrave la valeur du jeune guerrier ou la mort laide et

deacutegradante du vieillard La psuchecirc est lieacutee agrave une vie bregraveve une belle mort et une gloire

immortelle

I3 Le courage est ainsi pris dans un certain rapport agrave la vie et agrave la mort Mais

il indique surtout une certaine conception de la vie qui conquiert dans la mort son

immortaliteacute et dont le nom homeacuterique est psuchecirc Or crsquoest cette conception de la vie

qui nous megravene sur la voie drsquoune compreacutehension proprement politique du courage Le

courage dit-on est inseacuteparable du risque de la mort Il fait donc valoir que quelque

chose a plus de prix que la vie Arendt soutient que ce qui a plus de prix que la vie est

laquo la raison drsquoecirctre du politique raquo agrave savoir la liberteacute 13 Comment se lient ensemble

lrsquoimmortaliteacute conquise dans et par la laquo belle mort raquo et le rejet du souci de la vie au

profit de la liberteacute comme raison drsquoecirctre du politique

laquo Fondamentalement dans la condition humaine le courage renvoie agrave la mortaliteacute

de lrsquohomme qui sacrifie une vie qursquoil aurait de toute faccedilon perdue un jour ou

lrsquoautre (hellip) Cette vertu du courage les dieux immortels des Grecs durent la

reacuteserver aux mortels (hellip) Seul le courage est refuseacute aux immortels leur existence

eacutetant eacuteternelle la mise nrsquoest jamais assez eacuteleveacutee Jamais un mortel ne pourrait

risquer sa vie srsquoil ne devait pas neacutecessairement la perdre un jour raquo 14

12 Jean-Pierre Vernant laquo La belle mort drsquoAchille raquo in Entre mythe et politique Paris Gallimard Folio

p 50413 H Arendt La Crise de la culture op cit pp 190 201 20214 H Arendt laquo LrsquoEurope et lrsquoAmeacuterique raquo (1954) in Penser lrsquoeacuteveacutenement tr A Enegregraven Paris Belin 1989

p 190 Sur ce texte et sur le rapport du courage agrave la responsabiliteacute en geacuteneacuteral dans la penseacutee

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 22

Seuls des mortels peuvent mettre leur vie en jeu Comme le courage est

drsquoexposer sa vie seuls des mortels peuvent ecirctre courageux Ce propos pourrait

sembler contredit par la figure drsquoAchille La leacutegende ne dit-elle pas qursquoAchille fils de

Theacutetis diviniteacute marine nrsquoest qursquoagrave demi mortel qursquoil fut trempeacute par sa megravere dans le

Styx pour le rendre invulneacuterable et que son destin peacuterir devant Troie lui eacutetait connu

Drsquoascendance divine agrave demi humain donc invulneacuterable mais assureacute de mourir jeune

Achille peut-il reacuteellement figurer lrsquohomme courageux Quel risque prend-il agrave affronter

Hector et les armeacutees troyennes srsquoil est invulneacuterable Et en mecircme temps aussi

contradictoire que cela paraisse en quoi met-il sa vie en jeu srsquoil est assureacute de mourir

devant Troie Cette objection seacuterieuse permet me semble-t-il de faire valoir deux

caracteacuteristiques deacutecisives du courage homeacuterique

En premier lieu la focalisation sur la vie eacuterigeacutee en valeur suprecircme et dont

lrsquoexposition constituerait la valeur supeacuterieure du courage nous fait neacutegliger lrsquoautre

aspect essentiel du courage que met en eacutevidence le sort drsquoAchille le risque de la vie

est pris agrave lrsquooccasion drsquoun combat Il srsquoagit de se battre drsquoaffronter drsquoautres acteurs Ce

qui qualifie le courage nrsquoest donc pas tant le risque de perdre sa vie ou le fait de

supprimer celle des ennemis ce nrsquoest pas mecircme drsquoabord de les vaincre mais crsquoest le

fait de se battre de srsquoecirctre engageacute dans la bataille sans ecirctre assureacute du reacutesultat Crsquoest

avant tout cette disposition agrave combattre cet engagement qui certes peut se payer de

la deacutefaite et de la mort qui teacutemoigne du courage ou le manifeste Ni lrsquoeacutelimination de

lrsquoennemi en tant que telle ni la victoire agrave nrsquoimporte quel prix ne deacutecident de la gloire

mais bien lrsquoexposition de soi Aussi Homegravere raconte-t-il les exploits drsquoHector tout autant

que ceux drsquoAchille aussi loue-t-il le courage des vaincus tout autant que celui des

vainqueurs aussi chante-t-il la grandeur des Troyens tout autant que celle des

Acheacuteens

En second lieu lrsquoobjection nrsquoest fondeacutee que si lrsquoon persiste agrave penser que ce qui

est en question dans le courage est la vie en tant que telle le fait drsquoecirctre vivant et de

rester en vie quel que soit le contenu drsquoexistence qursquoaccomplit cette vie Or comme le

souligne Arendt la philosophie politique qui fait du courage la vertu politique par

excellence mdash philosophie preacutechreacutetienne mdash laquo ne tient pas la vie pour le plus sacreacute des

biens et estime que dans certains cas elle ne vaut pas la peine drsquoecirctre veacutecue Pour les

Anciens crsquoeacutetait notamment le cas lorsque pour conserver son existence lrsquoindividu se

trouvait entiegraverement livreacute aux neacutecessiteacutes drsquoune vie purement animale raquo car laquo il eacutetait

par lagrave mecircme jugeacute incapable de liberteacute raquo15 Aussi nrsquoest-ce pas tant la valorisation du fait

arendtienne et au-delagrave cf G Truc Assumer lrsquohumaniteacute Hannah Arendt la responsabiliteacute face agrave la

pluraliteacute Bruxelles Ed de lrsquoUniversiteacute libre de Bruxelles 200815 Ibid p 189 (je souligne)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 23

drsquoecirctre et de rester en vie qui peut confeacuterer au courage sa preacuteeacuteminence parmi les

qualiteacutes humaines que la valorisation drsquoune vie libre drsquoune vie senseacutee drsquoune vie

glorieuse soit drsquoune vie exposeacutee agrave la lumiegravere publique ougrave elle peut faire lrsquoobjet drsquoune

estimation doxique ecirctre susceptible de renommeacutee ou drsquoinfamie de grandeur ou

drsquoignominie Double estimation double eacutevaluation de la vie aux actes accomplis

publiquement agrave la fois par les contemporains (honneurs) et par les successeurs par

la posteacuteriteacute (gloire) Aussi faut-il ajouter agrave la compreacutehension du courage que

lrsquoexposition de la vie suppose et requiert laquo la compreacutehension le souvenir et le respect

de la posteacuteriteacute Lrsquohomme ne peut se montrer courageux que dans la mesure ougrave il sait

que ses semblables lui survivront raquo que les poegravetes ou les narrateurs conteront ses

exploits et que la posteacuteriteacute fera de sa mort bregraveve une gloire impeacuterissable16 Achille a

besoin drsquoHomegravere tandis qursquoUlysse se fait lui-mecircme agrave la fois narrateur et auditeur de

ses propres aventures17

II Le courage des citoyens action et manifestation

Comment faire du courage homeacuterique des exploits guerriers drsquoAchille devant

Troie un modegravele pour le courage civique des citoyens dans la citeacute

II1 De lrsquoeacutepopeacutee homeacuterique on peut retenir trois aspects qui informent la

configuration politique de la citeacute atheacutenienne18 En premier lieu la polis grecque a fait

de lrsquoagora homeacuterique le centre de la polis en conservant de cette agora guerriegravere la

dimension agonistique mais en en excluant la violence meurtriegravere Lrsquoeacutelimination de la

violence de lrsquoespace politique nrsquoen est pas lrsquoeacutelimination de laquo lrsquoesprit agonal raquo qui est

au contraire lui entiegraverement transposeacute

laquo Ce qursquoil y a de proprement homeacuterique dans la repreacutesentation de la guerre de

Troie srsquoest pleinement exprimeacute dans la maniegravere dont la polis a associeacute agrave son

organisation le concept de combat en tant que forme non seulement leacutegitime mais

en un certain sens en tant que forme suprecircme de lrsquoecirctre-ensemble humain raquo 19

16 Ibid p 19017 laquo Achille a besoin drsquoHomegravere Ulysse raconte son histoire et lrsquoeacutecoute agrave la cour du roi des Pheacuteaciens raquo H

Arendt Journal de penseacutee op cit avril 1955 XXI [31] II p 72018 H Arendt Qursquoest-ce que la politique tr fr S Courtine-Denamy Paris Seuil 1995 p 102 sq19 Ibid p 102

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 24

Lrsquoesprit agonal ainsi conserveacute se manifeste non seulement laquo dans lrsquoaspiration agrave

se montrer partout et toujours le meilleur raquo mais aussi et surtout dans la puissance

de reacuteveacutelation propre agrave lrsquoagir conflictuel agrave la rivaliteacute et agrave la compeacutetition pour

lrsquoexcellence Or la compeacutetition politique trouve

laquo son modegravele originaire dans le combat entre Hector et Achille qui

indeacutependamment de la victoire et de la deacutefaite offre agrave chacun lrsquooccasion de se

montrer tel qursquoil est veacuteritablement crsquoest-agrave-dire drsquoacceacuteder effectivement agrave

lrsquoapparaicirctre et par lagrave de devenir pleinement reacuteel raquo 20

Le conflit homeacuterique laquo fournit agrave chacun lrsquooccasion drsquoacceacuteder pleinement agrave la

pheacutenomeacutenaliteacute raquo Transposant dans lrsquoaregravene politique lrsquoesprit agonal des guerriers

homeacuteriques mais sans la violence meurtriegravere qui lrsquoaccompagne le conflit politique

reacuteinvente un ordre agrave la fois conflictuel et non violent de la pheacutenomeacutenaliteacute qui sera

lrsquoordre pheacutenomeacutenal politique

laquo Tout se passe comme si les Grecs avaient seacutepareacute le combat mdash sans lequel ni

Achille ni Hector nrsquoauraient pu se manifester et deacutemontrer concregravetement qui ils

eacutetaient reacuteellement mdash de la sphegravere militaire belliqueuse qui est le seacutejour de la

violence pour le transformer en une composante faisant partie inteacutegrante de la

polis et du politique raquo 21

La polis pouvait ainsi laquo se charger drsquoentreprendre le combat sans violence et

se porter garante de la gloire raquo sans avoir agrave recourir aux poegravetes

En second lieu lrsquoexpeacuterience politique de la citeacute atheacutenienne est aussi heacuteritiegravere

du principe drsquoambivalence mis en avant par Homegravere et que traduit le conflit drsquoAchille et

drsquoHector tout combat oppose au moins deux combattants et donc offre au moins deux

faces deux visages Toute guerre preacutesente deux cocircteacutes et le meacuterite revient agrave Homegravere

non seulement drsquoavoir raconteacute lrsquohistoire des heacuteros selon les deux cocircteacutes drsquoavoir raconteacute

lrsquoeacutepopeacutee du point de vue des Troyens comme du point de vue des Acheacuteens mais aussi

drsquoavoir par lagrave laquo deacutemontreacute que toutes les choses ont deux aspects qui ne se reacutevegravelent

que dans le combat raquo donnant ainsi chair agrave la sentence drsquoHeacuteraclite laquo Polemos est le

pegravere de toute choses raquo22 Le combat est source de dualiteacute et les conflits polyvalents

20 Ibid p 10321 Ibid p 10822 Heacuteraclite fragment B80 (Cf H Arendt Qursquoest-ce que la politique op cit p 103) Sur lrsquointerpreacutetation

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 25

sources de pluraliteacute On ne doit pas simplement penser que les conflits proviennent de

la pluraliteacute des ecirctres et des points de vue La pluraliteacute elle-mecircme procegravede de la

conflictualiteacute puisque Polemos nrsquoest pegravere de toutes choses qursquoen ce qursquoil reacutevegravele les

diffeacuterentes faces des forces en preacutesence Le combat pheacutenomeacutenalise la pluraliteacute

humaine qui hors de lrsquoaction ne serait qursquoune multipliciteacute

Enfin le reacutecit homeacuterique nous apprend que lrsquoambivalence des exploits

guerriers se prolonge sous la forme drsquoune ambiguiumlteacute fondamentale du reacutesultat des

affrontements la victoire drsquoAchille est ambigueuml tandis que la deacutefaite drsquoHector pourrait

elle ecirctre glorieuse Les Grecs transposeront cette ambivalence et cette ambiguiumlteacute

dans le champ politique pour en faire une veacuteriteacute deacutemocratique lrsquoespace publico-

politique de la citeacute est un espace agonistique ougrave se livrent des combats politiques

pluriels et est donc en conseacutequence un espace pluriel de points de vue qui permet

de prendre en consideacuteration ce qui srsquoy produit sous diffeacuterents aspects Parce qursquoil est

un espace agonistique lrsquoespace politique est lrsquoespace de la pluraliteacute lrsquoespace des

ambivalences et des ambiguiumlteacutes qui accompagnent les conflits et que reacutevegravelent les

combats politiques Comment le courage des guerriers homeacuteriques se trouve-t-il

transposeacute dans cet espace politique

II2 En deacutepit du souci exclusif pour la vie qui caracteacuterise la politique moderne

en theacuteorie au moins depuis Hobbes et lrsquoargument que la puissance publique trouve son

fondement dans lrsquoeacutetat de guerre et la peur de mourir nous continuons agrave tenir le

courage pour une vertu politique fondamentale Qursquoest-ce que cela signifie sinon que

les deux eacuteleacutements qui composent lrsquoexemplariteacute drsquoAchille participent de la

compreacutehension juste du politique Agrave savoir que le domaine politique pour lequel le

courage reste la vertu premiegravere est un domaine qui ne se soucie pas avant tout de la

vie en tant que telle mais de la liberteacute par laquelle celle-ci peut acqueacuterir un sens et

qursquoil est le domaine ougrave se livrent des combats non seulement pour la vie ou la survie

mais pour la gloire le domaine des actions conflictuelles qursquoArendt deacutesigne comme le

laquo champ drsquoexpeacuterience raquo de la liberteacute Mais par lagrave aussi au souci litteacuteralement

eacuteconomique de la preacuteservation de la vie agrave tout prix qui ignore le courage homeacuterique il

convient drsquoopposer le souci politique proprement dit souci pour le monde dont la

politique de polemos cf J Patocka Essais heacutereacutetiques tr E Abrams Paris Verdier reacuteeacutedition 2007 Je

me permets de renvoyer agrave E Tassin laquo Penseacutee heacutereacutetique et politique dissidente raquo communication agrave la

journeacutee drsquoeacutetudes laquo Dissidence et philosophie La charte 77 et Jan Patocka raquo CSPRP Universiteacute Paris

Diderot 15 novembre 2008 agrave paraicirctre dans Tumultes ndeg 32-33 laquo Voix dissidentes voix discordantes raquo

revue du CSPRP Paris Kimeacute automne 2009

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 26

raison drsquoecirctre est la liberteacute23 Cette dissociation du neacutecessaire souci pour la vie et du

libre souci pour le monde que porte en lui lrsquoagir politique est encore une fois une

opeacuteration du courage

laquo Le courage libegravere les hommes de leur souci concernant la vie au beacuteneacutefice de la

liberteacute du monde (for the freedom of the world) Le courage est indispensable

parce qursquoen politique ce nrsquoest pas la vie mais le monde qui est en jeu raquo24

On commence ici de comprendre quelle est la vertu proprement politique du

courage Le courage est libeacuteration il soustrait les hommes au regravegne de la neacutecessiteacute

vitale et les expose agrave leur liberteacute drsquoaction Le courage libegravere les hommes des

neacutecessiteacutes de la vie laquo for the freedom of the world raquo Risquer sa vie cela veut dire en

reacutealiteacute srsquoaffranchir des neacutecessiteacutes se libeacuterer et cette liberteacute est une liberteacute pour le

monde liberteacute en vue du monde qui est donc un don de monde au monde Le courage

libegravere le monde en libeacuterant les hommes de leur attachement agrave la vie qui prend aussi

bien la forme drsquoune peur de mourir que la forme de leur asservissement aux opeacuterations

de survie Le courage ouvre au regravegne de la liberteacute en srsquoeacutelevant contre le regravegne de la

neacutecessiteacute La liberteacute qui est la raison drsquoecirctre du politique et dont le champ drsquoexpeacuterience

est lrsquoaction indique ainsi que lrsquoobjet propre de lrsquoaction politique nrsquoest pas drsquoassurer la

reproduction du vivant ce qui est lrsquoobjet de lrsquoeacuteconomie mais de circonscrire et

preacuteserver lrsquoespace des actions glorieuses en ce qursquoelles srsquoordonnent agrave la liberteacute et non

agrave la vie Le courage nrsquoaffronte la mort que pour nous libeacuterer de la vie et nous exposer

librement agrave la liberteacute des autres

Arendt formule cette libeacuteration agrave partir de lrsquoopposition qui structure la vie

politique grecque et qui reste deacuteterminante dans les socieacuteteacutes modernes malgreacute le

recouvrement des sphegraveres de lrsquoexistence lrsquoopposition entre la vie priveacutee domestique

et eacuteconomique drsquoune part et la vie publique politique drsquoautre part Le courage est

requis pour srsquoaffranchir de la seacutecuriteacute protectrice du foyer et srsquoexposer dans lrsquoespace

politique agrave la lumiegravere publique

laquo hellip en tant que tel le domaine public srsquooppose de la faccedilon la plus nette possible

agrave notre domaine priveacute ougrave dans la protection de la famille et du foyer toute chose

23 Cf drsquoune part lrsquoaffirmation de laquo Qursquoest-ce que la liberteacute raquo in La Crise de la culture op cit p 190

laquo La raison drsquoecirctre de la politique est la liberteacute et son champ drsquoexpeacuterience est lrsquoaction raquo et drsquoautre part

celle de Qursquoest-ce que la politique op cit p44 laquo Au centre de la politique on trouve toujours le souci

pour le monde et non pour lrsquohomme raquo24 La Crise de la culture op cit p 203

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 27

sert et doit servir la seacutecuriteacute du processus vital Rien que quitter la seacutecuriteacute

protectrice de nos quatre murs et entrer dans le domaine public cela demande du

courage non pas agrave cause de dangers particuliers qui peuvent nous y attendre

mais parce que nous sommes arriveacutes dans un domaine ou ougrave le souci de la vie a

perdu sa validiteacute raquo 25

Nous touchons ici au point essentiel le courage est de srsquoexposer soi dans un

domaine qui nrsquoest plus ordonneacute agrave la preacuteoccupation pour la vie ou pour la survie mais

qui nrsquoest ordonneacute qursquoagrave la seule liberteacute de parole et drsquoaction Ce domaine est le

domaine politique Le courage fondamental celui dont toutes les actions politiques

deacutependent ou dont elles ne sont que lrsquoaccomplissement ce courage est celui de

quitter lrsquoabri de la famille de la vie priveacutee des communauteacutes drsquoappartenance et de

reconnaissance pour srsquoexposer librement sur la scegravene politique poleacutemique et

agonistique par des actions et des paroles qursquoaucune neacutecessiteacute ne justifie qursquoaucun

ordre preacuteeacutetabli ne garantit actions conflictuelles combats ambivalents et ambigus

reacuteveacutelant les faces cacheacutees des forces qui divisent la socieacuteteacute paroles et

actions perceptibles drsquoune multipliciteacute de points de vue et ainsi livreacutees au jugement

public Le courage de quitter la sphegravere priveacutee des neacutecessiteacutes vitales pour la scegravene

publico-politique des actions et des paroles libres fait acceacuteder les acteurs et

spectateurs des conflits agrave leur liberteacute Lrsquoheacuteroiumlsme deacutemocratique le plus ordinaire est lagrave

dans le courage de se libeacuterer de la vie priveacutee pour srsquoexposer aux peacuterils de la vie

publique Du coup sur cette scegravene politique le courage transforme le heacuteros

aristocratique (homeacuterique) en heacuteros deacutemocratique (politique)

laquo Le mot heacuteros agrave lrsquoorigine crsquoest-agrave-dire dans Homegravere nrsquoeacutetait qursquoun nom donneacute agrave

chacun des hommes libres qui avaient pris part agrave lrsquoeacutepopeacutee troyenne et de qui lrsquoon

pouvait conter une histoire Lrsquoideacutee de courage qualiteacute qursquoaujourdrsquohui nous jugeons

indispensable au heacuteros se trouve deacutejagrave en fait dans le consentement agrave agir et agrave

parler agrave srsquoinseacuterer dans le monde et agrave commencer une histoire agrave soi Et ce courage

nrsquoest pas neacutecessairement ni mecircme principalement lieacute agrave lrsquoacceptation des

conseacutequences il y a du courage de la hardiesse agrave quitter son abri priveacute et agrave faire

voir qui lrsquoon est agrave se deacutevoiler agrave srsquoexposer raquo 26

Lrsquoespace de la polis est un espace drsquoexposition de reacuteveacutelation drsquoapparition une

scegravene de visibiliteacute ougrave exister comme le dit Jan Patocka crsquoest vivre dans la

25 Ibid p 20326 H Arendt Condition de lrsquohomme moderne op cit p 210

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 28

probleacutematiciteacute ce qui signifie politiquement vivre dans la poleacutemiciteacute Aussi agrave

lrsquoaffirmation de Churchill que le courage est la premiegravere qualiteacute humaine on doit

ajouter qursquoavec le courage la premiegravere vertu politique est lrsquoexposition de soi Que veut

dire exposition de soi

Lrsquoeacutelucidation arendtienne de lrsquoaction politique fait apparaicirctre que lrsquoaction

politique meneacutee de concert avec drsquoautres possegravede trois vertus qui composent la scegravene

politique deacutemocratique et agrave partir desquelles penser la citoyenneteacute la reacuteveacutelation de

lrsquoagent dans et par lrsquoaction et la parole la mise en relation des acteurs entre eux

lrsquoinstitution drsquoun espace drsquoapparence ou drsquoapparition qui se deacuteploie gracircce agrave lrsquoagir-

ensemble27

Dans ce dispositif drsquoexposition ou de manifestation qursquoest lrsquoaction politique on

dira que toute action se caracteacuterise drsquoabord par le fait qursquoelle reacutevegravele lrsquoacteur

Cependant lrsquoagent reacuteveacuteleacute par lrsquoaction nrsquoest pas lrsquoauteur reacuteputeacute cause et source de

celle-ci Cette reacuteveacutelation est comme on lrsquoa vu paradoxale qui est reacuteveacuteleacute est lrsquoacteur

neacute de lrsquoagir lui-mecircme et non pas un preacutetendu laquo sujet raquo qui lui preacuteexisterait On doit ici

precircter attention agrave la distinction de lrsquoacteur et de lrsquoauteur correspondant agrave la distinction

deacutejagrave rencontreacutee entre laquo qui je suis raquo et laquo ce que je suis raquo Lrsquoacteur est pourrait-on

dire lrsquoenfant de son action et non le pegravere de celle-ci En agissant nous nous reacuteveacutelons

au sens ougrave nous nous donnons naissance parce que nous nous manifestons La

manifestation est ainsi une laquo seconde naissance raquo (nataliteacute) Crsquoest pourquoi il ne faut

pas rabattre lrsquoaction sur son auteur supposeacute comme si celui-ci deacutetenait la cleacute de lrsquoagir

sous le preacutetexte qursquoil en serait la cause Lrsquoacteur nrsquoest pas la cause de lrsquoaction il en

est le produit engendreacute par elle (naissance) et exhibeacute par elle (reacuteveacutelation apparition

manifestation)

Lrsquoaction est ensuite la seule activiteacute qui mette directement les humains en

relation entre eux sans lrsquointermeacutediaire drsquoobjets Cette relation est elle aussi

paradoxale elle donne naissance agrave une communauteacute drsquoacteurs mais une

communauteacute qui ne preacuteexiste pas sous cette forme neacutee de lrsquoaction agrave lrsquoaction elle-

mecircme Aucune communauteacute donneacutee ou preacuteexistante agrave lrsquoaction meneacutee avec drsquoautres

nrsquoest agrave proprement parler le laquo sujet raquo de lrsquoaction Lrsquoaction invente son peuple dans

lrsquoagir Les actions inventent les peuples et non lrsquoinverse Aussi les communauteacutes

drsquoacteurs engendreacutees dans et par lrsquoaction ne durent-elles qursquoautant que dure leur

27 Cf H Arendt Condition de lrsquohomme moderne opcit chapitre V lrsquoaction

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 29

action Communauteacutes fragiles preacutecaires eacutepheacutemegraveres drsquoacteurs jamais reacuteductibles aux

classes sociales ou aux communauteacutes culturelles ou confessionnelles qui leur

preacuteexistent et dont elles se soustraient pour donner naissance agrave des ensembles

instables drsquoacteurs politiques

Toute action enfin deacuteploie avec elle un espace de visibiliteacute ougrave les acteurs se

rendent manifestes Lrsquoinstitution drsquoun espace drsquoapparence est agrave son tour paradoxale

un espace public est requis qui soit politiquement garanti pour que des actions

puissent ecirctre meneacutees mais cet espace naicirct lui-mecircme des actions entreprises et qui le

reacuteactivent lrsquoinfleacutechissent sans cesse Lrsquoespace drsquoapparitions deacutevolu agrave lrsquoagir politique

est ainsi institueacute par un jeu drsquoactions politiques instituantes reacuteiteacutereacutees Crsquoest de

lrsquoincessante seacuterie drsquoactions contestatrices que deacutependent la preacuteservation et la

reacuteactivation de lrsquoespace institueacute pour lrsquoaction politique Lrsquoinstitution politique de cet

espace et sa constitution juridique sont tout autant tributaires de lrsquoactiviteacute citoyenne

que celle-ci lrsquoest de celles-lagrave

Agrave consideacuterer ensemble ces trois vertus on en tirera une conseacutequence politique

deacutecisive si lrsquoacteur politique naicirct de et par ses actions dans le mecircme temps ougrave son

action instaure une communauteacute drsquoacteurs et un espace de visibiliteacute commune alors

aucun titre nrsquoest en theacuteorie requis pour ecirctre citoyen sinon le fait drsquoecirctre acteur le fait

drsquoagir politiquement de srsquoengager et de srsquoexposer sur la scegravene publique des actions

pour tout ce qui concerne les affaires de la citeacute La citoyenneteacute ne saurait ecirctre un

statut deacutefini par des droits qursquoen raison drsquoune maniegravere drsquoagir sur un mode public crsquoest-

agrave-dire drsquoune exposition de soi Crsquoest le mode drsquoaction qui confegravere des droits aux acteurs

en les manifestant publiquement Et si le courage est drsquoabord sur la scegravene politique

deacutemocratique le fait de la rupture drsquoavec les communauteacutes drsquoappartenance et drsquoavec

les logiques de survie qui les commandent rupture qursquoaccomplit la libre exposition de

soi sur la scegravene publique alors rien drsquoautre ne donne droit au titre de citoyen que le

courage drsquoagir montreacute et deacutemontreacute par lrsquoaction publique

III Le courage des clandestins andres epiphaneis

Ces consideacuterations sur le courage nous conduisent agrave reacutefleacutechir agrave la scegravene

politique contemporaine qui se distingue par lrsquoobsession seacutecuritaire et les logiques

drsquoexclusion systeacutematique sous la triple forme de lrsquointerdiction drsquoaccegraves au territoire de

lrsquoexpulsion du territoire ou de la marginalisation aux confins du territoire Au regard des

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 30

caracteacuteristiques de lrsquoaction on comprend que tout autant qursquoune excursion hors de

lrsquoabri que repreacutesente la vie priveacutee toute action politique est aussi bien une sortie de la

geacuteneacuteraliteacute communautaire (identiteacute) qursquoune sortie de la clandestiniteacute des apatrides

(anonymat) Ce dernier aspect est encore plus significatif que le premier La situation

de clandestiniteacute agrave laquelle sont voueacutes les immigreacutes entreacutes illeacutegalement sur le territoire

national ou mis en situation irreacuteguliegravere pour diffeacuterentes raisons une fois sur ce

territoire est une situation paradigmatique qui a valeur de test pour appreacutecier la

scegravene politique du courage De ce point de vue on pourrait dire que les clandestins

sont les sujets politiques mdash probleacutematiques mdash de lrsquoEurope moderne (celle de

Schengen)

III1 La question politique que pose la clandestiniteacute des immigrants est que

signifie le fait qursquoune socieacuteteacute pour des raisons eacuteconomiques lieacutees aux neacutecessiteacutes

vitales en vienne agrave condamner des ecirctres agrave la clandestiniteacute crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoinvisibiliteacute

Qursquoelle en vienne agrave les condamner agrave ne jamais pouvoir srsquoexposer agrave ne jamais prendre

apparence et donc agrave ne jamais pouvoir se singulariser par des actions publiques Bref

agrave priver des individus de toute vie publique agrave les condamner agrave une vie priveacutee de toute

apparence crsquoest-agrave-dire en reacutealiteacute priveacutee radicalement de tout puisque aussi bien priveacutee

de laquo vie priveacutee raquo La question politique ne consiste pas agrave demander pourquoi des

immigrants entrent-ils dans lrsquoilleacutegaliteacute et donc dans la clandestiniteacute ce qui revient agrave

demander pourquoi viennent-ils dans les socieacuteteacutes de travail agrave ce prix Car cette

question mdash pourquoi des personnes issues des pays du Sud sont-elles ameneacutees agrave

quitter leur pays drsquoorigine en se livrant agrave des passeurs qui les exploitent et souvent les

trompent agrave entreprendre une migration peacuterilleuse et douloureuse agrave srsquoexposer

deacutemunies agrave la violence des situations et des rencontres aux traitements deacutegradants

au risque seacuterieux de la mort agrave laquelle beaucoup drsquoentre elles succombent pour

atteindre un pays du Nord qui srsquoemploie agrave les rejeter mdash cette question et ses

reacuteponses sont drsquoabord drsquoordre eacuteconomique Elles supposent que la deacutetresse est agrave ce

point insupportable et lrsquoillusion drsquoune socieacuteteacute laborieuse opulente et hospitaliegravere agrave ce

point tenace qursquoon est precirct agrave tout sacrifier pour acceacuteder agrave cet Eldorado fictif Nul doute

que cette migration demande beaucoup de courage Mais ce qui la distingue surtout

crsquoest lrsquoendurance Homegravere oppose Achille le guerrier qui preacutefegravere la mort glorieuse agrave

une vie languissante lrsquohomme de lrsquoaction dont la vertu est le courage agrave Ulysse le

migrant errant sur la route du retour lrsquohomme de la passion dont la vertu est

lrsquoendurance28

28 H Arendt Journal de penseacutee opcit avril 1955 XXI [31] II p 718-720

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 31

La question politique est diffeacuterente elle demande que signifie le fait qursquoau

terme du peacuteriple lrsquoaccueil reacuteserveacute aux survivants ne soit en reacutealiteacute rien drsquoautre qursquoune

vie dans la clandestiniteacute qursquoun enterrement vivant Que preacutefeacuterera le clandestin

courageux politique un enterrement vivant dans la non-existence de clandestin ou

lrsquoexposition au peacuteril sur la place publique pour faire valoir son droit agrave une existence

lumineuse Survivre eacuteconomiquement ou exister politiquement On ne saurait

manquer ici de faire un rapprochement Antigone est enterreacutee vivante par Creacuteon

Pourquoi Antigone est-elle enterreacutee vivante Bien sucircr on eacutevoquera la symeacutetrie de son

destin par rapport agrave lrsquoinhumation qursquoelle requiert pour Polynice Mais ce nrsquoest pas au

nom de la loi des dieux qursquoelle est condamneacutee crsquoest au nom de la citeacute crsquoest-agrave-dire de

la loi de la lumiegravere publique loi de la raison loi politique cela signifie donc qursquoelle est

condamneacutee agrave retourner drsquoougrave elle vient agrave lrsquoobscuriteacute de la famille de la terre natale de

lrsquoorigine Condamneacutee pour avoir oseacute srsquoexposer et exposer ce qui est destineacute agrave rester

dans la clandestiniteacute drsquoune vie priveacutee drsquoapparence pour srsquoecirctre montreacutee en pleine

lumiegravere et avoir porteacute agrave la lumiegravere la question de la mort priveacutee refouleacutee par la citeacute sur

laquelle repose lrsquoordre lumineux de la loi humaine Antigone pouvait-elle eacutechapper agrave

cette punition vivre son propre enterrement Politiquement la question de la

clandestiniteacute est celle du refus de reconnaicirctre pour laquo politiques raquo ceux que la citeacute

condamne agrave la clandestiniteacute refus de les laisser acceacuteder agrave la lumiegravere de lrsquoespace

publico-politique crsquoest-agrave-dire agrave la sphegravere de lrsquoaction donc de la reacuteveacutelation de soi de la

relation aux autres et de la participation agrave lrsquoespace institueacute pour les paroles et les

actions libres Refus drsquoexistence et drsquohumaniteacute Les clandestins sont condamneacutes agrave

lrsquoendurance agrave cette laquo passion raquo dont ils ont fait preuve pour venir jusqursquoagrave leur

tombeau mais sont soustraits de fait agrave lrsquoaction et agrave sa vertu aleacutethique

III2 Crsquoest alors au regard de cette passion agrave laquelle on veut les reacuteduire que

se reacutevegravele le caractegravere exemplaire de lrsquoaction des clandestins qui choisissent de

paraicirctre publiquement de mener de concert un combat politique Agrave lrsquoendurance requise

pour survivre au cours du peacuteriple et pour survivre une fois laquo arriveacutes raquo quelque part

dans les sous-sol des villes europeacuteennes vient succeacuteder pour certains le moment de

lrsquoaction politique srsquoexposer sortir de la clandestiniteacute manifester au grand jour quitter

lrsquoabri priveacute des souterrains de lrsquoexistence pour deacutenoncer le deacuteni drsquohumaniteacute que

constitue leur sort de clandestin et revendiquer des droits eacutegaux agrave ceux des travailleurs

qui sont dans la leacutegaliteacute Lrsquoexposition deacutelibeacutereacutee de soi est alors pour les clandestins

veacuteritablement un acte de courage la police est lagrave qui se charge de les photographier

de les identifier de les reacutepertorier de les assigner agrave des places et agrave des

communauteacutes en les enregistrant afin de les poursuivre de les arrecircter et de les

expulser Le caractegravere paradigmatique du courage des clandestins se repegravere ici sous la

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 32

forme drsquoun double paradoxe

Drsquoune part en quittant la clandestiniteacute laquo protectrice raquo pour manifester et se

manifester dans lrsquoespace public ils srsquoexposent exactement agrave tout ce qursquoils doivent fuir

pour survivre ils srsquoexposent agrave la visibiliteacute agrave la publiciteacute et se livrent donc agrave la police

en se reacuteveacutelant agrave la fois singuliegraverement et collectivement puisqursquoils manifestent et se

manifestent en actions concerteacutees Par lagrave indiquent-ils clairement que la liberteacute que

manifeste leur manifestation est politiquement de plus haute valeur ou de plus haute

signification que la lutte pour la survie eacuteconomique qui fut le ressort de leur endurance

et reste le motif de leur situation Ils mettent leur vie en jeu au nom drsquoune liberteacute dont

le deacutefaut fait de cette vie qursquoelle nrsquoest pas vivable Ils reacutevegravelent ainsi par leur action le

sens du politique dont la raison drsquoecirctre est la liberteacute et que ce sens politique de

lrsquoexistence prime sur la neacutecessiteacute vitale dans laquelle leur clandestiniteacute les tient reclus

Drsquoautre part les clandestins sont de surcroicirct priveacutes de lrsquoabri et donc du refuge

que constitue une vie priveacutee familiale communautaire ou sociale ils sont priveacutes de la

sphegravere priveacutee qursquoils ont quitteacutee en abandonnant leur terre natale mdash preacuteciseacutement au

motif qursquoelle ne constituait plus pour eux un refuge un havre ougrave comme le disait

Arendt laquo dans la protection de la famille et du foyer toute chose sert et doit servir la

seacutecuriteacute du processus vital raquo Les clandestins srsquoexposent donc sans laquo arriegraveres raquo

sans lrsquoassurance ni la consolation du foyer Leur exposition est lrsquoexposition mecircme leur

manifestation lrsquoessence de toute manifestation priveacutee de tout appui celeacute Elle est le

plus grand risque elle requiert le plus grand courage serait-il celui des deacutesespeacutereacutes

Cette situation ineacutedite indique qursquoau partage vie priveacuteevie publique qui structure le

plan politique de la citeacute atheacutenienne srsquoest substitueacute un autre partage qui organise nos

socieacuteteacutes libeacuterales anonymat clandestinidentification policiegravere Lrsquoapparition des

clandestins sur la scegravene publico-politique brouille ce partage elle ne se laisse pas

drsquoabord deacutecrire comme une demande de droits ou de reconnaissance mais comme

une infraction deacutestabilisante dans la composition des ordres infraction qui manifeste

lrsquointerdit adresseacute aux sans noms de se manifester Aussi le courage manifesteacute par les

clandestins devenus acteurs politiques a-t-il par lui-mecircme valeur de laquo manifeste raquo il

rappelle la citeacute agrave sa vocation politique contre son deacutetournement policier (controcircle

drsquoidentiteacute assignation agrave reacutesidence directive du retour etc)

On notera une transformation conjointe du sens de la doxa (et donc de la

renommeacutee de la gloire) et de celui de la singulariteacute exposeacutee (et donc du nom propre)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 33

Tel pourrait ecirctre en effet lrsquoenjeu de ce courage de lrsquoexposition contre la (bonne)

reacuteputation (avoir des papiers ecirctre citoyen europeacuteen ecirctre identifiable dans lrsquoordre social

et assigneacute agrave une place elle-mecircme reacutepertorieacutee etc) il fait valoir une autre doxa une

autre gloire celle des reacuteprouveacutes des indeacutesirables des migrants des exclus crsquoest-agrave-

dire la grandeur de ceux qui ne sauraient ecirctre assigneacutes agrave aucune place pour avoir fui

toute position et qui pourtant entrent dans la lumiegravere de lrsquoespace public pour requeacuterir

le droit drsquoy participer alors qursquoils ne possegravedent aucun des titres requis pour y preacutetendre

Ce courage rappelle ainsi que le nom de heacuteros est donneacute agrave tous ceux qui prennent part

agrave la vie de la citeacute quelles que soient leurs laquo origines raquo teacuteneacutebreuses ou leur absence

de titres Il reacutevegravele que la seule condition requise pour ecirctre un acteur de la vie publique

est drsquoecirctre cet acteur drsquoagir publiquement Il indique que la preuve de la citoyenneteacute est

la citoyenneteacute elle-mecircme quand celle-ci est comprise agrave juste titre non comme un

statut ou un titre octroyeacute par lrsquoordre politique sur la base drsquoune identiteacute preacutealable agrave

lrsquoaction (ecirctre de telle nationaliteacute parler telle langue croire en tel dieu etc) mais

quand elle est comprise comme responsabiliteacute effective engagement dans la vie

civique exposition aux peacuterils de lrsquoespace public bref action avec drsquoautres

La manifestation des clandestins revient ainsi agrave faire la lumiegravere sur les

conditions de la lumiegravere Contre lrsquoanonymat forceacute qui nrsquoest que lrsquoenvers de

lrsquoidentification obligeacutee opeacutereacutee par la loi et effectueacutee avec le concours de la police les

clandestins agissant publiquement font voir et valoir la singulariteacute drsquoacteurs ni

anonymes ni identifieacutes Aucun nom ne les preacutecegravede on les appelle laquo clandestins raquo

laquo sans-papiers raquo laquo sans-droits raquo ce sont les laquo invisibles raquo aucun titre ne les

annonce puisqursquoen quittant leur terre natale ils ont abandonneacute leur systegraveme

drsquoidentification ont deacutechireacute leurs papiers pour ne pas ecirctre identifieacutes et expulseacutes vers

les pays dont ils se sont eux-mecircmes seacutepareacutes Ils ne sont rien et survivent en nrsquoeacutetant

rien Il suffit alors qursquoils agissent politiquement qursquoils apparaissent qursquoils manifestent

et se manifestent pour acqueacuterir le nom de citoyen qui leur revient de droit et qui leur

est refuseacute de fait le nom de heacuteros drsquoandres epiphaneis drsquohommes laquo pleinement

manifestes qursquoil est impossible de ne pas voir raquo Tel Achille srsquoefforccedilant drsquoidentifier son

nom de naissance agrave son nom drsquoacteur agrave son nom de heacuteros les clandestins engageacutes

dans la peacuterilleuse exposition de soi des manifestations publiques se nomment

laquo courage raquo ou Achille Car tel est le nom des heacuteros le nom des acteurs politiques

ou le veacuteritable nom des citoyens quels qursquoils soient par ailleurs

III 3 La scegravene politique est une scegravene conflictuelle Mais le conflit ne se

deacuteploie pas seulement entre ceux qui sont habiliteacutes agrave y prendre part et qui y livrent un

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 34

combat politique organiseacute par la loi Comme lrsquoa eacutetabli Jacques Ranciegravere le conflit est

toujours aussi un conflit entre ceux qui possegravedent un titre pour y prendre part et ceux

dont le titre est deacutenieacute ceux qui sont exclus de la sphegravere publico-politique et qui

revendiquent drsquoy ecirctre entendus et vus comme des citoyens agrave part entiegravere29 On dira

donc premiegraverement que le test deacutemocratique est radicalement la maniegravere dont un

ordre politique traite ou maltraite les laquo Sans raquo Soit donc le rapport qursquoil entretient

avec lrsquoexteacuterioriteacute de sa scegravene de visibiliteacute le rapport paradoxal agrave ce qui est mis hors de

tout rapport ou encore le rapport paradoxal avec ceux qui sont reacuteputeacutes sans rapport

avec lrsquoespace publico-politique du fait de leur inexistence leacutegale De ce point de vue la

reacuteaction des gouvernements au courage des clandestins agissant publiquement est le

reacuteveacutelateur de la preacutetention des socieacuteteacutes libeacuterales agrave ecirctre deacutemocratiques Lrsquoheacuteroiumlsme

deacutemocratique des clandestins deacutecide du sens de cette preacutetention Mais on conviendra

aussi deuxiegravemement que ce conflit est insoluble irreacuteductible si la femme est

laquo lrsquoeacuteternelle ironie de la communauteacute raquo (Hegel) le clandestin est lrsquointempestive

eacutecharde de la deacutemocratie Diffeacuterend ou meacutesentente deux instances qui ne sont pas

sur un pied drsquoeacutegaliteacute ne parlent pas la mecircme langue Il y a drsquoune part la langue des

clandestins qui depuis cette exteacuterioriteacute reacutecuseacutee secregravetement logeacutee au coeur de la

socieacuteteacute capitaliste disent vouloir et pouvoir en ecirctre et demandent une reacutegularisation de

leur situation (ce qui est rentrer dans lrsquoordre policier) et il y a drsquoautre part la langue du

gouvernement celle que parle le Ministegravere dit de lrsquointeacuterieur chargeacute de proteacuteger cet

inteacuterieur de toute intrusion exteacuterieure et qui refuse aux clandestins le titre reacuteclameacute en

ne leur laissant que lrsquoalternative lrsquoenterrement vivant qursquoest la reacuteclusion agrave la

clandestiniteacute ou lrsquoexpulsion comptabiliseacutee qui les assigne de force agrave un territorialiteacute

exteacuterieure dite originaire

On reconnaicirct lagrave aussi de nouveau un paradoxe que des sans-titres reacuteclament

les titres requis pour faire partie de ce dont ils sont exclus faute de titres pourrait

passer pour une confirmation du bien-fondeacute de la politique des titres Leur

manifestation serait la preuve que les titres ont une raison drsquoecirctre et qursquoil appartient par

essence au droit politique de seacutelectionner ceux qui peuvent entrer de ceux qui ne le

peuvent pas ceux qui peuvent rester de ceux qui doivent ecirctre expulseacutes Car qursquoils

souhaitent en ecirctre et donc qursquoils reacuteclament des droits (des papiers des titres de seacutejour

ou de naturalisation etc) dont ils ont meacutepriseacute lrsquoautoriteacute en entrant ou en restant

illeacutegalement sur le territoire national cela reviendrait agrave donner raison agrave la logique

gouvernementale qui subordonne la citoyenneteacute agrave des titres Au fond en reacuteclamant des

papiers crsquoest-agrave-dire une reconnaissance de lrsquoordre gouvernemental ou policier les

29 J Ranciegravere La meacutesentente Paris Galileacutee 1995 Aux bords du politique Paris La Fabrique 1998 La haine de la deacutemocratie Paris La Fabrique 2005

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 35

clandestins signifieraient qursquoils veulent faire alleacutegeance au pouvoir et donc donnent

raison agrave celui-ci de les poursuivre et de les expulser

Mais peut-ecirctre est-ce preacuteciseacutement lagrave que reacuteside lrsquoultime leccedilon du courage les

clandestins acteurs ne reacuteclament pas drsquoecirctre identifieacutes comme des sujets ayant fait

alleacutegeance ou assimileacutes agrave des membres de la communauteacute agrave laquelle ils deacuteclareraient

faire acte drsquoappartenance Ils nrsquoont aucun titre agrave faire valoir puisqursquoils reacutecusent les

titres puisqursquoils sont la reacutecusation des titres seul leur courage mdash oser apparaicirctre et

manifester publiquement leur existence mdash fait titre Il est leur seul titre celui qui se

prouve en marchant par leur action par leur manifestation et leur exposition Leur

manifestation est la preuve effectueacutee et effective qursquoils relegravevent de ce dont ils sont

exclus par lrsquoordre policier Le courage dont cette manifestation est lrsquoeacuteclatante preuve

qursquoils ont le droit de revendiquer des droits preuve qui est faite in situ et in actu par la

manifestation crsquoest-agrave-dire par lrsquoentreacutee de fait sur la scegravene de visibiliteacute scegravene publico-

politique dont lrsquoaccegraves leur eacutetait refuseacute Crsquoest bien le courage qui est cette preuve le

risque pris risque drsquoemprisonnement de reacuteclusion dans les centres de deacutetention hors

droit de lrsquoEtat et risque drsquoexpulsion de reconduite non pas agrave la frontiegravere mais dans

des pays drsquoorigine supposeacutee ougrave pour la plupart ils ne retrouveront jamais lrsquoabri la

demeure la vie priveacutee et communautaire qui leur garantissaient leur identiteacute et leur

existence puisqursquoils ont ducirc les quitter pour srsquoexposer agrave lrsquoerrance et lrsquoinhospitaliteacute des

pays recircveacutes comme des pays drsquoaccueil Agrave bien regarder la manifestation des sans-

papiers requeacuterant drsquoecirctre reacutegulariseacutes ne prouve pas tant le bien-fondeacute de la politique

des titres qursquoelle ne reacutevegravele dans son dispositif mecircme lrsquoexposition courageuse de soi

que lagrave est le seul titre exigible pour ecirctre reconnu un ecirctre humain

hellip agrave juste titre

Ceux qui agissent ainsi modestes Achille postmodernes en prenant lrsquoeacutenorme

risque de paraicirctre en public apregraves avoir subi lrsquoeacutepreuve drsquoendurance (mais agrave lrsquoinverse de

celle drsquoUlysse pour quitter la demeure natale et non pour retourner agrave Ithaque) disent

peut-ecirctre qursquoils preacutefegraverent une vie bregraveve mais pas anonyme ni reacuteduite agrave ce qursquoils sont

reacuteputeacutes ecirctre de naissance plutocirct qursquoune survie au prix de leur continuelle deacutecheacuteance

Mais ils le font sans espeacuterer de la doxa qursquoelle sache les percevoir pour ce qursquoils sont

et en sachant qursquoils ne connaicirctront jamais la gloire eacuteternelle que les socieacuteteacutes libeacuterales

ne leur reconnaicirctront pas Car les clandestins acteurs deacutefont les distributions entre

dedans et dehors posseacutedants et proleacutetaires identiteacute et anonymat citoyens et non

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 36

citoyens heacuteros et quelconques etc sur lesquelles repose lrsquoordre social libeacuteral Et

aussi cette autre distribution sur laquelle ces derniegraveres se fondent entre hommes de

passion voueacutes agrave endurer en silence et hommes daction voueacutes agrave se distinguer

prouvant qursquoil y a du courage dans lrsquoendurance et de la teacutenaciteacute dans le courage et que

crsquoest sur fond drsquoun pacirctir endurant que srsquoeacutelegraveve lrsquoagir courageux Par ce brouillage des

partages ils font entendre que ce courage-lagrave est le seul titre dont puisse se preacutevaloir

un homme pour ecirctre reconnu un homme qursquoil est le titre des sans-titres confirmant

par lagrave non seulement et quoi qursquoil en ait lrsquoaffirmation de Churchill que crsquoest agrave juste

titre qursquoon considegravere le courage comme la premiegravere des qualiteacutes humaines celle qui

garantit les autres mais aussi que crsquoest encore agrave juste titre qursquoon peut voir en lui la

vertu seacuteminale du politique

Eacutetienne Tassin est professeur de philosophie politique agrave

lrsquouniversiteacute de Paris 7 Il a publieacute plusieurs ouvrages

consacreacutes agrave Hannah Arendt Il est lrsquoauteur de Un monde commun Pour une cosmo-politique des conflits Seuil

2003

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 37

Marc-Antoine Gavray laquo Le courage du

relativisme de Protagoras agrave lrsquouniteacute platonicienne des

vertus raquo

Introduction

Dans le monde grec ougrave les citeacutes ne connaissaient pas la paix mais concluaient

seulement des trecircves les hommes rencontraient une multitude drsquooccasions de

srsquoillustrer au combat par leur bravoure1 Au vu du contexte il ne paraicirct pas surprenant

que Platon ait traiteacute du courage agrave de nombreuses reprises srsquoagissant drsquoune vertu que

devaient arborer les citoyens Il se faisait en cela le reflet drsquoune eacutepoque Pour un

philosophe atheacutenien traiter du courage sans en peser les connotations militaires

semblait une gageure2 Il conviendrait drsquoexaminer dans quelle mesure la signification

guerriegravere conditionne la deacutefinition philosophique

Au fil des Dialogues sont esquisseacutees plusieurs deacutefinitions du courage la

plupart eacutetant precircteacutees agrave des interlocuteurs de Socrate mais eacutecarteacutees par Platon Deux

retiendront mon attention ici celle qursquoavance Protagoras dans le Protagoras et celle

qursquoassume Socrate dans la Reacutepublique Malgreacute les diffeacuterences entre leurs eacutenonceacutes

autant qursquoentre leurs implications ces deux thegraveses reposent sur un postulat identique

celui de lrsquouniteacute de la vertu dont le courage serait une partie

La thegravese de lrsquouniteacute de la vertu relegraveve de la penseacutee ordinaire Il existe plusieurs

attitudes que nous appelons vertus (courage justice sagesse etc) Or quand nous

parlons de la vertu de courage de la vertu de justice de la vertu de sagesse un mecircme

vocable nous sert agrave nommer des attitudes diffeacuterentes Il srsquoensuit que cette deacutesignation

unique doit renvoyer agrave un caractegravere commun qui les rassemble toutes la vertu Degraves

1 Pour une illustration de cet eacutetat de guerre permanent je renvoie aux Acharniens drsquoAristophane ougrave

Diceacuteopolis le protagoniste entreprend de neacutegocier une trecircve pour lui-mecircme afin drsquoeacutechapper aux malheurs

et aux ravages qursquoentraicircnait la guerre du Peacuteloponnegravese2 Pour srsquoen persuader il suffit de consideacuterer la deacutefinition drsquoAristote Eacutethique agrave Nicomaque III 9 1115a33-

35 (tr GauthierndashJolif) laquo On appellera donc courageux au sens propre du mot celui qui reste sans peur en

face drsquoune belle mort et de toutes les conjonctures ougrave il court le risque immeacutediat drsquoune telle mort

conjonctures qui se rencontrent par excellence agrave la guerre raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 38

lors saisir les positions respectives de Platon et de Protagoras sur le courage implique

drsquoexaminer leur conception du tout de la vertu dont le courage constitue une partie

crsquoest-agrave-dire la faccedilon dont ils postulent lrsquouniteacute de la vertu Car crsquoest sur le fait de cette

uniteacute que ces deux theacuteories srsquoopposent

Lrsquouniteacute de la vertu

Le modegravele organique de Protagoras

Concernant la deacutefinition protagoreacuteenne du courage une preacutecaution srsquoimpose

Platon srsquoavegravere agrave la fois juge et partie dans la mesure ougrave nous nrsquoavons conserveacute

aucune trace directe de ce que pouvait ecirctre lrsquoavis de Protagoras sur la question ndash si du

moins il srsquoeacutetait prononceacute Par conseacutequent la position dite protagoreacuteenne repose pour

une large part sur une reconstitution agrave partir du Protagoras Quelle qursquoen soit

lrsquoauthenticiteacute elle aboutit agrave une thegravese philosophique feacuteconde que Platon utilise pour

penser la socieacuteteacute de son temps et la position sophistique ainsi que pour eacutelaborer son

propre modegravele de la vertu

Agrave Socrate qui lrsquointerroge sur sa propre activiteacute le sophiste reacutepond qursquoil enseigne

laquo le bon jugement dans les affaires priveacutees (comment administrer au mieux sa maison)

et dans celles de la Citeacute (comment ecirctre le plus apte agrave geacuterer les affaires de la Citeacute en

actes et en paroles)3 raquo Socrate en conclut que Protagoras preacutetend professer lrsquoart

politique et il assimile ce dernier agrave la vertu Il oppose alors son doute que cette

derniegravere puisse faire lrsquoobjet drsquoun apprentissage obligeant le sophiste agrave se deacutefendre4

Protagoras se lance donc dans un mythe qursquoil prolonge par un discours explicatif afin

de justifier drsquoune part que tout le monde possegravede lrsquoart politique (en raison du don divin

drsquoαἰδώς et de δίκη)5 leacutegitimant au passage la deacutemocratie atheacutenienne drsquoautre part

que la vertu srsquoenseigne de surcroicirct de faccedilon permanente (comme en teacutemoigne le

systegraveme drsquoeacuteducation atheacutenien)6

3 Protagoras 318e-319a4 Protagoras 319a-320c Socrate glisse de la πολιτικὴ τέχνη agrave lrsquoάρετή puis il soulegraveve une double

objection drsquoune part sur les matiegraveres techniques les Atheacuteniens ont pour habitude agrave lrsquoassembleacutee de se

contenter de lrsquoavis des experts reconnus (architecte armateur etc) alors que chacun est libre de

srsquoexprimer sur les questions de politique geacuteneacuterale drsquoautre part Socrate constate que les politiciens

preacutetendument experts (tel Peacutericlegraves) srsquoavegraverent incapables de transmettre leur savoir et leur vertu agrave leurs

propres enfants5 Prot 320c-324c6 Prot 324d-328d

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 39

Socrate reprend alors lrsquointerrogatoire

mdash laquo Tu dis que la vertu srsquoenseigne et je mrsquoen remettrais plus volontiers agrave toi

qursquoagrave tout autre Mais quelque chose mrsquoa eacutetonneacute dans ton discours et je te

prierai de combler lrsquoattente de mon acircme sur ce point Tu as raconteacute que Zeus

avait envoyeacute aux hommes la justice et la honte ensuite dans ton discours tu

as parleacute agrave plusieurs reprises de la justice de la sagesse de la pieacuteteacute etc

comme si elles formaient en somme une uniteacute la vertu Explique-moi

preacuteciseacutement ce qursquoil en est sur ce point la vertu est-elle une uniteacute dont la

justice la sagesse et la pieacuteteacute seraient les parties ou bien toutes ces qualiteacutes

que je viens drsquoeacutenumeacuterer sont les noms drsquoune seule et mecircme reacutealiteacute Voilagrave ce

que je deacutesire encore savoir raquo

laquo mdash Rien de plus facile Socrate raquo dit Protagoras laquo Je te reacutepondrai que tu

mrsquointerroges lagrave sur les parties de la vertu qui est elle-mecircme une reacutealiteacute une raquo

mdash laquo Est-ce raquo dis-je laquo agrave la faccedilon dont les parties drsquoun visage en sont les parties

(bouche nez yeux et oreilles) ou bien est-ce agrave la faccedilon dont les parties de lrsquoor

ne diffegraverent en rien ni les unes des autres ni du tout si ce nrsquoest en grandeur et

en petitesse raquo mdash laquo De la premiegravere faccedilon agrave ce qursquoil me paraicirct Socrate agrave la

faccedilon dont les parties du visage se rapportent au visage tout entier raquo mdash laquo Mais

est-ce que parmi les hommes raquo demandai-je laquo les uns ont part agrave lrsquoune de ces

parties de la vertu les autres agrave une autre ou bien si quelqursquoun en a une il les

possegravede neacutecessairement toutes raquo mdash laquo Aucunement raquo reacutepondit-il laquo puisqursquoil

existe beaucoup drsquohommes courageux mais injustes ou justes mais pas

sages raquo mdash laquo Est-ce que ce sont aussi des parties de la vertu raquo dis-je laquo la

sagesse et le courage raquo mdash laquo Absolument raquo reacutetorqua-t-il laquo et la sagesse est la

plus importante des parties raquo

mdash laquo Chacune est ainsi diffeacuterente de lrsquoautre raquo demandai-je mdash laquo Oui raquo mdash laquo Et

chacune drsquoelles possegravede-t-elle une faculteacute propre tout comme les parties du

visage Lrsquoœil nrsquoest pas semblable aux oreilles et la faculteacute nrsquoen est pas

identique Aucune drsquoentre elles nrsquoest semblable agrave lrsquoautre ni par la faculteacute ni par

le reste Est-ce donc de cette faccedilon qursquoil en va aussi des parties de la vertu

lrsquoune nrsquoest pas semblable agrave lrsquoautre ni en elle-mecircme ni par sa faculteacute Nrsquoest-il

pas eacutevident qursquoil en est ainsi si du moins notre comparaison est

vraisemblable raquo mdash laquo Il en est bien ainsi Socrate raquo reacutepondit-il (Prot 329b7-

330b2)7 raquo

7 Sous lrsquoinfluence de Gregory Vlastos ce passage a retenu lrsquoattention des interpregravetes du Protagoras (voir

Plato Protagoras Benjamin Jowettrsquos translation edited with an introduction by G Vlastos Indianapolis

The Liberal Arts Press 1956 p xxvi-xlv ainsi que laquo The Unity of the Virtues in the Protagoras raquo The

Review of Metaphysics 1971 p 415-458) Vlastos est agrave lrsquoorigine de la question de la self-predication ne

se souciant que des problegravemes de logique internes agrave lrsquoargument (savoir si Socrate reacuteussit agrave prouver lrsquouniteacute

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 40

Lrsquouniteacute de la vertu est conccedilue ici selon deux modegraveles distincts identitaire ou

diffeacuterentiel Soit les vertus particuliegraveres constituent les diverses manifestations

possibles drsquoune seule et mecircme reacutealiteacute dont seul le nom varie en fonction des

applications Dans ce cas les multiples vertus ne posseacutederaient qursquoune diffeacuterence non

essentielle une dissemblance symboliseacutee par le nom La vertu recevrait une deacutefinition

unique qui marquerait lrsquoidentiteacute du courage de la justice de la sagesse etc

Protagoras refuse cette position nominaliste car elle reacuteduit les parties agrave ecirctre les noms

drsquoune mecircme reacutealiteacute Soit au contraire la vertu est composeacutee de parties distinctes

auxquelles elle nrsquoest pas reacuteductible pas plus qursquoelles ne le sont les unes aux autres

Dans cette option les vertus possegravedent une autonomie relative

Socrate propose deux faccedilons de deacutecrire lrsquouniteacute drsquoune telle pluraliteacute autrement

dit drsquoexpliquer la relation entre des parties le paradigme de lrsquoor ndash rejeteacute par Protagoras

ndash et le paradigme du visage Le premier implique une uniteacute homeacuteomegravere les parties se

distinguent les unes des autres autant que du tout par un trait accidentel tel que la

taille Il en reacutesulte que si le tout ne srsquoidentifie agrave aucune des parties il faudra fournir le

critegravere en vertu duquel il srsquoen distingue malgreacute leur homogeacuteneacuteiteacute8 Le second

paradigme que preacutefegravere le sophiste pose lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des parties le visage est

composeacute drsquoorganes exteacuterieurs et indeacutependants (nez bouche oreilles yeux) Lrsquoanalogie

implique en premier lieu que les parties de la vertu srsquoavegraverent seacutepareacutees la possession

de lrsquoune nrsquoentraicircnant pas celle de lrsquoautre Un homme peut ecirctre courageux sans ecirctre

juste tout autant que voyant mais sourd (329e) En second lieu elle eacutetablit une

hieacuterarchie de mecircme que la vue possegravede une supeacuterioriteacute parmi les sens la σοφία

paraicirct la vertu la plus eacuteleveacutee (330a) ndash srsquoagissant de celle que le sophiste doit cultiver

(312c) En conclusion le paradigme du visage impose une forme drsquouniteacute qui ressortit agrave

lrsquoorganiciteacute les parties ne posseacutedant aucun rapport mutuel bien qursquoils produisent lrsquoeffet

drsquoune totaliteacute Lrsquouniteacute naicirct drsquoune multipliciteacute qualitative dont lrsquoagencement apparaicirct

comme un tout organiseacute9

Toute partie du visage dispose drsquoune faculteacute propre en fonction de laquelle elle

se deacutemarque seuls les yeux voient le nez sent etc (δύναμις 330a-b)10 De faccedilon

de la sagesse et de la tempeacuterance de la justice et de la pieacuteteacute) sans srsquooccuper de ses implications

conceptuelles Par la suite rares ont eacuteteacute les commentateurs agrave se demander pourquoi lrsquoargument nrsquoeacutetait

pas concluant preacutefeacuterant chercher srsquoil lrsquoeacutetait ni mecircme agrave interroger les implications de la position qui y eacutetait

deacuteveloppeacutee8 Cette position rejoint le nominalisme eacutevoqueacute dans le paragraphe preacuteceacutedent Dans les deux cas les

parties sont essentiellement identiques et ne possegravedent qursquoune dissemblance accidentelle9 En accord avec M Dixsaut Le Naturel philosophe Essai sur les dialogues de Platon Paris Vrin 2001

p 11210 Cette affirmation sert ailleurs agrave Platon pour prouver la diffeacuterence des faculteacutes (Reacutepublique VI 507c

511c) et lrsquouniteacute de la perception par lrsquoacircme (Theacuteeacutetegravete 184b-187a) Selon le modegravele de la δύναμις et des

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 41

analogue si qualifier la justice de juste revient agrave lui attribuer la puissance de produire

un comportement juste comme lrsquoœil est dit voyant parce qursquoil produit une vision rien

nrsquoengendrera le juste ou le pieux sinon la justice ou la pieacuteteacute elles-mecircmes (330d-e)

Chacune des vertus possegravede une faculteacute propre Or de mecircme que le visage ne

garantit aucunement lrsquouniteacute des faculteacutes de ses parties lrsquouniteacute des faculteacutes des vertus

ne provient pas de la vertu dans sa totaliteacute

Le lien entre les parties du visage srsquoavegravere seulement morphologique et non

essentiel si elles possegravedent une caracteacuteristique commune ndash le fait drsquoexercer une

faculteacute sensitive ndash le visage nrsquoen assure pas lrsquouniteacute car il ne garantit pas lrsquoanimation

des sens Elles partagent lrsquoexpression drsquoune puissance et de la mecircme faccedilon qursquoune

vision ou une olfaction ne sont pas lrsquoexpression de la puissance du visage mais drsquoune

de ses parties une action juste ou une action pieuse est vertueuse en tant que

manifestation drsquoune partie de la vertu Degraves lors ce paradigme conduit agrave deacutefinir la vertu

par la somme de ses parties tout comme le visage nrsquoest que lrsquoassemblage des yeux

des oreilles du nez et de la bouche

Selon cette position formelle ougrave la vertu nrsquoest guegravere qursquoun nom les parties ont

en commun de posseacuteder une puissance de produire Malgreacute cette ressemblance toute

relation mutuelle ou entre les produits paraicirct inconcevable La position inverse agrave

laquelle souscrit Socrate postule que lrsquouniteacute de la vertu requiert un trait commun aux

parties de sorte que lrsquoune affecte lrsquoautre et vice-versa (331b) Cette forme drsquouniteacute

implique une essence constitutive de la vertu qui se diffuse agrave travers les parties Or

Protagoras ne conccediloit pas les vertus en tant qursquoessences crsquoest-agrave-dire seacutepareacutement de

leur manifestation dans les actes11 Aussi ne peut-il qursquoinsister sur leur dissemblance

tenant aux qualiteacutes diffeacuterentes qursquoelles produisent Il postule une uniteacute vide de la vertu

sans chercher agrave en deacutefinir lrsquoessence Il ne srsquoattache qursquoaux produits des puissances de

ses parties maintenant le flou autour des limites par le recours au principe de

similitude12

parties du visage lrsquoœil qui produit la vision nrsquoest pas audible et par extension est compris comme

inaudible Puisque ce qui est accessible agrave un sens ne lrsquoest pas agrave lrsquoautre un type de sensation nrsquoest rien

pour lrsquoorgane qui ne lui est pas adapteacute et ne peut ecirctre perccedilu par lui Par analogie en ce qursquoelle ne produit

pas de choses justes la pieacuteteacute est injuste Toutefois il serait plus correct de dire qursquoen ce que la vision est

non audible (elle nrsquoest pas une donneacutee de lrsquoaudition) elle nrsquoest ni audible ni inaudible tout comme lrsquoaction

juste ne sera ni pieuse ni impie11 Lorsqursquoil en vient agrave parler de lrsquoutile Protagoras met lrsquoaccent sur la diversiteacute de ses occurrences (333e-

334c) De mecircme quand il deacutefinit le courage il parle avant tout des hommes courageux (349d-351a)12 Prot 331d1-e4 laquo Eacutevidemment dit Protagoras la justice ressemble drsquoune certaine maniegravere agrave la pieacuteteacute

car nrsquoimporte quelle chose ressemble en quelque sorte du moins agrave nrsquoimporte quelle autre Le blanc est

quelque part semblable au noir le dur au mou ainsi que le reste de ce qui semble le plus contraire

reacuteciproquement Les parties du visage que nous disions tout agrave lrsquoheure avoir une puissance diffeacuterente et

ne pas ecirctre analogues lrsquoune agrave lrsquoautre se ressemblent en quelque sorte du moins et sont analogues lrsquoune

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 42

De lrsquoavis de Platon il ne peut saisir lrsquouniteacute parce qursquoil reste prisonnier de la

multipliciteacute des manifestations Or se fonder sur la ressemblance et la dissemblance

constitue une alternative au couple de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence pour reacutesoudre le

problegraveme des rapports entre lrsquoun et le multiple La ressemblance est une forme de

mise en relation qui ne fixe pas de limites Agrave chaque instant elle les repense et ouvre

lrsquoespace de la discussion amenant de nouveaux eacuteleacutements pour remplacer les anciens

Elle rend vain lrsquoacte de cerner une chose dans sa singulariteacute ou dans ses liens au reste

du monde dans la mesure ougrave elle abolit les contrastes pour les reacuteinventer au greacute des

circonstances

Concevoir lrsquouniteacute au moyen de rapports de ressemblance interdit de saisir les

diffeacuterences entre les parties tout autant que le principe du tout si les termes font

lrsquoobjet drsquoun reacutearrangement constant il srsquoavegravere possible de les agencer autrement

selon que lrsquoaccent se deacuteplace voire de poursuivre une tout autre fin Lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute

qualitative et lrsquouniteacute apparente entraicircnent donc une conception spontaneacuteiste de la

vertu puisqursquoil nrsquoy a pas agrave proprement parler uniteacute mais totaliteacute organique chaque

contexte produira des harmonies diffeacuterentes Si tous les visages comportent les

mecircmes eacuteleacutements ils diffegraverent par leurs proportions Avec le temps les parties se

modifient et les rapports eacutevoluent Par ailleurs un visage qui paraicirct beau et harmonieux

dans un contexte deacutetermineacute ne sera pas neacutecessairement jugeacute de faccedilon similaire en

dehors de celui-ci Bref lrsquoorganisation des parties auxquelles aucun principe ne confegravere

drsquouniteacute reacuteelle peut ecirctre sujette agrave des eacutevolutions aussi bien qursquoagrave des appreacuteciations

diffeacuterentes

Du point de vue de lrsquoaction politique il en reacutesulte qursquoagir sur une composante

du tout modifie lrsquoensemble Bien que les autres parties ne soient pas affecteacutees dans

leur constitution propre le fait que lrsquoune drsquoelles subisse des modifications

consideacuterables altegravere lrsquoorganisation du tout Par conseacutequent pour modifier un ordre il

suffit drsquoagir sur une des parties pour lrsquoinfleacutechir dans un sens Protagoras deacutefinit ainsi le

sophiste comme celui qui srsquoavegravere capable drsquoenseigner la vertu mieux que drsquoautres

(328b) Or vu qursquoil arrive au terme de lrsquoapprentissage il ne preacutetend pas transmettre un

ensemble de valeurs deacutejagrave impreacutegneacutees en chacun par le processus drsquoeacuteducation et

consigneacutees dans les lois (325c-326e) Il dispense des moyens drsquoagir sur leur

production et de participer agrave leur eacutevolution (318e-319a) Le sophiste ne se preacutesente

agrave lrsquoautre De sorte que de cette maniegravere si tu le voulais tu pourrais prouver que toutes sont semblables

les unes aux autres Or il nrsquoest pas juste drsquoappeler semblables les choses qui possegravedent une certaine

similitude ni dissemblables celles qui possegravedent une certaine dissemblance mecircme si leur ressemblance

est bien petite raquo Protagoras souligne que toutes les choses partagent une similitude mecircme les plus

opposeacutees Nous pouvons dire que le blanc ressemble au noir comme le dur au mou parce qursquoils

constituent des proprieacuteteacutes relatives agrave une mecircme qualiteacute la couleur ou la consistance

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 43

pas comme lrsquoinstigateur drsquoun nouvel ordre social ou vertueux mais comme le relais

drsquoun savoir technique permettant drsquointeragir avec un systegraveme contextuel de vertus afin

de leacutegaliser drsquoautres comportements13

En conclusion cette conception offre un grand nombre de possibiliteacutes de

reacutealiser lrsquouniteacute de la vertu qui reacutesulteront de lrsquoaction des citoyens concerneacutes sur

chacune des parties La deacutefinition drsquoune vertu particuliegravere deacutependra du contexte dans

lequel elle est formuleacutee se reacutesumant agrave lrsquoensemble des comportements qursquoelle

subsume dans une indeacutependance agrave lrsquoeacutegard des autres vertus particuliegraveres Quant au

plan individuel il srsquoavegravere possible de posseacuteder une vertu sans les posseacuteder toutes ou

drsquoen favoriser une au deacutetriment des autres

Lrsquouniteacute reacuteelle selon Platon

Le thegraveme de lrsquouniteacute de la vertu resurgit plusieurs fois chez Platon La plupart

des œuvres de jeunesse interrogent la signification drsquoune vertu particuliegravere

lrsquoEuthyphron se focalise sur la pieacuteteacute le Lachegraves sur le courage le Criton sur la justice

le Charmide sur la modeacuteration Tous ces dialogues concluent de faccedilon aporeacutetique car

srsquoils cherchent la vertu dans son ensemble ils tentent de lrsquoapprocher par la bande en

en deacutetachant une partie Leur aporie reacutesulte de ce morcellement le Lachegraves par

exemple examine dans un premier temps le tout de la vertu que doit transmettre

lrsquoeacuteducation Puis parce que le problegraveme paraicirct difficile agrave affronter il se concentre sur

le courage sans reacuteussir agrave le deacutefinir14 Cet eacutechec provient du deacutefaut inheacuterent agrave une

vision partitive de la vertu supposer qursquoil est possible de consideacuterer isoleacutement ses

parties revient agrave ne pas lrsquoenvisager dans son uniteacute mais comme une simple totaliteacute

sans proprieacuteteacute en dehors drsquoecirctre une somme Une telle approche ruine toute assise

deacutefinitionnelle puisqursquoelle ne fournit jamais le principe de lrsquouniteacute reacuteelle Pour cette

raison Platon deacuteplace la question de lrsquouniteacute en passant du rapport entre le tout et la

partie agrave celui de lrsquoun et du multiple Par ce geste il vise agrave eacutechapper au principe de

relativiteacute infinie du tout et de la partie afin drsquoeacutetablir en quoi consiste lrsquouniteacute

Les Lois srsquoachegravevent sur la position de quatre vertus (XII 962e-964d) Chacune

est une crsquoest-agrave-dire possegravede une nature propre et il est facile de voir en quoi elle se

13 Dans le Theacuteeacutetegravete Protagoras deacutefinit le rocircle des hommes politiques laquo les orateurs savants et bons font

que les citeacutes estiment justes les choses profitables agrave la place des mauvaises puisque tout ce qui semble

juste et beau agrave chaque citeacute cela lrsquoest reacuteellement aussi pour elle aussi longtemps que la citeacute les juge

telles (167c2-6) raquo14 Sur lrsquoeacutechec du Lachegraves lire les preacutecieuses analyses de Louis-Andreacute DORION Platon Lachegraves ndash Euthyphron

Introduction traduction et notes Paris GF Flammarion 1997 p 71-74

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 44

distingue des autres15 Il paraicirct moins eacutevident drsquoexpliquer comment ces parties forment

une seule et mecircme reacutealiteacute la vertu Les Lois laissent la question indeacutetermineacutee Elles

insistent en revanche sur un principe qui traverse les dialogues politiques de Platon

(Reacutepublique Politique Lois) les leacutegislateurs doivent instaurer un systegraveme drsquoeacuteducation

qui vise au deacuteveloppement de la vertu totale et non agrave lrsquohypertrophie drsquoune des parties

(I 630e-631a XII 963a)16 Ils sont contraints de chercher ce qui en garantit lrsquouniteacute

car seule la connaissance de lrsquouniteacute crsquoest-agrave-dire lrsquoobservation du caractegravere propre et

unique qui les traverse toutes (πρὸς μίαν ίδέαν βλέπειν) permet drsquoordonner la

multipliciteacute (965b-d) ndash la plus haute forme de la connaissance reacutesidant dans la

capaciteacute agrave passer de lrsquoun au multiple et inversement du multiple agrave lrsquoun Ils devront

ensuite transmettre par le biais de lrsquoeacuteducation cette union mesureacutee afin de maintenir

lrsquoeacutequilibre de la Citeacute autrement dit de veiller agrave ce que chacune de ses composantes

possegravede la vertu qui lui convient et dans la proportion qui lui convient occupant de ce

fait la place qui lui revient (964d)17 Crsquoest donc la connaissance dialectique qui doit

organiser la Citeacute et son eacuteducation agrave la vertu parce qursquoelle connaicirct la relation tissant le

lien entre lrsquoun et le multiple elle doit deacuteployer la faccedilon dont lrsquoun se diffuse agrave travers le

multiple (cf Philegravebe 16c-17a)

Le Politique eacutetudie les relations entre les parties se placcedilant sur le terrain du

lien politique Contre la croyance ordinaire relayeacutee par la position attribueacutee agrave

Protagoras il eacutetablit que poser lrsquouniteacute de la vertu nrsquoimplique pas drsquoassumer lrsquoharmonie

naturelle de ses parties Par exemple tout en eacutetant deux portions de la vertu la

modeacuteration et le courage se trouvent en conflit il ne reacutesulte pas de leur appartenance

agrave lrsquouniteacute drsquoecirctre amis lrsquoun de lrsquoautre (306b) Platon observe la situation de la Citeacute ougrave les

parties de la vertu srsquoincarnent dans des groupes et ougrave les naturels qui leur

correspondent entrent dans une opposition manifeste Les modeacutereacutes tendent agrave

reacutesoudre les conflits de faccedilon paisible et pondeacutereacutee au point de se rendre impuissants

agrave se deacutefendre face aux agressions Agrave lrsquoinverse les courageux poussent sans cesse leur

Citeacute agrave la guerre au risque de lrsquoentourer drsquoennemis et de la reacuteduire agrave lrsquoesclavage (307e-

308a) Ces naturels renvoient agrave des attitudes mutuellement exclusives megravenent agrave des

15 Lois XII 963e3-8 laquo Lrsquoune le courage porte sur la crainte et mecircme les animaux y participent tout

autant que les habitudes des jeunes enfants sans la raison (ἄνευ λόγου) lrsquoacircme est courageuse par

nature mais sans la raison (ἄνευ λόγου) lrsquoacircme nrsquoa jamais eacuteteacute nrsquoest ni sera jamais prudente

(φρόνιμος) ni doueacutee drsquointelligence (νοῦν ἔχουσα) preuve qursquoil srsquoagit drsquoautre chose raquo16 Les Lois srsquoouvrent sur une critique des modegraveles spartiates et creacutetois parce qursquoils sont orienteacutes vers le

courage et reposent sur des pratiques adapteacutees agrave la guerre mais pas aux temps de paix (I 624a-650b)17 Platon vise directement les soi-disant speacutecialistes de lrsquoeacuteducation agrave savoir les poegravetes et les sophistes

(cf Prot 328a-b) qui preacutetendent mieux connaicirctre la vertu et mieux exercer le rocircle drsquoeacuteducateur bien qursquoils

soient eacutetrangers agrave la Citeacute ougrave ils proposent leurs leccedilons et qursquoils ignorent en quoi consiste la vertu dans sa

totaliteacute

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 45

prises de positions inverses et cherchent agrave se dominer lrsquoun lrsquoautre Or la preacutedominance

non mesureacutee drsquoune faction et lrsquoabsence de concertation entre inclinations opposeacutees

aboutissent agrave un eacutetat de servitude geacuteneacuterale Lrsquoabsence drsquoeacutequilibre doit donc ecirctre

compenseacutee par un principe drsquouniteacute

Comment degraves lors concilier la lenteur et lrsquoeacutenergie si toutes deux peuvent se

produire de faccedilon opportune mais en des moments diffeacuterents et agrave la condition de fuir

tout excegraves Comment eacuteviter aussi que lrsquoopposition des vertus nrsquoengendre des

individus schizophregravenes srsquoalieacutenant par la deacutemesure drsquoune de leur tendance Platon

octroie agrave la science politique le rocircle de tisser la trame de la Citeacute Elle doit attribuer agrave

chaque partie une place adeacutequate qui srsquoaccorde avec les autres et prescrire aux

sciences qui lui sont auxiliaires de veiller agrave eacuteduquer les citoyens dans le respect de

lrsquoharmonie Ideacutealement elle demeurerait au chevet de chacun pour moduler les

prescriptions aux circonstances Mais en raison de lrsquoampleur de la tacircche elle est

contrainte agrave eacutedicter des lois pour la direction des esprits et des comportements (295a-

296b 308e-309a) Ajoutons que les individus reacutecalcitrants agrave lrsquoeacuteducation vertueuse et

agrave leur transcription dans la loi seront mis agrave mort exileacutes ou frappeacutes drsquoinfamie

Seule la science politique parce qursquoelle est une science veacuteritable peut inscrire

dans les esprits une opinion vraie sur le beau le bien et le juste et par conseacutequent

induire des comportements vertueux et harmonieux (309b-e) Le lien qursquoelle tisse entre

les parties de la vertu et entre les individus qui les incarnent possegravede un caractegravere

divin parce que sa connaissance eacutechappe agrave la contingence des affaires humaines et

formule des prescriptions en fonction des reacutealiteacutes veacuteritables tout en les adaptant agrave la

situation preacutesente agrave lrsquoinstar de la dialectique la science politique est un art de lrsquoagrave-

propos (305c-d 284e) Elle doit entraver les habitudes en excluant les mariages

drsquoargent ou les unions endogamiques entre naturels identiques Cet art royal doit plutocirct

contraindre les naturels opposeacutes agrave srsquounir (311b-c)

Par conseacutequent Platon eacutevacue lrsquoideacutee drsquoune organisation spontaneacutee afin de

souligner lrsquoaspect conflictuel de la relation entre parties Il ne conteste pourtant pas

lrsquouniteacute de la vertu Celle-ci demeure constitueacutee drsquoespegraveces diffeacuterentes dont il est agrave

preacutesent besoin drsquoassurer la synthegravese cette derniegravere nrsquoeacutetant plus inscrite dans le fait

mecircme drsquoappartenir aux espegraveces de la vertu Il en deacutecoule une forme drsquoactiviteacute politique

diffeacuterente de celle du modegravele organiciste car agir en favorisant une seule partie sans

tenir compte du lien tisseacute entre toutes conduit agrave la ruine de lrsquoensemble Se prononccedilant

contre lrsquoexpression de lrsquouniteacute a priori de la vertu qui reacutesulterait du seul fait que les

parties en sont les parties Platon privileacutegie une uniteacute dynamique en tension qui doit

trouver le point drsquoeacutequilibre entre des tendances opposeacutees tout en les contraignant agrave

entrer en relation et agrave former une union pour le bien de la Citeacute

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 46

Enfin la Reacutepublique impose de veiller agrave la relation entre les vertus en vue de

deacutefinir chacune Les dialogues socratiques eacutechouaient parce qursquoils cherchaient agrave isoler

une partie Or le travail de deacutefinition nrsquoest reacutealisable qursquoagrave œuvrer avec coordination

(Reacutep IV 428a) Platon ausculte degraves lors chaque vertu particuliegravere pour lui attribuer

une fonction propre en examinant par le deacutetail la place qui lui revient et qursquoaucune

autre nrsquooccupe Il formule quatre deacutefinitions qui correspondent aux parties de la Citeacute et

aux relations qursquoelles entretiennent car la Citeacute parfaite sera celle qui manifeste toutes

les vertus La σοφία est la science qui deacutelibegravere sur lrsquoEacutetat en son entier et appartient

au petit nombre des dirigeants (428c-429a) Le courage consiste dans le maintien par

les guerriers de lrsquoopinion relative agrave ce qui est agrave craindre en fonction de ce qursquoa deacutefini

le leacutegislateur (429b-d) La tempeacuterance (σωφροσύνη) disseacutemineacutee entre tous les

citoyens relegraveve de lrsquoaccord entre parties plus faible et plus forte la seconde exerccedilant

le commandement (432a) Enfin la justice traverse toute la Citeacute et veille agrave ce qursquoaucun

individu ni aucune partie nrsquoempiegravete sur les autres (433b) Aucune des vertus ne

possegravede davantage drsquoimportance mais elles contribuent ensemble agrave la perfection de la

Citeacute (433c-d) Un lien eacutetroit les unit modeacuterant la tendance de chacune agrave envahir

lrsquoespace reacuteserveacute aux autres

La Reacutepublique rend en outre explicite le traitement de la relation qui existe au

point de vue de la vertu entre les niveaux individuel et politique Si la Citeacute bien fondeacutee

est un entrelacs de vertus comment cela se manifeste-t-il sur le plan individuel Dans

un premier temps Platon prouve que lrsquoindividu possegravede les mecircmes faculteacutes que la

Citeacute il y a en lui trois parties qui reacutepondent aux classes constitutives de lrsquoEacutetat La

deacutemonstration passe par lrsquointroduction des principes de contradiction et

drsquointentionnaliteacute Le premier eacutetablit lrsquoexistence de parties de lrsquoacircme si laquo une mecircme

reacutealiteacute ne peut en mecircme temps sous le mecircme rapport et relativement au mecircme objet

supporter ecirctre et faire des choses contraires (436e8-437a1 439b) raquo alors un mecircme

individu ne peut agrave la fois vouloir et refuser un mecircme objet en vertu de la mecircme partie

de lui-mecircme Par conseacutequent il y a en lui deux parties qui srsquoopposent lrsquoune deacutesirant et

lrsquoautre freinant Ensuite en vertu de lrsquointentionnaliteacute ndash la science ou le deacutesir est

science ou deacutesir drsquoun objet deacutetermineacute ndash toute science ou tout deacutesir est lui-mecircme

deacutetermineacute (438d-e) De ce fait les parties de lrsquoacircme ne srsquoopposent pas en tant que

telles mais en tant qursquoelles sont deacutetermineacutees Apregraves avoir fait correspondre les parties

de lrsquoindividu agrave celles de la Citeacute il suffit de transposer les vertus de celle-ci sur celui-lagrave

En reacutealiteacute lrsquoordre deacutemonstratif inverse lrsquoordre logique puisque les vertus politiques

proviennent des individus qui forment la Citeacute (435e-436a) Dans ces conditions

chacune peut recevoir la deacutefinition qui lui est adapteacutee En conclusion la Reacutepublique

pose la double neacutecessiteacute drsquoapprocher les vertus dans leur totaliteacute et de consideacuterer

lrsquointerpeacuteneacutetration de leurs niveaux individuel et politique La conception platonicienne

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 47

insiste sur lrsquohomogeacuteneacuteiteacute des vertus et sur lrsquoexigence drsquoobeacuteir agrave une dynamique de

convergence18

Un conflit de modegraveles

Le modegravele platonicien de lrsquouniteacute des vertus partage quelques caracteacuteristiques

avec celui precircteacute agrave Protagoras Les deacutefinitions de la Reacutepublique laissent la place agrave une

historiciteacute du contenu dans la mesure ougrave les vertus trouvent leur limite dans le cadre

fixeacute par la constitution Crsquoest le rocircle de la Citeacute et de ses lois drsquoeacuteduquer les citoyens agrave

certains comportements privileacutegieacutes De part et drsquoautre lrsquoeacuteducation morale coiumlncide avec

lrsquoeacuteducation politique Mais tandis que chez Protagoras qui soutient un modegravele

deacutemocratique marqueacute par la bigarrure de ses composantes lrsquoeacutevolution de ce cadre est

lrsquoaffaire de citoyens deacutesireux de favoriser une partie au lieu drsquoune autre chez Platon la

constitution et lrsquoeacutevolution ressortissent agrave un groupe dominant

Dans les deux modegraveles lrsquoaction politique reacutesulte drsquoune connaissance

deacutetermineacutee Toutefois agrave Protagoras qui privileacutegie une compeacutetence technique visant agrave

promouvoir une opinion relative agrave lrsquoune des vertus Platon objecte la neacutecessiteacute drsquoune

connaissance theacuteorique portant sur ce qui assure le lien entre lrsquoun et le multiple entre

la totaliteacute et ses parties entre lrsquointelligible et le sensible La deacutecision politique en

matiegravere de vertu devient lrsquoadaptation au moment de lrsquouniteacute agrave tisser entre les parties

en vertu drsquoune connaissance de ce que doit ecirctre cette uniteacute

La deacutefinition du courage

Un courage sans morale

18 Pour isoler le trait commun caracteacuteristique de toutes les vertus il faut lire le Pheacutedon laquo Mon cher

Simmias il y a fort agrave craindre que pour acqueacuterir la vertu ce ne soit pas un mode correct drsquoeacutechange que

drsquoeacutechanger des plaisirs contre des plaisirs des peines contre des peines de la crainte contre de la crainte

ndash une plus grande quantiteacute contre une plus petite comme srsquoil srsquoagissait de monnaies ndash agrave craindre qursquoil

nrsquoy ait au contraire qursquoune seule monnaie contre laquelle tout cela doit ecirctre eacutechangeacute la penseacutee

(φρόνησις) et que si crsquoest agrave ce prix-lagrave et agrave lrsquoaide de cela qursquoon les achegravete et qursquoon les vend tout cela

soit reacuteellement courage modeacuteration justice et en un mot la vertu vraie accompagneacutee de penseacutee (69a6-

b5) raquo Dans un article reacutecent Monique Dixsaut a montreacute que chez Platon la φρόνησις nrsquoeacutetait pas une

vertu particuliegravere mais qursquoelle eacutetait au contraire laquo le principe constitutif de toute vertu raquo ce qui fait qursquoune

vertu nrsquoest pas une simple capaciteacute naturelle ou un simple calcul (laquo De quoi les philosophes sont-ils

amoureux Sur la phronegravesis dans les dialogues de Platon raquo Platon et la question de la penseacutee Eacutetudes platoniciennes I Paris Vrin 2000 p 97)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 48

Si drsquoapregraves Protagoras la vertu est une et composeacutee de parties diffeacuterant par

leur puissance le courage se trouve agrave part il est possible drsquoecirctre courageux sans avoir

le reste des vertus (Prot 349c-d)19 De la mecircme faccedilon que dans le mythe les

capaciteacutes sont reacuteparties sporadiquement car la Citeacute nrsquoattend pas de ses membres

drsquoecirctre experts en tout il nrsquoest pas neacutecessaire que tous possegravedent toutes les vertus

(322c-d) Quelle est donc sa proprieacuteteacute

Protagoras rejette la deacutefinition intellectualiste selon laquelle ecirctre courageux

consiste agrave risquer en conscience et en connaissance de cause lagrave ougrave drsquoautres reculent

Celle-ci reacutetablit en effet le lien voire lrsquoidentiteacute entre courage et savoir Or le courage ne

peut se limiter agrave une capaciteacute agrave eacutevaluer les risques gracircce agrave une connaissance

deacutetermineacutee car il est possible de connaicirctre sans oser prendre de risques mecircme

mesureacutes (349e-350c)20 Par ailleurs si Protagoras admet que le courageux (ἀνδρεῖος)

partage avec lrsquoaudacieux (θαρραλέος) la qualiteacute drsquoaffronter le danger il conteste que

tous les audacieux soient courageux bien que lrsquoinverse soit vrai Lrsquoaudacieux peut

seulement ecirctre fou (350b) Bref Protagoras nrsquoidentifie le courage ni au fait de

connaicirctre les dangers affronteacutes ni au fait de les affronter

Il compare les rapports entre courage et audace agrave ceux qui lient force et

puissance Les plus puissants dans un domaine sont ceux qui connaissent lrsquoart

adeacutequat sans ecirctre plus forts (350d-e) Bien que les forts soient puissants les

puissants ne sont pas tous forts la puissance reacutesulte du savoir voire de la folie et de

la fougue tandis que la force provient laquo de la nature et drsquoune bonne nourriture du

corps raquo (351a) Protagoras pose le courage comme lrsquoanalogue psychique de la force

un don naturel qui se cultive Le courageux se deacutemarque de lrsquoaudacieux non par son

savoir mais par la fermeteacute et la force de son acircme Ecirctre courageux crsquoest reacutesister

devant le danger pour une raison diffeacuterente de lrsquoaudace21 Or si le courage deacutesigne 19 Agrave preacutesent exprimeacute en termes drsquoaffiniteacute et de voisinage le modegravele de la similitude reste preacutegnant agrave cocircteacute

de celui de la δύναμις Or deacutetacher une partie crsquoest compliquer le principe drsquouniteacute la puissance drsquoune

vertu pourrait se distinguer davantage des autres si et seulement si ces derniegraveres partageaient une affiniteacute

qui les caracteacuteriseraient toutes sans relever de la deacutefinition de la vertu geacuteneacuterale En arrachant une partie

au reste Protagoras reacutealise un morcellement correspondant agrave la mauvaise division que critiquera

lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee dans le Politique (262b) eacutecarter une partie du tout afin de lrsquoisoler sans consideacuterer srsquoil

existe une uniteacute reacuteelle des groupes nouvellement formeacutes (par exemple diviser les animaux de troupeaux

entre becirctes et hommes)20 Le Lachegraves (193a-c) dresse une liste drsquoexemples semblable agrave celle du Protagoras (350a) le soldat qui

sait que les renforts vont arriver et possegravede une preacuteparation suffisante tient sa position en vertu de son

courage de mecircme pour le cavalier ou lrsquoarcher qui combattent gracircce agrave leur savoir et leur art ou le plongeur

qui descend dans les puits Le courage est une chose belle parce qursquoil mesure le danger agrave lrsquoinverse de la

folie et de lrsquoaudace21 Lrsquoaffirmation est probleacutematique comme le remarque Roslyn Weiss (laquo Courage Confidence and Wisdom

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 49

une fermeteacute drsquoacircme qui se manifeste dans la reacutesistance au danger celui qui agit

courageusement fait aussi preuve drsquoaudace ndash du fait de reacutesister au danger Protagoras

propose une deacutefinition du courage qui nrsquoen appelle aucunement aux objets du danger

mais qui se concentre sur lrsquoindividu confronteacute agrave des situations particuliegraveres et qui

affronte le danger pour lrsquoune ou lrsquoautre raison

Selon Protagoras il est possible drsquoavoir conscience drsquoun danger sans avoir de

compeacutetence ou de connaissance technique relative agrave la maniegravere de lrsquoaffronter

Connaicirctre le danger inheacuterent agrave la plongeacutee dans les puits crsquoest ecirctre conscient du

danger drsquoun tel acte et srsquoy risquer signifie faire preuve de courage De prime abord ni

le fou ni le courageux ne possegravedent de compeacutetence La frontiegravere entre conscience du

danger et folie se situe dans le fait que le courageux se rend lagrave ougrave existe un danger

reconnu et craint par la foule (ἐφ᾽ ἃ οἱ πολλοὶ φοβοῦνται ἰέναι 349e) tandis que

le fou ignore les risques et les affronte sans mesurer les conseacutequences La position de

Protagoras repose donc sur un jeu des frontiegraveres entre le fou lrsquoaudacieux et le

courageux en srsquoabstenant de fournir un critegravere preacutecis de deacutemarcation Elle souligne

surtout le rocircle de la communis opinio dans la deacutetermination du redouteacute contre quoi le

courageux se distinguera

Agrave la toute fin le Protagoras revient sur lrsquohomme courageux Le sophiste admet

que mecircme ce dernier ne se risque pas agrave ce qursquoil juge vraiment dangereux car

personne ne le fait (359d) Confronteacutes aux mecircmes dangers le brave et le lacircche

srsquoopposent par leur attitude respective fuir pour le lacircche lutter pour le brave

Cependant tandis que les craintes du brave nrsquoont rien de honteux le lacircche ignore ce

qui est vraiment redoutable Protagoras est conduit agrave deacutefinir le courage comme la

connaissance de ce qui est ou non redoutable le faisant apparaicirctre malgreacute lui comme

une forme de savoir moralement deacutetermineacutee (360e)22

Que conclure de ce dernier eacuteleacutement Au deacutetriment de la deacutefinition comme

fermeteacute de lrsquoacircme le courage est reacuteaffirmeacute comme une forme de savoir mais en un

sens diffeacuterent de lrsquoargument preacuteceacutedent lagrave ougrave lrsquoaudace relevait drsquoune compeacutetence

in the Protagoras raquo Ancient Philosophy 5 1985 p 19) si le courage et lrsquoaudace ont des sources

diffeacuterentes drsquoougrave les courageux sont-ils audacieux Le sophiste semble commettre lagrave une erreur logique22 Cette thegravese apparaicirct dans le Lachegraves (194e) et dans la Reacutepublique (IV 430b) Dans le Lachegraves la

deacutefinition du courage comme savoir est mise en cause de faccedilon anticipative du fait que celui qui possegravede

la connaissance pour mesurer les risques passe pour moins courageux que celui qui ne la possegravede pas

mais les affronte pourtant car ce dernier reacutesiste devant le danger sans savoir srsquoil est ou non en mesure

de le faire alors que le premier sait parfaitement ce qursquoil doit craindre (192d-193d) Le courage

qursquoaccompagne lrsquoart paraicirct moins beau que ce qui passe ailleurs pour laid agrave savoir la fermeteacute de lrsquoacircme

deacutenueacutee drsquointelligence En reacutealiteacute lrsquoobjection montre que la deacutefinition du courage comme savoir ne suffit

pas agrave en rendre compte mais qursquoil requiert de prendre en compte le rapport de lrsquoindividu au risque

reacutesister lagrave ougrave il y a un risque connu et en connaissance de cause

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 50

technique dans un champ du redoutable le courage correspond ici agrave une connaissance

morale qui doit trancher entre lrsquoaction bonne (ou belle) et lrsquoaction mauvaise (ou laide)

Le brave nrsquoest sujet qursquoagrave des craintes justifieacutees sans conseacutequence honteuse et agit

comme il le faut Bref contre la deacutefinition initiale de Protagoras centreacutee sur la nature

de lrsquohomme et caracteacuterisant une disposition de lrsquoindividu le courage est restaureacute en

tant que vertu morale pour deacutesigner le fait drsquoadopter lrsquoattitude adapteacutee agrave la situation

en vertu drsquoune connaissance de ce qursquoil est bon ou non de craindre et plus de la

simple conscience de ce qui est craint ou non

Agrave la deacutefinition individualiste srsquooppose agrave preacutesent une deacutefinition objective qui

rapporte le courage agrave des objets doteacutes drsquoune valeur redoutables ou non Alors que la

premiegravere est centreacutee sur la disposition de lrsquoindividu (sa capaciteacute agrave rester ferme dans

des situations donneacutees) cette derniegravere deacutefinition souligne un rapport attendu de

lrsquoindividu dans un contexte social agrave des situations dont la valeur peut ecirctre identifieacutee a

priori gracircce agrave un principe de connaissance En drsquoautres termes le savoir auquel se

rapporte le courage nrsquoest pas uniquement un savoir relatif agrave une technique permettant

de deacutevelopper la fermeteacute de lrsquoacircme mais un savoir portant sur la connaissance de

choses en situation

Ces deux points caracteacuterisent lrsquoopposition entre Platon et Protagoras

Protagoras srsquoexprime au pluriel Il ne donne pas de deacutefinition du courage mais parle

des hommes courageux Il reste dans la multipliciteacute indeacutefinie des individus qui posent

des actes courageux Il en ressort que le courage constitue une disposition (une

certaine fermeteacute drsquoacircme) qui doit srsquoadapter en fonction du contexte Le courageux

adopte en effet un comportement diffeacuterent du reste des hommes osant ce que les

autres redoutent sans connaissance theacuteorique ni compeacutetence technique mais en

ayant simplement conscience de ce qursquoils redoutent Par conseacutequent les motifs de la

crainte sont soumis agrave une eacutevolution locale et temporelle et crsquoest agrave lrsquoindividu de se

renforcer pour affronter davantage de situations Aussi longtemps que le courage

demeure indeacutependant des autres vertus il eacutechappe agrave la dimension deacuteontologique En

revanche la derniegravere deacutefinition reacuteintroduit un eacuteleacutement axiologique Degraves lors que la

reacuteaction agrave lrsquoeacutegard de ce qui suscite la crainte est eacutevalueacutee en termes de beauteacute et de

laideur il ne srsquoagit plus seulement de distinguer ce que les hommes craignent ou non

mais ce qursquoils doivent ou non craindre il nrsquoest plus question du redouteacute mais du

redoutable Comme nous allons le voir agrave partir du moment ougrave une uniteacute reacuteelle de la

vertu impose agrave chaque partie drsquooccuper une place deacutetermineacutee et de srsquoy maintenir on

quitte le domaine de lrsquoecirctre dans lequel eacutevolue Protagoras ndash le simple constat qursquoil y a

des choses craintes et drsquoautres non ndash pour entrer dans celui du devoir ecirctre et de lrsquoagir

moralement deacutefini

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 51

La deacutelimitation des actes

La Reacutepublique eacutenonce une deacutefinition du courage qui comprend un double

versant politique et individuel De faccedilon geacuteneacuterale le courage se reacutevegravele laquo une sorte de

conservation (σωτηρία τις 429b5) raquo Du point de vue politique il revient agrave sauver en

tout temps laquo lrsquoopinion engendreacutee par la loi agrave travers lrsquoeacuteducation relative aux choses agrave

craindre ndash ce qursquoelles sont et de quel genre elles sont raquo (429c-d) Cet eacutenonceacute repose

sur trois eacuteleacutements la preacuteservation la sanction de la loi et la transmission par

lrsquoeacuteducation Premiegraverement les apories du Protagoras et du Lachegraves (194d-195a) ont

conduit Platon agrave refuser le modegravele purement intellectualiste Platon ne fait reposer le

courage ni sur une connaissance theacuteorique ni sur une compeacutetence technique ni mecircme

sur une opinion droite relative agrave ce qui inspire la crainte ou la confiance Il tire en effet

du Lachegraves la leccedilon qursquoassimiler le courage agrave une forme de savoir revient agrave lrsquoidentifier agrave

la vertu tout entiegravere et interdit drsquoen saisir la speacutecificiteacute (199d-e) Pour cette raison il y

ajoute une neacutecessaire qualiteacute de caractegravere (deacutejagrave formuleacutee par Lachegraves 192c-d) Le

courage allie donc la fermeteacute drsquoacircme agrave une opinion une disposition de lrsquoacircme agrave une

certaine connaissance

Deuxiegravemement lrsquoopinion agrave preacuteserver reccediloit sa deacutetermination de la loi Dans la

Citeacute ideacuteale le leacutegislateur prescrit ce que les gardiens doivent craindre et ce qursquoils

doivent ecirctre en mesure drsquoaffronter Pourquoi le courage ne peut-il ecirctre une science et

un savoir mais renvoie-il agrave une opinion Drsquoune part eu eacutegard au processus de

connaissance une loi ne constitue jamais qursquoune opinion eacutetant donneacute qursquoelle inscrit

dans la dureacutee le reacutesultat drsquoune reacuteflexion et fixe agrave un moment la penseacutee productrice de

la constitution23 Drsquoautre part srsquoil existe une deacutefinition du courage deacutefinir ses objets se

reacutevegravele une tacircche impossible Dans la mesure ougrave les objets de la crainte varient en

fonction des conditions historiques et locales ils relegravevent de lrsquoopinion ndash une

affirmation susceptible drsquoecirctre vraie ou fausse qui sert de guide au quotidien24

Srsquoagissant drsquoobjets contingents il nrsquoy a donc sur la crainte qursquoune forme de

connaissance qui ne peut recevoir le statut de connaissance veacuteritable de science En

revanche lrsquoart du leacutegislateur consiste agrave formuler des prescriptions doteacutees de la plus

grande extension tout en les adaptant aux circonstances Il relegraveve de la forme de la

connaissance la plus haute la dialectique qui connaicirct les causes de chaque chose

23 Selon les deacutefinitions de lrsquoopinion et de la penseacutee formuleacutees en Theacuteeacutet 189e-190a et Soph 263d-

264b24 De la mecircme faccedilon que les objets de la crainte lrsquoefficaciteacute des exercices mis en œuvre pour forger les

caractegraveres peut eacutevoluer au point drsquoaboutir agrave des effets neacutefastes si le leacutegislateur manque de vigilance et

ne prend pas le soin drsquoadapter ses prescriptions (Politique 295c-d Lois I 636b)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 52

mais aussi les moyens de les assembler Dans le cadre drsquoune constitution parfaite il

devra veiller au maintien des limites en deacutefinissant le cadre moral en vertu duquel

chacun doit agir pour preacuteserver la plus belle uniteacute des parties mettant en œuvre la

meacutethode dialectique et la connaissance pour les adapter au devenir sensible (cf Pol

305d) et engendrant une opinion relative aux objets agrave craindre

Troisiegravemement lrsquoeacuteducation assure le rocircle de transmission de lrsquoopinion et de

renforcement du caractegravere Agrave la diffeacuterence des autres vertus le courage nrsquoimplique pas

initialement le λόγος mais repose sur une disposition naturelle (Reacutep IV 441a-b

Lois XII 965c-d) Lrsquoeacuteducation doit guider ce naturel sans le rendre excessif ni

deacuteficient en enseignant agrave reacutesister aux plaisirs aux douleurs agrave toutes les passions et

agrave maintenir lrsquoopinion droite (Reacutep 429d-430b)

Transposeacutee agrave lrsquoindividu la deacutefinition devient laquo Nous appelons un homme

courageux je pense en raison de cette partie-lagrave lorsque son ardeur (θυμοειδές)

preacuteserve agrave travers peines et plaisirs ce qui a eacuteteacute prescrit par la raison (ὑπὸ τῶν

λόγων παραγγελθὲν) comme objet de crainte ou non (Reacutep IV 442b10-c2) raquo Le

courage relegraveve de la partie guerriegravere de lrsquoacircme de mecircme qursquoil concerne les gardiens de

la Citeacute Alors que dans lrsquoacception protagoreacuteenne le courage reacuteveacutelait une dimension

purement subjective eacutetant donneacute que lrsquohomme courageux se deacutefinissait uniquement

par la culture drsquoune fermeteacute psychologique Platon restaure avec la conservation drsquoune

opinion une dimension objective et intentionnelle qui eacutechappe agrave la simple disposition

Il eacutevite les apories drsquoune deacutefinition strictement formelle en articulant le courage agrave un

contenu intentionnel

Lrsquoexpression ὑπὸ τῶν λόγων παραγγελθὲν dissimule une ambiguiumlteacute Dans la

perspective drsquoune Citeacute ideacuteale elle signifie que le citoyen doit maintenir les

prescriptions des lois gracircce agrave son ardeur En drsquoautres termes il doit obeacuteir agrave lrsquoopinion

qui lui a eacuteteacute transmise de lrsquoexteacuterieur par lrsquoeacuteducation Sur le plan individuel le sens est

tout autre lrsquoindividu devient agrave lui-mecircme lrsquoauteur de ses propres prescriptions

formuleacutees au regard du maintien de lrsquoeacutequilibre de ses parties Lui seul aura lrsquoinitiative

et la liberteacute de formuler des regravegles pour agir Degraves lors si le courage nrsquoest pas science

ni connaissance mais est le soumis agrave la science veacuteritable lrsquoindividu qui connaicirctra

cette science veacuteritable acceacutedera agrave une forme autonome de courage Le veacuteritable

philosophe allie donc la science veacuteritable agrave une preacuteservation des opinions auxquelles

elle permet drsquoaboutir

Conclusion

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 53

Platon et Protagoras nous placent en preacutesence de deux deacutefinitions du courage

et de la vertu qui illustrent deux conceptions de la liberteacute et de lrsquoagir et reacutesultent de

deux rapports au donneacute exteacuterieur La deacutefinition du courage attribueacutee agrave Protagoras

srsquoinscrit dans le cadre drsquoune theacuteorie geacuteneacuterale de la vertu dont lrsquouniteacute est donneacutee de

faccedilon spontaneacutee et ougrave les parties suivent une eacutevolution indeacutependante De ce fait agir

sur lrsquoune nrsquoimplique pas de les repenser toutes agrave chaque instant dans leur inteacutegraliteacute

Cela requiert seulement de tenir compte drsquoun ensemble de donneacutees preacutesentes Agrave

lrsquoopposeacute la deacutefinition platonicienne du courage apparaicirct dans des ouvrages qui

preacutesentent une theacuteorie geacuteneacuterale de lrsquoEacutetat Platon propose un nouvel ordre en dehors

duquel il nrsquoy a pas agrave proprement parler de courage ndash ni de vertu en geacuteneacuteral ndash tant sur

les plans individuel que politique Seul lrsquoEacutetat parfait offre agrave la vertu ses conditions de

reacutealisation Or si les circonstances agrave lrsquointeacuterieur desquelles eacutevolue la Citeacute changent il

en va aussi des lois prescrivant les comportements agrave y adopter Dans la perspective

platonicienne lrsquoart de prescrire possegravede tout autant qursquoil la requiert la liberteacute de

reacuteinventer ses eacutenonceacutes pour toujours mieux les adapter dans le respect de lrsquouniteacute des

parties

Consideacuterer comme le fait Protagoras vu par Platon que la conduite agrave suivre

pour faire preuve de courage reacutesulte des aleacuteas de chaque citeacute et de la vision qursquoy ont

les autres citoyens (nous parlerions volontiers aujourdrsquohui de codes sociaux) crsquoest

postuler une forme drsquoheacuteteacuteronomie Si lrsquoindividu doit srsquoadapter agrave une situation qui le

contraint de lrsquoexteacuterieur il le fait en vertu de codes et de lois dans lesquels il srsquoinsegravere

dans le cas du courage par exemple il reacutefegravere son action agrave ce qui est consideacutereacute

comme redoutable par les autres Son attitude est conditionneacutee par un eacutetat de fait et

ne reacutesulte pas drsquoune libre deacutetermination Toutefois si nous nous placcedilons agrave preacutesent

dans une perspective plus authentiquement protagoreacuteenne deacutemocratique lrsquoindividu

politique srsquoavegravere disposer de la liberteacute drsquoinfluencer lrsquoeacutevolution drsquoune vertu sans tenir

compte des autres afin de produire de nouveaux comportements Protagoras

concevrait cette liberteacute comme maximale car gracircce agrave cette possibiliteacute drsquoagir

seacutepareacutement sur les vertus il est aiseacute de faire eacutevoluer au cas par cas lrsquoopinion

commune et de modifier les comportements admis

Agrave lrsquoinverse selon Platon seule la recherche de la reacutealisation neacutecessaire de

lrsquouniteacute des vertus garantit la liberteacute de la penseacutee et de la deacutefinition du contenu des

vertus Il srsquoagit de tirer parti de cette meacutethode de cette science qui connaicirct les causes

des choses et dont il reste agrave inscrire les reacutesultats dans le devenir La liberteacute de penseacutee

assure la liberteacute de la politique et de la morale par soi lrsquoindividu prescrit les regravegles

deacutefinies au moyen du λόγος En revanche consideacuterer que lrsquoeacutequilibre est toujours deacutejagrave

donneacute par la situation politique et sociale crsquoest manquer selon lui ce qui garantit

lrsquoessence de la vertu et du courage en particulier la capaciteacute drsquoeacutenoncer de bonnes

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 54

prescriptions

Marc-Antoine Gavray est chargeacute de recherches du FRS-

FNRS agrave lrsquoUniversiteacute de Liegravege Auteur de plusieurs

articles sur Platon il a eacutegalement publieacute Simplicius

lecteur du Sophiste Contribution agrave lrsquoeacutetude de lrsquoexeacutegegravese tardive (Paris Klincskieck 2007) Il preacutepare

actuellement un ouvrage sur Protagoras et Platon

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 55

Annick Stevens laquo Le rocircle du courage dans la

praxis un questionnement agrave partir drsquoAristote

raquo

La notion de courage dans la philosophie pratique drsquoAristote couvre un champ

assez limiteacute et ne permet pas drsquoenvisager en geacuteneacuteral les conditions de lrsquoaction on

pourrait donc estimer qursquoil nrsquoest pas tregraves utile de srsquoen enqueacuterir Cependant les

conditions de lrsquoaction examineacutees dans la philosophie actuelle agrave partir de la notion de

courage eacutetaient penseacutees par lui sous drsquoautres termes drsquoune maniegravere qui se reacutevegravele

toujours pertinente pour eacuteclairer certaines questions et deacuteboucher sur des propositions

pratiques stimulantes En outre une reacuteflexion sur la variation seacutemantique elle-mecircme

peut contribuer agrave interroger le bien-fondeacute de lrsquousage actuel de la notion de courage

Apregraves avoir briegravevement rappeleacute comment Aristote deacutefinissait le courage je me

concentrerai donc sur sa contribution agrave lrsquoeacutetude des rapports entre le savoir le devoir et

la volonteacute entre le choix de lrsquoaction et son accomplissement pour mettre en eacutevidence

ce qui chez lui assurait le rocircle deacutecisif que nous attribuons agrave preacutesent au courage

Le courage dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque est drsquoabord deacutefini comme la meilleure

attitude (aretegrave) face agrave une certaine peur mais qui ne peut concerner nrsquoimporte quel

objet En effet on peut craindre une multipliciteacute de maux lrsquoinfamie la pauvreteacute la

maladie la solitude la mort Or ce nrsquoest pas dans tous ces cas que la reacutesistance agrave la

crainte doit srsquoappeler courage Au contraire il y a des maux qursquoil faut craindre et qursquoil

est beau de craindre comme lrsquoinfamie et celui qui ne srsquoen soucie pas nrsquoest appeleacute

courageux que par meacutetaphore Drsquoautre part en ce qui concerne la crainte de la

pauvreteacute ou de la maladie certes il faut srsquoefforcer de ne pas lrsquoeacuteprouver mais on

nrsquoappellera pas davantage laquo courageux raquo celui qui ne craint pas ces maux si ce nrsquoest

par ressemblance avec le veacuteritable courageux1

La situation propre du courage est seulement celle du danger de mort et non

de nrsquoimporte quelle mort mais de la plus belle et la plus honorable crsquoest-agrave-dire de la

Je tiens agrave remercier Gaeumllle Jeanmart non seulement de mavoir inviteacutee agrave participer au

seacuteminaire de reacuteflexion sur la notion de courage mais surtout pour la richesse du

questionnement par lequel elle a orienteacute les contributions qui a eacuteteacute pour moi dun

inteacuterecirct tregraves stimulant Merci aussi aux participants du seacuteminaire pour leurs remarques

et suggestions1 Aristote Eacutethique agrave Nicomaque III 9 1115a6-24

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 56

mort agrave la guerre2 Il doit toujours ecirctre lieacute agrave lrsquoaccomplissement drsquoune prouesse non

drsquoune neacutecessiteacute il suppose qursquoon a le choix drsquoaccomplir lrsquoaction ou pas au contraire

des situations de danger ineacuteluctable pour cette raison on ne devrait mecircme pas dire

que sont courageux des marins qui affrontent une tempecircte sans paniquer Pris au sens

propre il ne consiste pas agrave nrsquoavoir aucune crainte de la mort mais agrave affronter le danger

parce qursquoil est beau de le faire Lrsquoabsence totale de crainte qui relegraveve de lrsquoinsensibiliteacute

ou de la folie est autant deacutesapprouveacutee que son contraire la lacirccheteacute3 En revanche

mourir volontairement pour eacutechapper agrave un grand mal que ce soit la pauvreteacute une

peine drsquoamour ou une autre souffrance crsquoest de la lacirccheteacute car cela ne comporte

aucune beauteacute

A cocircteacute de cette forme proprement dite Aristote mentionne cinq autres formes

qui sont communeacutement appeleacutees courage mais qui ne le sont qursquoen un sens deacuteriveacute4

le courage civique (politikos) le courage par expeacuterience lrsquoardeur ou lrsquoaudace

lrsquooptimisme lrsquoignorance Le premier cas mis agrave part toutes ces attitudes sont

faussement courageuses car 1 agrave la guerre ceux qui ont une grande expeacuterience des

combats sont plus confiants en leur habileteacute et montrent donc moins de peur mais si

le danger deacutepasse leurs preacutevisions ils se reacutevegravelent souvent lacircches 2 lrsquoardeur nrsquoest

pas un choix mais une impulsion comme en ont les animaux sauvages 3 lrsquooptimisme

est ducirc agrave une mauvaise appreacuteciation de la situation de danger 4 lrsquoignorance du

danger empecircche eacutevidemment de faire lrsquoeacutepreuve du courage

Le courage civique est plus inteacuteressant il srsquoagit drsquoun cas particulier du courage

guerrier dans lequel la beauteacute de lrsquoacte est prescrite par la citeacute par les lois ou par le

code de lrsquohonneur et Aristote ajoute que cette conception est caracteacuteristique de la

socieacuteteacute homeacuterique5 Dans ce cas la motivation de lrsquoacte est la recherche de la gloire et

la crainte de lrsquoopprobe de sorte qursquoelle srsquoinscrit bien dans la poursuite de lrsquoexcellence

(aretegrave) et constitue la motivation la plus proche de celle qui choisit la beauteacute pour elle-

mecircme La plus proche mais pas tout agrave fait la forme propre puisque le but viseacute nrsquoest

pas directement la beauteacute mais un certain avantage social En outre mecircme si ce nrsquoest

pas dit explicitement on peut tirer de la conception eacutethique geacuteneacuterale drsquoAristote que le

choix de lrsquoacte a moins de valeur lorsqursquoil est deacutetermineacute socialement qursquoil est moins

eacutethique au sens ougrave il relegraveve moins de la responsabiliteacute de lrsquoagent Car plus un acte est

volontaire choisi et deacutelibeacutereacute plus il est eacutethique plus il reacutevegravele la disposition eacutethique de

lrsquoagent La distinction entre courage civique et courage proprement dit est donc tregraves

claire de droit mecircme si dans les faits elle peut paraicirctre limiteacutee agrave une diffeacuterence de

2 Ibid 9 1115a25-353 Ibid 10 1115b24-284 Ibid 11 1116a10-1117a285 Ibid 11 1116a17-29

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 57

degreacute en effet le courage proprement dit nrsquoeacutechappe pas totalement agrave la

preacutedeacutetermination sociale puisque les mecircmes actes ne sont pas jugeacutes beaux dans

toutes les cultures Il nrsquoen reste pas moins que viser la beauteacute pour elle-mecircme ne se

confond pas avec viser la beauteacute en vue drsquoune gratification sociale car agrave la premiegravere

est attacheacutee du moins une intention drsquouniversaliteacute mecircme si celle-ci est inatteignable

Drsquoautre part on pourrait ecirctre tenteacute de reconnaicirctre dans lrsquoexpression laquo courage

civique raquo la conception laquo heacuteroiumlque raquo de la politique qursquoHannah Arendt a attribueacutee aux

citoyens grecs de lrsquoeacutepoque classique6 Elle voulait dire par cette expression que

lrsquoactiviteacute politique eacutetait le domaine des grandes actions drsquoeacuteclat des hauts faits

glorieux ceux par lesquels on gagnait la meacutemoire agrave deacutefaut drsquoune immortaliteacute

impossible Mais il ne faut pas srsquoy tromper la guerre dans le contexte des citeacutes

grecques nrsquoest qursquoun exemple parmi drsquoautres occasions de se distinguer dans la vie

proprement politique de la citeacute crsquoest-agrave-dire dans les instances de deacutecision et de

jugement on se distingue par lrsquoeacuteloquence par le charisme et la populariteacute

eacuteventuellement par la magnificence des dons que lrsquoon fait sous forme de monuments

ou drsquoembellissements de toutes sortes Crsquoest ce genre drsquoactiviteacutes propres agrave la politique

qursquoAristote a en vue quand il parle du second choix de vie possible le choix des

honneurs crsquoest-agrave-dire celui du prestige de lrsquoadmiration publique Mais ce nrsquoest pas agrave

cela qursquoil se reacutefegravere par lrsquoexpression laquo courage civique raquo qui est strictement reacuteserveacutee au

champ de bataille7

Si lrsquoon compare ce champ drsquoapplication restreint aux usages actuels de la

notion de courage on constate qursquoagrave cocircteacute de la signification guerriegravere qui existe

toujours drsquoautres usages relegravevent encore du sens strict aristoteacutelicien comme la

reacutesistance sous une occupation ou la dissidence sous une dictature puisque dans de

telles situations on met sa vie en danger pour un motif noble

Mais la plupart du temps on utilise couramment la notion de courage dans une

signification beaucoup plus large applicable agrave la crainte de toute conseacutequence

deacutesavantageuse drsquoune action et mecircme drsquoune maniegravere encore plus eacuteloigneacutee lorsqursquoon

parle du courage de se lever quand on est fatigueacute du courage drsquoaccomplir un travail

peacutenible ou du courage avec lequel on supporte une douleur physique (dans ces

derniers cas le courage nrsquoa plus pour contraire la lacirccheteacute mais la mollesse ou la

6 Condition de lrsquohomme moderne trad G Fradier Paris Agora Pocket 1994 p 251-259 7 Il nrsquoest pas certain qursquoHannah Arendt soit fidegravele agrave la conception grecque du courage lorsqursquoelle eacutecrit

laquo Lrsquoideacutee de courage qualiteacute qursquoaujourdrsquohui nous jugeons indispensable au heacuteros se trouve deacutejagrave en fait

dans le consentement agrave agir et agrave parler agrave srsquoinseacuterer dans le monde et agrave commencer une histoire agrave soi Et

ce courage nrsquoest pas neacutecessairement ni mecircme principalement lieacute agrave lrsquoacceptation des conseacutequences il y

a deacutejagrave du courage de la hardiesse agrave quitter son abri priveacute et agrave faire voir qui lrsquoon est agrave se deacutevoiler agrave

srsquoexposer raquo (ibid p 244-245)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 58

faiblesse ce qui est un signe drsquoeacuteloignement maximal par rapport agrave la signification

originaire)

Pour mieux comprendre les ressorts de lrsquoaction dans lrsquoensemble des situations

ougrave un acte est dit courageux parce qursquoil fait courir agrave lrsquoagent le risque de subir un

deacutesavantage quelconque il me semble qursquoil y a tout inteacuterecirct agrave appliquer drsquoabord agrave ces

situations les distinctions aristoteacuteliciennes Aristote avait citeacute les exemples de la

crainte de la pauvreteacute ou de lrsquoinfamie Ces exemples illustrent les deux cateacutegories

principales de la crainte drsquoun deacutesavantage celle qui porte sur une sanction mateacuterielle

et celle qui porte sur une sanction sociale symbolique Les exemples des deux types

sont leacutegion

- par crainte de perdre son emploi ou de passer agrave cocircteacute drsquoune promotion on tait

ses penseacutees critiques on accepte des conditions de travail dangereuses on ne

deacutefend pas un collegravegue qursquoon estime injustement licencieacute on accepte de

commettre des actions qursquoon deacutesapprouve moralement

- par crainte drsquoecirctre disqualifieacute deacutepreacutecieacute ou mis agrave lrsquoeacutecart par un groupe on ne

donne pas sa veacuteritable opinion mais on se conforme agrave celle de la majoriteacute

drsquoune maniegravere geacuteneacuterale on accomplit ce que les autres attendent de nous non

ce que nous deacutesirons ou pensons devoir faire

Dans toutes ces situations le choix consiste agrave oser ou agrave ne pas oser aller

contre son inteacuterecirct et crsquoest pourquoi elles sont couramment eacutevalueacutees en termes de

lacirccheteacute et de courage Aristote cependant aurait recours agrave un vocabulaire plus

speacutecifique celui qui laisse faire une injustice pour conserver des avantages mateacuteriels

est injuste et non lacircche celui qui deacuteguise son opinion ou sa penseacutee pour ces mecircmes

raisons est menteur celui qui supporte la douleur ou la fatigue est endurant fort

maicirctre de lui (egkrategraves) Pour juger correctement de telles actions il estime neacutecessaire

de tenir compte agrave la fois de leur valeur intrinsegraveque et de la motivation qui a pousseacute agrave

les accomplir si commettre une injustice ou dire un mensonge est neacutecessaire dans

une situation ougrave il en reacutesultera une belle action lrsquoacte ne sera ni tout agrave fait blacircmable ni

tout agrave fait louable mais srsquoen abstenir ne sera pas tout agrave fait louable non plus On

retrouve ainsi la conception laquo tragique raquo de lrsquoaction qursquoAristote a tellement appreacutecieacutee

dans la trageacutedie classique cette conscience que chacun doit affronter des situations

dans lesquelles il nrsquoy a pas de choix absolument bon aucune norme ou reacutefeacuterence ne

permet de trancher les dilemmes de maniegravere parfaitement vertueuse

Il serait tentant drsquoutiliser cette distinction entre lrsquoaction elle-mecircme et sa

motivation pour tenter de concilier les distinctions aristoteacuteliciennes avec notre langage

courant En effet si lrsquoon peut ecirctre injuste ou menteur aussi bien par lacirccheteacute que par

courage selon que la motivation est noble ou basse le courage deviendrait le nom de

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 59

la disposition geacuteneacuterale commune agrave toutes les situations qui fait qursquoon agit en vue

drsquoun but noble quels que soient les inconveacutenients qui en reacutesultent et mecircme quels que

soient les moyens par lesquels il faille passer Mais en reacutealiteacute ce ne serait pas une

conception proche de celle drsquoAristote parce que comme nous lrsquoavons vu le courage

pour lui doit deacutesigner un type drsquoaction bien particulier et ne peut qualifier seulement la

motivation de toute action

Cependant la recherche de ce que pourrait ecirctre une telle disposition geacuteneacuterale

est cruciale pour toute theacuteorie de lrsquoaction Elle rejoint un lieu commun de la philosophie

morale et politique qui consiste agrave comprendre ce qui fait que connaissant les valeurs

et identifiant dans une situation donneacutee la valeur qursquoil faudrait suivre tantocirct on agit

conformeacutement agrave elle tantocirct non (Je laisse de cocircteacute provisoirement la question de

savoir comment certaines valeurs viennent agrave ecirctre geacuteneacuteralement procircneacutees par une

socieacuteteacute et comment chacun sait agrave peu pregraves ce qui est appeleacute laquo juste raquo dans sa

socieacuteteacute mecircme srsquoil peut y avoir une inadeacutequation importante entre le discours et les

faits jrsquoy reviendrai dans la conclusion quoique sans pouvoir lui accorder dans ce

cadre la reacuteflexion approfondie qursquoelle meacuteriterait)

A cocircteacute de cette question principale on pourrait se demander subsidiairement

srsquoil est pertinent drsquoappeler courage et lacirccheteacute le fait drsquoagir ou non conformeacutement agrave une

certaine valeur ou agrave un certain devoir

Or il me semble que cette deuxiegraveme question nrsquoest pas si subsidiaire que ccedila

parce que la maniegravere dont on nomme certaines attitudes peut influencer le jugement

qursquoon porte sur elles En effet en parlant systeacutematiquement de courage on laisse

entendre que dans toutes les situations eacutevoqueacutees lrsquoagent court un danger reacuteel de

sorte qursquoon est plus disposeacute agrave lrsquoindulgence pour qui recule devant lrsquoaction et on

neacuteglige la distinction entre des risques minimes ou mecircme meacuteprisables et des risques

importants En outre en remplaccedilant lrsquoopposition entre justice et injustice par celle du

courage et de la lacirccheteacute comme critegravere drsquoeacutevaluation de lrsquoaction on tend agrave faire passer

au second plan lrsquoexigence de justice et agrave srsquohabituer agrave admirer tout acte qui demande

de prendre des risques on peut de cette maniegravere admirer des actes de banditisme

de speacuteculation financiegravere drsquoabus de pouvoir etc tous actes qursquoon ne pourrait pas

admirer du point de vue de la justice Par ailleurs il faut remarquer que cette tendance

qursquoon observe effectivement dans bon nombre de discours actuels suppose qursquoon a

tout fait renonceacute agrave la deuxiegraveme partie de la deacutefinition aristoteacutelicienne du courage crsquoest-

agrave-dire la viseacutee noble le but eacuteleveacute pour consideacuterer la prise de risque indeacutependamment

de la fin viseacutee Crsquoest aussi en raison de cette perte de sens que lrsquousage geacuteneacuteraliseacute du

terme laquo courage raquo ne me semble ni anodin ni souhaitable

Jrsquoen viens agrave la question principale qursquoest-ce qui fait qursquoon agit ou non selon ce

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 60

qursquoon pense devoir faire

La disposition geacuteneacuterale agrave agir conformeacutement aux valeurs est pour Aristote

lrsquoexcellence eacutethique en geacuteneacuteral crsquoest-agrave-dire lrsquoexcellence du caractegravere (ecircthos) Elle

reacutesulte drsquoun choix commenceacute degraves la petite enfance et renouveleacute tout au long de la vie

selon lequel lrsquoindividu se forge lui-mecircme de son plein greacute un certain caractegravere

Lrsquoengagement existentiel du choix eacutethique apparaicirct particuliegraverement bien dans la

distinction eacutetablie entre la deacutecision (proairesis choix preacutefeacuterentiel) et lrsquoopinion (doxa)

cette derniegravere nrsquoentraicircnant aucune action et ne modifiant pas la qualiteacute de la

personne

Par le fait de choisir les biens ou les maux nous sommes drsquoune certaine qualiteacute

mais pas par le fait drsquoavoir une opinion sur eux Et nous choisissons de saisir ou

de fuir lrsquoun drsquoeux tandis que nous avons lrsquoopinion de ce qursquoil est ou de ce agrave quoi il

sert ou de comment srsquoen servir mais nous nrsquoavons absolument pas lrsquoopinion de le

saisir ou de le fuir En outre le choix est loueacute parce qursquoil est de ce qursquoil faut et non

parce qursquoil est exact tandis que lrsquoopinion est loueacutee parce qursquoelle est vraie Et nous

choisissons ce que nous savons au mieux ecirctre des biens tandis que nous avons

une opinion sur ce que nous ne savons pas enfin il semble que ce ne sont pas

les mecircmes personnes qui ont les meilleurs choix et les meilleures opinions mais

que certains tout en ayant les meilleures opinions agrave cause de leur mauvaise

qualiteacute choisissent ce qursquoil ne faut pas8

On voit que le choix ou la deacutecision nrsquoest pas une simple connaissance de ce

qursquoil faut faire crsquoest plutocirct la manifestation de la qualiteacute intrinsegraveque de lrsquoagent Aristote

refuse la conception attribueacutee agrave Socrate selon laquelle laquo nul ne fait le mal

volontairement raquo le mal reacutesultant drsquoune ignorance de ce qui est bien9 Crsquoest pourquoi il

nrsquoy a pas dans chaque situation un combat entre deux tendances opposeacutees dont lrsquoune

serait la tendance spontaneacutee agrave suivre la faciliteacute ou le plaisir et lrsquoautre la tendance agrave

maicirctriser cette spontaneacuteiteacute mauvaise par la volonteacute de faire son devoir Il y a peut-ecirctre

une certaine lutte inteacuterieure au cours des anneacutees de formation durant lesquelles agrave

force de reacuteagir drsquoune certaine maniegravere on se constitue progressivement une

disposition agrave reacuteagir toujours de cette maniegravere Mais ensuite vient un moment ougrave lrsquoon a

deacutesormais acquis comme tendance principale et spontaneacutee la disposition agrave agir selon

8 Eth Nic III 4 1112a1-119 Il faut preacuteciser que cette conception socratico-platonicienne nrsquoest pas aussi naiumlve qursquoon la preacutesente

parfois Elle ne consiste pas agrave croire qursquoil suffit de savoir ce qursquoil faut faire pour le faire elle consiste

plutocirct agrave distinguer ce qursquoon croit ecirctre un bien pour soi (lrsquointeacuterecirct immeacutediat ou mateacuteriel) et ce qui est un bien

veacuteritable pour soi (vivre avec une acircme bonne ecirctre quelqursquoun de bien) une fois acquise la conviction que

rien nrsquoest pire que drsquoavoir une acircme mauvaise on agira neacutecessairement dans le sens qui lrsquoembellit Ainsi

convenablement comprise cette eacutethique nrsquoest pas tregraves diffeacuterente de celle drsquoAristote comme nous allons

le voir

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 61

certaines valeurs Agrave ce moment-lagrave on ne se pose plus la question de savoir si on

laissera ou non srsquoaccomplir telle ou telle injustice la deacutelibeacuteration ne porte plus que

sur la maniegravere drsquoagir au mieux en fonction de la situation Crsquoest pourquoi Aristote peut

dire qursquo laquo on ne deacutelibegravere pas sur les fins mais sur les moyens En effet un meacutedecin ne

deacutelibegravere pas pour savoir srsquoil va soigner ni un orateur pour savoir srsquoil va persuader ni un

politique pour savoir srsquoil va produire une bonne loi ni personne drsquoautre ne deacutelibegravere sur

les fins mais une fois poseacutee la fin ils examinent la maniegravere et les moyens raquo10

Ce qui pose la fin crsquoest le deacutesir (orexis) qui constitue le moteur geacuteneacuteral de

lrsquoaction et qui peut se donner pour but nrsquoimporte quel objet consideacutereacute comme

deacutesirable sans certitude que celui-ci soit bon ou mauvais Crsquoest donc de la qualiteacute du

deacutesir que deacutepend le fait que la fin poursuivie soit bonne ou pas Or les deacutesirs que

nous avons sont deacutetermineacutes par nos qualiteacutes de caractegravere de sorte qursquoune personne

qui srsquoest forgeacute un bon caractegravere deacutesire geacuteneacuteralement des choses bonnes et belles

Une telle personne sera donc pousseacutee agrave accomplir des actions justes par son deacutesir de

justice deacutesir auquel elle ne doit pas se contraindre par un effort de volonteacute qui

viendrait srsquoopposer agrave sa tendance naturelle mais deacutesir qui est devenu sa tendance

spontaneacutee De la mecircme maniegravere celui qui srsquoest forgeacute un caractegravere courageux srsquoil lui

arrive de voir une personne en danger sera immeacutediatement pousseacute agrave lui porter

secours et ne deacutelibegraverera que sur le moyen le plus efficace de le faire celui en

revanche qui heacutesite agrave porter secours nrsquoheacutesite pas non plus en raison drsquoune mauvaise

deacutelibeacuteration mais parce qursquoil est animeacute drsquoun deacutesir inadeacutequat drsquoune habitude agrave fuir le

danger ou les difficulteacutes

Un tel processus drsquoauto-construction repose sur trois conditions la disposition

naturelle de lrsquoindividu (la part inneacutee du caractegravere) lrsquoeacuteducation et la raison (logos)

Lrsquoeacuteducation doit ecirctre comprise en un sens tregraves large car elle est permanente pour

lrsquohomme qui vit en socieacuteteacute et subit continuellement lrsquoinfluence des encouragements

des modegraveles des reacutecompenses symboliques que dispensent ses institutions Mais au

deacutebut crsquoest le faire qui produit lrsquoecirctre on commence agrave faire les actions preacutesenteacutees

comme correctes par les parents les eacuteducateurs les lois et plus on en accomplit

plus on acquiert la qualiteacute correspondante de la mecircme maniegravere qursquoon devient

musicien en jouant de la musique en eacutetant drsquoabord guideacute puis de plus en plus

spontaneacutement Bien entendu le reacutesultat nrsquoest jamais tout agrave fait le mecircme et dans bien

des cas il eacutechoue en raison de la grande diversiteacute des trois conditions multipliciteacute

des dispositions inneacutees contradictions entre modegraveles injonctions et stimulations

sociales de toutes sortes et enfin usage variable de la raison Cette troisiegraveme

condition est essentielle pour eacuteviter que le processus soit un simple conditionnement

10 Ibid 5 1112b11-16

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 62

puisqursquoelle permet agrave partir drsquoun certain acircge de reacutefleacutechir aux habitudes acquises et de

deacutecider si on veut les garder ou les changer de reacutefleacutechir aux valeurs et de deacutecider

celles qursquoon veut adopter11

Crsquoest pourquoi Aristote considegravere que lrsquoindividu est responsable de ce qursquoil fait

de lui-mecircme parce qursquoau deacutepart sa nature est plastique il peut la faccedilonner

volontairement mais au bout drsquoun certain temps elle se durcit et il ne lui est plus

possible de se changer ndash de la mecircme maniegravere que pour les dispositions physiques

crsquoest pourquoi on a raison de dire aux enfants de se tenir droits avant qursquoils soient

irreacutemeacutediablement bossus Enfin il faut ajouter que le deacutesir de la belle action se

couronne drsquoun plaisir speacutecifique laquo il est impossible drsquoeacuteprouver le plaisir du juste sans

ecirctre juste ni celui du musicien sans ecirctre musicien et de mecircme dans les autres

cas raquo12

Par cette conception Aristote eacutevite un piegravege bien connu de la theacuteorie de

lrsquoaction qui consiste agrave partir de la connaissance de ce qursquoil faut faire pour ensuite se

demander comment on passe agrave la reacutealisation de cette connaissance avec le constat

qursquoon agit souvent autrement que de la maniegravere dont on sait qursquoon devrait Selon la

conception drsquoAristote crsquoest parce que la deacutecision ou le choix nrsquoest pas une

connaissance mais une maniegravere drsquoecirctre acquise (hexis) que le passage agrave lrsquoacte est

immeacutediatement deacutetermineacute par elle Et crsquoest pourquoi aussi il nrsquoenvisage une

inadeacutequation entre la volonteacute et lrsquoaction que dans un cas tregraves preacutecis celui de lrsquoakrasia

qursquoon peut traduire par manque de maicirctrise de soi et qui peut arriver agrave certaines

personnes lorsqursquoun deacutesir sensuel tregraves violent vient perturber leurs bonnes

dispositions acquises Lrsquoakrasia ne doit pas ecirctre confondue avec lrsquointempeacuterance crsquoest-

agrave-dire la disposition agrave ceacuteder agrave toutes les tentations qui deacutefinit un type de caractegravere

Lrsquoakrasia est beaucoup moins grave et on peut la corriger assez facilement (elle est

drsquoailleurs assez typique de la jeunesse) car le caractegravere est forgeacute convenablement

mais il lui reste encore un manque de controcircle face agrave certains deacutesirs et comme

lrsquoindividu en est conscient et le regrette il va srsquoefforcer drsquoacqueacuterir cette maicirctrise13 Mais

il nrsquoy a drsquoakrasia que vis-agrave-vis des deacutesirs sensuels et crsquoest logique parce qursquoagrave ceux-lagrave il

faut dans une certaine mesure reacutesister mais pas aux autres deacutesirs ceux qui

correspondent aux passions nobles et agrave la volonteacute (thumos et boulegravesis)

La deacutecision par deacutelibeacuteration neacutecessite donc agrave la fois une habileteacute dans

lrsquoeacutevaluation de la situation pour trouver les moyens les plus efficaces et une

disposition eacutethique correcte pour la deacutetermination des fins les deux ensemble sont du

11 Sur ces trois conditions cf Politique VII 13 1332a31-b1112 Eacuteth Nic X 2 1173b29-30 Sur la relativiteacute des plaisirs selon les dispositions individuelles cf aussi X

5 1176a16-1913 Eacuteth Nic VII 9 1151a 11-19

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 63

ressort de la phronegravesis faculteacute drsquoagir agrave la fois efficacement et suivant les valeurs les

plus nobles La garantie que lrsquoaction sera effectivement reacutealiseacutee reacuteside dans le fait que

la fin est drsquoembleacutee ce qui est deacutesireacute et que la volonteacute nrsquoest rien drsquoautre qursquoun deacutesir

drsquoagir qui se donne un bel objectif Par conseacutequent le passage agrave lrsquoacte ne constitue

pas un saut demandant le courage de faire ce qursquoon doit mais tout est deacutejagrave acquis au

moment de la deacutecision et celle-ci megravene directement et neacutecessairement agrave lrsquoaction En

outre elle megravene au plaisir correspondant au deacutesir reacutealiseacute

Une derniegravere question pourrait ecirctre de savoir si cette disposition eacutethique agrave bien

agir qursquoon lrsquoappelle ou non laquo courage raquo se trouve aussi dans la sphegravere theacuteorique dans

lrsquoactiviteacute scientifique ou philosophique Elle y intervient effectivement quoique pas

dans la qualiteacute de lrsquoactiviteacute elle-mecircme (qui relegraveve des seules faculteacutes cognitives) mais

dans le choix de consacrer sa vie agrave ces activiteacutes ou agrave drsquoautres Ce choix ne doit pas

davantage ecirctre conccedilu comme une lutte entre des tendances contradictoires dont lrsquoune

pousserait agrave la paresse ou agrave la faciliteacute et lrsquoautre au devoir Car lagrave aussi crsquoest le deacutesir

qui est deacuteterminant un caractegravere qui aspire aux reacutealisations intellectuelles va deacutesirer

mener ces activiteacutes-lagrave le mieux possible et il va en tirer le plus grand plaisir Degraves lors

appeler ce deacutesir laquo courage raquo est un peu paradoxal dans la mesure ougrave le terme eacutevoque

plutocirct lrsquoeffort la contrainte le renoncement au plaisir Mais on veut dire peut-ecirctre qursquoil

faut parfois du courage pour poursuivre ces activiteacutes-lagrave alors qursquoon est dans une

situation mateacuterielle difficile Dans une certaine mesure il nrsquoen faut pas puisque si on

met ces plaisirs-lagrave au-dessus de tous les autres on ne souffrira pas de devoir se

passer des autres Eacutevidemment il faut se rappeler que mecircme pour Aristote dans un

contexte eacuteconomique profondeacutement diffeacuterent du nocirctre la vie intellectuelle doit inclure

lrsquoactiviteacute de subsistance et lrsquoactiviteacute citoyenne parce que nous sommes humains

nous ne pouvons pas penser tout le temps14 Mais nous pouvons le faire le plus

possible en fonction des circonstances donneacutees Tout repose donc en deacutefinitive sur le

choix eacutethique crsquoest-agrave-dire sur la construction de soi en fonction de valeurs qursquoon se

donne agrave soi-mecircme Et tout est aussi bien politique comme lrsquoajoute agrave plusieurs reprises

Aristote tant dans lrsquoEthique agrave Nicomaque que dans la Politique parce que les

institutions drsquoune citeacute influencent de maniegravere consideacuterable les choix individuels de

valeurs elles le font par les modegraveles veacutehiculeacutes et surtout par les reacutecompenses

honorifiques selon que celles-ci sont rendues plutocirct aux personnes justes ou aux

savants ou aux habiles ou aux audacieux etc

Peut-on conclure degraves lors que le sujet eacutethique est pour Aristote un sujet

souverain Oui au sens ougrave lrsquoinstance principale de deacutecision doit ecirctre le logos et le

choix responsable non si lrsquoon entend par lagrave un sujet totalement indeacutependant de son

14 Ibid X 9 1178b33-1179a6

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 64

environnement social en effet srsquoil y a certes constitution progressive drsquoun sujet

capable de srsquoautonomiser par rapport aux influences sociales cependant quelles que

soient les valeurs qursquoil choisira de suivre lrsquoindividu en sera drsquoune certaine maniegravere

redevable agrave la socieacuteteacute qui lrsquoa formeacute et il devra neacutecessairement garder une certaine

adaptation au reste de la communauteacute humaine Aristote comme Platon exprime agrave

plusieurs reprises son sentiment de deacutecalage par rapport au reste de la socieacuteteacute ses

exigences diffeacuterentes des exigences les plus communes il sait neacuteanmoins qursquoil

partage un cadre de reacutefeacuterence avec ses contemporains que lorsqursquoil utilise certains

termes il est globalement compris que les attitudes morales procircneacutees par la tradition

sont toujours connues de tous mecircme si elles sont contesteacutees ou contourneacutees bref

qursquoil fait partie drsquoune culture dans laquelle il trouve suffisamment matiegravere agrave penser

pour ne pas devoir en sortir tout agrave fait En effet sa socieacuteteacute comme la nocirctre est

multiforme traverseacutee de courants divers tisseacutee de contradictions et recouverte de

masques de sorte qursquoaucun acte ne peut y recevoir drsquoapprobation unanime mais que

lrsquoappreacuteciation individuelle de la valeur est ineacutevitable Loin de srsquoen plaindre tout

philosophe attacheacute agrave la liberteacute appreacuteciera cette indeacutetermination dans la deacutetermination

sociale ce jeu dialectique que lrsquoindividu entretient avec lrsquoinstitution et qui lui assure la

responsabiliteacute de ce qursquoil devient

Annick Stevens enseigne la philosophie de lrsquoAntiquiteacute et

la meacutetaphysique agrave lrsquoUniversiteacute de Liegravege

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 65

Julien Pieron laquo Lrsquoaudace de la penseacutee sur Kant

et les Lumiegraveres raquo

Lrsquoune des raisons drsquointerroger la penseacutee de Kant1 dans le cadre drsquoune reacuteflexion

sur le courage crsquoest que sa reacuteponse agrave la question laquo Qursquoest-ce que les Lumiegraveres raquo

noue explicitement la theacutematique de lrsquoeacutemancipation intellectuelle agrave la mise en œuvre

drsquoun certain courage ou drsquoune audace Sapere aude (Aie le courage lrsquoaudace drsquoavoir

du goucirct du jugement de te servir de ton propre entendement ) mdash telle est selon Kant

la devise des Lumiegraveres Outre lrsquoimportance de cette probleacutematique du courage (aude )

dans son lien agrave lrsquoeacutemancipation intellectuelle2 il convient drsquoeacutepingler un second eacuteleacutement

dans la formulation kantienne de la devise des Lumiegraveres lrsquoinfinitif sapere qui

rassemble la question de la penseacutee autonome et celle du goucirct Sapere selon lrsquoabreacutegeacute

du Gaffiot que tout apprenti latiniste possegravede dans sa bibliothegraveque crsquoest drsquoabord sentir

ou exhaler une odeur avoir du goucirct au sens drsquoun aliment qui a bon ou mauvais goucirct

crsquoest ensuite avoir du goucirct au sens cette fois de sentir par le sens du goucirct et crsquoest

finalement avoir de lrsquointelligence ou du jugement3 Le constat drsquoun lien entre penseacutee

autonome et exercice du goucirct qui ne peut qursquoinquieacuteter le lecteur de la troisiegraveme

Critique soulegraveve la question des rapports entre goucirct et courage dans la perspective de

lrsquoeacutemancipation intellectuelle

Lrsquohypothegravese que nous nous bornerons agrave esquisser dans les pages qui suivent

crsquoest que la Critique de la faculteacute de juger pourrait ecirctre lue comme un essai visant agrave

deacutegager les conditions transcendantales subjectives (ou quasi-objectives) de lrsquoaudace

de la penseacutee theacutematiseacutee dans laquo Qursquoest-ce que les Lumiegraveres raquo Pour eacutetayer

1 Sauf exception nous citons les œuvres de Kant dans lrsquoeacutedition de lrsquoAcadeacutemie de Berlin (noteacutee laquo Ak raquo suivi

du tome puis de la pagination) et la traduction franccedilaise dans lrsquoeacutedition placeacutee sous la direction de F

Alquieacute E Kant Œuvres philosophiques 3 vol Paris Gallimard laquo Bibliothegraveque de la Pleacuteiade raquo 1980

1985 et 1986 (noteacutee laquo Pleacuteiade raquo suivi du numeacutero du volume puis de la pagination)2 La pertinence de lrsquoeacutevocation kantienne du courage frappera de faccedilon en quelque sorte redoubleacutee les

lecteurs de Ranciegravere srsquoil y a bien une chose que lrsquoauteur du Maicirctre ignorant nous a apprise crsquoest que

lrsquoeacutemancipation intellectuelle ne se donne pas mais se prend et qursquoil faut avoir lrsquoaudace de la prendre3 Sur les rapports entre sapor et sapientia cf la laquo Remarque raquo du sect 70 de lrsquoAnthropologie (Ak VII 242-

243 Pleacuteiade III 1058-1059) mdash Notons au passage que si le latin nihil sapere signifie laquo ecirctre sans

intelligence raquo ou laquo ecirctre un niais raquo lrsquoallemand aufklaumlren signifie couramment laquo deacuteniaiser raquo au sens de faire

lrsquoeacuteducation sexuelle

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 66

rigoureusement cette hypothegravese il faudrait parcourir les meacuteandres de la Critique de la

faculteacute de juger en repartant de la Critique de la raison pure (et plus particuliegraverement

de lrsquoappendice agrave la laquo Dialectique transcendantale raquo) afin drsquoy indiquer lrsquoacte de

naissance drsquoun principe subjectif de finaliteacute nous enjoignant agrave postuler ou agrave faire

comme si le divers de lrsquoexpeacuterience eacutetait suffisamment homogegravene pour ecirctre rameneacute agrave

des concepts empiriques plus ou moins geacuteneacuteraux Sans un tel principe lrsquousage de

lrsquoentendement en geacuteneacuteral et a fortiori son usage autonome serait en effet tout agrave fait

impossible4 Il faudrait ensuite montrer comment ce principe subjectif de finaliteacute

postulant une division possible de la nature et de ses lois (ou de ses formes) en un

systegraveme logique de genres et drsquoespegraveces5 principe drsquoorigine purement intellectuelle6 se

voit en quelque sorte confirmeacute dans lrsquoexpeacuterience estheacutetique du jugement de goucirct

4 laquo Srsquoil y avait entre les pheacutenomegravenes qui srsquooffrent agrave nous une si grande diversiteacute je ne dis pas quant agrave la

forme (car ils peuvent se ressembler en cela) mais quant au contenu crsquoest-agrave-dire agrave la varieacuteteacute des ecirctres

existants que mecircme lrsquoentendement humain ne pucirct trouver en les comparant les uns avec les autres la

moindre ressemblance entre eux (crsquoest lagrave un cas que lrsquoon peut bien concevoir) il nrsquoy aurait plus nulle place

alors pour la loi logique des genres il nrsquoy aurait mecircme plus de concept de genre ou de concept geacuteneacuteral

et par conseacutequent plus drsquoentendement puisque lrsquoentendement nrsquoa affaire qursquoagrave de tels concepts Le

principe logique des genres suppose donc un principe transcendantal pour pouvoir ecirctre appliqueacute agrave la

nature (par ougrave je nrsquoentends ici que les objets qui nous sont donneacutes) Suivant ce principe dans le divers

drsquoune expeacuterience possible lrsquohomogeacuteneacuteiteacute est neacutecessairement preacutesupposeacutee (bien que nous nrsquoen puissions

deacuteterminer le degreacute a priori) parce que sans cette homogeacuteneacuteiteacute il nrsquoy aurait plus de concepts empiriques

et par conseacutequent plus drsquoexpeacuterience possible raquo (Critique de la raison pure A 653-654B681-682 Ak III

433 Pleacuteiade I 1254-1255)5 laquo La faculteacute de juger reacutefleacutechissante qui se trouve obligeacutee de remonter du particulier dans la nature

jusqursquoagrave lrsquouniversel a donc besoin drsquoun principe qursquoelle ne peut emprunter agrave lrsquoexpeacuterience preacuteciseacutement parce

qursquoil doit fonder lrsquouniteacute de tous les principes empiriques sous des principes eacutegalement empiriques mais

supeacuterieurs et par suite la possibiliteacute drsquoune subordination systeacutematique de ces principes les uns aux

autres La faculteacute de juger reacutefleacutechissante ne peut que se donner agrave elle-mecircme comme loi un tel principe

transcendantal sans pouvoir lrsquoemprunter ailleurs (parce qursquoelle serait alors faculteacute de juger deacuteterminante)

ni le prescrire agrave la nature puisque la reacuteflexion sur les lois de la nature se regravegle sur la nature et que celle-ci

ne se regravegle pas sur les conditions suivant lesquelles nous cherchons agrave en acqueacuterir un concept tout agrave fait

contingent par rapport agrave elle Or ce principe ne peut ecirctre autre que le suivant puisque les lois

universelles de la nature ont leur fondement dans notre entendement qui les prescrit agrave la nature (il est

vrai seulement drsquoapregraves son concept universel en tant que nature) les lois empiriques particuliegraveres

relativement agrave ce qui demeure en elles drsquoindeacutetermineacute par les lois universelles doivent ecirctre consideacutereacutees

suivant une uniteacute telle qursquoun entendement (non le nocirctre il est vrai) aurait pu la donner au profit de notre

faculteacute de connaicirctre afin de rendre possible un systegraveme de lrsquoexpeacuterience drsquoapregraves des lois particuliegraveres de la

nature Ce nrsquoest pas que lrsquoon doive pour cela admettre reacuteellement un tel entendement (car crsquoest en effet

agrave la faculteacute de juger reacutefleacutechissante que cette Ideacutee sert de principe pour reacutefleacutechir et non pour deacuteterminer)

mais au contraire cette faculteacute ce faisant se donne une loi seulement agrave elle-mecircme et non agrave la nature raquo

(Critique de la faculteacute de juger Ak V 180 trad Philonenko Paris Vrin 2000 p 40-41)6 Il naicirct en effet de lrsquoexigence de pouvoir penser le donneacute crsquoest-agrave-dire de pouvoir en ramener la diversiteacute agrave

lrsquouniteacute ce qui suppose qursquoon puisse y trouver un minimum de similitudes permettant la formation du

geacuteneacuteral

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 67

devant la beauteacute de la nature7 qui creacutee en lrsquohomme la confiance dans lrsquousage de ses

propres faculteacutes mdash confiance qui constitue lrsquoune des conditions neacutecessaires agrave lrsquoaudace

de la penseacutee autonome

Avant drsquoesquisser une telle lecture de la Critique de la faculteacute de juger et afin

drsquoen nuancer les principes directeurs il convient toutefois de revenir au texte sur les

Lumiegraveres et drsquoy deacutelimiter plus preacuteciseacutement le statut et les conditions de lrsquoaudace de la

penseacutee Pour ce faire nous commentons un extrait de la Reacuteponse kantienne agrave la

question qursquoest-ce que les Lumiegraveres parue dans la Berlinische Monatsschrift de

deacutecembre 1784 Nous nous bornons aux premiers paragraphes du texte8 en laissant

tomber la suite de lrsquoargumentation centreacutee sur des problegravemes religieux Le texte

kantien est reproduit en gras nos propres commentaires sont introduits agrave lrsquoaide de

crochets droits

Les Lumiegraveres se deacutefinissent comme la sortie de lrsquohomme hors de lrsquoeacutetat de

minoriteacute ougrave il se maintient par sa propre faute (Aufklaumlrung ist der Ausgang des

Menschen aus seiner selbstverschuldeten Unmuumlndigkeit) La minoriteacute9 est

lrsquoincapaciteacute de se servir de son entendement sans ecirctre dirigeacute par un autre (ohne

Leitung eines anderen) [Lrsquoimportant dans cette condamnation nrsquoest pas la

preacutesence drsquoautrui mdash dont on verra qursquoelle est loin drsquoecirctre en soi un obstacle agrave la

penseacutee autonome mdash mais sa position de directeur drsquoecirctre situeacute au-dessus de ceux

qursquoil guide agrave la faccedilon du commandant drsquoun navire ou drsquoun chef drsquoorchestre] Elle

est due agrave notre propre faute quand elle reacutesulte non pas drsquoun manque

drsquoentendement [Dans ce cas (deacuteficience mentale enfance) celui qui est ainsi

limiteacute nrsquoest pas et nrsquoa pas non plus la possibiliteacute drsquoecirctre responsable de son eacutetat]

mais drsquoun manque de reacutesolution (Entschliessung) et de courage (Mut) pour srsquoen

7 laquo Bien que notre concept drsquoune finaliteacute subjective de la nature dans ses formes suivant des lois

empiriques ne soit nullement un concept drsquoobjet mais seulement un principe de la faculteacute de juger pour

acqueacuterir des concepts dans cette diversiteacute excessive (pour pouvoir srsquoorienter en elle) neacuteanmoins nous

attribuons par lagrave agrave la nature par analogie avec une fin pour ainsi dire une consideacuteration pour notre faculteacute

de connaicirctre et ainsi nous pouvons regarder la beauteacute de la nature comme la preacutesentation du concept de

la finaliteacute formelle (simplement subjective) et les fins naturelles comme preacutesentations du concept drsquoune

finaliteacute reacuteelle (objective) et nous les jugeons (beurteilen) lrsquoune par le goucirct (estheacutetiquement gracircce au

sentiment de plaisir) lrsquoautre par lrsquoentendement et par la raison (logiquement drsquoapregraves des concepts) raquo

(Critique de la faculteacute de juger Ak V 193 Vrin 55)8 laquo Reacuteponse agrave la question qursquoest-ce que les Lumiegraveres raquo Ak VIII 35-36 Pleacuteiade II 209-211 mdash Nous

comparerons ponctuellement cette version avec celle de Poirier et Proust (E Kant Vers la paix

perpeacutetuelle Que signifie srsquoorienter dans la penseacutee Qursquoest-ce que les Lumiegraveres et autres textes Paris

GF-Flammarion 2006 p 43-45)9 Minoriteacute doit ici ecirctre entendu en un sens juridique ce pourquoi Poirier et Proust traduisent Unmuumlndigkeit par laquo eacutetat de tutelle raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 68

servir sans ecirctre dirigeacute par un autre Sapere aude Aie le courage de te servir de

ton propre (eigene) entendement Voilagrave la devise des lumiegraveres [Nous avons

commenteacute cette devise qui associe goucirct et courage dans lrsquointroduction]

La paresse et la lacirccheteacute (Faulheit und Feigheit) sont les causes qui expliquent

qursquoun si grand nombre drsquohommes alors que la nature les a affranchis depuis

longtemps de toute direction eacutetrangegravere (naturaliter maiorennes) restent

cependant volontiers leur vie durant mineurs et qursquoil soit si facile agrave drsquoautres de

se poser comme leurs tuteurs [En drsquoautres termes la grande majoriteacute des

hommes lors mecircme qursquoils ont atteint lrsquoacircge de raison restent cependant des

enfants dans la mesure ougrave le courage ou lrsquoaudace de penser par eux-mecircmes leur

fait deacutefaut Lrsquoenvers de ce courage crsquoest bien eacutevidemment la lacirccheteacute mais crsquoest

aussi la paresse au sens ougrave lrsquoexercice de la penseacutee autonome comme lrsquoexercice

physique demande un effort Dans le domaine de la penseacutee comme ailleurs ce

sont les premiers pas qui coucirctent le plus Crsquoest sur cette reacutepugnance agrave lrsquoeffort et

sur ce manque drsquoaudace que table la grande famille des guides de toute espegravece]

Il est si commode (bequem) drsquoecirctre mineur Si jrsquoai un livre qui me tient lieu

drsquoentendement un directeur qui me tient lieu de conscience un meacutedecin qui

juge de mon reacutegime agrave ma place etc je nrsquoai pas besoin de me fatiguer moi-

mecircme [Nouvelle eacutevocation de lrsquoeffort que coucircte une penseacutee autonome que ce soit

dans les affaires de lrsquoesprit de la religion ou du bien-ecirctre corporel] Je ne suis pas

obligeacute de penser pourvu que je puisse payer drsquoautres se chargeront pour moi de

cette besogne fastidieuse Que la plupart des hommes (et parmi eux le sexe

faible tout entier) finissent par consideacuterer le pas qui conduit agrave la majoriteacute et qui

est en soi peacutenible (beschwerlich) eacutegalement comme tregraves dangereux (sehr

gefaumlhrlich) crsquoest ce agrave quoi ne manquent pas de srsquoemployer ces tuteurs qui par

bonteacute10 (guumltigst) ont assumeacute la tacircche de veiller sur eux [Kant indique ici une

gradation ou une relation de cause agrave effet entre paresse et lacirccheteacute les

bienveillants guides11 tablent drsquoabord sur la paresse et la reacutepugnance agrave lrsquoeffort et

reacuteussissent agrave transformer cette paresse en crainte A contrario on pourrait

imaginer que le simple exercice de la penseacutee faisant peu agrave peu diminuer la

paresse face agrave lrsquoeffort ou la maladresse des premiers mouvements pourrait

ensuite favoriser la naissance drsquoune audace ou drsquoun courage de la penseacutee

permettant ainsi une sortie deacutefinitive de la minoriteacute intellectuelle] Apregraves avoir

rendu tout drsquoabord stupide leur beacutetail domestique et soigneusement pris garde

que ces paisibles creacuteatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc ougrave

ils les ont enfermeacutees [Cette comparaison des individus guideacutes agrave du beacutetail rappelle

10 Poirier et Proust traduisent laquo dans leur extrecircme bienveillance raquo11 Il faudrait au passage se demander si cette expression est veacuteritablement ironique ou si le pire fleacuteau

nrsquoest pas la chariteacute condescendante des nobles cœurs qui aspirent agrave ecirctre lrsquoentendement ou la conscience

drsquoautrui

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 69

le deacutebut du Contrat social de Rousseau (Livre I chap 2) ougrave les chefs sont

compareacutes agrave des bergers qui ne sont peut-ecirctre que des loups deacuteguiseacutes proteacutegeant

en apparence leur beacutetail pour mieux le deacutevorer ensuite] ils leur montrent ensuite le

danger qursquoil y aurait agrave essayer de marcher tout seul Or le danger nrsquoest pas si

grand que cela eacutetant donneacute que quelques chutes finiraient bien par leur

apprendre agrave marcher mais lrsquoexemple drsquoun tel accident rend malgreacute tout timide

(schuumlchtern) et fait geacuteneacuteralement reculer devant toute autre tentative

Il est donc difficile pour lrsquoindividu de srsquoarracher tout seul agrave la minoriteacute [Nous

retrouvons le problegraveme du rapport agrave autrui lrsquoabsence drsquoautrui dans une position

diffeacuterente de celle du guide est ici un obstacle agrave la conquecircte de lrsquoautonomie]

devenue pour lui presque un eacutetat naturel [Cette remarque indique que la minoriteacute

des adultes nrsquoest pas fondeacutee en nature mais risque toujours de devenir une

seconde nature comme lrsquoesclavage eacutevoqueacute par Rousseau dans sa reprise originale

du thegraveme de la servitude volontaire12 La sollicitude bienveillante des guides a

donc une vertu performative puisqursquoelle transforme au bout du compte les mineurs

supposeacutes en mineurs reacuteels] Il srsquoy est mecircme attacheacute (Er hat sie sogar

liebgewonnen) [Agrave nouveau le thegraveme drsquoune servitude qui nrsquoest pas naturelle mais

habituelle reacutesultant de la fabrication drsquoun habitus] et il est pour le moment

reacuteellement (wirklich) incapable de se servir de son propre entendement [Kant

preacutecise laquo reacuteellement raquo pour indiquer qursquoil nrsquoest plus question drsquoune incapaciteacute

illusoire (celle que preacutesupposent et exploitent les guides) mais drsquoune incapaciteacute

deacutesormais reacuteelle reacutesultant de lrsquoecirctre-guideacute ou de lrsquoecirctre-dirigeacute] parce qursquoon ne lrsquoa

jamais laisseacute srsquoy essayer (weil man ihn niemals den Versuch davon machen

liess) [On ne lrsquoa pas laisseacute expeacuterimenter Or dans le cas du jugement comme

application de lrsquoentendement agrave des situations singuliegraveres crsquoest seulement

lrsquoexpeacuterience tacirctonnante qui creacutee peu agrave peu la faculteacute13 Crsquoest pourquoi Kant

poursuit en critiquant les preacuteceptes et les formules toutes faites quand bien

mecircme elles seraient rationnelles ces formules sont une nouvelle maniegravere

drsquoempecirccher lrsquoapparition drsquoun usage autonome de lrsquoentendement] Preacuteceptes et

formules ces instruments meacutecaniques drsquoun usage ou plutocirct drsquoun mauvais usage

raisonnable de ses dons naturels sont les entraves qui perpeacutetuent la minoriteacute

Celui-lagrave mecircme qui srsquoen deacutebarrasserait ne franchirait pour autant le fosseacute le plus

eacutetroit que drsquoun saut mal assureacute puisqursquoil nrsquoa pas lrsquohabitude de pareille liberteacute de

12 Du Contrat social livre I chap 2 laquo Srsquoil y a donc des esclaves par nature crsquoest parce qursquoil y a eu des

esclaves contre nature La force a fait les premiers esclaves leur lacirccheteacute les a perpeacutetueacutes raquo En remplaccedilant

la force par une sollicitude tablant sur la paresse on retrouve lrsquoargument de Kant13 Cf les remarques de Kant dans la Critique de la raison pure (A132-136B171-175) selon lesquelles on

ne peut pas apprendre le jugement comme on apprendrait dogmatiquement une doctrine mais seulement

lrsquoexercer agrave lrsquoaide drsquoexemples ou drsquoaffaires concregravetes comme on exerce un certain talent ou une certaine

habileteacute

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 70

mouvement [La conseacutequence de cette minoriteacute reacuteelle constitueacutee crsquoest en effet

que la libeacuteration est deacutesormais plus difficile que dans la situation initiale drsquoune

minoriteacute seulement supposeacutee] Aussi peu drsquohommes ont-ils reacuteussi en exerccedilant

eux-mecircmes leur esprit (durch eigene Bearbeitung ihres Geistes) agrave se deacutegager de

leur minoriteacute et agrave avancer quand mecircme drsquoun pas assureacute [Le thegraveme sous-jacent agrave

cette affirmation nrsquoest pas celui drsquoune quelconque faiblesse humaine mais celui

des conditions sociales de lrsquoeacutemancipation ce qui est ici en question crsquoest agrave

nouveau la difficulteacute de srsquoeacutemanciper tout seul La solitude ici viseacutee est la solitude

des guideacutes mdash aussi nombreux soient-ils sous la tutelle de leur guide14 mdash dans la

mesure ougrave ils ne disposent pas drsquoun espace public Le milieu des dirigeacutes et des

guideacutes nrsquoest en effet rien drsquoautre (puisque ces guideacutes sont des mineurs qui ont

besoin drsquoun pegravere ou drsquoun tuteur) qursquoune sorte de milieu familial eacutelargi15]

En revanche la possibiliteacute qursquoun public srsquoeacuteclaire lui-mecircme est plus reacuteelle cela

mecircme est agrave peu pregraves ineacutevitable pourvu qursquoon lui en laisse la liberteacute [Ce terme de

liberteacute sera repris et souligneacute au paragraphe suivant Selon Kant la liberteacute civile

est la condition neacutecessaire et presque suffisante (tout semble en deacutecouler de

maniegravere laquo presque ineacutevitable raquo) de lrsquoeacutemancipation] Car il se trouvera toujours

mecircme parmi les tuteurs attitreacutes de la masse (des grossen Haufens) [Masse est

le concept opposeacute par Kant agrave celui de public Ici encore il srsquoagit drsquoun mode drsquoecirctre

social et non drsquoune reacutealiteacute substantielle Crsquoest dans la masse que la solitude qui

entrave et rend improbable lrsquoeacutemancipation est possible crsquoest par la transformation

de cette masse en public que cette solitude peut disparaicirctre] quelques hommes

qui pensent par eux-mecircmes (einige Selbstdenkende) [Concession remarquable

laquo mecircme parmi les tuteurs on trouvera des hommes qui pensent par eux-mecircmes raquo

Cette concession pourrait sous-entendre que les plus mineurs de tous les mineurs

sont en fait les tuteurs ceux qui se chargent geacuteneacutereusement de penser agrave la place

des autres16] et qui apregraves avoir personnellement secoueacute le joug de leur minoriteacute

reacutepandront autour drsquoeux un eacutetat drsquoesprit (den Geist) ougrave la valeur de chaque

homme (jedes Menschen)17 et sa vocation (Beruf) agrave penser par soi-mecircme seront

estimeacutees raisonnablement [Ce passage indique la logique mecircme de

lrsquoeacutemancipation dans sa dimension collective elle ne consiste pas agrave se libeacuterer pour

14 Crsquoest en effet la position dans lrsquoespace de penseacutee qui creacutee cette eacutetrange solitude agrave plusieurs15 Kant avancera explicitement cette ideacutee de milieu familial en deacutefinissant la notion drsquousage priveacute de la

raison16 Cette lecture seacuteduisante est toutefois discutable lrsquoadverbe laquo mecircme raquo pourrait viser non la rareteacute drsquoune

penseacutee autonome des tuteurs mais la rareteacute de lrsquoacte de trahir sa propre caste Un argument de poids en

faveur de notre lecture est lrsquoallusion faite quelques lignes plus bas agrave des tuteurs eux-mecircmes incapables

drsquoAufklaumlrung17 Poirier et Proust traduisent plus justement laquo de tout homme raquo il nrsquoest pas ici question de chacun

isoleacutement (situation de la solitude de masse) mais vraiment de nrsquoimporte qui au sein drsquoun public

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 71

aller ensuite instruire les autres18 mais agrave se libeacuterer pour introduire et faire se

propager un autre postulat19 que celui des tuteurs qui entraicircnera eacutegalement

drsquoautres effets performatifs non plus le postulat selon lequel les hommes sont

faibles et ont besoin qursquoon pense agrave leur place mais le postulat drsquoune valeur et

drsquoune vocation agrave la penseacutee propres agrave tout homme mdash crsquoest-agrave-dire fondamentalement

un postulat drsquoeacutegaliteacute] Une restriction cependant le public qui avait eacuteteacute placeacute

auparavant par eux sous ce joug les force agrave y rester eux-mecircmes degraves lors qursquoil

srsquoy trouve inciteacute par certains de ses tuteurs incapables quant agrave eux de parvenir

aux lumiegraveres tant il est dommageable drsquoinculquer des preacutejugeacutes puisqursquoils

finissent par se retourner contre ceux qui en personne ou dans les personnes de

leurs devanciers en furent les auteurs [Il conviendrait de commenter longuement

cette situation paradoxale ougrave les maicirctres (agrave penser) se retrouvent non pas

esclaves de leurs esclaves (qui deviendraient eux-mecircmes et pour leur compte des

maicirctres agrave la faveur drsquoun renversement dialectique20) mais esclaves en vertu de la

situation drsquoesclavage qursquoils ont eux-mecircmes institueacutee] Crsquoest pourquoi un public ne

peut acceacuteder que lentement aux lumiegraveres Une reacutevolution (Revolution) entraicircnera

peut-ecirctre le rejet du despotisme personnel et de lrsquooppression cupide et

autoritaire mais jamais une vraie reacuteforme de la maniegravere de penser (wahre

Reform der Denkungsart) bien au contraire de nouveaux preacutejugeacutes (Vorurteile)

[Preacute-jugeacutes des jugements qui ont toujours deacutejagrave eu lieu avant et sans moi et qui

me deacutechargent de lrsquoeffort et de lrsquoopportuniteacute de juger par moi-mecircme] tiendront en

lisiegravere aussi bien que les anciens la grande masse irreacutefleacutechie (des

gedankenlosen grossen Haufens) [Apregraves avoir suivi jusqursquoici lrsquoargumentation de

Kant on comprend que la laquo grande masse raquo nrsquoest pas irreacutefleacutechie par nature mais

en vertu de sa configuration sociale de masse configuration qursquoune reacutevolution

politique au sens classique ne suffit pas agrave supprimer tant qursquoelle nrsquoa pas reacuteussi agrave

instaurer un laquo esprit nouveau raquo Crsquoest lagrave un des problegravemes ouverts par la distinction

kantienne entre reacutevolution et reacuteforme]

Or pour reacutepandre ces lumiegraveres il nrsquoest rien requis drsquoautre que la liberteacute21 et agrave

18 Ce qui reviendrait simplement agrave remplacer une tutelle par une autre sur le modegravele platonicien du

philosophe roi il y a drsquoailleurs dans ce texte plus drsquoun eacuteleacutement (notamment tout ce qui a trait au

mouvement agrave lrsquoentrave et agrave lrsquoarrachement agrave la difficulteacute et agrave la douleur aussi) rappelant le mythe de la

caverne19 Kant dit un autre laquo esprit raquo20 Occuper la place du maicirctre ne suffit pas agrave lrsquoeacutemancipation vouloir occuper la place du maicirctre crsquoest en

effet nrsquoavoir pas compris qursquoon srsquoeacutemancipe ensemble et que lrsquoeacutemancipation est intimement lieacutee au

postulat de lrsquoeacutegaliteacute21 Pour eacuteclairer cette affirmation il faut quitter le texte sur les Lumiegraveres et se pencher briegravevement sur la

notion de communauteacute de penseacutee dans son lien agrave lrsquoabsence de contrainte ou liberteacute civile agrave partir drsquoun

extrait de laquo Qursquoest-ce que srsquoorienter dans la penseacutee raquo laquo Agrave la liberteacute de penser srsquooppose en premier lieu

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 72

vrai dire la plus inoffensive de toutes les manifestations qui peuvent porter ce

nom agrave savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines

[Il faudrait poursuivre en expliquant la distinction kantienne du public et du priveacute

dans son lien agrave la distinction entre la position de savant22 et celle de ministre et

son application aux questions religieuses nous interromprons cependant ici notre

commentaire]

Que retenir de cette lecture

la contrainte civile (buumlrgerliche Zwang) On dit bien que la liberteacute de parler ou drsquoeacutecrire peut assureacutement

nous ecirctre enleveacutee par une autoriteacute supeacuterieure (durch obere Gewalt) mais non point la liberteacute de penser

(denken) Quels seraient toutefois le champ et la rectitude de notre penseacutee (denken) si nous ne

pensions pas pour ainsi dire en communauteacute (Gemeinschaft) avec drsquoautres dans une communication

(mitteilen) reacuteciproque de nos penseacutees On peut donc dire que cette autoriteacute exteacuterieure qui arrache aux

hommes la liberteacute de faire part (mitzuteilen) publiquement chacun de ses penseacutees leur arrache en

mecircme temps la liberteacute de penser le seul joyau qui nous reste encore dans la multitude des fardeaux de

la vie civile et qui seul peut nous aider encore agrave trouver un remegravede agrave tous les maux de cette

condition raquo (Ak VIII 144 Pleacuteiade II 542-543) Ce qursquoindique ce texte capital crsquoest un lien intime entre la

preacutesence empirique drsquoune communauteacute rendue possible par la liberteacute civile et lrsquoexistence ou la vie mecircme

de la penseacutee Lrsquoargument deacuteveloppeacute par Kant srsquooppose agrave une attitude qursquoon pourrait qualifier drsquoideacutealiste-

solipsiste et qui soutiendrait laquo on peut bien mrsquoocircter la liberteacute empirique drsquoeacutecrire ou mecircme de parler agrave

drsquoautres on ne mrsquoempecircchera pas pour autant de penser seul dans mon coin raquo Pour rendre justice agrave la

position kantienne il convient drsquoabord de rappeler que Kant est loin de restreindre la communauteacute

neacutecessaire agrave la penseacutee agrave une communauteacute empirique Lrsquoexigence de la penseacutee eacutelargie formuleacutee au sect 40

de la Critique de la faculteacute de juger (deuxiegraveme maxime du sens commun Ak V 294-295) est en effet une

exigence apriorique il srsquoagit dans lrsquoexercice mecircme de la penseacutee de tenir compte drsquoautrui a priori (drsquoun

autrui en quelque sorte virtuel) non de penser drsquoabord tout seul et drsquoentamer apregraves coup une grande

conversation deacutemocratique Lrsquoexigence de penseacutee eacutelargie est donc exigence drsquoune communauteacute transcendantale dans (ou de) la penseacutee communauteacute neacutecessaire agrave une penseacutee digne de ce nom Ceci

eacutetant poseacute on peut revenir agrave lrsquoextrait citeacute plus haut et tenter drsquoarticuler les deux niveaux (transcendantal

et empirique) de la communauteacute de penseacutee Kant pose drsquoabord un lien neacutecessaire entre communauteacute et

exercice mecircme de la penseacutee On peut interpreacuteter ce lien comme visant aussi bien lrsquoexigence transcendantale que lrsquoexistence empirique drsquoune communauteacute de penseacutee crsquoest en effet parce que

certaines conditions politiques (liberteacute civile) permettent lrsquoouverture drsquoun espace dans lequel la constitution

drsquoune communauteacute empirique de penseacutee est possible (par un eacutechange ou un partage de paroles et

drsquoeacutecrits) que la penseacutee peut inteacuterioriser cette expeacuterience de partage ou de mise agrave lrsquoeacutepreuve collective et

en faire une exigence transcendantale qui habitera la penseacutee solitaire elle-mecircme Du mecircme coup on en

deacuteduira que la suppression des conditions politiques de possibiliteacute drsquoune communauteacute empirique de

penseacutee (situation de contrainte civile) empecircche non seulement lrsquoexistence effective drsquoune telle

communauteacute mais qursquoelle aneacuteantit eacutegalement lrsquoapparition de lrsquoexigence drsquoune communauteacute

transcendantale de penseacutee Sans la liberteacute civile qui permet agrave la fois la constitution et la mise agrave lrsquoeacutepreuve

empiriques drsquoune penseacutee en commun et la formation drsquoune exigence transcendantale de communauteacute

dans la penseacutee il nrsquoy aurait donc pas de penseacutee digne de ce nom22 Avec ici un usage eacutelargi de la notion de savant ou drsquoexpert puisque chacun est potentiellement savant

par la capaciteacute qursquoil a de reacutefleacutechir sur son expeacuterience propre et de rendre publiques ses reacuteflexions

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 73

1 Que les Lumiegraveres crsquoest lrsquoaudace le courage de la penseacutee autonome ou du

jugement la traduction par Kant du Sapere aude renvoie agrave lrsquoentendement (Verstand)

mais sapere fait signe vers la probleacutematique du jugement qui nrsquoest drsquoailleurs rien

drsquoautre que le bon usage de lrsquoentendement lrsquoapplication pertinente de ses concepts

(ou de ses regravegles) agrave une situation singuliegravere

2 Que cette penseacutee autonome contrairement agrave ce qursquoon pourrait croire en

examinant lrsquoeacutetat preacutesent de la socieacuteteacute tous les hommes en sont naturellement

capables mdash bien qursquoils semblent lrsquoavoir reacuteellement (socialement) perdue et qursquoils aient

quelque crainte agrave la retrouver Crsquoest parce qursquoil y a perte ou teacutenegravebres qursquoil est besoin

de propager les Lumiegraveres et de srsquointerroger sur ce qui constitue leur essence

3 Que lrsquoenvers de lrsquoaudace ou du courage de la penseacutee nrsquoest autre que la

paresse et la lacirccheteacute et qursquoil existe une relation de cause agrave effet entre ces deux

deacutefauts mdash la paresse semblant pour Kant plus ou moins congeacutenitale alors que la

lacirccheteacute est construite socialement

4 Que des guides ou des directeurs de toute espegravece dans leur extrecircme bonteacute

tablent drsquoabord sur cette paresse congeacutenitale et sur une incapaciteacute supposeacutee de

penser par soi-mecircme pour penser agrave la place de ceux qursquoils maintiennent du mecircme

coup sous leur tutelle

5 Que cet ecirctre sous tutelle creacutee la crainte ou la lacirccheteacute23 et que lrsquoabsence

drsquoexercice de la penseacutee qui en reacutesulte se transforme peu agrave peu en une incapaciteacute

reacuteelle Crsquoest lagrave la vertu performative du postulat des tuteurs et des guides selon lequel

il existe des ecirctres mineurs qui ont besoin qursquoon pense agrave leur place

6 Enfin qursquoil est bien plus difficile mdash mais non complegravetement impossible mdash de

se libeacuterer agrave titre individuel dans la solitude de la masse comme sphegravere familiale

eacutelargie ougrave tous les individus sont isoleacutes (parce que chacun y est seul sous son guide

23 Notons que la lacirccheteacute stigmatiseacutee par Kant est un meacutelange de timiditeacute (au sens de maladresse dans

des mouvements gauches ou peu assureacutes) et de crainte du danger Les premiers eacutechecs des tentatives de

mouvement autonome viennent confirmer cette timiditeacute et cette crainte acquises

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 74

ou son tuteur et qursquoil nrsquoexiste aucune possibiliteacute de partage des tentatives de

peuplement de la sphegravere de lrsquoautonomie) qursquoagrave titre de public dans la communauteacute

drsquoune sphegravere rendue possible par la liberteacute civile (sphegravere qui srsquoinstitue reacuteellement24 par

la propagation drsquoun postulat25 drsquoeacutegaliteacute de tous les hommes dans leur vocation agrave

penser) Dans cette sphegravere publique les tentatives de mouvement les essais et

erreurs ne se perdent pas mais deviennent potentiellement cumulatifs parce qursquoutiles

agrave des individus qui ont eacuteteacute preacutealablement et performativement eacuteleveacutes au rang drsquoeacutegaux

ce qui rend possible un vrai partage (Mitteilung)

Reacutesumons-nous Pour atteindre lrsquoeacutemancipation via lrsquoaudace de la penseacutee il faut

selon Kant vaincre la lacirccheteacute (timiditeacute maladroite et crainte) engendreacutee par

lrsquoexploitation drsquoune paresse congeacutenitale pour ce faire il faut se mettre agrave la fois en

confiance et en mouvement26 cette mise en mouvement nrsquoest elle-mecircme sinon

possible du moins viable et veacuteritablement fructueuse ou eacutemancipatrice que si les

conditions politiques drsquoune communauteacute de penseacutee (reposant sur le postulat ou lrsquoesprit

drsquoeacutegaliteacute) sont institueacutees Confiance mise en mouvement des faculteacutes et

communauteacute ces trois notions conduisent directement agrave la Critique de la faculteacute de

juger Nous pouvons degraves lors en guise de conclusion esquisser les grandes lignes

drsquoune lecture susceptible de reacutepondre agrave la question initiale des rapports entre goucirct et

courage dans la perspective de lrsquoeacutemancipation intellectuelle

Il serait en effet possible de lire la Critique de la faculteacute de juger plus

particuliegraverement la laquo Critique de la faculteacute de juger estheacutetique raquo (et plus speacutecifiquement

encore lrsquoanalyse kantienne du jugement de goucirct) non seulement comme une mise en

eacutevidence theacuteorique des conditions transcendantales de possibiliteacute (confiance exercice

communauteacute) de lrsquoaudace de la penseacutee qui permet lrsquoeacutemancipation mais aussi comme

une invitation agrave saisir nos expeacuteriences estheacutetiques comme autant drsquoeacutepreuves

affectives de ces conditions eacutepreuve drsquoune confiance dans le pouvoir de sa propre

24 Cf la distinction preacutesente dans le texte de Kant entre laquo politique politicienne raquo (reacutevolution comme

renversement drsquoune oppression) et laquo politique de la penseacutee raquo (reacuteforme comme transformation de la penseacutee

elle-mecircme)25 laquo Esprit raquo Geist26 Les paresseux et les indeacutecis savent qursquoon nrsquoapprend agrave nager qursquoen nageant et non en reacutefleacutechissant agrave

lrsquoensemble mdash potentiellement infini mdash des conditions agrave remplir pour pouvoir nager Ce type de reacuteflexion

preacutealable possegravede en effet la particulariteacute de faire prolifeacuterer les eacutetapes neacutecessaires agrave la reacutealisation du but

(comme dans les paradoxes de Zeacutenon ou les apologues de Kafka ougrave lrsquoon nrsquoatteint jamais la tortue ou le

plus proche village) ce qui en fait le meilleur allieacute de la paresse qui obtient par lagrave une veacuteritable caution

theacuteorique

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 75

penseacutee27 (confiance qui est lrsquoantidote de la crainte et la condition de lrsquoaudace de la

penseacutee) eacutepreuve drsquoune mise en mouvement ou drsquoun exercice ludique et harmonieux

des faculteacutes28 (exercice qui constitue le seul remegravede agrave la timiditeacute gauche et agrave la

paresse de la penseacutee) eacutepreuve drsquoune exigence transcendantale de communauteacute29

(exigence dont nous avons vu qursquoelle est consubstantielle agrave lrsquoexpeacuterience de la penseacutee

digne de ce nom)

Ces trois conditions dont il est possible de faire estheacutetiquement lrsquoeacutepreuve sont

27 Nous avons esquisseacute dans notre introduction un lien entre confiance et expeacuterience du beau la beauteacute

naturelle peut ecirctre consideacutereacutee comme preacutesentation du concept drsquoune finaliteacute formelle subjective de la

nature concept que la faculteacute de juger se donne agrave elle-mecircme afin de procurer au sujet la confiance

neacutecessaire agrave lrsquousage de son propre entendement28 laquo Tout jugement deacuteterminant est logique parce que le preacutedicat de ce jugement est un concept objectif

donneacute Mais un jugement simplement reacutefleacutechissant sur un objet singulier donneacute peut ecirctre estheacutetique si

(avant mecircme qursquoon ait en vue la comparaison de cet objet avec drsquoautres) la faculteacute de juger qui ne tient

precirct aucun concept pour lrsquointuition donneacutee confronte lrsquoimagination (simplement dans lrsquoappreacutehension de cet

objet) avec lrsquoentendement (dans la preacutesentation drsquoun concept en geacuteneacuteral) et perccediloit un rapport des deux

pouvoirs de connaicirctre rapport qui constitue de maniegravere geacuteneacuterale la condition subjective qui ne peut ecirctre

que sentie de lrsquousage objectif de la faculteacute de juger (agrave savoir de lrsquoaccord mutuel de ces deux pouvoirs)

[hellip] Donc un jugement estheacutetique est celui dont le fondement de deacutetermination se trouve dans une

sensation qui est relieacutee de faccedilon immeacutediate au sentiment de plaisir et de deacuteplaisir [hellip] dans le jugement

estheacutetique de reacuteflexion crsquoest la sensation que produit dans le sujet le jeu harmonieux des deux pouvoirs

de connaicirctre de la faculteacute de juger imagination et entendement en tant que dans la repreacutesentation

donneacutee le pouvoir drsquoappreacutehension de lrsquoune et le pouvoir de repreacutesentation de lrsquoautre se favorisent

mutuellement raquo (Premiegravere introduction agrave la Critique de la faculteacute de juger Ak XX 223-224 Pleacuteiade II

878-879)29 laquo Lorsqursquoon remarque moins la reacuteflexion que le reacutesultat de la faculteacute de juger on donne souvent agrave celle-

ci le nom de sens et on parle drsquoun sens de la veacuteriteacute drsquoun sens des convenances de la justice etc [hellip]

Sous cette expression de sensus communis on doit comprendre lrsquoIdeacutee drsquoun sens commun agrave tous [die Idee eines gemeinschaftlichen Sinnes] crsquoest-agrave-dire drsquoune faculteacute de juger qui dans sa reacuteflexion tient compte en

pensant (a priori) du mode de repreacutesentation de tout autre homme afin de rattacher pour ainsi dire son

jugement agrave la raison humaine tout entiegravere et eacutechapper ce faisant agrave lrsquoillusion reacutesultant de conditions

subjectives et particuliegraveres pouvant aiseacutement ecirctre tenues pour objectives qui exercerait une influence

neacutefaste sur le jugement Crsquoest lagrave ce qui est obtenu en comparant son jugement aux jugement des autres

qui sont en fait moins les jugements reacuteels que les jugements possibles et en se mettant agrave la place de tout

autre tandis que lrsquoon fait abstraction des bornes qui de maniegravere contingente sont propres agrave notre faculteacute

de juger on y parvient en eacutecartant autant que possible ce qui dans lrsquoeacutetat repreacutesentatif est matiegravere crsquoest-agrave-

dire sensation et en precirctant uniquement attention aux caracteacuteristiques formelles de sa repreacutesentation ou

de son eacutetat repreacutesentatif Sans doute cette opeacuteration de la reacuteflexion paraicirct ecirctre bien trop artificielle pour

que lrsquoon puisse lrsquoattribuer agrave cette faculteacute que nous nommons le sens commun [= agrave lrsquoentendement commun

(der gemeine Menschenverstand) comme entendement sain mais encore inculte JP] toutefois elle ne

paraicirct telle que lorsqursquoon lrsquoexprime dans des formules abstraites il nrsquoest en soi rien de plus naturel que

de faire abstraction de lrsquoattrait et de lrsquoeacutemotion lorsqursquoon cherche un jugement qui doit servir de regravegle

universelle [hellip] je dis que lrsquoon pourrait donner avec plus de raison le nom de sensus communis au goucirct

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 76

certes uniquement des conditions preacuteparatoires des preacutealables agrave lrsquoeacutemancipation Ainsi

la confiance dans le pouvoir de sa propre penseacutee nrsquoen est-elle pas encore lrsquousage

autonome la mise en mouvement ludique et harmonieuse des faculteacutes nrsquoest pas

encore leur collaboration efficace dans la production drsquoune connaissance theacuteorique ou

drsquoune deacutecision pratique lrsquoeacutepreuve sensible de lrsquoexigence transcendantale de

communauteacute nrsquoeacutequivaut pas encore agrave son inteacutegration effective dans lrsquoexercice mecircme

de la penseacutee Pourtant si lrsquoon prend en compte la dimension performative qui traverse

les premiers paragraphes du texte sur les Lumiegraveres la faccedilon dont Kant indique que

des postulats ou des ideacutees sont creacuteateurs drsquoexistence30 il est permis de penser qursquoune

telle eacutepreuve preacuteparatoire est deacutejagrave le commencement de lrsquoeacutemancipation qursquoelle

constitue lrsquoeacutebauche des premiers pas qui feront sortir les hommes de leur minoriteacute

En admettant avec Foucault que Kant est le premier penseur associant une

theacutematisation de son propre geste philosophique agrave une reacuteflexion sur le sens de

lrsquohistoire et lrsquoactualiteacute singuliegravere du moment ougrave il eacutecrit (laquo notre eacutepoque est celle des

Lumiegraveres et le geste philosophique qui y correspond est celui de la critique raquo) on

pressent que la Critique de la faculteacute de juger mdash qui exhibe les conditions

performatives de possibiliteacute drsquoune autonomie theacuteorique et pratique de la raison et

montre comment ces conditions peuvent ecirctre expeacuterimenteacutees par tout un chacun dans

lrsquoexpeacuterience estheacutetique mdash constitue reacutetrospectivement la veacuteritable propeacutedeutique des

deux autres la propeacutedeutique agrave lrsquoeacutemancipation theacuteorique et pratique dont lrsquoeacutequivalent

philosophique est lrsquoentreprise critique dans son ensemble laquo La Critique crsquoest en

quelque sorte le livre de bord de la raison devenue majeure dans lrsquoAufklaumlrung et

inversement lrsquoAufklaumlrung crsquoest lrsquoacircge de la critique31 raquo

(Geschmack) qursquoau bon sens (der gesunder Verstand) et que la faculteacute estheacutetique de juger plutocirct que

celle qui est intellectuelle meacuteriterait le nom de sens commun agrave tous [Note de Kant On pourrait deacutesigner

le goucirct comme sensus communis aestheticus et lrsquoentendement commun comme sensus communis

logicus] si lrsquoon veut bien appeler sens un effet (Wirkung) de la simple reacuteflexion sur lrsquoesprit on entend

alors en effet par sens le sentiment de plaisir On pourrait mecircme deacutefinir le goucirct par la faculteacute de juger ce

qui rend notre sentiment proceacutedant drsquoune repreacutesentation donneacutee universellement communicable (allgemein mitteilbar) sans la meacutediation drsquoun concept raquo (Critique de la faculteacute de juger sect 40 Ak V 293-

295 Vrin 185-188)30 Nous avons en effet observeacute que selon Kant postuler ou faire comme si certains adultes avaient besoin

drsquoecirctre guideacutes a pour reacutesultat de les transformer effectivement en mineurs mdash Sur lrsquoimportance de cette

dimension performative dans la penseacutee kantienne on lira encore la remarque suivante laquo On le voit la

philosophie pourrait bien avoir aussi son milleacutenarisme mais un milleacutenarisme tel que lrsquoideacutee qursquoelle srsquoen fait

pourrait bien favoriser encore que de tregraves loin seulement son avegravenement raquo (Ideacutee drsquoune Histoire

universelle au point de vue cosmopolitique 8e proposition Ak VIII 27 Pleacuteiade II 200)31 M Foucault Dits et eacutecrits II 1976-1988 Paris Gallimard laquo Quarto raquo 2001 p 1386

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 77

Julien Pieron est chargeacute de recherches du FRS-FNRS

et maicirctre de confeacuterences agrave lrsquoUniversiteacute de Liegravege Il est

lrsquoauteur de Pour une lecture systeacutematique de Heidegger

(Bruxelles Ousia sous presse)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 78

Raphael Alvarenga laquo La mesure de lrsquoimpossible

penser le courage dans le cadre drsquoune rupture avec la

condition preacutesente raquo

Lors de son exil volontaire agrave Bruxelles Baudelaire eacutecrit dans une lettre agrave sa

megravere que le plus dangereux des vices laquo crsquoest la lacirccheteacute le deacutecouragement et

lrsquohabitude de laisser fuir les anneacutees renvoyant toujours les choses au lendemain raquo

Accableacute de besognes en retard le poegravete se dit suffisamment fort pour trouver un

courage drsquooccasion laquo Jrsquoai le courage violent mais pas continu raquo1 Dans le preacutesent

texte nous nous proposons de penser le courage non comme une vertu occasionnelle

geacuteneacuteralement associeacutee agrave lrsquoacte heacuteroiumlque accompli dans lrsquoimpulsiviteacute mais comme la

capaciteacute subjective de tenir durablement une position heacuteteacuterogegravene aux opinions etou

aux pratiques dominantes autrement dit de maintenir fermement une posture jugeacutee

laquo impossible raquo puisque contraire agrave la loi du monde et agrave sa temporaliteacute morceleacutee2

Repenser le courage comme un refus fondamental de consentir agrave lrsquoordre preacutesent des

choses implique de remobiliser la notion de sujet autonome lequel ne peut se former

que dans lrsquoexpeacuterience drsquoune temporaliteacute dilateacutee ndash lrsquoexact contraire du temps perdu

dans des activiteacutes productives heacuteteacuteronomes ainsi que dans des laquo loisirs raquo qui se

calquent entiegraverement sur ces derniegraveres et ne sont au final que des sous-produits de

lrsquoideacuteologie productiviste

Le versant subversif du sujet carteacutesien

Au deacutebut des temps modernes Descartes a mis en eacutevidence que lrsquoindividu ne

devient autonome que dans la mesure ougrave en doutant de toute croyance impression

opinion tradition vision du monde ideacutee reccedilue et veacuteriteacute eacutetablie autrement dit en

remettant en question et en probleacutematisant tout ce qui paraicirct naturel ou aller de soi il

parvient agrave lrsquoeacutevidence indubitable du cogito Car ce nrsquoest qursquoalors quand il dit laquo je

1 Charles Baudelaire lettre agrave Madame Aupick dateacutee 11 feacutevrier 1865 in Correspondance choix et

preacutesentation de C Pichois et J Theacutelot Paris Gallimard 2000 p 3212 Nous nous inspirons ici pour lrsquoessentiel drsquoAlain Badiou De quoi Sarkozy est-il le nom Paris Lignes

2007 pp 95-102

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 79

pense raquo qursquoil devient capable de discerner les choses objectivement de sorte agrave

pouvoir se deacutegager de son ecirctre-lagrave naturel sortir de lrsquoindistinction entre soi-mecircme et la

substance sociale et se poser comme sujet de son propre mouvement responsable de

ce qursquoil dit et fait Il ne devient agrave proprement parler sujet que dans la mesure ougrave il fait

lrsquoexpeacuterience de la scission expeacuterience dans laquelle son ecirctre au monde a quelque

chose de radicalement disjoint et autrui demeure pour lui une eacutenigme insondable3 Le

sujet carteacutesien (tel que le lisent Kant et Hegel) est degraves lors une sorte de craquelure

ontologique deacutenonccedilant inlassablement comme illusion toute conception de lrsquounivers en

tant que totaliteacute de la grande chaicircne de lrsquoecirctre taxant drsquoillusoire toute Weltanschauung

Le geste speacuteculatif inaugureacute par Descartes ndash lrsquoexpeacuterience du cogito condition de la

formation du sujet ndash exige et favorise en conseacutequence une entreprise de subversion

sociopolitique que le philosophe franccedilais sans doute en fonction de son eacuteducation

tregraves religieuse et respectueuse des mœurs se refusait pourtant agrave sanctionner4

Cela ne nous empecircche nullement drsquoappreacutecier et de mettre en lumiegravere le versant

subversif le profond potentiel eacutemancipateur du sujet carteacutesien et ce au moment

mecircme ougrave celui-ci ne cesse drsquoecirctre critiqueacute de tous cocircteacutes En effet tout le monde se met

drsquoaccord pour lrsquoattaquer obscurantistes new age theacuteoriciens habermassiens de la

communication deacuteconstructivistes partisans heideggeacuteriens de la penseacutee originaire de

lrsquoEcirctre scientifiques cognitivistes eacutecologistes inteacutegristes critiques culturalistes et

feacuteministes poststructuralistes Comme le remarque Slavoj i ek il nrsquoexiste agrave preacutesentŽ ž

quasiment pas drsquoorientations acadeacutemiques qui nrsquoaccusent leurs adversaires de ne pas

avoir deacutesavoueacute tout agrave fait lrsquoheacuteritage carteacutesien faute consideacutereacutee inadmissible car laquo il va

de soi raquo que le rationalisme carteacutesien est dominateur sexiste destructeur de la

nature aveugle aux diffeacuterences et responsable de presque tous les maux du monde

contemporain5 Attitudes plus que compreacutehensibles agrave une eacutepoque ougrave nrsquoimporte quel

discours drsquoeacutemancipation globale est drsquoembleacutee deacutedaigneacute comme laquo grand reacutecit raquo et ougrave la

peur mortelle drsquoune vie au-delagrave du marcheacute ndash malgreacute lrsquoeacutevidence de lrsquoabsence totale drsquoune

vie digne de ce nom sous le soleil noir du capitalisme ndash est tellement grande et

puissante qursquoelle paralyse lrsquointelligence et lrsquoimagination des bien-pensants du moment

Il est plus que temps que tous ces lieux communs autour du sujet carteacutesien

commencent ccedilagrave et lagrave agrave ecirctre remis en question

3 Cf Slavoj i ek Ž ž The Indivisible Remainder On Schelling and Related Matters (1996) LondonNew York

Verso 2007 p 192 4 Cf Gilles-Gaston Granger laquo Introduccedilatildeo raquo in Os Pensadores Descartes Satildeo Paulo Abril Cultural 1979

p 225 Cf Slavoj i ek Ž ž The Ticklich Subject The Absent Centre of Political Ontology LondonNew York Verso

1999 pp 1-2

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 80

Les conseacutequences theacuteoriques mais aussi sociales et politiques drsquoune telle

remise en question ne sont drsquoailleurs pas difficiles agrave voir Comme le rappelle Jacques

Ranciegravere lrsquoactuel consensus libeacuteral capitaliste suppose que lrsquoon puisse objectiver

toutes les parties de la socieacuteteacute laquo tous les problegravemes qui se posent agrave elle et les

ramener agrave des problegravemes soumis agrave des expertises puis neacutegocieacutes entre des partenaires

constitueacutes raquo6 Or un individu ou un groupe drsquoindividus ne peut faire lrsquoexpeacuterience de

soi-mecircme comme libre et autonome ne peut se former comme sujet politique que

dans la mesure ougrave il srsquoarrache aux conditions habituelles drsquoexistence agrave la naturaliteacute de

sa position sociale rejette comme intoleacuterables les modes de comportement qui ont

formeacute les normes des classes dominantes de lrsquoeacutepoque et opegravere par un tel rejet

lrsquoouverture drsquoun espace drsquoaction par-delagrave les partenaires reconnus

De nos jours la solution politique libeacuterale consiste avant tout dans lrsquoabandon

drsquoun horizon radical de changement social et politique celui qui par inadvertance le

preacuteconise devient objet de moquerie Ce nrsquoest pas eacutetonnant donc qursquoagrave cocircteacute de

Nietzsche lrsquoautre reacutefeacuterence philosophique majeure de la penseacutee postmoderne soit

Spinoza Malgreacute lrsquoapparence subversive que sa penseacutee ait pu revecirctir les vingt ou trente

derniegraveres anneacutees sous lrsquoinfluence de commentaires pourtant raffineacutes7 le meacutecanisme

drsquoidentifications affectives ndash lequel remplacerait la communication monadologique qui

de Descartes agrave Hegel aurait lieu agrave partir de la reconnaissance mutuelle entre moi et

autrui ndash est exactement analogue au meacutecanisme social agrave lrsquoœuvre dans les socieacuteteacutes du

capitalisme avanceacute Le sujet postmoderne nrsquoest-il pas preacuteciseacutement ce laquo sol passif

traverseacute par des liens partiellement affectifs reacuteagissant aux images qui reacutegulent ses

ldquopassionsrdquo incapable drsquoexercer un controcircle sur ce meacutecanisme raquo8 Le laquo spinozisme raquo

diffus des socieacuteteacutes laquo post-ideacuteologiques raquo contemporaines qui appreacutehendent le monde

dans sa neacutecessiteacute immanente et contemplent passivement le capital comme une

substance existant sub specie aeternitatis autrement dit comme une machinerie

autosuffisante et absolument neacutecessaire agrave la reproduction drsquoune vie civiliseacutee crsquoest

preacuteciseacutement une des clefs mecircme si ce nrsquoest pas la seule pour comprendre la posture

eacutethique postmoderne fondamentalement conservatrice et cynique

6 Jacques Ranciegravere laquo Il nrsquoy a jamais eu besoin drsquoexpliquer agrave un travailleur ce qursquoest lrsquoexploitation raquo

entretien agrave Philosophie Magazine ndeg 10 (juin 2007)7 Cf Gilles Deleuze Spinoza et le problegraveme de lrsquoexpression Paris Minuit 1968 et Spinoza Philosophie pratique Paris Minuit 1981 8 Slavoj i ek Ž ž Tarrying with the Negative Kant Hegel and the Critique of Ideology Durham Duke

University 1993 p 218

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Dans les socieacuteteacutes libeacuterales contemporaines dans lesquelles prolifegraverent des

attitudes et des conduites heacutedonistes utilitaires opportunistes et spirituellement

eacutegoiumlstes on a du mal agrave srsquoimaginer une chose pour laquelle on risquerait sa peau Ce

que lrsquoon voit degraves lors se mettre en place crsquoest un reacutegime de rationaliteacute cynique ou

cynico-eacuteclaireacutee qui reacutesulte de la deacutecomposition des critegraveres normatifs qui pendant tout

un temps srsquoeacutetaient preacutesenteacutes comme les plus estimables des expectatives modernes

de rationalisation sociale9 Aujourdrsquohui en effet la disposition subjective agrave tout mettre

en jeu pour ce que lrsquoon prend pour vrai ou juste est en tant que telle soupccedilonneacutee et

drsquohabitude promptement consideacutereacutee comme fanatique ou extreacutemiste En Occident en

tout cas les actions drsquoun groupe radical comme celui drsquoAndreas Baader et Ulrike

Meinhof paraissent de nos jours appartenir agrave un temps archaiumlque et complegravetement

reacutevolu Mais ougrave peut-on alors puiser le courage pour des actions empecircchant que lrsquoon

soit soumis passivement au destin aveugle et en apparence infranchissable de la

machinerie infernale du capital Comme le souligne i ek bien plus que les bombesŽ ž

et les attentats ce qui deacuterangeait vraiment avec le laquo terrorisme raquo de la RAF crsquoeacutetait le

refus qursquoimpliquait lrsquoattitude de ses inteacutegrants du choix forceacute le refus radical drsquoun

pacte social fondamental10 laquo On ne discute pas avec les gens qui ont fait Auschwitz raquo

disait Gudrun Ensslin En drsquoautres mots il nrsquoy a pas de conciliation possible pas de

discussion rationnelle aucun compromis avec un ordre qui sous la faccedilade

deacutemocratique cache agrave peine ses tendances fascistes Comme Antigone agrave qui elle a

eacuteteacute compareacutee11 Ensslin a fait un choix absolu inconditionnel pour quelque chose avec

laquelle lrsquoon ne peut tergiverser et contre toute adversiteacute lrsquoa maintenu jusqursquoau bout

Le geste rebelle de neacutegation de ce sur quoi se fonde lrsquoordre eacutetabli ndash le laquo non raquo

drsquoAntigone agrave Creacuteon le laquo non raquo drsquoEnsslin au compromis bourgeois post-Auschwitz ndash qui

a eu pour reacutesultat leur exclusion de la communauteacute sociopolitique et a fini par les tuer

ndash Antigone fut trouveacutee pendue dans la grotte ougrave elle avait eacuteteacute emmureacutee Ensslin

trouveacutee morte eacutegalement pendue dans sa cellule de prison ndash a repreacutesenteacute une

libeacuteration12 En mettant en scegravene le creux existant entre deux mondes

9 Cf Vladimir Safatle Cinismo e falecircncia da criacutetica Satildeo Paulo Boitempo 2008 passim 10 Cf Slavoj i ek Ž ž Enjoy Your Symptom Jacques Lacan in Hollywood and Out (1992) LondonNew York

Routledge 2001 pp 77-78 11 Notamment dans Deutschland im Herbst (1978) reacutealiseacute par le collectif de la Neuer Deutscher Film 12 Pour les rapports entre Antigone et Ensslin nous suivons Slavoj i ek Ž ž The Sublime Object of Ideology (1989) LondonNew York Verso 1999 p 117 et Enjoy Your Symptom op cit p 77 pour ce qui est

de lrsquoacte drsquoAntigone cf du mecircme auteur laquo Melancholy and the Act raquo in Critical Inquiry ndeg 25 (Summer

2000) pp 657-81 et In Defense of Lost Causes LondonNew York 2008 passim Agrave lrsquoopposeacute de la

lecture conventionnelle en vogue qui prend lrsquoheacuteroiumlne grecque pour la gardienne patheacutetique de la

communauteacute et de ses valeurs immortelles contre le pouvoir tyrannique de Creacuteon le philosophe de

Ljubljana agrave lrsquoinstar de Lacan insiste sur le caractegravere scandaleux du laquo non raquo drsquoAntigone Preacuteciseacutement ce

nrsquoest pas lrsquoinstance symbolique reacutegulant les rapports sociaux intersubjectifs qui parle agrave travers la bouche

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 82

fondamentalement incompatibles en permettant drsquoentrevoir lrsquoouverture drsquoun espace

nouveau de reacutealisations par-delagrave les institutions les formes drsquoexistence et les normes

sociales reconnues ce geste a favoriseacute le changement du paysage familier du donneacute

Agrave lrsquoheure qursquoil est agrave un moment historique critique ougrave lrsquohumaniteacute dans sa

grande majoriteacute devient superflue et ougrave la capaciteacute destructive du systegraveme deacutepasse

de loin tout ce que lrsquoon a connu ou pu imaginer jusqursquoagrave preacutesent le courage ne peut

consister que dans la capaciteacute ou la force subjective de maintenir durablement en

suspens lrsquoefficaciteacute du reacuteseau socio-symbolique lieacute agrave la reproduction des rapports

capitalistes de production Si la notion moderne carteacutesienne de sujet nous paraicirct ici

incontournable crsquoest que le sujet nrsquoest pas comme le suggeacuterait Althusser lrsquoeffet drsquoune

interpellation de la reconnaissance de soi dans un appel ideacuteologique mais lrsquoexact

contraire de cela le sujet nrsquoeacutemerge que lorsque les identiteacutes qui lui sont colleacutees ou

imposeacutees par le moyen de lrsquointerpellation sont radicalement remises en question

Liberteacute et expeacuterience urbaine au deacutebut des temps modernes

Suivant Hegel on peut dire que les conditions modernes de la vie politique

juridique et morale limitent agrave lrsquoextrecircme les possibiliteacutes de creacuteations ideacuteales Lrsquoindividu

preacute-moderne des acircges heacuteroiumlques pour ainsi dire formait une uniteacute avec tout son

vouloir toutes ses actions et reacutealisations de sorte qursquoil eacutetait inseacuteparable des

conseacutequences et effets de ces derniegraveres Mecircme si sans le savoir ou le vouloir il tue

son pegravere et partage le lit avec sa megravere Œdipe assumera entiegraverement la responsabiliteacute

de ses actes et se chacirctiera lui-mecircme en conseacutequence pour ses crimes de parricide et

drsquoinceste Ferme et integravegre le caractegravere heacuteroiumlco-tragique ne partage pas ses fautes ni

de la fille drsquoŒdipe mais quelque chose de bien plus radical et inouiuml qui subvertit les normes sociales

reconnues Le courage ineacutebranlable avec lequel Antigone maintient sa position lrsquoexclut de la communauteacute

politique reacuteguleacutee par lrsquointermeacutediaire de lrsquoagence symbolique de meacutediation sociale Creacuteon pour sa part

plutocirct qursquoun leader totalitaire serait agrave la limite un politicien pragmatiste un veacuteritable repreacutesentant de la

raison drsquoEacutetat agissant de maniegravere brutale certes dans la suppression de toute activiteacute qui deacutestabilise le

fonctionnement normal de la vie de la polis mais toujours dans lrsquointeacuterecirct majeur de celle-ci visant la paix et

le maintien geacuteneacuteral de lrsquoordre public Ce qui neacuteanmoins diffeacuterencie Antigone drsquoEnsslin crsquoest agrave peu pregraves ce

qui distingue le laquo terrorisme raquo de la RAF du terrorisme contemporain alors que Baader et ses compagnons

nrsquoagissaient pas au nom drsquoune ideacutee ni mecircme drsquoun ideacuteal de socieacuteteacute mais incarnaient avant tout la reacutevolte

violente des pulsions de vie contre la destruction organiseacutee et socialiseacutee ceux qui aujourdrsquohui commettent

des attentats se conccediloivent le plus souvent comme des instruments du laquo grand Autre raquo (par ex de la

volonteacute Dieu) tout comme Antigone a accompli les rites interdits non seulement par amour pour Polynice

mais aussi en respect aux laquo lois divines non-eacutecrites raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 83

nrsquoeacutetablit-il une quelconque seacuteparation entre lui-mecircme et la totaliteacute morale substantielle

dont il fait partie Lrsquoindividu moderne en revanche agit en tant que personne pour ainsi

dire seacutepareacutee du tout social et se juge par conseacutequent responsable uniquement de ses

propres actes non de ceux drsquoautrui ou de ceux de la socieacuteteacute En lui les intentions

subjectives srsquoopposent le plus souvent aux actions objectives opposition qui deacuterive agrave

la fois de la connaissance subjective des circonstances de lrsquoideacutee que se fait le sujet

du bien et de lrsquointention de la reacutealiser dans ses actes Pour le dire en bref lrsquoindividu

preacute-moderne est indiviseacute et se trouve agrave lrsquoorigine unique de lrsquoobjectif tandis que

lrsquoindividu moderne est constitutivement scindeacute entre les inteacuterecircts les aspirations les

intentions et les finaliteacutes personnelles drsquoune part et drsquoautre part les inteacuterecircts et les

finaliteacutes de la totaliteacute sociale13

Cette inadeacutequation entre savoir et faire entre conscience et action se trouvera

agrave la base de toute la penseacutee moderne Au plus les inteacuterecircts et les aspirations profondes

des individus contredisent de faccedilon irreacuteconciliable les inteacuterecircts et les aspirations de la

socieacuteteacute comme un tout au plus le postulat drsquoune identiteacute immeacutediate entre la

conscience morale et lrsquoengagement dans les affaires du monde srsquoavegravere probleacutematique

De toute eacutevidence aux deacutebuts des temps modernes lrsquoideacutee centrale de liberteacute srsquoimpose

drsquoabord comme un veacuteritable problegraveme Une fois deacutemis lrsquoancien ordre meacutedieacuteval dans

lequel tout avait sa place et srsquoinscrivait dans des hieacuterarchies rigides et bien deacutefinies

lrsquoideacutee (ou ideacuteal) de liberteacute et drsquoautonomie induit lrsquoindividu agrave un eacutetat drsquoincertitude

laquo Depuis le XVIe siegravecle on sait qursquoIl [Dieu] a videacute les lieux la laiumlcisation de tous les

secteurs de lrsquoactiviteacute humaine ne Lui laissant ndash depuis le deacutebut du capitalisme

marchand ndash plus aucune place dans lrsquoespace ni dans le temps raquo14 Comment agir dans

un monde deacutesacraliseacute Comment dois-je mrsquoorienter dans le nouvel ordre si rien ne

garantit objectivement la justesse de mes actes Comment dois-je me comporter si

rien ne mrsquoassure qursquoen agissant drsquoune faccedilon plutocirct qursquoune autre jrsquoatteindrai un jour le

bonheur sinon sur terre au moins dans lrsquoau-delagrave

Bien que manifestement plus serein que la plupart de ses contemporains

puisque modeacutereacute et ironique de nature crsquoest avec Montaigne que la vie humaine prise

dans son ensemble devient pour la premiegravere fois probleacutematique au sens moderne du

terme et crsquoest sans contredit lui qui laquo aperccedilut le mieux le problegraveme de lrsquoauto-

13 Pour tout cela cf G W F Hegel Vorlesungen uumlber die Aumlsthetik tr fr Leccedilons drsquoestheacutetique toute la

section sur la deacutetermination de lrsquoideacuteal dans la partie intituleacutee laquo Le beau artistique ou lrsquoideacuteal raquo14 Jean-Paul Sartre LrsquoIdiot de la famille Gustave Flaubert de 1821 agrave 1857 Paris Gallimard 1972 t III p

2081

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 84

orientation de lrsquohomme crsquoest-agrave-dire la tacircche qui lui est imposeacutee de vivre sa vie sans

qursquoil puisse se reposer sur des points drsquoappui fixeacutes une fois pour toutes raquo15 Dans ce

contexte drsquoincertitude le doute carteacutesien nrsquoest pas une simple question de meacutethode

mais srsquoimpose comme un fait drsquoeacutepoque Au contraire de Montaigne qui nrsquoavait laquo pas

besoin de beaucoup de certitudes raquo vu que celles qui lui importaient se reformaient

laquo toujours spontaneacutement en lui raquo16 pour Descartes lrsquoincapaciteacute de voir clair dans la

sphegravere de lrsquoagir trouble la conscience chancelante et agrave la longue conduit lrsquoesprit agrave un

tourment sans fin agrave une vie de repentirs et de remords Vu lrsquoincertitude entourant les

questions de conduite pratique dans le monde par rapport aux veacuteriteacutes de la penseacutee

Descartes se forme en conseacutequence laquo une morale par provision raquo

Obeacuteir aux lois et respecter les mœurs du pays dans lequel on se trouve ecirctre

quelles qursquoelles soient et sans jamais les remettre en question cela de sorte agrave vivre le

mieux et le plus heureux et librement que lrsquoon puisse sans ecirctre deacuterangeacute dans ses

projets priveacutes et sans deacuteranger ceux drsquoautrui17 ndash telle fut la morale provisoire du

raisonnable citadin drsquoAmsterdam afin de consacrer sa vie en toute liberteacute et

tranquilliteacute agrave la culture de sa raison et autant que possible au progregraves dans la

connaissance de la veacuteriteacute suivant la meacutethode qursquoil srsquoeacutetait lui-mecircme prescrite agrave savoir

laquo tacirccher toujours plutocirct agrave me vaincre que la fortune et agrave changer mes deacutesirs que

lrsquoordre du monde et geacuteneacuteralement de mrsquoaccoutumer agrave croire qursquoil nrsquoy a rien qui soit

entiegraverement en notre pouvoir que nos penseacutees en sorte qursquoapregraves que nous avons fait

notre mieux touchant les choses qui nous sont exteacuterieures tout ce qui manque de

nous reacuteussir est au regard de nous absolument impossible raquo18 Pour Descartes donc

le cours du monde nrsquoest en notre pouvoir pour autant que nous le pensions sans

cela il eacutechappe neacutecessairement agrave nos prises et il serait tout agrave fait vain de gloser lagrave-

dessus Incapable de changer individuellement le cours des choses le raisonnable

citoyen moderne accepte lrsquoineacutevitable cesse de reacuteagir contre un tel ordre se soumet agrave

lui avec une reacutesignation amegravere et finit par supporter ce qui lui semble insurmontable

avec une patience douloureuse et un courage pour ainsi dire tranquille Quand la lutte

contre le cours du monde est ou paraicirct vaine et inutile le plus raisonnable agrave faire crsquoest

de ne pas prendre inutilement des risques agrave srsquoy engager de faccedilon agrave pour le dire

comme Hegel laquo sauvegarder au moins le refuge dans lrsquoindeacutependance formelle de la

15 Cf Erich Auerbach Mimesis Dargestellte Wirklichkeit in der abendlaumlndischen Literatur (1946)

TuumlbingenBasel A Francke 1994 p 296 trad C Heim Mimesis La repreacutesentation de la reacutealiteacute dans

la litteacuterature occidental Paris Gallimard 1968 p 312 trad modifieacutee16 Ibid p 296 tr fr p 31217 Cf Reneacute Descartes Discours de la meacutethode (1637) Paris Vrin 1999 IIIe partie pp 76-7718 Ibid p 80

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 85

liberteacute subjective raquo19 Lrsquoexigence mecircme drsquoindividualiteacute et drsquoautonomie ne peut degraves lors

se comprendre que sur fond de la division subjective moderne et du manque reacuteel de

liberteacute dans la socieacuteteacute capitaliste

Agrave premiegravere vue la morale carteacutesienne tient drsquoune vision stoiumlcienne des choses

drsquoapregraves laquelle il nrsquoy aurait que nos penseacutees qui soient entiegraverement en notre pouvoir

Puisque tout le reste ne deacutepend pas drsquoelles inutile drsquoy precircter attention Lrsquoextrecircme

faciliteacute avec laquelle Descartes se deacutebarrasse des problegravemes relevant de la pratique

est remarquable surtout que dans le domaine de la connaissance les choses se

passent chez lui tout autrement Certes on comprend que pour Descartes les lois les

mœurs les religions soient peut-ecirctre toutes contingentes qursquoil nrsquoy ait probablement

rien drsquouniversellement neacutecessaire ni drsquoobjectivement valable pour tout un chacun quand

il srsquoagit de se conduire dans les affaires du monde Mais se demande-t-il faut-il pour

autant perdre la raison ne pas savoir au juste ce que lrsquoon a agrave faire ou encore vivre ses

jours hanteacute par lrsquoideacutee de srsquoecirctre mal conduit En bref lrsquoagir pour Descartes ne pose pas

vraiment problegraveme Notre philosophe semble deacutejagrave bien habitueacute au fait de la socieacuteteacute

bourgeoise naissante se sent chez lui dans la meacutetropole moderne qursquoest Amsterdam

et goucircte bien de la liberteacute rendue possible par la vie urbaine20

Dans lrsquoEacutethique Spinoza soutient lui aussi que lrsquoindividu guideacute par la raison

(ratione ducitur) est plus libre dans la ville (magis in civitate liber) crsquoest-agrave-dire vivant

sous des lois communes qursquoen solitude nrsquoobeacuteissant qursquoaux caprices de sa propre

volonteacute Drsquoapregraves lui lrsquoindividu qui tacircche de preacuteserver son ecirctre selon les diktats de la

raison non seulement nrsquoobeacuteit-il jamais par peur mais dans la mesure ougrave il cherche agrave

vivre en liberteacute il deacutesire ordonner sa vie selon le bien commun et agrave cette fin il lui faut

19 G W F Hegel Esteacutetica o belo artiacutestico ou o ideal trad O Vittorino in Os Pensadores Hegel Satildeo

Paulo Abril Cultural 1980 p 250 20 Cf Reneacute Descartes lettre agrave un certain Jean-Louis G dit M de Balzac dateacutee 5 mai 1631 in Œuvres philosophiques eacuted F Alquieacute Paris Garnier 1963 t I p 292 laquo [E]n cette grande ville ougrave je suis nrsquoy

ayant aucun homme excepteacute moi qui nrsquoexerce la marchandise chacun y est tellement attentif agrave son

profit que jrsquoy pourrais demeurer toute ma vie sans ecirctre jamais vu de personne Je me vais promener tous

les jours parmi la confusion drsquoun grand peuple avec autant de liberteacute et de repos que vous sauriez faire

dans vos alleacutees et je nrsquoy considegravere pas autrement les hommes que jrsquoy vois que je ferais les arbres qui se

rencontrent en vos forecircts ou les animaux qui y paissent [hellip] Quel autre lieu pourrait-on choisir au reste du

monde ougrave toutes les commoditeacutes de la vie et toutes les curiositeacutes qui peuvent ecirctre souhaiteacutees soient si

faciles agrave trouver qursquoen celui-ci Quel autre pays ougrave lrsquoon puisse jouir drsquoune liberteacute si entiegravere ougrave lrsquoon puisse

dormir avec moins drsquoinquieacutetude ougrave il y ait toujours des armeacutees sur pied expregraves pour nous garder ougrave les

empoisonnements les trahisons les calomnies soient moins connus et ougrave il soit demeureacute plus de reste

de lrsquoinnocence de nos aiumleux raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 86

vivre selon les lois du pays ougrave il se trouve21 Cette conception de la ville comme espace

de liberteacute provient agrave vrai dire de la fin du moyen-acircge et est propre agrave la bourgeoisie

eacutemergeant alors comme classe influente dans le nord de lrsquoEurope22 La liberteacute

individuelle est ainsi inconcevable en dehors de la vie civique qui rend possible agrave tout

individu de rentrer dans des rapports exteacuterieurs drsquoexistence Le laquo Habe Muth raquo que

procircnera Kant plus tard dans son ceacutelegravebre opuscule sur les Lumiegraveres lrsquoexhortation agrave

avoir le courage de quel que soit le contexte ou la situation faire libre usage de son

propre entendement tout en obeacuteissant bien entendu aux lois de la citeacute srsquoinscrit

eacutegalement dans ce mouvement geacuteneacuteral de rationalisation sociale

Le courage dans les temps modernes devient ainsi une vertu extrecircmement

reacutefleacutechie toujours associeacutee agrave la prudence et agrave la tempeacuterance mais aussi aux

compromis et aux demi-mesures requis par la vie sociale moderne et que plus tard

Nietzsche associera agrave la meacutediocriteacute et agrave lrsquoasphyxie intellectuelle La vaillance la

loyauteacute la galanterie etc seront certes adopteacutees dans la moderniteacute en tant

qursquoideacuteaux par les couches sociales drsquoorigine urbaine notamment bourgeoises

Seulement sortis de la sphegravere des mœurs reacuteglant les rapports sociaux effectifs et

confronteacutes au jour le jour au monde prosaiumlque des affaires pratiques ils demeureront

vides de tout contenu reacuteel

La formation du sujet moderne

Le sujet moderne surgit de la perception tout agrave fait nouvelle drsquoune inadeacutequation

entre les deacutesirs et aspirations subjectifs et les diktats universels de la raison qui est

raison sociale nrsquoayant pas lieu en dehors des centres urbains qui voient

progressivement le jour agrave partir du haut moyen-acircge et qui se constituent comme des

21 Cf Baruch Spinoza Ethica ordine geometrico demonstrata amp in quinque partes distincta (1677) texte

latin disponible sur httpglouiseclubfrethicapdf IVe partie prop LXXIII deacutemonstr 22 Au XIe siegravecle en effet il existait un principe juridique germanique selon lequel un serf refugieacute dans une

ville au sein de laquelle son sort eacutetait quasiment impossible agrave traquer devenait eacutemancipeacute apregraves y avoir

veacutecu un an et un jour laquo Stadtluft macht frei nach Jahr und Tag raquo La premiegravere partie de la formule (laquo Lrsquoair

de la ville eacutemancipe raquo) srsquoest transformeacutee en dicton populaire Agrave partir du XIIIe siegravecle les nouveaux citoyens

eacutemancipeacutes ndash habitant dans les bourgs ougrave la vie bourdonnait ougrave lrsquoenrichissement personnel (ce non

seulement du point de vue eacuteconomique) et la mobiliteacute sociale devenaient de plus en plus des faits

courants au contraire de ce qui se passait avec les serfs vivant dans les zones agraires sous le controcircle

et la domination directe de la noblesse aristocratique ndash estimaient qursquoen ville ce lieu drsquoeacutechanges de

rencontres de plaisirs ougrave les rythmes favorisaient lrsquoimbrication plus ou moins pacifieacutee des diffeacuterences on

respirait la liberteacute

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 87

loci de lrsquouniversaliteacute comprise en son sens premier signifiant le rassemblement du

divers sous lrsquoinsigne de lrsquouniteacute (unum versus alia) en lrsquooccurrence une uniteacute

spatiotemporelle la ville qui est inteacuterioriseacutee par le sujet Comme le reacutesume Hegel en

clair contraste avec la campagne qui demeure laquo le siegravege de lrsquoeacutethiciteacute se reposant sur

la nature [der Sitz der auf der Natur ruhenden Sittlichkeit] raquo la ville est laquo le siegravege de

lrsquoentreprise bourgeoise [der Sitz des buumlrgerlichen Gewerbes] de la reacuteflexion qui srsquoeacutelegraveve

et srsquoisole au-dedans de soi [der in sich aufgehenden und vereinzelnden Reflexion] raquo23

Ce sujet bourgeois qui eacutemerge au sein de la ville se voit pour la premiegravere fois comme

seacutepareacute du corps social de la tradition et de la nature qui lui paraissent tour agrave tour

comme des choses eacutetrangegraveres agrave lui De maniegravere geacuteneacuterale il ne trouve plus sa place

dans la chaicircne de lrsquoecirctre preacuteciseacutement ce qui lui permet drsquoeacutetablir une distance

neacutecessaire pour reacutefleacutechir sur soi et sur le monde exteacuterieur pour porter des jugements

pratiquement agrave propos de tout ce qui lrsquoentoure24 Crsquoest lrsquoexpeacuterience sociale bourgeoise

qui permet au sujet au sens moderne du terme de se former Au XVIIIe siegravecle cette

projection de lrsquoindividu vers le champ de lrsquoexpeacuterience deviendra centrale agrave la reacuteflexion

philosophique

Le rehaussement de lrsquoexpeacuterience comme situation propice agrave la connaissance est

correacuteleacute au sens que lrsquoindividu assume chez Kant ce nrsquoest pas sa singulariteacute qui

est rehausseacutee mais son caractegravere laquo externe raquo public drsquoappartenance agrave la laquo citeacute raquo

humaine son caractegravere de citoyen Au citoyen et agrave lui seul est assureacute lrsquoeacutechange

23 G W F Hegel Grundlinien der Philosophie des Rechts oder Naturrecht und Staatswissenschaft im Grundrisse (1821) eacuted J Hoffmaister Hamburg Felix Meiner 1995 sect 256 p 207 trad fr J-F

Kerveacutegan Principes de la philosophie du droit Paris QuadrigePuf 2003 p 332 24 Soulignons au passage que ce nrsquoest qursquoavec le tournant transcendantal kantien que les paradoxes

inheacuterents agrave la conscience de soi du sujet pensant seront pleinement articuleacutes Plus preacuteciseacutement Kant

parviendra le premier agrave rendre manifeste lrsquoimpossibiliteacute de situer le sujet dans la totaliteacute de lrsquounivers On a

alors affaire agrave un sujet disjoint une craquelure irreacuteparable au sein de la substance universelle manquant

de faccedilon constitutive une place speacutecifique dans la grande chaicircne de lrsquoecirctre Descartes lrsquoavait anticipeacute

certes le sujet carteacutesien nrsquoest rien de plus que le vide du rapport agrave soi de la neacutegativiteacute Avant Kant crsquoest

bien Descartes qui opegravere le premier une reacutevolution copernicienne dans le penser qursquoil nrsquoa pu pour

diverses raisons mener agrave bout (cf Slavoj i ek Ž ž The Plague of Fantasies LondonNew York Verso 1997

p 12) Ce fut bien une reacutevolution car le sujet carteacutesien nrsquoest pas le centre de lrsquounivers bien plutocirct dans

lrsquoexpeacuterience immeacutediate agrave soi du penser il est acosmique car afin de parvenir au je pense il doit se

deacutetacher de toute deacutetermination empirique Mais sans doute agrave cause du vertige issu du vide absolu de ce

penser et plus certainement en raison de son appartenance agrave lrsquolaquo eacutepisteacutemegrave classique raquo crsquoest-agrave-dire au

champ eacutepisteacutemique reacuteguleacute par les questions lieacutees agrave la repreacutesentation (cf Michel Foucault Les mots et les

choses Une archeacuteologie des sciences humaines Paris Gallimard 1966 chap III) la fissure qursquoouvre ou

que deacutecouvre Descartes dans la texture du reacuteel est vite raccommodeacutee dans le passage du cogito agrave la res

cogitans laquo Ce qui est perdu par lagrave crsquoest la discorde topologique entre la forme ldquoJe penserdquo et la substance

qui pense crsquoest-agrave-dire la distinction entre la proposition analytique sur lrsquoidentiteacute du sujet logique de la

penseacutee contenue dans le ldquoJe penserdquo et la proposition syntheacutetique de lrsquoidentiteacute drsquoune personne en tant

que chose-substance pensante raquo (Slavoj i ek Ž ž Tarrying with the Negative op cit p 13)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 88

avec lrsquoautre avec la matiegravere autre indispensable agrave lrsquoexpeacuterience agrave mecircme

drsquoengendrer de la connaissance25

Avec lrsquoavegravenement du mode de production capitaliste tout ce qui eacutetait

solidement eacutetabli srsquoeacutevapore dans lrsquoair Lrsquoeacutemergence du sujet moderne pour reacutecapituler

coiumlncide avec la deacutestabilisation de lrsquoordre organique feacuteodal avec ses hieacuterarchies ses

modegraveles rigides de conduite ses ideacuteaux de pieacuteteacute drsquohonneur de vaillance et de

vengeance Il y naicirct un sujet qui libeacutereacute des liens substantiels traditionnels se pose

devant le monde en tant qursquoobservateur rationnel et distancieacute qui de ce fait mecircme

reacutefleacutechit et construit activement lrsquoobjet observeacute progressivement comme le reflet de

sa domination sur lrsquoautre sur la nature interne et externe qui srsquoeacuterige par lagrave comme une

inteacuterioriteacute suffisamment profonde reacuteflexive et relativement sucircre drsquoelle-mecircme capable

de discriminer sujet et objet socieacuteteacute et nature conscience et monde26

Giotto deacutejagrave et puis surtout Brunelleschi et Masaccio introduisent la perspective

la profondeur et la proportion geacuteomeacutetrique dans leurs creacuteations artistiques Utilisant le

calcul matheacutematique et jouant de faccedilon originelle avec lrsquooptique ils parviennent agrave

transformer lrsquoobservateur drsquoun tableau en sujet participant activement au processus

perceptif de sorte que le regard du spectateur devient le centre de la reacutealiteacute visible

reacutealiteacute qui se trouve lagrave devant disponible precircte agrave ecirctre expeacuterimenteacutee par ce sujet de

plus en plus conscient de son pouvoir drsquoexpeacuterimentation Agrave travers la mise en

perspective du monde exteacuterieur lrsquoancienne totaliteacute naturelle-sociale se fragmente

presqursquoentiegraverement mais elle est agrave nouveau reacuteinstaureacutee sous une forme diffeacuterencieacutee

et supeacuterieure en tant qursquouniteacute estheacutetique objet de contemplation pour un sujet

autonome et reacuteflexif plus ou moins seacutepareacute de la sphegravere de la production et de la

conduite strictement pragmatique qursquoexige le prosaiumlsme du monde bourgeois On voit

ainsi eacutemerger momentaneacutement un sujet du goucirct bien formeacute bien que peu agrave peu

meacutelancolique et nostalgique de lrsquouniteacute originaire perdue de lrsquohomme naturel (le laquo bon

sauvage raquo) et de la communauteacute substantielle

25 Luiz Costa Lima Limites da voz Montaigne Schlegel Kafka (1993) Rio de Janeiro Topbooks 2005

p 113 26 Cf G W F Hegel Estheacutetique trad S Jankeacuteleacutevitch Paris Flammarion 1979 t I p 61 laquo En tant que

doueacute de conscience lrsquohomme doit se placer en face de ce qui est [hellip] et en faire un objet pour soi [hellip] Il

chasse devant lui ce qursquoil est il se contemple se repreacutesente lui-mecircme [hellip] On saisit deacutejagrave cette tendance

dans les premiegraveres impulsions de lrsquoenfant il veut voir des choses dont il soit lui-mecircme lrsquoauteur et srsquoil

lance des pierres dans lrsquoeau crsquoest pour voir ces cercles qui se forment et qui sont son œuvre dans

laquelle il retrouve comme un reflet de lui-mecircme [hellip] Agrave travers les objets exteacuterieurs il cherche agrave se

retrouver lui-mecircme raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 89

Crsquoest lrsquoheure de la philosophie de Rousseau puis du Romantisme qui srsquoen

inspire mais eacutegalement au plan mateacuteriel de lrsquoeacutemergence de la grande industrie et de

la progressive marchandisation de toutes les sphegraveres de la vie quotidienne laquo Qursquoest-ce

que lrsquohomme en dehors de son travail raquo ndash crsquoest la question que se posent et qui

beaucoup preacuteoccupe des esprits tels que Lessing Goethe et Schiller qui tenteront

tantocirct de concilier ou drsquoarticuler Bildung et activiteacute productive tantocirct de placer le

processus de formation de socialisation et de maturation individuelle en dehors du

monde du travail Comme le rappelle un collegravegue du premier Wilhelm Meister (celui

des Anneacutees drsquoapprentissage de 1795-96) au second (celui des Anneacutees de pegravelerinage

de 1821-29) quelque chose changeait deacutejagrave laquo Wilhelm se forme positivement passant

de lrsquoindeacutetermination du theacuteacirctre agrave la vie professionnelle bien deacutefinie (par la meacutedecine)

dans la division capitaliste du travail raquo27

La deacutegradation de lrsquoexpeacuterience

Agrave tous eacutegards la logique du capital qui preacutesuppose une compeacutetition universelle

et implique une fragmentation presque complegravete du corps social logique agrave lrsquointeacuterieur

de laquelle la creacuteation et lrsquoaccumulation de richesse nrsquoest possible et concevable qursquoagrave

travers une croissance illimiteacutee ne favorise pas la Bildung du sujet crsquoest-agrave-dire la

clocircture du cercle de lrsquoexpeacuterience la connexion (au sens drsquoune Zusammenhang) de tous

les moments isoleacutes de la vie de lrsquoindividu en un mot la synthegravese finale et

harmonieuse de lrsquoideacuteal drsquoautodeacutetermination subjective et des demandes impeacuterieuses

de la socialisation bourgeoise28 Avec lrsquoexpansion du capitalisme et ses formes

sociales fondamentales la scission du sujet bourgeois par le marcheacute se geacuteneacuteralise

devient un trait agrave la fois structurel et mondial Lrsquoindividu se voit alors contraint de

suivre ou bien les demandes internes de ses pulsions et aspirations subjectives ou

bien celles externes mais peu agrave peu inteacuterioriseacutees de la socieacuteteacute du marcheacute total Il

arrive ineacutevitablement un moment ougrave les deux demandes srsquointerpeacutenegravetrent

Le Wilhelm Meister ndash et marqueteacute en lui la Bildungsethik ndash venait finalement

consacrer ce dispositif bifrontal drsquoune part lrsquoimpulsion impondeacuterable du laquo long

effort de formation inteacuterieure raquo de lrsquoautre agrave cocircteacute de la naturelle soif de

renommeacutee les inteacuterecircts mateacuteriels mobiliseacutes par le processus drsquoascension sociale

27 Claacuteudio R Duarte laquo Mau tempo para a poesia Espaccedilo alienaccedilatildeo e morte na literatura moderna raquo in

Sinal de Menos ndeg 1 (avril 2009) pp 102-0328 Cf Franco Moretti The Way of the World The Bildungsroman in European Culture (1985) trad A

Sbragia London Verso 2000 pp 15 25-26 et passim

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 90

qui se mettaient en scegravene sublimeacutes dans la face de la laquo personnaliteacute cultiveacutee raquo

tourneacutee vers la scegravene du monde29

Agrave la fin du XVIIIe siegravecle deacutejagrave lrsquoexpeacuterience formatrice bourgeoise donne de forts

indices de deacuteteacuterioration En sont responsables lrsquoalieacutenation geacuteneacuteraliseacutee dans le travail

laquelle touche toutes les classes sociales bien qursquoagrave diffeacuterents niveaux ainsi que la

vie affoleacutee des grands centres urbains modernes lesquels srsquoavegraverent de plus en plus

inhumains Agrave ce propos Adam Smith avait deacutejagrave fait remarquer qursquoun des effets

indeacutesirables du commerce et du travail diviseacute en une infiniteacute de speacutecialiteacutes eacutetait qursquoils

noient le courage de lrsquohumaniteacute en la rendant pauvre en expeacuteriences

Dans tous les pays commerciaux la division du travail est infinie et les penseacutees de

tout le monde sont employeacutees dans une chose particuliegravere [hellip] Les esprits des

hommes se contractent et deviennent incapables drsquoeacuteleacutevation Lrsquoeacuteducation est

deacutedaigneacutee ou du moins neacutegligeacutee et lrsquoesprit heacuteroiumlque est presque totalement

eacutelimineacute30

Pour le penseur eacutecossais lrsquouniformiteacute de la vie stationnaire du travailleur

moderne corromprait le courage de son esprit limiterait extrecircmement lrsquoexercice de son

entendement et de son imagination le rendrait non seulement incapable de formuler

un jugement autonome mais fondamentalement stupide et ignorant laquo non seulement

incapable de savourer ou de prendre part agrave une conversation rationnelle mais de

concevoir un sentiment geacuteneacutereux noble et tendre raquo31 Tendance propre agrave la barbarie

moderne la perte de la capaciteacute de sentir de concevoir et de creacuteer pratiquement une

vie eacutemancipeacutee est le signe majeur de lrsquoeacutepuisement de lrsquoexpeacuterience drsquoune individualiteacute

plus ou moins profonde et enrichie par son exteacuteriorisation dans le monde par son

contact et ses rapports avec lrsquoautre Lrsquoalieacutenation du travailleur moderne atteint le

sommet avec la constitution de ce sujet vide de subjectiviteacute ndash magnifiquement analyseacute

par Adorno et Horkheimer ndash reacutepondant de faccedilon irreacutefleacutechie agrave des besoins irrationnels et

insensibles creacuteeacutes et imposeacutes agrave lui de lrsquoexteacuterieur

Lrsquoavegravenement du capitalisme au XVIe siegravecle et la geacuteneacuteralisation subseacutequente de

ses formes fondamentales ont nous lrsquoavons vu progressivement laquo deacutelivreacute raquo les

29 Paulo Eduardo Arantes laquo Uma irresistiacutevel vocaccedilatildeo para cultivar a proacutepria personalidade parte II raquo in

TransFormAccedilatildeo vol 26 ndeg 2 (2003) pp 7-42 ici p 2330 Adam Smith Lectures on Justice Police Revenue and Arms (University of Glasgow 1762-63) in Moral and Political Philosophy eacuted H W Schneider New York Hafner 1948 p 321 31 Adam Smith An Inquiry Into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (1776) eacuted E Cannan

Modern Library 1994 livre V chap I pp 734-35

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 91

hommes de leurs attaches organiques et substantielles condition indispensable selon

Hegel pour qursquoils puissent srsquoapproprier consciemment et rationnellement lrsquoessence

objective dans son ensemble32 Il reste que lrsquouniteacute immeacutediate de la vie la vision

synoptique de celle-ci comme uniteacute eacutecouleacutee ante rem et saisie synoptique post rem ne

se donne deacutesormais plus en mecircme temps que lrsquoordonnance universellement

englobante de la socieacuteteacute33 Ce nrsquoest qursquoau XIXe siegravecle avec lrsquoindustrialisation

lrsquourbanisation croissante et la geacuteneacuteralisation du travail laquo libre raquo que la deacutegradation de

lrsquoexpeacuterience sociale commence vraiment agrave se laisser sentir La ville moderne en tant

que centre pratique reacuteunissant individus biens manifestations culturelles et rapports

sociaux devient abstraction reacuteelle de toute lrsquoexpeacuterience collective et individuelle et

donne peu agrave peu lieu agrave lrsquoisolement social moral et psychologique34 Au lieu drsquoeacutechanges

enrichissants de libre rencontre et de plaisir la meacutetropole moderne srsquoinvertit

progressivement en disciplinarisation sociale (au sens foucaldien du terme) en

imposition de conduites en seacuteparation et de surcroicirct en abrutissement en

impuissance en ennui

Dans un petit conte qui satirise lrsquoentreprise neacuteocoloniale apregraves avoir deacutecrit les

deux personnages principaux Kayerts et Carlier ndash librement inspireacutes de Bouvard et

Peacutecuchet ndash comme des laquo individus parfaitement insignifiants et incapables dont

lrsquoexistence nrsquoest rendue possible qursquoagrave travers la haute organisation des masses

civiliseacutees raquo Joseph Conrad srsquoengage dans une caracteacuterisation assez perspicace de la

dialectique existant entre courage et institutions modernes

Peu drsquohommes se rendent compte que leur vie lrsquoessence mecircme de leur caractegravere

leurs capaciteacutes et leurs audaces ne sont que lrsquoexpression de leur croyance en la

32 Ne nous trompons pas ce fut-lagrave un processus drsquoune violence inouiumle Pour que les petits producteurs

feacuteodaux devinssent des travailleurs laquo libres raquo crsquoest-agrave-dire disposeacutes agrave se laisser salarier laquo libres raquo pour

vendre leur force de travail les Eacutetats europeacuteens naissants ont ducirc faire en sorte que cette derniegravere fucirct la

seule chose qui leur restacirct et agrave cette fin les ont chasseacutes de force de leurs terres les privant

complegravetement de leurs anciens droits agrave la culture du sol pour leur propre subsistance ainsi qursquoagrave la

chasse agrave la pecircche agrave la reacutecolte du bois Curieusement le soldat et le mercenaire ndash les noms parlent per

se ndash figuraient parmi les premiers salarieacutes de la moderniteacute Parallegravelement aux enclosures agrave lrsquoexpulsion

des paysans des terres communales et agrave la moneacutetarisation et lrsquoaugmentation exorbitante des impocircts (pour

couvrir les coucircts des Eacutetats militariseacutes absolutistes qui srsquoappuyaient sur la puissance des armes agrave feu de

mecircme que sur la logistique et la bureaucratie lieacutees agrave cette derniegravere) on assiste agrave lrsquoenfermement massif

de toute la population deacutesormais consideacutereacutee improductive ndash mendiants oisifs fous sorciegraveres vagabonds

et petits deacutelinquants ndash et agrave la creacuteation des workhouses veacuteritables lieux de dressage pour le travail ougrave

femmes enfants et vieux travaillaient jusqursquoagrave quatorze heures par jour sept jours sur sept 33 Cf Gyoumlrgy Lukaacutecs La theacuteorie du roman (1916) trad L Goldmann Paris DenoeumllGallimard 1968 p

12334 Cf Henri Lefebvre La vie quotidienne dans le monde moderne Paris Gallimard 1968

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 92

seacutecuriteacute de leur environnement Le courage la contenance la confiance les

eacutemotions et les principes chaque penseacutee grande et insignifiante nrsquoappartiennent

pas agrave lrsquoindividu mais agrave la foule agrave la foule qui croit aveugleacutement dans la force

irreacutesistible de ses institutions et de ses mœurs dans le pouvoir de sa police et de

son opinion35

Voilagrave qui agrave premiegravere vue paraicirct bien heacutegeacutelien les institutions et les formes

sociales modernes vu leur laquo rationaliteacute raquo laquo formatent raquo les individus les forcent agrave agir

de maniegravere laquo rationnelle raquo ou laquo civiliseacutee raquo Ce que dit Conrad crsquoest que les motivations

les plus profondes des individus ne leur appartiennent pas la base drsquoattitudes et de

dispositions les plus diverses de lrsquoaplomb au courage nrsquoest autre que la seacutecuriteacute

ambiante trouveacutee dans lrsquoEurope civiliseacutee la fois dans le fonctionnement de ses

institutions et de sa police Dans ses romans et nouvelles Conrad met sans cesse en

eacutevidence qursquoune fois arracheacute agrave cet ordre dans les confins de la civilisation isoleacute du

monde pour ainsi dire lrsquoindividu ressent un trouble profond En contact direct avec ce

qui lui paraicirct radicalement eacutetranger environneacute par la nature sauvage et hostile par des

peuples laquo primitifs raquo qursquoil soupccedilonne dangereux hanteacute par des choses vagues ou

reacutepulsives qui surexcitent son imagination et surtout face agrave lrsquoisolement (la meacutetaphore

de lrsquoicircle est freacutequemment employeacutee par lrsquoauteur) crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoabsence totale du

regard reacuteprobateur de ses semblables lrsquoEuropeacuteen nrsquoagit geacuteneacuteralement pas de la mecircme

faccedilon que chez lui

Appartenant agrave la geacuteneacuteration qui succegravede au massacre drsquoEacutetat de juin 184836 et

ayant eacuteteacute fort influenceacute par lrsquoestheacutetique antibourgeoise de Flaubert et Baudelaire37

Conrad ne pouvait partager la confiance presqursquoinconditionnelle ndash que lrsquoon attribue agrave

tort ou agrave raison agrave Hegel ndash dans les institutions bourgeoises postreacutevolutionnaires38 En

35 Joseph Conrad laquo An Outpost of Progress raquo (1898) in Selected Short Stories eacuted K Carabine

Hertfordshire Wordsworth 1997 p 5 36 Juin 1848 marque un moment deacutecisif de lrsquohistoire europeacuteenne moderne voire de lrsquohistoire mondiale

dans lequel la bourgeoisie se deacutetourne radicalement de ses ideacuteaux politiques anteacuterieurs (liberteacute eacutegaliteacute

fraterniteacute universelles) On peut penser avec Lukagravecs que ce deacutetournement affecte profondeacutement les

sphegraveres de lrsquoideacuteologie les destins de la science de la penseacutee philosophique et de lrsquoart (cf Gyoumlrgy Lukaacutecs

Le roman historique trad R Sailley Paris Payot 1965 pp 190-283)37 Agrave propos de lrsquoestheacutetique antibourgeoise de ces deux auteurs neacutee du choc causeacute par les journeacutees de

juin et contre le silence hypocrite qui srsquoest suivi cf Dolf Oehler Le spleen contre loubli Juin 1848 Baudelaire Flaubert Heine Herzen (1986) trad G Petitdemange et S Cornille Paris Payot 1996 Pour

ce qui concerne leur grande et durable influence sur Conrad cf Yves Hervouet The French Face of Joseph Conrad Cambridge Cambridge University 1990 pp 165-210 et 244-4738 Pour le philosophe allemand rappelons-le briegravevement crsquoest la dialectique des institutions de la socieacuteteacute

civile et de lrsquoindividualiteacute qui permet agrave celle-ci de se former pleinement Les interpreacutetations divergent Pour

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 93

Europe non sans frayeur il notait un danger grandissant sous des conduites

standardiseacutees

Eh bien non ils [au Congo belge] ne mrsquoont pas enterreacute bien qursquoil y ait une peacuteriode

dont je ne me souvienne que dans un brouillard avec une surprise frissonnante

comme la traverseacutee drsquoun monde inconcevable ougrave nrsquoexistait aucun espoir aucun

deacutesir Je me retrouvai dans la ville seacutepulcrale [Bruxelles] deacutetestant le spectacle

des gens se hacirctant par les rues pour srsquoextorquer mutuellement un peu drsquoargent

pour deacutevorer leurs mets infacircmes avaler leur biegravere frelateacutee recircver leurs recircves niais

et insignifiants Ils interfeacuteraient sur mes penseacutees Crsquoeacutetaient des intrus dont la

connaissance de la vie nrsquoeacutetait agrave mes yeux qursquoun simulacre irritant car jrsquoeacutetais bien

sucircr qursquoils ne pouvaient savoir ce que moi je savais Leur comportement drsquoindividus

meacutediocres vaquant agrave leurs occupations avec lrsquoassurance drsquoune seacutecuriteacute absolue

mrsquooffensait comme la manifestation outrageante drsquoun danger qursquoelle est incapable

de percevoir39

En deacutetruisant les liens organiques et substantiels la socialisation capitaliste

supprime progressivement les identifications secondaires ou œdipiennes (avec

papamaman) et avec elles la seule chose qui donnait encore au sujet un certain

eacutequilibre Lorsque la loi symbolique devient par trop fluide trop formelle nrsquoassurant

plus lrsquoexistence de lrsquoautre en tant qursquoautre se donne alors le passage agrave une

expeacuterience-limite crsquoest la sortie de la neacutevrose obsessive vers des cas de perversion

de paranoiumla de meacutelancolie profonde Le deacuteclin progressif de ce que Hegel au deacutebut du

XIXe siegravecle a appeleacute le laquo cours de lrsquoexpeacuterience [Verlauf der Erfahrung] raquo40 autrement dit

lrsquoappauvrissement psychologique des sujets la banalisation drsquoun quotidien affolant et

sauvage sont des conseacutequences lieacutees directement aux deacuteterminations de la

production marchande industrialiseacutee On voit alors se profiler des tendances telles que

la fragmentation de la perception ndash qui suit celle de la reacutealiteacute sociale ndash la croissante

inaptitude du sujet agrave faire des expeacuteriences formatrices et riches du monde environnant

la volubiliteacute des convictions et des positions morales le taedium vitae et la

certains commentateurs lrsquoesprit objectif heacutegeacutelien relegraveverait drsquoun institutionnalisme fort qui limite

excessivement les possibiliteacutes de pratiques et de penseacutees individuelles autonomes (cf Dieter Henrich

laquo Vernunft in Verwirklichung raquo introduction agrave G W F Hegel Die Philosophie des Rechts Die Vorlesung von

181920 FrankfurtM 1983 pp 7-42) tandis que pour drsquoautres il srsquoagirait au contraire drsquoun

institutionnalisme plutocirct faible mais neacutecessaire pour rendre possible aux individus non seulement de vivre

une vie eacutethique mais de se constituer en sujets libres et autonomes (cf Jean-Franccedilois Kerveacutegan Lrsquoeffectif et le rationnel Hegel et lrsquoesprit objectif Paris Vrin 2008)39 Joseph Conrad Heart of Darkness (18991902) Harmondsworth Penguin 1978 p 102 trad fr O

Lamolle Au cœur des teacutenegravebres Paris Autrement 1997 p 12040 G W F Hegel Phaumlnomenologie des Geistes (1807) eacuteds H-F Wessels et H Clairmont Hamburg Felix

Meiner 2006 p 67

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 94

superficialiteacute des rapports qui se chosifient et se refroidissent Une telle ineptie

subjective agrave lrsquoexpeacuterience (au sens drsquoErfahrung) lrsquoincapaciteacute croissante agrave faire une

expeacuterience du temps preacutesent digne drsquoecirctre raconteacutee historiciseacutee sont conditionneacutees

par des expeacuteriences veacutecues de choc (Chockerlebnisse)41 pour leur part

intrinsegravequement lieacutees au sentiment drsquoennui et de fadeur ainsi qursquoau besoin de

nouveauteacute et agrave la recherche de sensations fortes agrave mecircme de tirer lrsquoindividu hors de

lrsquoeacutetat blaseacute42 et abrutissant43 dans lequel le plongent le travail heacuteteacuteronome et la vie

moderne44 Il est instructif agrave cet eacutegard de jeter un coup drsquoœil sur le poegraveme qui ouvre

Les fleurs du mal

La sottise lrsquoerreur le peacutecheacute la leacutesine Occupent nos esprits et travaillent nos

corps Et nous alimentons nos aimables remords Comme les mendiants

nourrissent leur vermine Nos peacutecheacutes sont tecirctus nos repentirs sont lacircches

Nous nous faisons payer grassement nos aveux Et nous rentrons gaiement dans

le chemin bourbeux Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches [hellip]

Chaque jour vers lrsquoEnfer nous descendons drsquoun pas Sans horreur agrave travers des

teacutenegravebres qui puent [hellip] Serreacute fourmillant comme un million drsquohelminthes

Dans nos cerveaux ribote un peuple de Deacutemons Et quand nous respirons la

Mort dans nos poumons Descend fleuve invisible avec de sourdes plaintes

41 Cf Walter Benjamin laquo Erfahrung und Armut raquo (1933) in Illuminationen Ausgewaumlhlte Schriften 1

FrankfurtM Suhrkamp 1977 pp 291-96 trad fr P Rusch laquo Expeacuterience et pauvreteacute raquo in Œuvres

Paris Gallimard 2000 t II pp 364-7242 Cf Georg Simmel laquo Die Groszligstaumldte und das Geistleben raquo (1903) in Gesamtausgabe Bd 7

FrankfurtM Suhrkamp 1998 pp 116-31 trad fr laquo Les grandes villes et la vie de lrsquoesprit raquo in

Philosophie de la moderniteacute Paris Payot 1989 43 Cf Guumlnther Anders Die Antiquiertheit des Menschen 1 Uumlber die Seele im Zeitalter der zweiten

industriellen Revolution (1956) Muumlnchen C H Beck 2002 p 33 44 Soulignons au passage que la distinction entre Erfahrung et Erlebnis tend parfois chez Benjamin agrave

prendre des contours manicheacuteistes Tourneacute vers le passeacute son regard meacutelancolique comme celui du jeune

Lukaacutecs ne cache pas la nostalgie de la totaliteacute de sens disparue Or il faut dire au contraire que

lrsquoeacuteparpillement moderne de lrsquoexpeacuterience traditionnelle organique substantielle la deacutesinteacutegration de lrsquouniteacute

immanente du sens ndashnotamment dans lrsquoexpeacuterience proleacutetaire soit dit en passant ndash est la condition

premiegravere bien que manifestement insuffisante pour que le sujet puisse creacuteer librement et de faccedilon

autonome sa propre vie La dialectique ici en jeu est la suivante la fin des identifications secondaires (la

crise de la famille patriarcale) repreacutesente drsquoune part une deacutesalieacutenation possible une possibiliteacute de

deacutefeacutetichisation symbolique de deacutecouverte et de creacuteation de soi par-delagrave le symbolique feacutetichiseacute et drsquoautre

part un danger reacuteel de mimeacutetisme de projection pathologique de speacuteculariteacute alieacutenante proto-fasciste pour

ainsi dire De ce fait mecircme il ne srsquoagit pas de tomber dans le piegravege contraire qui consiste agrave envisager

positivement les deacutebris drsquoexpeacuterience lrsquoexpeacuterience fragmenteacutee le veacutecu de choc souvent associeacute au reacutegime

de la limite et de la mort comme lrsquoont fait de diffeacuterentes faccedilons Juumlnger Heidegger Bataille Genet

Foucault et bien drsquoautres La question agrave notre sens doit se poser de faccedilon encore plus radicale Quelles

seraient les conditions pour la reconstruction drsquoune expeacuterience sociale formatrice drsquoun sujet sensible

eacutemancipeacute et autonome une expeacuterience qui soit Aufhebung agrave la fois de lrsquoErfahrung traditionnelle et des

fragmentaires Erlebnisse (post)modernes

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 95

Si le viol le poison le poignard lrsquoincendie Nrsquoont pas encor brodeacute de leurs

plaisants dessins Le canevas banal de nos piteux destins Crsquoest que notre

acircme heacutelas nrsquoest pas assez hardie [hellip] Crsquoest lrsquoEnnui ndash lrsquoœil chargeacute drsquoun pleur

involontaire Il recircve drsquoeacutechafauds en fumant son houka Tu le connais lecteur

ce monstre deacutelicat ndash Hypocrite lecteur ndash mon semblable ndash mon fregravere 45

Drsquoembleacutee Baudelaire dit au lecteur agrave quoi il est venu ne laissant point de doute

sur le fait que son art est tregraves loin drsquoecirctre laquo un breuvage rafraicircchissant et reacutechauffant

qui reacutetablit lrsquoestomac et lrsquoesprit dans lrsquoeacutequilibre naturel de lrsquoideacuteal raquo46 Non Sans une

ombre de pitieacute le poegravete met le doigt dans la blessure la becirctise geacuteneacuteraliseacutee la

compliciteacute dans le crime lrsquoatmosphegravere morbide lrsquohypocrisie et les remords collectifs ndash

ce sont lagrave des reacutefeacuterences explicites au lacircche massacre des insurgeacutes dans les rues de

Paris par les forces de lrsquoordre en juin 1848 Degraves lrsquoouverture donc la poeacutesie des Fleurs

du mal srsquoinsurge pourrait-on dire laquo heacuteroiumlquement raquo contre ces deux faces drsquoune mecircme

piegravece qui sont drsquoune part lrsquoennui ce deacutesagreacuteable sentiment issu de la steacuteriliteacute

dominante de la vie moderne vie qui on le sait avec Emma Bovary laquo ne deacuteferle et

nrsquoeacutecume plus raquo47 et drsquoautre part la banaliteacute du mal devenue manifeste apregraves les

eacuteveacutenements de juin avec le retour idyllique agrave la laquo normale raquo Baudelaire comprend

combien selon la situation sociale la beauteacute peut ecirctre deacutemoniaque drsquoougrave son

laquo satanisme raquo qui srsquoadresse directement au bourgeois de bonne socieacuteteacute ami du beau

de lrsquoideacuteal et des nobles sentiments mais ennemi feacuteroce de la liberteacute de ceux qui

constituent ce que Thiers appelait laquo la vile multitude raquo48 Comme lrsquoeacutecrit Dolf Oehler

laquo apregraves les massacres de juin [hellip] lrsquoennui apparaicirct comme le principal agent de la

destruction de la veacuteriteacute et de la vie [hellip] Le lecteur est deacutenonceacute par Baudelaire [hellip]

comme quelqursquoun drsquoabsolument incapable et en raison exactement de son incapaciteacute

capable du pire49

Une telle incapaciteacute demande une explication suppleacutementaire La scission du

sujet bourgeois est le produit drsquoune eacuteconomie libidinale contradictoire dans laquelle

figurent et interagissent sans cesse drsquoune part lrsquoauto-contention neacutevrotique dans la

preacuteservation du deacutesir et drsquoautre part lrsquoimpeacuteratif sureacutegoiumlque de la gratification maximale

agrave travers la possession et la consommation marchande

45 Charles Baudelaire laquo Au lecteur raquo in Les fleurs du mal op cit pp 3-446 Charles Baudelaire Salon de 1846 in Curiositeacutes estheacutetiques Paris Michel Leacutevy Fregraveres 1868 p 78 47 Erich Auerbach Mimesis op cit p 458 tr fr p 48648 Cf Dolf Oehler laquo O caraacuteter duplo do heroiacutesmo e do belo modernos raquo (1976) trad S Titan Jr in

Terrenos vulcacircnicos Satildeo Paulo Cosac amp Naify 2004 p 65 49 Dolf Oehler O velho mundo desce aos infernos Auto-anaacutelise da modernidade apoacutes o trauma de Junho de 1848 em Paris (1988) trad J M Macedo Satildeo Paulo Companhia das Letras 1999 p 282

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 96

Le capitalisme ayant de lrsquoatelier au laboratoire videacute lrsquoactiviteacute productive de toute

signification pour elle-mecircme srsquoest efforceacute de placer le sens de la vie dans les

loisirs et de reacuteorienter agrave partir de lagrave lrsquoactiviteacute productive Pour la morale qui

preacutevaut la production eacutetant lrsquoenfer la vraie vie serait la consommation lrsquousage des

biens Mais ces biens pour la plupart ne sont drsquoaucun usage sinon pour

satisfaire quelques besoins priveacutes hypertrophieacutes afin de reacutepondre aux exigences

du marcheacute La consommation capitaliste impose un mouvement de reacuteduction des

deacutesirs par la reacutegulariteacute de la satisfaction des besoins artificiels qui restent

besoins sans jamais avoir eacuteteacute deacutesirs les deacutesirs authentiques eacutetant contraints de

rester au stade de leur non-reacutealisation (ou compenseacutes sous forme de spectacles)

Moralement et psychologiquement le consommateur est en reacutealiteacute consommeacute par

le marcheacute50

Vers la deuxiegraveme moitieacute du XIXe siegravecle les inteacuterecircts de la bourgeoisie

eacutemancipeacutee non seulement se montrent distincts des inteacuterecircts universels promus par la

Reacutevolution de 1789 mais se trouvent progressivement complegravetement agrave la merci des

puissances capitalistes qui se sont deacuteveloppeacutees agrave travers la libre concurrence et qui

se confondent de plus en plus avec lrsquoappareil eacutetatique et ses politiques impeacuterialistes

au plan international Les grands inteacuterecircts industriels soustraient agrave la deacutecision morale le

terrain eacuteconomique ce qui aboutit agrave une atrophie croissante de la faculteacute de reacuteflexion

autonome du sujet comprise comme la synthegravese toujours renouveleacutee de la reacuteceptiviteacute

et de lrsquoimagination De sorte que la reacuteflexion du sujet sur lui-mecircme et sur lrsquoeacuteleacutement de

deacutesir qui de forme antitheacutetique constitue la penseacutee comme penseacutee et lui permet de

reacutesister agrave la paranoiumla symbole drsquoune formation arrecircteacutee agrave mi-chemin (Halbbildung) est

reacuteduite agrave zeacutero Mecircme si les anciennes eacutetiquettes sont conserveacutees la conscience

morale est liquideacutee puisque priveacutee de tout objet le sentiment individuel de

responsabiliteacute de soi est progressivement remplaceacute par la performance au travail et par

lrsquoalleacutegeance de lrsquoindividu au systegraveme Le sujet devient incapable drsquointeacuterioriser les

impeacuteratifs sociaux de faccedilon agrave leur confeacuterer un caractegravere drsquoobligation agrave la fois fort et

ouvert incapable donc de geacuterer inteacuterieurement le conflit des pulsions et de constituer

ainsi le tribunal de la conscience en un mot il devient susceptible de srsquoidentifier

directement aux eacutechelles de valeur steacutereacuteotypeacutees51

Comme lrsquoeacutecrivaient Adorno et Horkheimer pendant la guerre laquo Le manque

50 Guy Debord amp P Canjuers laquo Preacuteliminaires pour une deacutefinition de lrsquouniteacute du programme reacutevolutionnaire raquo

(1960) in G Debord Œuvres Paris QuartoGallimard 2006 p 51451 Pour cela cf Theodor W Adorno amp Max Horkheimer Dialektik der Aufklaumlrung Philosophische Fragmente

(194447) FrankfurtM Fischer 2003 pp 207-08 et passim ainsi que T W Adorno laquo Theorie der

Halbbildung raquo in Gesellschaftstheorie und Kulturkritik FrankfurtM Suhrkamp 1975 pp 66-94

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drsquoeacutegard pour le sujet rend les choses plus faciles pour lrsquoadministration raquo52 Et de fait

dans le capitalisme tardif le sujet est peu agrave peu remplaceacute par des laquo dispositifs raquo Agrave

partir du moment ougrave avec la marche modernisatrice capitaliste les vieux codes

symboliques et moraux patriarcaux notamment commencent agrave srsquoaffaiblir et agrave faillir

tant en Europe qursquoailleurs bien que de maniegraveres diverses53 la dialectique qui drsquoune

faccedilon ou drsquoune autre soutenait jusque lagrave le sujet comme sujet et lrsquoautre comme autre

donne lieu agrave une inconsistance croissante entre ideacuteal et pratique crsquoest-agrave-dire entre

lrsquoideacuteal bourgeois drsquoune vie eacutemancipeacutee et la pratique commerciale deacutegradante

inconsistance qui a pour conseacutequence la deacutebilisation de lrsquoordre symbolique institueacute en

face de la reacutealiteacute barbare et absurde de lrsquoexploitation capitaliste Un tel processus srsquoil

nrsquoest pas sans contradictions nrsquoest pas non plus sans tensions et reacutesistances de

mecircme qursquoil preacutesente quelques lignes de fuite Flaubert a su en capter de maniegravere

remarquable les dynamiques sociales et subjectives qui eacutetaient en jeu Preacutecurseur du

consommateur vorace de nos jours deacutevorateur de belles images dont le moi deacutebile et

lacircche rend tout agrave fait incapable de grandes confrontations Freacutedeacuteric Moreau est

lrsquoexemple type du petit-bourgeois romantique chez qui les limites du deacutesir se trouvent

abolies et les eacutenergies de la penseacutee complegravetement relacirccheacutees54 Alors qursquoen clair

contraste avec lui vivant dans un milieu provincial aux horizons on ne peut plus eacutetroits

entoureacutee drsquoindividus eux-mecircmes borneacutes agrave lrsquoextrecircme qui respirent sans deacutegoucirct la

mesquinerie et la meacutediocriteacute qui eacutetalent une sottise et un aveuglement satisfaits

Emma Bovary est laquo une femme du peuple qui veut tout la chair et lrsquoesprit qui exprime

et reacutealise des deacutesirs et des aspirations en rupture avec la distribution sociale des

parts des compeacutetences et des maniegraveres drsquoecirctre comme le font drsquoune autre maniegravere

les ouvriers eacutemancipeacutes raquo55 Recircveuse certes assoiffeacutee drsquoaventures aspirant agrave une vie

luxueuse et remplie de peacuteripeacuteties romanesques Emma a neacuteanmoins laquo le courage de

sa sensualiteacute raquo et domine laquo son milieu en refusant la mateacuterialiteacute deacutesespeacuterante drsquoune

humaniteacute rapace lacircche et sotte raquo56 Sans se conformer avec sa situation sociale sans

srsquoidentifier agrave un quelconque rocircle social preacuteeacutetabli srsquoarrachant agrave tout moment agrave sa place

52 Theodor W Adorno amp Max Horkheimer Dialektik der Aufklaumlrung op cit p 212 laquo Der Mangel an

Ruumlcksicht aufs Subjekt macht es der Verwaltung leicht raquo53 Cf Karl Marx laquo Les reacutesultats eacuteventuels de la domination britannique en Inde raquo (1853) in Du colonialisme en Asie Inde Perse Afghanistan eacuted G Filoche Paris Mille et une nuits 2002 p 51

laquo Lrsquohypocrisie profonde et la barbarie inheacuterente agrave la civilisation bourgeoise srsquoeacutetalent sans voile devant nos

yeux en passant de son foyer natal ougrave elle assume des formes respectables aux colonies ougrave elle se

preacutesente sans voile raquo54 Cf Dolf Oehler laquo LrsquoEacutechec de 1848 raquo in LrsquoArc ndeg 79 laquo Flaubert raquo (1980) pp 58-68 ainsi que Le

spleen contre loubli op cit chap VII intituleacute laquo Critique de la consommation pure Flaubert et les

illumineacutes de Fontainebleau raquo55 Jacques Ranciegravere laquo Il nrsquoy a jamais eu besoin drsquoexpliquerhellip raquo op cit56 Maurice Nadeau laquo Preacuteface raquo agrave G Flaubert Madame Bovary (1857) Paris Rencontre 1965 p 23

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laquo naturelle raquo agrave savoir la position soumise que devait occuper agrave lrsquoeacutepoque une femme de

bonne socieacuteteacute elle repreacutesente agrave sa faccedilon la part des sans-parts et par ses actes

met en scegravene un eacutecart une opposition entre mondes incompatibles

laquo Osez entreprendre raquo

Kant appelle courage laquo la force et la deacutecision reacutefleacutechie drsquoopposer une reacutesistance

agrave un adversaire puissant mais injuste et lorsqursquoil srsquoagit de lrsquoadversaire que rencontre

lrsquointention morale en nous le courage est alors vertu (virtus fortitudo moralis) raquo57 Cette

derniegravere le philosophe de Koumlnigsberg la deacutefinit comme laquo la force morale de la volonteacute

drsquoun homme dans lrsquoaccomplissement de son devoir raquo Pour lui la fortitudo moralis

constitue la plus grande et lrsquounique gloire guerriegravere de lrsquohomme aussi est-elle

appeleacutee sagesse pratique parce qursquoelle srsquoapproprie la destination de lrsquoexistence de

lrsquohomme sur terre Ce nrsquoest qursquoautant que lrsquohomme est en possession de cette

force qursquoil est libre saint riche roi etc et qursquoil ne peut eacuteprouver de perte ni par

le hasard ni par le destin parce qursquoil se possegravede lui-mecircme et que lrsquohonnecircte

homme ne peut perdre sa vertu58

On peut en effet de maniegravere geacuteneacuterale deacutefinir le courage comme force et

deacutecision reacutefleacutechie drsquoopposer une reacutesistance agrave une puissance injuste Nonobstant cela

la suite de la deacutefinition kantienne ougrave le courage est deacutecrit comme excellence intention

morale vertu de lrsquohonnecircte homme sagesse pratique etc deacutemontre que le courage

chez lui et dans les temps modernes de maniegravere geacuteneacuterale est compris par-dessus

tout comme maicirctrise de soi suppression des instincts naturels primaires et contention

neacutevrotique du deacutesir afin de bien se porter en socieacuteteacute de se conduire de maniegravere agrave ne

pas deacuteranger le bon deacuteroulement des affaires de la citeacute Cette deacutecence courageuse

comme lrsquoa montreacute un narrateur dostoiumlevskien est en reacutealiteacute presque le contraire de ce

qursquoon entend drsquohabitude par le terme de courage

Jrsquoeacutetais maladivement cultiveacute comme doit lrsquoecirctre un homme de notre eacutepoque [hellip]

jrsquoeacutetais un lacircche et un esclave [hellip] Tout homme deacutecent de notre eacutepoque est et doit

ecirctre lacircche et esclave Crsquoest sa condition normale [hellip] Il fut ainsi fait et pour cela

ajusteacute [hellip] Seuls les acircnes et ses avortons se montrent courageux [hellip] Ce nrsquoest

mecircme pas la peine de leur precircter attention car ils ne repreacutesentent absolument

57 Emmanuel Kant Meacutetaphysique des mœurs IIe partie Doctrine de la vertu (1797) trad A Philonenko

Paris Vrin 2002 sect XIV p 77 58 Emmanuel Kant Principes meacutetaphysiques de la morale trad C-J Tissot ParisDijon Librairie de

Ladrance 1837 p 55

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rien59

Au cours du XXe siegravecle lrsquoinnovation constante que requiert lrsquoexpansion des

marcheacutes lrsquoobsolescence acceacuteleacutereacutee des technologies lrsquoobsolescence programmeacutee des

produits marchands le bouleversement peacuteriodique des normes sociales et la flexibiliteacute

requise du travailleur par les nouvelles deacuteterminations de la production exigent un

sujet indeacutefiniment adaptable crsquoest-agrave-dire un sujet faible plus ou moins deacuteprimeacute agrave

moitieacute deacutelabreacute autocritique et virtuel agrave la fois le consommateur le plus vorace et le

travailleur le plus productif laquo celui qui se jettera avec le plus drsquoeacutenergie et drsquoaviditeacute sur

le moindre projet pour revenir plus tard agrave son eacutetat larvaire drsquoorigine raquo60

Ce nrsquoest point un hasard si le courage reacuteapparaicirct dans la litteacuterature drsquoauto-

coaching manageacuterial des derniegraveres anneacutees61 La reacutealiteacute eacuteconomique de plus en plus

dure et le contexte de compeacutetition universelle pour garder sa place au soleil

contraignent managers et salarieacutes de maniegravere geacuteneacuterale agrave endosser de nouveaux

comportements La conduite laquo eacutethique raquo sous pression est devenue une vertu

neacutecessaire dans le nouveau monde de lrsquoentreprise Afin drsquoagir efficacement les

managers ont besoin drsquoacceacuteder agrave leurs meilleures ressources en apprenant agrave mobiliser

leur courage tandis que pour les salarieacutes il ne suffit plus drsquoappliquer les directives

eacutemanant de la direction car lrsquoentreprise attend drsquoeux qursquoils fassent eacutegalement preuve

de courage dans de nombreuses circonstances qursquoils sachent saisir les opportuniteacutes

Qursquoest-ce agrave dire Que lrsquoentreprise a besoin drsquoemployeacutes capables drsquoinitiative et

performants agrave temps plein drsquoindividus qui srsquoobligent agrave sortir de leur zone de confort

qui maicirctrisent leurs peurs et repoussent toujours plus loin leurs limites qui se fixent

des buts ambitieux et aient la perseacuteveacuterance de les poursuivre mecircme face aux

adversiteacutes Tout le monde est ainsi appeleacute agrave se comporter comme des athlegravetes de

pointe qui srsquoauto-eacutevaluent en permanence gegraverent leurs eacutemotions et leurs histoires

priveacutees (de couple de culhellip) pour rester stables dans des situations difficiles et

eacuteprouvantes et enfin conservent la luciditeacute neacutecessaire pour srsquoadapter aux exigences

59 Fiodor Dostoiumlevski Zapiski iz podpolia (1864) trad breacutes B Schnaiderman Memoacuterias do subsolo Satildeo

Paulo Ed 34 2000 pp 57-58 60 Comiteacute invisible Lrsquoinsurrection qui vient Paris La Fabrique 2007 p 15 61 En voici quelques titres suggestifs Merom Klein amp Rod Napier The Courage to Act 5 Factors of

Courage to Transform Business Davies-Black 2003 Geacuterard Reyre Du courage drsquoecirctre manager Groupe

Liaison 2004 David Cottrell amp Eric Harvey Leadership Courage Leadership Strategies for Individual and

Organizational Success The Walk the Talk Co 2005 Gus Lee amp Diane Elliott-Lee Courage The Backbone of Leadership Jossey-Bass 2006 Margie Warrell Find Your Courage 12 Acts for Becoming

Fearless at Work and in Life McGraw-Hill 2008 Phil Ruquet amp Jean-Paul Lugan Manager avec courage Les secrets drsquoun leadership efficace en peacuteriode de crise Eyrolles 2009

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 100

exteacuterieures Cette litteacuterature ne concerne bien entendu pas que le monde de

lrsquoentreprise elle est symptomatique drsquoune socieacuteteacute qui agrave tout moment responsabilise

les individus comme srsquoils devaient devenir entrepreneurs drsquoeux-mecircmes62

Si nous rapprochons ici laquo courage kantien raquo et laquo courage entrepreneurial raquo crsquoest

qursquoil y a une logique eacuteconomique commune sous-jacente agrave lrsquoun et agrave lrsquoautre On sait que

chez Kant le sujet transcendantal constitue pour soi un objet en srsquoobjectivant soi-mecircme

comme ecirctre empirique selon les critegraveres de la forme vide et anhistorique de la loi

morale mais la forme autoreacutefeacuterentielle du sujet de la libre volonteacute le seacutepare du monde

des objets afin qursquoil puisse les maicirctriser et en derniegravere instance se les approprier Une

telle volonteacute vide qursquoelle est de tout contenu empirique nrsquoest libre et autonome qursquoen

apparence car elle finit par assumer sans reacutemission la forme heacuteteacuteronome de

lrsquoobjectiviteacute sociale de laquelle elle deacutepend pour srsquoexteacuterioriser Le caractegravere

deacuteterministe des lois du mouvement eacuteconomique de la socieacuteteacute laquo condamne ses

membres au hasard agrave condition de prendre veacuteritablement pour critegravere leur propre

deacutetermination raquo63 Plus preacuteciseacutement agrave partir du XVIIe siegravecle le meacutecanisme

autoreacutegulateur (ladite laquo main invisible raquo) du marcheacute devait se compleacuteter par une socieacuteteacute

elle aussi autoreacuteguleacutee et composeacutee de part et drsquoautre drsquoindividus eux-mecircmes

autoreacuteguleacutes De sorte que faire usage de son propre entendement sans la direction

drsquoun autre signifie dans ce contexte que lrsquoindividu ne doit pas seulement se soumettre

exteacuterieurement agrave la loi de la valeur mais devenir lui-mecircme autoreacuteguleacute au sens

capitaliste crsquoest-agrave-dire devenir pour soi-mecircme son propre eacuteducateur son propre

surveillant son propre controcircleur son propre juge64

Lrsquoactuel jargon de lrsquoauthenticiteacute entrepreneuriale citoyenne ndash comme lrsquoappelle

Paulo Arantes agrave la suite drsquoAdorno ndash ne concerne pas que les grands managers

soulignons-le pour que ce soit bien clair Le clochard laquo eacutecolo raquo qui apregraves un festival

rassemble des verres et des cannettes de biegravere vides pour les revendre au recyclage agrave

un prix ridicule est un exemple type du laquo citoyen entrepreneur raquo qui prend en main sa

propre force de travail au milieu des contingences macabres de la socieacuteteacute salariale en

voie de disparition Du politicien arriviste agrave la femme laquo eacutemancipeacutee raquo dans ce mecircme

62 Cf Thomas Berns Laurence Bleacutesin amp Gaeumllle Jeanmart Histoire philosophique du courage (en

preacuteparation) 63 Theodor W Adorno Negative Dialektik (1966) Gesammelte Schriften Bd 6 FrankfurtM Suhrkamp

2003 p 339 trad fr G Coffin J et O Masson A Renaut et D Trousson Dialectique neacutegative Paris

Payot 1978 p 41864 Cf Robert Kurz Schwarzbuch Kapitalismus Ein Abgesang auf die Marktwirtschaft (1999) Berlin

Ullstein 2003 p 93

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 101

monde deacuteteacuterioreacute du travail dit flexible en passant par le client heureux drsquoune banque

laquo verte raquo lrsquohomme drsquoaffaires qui apregraves le travail se met agrave courir sur un tapis roulant

devant un miroir le touriste europeacuteen avec sa carte Visa dans un hocirctel de luxe en

Thaiumllande ou en Tunisie ou bien mecircme lrsquoeacutetudiant universitaire qui donne 2 euro par mois

agrave Greenpeace et passe ses vacances drsquoeacuteteacute agrave construire des maisons pour les pauvres

en Bolivie ndash tous sans exception participent agrave lrsquoillusion drsquoecirctre en mesure de deacutecider de

faccedilon autonome de leur propre vie alors que manifestement ils ne sont que des

marionnettes du processus objectif contradictoire du capital ce laquo sujet automate raquo

(Marx) dont le mouvement aveugle et chosifieacute nie toute possibiliteacute drsquoune existence

deacutetermineacutee par des sujets vraiment eacutemancipeacutes et autonomes

Courage et individualiteacute

Drsquoapregraves ce que nous venons de deacutecrire il semblerait que ce qui manque

aujourdrsquohui agrave la reacuteflexion sur le courage crsquoest la dimension collective Or ce nrsquoest pas

si simple Il est en effet un courant de penseacutee qui tacircche de penser le courage dans le

cadre de la reacutesistance collective mais qui agrave notre sens restreint trop la notion de

courage en lrsquoenvisageant seulement sous lrsquoangle de la reacuteaction agrave ce qui est lagrave par

exemple au retrait des droits sociaux aux politiques drsquoexception agrave lrsquoEacutetat seacutecuritaire et

peacutenal au neacuteolibeacuteralisme agrave lrsquoOMC au FMI etc Le courage srsquoinscrirait alors dans le

cadre drsquoune reacutesistance globale qui lutterait localement contre des forces neacutefastes qui agrave

la longue megraveneraient agrave une catastrophe de dimensions planeacutetaires Nous pensons au

contraire que la catastrophe est deacutejagrave lagrave Le courage de nos jours ne peut en

conseacutequence consister que dans le fait de tenir un point de vue qui soit absolument

heacuteteacuterogegravene agrave la situation preacutesente Le sujet mecircme nrsquoexiste que dans cette rupture

effective qui nrsquoest pas le masque drsquoune simple continuiteacute Car en effet qui doute

encore qursquoen dehors de la gigantesque machine de simulation qui nous maintient

attacheacutes agrave la mateacuterialiteacute virtuelle drsquoune existence hallucinante de la plus inveacuteteacutereacutee des

alieacutenations se trouve un paysage complegravetement deacutevasteacute de lrsquoexploitation la plus crue

et cruelle un sceacutenario de ruines et projets politiques et socieacutetaux carboniseacutes65

La reacutevolte a des conditions elle nrsquoa pas de cause Combien faut-il de ministegraveres

de lrsquoIdentiteacute nationale de licenciements agrave la mode Continental de rafles de sans-

papiers ou drsquoopposants politiques de gamins bousilleacutes par la police dans les

banlieues ou de ministres menaccedilant de priver de diplocircme ceux qui osent encore

occuper leur fac pour deacutecider qursquoun tel reacutegime mecircme installeacute par un pleacutebiscite aux

65 Cf Paulo Eduardo Arantes laquo Bem-vindos ao deserto brasileiro do real raquo (2005) in Extinccedilatildeo Satildeo Paulo

Boitempo 2007 p 273

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 102

apparences deacutemocratiques nrsquoa aucun titre agrave exister et meacuterite seulement drsquoecirctre mis

agrave bas 66

Agrave lrsquoinstar drsquoAlain Badiou67 disons que face agrave la forme eacutetatiseacutee de la

deacutesorientation actuellement geacuteneacuteraliseacutee qui est une des marques de lrsquoeacutepoque et non

la moindre face donc agrave la situation catastrophique preacutesente au comble de la

capitulation subjective et de la servitude consentie ce qui demande du courage crsquoest

de se tenir sans ceacuteder dans une dureacutee distincte de celle imposeacutee par le cours du

monde crsquoest-agrave-dire distincte de la dureacutee agrave laquelle on a eacuteteacute acculeacute par la situation Le

courage consiste alors agrave tenir durablement un point reacuteel laquo impossible raquo parce que non

inscriptible dans la loi de la situation qui a pour principaux critegraveres le succegraves et

lrsquoeacutechec lrsquoachat et la vente et nous contraint agrave tout moment agrave un temps morceleacute

discontinu disperseacute qui est celui de la production dirigeacutee vers la consommation

acceacuteleacutereacutee et superflue La subjectiviteacute de masse deacutesorienteacutee deacutepressive indiffeacuterente

impuissante cynique et servile est indissociable de la temporaliteacute fragmenteacutee des

socieacuteteacutes du capitalisme globaliseacute

Le refus de se soumettre coucircte que coucircte aux lois du making money le refus

de collaborer avec le sale laquo boulot raquo de lrsquoexploitation le courage de laquo casser la

baraque raquo de sortir et drsquoexister en dehors de la temporaliteacute du capital est tout autre

que ce courage que procircnent les livres de management agrave savoir celui que doit avoir

lrsquoindividu afin de srsquoadapter drsquoagir selon les normes sociales et eacuteconomiques eacutetablies et

exigeacutees pour la survie dans le marcheacute agrave un moment ougrave lrsquoemploi devient un bien des

plus rares offert au compte-gouttes Certes crsquoest lrsquoindividu qui est envisageacute et adresseacute

dans les deux cas la diffeacuterence essentielle eacutetant que dans le premier cas lrsquoaccent est

mis sur le refus inconditionnel de prendre part agrave un systegraveme qui tue une agrave une toute

expression veacuteritablement individuelle tandis que dans le second cas lrsquoaccent est

placeacute sur la soumission idiote aux normes insenseacutees du marcheacute Crsquoest drsquoailleurs un tel

refus la mise en scegravene drsquoun eacutecart qui transforme un individu ou un groupe en sujet

politique Comme le dit Ranciegravere

Un sujet politique nrsquoest pas une partie de la socieacuteteacute ni un appareil de pouvoir

Cest un repreacutesentant de la part des sans-parts un opeacuterateur de lrsquoouverture du

champ politique au-delagrave des partenaires et des institutions reconnus Le

66 Julien Coupat laquo La prolongation de ma deacutetention est une petite vengeance raquo (entretien reacutealiseacute agrave la

Santeacute) propos recueillis par Isabelle Mandraud et Caroline Monnot in Le Monde (25052009)67 Cf Alain Badiou De quoi Sarkozy est-il le nom op cit pp 95-102 Le passage en question fut publieacute

agrave part en anglais sous le titre laquo The Communist Hypothesis raquo in New Left Review ndeg 49 (jan-feacutev 2008)

et se trouve disponible sur httpwwwnewleftrevieworgview=2705

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 103

laquo mouvement ouvrier raquo par exemple nrsquoeacutetait pas la repreacutesentation des inteacuterecircts   

ouvriers mais lrsquoaffirmation de la capaciteacute de tous ceux auxquels lrsquoexercice de la

citoyenneteacute eacutetait deacutenieacute agrave cause de leur appartenance au monde du travail [hellip] un

sujet politique [hellip] nrsquoexiste qursquoagrave travers ses actes sa capaciteacute de changer le

paysage du donneacute de faire voir ce qui nrsquoeacutetait pas vu entendre ce qui nrsquoeacutetait pas

entendu Il existe comme la manifestation effective de la capaciteacute de nrsquoimporte qui

agrave srsquooccuper des affaires communes68

Pour revenir agrave Badiou disons que lrsquoon est ici aux antipodes drsquoune position qui

ferait de la politique une simple expression de lrsquoimmanence de la multitude productive

Lrsquoagir collectif nrsquoest pas forceacutement le point de deacutepart drsquoune existence sociale et

politique nouvelle vu que crsquoest lrsquoindividualiteacute et lrsquoindividualiteacute seule qui laquo agrave la fois le

produit de la pression sociale et le foyer de la force qui y reacutesiste raquo69 peut mettre un

grain de sable dans les rouages bien huileacutes de la machine capitaliste Car comme le

disait Marcuse ce laquo sont les individus en derniegravere analyse qui (en masse ou en tant

qursquoindividus) demeurent les agents de la transformation historique raquo70 Si lrsquoacte

individuel de reacutebellion et rupture peut ecirctre le point de deacutepart de quelque chose de

nouveau crsquoest qursquoau milieu drsquoun environnement social et politique complegravetement

deacutesordonneacute il donne au sujet une orientation ponctuelle dans lrsquoecirctre De tels actes

individuels ne sont pas pour autant neacutecessairement isoleacutes ou impuissants puisqursquoils

srsquoinscrivent dans une veacuteriteacute commune ils rendent reacuteelle aux individus la partageant la

possibiliteacute de srsquoorganiser en conseacutequence et de donner une orientation collective au

refus drsquoune socieacuteteacute qui les reacuteduit agrave la condition de marchandise

Courage et veacuteriteacute

Dans sa Philosophie du droit Hegel eacutetablit une distinction fondamentale entre

deux types de courage agrave savoir au sens de Muth et de Tapferkeit Pour lui en tant que

simple moment de la neacutegativiteacute agrave savoir la capaciteacute de mourir pour un ideacuteal ou une

cause quelconque le courage au sens de Muth appartient tout comme la tempeacuterance

au domaine de la morale Au sens de Tapferkeit en revanche le courage relegraveve de

lrsquointeacutegration qui unifie la totaliteacute individuelle et civile en tant que vertu formelle

abstraction maximale et librement accomplie de toute fin particuliegravere de toute

possession jouissance et vie la neacutegation repreacutesenteacutee par la Tapferkeit le sacrifice de

68 Jacques Ranciegravere laquo Il nrsquoy a jamais eu besoin drsquoexpliquerhellip raquo op cit69 Theodor W Adorno Negative Dialektik op cit p 279 tr fr p 34270 Herbert Marcuse laquo Ecologia e criacutetica da sociedade moderna raquo (1977) in A grande recusa hoje eacuted et

trad I Loureiro amp R de Oliveira Petroacutepolis Vozes 1999 p 150

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 104

la vie individuelle nrsquoa toujours lieu que drsquoune maniegravere exteacuterieurement effective crsquoest-agrave-

dire que son alieacutenation nrsquoest pas neacutecessairement de nature spirituelle que son

reacutesultat effectif nrsquoest pas pour soi Dans lrsquoadditif au sect 327 du mecircme livre additif qui ne

figure pas dans la traduction que nous utilisons Hegel ajoute pourtant ceci

Le vrai courage des peuples cultiveacutes [die wahre Tapferkeit gebildeter Voumllker] est la

volonteacute drsquoabneacutegation [die Bereitschaft zur Aufopferung] au service de lrsquoEacutetat de

sorte que lrsquoindividu ne fasse [ausmacht] qursquoun parmi tant drsquoautres Le plus

important ce nrsquoest pas le courage personnel [der persoumlnliche Muth] mais le

classement [de lrsquoindividuel] dans lrsquouniversel [die Einordnung in das Allgemeine]71

Il ne srsquoagit pas pour nous que ce soit clair de souscrire agrave la doctrine

heacutegeacutelienne de lrsquoEacutetat mais simplement de mettre en eacutevidence que le laquo veacuteritable raquo acte

de courage nrsquoest pas celui heacuteroiumlque qui srsquoeffectue au nom drsquoun devoir-ecirctre abstrait ou

drsquoun ideacuteal moral vide de deacuteterminations Crsquoest au contraire celui qui met en jeu la

personne elle-mecircme au nom drsquoune veacuteriteacute qui la deacutepasse et lrsquoemporte Autrement dit

crsquoest par lui que lrsquoindividu devient agrave proprement parler sujet En 1989 le geste rebelle

du jeune eacutetudiant peacutekinois agrave Tianrsquoanmen seul et deacutesarmeacute dresseacute devant une file de

chars eacutetait lrsquoexpression consciente drsquoune veacuteriteacute partageacutee par une grande partie de la

population chinoise et mecircme mondiale Citons encore Hegel dans lrsquoalineacutea au sect 328

Le principe du monde moderne la penseacutee et lrsquouniversel a donneacute au courage

[Tapferkeit] une figure supeacuterieure [] son expression exteacuterieure paraicirct ecirctre plus

meacutecanique et nrsquoapparaicirct pas comme lrsquoouvrage de cette personne particuliegravere mais

seulement comme celui drsquoun maillon drsquoun tout [] de mecircme elle nrsquoest pas dirigeacutee

contre les personnes singuliegraveres mais contre un tout hostile en geacuteneacuteral [] de ce

fait le courage [Muth] personnel apparaicirct comme impersonnel72

Lrsquooriginaliteacute de cette penseacutee consiste agrave appreacutehender le courage non comme

vertu drsquoun individu isoleacute identifieacute agrave un rocircle pour lequel il serait precirct agrave se sacrifier mais

plutocirct comme expression exteacuterieure drsquoune veacuteriteacute qui preacuteciseacutement le constitue comme

individu une veacuteriteacute qui lrsquoengage et qui ne le laisse pas indiffeacuterent laquo Hier stehe ich

ich kann nicht anders raquo73 ndash est la posture que tient quelqursquoun concerneacute

eacutethiquement par une situation donneacutee comme srsquoil srsquoagissait pour lui drsquoune impasse

71 G W F Hegel Grundlinien der Philosophie des Rechts oder Naturrecht und Staatswissenschaft im Grundrisse (1821) eacuted E Hans Berlin Dunder und Humblot 1854 sect 327 p 414 72 G W F Hegel Principes de la philosophie du droit op cit sect 328 p 424 Kerveacutegan traduit Muth par

laquo courage raquo et Tapferkeit par laquo bravoure raquo Nous ne voulons pas le contester Ici cependant pour nos

propos nous nrsquoestimons pas neacutecessaire drsquoemployer le mot de bravoure 73 Phrase attribueacutee agrave Martin Luther agrave Worms laquo Ici je me tiens je ne peux [faire] autrement raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 105

existentielle Un autre exemple de ce type de courage crsquoest le geste de Socrate devant

ses juges et deacutetracteurs preacutefeacuterant la mort agrave la reacutetractation et agrave lrsquoabandon de lrsquoactiviteacute

philosophique74 Et lrsquoon ne peut pas dire que le philosophe atheacutenien arrecirctait les gens

dans la rue par simple devoir afin de leur faire questionner tout ce qui leur semblait

aller de soi Il existe une diffeacuterence subtile mais fondamentale entre laquo je dois le

faire raquo et laquo je ne peux faire autrement raquo Socrate faisait ce qursquoil faisait parce qursquoil

estimait qursquoune vie non questionneacutee ne meacuteritait pas drsquoecirctre veacutecue Il a alors preacutefeacutereacute la

mort agrave lrsquointerdiction de penser agrave la reacutesignation de ne pas penser au-delagrave de ce qui est

lrsquohabitude agrave lrsquoadaptation passive et irreacutefleacutechie aux normes sociales dominantes

Nous avons agrave preacutesent assez drsquoeacuteleacutements pour penser ensemble lrsquoacte de

courage qui srsquoinscrit dans la dureacutee et la notion de sujet telle que nous lrsquoavons deacutecrite

au long de ce texte Le sujet nrsquoeacutemerge qursquoagrave travers un engagement eacutethique durable

crsquoest dire qursquoil ne se forme que dans la fideacuteliteacute agrave un choix existentiel en raison duquel il

est precirct si besoin est agrave tout sacrifier y compris sa propre vie et par lagrave trouble et

casse lrsquoeacutequilibre du cours ordinaire et normaliseacute des choses Crsquoest dans ce sens qursquoil

faut comprendre la deacuteclaration de Leacutenine dans un texte drsquooctobre 1917 avant mecircme

laquo la vaste effervescence des masses qui se manifesta aussi bien dans la scission des

partis officiels que dans des publications illeacutegales et sous forme de manifestations de

rue raquo la reacutevolution ouvriegravere mondiale aurait deacutebuteacute avec laquo les actions drsquohommes

isoleacutes raquo tels que Karl Liebknecht en Allemagne Friedrich Adler en Autriche et John

Maclean en Angleterre75

Pour donner encore un exemple qui srsquoinscrit plus ou moins dans cette mecircme

logique en 1966 le ceacutelegravebre boxeur Muhammad Ali alors champion du monde a

refuseacute de servir dans lrsquoarmeacutee eacutetatsunienne deacuteclarant publiquement qursquoil nrsquoavait laquo rien

contre le Viecirct-Cong raquo et qursquoaucun Vietnamien ne lrsquoavait laquo jamais traiteacute de negravegre raquo Pour

son refus drsquoaller se battre agrave lrsquoautre bout du monde au nom drsquoune cause qursquoil estimait

deacutebile et pour de telles deacuteclarations il a perdu son titre ainsi que sa licence de

boxeur et a eacuteteacute condamneacute agrave cinq ans de prison Pendant le long procegraves qui a dureacute

jusqursquoagrave 1971 lorsque sa peine a eacuteteacute reacuteviseacutee par la Cour suprecircme des Eacutetats-Unis Ali

ne srsquoest jamais repenti ni reacutetracteacute Destitueacute de son titre endetteacute et sans pouvoir faire

74 Cf Platon Apologie de Socrate 30 b-c φ ετ με μ ς μο ο κ ν ποι σαντος λλα ο δἢ ἀ ί έ ἢ ή ὡ ἐ ῦ ὐ ἂ ή ἄ ὐ ᾽

ε μ λλω πολλ κις τεθν ναι laquoἰ έ ά ά renvoyez-moi ou ne me renvoyez pas je ne ferai jamais autre chose

quand je devrais mourir mille fois raquo (textes grec et franccedilais en regard trad Victor Cousin de 1822

disponible sur httpphiloctetesfreefrapologiedesocratehtm)75 Vladimir Leacutenine laquo The Crisis Has Matured raquo in Revolution at the Gates Selected Writings of Lenin from 1917 eacuted S i ek LondonNew York Verso 2002 p 113 Ž ž

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 106

ce qursquoil aimait le plus au monde agrave savoir de la boxe quasiment seul contre tous il nrsquoa

cesseacute de dire que la vraie guerre eacutetait celle qui avait lieu agrave lrsquointeacuterieur de son propre

pays agrave savoir la guerre contre le racisme Le geste drsquoAli a inspireacute bien drsquoautres Noirs

qui suivant son exemple ont refuseacute leur incorporation dans lrsquoarmeacutee ou ont deacuteserteacute

celle-ci

Un dernier exemple plus extrecircme Du point de vue drsquoune eacutethique du sujet qui

se deacutefinirait par une laquo endurance dans lrsquoimpossible raquo qursquoest-ce qui demande le plus de

courage marcher heacuteroiumlquement droit vers une mort certaine au nom drsquoideacuteaux hideux

(nationalisme patriotisme) ou bien risquant drsquoecirctre fusilleacute deacuteserter juste avant

lrsquoeacuteclosion de batailles brutales mais drsquoimportance strateacutegique pour le pays que lrsquoon est

censeacute deacutefendre Crsquoest la vieille question laquo Y a-t-il plus de noblesse drsquoacircme agrave subir

La fronde et les flegraveches de la fortune outrageante Ou bien agrave srsquoarmer contre une mer

de douleurs Et agrave lrsquoarrecircter par une reacutevolte raquo76 Lors de lrsquooffensive Nivelle en mai

1917 les soldats eacutepuiseacutes de la 2e division coloniale de lrsquoarmeacutee franccedilaise des

veacuteteacuterans de Verdun sont arriveacutes complegravetement saouls et deacutesarmeacutes sur le champ de

bataille acte de protestation qui a deacutechaicircneacute des mutineries dans cinquante-quatre

autres divisions rien de moins que vingt-et-un mille hommes ont refuseacute de se battre

ce mois-lagrave Eacutetait-ce au nom drsquoune veacuteriteacute qursquoils ont deacuteserteacute Drsquoune certaine faccedilon oui

puisque le sentiment de vivre dans le faux constitue deacutejagrave une veacuteriteacute Comme il est dit

dans un remarquable petit ouvrage

Une veacuteriteacute nrsquoest pas une vue sur le monde mais ce qui nous tient lieacutes agrave lui de

faccedilon irreacuteductible Une veacuteriteacute nrsquoest pas quelque chose que lrsquoon deacutetient mais

quelque chose qui nous porte [hellip] elle mrsquoeacuteloigne de beaucoup et mrsquoapparente agrave

ceux qui lrsquoeacuteprouvent Lrsquoecirctre isoleacute qui srsquoy attache rencontre fatalement quelques-uns

de ses semblables En fait tout processus insurrectionnel part drsquoune veacuteriteacute sur

laquelle on ne cegravede pas77

La non-veacuteridiciteacute de la totaliteacute sociale capitaliste semble en effet ecirctre une (sinon

la) veacuteriteacute profonde du monde contemporain On ouvre un journal on allume la teacuteleacute ou la

radio on marche dans la rue et lrsquoon ne peut srsquoempecirccher drsquoecirctre pris par le sentiment

deacutesagreacuteable de la fausseteacute de presque tout ce que lrsquoon eacuteprouve au quotidien de la

steacuteriliteacute geacuteneacuteraliseacutee agrave lrsquohypocrisie des discours que lrsquoon nous tient En somme on ne

76 William Shakespeare Hamlet Prince of Denmark (1601) in The Complete Works eacuted W J Craig

London Pordes 1993 acte III sc I p 958 laquo Whether rsquotis nobler in the mind to suffer The slings and

arrows of outrageous fortune Or to take arms against a sea of troubles and by opposing end them raquo

La traduction que nous citons est de Franccedilois-Victor Hugo 77 Comiteacute invisible Lrsquoinsurrection qui vient op cit pp 85-86

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 107

peut srsquoempecirccher drsquoecirctre profondeacutement marqueacute par la deacutesolation geacuteneacuterale de la vie

preacutesente une vie qui quoi que lrsquoon dise ne vit pas Drsquohabitude on lrsquoeacutelude ce

sentiment drsquoimpuissance et de perplexiteacute on le laquo gegravere raquo agrave tort ou agrave raison Il srsquoagit au

contraire de ne pas le lacirccher drsquoavoir le courage drsquoinsister sur lui drsquoy seacutejourner

durablement et drsquoagir en conseacutequence Et ce non au nom drsquoun ideacuteal quelconque de

socieacuteteacute mais parce que pressentant les possibiliteacutes existantes drsquoune organisation

plus rationnelle et sensible de la socieacuteteacute ayant ainsi le sentiment que la vie pourrait

ecirctre dans tous les sens plus riche que lrsquoincroyable misegravere existentielle de celle que lrsquoon

megravene agrave preacutesent on ne peut faire autrement

Car en effet qursquoest-ce qui nous fait supporter les flagellations du nouveau

monde du travail preacutecariseacute les deacutedains de la socieacuteteacute la violence de la police

lrsquohumiliation du chocircmage et de la pauvreteacute la solitude affective et les angoisses de la

narcissique vie sentimentale postmoderne la laideur des nos habitations nos

logements et nos lieux de travail les lenteurs et lrsquoinefficaciteacute de lrsquoomnipreacutesente

bureaucratie lrsquoinsolence du pouvoir la caricature qursquoest devenue la politique

bourgeoise et tous les grossiers sophismes qui nous font accepter cette vie deacutebile

comme allant de soi Qui porterait tous ces fardeaux eacutepouvantables grognerait et

transpirerait sous cette existence accablante si une surdose drsquoanestheacutesie (gadgets

pornographie Hollywood sport drogues et becirctises de toute sorte) nrsquoeacutetait pas

administreacutee quotidiennement par lrsquoenvahissant complexe industriel du divertissement

de masses autrement dit si la perception de lrsquoamerican way of life comme le meilleur

des mondes et surtout la peur mortelle drsquoune vie sociale au-delagrave du capitalisme

nrsquoeacutetaient inculqueacutees par tous les moyens disponibles Aux dires de Julien Couat

La servitude est lrsquointoleacuterable qui peut ecirctre infiniment toleacutereacutee Parce que crsquoest une

affaire de sensibiliteacute et que cette sensibiliteacute-lagrave est immeacutediatement politique

(non en ce qursquoelle se demande laquo pour qui vais-je voter raquo mais laquo mon existence

est-elle compatible avec cela raquo) crsquoest pour le pouvoir une question drsquoanestheacutesie

agrave quoi il reacutepond par lrsquoadministration de doses sans cesse plus massives de

divertissement de peur et de becirctise Et lagrave ougrave lrsquoanestheacutesie nrsquoopegravere plus cet ordre

qui a reacuteuni contre lui toutes les raisons de se reacutevolter tente de nous en dissuader

par une petite terreur ajusteacutee78

Ainsi agrave la question qui revient souvent dans la bouche de certains

philosophes laquo Pourquoi vous battez-vous raquo il nous faut peut-ecirctre reacutepondre agrave la faccedilon

de Kafka dans un des textes eacutecrits pendant la guerre laquo Vivre une autre vie ne mrsquoa pas

78 Julien Coupat laquo La prolongation de ma deacutetention est une petite vengeance raquo op cit

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 108

sembleacute valoir la peine [hellip] je nrsquoespegravere pas la victoire et le combat en lui-mecircme ne me

reacutejouit pas il me reacutejouit uniquement parce que crsquoest la seule chose que je peux

faire raquo79

Courage et liberteacute

Lrsquoindividu moderne on nous le dit souvent est doteacute drsquoune liberteacute de choix sans

preacuteceacutedent En effet par rapport agrave drsquoautres eacutepoques agrave des socieacuteteacutes preacute- ou non-

capitalistes il faut avouer que le libre-arbitre lieacute agrave la mobiliteacute sociale rendue elle-mecircme

possible par la nouvelle condition marchande est un aspect significatif de la liberteacute

bourgeoise et nrsquooublions pas de le faire remarquer crsquoest lagrave un argument freacutequemment

utiliseacute pour leacutegitimer la peacuterennisation des formes modernes drsquoEacutetat de marcheacute et de

socieacuteteacute que je sois fils de roi ou drsquoartisan je puis tregraves bien si je le souhaite devenir

bachelier commerccedilant ou meacutedecin de mecircme que ma situation matrimoniale nrsquoest plus

deacutecideacuteeeacute par ma famille puisque je deacutecide moi-mecircme de me marier (ou pas) avec la

personne de mon choix

Or il ne nous faut pas perdre de vue le deacutesaccord existant lagrave entre forme et

contenu deacutesaccord compris dans lrsquoindeacutefinition du deacutesir qui demeure atteleacute agrave la

mauvaise infiniteacute de lrsquoindeacutetermination de lrsquoobjet qui est eacutegalement indeacutetermination du

propre sujet Agrave ce niveau la liberteacute ou son concept se reacuteduit agrave une pure potentialiteacute

elle nrsquoest qursquoune faculteacute ou capaciteacute (au sens de Vermoumlgen) De sorte que la volonteacute

encore immeacutediate et formelle ne repreacutesente point la reacutealisation de la liberteacute dans le

monde puisque son contenu consideacutereacute comme quelque chose de simplement donneacute

est radicalement distinct du sujet deacutesirant Certes cette liberteacute formelle repreacutesente

tant bien que mal un premier pas un pas non neacutegligeable vers un deacutetachement de

contenus substantiels En mecircme temps et lagrave reacuteside la contradiction fondamentale

drsquoune telle conception la volonteacute comprise comme reacuteflexion pure tourneacutee vers soi-

mecircme poseacutee devant la multipliciteacute de deacuteterminations possibles deacutepend toujours drsquoun

contenu externe ou interne pour se reacutealiser

La liberteacute du producteur-consommateur moderne nrsquoest pas autre marqueacutee par

79 Franz Kafka laquo Es war der erste Spatenstich raquo (1917-18) in Werke Nachlaszlig texte disponible sur

httpwwwkafkaorgindexphpspatenstich laquo Ein anderes Leben schien mir nicht des Lebens wert [hellip]

ich hoffe nicht auf Sieg und mich freut nicht der Kampf als Kampf mich freut er nur als das Einzige was zu

tun ist raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 109

lrsquoillusion drsquoomnipuissance subjective crsquoest-agrave-dire de la possibiliteacute pure et absolue de

reacutealisation de soi dans lrsquoobjectiviteacute en somme de pouvoir faire ce que lrsquoon veut de sa

vie sans ecirctre deacutetermineacute par qui ou par quoi que ce soit Dans cette conception naiumlve

de la liberteacute critiqueacutee agrave juste titre par Hegel dans sa Philosophie du droit (agrave partir du sect

15) le moi est ce qursquoil y a de plus essentiel et neacutecessaire dans lrsquoordre des choses le

centre de lrsquounivers de sorte que les objets qui lrsquoentourent paraissent simplement

contingents pouvant ecirctre choisis ou non arbitrairement au greacute de la volonteacute agente Il

srsquoagit agrave vrai dire drsquoune conception non seulement illusoire mais encore trop pauvre de

la liberteacute comme pure deacutetermination de soi au milieu drsquoune multitude drsquoobjets

naturellement et socialement donneacutes liberteacute qui ne srsquoaffirme que comme opinion

superficielle portant sur des pseudo-choix lieacutes agrave des besoins fabriqueacutes

Le libre-arbitre comme moment de la liberteacute consideacutereacute en lui-mecircme est aussi

unilateacuteral en sa deacuteterminabiliteacute contingente que lrsquoest cette liberteacute vide abstraite

typique de la suspension du choix de lrsquouniversaliteacute caracteacuteriseacutee par

lrsquoindeacutetermination [hellip] Ecirctre libre nrsquoest pas seulement agir comme en reacuteponse ndash

mecircme qursquoavec laquo libre raquo choix ndash devant ce qui nous est donneacute ou deacutelivreacuteeacute du

dehors mais objectiver produire creacuteer ce qui nrsquoest pas encore qui nrsquoest pas

donneacute La transition du libre-arbitre agrave la volonteacute effectivement libre passe de faccedilon

neacutecessaire par lrsquoeacutemergence de la rationaliteacute consciente80

Le comportement reacuteflexif et conscient de soi du sujet carteacutesien moderne doit

conduire vers une Aufhebung de lrsquoeacutetat geacuteneacuteral drsquoindeacutetermination lieacute agrave lrsquoentendement

ratiocinant et agrave la conception naiumlve de la liberteacute comme libre-arbitre Mais dans le

cadre de la socieacuteteacute de production marchande une telle Aufhebung nrsquoa point lieu

Lorsque Hegel soutient que laquo le travail forme [die Arbeit bildet] raquo81 la sentence doit ecirctre

lue sur fond du processus sociohistorique moderne pour mieux dire comme une eacutetape

de lrsquoesprit vers son total accomplissement en tant que conscience de soi et liberteacute

Avant Marx et on lrsquooublie souvent crsquoest Hegel qui a dit que laquo [l]rsquoabstraction de la

production rend [hellip] le travail toujours plus meacutecanique et par lagrave le rend finalement

apte agrave ce que lrsquohomme puisse srsquoen retirer et fasse intervenir agrave sa place la machine raquo82

Arriveacutes au XXIe siegravecle tout nous megravene agrave croire que Hegel et Marx se sont

malheureusement trompeacutes et qursquoau contraire quelqursquoun comme Proudhon plus

pessimiste que les deux autres a fini par avoir raison

80 Luiz Bicca ldquoO conceito de liberdade em Hegelrdquo (1992) in Racionalidade moderna e subjetividade Satildeo

Paulo Loyola 1997 p 138 81 G W F Hegel Phaumlnomenologie des Geites op cit p 135 trad breacutes P Meneses Fenomenologia do

Espiacuterito Petroacutepolis Vozes 2002 p 15082 G W F Hegel Principes de la philosophie du droit op cit sect 198 p 291

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 110

Quels que soient donc les progregraves de la meacutecanique quand on inventera des

machines cent fois plus merveilleuses que la mule-jenny le meacutetier agrave bras la

presse agrave cylindrer quand on deacutecouvrirait des forces cent fois plus puissantes que

la vapeur bien loin drsquoaffranchir lrsquohumaniteacute de lui creacuteer des loisirs et de rendre la

production de toute chose gratuite on ne ferait jamais que multiplier le travail

provoquer la population appesantir la servitude rendre la vie de plus en plus

chegravere et creuser lrsquoabicircme qui seacutepare la classe qui commande et qui jouit de la

classe qui obeacuteit et qui souffre83

La vision pessimiste de lrsquoanarchiste franccedilais bien que laquo confirmeacutee raquo par la

tournure qursquoont prise les choses par la suite est inlassablement la marque drsquoun esprit

non dialectique qui sur base de ces fausses preacutemisses ndash agrave savoir que le progregraves

dans lrsquoindustrie srsquoaccompagne neacutecessairement drsquoune reacutegression consideacuterable en

politique et dans la sphegravere des mœurs ndash ne peut tirer pour conclusion que la neacutecessiteacute

de nous deacutebarrasser de la technique moderne la neacutecessiteacute drsquoun retour agrave des rapports

moins artificiels agrave la fameuse laquo mutualiteacute raquo Marx le savait mieux une telle reacutegression

nrsquoa lieu que dans le cadre de la production marchande capitaliste agrave lrsquointeacuterieur duquel

les forces productives techniques demeurent prisonniegraveres des rapports sociaux de

production feacutetichiseacutes domineacutees de part en part par eux Ce nrsquoest pourtant pas

drsquoaujourdrsquohui que chaque chose paraicirct grosse de sa propre contradiction

Nous voyons que les machines doueacutees du merveilleux pouvoir de reacuteduire le travail

humain et de le rendre feacutecond le font deacutepeacuterir et srsquoexteacutenuer Les sources de

richesse nouvellement deacutecouvertes se changent par un eacutetrange sortilegravege en

sources de deacutetresse Il semble que les triomphes de la technique srsquoachegravetent au

prix de la deacutecheacuteance morale Agrave mesure que lrsquohumaniteacute maicirctrise la nature lrsquohomme

semble devenir lrsquoesclave de ses pareils ou de sa propre infamie Mecircme la pure

lumiegravere de la science semble ne pouvoir luire autrement que sur le fond obscur de

lrsquoignorance Toutes nos deacutecouvertes et tous nos progregraves semblent avoir pour

reacutesultat de doter de vie intellectuelle les forces mateacuterielles et de deacutegrader la vie

humaine agrave une force mateacuterielle Cet antagonisme entre lrsquoindustrie et la science

modernes drsquoune part et la misegravere et la deacutecomposition morale drsquoautre part cet

antagonisme entre les forces productives et les rapports sociaux de notre eacutepoque

est un fait tangible eacutecrasant et impossible agrave nier84

Avec lrsquoautomation la production de richesses devient moins et moins associeacutee

83 Pierre-Joseph Proudhon notes marginales agrave la Misegravere de la philosophie (1847) de K Marx apud Maximilien Rubel Œuvres Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1965 t I pp 1563-64 84 Karl Marx Discours prononceacute agrave Londres agrave lrsquooccasion de lrsquoanniversaire du Peoplersquos Paper le 14 avril

1856 trad L Janover et M Rubel in Spartacus Seacuterie B ndeg129 (MaiJuin 1984)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 111

agrave la deacutepense abstraite et insenseacutee drsquoeacutenergie humaine afin de creacuteer continuellement un

surplus de valeur Malgreacute toute objectivation du processus social vital le mouvement

social global drsquoaccumulation du capital de nos jours hyper-veacuteloce monopoliste fictif et

flexible cumule continuellement bien de contradictions En voici quelques unes

typiques du processus objectif capitaliste dans sa phase actuelle agrave lrsquointeacuterieur duquel

elles ne sont point solubles et commencent agrave peacuteneacutetrer mecircme dans les plus obtuses et

endoctrineacutees des consciences la contradiction entre lrsquoimmense richesse socialement

produite par le travail de lrsquointelligence humaine et son accegraves violemment bloqueacute par un

processus de valorisation de plus en plus deacutepourvu de la matiegravere qui lui donnait

substance agrave savoir le travail salarieacute la contradiction entre la possibiliteacute reacuteelle de la

suppression du travail social alieacuteneacute et son maintien artificiel dans le fameux laquo secteur

des services raquo avec ses diverses occupations improductives et miseacuterablement sous-

payeacutees la contradiction entre la possibiliteacute drsquoabolir la pauvreteacute partout dans le monde

et le gaspillage absurde qui est la marque des socieacuteteacutes dites postindustrielles

De telles contradictions ressenties avec force par les sujets peuvent

eacuteventuellement faire exploser les formes coaguleacutees des rapports sociaux qui

srsquoimposent et pegravesent lourdement sur lrsquoexpeacuterience sociale et sur la sphegravere des

interactions intersubjectives La reacuteification des rapports est bel et bien une reacutealiteacute

tangible mais dont lrsquoemprise nrsquoest jamais totale ndash auquel cas une quelconque

opposition au systegraveme ne serait mecircme pas concevable Le meacutepris de la socieacuteteacute de

soi-mecircme de lrsquohumaniteacute de maniegravere geacuteneacuterale est le reacutesultat neacutegatif que depuis

Hamlet lrsquoentendement eacutemancipeacute tournant en rond dans la nuit du monde introduit

dans lrsquoindividu que sa conscience reacuteflexive isole de la socieacuteteacute85 De mecircme pour

prendre un exemple plus proche de nous chez Ferdinand Bardamu lrsquoanti-heacuteros

ceacutelinien la conscience de la neacutegativiteacute du monde et du sujet est extrecircmement forte

Tout comme Hamlet Bardamu nrsquoa pas le courage de se donner la mort mecircme si la

force pour vivre dans un monde dont il meacuteprise tous les aspects lui manque

eacutegalement

Ce qui est pire crsquoest qursquoon se demande comment le lendemain on trouvera assez

de forces pour continuer agrave faire ce qursquoon a fait la veille et depuis deacutejagrave tellement

trop longtemps ougrave on trouvera la force pour ces deacutemarches imbeacuteciles ces mille

projets qui nrsquoaboutissent agrave rien ces tentatives pour sortir de lrsquoaccablante

neacutecessiteacute tentatives qui toujours avortent et toutes pour aller se convaincre une

fois de plus que le destin est insurmontable qursquoil faut retomber au bas de la

muraille chaque soir sous lrsquoangoisse de ce lendemain toujours plus preacutecaire

85 Cf Raphael Alvarenga laquo As vestes negras de Hamlet A emergecircncia do sujeito moderno como sujeito

poliacutetico raquo in Sinal de Menos ndeg 2 (juillet 2009) pp 84-105

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 112

plus sordide86

Aux yeux des individus adapteacutes menant leur vie niaise de faccedilon irreacutefleacutechie et

sans grandes confrontations mais aussi compareacute agrave son laquo double raquo Robinson qui ose

faire ce qursquoil deacutesire secregravetement mais nrsquoa pas la force drsquoaccomplir agrave savoir subvertir

une agrave une les normes sociales alieacutenantes et castratrices Bardamu est bien un lacircche

Sa subjectiviteacute extatique et non-identique a neacuteanmoins quelque chose de subversif

voire de preacutereacutevolutionnaire laquo lrsquointensiteacute de son pessimisme comporte en soi son

antidote raquo comme lrsquoa bien fait remarquer Trotski87 laquo On eacuteclaterait si on avait du

courage raquo88 avoue Bardamu agrave un moment donneacute

Or justement les socieacuteteacutes contemporaines dont la logique sociale dominante

est celle de la dynamique folle du marcheacute ont besoin pour se reproduire non pas de

sujets non-identiques mais tout au contraire de pseudo-sujets flexibles de sujets sans

subjectiviteacute qui passent sans cesse drsquoune identiteacute agrave une autre se reacuteinventent et se reacute-

deacutecrivent en permanence Comme nous lrsquoapprend i ek agrave la suite drsquoAdorno lrsquoideacuteologieŽ ž

aujourdrsquohui se deacutefinit avant tout par la faccedilon dont les coordonneacutees de lrsquoexpeacuterience

subjective du monde et la place qursquooccupe le sujet au sein de la socieacuteteacute se trouvent

lieacutees aux tensions fondamentales et aux antagonismes de lrsquoordre social marchand

Nous lrsquoavons vu le courage dans les temps modernes ne relegraveve plus de lrsquoheacuteroiumlsme

eacutepique mais est surtout compris comme laquo courage civil raquo crsquoest-agrave-dire la force exigeacutee de

lrsquoindividu sucircr de soi qui srsquoappreacutehende soi-mecircme comme libre au sein du marcheacute et qui

pour srsquoaffirmer doit se placer dans une position de vis-agrave-vis avec la socieacuteteacute se voit

contraint de dominer ses instincts et les forces naturelles et sociales exteacuterieures Or

le sujet patriarcal rigide et auto-identique est agrave preacutesent de moins en moins neacutecessaire

agrave la reproduction du capital

Dans ce contexte le courage procircneacute par les litteacuteratures manageacuteriale et new age

nrsquoest autre que le courage de srsquoadapter aux nouvelles demandes flexibles de la

socieacuteteacute et drsquoendurer cette existence appauvrie deacutelabreacutee et deacutebile le manager est

pour ainsi dire une sorte de laquo heacuteros postmoderne raquo alliant deacutecisionnisme

existentialiste et soumission aux normes dominantes Agrave cette notion borneacutee et

ideacuteologique de courage il faut en opposer une autre qui srsquoinscrirait dans une dureacutee

distincte de celle lieacutee agrave la logique du capital et de ce fait ne tournerait pas le dos au

86 Louis-Ferdinand Ceacuteline Voyage au bout de la nuit (1932) Paris Gallimard 1952 p 25687 Leacuteon Trotski laquo Ceacuteline et Poincareacute raquo (1933) accessible sur wwwmarxistsorgfrancaistrotsky 88 Louis-Ferdinand Ceacuteline Voyage au bout de la nuit op cit p 427

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 113

processus sociohistorique autrement dit aux possibiliteacutes objectivement existantes

drsquoune vie sociale eacutemancipeacutee Pour Adorno le courage serait justement indissociable du

deacutevoilement critique du potentiel rationnel que contient lrsquoeacutetat preacutesent des forces

productives face aux obstructions que leur opposent des rapports sociaux de

production feacutetichiseacutes et les modes correspondants de domination politique et

culturelle89 Lrsquoexpeacuterience actuelle est cependant inverseacutee comme lrsquoimage dans un

miroir

[V]u lrsquoeacutetat de la conscience et des forces mateacuterielles de production on attend des

hommes qursquoils soient libres qursquoils attendent eacutegalement cela drsquoeux-mecircmes et

pourtant ils ne sont pas libres cependant que dans lrsquoeacutetat actuel de leur non-liberteacute

radicale il ne subsiste plus aucun modegravele de penseacutee de comportement et pour

employer le terme le plus honteux de laquo valeur raquo qursquoen tant qursquoecirctres non-libres ils

aient envie de posseacuteder Les lamentations sur le manque de liens ont pour

substance la constitution drsquoune socieacuteteacute qui donna lrsquoillusion de la liberteacute sans la

reacutealiser La liberteacute nrsquoexiste assez faiblement drsquoailleurs que dans la

superstructure son eacutechec perpeacutetuel incite la nostalgie agrave se deacutetourner vers la non-

liberteacute Probablement la question du sens de lrsquoexistence est-elle entiegraverement

lrsquoexpression de ce deacutesaccord90

Hegel avait deacutejagrave montreacute que lorsque la conscience se voit dans lrsquoimpossibiliteacute

de surmonter seule la division entre la socieacuteteacute et lrsquoindividu aucune chose ne retient la

valeur qursquoelle semble avoir Si une reacuteflexion sur le courage est aujourdrsquohui de mise

crsquoest entre autres parce que le deacutesajustement de lrsquoindividu et du processus de la

socieacuteteacute conditionneacute par le marcheacute nous conduit agrave lrsquoeacutegoiumlsme agrave la solitude et agrave la non-

communication Comme le note Antonio Candido lrsquoeacutetouffement de lrsquoecirctre qui prend la

forme de lrsquoenfermement des individus sur eux-mecircmes et qui empecircche la pleacutenitude des

actes et des sentiments ressurgit sur le plan social comme peur Et la peur paralyse

ensevelit davantage les hommes dans lrsquoisolement empecircche la chute des barriegraveres et

conserve de ce fait le statu quo la socieacuteteacute de lrsquoalieacutenation universelle91 Pour Hegel

seule lrsquoexpeacuterience de la neacutegativiteacute assimileacutee au mouvement de la conscience

permettrait agrave celle-ci de fluidifier la positiviteacute reacuteifieacutee qui effectivement coagule

lrsquoexpeacuterience vivante formatrice de sujets agrave la fois autonomes et sensibles

89 Cf Theodor W Adorno Zur Lehre von der Geschichte und von der Freiheit (1964-65) eacuted Rolf

Tiedemann Nachgelassenen Schriften Abt IV Bd 13 FrankfurtM Suhrkamp 2006 pp 98-9990 Theodor W Adorno Negative Dialektik op cit pp 280-81 tr fr p 34491 Cf Antonio Candido laquo Inquietudes na poesia de Drummond raquo (1965) in Vaacuterios escritos Satildeo PauloRio

de Janeiro Duas CidadesOuro sobre Azul 2004 pp 76-77

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 114

La fracture entre lrsquoindividu et la socieacuteteacute est agrave la fois lrsquoinadeacutequation du sujet dans

son appreacutehension immeacutediate et abstraite du processus social et lrsquoinadeacutequation de la

socieacuteteacute avec son propre concept Le vide du sujet dans son rapport agrave soi et la saisie

de la totaliteacute sociale comme neacutegativiteacute sont chez Hegel les conditions drsquoune expeacuterience

formatrice qui surmonte la peur emmecircleacutee agrave lrsquoeacutetat servile une expeacuterience qui concilie

tout en les diffeacuterenciant le sujet et lrsquoobjet Partant de Hegel Marx met agrave jour le

contexte mateacuteriel et historique de la reacuteconciliation de la liberteacute subjective avec les

conditions objectives du processus productif Lrsquoalieacutenation moderne est issue du fait

que lrsquoactiviteacute productive se trouve seacutepareacutee du reste de la vie imposeacutee par des finaliteacutes

externes aux besoins sociaux individuels et sensibles La lente ascension historique

du mouvement ouvrier partout dans le monde agrave la condition moderne de sujet

marchand libre et eacutegal quoique seulement du point de vue du droit bourgeois a

signifieacute en mecircme temps sa sortie de la condition sans sujet de la preacute-moderniteacute Il lui a

manqueacute le pas qualitatif suivant vers la fondation subjective de la production agrave travers

le controcircle et lrsquoautogestion collectifs

Depuis longtemps deacutejagrave nous vivons tregraves au-dessous des moyens dont nous

disposons Il nrsquoy aura pour nous de liberteacute reacuteelle qursquoagrave partir du moment ougrave plutocirct que

de nous laisser conduire agrave lrsquoaveugle par les vents incertains des circonstances

eacuteconomiques nous prendrons effectivement en main notre destin et deviendrons les

maicirctres de notre propre activiteacute de notre propre mouvement social de notre temps et

de notre espace en reacutealisant les potentiels rationnels contenus dans lrsquoeacutetat preacutesent

des forces productives Ne nous trompons pas lrsquoeacuteconomie sera sans doute le

domaine ougrave tout se jouera et ougrave tout sera deacutetermineacute Mais dire cela nrsquoimplique en

aucune maniegravere de neacutegliger le laquo facteur subjectif raquo crsquoest-agrave-dire la theacuteorie critique et la

lutte politique car lrsquoenvoucirctement ideacuteologique lieacute au feacutetichisme de la marchandise devra

drsquoune faccedilon ou drsquoune autre ecirctre briseacute par les sujets eux-mecircmes la liberteacute des

limitations ideacuteologiques et des modes preacutedominants de recircver et de deacutesirer est la

condition mecircme de la libeacuteration comme le savait deacutejagrave Marcuse Reacuteapprendre agrave recircver agrave

sentir et agrave deacutesirer et surtout ne pas avoir peur drsquoun grand changement drsquoun nouveau

commencement utopique ce sont aujourdrsquohui les seules attitudes correctes devant la

guerre sociale en cours92 Ce nrsquoest donc pas le moment de perdre courage

92 Cf Fredric Jameson The Seeds of Time New York Columbia University 1994 pp 89-90 et Slavoj

i ek laquoŽ ž Mao Zedong The Marxist Lord of Misrule raquo preacutesentation de Mao Tseacute-Tung On Practice and Contradiction LondonNew York Verso 2007 pp 1-28

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 115

Docteur en philosophie et lettres de lrsquoUniversiteacute

catholique de Louvain (2008) Raphael Alvarenga est

actuellement chargeacute de recherche au Deacutepartement

drsquohistoire de lrsquoUniversiteacute catholique de Rio de Janeiro

(PUC-RJ) et beacuteneacuteficie drsquoune bourse de la Fondation

drsquoappui agrave la recherche de lrsquoEacutetat de Rio (FAPERJ)

Raphaeumll Geacutely laquo Du courage de mourir au courage de

vivre quels enjeux politiques Introduction agrave une

pheacutenomeacutenologie radicale du courage raquo

Lrsquoobjectif de cet article est de montrer qursquoun certain appel au courage et la promotion de

celui-ci par des figures morales heacuteroiumlques peut participer agrave un veacuteritable blocage de toute dynamique

de creacuteation sociale et en ce sens accroicirctre lrsquoimmobilisme personnel et collectif qursquoil preacutetend

combattre La plupart des appels au courage reposent sur une compreacutehension du courage centreacutee

en derniegravere instance sur le rapport de lrsquoindividu agrave la mort lrsquoideacutee eacutetant que crsquoest en prenant des

risques pour son bien-ecirctre et ultimement pour une vie agrave laquelle il est attacheacute de faccedilon trop

immeacutediate en ne ceacutedant pas agrave la peur de perdre le confort la seacutecuriteacute etc que lrsquoindividu sans

ecirctre teacutemeacuteraire pour autant est susceptible non seulement drsquoexister de faccedilon plus authentique

mais encore de devenir un veacuteritable acteur de transformation sociale Face agrave un acte de

harcegravelement moral lrsquoindividu courageux posera malgreacute le risque encouru un acte pour au moins

deacutenoncer ce qursquoil est en train de subir ou de percevoir Cet appel eacutethique repose sur lrsquoideacutee que

lrsquoimmobilisme social tient en tregraves grande partie aux peurs qui gouvernent les individus agrave tout un

systegraveme de production et de gestion de la peur qui structure leurs interactions Le deacutepassement de

cette peur ne pourrait manquer en ce sens drsquoavoir des effets profonds agrave tous les niveaux de la vie

sociale et politique La question qui se pose alors est de savoir de quelle peur il est avant tout

question lorsqursquoil est ainsi fait eacutethiquement appel au courage des individus pour combattre

lrsquoimmobilisme social dans lequel ceux-ci sont enfermeacutes Correacutelativement quelles sont les

ressources des individus pour reacutepondre en situation agrave cet appel pour srsquoen donner la capaciteacute

Lrsquohypothegravese que nous allons deacutevelopper ici consiste agrave dire qursquoil y a une faccedilon de comprendre le

courage comme capaciteacute agrave ne pas se laisser aller agrave la faciliteacute agrave affronter le risque de la perte de

lrsquoeacutechec et finalement de la mort qui repose en fait sur une naturalisation du deacutesir de vivre des

individus et qui occulte ce faisant cette autre dimension fondamentale du courage qui est celle du

courage de vivre Il va srsquoagir ainsi de montrer qursquoil y a une forme drsquoappel eacutethique au courage qui

occultant la question du courage de vivre et vouant un culte agrave lrsquoindividu capable de ne pas ceacuteder agrave

la peur de perdre ses acquis ses repegraveres et finalement sa vie au nom drsquoun ideacuteal drsquoexcellence

humaine qui est en fait complice des logiques qui poussent les individus agrave demeurer dans

lrsquoimmobilisme social cet immobilisme social pouvant tout agrave fait srsquoaccommoder drsquoun certain culte de

lrsquoheacuteroiumlsme moral surtout lorsqursquoil est veacutecu bien au loin et ne perturbe rien ici Crsquoest pour cette

raison qursquoil est plus que jamais neacutecessaire aujourdrsquohui de reacutefleacutechir aux preacutesupposeacutes et aux enjeux

politiques des diffeacuterentes formes possibles drsquoappel au courage

Dans la preacutesente eacutetude il va srsquoagir de montrer qursquoil est possible de penser le courage

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 117

autrement qursquoagrave partir drsquoune philosophie qui naturalise le deacutesir de vivre des individus et

qui ce faisant centre toute la question du courage sur le deacutepassement drsquoun

attachement trop immeacutediat agrave la vie Il nrsquoest bien entendu pas question drsquoeacutecarter cette

dimension de lrsquoexistence qui consiste agrave ne pas se deacuteterminer selon la seule logique de

lrsquoauto-reproduction fonctionnelle de soi La question est seulement de savoir agrave quelles

conditions une telle reacutealisation de lrsquoexistence peut se rendre possible En reprenant

librement certaines thegraveses de la pheacutenomeacutenologie radicale de Henry cet article propose

drsquoeacutetablir que la question du courage ne peut srsquoarticuler agrave une veacuteritable interrogation sur

la dynamisation de la vie sociale que dans la mesure ougrave la dimension collective du

processus par lequel les individus se rendent capables de courage est veacuteritablement

prise en compte ce qui ne peut se faire telle sera lrsquohypothegravese centrale que si la

question du courage nrsquoest pas seulement rapporteacutee agrave la peur de la mort mais plus

originairement agrave la peur de vivre et plus preacuteciseacutement encore agrave la peur drsquoeacuteprouver la

vie1 Lrsquohypothegravese consiste ainsi agrave dire qursquoun certain appel au courage heacuteroiumlque repose

sur une naturalisation du deacutesir drsquoeacuteprouver la vie et correacutelativement sur un deacuteni du

caractegravere radicalement intersubjectif de ce deacutesir En ce sens tout appel eacutethique au

courage preacutesupposant que les individus deacutesirent naturellement vivre participe agrave un

affaiblissement de leur capaciteacute agrave faire face avec inventiviteacute aux situations dans

lesquelles ils se trouvent Pour deacutevelopper cette probleacutematique nous allons dans un

premier temps opeacuterer une distinction entre la possibiliteacute que les individus ont drsquoecirctre

courageux et le processus par lequel ils se donnent dans la situation concregravete qursquoils

vivent la capaciteacute de lrsquoecirctre Nous verrons dans un deuxiegraveme temps de quelle faccedilon une

certaine forme drsquoappel eacutethique au courage deacutenie en fait cette distinction entre le plan

de la possibiliteacute et le plan de la capaciteacute ce deacuteni eacutetant correacutelatif drsquoune pheacutenomeacutenologie

naturalisant le deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie Il srsquoagira alors dans un troisiegraveme temps de

montrer agrave partir drsquoune libre reprise de certaines thegraveses de la pheacutenomeacutenologie radicale

de la vie comment la question de lrsquoauto-capacitation collective des individus agrave la

1 Pour deacutevelopper cette probleacutematique je mrsquoappuierai sur les reacutesultats de recherches anteacuterieures que je

suppose donc accepteacutees [cf entre autres R Geacutely laquo Souffrance et attention sociale agrave la vie Eacuteleacutements

pour une pheacutenomeacutenologie radicale du soin raquo in Bulletin drsquoanalyse pheacutenomeacutenologique vol 5 ndeg 5 2009

pp 1-29] Les propos que je vais ici deacutevelopper ne preacutetendent en aucune faccedilon engager Henry lui-mecircme et

ont un statut purement introductif Pour ne pas surcharger ce texte je ne mobiliserai la pheacutenomeacutenologie

radicale qursquoallusivement renvoyant pour des justifications plus eacutelaboreacutees agrave drsquoautres recherches Sans

lrsquoengager pour autant cette eacutetude est par ailleurs redevable en profondeur agrave lrsquoensemble des travaux de

Marc Maesschalck entre autres agrave lrsquoarticle qursquoil a signeacute avec Benoicirct Ghislain Kanabus laquo Pour un point de

vue drsquoimmanence en sciences humaines raquo [in Studia phaenomenologica Michel Henryrsquos Radical

Phenomenology vol IX 2009 agrave paraicirctre] Concernant Henry lui-mecircme il faudrait bien entendu travailler

eacutegalement cette question agrave partir des reacuteflexions meneacutees par celui-ci lors de son engagement dans la

reacutesistance Pour cela cf le dialogue important entre Anne Henry et Jean Leclercq in J-M Brohm J

Leclercq (dir) Michel Henry Lausanne LrsquoAcircge drsquoHomme 2009 pp 7-50

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 118

transformation des peurs qui les immobilisent ne peut manquer de srsquoarticuler agrave une

pheacutenomeacutenologie qui loin de naturaliser le deacutesir de vivre inscrit la question du courage

dans lrsquoacte immanent drsquoadheacutesion agrave soi du pacirctir de la vie

1 De la possibiliteacute drsquoecirctre courageux agrave la capaciteacute de lrsquoecirctre

De faccedilon tregraves geacuteneacuterale le courage renvoie agrave une disposition affective agrave produire

dans une situation sociale-historique donneacutee des actes correspondant agrave certaines

valeurs essentielles en deacutepit des peurs ou des difficulteacutes que lrsquoeffectuation de ces

actes implique Dire drsquoune personne qursquoelle est courageuse ou dire drsquoun acte qursquoil est

courageux crsquoest dire quelque chose de lrsquoeacutepreuve affective que cette personne ou que

cet acte fait de lui-mecircme en srsquoeffectuant dans un contexte qui srsquooppose agrave la reacutealisation

drsquoune fin projeteacutee Un des inteacuterecircts du concept de courage est en ce sens qursquoil ne

concerne pas tant la question de savoir si lrsquoindividu deacutesire deacuteterminer son agir en

fonction de telle ou telle valeur que de savoir srsquoil possegravede ou non la disposition

affective requise pour agir en fonction de ces valeurs malgreacute ce qui srsquooppose agrave la

reacutealisation de celles-ci Bien entendu une telle thegravese est trop sommaire ne fucirct-ce que

parce qursquoelle semble dissocier la position de certaines fins par la liberteacute et la

disposition affective qui est neacutecessaire pour les accomplir comme si la plus ou moins

grande disposition de lrsquoindividu au courage nrsquoeacutetait pas neacutecessaire agrave la position mecircme

de ces fins Toutes ces consideacuterations qursquoil faudrait complexifier bien davantage encore

risquent neacuteanmoins de rester prises dans un preacutesupposeacute majeur consistant agrave assimiler

le plan de la possibiliteacute et le plan de la capaciteacute Pour poser correctement la question

du courage une distinction importante doit en effet ecirctre faite entre ces deux niveaux

drsquoanalyse Je sais que je devrais deacutenoncer cet acte de harcegravelement au travail que je

perccedilois je reconnais cet acte de reacutesistance comme eacutetant mon devoir Le

reconnaissant comme mon devoir je reconnais qursquoil est possible que je me comporte

de cette faccedilon mais la question est alors de savoir si je mrsquoen eacuteprouve capable si je

suis disposeacute affectivement agrave transformer la peur qui mrsquoenvahit ou la reacutesignation bref

tous ces affects qui me bloquent dans cette situation que je subis pour poser un acte

de reacutesistance pour faire mon devoir ou encore pour refuser de faire ce que lrsquoon me dit

ecirctre mon devoir Il ne suffit pas en effet que tel acte soit possible pour que je sois pour

autant porteur drsquoune disposition affective agrave lrsquoeffectuer Crsquoest ainsi que dans toute

socieacuteteacute mais de vivre non pas agrave cause de ceci ou de cela qui pourrait survenir des

dispositifs sont construits qui non seulement renforcent lrsquoadheacutesion des individus agrave

certaines valeurs mais agissent eacutegalement sur leur disposition affective agrave effectuer les

comportements adeacutequats Ces dispositifs peuvent ecirctre de diffeacuterentes natures

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 119

Concernant le courage ils peuvent amener les individus agrave produire des comportements

correspondant visiblement agrave des actes courageux mais qui en fait loin drsquoimpliquer

une conversion en profondeur de la peur reposent sur une autre peur par exemple

celle drsquoecirctre sanctionneacute socialement par celles et ceux qui attendent drsquoeux qursquoils

agissent de cette faccedilon-ci ou de cette faccedilon-lagrave Crsquoest encore en ce sens que lrsquoon

pourrait montrer qursquoune valorisation du courage dit viril dans la sphegravere du travail loin

de participer agrave une conversion de la peur srsquoalimente agrave la peur et ne cesse de

lrsquoentretenir en retour

11 Le courage comme auto-transformation de la peur

Pour poser la question du courage agrave partir de la distinction entre le plan de la

possibiliteacute et le plan de la capaciteacute il importe tout drsquoabord de refuser de seacuteparer la

peur du courage de cesser de faire comme si le courage ne pouvait dominer la peur

qursquoen provenant drsquoune source autre qursquoelle Dans un premier temps il est bien entendu

leacutegitime drsquoaffirmer que la peur et le courage peuvent ecirctre deacutecrits comme deux

dispositions affectives qui srsquoopposent lrsquoune agrave lrsquoautre Que ce soit pour affronter des

dangers reacuteels ndash la peur fonctionnant comme un signal ndash ou pour affronter tous ces

dangers illusoires que nous construisons et dans lesquels nous nous enfermons pour

occulter tel ou tel autre problegraveme que nous ne nous voulons pas en fait rencontrer le

courage est compris dans ce premier temps comme ce qui permet de limiter de

maicirctriser le regravegne de la peur dans nos vies Ce courage peut nous permettre drsquoaffronter

des dangers reacuteels ou de dissiper des dangers illusoires En ce qui concerne ces

dangers illusoires la peur qui les accompagne a ceci de tout agrave fait speacutecifique qursquoelle

nrsquoest pas lrsquoeffet drsquoune prise de conscience drsquoun danger mais qursquoelle nourrit lrsquoillusion

mecircme du danger si bien que la peur ne se donne pas ici comme limitable Elle est tout

entiegravere ou elle nrsquoest pas Lutter contre elle crsquoest la dissiper ce qui implique drsquoecirctre precirct

agrave affronter ce qursquoelle permettait en fait de camoufler Sur ce plan fonctionnel peur et

courage semblent devoir srsquoeacutequilibrer Toute rupture de cet eacutequilibre fonctionnel par

preacutedominance drsquoun pocircle sur lrsquoautre empecircche lrsquoindividu de srsquointeacutegrer dans son

environnement crsquoest-agrave-dire drsquoecirctre suffisamment reacuteceptif et attentif agrave celui-ci et drsquoy ecirctre

suffisamment actif en tentant de contourner ses reacutesistances La probleacutematique se

modifie encore lorsque la question nrsquoest plus celle de la composition fonctionnelle

optimale de la peur et du courage mais celle de lrsquoauto-reacutealisation de la liberteacute dans sa

dimension morale laquelle implique le deacutepassement drsquoun plan drsquoanalyse seulement

fonctionnel du rapport de lrsquoindividu agrave son environnement Le risque est grand alors

drsquoassimiler la peur agrave ce qui relegraveve de la vie sensible et le courage agrave ce qui relegraveve de la

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 120

liberteacute veacuteritable laquelle implique drsquoune faccedilon ou drsquoune autre une meacutediation dans

lrsquoattachement immeacutediat des individus agrave la vie Mais un troisiegraveme niveau drsquoanalyse peut

encore ecirctre deacuteveloppeacute qui ne relegraveve ni du plan de la composition fonctionnelle de la

peur et du courage ni du plan de la subordination morale de la peur au courage mais

du plan de la conversion inteacuterieure de la peur en courage Dans cette derniegravere

perspective le courage ne se laisse pas comprendre comme une disposition affective

qui serait exteacuterieure agrave la peur comme si dans lrsquoindividu deux dispositions affectives se

combattaient la peur et le courage la question eacutetant de savoir laquelle des deux est

susceptible de lrsquoemporter dans telle ou telle situation Lorsque lrsquoon fait du courage une

dimension qui concerne la vie profonde de lrsquoindividu une telle approche en tout cas en

derniegravere instance ne convient plus Le courage entendu en ce troisiegraveme sens implique

une transformation du rapport agrave la peur et non sa simple neutralisation par une

disposition affective concurrente Si le courage ainsi compris implique un acte de

conversion de la peur crsquoest dire que la compreacutehension de ce qui est au fondement

mecircme de ces peurs qui nous paralysent induit une compreacutehension correacutelative de ce

qursquoil y a lieu drsquoentendre par courage

Une premiegravere faccedilon de comprendre la peur qui habite nos vies est de la

rapporter au deacutesir que nous avons de persister dans lrsquoexistence de continuer agrave vivre

La peur de perdre les conditions sociales drsquoune existence heureuse ou qui pourrait ecirctre

pire encore qursquoelle ne lrsquoest preacutesentement la peur de lrsquoautre la peur devant ce qui

eacutebranle les bases drsquoune existence plus ou moins fonctionnellement adapteacutee inteacutegreacutee

etc toutes ces peurs ont bien entendu leur speacutecificiteacute propre Il importe seulement ici

de montrer qursquoelles renvoient drsquoune faccedilon ou drsquoune autre au caractegravere preacutecaire drsquoune

vie agrave laquelle fondamentalement les individus tiennent en deacutepit parfois des conditions

effroyables dans lesquelles certains se trouvent Selon cette premiegravere voie

interpreacutetative si lrsquoon peut ecirctre ameneacute agrave avoir peur de vivre ceci ou cela crsquoest sur la

base drsquoune adheacutesion naturelle agrave la vie sur la base drsquoun deacutesir eacutevident de vivre le

problegraveme eacutetant seulement lieacute aux conditions drsquoauto-reacutealisation de la vie dans le monde

Dans cette perspective faire preuve de courage crsquoest dans un premier temps assumer

la preacutecariteacute et la difficulteacute de la vie dans le monde et crsquoest dans un second temps

chercher agrave avoir une vie la plus libre possible malgreacute ce que cette exigence de liberteacute

est susceptible drsquoimpliquer

Une seconde faccedilon de comprendre la peur qui habite nos vies consiste agrave

lrsquoinscrire au cœur mecircme de lrsquoeacuteprouver de la vie Ce dont lrsquoindividu a drsquoabord et

originairement peur ce nrsquoest pas alors de mourir mais de vivre non pas agrave cause de

ceci ou de cela qui pourrait survenir dans le monde et menacer la vie non pas agrave cause

de la mort mais agrave cause de la vie en tant que telle La peur dont il est question est

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 121

peur drsquoeacuteprouver la vie peur de la violence interne de lrsquoeacuteprouver de la vie2 Dans cette

seconde perspective le deacutesir primitif que les individus ont drsquoeacuteprouver la vie loin drsquoecirctre

quelque chose qui va naturellement de soi est bien au contraire habiteacute par une peur

primordiale En une formule le courage se comprend alors comme courage de vivre

comme transformation immanente de la violence interne de la vie en joie de vivre la

vie Le courage plongeacute ainsi au cœur de lrsquoimmanence de la vie peut ecirctre compris

comme le passage mecircme du souffrir de la vie en adheacutesion agrave soi du pacirctir de la vie

Il ne peut ecirctre question dans le cadre de cet article drsquoexplorer avec preacutecision

toute la complexiteacute de lrsquoarticulation entre ces deux plans fondamentaux drsquoanalyse du

rapport entre la peur et le courage Il est eacutevident que ces deux plans ne cessent de se

mecircler dans lrsquoeacutepreuve que nous faisons en situation de nos peurs concregravetes et il est

tout aussi eacutevident que certaines peurs et certains actes de courage se laissent

davantage comprendre agrave partir drsquoun plan plutocirct qursquoagrave partir de lrsquoautre Un des inteacuterecircts

les plus fondamentaux de cette double articulation du rapport de la peur au courage

est qursquoelle nous permet de comprendre de quelle faccedilon un certain appel au courage

repose en fait sur un deacuteni tregraves profond de cette peur qui est au cœur du pouvoir de

srsquoeacuteprouver de la vie subjective Tout se passe alors comme si les individus adheacuteraient

naturellement agrave lrsquoeacuteprouver de la vie la question du courage nrsquointervenant que

relativement aux difficulteacutes qursquoils rencontrent dans le monde que relativement agrave ce qui

reacutesiste agrave la reacutealisation de leurs diffeacuterents projets Lrsquohypothegravese que nous allons ici

explorer consiste agrave dire qursquoune compreacutehension du courage comme deacutepassement drsquoun

attachement trop immeacutediat agrave la vie conduit en fait agrave promouvoir la figure drsquoun heacuteroiumlsme

purement individuel qui se coupe de toute interrogation sur les conditions sociales de

lrsquoaccroissement drsquoune disposition affective au courage En sens inverse une approche

du courage qui prend son point de deacutepart dans cette peur interne agrave lrsquoeacuteprouver mecircme de

la vie nous permet de ne pas confondre la possibiliteacute drsquoecirctre courageux et la capaciteacute

de lrsquoecirctre Nous verrons plus loin comment lrsquoaccroissement de cette disposition au

courage implique lrsquointensification de lrsquoeacutepreuve que les individus font de la partageabiliteacute

originaire du deacutesir de vivre Le courage fondamental dont il est ici question est cette

transformation immanente de la peur originaire que lrsquoeacuteprouver de la vie a de lui-mecircme

en adheacutesion inteacuterieure agrave cet eacuteprouver

Le courage des courages nrsquoest pas drsquoabord en ce sens celui de consentir agrave

mourir ou de risquer la mort au nom de valeurs supeacuterieures agrave la seule auto-

reproduction fonctionnelle mais celui de consentir agrave vivre de laisser la peur de vivre

2 Pour cette question de la violence originaire du pacirctir cf le travail fondamental de Rolf Kuumlhn par exemple

dans laquo Traumatisme et mort comme accegraves agrave la vie raquo in Annales de pheacutenomeacutenologie ndeg 6 2007 pp 207-

221 cf eacutegalement M Schneider laquo Le sujet en souffrance raquo in A David et J Greisch (dir) Michel Henry Lrsquoeacutepreuve de la vie Paris Cerf 2001 pp 281-298

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 122

interne agrave lrsquoeacuteprouver de la vie se convertir en une adheacutesion agrave la vie cette conversion

immanente de la peur drsquoeacuteprouver la vie en deacutesir et joie drsquoeacuteprouver la vie eacutetant

constitutive de lrsquoeacuteprouver mecircme de la vie Lrsquohypothegravese qui va ecirctre ici deacutefendue se

preacutecise donc ce nrsquoest qursquoen partant de la question du courage de vivre que lrsquoon peut

veacuteritablement faire droit agrave la distinction entre la possibiliteacute drsquoecirctre courageux et la

capaciteacute de lrsquoecirctre En confondant ces deux plans on reste en fait bloqueacute dans une

approche seulement individuelle du courage et on oblitegravere les dimensions

intersubjective et sociale de sa possibilisation Lrsquoapproche du courage comme courage

de vivre loin en effet de faire de la peur ce qui doit ecirctre abstraitement deacutepasseacute ne

peut manquer de partir de la peur et mecircme de srsquoalimenter agrave elle Il srsquoagit de tenter de

vivre la peur de faccedilon agrave ce que celle-ci se transforme de faccedilon immanente en une

affirmation de la supeacuterioriteacute de la vie par rapport agrave ce qui ne cesse neacuteanmoins de

lrsquoalourdir de lrsquointeacuterieur Le courage en ce sens loin drsquoecirctre un eacutetat lrsquoeacutetat de celle ou

celui qui ne se laisse pas diriger par cette peur qui lrsquoimmobilise est un mouvement un

mouvement immanent agrave lrsquoeacuteprouver mecircme de la vie un incessant mouvement de

conversion inteacuterieure de la peur de vivre en adheacutesion agrave la vie en deacutesir de soi de la vie

Mais pour que le courage puisse ecirctre compris et veacutecu comme une auto-transformation

de la peur et non comme un deacutepassement de celle-ci provenant drsquoune autre source il

importe preacuteciseacutement que cette peur qursquoil srsquoagit de transformer ne soit pas seulement

celle qui srsquoempare de lrsquoindividu quand sa vie est menaceacutee drsquoune faccedilon ou drsquoune autre Il

faut plus profondeacutement encore que cette peur soit celle qui est au cœur de lrsquoeacutepreuve

que la vie fait de sa propre force indeacutependamment donc des conditions mondaines

dans lesquelles cette vie se trouve Dans la perspective pheacutenomeacutenologique qui est ici

deacuteveloppeacutee crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoil y a une peur de vivre qui est eacutetrangegravere aux

conditions mondaines de la vie que cette vie est radicalement vulneacuterable agrave la faccedilon

dont elle est ameneacutee agrave se vivre dans le monde3 Crsquoest preacuteciseacutement parce que le

courage srsquoorigine dans une intrigue plus originaire que celle de lrsquoeffectuation de la vie

dans le monde qursquoil se trouve en mecircme temps au cœur mecircme du mouvement

drsquoouverture de la subjectiviteacute au monde au coeur de son auto-possibilisation comme

vie intentionnelle Sans cette peur interne au deacutesir de vivre de la vie on ne voit pas

comment la vie subjective dans sa primitive adheacutesion agrave elle-mecircme pourrait ecirctre

paralyseacutee par certaines de ses peurs et surtout pourrait trouver la force de les

surmonter en accroissant davantage encore son inventiviteacute en ouvrant du possible en

se retemporalisant Le fait de pouvoir ecirctre bloqueacute dans une peur qui survient de srsquoy

enfermer est caracteacuteristique drsquoun vivant dont la peur et son auto-transformation sont

constitutifs de lrsquoeacutepreuve mecircme qursquoil fait de son pacirctir de soi

3 Pour cette question je me permets de renvoyer agrave R Geacutely Rocircles action sociale et vie subjective Recherches agrave partir de la pheacutenomeacutenologie de Michel Henry Bruxelles PIE Peter Lang 2007 pp 26-34

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 123

12 La deacutecontextualisation de la capaciteacute agrave ecirctre courageux

Il ressort des premiegraveres consideacuterations que nous venons de faire que crsquoest

preacuteciseacutement parce que la vie subjective est dans lrsquoeacutepreuve qursquoelle fait de sa force

incessante conversion de la peur drsquoeacuteprouver la vie en joie drsquoeacuteprouver la vie qursquoelle a

affaire agrave une peur en elle qui nrsquoest pas seulement fonctionnelle qui peut ecirctre

paralysante mais qui pour la mecircme raison peut srsquoauto-transformer en une force

drsquoadheacutesion agrave la vie tout aussi peu fonctionnelle Lrsquoinventiviteacute originaire de la vie est

intimement lieacutee agrave une peur interne agrave son pouvoir mecircme de pacirctir En sens inverse

lorsque cette peur interne au pouvoir de srsquoeacuteprouver de la vie est deacutenieacutee autrement dit

lorsque le deacutesir de vivre de la vie est censeacute aller tout agrave fait de soi la peur dans

laquelle nous pouvons nous bloquer nrsquoest plus veacutecue comme contenant en elle-mecircme

de quoi geacuteneacuterer la force mecircme de son propre deacutepassement Cette force de reacutesistance

est degraves lors preacutesupposeacutee et opposeacutee abstraitement agrave la peur Lrsquohypothegravese qursquoil srsquoagit

ici de deacutefendre consiste agrave dire que toute approche du courage centreacutee sur la seule

peur de mourir en naturalisant le deacutesir de vivre des individus interdit agrave ceux-ci de

trouver dans les peurs qui les paralysent de quoi geacuteneacuterer la force mecircme de leur

deacutepassement Mecircme si le regard des autres peut soutenir le deacutesir que lrsquoindividu a de

se comporter de faccedilon courageuse dans telle ou telle situation il reste que toute

approche du courage comprenant unilateacuteralement celui-ci comme disposition affective

agrave ne pas se laisser enfermer dans un attachement trop immeacutediat trop naturel agrave la vie

ne peut qursquoisoler la capaciteacute de lrsquoindividu agrave ecirctre courageux du contexte mecircme dans

lequel il se trouve Tout se passe alors comme si les ressources dont dispose lrsquoindividu

pour affronter avec force et inventiviteacute ce qui lui arrive nrsquoallaient pas pouvoir ecirctre

trouveacutees dans ce qui lui arrive nrsquoallaient pas pouvoir ecirctre libeacutereacutees dans une certaine

faccedilon de vivre ce qui lui arrive y compris lorsque ce qui lui arrive est au plus loin de

lrsquoimage qursquoil voudrait donner et avoir de lui-mecircme Lorsque la question du courage est

abordeacutee du seul point de vue drsquoun attachement trop immeacutediat des individus agrave la vie la

force dont ceux-ci disposent ne peut pas trouver dans ce qui est ici et maintenant veacutecu

de quoi srsquointensifier Il faudrait pour ce faire que lrsquoenjeu de la question du courage soit

avant drsquoecirctre celui de prendre des risques celui de laisser la vie se deacutesirer se

repossibiliser lagrave mecircme ougrave on voudrait la rejeter

Il y a ainsi une faccedilon drsquoen appeler au courage des individus dans les situations

drsquooppression qursquoils vivent et par rapport auxquelles ils sont affectivement bloqueacutes qui

ne peut qursquoalimenter une forme sournoise de meacutepris par rapport aux peurs qui sont les

leurs ce meacutepris reposant sur lrsquoassimilation indue entre le plan de la possibiliteacute (il est

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 124

possible de se comporter autrement) et le plan de la capaciteacute (je suis capable de me

comporter autrement) Cet appel-lagrave au courage loin de participer agrave un travail sur les

dispositifs drsquoauto-transformation des affects preacutesuppose que tout individu est

courageux ou ne lrsquoest pas que cela ne deacutepend en rien de la situation mecircme qursquoil est

en train de vivre de la faccedilon dont il est ameneacute agrave y interagir avec les autres de la faccedilon

par exemple dont on lrsquoamegravene agrave vivre les peurs qui sont en train de lrsquoenvahir Un tel

appel au courage peut enfoncer les individus qui nrsquoy arrivent pas dans une culpabiliteacute

morbide par rapport agrave la faccedilon dont ils vivent leur situation par rapport agrave cette peur

dans laquelle ils srsquoeacuteprouvent enfermeacutes Nous sommes bien ici dans un reacutegime de

penseacutee selon lequel le courage est lagrave ou nrsquoest pas lagrave Dans ce cas il nrsquoy a aucune

raison de penser que lrsquoindividu peut accroicirctre ses forces de reacutesistance en vivant drsquoune

faccedilon speacutecifique ses peurs en y demeurant drsquoune faccedilon speacutecifique ndash dont nous verrons

plus loin qursquoelle implique un rapport aux autres ougrave srsquointensifie lrsquoeacutepreuve de la

partageabiliteacute originaire du deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie Un tel appel abstrait au

courage des individus ne peut finalement que se renverser dialectiquement dans une

seacutegreacutegation entre ceux qui par tempeacuterament sont courageux et ceux qui ne le sont pas

Une certaine forme de culpabiliteacute que lrsquoindividu peut eacuteprouver agrave ne pas avoir poseacute tel

ou tel acte est en ce sens geacuteneacutereacutee par une telle assimilation indue du plan de la

possibiliteacute et du plan de la capaciteacute En reacuteaction cette assimilation de la capaciteacute agrave la

possibiliteacute ne peut manquer de se renverser dialectiquement dans lrsquoassimilation

inverse de la possibiliteacute agrave la capaciteacute Le premier moment de cette dialectique est celui

qui conduit lrsquoindividu agrave consideacuterer qursquoil devrait ecirctre capable drsquoecirctre courageux si crsquoest

une possibiliteacute qui se donne agrave lui sous la forme drsquoun devoir cela ne tient qursquoagrave lui Le

second moment de la dialectique conduit lrsquoindividu agrave consideacuterer qursquoil nrsquoa pas agrave ecirctre

courageux srsquoil nrsquoen nrsquoest pas capable Dans ce second moment chacun nrsquoest pas

soumis avec la mecircme exigence au devoir drsquoecirctre courageux Crsquoest pour cette raison que

cette forme drsquoappel abstrait au courage srsquoil srsquoadresse agrave tous sur un certain plan ne

peut manquer sur un autre plan de valoriser le caractegravere exceptionnel des individus

laquo veacuteritablement raquo courageux lrsquouniversaliteacute abstraite drsquoun certain appel eacutethique au

courage entretenant ainsi un lien profond avec ce qursquoil faut ideacuteologiquement consideacuterer

alors comme la nature courageuse de certains individus particuliers et la tendance

naturelle des autres agrave lrsquoalieacutenation Dans cette dialectique abstraite dont on mesure

toutes les implications politiques ce qui est occulteacute nrsquoest rien drsquoautre que lrsquoauto-

capacitation des individus au courage le mouvement par lequel les individus se

rendent en situation capables de laisser leur peur se transformer en un surcroicirct de

force pour affronter avec inventiviteacute la situation dans laquelle ils sont bloqueacutes Il

srsquoavegravere donc ici qursquoune philosophie du courage qui dissocie lrsquoeacutepreuve de la peur et

lrsquoeacutepreuve de la force capable de la surmonter est une philosophie qui oppose le plan

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 125

du vivre et le plan de lrsquoexister le plan drsquoun attachement naturaliseacute agrave la vie et le plan

drsquoune liberteacute dont la force mecircme est en fait tout agrave fait eacutetrangegravere aux peurs qursquoelle est

censeacutee combattre

13 La naturalisation du deacutesir de vivre

Il ressort de ces derniegraveres consideacuterations lrsquohypothegravese qursquoil y a bien un rapport

entre la contre-productiviteacute drsquoune certaine forme drsquoappel eacutethique au courage et la

naturalisation du deacutesir de vivre que cet appel implique Crsquoest ce que nous allons

explorer avec plus de preacutecision pour terminer la premiegravere partie de cette eacutetude La

thegravese qui va ecirctre ici deacutefendue est que toute approche du courage qui occulte sa

preacutesence au cœur mecircme de lrsquoeacuteprouver de la vie et qui ce faisant naturalise le deacutesir de

vivre des individus ne peut veacuteritablement trouver dans la vie mecircme telle qursquoelle se vit

en situation de quoi permettre aux individus de laisser surgir de leur peur une plus

grande adheacutesion agrave lrsquoinventiviteacute de la vie un surcroicirct de puissance pour deacutepasser leur

blocage Il importe pour ce faire que lrsquoindividu qui subit un harcegravelement qui srsquoeacuteprouve

bloqueacute dans des systegravemes drsquointeraction qursquoil nrsquoose pas deacutenoncer combattre drsquoune

faccedilon ou drsquoune autre etc cesse de deacutecrire et de vivre la peur dans laquelle il

srsquoeacuteprouve enfermeacute comme reacutesultant drsquoun trop grand attachement agrave la vie ou en tout

cas drsquoun attachement agrave la vie insuffisamment meacutediatiseacute par lrsquoexigence drsquoune existence

la plus accomplie possible la plus libre possible au sens moral du terme Cette faccedilon

que lrsquoindividu a de vivre sa peur occulte en effet cette peur plus primitive qui est au

coeur de lrsquoeacuteprouver de la vie En faisant comme srsquoil nrsquoy avait de peur que relativement agrave

ce qui menace un deacutesir de vivre originairement assureacute de lui-mecircme mais trop peu

dilateacute trop peu habiteacute par le souffle de la liberteacute on occulte le rapport intrinsegraveque qursquoil

y a entre la peur et la force dont lrsquoindividu dispose pour affronter ce qui vient faire

obstacle agrave la dynamique drsquoauto-reacutealisation de son existence agrave la dynamique

drsquoouverture des possibles Si lrsquoecirctre humain peut agrave certains moments disposer drsquoune

force de reacutesistance tout agrave fait extraordinaire srsquoil est doteacute drsquoune force qui le rend

capable pour le meilleur comme pour le pire de faire beaucoup plus que ce qui lui est

fonctionnellement neacutecessaire crsquoest preacuteciseacutement parce que sa force de vie ne cesse

drsquoecirctre en deacutebat affectif avec elle-mecircme est travailleacutee par un souffrir de soi qui sur un

plan a toujours deacutejagrave adheacutereacute agrave soi opteacute pour soi et qui sur un autre plan ne cesse

drsquoavoir agrave adheacuterer agrave soi drsquoavoir agrave opter pour soi La peur que jrsquoai par rapport agrave ceci ou

par rapport agrave cela est drsquoautant plus capable de se transformer en force de reacutesistance

qursquoelle srsquoeacuteprouve habiteacutee par une peur plus primitive encore celle de vivre par une

peur qui srsquoest toujours deacutejagrave transformeacutee en courage de vivre sur un plan et qui ne

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 126

cesse drsquoavoir agrave le faire sur un autre plan

Drsquoun certain point de vue lrsquoindividu est donneacute agrave lui-mecircme dans une force de vie

qui a toujours deacutejagrave transformeacute la violence de son eacuteprouver en consentement agrave soi ce

consentement agrave soi de la force eacutetant constitutif de son ipseacuteiteacute mecircme Drsquoun autre point

de vue cette conversion immanente du souffrir de la force en consentement agrave soi de la

force ndash consentement au sein duquel lrsquoindividu est donneacute agrave lui-mecircme ndash est ce en quoi

lrsquoindividu est ameneacute agrave son tour agrave adheacuterer agrave lrsquoeacutepreuve qursquoil fait de lui-mecircme Donneacute agrave

lui-mecircme lrsquoindividu est appeleacute agrave accomplir son ipseacuteiteacute en y consentant en consentant

au consentement originaire de la vie en lui Crsquoest pour cette raison que la force dont

lrsquoindividu dispose pour vivre est une force qui ne cesse drsquoecirctre en deacutebat affectif avec

elle-mecircme qui ne cesse dans lrsquoeacutepreuve qursquoelle fait de son propre eacuteprouver drsquoavoir agrave

consentir agrave soi drsquoavoir agrave srsquoaccroicirctre de soi Crsquoest en ce sens que la force de vie de

lrsquoindividu nrsquoest pas seulement ce qursquoil a agrave disposition pour srsquoauto-conserver mais ce

qui en lui dans lrsquoimmanence mecircme de son eacuteprouver cherche agrave srsquointensifier agrave

srsquoaccroicirctre agrave prolifeacuterer4 Nous pourrions ainsi dire qursquoil y a au cœur mecircme de la force

dont les individus disposent pour vivre lrsquoincessante auto-transformation de la peur que

cette force a de srsquoeacuteprouver en courage drsquoadheacuterer agrave soi cette conversion disposant la

force agrave ecirctre toujours plus grande que ce qui est neacutecessaire sur un plan purement

fonctionnel Le repli de lrsquoindividu dans une vie fonctionnaliseacutee peut ecirctre ici compris

comme exprimant une peur devant la peur mecircme de vivre comme une faccedilon de ne pas

affronter cette peur En faisant comme si vivre allait de soi une telle vie loin drsquoecirctre

trop attacheacutee agrave elle-mecircme se fuit en se naturalisant Son mode apparent

drsquoattachement agrave soi camoufle une peur radicale devant lrsquoeacutenigme mecircme de lrsquoadheacutesion agrave

soi de la vie La vie subjective est donc deacutecrite ici comme ce qui ne cesse drsquoavoir agrave

adheacuterer agrave lrsquoeacuteprouver mecircme de sa force la force de vie de lrsquoindividu ne pouvant

manquer de srsquoaffecter drsquoelle-mecircme de consentir agrave son propre eacuteprouver pour ecirctre

pleinement la force qursquoelle est Si drsquoun certain point de vue lrsquoindividu est donneacute agrave lui-

mecircme dans un courage de vivre qui le preacutecegravede drsquoun autre point de vue lrsquoindividu ne

peut manquer drsquoavoir agrave laisser se transformer la peur qursquoil a drsquoeacuteprouver sa vie en

courage drsquoadheacuterer agrave celle-ci en courage de vivre sa propre vie On comprend dans cette

perspective que toute forme de naturalisation du deacutesir de vivre des individus ne peut

conduire qursquoagrave un affaiblissement des forces dont ils disposent pour faire face avec

inventiviteacute agrave ce qui leur arrive La puissance de vie dont dispose lrsquoindividu est dans

lrsquoimmanence de son rapport agrave elle-mecircme habiteacutee par un deacutebat affectif avec elle-mecircme

de sorte que cette force ne peut veacuteritablement srsquoipseacuteiser qursquoen consentant

radicalement agrave elle-mecircme qursquoen transformant cette peur interne qursquoelle a de soi en

4 Pour cette question cf R Geacutely laquo La question de lrsquoaccroissement de la vie dans la pheacutenomeacutenologie de

Michel Henry Reacuteflexions agrave partir de La barbarie raquo in Noesis ndeg 13 agrave paraicirctre

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 127

adheacutesion agrave soi Lrsquoaccroissement de la force de reacutesistance et drsquoinventiviteacute de lrsquoindividu

est lieacutee au mouvement en lui de conversion de la peur de vivre en deacutesir de vivre Toute

naturalisation du deacutesir de vivre de lrsquoindividu ne peut degraves lors conduire qursquoagrave un

affaiblissement de sa force de vie

Si lrsquoecirctre humain peut ecirctre habiteacute drsquoune force de vie exceptionnelle crsquoest dans la

mesure preacuteciseacutement ougrave lrsquoeacuteprouver de sa puissance de vie loin drsquoaller de soi est bien

au contraire habiteacute par une peur de soi qui ne cesse de se transformer et drsquoavoir agrave se

transformer en adheacutesion agrave soi lrsquoideacutee eacutetant donc que la puissance de vie de lrsquoindividu

est drsquoautant plus grande qursquoelle ne cesse de consentir agrave elle-mecircme qursquoelle ne deacutenie

donc pas sa peur interne Lorsque tel individu subit ou voit subir une injustice mais ne

reacuteagit pas on ne peut manquer en ce sens drsquoaffaiblir sa capaciteacute agrave reacuteagir avec

inventiviteacute agrave cette situation en ne mettant la peur qui lrsquoimmobilise qursquoau compte drsquoun

attachement trop immeacutediat agrave la vie qursquoau compte drsquoune vie insuffisamment habiteacutee par

le souffle de la liberteacute Bien entendu sur un certain plan cette analyse nrsquoest pas

fausse mais elle demande agrave ecirctre compleacuteteacutee par un second niveau drsquoanalyse celui que

rend preacuteciseacutement possible la pheacutenomeacutenologie radicale de Henry telle qursquoelle est ici

reprise Ce second niveau drsquoanalyse permet en effet de mettre en eacutevidence le fait que

ce manque de puissance dont lrsquoindividu dispose pour eacutelargir lrsquoespace des possibles

drsquoune situation donneacutee ne relegraveve pas tant drsquoun attachement trop immeacutediat agrave la vie que

drsquoun attachement bien au contraire insuffisamment fort agrave la vie et agrave vrai dire drsquoune peur

de vivre qui ne srsquoassume pas pleinement qui tente de se faire oublier Srsquoil y a une

faccedilon de se complaire dans la peur de mourir dont la fonction est drsquoocculter

complegravetement une peur plus profonde de vivre ndash si lrsquoindividu a peur de mourir crsquoest

qursquoil est attacheacute agrave lrsquoeacuteprouver de la vie ndash de mecircme ici une trop grande insistance sur

lrsquoattachement immeacutediat de lrsquoindividu agrave la vie le fait de rendre compte de son manque

de liberteacute en invoquant une peur de perdre la vie etc tout cela repose en fait sur une

naturalisation du deacutesir de vivre de lrsquoindividu sur un deacuteni du deacutebat affectif originaire du

pouvoir de srsquoeacuteprouver de la vie avec lui-mecircme Une telle faccedilon de proceacuteder ne peut

manquer drsquoaffaiblir la force de vie de lrsquoindividu de le replier en ce sens sur lui-mecircme et

confirmer par lagrave mecircme que sa vie manque de souffle parce qursquoelle est trop centreacutee sur

elle-mecircme Mais crsquoest exactement lrsquoinverse qursquoil faut dire agrave savoir que crsquoest parce que

lrsquoindividu nrsquoadhegravere pas suffisamment agrave lrsquoeacuteprouver de sa vie qursquoil manque de souffle

drsquoinventiviteacute Ce deacuteficit drsquoadheacutesion agrave soi srsquoexprime par une naturalisation du deacutesir de

vivre par la reacuteduction de lrsquoacte immanent drsquoauto-adheacutesion de la vie en un processus

naturel cette naturalisation permettant agrave lrsquoindividu drsquoocculter ou plutocirct de tenter

drsquoocculter cette peur qui est au cœur de lrsquoeacuteprouver de la vie qui est interne agrave sa force

mecircme

Au lieu drsquointerroger ce qui dans la peur de perdre ceci ou de perdre cela occulte

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 128

cette peur de vivre plus primordiale encore la naturalisation du deacutesir de srsquoeacuteprouver de

la vie fait comme si lrsquoeacuteprouver mecircme de la vie ne faisait en soi aucun problegraveme Dans

ce cas la peur ne peut provenir que de ce qui menace une vie naturellement attacheacutee

agrave elle-mecircme naturellement deacutesireuse de srsquoeacuteprouver Mais en faisant comme si le fait

mecircme de srsquoeacuteprouver nrsquoeacutetait porteur drsquoaucune peur intrinsegraveque ndash et cela

indeacutependamment donc de ce qui dans le monde vient menacer la vie ndash on occulte

complegravetement ce agrave partir de quoi la puissance de vie dont lrsquoindividu dispose est

susceptible de srsquoaccroicirctre Lrsquoindividu ne peut en effet accroicirctre sa puissance de vie

qursquoen faisant droit agrave cette peur qui est au cœur mecircme de lrsquoeacuteprouver de la vie et en lui

permettant de se transformer en adheacutesion agrave la vie en joie drsquoeacuteprouver la vie En ce

sens crsquoest dans lrsquoici et maintenant de lrsquooppression qursquoil subit ou perccediloit que lrsquoindividu a

agrave laisser son eacuteprouver de la vie opter le plus pleinement possible pour lui-mecircme

Naturaliser le deacutesir de vivre de la vie crsquoest faire comme si ce deacutesir nrsquoavait pas agrave rejaillir

au sein de chaque veacutecu aussi peacutenible soit-il agrave opter encore et agrave nouveau pour lui-

mecircme lagrave mecircme ougrave la vie nrsquoest pas jugeacutee digne drsquoecirctre veacutecue Ce courage-lagrave qui rompt

avec toute repreacutesentation positive ou neacutegative de soi est le plus profond qui soit agrave

vivre laisser lrsquoeacuteprouver de sa vie adheacuterer agrave soi lagrave ougrave parfois on voudrait ecirctre au plus

loin de soi Tel individu qui semblait tregraves peureux tregraves replieacute peut srsquoil est mis dans

certaines conditions adheacuterer pleinement au pacirctir de sa propre vie et trouver tout agrave

coup en lui des forces de reacutesistance tout agrave fait exceptionnelles Avant de savoir si

lrsquoindividu va avoir le courage de prendre des risques par rapport agrave ce qui le menace la

question plus fondamentale qursquoil y a lieu de se poser ici est de savoir srsquoil va pouvoir

laisser cette eacutepreuve si peacutenible qursquoil fait de lui-mecircme ecirctre habiteacutee par lrsquoadheacutesion agrave lui-

mecircme du pouvoir de srsquoeacuteprouver de sa vie Sur un certain plan cette adheacutesion a

toujours deacutejagrave lieu faute de quoi personne ne serait lagrave pour srsquoeacuteprouver dans cet

harcegravelement dans cette peur dans cette cruauteacute il nrsquoy aurait pas drsquoeacutepreuve

subjective du tout Mais en mecircme temps lrsquoindividu nrsquoest reacuteellement donneacute agrave lui-mecircme

dans cette adheacutesion agrave soi du pouvoir de srsquoeacuteprouver de la vie que srsquoil est ameneacute agrave son

tour agrave laisser le pacirctir de sa vie agrave lui se deacutesirer srsquoaffecter de soi en chaque veacutecu

Lrsquoaccroissement de la force de vie de lrsquoindividu est lieacutee agrave ce deacutebat affectif originaire qui

se deacuteploie en chacun de ses veacutecus Crsquoest pour cette raison qursquoil y a un rapport tregraves

profond entre une approche du courage centreacutee sur la peur de mourir et la

deacutecontextualisation de la capaciteacute des individus agrave ecirctre courageux comme si la force de

reacutesistance des individus eacutetait dissocieacutee de la faccedilon dont ils eacuteprouvent et partagent la

vie en situation Cette derniegravere thegravese revient agrave dire que toute philosophie du courage

qui repose sur une naturalisation du deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie occulte

complegravetement la question de lrsquoauto-capacitation des individus au courage la question

de leur pouvoir drsquoaccroicirctre en situation leur force de vie ce qui revient en derniegravere

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 129

instance agrave distinguer ceux qui par nature sont courageux et ceux qui ne le sont pas

2 Des figures heacuteroiumlques du courage agrave lrsquoimmobilisme social

Avant de montrer dans la troisiegraveme partie de cette eacutetude en quoi la capaciteacute

des individus agrave ecirctre courageux agrave accroicirctre leur adheacutesion agrave la puissance de reacutesistance

et drsquoinventiviteacute de la vie implique un certain rapport aux autres il importe tout drsquoabord

de montrer de faccedilon plus preacutecise en quoi tout appel au courage centreacute unilateacuteralement

sur le deacutepassement drsquoun attachement trop immeacutediat agrave la vie ne peut que renforcer

lrsquoimmobilisme des individus leur faire accepter de faccedilon reacutesigneacutee les peurs dans

lesquelles ils srsquoeacuteprouvent bloqueacutes cette reacutesignation allant de pair avec une

naturalisation de leur deacutesir de vivre Il y a une faccedilon drsquoen appeler au courage eacutethique et

de montrer que cet appel a eacuteteacute entendu par des personnaliteacutes exemplaires qui revient

en fait agrave omettre complegravetement toute forme drsquoattention aux conditions de la conversion

de la peur de vivre en adheacutesion agrave la vie cette conversion se faisant toujours en

situation

21 Le spectacle de lrsquoheacuteroiumlsme moral entre appel et culpabiliteacute

Remarquons tout drsquoabord qursquoune certaine forme de promotion de la figure

morale heacuteroiumlque dans le champ social consiste en fait sous preacutetexte drsquoeacuteduquer et de

motiver les individus agrave condamner la peur dans laquelle ceux-ci srsquoeacuteprouvent bloqueacutes

La plupart du temps ce culte de la personnaliteacute exemplaire nrsquoappelle pas les individus

agrave entrer dans leurs peurs agrave y demeurer pour y atteindre la source mecircme de leur auto-

transformation Ce culte appelle les individus agrave changer pour ainsi dire de nature Il est

eacutevident qursquoil peut y avoir un rapport agrave des figures morales exemplaires qui nrsquoentre pas

dans cette logique et qui au contraire nourrit le travail agrave la fois personnel et collectif

des individus par rapport aux peurs au sein desquelles ils srsquoeacuteprouvent bloqueacutes Nous

expliciterons dans la derniegravere partie de cette eacutetude certaines des conditions drsquoun tel

rapport potentialisant aux figures morales exemplaires Mais il importe tout drsquoabord

drsquoecirctre plus preacutecis dans lrsquoexplicitation du caractegravere deacutepotentialisant drsquoun certain usage

des figures morales heacuteroiumlques Une certaine forme de valorisation des figures

heacuteroiumlques repose en effet en derniegravere instance sur une approche purement

deacutecontextualiseacutee du courage Dans ce cas lrsquoindividu exceptionnel mis en spectacle est

doteacute drsquoun pouvoir drsquoecirctre courageux qui ne tient qursquoagrave lui qui ne doit rien au contexte de

son deacuteploiement Mais cette valorisation agrave lrsquoextrecircme de lrsquoindividu dans le pur pouvoir

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 130

de commencer de sa liberteacute ne tarde pas agrave srsquoinverser dialectiquement en une approche

que lrsquoon pourrait qualifier de deacuteterministe Si cela est possible ainsi que lrsquoattestent ces

grandes figures heacuteroiumlques pourquoi cela ne le serait-il pas pour chacune et chacun

drsquoentre nous Or cela ne semble pas ecirctre le cas La conclusion est toute trouveacutee Il

nrsquoest peut-ecirctre pas dans le devoir de tous et dans la capaciteacute de tous drsquoecirctre courageux

de cette faccedilon-lagrave Degraves que la question du courage se trouve introduite par lrsquoexemple de

ces grandes figures morales cette dialectique ne peut manquer de srsquoenclencher Agrave

regarder de plus pregraves cette ideacutee selon laquelle la transformation profonde de nos

dispositions affectives est suspendue agrave une liberteacute qui se possegravede absolument elle-

mecircme nrsquoest que lrsquoenvers de cette autre position consistant agrave cateacutegoriser les individus

selon une nature qui en soi serait plus courageuse ou moins courageuse Il srsquoagirait

drsquoopeacuterer une sorte de division du travail dans la sphegravere du courage Une hieacuterarchisation

ontologique des individus selon qursquoils sont comme tels plus ou moins courageux

entretient un rapport dialectique abstrait avec une sorte drsquoeacutegalitarisme purement formel

des individus face agrave la question du courage Ce qui est en fait occulteacute dans ces deux

positions dialectiquement articuleacutees crsquoest bien la question des dispositifs concrets de

capacitation des individus agrave la transformation de leurs affects en lrsquooccurrence ici agrave la

conversion en situation de leurs peurs Selon la version hieacuterarchique certains individus

sont capables de courage tandis que drsquoautres non Selon la version eacutegalitariste

formelle chacun en est capable srsquoil le veut vraiment la transformation profonde de ses

affects ne tenant qursquoagrave lui Dans un mecircme mouvement la figure morale heacuteroiumlque

rappelle qursquoil est possible en droit agrave tout ecirctre humain de vivre selon les preacuteceptes

drsquoune liberteacute accomplie mais creuse au plan de lrsquoeacutepreuve que ces mecircmes ecirctre

humains font de leur capaciteacute agrave vivre selon cette exigence un abicircme de plus en plus

grand Il y a ceux qui sont dans la peur et ceux qui ne le sont pas ou qui ne le sont

plus de la mecircme faccedilon Il y a ceux qui sont pris dans lrsquoauto-gestion fonctionnelle de la

peur et il y a ceux qui entrent dans la vie veacuteritablement libre

Mecircme si lrsquoappel agrave la liberteacute veacuteritable a pu ecirctre geacuteneacutereacute dans la vie de lrsquoindividu

heacuteroiumlque par lrsquoeacutepreuve drsquoun eacutebranlement dont il eacutetait fondamentalement passif il reste

qursquoune certaine forme de culte de lrsquoheacuteroiumlsme moral ne peut manquer drsquoannuler cette

distinction fondamentale qui a eacuteteacute preacuteceacutedemment faite entre la possibiliteacute drsquoecirctre

courageux et la capaciteacute agrave rejoindre cette possibiliteacute agrave partir de la situation dans

laquelle on se trouve Dans cette perspective si lrsquoindividu a pu reacuteagir agrave cet

eacutebranlement autrement que sur le mode drsquoune fuite drsquoun repli dans la gestion

fonctionnelle de soi crsquoest qursquoil srsquoest donneacute agrave lui-mecircme ce courage fondamental drsquoecirctre

libre ce qui est tout agrave fait exact mais le risque est grand si on arrecircte ici le

raisonnement de couper alors la singulariteacute radicale de lrsquoacte de liberteacute du contexte

mecircme de sa possibilisation Le refus de cette distinction entre la possibiliteacute drsquoecirctre

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 131

courageux et la capaciteacute de lrsquoecirctre est en ce sens correacutelatif drsquoune absolue

personnalisation de la question du courage cette absolue personnalisation occultant la

question de savoir si la possibilisation drsquoun acte de courage donneacute nrsquoimplique pas des

interactions sociales speacutecifiques Indeacutependamment du fait que la promotion de telle ou

telle figure heacuteroiumlque dans le champ social relegraveve de rapports de pouvoir entre des

anthropologies concurrentes et des positions sociales correacutelatives ndash la promotion de

certaines figures du courage ne faisant que renforcer la domination des

repreacutesentations collectives de certains groupes dominants ndash il importe avant tout ici

de montrer qursquoune pure et simple moralisation de la question du courage par

lrsquointermeacutediaire de figures heacuteroiumlques ultra-personnaliseacutees entretient lrsquoadheacutesion des

individus agrave la valeur du courage tout en les maintenant dans un veacuteritable eacutetat

drsquoimpuissance affective par rapport agrave cette valeur Si notre socieacuteteacute malgreacute ses valeurs

de courage proclameacutees a besoin de geacuteneacuterer des individus qui se tiennent dans la peur

pour pouvoir fonctionner alors une certaine faccedilon de promouvoir lrsquoheacuteroiumlsme moral

comme figure exemplaire convient tout agrave fait au maintien drsquoun immobilisme social

22 Heacuteroiumlsme moral et interpassiviteacute

Une seconde faccedilon de deacutevelopper cette argumentation ne porte pas sur la

seacutegreacutegation ontologique que peut geacuteneacuterer lrsquoappel abstrait au courage entre ceux qui

sont destineacutes agrave la veacuteritable liberteacute et ceux qui ne le sont pas mais se concentre sur

les implications affectives possibles du transfert de lrsquoattention des individus sur le

courage de ces figures exemplaires Le concept drsquointerpassiviteacute5 tel qursquoil est deacuteveloppeacute

par i ek est tout agrave fait inteacuteressant dans cette perspective dans la mesure ougrave ilŽ ž

permet de comprendre de quelle faccedilon un certain type de transfert affectif sur le

courage de ces individus exemplaires loin de nous renvoyer agrave un travail sur nos

propres dispositions affectives nous permet au contraire de nous deacutecharger de celui-

ci Ces individus sont courageux pour nous ils ont peur et deacutepassent cette peur en

notre propre nom comme si lrsquoeacutepreuve purement affective du rapport de chacun agrave la vie

pouvait ecirctre transfeacutereacutee lagrave-bas dans lrsquoeacutepreuve qursquoun autre y fait de sa vie Que ce soit

au plan de la peur de mourir ou au plan plus originaire de la peur de vivre il y a en

effet une faccedilon de donner telle ou telle personne en exemple et de srsquoy projeter qui

revient agrave deacutecharger lrsquoindividu de lrsquoeacutepreuve affective qursquoil fait de sa propre peur du deacutebat

affectif interne agrave celle-ci Selon i ek de la mecircme faccedilon qursquoune certaine reacuteduction desŽ ž

croyances religieuses agrave des repreacutesentations culturelles parmi drsquoautres ndash ce qui fait que

lrsquoon peut se preacutesenter comme un croyant non pratiquant ou mobiliser la religion mais

5 Cf S i ek Ž ž La subjectiviteacute agrave venir Essais critiques Paris Flammarion 2006 pp 13-49

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 132

seulement agrave certains moments cruciaux de lrsquoexistence ndash a besoin de ces femmes et

hommes qui lagrave-bas y croient laquo vraiment raquo de mecircme le courage exemplaire de ces

femmes et de ces hommes serait en ce sens neacutecessaire au maintien de lrsquoimmobilisme

affectif de nos existences La radicaliteacute du courage de lrsquoautre lagrave-bas est mon courage

mais lagrave-bas et me dispense en ce sens drsquoeacuteprouver ici et maintenant la radicaliteacute de

mon propre deacutesir de libeacuteration Crsquoest donc dans le mecircme mouvement qursquoune certaine

promotion de lrsquoheacuteroiumlsme moral peut plonger lrsquoindividu dans une forme de deacutesespoir et

en mecircme temps lrsquoempecirccher drsquoeacuteprouver ce deacutesespoir lui permettre de vivre son

existence dans lrsquoacceptation paisible de ses compromissions Un des inteacuterecircts du

concept i ekien drsquointerpassiviteacute est en ce sens de montrer qursquoune certaine forme dež ž

sacralisation des grandes figures morales en tout cas leur mise agrave part la

deacutecontextualisation de leur situation concregravete de reacutesistance peut empecirccher les

individus qui srsquoy projettent de faire retour sur eux-mecircmes de srsquointerroger sur les

moyens qursquoils doivent se donner pour se disposer au courage lagrave ils sont Il suffit agrave

lrsquoindividu de savoir que le courage est possible avec une telle extreacutemiteacute ailleurs pour

qursquoil continue agrave vivre sa vie comme il le peut avec toutes ses peurs qursquoil finit par

naturaliser Dans une socieacuteteacute ougrave lrsquoeacutepreuve de la fragiliteacute des liens et la peur nrsquoont

jamais eacuteteacute autant constitutives des interactions sociales le spectacle de ces heacuteros de

ces individus capables de deacutepasser la peur solitairement et avec eacuteclat nrsquoa jamais eacuteteacute

aussi imposant ces deux dimensions telle est lrsquohypothegravese ici deacutefendue ne cessant de

se renforcer lrsquoune lrsquoautre

23 Le courage entre acte individuel et situation collective

Un premier reacutesultat des reacuteflexions que nous avons meneacutees jusqursquoagrave maintenant

est qursquoune certaine forme drsquoappel eacutethique au courage en cette eacutepoque ougrave la peur

srsquoempare de lrsquoensemble de nos sphegraveres drsquoexistence revient agrave personnaliser

unilateacuteralement la question du courage agrave ne pas penser ensemble la singulariteacute

radicale de chaque acte de courage et les conditions sociales de sa potentialisation

Un second reacutesultat est qursquoun certain usage de lrsquoheacuteroiumlsme moral dissocie le courage de

lrsquoindividu de la situation concregravete dans laquelle il se trouve Une approche seulement

eacutethique de la question du courage revient en derniegravere instance agrave faire comme srsquoil y

avait des individus qui sont en soi plus ou moins courageux et qui par ailleurs sont

plongeacutes dans telle ou telle situation drsquooppression On oblitegravere ce faisant toute

interrogation portant sur la faccedilon dont les actes concrets de cette personne subissant

un harcegravelement peuvent ou non accroicirctre lrsquoeacutepreuve qursquoelle fait de la transformabiliteacute de

ses affects Au lieu drsquointerroger le courage en faisant de celui-ci une disposition

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 133

affective qui preacutecegravede les situations ougrave lrsquoindividu doit faire preuve de courage qui fait

donc de la capaciteacute agrave ecirctre courageux une capaciteacute dont lrsquoinstauration est abstraite de

la situation concregravete au sein de laquelle elle doit ecirctre activeacutee la recherche qui est ici

deacuteveloppeacutee nous conduit bien plutocirct agrave porter toute notre attention sur la faccedilon dont

lrsquoagir en situation est susceptible drsquoopeacuterer sur soi sur son affectiviteacute mecircme srsquoauto-

disposer agrave une conversion de sa peur Srsquoil est vrai qursquoil y a une habitualiteacute du courage

il y a une faccedilon de comprendre celle-ci qui abstrait la force drsquoecirctre courageux de la

situation chaque fois particuliegravere au sein de laquelle lrsquoindividu se trouve comme si

lrsquoindividu venait agrave la rencontre de sa situation en activant une disposition affective

exteacuterieure agrave cette situation Dans le cadre de lrsquoeacutetude que nous menons ici il faut au

contraire penser ensemble la seacutedimentation des actes de courage et lrsquoincessante

naissance agrave soi du pouvoir drsquoecirctre courageux Un troisiegraveme reacutesultat des reacuteflexions que

nous avons meneacutees est en ce sens que le premier courage le courage des courages si

lrsquoon peut srsquoexprimer ainsi est celui drsquoaccepter sa peur non pour srsquoy complaire mais

pour laisser la vie srsquoy repossibiliser Si le courage est lrsquoacte mecircme drsquoune conversion de

la peur de vivre en une adheacutesion agrave la puissance de la vie alors il y a une faccedilon de

deacutenier ou de meacutepriser la peur qui nous habite qui ne peut que porter atteinte agrave ce

qursquoest le courage en son fond affectif le plus essentiel agrave la possibiliteacute mecircme de lrsquoauto-

conversion de la peur de vivre en adheacutesion agrave la vie Crsquoest dans cette perspective que

lrsquoon peut critiquer un certain eacuteloge du courage qui reposant sur un deacuteni de la peur

dissociant la peur et le courage met en avant une figure du courage drsquoune extrecircme

violence ce qui exprime une peur par rapport agrave la peur elle-mecircme

Crsquoest pour cette mecircme raison qursquoune certaine forme de lutte contre lrsquoextrecircme

droite qui deacutenie la peur ressentie par les individus lrsquoeacutepreuve de leur inseacutecuriteacute tant au

plan eacuteconomique politique que culturel participe agrave un veacuteritable affaiblissement du

pouvoir drsquoauto-transformation des dispositions affectives des individus6 Par rapport agrave

des problegravemes drsquoinseacutecuriteacute culturelle qui sont des problegravemes reacuteels il y a ainsi une

faccedilon drsquoaffirmer qursquoil nrsquoy a au fond aucun problegraveme que la diffeacuterence est enrichissante

il y a encore une certaine faccedilon drsquoen appeler eacutethiquement au courage de la rencontre

de lrsquoautre dans sa diffeacuterence qui ne donne aucune chance agrave la peur drsquoecirctre travailleacutee

drsquoecirctre prise en compte drsquoecirctre lrsquoobjet drsquoune attention portant sur les conditions sociales

de sa conversion immanente de son auto-transformation Autrement dit une approche

seulement morale du problegraveme de lrsquoextrecircme droite se prive drsquoune interrogation sur les

conditions sociales susceptibles de disposer les individus agrave laisser leur peur se

transformer drsquoelle-mecircme en autre chose que seulement de la peur agrave la laisser se

transformer en un acte drsquoadheacutesion agrave la vie Crsquoest dans le mecircme sens encore que lrsquoon

6 Pour cette question cf lrsquoouvrage tregraves important de M Maesschalck et Ch Boucq Deacuteminons lrsquoextrecircme droite Charleroi Editions Couleur livres 2005

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 134

peut proposer comme hypothegravese qursquoune approche du courage centreacutee sur la seule peur

de mourir en personnalisant agrave lrsquoextrecircme la disposition des individus au courage ne

peut manquer de mettre davantage en eacutevidence les facteurs interpersonnels drsquoune

situation drsquooppression donneacutee que les facteurs plus collectifs comme ceux lieacutes agrave

lrsquoorganisation des interactions Crsquoest en ce sens que lrsquoon peut rejoindre ici les

reacuteflexions deacuteveloppeacutees par Marc Maesschalck sur le rapport entre lrsquoaction collective et

le harcegravelement moral7 En internalisant la disposition de lrsquoindividu au courage en

obliteacuterant le rapport du courage au contexte au sein duquel il a agrave se potentialiser on

ne peut manquer de faire passer agrave lrsquoavant-plan les individus qui sont les plus visibles

dans la situation drsquooppression et faire disparaicirctre plus encore dans lrsquoobscuriteacute tout ce

qui soutient lateacuteralement lrsquoacte individuel de harcegravelement Tout se passe comme si une

certaine compreacutehension du courage ne pouvait manquer de focaliser lrsquoattention sur ce

qui dans la situation apparaicirct comme le plus directement menaccedilant une telle

disposition cognitive ndash dont on voit bien qursquoelle est profondeacutement articuleacutee agrave une

certaine disposition affective ndash occultant ou tendant tout au moins agrave occulter la

situation de harcegravelement dans ce qursquoelle a de beaucoup plus complexe qursquoune relation

entre un harceleur et un harceleacute dans ce qursquoelle a de collectif Il apparaicirct ainsi telle

sera lrsquohypothegravese fondamentale de la derniegravere partie de cette recherche qursquoil y a un

rapport entre la dimension plus personnelle ou collective de lrsquoacte de courage et la

faccedilon dont lrsquoeacutepreuve de la peur est veacutecue et reacutefleacutechie agrave savoir comme une peur qui

suppose lrsquoeacutevidence de lrsquoadheacutesion agrave la vie ou comme une peur qui au contraire srsquoorigine

dans le deacutebat interne agrave lrsquoeacuteprouver mecircme de la vie

3 Le courage et la partageabiliteacute originaire de la vie

Accepter drsquointerroger le courage drsquoune faccedilon qui nrsquoimplique pas la naturalisation

du deacutesir de vivre des individus crsquoest accepter de faire du courage une dimension

constitutive de lrsquoeacuteprouver mecircme de la vie subjective de son affectiviteacute originaire de

son mouvement primitif drsquoadheacutesion agrave soi Lrsquoobjectif de la derniegravere partie de cette eacutetude

est de montrer que crsquoest bien en interrogeant le courage dans sa dimension radicale

crsquoest-agrave-dire comme constitutif de lrsquoadheacutesion immanente du pacirctir de la vie agrave lui-mecircme

que lrsquoon peut faire droit agrave la dimension radicalement intersubjective du pouvoir que les

individus ont drsquoaccroicirctre en situation leur force de vie La disposition des individus agrave

7 M Maesschalck laquo Harcegravelement moral et action collective Une approche normative de la preacutevention agrave

partir des repreacutesentations sociales raquo in M Sanchez-Mazas et G Koubi (dir) La notion de harcegravelement

Confusions politiques consideacuterations sociales et incertitudes juridiques Bruxelles Eacuteditions de lrsquoUniversiteacute

de Bruxelles 2005 pp 139-156

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 135

lrsquoacte courageux est en ce sens profondeacutement lieacutee agrave lrsquoeacutepreuve qursquoils font de la

partageabiliteacute originaire du deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie Pour deacutevelopper cette thegravese il

importe de partir de ce qui a eacuteteacute preacuteceacutedemment eacutetabli agrave savoir qursquoil y a une peur

originaire au cœur du moindre de nos veacutecus une peur qui ne cesse drsquoavoir agrave se

convertir de faccedilon immanente en une adheacutesion au pouvoir de srsquoeacuteprouver de la vie

Selon un premier plan drsquoanalyse lrsquoindividu vivant naicirct agrave lui-mecircme dans ce courage

primitif qui est au cœur de tout eacuteprouver de la vie dans ce mouvement inaugural de

conversion de la peur de vivre en deacutesir de vivre ce mouvement eacutetant constitutif de

lrsquoipseacuteiteacute essentielle de la vie Crsquoest preacuteciseacutement pour cette raison que lagrave ougrave je suis

ameneacute agrave deacutesespeacuterer de ma vie ce deacutesespoir implique encore une adheacutesion primitive

du pouvoir de srsquoeacuteprouver de la vie agrave lui-mecircme une adheacutesion au sein de laquelle je ne

cesse de naicirctre agrave moi-mecircme de naicirctre agrave moi-mecircme dans le deacutesir de se vivre de la vie

dans son indeacutefectible adheacutesion agrave soi Selon un second plan drsquoanalyse cette conversion

primitive de la peur drsquoeacuteprouver la vie en deacutesir de vivre il faut que lrsquoindividu la revive

pour lui-mecircme il faut qursquoil se redonne agrave lui-mecircme ce courage originaire de vivre qui le

rend possible et cela en chacun de ses veacutecus Mecircme si sur un certain plan chacun

de mes veacutecus est immeacutediatement mien sur un autre plan il ne cesse drsquoavoir agrave devenir

pleinement mien et ne peut le devenir que si la peur originaire drsquoeacuteprouver ma vie se

convertit en chacun de mes veacutecus en adheacutesion agrave la vie en deacutesir de prendre le risque

de vivre Sur un certain plan cette conversion a toujours deacutejagrave eu lieu et sur un autre

plan elle ne cesse drsquoavoir agrave se reacutealiser Cette distinction entre ces deux niveaux de

courage est neacutecessaire si lrsquoon veut saisir avec preacutecision en quoi un certain rapport aux

autres est requis pour que lrsquoindividu puisse accroicirctre son adheacutesion agrave la puissance

mecircme de la vie

31 Du courage de vivre la vie au courage de vivre ma vie

Srsquoil est important de mettre en eacutevidence le fait qursquoil y a un courage de vivre

constitutif du pouvoir de srsquoeacuteprouver de lrsquoindividu autrement dit qui donne lrsquoindividu agrave

lui-mecircme et qui ne cesse en ce sens de le pousser agrave vivre crsquoest drsquoune part parce que

le pouvoir drsquoadheacutesion de lrsquoindividu au pacirctir de sa propre vie ne peut prendre possession

de soi dans la singulariteacute mecircme de son acte qursquoen se recevant drsquoun pouvoir

drsquoadheacutesion qui le deacutepasse et qursquoil partage avec les autres individus Crsquoest drsquoautre part

parce crsquoest bien cet archi-courage de la vie qui lorsqursquoil est naturaliseacute sert agrave

lrsquoexploitation des individus sert agrave utiliser leur incroyable capaciteacute agrave endurer

Lrsquoexploitation des individus telle qursquoelle est comprise de ce point de vue joue agrave la fois

sur leur peur et sur leur capaciteacute agrave tenir bon dans les conditions de vie dans lesquelles

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 136

ils srsquoeacuteprouvent enfermeacutes Lrsquousage de la peur et lrsquousage du courage compris ici comme

capaciteacute agrave tenir bon agrave endurer fonctionnent ensemble Mais il importe de bien saisir

qursquoun tel courage compris comme capaciteacute pour ainsi dire aveugle agrave tenir le coup et en

ce sens agrave entretenir lrsquooppression que lrsquoon subit est geacuteneacutereacute par une naturalisation du

courage originaire de la vie subjective ndash lequel courage originaire est un acte immanent

au pacirctir mecircme de la vie et non un donneacute naturel Si les individus ne peuvent manquer

de se vivre comme porteacutes par une vie qui drsquoune certaine faccedilon est forte pour eux et en

eux qui leur donne son courage malgreacute toutes les difficulteacutes qursquoils endurent il importe

donc de savoir si ce courage originaire de la vie va ecirctre ou non naturaliseacute par les

individus Le courage naturaliseacute permet agrave lrsquoindividu de tenir le coup dans une situation

donneacutee mais en lrsquoempecircchant en mecircme temps drsquoy chercher des possibiliteacutes de

transformation lrsquoouverture possible drsquoun devenir Mais il suffit que cette naturalisation

du deacutesir de vivre se relacircche quelque peu ou que certaines nouvelles interactions se

mettent en place pour que lrsquoadheacutesion agrave la vie se revive pleinement comme un acte La

force de vie de lrsquoindividu ne peut manquer alors de se libeacuterer de lui permettre non pas

seulement drsquoendurer mais de srsquoengager dans une veacuteritable transformation de ses

conditions drsquoexistence Il y a en ce sens une ideacuteologie du courage qui est complice de

la neutralisation de la puissance de vie des individus Une certaine compreacutehension du

courage comme capaciteacute agrave endurer des conditions tregraves peacutenibles ndash ce qui ne peut que

favoriser une certaine forme drsquoexploitation des individus ndash et une certaine

compreacutehension du courage compris comme capaciteacute agrave reacutesister mecircme au prix drsquoune

perte de la vie sont susceptibles de se rejoindre dans une commune naturalisation du

deacutesir de vivre de la vie Il y a en effet une faccedilon drsquoendurer lrsquoexploitation tout comme il y

a une faccedilon de vouloir reacutesister agrave lrsquoexploitation qui preacutesupposent que lrsquoattachement de

la vie agrave elle-mecircme autant que lrsquoattachement des individus agrave leur propre vie est quelque

chose de naturel Cette preacutesupposition permet soit de faire du courage une tendance

naturelle lrsquoexpression drsquoun attachement naturaliseacute agrave la vie soit de faire du courage ce

qui contrevient agrave un tel attachement naturel Ces deux figures de courage sont

dialectiquement unies dans leur commune exclusion du courage comme acte

immanent drsquoadheacutesion du pacirctir de la vie agrave lui-mecircme

Une des conseacutequences les plus importantes de la naturalisation du deacutesir de

vivre de la vie est de geacuteneacuterer une confusion entre lrsquoeacutepreuve que le pouvoir de

srsquoeacuteprouver de la vie fait de lui-mecircme et lrsquoeacutepreuve que chaque individu fait de sa propre

ipseacuteiteacute au sein mecircme de ce pouvoir de srsquoeacuteprouver En reacutegime de naturalisation de la

vie le courage est avant tout autant le courage de lrsquoespegravece en moi Mais crsquoest dire que

lrsquoacte de courage de lrsquoindividu ne peut dans ces conditions ecirctre veacutecu comme un acte

qui simultaneacutement provient absolument de lui-mecircme tout en se recevant drsquoune

puissance de vie partageacutee avec drsquoautres individus Il est tout aussi erroneacute de faire du

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 137

courage ce qui mrsquoest seulement donneacute par une vie qui me deacutepasse que de faire du

courage ce que je me donne agrave moi-mecircme agrave partir de moi-mecircme Le courage compris

comme courage de vivre ma vie consiste dans lrsquoacte mecircme de mon adheacutesion agrave la

puissance drsquoauto-adheacutesion de la vie en moi Nous verrons dans la suite que cette

tension entre le courage de la vie et le courage de ma vie ne peut ecirctre maintenue qursquoagrave

partir de lrsquoeacutepreuve que chaque individu fait de la partageabiliteacute originaire du deacutesir de

vivre Ce nrsquoest que dans la mesure ougrave je cesse de naturaliser le deacutesir de srsquoeacuteprouver de

la vie que je me rends ce faisant capable drsquoaccroicirctre mon adheacutesion agrave la puissance

mecircme de la vie en moi de lrsquoaccroicirctre en la partageant avec les autres En sens

inverse en faisant du deacutesir de vivre de la vie une tendance naturelle en deacuteniant

lrsquoaffectiviteacute originaire de la vie crsquoest-agrave-dire ce deacutebat affectif interne agrave lrsquoeacuteprouver de la

vie je participe agrave un veacuteritable affaiblissement de ma force de vie tout autant que de

celle des autres je mets agrave mal la solidariteacute originaire des forces de la vie

La pheacutenomeacutenologie radicale du courage que nous sommes ici en train

drsquoesquisser introduit la question du courage tout autant que celle de la peur dans

toutes les sphegraveres de lrsquoexistence dans le moindre des veacutecus Au lieu drsquoeacutetager les

sphegraveres drsquoexistence en faisant comme si le courage ne concernait que des actes ougrave

lrsquoindividu est ameneacute agrave risquer drsquoune faccedilon ou drsquoune autre sa vie agrave ne pas se laisser

prendre par ses simples inteacuterecircts vitaux etc la thegravese qui est ici deacutefendue consiste au

contraire agrave dire que lrsquoadheacutesion de la vie agrave elle-mecircme est habiteacutee par un deacutebat originaire

et que ce deacutebat originaire se rejoue en chaque veacutecu Crsquoest pour cette raison qursquoil y a

une certaine faccedilon drsquoavoir peur de mourir qui nrsquoa comme fonction que de camoufler

cette peur de vivre qui est au cœur mecircme de chaque veacutecu Crsquoest pour cette raison

encore qursquoil y a une faccedilon de meacutepriser la peur au nom drsquoun courage heacuteroiumlque qui

consiste agrave deacutenier cette peur originaire qui est au cœur de toute eacutepreuve de la vie Au

lieu de penser le courage comme ce qui vient introduire de la neacutegativiteacute dans un

attachement trop immeacutediat agrave la vie il srsquoagit ici drsquointroduire la question du courage au

cœur du moindre acte et du moindre besoin Ainsi dans le besoin de manger se

deacuteploie un deacutebat interne agrave la force mecircme de ce besoin un deacutebat au sein duquel le

souffrir drsquoun pacirctir acculeacute agrave soi ne cesse de se transformer et drsquoavoir agrave se transformer

en adheacutesion agrave soi ce mouvement eacutetant constitutif du pacirctir en mecircme temps que de son

ipseacuteiteacute Il y a en ce sens une peur de vivre et un courage de prendre le risque de la vie

qui srsquoeacuteprouvent dans le moindre besoin de manger Crsquoest pour cette raison qursquoil y a un

rapport tregraves profond entre la naturalisation des besoins les plus eacuteleacutementaires des

individus laquelle deacutepouille ces besoins de tout enjeu relatif agrave leur adheacutesion

singularisante au pouvoir de srsquoeacuteprouver de la vie et lrsquoaffaiblissement de la creacuteativiteacute

des individus agrave tous les niveaux de lrsquoexistence Une des implications de cette thegravese est

qursquoil ne peut ecirctre question de satisfaire les besoins eacuteleacutementaires des individus en

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 138

deacuteniant la singulariteacute radicale que le deacutesir de vivre de la vie y fait de lui-mecircme si lrsquoon

veut veacuteritablement faire droit aux conditions de potentialisation de lrsquoengagement creacuteatif

des individus dans des sphegraveres plus eacutelaboreacutees de lrsquoexistence personnelle et collective

Dans lrsquoeacutepreuve qursquoil fait de son manque le besoin le plus eacuteleacutementaire fait lrsquoeacutepreuve drsquoun

souffrir interne agrave son pacirctir de soi Sur un plan lrsquoeacutepreuve de ce souffrir srsquoest toujours

deacutejagrave convertie inteacuterieurement en adheacutesion agrave soi Sur un autre plan elle ne cesse

drsquoavoir agrave le faire de sorte que la faccedilon dont le besoin est satisfait met radicalement en

jeu son adheacutesion au deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie Dans lrsquoœuvre de Henry la

dynamique de la culture se fonde dans cette dialectique immanente du pacirctir de la vie

Elle renvoie aux dispositifs susceptibles drsquoaccroicirctre lrsquoadheacutesion du pacirctir de la vie agrave lui-

mecircme lrsquoinventiviteacute de la vie eacutetant correacuteleacutee agrave la puissance de son adheacutesion inteacuterieure8

Mais crsquoest dire alors que le courage compris comme adheacutesion interne du pacirctir de la vie

agrave lui-mecircme implique des dispositifs qui en situation renforcent et soutiennent le

pouvoir que la vie a drsquoaccroicirctre sa force Sans ces dispositifs soutenant une attention

des individus agrave lrsquoeacutenigme inteacuterieure de toute eacutepreuve de soi le courage tend agrave se

deacuteployer sur la base drsquoune naturalisation du deacutesir de vivre de la vie cette naturalisation

ne pouvant manquer de geacuteneacuterer un affaiblissement de lrsquoadheacutesion des individus agrave

lrsquoinventiviteacute originaire de la vie

32 Courage et action collective

Srsquoil a eacuteteacute eacutetabli dans les reacuteflexions preacuteceacutedentes que le pouvoir drsquoinventiviteacute des

individus ne peut srsquoaccroicirctre que si ces derniers ne naturalisent pas leur deacutesir primitif

drsquoeacuteprouver la vie ne deacutenient pas la peur qui est au cœur mecircme de lrsquoeacuteprouver il est

tout aussi important de montrer que le courage compris dans son fond le plus

originaire comme acte immanent drsquoadheacutesion agrave soi du pacirctir de la vie est lieacute agrave lrsquoeacutepreuve

que ce pacirctir fait de sa dimension radicalement intersubjective Sans pouvoir ici

deacutevelopper cette question dans le deacutetail une des thegraveses les plus importantes de la

pheacutenomeacutenologie radicale de la vie telle qursquoelle est librement reprise ici consiste en

effet agrave dire que le mouvement immanent de conversion de la peur de vivre en

consentement agrave la vie autrement dit le mouvement drsquoipseacuteisation de la vie le passage

drsquoune vie acculeacutee agrave soi en une vie se deacutesirant ce qui est le courage en son sens

affectif le plus originaire implique que les individus vivants soient mis en condition

8 Pour cette question cf R Kuumlhn Radicaliteacute et passibiliteacute Pour une pheacutenomeacutenologie pratique Paris

LrsquoHarmattan 2003 pp 241-270 M Maesschalck T Dedeurwaerdere laquo Ist eine Kultur des Lebens

moumlglich raquo in S Nowotny M Staudigl (Hrsg) Grenzen des Kulturkonzepts Meta-genalogien Wien Turia

+ Kant 2003 pp 187-204

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 139

drsquoeacuteprouver dans la singulariteacute la plus radicale de leur vie leur appartenance agrave une vie

plus grande qursquoeux leur appartenance agrave une communauteacute de vivants unis dans un

mecircme pouvoir drsquoecirctre un soi de la vie9 Dans cette perspective le courage interne agrave

lrsquoeacutepreuve radicalement singuliegravere que chacun fait de son adheacutesion agrave la vie ne peut

manquer de srsquoeacuteprouver en mecircme temps comme un courage originairement partageacute de

sorte que la conversion de la peur en moi srsquoeacuteprouve comme intrinsegravequement solidaire

de la conversion de cette mecircme peur dans la vie des autres ce qursquoune approche

naturalisante du deacutesir de vivre de la vie ne peut en aucune maniegravere penser Dans ce

dernier cas si les individus ont besoin les uns des autres pour deacutevelopper leurs

diffeacuterents pouvoirs ils nrsquoont pas besoin les uns des autres pour deacutesirer vivre pour

adheacuterer au pacirctir radical de soi

Dans la perspective drsquoune pheacutenomeacutenologie radicale de la vie crsquoest bien dans le

mecircme mouvement que lrsquoindividu vivant est ameneacute agrave adheacuterer agrave la singulariteacute radicale de

sa propre vie et agrave srsquoeacuteprouver vivre drsquoune vie qui se vit de faccedilon tout aussi radicale

ailleurs qursquoen lui La transformation immanente de ma peur de vivre en courage de

vivre est solidaire de lrsquoeacutepreuve que je fais de mon appartenance agrave une vie plus grande

que moi agrave une vie dont je partage lrsquointrigue originaire avec les autres Autrement dit

encore crsquoest dans la mesure ougrave la conversion de la peur de vivre en adheacutesion agrave la vie

nrsquoest pas seulement un enjeu pour moi mais un enjeu pour des autres effectifs et

potentiels que je me rends capable drsquoaccroicirctre ma propre adheacutesion agrave la vie Une des

conseacutequences de cette thegravese qursquoil nrsquoest pas possible de se rendre veacuteritablement

courageux pour soi tout seul ou au nom drsquoune universaliteacute purement abstraite du genre

humain Srsquoil est vrai que lrsquoadheacutesion agrave ma propre force de vie passe en situation par la

promotion de lrsquoadheacutesion de lrsquoautre agrave sa propre force de vie une vie ne peut

veacuteritablement adheacuterer agrave elle-mecircme qursquoen se constituant comme point de passage

drsquoune intrigue qui ne la concerne pas elle seule et ce degraves les niveaux les plus primitifs

de lrsquoexistence Cette dimension intersubjective et agrave vrai dire sociale de lrsquoeacuteprouver

originaire de la vie est preacutesente dans le moindre de nos veacutecus par exemple dans le

besoin de manger10 Tout besoin demande pour accomplir son mouvement

drsquoipseacuteisation crsquoest-agrave-dire pour ecirctre pleinement veacutecu comme mien de faire lrsquoeacutepreuve de

son appartenance agrave une vie qui srsquoeacuteprouve de faccedilon radicalement singuliegravere dans les

9 Pour cette question cf R Geacutely Rocircles action sociale et vie subjective op cit pp 53-96 Cf eacutegalement

M Maesschalck laquo La forme communautaire du jugement eacutethique chez Michel Henry raquo in J-M Longneaux

(dir) Retrouver la vie oublieacutee Critiques et perspectives de la philosophie de Michel Henry Namur

Presses universitaires de Namur 2000 pp 183-211 id laquo Lrsquoattention agrave la vie comme forme drsquoune

rationaliteacute politique raquo in J Hatem (dir) Michel Henry La parole de vie Paris LrsquoHarmattan 2003 pp

239-275 10 Pour cette question du besoin dans la pheacutenomeacutenologie radicale de Henry cf R Geacutely Rocircles action sociale et vie subjective op cit pp 97-148

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 140

autres Crsquoest dire que je ne peux me rendre capable drsquoadheacuterer agrave mon besoin de

deacutepasser la peur originaire drsquoeacuteprouver qui est en lui qursquoen partageant avec les autres

lrsquointrigue originaire du pacirctir de la vie qui srsquoy deacuteploie qui srsquoy met radicalement en jeu De

faccedilon plus geacuteneacuterale je ne peux me rendre capable de courage capable de convertir

cette peur drsquoeacuteprouver qui me paralyse en une adheacutesion agrave la puissance de la vie qursquoen

vivant la conversion de la peur en moi comme ce qui en appelle agrave la conversion de

cette mecircme peur chez les autres qursquoen vivant autrement dit encore mon acte de

courage comme eacutetant intrinsegravequement habiteacute drsquoun appel agrave la partageabiliteacute

Une telle attention agrave la partageabiliteacute originaire du courage nrsquoatteacutenue en rien les

rapports drsquoaffrontement par exemple lrsquoaffrontement de cet individu au patron qui est

en train de le harceler Il srsquoagit au contraire de dire ici que cet individu reacutesistera

drsquoautant plus qursquoil accroicirctra dans sa situation mecircme son deacutesir de vivre et qursquoil accroicirctra

drsquoautant plus son deacutesir de vivre qursquoil vivra celui-ci comme un deacutesir intrinsegravequement

partageable Il nrsquoy a de veacuteritable adheacutesion agrave la vie que constitueacutee dans une invitation

au deacutepassement commun des peurs Face agrave son patron qui le harcegravele cet individu

srsquoeacuteprouvera ainsi drsquoautant plus capable drsquoadheacuterer agrave la puissance drsquoinventiviteacute de la vie

en lui qursquoil vivra cette lutte immanente agrave sa peur comme une lutte mettant en jeu le

deacutesir de vivre des autres y compris donc celui du patron qui est en train de le harceler

y compris celui de ses collegravegues qui sont plus ou moins complices de cet harcegravelement

y compris celui drsquoautres individus impliqueacutes dans drsquoautres situations drsquooppression

sociale Crsquoest pour cette raison qursquoune certaine forme drsquoappel agrave lrsquoheacuteroiumlsme moral en

personnalisant unilateacuteralement la question du courage eacutecarte les individus de toute

attention agrave la dimension radicalement sociale et culturelle du processus de conversion

de leurs peurs Crsquoest pour cette raison encore qursquoil est probleacutematique de reacutefleacutechir sur la

question du courage en mobilisant drsquoembleacutee des exemples ougrave il est avant tout question

de risquer sa vie au nom de certaines valeurs Un tregraves fort preacutesupposeacute peut ecirctre agrave

lrsquoœuvre dans la valorisation drsquoune telle figure du courage Ce preacutesupposeacute consiste agrave

meacuteconnaicirctre que la question fondamentale du courage dans le concret de nos

situations nrsquoest pas tant de risquer de perdre la vie au nom de valeurs essentielles que

de deacutepasser nos blocages affectifs de convertir la peur originaire de vivre en une

adheacutesion agrave lrsquoinventiviteacute de la vie Une certaine valorisation de lrsquoheacuteroiumlsme moral drsquoun

individu capable de risquer librement sa vie au nom de valeurs essentielles peut ainsi

camoufler un deacuteni tregraves profond du deacutebat interne au deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie Une

certaine faccedilon drsquoecirctre precirct agrave risquer sa vie au nom de la liberteacute revient agrave naturaliser la

vie agrave faire comme si le deacutesir de vivre allait de soi revient autrement dit encore agrave

deacutenier la liberteacute originaire qui est au cœur mecircme de lrsquoeacuteprouver Or la condition

fondamentale drsquoune monteacutee en puissance des ressources affectives qursquoun individu

harceleacute pour nous en tenir agrave cet exemple peut disposer pour lutter contre ce qui

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 141

lrsquoeacutepuise corporellement et psychiquement est qursquoil puisse agrave partir de sa situation

concregravete reacuteinvestir lrsquoeacutenigme de son adheacutesion profonde agrave la vie ce reacuteinvestissement

impliquant des interactions sociales speacutecifiques des interactions sociales au sein

desquelles il ne reacutesiste plus seulement pour lui-mecircme mais pour les autres et avec

les autres ougrave il constitue sa situation en point de passage obligeacute drsquoun enjeu qui ne

concerne pas que lui11 Une forme drsquoappel abstrait au courage occulte en ce sens cet

enjeu fondamental qursquoest celui de la conversion immanente de la peur en adheacutesion

courageuse agrave la vie Elle affaiblit en la preacutesupposant notre capaciteacute de reacutesistance

notre puissance drsquoinventiviteacute

En sens inverse lorsqursquoil est permis agrave cet individu de vivre sa situation de

harcegravelement comme un point de passage obligeacute drsquoune lutte plus geacuteneacuterale contre le

harcegravelement ndash lrsquoenjeu normatif de cette lutte eacutetant par ailleurs ressaisi du point de vue

du respect et de la promotion de la vie et non du seul point de vue de la gestion de

perturbations fonctionnelles ndash lorsqursquoil ne srsquoagit pas seulement pour lui de deacutefendre

ses inteacuterecircts mais de constituer sa situation en point de passage obligeacute drsquoun

mouvement drsquoadheacutesion agrave la vie impliquant drsquoautres individus et drsquoautres groupes crsquoest

lrsquoinventiviteacute de cet individu qui se renouvelle Nrsquoayant plus agrave ecirctre courageux pour lui tout

seul ayant agrave se libeacuterer de ses peurs des blocages affectifs qui le paralysent au nom

drsquoune vie originairement partageacutee crsquoest la puissance mecircme de la vie en lui qui est

ameneacutee agrave se libeacuterer selon la modaliteacute drsquoun accroissement de soi Dans la perspective

de recherche ici deacuteveloppeacutee le courage de lrsquoindividu ne consiste pas drsquoabord agrave reacutealiser

en deacutepit des risques telle ou telle action qui semble srsquoimposer moralement agrave lui Elle

consiste plus originairement agrave laisser la puissance drsquoinventiviteacute de sa vie adheacuterer agrave soi

au cœur mecircme de sa situation Crsquoest drsquoun amour originaire de la vie dont il est ici

question et qui est au fondement mecircme de cette capaciteacute de la vie agrave multiplier les

possibles par rapport agrave une situation donneacutee Crsquoest pour cette raison qursquoil y a un

rapport entre un heacuteroiumlsme moral reposant sur une naturalisation du deacutesir de vivre de la

vie et lrsquoideacutee que pour une situation donneacutee ce qursquoil y a agrave faire pour ecirctre courageux est

tout agrave fait deacutecidable ndash la seule question eacutetant alors de savoir si lrsquoon va avoir le courage

de reacutealiser lrsquoaction moralement prescrite La faccedilon dont nous interrogeons ici la

structure affective profonde du courage consiste agrave montrer que la conversion originaire

de la peur de vivre en adheacutesion agrave la vie nrsquoaccroicirct la force de vie des individus qursquoen

accroissant dans le mecircme mouvement leur disposition cognitive agrave deacutecouvrir de

nouveaux possibles dans la situation qursquoils sont en train de vivre On peut dire en ce

sens que lrsquoacte courageux au sens ougrave nous lrsquoentendons ici ne se produit dans une

11 Pour la theacuteorie de lrsquoidentification sociale que la probleacutematique deacuteveloppeacutee ici implique je me permets de

renvoyer agrave R Geacutely Identiteacutes et monde commun Psychologie sociale philosophie socieacuteteacute Bruxelles PIE

Peter Lang 3egraveme eacutedition 2008 (2006) pp 157-197

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 142

situation donneacutee qursquoen modifiant en profondeur les repreacutesentations que les individus

se font de cette situation En eacutetant ameneacute pour se rendre capable drsquoadheacuterer agrave sa vie

agrave constituer sa situation en point de passage obligeacute drsquoun enjeu normatif qui concerne

une communauteacute plus large de vivants le sujet bloqueacute affectivement dans sa peur et

laissant cette peur se transformer en adheacutesion agrave la vie se retrouve ainsi doteacute de

nouvelles dispositions cognitives agrave exploiter les ressources de reacutesistance qui sont au

cœur de la situation qursquoil est en train de vivre Mecircme srsquoil peut y avoir des situations ougrave

une seule chose semble agrave faire si lrsquoon veut se comporter en individu courageux il reste

qursquoil y a une faccedilon de donner ces situations en exemple qui en fait active implicitement

tout un ensemble de thegraveses sur le courage en premier lieu lrsquoideacutee qursquoil nrsquoy a de courage

que par rapport agrave ce qui vient menacer une vie qui adhegravere naturellement agrave elle-mecircme

en second lieu lrsquoideacutee que chaque individu a en lui toutes les ressources neacutecessaires

pour ecirctre courageux le devoir eacutethique drsquoecirctre courageux ainsi compris impliquant dans

un mecircme geste et la possibiliteacute et la capaciteacute de lrsquoecirctre cette derniegravere thegravese ne

pouvant manquer comme il a eacuteteacute montreacute drsquoimpliquer un veacuteritable deacuteni de lrsquoaffectiviteacute

originaire de la vie

4 Conclusion

Une des thegraveses les plus fondamentales deacutefendues dans cette recherche est

qursquoune approche du courage reposant sur le preacutesupposeacute que lrsquoindividu adhegravere

naturellement agrave la vie loin drsquoaccroicirctre la capaciteacute des individus agrave ecirctre courageux peut

bien au contraire consolider leur immobilisme personnel et collectif En sens inverse

lorsque la question du courage est tout drsquoabord introduite au coeur de lrsquoimmanence

radicale du pacirctir de la vie lorsque lrsquoon passe du courage de mourir au courage de vivre

on nrsquoannule bien entendu en rien la question de la prise de risque au nom drsquoexigences

plus amples que la seule conservation immeacutediate de soi mais on interroge bien au

contraire les conditions drsquoaccroissement du pouvoir des individus agrave eacutelargir les

possibles de leur existence et agrave aller agrave leur rencontre Crsquoest dans la faccedilon dont ils

parviennent agrave faire de leur situation aussi peacutenible cette derniegravere soit-elle une situation

ougrave le pouvoir de srsquoeacuteprouver de leur vie se risque agrave adheacuterer agrave soi que les individus

accroissent leur force de vie leur pouvoir drsquoassumer avec inventiviteacute leur situation En

nous deacuteplaccedilant agrave ce niveau drsquointerrogation la question de la capaciteacute des individus agrave

prendre des risques parfois tregraves grands dans des situations drsquooppression donneacutees ne

peut manquer drsquoecirctre subordonneacutee agrave la question de la capaciteacute des individus agrave convertir

leur peur originaire de vivre agrave laisser en situation le pacirctir de leur vie se deacutesirer Il est

apparu que cette capaciteacute implique un traitement collectif de la situation de peur dans

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 143

laquelle chaque individu est susceptible de se trouver un traitement collectif ougrave

srsquoinstaure lrsquoeacutepreuve en situation drsquoune partageabiliteacute originaire du deacutesir de se vivre de

la vie drsquoougrave lrsquoimportance dans les situations drsquoexploitation que des formes collectives

de reacutesistance se deacuteploient dans une attention agrave lrsquoeacutepreuve que les individus y font du

pacirctir originaire de la vie Tout mouvement de reacutesistance qui naturalise lrsquoattachement

des individus agrave la vie isole affectivement les individus les uns des autres neutralise

leur pouvoir drsquoinvention de nouvelles formes de vie

Correacutelativement il importe de prendre toute la mesure du fait que crsquoest bien en

passant drsquoune philosophie du courage centreacutee sur la peur de mourir agrave une philosophie

du courage centreacutee sur la peur de vivre que lrsquoon peut faire pleinement droit agrave la porteacutee

cognitive de la question du courage crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoinventiviteacute des individus dans leur

rapport de reacutesistance agrave une situation drsquooppression Il y a ainsi une certaine forme

drsquoexaltation du courage heacuteroiumlque dont nous avons vu qursquoelle repose sur un meacutepris de la

peur et correacutelativement sur le deacutesir de poser des actes extrecircmes Ce courage

consistant agrave ne pas se satisfaire de solutions toutes faites face agrave une situation

donneacutee consistant agrave frayer de nouveaux chemins agrave refuser les repreacutesentations

eacutetablies drsquoune situation drsquoaffrontement etc ne peut ainsi qursquoecirctre occulteacute lorsque la

seule veacuteritable question en derniegravere instance est censeacutee ecirctre celle du sacrifice de soi

celle du courage de mourir Crsquoest dire encore qursquoun certain culte de ce heacuteros sachant

tregraves clairement ce qursquoil a agrave faire et le faisant participe agrave lrsquoobliteacuteration de la dimension

inventive du courage Cette dimension est essentielle au courage lorsque celui-ci est

compris comme courage de vivre Il ressort donc des reacuteflexions meneacutees ici qursquoune

certaine volonteacute de deacuteterminer avec exactitude ce qursquoil y a lieu de faire pour ecirctre

courageux repose en fait sur une compreacutehension du courage centreacutee sur la peur de

mourir cette compreacutehension eacutetant elle-mecircme correacuteleacutee agrave une naturalisation du deacutesir de

srsquoeacuteprouver de la vie cette naturalisation deacuteniant agrave son tour la dimension originairement

intersubjective du deacutesir de srsquoeacuteprouver de chaque vie singuliegravere En sens inverse

lorsque le courage est introduit au cœur de lrsquoauto-eacuteprouver de la vie il ne srsquoagit plus

drsquoopposer agrave une vie sensible obscurcie parce que trop immeacutediatement attacheacutee agrave elle-

mecircme une existence clairvoyante parce qursquohabiteacutee par le souffle de la liberteacute Un

certain meacutepris pour la vie sensible ne peut donc plus ecirctre de mise dans la mesure ougrave

le courage de se vivre de la vie se met affectivement en jeu en chacune de ses

eacutepreuves de la plus eacuteleacutementaire agrave la plus eacutelaboreacutee lrsquoideacutee eacutetant preacuteciseacutement que crsquoest

en faisant veacuteritablement droit agrave la faccedilon dont lrsquoeacuteprouver mecircme de la vie se met en jeu

dans le moindre de ses besoins eacuteleacutementaires dans la moindre de ses actions que les

individus accroissent leur capaciteacute non pas seulement agrave faire ce qursquoil y a agrave faire mais

agrave ouvrir lrsquoespace des possibles agrave construire de nouvelles formes de vie agrave donner toute

sa puissance agrave la liberteacute de partager la vie

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 144

Il ne srsquoagit en aucune maniegravere ce faisant de refuser le fait que lrsquoexistence

courageuse peut amener lrsquoindividu agrave prendre des risques consideacuterables La thegravese ici

deacutefendue consiste seulement agrave dire que crsquoest au cœur mecircme drsquoune vie qui nrsquoadhegravere

pas naturellement agrave elle-mecircme mais ne cesse de convertir sa peur de soi en courage

drsquoecirctre soi que lrsquoindividu peut accroicirctre sa force sa capaciteacute agrave ne pas se bloquer dans

les peurs qui lrsquoimmobilisent Un des signes que nous avons bien affaire agrave un courage

qui est drsquoabord celui de vivre plutocirct que celui de mourir est qursquoil srsquoagit avant tout pour

lrsquoindividu courageux drsquoavoir le courage de nrsquoavoir pas peur de sa peur de ne pas avoir

ce faisant le deacutesir de se rassurer repreacutesentationnellement sur le fait qursquoil est

pleinement libre et de ne pas se projeter degraves lors dans des actes dont le caractegravere

extrecircme ne geacutenegravere pas neacutecessairement une transformation de la situation Il y a en ce

sens une forme de sacrifice de soi au nom de valeurs qui ne sont pas rencontreacutees

dans une situation drsquooppression donneacutee qui fige davantage encore cette situation et

finalement consent implicitement agrave ce qursquoelle reste la situation drsquooppression qursquoelle

est En sens inverse le courage compris comme adheacutesion incessante agrave lrsquoauto-eacuteprouver

de la vie est identiquement une adheacutesion agrave lrsquoinventiviteacute originaire de la vie Un tel

courage ne peut se deacuteployer que dans la viseacutee drsquoune transformation de la situation

dans lequel il se deacuteploie Le deacutepassement de la peur dont il est ici question nrsquoest reacuteel

que srsquoil srsquoaccompagne drsquoune capaciteacute agrave changer reacuteellement la situation ce qui peut

bien entendu conduire les individus agrave des actes extrecircmes mais ce qui ne lrsquoimplique

pas neacutecessairement et requiert de toute faccedilon une disposition cognitive agrave saisir dans

la situation rencontreacutee les conditions de sa transformation Nous avons ainsi eacutetabli

qursquoil y a un rapport profond entre lrsquoaccroissement de cette disposition cognitive et

lrsquoaccroissement de lrsquoadheacutesion des individus agrave la partageabiliteacute originaire du deacutesir de

srsquoeacuteprouver de la vie Toute naturalisation du deacutesir de vivre des individus affaiblit le

pouvoir des individus agrave activer dans leur situation les conditions internes de leur

devenir possible Il ressort ainsi de cette eacutetude qursquoil y a des enjeux politiques

consideacuterables lieacutes au deacuteveloppement drsquoune approche du courage centreacutee avant tout sur

la question de la mort ou drsquoune approche du courage centreacutee plus originairement sur le

deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie En passant du courage de mourir au courage de vivre

crsquoest non seulement la dimension politique de lrsquoauto-capacitation des individus au

courage qui peut ecirctre penseacutee mais encore la disposition cognitive qui accompagne le

courage de vivre celle consistant agrave srsquoajuster agrave ce qui dans lrsquoexpeacuterience pourrait devenir

possible

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 145

Raphaeumll Geacutely est chercheur qualifieacute au Fonds national

de la recherche scientifique et professeur de philosophie

agrave lUniversiteacute catholique de Louvain Membre du Centre

de philosophie du droit et du Centre de recherches sur

la pheacutenomeacutenologie du sujet et la theacuteorie de laction il a

entre autres publieacute La genegravese du sentir (Ousia 2001)

Les usages de la perception (Peeters 2005) Identiteacutes

et monde commun (Peter Lang 2006) Rocircles action sociale et vie subjective (Peter Lang 2007)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 146

Laurence Bleacutesin laquo De lrsquoaffect agrave lrsquoengagement

Une lecture pragmatiste du courage

raquo

Dans cet article notre objectif est drsquointerroger le sens et les enjeux que peut

revecirctir une reacuteflexion sur le courage dans une penseacutee pragmatiste telle que celle

deacuteveloppeacutee par John Dewey dont le projet est animeacute par une approche

expeacuterimentaliste des pheacutenomegravenes sociaux Notre hypothegravese est que ce sens ne peut

dans une telle penseacutee qursquoavoir des incidences sociales et politiques ndash et ce tant ex

ante qursquoex post cest-agrave-dire tant du point de vue de ses preacutesupposeacutes et conditions de

possibiliteacute que du point de vue de ses effets Dewey dans une seacuterie de confeacuterences

qursquoil donne agrave Chicago ndash Lectures on Psychological and Political Ethics 1898 1 mdash

aborde rapidement la question du courage pour elle-mecircme et lie profondeacutement celui-ci

agrave lrsquoaffect au trouble et agrave lrsquoeacutemotion drsquoune part2 agrave lrsquoengagement actif dans la situation

drsquoautre part A lrsquoaune de ce texte mais aussi des reacuteflexions que Dewey deacuteveloppe dans

Reconstruction en Philosophie3 dans Le Public et ses problegravemes4 et de maniegravere plus

geacuteneacuterale de sa laquo foi pragmatiste raquo en lrsquoexpeacuterience nous viserons ici agrave preacutesenter une

figure profondeacutement sociale et politique du courage en ouvrant la reacuteflexion sur les

conditions drsquoaccroissement du pouvoir des acteurs individuels et collectifs agrave prendre

leur destin en mains

Il nous semble en effet que Dewey permet bien drsquointerroger ce moment au sein

duquel des individus en viennent agrave se doter de la capaciteacute de reconnaicirctre les nouvelles

souffrances sociales qui les touchent agrave passer du ressenti agrave lrsquoidentification et agrave

Une partie des arguments deacuteveloppeacutes dans cet article ont aussi eacuteteacute publieacutes dans la partie que nous

consacrons agrave Dewey dans T Berns L Bleacutesin G Jeanmart Du courage Une histoire philosophique Paris

Les Belles Lettres coll laquo Encre marine raquo agrave paraicirctre en janvier 2010 1 Cf J Dewey laquo Courage and Temperance raquo in ID Lectures on Psychological and Political Ethics 1898

eacutediteacute par D F Koch New York London Hafner Press Collier Macmillan 19762 Cette attention agrave lrsquoaffect est aussi bien preacutesente dans drsquoautres pans de lrsquoœuvre deweyenne qursquoil se dise

en termes de deacutesir ou drsquointeacuterecirct Nous songeons particuliegraverement ici agrave sa philosophie sociale et agrave ses

reacuteflexions peacutedagogiques3 J Dewey Reconstruction en philosophie [1920] trad par P Di Mascio ToursPauParis

FarragoPublications de lrsquoUniversiteacute de PauEditions Leacuteo Scheer 20034 J Dewey Le Public et ses problegravemes [1927] trad fr et introduction par J Zask ToursPauParis

FarragoPublications de lrsquoUniversiteacute de PauEditions Leacuteo Scheer 2003

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 147

lrsquoeacutenonciation et agrave srsquoengager pour porter cela au deacutebat social et agrave lrsquoagenda politique Il

srsquoagit de moments drsquoappropriation collective qui nous disent quelque chose de la

possibiliteacute drsquoengagement5 dans une socieacuteteacute ougrave bien souvent les individus ont

tellement inteacuterioriseacute le discours dominant de la responsabilisation individuelle qursquoils

vont plutocirct deacutevelopper des attitudes de culpabilisation par rapport agrave leur situation de

souffrance agrave ce qui sera interpreacuteteacute alors comme des situations drsquoeacutechec personnel On

lrsquoa vu dans lrsquointroduction de G Jeanmart et nous le deacuteveloppons plus preacuteciseacutement par

ailleurs6 les laquo aregravenes publiques raquo contemporaines par la voie des meacutedias mais aussi

des discours et dispositifs de lrsquoEtat social actif marquent un retour geacuteneacuteral du discours

des vertus et plus singuliegraverement du courage Lrsquoespace laquo meacutediatique raquo est en effet

prompt agrave porter une attention toute particuliegravere agrave des figures singuliegraveres drsquohommes ou

de femmes capables de se mettre en risque de surmonter leurs peurs pour une cause

qui les deacutepasse et dont ils deviennent alors lrsquoemblegraveme7 ou encore agrave des individus

disposeacutes agrave se surpasser alimentant ainsi une sorte de laquo culte de la performance raquo8 qui

fait par exemple de nos champions sportifs des modegraveles exemplaires Crsquoest drsquoailleurs

ce sens somme toute classique du mot courage qui a le plus drsquoeacutecho pour lrsquohomme de

la rue agrave notre eacutepoque un sens lieacute au risque agrave la bravoure mais aussi agrave lrsquoeffort et agrave la

reacutesistance Le discours politico-moral ambiant de lrsquoEtat social actif nrsquoest lui-mecircme pas

en reste sous lrsquoappel incessant agrave la responsabilisation individuelle il alimente lui

aussi une injonction explicite ou implicite au meacuterite et agrave lrsquoeffort qui tente drsquoavoir des

effets performatifs sur les individus Et qui dans le mecircme temps cadenasse agrave

nouveau le sens du mot courage dans une forme steacutereacuteotypeacutee le courage neacutecessaire agrave

tout individu atome de la socieacuteteacute agrave qui lrsquoon a octroyeacute formellement lrsquoeacutegaliteacute et dont on

attend fermement qursquoil reacuteponde de lui-mecircme de son parcours de ses eacutechecs et

reacuteussites qui se voit confier le devoir drsquoassumer et de srsquoassumer de faire partie de

laquo ceux qui se legravevent tocirct raquo de geacuterer sa vie comme un chef drsquoentreprise9 La

geacuteneacuteralisation drsquoune norme drsquoautonomie implique un individu capable de

srsquoautodeacuteterminer enjoint drsquoecirctre dans la capaciteacute agrave agir qui ne devra en dernier ressort

sa destineacutee et son eacutepanouissement qursquoagrave lui-mecircme10 Ceci ne va pas sans poser de

5 Nous nous permettons de renvoyer agrave L Bleacutesin laquo Nouvelles formes drsquoengagement Reconstruire la

confiance sociale raquo in Politique agrave paraicirctre en 20096 Cf T Berns L Bleacutesin G Jeanmart Du courage Une histoire philosophique op cit7 Que lrsquoon songe ici au fait que pour beaucoup la question colombienne se reacuteduit agrave lrsquoimage drsquoIngrid

Betancourt ou que la sortie de lrsquoapartheid en Afrique du Sud est identifieacutee au seul Nelson Mandela Mais

ces hommes et ces femmes ce sont aussi les pompiers les pionniershellip8 Cf A Ehrenberg Le culte de la performance Paris Calmann-Leacutevy 19919 Cf A Ehrenberg qui parle agrave ce propos de lrsquo laquo individu-trajectoire agrave la conquecircte de son identiteacute

personnelle et de sa reacuteussite sociale sommeacute de se deacutepasser dans une aventure entrepreneuriale raquo10 Cf A Ehrenberg Lrsquoindividu incertain Paris Calmann-Leacutevy 1995 p 19 laquo le lsquonouvelrsquo individualisme

signale moins un repli geacuteneacuteraliseacute sur la vie priveacutee que la monteacutee de la norme drsquoautonomie se comporter

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 148

questions Comme le deacuteveloppe en profondeur Raphaeumll Geacutely dans sa contribution agrave ce

volume lrsquoappel au courage qui srsquoen tient agrave cette perspective tout agrave la fois heacuteroiumlque

etou meacuteritante produit un ramassement de la question de la capaciteacute du courage sur

la possibiliteacute du courage Les discours et dispositifs contemporains mettent les

individus face agrave une injonction au courage qui leur dit laquo Vous devez ecirctre courageux raquo

et qui preacutesuppose formellement la possibiliteacute qursquoils puissent lrsquoecirctre Cependant cette

approche en reste uniquement agrave une possibiliteacute formelle renforceacutee drsquoailleurs par la

valorisation des laquo heacuteros moraux raquo exemples de courage elle nrsquointerroge degraves lors

nullement la capaciteacute reacuteelle des individus dans un contexte donneacute agrave deacutevelopper de

telles dispositions face agrave la vie Tout se passe comme si la possibiliteacute formelle

impliquait automatiquement une capaciteacute reacuteelle Une telle preacutesupposition peut alors

alourdir un peu plus encore le poids de la responsabilisation engendrant comme nous

lrsquoindiquions des formes de culpabilisation chez les individus qui ne parviennent pas agrave

transformer leur possibiliteacute en capaciteacute mais engendrant aussi de nouvelles formes de

meacutepris social par rapport agrave ces individus que lrsquoon dira laquo peu courageux raquo

Cette preacutesupposition de la capaciteacute ancreacutee dans la possibiliteacute formelle

individuelle interroge degraves lors selon nous de maniegravere radicale la conception commune

et habituelle du courage qui se deacutecline toujours sur un mode individuel Dans un tel

contexte ougrave lrsquoinjonction au courage revient ndash en force ou en filigranes ndash il nous

semble utile voire urgent de reacuteinterroger plus speacutecifiquement ce que seraient les

conditions sociales et politiques ndash et donc collectives ndash drsquoune capacitation au courage

Dans quelles conditions un individu peut-il se disposer au courage Avec Dewey nous

tenterons de mieux cerner quels types drsquoexpeacuteriences collectives peuvent geacuteneacuterer une

telle capacitation des individus que nous entendons plus speacutecifiquement dans le

cadre du projet deweyen comme la prise de confiance dans son pouvoir de prendre la

parole et drsquoagir de changer lrsquoordre des choses de passer de lrsquoeacutemotion agrave lrsquoaction en

somme une confiance qui renforce la croyance dans le fait que le jeu social meacuterite

drsquoecirctre investi et joueacute

La veine sociale du pragmatisme deweyen a agrave cœur de comprendre les

en individu signifie deacutecider de sa propre autoriteacute pour agir par soi-mecircme avec les liberteacutes les contraintes

et les inquieacutetudes qursquoune telle posture implique raquo Crsquoest drsquoailleurs aussi agrave un renforcement de ce type de

discours qursquooeuvrent de nombreux dispositifs censeacutes contrecarrer les deacuteficits et les nouvelles souffrances

que cette incessante responsabilisation agrave la performance engendre que lrsquoon songe ici au pheacutenomegravene

croissant de coaching par exemple mais aussi agrave des dynamiques plus institutionnelles drsquoempowerment

qui renforcent le preacutesupposeacute selon lequel on peut classer les individus comme laquo compeacutetents raquo ou

laquo incompeacutetents raquo face agrave la donne sociale et qursquoil suffirait de doter ceux que lrsquoon considegravere comme

incompeacutetents de quelques outils gracircce auxquels ils activeraient des compeacutetences deacutejagrave preacutesupposeacutees chez

tout un chacun et gracircce auxquelles ils seraient en mesure de srsquoadapter agrave une reacutealiteacute donneacutee

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 149

pheacutenomegravenes de reacutegulation que les acteurs se donnent agrave eux-mecircmes Mais qursquoest ce

qui drsquoune souffrance sociale permet le passage agrave lrsquoaction Qursquoest-ce qui ouvre les

acteurs agrave la creacuteativiteacute sociale plutocirct qursquoau conformisme Autrement dit encore

comment penser le moment de reprise de lrsquoaffect qui lrsquoouvre agrave la conscientisation et agrave

lrsquoimpulsion Comment penser ce moment inaugural menant agrave lrsquoengagement dans un

processus drsquoaction qui se veut transformateur des conditions alieacutenantes

Lrsquohypothegravese que nous testerons ici est celle selon laquelle la notion de courage

telle qursquoelle se donne agrave lire agrave travers le vœu pragmatiste joue un certain rocircle pour

interroger le moment de lrsquoeacutepreuve sociale dans son lien intrinsegraveque agrave lrsquoopeacuteration

geacuteneacuterative qui srsquoy possibilise Selon nous le courage peut ecirctre interrogeacute comme un

outil de laquo meacutediation raquo qui ouvre lrsquoeacutepreuve sociale affectante agrave elle-mecircme cest-agrave-dire au

pouvoir de transformation engendreacute par cette eacutepreuve mecircme

Le courage drsquoune penseacutee utile agrave lrsquoaction

Comme nous lrsquoindiquions Dewey a abordeacute la question du courage dans une

seacuterie de confeacuterences donneacutees agrave lrsquoUniversiteacute de Chicago en 1898 Ces quelques pages

que nous liront en eacutecho avec laquo Lrsquointeacuterecirct et lrsquoeffort dans leurs rapports avec lrsquoeacuteducation

de la volonteacute raquo11 texte datant de la mecircme eacutepoque offrent de bonnes cleacutes de lecture

pour interroger de maniegravere plus geacuteneacuterale le projet pragmatiste quant agrave ce qursquoil entend

par processus moral et laquo vertus raquo (dont le courage) et quant agrave leur fonctionnaliteacute tant

individuelle que collective dans lrsquoespace de la vie sociale

Dans ces confeacuterences Dewey deacuteveloppe une seacuterie de reacuteflexions et drsquoeacutetudes

eacutethiques qui se veulent en rupture avec la tradition au sens ougrave il srsquoagit drsquoeacuteviter toute

tentative de formulation de principes geacuteneacuteraux Et ce afin de concentrer la tacircche de la

penseacutee morale sur la recherche de meacutethodes qui permettraient de faire face aux

changements cest-agrave-dire de trouver des moyens pour se confronter reacuteellement et

reacutesoudre concregravetement les nouveaux problegravemes moraux ceux qui naissent et se

posent agrave lrsquoentour des deacuteveloppements technoscientifiques eacuteconomiques et

communicationnels que vit la socieacuteteacute de lrsquoeacutepoque12 Crsquoest drsquoailleurs un des enjeux

11 Cf J Dewey laquo Lrsquointeacuterecirct et lrsquoeffort dans leurs rapports avec lrsquoeacuteducation de la volonteacute raquo (1895) in ID

Lrsquoeacutecole et lrsquoenfant trad par L S Pidoux introd par E Claparegravede ParisNeuchacirctel Delachaux et Niestleacute

1967 pp 39-9012 Dewey parle drsquoune socieacuteteacute en transition en mutation Le contexte ameacutericain de lrsquoeacutepoque (fin du 19 iegraveme et

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 150

majeurs de lrsquoœuvre de Dewey tant dans ses œuvres de philosophie sociale et

politique13 que dans une partie de son œuvre peacutedagogique14 que de reacutefleacutechir aux

maniegraveres drsquoinvestir les peacuteriodes de transition pour remettre en chantier une

organisation sociale capable de faire face agrave ses nouveaux deacutefis par la participation et

lrsquoeacutemancipation de lrsquoensemble des citoyens

Ce projet a des incidences profondes sur la conception mecircme de la tacircche

philosophique qui selon lrsquoauteur demande agrave celui qui srsquoy engage un certain courage15

Drsquoune certaine faccedilon en lisant Dewey ndash mais aussi Arendt ou Foucault par exemple ndash

on pourrait mecircme deacutevelopper la thegravese selon laquelle la probleacutematique du courage pose

agrave la philosophie la question de sa tacircche propre Dewey conccediloit en effet son rocircle de

philosophe et drsquointellectuel comme eacutetant de participer agrave cet effort collectif en faveur

drsquoune organisation sociale reacuteflexive et critique et ce en deacuteployant le courage drsquoune

penseacutee qui doit nouer avec son temps La question du courage dans son exigence de

liberteacute serait donc une des cleacutes du questionnement du philosophe sur lrsquoactualiteacute et de

sa reacutesolution agrave penser en eacutetant pleinement preacutesent aux eacuteveacutenements

Pour lrsquoauteur lrsquointellectuel manifeste ce courage lorsqursquoil ose faire lrsquoeacutepreuve du

social cest-agrave-dire lorsqursquoil quitte lrsquoespace theacuteorique de la sagesse de la

contemplation et de la conservation pour se confronter aux difficulteacutes concregravetes et aux

possibiliteacutes reacuteelles de transformation Crsquoest dans cette capaciteacute de lire dans lrsquoeacutepreuve

deacutebut du 20iegraveme siegravecle) est marqueacute par des eacutevolutions technologiques avanceacutees une croissance

eacuteconomique importante et un accroissement exponentiel des possibiliteacutes de communication Il ne faut pas

tant souligner que cette situation de deacuteveloppement engendre la complexification des problegravemes dans de

nombreux domaines (et la tentation de les releacuteguer degraves lors aux experts) que le fait que ce type de

transformations est aussi synonyme de ruptures dans lrsquoorganisation sociale de crises de valeurs de

deacutelitement du lien social drsquoeacutemergence de nouvelles vulneacuterabiliteacutes de nouvelles fractures dans la socieacuteteacute

Lrsquoindividu se voit propulseacute hors des liens habituels des communauteacutes locales et de ses repegraveres

rassurants pour se retrouver poseacute au cœur drsquoun nombre croissant de relations agrave caractegravere impersonnel

Le contexte et ses conditions reacuteelles de vie ont donc fortement eacuteteacute modifieacutes Les croyances les valeurs

les dispositions individuelles et les habitudes drsquoaction nrsquoont cependant pas suivi le mecircme mouvement de

remise en question Selon Dewey crsquoest cette situation de deacutecalage entre le contexte reacuteel et les habitudes

de penseacutee et drsquoaction qui empecircche les citoyens de comprendre leur situation preacutesente qui se sentent degraves

lors perdus et impuissants et deacutelaissent alors tout naturellement les choix et deacutecisions aux experts On

verra sur cette question J Dewey Le Public et ses problegravemes op cit pp 133 et suivantes13 Principalement Le Public et ses problegravemes op cit et Reconstruction en philosophie op cit 14 En particulier dans Deacutemocratie et eacuteducation [1944] trad par G Deledalle Paris Armand Colin 1975-

1990 15 Nous deacuteveloppons plus largement cette question dans la partie que nous consacrons agrave Dewey dans T

Berns L Bleacutesin et G Jeanmart Du courage Une histoire philosophique op cit

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 151

du social laquo les tendances actives de notre temps raquo16 drsquoy deacuteceler du laquo possible raquo plutocirct

que du danger que Dewey situe le rocircle du philosophe Il met ainsi en jeu le sens

mecircme de la philosophie Des questions telles que laquo qursquoest-ce que la philosophie raquo

ou encore laquo qursquoest-ce que la politique raquo changent de sens dans la penseacutee

pragmatiste Dans lrsquoinjonction selon laquelle il faut du courage agrave la penseacutee pour se

laisser deacutestabiliser et deacuteplacer par la confrontation au reacuteel il y a aussi un procegraves drsquoune

certaine forme de penseacutee philosophique drsquoune certaine pratique de la penseacutee que

Dewey rabat sur la distance theacuteorique lrsquoisolement du philosophe ou encore sur la

consolation que procure cet espace agrave distance du reacuteel Pour lui la philosophie nrsquoa pas

agrave se consoler mais doit reacutepondre agrave lrsquoinjonction reacutepeacuteteacutee de se remettre en mouvement

au travail17

laquo Lorsque nous deacutefendons la philosophie traditionnelle de lrsquointellectualisme nous

croyons deacutefendre la cause de la reacuteflexion impartiale deacutefinitive et deacutesinteacuteresseacutee En

fait la doctrine de lrsquointellectualisme historique du savant spectateur a eacuteteacute

inventeacutee par des hommes pleins drsquoaspirations intellectuelles pour se consoler de

lrsquoimpuissance sociale et mateacuterielle de la penseacutee qursquoils servaient Le contexte et le

manque de courage les empecircchaient de faire en sorte que leur savoir pegravese sur le

cours des eacuteveacutenements et ils se sont trouveacutes comme alibi cette ideacutee que la

connaissance est une chose bien trop sublime pour ecirctre souilleacutee par quelque

contact avec ce qui participe du changement et de la pratique raquo18

Ce nrsquoest que dans lrsquoeacutepreuve et dans le trouble que cette eacutepreuve suscite que

lrsquoon trouve le courage drsquoune penseacutee utile agrave lrsquoaction lrsquointelligence drsquoagir celle qui nous

dicte laquo drsquoaller lagrave ougrave les changements sociaux et scientifiques nous commandent

drsquoaller raquo19 La finaliteacute de la philosophie est de participer au processus de

transformation de lrsquoexpeacuterience en vue de son ameacutelioration20 Et le point de vue du

philosophe sera degraves lors non celui du kosmotheoros ou drsquoun expert mais bien celui

drsquoun acteur partant de lrsquoexpeacuterience-mecircme dans un rapport immanent au monde et aux

transformations sociales

16 J Dewey Reconstruction en philosophie op cit p 17217 Cf ibid p 99 laquo Lrsquointelligence nrsquoest pas quelque chose que lrsquoon possegravede une fois pour toutes Elle est

constamment en formation et la retenir demande une attention permanente aux conseacutequences de lrsquoaction

Elle demande aussi une ouverture drsquoesprit neacutecessaire pour apprendre et du courage pour apporter les

changements neacutecessaires raquo18 Ibid p 11119 Ibid p 172 Cf aussi laquo Contribuer agrave cette articulation [entre la science et lrsquoeacutemotion] reacuteveacuteler le sens du

cours des eacuteveacutenements telle est la tacircche de la philosophie dans les peacuteriodes de transition raquo (ibid)20 Cf par exemple ibid p 97 laquo lrsquoexpeacuterience ancienne est utiliseacutee pour suggeacuterer des buts et des

meacutethodes visant agrave deacutevelopper une expeacuterience nouvelle et ameacutelioreacutee lrsquoexpeacuterience devient ainsi sa propre

source constructive de reacutegulation raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 152

Dans cette ligne le philosophe doit pouvoir proposer des outils de reacuteflexion et

drsquoaction qui permettront de mieux cerner les difficulteacutes lieacutees aux transformations

sociales de chercher agrave en appreacutehender les causes et de travailler agrave lrsquoeacutelaboration de

projets de reacuteponses agrave apporter aux nouvelles vulneacuterabiliteacutes qui les accompagnent

La theacuteorie morale ne sera degraves lors concerneacutee que par des pratiques reacuteelles et

non par des principes Deacuteterminer des laquo biens raquo moraux des finaliteacutes des vertus nrsquoa

de sens que quand quelque chose doit ecirctre fait cest-agrave-dire toujours dans un certain

contexte

laquo La morale nrsquoest pas un catalogue drsquoactes ou un ensemble de regravegles agrave appliquer

comme une ordonnance ou une recette de cuisine Lrsquoeacutethique a besoin de

meacutethodes speacutecifiques drsquoenquecircte et de bricolage des meacutethodes drsquoenquecircte pour

repeacuterer les difficulteacutes et les maux agrave reacutesoudre des meacutethodes de bricolage afin

drsquoeacutelaborer des plans agrave utiliser comme hypothegraveses de travail pour reacutesoudre les

problegravemes repeacutereacutes raquo21

Le terme de laquo bricolage raquo renvoie bien agrave la tacircche drsquoune intelligence

expeacuterimentale qui se frotte au reacuteel qui y cherche des hypothegraveses et qui srsquoinvestit agrave

mettre en place des dispositifs visant la deacutecouverte agrave partir de ce que lrsquoon a avec ce

que lrsquoon a sans pouvoir deacutefinir drsquoavance un reacutesultat certain agrave ce processus de

recherche On doit pouvoir penser dans et avec le social

De lrsquoimpulsion agrave lrsquoaction

Crsquoest dans le cadre drsquoun tel projet que nous pouvons relire les confeacuterences sur

lrsquoeacutethique de 1898 Ces leccedilons srsquointitulent Lectures on Psychological and Political

Ethics Si Dewey y consacre une large part au versant laquo psychologique raquo crsquoest selon

nous surtout dans lrsquoobjectif drsquoobserver par lrsquoanalyse de pratiques reacuteelles les

caracteacuteristiques du comportement humain et ce afin de produire de lrsquoinformation qui

pourra se reacuteveacuteler utile agrave la reacutesolution de problegravemes moraux reacuteels Il ne srsquoagit donc pas

prioritairement de produire une theacuteorie morale qui serait centreacutee sur lrsquoindividu en tant

que tel Bien souvent en effet lorsque lrsquoon parle de morale on se tourne vers

lrsquoindividu on invite agrave lrsquointrospection agrave la recherche de vices et de vertus et on neacuteglige

lrsquoenvironnement cest-agrave-dire les conditions sociales eacuteconomiques politiques Or le

soi pour Dewey loin de se deacuteployer comme un ecirctre qui serait doteacute drsquoun certain nombre

de capaciteacutes fixeacutees une fois pour toutes de vertus anthropologiquement ancreacutees par

exemple ne peut ecirctre envisageacute que comme un processus actif en lien avec un

21 J Dewey ibid p 144

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 153

environnement et qui ne cesse de se reacutealiser agrave travers lrsquoexpeacuterience dans une

dynamique active avec cet environnement22 Si physiquement on peut identifier un soi

aux contours stables il faut bien entendre que pour lrsquoauteur lrsquoindividu-abstraction

isoleacute nrsquoexiste pas Le soi nrsquoest que le fruit drsquoun processus qui se reacutealise en contexte

avec drsquoautres processus auquel il participe et dont tout agrave la fois il se reccediloit23 Le

deacuteveloppement de sa personnaliteacute de ses dispositions et capaciteacutes la possibiliteacute pour

lui de les deacuteployer bref son autoreacutealisation sont directement associeacutees aux

interactions qui en font un ecirctre social Ses capaciteacutes deacutependent du contexte social

dans lequel il se meut cest-agrave-dire des conditions mais aussi des institutions et autres

dispositifs qui font la vie collective Degraves lors laquo lorsque lrsquoeacutetat du soi est perccedilu comme

processus actif les modifications sociales sont [hellip] perccedilues comme le seul moyen de

parvenir agrave des modifications de la personnaliteacute Les institutions sont envisageacutees dans

leurs effets eacuteducatifs en reacutefeacuterence au type drsquoindividus qursquoelles engendrent Du coup

srsquointeacuteresser agrave lrsquoameacutelioration morale de lrsquoindividu et srsquointeacuteresser agrave la reacuteforme des

conditions eacuteconomiques et politiques ne font qursquoun et lrsquointerrogation sur le sens du

dispositif social prend toute sa signification raquo24 Drsquoougrave ce titre que nous trouvons assez

eacuteloquent Psychological and Politicals Ethics

Crsquoest preacuteciseacutement dans la partie consacreacutee agrave la laquo Psychological Ethics raquo dans

un chapitre consacreacute aux vertus agrave leur nature et agrave leur classification que Dewey

aborde la question du courage Cette partie dans lrsquoensemble des confeacuterences vise

entre autres agrave mettre en lumiegravere la dynamique du processus moral depuis ce qursquoil se

passe dans le soi25 Drsquoun point de vue individuel les vertus ndash dont le courage ndash doivent

ecirctre comprises en reacutefeacuterence agrave ce processus moral dynamique drsquoeacutevaluation reacuteflexive

22 Cf J Dewey Lectures on Psychological and Political Ethics 1898 op cit p 217 laquo There is no way of

telling what the capacities of the agent are excepting as one takes for granted the environmental

conditions with reference to which those powers are exercised There is no telling on the other hand what

the situation and its needs are excepting as one takes for granted an agent free with certain resources at

his command raquo23 Cf J Dewey Lectures on Psychological and Political Ethics 1898 op cit pp 217-218 laquo (hellip) the

moment you give up the conception of the self as a fixed entity the moment you give up the conception of

the self as an ontological being already in existence and having certain powers already made with which it

can produce certain acts or results you get to the conception of the self as an active synthesis ndash that is a

unification ndash realized only in action of a variety of factors and if you call part of those factors internal then

you must call the others external if you call part of them individual you must call the others social An act

as an act always transcends mere individuality raquo24 J Dewey Reconstruction en philosophie op cit pp 162-16325 Comme indiqueacute en introduction agrave cette eacutetude nous nous baserons aussi sur laquo Lrsquointeacuterecirct et lrsquoeffort dans

leurs rapports avec lrsquoeacuteducation de la volonteacute raquo (1895) qui met bien en eacutevidence la dynamique du processus

qui va du trouble agrave lrsquoeffort dans le cadre drsquoune reacuteflexion sur lrsquoeacuteducation

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 154

continuelle de lrsquoagent dans le processus drsquoaction Ce processus moral est conccedilu du

point de vue du soi comme un processus de reacuteflexiviteacute par lequel il vient agrave la

conscience de lui-mecircme depuis son acte-mecircme depuis son impulsion agrave agir Les

vertus sont alors comprises comme diffeacuterentes attitudes possibles que lrsquoagent assume

en lien avec cette expression active du soi dans le processus drsquoengagement dans

lrsquoaction en situation Pour Dewey le processus moral de reacuteflexiviteacute met en jeu quatre

types de vertus dont celle de courage qursquoil lie intrinsegravequement agrave la vertu de

tempeacuterance

Attachons-nous drsquoabord quelque peu agrave deacutecrire ce processus moral comme

processus de reacuteflexion et de meacutediation pour ensuite mieux cerner comment le courage

trouve agrave srsquoy inscrire

Face agrave une situation probleacutematique une difficulteacute un conflit de valeurs de la

nouveauteacutehellipndash bref toutes choses susceptibles de bousculer les habitudes drsquoaction

acquises ndash lrsquoindividu vit ce que Dewey nomme en certains endroits une laquo eacutemotion raquo en

drsquoautres un laquo appeacutetit raquo en drsquoautres encore un laquo sentiment aveugle raquo qui agissent

comme le reacuteveil drsquoune laquo impulsion raquo26 Si et tant que cette impulsion nrsquoest que

ressentie celle-ci peut se limiter agrave nrsquoecirctre que la libeacuteration drsquoune dose drsquoeacutenergie non

canaliseacutee Ce nrsquoest que lorsque le processus moral de reacuteflexiviteacute se met en branle

processus par lequel le soi vient agrave la conscience de lui-mecircme que partant de cette

impulsion mecircme le soi vise en quelque sorte agrave la deacuteplier et agrave mettre en lumiegravere la

teneur de cette tendance impulsive cest-agrave-dire agrave reconnaicirctre ce qursquoelle signifie quel

est son sens pour lui sujet de lrsquoexpeacuterience ou de lrsquoeacutepreuve Selon Dewey lrsquoimpulsion

doit ecirctre rationaliseacutee ce faisant lrsquoagent va prendre conscience du but interne agrave

lrsquoimpulsion cest-agrave-dire de ce que lrsquoon pourra nommer son ideacuteal Pour que le soi puisse

laquo srsquoexprimer raquo cest-agrave-dire srsquoauto-reacutealiser dans son environnement social actuel il faut

que lrsquoimpulsion de deacutepart qui le mobilise puisse ecirctre meacutediatiseacutee par la conscience de

lrsquoideacuteal qui srsquoy reacutevegravele et que de plus y naisse la conscience de lrsquointeacuterecirct profond que cet

ideacuteal a pour lui (en lien avec sa possible autoreacutealisation) cest-agrave-dire aussi de sa force

eacutemotionnelle il faut encore qursquoil prenne conscience des possibles et moyens dont il

26 Cf par exemple J Dewey laquo Lrsquointeacuterecirct et lrsquoeffort raquo op cit pp 66-67 laquo On voit donc aiseacutement que la

fonction drsquoune eacutemotion est de fournir une dose drsquoeacutenergie suppleacutementaire dans les peacuteriodes critiques de la

vie Lorsqursquoon nous propose un but nouveau et inconnu difficilement accessible notre tendance naturelle

est drsquoen abandonner la poursuite Mais crsquoest justement la nouveauteacute de ce but qui souvent lui donne de

lrsquoimportance agrave nos yeux (hellip) Alors la difficulteacute mecircme de nous y adapter provoque le reacuteveil drsquoimpulsions et

drsquohabitudes qui renforcent les capaciteacutes et les ressources de lrsquoagent Les eacutemotions luttent donc contre ce

qursquoil y a de trop nouveau dans les situations impreacutevues de maniegravere agrave stimuler les eacutenergies du moi raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 155

dispose dans lrsquoexpeacuterience pour parvenir agrave tenir et reacutealiser cet ideacuteal

Quand on parle drsquoideacuteal il faut donc bien comprendre que pour Dewey il ne

srsquoagit nullement drsquoune option drsquoun but ou drsquoune finaliteacute qui apparaicirctrait comme externe

ou qursquoil srsquoagirait de poser de maniegravere extrinsegraveque et de rejoindre Toute lrsquooriginaliteacute du

propos pragmatiste est tout au contraire de faire de lrsquoideacuteal une laquo projection raquo de nos

pouvoirs drsquoaction laquo Si lrsquoideacuteal avait une genegravese indeacutependante des pouvoirs actifs eacutecrit

Dewey il est impossible de concevoir comment il pourrait provoquer une action raquo27

Lrsquoideacuteal ne trouve sa genegravese que dans lrsquoimpulsion qui se vit comme puissances encore

latentes du soi Cependant cet ideacuteal doit venir agrave la conscience et cela se fait dans le

processus de lrsquoimpulsion srsquoauto-interpreacutetant de lrsquoimpulsion prenant conscience drsquoelle-

mecircme Dewey eacutecrit ceci laquo Drsquoabord quant agrave son origine lrsquoideacuteal est normalement une

projection de nos pouvoirs drsquoaction Il ne se forme pas dans le vide et nrsquoest pas

introduit du dehors dans le moi Il nrsquoest rien drsquoautre que nos pouvoirs actifs cherchant agrave

prendre conscience drsquoeux-mecircmes et agrave comprendre quel est leur rocircle permanent et leur

signification finale dans lrsquoensemble de la vie psychique (et non pas simplement comme

faits isoleacutes et momentaneacutes) En un mot lrsquoideacuteal est lrsquoimpulsion consciente drsquoelle-mecircme

crsquoest lrsquoimpulsion srsquointerpreacutetant srsquoeacutevaluant drsquoapregraves les possibiliteacutes qursquoelle renferme raquo28

Une fois lrsquoimpulsion meacutediatiseacutee par lrsquoideacuteal le soi se trouve mis en tension

Cette tension le pousse agrave chercher agrave laquo srsquoexprimer raquo cest-agrave-dire agrave porter lrsquoideacuteal en deacutepit

des obstacles et difficulteacutes et agrave transformer les conditions preacutesentes en instruments

soutenant sa reacutealisation

Le courage tel que lrsquoanalyse Dewey est impliqueacute dans cette dynamique du soi

venant agrave la conscience de lui-mecircme agrave mecircme lrsquoimpulsion Il agit comme une attitude

mentale qui permet de progresser coucircte que coucircte vers lrsquoexpression de lrsquoimpulsion et

ce mecircme agrave travers les difficulteacutes Sous la notion de courage Dewey inscrit drsquoailleurs

toute une seacuterie de dispositions telles que la teacutenaciteacute la perseacuteveacuterance la patience

lrsquoendurance le calme lrsquoattachement etc

27Ibid p 7128 Ibid pp 70-71

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 156

Dewey deacuteplie le courage comme laquo self-assertion raquo selon trois caracteacuteristiques

Premiegraverement lrsquoattitude porteacutee par le courage repreacutesente une tendance agrave

lrsquoinitiation au geste inaugural Il srsquoagit bien de partir de lrsquoimpulsion comme ce moment

de fracture et de rupture avec les habitudes eacutetablies et consenties Lrsquoimpulsion quand

elle est reconnue comme telle dans ce geste drsquoinitiation exprime ainsi un laquo pouvoir

autochtone raquo29 qui nrsquoa pas encore reccedilu lrsquoassentiment drsquoautrui un pouvoir qui se risque

agrave introduire de la variabiliteacute dans lrsquoordre existant30 qui se risque aussi courageusement

agrave srsquoaffirmer face au deacutecouragement passif du conservatisme par exemple

Deuxiegravemement lrsquoattitude de self-assertion comme engagement agrave maintenir agrave

tenir et agrave exprimer ce moment inaugural met en lumiegravere une dimension lieacutee agrave la

confiance en ce geste une confiance en soi comme une sorte de foi (Dewey utilise le

terme laquo faith raquo) dans le rocircle que je peux jouer pour introduire cette variation et

transformer lrsquoordre des choses comme agent drsquoune possible transformation sociale

Cette impulsion qui me mobilise et que jrsquoentends exprimer avec sinceacuteriteacute nrsquoest

pas une simple lubie personnelle elle entend bien exprimer ce soi-processus dans son

engagement agrave son environnement social ndash environnement deacutejagrave porteur de forces qui srsquoy

reacutevegravelent Cette impulsion cherche agrave srsquoexprimer comme soi actif et agissant et non

comme soi isoleacute sans impact sur le monde ou simple porteur drsquoexcentriciteacutes Il srsquoagit

drsquoune confiance qui engage le soi agrave se mettre complegravetement en jeu dans la conscience

qursquoil a de participer agrave une expeacuterience commune et agrave la transformabiliteacute de cette

expeacuterience et ce mecircme si bouleverser lrsquoordre eacutetabli creacuteer la rupture poser un geste

inaugural nrsquoest pas facile Il se peut en effet que le soi doive se mettre en jeu face agrave

des moraliteacutes reconnues eacutetablies respecteacutees et cela nrsquoest pas tacircche aiseacutee laquo The

chief obstacle of reforme is that the reformer has to set up a new standard of good

which involves the condemnation of that which is regarded as righteous raquo31 Il doit ainsi

parfois srsquoaffirmer avec confiance dans des contextes hostiles au changement

Aacute partir de lagrave il nous semble que cette dimension de confiance interne au

29 Cf J Dewey Lectures on Psychological and Political Ethics 1898 op cit p196 laquo native original

power raquo30 Cf ibid p 196 laquo There is therefore in this virtue the only guarantee we have of securing the

introduction of variations into the existing order raquo31 Ibid p 196

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 157

courage amegravene agrave porter aussi le questionnement sur une dimension de confiance

sociale qui lui serait correacuteleacutee Lrsquoindividu ne peut srsquoinvestir en totale confiance dans

lrsquoexpression individuelle drsquoun ideacuteal qui se dirait laquo seul contre tous raquo mais comme le

suggegravere Dewey il peut trouver agrave srsquoengager en se faisant la voix de forces de

changement encore latentes dans le champ social Sa confiance serait degraves lors lieacutee

drsquoabord agrave lrsquointuition (et ensuite agrave la recherche expeacuterimentale) que cet ideacuteal qui eacutemane

de son impulsion qui recegravele la force concregravete de lrsquoeacutemotion reacutepond aussi agrave quelque

chose qui est de lrsquoordre drsquoune reacuteelle possibiliteacute sociale drsquoune tendance qui pourrait

ecirctre partageacutee et qui vaut la peine de lrsquoengagement Par lagrave le soi contribue agrave faire

laquo advenir la foi dans les tendances actives de notre temps lagrave ougrave nrsquoeacutetaient que craintes

et rejets raquo32 Par ailleurs dans nombre drsquoautres textes Dewey montre bien que le

processus de conscientisation du soi relegraveve drsquoune dynamique profondeacutement

intersubjective et reacutevegravele une dimension sociale au sens ougrave il se construit non pas

individuellement dans un face-agrave-face avec lui-mecircme et avec ses impulsions mais par la

stimulation des autres et au sein drsquoun environnement qui joue comme forme de vie

communautaire laquo sans la communication de lrsquoexpeacuterience agrave lrsquoautre [lrsquoindividu] demeure

muet livreacute aux sens animal Ce nrsquoest qursquoen association avec autrui qursquoil devient un

centre conscient drsquoexpeacuterience raquo33

Un troisiegraveme moment vient enfin deacuteplier la vertu du courage comme laquo self-

assertion raquo Crsquoest le moment de lrsquoeffort pratique impliqueacute par cet ideacuteal qui soulignons-

le encore une fois eacutemane non pas drsquoune imposition extrinsegraveque mais drsquoune impulsion

concregravete34 Il ne srsquoagit en effet pas de se borner agrave un consentement nominal agrave cet ideacuteal

(laquo jrsquoy crois raquo) mais bien drsquoaffirmer cet ideacuteal en lrsquoimprimant dans lrsquoaction Dewey parle agrave

ce moment du courage comme drsquoune laquo executive force raquo35 Celle-ci manifeste la

signifiance de la sinceacuteriteacute dans le concret de la vie

Pour syntheacutetiser lrsquoanalyse que Dewey propose du courage dans ce texte met

donc en eacutevidence le lien intrinsegraveque du courage agrave lrsquoeacutemotion celle-ci eacutetant motrice drsquoune

impulsion qui srsquoexprime tant dans lrsquoinauguration drsquoune possible rupture que dans la

32 J Dewey Reconstruction en philosophie opcit p 17233 Ibid p 16934 Cf aussi J Dewey laquo Lrsquointeacuterecirct et lrsquoeffort raquo op cit p 71 laquo De lagrave deacutecoule sa fonction Si lrsquoideacuteal avait

une genegravese indeacutependante des pouvoirs actifs il est impossible de concevoir comment il pourrait provoquer

une action Lrsquoactiviteacute psychique neacutecessaire pour transformer ce pur ideacuteal en une reacutealiteacute concregravete ferait

absolument deacutefaut Mais crsquoest justement parce que lrsquoideacuteal est une projection en termes intellectuels de

cette activiteacute psychique que lrsquoideacuteal est ineacutevitablement une ideacutee-force Il est motif aussi bien qursquoideacuteal raquo35 J Dewey Lectures on Psychological and Political Ethics 1898 op cit p 197

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 158

projection drsquoun ideacuteal agrave partir des puissances latentes drsquoaction qursquoelle fait vivre au sujet

en lien avec la situation Il srsquoagit donc drsquoune forme de courage profondeacutement ancreacutee

dans le contexte possibiliseacutee par la rencontre avec celui-ci et ne se deacuteployant qursquoen

lien avec lui Ce deacuteploiement dote aussi le courage drsquoune seconde caracteacuteristique

fondamentale il srsquoouvre sur une forme engagement dans lrsquoaction

Courage et intelligence expeacuterimentale

Agrave la suite de ces analyses il nous semble alors inteacuteressant de revenir agrave notre

hypothegravese de deacutepart selon laquelle il doit ecirctre possible drsquointerroger de maniegravere plus

geacuteneacuterale cette disposition au courage en lien le vœu pragmatiste drsquoune capaciteacute

drsquoengagement dans la vie sociale

Comme nous lrsquoavons vu pour le pragmatisme deweyen la philosophie loin

drsquoecirctre une science premiegravere manifeste son sens dans la tacircche dont elle est porteuse

tacircche qui se veut utile et feacuteconde et qui demande le courage de quitter lrsquoabri de sa tour

drsquoivoire pour se frotter au reacuteel srsquoinscrire dans la dynamique sociale en faire lrsquoeacutepreuve

et ainsi tenter drsquoapporter sa contribution face aux difficulteacutes de nature morale ou

sociale On sait lrsquoimportance que revecirct pour lrsquoauteur de bricoler ces laquo outils raquo qui

devraient permettre de soutenir et drsquoaccroicirctre une intelligence expeacuterimentale qui se

deacuteploierait pour les affaires humaines et les pheacutenomegravenes sociaux et non plus

seulement dans le cadre restreint des sciences de la nature Si lrsquoon veut tirer de leur

immobilisme les croyances et habitudes drsquoaction il est neacutecessaire drsquoappliquer aux

probleacutematiques eacutemergeant dans le champ social des meacutethodes drsquoinvestigation

expeacuterimentales proches de celles qui opegraverent dans les sciences et qui impliquent une

logique drsquoenquecircte36 visant agrave engager les participants dans une recherche collaborative

et coopeacuterative afin de chercher les enjeux collectifs drsquoune situation et ce qursquoelle

requiert selon cette logique expeacuterimentale Il ne srsquoagit donc pas drsquoy chercher seulement

des moyens qui permettraient de reacutealiser des objectifs et finaliteacutes qui auraient eacuteteacute

deacutefinis par ailleurs fixeacutes de maniegravere indeacutependante et a priori choisis par quelques-

uns mais bien de porter attention dans la situation elle-mecircme aux eacuteleacutements utiles

36 Cette probleacutematique est au cœur drsquoun autre ouvrage fondamental de J Dewey Cf Logique La theacuteorie de lrsquoenquecircte [1938] trad G Deledalle Paris PUF 1967 Nous nous permettons de renvoyer ici agrave la partie

consacreacutee agrave Dewey dans T Berns L Bleacutesin G Jeanmart Du courage Une histoire philosophique op cit ainsi qursquoagrave L Bleacutesin laquo Lrsquoexpeacuterimentation citoyenne comme voie drsquoappropriation du politique Lecture

deweyenne raquo in M Maesschalck (dir) Ethique et gouvernance Les enjeux actuels drsquoune philosophie des normes Hildesheim G Olms Verlag 2009 pp 63-75

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 159

pour la deacutefinir37 dans sa probleacutematiciteacute mais aussi aux ferments de solution qursquoelle

contiendrait et qui permettraient de surmonter les blocages pour ouvrir sur un

continuum drsquoexpeacuteriences nouvelles et enrichissantes cest-agrave-dire ouvrir la voie agrave de

nouvelles situations preacutefeacuterables agrave celle qui faisait conflit38 De cette viseacutee comme

advenir de ce processus perpeacutetuel drsquoameacutelioration nous pouvons caracteacuteriser lrsquoenquecircte

sociale comme un processus drsquoexpeacuterimentation mais aussi de creacuteativiteacute laquo lrsquoenquecircte

eacutecrit agrave ce propos Joeumllle Zask relegraveve plus drsquoune logique de creacuteation que drsquoune logique

de deacutecouverte Ses objets sont le changement qursquoelle provoque raquo39

Ainsi lrsquointelligence expeacuterimentale sur laquelle insiste tant Dewey dans

lrsquoensemble de son œuvre se traduit par le deacuteploiement drsquoune connaissance qui ne

cherche pas tant agrave contempler et objectiver le reacuteel dans une face-agrave-face distant qursquoagrave se

deacutevelopper de maniegravere active et opeacuteratoire en faisant de la situation non plus un objet

agrave analyser mais une expeacuterience agrave eacuteprouver et agrave travers laquelle se projeter et se

reacutealiser avec ceux qui la vivent en commun Crsquoest agrave partir drsquoune observation active des

eacuteveacutenements concrets dans ce qursquoils portent drsquoinjonctions et de possibles que

pourront srsquoeacutelaborer des propositions de rectifications de dysfonctionnements

speacutecifiques et que pourra ecirctre trouveacute le laquo bien raquo ou le laquo mieux raquo interne agrave cette

situation Lrsquoameacutelioration drsquoune situation est agrave deacutecouvrir dans sa particulariteacute Pour le

projet pragmatiste chaque situation est porteuse de sa propre finaliteacute

Cet aspect de creacuteativiteacute lieacute agrave la connaissance opeacuteratoire et au processus

drsquoenquecircte nous semble devoir ecirctre souligneacute Il permettrait de caracteacuteriser la speacutecificiteacute

de lrsquointelligence expeacuterimentale comme non seulement une capaciteacute agrave apprendre de la

situation mais aussi drsquoapprendre agrave apprendre au sens ougrave face agrave une deacutestabilisation

nous ne sommes pas seulement en mesure drsquoessayer de faire mieux avec ce que nous

avons drsquoessayer drsquoajuster nos anciennes habitudes mais nous nous reacuteveacutelons

capables dans le processus de lrsquoenquecircte conjointe de modifier nos habitudes drsquoen

produire de nouvelles cest-agrave-dire drsquointroduire de la variabiliteacute Dans la dynamique que

demande cette approche expeacuterimentale du reacuteel les acteurs se rendent aussi capables

37 Cf J Zask laquo Lrsquoenquecircte sociale comme inter-objectivation raquo in B Karsenti et L Queacutereacute (eds) La Croyance et lrsquoenquecircte Aux sources du pragmatisme Paris Eacuted De lrsquoEHESS coll laquo Raisons pratiques raquo

2004 p 143 laquo Ces eacuteleacutements sont les traits de la situation qui sont perccedilus en fonction de leur utiliteacute

possible pour lrsquoenquecircte raquo38 Cf ibid p 147 laquo Le critegravere drsquoune expeacuterience reacuteussie est donc le degreacute auquel telle ou telle expeacuterience

reacutetablit le continuum expeacuterientiel quel que soit le domaine consideacutereacute raquo39 J Zask laquo La politique comme expeacuterimentation raquo Introduction in J Dewey Le Public et ses problegravemes

op cit pp 7 agrave 43 p 20

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 160

de se transformer et de se neacutegocier eux-mecircmes Cette forme drsquointelligence doit donc

nous permettre de transformer nos cleacutes pour aborder lrsquoexpeacuterience de varier nos

dispositions et habitudes pour ecirctre en mesure de rencontrer ce que les conditions

preacutesentes portent comme tensions conflits et aussi comme ressources

Si nous insistons ici sur cette probleacutematique de lrsquointelligence expeacuterimentale ce

nrsquoest pas seulement parce qursquoil srsquoagit drsquoun axe important de la penseacutee deweyenne

mais crsquoest aussi parce que sa description fait selon nous largement eacutecho aux

reacuteflexions sur le courage deacuteveloppeacutees par Dewey dans les confeacuterences de Chicago

Ainsi on pourrait formuler lrsquohypothegravese selon laquelle le courage serait une des

dispositions immanentes au deacuteploiement de cette forme drsquointelligence coopeacuterative

voire une condition de sa mise en oeuvre qui neacutecessite aussi drsquoautres attitudes telles

que sensibiliteacute curiositeacute active empathie sinceacuteriteacute responsiviteacute ouverture drsquoesprit (au

sens de pouvoir se laisser affecter par le nouveau et reacuteviser ses croyances)

persistance endurance40 On pourrait dire que le courage est une des dispositions qui

participent agrave cet engagement confiant dans lrsquoexpeacuterience et agrave la croyance en son

ameacutelioration En effet cette forme expeacuterimentale de relation au reacuteel qui se deacuteploie

depuis lrsquoeacutepreuve-mecircme de la situation implique des capaciteacutes directement lieacutees agrave

celles auxquelles Dewey faisait reacutefeacuterence dans son eacutetude du courage comme self-

assertion capaciteacute agrave se laisser affecter agrave deacuteceler des possibles capaciteacute agrave pouvoir

collectivement deacutegager un ideacuteal porteur de choix et de deacutecision de maintenir cet ideacuteal

face aux difficulteacutes et capaciteacute agrave la confiance en son pouvoir drsquoaction et de

transformation de lrsquoordre des choses

Les conditions sociales du courage

En reacutegime deacutemocratique toute personne doit pouvoir ecirctre reconnue comme un

acteur responsable du processus de deacutefinition des ideacuteaux agrave atteindre au sein des

groupes sociaux auxquels il appartient La tacircche de deacuteployer une intelligence

expeacuterimentale des situations auxquelles nous sommes confronteacutes nrsquoest eacutevidemment

pas reacuteserveacutee agrave la philosophie ou agrave quelques experts ou eacutelus Un des enjeux majeurs de

la penseacutee de Dewey est donc de reacutefleacutechir aux conditions qui favoriseraient lrsquoacquisition

drsquoune telle exigence afin qursquoelle devienne accessible agrave tous Le courage et la confiance

ne sont pas toujours deacutejagrave donneacutes Il srsquoagit degraves lors de reacutefleacutechir aux dispositifs qui

doivent permettre agrave un maximum drsquoindividus drsquoacqueacuterir de telles dispositions face agrave la

vie et qui pourront agrave partir de lagrave srsquoinvestir dans de tels processus drsquoenquecircte conjointe

40 Cf sur ce point G F Pappas laquo Open-mindedness and Courage Complementary Virtues of

Pragmatism raquo in Transactions of the Charles S Peirce Society vol XXXII 19962 pp 316-335

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 161

et de co-construction des enjeux qui les concernent Questionner le courage crsquoest donc

aussi srsquointerroger sur les conditions sociales qui permettraient aux individus de se

doter drsquoune telle confiance et de telles dispositions agrave lrsquointelligence expeacuterimentale

collaborative conditions sociales qui renforceraient degraves lors leurs capaciteacutes agrave la

participation La vie sociale et les institutions et dispositifs par lesquels elle srsquoorganise

doivent alors viser la formation drsquoindividus capables drsquoaccroicirctre leur pouvoir de reacuteflexion

et drsquoaction Il faudra donc porter attention et privileacutegier les institutions sociales qui

soutiennent cette dynamique de maniegravere eacutepanouissante et enrichissante et

continuellement se demander quels effets aura tel ou tel dispositif sur les dispositions

de ceux qui en sont les acteurs laquo [Le dispositif] est-il favorable agrave lrsquoeacutepanouissement de

quelques-uns au deacutetriment des autres ou bien de faccedilon homogegravene et eacutequitable raquo41

Qursquoest-ce qui est fait pour libeacuterer les potentiels chez les individus Quelles sortes

drsquoindividus sont laquo creacuteeacutes raquo par les dispositifs

Dans cette optique Dewey deacuteveloppera on le sait une large reacuteflexion sur les

dispositifs eacuteducatifs dont les lignes de force sont agrave la fois une peacutedagogie de lrsquoactiviteacute

et de lrsquoexpeacuterience (plutocirct que de la connaissance) peacutedagogie centreacutee sur les inteacuterecircts

des enfants mis en contexte drsquoexpeacuterimentation de la socialisation42 et une reacuteflexion sur

une reacuteelle eacutegaliteacute des chances43 Il est important de prendre conscience de lrsquoenjeu

social de lrsquoeacutecole de laquo lrsquoefficaciteacute potentielle de lrsquoeacuteducation comme instrument

constructif de lrsquoameacutelioration de la socieacuteteacute raquo au sens ougrave elle laquo repreacutesente non

seulement un deacuteveloppement des enfants et de la jeunesse mais aussi celui de la

socieacuteteacute future dont ils seront les eacuteleacutements constitutifs raquo44

Affectiviteacute et engagement social ce qui se joue dans la construction du laquo public raquo

Nous aimerions maintenant aborder une autre piste de reacuteflexion qui permet

selon nous de questionner les conditions du courage compris en lien avec la capaciteacute

reacuteelle des acteurs agrave se reacuteapproprier les enjeux qui les concernent cest-agrave-dire avec la

possibiliteacute effective de participer agrave la donne sociale en travaillant avec drsquoautres au

41 J Dewey Reconstruction en philosophie op cit p 16342 Cf J Dewey Deacutemocratie et eacuteducation opcit p 44443 Cf J Dewey Deacutemocratie et eacuteducation opcit p 130 laquo Pour posseacuteder un grand nombre de valeurs en

commun tous les membres du groupe doivent avoir une chance eacutegale de prendre et de recevoir de

partager des entreprises et des expeacuteriences tregraves diverses raquo Lrsquoeacuteducation doit laquo faccedilonner les expeacuteriences

des jeunes de sorte qursquoau lieu de reproduire les habitudes courantes ils contractent de meilleures

habitudes et que par conseacutequent la socieacuteteacute adulte future soit en progregraves par rapport agrave la leur raquo (ibid p

125) 44 Ibid p 126

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 162

repeacuterage des nouvelles questions sociales agrave la construction de leur identification

comme enjeux communs agrave la deacutefinition de finaliteacutes agrave partir de ces contextes et agrave la

mise en œuvre de ces finaliteacutes par la recherche de solutions Cette piste reacuteside dans

lrsquoanalyse que Dewey propose du laquo public raquo principalement dans son ouvrage de 1927

The Public and its problems

Plutocirct que de deacutevelopper ici de maniegravere approfondie toute la teneur theacuteorique

de cette theacutematique45 il nous semble plus opportun drsquoen faire un eacutecho plus concret en

portant attention agrave des formes de vie associatives qui nourrissent lrsquoespace collectif

contemporain et qui figurent bien ce qursquoil y a lieu de comprendre par laquo public raquo au sens

pragmatiste deweyen A cocircteacute des formes associatives et de participation qui se vivent

dans la socieacuteteacute civile organiseacutee on assiste agrave drsquoautres modaliteacutes drsquoeacutemergence

collective drsquoune position laquo politique raquo face agrave des questions tregraves diverses qui touchent le

quotidien logement environnement cohabitation des cultures eacutegaliteacute des sexes

revenus migrations etc Ainsi lrsquoespace public de nos socieacuteteacutes contemporaines voit

srsquoinstaller un nouvel eacutequilibre entre drsquoune part la logique traditionnelle des grands

acteurs collectifs articulant neacutegociation des inteacuterecircts et revendication de protections

collectives et drsquoautre part une logique que nous dirons beaucoup plus expeacuterimentale

reacuteveacuteleacutee par de multiples initiatives eacutemergeant du laquo terrain raquo Cette dynamique faite

drsquoexpeacuterimentations se caracteacuterise par sa multipliciteacute sa localiteacute elle est doteacutee drsquoune

dimension profondeacutement situationnelle contextuelle Loin de vouloir rejoindre de

grands modegraveles drsquoimpleacutementer des programmes il srsquoagit ici drsquoaccueillir ce qui survient

et de se rendre compte que collectivement nous habitons une situation qui nous

questionne et qui au-delagrave de ce sentiment personnel et interpersonnel interroge aussi

le collectif comme vivre-ensemble et nous requiegravere agrave lrsquoaction46 Face agrave des

vulneacuterabiliteacutes qui nous concernent et qui affectivement nous touchent nous troublent

nous bousculent face agrave des probleacutematiques que nous cocirctoyons dont nous sommes

les laquo riverains raquo nous sommes capables de nous impliquer A partir du malaise

ressenti du trouble de la colegravere parfois il srsquoagit de mettre un collectif au travail

formuler des questions identifier et cateacutegoriser des problegravemes travailler

collectivement agrave lrsquoeacutenonciation de possibles reacuteponses etc Nous faisons ici reacutefeacuterence agrave

des collectifs tels que comiteacutes de soutien aux sans-papiers comiteacutes contre la laquo chasse

aux chocircmeurs raquo occupants de squats Clea mais aussi associations de riverains

45 Nous deacuteveloppons cette question de maniegravere plus approfondie dans T Berns L Bleacutesin G Jeanmart

Du courage Une histoire philosophique op cit 46 Cf M Benasayag et D Sztulwark Du contre-pouvoir Paris Ed La Deacutecouverte 2000 p 87 laquo Lrsquoeacutetape

qui srsquoouvre aujourdrsquohui pour les luttes populaires trouve son originaliteacute dans la perception que le manque

de modegraveles nrsquoest plus un frein une faille ou un obstacle mais preacuteciseacutement une ouverture une nouvelle

possibiliteacute de srsquoorganiser selon des projets axiomatiques qui ne sont pas guideacutes par une ideacutee du devoir

ecirctre du futur mais qui partent de lrsquoassomption de lrsquoexigence situationnelle raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 163

inquiets par lrsquoinstallation drsquoune deacutecharge groupes drsquoentraide autour drsquoune maladie

orphelinehellip Le champ est vaste Ces initiatives nous invitent agrave penser le changement

depuis lagrave ougrave nous sommes comme une reacuteappropriation collective de ce sur quoi on

peut encore avoir prise aujourdrsquohui Elles sont porteuses de pratiques infiniment

diverses tant dans leur mode drsquoorganisation que drsquoaction47 Ainsi face agrave telle ou telle

situation drsquoinjustice de souffrance des personnes se sentent directement impliqueacutees

drsquoabord comme laquo je raquo et puis comme laquo nous raquo un nous qui nrsquoest pas donneacute drsquoavance

mais qui se construit agrave partir de leurs interactions

La question du public est selon Dewey une question cruciale pour nos reacutegimes

deacutemocratiques Selon nous il srsquoagit aussi drsquoune expeacuterience essentielle pour

questionner le courage et ce agrave un double titre Drsquoune part le type drsquoexpeacuterimentation

qui anime la construction drsquoun public peut ecirctre lue comme la manifestation drsquoun

courage qui se dit en lien avec lrsquoeacutemotion et avec le passage de celle-ci agrave lrsquoengagement

Qursquoest-ce qui drsquoun trouble ou drsquoune souffrance sociale permet le passage agrave lrsquoaction

Qursquoest-ce qui depuis lrsquoordre du ressenti et du subi face agrave une situation veacutecue comme

conflictuelle ou probleacutematique permet de passer de cet affect agrave un moment de reprise

47 Un exemple de ce type de construction du collectif est bien mis en exergue dans un article reacutecent de

Libeacuteration laquo Appel boule de neige sur lrsquohocircpital psychiatrique raquo (Lib 14 et 15 mars 2009) Suite agrave un fait

divers tragique (la mort drsquoun jeune homme assassineacute par un malade qui srsquoeacutetait eacutechappeacute drsquoun centre

psychiatrique) Nicolas Sarkozy annonce le 2 deacutecembre 2008 un plan de seacutecurisation des hocircpitaux On y

parle de chambres drsquoisolement de videacuteosurveillance Ce qui ressort drsquoun tel discours crsquoest une vision tregraves

steacutereacuteotypeacutee du malade mental comme individu dangereux Ce discours preacutevoit une reacuteforme annonce un

projet de loi dans un moment de crise et de confusion Ce discours provoque un choc dans les

professions qui cocirctoient la maladie mentale au quotidien Un meacutedecin psychiatre deacutecide de reacuteagir et active

drsquoabord son reacuteseau de proximiteacute Autour du Dr H Bokobza se constitue alors un groupe de 39 personnes

qui reacutepondent agrave son appel et publient dans une premiegravere initiative conjointe un texte commun qui sera

diffuseacute dans les meacutedias Ce groupe poursuit lrsquoinitiative en ouvrant une peacutetition qui reacutecolte tregraves vite un

nombre impressionnant de signatures et en organisant des Etats Geacuteneacuteraux auxquels participeront plus de

2000 personnes Dans le collectif de deacutepart le groupe des 39 on ne trouve pas seulement des meacutedecins

psychiatres mais aussi des infirmiers des psychologues des eacutetudiants Ils se reacuteunissent de maniegravere

hebdomadaire restent ouvert agrave tous Ce qui nous paraicirct particuliegraverement inteacuteressant dans lrsquoarticle crsquoest

qursquoun meacutedecin interrogeacute en parle en termes de laquo groupe deacutesirant raquo La mobilisation part bien drsquoun affect

drsquoune colegravere drsquoun choc qui impulse un deacutesir de srsquoimpliquer Lrsquoenjeu est riverain il preacuteoccupe directement

Ce qui est inteacuteressant aussi crsquoest la conscience qursquoont ces meacutedecins de devoir faire groupe avec tous les

concerneacutes cest-agrave-dire aussi avec les malades et leur famille et ce pour que cette mobilisation soit

entendue Il faut pouvoir faire groupe autour des malades avec eux dans cette socieacuteteacute-ci avec son

discours seacutecuritaire La question du malade doit pouvoir ecirctre reacuteactualiseacutee par rapport agrave ce nouveau

contexte seacutecuritaire elle doit ecirctre remise en travail et crsquoest en faisant groupe en articulant les diffeacuterentes

compeacutetences en permettant aux diffeacuterentes repreacutesentations des enjeux de se confronter que lrsquoon va

permettre agrave cette question drsquoeacutemerger dans le deacutebat de srsquoy inscrire comme un enjeu public Nous

renvoyons agrave L Bleacutesin laquo Nouvelles formes drsquoengagement Reconstruire la confiance sociale raquo op cit

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 164

de cet affect et drsquoimpulsion Drsquoautre part cette expeacuterimentation de la communauteacute

drsquoaction que constitue le public est aussi le lieu drsquoexpeacuterimentation drsquoune transformation

possible des identiteacutes par la participation au groupe Par cette dynamique

drsquoexpeacuterimentation au sein drsquoun groupe drsquoaction lrsquoacteur ne fait pas seulement

lrsquoacquisition de nouvelles compeacutetences mais aussi drsquoune confiance lieacutee agrave des

meacutecanismes de reconnaissance En effet si le public nrsquoexiste pas hors sa

construction les individus nrsquoexistent pas non plus comme des parties deacutejagrave

preacuteexistantes au public mais se construisent se transforment et se capacitent dans

ce processus-mecircme Ce que lrsquoexpeacuterimentation propre au public nous apprend crsquoest

aussi ce que crsquoest que laquo faire groupe raquo se construire et se positionner comme

laquo groupe raquo dans la socieacuteteacute et se doter drsquoune parole collective Et il ne faudrait pas

minimiser lrsquoapport de ce type de laquo laboratoires sociaux raquo et drsquoexpeacuterience de la

participation au sein de la vie drsquoun groupe pour les individus On lrsquoa vu les dispositifs

sociaux de responsabilisation individuelle de nos socieacuteteacutes ne cessent de srsquoadresser

aux individus de renvoyer aux individus de les enjoindre agrave lrsquoacte comme individus

preacutesupposant ainsi tant leur capaciteacute drsquoautonomie qursquoune possibiliteacute eacutegalement

distribueacutee agrave chacun drsquoecirctre responsable et courageux Les reacuteflexions pragmatistes sur la

communauteacute drsquoaction que constitue le public invitent agrave comprendre que ce nrsquoest que

par la faccedilon dont un individu se repreacutesente et se sent reconnu comme partie prenante

drsquoun groupe drsquoun laquo nous raquo qursquoil peut srsquoauto-reacutealiser comme personne comme citoyen

comme acteur dans une socieacuteteacute Dans cette expeacuterience de participation au sein de

lrsquoassociation lrsquoindividu fait lrsquoexpeacuterience de la communauteacute au sens deacutemocratique que

Dewey donne agrave cette notion capitale de sa penseacutee Cette communauteacute lie

reacuteflexivement processus de participation au groupe et processus drsquoindividuation et

drsquoautoreacutealisation Par sa contribution personnelle en fonction de ses compeacutetences et

de ses inteacuterecircts propres agrave la recherche drsquoun inteacuterecirct partageacute lrsquoindividu libegravere ses

potentialiteacutes personnelles tout en faisant partie drsquoun groupe et en poursuivant un

effort collectif laquo La liberteacute est cette libeacuteration et cet accomplissement assureacutes des

potentialiteacutes personnelles qui ne peuvent se produire que par une association riche et

varieacutee avec les autres raquo48

Ce nrsquoest qursquoagrave partir drsquoune telle autoreacutealisation que le courage peut ecirctre autre

chose qursquoune injonction ou une possibiliteacute formelle Reacutefleacutechir sur les conditions

sociales du courage crsquoest donc aussi reacutefleacutechir sur les conditions qui permettront la

libeacuteration des potentialiteacutes individuelles lrsquoautoreacutealisation de lrsquoindividu dans le groupe

La vie associative est lrsquoun des espaces sociaux ougrave une telle exigence peut se reacutealiser

Il srsquoagit lagrave drsquoun enjeu capital pour la deacutemocratie49 laquo Pour lrsquoindividu [la deacutemocratie]

48 J Dewey Le Public et ses problegravemes op cit pp 157-15849 On peut renvoyer ici aux reacuteflexions sur la laquo deacutemocratie situationnelle raquo que deacuteveloppent M Benasayag et

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 165

consiste dans le fait de prendre part de maniegravere responsable en fonction de ses

capaciteacutes agrave la formation et agrave la direction des activiteacutes du groupe auquel il appartient

et agrave participer en fonction de ses besoins aux valeurs que deacutefend le groupe raquo50

La dimension du courage telle que nous lrsquoavons deacuteveloppeacutee agrave partir de Dewey

nrsquoa plus rien agrave voir avec quelque forme heacuteroiumlque ou exemplaire qui appartiendrait agrave tel

ou tel individu heacuteros modegravele berger ou teacutemoin Le courage dont il est ici question ne

prend sens que dans la dynamique de deacuteveloppement de la personnaliteacute au sein de

son environnement communautaire dans le partage ndash avec drsquoautres ndash drsquoun

engagement confiant pour lrsquoameacutelioration des conditions du vivre-ensemble Depuis

lrsquoimpulsion lieacutee agrave lrsquoaffect jusqursquoagrave lrsquoengagement pour une transformation sociale le

courage preacutesuppose et nourrit lrsquoespace deacutemocratique un espace ougrave pour chacun est

ouverte la possibiliteacute de participer agrave lrsquoexpeacuterience et drsquoy deacuteployer ses potentialiteacutes Une

telle forme de courage ne se deacuteploie qursquoarticuleacutee agrave la question de la confiance sociale

et manifeste un sens reacutesolument politique

Laurence Bleacutesin est chercheuse au Centre de

Philosophie du droit de lrsquoUniversiteacute de Louvain ougrave ses

recherches srsquoinscrivent dans le cadre dun projet de

recherche (PAI VI06 - accessible agrave lrsquoadresse

wwwcpdruclacbeiap6) financeacute par le laquo Programme

Pocircles dattraction interuniversitaires ndash Eacutetat belge ndash

Politique scientifique feacutedeacuterale raquo Elle beacuteneacuteficie aussi du

soutien de la Fondation Bernheim dans le cadre du

laquo Projet Courage raquo

D Sztulwark dans Du contre-pouvoir op cit Cf par exemple p 54 laquo la deacutemocratie est la pluraliteacute

croissante et reacuteelle des pratiques et des situations raquo50 J Dewey Le Public et ses problegravemes op cit p 156

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 166

Alain Loute laquo La logique excessive du geste

courageux une force de creacuteation sociale

Reacuteflexions agrave partir de Paul Ricœur raquo

De prime abord il peut paraicirctre surprenant de choisir un auteur comme Paul

Ricœur pour entreprendre une reacuteflexion sur les figures du courage politique A notre

connaissance en effet Ricœur ne srsquoest pas consacreacute explicitement au thegraveme du

courage On ne peut que constater lrsquoabsence du courage dans lrsquoanthropologie de

lrsquohomme capable deacuteveloppeacutee dans Soi-mecircme comme un autre De fait Ricœur ne

mentionne pas le courage parmi les capaciteacutes qui dessinent le portrait de lrsquohomme

capable que nous sommes

Il nrsquoen reste pas moins que le courage nous semble jouer chez Ricœur un rocircle

eacuteminemment important au plan politique Pour rendre compte de la figure politique du

courage qursquoil deacuteveloppe il faut srsquointeacuteresser dans lrsquoœuvre de Ricœur agrave la figure de ce

que lrsquoon peut appeler les laquo gestes excessifs raquo Agrave de nombreuses reprises dans son

œuvre Ricœur a fait reacutefeacuterence agrave des engagements singuliers exceptionnels agrave des

choix moraux extrecircmes Ainsi Ricœur a-t-il pu eacutevoquer la figure de lrsquohomme non-violent

dans Histoire et veacuteriteacute1 lrsquoengagement de Saint Franccedilois Gandhi ou de Martin Luther

King dans Amour et justice2 ou plus reacutecemment la demande de pardon drsquohommes

drsquoEtat comme le geste de Willy Brandt srsquoagenouillant agrave Varsovie au pied du monument

des victimes de la Shoah dans La critique et la conviction3 de mecircme que dans La

meacutemoire lrsquohistoire lrsquooubli4 et dans Parcours de la reconnaissance5

Dans La critique et la conviction il qualifie preacuteciseacutement le geste drsquoun Willy

1 P Ricœur laquo Lrsquohomme non-violent et sa preacutesence agrave lrsquohistoire raquo in Histoire et veacuteriteacute troisiegraveme eacutedition

augmenteacutee de quelques textes Paris Seuil 1964 pp 235-2452 P Ricœur Lrsquoamour et la justice Tuumlbingen JCB Mohr (Paul Siebek) 1990 p 563 P Ricœur La critique et la conviction Entretien avec Franccedilois Azouvi et Marc de Launay Paris Calmann-

Leacutevy 1995 p 1754 P Ricœur La meacutemoire lrsquohistoire lrsquooubli Paris Seuil 2000 p 6185 P Ricœur Parcours de la reconnaissance Trois eacutetudes Paris Stock 2004 p 354

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 167

Brandt de laquo geste courageux raquo

Demander pardon reste une option ouverte et cela au plan politique mecircme

comme des gestes historiques reacutecents lrsquoont attesteacute je pense au chancelier Willy

Brandt au roi Juan Carlos avec lrsquoInquisition et agrave drsquoautres chefs drsquoEtat En

inscrivant la demande de pardon dans la sphegravere politique comme le demande

Hannah Arendt les auteurs de ces gestes courageux ont peut-ecirctre contribueacute agrave

ouvrir une bregraveche dans lrsquoimprescriptible et dans lrsquoimpardonnable6

En quoi pour Ricœur un geste comme celui de Willy Brandt est-il un geste

laquo courageux raquo Le courage de ce geste ne reacuteside en aucune maniegravere dans le fait

drsquoavoir oseacute appliquer les regravegles coucircte que coucircte sans eacutegard pour les conseacutequences

de leur application Le geste courageux nrsquoest pas celui drsquoune laquo conscience

scrupuleuse raquo7 obnubileacutee par le respect de la loi A contrario le caractegravere courageux

du geste excessif ne reacuteside pas dans le seul fait de deacutefier ou drsquoenfreindre les regravegles

Le courage consisterait bien plutocirct dans le fait drsquoagir au-delagrave des regravegles drsquoeacutequivalence

suivant la logique excessive de lrsquoamour qui donne sans attendre en retour Par geste

courageux Ricœur entendrait ici non pas un geste moral ou immoral mais laquo supra-

moral raquo8

Quel est le rocircle que peuvent jouer de tels gestes laquo supra-moraux raquo En quoi

pourrait-on en parler comme drsquoune figure du courage politique Pour Ricœur de tels

gestes posseacutederaient ni plus ni moins le pouvoir drsquoinitier un mouvement de

transformation sociale Citons Ricœur revenant dans Parcours de la reconnaissance

sur le geste de Willy Brandt

De tels gestes (hellip) ne peuvent faire institution mais en portant au jour les limites

de la justice drsquoeacutequivalence et en ouvrant un espace drsquoespeacuterance agrave lrsquohorizon de la

politique et du droit au plan post-national et international ces gestes deacuteclenchent

une onde drsquoirradiation et drsquoirrigation qui de faccedilon secregravete et deacutetourneacutee contribue agrave

lrsquoavanceacutee de lrsquohistoire vers des eacutetats de paix9

Ces gestes auraient pour effet de nous reacutegeacuteneacuterer dans notre capaciteacute agrave bien

vivre-ensemble Ils deacutementiraient le fatalisme ambiant et relanceraient lrsquoespoir drsquoun

vivre ensemble pacifieacute A lire Ricœur le bien vivre-ensemble deacutependrait de lrsquoeacutelan dont

6 P Ricœur La critique et la conviction op cit p 1757 P Ricœur laquo Culpabiliteacute eacutethique et religion raquo in Le conflit des interpreacutetations Essais drsquohermeacuteneutique

Paris Seuil 1969 pp 416-430 p 4208 P Ricœur Lrsquoamour et la justice op cit p 569 P Ricœur Parcours de la reconnaissance op cit p 354

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 168

seraient porteurs les acteurs excessifs

Dans cet article nous nous proposons drsquointerroger cette laquo figure du courage

politique raquo que constituent les gestes excessifs chez Ricœur Dans un premier temps

afin de comprendre le rocircle que Ricœur assigne agrave ces gestes il nous faudra revenir sur

le fatalisme et le deacutesespoir que peut susciter un monde marqueacute par la radicaliteacute et

lrsquoexcegraves du mal Le philosophe voit dans cet excegraves du mal la source drsquoune forme de

conscience malheureuse Nous verrons ensuite que pour Ricœur ces gestes

excessifs ont pour effet de transformer le fatalisme en espeacuterance Ils reacutepliquent au

deacutesespoir en nous donnant agrave penser la paix comme un horizon possible du bien vivre-

ensemble Cette conception du rocircle du courage nrsquoest pas sans susciter nombre de

perplexiteacutes et de critiques Elles convergent vers une mecircme question un geste

excessif individuel peut-il agrave lui seul marquer la socieacuteteacute de son excegraves et initier un

mouvement de creacuteation normative Crsquoest sur cette question que srsquoachegravevera notre

examen de la figure du courage politique que constituent les gestes excessifs Nous

montrerons que cette conception du courage repose sur de lourds preacutesupposeacutes

1 La conscience malheureuse face agrave la radicaliteacute et agrave lrsquoexcegraves du mal

Commenccedilons par rendre compte du risque de conscience malheureuse que

peut geacuteneacuterer la radicaliteacute et lrsquoexcegraves du mal Qursquoil agisse en deacutesobeacuteissant agrave la norme

morale ou en la respectant lrsquoacteur risque toujours de mal-faire Drsquoune part le mal est

susceptible de pervertir la volonteacute et de la conduire agrave inverser ses ordres de prioriteacutes10

Il peut amener lrsquoacteur agrave preacutefeacuterer ce qui ne devrait pas ecirctre Drsquoautre part toute action

y compris lrsquoaction soumise agrave une norme reste une action violente Toute action creacutee

une dissymeacutetrie radicale entre les protagonistes de lrsquoaction Tout agent connaicirct un

patient Le pouvoir-faire est indissociablement un laquo pouvoir-sur raquo autrui laquo Il est difficile

drsquoimaginer des situations drsquointeraction ougrave lrsquoun nrsquoexerce pas un pouvoir sur lrsquoautre du fait

mecircme qursquoil agit raquo11 La possibiliteacute de ce mal reacutevegravele le caractegravere tragique de lrsquoaction

10 La propension au mal ndash que Ricœur agrave la suite de Kant distingue de la disposition au bien ndash a pour effet

drsquoaffecter laquo lrsquousage de la liberteacute la capaciteacute drsquoagir par devoir bref la capaciteacute agrave ecirctre effectivement

autonome (hellip) cette affection de la liberteacute mecircme si elle nrsquoatteint pas le principe de la moraliteacute qui reste

lrsquoautonomie met en cause son exercice son effectuation raquo (P Ricœur Soi-mecircme comme un autre Paris

Seuil 1990 p 252) laquo Le mal est au sens propre du mot perversion agrave savoir renversement de lrsquoordre qui

impose de placer le respect pour la loi au-dessus de lrsquoinclination raquo (ibid p 251) Crsquoest laquo une preacutefeacuterence

qui ne devrait pas ecirctre raquo (P Ricœur laquo Culpabiliteacute eacutethique et religion raquo op cit p 424)11 P Ricœur Soi-mecircme comme un autre op cit p 256

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 169

autonome pour la vie bonne Alors mecircme qursquoelle cherche agrave effectuer la viseacutee eacutethique agrave

travers la norme morale elle peut conduire agrave des injustices plus grandes encore que

celles contre lesquelles elle preacutetend lutter

Pour Ricœur mecircme sous laquo sa forme la plus mesureacutee la plus leacutegitime la justice

est deacutejagrave une maniegravere de rendre le mal par le mal raquo12 Il ne faudrait pas limiter cette

importante thegravese agrave la seule prise en compte des effets secondaires de lrsquoapplication

des normes Sur un plan plus fondamental cette thegravese renvoie au fait que pour

Ricœur laquo la morale ne constituerait qursquoune effectuation limiteacutee quoique leacutegitime et

mecircme indispensable de la viseacutee eacutethique raquo13 La viseacutee eacutethique est toujours en excegraves

absolu par rapport agrave la norme morale Entre la meacutediation de la regravegle ndash la morale ndash et sa

finaliteacute ndash la viseacutee eacutethique ndash la disproportion est manifeste14

Crsquoest la raison pour laquelle la vie morale reste intrinsegravequement conflictuelle

Dans la neuviegraveme eacutetude de Soi-mecircme comme un autre consacreacutee agrave la sagesse

pratique Ricœur aborde diffeacuterents conflits qui peuvent ecirctre rencontreacutes lors de

lrsquoapplication des normes Il ne faudrait pas limiter ces conflits agrave des problegravemes de

motivation ou de prise en compte du contexte drsquoeffectuation des normes Au cours de

lrsquoapplication des normes des conflits peuvent apparaicirctre entre la viseacutee eacutethique et la

norme morale Ce qui se donne agrave voir dans ces conflits crsquoest lrsquoexigence infinie de la

viseacutee eacutethique que la norme a pour tacircche drsquoeffectuer La viseacutee eacutethique se reacutevegravele comme

une fin hors de porteacutee de la morale

Aacute titre drsquoexemple drsquoun tel conflit Ricœur eacutevoque le dilemme de la veacuteriteacute due aux

mourants15 Le dilemme est le suivant Face au malade souffrant je peux deacutecider soit

de lui dire la veacuteriteacute sur son eacutetat par respect de la norme morale soit de lui mentir par

sollicitude pour lui en tenant compte des conseacutequences qursquoune telle veacuteriteacute pourrait

avoir Ce qui rentre en conflit dans cet exemple crsquoest le respect de lrsquohumaniteacute drsquoautrui

auquel nous enjoint le deuxiegraveme impeacuteratif kantien ndash laquo Agis de telle sorte que tu traites

12 P Ricœur laquo Etat et violence raquo in Histoire et veacuteriteacute op cit pp 246-259 p 24913 P Ricœur Soi-mecircme comme un autre op cit p 20114 Sur cette compreacutehension de la relation entre la viseacutee eacutethique et la norme morale chez Ricœur comme

une relation de disproportion nous nous permettons de renvoyer le lecteur agrave nos travaux anteacuterieurs A

Loute La creacuteation sociale des normes De la socio-eacuteconomie des conventions agrave la philosophie de lrsquoaction

de Paul Ricœur Hildesheim Olms 2008 pp 243-282 A Loute laquo La creacuteativiteacute normative chez Paul

Ricœur raquo in M Maesschalck (eacuted) Ethique et gouvernance Les enjeux actuels drsquoune philosophie des

normes Hildesheim Olms 2009 pp 37-6115 P Ricœur Soi-mecircme comme un autre op cit p 313

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 170

lrsquohumaniteacute aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en

mecircme temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen raquo16

ndash avec la

sollicitude eacutethique pour la singulariteacute et lrsquoinsubstitualibiliteacute de sa personne Un tel

dilemme eacutethique nous fait donc prendre conscience de la disproportion fondamentale

qursquoil existe entre la regravegle morale et la finaliteacute que cette regravegle a pour tacircche drsquoeffectuer

une vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes

La vie morale est donc marqueacutee par une disproportion fondamentale entre la

regravegle et sa finaliteacute Lrsquoexistence drsquoune telle disproportion soulegraveve une importante

question La prise de conscience du fait que la synthegravese de la moraliteacute et du bonheur

est hors de porteacutee de lrsquoaction humaine ne risque-t-elle pas de susciter une forme de

laquo conscience malheureuse raquo Lrsquoacteur a-t-il drsquoautres issues que le fatalisme et le

deacutesespoir Ricœur lui-mecircme a souleveacute ces questions dans les pages qursquoil a

consacreacutees dans Parcours de la reconnaissance agrave lrsquoeacutethique de la reconnaissance de

Axel Honneth Pour Ricœur la lutte pour la reconnaissance est interminable Les

diffeacuterents types de rapport positif agrave soi ndash sous la forme de la confiance en soi du

respect de soi et de lrsquoestime de soi ndash constituent un ideacuteal qui guide la lutte pour la

reconnaissance mais qui nrsquoest jamais pleinement atteint17 Ricœur srsquointerroge laquo la

demande de reconnaissance affective juridique et sociale par son style militant et

conflictuel ne se reacutesout-elle pas en une demande indeacutefinie figure de ldquomauvais

infinirdquo raquo18 La perspective drsquoune lutte pour la reconnaissance interminable ne risque-t-

elle pas de susciter laquo une nouvelle forme de ldquoconscience malheureuserdquo sous les

espegraveces soit drsquoun sentiment ingueacuterissable de victimisation soit drsquoune infatigable

16 E Kant Fondements de la meacutetaphysique des mœurs trad de V Delbos revue et modifieacutee par F Alquieacute

in E Kant Œuvres philosophiques Paris Gallimard t II 1985 p 29517 La laquo confiance en soi raquo nrsquoest pas acquise une fois pour toutes Elle demande agrave ecirctre continuellement

confirmeacutee par lrsquoentretien de liens affectifs De mecircme le travail de la reconnaissance juridique est infini La

sphegravere normative des droits demande agrave ecirctre eacutelargie tant au plan de laquo lrsquoeacutenumeacuteration des droits subjectifs

deacutefinis par leur contenu raquo qursquolaquo au plan de lrsquoattribution de ces droits agrave des cateacutegories nouvelles drsquoindividus

ou de groupes raquo (P Ricœur Parcours de la reconnaissance op cit p 290) Le processus de

reconnaissance intersubjective qui conduit les individus agrave srsquoestimer lui aussi est interminable Du fait du

pluralisme axiologique de nos socieacuteteacutes et de la variation des rapports drsquoestime selon les eacutepoques (Cf P

Ricœur Parcours de la reconnaissance op cit pp 295-296) la formation drsquoun horizon de valeurs

communes qui permet aux acteurs de srsquoestimer doit srsquoentendre comme un processus dynamique qui ne se

clocircture jamais Pour une analyse plus approfondie de lrsquointerpreacutetation que Ricœur effectue de la theacuteorie de

la reconnaissance de Axel Honneth nous nous permettons de renvoyer le lecteur agrave notre article A Loute

laquo Philosophie sociale et reconnaissance mutuelle chez Paul Ricœur raquo in R Geacutely S Laoureux et L Van

Eynde (eacuteds) Affectiviteacute imaginaire creacuteation sociale Bruxelles agrave paraicirctre18 P Ricœur Parcours de la reconnaissance op cit p 317

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 171

postulation drsquoideacuteaux hors drsquoatteinte raquo19

La laquo conscience malheureuse raquo susciteacutee par le caractegravere interminable de

lrsquoeffectuation de la viseacutee eacutethique agrave travers les normes morales ne constitue pas le

dernier mot de lrsquoeacutethique ricœurienne Aacute la disproportion entre lrsquoexcegraves de la souffrance

et le respect de la regravegle les acteurs sont capables de reacutepliquer par une autre forme

drsquoexcegraves Pour Ricœur certains gestes excessifs comme celui de Willy Brandt de

Martin Luther King ou drsquoautres figures heacuteroiumlques peuvent transformer le fatalisme de

la conscience malheureuse en espeacuterance Ces gestes auraient le pouvoir de nous

redonner confiance dans la possibiliteacute drsquoun bien vivre-ensemble Penchons-nous

maintenant sur ces gestes

2 La reacuteplique du geste excessif

Ce qui fait la speacutecificiteacute de ces gestes crsquoest qursquoils relegravevent de la logique

excessive de lrsquoamour Lrsquoamour au sens du concept drsquoagapegrave est don sans attente de

retour Il ignore le calcul et la comparaison Il se distingue par la surabondance de sa

geacuteneacuterositeacute A cette logique excessive de lrsquoamour Ricœur oppose la justice Cette

derniegravere ressortit agrave ce qursquoil appelle la logique drsquoeacutequivalence Ainsi la justice distributive

a pour finaliteacute de donner agrave chacun sa part suivant un objectif drsquoeacutegaliteacute proportionnelle

de mecircme que la justice corrective cherche agrave laquo rendre la peine proportionnelle au

deacutelit raquo20 Ricœur souligne la laquo disproportion raquo21 qursquoil existe entre ce qursquoil appelle la

logique excessive de lrsquoamour et la logique drsquoeacutequivalence de la justice22

Ce qui inteacuteresse Ricœur dans ces gestes excessifs crsquoest leur dimension

symbolique Lrsquoimportant pour lui est moins ce que ces acteurs font que le sens que

donnent agrave penser leur geste excessif drsquoamour laquo consideacutereacute comme un texte raquo23 Ces

gestes sont comme des discours poeacutetiques qui nous donnent agrave penser un vivre-

ensemble pacifieacute comme proposition de monde possible Pour Ricœur de tels actes

excessifs rendraient preacutesente la totaliteacute que vise lrsquoeacutethique un peu agrave la maniegravere de la

19 Ibid p 318 20 P Ricœur laquo Theacuteonomie etou Autonomie raquo in Archivio di filosofia ndeg1-3 1994 pp19-36 p 2721 P Ricœur Parcours de la reconnaissance op cit p 324 22 Sur la dialectique de lrsquoamour et de la justice cf P Ricœur Lrsquoamour et la justice op cit23 Cf P Ricœur laquo Le modegravele du texte lrsquoaction senseacutee consideacutereacutee comme un texte raquo in Du texte agrave lrsquoaction Essais drsquohermeacuteneutique II Paris Seuil 1986 pp 183-211

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 172

preacutesentation des Ideacutees de la raison par le jugement reacutefleacutechissant kantien Citons

Ricœur agrave propos du non-violent

Il nrsquoest pas en marge du temps il serait plutocirct ldquointempestifrdquo inactuel comme la

preacutesence anticipeacutee possible et offerte drsquoune autre eacutepoque qursquoune longue et

douloureuse ldquomeacutediationrdquo politique doit rendre historique24

Ricœur attend de ces gestes qursquoils nous reacutevegravelent la paix comme un horizon

possible et qursquoils transforment le fatalisme et le deacutesespoir en espeacuterance

Preacutecisons drsquoembleacutee que Ricœur nrsquoinsinue pas qursquoil faille remplacer la justice par

lrsquoamour Le geste excessif drsquoamour reste un geste exceptionnel qui ne doit pas ecirctre

pris comme une regravegle au risque sinon de conduire agrave lrsquoinjustice

Quelle loi peacutenale et en geacuteneacuteral quelle regravegle de justice pourrait-elle ecirctre tireacutee drsquoune

maxime drsquoaction qui eacuterigerait la non-eacutequivalence en regravegle geacuteneacuterale Quelle

distribution de tacircches de rocircles drsquoavantages et de charges pourrait-elle ecirctre

institueacutee dans lrsquoesprit de la justice distributive si la maxime de precircter sans rien

attendre en retour eacutetait eacuterigeacutee en regravegle universelle Si le supra-moral ne doit pas

virer au non-moral voire agrave lrsquoimmoral ndash par exemple agrave la couardise ndash il lui faut

passer par le principe de la moraliteacute25

Ricœur nrsquoattend donc pas que lrsquoamour prenne la place de la justice Face aux

injustices la justice reste neacutecessaire Il attend plutocirct de lrsquoamour qursquoil nous motive agrave

perseacuteveacuterer et agrave croire en la justice Pour Ricœur mis en relation dialectique avec la

justice laquo lrsquoamour demande non pas moins de justice mais davantage de justice raquo26 Il

lui adresse un commandement agrave aller jusqursquoau bout drsquoelle-mecircme laquo Lrsquoamour presse la

justice drsquoeacutelargir le cercle de la reconnaissance mutuelle raquo27 Lrsquoamour presse eacutegalement

la justice distributive drsquoaller au bout drsquoelle-mecircme Il affirme ainsi que la pression de

lrsquoamour est ce qui pousse agrave interpreacuteter les principes de justice de Rawls dans le sens

des regravegles drsquoune entreprise de coopeacuteration ndash mutuel endettement ndash et non pas drsquoune

compeacutetition reacutegleacutee ndash mutuel deacutesinteacuteressement

De la mecircme faccedilon que la Regravegle drsquoOr livreacutee agrave elle-mecircme srsquoabaisse au rang de

maxime utilitaire de la mecircme maniegravere la regravegle de justice livreacutee agrave elle-mecircme tend

agrave subordonner la coopeacuteration agrave la compeacutetition ou plutocirct agrave attendre du seul

eacutequilibre des inteacuterecircts rivaux le simulacre de la coopeacuteration Si telle est la pente

spontaneacutee de notre sens de la justice ne faut-il pas avouer que si celui-ci nrsquoeacutetait

24 P Ricœur laquo Lrsquohomme non-violent et sa preacutesence agrave lrsquohistoire raquo op cit p 24125 P Ricœur Lrsquoamour et la justice op cit p 56 26 P Ricœur laquo Theacuteonomie etou Autonomie raquo op cit p 26 27 Ibid p 31

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 173

pas toucheacute et secregravetement gardeacute par la poeacutetique de lrsquoamour jusque dans sa

formulation la plus abstraite il redeviendrait une varieacuteteacute subtilement sublimeacutee

drsquoutilitarisme Mecircme le calcul rawlsien du maximin ne risque-t-il pas en dernier

ressort drsquoapparaicirctre comme la forme dissimuleacutee drsquoun calcul utilitaire 28

Comme nous lrsquoannoncions preacuteceacutedemment Ricœur qualifie ces gestes excessifs

symboliques de gestes courageux Le courage ne doit donc pas ecirctre entendu ici

comme la volonteacute drsquoappliquer les regravegles Il ne doit pas a contrario ecirctre appreacutehendeacute

comme le pur exercice de la force dans le rejet de toute regravegle Il consiste plutocirct dans

le fait drsquoagir de maniegravere excessive selon la logique de lrsquoamour au-delagrave des regravegles

drsquoeacutequivalence de la morale Pour Ricœur le bien vivre-ensemble devrait donc ecirctre

laquo redynamiseacute raquo par de tels gestes courageux qui nous donneraient agrave penser que le

vivre-ensemble pacifieacute est une proposition de monde possible Force est de constater

que cette figure du courage politique que constituent les gestes excessifs chez Ricœur

nrsquoest pas sans susciter nombre de critiques et de perplexiteacutes Crsquoest agrave rendre compte

de ces derniegraveres que nous allons maintenant nous consacrer Nous tenterons de

montrer que cette figure du courage politique nrsquoest sans preacutesupposeacutes

3 Un geste individuel peut-il initier un mouvement de transformation sociale

La figure du geste excessif soulegraveve un grand nombre de questions qui peuvent

ecirctre rassembleacutees en deux ensembles Un premier concerne ce que lrsquoon peut appeler la

question de la laquo production raquo du geste excessif Comment un tel geste peut-il ecirctre

produit Peut-on agir intentionnellement de maniegravere excessive Un second touche agrave

ce que lrsquoon peut appeler la question de la laquo reacuteception sociale raquo du geste excessif

Qursquoest-ce qui garantit qursquoun tel geste va marquer la socieacuteteacute par son excegraves Peut-on

attendre drsquoun geste individuel qursquoil transforme lrsquoensemble de la socieacuteteacute

Commenccedilons par examiner le premier ensemble de questions Le geste

excessif rompt avec toute regravegle drsquoaction preacutedonneacutee Il est de part en part dans lrsquoexcegraves

Il se pose au-delagrave des regravegles morales De mecircme il ignore le calcul Un geste excessif

ne peut ni ecirctre planifieacute ni srsquoinscrire dans un raisonnement strateacutegique Lrsquoacteur

excessif est agrave proprement parler un acteur non reacuteflexif Pour reprendre les termes de

Temps et reacutecit on peut dire qursquoil est plongeacute dans lrsquoexpeacuterience vive dans la mimegravesis I

Il ne supporte aucune meacutediation il veut agir directement sur le monde La dialectique

28 P Ricœur Lrsquoamour et la justice op cit p 60

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 174

entre amour et justice doit mecircme rester cacheacutee agrave lrsquoacteur excessif au risque sinon de

le voir renier son engagement Citons Ricœur agrave propos du non-violent

cette compreacutehension drsquoune dialectique de la non-violence propheacutetique et de la

violence progressiste agrave lrsquointeacuterieur mecircme de lrsquoefficaciteacute ne peut ecirctre qursquoune vue de

lrsquohistorien Pour celui qui vit qui agit il nrsquoy a pas de compromis ni de synthegravese

mais un choix Lrsquointoleacuterance du meacutelange est lrsquoacircme mecircme de la non-violence si la

foi nrsquoest pas totale elle se renie si la non-violence est la vocation de quelques-

uns elle doit leur apparaicirctre comme le devoir de tous pour celui qui la vit et

cesse de la regarder la non-violence veut ecirctre toute lrsquoaction veut faire lrsquohistoire29

Lrsquoeffet du geste excessif sur lrsquoeacutevolution sociale qui est meacutediate deacutependrait

donc de la conviction de lrsquoacteur excessif drsquoagir immeacutediatement sur lrsquohistoire

Pour Ricœur on ne peut donc pas agir intentionnellement de maniegravere excessive

dans le but drsquoinitier un mouvement de transformation sociale Les gestes excessifs ne

se planifient pas La force de leur symbole est agrave ce prix Le paradoxe qursquoil faut affronter

ici est que le geste excessif serait une action que lrsquohomme ne creacutee pas mais qui

laquo lrsquoagit raquo plutocirct qursquoil ne la produit A vrai dire il serait mecircme inadeacutequat de parler

drsquoaction excessive Le geste excessif appartient davantage au jeu de langage de

lrsquoeacuteveacutenement de ce qui laquo arrive raquo (laquo kairos raquo) que de celui de lrsquoaction ndash ce qursquoon laquo fait

arriver raquo Si le geste excessif ne se planifie pas on en est donc reacuteduit agrave preacutesupposer et

attendre qursquoeacutemergeront de nouveaux gestes excessifs qui nous redonneront confiance

dans notre capaciteacute agrave bien vivre-ensemble Ils seraient comme des dons qursquoon ne

pourrait qursquoattendre et espeacuterer

Outre la question de la production du geste excessif se pose la question de sa

reacuteception sociale Pour qursquoil initie un mouvement de transformation sociale il faut qursquoil

soit entendu et reccedilu par les membres de la socieacuteteacute Il faut tout drsquoabord que ces

derniers comprennent le sens que le geste excessif leur donne agrave penser Or le geste

excessif dans sa dimension symbolique ne rend-il pas possible comme du reste tout

discours poeacutetique une pluraliteacute de lectures possibles Nrsquoest-il pas possible

drsquointerpreacuteter le geste excessif comme le geste drsquoun naiumlf drsquoun idiot ou comme une

forme subtile de raisonnement strateacutegique Ricœur preacutesuppose-t-il qursquoun tel geste de

par son excegraves et sa surabondance ne pourra ecirctre qursquointerpreacuteteacute pour ce qursquoil est

De plus il ne suffit pas que les individus interpregravetent le geste excessif pour ce

29 P Ricœur laquo Lrsquohomme non-violent et sa preacutesence agrave lrsquohistoire raquo op cit p 245

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 175

qursquoil est ndash crsquoest-agrave-dire un geste qui srsquoinscrit dans la logique excessive de lrsquoamour ndash pour

qursquoils soient transformeacutes Le geste excessif ndash qui est rappelons-le un geste

symbolique ndash nous touche au niveau de notre imagination Il nous donne agrave penser la

paix comme un horizon possible de notre vie en commun Pour qursquoun tel geste

transforme notre deacutesespoir en espeacuterance il ne suffit pas drsquoimaginer ce possible il faut

encore deacutecider de se lrsquoapproprier Or les individus peuvent tregraves bien consideacuterer ce que

figure le geste excessif comme un pur possible une fiction sans chercher agrave le faire

leur et agrave lrsquoappliquer agrave leur vie Autrement dit ils peuvent tregraves bien recircver face au geste

excessif sans chercher agrave se transformer

Pour saisir toute lrsquoampleur de cette probleacutematique de lrsquoappropriation il faut

reacutealiser qursquoun geste excessif nrsquoinitiera de mouvement de transformation sociale qursquoagrave la

condition que lrsquoensemble des membres de la socieacuteteacute srsquoapproprie le possible qursquoil

donne agrave penser Il faut donc que srsquoopegravere une appropriation collective de ce possible

Fondamentalement la question que soulegraveve cette figure du courage politique que

constituent les gestes excessif est celle de savoir comment un geste individuel en

vient agrave marquer lrsquoensemble de la socieacuteteacute par son excegraves Comment lrsquoeacutelan creacuteateur dont

ce geste individuel est porteur srsquoincarne-t-il dans la coheacutesion sociale Qursquoest-ce qui fait

le relais du geste excessif au plan collectif

Une telle question pose un veacuteritable deacutefi agrave la philosophie de Ricœur La raison

en est selon nous que le collectif est abordeacute chez lui agrave partir du cadre des

institutions Ces derniegraveres sont deacutefinies comme les structures du vivre-ensemble drsquoune

communauteacute historique Ces structures constituent les regravegles de la vie en commun

Les institutions ne peuvent donc en aucun cas faire le relais au plan collectif du geste

excessif En effet si le geste excessif faisait institution lrsquoexception pour laquelle il

plaide serait prise comme une regravegle ce qui ne pourrait conduire qursquoagrave lrsquoinjustice

Il semble que pour Ricœur le geste excessif ne soit communicable que

drsquoindividu agrave individu

A chacun des jeunes bourgeois riches drsquoAssise Franccedilois dit Vends tout ce que

tu as et viens Et ils le suivent Ce nrsquoest pas un ordre universel qursquoil leur adresse

mais une injonction drsquoindividu singulier agrave individu singulier crsquoest par lagrave que passe

lrsquoeffet drsquoentraicircnement et que des actes analogues tout aussi singuliers sont agrave leur

tour susciteacutes30

30 P Ricœur La critique et la conviction op cit p 274

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 176

Lorsque Ricœur affirme que des gestes excessifs peuvent conduire la socieacuteteacute

vers une plus grande effectuation de la viseacutee eacutethique crsquoest donc qursquoil preacutesuppose que

le geste excessif du fait de son exemplariteacute et de sa communicabiliteacute entraicircnera une

sorte de laquo contagion mimeacutetique raquo31 qui amegravenera les individus un agrave un agrave se

transformer

On retrouve la trace de ce preacutesupposeacute drsquoune capaciteacute drsquoentraicircnement du geste

excessif dans le rapprochement que Ricœur effectue entre ce dernier et lrsquoœuvre drsquoart

Dans La critique et la conviction il eacutecrit ainsi

De quelle faccedilon peut-on dire qursquoil y a dans lrsquoordre des choix moraux extrecircmes

exemplariteacute et communicabiliteacute Il faudrait par exemple explorer ici la beauteacute

speacutecifique des actes que nous admirons eacutethiquement Je pense particuliegraverement

au teacutemoignage rendu par des vies exemplaires des vies simples mais qui

attestent par une sorte de court-circuit de lrsquoabsolu du fondamental sans qursquoil soit

besoin pour elles de passer par les interminables degreacutes de nos laborieuses

ascensions voyez la beauteacute de certains visages deacutevoueacutes ou comme on dit

consacreacutes (hellip) de la solitude de lrsquoacte sublime on est aussitocirct ameneacute agrave sa

communicabiliteacute par une saisie preacutereacuteflexive et immeacutediate de son rapport de

convenance avec la situation dans ce cas donneacute ici et maintenant nous avons la

certitude que crsquoest exactement cela qursquoil fallait faire de la mecircme faccedilon que nous

tenons pour un chef drsquoœuvre telle peinture parce que nous avons tout de suite le

sentiment qursquoelle reacutealise une parfaite adeacutequation de la singulariteacute de la situation agrave

la singulariteacute de la question (hellip) Il y a gracircce agrave lrsquoappreacutehension du rapport de

convenance entre lrsquoacte moral et la situation un effet drsquoentraicircnement qui est bien

lrsquoeacutequivalent de la communicabiliteacute de lrsquoœuvre drsquoart32

Nous espeacuterons dans cet article avoir pu montrer que la figure du courage

politique que nous donnent agrave penser les gestes excessifs nrsquoest pas sans preacutesupposeacutes

Drsquoune part Ricœur doit preacutesupposer qursquoeacutemergeront de nouveaux gestes excessifs

Drsquoautre part il preacutesuppose que ces gestes du fait de leur surabondance et leur excegraves

deacutevelopperont une force drsquoentraicircnement qui transformera lrsquoensemble de la socieacuteteacute Il

attend de tels gestes qursquoils laquo deacuteclenchent une onde drsquoirradiation et drsquoirrigation qui de

faccedilon secregravete et deacutetourneacutee contribue agrave lrsquoavanceacutee de lrsquohistoire vers des eacutetats de

31 laquo Pour exprimer cette capaciteacute drsquoentraicircnement cette exemplariteacute lrsquoallemand a un terme qui manque en

franccedilais Nachfolge Si on le traduit par imitation alors crsquoest au sens ougrave lrsquoon parle de lrsquoImitation de

Jeacutesus-Christ raquo (P Ricœur La critique et la conviction op cit p 274)32 P Ricœur La critique et la conviction op cit pp 273-274

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 177

paix raquo33 Au lieu de se contenter de telles croyances ne faudrait-il pas srsquointerroger sur

la maniegravere dont les acteurs peuvent collectivement susciter un eacutelan de creacuteativiteacute

sociale et sur le processus agrave travers lequel une socieacuteteacute peut apprendre drsquoune telle

dynamique Crsquoest nous semble-t-il dans cette double direction de lrsquoaction collective et

de lrsquoapprentissage social qursquoil faudrait deacuteplacer la probleacutematique des actes excessifs34

Alain Loute est chargeacute de recherches au Fonds national

de la recherche scientifique Il travaille au Centre de

Philosophie du droit de lrsquoUniversiteacute catholique de

Louvain

33 P Ricœur Parcours de la reconnaissance op cit p 35434 Sur ce point nous renvoyons agrave la confrontation de la figure des actes excessifs chez Ricœur au

pragmatisme de Richard Rorty qursquoeffectue Marc Maesschalck dans son article laquo Communauteacute sacrificielle

et communauteacute des victimes Les critiques hermeacuteneutique et neacuteo-pragmatiste de lrsquouniversalisme moral raquo

in Archivio di filosofia LXXVI (1-2) 2008 pp 283-295

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 178

Thierry Meacutenissier laquo ldquoRecomposerrdquo linteacuterecirct

geacuteneacuteral Un essai de theacuteorie normative en reacuteponse agrave

la crise du reacutepublicanisme classique raquo

Dans cet article nous voulons consideacuterer la pertinence du concept drsquointeacuterecirct

geacuteneacuteral pour une theacuteorie normative drsquoesprit reacutepublicain et compte tenu de ce qui nous

semble ecirctre la crise actuellement traverseacutee par le reacutepublicanisme Mais il nous faut

deacutebuter par deux consideacuterations preacuteliminaires La premiegravere concerne le statut des

ideacutees ou des jugements normatifs dans le cadre de la deacutemocratie terme qui renvoie

aussi bien agrave un type de reacutegime qursquoagrave une forme de socialiteacute Or la particulariteacute de celle-

ci produit des conseacutequences majeures le reacutegime y encadre en effet une forme de vie

dont lrsquoesprit geacuteneacuteral consiste en la reconnaissance de ce qursquoon peut deacutesigner comme

laquo la pluraliteacute des conceptions du bien raquo Si lrsquoadjectif laquo deacutemocratique raquo possegravede une

dimension eacutevaluative tregraves forte on le doit notamment au fait que la pluraliteacute

constitutive de cette forme de vie constitue un principe fondamental nrsquoest pleinement

deacutemocratique que le reacutegime capable de reconnaicirctre et de garantir pour les individus la

varieacuteteacute des choix de vie auxquels ils aspirent Cette reacutealiteacute apparaicirct si lrsquoon peut dire

aussi sociologiquement eacuteleacutementaire que contraignante pour la theacuteorie politique une

telle forme de vie semble deacutementir toute possibiliteacute de deacuteterminer de maniegravere simple

et eacutevidente les principes susceptibles de reacutegler les modes drsquointervention de la

puissance publique

La seconde consideacuteration regarde ce qursquoon deacutesigne par laquo crise de la

repreacutesentation raquo Institutionnellement agrave quelques nuances pregraves les socieacuteteacutes

occidentales deacuteclinent toutes la participation civique selon le reacutegime typique du

systegraveme repreacutesentatif1 Ce dernier qui connaicirct de nos jours contre lui une contestation

aussi diffuse que continue a tout de mecircme joueacute comme laquo le reacutegime mixte des

1Les nuances concernent la part accordeacutee dans les diffeacuterentes constitutions occidentales agrave des formes

plus directes de participation telles que les voies du pleacutebiscite du reacutefeacuterendum et des diffeacuterentes formes

de consultation populaire institutionnaliseacutees

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 179

modernes raquo selon la tregraves inteacuteressante interpreacutetation de Bernard Manin ce qui signifie

notamment qursquoen introduisant dans les proceacutedeacutes deacutemocratiques un eacuteleacutement

traditionnellement propre aux aristocraties il a doteacute drsquoune assiette institutionnelle

indiscutable les socieacuteteacutes modernes en rupture avec lautoriteacute de la tradition et de ce

fait hautement instables2 La notion de repreacutesentation et son eacutevolution theacuteorique et

pratique constituent un enjeu particuliegraverement important Reacutecemment lrsquoouvrage de

Pierre Ronsanvallon consacreacute agrave la laquo contre-deacutemocratie raquo a permis de faire le point sur

les attendus heacuteriteacutes du modegravele repreacutesentatif et sur les problegravemes qursquoil rencontre

actuellement compte tenu des revendications issues de socieacuteteacutes appelant des formes

autres de repreacutesentativiteacute3 On pourrait scheacutematiser les atouts et les deacutefauts de ce

systegraveme avec le contraste suivant drsquoune part les deacutesavantages du systegraveme

repreacutesentatif sont multiples et connus Notamment il eacuteloigne le citoyen de la chose

publique en faisant courir le risque de confier la politique uniquement agrave des

professionnels et comme tel il accentue le danger de deacutepolitisation que connaissent

les socieacuteteacutes deacutemocratiques De lrsquoautre ses avantages peuvent ecirctre trouveacutes dans deux

dimensions distinctes Premiegraverement dans sa capaciteacute agrave transformer les individus en

citoyens par le biais drsquoune opeacuteration qui agrave deacutefaut drsquoecirctre simple est culturellement

inteacutegreacutee dans les mœurs des socieacuteteacutes deacutemocratiques le processus de lrsquoeacutelection

Deuxiegravemement dans sa capaciteacute agrave instaurer agrave plusieurs niveau de lorganisation et de

la relation politiques ce que nous pourrions nommer une certaine qualiteacute de geacuteneacuteraliteacute

fondamentale pour la politisation des deacutebats cest ce queacutetablissent les recherches

meneacutees dun point de vue politologique aussi bien que philosophique4 Par exemple

dans le systegraveme franccedilais conformeacutement agrave lrsquoarticle 27 de la Constitution qui reacutepute nul

le mandat impeacuteratif5 le repreacutesentant eacutelu par le peuple est eacutelu dans sa circonscription

et non par elle ndash aussi doit-il concevoir son action en vue de lrsquoavantage de la nation

tout entiegravere et non en fonction des avantages particuliers de ses mandataires Mais

bien entendu cet avantage mecircme conduit agrave poser avec acuiteacute le problegraveme de la

repreacutesentativiteacute des repreacutesentants

Difficulteacutes drsquoeacutetablir la theacuteorie normative adapteacutee agrave la deacutemocratie mise en

question du modegravele repreacutesentatif ndash telles sont les consideacuterations de base qui nous

permettent agrave preacutesent drsquointerroger la crise du reacutepublicanisme

2Cf Bernard Manin Principes du gouvernement repreacutesentatif Paris Calmann-LeacutevyFondation Saint-Simon

19953 Cf Pierre Rosanvallon La Contre-deacutemocratie La politique agrave lacircge de la deacutefiance Paris Eacuteditions du Seuil

2006 4Voir par exemple Hanna Pitkin The Concept of Representation Berkeley University of California Press

1967 et Lucien Jaume Hobbes et lEacutetat repreacutesentatif moderne Paris PUF 1986 5Cf Constitution de 1958 article 27 laquo Tout mandat impeacuteratif est nul [] raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 180

La crise du reacutepublicanisme classique

Courant majeur de lhistoire des ideacutees politiques modernes le reacutepublicanisme

apparaicirct tel un pheacutenomegravene multidimensionnel qui sest preacutesenteacute agrave la fois comme une

ideacuteologie (agrave savoir un discours daction) parfois comme une morale enfin comme une

technique de gouvernement qui sinscrit dans certaines phases preacutecises de lhistoire

des nations occidentales La dimension ideacuteologique est lheacuteritiegravere de la Reacutevolution

franccedilaise et avant elle des Lumiegraveres europeacuteennes deux anteacuteceacutedents caracteacuteriseacutes par

un fort pouvoir de rupture par rapport agrave la tradition Elle nest pas sans lien avec la

dimension morale dont les eacuteleacutements peuvent ecirctre deacutecouverts dans la relation entre le

citoyen et lEtat via la cateacutegorie dobligation civique La troisiegraveme dimension eacutevoque la

technique reacutepublicaine de gouvernement qui sest fondeacutee sur les notions de discipline

individuelle et collective Sous sa forme classique (qui sest surtout deacuteveloppeacutee dans

le contexte de la France post-reacutevolutionnaire) la premiegravere peut aujourdhui paraicirctre

incantatoire en tant que theacuteorie normative quoique agrave certains eacutegards les thegravemes qui

furent leurs principes tendent agrave se confondre avec ceux du reacutegime politique de nos

socieacuteteacutes deacutemocratiques ainsi ce canevas theacutematique selon lequel la participation et

leacutegaliteacute civiques des individus formant un peuple dans le cadre de lEtat-nation

deacuteterminent un certain nombre de comportements individuels et collectifs reacutegleacutes

favorables agrave la communauteacute politique Mais dans les faits ideacuteologie et morale

reacutepublicaines semblent avoir perdu pour une large part de la population aussi bien leur

pouvoir dadheacuterence spontaneacutee que la possibiliteacute quelles ont pu offrir agrave un moment

donneacute de constituer lhorizon intellectuel des socieacuteteacutes occidentales La troisiegraveme

dimension pouvait de surcroicirct ecirctre appreacutehendeacutee agrave laide de concepts critiques aussi

bien que normatifs En effet elle articulait dune part le pouvoir objectif de lEtat sous

de multiples formes (Eacutecole armeacutee police et autres laquo appareils ideacuteologiques dEtat raquo) agrave

la capaciteacute individuelle de sautocontraindre cest ce queacutetablissent par exemple les

enquecirctes portant sur la constitution dune laquo socieacuteteacute des eacutemules raquo empruntant la

dimension morale du meacuterite6 Et de lautre elle leacutegitimait lordre reacutepublicain par un lien

avec des principes moraux lien lui-mecircme eacutetabli sur la faculteacute quont les subjectiviteacutes

de se repreacutesenter rationnellement la loi commune ainsi que leacutetablit la tradition

philosophique de Rousseau Condorcet et Kant jusquagrave Reacutegis Debray et agrave Juumlrgen

Habermas Sans que lon puisse affirmer quelles sont purement et simplement

deacutepolitiseacutees nos socieacuteteacutes connaissent aujourdhui de nombreuses formes de socialiteacute

et de politisation qui deacutesavouent la tentative du reacutepublicanisme classique tant sur le

plan ideacuteologique que laquo gouvernemental raquo Le lien qui dun point de vue historique aussi

6Voir en particulier les hypothegraveses eacutemises par Olivier Ihl Le meacuterite et la reacutepublique Essai sur la socieacuteteacute des eacutemules Paris Gallimard 2007

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 181

bien que theacuteorique unissait dans la tradition continentale lEtat et la vertu civique

paraicirct secirctre consideacuterablement relacirccheacute sil nest pas deacutesormais complegravetement

deacutenoueacute Particuliegraverement nos nations aujourdhui incluses dans lespace europeacuteen

eacuteprouvent la plus grande peine du monde agrave se concevoir comme les entiteacutes politiques

susceptibles danimer les dynamiques civiques au niveau qui est agrave preacutesent

neacutecessaire la culture nationale ou nationaliste ainsi que nous lavons examineacute dans

une eacutetude reacutecente ne fournit pas (ou pas encore ) les clefs dun ethos civique qui

serait le pivot de lidentiteacute politique des Europeacuteens7

Au cœur des problegravemes actuellement rencontreacutes par le reacutepublicanisme de type

classique se tient enfin le tregraves deacutelicat statut de la notion de peuple Entendu par les

laquo Pegraveres fondateurs raquo de la deacutemocratie comme le ressort du pouvoir collectif ce dont

toutes les constitutions modernes portent la marque la notion de peuple se trouve au

terme des vicissitudes historiques et des avatars theacuteoriques quelle a subis lors des

deux derniers siegravecles pleine dambiguiumlteacutes Agrave ces remarques il est neacutecessaire

dajouter que la deacutemocratie ndash que lon parle du type de socieacuteteacute neacute agrave partir des

Reacutevolutions modernes ou de la forme de reacutegime que nous connaissons ndash ne saurait

pourtant saffranchir totalement de lexigence reacutepublicaine On peut entendre par ces

derniers termes la volonteacute de poser au principe de la politique leacutegitime laffirmation des

compeacutetences de la communauteacute civique ndash postulat que lon retrouve au cœur de

toutes les doctrines reacutepublicaines en deacutepit de leur grande diversiteacute de deacutetail De son

cocircteacute la deacutemocratie deacutesigne la reacutealiteacute complexe eacutevoqueacutee plus haut en tant que

systegraveme social un type de vie collective voueacute agrave la deacutefense par chaque individu des

droits qui sont les siens et comme organisation constitutionnelle une forme de

reacutepartition des pouvoirs reposant sur le principe de leur laquo seacuteparation raquo (soit leur

capaciteacute agrave sobserver mutuellement et eacuteventuellement agrave sentre-empecirccher)

Repreacutesentation eacuteleacutementaire si lon veut mais qui scheacutematise efficacement le fait

deacutemocratique Or il est eacutegalement permis de dresser deux constats qui attestent des

limites de ce dernier et conduisent neacutecessairement agrave le concevoir agrave nouveau dans

lhorizon reacutepublicain

Premier constat il ne saurait exister de socieacuteteacute deacutemocratique sans eacutegaliteacute entre

les cosocieacutetaires et cela en fonction dune reacutealiteacute qui se confond avec notre histoire

En effet le mouvement mecircme de la moderniteacute se confond avec leacutemergence de

socieacuteteacutes dans lesquelles les individus se conccediloivent comme eacutegaux Il est aiseacute de

fonder ce constat de plusieurs maniegraveres ndash par exemple de maniegravere philosophique (en

faisant appel soit agrave laffirmation progressive du rationalisme comme mode de deacutecision

7Je me permets de renvoyer le lecteur agrave mon eacutetude laquo Identiteacutes ethniques et politiques dans la construction

de lUnion Europeacuteenne Quelle conscience civique agrave legravere du post-national raquo Citeacutes ndeg29-janvier 2007 p

81-95

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 182

dans les domaines de la veacuteriteacute et de la morale soit agrave la construction du droit moderne

sous linfluence de la cateacutegorie de volonteacute) ou de maniegravere sociologique (en eacutevoquant

lanalyse seacuteminale de Tocqueville qui consideacuterait que ce que traduit la Reacutevolution

franccedilaise dans lhistoire nationale cest un mouvement de fond plus geacuteneacuteral qui

correspond agrave leacutegalisation des conditions8) La liberteacute dont se preacutevalent les modernes

vis-agrave-vis de la tradition se trouve inseacuteparablement lieacutee agrave leacutegaliteacute interindividuelle Elle

doit dabord ecirctre comprise comme eacutemancipation par rapport aux anciennes hieacuterarchies

Or parce quelles sont neacutees dun tel mouvement les socieacuteteacutes deacutemocratiques ont

trouveacute dans le reacutepublicanisme ndash dans celui theacuteorique des Lumiegraveres comme dans

celui politique des Reacutepubliques europeacuteennes du XIXegraveme siegravecle ndash une ideacuteologie qui

comprenait autant une conceptualisation adeacutequate de leacutegaliteacute quun puissant discours

daction capable dengager la reacutealisation de celle-ci sur un triple plan Sur le plan civil

(en ce qui concerne la pariteacute de droit des individus devant la loi) et civique

(relativement agrave leacutegale participation dans la capaciteacute agrave creacuteer la leacutegislation) mais

eacutegalement social (sans pour autant se confondre avec le socialisme lideacuteologie

reacutepublicaine standard comprenait un programme daction dont lexpression par le

double biais des politiques de redistribution publique et de la scolarisation obligatoire

laissait espeacuterer un tel pheacutenomegravene) La deacutesheacuterence du reacutepublicanisme classique prive

en quelque sorte la socieacuteteacute deacutemocratique du vecteur deacutegaliteacute qui dans le cas des

nations du continent europeacuteen a contribueacute agrave la faire advenir et agrave la renforcer9

Second constat une telle ideacutee de la deacutemocratie ne renvoie agrave nulle ideacutee de

pouvoir collectif elle ne comprend donc nulle formule veacuteritablement politique tandis

que les deux dimensions eacutevoqueacutees ne peuvent reacuteellement exister sans maintenir une

leacutegitimiteacute ancreacutee dans la souveraineteacute du peuple Sans reacutefeacuterence agrave la reacutepublique la

deacutemocratie augmente en quelque sorte sa propension agrave ecirctre laquo deacutepolitiseacutee raquo Si bien

que la possibiliteacute dune laquo liberteacute politique raquo agrave savoir selon linspiration reacutepublicaine la

possibiliteacute mecircme dune action collective reacutefleacutechie sur le cours de lhistoire est mise en

question agrave chaque fois que les socieacuteteacutes deacutemocratiques peinent agrave concevoir le principe

des compeacutetences de la communauteacute civique10 Mecircme exposeacutees scheacutematiquement ces

deux seacuteries de raisons expliquent pourquoi le reacutepublicanisme gagnerait selon nous agrave

8Cf Alexis de Tocqueville De la deacutemocratie en Ameacuterique I introduction dans dans De la Deacutemocratie en

Ameacuterique LAncien Reacutegime et la Reacutevolution Souvenirs eacutedition de Jean-Claude Lamberti et de Franccediloise

Meacutelonio Paris Robert Laffont 1986 p 41-519Cf sur les relations neacutecessairement complexes entre histoire de la deacutemocratie liberteacute et eacutegaliteacute Philippe

Raynaud article laquo Eacutegaliteacute et hieacuterarchie raquo dans Philippe Raynaud et Steacutephane Rials (dir) Dictionnaire de

philosophie politique PUF 1996 et Patrick Savidan Repenser leacutegaliteacute des chances Paris Grasset

200710Pour une telle interpreacutetation du reacutepublicanisme cf Jean-Fabien Spitz La liberteacute politique Paris PUF

1995

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 183

redevenir une theacuteorie politique normative efficace la situation elle-mecircme peu favorable

de la deacutemocratie nous semble un eacuteleacutement de motivation suffisant pour justifier de tels

efforts11

Participation civique systegraveme repreacutesentatif modegraveles participatif et deacutelibeacuteratif

Il apparaicirct pertinent drsquoapprofondir quelque peu la question de la participation

civique du fait de son importance fondamentale pour toutes les formes de

reacutepublicanisme mais aussi parce qursquoelle repreacutesente un enjeu particuliegraverement saillant

pour le type de recherche qursquoil nous paraicirct neacutecessaire de mener en vue de deacuteterminer

des principes normatifs adeacutequats agrave la vie deacutemocratique Si elle deacutesigne des modes

tout agrave fait concrets dengagement civique et de discussion publique la participation

srsquoest vue reacuteeacutevalueacutee ces derniegraveres anneacutees au sein dun contexte particulier propre agrave la

theacuteorie politique Agrave mesure en effet que le marxisme perdait de sa force de proposition

dans le champ des ideacutees normatives il est nettement apparu que le deacutebat principal

mettait aux prises les deux familles repreacutesenteacutees par les diffeacuterents libeacuteralismes dune

part et par diverses formes de reacutepublicanisme ou de communautarianisme de lautre

Lindividualisme social typique du libeacuteralisme modeacutereacute (Raymond Aron John Rawls) et

du libertarianisme (Friedrich von Hayek Robert Nozick) se trouve deacutesormais confronteacute agrave

lrsquoholisme culturel du communautarianisme (Alasdair MacIntyre Charles Taylor) ou agrave

celui politique du reacutepublicanisme classique (Hannah Arendt Reacutegis Debray) et du neacuteo-

reacutepublicanisme (Michael Walzer Quentin Skinner Philip Pettit) La relation entre les

deux formes de reacutepublicanisme demande bien entendu agrave ecirctre clarifieacutee plusieurs

travaux de qualiteacute sy sont dailleurs attacheacutes ces derniegraveres anneacutees12 Un biais

possible nous semble offert par la deacutefinition du holisme civique typique du

reacutepublicanisme celui-ci dans toutes ses versions possibles semble srsquoinscrire comme

un deacuteveloppement de la ceacutelegravebre affirmation aristoteacutelicienne selon laquelle laquo une citeacute

est naturellement anteacuterieure agrave une familleLe tout en effet est anteacuterieur agrave la partie

11Voir Marc Sadoun La deacutemocratie en France Paris Gallimard 2000 tome II Limites (la conclusion) les

eacutetudes deacuteveloppeacutees dans Pascal Perrineau (dir) Le deacutesenchantement deacutemocratique Paris Eacuteditions de

lAube 2003 et enfin les constats dYves Michaud dans son Preacutecis de recomposition politique Des

incivismes agrave la franccedilaise et de quelques maniegraveres dun remeacutedier Paris Climats 2006 (en particulier les

deux premiegraveres sections)12Voir John Maynor Republicanism in the Modern World Cambridge Polity Press Oxford Blackwell

Publishing 2003 Christian Nadeau et Daniel Weinstock (eacuted) Republicanism History Theory and

Practice Londres-Portland Frank Cass Publishers 2004 Ceacutecile Laborde et John Maynor (eacuted)

Republicanism and Political Theory Oxford Blackwell Publishing 2008

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 184

[to gar holon proteacuteron anankaiumlaon einaiuml] raquo13 Un tel postulat doit srsquoentendre de maniegravere

nuanceacutee en fonction des diverses doctrines qui composent le reacutepublicanisme tous

courants confondus mais dans tous les cas il constitue pour elles en deacutepit de leurs

diffeacuterences un critegravere de reconnaissance En effet la question de la participation

civique deacutesigne pour le reacutepublicanisme moins une modaliteacute pragmatique de la deacutecision

publique qursquoil ne reacutevegravele lrsquoattachement essentiel de lrsquoindividu agrave la communauteacute politique

Cet attachement est essentiel car il sinscrit dans un registre de qualification

philosophique de lexistence humaine en suivant les vues de Hannah Arendt (car elle

a donneacute agrave la thegravese aristoteacutelicienne une force ineacutegaleacutee) crsquoest une existence

humainement incomplegravete que vivent ceux qui nrsquoont pas part agrave la deacutecision publique14

On peut affirmer que du point de vue de la version classique la causaliteacute

collective propre agrave laction politique repose sur des entiteacutes conccedilues de maniegravere

substantielle (la citeacute des Anciens comme les nations des Modernes donnent agrave penser

que le peuple est une reacutealiteacute historique ethnique et culturelle) et aussi que le rocircle de

lEtat est de sengager dans la dimension sociale mais aussi morale de la vie publique

De son cocircteacute la version neacuteo-reacutepublicaine issue du commentaire de la Theacuteorie de la

Justice de Rawls sapparente peut-ecirctre davantage agrave un laquo individualisme participatif raquo

dapregraves lequel la participation fait toute seule fonction de mode opeacuteratoire pour la

creacuteation dune causaliteacute collective et ougrave lEtat observe une stricte neutraliteacute surtout

dans le registre la prescription des mœurs Pour simplifieacutee quelle puisse paraicirctre une

telle scheacutematisation des theacutematiques reacutepublicaines est susceptible dinteacutegrer les

positions dun Habermas la socieacuteteacute deacutemocratique conccedilue selon le paradigme de la

theacuteorie de lagir communicationnel15 agrave linstar de la deacutefinition de la liberteacute comme

laquo non-domination raquo16 et de mecircme que le laquo consensus par recoupement raquo17 mettent en

scegravene des sujets de droit qui coopegraverent dans un espace sociopolitique sans que ces

trois theacuteories nengagent le principe dun holisme civique laquo substantiel raquo

Cest en tout cas dans un contexte dopposition entre le libeacuteralisme et le

reacutepublicanisme que la notion de participation a pris un sens cardinal en regard de la

maniegravere dont la deuxiegraveme famille revendique pour la discussion publique un rocircle de

reconfiguration de la socieacuteteacute En simplifiant les choses nous pourrions dire selon la

13Aristote Les politiques I 2 1253 a 18-21 trad citeacutee p 92 14Cf Hannah Arendt Condition de lhomme moderne [1958] trad Georges Fradier Paris Calmann-Leacutevy

19611983 reacuteeacuted Pocket laquo Agora raquo 1994 chapitres II laquo Le domaine public et le domaine priveacute raquo et V

laquo Laction raquo 15Cf Juumlrgen Habermas Droit et deacutemocratie Entre faits et normes [1992] trad Christian Bouchindhomme

et Rainer Rochlitz Paris Gallimard 199716Voir Philip Pettit Reacutepublicanisme Une theacuteorie de la liberteacute et du gouvernement [1997 2egraveme eacutedition

augmenteacutee 1999] trad Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz Paris Gallimard 200417Cf John Rawls Libeacuteralisme politique [1993] trad Catherine Audard Paris PUF 2001

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 185

distinction conceptuelle autrefois proposeacutee par Isaiumlah Berlin que les libeacuteraux sen

tiennent agrave une deacutefinition laquo neacutegative raquo de la liberteacute en omettant sa valeur laquo positive raquo

tandis que les neacuteo-reacutepublicains se montrent soucieux de souligner lrsquoimportance

philosophique de cette derniegravere et aussi bien drsquoexplorer les modes possibles de son

expression18 La premiegravere forme de liberteacute tend agrave deacutesigner une pure et simple absence

dentraves la seconde renvoie agrave une participation agrave la vie civique active et multiple

dans ses formes Selon les reacutepublicains contemporains crsquoest en confondant la liberteacute

et la jouissance de droits subjectifs que le libeacuteralisme issu de Hobbes a deacuteveloppeacute la

premiegravere au point de se voir adresseacute le reproche davoir engendreacute une conception

deacutepolitiseacutee de la liberteacute Critique qui repose sur largument suivant la liberteacute est un

concept politique car il recouvre des reacutealiteacutes qui ne peuvent voir le jour que dans le

cadre des eacutechanges sociaux reacutefleacutechis par lrsquoactiviteacute de la communauteacute civique Or cette

activiteacute repose elle-mecircme sur la mise en œuvre effective de la capaciteacute quont les

citoyens de discuter en commun des affaires publiques Cest donc seulement sur le

terrain de la participation civique que de veacuteritables liberteacutes peuvent ecirctre engendreacutees

aussi ce thegraveme de la participation constitue en quelque sorte le leitmotiv ndash ou en tout

cas le point de ralliement ndash du reacutepublicanisme classique et du neacuteo-reacutepublicanisme

quels que soient les formes deacuteriveacutees qursquoil prend

Deux modegraveles aujourdrsquohui tregraves commenteacutes (celui de la deacutemocratie participative

et celui de la deacutemocratie deacutelibeacuterative) semblent offrir certaines ressources pour

renouveler la question de la participation On deacutesigne par lrsquoexpression laquo modegravele

participatif raquo le complexe de projets et drsquoexpeacuteriences relatifs agrave lrsquoinstauration de laquo Jurys

citoyens raquo tireacutes au sort comme conseil consultatif dans les proceacutedures de la deacutecision

publique et par laquo modegravele deacutelibeacuteratif raquo lrsquoensemble des theacuteories et des expeacuteriences qui

placent au cœur de ce mecircme conseil lrsquoaction drsquoun groupe drsquoindividu statuant sur des

cas drsquoapregraves des regravegles de parole deacutefinies Les deux modegraveles sont proches mais ne se

confondent pas un jury participatif peut ne pas ecirctre deacutelibeacuteratif (par exemple si les

proceacutedures de deacutelibeacuteration ne sont pas preacuteciseacutees et que la discussion sengage agrave

brucircle-pourpoint) un comiteacute deacutelibeacuteratif peut ne pas ecirctre participatif (cest le cas srsquoil se

trouve composeacute drsquoexperts qualifieacutes et non de citoyens tireacutes au sort)19 Ils nous

paraissent en tout cas lrsquoun et lrsquoautre porteurs de lrsquoespoir drsquoune nouvelle forme de

participation publique voire de participation publicisante neacutecessaire agrave la reacutenovation du

reacutepublicanisme

18Isaiumlah Berlin laquo Deux conceptions de la liberteacute raquo dans Eacuteloge de la liberteacute [1969] trad J Carnaud et J

Lahana Paris Calmann-Leacutevy 1988 Presses Pocket Agora 1990 p 167-21819Pour une confrontation raisonneacutee entre les deux modegraveles voir Alban Bouvier et Samuel Bordreuil (dir)

laquo Deacutemocratie deacutelibeacuterative deacutemocratie deacutebattante deacutemocratie participative raquo Revue europeacuteenne des sciences sociales (Cahiers Vilfredo Pareto) tome XLV ndeg136 2007

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 186

Le modegravele participatif a reccedilu depuis quelque temps deacutejagrave et singuliegraverement

depuis les derniegraveres eacutelections preacutesidentielles en France lrsquoappui drsquoune partie de la

classe politique20 Il preacutesente de fait lrsquoavantage de relayer le systegraveme participatif et

peut mecircme faire caresser lrsquoespoir de le sauver au moins partiellement de la crise

dont il est affecteacute Il paraicirct offrir le moyen drsquoaugmenter la repreacutesentativiteacute de lrsquoeacutelu et ce

agrave un double niveau en amont de lrsquoeacutelection par la vertu de la rencontre entre les

citoyens et le preacutetendant agrave la repreacutesentation si ce dernier se met laquo agrave lrsquoeacutecoute raquo des

eacutelecteurs et en aval srsquoil est reacuteguliegraverement mis en œuvre entre les eacutelections le

repreacutesentant ne perd pas le contact avec les eacutelus Pratiqueacute de la sorte il preacutesente

toutefois le deacutefaut de fragmenter la geacuteneacuteraliteacute du mandat en autant revendications

particuliegraveres exprimeacutees par les citoyens agrave leur repreacutesentant ou agrave celui qui veut le

devenir agrave sa maniegravere par lexpression quil offre aux inteacuterecircts laquo individualiseacutes raquo (au

sens de lindividualisme tocquevillien) il augmente paradoxalement la deacutepolitisation

en faisant perdre de vue la recherche du commun ou du geacuteneacuteral qui constitue

normalement lesprit de la politique En revanche deux ideacutees qui relegravevent du pur

possible meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees et porteacutees au creacutedit de ce modegravele Premiegraverement

lrsquoideacutee des jurys citoyens tireacutes au sort sur le modegravele des jurys drsquoassise (crsquoest-agrave-dire sans

la possibiliteacute pour le jureacutes de se deacutefausser de sa preacutesence sauf motif exceptionnel) et

associeacutes en tant que tels agrave la deacutecision publique favorise incontestablement la

participation civique car elle pourrait mettre un eacutechantillon anonyme de la population

dans la situation drsquoavoir une certaine part agrave la deacutecision publique En instaurant le

principe secondaire drsquoune aide apporteacutee par des experts dont lrsquoinfluence serait limiteacutee

il est tentant drsquoimaginer geacuteneacuteraliser le systegraveme du tirage au sort en lrsquoinscrivant comme

proposition pour des niveaux eacuteleveacutes de la deacutecision et non plus seulement de la

consultation ndash or dans un monde de la politique reacuteelle domineacute par la compeacutetence

professionnelle des eacutelus et par le savoir des experts agrave tous les niveaux de lrsquoEtat une

telle proposition apparaicirct franchement iconoclaste Et deuxiegravemement il srsquoagirait bien

de penser la reacutealiteacute de jurys crsquoest-agrave-dire de pluraliteacutes actives laquo lrsquoincompeacutetence raquo des

individus tireacutes au sort est contrebalanceacutee par la multipliciteacute des points de vue qui

srsquoexprime au sein du jury Autre vue de lrsquoimagination sans doute mais qui comme telle

est justement agrave porter au creacutedit de ce modegravele instituer une telle pluraliteacute agrave des

niveaux de deacutecision effective sinon tenter de lui trouver un mode speacutecifique

dinstitutionnalisation permettrait en quelque faccedilon de renouer avec lrsquoesprit romain

20Voir les travaux de Loiumlc Blondiaux laquo Lrsquoideacutee de deacutemocratie participative enjeux impenseacutes et questions

reacutecurrentes raquo dans Marie-Heacutelegravene Baqueacute Henry Rey et Yves Sintomer (dir) Gestion de proximiteacute et

deacutemocratie participative une perspective comparative Paris La Deacutecouverte 2005 ainsi que Le nouvel esprit de la deacutemocratie Actualiteacute de la deacutemocratie participative Paris Le Seuil et La Reacutepublique des

Ideacutees 2008 Cf eacutegalement Yves Sintomer Le pouvoir au peuple jurys citoyens tirage au sort et deacutemocratie participative Paris La Deacutecouverte 2007

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 187

ancien car il eacutevoque le systegraveme biconsulaire qui pluralisait la deacutecision publique en

eacutevitant le caractegravere univoque de deacutecisions prises par un seul individu

Le modegravele deacutelibeacuteratif a quant agrave lui heacuteriteacute de son origine nord ameacutericaine une

sensibiliteacute marqueacutee aux probleacutematiques de la philosophie contemporaine du langage21

On entend par deacutelibeacuteration le processus de deacutebat dans lequel les positions initiales

des participants subissent une modification substantielle du point de vue de leur

contenu et consciente du point de vue de la repreacutesentation que srsquoen font ces

participants La deacutelibeacuteration correspond donc agrave une reacutealiteacute tout agrave fait diffeacuterente du

compromis ou accord neacutegocieacute des inteacuterecircts Elle ne se reacuteduit pas non plus au

consensus si du moins on entend par lagrave un eacutetat drsquoesprit a priori favorable agrave la

conciliation des antagonismes Dans le processus deacutelibeacuteratif les partis en preacutesence

se confrontent et de leur confrontation naissent des propositions communes

temporaires assez stables mais non deacutefinitives qursquoil est loisible drsquoutiliser comme

norme pour lrsquoaction Si elle est usuelle dans le fonctionnement de la Justice des

socieacuteteacutes deacutemocratiques (ainsi dans les pays occidentaux les Jurys drsquoassise deacutelibegraverent

ordinairement) dans le champ de la theacuteorie politique tous les attendus de la notion de

deacutelibeacuteration ne semblent pas encore clarifieacutes En particulier les regravegles de discussion et

les compeacutetences quil convient de mettre en œuvre sont probablement susceptibles

drsquoecirctre lobjet dune discussion sans fin22 En outre les formes de deacutelibeacuteration

revendiqueacutees par ses promoteurs sont potentiellement contradictoires les unes avec

les autres23 Le modegravele deacutelibeacuteratif tend cependant agrave srsquoimposer dans la discussion

actuelle tout se passe comme si nos socieacuteteacutes connaissaient la monteacutee drsquoun

laquo impeacuteratif deacutelibeacuteratif raquo24 et un philosophe tel que Habermas la adopteacute ou acclimateacute agrave

sa propre theacuteorie ce qui indique sa compatibiliteacute avec une philosophie de llaquo espace

public raquo dans laquelle le principe de la publicisation des deacutebats joue le rocircle dun

puissant ressort en vue dinstaurer une participation garante dune geacuteneacuteralisation tregraves

21Voir Jon Elster Deliberative Democracy Cambridge-New York Cambridge University Press 1998 Andreacute

Duhamel Daniel Weinstock Luc Tremblay (dir) La Deacutemocratie deacutelibeacuterative en philosophie et en droit

enjeux et perspectives Montreacuteal Eacuteditions Theacutemis 2001 Dominique Leydet (dir) laquo La deacutemocratie

deacutelibeacuterative raquo numeacutero de la revue Philosophiques (Socieacuteteacute de philosophie du Queacutebec) volume 29 ndeg2

automne 2002 Amy Gutmann Dennis Thompson Why Deliberative Democracy Princeton NJ Princeton

University Press 200422Cf Loiumlc Blondiaux laquo Prendre au seacuterieux lrsquoideacuteal deacutelibeacuteratif un programme de recherche raquo Revue suisse de science politique 2005 volume 10 ndeg4 p 158-16823Par exemple Daniel Weinstock distingue la deacutemocratie deacutelibeacuterative radicale de la deacutemocratie deacutelibeacuterative

libeacuterale et suggegravere les motifs de leur opposition (cf son article laquo La probleacutematique multiculturaliste raquo

dans Alain Renaut (dir) Histoire de la philosophie politique tome V Les philosophies politiques contemporaines Paris Calmann-Leacutevy 1999 p 427-461 1999 ici p 438-449)24Selon Loiumlc Blondiaux et Yves Sintomer laquo Lrsquoimpeacuteratif deacutelibeacuteratif raquo Politix 2002 volume 15 ndeg57 p 17-

35

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 188

feacuteconde des questions25

Aucun de ces modegraveles ne saurait ecirctre spontaneacutement ni mecircme aiseacutement

rapporteacutes au reacutepublicanisme et ce pour une bonne raison les modegraveles participatif et

deacutelibeacuteratif ne se trouvent nullement lieacutes au postulat holiste qui le sous-tend toujours

dune maniegravere ou dune autre et mecircme tout au contraire Dune part quoiqursquoagrave des

degreacutes divers ils peuvent lrsquoun et lrsquoautre ecirctre appreacutehendeacutes comme des types ideacuteaux

issus de proceacutedures destineacutees agrave faire eacutevoluer la deacutecision publique ndash bien que le

modegravele deacutelibeacuteratif reflegravete sans doute davantage que le participatif une conviction

philosophique puisqursquoil se fonde sur le postulat selon lequel lrsquoindividu dont le jugement

est exerceacute dispose drsquoune faculteacute deacutelibeacuterative capable de lui permettre drsquoobjectiver ses

inteacuterecircts De lautre ils reposent sur le postulat que les individus sont seacutepareacutes sinon

diviseacutes en tout cas peu susceptibles de fusionner dans le creuset dune volonteacute

geacuteneacuterale ni de se ranger aiseacutement sous lideacuteal dun bien commun deux instances vis-

agrave-vis desquelles ils soublieraient en tant quhommes et se reacutealiseraient en tant que

citoyens pour reprendre la ceacutelegravebre theacutematique rousseauiste du Contrat social26 Dans

le cadre des proceacutedures participative et deacutelibeacuterative le gain de la laquo liberteacute civile raquo se

fait mecircme dans un rapport agrave la laquo liberteacute naturelle raquo qui ne saurait plus ecirctre repreacutesenteacute

ndash ainsi que le faisait Rousseau ndash comme une relation dopposition ou de substitution

pure et simple de lune par lautre mais sans doute comme un eacutechange complexe

dans lequel la strateacutegie des points de vue coopegravere paradoxalement agrave leacutetablissement

dune regravegle daction commune puis de deacutecisions collectives consideacutereacutees comme le

meilleur bien commun possible En des termes plus directs nous serions tenteacutes

deacutecrire quinterpreacuteter les modes participatif et deacutelibeacuteratif dans la perspective dune

reacutenovation du reacutepublicanisme classique consiste agrave opeacuterer une laquo deacutesubstantialisation raquo

de ce dernier

Une telle opeacuteration semble certes risqueacutee il convient de sinterroger sur la

possibiliteacute mecircme dun laquo reacutepublicanisme proceacutedural raquo fruit obligeacute de sa

deacutesubstantialisation27 Mais elle apparaicirct eacutegalement neacutecessaire ndash compte tenu de la

25Cf Juumlrgen Habermas Droit et deacutemocratie op cit chapitre VII laquo La deacutemocratie deacutelibeacuterative un concept

proceacutedural de deacutemocratie raquo Toutefois Habermas estime explicitement que la deacutemocratie deacutelibeacuterative se

situe laquo au-delagrave raquo du libeacuteralisme et du reacutepublicanisme voir Juumlrgen Habermas laquo Au-delagrave du libeacuteralisme et du

reacutepublicanisme la deacutemocratie deacutelibeacuterative raquo Raison publique ndeg1 2003 p 40-5726Cf Rousseau Du contrat social I 8 dans Oeuvres complegravetes tome III Paris Gallimard 1964 p 364-

36527Hypothegravese que jai formuleacutee agrave loccasion de deux essais reacutecents agrave propos dune interpreacutetation de la

dimension civique possible receleacutee par la notion de corruption dans le reacutepublicanisme (cf Thierry

Meacutenissier laquo Lusage civique de la notion de corruption selon le reacutepublicanisme ancien et moderne raquo dans

Meacutenissier T (dir) laquo La corruption un concept philosophique et politique chez les Anciens et les

Modernes raquo Anabases Traditions et reacuteception de lAntiquiteacute ndeg6-2007 p 83-98) et agrave propos dun

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 189

deacutesheacuterence du modegravele reacutepublicain en termes de comportement civil ou plutocirct de ce

qui semble ecirctre sa lente transformation en une mythologie peu creacutedible Si certaines

conditions sont respecteacutees nous estimons pourtant quil existe une diffeacuterence

irreacuteductible entre une telle opeacuteration et celle que reacutealise le neacuteo-reacutepublicanisme que ce

soit dans le cadre du libeacuteralisme politique rawlsien dans celui de la laquo theacuteorie de la

liberteacute et du gouvernement raquo promue par Pettit ou dans la variante

laquo communautarienne raquo de Charles Taylor ndash une diffeacuterence qui valorise la premiegravere

tradition par rapport agrave la seconde au point que le risque qursquoune telle reacutenovation fait

courir au reacutepublicanisme classique meacuterite drsquoecirctre couru Ces conditions nous suggeacuterons

de commencer agrave les deacuteterminer par une analyse de la notion dinteacuterecirct geacuteneacuteral Les

deux modegraveles dont nous venons de restituer les conditions theacuteoriques semblent en

effet opportuneacutement fournir le moyen de penser agrave nouveaux frais cette notion

cardinale et de ce fait elles offrent une puissante ressource dont la feacuteconditeacute apparaicirct

double elles permettent de relayer les limites du reacutepublicanisme traditionnel relatives

agrave la recherche dun principe reacuteel de deacutecision collective et dune norme leacutegitime pour la

souveraineteacute populaire

laquo Recomposer raquo linteacuterecirct geacuteneacuteral

Le destin de la notion drsquointeacuterecirct geacuteneacuteral est eacutetrange28 Elle nest nullement

absente du vocabulaire politique de la tradition ndash Rousseau par exemple lemploie au

moins une fois tout en forgeant le concept dinteacuterecirct commun ou public afin de

consideacuterer ce dernier comme lobjet de la volonteacute geacuteneacuterale29 Elle nest pas non plus

absente du reacutepertoire contemporain car elle occupant une place importante dans les

examen des enjeux recouverts pour la theacuteorie politique par le lobbying institutionnel (cf laquo La liberteacute civique

est-elle encore possible Pour ocircter le masque dune nouvelle servitude raquo dans Yves Charles Zarka et les

Intempestifs Critique des nouvelles servitudes PUF 2007 p 145-170)28A notre connaissance on ne dispose en franccedilais sur cette notion que de la synthegravese deacutejagrave ancienne de

Franccedilois Rangeon qui couvre les domaines de la philosophie de la science politique et du droit mais qui

simpose certaines limites quant agrave la conceptualisation de la notion dont il remarque qursquoelle laquo reacutepugne agrave

toute tentative de systeacutematisation rationnelle raquo Cf Franccedilois Rangeon Lideacuteologie de linteacuterecirct geacuteneacuteral Paris Economica 198629Sur la theacutematique de linteacuterecirct chez Rousseau voir Bruno Bernardi La fabrique des concepts Recherches sur linvention conceptuelle chez Rousseau Paris Honoreacute Champion 2006 chapitre VI laquo linteacuterecirct lieu

commun et diffeacuterence raquo p 269-305 fort justement B Bernardi remarque que linteacuterecirct geacuteneacuteral constitue

pour Rousseau une laquo notion fantocircme raquo et explique comment le concept dinteacuterecirct commun ou public en

tant quil deacutegage la perspective dune volonteacute geacuteneacuterale est quasiment proposeacute de maniegravere alternative agrave

loption repreacutesenteacutee par celui dinteacuterecirct geacuteneacuteral

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 190

deacutebats publics30 Toutefois elle se trouve relativement deacutelaisseacutee par la theacuteorie

normative seulement utiliseacutee de maniegravere reacutecurrente en droit sans ecirctre y ecirctre

consideacutereacutee avec la force dun paradigme indiscutable il existe une importante (agrave la

fois imposante et efficace) jurisprudence de la notion elle se preacutesente mecircme comme

ce qui permet lrsquoarticulation des normes (lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral est selon le droit laquo un principe

justifiant lrsquoimposition drsquoune obligation ou la fixation drsquoune interdiction raquo rappelle

Rangeon) mais elle ne vaut pas comme un fondement juridique puisque preacuteciseacutement

elle se preacutesente de maniegravere meacutetajuridique et semble aux juristes relever davantage de

la philosophie morale et politique que de leur discipline Dans lhistoire des ideacutees

politiques seuls lAbbeacute Sieyegraves et Benjamin Constant y ont semble-t-il eu recours de

maniegravere organiseacutee mais ni lrsquoun ni lrsquoautre pour des raisons diverses ne sont parvenus

agrave limposer deacutefinitivement

Sieyegraves dans la mouvance reacutevolutionnaire seacutetait montreacute tregraves attentif agrave ce qui

fait luniteacute dune nation et seacutetait consacreacute ainsi quon peut le lire notamment dans

son ceacutelegravebre opuscule Quest-ce le Tiers-Etat agrave la tentative de penser ce qui fait le

commun de la pluraliteacute sociale31 Il avait theacutematiseacute linteacuterecirct geacuteneacuteral de deux maniegraveres

diffeacuterentes dabord en le forgeant agrave partir de lanalyse laquo strateacutegique raquo des diffeacuterents

inteacuterecircts qui se trouvaient aux prises dans la socieacuteteacute de lAncien Reacutegime Le premier

moment theacuteorique de lopuscule consacreacute au Tiers obeacuteit agrave une logique demprunt agrave la

Constitution anglaise qui proceacutedait par composition des inteacuterecircts en confeacuterant aux

corps sociaux une repreacutesentativiteacute diffeacuterencieacutee pour parvenir agrave la constitution dun

laquo inteacuterecirct commun raquo explique Sieyegraves labolition de la cateacutegorie de privilegravege repreacutesente

le neacutecessaire combat quil faut livrer puisque cette notion surdeacutetermine linteacuterecirct dune

classe par rapport agrave celui des autres en lui confeacuterant une digniteacute dune nature

extrapolitique32 Puis Sieyegraves deacutelaisse cette voie en concevant linteacuterecirct geacuteneacuteral par

reacutefeacuterence agrave la laquo volonteacute de la nation raquo crsquoest-agrave-dire en regard drsquoun principe drsquouniteacute agrave la

30Voir par exemple la journeacutee deacutetude du Centre de Recherche en Droit Constitutionnel de lUniversiteacute de

Paris I le 6 octobre 2006 laquo Linteacuterecirct geacuteneacuteral norme constitutionnelle raquo les actes ont paru sous ce titre

aux eacuteditions Dalloz-Sirey en 2007 eacutediteacutes par Bertrand Mathieu Michel Verpeaux Josseline de Clausade et

Pierre Mazeaud 31Voir Emmanuel Sieyegraves Quest-ce que le Tiers-Etat Paris PUF p 47 laquo Toute socieacuteteacute doit ecirctre reacutegleacutee

par des lois communes et soumise agrave un ordre commun Si vous y faites des exceptions au moins doivent-

elles ecirctre rares et dans aucun cas elles ne peuvent avoir sur la chose publique le mecircme poids la mecircme

influence que la regravegle commune raquo32Ibidem p 60 laquo Tous les autres citoyens sont confondus dans le mecircme inteacuterecirct point de privilegraveges qui

en fassent des ordres distincts Si donc on veut en France reacuteunir les trois ordres en un il faut auparavant

abolir toute espegravece de privilegravege Il faut que le noble et le precirctre naient dautre inteacuterecirct que linteacuterecirct

commun et quils ne jouissentpar la force de la loi que des droits de simples citoyens Sans cela vous

aurez beau reacuteunir les trois ordres sous la mecircme deacutenomination ils feront toujours trois maniegraveres

heacuteteacuterogegravenes impossibles agrave amalgamer raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 191

fois politique et historique que la repreacutesentation parlementaire a pour but de traduire

ce qui conduit agrave regarder la question de la repreacutesentativiteacute du tiers comme lenjeu

politique majeur qui doit mobiliser toutes les eacutenergies33 Mais deux difficulteacutes

persistent Premiegraverement il se produit comme un cercle dans le raisonnement de

lauteur en cherchant ce quest la nation il produit le concept dinteacuterecirct geacuteneacuteral lequel

renvoie agrave la capaciteacute de la nation de se repreacutesenter elle-mecircme sur le plan politique

dans les situations historiques Deuxiegravemement la solution procircneacutee par Sieyegraves fait du

systegraveme repreacutesentatif la clef de voucircte de leacutedifice national ce systegraveme neacutetait

coheacuterent quen y mettant en quelque sorte toute leacutenergie de la Reacutevolution pour

combler leacutecart entre repreacutesentants et repreacutesenteacutes par une reacutenovation constitutionnelle

meneacutee avec un esprit dune grande radicaliteacute ndash il nest possible pour nous que du point

de vue de cette confiance dans les institutions qui preacuteciseacutement vient agrave nous

manquer De telles difficulteacutes ont joueacute sur la reacuteception des thegraveses de Sieyegraves la

posteacuteriteacute de sa tentative theacuteorique deacutejagrave fort complexe du point de vue du droit

constitutionnel34 devient tout agrave fait incertaine si on lenvisage vis-agrave-vis de la tradition

de la philosophie politique Probablement agrave cause du niveau supeacuterieur dabstraction

neacutecessaire pour la concevoir et tregraves certainement parce quelle reacutecuse purement et

simplement le problegraveme de la repreacutesentation la volonteacute geacuteneacuterale rousseauiste sest

montreacutee plus efficace sur la question cruciale de luniteacute civique ainsi que nous lavons

suggeacutereacute plus haut

En prenant la notion dinteacuterecirct geacuteneacuteral comme synonyme dlaquo inteacuterecirct public raquo

Benjamin Constant eacutevoluait pour sa part dans la perspective des ideacutees libeacuterales pos-

reacutevolutionnaires et par reacutefeacuterence agrave la multipliciteacute des inteacuterecircts particuliers Le problegraveme

qui se posait agrave Constant eacutetait pour ainsi dire symeacutetriquement inverse de celui qui

preacuteoccupait Sieyegraves tandis que celui-ci deacutesirait eacutetendre les pouvoirs populaires celui-lagrave

reacutefleacutechit agrave la maniegravere de limiter la souveraineteacute du peuple que le moment

reacutevolutionnaire appuyeacute sur la doctrine rousseauiste a preacuteciseacutement rendue illimiteacutee ndash

et selon un paradoxe freacutequent dans lhistoire des ideacutees politiques pour ce faire

Constant se reacutefegravere agrave certaines thegraveses de Sieyegraves35 Avec preacutecision et de maniegravere tregraves

suggestive Lucien Jaume a eacutetabli comment lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral chez Constant reposait sur

une veacuteritable invention theacuteorique visant agrave deacutepasser lrsquoopposition laquo franccedilaise raquo entre

33Ibidem p 82 laquo Nous avons deacutemontreacute [] la neacutecessiteacute de ne reconnaicirctre la volonteacute commune que dans

lavis de la pluraliteacute Cette maxime est incontestable Il suit de lagrave quen France les repreacutesentants du tiers

sont les vrais deacutepositaires de la volonteacute nationale Ils peuvent sans erreur parler au nom de la nation

entiegravere raquo34Voir Alain Laquiegraveze laquo La reacuteception de Sieyegraves par la doctrine publiciste franccedilaise du XIXegraveme et du XXegraveme

siegravecle raquo dans Pierre-Yves Quiviger Vincent Denis et Jean Salem Figures de Sieyegraves Paris Publications de

la Sorbonne 2008 p 82-12135Ibidem p 92-95

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 192

lrsquoimmanence ou la diffusion des inteacuterecircts particuliers et la transcendance du principe

drsquouniteacute (qursquoil srsquoagisse du peuple de lrsquoEtat ou de la nation) porteacutee agrave son acmeacute par les

Jacobins36 Il a eacutegalement examineacute pour quelles raisons la solution de Constant nrsquoavait

pas eacuteteacute adopteacutee par les libeacuteraux franccedilais victimes de la probleacutematique de

laquo lrsquoeffacement raquo de lrsquoindividu37

Selon la perspective qui est la nocirctre lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral gagne agrave ecirctre recomposeacute

Dans un systegraveme reacutepublicain on ne saurait en effet concevoir la source de la leacutegitimiteacute

en dehors de lrsquoexpression de la volonteacute populaire quelles que soient les difficulteacutes qui

srsquoattachent agrave la deacutefinition preacutecise de ce dernier terme Or nous lrsquoavons dit le systegraveme

repreacutesentatif articule cette expression agrave lrsquoeacutelection de repreacutesentants Si bien que crsquoest

par le biais de lrsquoinstitution que srsquoexprime la volonteacute populaire Nous proposons de

nommer plus preacuteciseacutement laquo inteacuterecirct public raquo cette expression Les repreacutesentants

exercent en effet leur mandat dans le cadre de la publiciteacute permise par lrsquoinstitution de

lrsquoEtat de droit ndash en mecircme temps que cet exercice anime cette derniegravere Lrsquoinstitution

consideacutereacutee de la sorte serait source de stabiliteacute et se trouverait drsquoautant moins

contestable qursquoelle est leacutegitimeacutee par le mandat des eacutelus actifs qui ne preacutetendent pas

eacutepuiser avec leurs seules forces la totaliteacute de la volonteacute geacuteneacuterale De fait on se

propose maintenant denvisager une telle reconnaissance de lrsquointeacuterecirct public dans le

cadre dune conception de lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral qui tienne compte des deacutebats participatifs

et deacutelibeacuteratifs

Si ceux-ci sont eacutegalement laquo publics raquo srsquoils participent de la laquo publiciteacute raquo

neacutecessaires au bon fonctionnement drsquoune deacutemocratie authentique on a dit qursquoils ne

sont jamais vraiment instituants en tout eacutetat de cause dans les dispositions

actuelles ils ne sont pas creacuteateurs drsquoinstitution agrave la diffeacuterence de lrsquoeacutelection En

revanche ils procegravedent des inteacuterecircts immanents de la socieacuteteacute et comme tels ils

peuvent traduire lrsquointeacuterecirct de celle-ci dans sa geacuteneacuteraliteacute speacutecifique si nous pouvons

nous exprimer de la sorte agrave savoir dans sa globaliteacute et dans son authenticiteacute sans

laquo brouillage raquo ducirc au systegraveme repreacutesentatif Certes il ne srsquoagit jamais drsquoune geacuteneacuteraliteacute

laquo pure raquo au sens kantien de ce qui neacutetant pas sensible est purement rationnel et par

conseacutequent universel chaque socieacuteteacute a les inteacuterecircts contingents qui sont

ponctuellement les siens Rousseau nous rappelle avec raison que la somme des

inteacuterecircts donne une agreacutegation et quelle nengendre jamais une uniteacute substantielle

36Cf Lucien Jaume laquo Le problegraveme de linteacuterecirct geacuteneacuteral dans la penseacutee de Benjamin Constant raquo dans

Franccediloise Tilkin (dir) Le groupe de Coppet et le monde moderne Conceptions images deacutebats

Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lUniversiteacute de Liegravege Fascicule CCLXXVII Librairie

Droz 1998 p 159-176 Lauteur cite notamment cette formule reacuteveacutelatrice du travail theacuteorique auquel

sest livreacute Constant laquo Cet inteacuterecirct public nest autre chose que les inteacuterecircts individuels mis

reacuteciproquement hors deacutetat de se nuire raquo p 166 souligneacute par moi 37Cf Lucien Jaume Lrsquoindividu effaceacute ou le paradoxe du libeacuteralisme franccedilais Paris Fayard 1997

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 193

valant comme principe Pour ces raisons agrave deacutefaut de pouvoir leur reconnaicirctre la

geacuteneacuteraliteacute agrave laquelle leurs partisans aspirent nous proposons de nommer laquo inteacuterecirct

social raquo les propositions des jurys populaires tireacutes au sort et des assembleacutees

deacutelibeacuteratives Il serait peut ecirctre plus expeacutedient drsquoailleurs de nommer laquo les inteacuterecircts

sociaux raquo lrsquoensemble de ces proposition en incluant dans lrsquoeacutenonceacute mecircme la pluraliteacute

constitutive de lrsquoexpression de ces conseils ndash cela eacuteviterait de plus drsquoinduire la

repreacutesentation drsquoune homogeacuteneacuteiteacute sociale comme crsquoest le cas avec lrsquoemploi du

singulier car preacuteciseacutement cette homogeacuteneacuteiteacute nrsquoexiste pas compte tenu de la

particulariteacute de la laquo forme de vie raquo deacutemocratie Les inteacuterecircts sociaux (ou lrsquointeacuterecirct social

si lrsquoon adopte un singulier geacuteneacuterique commode) ne preacutesentent donc nullement une

geacuteneacuteraliteacute parfaite du type de celle viseacutee par la volonteacute geacuteneacuterale rousseauiste Mais

preacuteciseacutement se dessine peut-ecirctre de la sorte une piste pour sortir du veacuteritable chemin

de croix qui est toujours celui du reacutepublicanisme classique agrave propos de la question de

la laquo geacuteneacuteraliteacute raquo Car cette geacuteneacuteraliteacute parfaite ou laquo pure raquo comment la reacutealiser dans les

faits Comment concevoir une socieacuteteacute politique historique dans ces conditions

Dans sa reacuteussite theacuteorique mecircme largumentation de Rousseau relative agrave la

constitution de la volonteacute geacuteneacuterale paraicirct avoir enfermeacute dans une formule fixe la

question du pouvoir collectif telle que depuis lors lrsquoaffronte le reacutepublicanisme

classique au point de rendre ce dernier potentiellement steacuterile comme mode de

gouvernement Distinguer lrsquointeacuterecirct social de lrsquointeacuterecirct public en reacuteservant agrave celui-ci la

deacutesignation de la leacutegitimiteacute institutionnelle et en confeacuterant agrave celui-lagrave la tacircche de

deacutesigner les effets de sens produits par la reacutealisation des modegraveles participatif et

deacutelibeacuteratif permet de sortir de cette aporie ainsi quon va le voir Tout se passe

comme si lon parvenait agrave se doter dun reacutepublicanisme agrave la fois raisonnable et

authentique raisonnable parce que sa formule est applicable authentique parce quil

permet de se doter de proceacutedures mettant en œuvre un authentique pouvoir collectif

sinon une dynamique favorable agrave linstauration de la communauteacute civique Notre

proposition pourrait plus exactement se preacutevaloir dune double feacuteconditeacute Drsquoune part

les motions exprimeacutees par les jurys populaires tireacutes au sort ou par les assembleacutees

deacutelibeacuterantes expriment un inteacuterecirct toujours immanent agrave la volonteacute populaire jamais

coupeacutee de son expression la plus directe possible De lrsquoautre dans sa version actuelle

le systegraveme repreacutesentatif peine agrave incarner la volonteacute geacuteneacuterale de maniegravere incontestable

Au contraire il engendre mecircme une contestation reacutecurrente qui fragilise sans cesse

lrsquoinstitution Reacuteserver le terme drsquointeacuterecirct public aux prises de position des repreacutesentants

(qursquoil srsquoagisse des deacutebats parlementaires et des lois qui deacutecoulent des votes agrave

lrsquoAssembleacutee des avis rendus pas les seacutenateurs ou des deacuteclarations et des deacutecisions

du pouvoir exeacutecutif) offre le moyen de sauver lrsquoinstitution de cette contestation

dirimante

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 194

Cest dans la relation entre les deux inteacuterecircts que se recompose lideacutee dinteacuterecirct

geacuteneacuteral Notre dessein nrsquoest pas seulement de reconsideacuterer la notion drsquointeacuterecirct geacuteneacuteral

mais bien drsquoen recomposer lrsquoideacutee en proposant une formule qui garantirait sa pleine et

peacuterenne expression Les propositions actuelles tendent agrave faire de la participation des

jurys tireacutes au sort et de la deacutelibeacuteration un auxiliaire de la repreacutesentation en valorisant

leur pouvoir de conseil ou drsquoeacuteclaircissement de la deacutecision publique Cela revient dans

les termes de notre distinction agrave adopter le principe drsquoune subordination de lrsquointeacuterecirct

social agrave lrsquointeacuterecirct public Les propositions issues de la deacutemocratie radicale preacutetendent agrave

inverser ce scheacutema de primauteacute en deacutefiance de lrsquoinstitution sinon de toute tendance agrave

lrsquoinstitutionnalisation Si elles obeacuteissent agrave une logique qursquoon peut comprendre ni lrsquoune

ni lrsquoautre position ne sont deacutefendables jusqursquoau bout victimes lrsquoun comme lrsquoautre drsquoune

formule trop fixe Si le systegraveme des deux inteacuterecircts eacutetait mis en œuvre (si les deux

inteacuterecircts pouvaient reacuteguliegraverement srsquoexprimer sur des thegravemes varieacutes) on verrait

probablement que leur rapport nrsquoobeacuteit pas agrave une regravegle fixe ils peuvent se trouver en

convergence mais aussi ecirctre dans un deacutesaccord ponctuel ou profond Dans un souci

reacutepublicain il importe toutefois de reacuteconcilier la socieacuteteacute avec lrsquoEtat afin de laquo politiser la

socieacuteteacute raquo en creacuteant de la sorte une authentique communauteacute civique Si bien qursquoil nous

paraicirct impeacuteratif de concevoir dynamiquement ce rapport Dans cet esprit il conviendrait

drsquoenvisager leurs relations tantocirct discordantes tantocirct concordantes comme une

attestation de la vitaliteacute deacutemocratique drsquoune communauteacute en voie de reacutepublicanisation

crsquoest-agrave-dire capable drsquoopeacuterer dans le deacutebat public des synthegraveses entre la socieacuteteacute et

lrsquoEtat Nous proposons de nommer laquo deacutemocratie agonistique raquo selon un terme (ou plus

geacuteneacuteralement une theacutematique) actuellement plutocirct reacuteserveacutes aux modegraveles prenant en

compte les diffeacuterends sociaux38 le modegravele qui repose sur le conflit possible des deux

inteacuterecircts social et public et qui permet lexpression de linteacuterecirct geacuteneacuteral Mieux encore

pour dire les choses agrave la maniegravere de Machiavel dont cette suggestion procegravede la

deacutemocratie agonistique traduit le jeu tumultueux des humeurs de la citeacute diviseacutee ndash les

jurys citoyens tireacutes au sort et les assembleacutees deacutelibeacuteratives constitueraient-ils une sorte

de nouveau Tribunat de la Plegravebe Jamais eacutecrit le Florentin les tumultes ne furent

preacutejudiciables agrave la liberteacute de Rome Il est en effet tentant de croire que de tels

diffeacuterends ne sauraient affaiblir une socieacuteteacute mais au contraire la fortifier en renforccedilant

par lrsquoexercice du deacutesaccord le goucirct de la liberteacute publique39 Parce quelle entretiendrait

38Voir par exemple les contributions de Loiumlc Blondiaux laquo Deacutemocratie participative vs deacutemocratie

agonistique Le statut du conflit dans les theacuteories et les pratiques de participation contemporaines raquo

Raisons politiques 20082 ndeg30 p 131-147 et de Patrick Savidan laquo Deacutemocratie participative et

conflit raquo Revue de meacutetaphysique et de morale ndeg2 avril 2008 p 177-18939Voir Machiavel Discours sur la premiegravere deacutecade de Tite-Live I 4 laquo Je preacutetends que ceux qui

condamnent les troubles [i tumulti] advenus entre les nobles et la plegravebe blacircment ce qui fut la premiegravere

cause du fait que Rome a maintenu sa liberteacute ils accordent plus drsquoimportance aux rumeurs et aux cris

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 195

agrave la fois des moyens favorisant la convergence ponctuelle des deux inteacuterecircts et dautres

en vue de lexpression de leur deacutesaccord la deacutemocratie agonistique pourrait fournir le

cadre approprieacute agrave un inteacuterecirct geacuteneacuteral entendu comme le souffle susceptible de

maintenir animeacutee la communauteacute civique Bien entendu il serait neacutecessaire de se

doter ici drsquoune theacuteorie plus fine du conflit ndash agrave savoir drsquoune theacuteorie sociale et politique

du conflit qui se montrerait capable de ne pas reacuteinvestir un ordre transcendantal

reposant sur la distinction entre des bons et des mauvais conflits en soi

Et bien que la theacuteorie normative ne soit pas directement eacutevaluable en fonction

des dispositifs opeacuterationnels qursquoelle propose (en ce qursquoelle fournit les laquo principes du

droit politique raquo pour parler comme Rousseau) on peut suggeacuterer la disposition

suivante en cas de rapport conflictuel persistant entre les deux inteacuterecircts afin de ne

pas gripper le systegraveme par une situation de blocage on pourrait imaginer le dispositif

suivant toute crise de ce genre recevrait sa solution formelle gracircce agrave la deacutecision

souverainement prise par une commission mixte composeacutee de repreacutesentants des deux

inteacuterecircts eacutelus de diffeacuterents niveaux et membres des jurys tireacutes au sort et des

assembleacutees deacutelibeacuteratives qui statueraient agrave la majoriteacute des voix Leur deacutecision aurait

valeur de norme mais drsquoune maniegravere toujours amendable par exemple agrave lrsquoissue drsquoune

peacuteriode deacutetermineacutee faisant suite agrave lrsquoinstauration de la mesure prise De la sorte

lrsquoinstitution serait pour reprendre les vues de Machiavel comme peacuteriodiquement

refondeacutee dotant la vie de lrsquoEtat drsquoun reacutegime agrave la fois dynamique et pour cela mecircme

confortant40 force restant agrave la loi mais sans jamais la couper de lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral

recomposeacute

Conclusion

Nous pouvons achever ce deacuteveloppement prospectif par quatre bregraveves

remarques destineacutees agrave souligner les beacuteneacutefices qursquoil est permis drsquoespeacuterer de la

que causaient de tels troubles qursquoaux heureux effets que ceux-ci engendraient Ils ne considegraverent pas le

fait que dans tout Etat il y a deux humeurs diffeacuterentes celle du peuple et celle des grands [non considerino come e sono in ogni republica due umori diversi quello del popolo e quello de grandi] et

que toutes les lois favorables agrave la liberteacute procegravedent de leur opposition Il en advint ainsi agrave Rome comme

on peut aiseacutement le voir agrave Rome etc raquo (dans Oeuvres traduites sous la dir de Christian Bec Paris

Robert Laffont 1996 p 196-19740Discours sur la premiegravere deacutecade de Tite-Live III 1 trad citeacutee p 370 laquo Je dis que les alteacuterations qui

ramegravenent [les corps naturels mixtes tels les religions et les reacutepubliques] agrave leurs origines servent agrave leur

salut Celles donc qui gracircce agrave leurs institutions peuvent se reacutenover souvent ou bien qui par un accident

quelconque eacutetranger agrave leurs institutions en viennent agrave le faire sont mieux ordonneacutees et ont une existence

plus longue raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 196

recomposition de lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral (i) Daniel Bougnoux dans un ouvrage reacutecent

consacreacute agrave la laquo crise de la repreacutesentation raquo entend prendre la mesure de celle-ci en la

consideacuterant dans sa geacuteneacuteraliteacute philosophique tout en nourrissant son enquecircte

danalyses preacutecises emprunteacutees au domaines de lart de la culture des meacutedias et de

la politique41 Le registre artistique qui lui paraicirct paradigmatique de la situation

geacuteneacuterale de la repreacutesentation lui fournit une matrice dinterpreacutetation tregraves inteacuteressante

pour la dimension politique la crise de la repreacutesentation propre agrave lart au deacutebut du

XXegraveme siegravecle sanctionne la rupture ou en tout cas lamoindrissement de la barriegravere

symbolique qui seacutepare le spectateur et le spectacle Cest un pheacutenomegravene de ce genre

qui se produirait aujourdhui dans les meacutedias et dans la politique estime Bougnoux

On pourrait le qualifier en parlant pour nos usages actuels de tentation de la

proximiteacute nos contemporains aspirent agrave ce que leurs meacutedias comme leurs

repreacutesentants soient laquo proches deux raquo ou laquo agrave leur image raquo Soulignons le fait que notre

proposition de recomposition de linteacuterecirct geacuteneacuteral (si lon entend par lagrave le fait de donner

voix aux jurys populaires et aux assembleacutees deacutelibeacuteratives tout en faisant dialoguer les

propositions quils eacutemettent avec celles des repreacutesentants exprimant linteacuterecirct public)

donne droit agrave cette aspiration contemporaine tout en offrant une inteacuteressante

ressource afin de redonner du creacutedit agrave linstitution sans pour autant la laquo durcir raquo

exageacutereacutement

(ii) Ensuite le dispositif preacutesente une inteacuteressante ressource croyons-nous en

regard de la situation dune disposition si neacutecessaire agrave lexercice des responsabiliteacutes

dans une socieacuteteacute deacutemocratique agrave savoir la confiance42 La situation actuelle de cette

disposition est celle dune crise diffuse qui prend des formes empiriques varieacutees43

Dougrave la tentation fort compreacutehensible dinstaurer le principe de deacutefiance dans le

contexte theacuteorique dun modegravele de laquo contre-deacutemocratie raquo agrave propos duquel nous nous

montrons toutefois reacuteserveacutes44 car pour dire les choses de maniegravere directe il nous

semble quon ne saurait en finir aussi aiseacutement avec les problegravemes que pose la

confiance dans nos socieacuteteacutes ndash dont limportance en termes danthropologie politique

demeure fondamentale45 Il nous semble que le dispositif du dialogue des deux inteacuterecircts

41Cf Daniel Bougnoux La crise de la repreacutesentation Paris La Deacutecouverte 200642Cf Lucien Jaume La liberteacute et la loi Les origines philosophiques du libeacuteralisme Paris Fayard 2000

chapitre VI laquo Le problegraveme du fondement de la confiance raquo p 257-30943Cf Jacqueline Costa-Lascoux et Lucien Jaume laquo La deacutemocratie et le deacuteclin de la confiance une rupture

dans la culture politique raquo dans Pascal Perrineau (dir) Le deacutesenchantement deacutemocratique op cit p 67-

8744Cf Pierre Rosanvallon La Contre-deacutemocratie op cit et Thierry Meacutenissier laquo Un traiteacute politique pour nos

nouvelles civiliteacutes Une lecture de La Contre-deacutemocratie de Pierre Rosanvallon raquo Critique ndeg 731 avril

2008 p 259-274 Cette reacuteserve est motiveacutee agrave la fois par la possibiliteacute et par le bien-fondeacute dune

laquo institutionnalisation raquo de la deacutefiance45Pour une eacutevaluation pertinente de limportance de la confiance saisie en ces termes cf Vincent

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 197

preacutesente une certaine qualiteacute heuristique vis-agrave-vis du problegraveme actuellement rencontreacute

agrave propos de la confiance sans que lon puisse deacuteterminer a priori avec exactitude le

scheacutema des dispositions pro- ou contra- quil instaurerait dans son fonctionnement

reacutegulier (agrave savoir les comportements de meacutefiance ou dadheacutesion quil susciterait) il

semble susceptible de donner voix agrave une (salutaire) meacutefiance de la socieacuteteacute envers

linstitution ou les repreacutesentants (en laissant sexprimer linteacuterecirct social contre linteacuterecirct

public) compenseacutee par une assise (dynamique) offerte agrave la confiance envers

linstitution et envers les repreacutesentants (en permettant aux tenants de linteacuterecirct public

de reacutepondre aux motions de deacutefiance promus par linteacuterecirct social) Ainsi entendu le

dispositif des deux inteacuterecircts nouvre-t-il pas une voie tout agrave fait stimulante en favorisant

un jeu de la meacutefiance et de la confiance entre les diffeacuterents acteurs de la vie civique

(iii) Nous imaginons de surcroicirct facilement que les deux inteacuterecircts ne cherchant

pas agrave exprimer la mecircme chose sont enclins agrave se disputer sans fin (bien que des

accords ponctuels soient toujours possibles) Par lagrave ils se mettent dans la situation ougrave

ils sobservent et sentre-empecircchent indeacutefiniment Nest-ce pas renouer dune maniegravere

originale avec le principe de la seacuteparation des pouvoirs tregraves favorable agrave la socieacuteteacute

deacutemocratique ou plus exactement en redoubler le laquo fonctionnement libeacuteral raquo (interne

aux trois puissances composant lEtat) par un laquo fonctionnement reacutepublicain raquo Comme

il sagit de situer ce principe dans un deacutebat entre la socieacuteteacute civile et lEtat mais en vue

de constituer une communauteacute civique dans laquelle la participation est effective il est

en effet tentant daffirmer que notre suggestion permet de laquo reacutepublicaniser raquo le grand

principe de la socieacuteteacute libeacuterale Indice inteacuteressant du fait que la distinction cardinale

entre les libeacuteralismes et les reacutepublicanisme ndash capable agrave certains eacutegards de scleacuteroser

les deacutebats en seacutedimentant les positions ndash pourrait ecirctre remise en question si lon

exploite lideacutee (deacutejagrave sous-entendue par Montesquieu par Rousseau et par Kant) selon

laquelle le terme laquo reacutepublicain raquo deacutesigne surtout une maniegravere quont les citoyens de se

rapporter agrave la politique et par suite un eacutetat desprit susceptible de saccomplir dans la

plupart des reacutegimes

(iv) Enfin nous avons conscience quen opeacuterant le geste que nous venons

deacutebaucher nous avons en quelque sorte fait entrer la contingence dans le cœur de la

deacutecision collective leacutegitime46 Dans le cadre de theacuteorie normative qui est le nocirctre nous

Mangematin et Christian Thuderoz Des Mondes de confiance Un concept agrave leacutepreuve de la reacutealiteacute sociale preacuteface de Lucien Karpik Paris CNRS Eacuteditions 200346La reconnaissance de la neacutecessiteacute de raisonner dans un contexte de contingence est souligneacutee par

Salvatore Veca qui montre remarquablement que dans les deacutemocraties contemporaines les eacutevaluations

collectives permettant une existence sociale laquo partageacutee raquo se font agrave mecircme la contingence des expeacuteriences

historiques et quil faut accepter cela comme une donneacutee de base si lon entend traduire aujourdrsquohui

lexigence des Lumiegraveres soit paradoxalement celle dauteurs souvent conduits agrave raisonner a priori Cf

Salvatore Veca Dellincertezza Tre meditazioni filosofiche Milan Feltrinelli 1997 et Le cose della vita

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 198

voudrions proposer un concept dinteacuterecirct geacuteneacuteral non seulement adeacutequat au point de

vue descriptif (capable de traduire les aspirations dune socieacuteteacute) mais encore pertinent

au point de vue prescriptif (permettant agrave ces socieacuteteacutes de se gouverner librement) Or

le principe que nous proposons agrave deacutefaut de posseacuteder la pureteacute de la volonteacute geacuteneacuterale

rousseauiste tire sa leacutegitimiteacute du fait quil peut preacutetendre refleacuteter les aspirations

concregravetes des socieacuteteacutes Mais par conseacutequent il voue la socieacuteteacute agrave sa propre

contingence On peut eacutegalement tirer une autre conclusion de la mecircme remarque

comme aucune formule a priori et valable une fois pour toutes ne saurait eacutenoncer le

principe de linteacuterecirct geacuteneacuteral tel que nous lavons laquo recomposeacute raquo sa formulation

deacutependra toujours de lactiviteacute politique En cherchant un principe viable pour animer la

communauteacute civique nous avons donc pour ainsi dire politiseacute agrave jamais ce principe - et

cela quel que soit le type de collectiviteacute ougrave la souveraineteacute est deacutesormais appeleacutee agrave

sincarner (Etat-nation mais aussi Reacutegion ou Europe) Nous estimons dailleurs que par

lagrave nous sortons du piegravege tendu par le laquo romantisme raquo taylorien le reacutepublicanisme de

linteacuterecirct geacuteneacuteral dont nous esquissons ici les grandes lignes renvoie agrave un holisme

politique et non culturel La communauteacute civique est lœuvre de citoyens qui y

acquiegraverent une conscience renouveleacutee de ce quils sont mais agrave la diffeacuterence de

lenglobement ethnoculturel limplication civique laisse ouverte la possibiliteacute

damender de reacuteformer voire de contester fermement la tradition La politique est en

effet fort diffeacuterente du simple laquo veacutecu raquo ethnique ou culturel si elle peut prendre bien

des formes elle trouve ses ressorts dans la capaciteacute quont les hommes dimaginer

des solutions nouvelles dans leurs efforts pour les imposer aux faits et

paradoxalement dans le deacutesaccord persistant entre les participants susceptible de

mobiliser des treacutesors dinventiviteacute theacuteorique et rheacutetorique Sans remonter agrave Aristote et

agrave la mention cardinale du fait que la citoyenneteacute consiste agrave faire et agrave deacutefaire les lois il

convient de souligner que le reacutepublicanisme classique comprend des doctrines ayant

theacuteoriseacute le rapport complexe entre lattachement laquo organique raquo des citoyens agrave la

communauteacute et la position dirrespect dans laquelle ils se placent deux-mecircmes par

obligation de conscience47 Ainsi envisageacutee la vertu civique ne nous apparaicirct ni sous

les traits dune discipline alieacutenante ni sous ceux dune soumission aveugle mais elle

nous semble synonyme dun impeacuteratif visant agrave eacutevaluer les commandements et

eacuteventuellement agrave agir collectivement afin de changer les lois Enfin nous pouvons

relever le cercle inteacuteressant qui sest maintenant dessineacute dans la perspective qui est

la nocirctre la communauteacute civique ne peut se trouver doteacutee dun principe dinteacuterecirct

geacuteneacuteral viable et performant qursquoagrave la condition drsquoaccepter de se livrer au jeu politique

Congetture conversazioni e lezioni personali Milan Rizzoli 200647Cf Alain Propos sur les pouvoirs Eacuteleacutements deacutethique politique Paris Gallimard laquo Folio Essais raquo 1985

p 162

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 199

indeacutefiniment cest-agrave-dire sans fin possible envisageable Il faut dabord pouvoir et

vouloir agir politiquement si lon veut disposer du principe qui permet de le faire

leacutegitimement et effectivement Les socieacuteteacutes libres sont des socieacuteteacutes politiques

Thierry Meacutenissier est agreacutegeacute de philosophie docteur en

eacutetudes politiques de lEcole des Hautes Eacutetudes en

Sciences Sociales (Centre Raymond Aron Paris) et HDR

en science politique Il est actuellement maicirctre de

confeacuterences de philosophie politique agrave lUniversiteacute Pierre

Mendegraves France ndash Grenoble 2 et agrave lInstitut dEtudes

Politiques de Grenoble Il a notamment publieacute les

ouvrages suivants Machiavel la politique et lhistoire Enjeux philosophiques PUF 2001 Machiavel Le

Prince ou le nouvel art politique direction en

collaboration avec Yves Charles Zarka PUF 2001

Lideacutee de contrat social Genegravese et crise dun modegravele philosophique dir en collaboration avec Jean-Pierre

Cleacutero Ellipses 2004 Eacuteleacutements de philosophie politique Paris Ellipses 2005 Lectures de Machiavel

dir en collaboration avec Marie Gaille Ellipses 2006

Lideacutee dempire dans la penseacutee politique historique

juridique et philosophique dir Paris LHarmattan

2006

  • Gaeumllle Jeanmart laquo Une approche geacuteneacutealogique de questions politiques sur lrsquoactualiteacute du courage raquo ndash Introduction
  • Etienne Tassin laquo Achille et les clandestins la scegravene politique du courage raquo
  • Marc-Antoine Gavray laquo Le courage du relativisme de Protagoras agrave lrsquouniteacute platonicienne des vertus raquo
  • Annick Stevens laquo Le rocircle du courage dans la praxis un questionnement agrave partir drsquoAristote raquo
  • Julien Pieron laquo Lrsquoaudace de la penseacutee sur Kant et les Lumiegraveres raquo
  • Raphael Alvarenga laquo La mesure de lrsquoimpossible penser le courage dans le cadre drsquoune rupture avec la condition preacutesente raquo
  • Raphaeumll Geacutely laquo Du courage de mourir au courage de vivre quels enjeux politiques Introduction agrave une pheacutenomeacutenologie radicale du courage raquo
  • Laurence Bleacutesin laquo De lrsquoaffect agrave lrsquoengagement Une lecture pragmatiste du courage raquo
  • Alain Loute laquo La logique excessive du geste courageux une force de creacuteation sociale Reacuteflexions agrave partir de Paul Ricœur raquo
  • Thierry Meacutenissier laquo ldquoRecomposerrdquo linteacuterecirct geacuteneacuteral Un essai de theacuteorie normative en reacuteponse agrave la crise du reacutepublicanisme classique raquo
Page 3: Figures du courage politique dans la philosophie moderne

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 3

partout et toujours mieux que la lacirccheteacute il reste encore agrave se demander notamment ce

que produit de neacutefaste le discours sur le courage La reacutesistance agrave un appel au courage

quotidien comme le journal-parleacute passe par la complication (geacuteneacutealogique) de lrsquoeacutevidente

neacutecessiteacute drsquoecirctre courageux et de la deacutefinition de lrsquoacte courageux Ces complications

peuvent srsquoeacutegrainer en une seacuterie de questions

Sur quels preacutesupposeacutes repose lrsquoappel meacutediatique et commun au courage

Quelles conseacutequences a-t-il Agrave quelle logique appartient-il Quels sont ses objectifs et

ses enjeux

Quel rapport le courage entretient-il avec la veacuteriteacute Faut-il consideacuterer comme

dans lrsquoAntiquiteacute que la veacuteriteacute limite la force drsquoacircme agrave des motifs et des objectifs

deacutetermineacutes comme laquo bons raquo agrave la suite drsquoune enquecircte ou faut-il consideacuterer comme Kant

(dans une sorte de reacutevolution copernicienne de ce rapport antique de la veacuteriteacute au

courage) qursquoune certaine force drsquoacircme est neacutecessaire pour enquecircter et srsquoeacutemanciper

intellectuellement Est-ce qursquoil y aurait un laquo veacuteritable raquo courage auquel opposer des

formes illusoires de courage Et faudrait-il degraves lors prendre la peine de deacutenoncer les

effets neacutegatifs de ces actes de laquo faux raquo courage Enfin srsquoil y a un veacuteritable courage

cela tient-il agrave un lien du courage agrave la justice ou agrave la veacuteriteacute qui lrsquoempecircche drsquoecirctre une

audace eacuteventuellement a- ou im-morale Ou plutocirct agrave un fond drsquoaffectiviteacute fondamentale

qui fait du courage autre chose qursquoune injonction morale abstraite

Le courage est-il une qualiteacute de lrsquoacircme ou de lrsquoacte Ou ce qui revient au

mecircme faut-il interroger de maniegravere privileacutegieacutee les conditions ou les conseacutequences du

courage Est-il essentiel de savoir preacuteciseacutement ce qui rend possible le courage qui

sont ces sujets capables de courage quels combats intimes se livrent en eux quelles

peurs ils surmontent pour se battre comme une approche pheacutenomeacutenologique du

courage le suggeacutererait Ou le courage doit-il ecirctre questionneacute plutocirct pour ce qursquoil rend

possible de faccedilon agrave se concentrer sur le sujet manifesteacute et donc en quelque sorte

produit par lrsquoacte courageux Dans ce cas ce sujet construit est-il le heacuteros lrsquoacteur de

lrsquohistoire comme le propose H Arendt ou le public comme le suggegravere J Dewey

Cette deuxiegraveme figure du courage est-elle non psychologique considegravere-t-elle

lrsquointeacuterioriteacute comme un mythe degraves lors qursquoelle considegravere que seul existe veacuteritablement

crsquoest-agrave-dire politiquement ce qui est manifeste Et faudrait-il ainsi opposer ces deux

approches comme on opposerait une approche politique agrave une approche psychologique

du courage Ou y a-t-il une politique qui se cache derriegravere la consideacuteration des sujets

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 4

et de leurs affects

Si le courage est une maniegravere de se battre srsquoil est une valeur agonistique agrave

quoi doit-il reacutesister Agrave quelles peurs Est-ce traditionnellement agrave la peur de mourir

comme le montre Achille le heacuteros courageux par excellence qui choisit la mort

honorable au combat plutocirct que la fuite honteuse Ou ne serait-ce pas une peur plus

fondamentale qursquoon aurait tort de supprimer en naturalisant le deacutesir de vivre la peur

de vivre preacuteciseacutement comme Nietzsche ou Foucault le laissent agrave penser Si cette

reacutesistance est une force de la volonteacute drsquoougrave vient cette volonteacute Est-elle cette part en

nous qui nous est donneacutee (car qui choisit la force de sa volonteacute ) Ou y a-t-il un

contexte social qui peut donner cette force ou en deacutefaire la possibiliteacute Autrement dit

est-on courageux laquo en soi raquo et selon un caractegravere propre ou est-ce la situation lrsquoeacutetat

drsquoesprit du temps le public lrsquohistoire qui font et deacutefont les laquo courageux raquo

LrsquoAntiquiteacute a fait du courage un objet largement partageacute de questionnement

philosophique situeacute au cœur drsquoune probleacutematisation prioritairement morale crsquoest-agrave-dire

dans une doctrine de la vertu Prise en consideacuteration depuis ce discours sur la vertu

on peut dire que la question du courage sans cesse remodeleacutee a veacuteritablement fait

tradition il y a eu pendant lAntiquiteacute et le Moyen Acircge une riche doctrine du courage

qui en eacutetudiait les formes diverses les fondements eacutepisteacutemologiques et les liens avec

les autres vertus

Cette histoire philosophique du courage dont nous allons esquisser ici

quelques traits deacutebute par la moralisation drsquoune notion appartenant originellement au

registre de la guerre On assiste avec Platon de maniegravere particuliegraverement nette agrave cette

moralisation du courage qui ne concerne plus lrsquoexploit heacuteroiumlque rendu possible par des

dieux insufflant le thumos neacutecessaire aux combattants mais la guerre intestine que

chaque sujet megravene pour devenir meilleur laquo La victoire sur soi-mecircme dit Platon dans le

Lachegraves (qui est aussi le dialogue Sur le courage) est de toutes les victoires la

premiegravere et la plus glorieuse alors que la deacutefaite ougrave lrsquoon succombe agrave ses propres

armes est ce qursquoil y a agrave la fois de plus honteux et de plus lacircche raquo (191c-d) Dans

lrsquoAntiquiteacute le courage renvoie ainsi essentiellement agrave la forme virile du rapport agrave soi il

faut vaincre toutes les reacutesistances en soi pour agir droitement crsquoest-agrave-dire selon ce

que dicte la raison2

Ce rapport fondamental agrave soi-mecircme dans la reacutesistance aux difficulteacutes du

dehors comme du dedans donnera naissance ndash assez laquo naturellement raquo finalement ndash agrave

2 Cf Opcit 1egravere partie chap 1 laquo Naissance drsquoune conception morale du courage dans la Gregravece

ancienne raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 5

une figure stoiumlcienne du courage comme capaciteacute drsquoendurer de ne pas faire deacutefaut de

supporter le pire dont les Chreacutetiens feront un usage particuliegraverement intensif La

meacutetaphore militaire nrsquoest pas loin dans une forme diffeacuterente de lrsquoheacuteroiumlsme homeacuterique

ainsi le moine est-il communeacutement preacutesenteacute comme un soldat discret milites Christi

non heacuteroiumlque qui refuse de lever le camp et qui indeacutefiniment repousse lrsquoassaillant agrave

savoir ses propres penseacutees laquo vicieuses raquo Le courage devient alors par une sorte de

renversement dialectique non plus le courage de sacrifier sa vie sur un champ de

bataille mais celui de ne pas se suicider malgreacute la difficulteacute du combat quotidien Il

srsquooppose moins agrave la lacirccheteacute qursquoagrave la paresse et au deacute-couragement Il ne faut plus tant

laquo avoir raquo du courage que laquo garder raquo courage comme si chacun disposait toujours

drsquoembleacutee de cette ressource Ce renversement est dialectique dans la mesure ougrave le

modegravele reste le mecircme qui repose sur une seacuterie de preacutesupposeacutes quant aux rapports

entre theacuteorie et pratique raison et passion sur une conception particuliegravere de la

subjectiviteacute du libre-arbitre et de la morale comme responsabiliteacute et enfin sur

lrsquoadheacutesion naturelle agrave la vie et agrave la situation de vie Ces conceptions et preacutesupposeacutes

caracteacuteriseront durablement la penseacutee occidentale mecircme si les Modernes ont fourni

les moyens de leur critique ndash crsquoest drsquoailleurs cette persistance qui donne au discours

moderne sur le courage sa pleine actualiteacute et preacuteserve intacte sa force critique

Dans cette penseacutee si classique qursquoelle alimente notre conception commune du

courage celui-ci est conccedilu comme le lieu parfait de lrsquoarticulation entre ideacutee et action

dans une situation donneacutee un acte est perccedilu comme le meilleur le plus approprieacute le

plus juste et il faudrait simplement laquo avoir le courage raquo de le poser de le faire passer

de lrsquoideacutee et de lrsquointention agrave lrsquoeffectiviteacute du reacuteel Le courage est la force drsquoacircme

neacutecessaire agrave la reacutealisation de lrsquoideacutee bonne Aristote introduit un raffinement dans le

dispositif nous pouvons deacutelibeacuterer sur les moyens les plus efficaces de reacutealiser une

finaliteacute bonne gracircce agrave une faculteacute la phronegravesis intermeacutediaire entre lrsquoideacutee et lrsquoacte

entre lrsquouniversel et le singulier entre la regravegle geacuteneacuterale et la situation particuliegravere qui

vient in situ seconder la force drsquoacircme pour lui donner la laquo bonne raquo direction Ce rapport

de la theacuteorie agrave la pratique est eacutevidemment aussi un rapport de la raison agrave la passion et

introduit au problegraveme philosophique majeur des philosophes Grecs concernant le

courage celui de son rapport agrave la veacuteriteacute Le courage nrsquoest pas seulement ni mecircme

principalement du cocircteacute de la fougue de lrsquoimpeacutetuositeacute et de lrsquoimpulsiviteacute ndash car il

pourrait alors servir toutes les causes y compris les plus illusoires et amorales ndash la

force de lrsquoacircme est ordonneacutee par la raison agrave une norme supeacuterieure une fin bonne une

ideacutee du juste et du bien La force et la passion sont par lagrave conccedilues comme le socle

naturel agrave partir duquel lrsquohomme peut conqueacuterir son humaniteacute et sa vertu gracircce agrave

lrsquoexercice de son logos dont le rocircle est de juguler lrsquoeacutenergie brutale du thumos La

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 6

morale nrsquoest rien qursquoune maniegravere de donner forme agrave une eacutenergie de vie comme telle

amorale La morale suppose ainsi agrave la fois la capaciteacute drsquoinformer la force si et degraves

qursquoon le veut et elle impose agrave chacun la responsabiliteacute de le faire effectivement

Degraves le seuil des Temps modernes on assiste agrave la disparition du discours sur le

courage et agrave la remise en question des preacutesupposeacutes agrave la base de la morale antique et

de son analyse du courage Il faut sans doute voir cette disparition comme un reliquat

de la critique moderne du theacuteologico-politique Lrsquoappel au courage est en effet voisin du

religieux au sens ougrave la gratuiteacute de lrsquoacte heacuteroiumlque rattache le courage agrave une beauteacute

drsquoordre eacutethique au sublime laquo Les gens vraiment courageux disait Aristote nrsquoagissent

jamais que pour la beauteacute de lrsquoacte courageux raquo (Ethique agrave Nicomaque III 11

1116b30) Et si lrsquoon ne sacrifie pas aux dieux en agissant courageusement on sacrifie

toujours quelque chose de la force de vie au nom drsquoune norme supeacuterieure agrave elle Crsquoest

drsquoailleurs une des raisons pour lesquelles le courage le plus grand paraicirct toujours ecirctre

celui de mourir

Le pari des Modernes est sans doute par opposition celui drsquoune absence de

morale transcendante drsquoune moralisation pour ainsi dire immanente des individus

guideacutes par leurs inteacuterecircts Ainsi le travail et le commerce fonctionnent-ils de faccedilon

meacutecanique comme les instruments drsquoune police sociale sans supposer drsquointention

morale ou de volonteacute bonne au processus de civilisation La moralisation des individus

repose sur les dispositifs socio-eacuteconomiques qui rendent possible la vie commune

davantage que sur un rapport que le sujet moral responsable entretiendrait agrave lui-mecircme

et par lequel il srsquoobligerait

De maniegravere geacuteneacuterale on peut supposer que dans un monde deacutesacraliseacute la

question de savoir comment conduire sa vie perd un peu de lrsquointeacuterecirct qursquoelle avait pour

les Grecs et les Chreacutetiens Ainsi drsquoune maniegravere sans doute embleacutematique de la

Moderniteacute Descartes ne propose-t-il qursquoune morale provisoire pour reacutepondre agrave la

neacutecessiteacute pratique

Le discours antique sur les vertus est donc remplaceacute par le constat drsquoune

civilisation drsquoune laquo acculturation raquo par une seacuterie de pratiques sociales comme le travail

ou le commerce Le courage est exteacuterieur agrave ces pratiques socialisantes et aux

passions civilisatrices telles la peur et lrsquointeacuterecirct Dans un texte qui pourrait ecirctre

embleacutematique de la moderniteacute philosophique sur le courage Hume relegraveve que le

courage est la vertu des incultes des peuples non civiliseacutes laquo Parmi toutes les nations

incultes qui nrsquoont pas [hellip] pleinement eacuteprouveacute les avantages qui accompagnent la

bienfaisance la justice et les vertus sociales le courage est la qualiteacute suprecircme raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 7

(Enquecircte sur les principes de la morale sect 7)3

Le courage lieacute agrave la gratuiteacute disparaicirct donc des theacuteories morales modernes en

raison de leur centrage sur lrsquointeacuterecirct comme mode de moralisation immanent Selon un

mecircme scheacutema de penseacutee la vertu individuelle est mise agrave mal agrave la fois par la

consideacuteration reacutepublicaine de la marche anonyme et collective de lrsquohistoire comme

exemplairement chez Machiavel ou parce que le courage ne semble plus pouvoir

trouver un sens digne drsquointeacuterecirct sinon comme teacutemoignant drsquoun usage de la raison au

point de devenir de la sorte lrsquoexpression de la reacuteflexion du philosophe sur sa propre

actualiteacute comme chez Kant

Un constat ou une hypothegravese qui a guideacute notre histoire philosophique du

courage est eacutegalement agrave la source de ce numeacutero de Dissensus le courage doit

depuis la Moderniteacute srsquointerroger philosophiquement dans ses virtualiteacutes et expressions

proprement politiques et plus guegravere dans le cadre drsquoune morale Ce qui signifie que

nous sommes toujours des Modernes dans notre rapport au courage et aux

vertus Notre conception moderne du courage implique ainsi agrave la fois son lien agrave la

fragiliteacute humaine agrave lrsquoaleacuteatoire des circonstances et repose sur un doute quant agrave sa

nature et son inteacuterecirct proprement politique

Le constat de lrsquoobsolescence du discours sur la vertu reste en effet

eacuteminemment valable aujourdrsquohui comme drsquoailleurs celui drsquoun questionnement presque

neacutecessairement politique et social du courage Si quelques auteurs tels Jankeacuteleacutevitch

Pato ka et Tillich poursuivent bien encore et malgreacute les Modernes en quelque sorteč

la voie antique de lrsquoeacutelaboration drsquoune doctrine morale et donc individuelle du courage

ce type de reacuteflexion reste largement minoritaire

Peut-ecirctre est-on autoriseacute agrave dire que ce qui fait retour ce nrsquoest naturellement

pas lrsquoanalyse eideacutetique et morale du courage mais bien la galerie drsquohommes

performants risque-tout heacuteros drsquoun jour et de circonstances qui ne sont ainsi

exemplaires que drsquoeux-mecircmes et dont les meacutedias nous abreuvent Crsquoest alors au milieu

de ce fosseacute comme drsquoun gueacute entre une absence de discours philosophique sur le

courage et la prolifeacuteration drsquoun appel au courage dans les meacutedias et lrsquoopinion commune

que la reacuteflexion partageacutee ici prend source Ce agrave quoi reacutepond ce numeacutero de Dissensus

crsquoest agrave un autre appel que celui au courage agrave lrsquoappel au retour drsquoune reacuteflexion

philosophique et politique sur la notion

Ce fosseacute existant aujourdrsquohui entre meacutedias et philosophie sur le thegraveme du

3 Je remercie Charles Deheselle drsquoavoir attireacute mon attention sur ce texte de Hume

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 8

courage crsquoest particuliegraverement le fosseacute entre lrsquoappel agrave la responsabiliteacute se deacuteclinant

sous toutes les formes et concernant tous les sujets (mecircme lrsquoentreprise) ndash appel qui

preacutesuppose toujours le sujet souverain de la morale antique ndash et une nouvelle

conception philosophique du sujet perccedilu comme de moins en moins souverain de

moins en moins maicirctre de lui-mecircme et du monde Non plus isoleacute du monde comme un

observateur impartial mais au cœur du monde noyeacute en lui dans une situation

singuliegravere incapable de diriger le cours de son existence agrave partir drsquoobjectifs preacutedeacutefinis

qursquoil suffirait de suivre scrupuleusement Le sujet postmoderne nrsquoest pas le reacutesultat de

lrsquoinformation intellectuelle drsquoune force brutale de vie il est fondamentalement donneacute agrave

lui-mecircme passif affecteacute auto-affecteacute Le discours philosophique en eacutelaborant une

figure de la subjectiviteacute plus conforme au monde moderne complexe dans lequel nous

vivons doit avoir aussi pour mission de deacuteconstruire le discours meacutediatique et les

conceptions communeacutement partageacutees qursquoil entretient et qui sont fondeacutees sur une

conception de la subjectiviteacute antique et reacutevolue

Nous avons esquisseacute de faccedilon scheacutematique les figures anciennes et modernes

du courage nous en attendons un point drsquoappui pour voir se deacutegager un certain

nombre de renversements et drsquoapprofondissements dans les penseacutees modernes et

contemporaines abordeacutees dans ce dossier Cet aspect scheacutematique a drsquoailleurs lui-

mecircme une fonction de clarification de nos modegraveles ambiants des conceptions

communes et implicites que nous avons du courage Mais nous ne souhaitons pas que

la reacuteflexion philosophique agrave renouveler sur le courage soit encore prise dans le modegravele

eideacutetique antique comme si faisant le tour des versions nous parvenions agrave induire

produire ou deacuteduire une essence du courage Le tour proprement politique de cette

reacuteflexion nrsquoest pas seulement celui drsquoune version moderne et contemporaine du

courage qui srsquoopposerait agrave la version morale des anciens il est aussi dans lrsquoenjeu de

leur preacutesentation Il me semble en effet pouvoir dire que la volonteacute commune guidant

les travaux preacutesenteacutes dans ce numeacutero est drsquoune part de montrer limpossibiliteacute de

reacuteduire la dimension politique du courage agrave une injonction et drsquoautre part et plus

positivement drsquoanalyser agrave nouveaux frais le courage depuis des situations

particuliegraveres par la consideacuteration des conditions sociales et des dispositions

affectives neacutees de la situation et non censeacutees lui preacuteceacuteder Si nous avions en effet une

conception figeacutee de ce qursquoest le courage en son essence la plus profonde et que nous

constations que la faccedilon dont le courage est veacutecu aujourdrsquohui opegravere une deacutefiguration

de ses possibles les plus fondamentaux il serait tentant drsquoessayer de retrouver une

situation ajusteacutee agrave ce que nous consideacuterons comme lrsquoessence profonde du courage en

rapatriant le discours des vertus comme le font nos moralistes contemporains (tels V

Jankeacuteleacutevitch et A Comte-Sponville) Nous faisons plutocirct le choix de tenter de saisir

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 9

dans la variabiliteacute empirique et affective des situations des chemins ineacutedits de

transformation possible de notre rapport au courage

Dans ce dossier centreacute comme lrsquoindique son titre sur les figures modernes et

contemporaines du courage une place a toutefois eacuteteacute faite agrave Homegravere Platon et

Aristote dans la mesure ougrave les analyses proposeacutees drsquoHomegravere par E Tassin de Platon

par M-A Gavray et drsquoAristote par A Stevens bien qursquoils deacutebattent tous du courage

dans le cadre drsquoune theacuteorie morale de la vertu ouvraient sur des enjeux politiques

poseacutes dans des termes eacuteclairants pour nous crsquoest-agrave-dire eacuteclairant certains des

impenseacutes drsquoaujourdrsquohui ou se posant comme cleacutes de lecture de situations politiques

actuelles La complication des figures anciennes agrave lrsquoœuvre dans ces trois contributions

est ainsi au final davantage politique qursquoexeacutegeacutetique

Cette complication politique drsquoHomegravere permet ainsi agrave Etienne Tassin dans le

sillage des analyses drsquoArendt de rattacher Achille agrave une compreacutehension (minoritaire)

reacutepublicaine du courage et agrave une figure paradigmatique du courage politique

aujourdrsquohui le courage des clandestins E Tassin considegravere qursquoun nouveau partage

entre lrsquoanonymat clandestin et lrsquoidentification policiegravere structure notre socieacuteteacute libeacuterale

comme celui du priveacute et du public structurait la socieacuteteacute grecque ndash dont il serait en

quelque sorte la patheacutetique descendance Patheacutetique car lrsquoanonymat nrsquoest plus la

seacutecuriteacute du foyer familial lequel a eacuteteacute quitteacute pour survivre De plus la manifestation

publique de lrsquoexistence clandestine implique preacuteciseacutement la fin de la clandestiniteacute et

ainsi la possibiliteacute sinon le fait mecircme de lrsquoexpulsion Si le courage de srsquoexposer est

proprement politique et mecircme constitutif du domaine politique agonistique crsquoest drsquoune

politique apatride non citoyenne qursquoil est la vertu Sauf peut-ecirctre agrave consideacuterer que la

citoyenneteacute nrsquoest pas un droit de naissance mais lrsquoacte citoyen lui-mecircme il y a une

sorte drsquoimmanence de lrsquoaction citoyenne (crsquoest-agrave-dire lrsquoaction politique) agrave lrsquoespace public

qursquoelle contribue agrave creacuteer agrave maintenir ouvert mouvant

Marc-Antoine Gavray resitue la tentative platonicienne de deacutefinition du courage

agrave lrsquointeacuterieur drsquoun deacutebat avec Protagoras essentiel agrave cette deacutefinition le deacutebat sur lrsquouniteacute

des vertus Les diffeacuterentes vertus sont-elles unies telles les parties du visage ainsi

que le preacutetend Protagoras Ou sont-elles unies telles les parties drsquoor comme le veut

Platon M-A Gavray analyse les enjeux politiques de ces deux meacutetaphores de lrsquouniteacute

La premiegravere conception de lrsquouniteacute repose sur une heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute qualitative des

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 10

vertus et implique leur fondamentale contextualisation Le sens politique de cette

meacutetaphore est celui de la contingence des actes vertueux elle soutient ainsi le

modegravele deacutemocratique qui repose sur lrsquoacquisition drsquoune compeacutetence technique

permettant le libre eacutequilibre des vertus et leur reacutegulation en situation Lrsquohypothegravese

platonicienne repose quant agrave elle sur le postulat de lrsquouniteacute substantielle des vertus et

lie ainsi la vertu agrave la dialectique crsquoest la connaissance dialectique qui ordonne la

multipliciteacute des vertus agrave lrsquouniteacute essentielle de laquo la raquo vertu de sorte que crsquoest aussi sur

elle que repose lrsquoorganisation de la Citeacute Platon propose donc une conception figeacutee et

aristocratique de la socieacuteteacute ougrave chaque composante de la socieacuteteacute doit posseacuteder la

vertu qui convient dans une harmonieuse proportion deacutetermineacutee par une connaissance

theacuteorique On peut suggeacuterer ainsi ce deacutebat entre Protagoras et Platon constitue une cleacute

de lecture des theacuteories contemporaines qui agrave la faccedilon pragmatiste de Dewey comme

dans la lecture henryenne proposeacutee par Geacutely en reacuteactualisent les enjeux drsquoune part

elles lient le courage proprement deacutemocratique agrave une penseacutee de la situation et drsquoautre

part elles critiquent les versions heacuteroiumlques contemporaines du courage

aristocratiques dans leurs fondements comme drsquoineacutevitables vecteurs drsquoimmobiliteacute

sociale politique et eacuteconomique

La contribution drsquoAnnick Stevens tend agrave rendre profitable la reacuteduction de la

notion aristoteacutelicienne de courage et ce en deacutepit du fait qursquoune telle reacuteduction ne

permette de penser ni lrsquoaction ni la motivation agrave agir Dans un contexte ougrave de

nouvelles figures du courage sont quotidiennement eacutevoqueacutees preacutesenteacutees

promotionneacutees dans la presse et dans un discours politico-moral ambiant quasi

machinal il faut en effet souligner lrsquoutiliteacute de lrsquoexercice aristoteacutelicien de classification

permettant de rentrer dans le deacutetail de lrsquoaction pour isoler ses lieux et ses motifs en

sorte de faire du courage un acte tout agrave fait speacutecifique Un deacutetour par cette reacuteduction

aristoteacutelicienne permet de sortir de la compreacutehension globale et vague qui est

lrsquoineacutevitable reacutesidu de ce discours ambiant En replaccedilant lrsquoopposition du juste et de

lrsquoinjuste au cœur de la morale contre celle du courage agrave la lacirccheteacute Aristote permet

ainsi notamment de lutter contre lrsquoadmiration entretenue aujourdrsquohui par le culte de la

performance pour tout acte laquo risqueacute raquo eacutevalueacute en dehors de lrsquoexigence de justice et de

lrsquointeacuterecirct public

Si le courage ancien reste pourtant globalement non-moderne en ce qursquoil

deacutesigne essentiellement ce qui ne se partage pas un pur rapport agrave soi ne pouvant

fonder le politique4 crsquoest alors vers les marges de la tradition majoritaire qursquoil faut se

4 Cf Opcit 2e partie chap 1 laquo Les passions modernes la peur et lrsquointeacuterecirct raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 11

tourner pour analyser le devenir moderne du courage ndash vers Machiavel notamment

Bien qursquoil assume parfaitement la sortie du theacuteologico-politique et le recul qursquoelle

implique par rapport au sacrifice de soi dans lrsquoacte heacuteroiumlque Machiavel permet en effet

agrave la Moderniteacute de renouer avec le thegraveme du courage parce qursquoil pense le politique

depuis lrsquoexcegraves et lrsquoexception Le Florentin laisse place ainsi agrave un heacuteroiumlsme amoral

politique et non individuel au sens ougrave ce ne sont pas les grands gestes ou les grands

hommes qui font lrsquohistoire mais les grandes nations La conception machiaveacutelienne du

courage permet par ailleurs de se ressaisir du thegraveme des rapports du courage agrave la

veacuteriteacute ou au logos ce courage politique suppose en effet une connaissance de

lrsquooccasion de la rencontre tranchant avec la maicirctrise et lrsquoobservation distante de la

connaissance rationnelle5

Le Sapere aude qui est selon Kant embleacutematique des Lumiegraveres marque une

deuxiegraveme rupture par rapport agrave la conception antique des rapports du courage agrave la

veacuteriteacute elle consiste agrave se demander si pour ecirctre raisonnable et penser de maniegravere

autonome il ne faut pas drsquoabord ecirctre courageux plutocirct que lrsquoinverse Cette question

ouvre sans doute un nouveau pan du questionnement eacutepisteacutemologique sur le courage

mais il faut bien voir aussi ndash comme le montrera ici Julien Pieron dans une lecture

inspireacutee de la conception de lrsquoautonomie que Ranciegravere soutient dans le Maicirctre ignorant

ndash que cette eacutepisteacutemologie neuve du courage ouvre fondamentalement sur un

questionnement proprement politique des conditions de possibiliteacute du courage de la

penseacutee

Agrave la logique minoritaire ou minorisante du tutorat postulant lrsquoineacutegaliteacute des

intelligences Kant oppose en effet la logique eacutemancipatrice drsquoun autre postulat celui

de la laquo vocation de chaque homme agrave penser par soi-mecircme raquo (AK VIII 36) postulat

dont Ranciegravere a preacuteciseacutement montreacute qursquoil est performatif crsquoest-agrave-dire que sa seule

eacutenonciation suffit agrave modifier lrsquoeacutepreuve qursquoune intelligence fait drsquoelle-mecircme dans la

mesure ougrave une incapaciteacute supposeacutee a toutes les chances de devenir une incapaciteacute

reacuteelle Cet eacutetat drsquoesprit (Geist) peut ecirctre reacutepandu par quelques esprits parvenus aux

Lumiegraveres de sorte que la laquo masse raquo (dans la logique minoritaire du tutorat) se

transforme en laquo public raquo par la mecircme vertu performative qui transforme un eacutetat drsquoesprit

en un eacutetat de fait Agrave travers une lecture attentive de Qursquoest-ce que les lumiegraveres J

Pieron tente de deacutegager les conditions performatives de possibiliteacute de cette audace de

la penseacutee permettant lrsquoeacutemancipation en suggeacuterant que lrsquoanalyse kantienne du

jugement de goucirct dans la troisiegraveme critique vise agrave transformer notre expeacuterience

5 Cf Opcit 2e partie chap 5a laquo Connaicirctre lrsquooccasion raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 12

estheacutetique en une eacutepreuve affective de ces conditions Si Kant reacutepond en effet agrave la

question laquo qursquoest-ce que les Lumiegraveres raquo en nouant eacutemancipation intellectuelle et

courage (sapere aude ) la Critique de la faculteacute de juger pourrait bien deacutegager les

conditions subjectives transcendantales de ce courage

Nous avons parleacute plus haut drsquoune tension entre la conception philosophique du

sujet moderne et contemporain axeacutee sur sa passiviteacute originaire et les preacutesupposeacutes

implicites de lrsquoinjonction habituelle au courage des meacutedias en appelant de nos vœux

une reacuteflexion philosophique qui fasse le pont entre conception du sujet et appel au

courage Crsquoest preacuteciseacutement lrsquoenjeu essentiel de la reacuteflexion de Raphaeumll Alvarenga que

de proposer cette histoire de la subjectiviteacute moderne et actuelle non cette fois par

contraste avec une subjectiviteacute antique obsolegravete mais comme ressource possible pour

sortir de la subjectivation sans sujet du capitalisme contemporain Il propose ainsi une

lecture marxiste du courage qui veille agrave retrouver le potentiel eacutemancipateur du sujet

carteacutesien qui ne devient tel que dans une expeacuterience de scission par rapport au

monde comme totaliteacute agrave la coutume agrave la tradition agrave la naturaliteacute de la position

sociale Cette subjectiviteacute en rupture est ce qui reacutepond agrave la maniegravere de coller trop

immeacutediatement aux conditions habituelles de la vie Srsquoil srsquoagit bien de retrouver la force

subversive drsquoune conception du sujet il faut aussi mettre au jour les conditions

mateacuterielles socioculturelles et eacuteconomiques de la production de concepts qui

empecircchent le deacuteploiement de son potentiel reacuteformateur le sujet carteacutesien et plus

geacuteneacuteralement le sujet moderne est un bourgeois citadin ndash il y a une fonction de la ville

agrave laquo universaliser raquo selon ses critegraveres citadins et citoyens ndash et crsquoest un travailleur

speacutecialiseacute Parallegravelement R Alvarenga met au jour des versions du courage qui

tiennent agrave ces conditions mateacuterielles et qui plus encore tendent agrave les perpeacutetuer un

courage civiliseacute qui incite agrave ne pas deacuteranger le bon deacuteroulement des affaires de la citeacute

un courage stoiumlcien ou stoiumlque de toleacuterer infiniment et indeacutefiniment lrsquointoleacuterable et un

courage manageacuterial de la compeacutetition universelle (dont le sapere aude kantien est

drsquoailleurs rapprocheacute ouvrant un possible deacutebat avec la preacutesentation qursquoen fait J

Pieron) Ces formes de courage ont en commun leur enjeu final il srsquoy agit

fondamentalement drsquoaccepter de mourir pour la Citeacute et agrave ce titre on peut se

demander si elles ne recoupent pas au final celles plus militaires ou civiques de

lrsquoAntiquiteacute La force subversive du sujet carteacutesien est alors lrsquoinstrument drsquoune possible

et neacutecessaire lutte contre ces forces de reproduction sociale et drsquoimmobilisme

politique par un deacutecollement de lrsquoadheacutesion naturelle agrave lrsquoexistence situeacutee Cet

arrachement est rendu possible dans et par lrsquoeacutepreuve ndash le mot revient souvent comme

celui drsquoexpeacuterience ndash drsquoune dureacutee seacutepareacutee du cours du monde

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 13

Les textes de Raphaeumll Geacutely et de Laurence Bleacutesin ont en commun leur critique

de lrsquoabstraction veacutehiculeacutee par cet appel quotidien au courage qui ne considegravere pas les

capaciteacutes reacuteelles qursquoont les individus de faire preuve de courage et les situations dans

lesquelles ils se trouvent mais bien la seule possibiliteacute formelle abstraite de lrsquoecirctre

On notera au passage que la lecture que Julien Pieron fait du texte Qursquoest-ce que les

Lumiegraveres offre eacutegalement une possibiliteacute de lire Kant en termes de possibiliteacutes

concregravetes plutocirct que drsquoimpeacuteratif cateacutegorique et de compliquer ainsi une

compreacutehension caricaturale du criticisme moral Cette critique de lrsquoabstraction vise

tantocirct agrave faire droit agrave une organisation sociale un ensemble de rapports intersubjectifs

qui laquo capacitent raquo les individus (Dewey preacutesenteacute par Laurence Bleacutesin) tantocirct agrave faire

droit agrave une auto-affection premiegravere de lrsquoexistence agrave une adheacutesion agrave soi de la vie qui se

choisit et qui permet de retrouver non pas lrsquoinjonction formelle mais la preacutesence

affective agrave la situation (la pheacutenomeacutenologie radicale du courage proposeacutee par Raphaeumll

Geacutely)

Raphaeumll Geacutely montre que lrsquohabituelle focalisation sur le courage de sacrifier sa

vie consideacuterant donc que tenir agrave la vie va de soi aboutit aussi agrave cultiver lrsquoimpuissance

affective des individus et agrave immobiliser la vie sociale parce qursquoelle occulte ce agrave partir

de quoi la puissance de vie est susceptible de srsquoaccroicirctre et de modifier les situations

Il srsquoagit pour lui de mettre au jour un courage plus fondamental que celui de mourir

celui drsquoopter toujours agrave nouveau pour la vie mecircme et surtout lagrave ougrave elle pourrait ne plus

ecirctre jugeacutee digne drsquoecirctre veacutecue Lrsquoaffectiviteacute fondamentale de la vie lieu des ressources

effectives pour changer reacuteside dans un incessant mouvement de conversion inteacuterieure

de la souffrance de la vie en adheacutesion agrave soi du pacirctir de la vie Comprendre le courage agrave

partir de cette conversion constante crsquoest aussi refuser de preacutesupposer qursquoun individu

est ou nrsquoest pas courageux et que son courage ne deacutepend pas de la situation qursquoil vit

comme si lrsquoindividu venait agrave la rencontre de la situation avec une disposition affective

preacutealable et exteacuterieure agrave cette situation R Geacutely souligne alors les implications

politiques de la publiciteacute faite autour de lrsquoheacuteroiumlsme et de lrsquoideacutee qursquoil veacutehicule drsquoune

laquo nature raquo courageuse du heacuteros Contre lrsquoasepsie de la scegravene morale qui isole lrsquoacte

heacuteroiumlque de la situation concregravete et veacutecue il reacutehabilite la dimension intersubjective des

ressources drsquoinventiviteacute et la partageabiliteacute originaire du courage lrsquoaffectiviteacute originaire

du courage est aussi lrsquoeacutepreuve drsquoune vie plus grande que soi ndash laquo eacutepreuve raquo crsquoest-agrave-dire

non la preacutesence en soi drsquoune universaliteacute abstraite mais bien drsquoune multipliciteacute sociale

laquo de chair et drsquoosraquo qui donne courage

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 14

Laurence Bleacutesin reacutefleacutechit eacutegalement sur les conditions sociales de libeacuteration

des potentialiteacutes individuelles de courage cette fois agrave partir de lrsquoapproche pragmatique

de J Dewey et plus preacuteciseacutement de deux de ses textes ses confeacuterences de Chicago

laquo Courage and Temperance raquo (1898) et son livre The Public and its Problems (1927)

Les confeacuterences renouent avec un thegraveme que lrsquoon pourrait dire profondeacutement actuel au

sujet du courage lrsquoideacutee qursquoil est neacute de lrsquoeacutemotion drsquoune rencontre affecteacutee avec une

situation probleacutematique et que crsquoest cette affection qui donne lrsquoimpulsion neacutecessaire agrave

agir en exprimant toujours un ecirctre social et non un soi isoleacute Dewey critique par ailleurs

les formes de rationalisation a posteriori de canalisation de lrsquoeacutenergie par un logos

deacutetacheacute du reacuteel agrave la faccedilon antique en avanccedilant que lrsquointellectualisme nrsquoest rien qursquoune

expression de lrsquoimpuissance sociale et mateacuterielle de la penseacutee qursquoil produit La

puissance de la penseacutee est celle de lrsquoexpeacuterimentation et du bricolage Le livre de 1927

renoue quant agrave lui avec un autre thegraveme actuel celui de la construction sociale du

courage contre la mise en avant de quelques individualiteacutes exemplaires Le courage est

collectif en un double sens il ne srsquoagit pas seulement drsquoecirctre courageux pour les

autres parce que lrsquoon est porteur drsquoune vie plus grande que soi-mecircme et drsquoune

situation moins singuliegravere que sa vie propre mais aussi drsquoun courage qui fonde le

premier un courage par les autres crsquoest-agrave-dire par la constitution drsquoun public qui se

fait jour en reacuteaction au problegraveme qui le constitue comme tel Crsquoest cette communauteacute

drsquointeacuterecircts qui donne agrave ses constituants de nouvelles compeacutetences et une confiance

essentielle pour les rendre capables de courage

Lrsquoarticle drsquoAlain Loute est consacreacute agrave un exposeacute de la conception que P Ricœur

propose du courage dans Parcours de la reconnaissance Il met en lumiegravere une

certaine forme de religiositeacute du courage lieacutee agrave sa compreacutehension comme geste

excessif On peut dire drsquoailleurs que si lrsquoexcegraves au sens de Ricœur confine au religieux

crsquoest dans lrsquoexacte mesure de sa distance avec lrsquoexcegraves machiaveacutelien il est miraculeux

supra-moral et appartient agrave la logique de lrsquoamour tandis que le courage excessif et

amoral de Machiavel appartient agrave la logique du mal neacutecessaire au mouvement de

lrsquohistoire A Loute interroge alors agrave la fois les conditions de ces gestes excessifs

peut-on agir intentionnellement selon la logique excessive de lrsquoamour Et les

effets que Ricœur leur precircte qursquoest-ce qui garantit une reacuteception sociale univoque des

gestes courageux Comme Bergson dans Les deux sources de la morale et de la

religion Ricœur fait en effet le pari qursquoun geste singulier symbolique peut comme par

une onde drsquoirradiation continue ouvrir un horizon commun de paix et il compare la

communicabiliteacute de cet acte heacuteroiumlque agrave lrsquouniversaliteacute du sentiment estheacutetique

Lrsquoanalyse est critique elle souligne la pauvreteacute de la penseacutee ricœurienne du social et

la tension geacuteneacuterale qui lrsquohabite puisque ce social auquel ouvre le geste excessif est

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 15

penseacute agrave partir de ses institutions et appartient ainsi agrave la logique de la justice que

Ricœur oppose pourtant agrave celle de lrsquoamour Lrsquoarticle critique le sens mecircme de cette

philosophie qui reacutehabilite lrsquoexemplariteacute morale plutocirct que drsquoen analyser les

preacutesupposeacutes les meacutecanismes et les effets socialement deacuteleacutetegraveres comme les eacutetudes

et les auteurs preacuteceacutedemment abordeacutes le faisaient

Quelques traits communs ressortent de ces trois eacutetudes sur des figures

contemporaines du courage pour en tracer la figure postmoderne (et donc tout agrave la fois

encore tout-agrave-fait moderne) crsquoest-agrave-dire au total peu eacutevidente le courage ne va plus de

soi il nrsquoest plus le fait drsquoune nature vertueuse ni mecircme drsquoune eacuteducation (comme si

nous maicirctrisions suffisamment les causes du courage pour rendre volontairement

quelqursquoun plus courageux) il est affaire drsquoexpeacuterience plutocirct que de science de

bricolage plutocirct que de techniciteacute parce qursquoil est fondamentalement soumis aux aleacuteas

des situations et des dispositions affectives qursquoelles peuvent mobiliser Ce nrsquoest que

depuis ces contextes pluriels et complexes ces situations singuliegraveres et ces

expeacuteriences drsquoaffectation qursquoune penseacutee du courage dans la dimension politique que

requiert son actualiteacute peut faire retour critique sur son histoire et plus encore sur son

actualiteacute en refusant de precircter lrsquooreille agrave lrsquoappel meacutediatique agrave lrsquoheacuteroiumlsme individuel et

naturel

Gaeumllle Jeanmart est maicirctre de confeacuterences agrave lUniversiteacute

de Liegravege et auteur dune Geacuteneacutealogie de la dociliteacute (Vrin

2007)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 16

Etienne Tassin laquo Achille et les clandestins la

scegravene politique du courage raquo

laquo On considegravere agrave juste titre le courage comme la

premiegravere des qualiteacutes humaines hellip parce que crsquoest elle qui garantit les autres raquo

Winston Churchill1

Agrave juste titre eacutecrit Churchill le courage est consideacutereacute comme la premiegravere des

qualiteacutes humaines Ne pourrait-on ajouter que crsquoest agrave juste titre eacutegalement qursquoon peut

aussi le consideacuterer comme la premiegravere vertu politique Le propos de Churchill suscite

deux questions qursquoest-ce que manifeste le courage pour que cette qualiteacute soit la

premiegravere En quel sens le courage garantit-il les autres qualiteacutes Lrsquoon peut leur en

adjoindre une autre cette garantie a-t-elle une signification politique speacutecifique Il est

possible de reacutepondre agrave ces trois questions agrave partir de lrsquoanalyse arendtienne du

courage

Hannah Arendt accorde agrave lrsquoaffirmation de Churchill une importance suffisante

pour srsquoy reacutefeacuterer agrave plusieurs reprises lorsqursquoelle eacutevoque le courage et toujours dans sa

dimension politique 2 Un nom est par ailleurs associeacute au courage celui drsquoAchille

Guerrier homeacuterique et non pas homme politique la figure drsquoAchille est cependant

eacuterigeacutee par Arendt en paradigme du courage politique Aussi faut-il se demander quelle

qualiteacute le nom drsquoAchille recegravele-t-il qui fait de son courage une disposition politique par

excellence et comment srsquoopegravere la transposition du plan guerrier homeacuterique au plan

politique proprement dit celui de la polis deacutemocratique atheacutenienne Car ainsi se

dessine la scegravene politique du courage

Or cette scegravene est drsquoactualiteacute Agrave partir drsquoelle je voudrais mrsquointerroger sur une

autre situation aussi paradigmatique agrave mes yeux celle des immigreacutes clandestins de

1 Winston Churchill Great Contemporaries [1932] Londres-Melbourne-Auckland Cooper 1990 p 137 2 Cf H Arendt Journal de penseacutee tr S Courtine-Denamy Paris Seuil 2005 vol II aoucirct 1958 [9]

p 801 laquo Qursquoest-ce que la liberteacute raquo tr A Faure et P Leacutevy in La Crise de la culture Paris Gallimard

1972 p 204

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 17

lrsquoEurope de Schengen (mais aussi bien de toute socieacuteteacute libeacuterale eacuteconomiquement

deacuteveloppeacutee) et sur la maniegravere dont cette mecircme scegravene politique trouve agrave se deacuteployer

au regard du courage dans la politique contemporaine Il y va de lrsquoheacuteroiumlsme

deacutemocratique et de ce qursquoil reacutevegravele de cette scegravene politique Achille pourrait-ce lagrave ecirctre

le nom propre commun agrave tous les clandestins anonymes degraves lors qursquoayant endureacute

lrsquoerrance ils entreprennent drsquoagir et donc avec un stupeacutefiant courage de se

manifester sur la scegravene publique supposeacutee structurer la vie politique des socieacuteteacutes

deacutemocratiques contemporaines

I Le courage du heacuteros mort bregraveve et vie glorieuse

Tournons nous drsquoabord vers Achille vu par Hannah Arendt Achille est la figure

exemplaire de lrsquohomme courageux Pourquoi Selon une interpreacutetation courante

qursquoArendt reprend agrave son compte le courage drsquoAchille est indissociable drsquoun choix

Srsquoexposant au peacuteril Achille a preacutefeacutereacute une vie courte et glorieuse agrave une vie longue et

ordinaire qui sombrera dans la vieillesse et lrsquooubli

laquo Deux destins vont mrsquoemportant vers la mort qui tout achegraveve Si je reste agrave me

battre ici autour de la ville de Troie crsquoen est fait pour moi du retour en revanche

une gloire impeacuterissable mrsquoattend Si je mrsquoen reviens au contraire dans la terre de

ma patrie crsquoen est fait pour moi de la noble gloire une longue vie en revanche

mrsquoest reacuteserveacutee et la mort qui tout achegraveve de longtemps ne saurait mrsquoatteindre raquo 3

On retiendra dans cette deacuteclaration drsquoAchille que le choix de se battre devant

Troie est mis en balance avec celui de lrsquoexil et du retour mourir jeune loin de chez soi

comme Achille ou vieux comme Ulysse une fois retourneacute ainsi que le dit du Bellay

laquo plein drsquousage et raison vivre entre ses parents le reste de son acircge raquo Ulysse est

lrsquohomme du retour et de la vie longue Agrave la diffeacuterence de celui drsquoAchille son nom est

associeacute non au courage mais agrave la meacutetis La tradition a fait de lrsquoopposition drsquoAchille et

drsquoUlysse (qui est envoyeacute en ambassade aupregraves drsquoAchille pour le convaincre de

reprendre le combat) celle du courage et de la ruse4 Et crsquoest aussi celle de lrsquoaction

courageuse et de la passion endurante5

3 Homegravere LrsquoIliade IX 401-16 (trad J-P Vernant) 4 Cf M Detienne J-P Vernant Les ruses de lrsquointelligence la megravetis des Grecs Paris Flammarion 1997

Cf aussi lrsquoHippias mineur de Platon ou les Dialogues des morts de Feacutenelon 5egraveme dialogue entre les deux

heacuteros (httpwwwmediterraneesnetmythesenfersfenelonfenelon5html)5 Cf H Arendt Journal de penseacutee avril 1955 XXI [31] II pp 718-720

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I1 Un premier recours agrave la figure drsquoAchille consiste pour Arendt agrave mettre en

eacutevidence la maniegravere dont ce choix condense en un seul acte glorieux (prendre les

armes et affronter Hector en courant le risque de mourir au combat) le sens de toute

une vie Ce que recherche explicitement Achille et ce que seul le courage procure crsquoest

de fixer pour lrsquoeacuteterniteacute son nom drsquoacteur en sorte que son identiteacute (ce qursquoest Achille) se

confonde pour toujours avec la singulariteacute du guerrier courageux qursquoil aura eacuteteacute lors de

cet exploit (qui est Achille) Par la mort heacuteroiumlque lrsquoensemble des qualiteacutes qui

deacutefinissent Achille (ce qursquoil est depuis et en vertu de sa naissance selon donc une

geacuteneacutealogie sociale) vont se fixer sur son nom drsquoacteur (qui il est lrsquoacteur courageux le

heacuteros de la guerre de Troie le meilleur des Acheacuteens6) en sorte que pour la posteacuteriteacute

on dira le courage crsquoest Achille ou inversement Achille crsquoest le courage Hannah

Arendt eacutecrit

laquo hellip quiconque vise consciemment agrave ecirctre laquo essentiel raquo agrave laisser une histoire et

une identiteacute qui lui procureront une laquo gloire immortelle raquo doit non seulement

risquer sa vie mais comme Achille choisir expresseacutement une vie bregraveve une mort

preacutematureacutee Lrsquohomme qui ne survit pas agrave son acte suprecircme est le seul qui

demeure le maicirctre incontestable de son identiteacute et de sa grandeur possible parce

qursquoen entrant dans la mort il se retire des possibles conseacutequences et

continuations de ce qursquoil a commenceacute Ce qui donne agrave lrsquohistoire drsquoAchille sa valeur

drsquoexemple crsquoest que drsquoun seul trait elle montre que lrsquoon ne peut acheter

lrsquoeudaimonia qursquoau prix de sa vie (hellip) qursquoen ramassant toute une vie dans un seul

acte de sorte que lrsquohistoire de lrsquoacte srsquoachegraveve avec la vie Mecircme Achille il est vrai

deacutepend du narrateur poegravete ou historien sans lequel tout ce qursquoil a fait demeure

futile mais il est le seul heacuteros par excellence qui livre au narrateur toute la

signification de son acte crsquoest comme srsquoil nrsquoavait pas seulement joueacute lrsquohistoire de

sa vie mais qursquoil lrsquoeucirct laquo faite raquo en mecircme temps raquo 7

En choisissant une vie bregraveve Achille srsquoest donneacute son histoire a fabriqueacute sa

leacutegende il a fait coiumlncider ce qursquoil est avec qui il est lrsquoecirctre avec lrsquoagir lrsquoauteur de sa

propre vie avec lrsquoacteur neacute de ses actes en sorte que son nom est devenu le nom de

lrsquoacteur courageux du faiseur drsquoexploits Ce nom ne deacutesigne rien drsquoautre que lrsquoacteur

agissant et reacuteveacuteleacute dans et par son acte (laquo On ne comprend le prestige de lrsquoAchille

homeacuterique qursquoen le regardant comme laquo faiseur de grandes actions et diseur de

6 Cf G Nagy Le meilleur des Acheacuteens La fabrique du heacuteros dans la Gregravece archaiumlque Paris Seuil 19947 H Arendt Condition de lrsquohomme moderne tr fr G Fradier Paris Calmann-Leacutevy 1981 p 218

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grandes paroles raquo laquo mythocircn te rhegravetegraverrsquo emenai pregravektegravera te ergocircn raquo Iliade IX 4438) De

maniegravere exceptionnelle Achille srsquoest donneacute naissance lui-mecircme comme enfant de ses

actes au point qursquoil a pu faire de sa singulariteacute drsquoacteur une identiteacute une essence En

ramassant toute sa vie dans un seul acte il laquo demeure le maicirctre incontestable de son

identiteacute et de sa grandeur possible raquo puisqursquoil nrsquoa pas drsquoautre identiteacute que sa

singulariteacute drsquoacteur Le courage dont il a fait preuve auquel son nom est pour toujours

associeacute est ce qui engageant son ecirctre dans son acte fait de son acte une quasi-

essence une identiteacute On dira drsquoAchille qursquoil a singulariseacute son identiteacute en faisant en

sorte drsquoecirctre pour toujours identifieacute par ndash et agrave ndash son acte courageux

Le courage se laisse ainsi comprendre comme lrsquoopeacuterateur drsquoune laquo seconde

naissance raquo Ce nrsquoest pas parce qursquoAchille eacutetait courageux qursquoil a pu agir comme il lrsquoa

fait mais crsquoest qursquoen agissant ainsi il a fait preuve de courage et ce courage a donneacute

naissance agrave Achille dont le nom restera pour la posteacuteriteacute le nom de lrsquohomme

courageux Du coup il est le seul heacuteros le heacuteros par excellence celui dont lrsquoaction

deacutelivre agrave elle seule le sens de lrsquoexistence Car telle est la signification de lrsquoheacuteroiumlsme

le heacuteros est celui dont lrsquoaction condense la totaliteacute de son ecirctre celui dont lrsquoacte recegravele

et reacutevegravele la singulariteacute drsquoacteur dont lrsquoaction est donatrice de sens Mais il faut le

courage pour que lrsquoaction donne un sens agrave lrsquoexistence au risque drsquoy mettre un terme

Ce sens peut se dire eudaimonia eudaimonia nrsquoest pas bonheur ni beacuteatitude crsquoest la

beacuteneacutediction (sans connotation religieuse) dont jouit le daimon qui nrsquoapparaicirct qursquoaux

autres et singuliegraverement dans lrsquoaction Lrsquoaction est reacuteveacutelation du laquo qui raquo elle donne

apparence au daimon de chacun cette singuliegravere uniciteacute des acteurs que lrsquoaction fait

eacuteclore en le rendant visible aux autres et confegravere un sens agrave son destin Lrsquoeudaimonia

est la naissance de lrsquoacteur reacuteveacuteleacute et engendreacute par son action venue au monde crsquoest-

agrave-dire aux apparences agrave la visibiliteacute publique apparition qui est une beacuteneacutediction pour

le daimon

I2 Le courage est lieacute agrave lrsquoaction publique Qursquoil soit lieacute agrave lrsquoaction signifie que

celui qui nrsquoagit pas nrsquoest pas courageux ou du moins ne peut pas ecirctre dit courageux

Seule lrsquoaction manifeste le courage Et le courage nrsquoest rien hors de sa manifestation

dans des actions Que cette action soit publique signifie que le courage a agrave voir avec la

lumiegravere en deux sens Drsquoune part ne se manifestant que dans et par lrsquoaction le

courage exige une scegravene publique ougrave paraicirctre devant les yeux des juges que sont les

autres Drsquoautre part le courage est lui-mecircme un opeacuterateur de visibilisation de

pheacutenomeacutenalisation il rend eacuteclatante lrsquoaction qui le manifeste et lumineuse la

naissance de lrsquoacteur Lrsquohomme courageux nrsquoest en effet pas celui dont lrsquoacircme serait

8 Ibid p 34

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 20

deacutepourvue de peur ou qui aurait su la dominer une fois pour toutes celui qursquoune hexis

inteacuterieure disposerait quoi qursquoil arrive agrave ecirctre valeureux Le courage nrsquoest pas une

qualiteacute de lrsquoacircme qui existerait cacheacutee et se maintiendrait indeacutependamment des

actions Il nrsquoexiste pas drsquohommes courageux seuls les actes le sont ou pas et donc

les acteurs auxquels ces actes donnent naissance dans le moment mecircme de leur

manifestation Le courage est une qualiteacute de lrsquoacte pas de lrsquoecirctre il nrsquoexiste pas en

dehors de lrsquoaction elle-mecircme reconnu comme tel par ceux qui en sont les spectateurs

Car crsquoest la scegravene assembleacutee de ceux qui la voient et donc la jugent qui confegravere agrave

lrsquoaction sa valeur en mecircme temps que sa gloire Hors de cette scegravene et donc du

monde commun qursquoelle instaure lrsquoaction ne saurait ecirctre dite courageuse ou non

Lrsquohomme courageux est alors laquo un ecirctre qui a deacutecideacute que ce nrsquoest pas le

spectacle de la peur qursquoil veut donner raquo9 Il a choisi hic et nunc drsquoagir dans le monde

crsquoest-agrave-dire au sein du monde mais aussi en vue du monde pour le monde Et il a

choisi une apparence plus belle qursquoune autre une apparence qui ennoblit le monde

commun en mecircme temps qursquoelle glorifie lrsquoacteur Renommeacutee et gloire sont

indeacutefectiblement attacheacutees au courage de lrsquoaction et elles participent drsquoun choix qursquoon

peut dire politique En ce sens tout homme qui agit courageusement peut porter le

nom de heacuteros puisque laquo heacuteros raquo deacutesigne laquo les ecirctres agissant au sens le plus eacuteleveacute

les andres epiphaneis les hommes pleinement manifestes qursquoil est impossible de ne

pas voir raquo10 Le halo de gloire dont ils sont entoureacutes provient de la coiumlncidence entre

lrsquoeacuteclat de lrsquoagir sa brillance propre ou son extrecircme visibiliteacute pheacutenomeacutenale qui eacuteclaire le

monde commun et lrsquoeacuteclat de la renommeacutee que laisse paraicirctre la consideacuteration dont on

les honore Le courage pheacutenomeacutenalise de maniegravere remarquable une action qui a

accru la digniteacute du monde La gloire du heacuteros de lrsquoecirctre pleinement agissant qui nrsquoest

pas pour les Grecs comme le rappelle Heidegger laquo quelque chose qursquoon reccediloit ou non

par-dessus le marcheacute raquo mais laquo la manifestation de lrsquoecirctre le plus haut raquo11 cette gloire

est indissociable de lrsquoopinion que les spectateurs se font de son action puisque la

doxa signifie aussi bien la consideacuteration le laquo visage offert raquo par lrsquoeacuteveacutenement que

lrsquoopinion proprement dite

Ici encore Achille est exemplaire de cette gloire Jean-Pierre Vernant a souligneacute

que la singulariteacute drsquoAchille est de deacutelier la gloire qursquoil attend de ses actions aussi bien

9 H Arendt La vie de lrsquoesprit tr L Lotringer Paris PUF 1983 vol1 laquo La penseacutee raquo p 5110 H Arendt ibid p 85 (je souligne)11 M Heidegger Introduction agrave la meacutetaphysique tr G Kahn Paris Gallimard 1967 pp 111-112

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 21

du pouvoir que de la richesse il refuse les biens que lui offre Agamemnon pour

reprendre le combat et laquo il nrsquoeacutevalue pas la timegrave agrave lrsquoaune de son pouvoir royal ni des

honneurs que les sujets rendent agrave leur maicirctre raquo12 Agrave Ulysse venu le conjurer de

reprendre le combat Achille deacuteclare laquo Il nrsquoy a rien pour moi qui puisse eacutequivaloir agrave la

vie (psuchecirc) pas mecircme les richesses que srsquoest acquise naguegravere la ville drsquoIlionhellip raquo

(Iliade IX 401) Agrave la diffeacuterence du prestige des honneurs ou des biens mateacuteriels qursquoon

peut regagner srsquoils sont perdus au cours de la vie et qui ne sont plus rien apregraves la

mort la vie (psuchecirc le souffle vital singulier) et cette vie singuliegravere seule peut payer

une laquo gloire immortelle raquo en sorte que la gloire demeure agrave jamais attacheacutee au nom de

lrsquoacteur Et agrave la diffeacuterence des hommages rendus par les contemporains qui

srsquoeffacent avec la mort du heacuteros la gloire est elle impeacuterissable degraves lors qursquoelle est

acquise par une laquo belle mort raquo Il y a ainsi comme lrsquoindique Vernant deux formes de

vie bregraveve et glorieuse ou longue et deacuteclinante deux types drsquohonneur lrsquohonneur

glorieux drsquoAchille ou lrsquohonneur prestigieux drsquoAgamemnon deux sortes de mort la

laquo belle mort raquo qui confegravere son eacuteclat agrave la valeur du jeune guerrier ou la mort laide et

deacutegradante du vieillard La psuchecirc est lieacutee agrave une vie bregraveve une belle mort et une gloire

immortelle

I3 Le courage est ainsi pris dans un certain rapport agrave la vie et agrave la mort Mais

il indique surtout une certaine conception de la vie qui conquiert dans la mort son

immortaliteacute et dont le nom homeacuterique est psuchecirc Or crsquoest cette conception de la vie

qui nous megravene sur la voie drsquoune compreacutehension proprement politique du courage Le

courage dit-on est inseacuteparable du risque de la mort Il fait donc valoir que quelque

chose a plus de prix que la vie Arendt soutient que ce qui a plus de prix que la vie est

laquo la raison drsquoecirctre du politique raquo agrave savoir la liberteacute 13 Comment se lient ensemble

lrsquoimmortaliteacute conquise dans et par la laquo belle mort raquo et le rejet du souci de la vie au

profit de la liberteacute comme raison drsquoecirctre du politique

laquo Fondamentalement dans la condition humaine le courage renvoie agrave la mortaliteacute

de lrsquohomme qui sacrifie une vie qursquoil aurait de toute faccedilon perdue un jour ou

lrsquoautre (hellip) Cette vertu du courage les dieux immortels des Grecs durent la

reacuteserver aux mortels (hellip) Seul le courage est refuseacute aux immortels leur existence

eacutetant eacuteternelle la mise nrsquoest jamais assez eacuteleveacutee Jamais un mortel ne pourrait

risquer sa vie srsquoil ne devait pas neacutecessairement la perdre un jour raquo 14

12 Jean-Pierre Vernant laquo La belle mort drsquoAchille raquo in Entre mythe et politique Paris Gallimard Folio

p 50413 H Arendt La Crise de la culture op cit pp 190 201 20214 H Arendt laquo LrsquoEurope et lrsquoAmeacuterique raquo (1954) in Penser lrsquoeacuteveacutenement tr A Enegregraven Paris Belin 1989

p 190 Sur ce texte et sur le rapport du courage agrave la responsabiliteacute en geacuteneacuteral dans la penseacutee

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 22

Seuls des mortels peuvent mettre leur vie en jeu Comme le courage est

drsquoexposer sa vie seuls des mortels peuvent ecirctre courageux Ce propos pourrait

sembler contredit par la figure drsquoAchille La leacutegende ne dit-elle pas qursquoAchille fils de

Theacutetis diviniteacute marine nrsquoest qursquoagrave demi mortel qursquoil fut trempeacute par sa megravere dans le

Styx pour le rendre invulneacuterable et que son destin peacuterir devant Troie lui eacutetait connu

Drsquoascendance divine agrave demi humain donc invulneacuterable mais assureacute de mourir jeune

Achille peut-il reacuteellement figurer lrsquohomme courageux Quel risque prend-il agrave affronter

Hector et les armeacutees troyennes srsquoil est invulneacuterable Et en mecircme temps aussi

contradictoire que cela paraisse en quoi met-il sa vie en jeu srsquoil est assureacute de mourir

devant Troie Cette objection seacuterieuse permet me semble-t-il de faire valoir deux

caracteacuteristiques deacutecisives du courage homeacuterique

En premier lieu la focalisation sur la vie eacuterigeacutee en valeur suprecircme et dont

lrsquoexposition constituerait la valeur supeacuterieure du courage nous fait neacutegliger lrsquoautre

aspect essentiel du courage que met en eacutevidence le sort drsquoAchille le risque de la vie

est pris agrave lrsquooccasion drsquoun combat Il srsquoagit de se battre drsquoaffronter drsquoautres acteurs Ce

qui qualifie le courage nrsquoest donc pas tant le risque de perdre sa vie ou le fait de

supprimer celle des ennemis ce nrsquoest pas mecircme drsquoabord de les vaincre mais crsquoest le

fait de se battre de srsquoecirctre engageacute dans la bataille sans ecirctre assureacute du reacutesultat Crsquoest

avant tout cette disposition agrave combattre cet engagement qui certes peut se payer de

la deacutefaite et de la mort qui teacutemoigne du courage ou le manifeste Ni lrsquoeacutelimination de

lrsquoennemi en tant que telle ni la victoire agrave nrsquoimporte quel prix ne deacutecident de la gloire

mais bien lrsquoexposition de soi Aussi Homegravere raconte-t-il les exploits drsquoHector tout autant

que ceux drsquoAchille aussi loue-t-il le courage des vaincus tout autant que celui des

vainqueurs aussi chante-t-il la grandeur des Troyens tout autant que celle des

Acheacuteens

En second lieu lrsquoobjection nrsquoest fondeacutee que si lrsquoon persiste agrave penser que ce qui

est en question dans le courage est la vie en tant que telle le fait drsquoecirctre vivant et de

rester en vie quel que soit le contenu drsquoexistence qursquoaccomplit cette vie Or comme le

souligne Arendt la philosophie politique qui fait du courage la vertu politique par

excellence mdash philosophie preacutechreacutetienne mdash laquo ne tient pas la vie pour le plus sacreacute des

biens et estime que dans certains cas elle ne vaut pas la peine drsquoecirctre veacutecue Pour les

Anciens crsquoeacutetait notamment le cas lorsque pour conserver son existence lrsquoindividu se

trouvait entiegraverement livreacute aux neacutecessiteacutes drsquoune vie purement animale raquo car laquo il eacutetait

par lagrave mecircme jugeacute incapable de liberteacute raquo15 Aussi nrsquoest-ce pas tant la valorisation du fait

arendtienne et au-delagrave cf G Truc Assumer lrsquohumaniteacute Hannah Arendt la responsabiliteacute face agrave la

pluraliteacute Bruxelles Ed de lrsquoUniversiteacute libre de Bruxelles 200815 Ibid p 189 (je souligne)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 23

drsquoecirctre et de rester en vie qui peut confeacuterer au courage sa preacuteeacuteminence parmi les

qualiteacutes humaines que la valorisation drsquoune vie libre drsquoune vie senseacutee drsquoune vie

glorieuse soit drsquoune vie exposeacutee agrave la lumiegravere publique ougrave elle peut faire lrsquoobjet drsquoune

estimation doxique ecirctre susceptible de renommeacutee ou drsquoinfamie de grandeur ou

drsquoignominie Double estimation double eacutevaluation de la vie aux actes accomplis

publiquement agrave la fois par les contemporains (honneurs) et par les successeurs par

la posteacuteriteacute (gloire) Aussi faut-il ajouter agrave la compreacutehension du courage que

lrsquoexposition de la vie suppose et requiert laquo la compreacutehension le souvenir et le respect

de la posteacuteriteacute Lrsquohomme ne peut se montrer courageux que dans la mesure ougrave il sait

que ses semblables lui survivront raquo que les poegravetes ou les narrateurs conteront ses

exploits et que la posteacuteriteacute fera de sa mort bregraveve une gloire impeacuterissable16 Achille a

besoin drsquoHomegravere tandis qursquoUlysse se fait lui-mecircme agrave la fois narrateur et auditeur de

ses propres aventures17

II Le courage des citoyens action et manifestation

Comment faire du courage homeacuterique des exploits guerriers drsquoAchille devant

Troie un modegravele pour le courage civique des citoyens dans la citeacute

II1 De lrsquoeacutepopeacutee homeacuterique on peut retenir trois aspects qui informent la

configuration politique de la citeacute atheacutenienne18 En premier lieu la polis grecque a fait

de lrsquoagora homeacuterique le centre de la polis en conservant de cette agora guerriegravere la

dimension agonistique mais en en excluant la violence meurtriegravere Lrsquoeacutelimination de la

violence de lrsquoespace politique nrsquoen est pas lrsquoeacutelimination de laquo lrsquoesprit agonal raquo qui est

au contraire lui entiegraverement transposeacute

laquo Ce qursquoil y a de proprement homeacuterique dans la repreacutesentation de la guerre de

Troie srsquoest pleinement exprimeacute dans la maniegravere dont la polis a associeacute agrave son

organisation le concept de combat en tant que forme non seulement leacutegitime mais

en un certain sens en tant que forme suprecircme de lrsquoecirctre-ensemble humain raquo 19

16 Ibid p 19017 laquo Achille a besoin drsquoHomegravere Ulysse raconte son histoire et lrsquoeacutecoute agrave la cour du roi des Pheacuteaciens raquo H

Arendt Journal de penseacutee op cit avril 1955 XXI [31] II p 72018 H Arendt Qursquoest-ce que la politique tr fr S Courtine-Denamy Paris Seuil 1995 p 102 sq19 Ibid p 102

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 24

Lrsquoesprit agonal ainsi conserveacute se manifeste non seulement laquo dans lrsquoaspiration agrave

se montrer partout et toujours le meilleur raquo mais aussi et surtout dans la puissance

de reacuteveacutelation propre agrave lrsquoagir conflictuel agrave la rivaliteacute et agrave la compeacutetition pour

lrsquoexcellence Or la compeacutetition politique trouve

laquo son modegravele originaire dans le combat entre Hector et Achille qui

indeacutependamment de la victoire et de la deacutefaite offre agrave chacun lrsquooccasion de se

montrer tel qursquoil est veacuteritablement crsquoest-agrave-dire drsquoacceacuteder effectivement agrave

lrsquoapparaicirctre et par lagrave de devenir pleinement reacuteel raquo 20

Le conflit homeacuterique laquo fournit agrave chacun lrsquooccasion drsquoacceacuteder pleinement agrave la

pheacutenomeacutenaliteacute raquo Transposant dans lrsquoaregravene politique lrsquoesprit agonal des guerriers

homeacuteriques mais sans la violence meurtriegravere qui lrsquoaccompagne le conflit politique

reacuteinvente un ordre agrave la fois conflictuel et non violent de la pheacutenomeacutenaliteacute qui sera

lrsquoordre pheacutenomeacutenal politique

laquo Tout se passe comme si les Grecs avaient seacutepareacute le combat mdash sans lequel ni

Achille ni Hector nrsquoauraient pu se manifester et deacutemontrer concregravetement qui ils

eacutetaient reacuteellement mdash de la sphegravere militaire belliqueuse qui est le seacutejour de la

violence pour le transformer en une composante faisant partie inteacutegrante de la

polis et du politique raquo 21

La polis pouvait ainsi laquo se charger drsquoentreprendre le combat sans violence et

se porter garante de la gloire raquo sans avoir agrave recourir aux poegravetes

En second lieu lrsquoexpeacuterience politique de la citeacute atheacutenienne est aussi heacuteritiegravere

du principe drsquoambivalence mis en avant par Homegravere et que traduit le conflit drsquoAchille et

drsquoHector tout combat oppose au moins deux combattants et donc offre au moins deux

faces deux visages Toute guerre preacutesente deux cocircteacutes et le meacuterite revient agrave Homegravere

non seulement drsquoavoir raconteacute lrsquohistoire des heacuteros selon les deux cocircteacutes drsquoavoir raconteacute

lrsquoeacutepopeacutee du point de vue des Troyens comme du point de vue des Acheacuteens mais aussi

drsquoavoir par lagrave laquo deacutemontreacute que toutes les choses ont deux aspects qui ne se reacutevegravelent

que dans le combat raquo donnant ainsi chair agrave la sentence drsquoHeacuteraclite laquo Polemos est le

pegravere de toute choses raquo22 Le combat est source de dualiteacute et les conflits polyvalents

20 Ibid p 10321 Ibid p 10822 Heacuteraclite fragment B80 (Cf H Arendt Qursquoest-ce que la politique op cit p 103) Sur lrsquointerpreacutetation

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 25

sources de pluraliteacute On ne doit pas simplement penser que les conflits proviennent de

la pluraliteacute des ecirctres et des points de vue La pluraliteacute elle-mecircme procegravede de la

conflictualiteacute puisque Polemos nrsquoest pegravere de toutes choses qursquoen ce qursquoil reacutevegravele les

diffeacuterentes faces des forces en preacutesence Le combat pheacutenomeacutenalise la pluraliteacute

humaine qui hors de lrsquoaction ne serait qursquoune multipliciteacute

Enfin le reacutecit homeacuterique nous apprend que lrsquoambivalence des exploits

guerriers se prolonge sous la forme drsquoune ambiguiumlteacute fondamentale du reacutesultat des

affrontements la victoire drsquoAchille est ambigueuml tandis que la deacutefaite drsquoHector pourrait

elle ecirctre glorieuse Les Grecs transposeront cette ambivalence et cette ambiguiumlteacute

dans le champ politique pour en faire une veacuteriteacute deacutemocratique lrsquoespace publico-

politique de la citeacute est un espace agonistique ougrave se livrent des combats politiques

pluriels et est donc en conseacutequence un espace pluriel de points de vue qui permet

de prendre en consideacuteration ce qui srsquoy produit sous diffeacuterents aspects Parce qursquoil est

un espace agonistique lrsquoespace politique est lrsquoespace de la pluraliteacute lrsquoespace des

ambivalences et des ambiguiumlteacutes qui accompagnent les conflits et que reacutevegravelent les

combats politiques Comment le courage des guerriers homeacuteriques se trouve-t-il

transposeacute dans cet espace politique

II2 En deacutepit du souci exclusif pour la vie qui caracteacuterise la politique moderne

en theacuteorie au moins depuis Hobbes et lrsquoargument que la puissance publique trouve son

fondement dans lrsquoeacutetat de guerre et la peur de mourir nous continuons agrave tenir le

courage pour une vertu politique fondamentale Qursquoest-ce que cela signifie sinon que

les deux eacuteleacutements qui composent lrsquoexemplariteacute drsquoAchille participent de la

compreacutehension juste du politique Agrave savoir que le domaine politique pour lequel le

courage reste la vertu premiegravere est un domaine qui ne se soucie pas avant tout de la

vie en tant que telle mais de la liberteacute par laquelle celle-ci peut acqueacuterir un sens et

qursquoil est le domaine ougrave se livrent des combats non seulement pour la vie ou la survie

mais pour la gloire le domaine des actions conflictuelles qursquoArendt deacutesigne comme le

laquo champ drsquoexpeacuterience raquo de la liberteacute Mais par lagrave aussi au souci litteacuteralement

eacuteconomique de la preacuteservation de la vie agrave tout prix qui ignore le courage homeacuterique il

convient drsquoopposer le souci politique proprement dit souci pour le monde dont la

politique de polemos cf J Patocka Essais heacutereacutetiques tr E Abrams Paris Verdier reacuteeacutedition 2007 Je

me permets de renvoyer agrave E Tassin laquo Penseacutee heacutereacutetique et politique dissidente raquo communication agrave la

journeacutee drsquoeacutetudes laquo Dissidence et philosophie La charte 77 et Jan Patocka raquo CSPRP Universiteacute Paris

Diderot 15 novembre 2008 agrave paraicirctre dans Tumultes ndeg 32-33 laquo Voix dissidentes voix discordantes raquo

revue du CSPRP Paris Kimeacute automne 2009

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 26

raison drsquoecirctre est la liberteacute23 Cette dissociation du neacutecessaire souci pour la vie et du

libre souci pour le monde que porte en lui lrsquoagir politique est encore une fois une

opeacuteration du courage

laquo Le courage libegravere les hommes de leur souci concernant la vie au beacuteneacutefice de la

liberteacute du monde (for the freedom of the world) Le courage est indispensable

parce qursquoen politique ce nrsquoest pas la vie mais le monde qui est en jeu raquo24

On commence ici de comprendre quelle est la vertu proprement politique du

courage Le courage est libeacuteration il soustrait les hommes au regravegne de la neacutecessiteacute

vitale et les expose agrave leur liberteacute drsquoaction Le courage libegravere les hommes des

neacutecessiteacutes de la vie laquo for the freedom of the world raquo Risquer sa vie cela veut dire en

reacutealiteacute srsquoaffranchir des neacutecessiteacutes se libeacuterer et cette liberteacute est une liberteacute pour le

monde liberteacute en vue du monde qui est donc un don de monde au monde Le courage

libegravere le monde en libeacuterant les hommes de leur attachement agrave la vie qui prend aussi

bien la forme drsquoune peur de mourir que la forme de leur asservissement aux opeacuterations

de survie Le courage ouvre au regravegne de la liberteacute en srsquoeacutelevant contre le regravegne de la

neacutecessiteacute La liberteacute qui est la raison drsquoecirctre du politique et dont le champ drsquoexpeacuterience

est lrsquoaction indique ainsi que lrsquoobjet propre de lrsquoaction politique nrsquoest pas drsquoassurer la

reproduction du vivant ce qui est lrsquoobjet de lrsquoeacuteconomie mais de circonscrire et

preacuteserver lrsquoespace des actions glorieuses en ce qursquoelles srsquoordonnent agrave la liberteacute et non

agrave la vie Le courage nrsquoaffronte la mort que pour nous libeacuterer de la vie et nous exposer

librement agrave la liberteacute des autres

Arendt formule cette libeacuteration agrave partir de lrsquoopposition qui structure la vie

politique grecque et qui reste deacuteterminante dans les socieacuteteacutes modernes malgreacute le

recouvrement des sphegraveres de lrsquoexistence lrsquoopposition entre la vie priveacutee domestique

et eacuteconomique drsquoune part et la vie publique politique drsquoautre part Le courage est

requis pour srsquoaffranchir de la seacutecuriteacute protectrice du foyer et srsquoexposer dans lrsquoespace

politique agrave la lumiegravere publique

laquo hellip en tant que tel le domaine public srsquooppose de la faccedilon la plus nette possible

agrave notre domaine priveacute ougrave dans la protection de la famille et du foyer toute chose

23 Cf drsquoune part lrsquoaffirmation de laquo Qursquoest-ce que la liberteacute raquo in La Crise de la culture op cit p 190

laquo La raison drsquoecirctre de la politique est la liberteacute et son champ drsquoexpeacuterience est lrsquoaction raquo et drsquoautre part

celle de Qursquoest-ce que la politique op cit p44 laquo Au centre de la politique on trouve toujours le souci

pour le monde et non pour lrsquohomme raquo24 La Crise de la culture op cit p 203

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 27

sert et doit servir la seacutecuriteacute du processus vital Rien que quitter la seacutecuriteacute

protectrice de nos quatre murs et entrer dans le domaine public cela demande du

courage non pas agrave cause de dangers particuliers qui peuvent nous y attendre

mais parce que nous sommes arriveacutes dans un domaine ou ougrave le souci de la vie a

perdu sa validiteacute raquo 25

Nous touchons ici au point essentiel le courage est de srsquoexposer soi dans un

domaine qui nrsquoest plus ordonneacute agrave la preacuteoccupation pour la vie ou pour la survie mais

qui nrsquoest ordonneacute qursquoagrave la seule liberteacute de parole et drsquoaction Ce domaine est le

domaine politique Le courage fondamental celui dont toutes les actions politiques

deacutependent ou dont elles ne sont que lrsquoaccomplissement ce courage est celui de

quitter lrsquoabri de la famille de la vie priveacutee des communauteacutes drsquoappartenance et de

reconnaissance pour srsquoexposer librement sur la scegravene politique poleacutemique et

agonistique par des actions et des paroles qursquoaucune neacutecessiteacute ne justifie qursquoaucun

ordre preacuteeacutetabli ne garantit actions conflictuelles combats ambivalents et ambigus

reacuteveacutelant les faces cacheacutees des forces qui divisent la socieacuteteacute paroles et

actions perceptibles drsquoune multipliciteacute de points de vue et ainsi livreacutees au jugement

public Le courage de quitter la sphegravere priveacutee des neacutecessiteacutes vitales pour la scegravene

publico-politique des actions et des paroles libres fait acceacuteder les acteurs et

spectateurs des conflits agrave leur liberteacute Lrsquoheacuteroiumlsme deacutemocratique le plus ordinaire est lagrave

dans le courage de se libeacuterer de la vie priveacutee pour srsquoexposer aux peacuterils de la vie

publique Du coup sur cette scegravene politique le courage transforme le heacuteros

aristocratique (homeacuterique) en heacuteros deacutemocratique (politique)

laquo Le mot heacuteros agrave lrsquoorigine crsquoest-agrave-dire dans Homegravere nrsquoeacutetait qursquoun nom donneacute agrave

chacun des hommes libres qui avaient pris part agrave lrsquoeacutepopeacutee troyenne et de qui lrsquoon

pouvait conter une histoire Lrsquoideacutee de courage qualiteacute qursquoaujourdrsquohui nous jugeons

indispensable au heacuteros se trouve deacutejagrave en fait dans le consentement agrave agir et agrave

parler agrave srsquoinseacuterer dans le monde et agrave commencer une histoire agrave soi Et ce courage

nrsquoest pas neacutecessairement ni mecircme principalement lieacute agrave lrsquoacceptation des

conseacutequences il y a du courage de la hardiesse agrave quitter son abri priveacute et agrave faire

voir qui lrsquoon est agrave se deacutevoiler agrave srsquoexposer raquo 26

Lrsquoespace de la polis est un espace drsquoexposition de reacuteveacutelation drsquoapparition une

scegravene de visibiliteacute ougrave exister comme le dit Jan Patocka crsquoest vivre dans la

25 Ibid p 20326 H Arendt Condition de lrsquohomme moderne op cit p 210

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 28

probleacutematiciteacute ce qui signifie politiquement vivre dans la poleacutemiciteacute Aussi agrave

lrsquoaffirmation de Churchill que le courage est la premiegravere qualiteacute humaine on doit

ajouter qursquoavec le courage la premiegravere vertu politique est lrsquoexposition de soi Que veut

dire exposition de soi

Lrsquoeacutelucidation arendtienne de lrsquoaction politique fait apparaicirctre que lrsquoaction

politique meneacutee de concert avec drsquoautres possegravede trois vertus qui composent la scegravene

politique deacutemocratique et agrave partir desquelles penser la citoyenneteacute la reacuteveacutelation de

lrsquoagent dans et par lrsquoaction et la parole la mise en relation des acteurs entre eux

lrsquoinstitution drsquoun espace drsquoapparence ou drsquoapparition qui se deacuteploie gracircce agrave lrsquoagir-

ensemble27

Dans ce dispositif drsquoexposition ou de manifestation qursquoest lrsquoaction politique on

dira que toute action se caracteacuterise drsquoabord par le fait qursquoelle reacutevegravele lrsquoacteur

Cependant lrsquoagent reacuteveacuteleacute par lrsquoaction nrsquoest pas lrsquoauteur reacuteputeacute cause et source de

celle-ci Cette reacuteveacutelation est comme on lrsquoa vu paradoxale qui est reacuteveacuteleacute est lrsquoacteur

neacute de lrsquoagir lui-mecircme et non pas un preacutetendu laquo sujet raquo qui lui preacuteexisterait On doit ici

precircter attention agrave la distinction de lrsquoacteur et de lrsquoauteur correspondant agrave la distinction

deacutejagrave rencontreacutee entre laquo qui je suis raquo et laquo ce que je suis raquo Lrsquoacteur est pourrait-on

dire lrsquoenfant de son action et non le pegravere de celle-ci En agissant nous nous reacuteveacutelons

au sens ougrave nous nous donnons naissance parce que nous nous manifestons La

manifestation est ainsi une laquo seconde naissance raquo (nataliteacute) Crsquoest pourquoi il ne faut

pas rabattre lrsquoaction sur son auteur supposeacute comme si celui-ci deacutetenait la cleacute de lrsquoagir

sous le preacutetexte qursquoil en serait la cause Lrsquoacteur nrsquoest pas la cause de lrsquoaction il en

est le produit engendreacute par elle (naissance) et exhibeacute par elle (reacuteveacutelation apparition

manifestation)

Lrsquoaction est ensuite la seule activiteacute qui mette directement les humains en

relation entre eux sans lrsquointermeacutediaire drsquoobjets Cette relation est elle aussi

paradoxale elle donne naissance agrave une communauteacute drsquoacteurs mais une

communauteacute qui ne preacuteexiste pas sous cette forme neacutee de lrsquoaction agrave lrsquoaction elle-

mecircme Aucune communauteacute donneacutee ou preacuteexistante agrave lrsquoaction meneacutee avec drsquoautres

nrsquoest agrave proprement parler le laquo sujet raquo de lrsquoaction Lrsquoaction invente son peuple dans

lrsquoagir Les actions inventent les peuples et non lrsquoinverse Aussi les communauteacutes

drsquoacteurs engendreacutees dans et par lrsquoaction ne durent-elles qursquoautant que dure leur

27 Cf H Arendt Condition de lrsquohomme moderne opcit chapitre V lrsquoaction

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 29

action Communauteacutes fragiles preacutecaires eacutepheacutemegraveres drsquoacteurs jamais reacuteductibles aux

classes sociales ou aux communauteacutes culturelles ou confessionnelles qui leur

preacuteexistent et dont elles se soustraient pour donner naissance agrave des ensembles

instables drsquoacteurs politiques

Toute action enfin deacuteploie avec elle un espace de visibiliteacute ougrave les acteurs se

rendent manifestes Lrsquoinstitution drsquoun espace drsquoapparence est agrave son tour paradoxale

un espace public est requis qui soit politiquement garanti pour que des actions

puissent ecirctre meneacutees mais cet espace naicirct lui-mecircme des actions entreprises et qui le

reacuteactivent lrsquoinfleacutechissent sans cesse Lrsquoespace drsquoapparitions deacutevolu agrave lrsquoagir politique

est ainsi institueacute par un jeu drsquoactions politiques instituantes reacuteiteacutereacutees Crsquoest de

lrsquoincessante seacuterie drsquoactions contestatrices que deacutependent la preacuteservation et la

reacuteactivation de lrsquoespace institueacute pour lrsquoaction politique Lrsquoinstitution politique de cet

espace et sa constitution juridique sont tout autant tributaires de lrsquoactiviteacute citoyenne

que celle-ci lrsquoest de celles-lagrave

Agrave consideacuterer ensemble ces trois vertus on en tirera une conseacutequence politique

deacutecisive si lrsquoacteur politique naicirct de et par ses actions dans le mecircme temps ougrave son

action instaure une communauteacute drsquoacteurs et un espace de visibiliteacute commune alors

aucun titre nrsquoest en theacuteorie requis pour ecirctre citoyen sinon le fait drsquoecirctre acteur le fait

drsquoagir politiquement de srsquoengager et de srsquoexposer sur la scegravene publique des actions

pour tout ce qui concerne les affaires de la citeacute La citoyenneteacute ne saurait ecirctre un

statut deacutefini par des droits qursquoen raison drsquoune maniegravere drsquoagir sur un mode public crsquoest-

agrave-dire drsquoune exposition de soi Crsquoest le mode drsquoaction qui confegravere des droits aux acteurs

en les manifestant publiquement Et si le courage est drsquoabord sur la scegravene politique

deacutemocratique le fait de la rupture drsquoavec les communauteacutes drsquoappartenance et drsquoavec

les logiques de survie qui les commandent rupture qursquoaccomplit la libre exposition de

soi sur la scegravene publique alors rien drsquoautre ne donne droit au titre de citoyen que le

courage drsquoagir montreacute et deacutemontreacute par lrsquoaction publique

III Le courage des clandestins andres epiphaneis

Ces consideacuterations sur le courage nous conduisent agrave reacutefleacutechir agrave la scegravene

politique contemporaine qui se distingue par lrsquoobsession seacutecuritaire et les logiques

drsquoexclusion systeacutematique sous la triple forme de lrsquointerdiction drsquoaccegraves au territoire de

lrsquoexpulsion du territoire ou de la marginalisation aux confins du territoire Au regard des

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 30

caracteacuteristiques de lrsquoaction on comprend que tout autant qursquoune excursion hors de

lrsquoabri que repreacutesente la vie priveacutee toute action politique est aussi bien une sortie de la

geacuteneacuteraliteacute communautaire (identiteacute) qursquoune sortie de la clandestiniteacute des apatrides

(anonymat) Ce dernier aspect est encore plus significatif que le premier La situation

de clandestiniteacute agrave laquelle sont voueacutes les immigreacutes entreacutes illeacutegalement sur le territoire

national ou mis en situation irreacuteguliegravere pour diffeacuterentes raisons une fois sur ce

territoire est une situation paradigmatique qui a valeur de test pour appreacutecier la

scegravene politique du courage De ce point de vue on pourrait dire que les clandestins

sont les sujets politiques mdash probleacutematiques mdash de lrsquoEurope moderne (celle de

Schengen)

III1 La question politique que pose la clandestiniteacute des immigrants est que

signifie le fait qursquoune socieacuteteacute pour des raisons eacuteconomiques lieacutees aux neacutecessiteacutes

vitales en vienne agrave condamner des ecirctres agrave la clandestiniteacute crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoinvisibiliteacute

Qursquoelle en vienne agrave les condamner agrave ne jamais pouvoir srsquoexposer agrave ne jamais prendre

apparence et donc agrave ne jamais pouvoir se singulariser par des actions publiques Bref

agrave priver des individus de toute vie publique agrave les condamner agrave une vie priveacutee de toute

apparence crsquoest-agrave-dire en reacutealiteacute priveacutee radicalement de tout puisque aussi bien priveacutee

de laquo vie priveacutee raquo La question politique ne consiste pas agrave demander pourquoi des

immigrants entrent-ils dans lrsquoilleacutegaliteacute et donc dans la clandestiniteacute ce qui revient agrave

demander pourquoi viennent-ils dans les socieacuteteacutes de travail agrave ce prix Car cette

question mdash pourquoi des personnes issues des pays du Sud sont-elles ameneacutees agrave

quitter leur pays drsquoorigine en se livrant agrave des passeurs qui les exploitent et souvent les

trompent agrave entreprendre une migration peacuterilleuse et douloureuse agrave srsquoexposer

deacutemunies agrave la violence des situations et des rencontres aux traitements deacutegradants

au risque seacuterieux de la mort agrave laquelle beaucoup drsquoentre elles succombent pour

atteindre un pays du Nord qui srsquoemploie agrave les rejeter mdash cette question et ses

reacuteponses sont drsquoabord drsquoordre eacuteconomique Elles supposent que la deacutetresse est agrave ce

point insupportable et lrsquoillusion drsquoune socieacuteteacute laborieuse opulente et hospitaliegravere agrave ce

point tenace qursquoon est precirct agrave tout sacrifier pour acceacuteder agrave cet Eldorado fictif Nul doute

que cette migration demande beaucoup de courage Mais ce qui la distingue surtout

crsquoest lrsquoendurance Homegravere oppose Achille le guerrier qui preacutefegravere la mort glorieuse agrave

une vie languissante lrsquohomme de lrsquoaction dont la vertu est le courage agrave Ulysse le

migrant errant sur la route du retour lrsquohomme de la passion dont la vertu est

lrsquoendurance28

28 H Arendt Journal de penseacutee opcit avril 1955 XXI [31] II p 718-720

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 31

La question politique est diffeacuterente elle demande que signifie le fait qursquoau

terme du peacuteriple lrsquoaccueil reacuteserveacute aux survivants ne soit en reacutealiteacute rien drsquoautre qursquoune

vie dans la clandestiniteacute qursquoun enterrement vivant Que preacutefeacuterera le clandestin

courageux politique un enterrement vivant dans la non-existence de clandestin ou

lrsquoexposition au peacuteril sur la place publique pour faire valoir son droit agrave une existence

lumineuse Survivre eacuteconomiquement ou exister politiquement On ne saurait

manquer ici de faire un rapprochement Antigone est enterreacutee vivante par Creacuteon

Pourquoi Antigone est-elle enterreacutee vivante Bien sucircr on eacutevoquera la symeacutetrie de son

destin par rapport agrave lrsquoinhumation qursquoelle requiert pour Polynice Mais ce nrsquoest pas au

nom de la loi des dieux qursquoelle est condamneacutee crsquoest au nom de la citeacute crsquoest-agrave-dire de

la loi de la lumiegravere publique loi de la raison loi politique cela signifie donc qursquoelle est

condamneacutee agrave retourner drsquoougrave elle vient agrave lrsquoobscuriteacute de la famille de la terre natale de

lrsquoorigine Condamneacutee pour avoir oseacute srsquoexposer et exposer ce qui est destineacute agrave rester

dans la clandestiniteacute drsquoune vie priveacutee drsquoapparence pour srsquoecirctre montreacutee en pleine

lumiegravere et avoir porteacute agrave la lumiegravere la question de la mort priveacutee refouleacutee par la citeacute sur

laquelle repose lrsquoordre lumineux de la loi humaine Antigone pouvait-elle eacutechapper agrave

cette punition vivre son propre enterrement Politiquement la question de la

clandestiniteacute est celle du refus de reconnaicirctre pour laquo politiques raquo ceux que la citeacute

condamne agrave la clandestiniteacute refus de les laisser acceacuteder agrave la lumiegravere de lrsquoespace

publico-politique crsquoest-agrave-dire agrave la sphegravere de lrsquoaction donc de la reacuteveacutelation de soi de la

relation aux autres et de la participation agrave lrsquoespace institueacute pour les paroles et les

actions libres Refus drsquoexistence et drsquohumaniteacute Les clandestins sont condamneacutes agrave

lrsquoendurance agrave cette laquo passion raquo dont ils ont fait preuve pour venir jusqursquoagrave leur

tombeau mais sont soustraits de fait agrave lrsquoaction et agrave sa vertu aleacutethique

III2 Crsquoest alors au regard de cette passion agrave laquelle on veut les reacuteduire que

se reacutevegravele le caractegravere exemplaire de lrsquoaction des clandestins qui choisissent de

paraicirctre publiquement de mener de concert un combat politique Agrave lrsquoendurance requise

pour survivre au cours du peacuteriple et pour survivre une fois laquo arriveacutes raquo quelque part

dans les sous-sol des villes europeacuteennes vient succeacuteder pour certains le moment de

lrsquoaction politique srsquoexposer sortir de la clandestiniteacute manifester au grand jour quitter

lrsquoabri priveacute des souterrains de lrsquoexistence pour deacutenoncer le deacuteni drsquohumaniteacute que

constitue leur sort de clandestin et revendiquer des droits eacutegaux agrave ceux des travailleurs

qui sont dans la leacutegaliteacute Lrsquoexposition deacutelibeacutereacutee de soi est alors pour les clandestins

veacuteritablement un acte de courage la police est lagrave qui se charge de les photographier

de les identifier de les reacutepertorier de les assigner agrave des places et agrave des

communauteacutes en les enregistrant afin de les poursuivre de les arrecircter et de les

expulser Le caractegravere paradigmatique du courage des clandestins se repegravere ici sous la

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 32

forme drsquoun double paradoxe

Drsquoune part en quittant la clandestiniteacute laquo protectrice raquo pour manifester et se

manifester dans lrsquoespace public ils srsquoexposent exactement agrave tout ce qursquoils doivent fuir

pour survivre ils srsquoexposent agrave la visibiliteacute agrave la publiciteacute et se livrent donc agrave la police

en se reacuteveacutelant agrave la fois singuliegraverement et collectivement puisqursquoils manifestent et se

manifestent en actions concerteacutees Par lagrave indiquent-ils clairement que la liberteacute que

manifeste leur manifestation est politiquement de plus haute valeur ou de plus haute

signification que la lutte pour la survie eacuteconomique qui fut le ressort de leur endurance

et reste le motif de leur situation Ils mettent leur vie en jeu au nom drsquoune liberteacute dont

le deacutefaut fait de cette vie qursquoelle nrsquoest pas vivable Ils reacutevegravelent ainsi par leur action le

sens du politique dont la raison drsquoecirctre est la liberteacute et que ce sens politique de

lrsquoexistence prime sur la neacutecessiteacute vitale dans laquelle leur clandestiniteacute les tient reclus

Drsquoautre part les clandestins sont de surcroicirct priveacutes de lrsquoabri et donc du refuge

que constitue une vie priveacutee familiale communautaire ou sociale ils sont priveacutes de la

sphegravere priveacutee qursquoils ont quitteacutee en abandonnant leur terre natale mdash preacuteciseacutement au

motif qursquoelle ne constituait plus pour eux un refuge un havre ougrave comme le disait

Arendt laquo dans la protection de la famille et du foyer toute chose sert et doit servir la

seacutecuriteacute du processus vital raquo Les clandestins srsquoexposent donc sans laquo arriegraveres raquo

sans lrsquoassurance ni la consolation du foyer Leur exposition est lrsquoexposition mecircme leur

manifestation lrsquoessence de toute manifestation priveacutee de tout appui celeacute Elle est le

plus grand risque elle requiert le plus grand courage serait-il celui des deacutesespeacutereacutes

Cette situation ineacutedite indique qursquoau partage vie priveacuteevie publique qui structure le

plan politique de la citeacute atheacutenienne srsquoest substitueacute un autre partage qui organise nos

socieacuteteacutes libeacuterales anonymat clandestinidentification policiegravere Lrsquoapparition des

clandestins sur la scegravene publico-politique brouille ce partage elle ne se laisse pas

drsquoabord deacutecrire comme une demande de droits ou de reconnaissance mais comme

une infraction deacutestabilisante dans la composition des ordres infraction qui manifeste

lrsquointerdit adresseacute aux sans noms de se manifester Aussi le courage manifesteacute par les

clandestins devenus acteurs politiques a-t-il par lui-mecircme valeur de laquo manifeste raquo il

rappelle la citeacute agrave sa vocation politique contre son deacutetournement policier (controcircle

drsquoidentiteacute assignation agrave reacutesidence directive du retour etc)

On notera une transformation conjointe du sens de la doxa (et donc de la

renommeacutee de la gloire) et de celui de la singulariteacute exposeacutee (et donc du nom propre)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 33

Tel pourrait ecirctre en effet lrsquoenjeu de ce courage de lrsquoexposition contre la (bonne)

reacuteputation (avoir des papiers ecirctre citoyen europeacuteen ecirctre identifiable dans lrsquoordre social

et assigneacute agrave une place elle-mecircme reacutepertorieacutee etc) il fait valoir une autre doxa une

autre gloire celle des reacuteprouveacutes des indeacutesirables des migrants des exclus crsquoest-agrave-

dire la grandeur de ceux qui ne sauraient ecirctre assigneacutes agrave aucune place pour avoir fui

toute position et qui pourtant entrent dans la lumiegravere de lrsquoespace public pour requeacuterir

le droit drsquoy participer alors qursquoils ne possegravedent aucun des titres requis pour y preacutetendre

Ce courage rappelle ainsi que le nom de heacuteros est donneacute agrave tous ceux qui prennent part

agrave la vie de la citeacute quelles que soient leurs laquo origines raquo teacuteneacutebreuses ou leur absence

de titres Il reacutevegravele que la seule condition requise pour ecirctre un acteur de la vie publique

est drsquoecirctre cet acteur drsquoagir publiquement Il indique que la preuve de la citoyenneteacute est

la citoyenneteacute elle-mecircme quand celle-ci est comprise agrave juste titre non comme un

statut ou un titre octroyeacute par lrsquoordre politique sur la base drsquoune identiteacute preacutealable agrave

lrsquoaction (ecirctre de telle nationaliteacute parler telle langue croire en tel dieu etc) mais

quand elle est comprise comme responsabiliteacute effective engagement dans la vie

civique exposition aux peacuterils de lrsquoespace public bref action avec drsquoautres

La manifestation des clandestins revient ainsi agrave faire la lumiegravere sur les

conditions de la lumiegravere Contre lrsquoanonymat forceacute qui nrsquoest que lrsquoenvers de

lrsquoidentification obligeacutee opeacutereacutee par la loi et effectueacutee avec le concours de la police les

clandestins agissant publiquement font voir et valoir la singulariteacute drsquoacteurs ni

anonymes ni identifieacutes Aucun nom ne les preacutecegravede on les appelle laquo clandestins raquo

laquo sans-papiers raquo laquo sans-droits raquo ce sont les laquo invisibles raquo aucun titre ne les

annonce puisqursquoen quittant leur terre natale ils ont abandonneacute leur systegraveme

drsquoidentification ont deacutechireacute leurs papiers pour ne pas ecirctre identifieacutes et expulseacutes vers

les pays dont ils se sont eux-mecircmes seacutepareacutes Ils ne sont rien et survivent en nrsquoeacutetant

rien Il suffit alors qursquoils agissent politiquement qursquoils apparaissent qursquoils manifestent

et se manifestent pour acqueacuterir le nom de citoyen qui leur revient de droit et qui leur

est refuseacute de fait le nom de heacuteros drsquoandres epiphaneis drsquohommes laquo pleinement

manifestes qursquoil est impossible de ne pas voir raquo Tel Achille srsquoefforccedilant drsquoidentifier son

nom de naissance agrave son nom drsquoacteur agrave son nom de heacuteros les clandestins engageacutes

dans la peacuterilleuse exposition de soi des manifestations publiques se nomment

laquo courage raquo ou Achille Car tel est le nom des heacuteros le nom des acteurs politiques

ou le veacuteritable nom des citoyens quels qursquoils soient par ailleurs

III 3 La scegravene politique est une scegravene conflictuelle Mais le conflit ne se

deacuteploie pas seulement entre ceux qui sont habiliteacutes agrave y prendre part et qui y livrent un

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 34

combat politique organiseacute par la loi Comme lrsquoa eacutetabli Jacques Ranciegravere le conflit est

toujours aussi un conflit entre ceux qui possegravedent un titre pour y prendre part et ceux

dont le titre est deacutenieacute ceux qui sont exclus de la sphegravere publico-politique et qui

revendiquent drsquoy ecirctre entendus et vus comme des citoyens agrave part entiegravere29 On dira

donc premiegraverement que le test deacutemocratique est radicalement la maniegravere dont un

ordre politique traite ou maltraite les laquo Sans raquo Soit donc le rapport qursquoil entretient

avec lrsquoexteacuterioriteacute de sa scegravene de visibiliteacute le rapport paradoxal agrave ce qui est mis hors de

tout rapport ou encore le rapport paradoxal avec ceux qui sont reacuteputeacutes sans rapport

avec lrsquoespace publico-politique du fait de leur inexistence leacutegale De ce point de vue la

reacuteaction des gouvernements au courage des clandestins agissant publiquement est le

reacuteveacutelateur de la preacutetention des socieacuteteacutes libeacuterales agrave ecirctre deacutemocratiques Lrsquoheacuteroiumlsme

deacutemocratique des clandestins deacutecide du sens de cette preacutetention Mais on conviendra

aussi deuxiegravemement que ce conflit est insoluble irreacuteductible si la femme est

laquo lrsquoeacuteternelle ironie de la communauteacute raquo (Hegel) le clandestin est lrsquointempestive

eacutecharde de la deacutemocratie Diffeacuterend ou meacutesentente deux instances qui ne sont pas

sur un pied drsquoeacutegaliteacute ne parlent pas la mecircme langue Il y a drsquoune part la langue des

clandestins qui depuis cette exteacuterioriteacute reacutecuseacutee secregravetement logeacutee au coeur de la

socieacuteteacute capitaliste disent vouloir et pouvoir en ecirctre et demandent une reacutegularisation de

leur situation (ce qui est rentrer dans lrsquoordre policier) et il y a drsquoautre part la langue du

gouvernement celle que parle le Ministegravere dit de lrsquointeacuterieur chargeacute de proteacuteger cet

inteacuterieur de toute intrusion exteacuterieure et qui refuse aux clandestins le titre reacuteclameacute en

ne leur laissant que lrsquoalternative lrsquoenterrement vivant qursquoest la reacuteclusion agrave la

clandestiniteacute ou lrsquoexpulsion comptabiliseacutee qui les assigne de force agrave un territorialiteacute

exteacuterieure dite originaire

On reconnaicirct lagrave aussi de nouveau un paradoxe que des sans-titres reacuteclament

les titres requis pour faire partie de ce dont ils sont exclus faute de titres pourrait

passer pour une confirmation du bien-fondeacute de la politique des titres Leur

manifestation serait la preuve que les titres ont une raison drsquoecirctre et qursquoil appartient par

essence au droit politique de seacutelectionner ceux qui peuvent entrer de ceux qui ne le

peuvent pas ceux qui peuvent rester de ceux qui doivent ecirctre expulseacutes Car qursquoils

souhaitent en ecirctre et donc qursquoils reacuteclament des droits (des papiers des titres de seacutejour

ou de naturalisation etc) dont ils ont meacutepriseacute lrsquoautoriteacute en entrant ou en restant

illeacutegalement sur le territoire national cela reviendrait agrave donner raison agrave la logique

gouvernementale qui subordonne la citoyenneteacute agrave des titres Au fond en reacuteclamant des

papiers crsquoest-agrave-dire une reconnaissance de lrsquoordre gouvernemental ou policier les

29 J Ranciegravere La meacutesentente Paris Galileacutee 1995 Aux bords du politique Paris La Fabrique 1998 La haine de la deacutemocratie Paris La Fabrique 2005

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 35

clandestins signifieraient qursquoils veulent faire alleacutegeance au pouvoir et donc donnent

raison agrave celui-ci de les poursuivre et de les expulser

Mais peut-ecirctre est-ce preacuteciseacutement lagrave que reacuteside lrsquoultime leccedilon du courage les

clandestins acteurs ne reacuteclament pas drsquoecirctre identifieacutes comme des sujets ayant fait

alleacutegeance ou assimileacutes agrave des membres de la communauteacute agrave laquelle ils deacuteclareraient

faire acte drsquoappartenance Ils nrsquoont aucun titre agrave faire valoir puisqursquoils reacutecusent les

titres puisqursquoils sont la reacutecusation des titres seul leur courage mdash oser apparaicirctre et

manifester publiquement leur existence mdash fait titre Il est leur seul titre celui qui se

prouve en marchant par leur action par leur manifestation et leur exposition Leur

manifestation est la preuve effectueacutee et effective qursquoils relegravevent de ce dont ils sont

exclus par lrsquoordre policier Le courage dont cette manifestation est lrsquoeacuteclatante preuve

qursquoils ont le droit de revendiquer des droits preuve qui est faite in situ et in actu par la

manifestation crsquoest-agrave-dire par lrsquoentreacutee de fait sur la scegravene de visibiliteacute scegravene publico-

politique dont lrsquoaccegraves leur eacutetait refuseacute Crsquoest bien le courage qui est cette preuve le

risque pris risque drsquoemprisonnement de reacuteclusion dans les centres de deacutetention hors

droit de lrsquoEtat et risque drsquoexpulsion de reconduite non pas agrave la frontiegravere mais dans

des pays drsquoorigine supposeacutee ougrave pour la plupart ils ne retrouveront jamais lrsquoabri la

demeure la vie priveacutee et communautaire qui leur garantissaient leur identiteacute et leur

existence puisqursquoils ont ducirc les quitter pour srsquoexposer agrave lrsquoerrance et lrsquoinhospitaliteacute des

pays recircveacutes comme des pays drsquoaccueil Agrave bien regarder la manifestation des sans-

papiers requeacuterant drsquoecirctre reacutegulariseacutes ne prouve pas tant le bien-fondeacute de la politique

des titres qursquoelle ne reacutevegravele dans son dispositif mecircme lrsquoexposition courageuse de soi

que lagrave est le seul titre exigible pour ecirctre reconnu un ecirctre humain

hellip agrave juste titre

Ceux qui agissent ainsi modestes Achille postmodernes en prenant lrsquoeacutenorme

risque de paraicirctre en public apregraves avoir subi lrsquoeacutepreuve drsquoendurance (mais agrave lrsquoinverse de

celle drsquoUlysse pour quitter la demeure natale et non pour retourner agrave Ithaque) disent

peut-ecirctre qursquoils preacutefegraverent une vie bregraveve mais pas anonyme ni reacuteduite agrave ce qursquoils sont

reacuteputeacutes ecirctre de naissance plutocirct qursquoune survie au prix de leur continuelle deacutecheacuteance

Mais ils le font sans espeacuterer de la doxa qursquoelle sache les percevoir pour ce qursquoils sont

et en sachant qursquoils ne connaicirctront jamais la gloire eacuteternelle que les socieacuteteacutes libeacuterales

ne leur reconnaicirctront pas Car les clandestins acteurs deacutefont les distributions entre

dedans et dehors posseacutedants et proleacutetaires identiteacute et anonymat citoyens et non

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 36

citoyens heacuteros et quelconques etc sur lesquelles repose lrsquoordre social libeacuteral Et

aussi cette autre distribution sur laquelle ces derniegraveres se fondent entre hommes de

passion voueacutes agrave endurer en silence et hommes daction voueacutes agrave se distinguer

prouvant qursquoil y a du courage dans lrsquoendurance et de la teacutenaciteacute dans le courage et que

crsquoest sur fond drsquoun pacirctir endurant que srsquoeacutelegraveve lrsquoagir courageux Par ce brouillage des

partages ils font entendre que ce courage-lagrave est le seul titre dont puisse se preacutevaloir

un homme pour ecirctre reconnu un homme qursquoil est le titre des sans-titres confirmant

par lagrave non seulement et quoi qursquoil en ait lrsquoaffirmation de Churchill que crsquoest agrave juste

titre qursquoon considegravere le courage comme la premiegravere des qualiteacutes humaines celle qui

garantit les autres mais aussi que crsquoest encore agrave juste titre qursquoon peut voir en lui la

vertu seacuteminale du politique

Eacutetienne Tassin est professeur de philosophie politique agrave

lrsquouniversiteacute de Paris 7 Il a publieacute plusieurs ouvrages

consacreacutes agrave Hannah Arendt Il est lrsquoauteur de Un monde commun Pour une cosmo-politique des conflits Seuil

2003

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 37

Marc-Antoine Gavray laquo Le courage du

relativisme de Protagoras agrave lrsquouniteacute platonicienne des

vertus raquo

Introduction

Dans le monde grec ougrave les citeacutes ne connaissaient pas la paix mais concluaient

seulement des trecircves les hommes rencontraient une multitude drsquooccasions de

srsquoillustrer au combat par leur bravoure1 Au vu du contexte il ne paraicirct pas surprenant

que Platon ait traiteacute du courage agrave de nombreuses reprises srsquoagissant drsquoune vertu que

devaient arborer les citoyens Il se faisait en cela le reflet drsquoune eacutepoque Pour un

philosophe atheacutenien traiter du courage sans en peser les connotations militaires

semblait une gageure2 Il conviendrait drsquoexaminer dans quelle mesure la signification

guerriegravere conditionne la deacutefinition philosophique

Au fil des Dialogues sont esquisseacutees plusieurs deacutefinitions du courage la

plupart eacutetant precircteacutees agrave des interlocuteurs de Socrate mais eacutecarteacutees par Platon Deux

retiendront mon attention ici celle qursquoavance Protagoras dans le Protagoras et celle

qursquoassume Socrate dans la Reacutepublique Malgreacute les diffeacuterences entre leurs eacutenonceacutes

autant qursquoentre leurs implications ces deux thegraveses reposent sur un postulat identique

celui de lrsquouniteacute de la vertu dont le courage serait une partie

La thegravese de lrsquouniteacute de la vertu relegraveve de la penseacutee ordinaire Il existe plusieurs

attitudes que nous appelons vertus (courage justice sagesse etc) Or quand nous

parlons de la vertu de courage de la vertu de justice de la vertu de sagesse un mecircme

vocable nous sert agrave nommer des attitudes diffeacuterentes Il srsquoensuit que cette deacutesignation

unique doit renvoyer agrave un caractegravere commun qui les rassemble toutes la vertu Degraves

1 Pour une illustration de cet eacutetat de guerre permanent je renvoie aux Acharniens drsquoAristophane ougrave

Diceacuteopolis le protagoniste entreprend de neacutegocier une trecircve pour lui-mecircme afin drsquoeacutechapper aux malheurs

et aux ravages qursquoentraicircnait la guerre du Peacuteloponnegravese2 Pour srsquoen persuader il suffit de consideacuterer la deacutefinition drsquoAristote Eacutethique agrave Nicomaque III 9 1115a33-

35 (tr GauthierndashJolif) laquo On appellera donc courageux au sens propre du mot celui qui reste sans peur en

face drsquoune belle mort et de toutes les conjonctures ougrave il court le risque immeacutediat drsquoune telle mort

conjonctures qui se rencontrent par excellence agrave la guerre raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 38

lors saisir les positions respectives de Platon et de Protagoras sur le courage implique

drsquoexaminer leur conception du tout de la vertu dont le courage constitue une partie

crsquoest-agrave-dire la faccedilon dont ils postulent lrsquouniteacute de la vertu Car crsquoest sur le fait de cette

uniteacute que ces deux theacuteories srsquoopposent

Lrsquouniteacute de la vertu

Le modegravele organique de Protagoras

Concernant la deacutefinition protagoreacuteenne du courage une preacutecaution srsquoimpose

Platon srsquoavegravere agrave la fois juge et partie dans la mesure ougrave nous nrsquoavons conserveacute

aucune trace directe de ce que pouvait ecirctre lrsquoavis de Protagoras sur la question ndash si du

moins il srsquoeacutetait prononceacute Par conseacutequent la position dite protagoreacuteenne repose pour

une large part sur une reconstitution agrave partir du Protagoras Quelle qursquoen soit

lrsquoauthenticiteacute elle aboutit agrave une thegravese philosophique feacuteconde que Platon utilise pour

penser la socieacuteteacute de son temps et la position sophistique ainsi que pour eacutelaborer son

propre modegravele de la vertu

Agrave Socrate qui lrsquointerroge sur sa propre activiteacute le sophiste reacutepond qursquoil enseigne

laquo le bon jugement dans les affaires priveacutees (comment administrer au mieux sa maison)

et dans celles de la Citeacute (comment ecirctre le plus apte agrave geacuterer les affaires de la Citeacute en

actes et en paroles)3 raquo Socrate en conclut que Protagoras preacutetend professer lrsquoart

politique et il assimile ce dernier agrave la vertu Il oppose alors son doute que cette

derniegravere puisse faire lrsquoobjet drsquoun apprentissage obligeant le sophiste agrave se deacutefendre4

Protagoras se lance donc dans un mythe qursquoil prolonge par un discours explicatif afin

de justifier drsquoune part que tout le monde possegravede lrsquoart politique (en raison du don divin

drsquoαἰδώς et de δίκη)5 leacutegitimant au passage la deacutemocratie atheacutenienne drsquoautre part

que la vertu srsquoenseigne de surcroicirct de faccedilon permanente (comme en teacutemoigne le

systegraveme drsquoeacuteducation atheacutenien)6

3 Protagoras 318e-319a4 Protagoras 319a-320c Socrate glisse de la πολιτικὴ τέχνη agrave lrsquoάρετή puis il soulegraveve une double

objection drsquoune part sur les matiegraveres techniques les Atheacuteniens ont pour habitude agrave lrsquoassembleacutee de se

contenter de lrsquoavis des experts reconnus (architecte armateur etc) alors que chacun est libre de

srsquoexprimer sur les questions de politique geacuteneacuterale drsquoautre part Socrate constate que les politiciens

preacutetendument experts (tel Peacutericlegraves) srsquoavegraverent incapables de transmettre leur savoir et leur vertu agrave leurs

propres enfants5 Prot 320c-324c6 Prot 324d-328d

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 39

Socrate reprend alors lrsquointerrogatoire

mdash laquo Tu dis que la vertu srsquoenseigne et je mrsquoen remettrais plus volontiers agrave toi

qursquoagrave tout autre Mais quelque chose mrsquoa eacutetonneacute dans ton discours et je te

prierai de combler lrsquoattente de mon acircme sur ce point Tu as raconteacute que Zeus

avait envoyeacute aux hommes la justice et la honte ensuite dans ton discours tu

as parleacute agrave plusieurs reprises de la justice de la sagesse de la pieacuteteacute etc

comme si elles formaient en somme une uniteacute la vertu Explique-moi

preacuteciseacutement ce qursquoil en est sur ce point la vertu est-elle une uniteacute dont la

justice la sagesse et la pieacuteteacute seraient les parties ou bien toutes ces qualiteacutes

que je viens drsquoeacutenumeacuterer sont les noms drsquoune seule et mecircme reacutealiteacute Voilagrave ce

que je deacutesire encore savoir raquo

laquo mdash Rien de plus facile Socrate raquo dit Protagoras laquo Je te reacutepondrai que tu

mrsquointerroges lagrave sur les parties de la vertu qui est elle-mecircme une reacutealiteacute une raquo

mdash laquo Est-ce raquo dis-je laquo agrave la faccedilon dont les parties drsquoun visage en sont les parties

(bouche nez yeux et oreilles) ou bien est-ce agrave la faccedilon dont les parties de lrsquoor

ne diffegraverent en rien ni les unes des autres ni du tout si ce nrsquoest en grandeur et

en petitesse raquo mdash laquo De la premiegravere faccedilon agrave ce qursquoil me paraicirct Socrate agrave la

faccedilon dont les parties du visage se rapportent au visage tout entier raquo mdash laquo Mais

est-ce que parmi les hommes raquo demandai-je laquo les uns ont part agrave lrsquoune de ces

parties de la vertu les autres agrave une autre ou bien si quelqursquoun en a une il les

possegravede neacutecessairement toutes raquo mdash laquo Aucunement raquo reacutepondit-il laquo puisqursquoil

existe beaucoup drsquohommes courageux mais injustes ou justes mais pas

sages raquo mdash laquo Est-ce que ce sont aussi des parties de la vertu raquo dis-je laquo la

sagesse et le courage raquo mdash laquo Absolument raquo reacutetorqua-t-il laquo et la sagesse est la

plus importante des parties raquo

mdash laquo Chacune est ainsi diffeacuterente de lrsquoautre raquo demandai-je mdash laquo Oui raquo mdash laquo Et

chacune drsquoelles possegravede-t-elle une faculteacute propre tout comme les parties du

visage Lrsquoœil nrsquoest pas semblable aux oreilles et la faculteacute nrsquoen est pas

identique Aucune drsquoentre elles nrsquoest semblable agrave lrsquoautre ni par la faculteacute ni par

le reste Est-ce donc de cette faccedilon qursquoil en va aussi des parties de la vertu

lrsquoune nrsquoest pas semblable agrave lrsquoautre ni en elle-mecircme ni par sa faculteacute Nrsquoest-il

pas eacutevident qursquoil en est ainsi si du moins notre comparaison est

vraisemblable raquo mdash laquo Il en est bien ainsi Socrate raquo reacutepondit-il (Prot 329b7-

330b2)7 raquo

7 Sous lrsquoinfluence de Gregory Vlastos ce passage a retenu lrsquoattention des interpregravetes du Protagoras (voir

Plato Protagoras Benjamin Jowettrsquos translation edited with an introduction by G Vlastos Indianapolis

The Liberal Arts Press 1956 p xxvi-xlv ainsi que laquo The Unity of the Virtues in the Protagoras raquo The

Review of Metaphysics 1971 p 415-458) Vlastos est agrave lrsquoorigine de la question de la self-predication ne

se souciant que des problegravemes de logique internes agrave lrsquoargument (savoir si Socrate reacuteussit agrave prouver lrsquouniteacute

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 40

Lrsquouniteacute de la vertu est conccedilue ici selon deux modegraveles distincts identitaire ou

diffeacuterentiel Soit les vertus particuliegraveres constituent les diverses manifestations

possibles drsquoune seule et mecircme reacutealiteacute dont seul le nom varie en fonction des

applications Dans ce cas les multiples vertus ne posseacutederaient qursquoune diffeacuterence non

essentielle une dissemblance symboliseacutee par le nom La vertu recevrait une deacutefinition

unique qui marquerait lrsquoidentiteacute du courage de la justice de la sagesse etc

Protagoras refuse cette position nominaliste car elle reacuteduit les parties agrave ecirctre les noms

drsquoune mecircme reacutealiteacute Soit au contraire la vertu est composeacutee de parties distinctes

auxquelles elle nrsquoest pas reacuteductible pas plus qursquoelles ne le sont les unes aux autres

Dans cette option les vertus possegravedent une autonomie relative

Socrate propose deux faccedilons de deacutecrire lrsquouniteacute drsquoune telle pluraliteacute autrement

dit drsquoexpliquer la relation entre des parties le paradigme de lrsquoor ndash rejeteacute par Protagoras

ndash et le paradigme du visage Le premier implique une uniteacute homeacuteomegravere les parties se

distinguent les unes des autres autant que du tout par un trait accidentel tel que la

taille Il en reacutesulte que si le tout ne srsquoidentifie agrave aucune des parties il faudra fournir le

critegravere en vertu duquel il srsquoen distingue malgreacute leur homogeacuteneacuteiteacute8 Le second

paradigme que preacutefegravere le sophiste pose lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des parties le visage est

composeacute drsquoorganes exteacuterieurs et indeacutependants (nez bouche oreilles yeux) Lrsquoanalogie

implique en premier lieu que les parties de la vertu srsquoavegraverent seacutepareacutees la possession

de lrsquoune nrsquoentraicircnant pas celle de lrsquoautre Un homme peut ecirctre courageux sans ecirctre

juste tout autant que voyant mais sourd (329e) En second lieu elle eacutetablit une

hieacuterarchie de mecircme que la vue possegravede une supeacuterioriteacute parmi les sens la σοφία

paraicirct la vertu la plus eacuteleveacutee (330a) ndash srsquoagissant de celle que le sophiste doit cultiver

(312c) En conclusion le paradigme du visage impose une forme drsquouniteacute qui ressortit agrave

lrsquoorganiciteacute les parties ne posseacutedant aucun rapport mutuel bien qursquoils produisent lrsquoeffet

drsquoune totaliteacute Lrsquouniteacute naicirct drsquoune multipliciteacute qualitative dont lrsquoagencement apparaicirct

comme un tout organiseacute9

Toute partie du visage dispose drsquoune faculteacute propre en fonction de laquelle elle

se deacutemarque seuls les yeux voient le nez sent etc (δύναμις 330a-b)10 De faccedilon

de la sagesse et de la tempeacuterance de la justice et de la pieacuteteacute) sans srsquooccuper de ses implications

conceptuelles Par la suite rares ont eacuteteacute les commentateurs agrave se demander pourquoi lrsquoargument nrsquoeacutetait

pas concluant preacutefeacuterant chercher srsquoil lrsquoeacutetait ni mecircme agrave interroger les implications de la position qui y eacutetait

deacuteveloppeacutee8 Cette position rejoint le nominalisme eacutevoqueacute dans le paragraphe preacuteceacutedent Dans les deux cas les

parties sont essentiellement identiques et ne possegravedent qursquoune dissemblance accidentelle9 En accord avec M Dixsaut Le Naturel philosophe Essai sur les dialogues de Platon Paris Vrin 2001

p 11210 Cette affirmation sert ailleurs agrave Platon pour prouver la diffeacuterence des faculteacutes (Reacutepublique VI 507c

511c) et lrsquouniteacute de la perception par lrsquoacircme (Theacuteeacutetegravete 184b-187a) Selon le modegravele de la δύναμις et des

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 41

analogue si qualifier la justice de juste revient agrave lui attribuer la puissance de produire

un comportement juste comme lrsquoœil est dit voyant parce qursquoil produit une vision rien

nrsquoengendrera le juste ou le pieux sinon la justice ou la pieacuteteacute elles-mecircmes (330d-e)

Chacune des vertus possegravede une faculteacute propre Or de mecircme que le visage ne

garantit aucunement lrsquouniteacute des faculteacutes de ses parties lrsquouniteacute des faculteacutes des vertus

ne provient pas de la vertu dans sa totaliteacute

Le lien entre les parties du visage srsquoavegravere seulement morphologique et non

essentiel si elles possegravedent une caracteacuteristique commune ndash le fait drsquoexercer une

faculteacute sensitive ndash le visage nrsquoen assure pas lrsquouniteacute car il ne garantit pas lrsquoanimation

des sens Elles partagent lrsquoexpression drsquoune puissance et de la mecircme faccedilon qursquoune

vision ou une olfaction ne sont pas lrsquoexpression de la puissance du visage mais drsquoune

de ses parties une action juste ou une action pieuse est vertueuse en tant que

manifestation drsquoune partie de la vertu Degraves lors ce paradigme conduit agrave deacutefinir la vertu

par la somme de ses parties tout comme le visage nrsquoest que lrsquoassemblage des yeux

des oreilles du nez et de la bouche

Selon cette position formelle ougrave la vertu nrsquoest guegravere qursquoun nom les parties ont

en commun de posseacuteder une puissance de produire Malgreacute cette ressemblance toute

relation mutuelle ou entre les produits paraicirct inconcevable La position inverse agrave

laquelle souscrit Socrate postule que lrsquouniteacute de la vertu requiert un trait commun aux

parties de sorte que lrsquoune affecte lrsquoautre et vice-versa (331b) Cette forme drsquouniteacute

implique une essence constitutive de la vertu qui se diffuse agrave travers les parties Or

Protagoras ne conccediloit pas les vertus en tant qursquoessences crsquoest-agrave-dire seacutepareacutement de

leur manifestation dans les actes11 Aussi ne peut-il qursquoinsister sur leur dissemblance

tenant aux qualiteacutes diffeacuterentes qursquoelles produisent Il postule une uniteacute vide de la vertu

sans chercher agrave en deacutefinir lrsquoessence Il ne srsquoattache qursquoaux produits des puissances de

ses parties maintenant le flou autour des limites par le recours au principe de

similitude12

parties du visage lrsquoœil qui produit la vision nrsquoest pas audible et par extension est compris comme

inaudible Puisque ce qui est accessible agrave un sens ne lrsquoest pas agrave lrsquoautre un type de sensation nrsquoest rien

pour lrsquoorgane qui ne lui est pas adapteacute et ne peut ecirctre perccedilu par lui Par analogie en ce qursquoelle ne produit

pas de choses justes la pieacuteteacute est injuste Toutefois il serait plus correct de dire qursquoen ce que la vision est

non audible (elle nrsquoest pas une donneacutee de lrsquoaudition) elle nrsquoest ni audible ni inaudible tout comme lrsquoaction

juste ne sera ni pieuse ni impie11 Lorsqursquoil en vient agrave parler de lrsquoutile Protagoras met lrsquoaccent sur la diversiteacute de ses occurrences (333e-

334c) De mecircme quand il deacutefinit le courage il parle avant tout des hommes courageux (349d-351a)12 Prot 331d1-e4 laquo Eacutevidemment dit Protagoras la justice ressemble drsquoune certaine maniegravere agrave la pieacuteteacute

car nrsquoimporte quelle chose ressemble en quelque sorte du moins agrave nrsquoimporte quelle autre Le blanc est

quelque part semblable au noir le dur au mou ainsi que le reste de ce qui semble le plus contraire

reacuteciproquement Les parties du visage que nous disions tout agrave lrsquoheure avoir une puissance diffeacuterente et

ne pas ecirctre analogues lrsquoune agrave lrsquoautre se ressemblent en quelque sorte du moins et sont analogues lrsquoune

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 42

De lrsquoavis de Platon il ne peut saisir lrsquouniteacute parce qursquoil reste prisonnier de la

multipliciteacute des manifestations Or se fonder sur la ressemblance et la dissemblance

constitue une alternative au couple de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence pour reacutesoudre le

problegraveme des rapports entre lrsquoun et le multiple La ressemblance est une forme de

mise en relation qui ne fixe pas de limites Agrave chaque instant elle les repense et ouvre

lrsquoespace de la discussion amenant de nouveaux eacuteleacutements pour remplacer les anciens

Elle rend vain lrsquoacte de cerner une chose dans sa singulariteacute ou dans ses liens au reste

du monde dans la mesure ougrave elle abolit les contrastes pour les reacuteinventer au greacute des

circonstances

Concevoir lrsquouniteacute au moyen de rapports de ressemblance interdit de saisir les

diffeacuterences entre les parties tout autant que le principe du tout si les termes font

lrsquoobjet drsquoun reacutearrangement constant il srsquoavegravere possible de les agencer autrement

selon que lrsquoaccent se deacuteplace voire de poursuivre une tout autre fin Lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute

qualitative et lrsquouniteacute apparente entraicircnent donc une conception spontaneacuteiste de la

vertu puisqursquoil nrsquoy a pas agrave proprement parler uniteacute mais totaliteacute organique chaque

contexte produira des harmonies diffeacuterentes Si tous les visages comportent les

mecircmes eacuteleacutements ils diffegraverent par leurs proportions Avec le temps les parties se

modifient et les rapports eacutevoluent Par ailleurs un visage qui paraicirct beau et harmonieux

dans un contexte deacutetermineacute ne sera pas neacutecessairement jugeacute de faccedilon similaire en

dehors de celui-ci Bref lrsquoorganisation des parties auxquelles aucun principe ne confegravere

drsquouniteacute reacuteelle peut ecirctre sujette agrave des eacutevolutions aussi bien qursquoagrave des appreacuteciations

diffeacuterentes

Du point de vue de lrsquoaction politique il en reacutesulte qursquoagir sur une composante

du tout modifie lrsquoensemble Bien que les autres parties ne soient pas affecteacutees dans

leur constitution propre le fait que lrsquoune drsquoelles subisse des modifications

consideacuterables altegravere lrsquoorganisation du tout Par conseacutequent pour modifier un ordre il

suffit drsquoagir sur une des parties pour lrsquoinfleacutechir dans un sens Protagoras deacutefinit ainsi le

sophiste comme celui qui srsquoavegravere capable drsquoenseigner la vertu mieux que drsquoautres

(328b) Or vu qursquoil arrive au terme de lrsquoapprentissage il ne preacutetend pas transmettre un

ensemble de valeurs deacutejagrave impreacutegneacutees en chacun par le processus drsquoeacuteducation et

consigneacutees dans les lois (325c-326e) Il dispense des moyens drsquoagir sur leur

production et de participer agrave leur eacutevolution (318e-319a) Le sophiste ne se preacutesente

agrave lrsquoautre De sorte que de cette maniegravere si tu le voulais tu pourrais prouver que toutes sont semblables

les unes aux autres Or il nrsquoest pas juste drsquoappeler semblables les choses qui possegravedent une certaine

similitude ni dissemblables celles qui possegravedent une certaine dissemblance mecircme si leur ressemblance

est bien petite raquo Protagoras souligne que toutes les choses partagent une similitude mecircme les plus

opposeacutees Nous pouvons dire que le blanc ressemble au noir comme le dur au mou parce qursquoils

constituent des proprieacuteteacutes relatives agrave une mecircme qualiteacute la couleur ou la consistance

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 43

pas comme lrsquoinstigateur drsquoun nouvel ordre social ou vertueux mais comme le relais

drsquoun savoir technique permettant drsquointeragir avec un systegraveme contextuel de vertus afin

de leacutegaliser drsquoautres comportements13

En conclusion cette conception offre un grand nombre de possibiliteacutes de

reacutealiser lrsquouniteacute de la vertu qui reacutesulteront de lrsquoaction des citoyens concerneacutes sur

chacune des parties La deacutefinition drsquoune vertu particuliegravere deacutependra du contexte dans

lequel elle est formuleacutee se reacutesumant agrave lrsquoensemble des comportements qursquoelle

subsume dans une indeacutependance agrave lrsquoeacutegard des autres vertus particuliegraveres Quant au

plan individuel il srsquoavegravere possible de posseacuteder une vertu sans les posseacuteder toutes ou

drsquoen favoriser une au deacutetriment des autres

Lrsquouniteacute reacuteelle selon Platon

Le thegraveme de lrsquouniteacute de la vertu resurgit plusieurs fois chez Platon La plupart

des œuvres de jeunesse interrogent la signification drsquoune vertu particuliegravere

lrsquoEuthyphron se focalise sur la pieacuteteacute le Lachegraves sur le courage le Criton sur la justice

le Charmide sur la modeacuteration Tous ces dialogues concluent de faccedilon aporeacutetique car

srsquoils cherchent la vertu dans son ensemble ils tentent de lrsquoapprocher par la bande en

en deacutetachant une partie Leur aporie reacutesulte de ce morcellement le Lachegraves par

exemple examine dans un premier temps le tout de la vertu que doit transmettre

lrsquoeacuteducation Puis parce que le problegraveme paraicirct difficile agrave affronter il se concentre sur

le courage sans reacuteussir agrave le deacutefinir14 Cet eacutechec provient du deacutefaut inheacuterent agrave une

vision partitive de la vertu supposer qursquoil est possible de consideacuterer isoleacutement ses

parties revient agrave ne pas lrsquoenvisager dans son uniteacute mais comme une simple totaliteacute

sans proprieacuteteacute en dehors drsquoecirctre une somme Une telle approche ruine toute assise

deacutefinitionnelle puisqursquoelle ne fournit jamais le principe de lrsquouniteacute reacuteelle Pour cette

raison Platon deacuteplace la question de lrsquouniteacute en passant du rapport entre le tout et la

partie agrave celui de lrsquoun et du multiple Par ce geste il vise agrave eacutechapper au principe de

relativiteacute infinie du tout et de la partie afin drsquoeacutetablir en quoi consiste lrsquouniteacute

Les Lois srsquoachegravevent sur la position de quatre vertus (XII 962e-964d) Chacune

est une crsquoest-agrave-dire possegravede une nature propre et il est facile de voir en quoi elle se

13 Dans le Theacuteeacutetegravete Protagoras deacutefinit le rocircle des hommes politiques laquo les orateurs savants et bons font

que les citeacutes estiment justes les choses profitables agrave la place des mauvaises puisque tout ce qui semble

juste et beau agrave chaque citeacute cela lrsquoest reacuteellement aussi pour elle aussi longtemps que la citeacute les juge

telles (167c2-6) raquo14 Sur lrsquoeacutechec du Lachegraves lire les preacutecieuses analyses de Louis-Andreacute DORION Platon Lachegraves ndash Euthyphron

Introduction traduction et notes Paris GF Flammarion 1997 p 71-74

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 44

distingue des autres15 Il paraicirct moins eacutevident drsquoexpliquer comment ces parties forment

une seule et mecircme reacutealiteacute la vertu Les Lois laissent la question indeacutetermineacutee Elles

insistent en revanche sur un principe qui traverse les dialogues politiques de Platon

(Reacutepublique Politique Lois) les leacutegislateurs doivent instaurer un systegraveme drsquoeacuteducation

qui vise au deacuteveloppement de la vertu totale et non agrave lrsquohypertrophie drsquoune des parties

(I 630e-631a XII 963a)16 Ils sont contraints de chercher ce qui en garantit lrsquouniteacute

car seule la connaissance de lrsquouniteacute crsquoest-agrave-dire lrsquoobservation du caractegravere propre et

unique qui les traverse toutes (πρὸς μίαν ίδέαν βλέπειν) permet drsquoordonner la

multipliciteacute (965b-d) ndash la plus haute forme de la connaissance reacutesidant dans la

capaciteacute agrave passer de lrsquoun au multiple et inversement du multiple agrave lrsquoun Ils devront

ensuite transmettre par le biais de lrsquoeacuteducation cette union mesureacutee afin de maintenir

lrsquoeacutequilibre de la Citeacute autrement dit de veiller agrave ce que chacune de ses composantes

possegravede la vertu qui lui convient et dans la proportion qui lui convient occupant de ce

fait la place qui lui revient (964d)17 Crsquoest donc la connaissance dialectique qui doit

organiser la Citeacute et son eacuteducation agrave la vertu parce qursquoelle connaicirct la relation tissant le

lien entre lrsquoun et le multiple elle doit deacuteployer la faccedilon dont lrsquoun se diffuse agrave travers le

multiple (cf Philegravebe 16c-17a)

Le Politique eacutetudie les relations entre les parties se placcedilant sur le terrain du

lien politique Contre la croyance ordinaire relayeacutee par la position attribueacutee agrave

Protagoras il eacutetablit que poser lrsquouniteacute de la vertu nrsquoimplique pas drsquoassumer lrsquoharmonie

naturelle de ses parties Par exemple tout en eacutetant deux portions de la vertu la

modeacuteration et le courage se trouvent en conflit il ne reacutesulte pas de leur appartenance

agrave lrsquouniteacute drsquoecirctre amis lrsquoun de lrsquoautre (306b) Platon observe la situation de la Citeacute ougrave les

parties de la vertu srsquoincarnent dans des groupes et ougrave les naturels qui leur

correspondent entrent dans une opposition manifeste Les modeacutereacutes tendent agrave

reacutesoudre les conflits de faccedilon paisible et pondeacutereacutee au point de se rendre impuissants

agrave se deacutefendre face aux agressions Agrave lrsquoinverse les courageux poussent sans cesse leur

Citeacute agrave la guerre au risque de lrsquoentourer drsquoennemis et de la reacuteduire agrave lrsquoesclavage (307e-

308a) Ces naturels renvoient agrave des attitudes mutuellement exclusives megravenent agrave des

15 Lois XII 963e3-8 laquo Lrsquoune le courage porte sur la crainte et mecircme les animaux y participent tout

autant que les habitudes des jeunes enfants sans la raison (ἄνευ λόγου) lrsquoacircme est courageuse par

nature mais sans la raison (ἄνευ λόγου) lrsquoacircme nrsquoa jamais eacuteteacute nrsquoest ni sera jamais prudente

(φρόνιμος) ni doueacutee drsquointelligence (νοῦν ἔχουσα) preuve qursquoil srsquoagit drsquoautre chose raquo16 Les Lois srsquoouvrent sur une critique des modegraveles spartiates et creacutetois parce qursquoils sont orienteacutes vers le

courage et reposent sur des pratiques adapteacutees agrave la guerre mais pas aux temps de paix (I 624a-650b)17 Platon vise directement les soi-disant speacutecialistes de lrsquoeacuteducation agrave savoir les poegravetes et les sophistes

(cf Prot 328a-b) qui preacutetendent mieux connaicirctre la vertu et mieux exercer le rocircle drsquoeacuteducateur bien qursquoils

soient eacutetrangers agrave la Citeacute ougrave ils proposent leurs leccedilons et qursquoils ignorent en quoi consiste la vertu dans sa

totaliteacute

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 45

prises de positions inverses et cherchent agrave se dominer lrsquoun lrsquoautre Or la preacutedominance

non mesureacutee drsquoune faction et lrsquoabsence de concertation entre inclinations opposeacutees

aboutissent agrave un eacutetat de servitude geacuteneacuterale Lrsquoabsence drsquoeacutequilibre doit donc ecirctre

compenseacutee par un principe drsquouniteacute

Comment degraves lors concilier la lenteur et lrsquoeacutenergie si toutes deux peuvent se

produire de faccedilon opportune mais en des moments diffeacuterents et agrave la condition de fuir

tout excegraves Comment eacuteviter aussi que lrsquoopposition des vertus nrsquoengendre des

individus schizophregravenes srsquoalieacutenant par la deacutemesure drsquoune de leur tendance Platon

octroie agrave la science politique le rocircle de tisser la trame de la Citeacute Elle doit attribuer agrave

chaque partie une place adeacutequate qui srsquoaccorde avec les autres et prescrire aux

sciences qui lui sont auxiliaires de veiller agrave eacuteduquer les citoyens dans le respect de

lrsquoharmonie Ideacutealement elle demeurerait au chevet de chacun pour moduler les

prescriptions aux circonstances Mais en raison de lrsquoampleur de la tacircche elle est

contrainte agrave eacutedicter des lois pour la direction des esprits et des comportements (295a-

296b 308e-309a) Ajoutons que les individus reacutecalcitrants agrave lrsquoeacuteducation vertueuse et

agrave leur transcription dans la loi seront mis agrave mort exileacutes ou frappeacutes drsquoinfamie

Seule la science politique parce qursquoelle est une science veacuteritable peut inscrire

dans les esprits une opinion vraie sur le beau le bien et le juste et par conseacutequent

induire des comportements vertueux et harmonieux (309b-e) Le lien qursquoelle tisse entre

les parties de la vertu et entre les individus qui les incarnent possegravede un caractegravere

divin parce que sa connaissance eacutechappe agrave la contingence des affaires humaines et

formule des prescriptions en fonction des reacutealiteacutes veacuteritables tout en les adaptant agrave la

situation preacutesente agrave lrsquoinstar de la dialectique la science politique est un art de lrsquoagrave-

propos (305c-d 284e) Elle doit entraver les habitudes en excluant les mariages

drsquoargent ou les unions endogamiques entre naturels identiques Cet art royal doit plutocirct

contraindre les naturels opposeacutes agrave srsquounir (311b-c)

Par conseacutequent Platon eacutevacue lrsquoideacutee drsquoune organisation spontaneacutee afin de

souligner lrsquoaspect conflictuel de la relation entre parties Il ne conteste pourtant pas

lrsquouniteacute de la vertu Celle-ci demeure constitueacutee drsquoespegraveces diffeacuterentes dont il est agrave

preacutesent besoin drsquoassurer la synthegravese cette derniegravere nrsquoeacutetant plus inscrite dans le fait

mecircme drsquoappartenir aux espegraveces de la vertu Il en deacutecoule une forme drsquoactiviteacute politique

diffeacuterente de celle du modegravele organiciste car agir en favorisant une seule partie sans

tenir compte du lien tisseacute entre toutes conduit agrave la ruine de lrsquoensemble Se prononccedilant

contre lrsquoexpression de lrsquouniteacute a priori de la vertu qui reacutesulterait du seul fait que les

parties en sont les parties Platon privileacutegie une uniteacute dynamique en tension qui doit

trouver le point drsquoeacutequilibre entre des tendances opposeacutees tout en les contraignant agrave

entrer en relation et agrave former une union pour le bien de la Citeacute

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 46

Enfin la Reacutepublique impose de veiller agrave la relation entre les vertus en vue de

deacutefinir chacune Les dialogues socratiques eacutechouaient parce qursquoils cherchaient agrave isoler

une partie Or le travail de deacutefinition nrsquoest reacutealisable qursquoagrave œuvrer avec coordination

(Reacutep IV 428a) Platon ausculte degraves lors chaque vertu particuliegravere pour lui attribuer

une fonction propre en examinant par le deacutetail la place qui lui revient et qursquoaucune

autre nrsquooccupe Il formule quatre deacutefinitions qui correspondent aux parties de la Citeacute et

aux relations qursquoelles entretiennent car la Citeacute parfaite sera celle qui manifeste toutes

les vertus La σοφία est la science qui deacutelibegravere sur lrsquoEacutetat en son entier et appartient

au petit nombre des dirigeants (428c-429a) Le courage consiste dans le maintien par

les guerriers de lrsquoopinion relative agrave ce qui est agrave craindre en fonction de ce qursquoa deacutefini

le leacutegislateur (429b-d) La tempeacuterance (σωφροσύνη) disseacutemineacutee entre tous les

citoyens relegraveve de lrsquoaccord entre parties plus faible et plus forte la seconde exerccedilant

le commandement (432a) Enfin la justice traverse toute la Citeacute et veille agrave ce qursquoaucun

individu ni aucune partie nrsquoempiegravete sur les autres (433b) Aucune des vertus ne

possegravede davantage drsquoimportance mais elles contribuent ensemble agrave la perfection de la

Citeacute (433c-d) Un lien eacutetroit les unit modeacuterant la tendance de chacune agrave envahir

lrsquoespace reacuteserveacute aux autres

La Reacutepublique rend en outre explicite le traitement de la relation qui existe au

point de vue de la vertu entre les niveaux individuel et politique Si la Citeacute bien fondeacutee

est un entrelacs de vertus comment cela se manifeste-t-il sur le plan individuel Dans

un premier temps Platon prouve que lrsquoindividu possegravede les mecircmes faculteacutes que la

Citeacute il y a en lui trois parties qui reacutepondent aux classes constitutives de lrsquoEacutetat La

deacutemonstration passe par lrsquointroduction des principes de contradiction et

drsquointentionnaliteacute Le premier eacutetablit lrsquoexistence de parties de lrsquoacircme si laquo une mecircme

reacutealiteacute ne peut en mecircme temps sous le mecircme rapport et relativement au mecircme objet

supporter ecirctre et faire des choses contraires (436e8-437a1 439b) raquo alors un mecircme

individu ne peut agrave la fois vouloir et refuser un mecircme objet en vertu de la mecircme partie

de lui-mecircme Par conseacutequent il y a en lui deux parties qui srsquoopposent lrsquoune deacutesirant et

lrsquoautre freinant Ensuite en vertu de lrsquointentionnaliteacute ndash la science ou le deacutesir est

science ou deacutesir drsquoun objet deacutetermineacute ndash toute science ou tout deacutesir est lui-mecircme

deacutetermineacute (438d-e) De ce fait les parties de lrsquoacircme ne srsquoopposent pas en tant que

telles mais en tant qursquoelles sont deacutetermineacutees Apregraves avoir fait correspondre les parties

de lrsquoindividu agrave celles de la Citeacute il suffit de transposer les vertus de celle-ci sur celui-lagrave

En reacutealiteacute lrsquoordre deacutemonstratif inverse lrsquoordre logique puisque les vertus politiques

proviennent des individus qui forment la Citeacute (435e-436a) Dans ces conditions

chacune peut recevoir la deacutefinition qui lui est adapteacutee En conclusion la Reacutepublique

pose la double neacutecessiteacute drsquoapprocher les vertus dans leur totaliteacute et de consideacuterer

lrsquointerpeacuteneacutetration de leurs niveaux individuel et politique La conception platonicienne

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 47

insiste sur lrsquohomogeacuteneacuteiteacute des vertus et sur lrsquoexigence drsquoobeacuteir agrave une dynamique de

convergence18

Un conflit de modegraveles

Le modegravele platonicien de lrsquouniteacute des vertus partage quelques caracteacuteristiques

avec celui precircteacute agrave Protagoras Les deacutefinitions de la Reacutepublique laissent la place agrave une

historiciteacute du contenu dans la mesure ougrave les vertus trouvent leur limite dans le cadre

fixeacute par la constitution Crsquoest le rocircle de la Citeacute et de ses lois drsquoeacuteduquer les citoyens agrave

certains comportements privileacutegieacutes De part et drsquoautre lrsquoeacuteducation morale coiumlncide avec

lrsquoeacuteducation politique Mais tandis que chez Protagoras qui soutient un modegravele

deacutemocratique marqueacute par la bigarrure de ses composantes lrsquoeacutevolution de ce cadre est

lrsquoaffaire de citoyens deacutesireux de favoriser une partie au lieu drsquoune autre chez Platon la

constitution et lrsquoeacutevolution ressortissent agrave un groupe dominant

Dans les deux modegraveles lrsquoaction politique reacutesulte drsquoune connaissance

deacutetermineacutee Toutefois agrave Protagoras qui privileacutegie une compeacutetence technique visant agrave

promouvoir une opinion relative agrave lrsquoune des vertus Platon objecte la neacutecessiteacute drsquoune

connaissance theacuteorique portant sur ce qui assure le lien entre lrsquoun et le multiple entre

la totaliteacute et ses parties entre lrsquointelligible et le sensible La deacutecision politique en

matiegravere de vertu devient lrsquoadaptation au moment de lrsquouniteacute agrave tisser entre les parties

en vertu drsquoune connaissance de ce que doit ecirctre cette uniteacute

La deacutefinition du courage

Un courage sans morale

18 Pour isoler le trait commun caracteacuteristique de toutes les vertus il faut lire le Pheacutedon laquo Mon cher

Simmias il y a fort agrave craindre que pour acqueacuterir la vertu ce ne soit pas un mode correct drsquoeacutechange que

drsquoeacutechanger des plaisirs contre des plaisirs des peines contre des peines de la crainte contre de la crainte

ndash une plus grande quantiteacute contre une plus petite comme srsquoil srsquoagissait de monnaies ndash agrave craindre qursquoil

nrsquoy ait au contraire qursquoune seule monnaie contre laquelle tout cela doit ecirctre eacutechangeacute la penseacutee

(φρόνησις) et que si crsquoest agrave ce prix-lagrave et agrave lrsquoaide de cela qursquoon les achegravete et qursquoon les vend tout cela

soit reacuteellement courage modeacuteration justice et en un mot la vertu vraie accompagneacutee de penseacutee (69a6-

b5) raquo Dans un article reacutecent Monique Dixsaut a montreacute que chez Platon la φρόνησις nrsquoeacutetait pas une

vertu particuliegravere mais qursquoelle eacutetait au contraire laquo le principe constitutif de toute vertu raquo ce qui fait qursquoune

vertu nrsquoest pas une simple capaciteacute naturelle ou un simple calcul (laquo De quoi les philosophes sont-ils

amoureux Sur la phronegravesis dans les dialogues de Platon raquo Platon et la question de la penseacutee Eacutetudes platoniciennes I Paris Vrin 2000 p 97)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 48

Si drsquoapregraves Protagoras la vertu est une et composeacutee de parties diffeacuterant par

leur puissance le courage se trouve agrave part il est possible drsquoecirctre courageux sans avoir

le reste des vertus (Prot 349c-d)19 De la mecircme faccedilon que dans le mythe les

capaciteacutes sont reacuteparties sporadiquement car la Citeacute nrsquoattend pas de ses membres

drsquoecirctre experts en tout il nrsquoest pas neacutecessaire que tous possegravedent toutes les vertus

(322c-d) Quelle est donc sa proprieacuteteacute

Protagoras rejette la deacutefinition intellectualiste selon laquelle ecirctre courageux

consiste agrave risquer en conscience et en connaissance de cause lagrave ougrave drsquoautres reculent

Celle-ci reacutetablit en effet le lien voire lrsquoidentiteacute entre courage et savoir Or le courage ne

peut se limiter agrave une capaciteacute agrave eacutevaluer les risques gracircce agrave une connaissance

deacutetermineacutee car il est possible de connaicirctre sans oser prendre de risques mecircme

mesureacutes (349e-350c)20 Par ailleurs si Protagoras admet que le courageux (ἀνδρεῖος)

partage avec lrsquoaudacieux (θαρραλέος) la qualiteacute drsquoaffronter le danger il conteste que

tous les audacieux soient courageux bien que lrsquoinverse soit vrai Lrsquoaudacieux peut

seulement ecirctre fou (350b) Bref Protagoras nrsquoidentifie le courage ni au fait de

connaicirctre les dangers affronteacutes ni au fait de les affronter

Il compare les rapports entre courage et audace agrave ceux qui lient force et

puissance Les plus puissants dans un domaine sont ceux qui connaissent lrsquoart

adeacutequat sans ecirctre plus forts (350d-e) Bien que les forts soient puissants les

puissants ne sont pas tous forts la puissance reacutesulte du savoir voire de la folie et de

la fougue tandis que la force provient laquo de la nature et drsquoune bonne nourriture du

corps raquo (351a) Protagoras pose le courage comme lrsquoanalogue psychique de la force

un don naturel qui se cultive Le courageux se deacutemarque de lrsquoaudacieux non par son

savoir mais par la fermeteacute et la force de son acircme Ecirctre courageux crsquoest reacutesister

devant le danger pour une raison diffeacuterente de lrsquoaudace21 Or si le courage deacutesigne 19 Agrave preacutesent exprimeacute en termes drsquoaffiniteacute et de voisinage le modegravele de la similitude reste preacutegnant agrave cocircteacute

de celui de la δύναμις Or deacutetacher une partie crsquoest compliquer le principe drsquouniteacute la puissance drsquoune

vertu pourrait se distinguer davantage des autres si et seulement si ces derniegraveres partageaient une affiniteacute

qui les caracteacuteriseraient toutes sans relever de la deacutefinition de la vertu geacuteneacuterale En arrachant une partie

au reste Protagoras reacutealise un morcellement correspondant agrave la mauvaise division que critiquera

lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee dans le Politique (262b) eacutecarter une partie du tout afin de lrsquoisoler sans consideacuterer srsquoil

existe une uniteacute reacuteelle des groupes nouvellement formeacutes (par exemple diviser les animaux de troupeaux

entre becirctes et hommes)20 Le Lachegraves (193a-c) dresse une liste drsquoexemples semblable agrave celle du Protagoras (350a) le soldat qui

sait que les renforts vont arriver et possegravede une preacuteparation suffisante tient sa position en vertu de son

courage de mecircme pour le cavalier ou lrsquoarcher qui combattent gracircce agrave leur savoir et leur art ou le plongeur

qui descend dans les puits Le courage est une chose belle parce qursquoil mesure le danger agrave lrsquoinverse de la

folie et de lrsquoaudace21 Lrsquoaffirmation est probleacutematique comme le remarque Roslyn Weiss (laquo Courage Confidence and Wisdom

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 49

une fermeteacute drsquoacircme qui se manifeste dans la reacutesistance au danger celui qui agit

courageusement fait aussi preuve drsquoaudace ndash du fait de reacutesister au danger Protagoras

propose une deacutefinition du courage qui nrsquoen appelle aucunement aux objets du danger

mais qui se concentre sur lrsquoindividu confronteacute agrave des situations particuliegraveres et qui

affronte le danger pour lrsquoune ou lrsquoautre raison

Selon Protagoras il est possible drsquoavoir conscience drsquoun danger sans avoir de

compeacutetence ou de connaissance technique relative agrave la maniegravere de lrsquoaffronter

Connaicirctre le danger inheacuterent agrave la plongeacutee dans les puits crsquoest ecirctre conscient du

danger drsquoun tel acte et srsquoy risquer signifie faire preuve de courage De prime abord ni

le fou ni le courageux ne possegravedent de compeacutetence La frontiegravere entre conscience du

danger et folie se situe dans le fait que le courageux se rend lagrave ougrave existe un danger

reconnu et craint par la foule (ἐφ᾽ ἃ οἱ πολλοὶ φοβοῦνται ἰέναι 349e) tandis que

le fou ignore les risques et les affronte sans mesurer les conseacutequences La position de

Protagoras repose donc sur un jeu des frontiegraveres entre le fou lrsquoaudacieux et le

courageux en srsquoabstenant de fournir un critegravere preacutecis de deacutemarcation Elle souligne

surtout le rocircle de la communis opinio dans la deacutetermination du redouteacute contre quoi le

courageux se distinguera

Agrave la toute fin le Protagoras revient sur lrsquohomme courageux Le sophiste admet

que mecircme ce dernier ne se risque pas agrave ce qursquoil juge vraiment dangereux car

personne ne le fait (359d) Confronteacutes aux mecircmes dangers le brave et le lacircche

srsquoopposent par leur attitude respective fuir pour le lacircche lutter pour le brave

Cependant tandis que les craintes du brave nrsquoont rien de honteux le lacircche ignore ce

qui est vraiment redoutable Protagoras est conduit agrave deacutefinir le courage comme la

connaissance de ce qui est ou non redoutable le faisant apparaicirctre malgreacute lui comme

une forme de savoir moralement deacutetermineacutee (360e)22

Que conclure de ce dernier eacuteleacutement Au deacutetriment de la deacutefinition comme

fermeteacute de lrsquoacircme le courage est reacuteaffirmeacute comme une forme de savoir mais en un

sens diffeacuterent de lrsquoargument preacuteceacutedent lagrave ougrave lrsquoaudace relevait drsquoune compeacutetence

in the Protagoras raquo Ancient Philosophy 5 1985 p 19) si le courage et lrsquoaudace ont des sources

diffeacuterentes drsquoougrave les courageux sont-ils audacieux Le sophiste semble commettre lagrave une erreur logique22 Cette thegravese apparaicirct dans le Lachegraves (194e) et dans la Reacutepublique (IV 430b) Dans le Lachegraves la

deacutefinition du courage comme savoir est mise en cause de faccedilon anticipative du fait que celui qui possegravede

la connaissance pour mesurer les risques passe pour moins courageux que celui qui ne la possegravede pas

mais les affronte pourtant car ce dernier reacutesiste devant le danger sans savoir srsquoil est ou non en mesure

de le faire alors que le premier sait parfaitement ce qursquoil doit craindre (192d-193d) Le courage

qursquoaccompagne lrsquoart paraicirct moins beau que ce qui passe ailleurs pour laid agrave savoir la fermeteacute de lrsquoacircme

deacutenueacutee drsquointelligence En reacutealiteacute lrsquoobjection montre que la deacutefinition du courage comme savoir ne suffit

pas agrave en rendre compte mais qursquoil requiert de prendre en compte le rapport de lrsquoindividu au risque

reacutesister lagrave ougrave il y a un risque connu et en connaissance de cause

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 50

technique dans un champ du redoutable le courage correspond ici agrave une connaissance

morale qui doit trancher entre lrsquoaction bonne (ou belle) et lrsquoaction mauvaise (ou laide)

Le brave nrsquoest sujet qursquoagrave des craintes justifieacutees sans conseacutequence honteuse et agit

comme il le faut Bref contre la deacutefinition initiale de Protagoras centreacutee sur la nature

de lrsquohomme et caracteacuterisant une disposition de lrsquoindividu le courage est restaureacute en

tant que vertu morale pour deacutesigner le fait drsquoadopter lrsquoattitude adapteacutee agrave la situation

en vertu drsquoune connaissance de ce qursquoil est bon ou non de craindre et plus de la

simple conscience de ce qui est craint ou non

Agrave la deacutefinition individualiste srsquooppose agrave preacutesent une deacutefinition objective qui

rapporte le courage agrave des objets doteacutes drsquoune valeur redoutables ou non Alors que la

premiegravere est centreacutee sur la disposition de lrsquoindividu (sa capaciteacute agrave rester ferme dans

des situations donneacutees) cette derniegravere deacutefinition souligne un rapport attendu de

lrsquoindividu dans un contexte social agrave des situations dont la valeur peut ecirctre identifieacutee a

priori gracircce agrave un principe de connaissance En drsquoautres termes le savoir auquel se

rapporte le courage nrsquoest pas uniquement un savoir relatif agrave une technique permettant

de deacutevelopper la fermeteacute de lrsquoacircme mais un savoir portant sur la connaissance de

choses en situation

Ces deux points caracteacuterisent lrsquoopposition entre Platon et Protagoras

Protagoras srsquoexprime au pluriel Il ne donne pas de deacutefinition du courage mais parle

des hommes courageux Il reste dans la multipliciteacute indeacutefinie des individus qui posent

des actes courageux Il en ressort que le courage constitue une disposition (une

certaine fermeteacute drsquoacircme) qui doit srsquoadapter en fonction du contexte Le courageux

adopte en effet un comportement diffeacuterent du reste des hommes osant ce que les

autres redoutent sans connaissance theacuteorique ni compeacutetence technique mais en

ayant simplement conscience de ce qursquoils redoutent Par conseacutequent les motifs de la

crainte sont soumis agrave une eacutevolution locale et temporelle et crsquoest agrave lrsquoindividu de se

renforcer pour affronter davantage de situations Aussi longtemps que le courage

demeure indeacutependant des autres vertus il eacutechappe agrave la dimension deacuteontologique En

revanche la derniegravere deacutefinition reacuteintroduit un eacuteleacutement axiologique Degraves lors que la

reacuteaction agrave lrsquoeacutegard de ce qui suscite la crainte est eacutevalueacutee en termes de beauteacute et de

laideur il ne srsquoagit plus seulement de distinguer ce que les hommes craignent ou non

mais ce qursquoils doivent ou non craindre il nrsquoest plus question du redouteacute mais du

redoutable Comme nous allons le voir agrave partir du moment ougrave une uniteacute reacuteelle de la

vertu impose agrave chaque partie drsquooccuper une place deacutetermineacutee et de srsquoy maintenir on

quitte le domaine de lrsquoecirctre dans lequel eacutevolue Protagoras ndash le simple constat qursquoil y a

des choses craintes et drsquoautres non ndash pour entrer dans celui du devoir ecirctre et de lrsquoagir

moralement deacutefini

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 51

La deacutelimitation des actes

La Reacutepublique eacutenonce une deacutefinition du courage qui comprend un double

versant politique et individuel De faccedilon geacuteneacuterale le courage se reacutevegravele laquo une sorte de

conservation (σωτηρία τις 429b5) raquo Du point de vue politique il revient agrave sauver en

tout temps laquo lrsquoopinion engendreacutee par la loi agrave travers lrsquoeacuteducation relative aux choses agrave

craindre ndash ce qursquoelles sont et de quel genre elles sont raquo (429c-d) Cet eacutenonceacute repose

sur trois eacuteleacutements la preacuteservation la sanction de la loi et la transmission par

lrsquoeacuteducation Premiegraverement les apories du Protagoras et du Lachegraves (194d-195a) ont

conduit Platon agrave refuser le modegravele purement intellectualiste Platon ne fait reposer le

courage ni sur une connaissance theacuteorique ni sur une compeacutetence technique ni mecircme

sur une opinion droite relative agrave ce qui inspire la crainte ou la confiance Il tire en effet

du Lachegraves la leccedilon qursquoassimiler le courage agrave une forme de savoir revient agrave lrsquoidentifier agrave

la vertu tout entiegravere et interdit drsquoen saisir la speacutecificiteacute (199d-e) Pour cette raison il y

ajoute une neacutecessaire qualiteacute de caractegravere (deacutejagrave formuleacutee par Lachegraves 192c-d) Le

courage allie donc la fermeteacute drsquoacircme agrave une opinion une disposition de lrsquoacircme agrave une

certaine connaissance

Deuxiegravemement lrsquoopinion agrave preacuteserver reccediloit sa deacutetermination de la loi Dans la

Citeacute ideacuteale le leacutegislateur prescrit ce que les gardiens doivent craindre et ce qursquoils

doivent ecirctre en mesure drsquoaffronter Pourquoi le courage ne peut-il ecirctre une science et

un savoir mais renvoie-il agrave une opinion Drsquoune part eu eacutegard au processus de

connaissance une loi ne constitue jamais qursquoune opinion eacutetant donneacute qursquoelle inscrit

dans la dureacutee le reacutesultat drsquoune reacuteflexion et fixe agrave un moment la penseacutee productrice de

la constitution23 Drsquoautre part srsquoil existe une deacutefinition du courage deacutefinir ses objets se

reacutevegravele une tacircche impossible Dans la mesure ougrave les objets de la crainte varient en

fonction des conditions historiques et locales ils relegravevent de lrsquoopinion ndash une

affirmation susceptible drsquoecirctre vraie ou fausse qui sert de guide au quotidien24

Srsquoagissant drsquoobjets contingents il nrsquoy a donc sur la crainte qursquoune forme de

connaissance qui ne peut recevoir le statut de connaissance veacuteritable de science En

revanche lrsquoart du leacutegislateur consiste agrave formuler des prescriptions doteacutees de la plus

grande extension tout en les adaptant aux circonstances Il relegraveve de la forme de la

connaissance la plus haute la dialectique qui connaicirct les causes de chaque chose

23 Selon les deacutefinitions de lrsquoopinion et de la penseacutee formuleacutees en Theacuteeacutet 189e-190a et Soph 263d-

264b24 De la mecircme faccedilon que les objets de la crainte lrsquoefficaciteacute des exercices mis en œuvre pour forger les

caractegraveres peut eacutevoluer au point drsquoaboutir agrave des effets neacutefastes si le leacutegislateur manque de vigilance et

ne prend pas le soin drsquoadapter ses prescriptions (Politique 295c-d Lois I 636b)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 52

mais aussi les moyens de les assembler Dans le cadre drsquoune constitution parfaite il

devra veiller au maintien des limites en deacutefinissant le cadre moral en vertu duquel

chacun doit agir pour preacuteserver la plus belle uniteacute des parties mettant en œuvre la

meacutethode dialectique et la connaissance pour les adapter au devenir sensible (cf Pol

305d) et engendrant une opinion relative aux objets agrave craindre

Troisiegravemement lrsquoeacuteducation assure le rocircle de transmission de lrsquoopinion et de

renforcement du caractegravere Agrave la diffeacuterence des autres vertus le courage nrsquoimplique pas

initialement le λόγος mais repose sur une disposition naturelle (Reacutep IV 441a-b

Lois XII 965c-d) Lrsquoeacuteducation doit guider ce naturel sans le rendre excessif ni

deacuteficient en enseignant agrave reacutesister aux plaisirs aux douleurs agrave toutes les passions et

agrave maintenir lrsquoopinion droite (Reacutep 429d-430b)

Transposeacutee agrave lrsquoindividu la deacutefinition devient laquo Nous appelons un homme

courageux je pense en raison de cette partie-lagrave lorsque son ardeur (θυμοειδές)

preacuteserve agrave travers peines et plaisirs ce qui a eacuteteacute prescrit par la raison (ὑπὸ τῶν

λόγων παραγγελθὲν) comme objet de crainte ou non (Reacutep IV 442b10-c2) raquo Le

courage relegraveve de la partie guerriegravere de lrsquoacircme de mecircme qursquoil concerne les gardiens de

la Citeacute Alors que dans lrsquoacception protagoreacuteenne le courage reacuteveacutelait une dimension

purement subjective eacutetant donneacute que lrsquohomme courageux se deacutefinissait uniquement

par la culture drsquoune fermeteacute psychologique Platon restaure avec la conservation drsquoune

opinion une dimension objective et intentionnelle qui eacutechappe agrave la simple disposition

Il eacutevite les apories drsquoune deacutefinition strictement formelle en articulant le courage agrave un

contenu intentionnel

Lrsquoexpression ὑπὸ τῶν λόγων παραγγελθὲν dissimule une ambiguiumlteacute Dans la

perspective drsquoune Citeacute ideacuteale elle signifie que le citoyen doit maintenir les

prescriptions des lois gracircce agrave son ardeur En drsquoautres termes il doit obeacuteir agrave lrsquoopinion

qui lui a eacuteteacute transmise de lrsquoexteacuterieur par lrsquoeacuteducation Sur le plan individuel le sens est

tout autre lrsquoindividu devient agrave lui-mecircme lrsquoauteur de ses propres prescriptions

formuleacutees au regard du maintien de lrsquoeacutequilibre de ses parties Lui seul aura lrsquoinitiative

et la liberteacute de formuler des regravegles pour agir Degraves lors si le courage nrsquoest pas science

ni connaissance mais est le soumis agrave la science veacuteritable lrsquoindividu qui connaicirctra

cette science veacuteritable acceacutedera agrave une forme autonome de courage Le veacuteritable

philosophe allie donc la science veacuteritable agrave une preacuteservation des opinions auxquelles

elle permet drsquoaboutir

Conclusion

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 53

Platon et Protagoras nous placent en preacutesence de deux deacutefinitions du courage

et de la vertu qui illustrent deux conceptions de la liberteacute et de lrsquoagir et reacutesultent de

deux rapports au donneacute exteacuterieur La deacutefinition du courage attribueacutee agrave Protagoras

srsquoinscrit dans le cadre drsquoune theacuteorie geacuteneacuterale de la vertu dont lrsquouniteacute est donneacutee de

faccedilon spontaneacutee et ougrave les parties suivent une eacutevolution indeacutependante De ce fait agir

sur lrsquoune nrsquoimplique pas de les repenser toutes agrave chaque instant dans leur inteacutegraliteacute

Cela requiert seulement de tenir compte drsquoun ensemble de donneacutees preacutesentes Agrave

lrsquoopposeacute la deacutefinition platonicienne du courage apparaicirct dans des ouvrages qui

preacutesentent une theacuteorie geacuteneacuterale de lrsquoEacutetat Platon propose un nouvel ordre en dehors

duquel il nrsquoy a pas agrave proprement parler de courage ndash ni de vertu en geacuteneacuteral ndash tant sur

les plans individuel que politique Seul lrsquoEacutetat parfait offre agrave la vertu ses conditions de

reacutealisation Or si les circonstances agrave lrsquointeacuterieur desquelles eacutevolue la Citeacute changent il

en va aussi des lois prescrivant les comportements agrave y adopter Dans la perspective

platonicienne lrsquoart de prescrire possegravede tout autant qursquoil la requiert la liberteacute de

reacuteinventer ses eacutenonceacutes pour toujours mieux les adapter dans le respect de lrsquouniteacute des

parties

Consideacuterer comme le fait Protagoras vu par Platon que la conduite agrave suivre

pour faire preuve de courage reacutesulte des aleacuteas de chaque citeacute et de la vision qursquoy ont

les autres citoyens (nous parlerions volontiers aujourdrsquohui de codes sociaux) crsquoest

postuler une forme drsquoheacuteteacuteronomie Si lrsquoindividu doit srsquoadapter agrave une situation qui le

contraint de lrsquoexteacuterieur il le fait en vertu de codes et de lois dans lesquels il srsquoinsegravere

dans le cas du courage par exemple il reacutefegravere son action agrave ce qui est consideacutereacute

comme redoutable par les autres Son attitude est conditionneacutee par un eacutetat de fait et

ne reacutesulte pas drsquoune libre deacutetermination Toutefois si nous nous placcedilons agrave preacutesent

dans une perspective plus authentiquement protagoreacuteenne deacutemocratique lrsquoindividu

politique srsquoavegravere disposer de la liberteacute drsquoinfluencer lrsquoeacutevolution drsquoune vertu sans tenir

compte des autres afin de produire de nouveaux comportements Protagoras

concevrait cette liberteacute comme maximale car gracircce agrave cette possibiliteacute drsquoagir

seacutepareacutement sur les vertus il est aiseacute de faire eacutevoluer au cas par cas lrsquoopinion

commune et de modifier les comportements admis

Agrave lrsquoinverse selon Platon seule la recherche de la reacutealisation neacutecessaire de

lrsquouniteacute des vertus garantit la liberteacute de la penseacutee et de la deacutefinition du contenu des

vertus Il srsquoagit de tirer parti de cette meacutethode de cette science qui connaicirct les causes

des choses et dont il reste agrave inscrire les reacutesultats dans le devenir La liberteacute de penseacutee

assure la liberteacute de la politique et de la morale par soi lrsquoindividu prescrit les regravegles

deacutefinies au moyen du λόγος En revanche consideacuterer que lrsquoeacutequilibre est toujours deacutejagrave

donneacute par la situation politique et sociale crsquoest manquer selon lui ce qui garantit

lrsquoessence de la vertu et du courage en particulier la capaciteacute drsquoeacutenoncer de bonnes

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 54

prescriptions

Marc-Antoine Gavray est chargeacute de recherches du FRS-

FNRS agrave lrsquoUniversiteacute de Liegravege Auteur de plusieurs

articles sur Platon il a eacutegalement publieacute Simplicius

lecteur du Sophiste Contribution agrave lrsquoeacutetude de lrsquoexeacutegegravese tardive (Paris Klincskieck 2007) Il preacutepare

actuellement un ouvrage sur Protagoras et Platon

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 55

Annick Stevens laquo Le rocircle du courage dans la

praxis un questionnement agrave partir drsquoAristote

raquo

La notion de courage dans la philosophie pratique drsquoAristote couvre un champ

assez limiteacute et ne permet pas drsquoenvisager en geacuteneacuteral les conditions de lrsquoaction on

pourrait donc estimer qursquoil nrsquoest pas tregraves utile de srsquoen enqueacuterir Cependant les

conditions de lrsquoaction examineacutees dans la philosophie actuelle agrave partir de la notion de

courage eacutetaient penseacutees par lui sous drsquoautres termes drsquoune maniegravere qui se reacutevegravele

toujours pertinente pour eacuteclairer certaines questions et deacuteboucher sur des propositions

pratiques stimulantes En outre une reacuteflexion sur la variation seacutemantique elle-mecircme

peut contribuer agrave interroger le bien-fondeacute de lrsquousage actuel de la notion de courage

Apregraves avoir briegravevement rappeleacute comment Aristote deacutefinissait le courage je me

concentrerai donc sur sa contribution agrave lrsquoeacutetude des rapports entre le savoir le devoir et

la volonteacute entre le choix de lrsquoaction et son accomplissement pour mettre en eacutevidence

ce qui chez lui assurait le rocircle deacutecisif que nous attribuons agrave preacutesent au courage

Le courage dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque est drsquoabord deacutefini comme la meilleure

attitude (aretegrave) face agrave une certaine peur mais qui ne peut concerner nrsquoimporte quel

objet En effet on peut craindre une multipliciteacute de maux lrsquoinfamie la pauvreteacute la

maladie la solitude la mort Or ce nrsquoest pas dans tous ces cas que la reacutesistance agrave la

crainte doit srsquoappeler courage Au contraire il y a des maux qursquoil faut craindre et qursquoil

est beau de craindre comme lrsquoinfamie et celui qui ne srsquoen soucie pas nrsquoest appeleacute

courageux que par meacutetaphore Drsquoautre part en ce qui concerne la crainte de la

pauvreteacute ou de la maladie certes il faut srsquoefforcer de ne pas lrsquoeacuteprouver mais on

nrsquoappellera pas davantage laquo courageux raquo celui qui ne craint pas ces maux si ce nrsquoest

par ressemblance avec le veacuteritable courageux1

La situation propre du courage est seulement celle du danger de mort et non

de nrsquoimporte quelle mort mais de la plus belle et la plus honorable crsquoest-agrave-dire de la

Je tiens agrave remercier Gaeumllle Jeanmart non seulement de mavoir inviteacutee agrave participer au

seacuteminaire de reacuteflexion sur la notion de courage mais surtout pour la richesse du

questionnement par lequel elle a orienteacute les contributions qui a eacuteteacute pour moi dun

inteacuterecirct tregraves stimulant Merci aussi aux participants du seacuteminaire pour leurs remarques

et suggestions1 Aristote Eacutethique agrave Nicomaque III 9 1115a6-24

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 56

mort agrave la guerre2 Il doit toujours ecirctre lieacute agrave lrsquoaccomplissement drsquoune prouesse non

drsquoune neacutecessiteacute il suppose qursquoon a le choix drsquoaccomplir lrsquoaction ou pas au contraire

des situations de danger ineacuteluctable pour cette raison on ne devrait mecircme pas dire

que sont courageux des marins qui affrontent une tempecircte sans paniquer Pris au sens

propre il ne consiste pas agrave nrsquoavoir aucune crainte de la mort mais agrave affronter le danger

parce qursquoil est beau de le faire Lrsquoabsence totale de crainte qui relegraveve de lrsquoinsensibiliteacute

ou de la folie est autant deacutesapprouveacutee que son contraire la lacirccheteacute3 En revanche

mourir volontairement pour eacutechapper agrave un grand mal que ce soit la pauvreteacute une

peine drsquoamour ou une autre souffrance crsquoest de la lacirccheteacute car cela ne comporte

aucune beauteacute

A cocircteacute de cette forme proprement dite Aristote mentionne cinq autres formes

qui sont communeacutement appeleacutees courage mais qui ne le sont qursquoen un sens deacuteriveacute4

le courage civique (politikos) le courage par expeacuterience lrsquoardeur ou lrsquoaudace

lrsquooptimisme lrsquoignorance Le premier cas mis agrave part toutes ces attitudes sont

faussement courageuses car 1 agrave la guerre ceux qui ont une grande expeacuterience des

combats sont plus confiants en leur habileteacute et montrent donc moins de peur mais si

le danger deacutepasse leurs preacutevisions ils se reacutevegravelent souvent lacircches 2 lrsquoardeur nrsquoest

pas un choix mais une impulsion comme en ont les animaux sauvages 3 lrsquooptimisme

est ducirc agrave une mauvaise appreacuteciation de la situation de danger 4 lrsquoignorance du

danger empecircche eacutevidemment de faire lrsquoeacutepreuve du courage

Le courage civique est plus inteacuteressant il srsquoagit drsquoun cas particulier du courage

guerrier dans lequel la beauteacute de lrsquoacte est prescrite par la citeacute par les lois ou par le

code de lrsquohonneur et Aristote ajoute que cette conception est caracteacuteristique de la

socieacuteteacute homeacuterique5 Dans ce cas la motivation de lrsquoacte est la recherche de la gloire et

la crainte de lrsquoopprobe de sorte qursquoelle srsquoinscrit bien dans la poursuite de lrsquoexcellence

(aretegrave) et constitue la motivation la plus proche de celle qui choisit la beauteacute pour elle-

mecircme La plus proche mais pas tout agrave fait la forme propre puisque le but viseacute nrsquoest

pas directement la beauteacute mais un certain avantage social En outre mecircme si ce nrsquoest

pas dit explicitement on peut tirer de la conception eacutethique geacuteneacuterale drsquoAristote que le

choix de lrsquoacte a moins de valeur lorsqursquoil est deacutetermineacute socialement qursquoil est moins

eacutethique au sens ougrave il relegraveve moins de la responsabiliteacute de lrsquoagent Car plus un acte est

volontaire choisi et deacutelibeacutereacute plus il est eacutethique plus il reacutevegravele la disposition eacutethique de

lrsquoagent La distinction entre courage civique et courage proprement dit est donc tregraves

claire de droit mecircme si dans les faits elle peut paraicirctre limiteacutee agrave une diffeacuterence de

2 Ibid 9 1115a25-353 Ibid 10 1115b24-284 Ibid 11 1116a10-1117a285 Ibid 11 1116a17-29

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 57

degreacute en effet le courage proprement dit nrsquoeacutechappe pas totalement agrave la

preacutedeacutetermination sociale puisque les mecircmes actes ne sont pas jugeacutes beaux dans

toutes les cultures Il nrsquoen reste pas moins que viser la beauteacute pour elle-mecircme ne se

confond pas avec viser la beauteacute en vue drsquoune gratification sociale car agrave la premiegravere

est attacheacutee du moins une intention drsquouniversaliteacute mecircme si celle-ci est inatteignable

Drsquoautre part on pourrait ecirctre tenteacute de reconnaicirctre dans lrsquoexpression laquo courage

civique raquo la conception laquo heacuteroiumlque raquo de la politique qursquoHannah Arendt a attribueacutee aux

citoyens grecs de lrsquoeacutepoque classique6 Elle voulait dire par cette expression que

lrsquoactiviteacute politique eacutetait le domaine des grandes actions drsquoeacuteclat des hauts faits

glorieux ceux par lesquels on gagnait la meacutemoire agrave deacutefaut drsquoune immortaliteacute

impossible Mais il ne faut pas srsquoy tromper la guerre dans le contexte des citeacutes

grecques nrsquoest qursquoun exemple parmi drsquoautres occasions de se distinguer dans la vie

proprement politique de la citeacute crsquoest-agrave-dire dans les instances de deacutecision et de

jugement on se distingue par lrsquoeacuteloquence par le charisme et la populariteacute

eacuteventuellement par la magnificence des dons que lrsquoon fait sous forme de monuments

ou drsquoembellissements de toutes sortes Crsquoest ce genre drsquoactiviteacutes propres agrave la politique

qursquoAristote a en vue quand il parle du second choix de vie possible le choix des

honneurs crsquoest-agrave-dire celui du prestige de lrsquoadmiration publique Mais ce nrsquoest pas agrave

cela qursquoil se reacutefegravere par lrsquoexpression laquo courage civique raquo qui est strictement reacuteserveacutee au

champ de bataille7

Si lrsquoon compare ce champ drsquoapplication restreint aux usages actuels de la

notion de courage on constate qursquoagrave cocircteacute de la signification guerriegravere qui existe

toujours drsquoautres usages relegravevent encore du sens strict aristoteacutelicien comme la

reacutesistance sous une occupation ou la dissidence sous une dictature puisque dans de

telles situations on met sa vie en danger pour un motif noble

Mais la plupart du temps on utilise couramment la notion de courage dans une

signification beaucoup plus large applicable agrave la crainte de toute conseacutequence

deacutesavantageuse drsquoune action et mecircme drsquoune maniegravere encore plus eacuteloigneacutee lorsqursquoon

parle du courage de se lever quand on est fatigueacute du courage drsquoaccomplir un travail

peacutenible ou du courage avec lequel on supporte une douleur physique (dans ces

derniers cas le courage nrsquoa plus pour contraire la lacirccheteacute mais la mollesse ou la

6 Condition de lrsquohomme moderne trad G Fradier Paris Agora Pocket 1994 p 251-259 7 Il nrsquoest pas certain qursquoHannah Arendt soit fidegravele agrave la conception grecque du courage lorsqursquoelle eacutecrit

laquo Lrsquoideacutee de courage qualiteacute qursquoaujourdrsquohui nous jugeons indispensable au heacuteros se trouve deacutejagrave en fait

dans le consentement agrave agir et agrave parler agrave srsquoinseacuterer dans le monde et agrave commencer une histoire agrave soi Et

ce courage nrsquoest pas neacutecessairement ni mecircme principalement lieacute agrave lrsquoacceptation des conseacutequences il y

a deacutejagrave du courage de la hardiesse agrave quitter son abri priveacute et agrave faire voir qui lrsquoon est agrave se deacutevoiler agrave

srsquoexposer raquo (ibid p 244-245)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 58

faiblesse ce qui est un signe drsquoeacuteloignement maximal par rapport agrave la signification

originaire)

Pour mieux comprendre les ressorts de lrsquoaction dans lrsquoensemble des situations

ougrave un acte est dit courageux parce qursquoil fait courir agrave lrsquoagent le risque de subir un

deacutesavantage quelconque il me semble qursquoil y a tout inteacuterecirct agrave appliquer drsquoabord agrave ces

situations les distinctions aristoteacuteliciennes Aristote avait citeacute les exemples de la

crainte de la pauvreteacute ou de lrsquoinfamie Ces exemples illustrent les deux cateacutegories

principales de la crainte drsquoun deacutesavantage celle qui porte sur une sanction mateacuterielle

et celle qui porte sur une sanction sociale symbolique Les exemples des deux types

sont leacutegion

- par crainte de perdre son emploi ou de passer agrave cocircteacute drsquoune promotion on tait

ses penseacutees critiques on accepte des conditions de travail dangereuses on ne

deacutefend pas un collegravegue qursquoon estime injustement licencieacute on accepte de

commettre des actions qursquoon deacutesapprouve moralement

- par crainte drsquoecirctre disqualifieacute deacutepreacutecieacute ou mis agrave lrsquoeacutecart par un groupe on ne

donne pas sa veacuteritable opinion mais on se conforme agrave celle de la majoriteacute

drsquoune maniegravere geacuteneacuterale on accomplit ce que les autres attendent de nous non

ce que nous deacutesirons ou pensons devoir faire

Dans toutes ces situations le choix consiste agrave oser ou agrave ne pas oser aller

contre son inteacuterecirct et crsquoest pourquoi elles sont couramment eacutevalueacutees en termes de

lacirccheteacute et de courage Aristote cependant aurait recours agrave un vocabulaire plus

speacutecifique celui qui laisse faire une injustice pour conserver des avantages mateacuteriels

est injuste et non lacircche celui qui deacuteguise son opinion ou sa penseacutee pour ces mecircmes

raisons est menteur celui qui supporte la douleur ou la fatigue est endurant fort

maicirctre de lui (egkrategraves) Pour juger correctement de telles actions il estime neacutecessaire

de tenir compte agrave la fois de leur valeur intrinsegraveque et de la motivation qui a pousseacute agrave

les accomplir si commettre une injustice ou dire un mensonge est neacutecessaire dans

une situation ougrave il en reacutesultera une belle action lrsquoacte ne sera ni tout agrave fait blacircmable ni

tout agrave fait louable mais srsquoen abstenir ne sera pas tout agrave fait louable non plus On

retrouve ainsi la conception laquo tragique raquo de lrsquoaction qursquoAristote a tellement appreacutecieacutee

dans la trageacutedie classique cette conscience que chacun doit affronter des situations

dans lesquelles il nrsquoy a pas de choix absolument bon aucune norme ou reacutefeacuterence ne

permet de trancher les dilemmes de maniegravere parfaitement vertueuse

Il serait tentant drsquoutiliser cette distinction entre lrsquoaction elle-mecircme et sa

motivation pour tenter de concilier les distinctions aristoteacuteliciennes avec notre langage

courant En effet si lrsquoon peut ecirctre injuste ou menteur aussi bien par lacirccheteacute que par

courage selon que la motivation est noble ou basse le courage deviendrait le nom de

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 59

la disposition geacuteneacuterale commune agrave toutes les situations qui fait qursquoon agit en vue

drsquoun but noble quels que soient les inconveacutenients qui en reacutesultent et mecircme quels que

soient les moyens par lesquels il faille passer Mais en reacutealiteacute ce ne serait pas une

conception proche de celle drsquoAristote parce que comme nous lrsquoavons vu le courage

pour lui doit deacutesigner un type drsquoaction bien particulier et ne peut qualifier seulement la

motivation de toute action

Cependant la recherche de ce que pourrait ecirctre une telle disposition geacuteneacuterale

est cruciale pour toute theacuteorie de lrsquoaction Elle rejoint un lieu commun de la philosophie

morale et politique qui consiste agrave comprendre ce qui fait que connaissant les valeurs

et identifiant dans une situation donneacutee la valeur qursquoil faudrait suivre tantocirct on agit

conformeacutement agrave elle tantocirct non (Je laisse de cocircteacute provisoirement la question de

savoir comment certaines valeurs viennent agrave ecirctre geacuteneacuteralement procircneacutees par une

socieacuteteacute et comment chacun sait agrave peu pregraves ce qui est appeleacute laquo juste raquo dans sa

socieacuteteacute mecircme srsquoil peut y avoir une inadeacutequation importante entre le discours et les

faits jrsquoy reviendrai dans la conclusion quoique sans pouvoir lui accorder dans ce

cadre la reacuteflexion approfondie qursquoelle meacuteriterait)

A cocircteacute de cette question principale on pourrait se demander subsidiairement

srsquoil est pertinent drsquoappeler courage et lacirccheteacute le fait drsquoagir ou non conformeacutement agrave une

certaine valeur ou agrave un certain devoir

Or il me semble que cette deuxiegraveme question nrsquoest pas si subsidiaire que ccedila

parce que la maniegravere dont on nomme certaines attitudes peut influencer le jugement

qursquoon porte sur elles En effet en parlant systeacutematiquement de courage on laisse

entendre que dans toutes les situations eacutevoqueacutees lrsquoagent court un danger reacuteel de

sorte qursquoon est plus disposeacute agrave lrsquoindulgence pour qui recule devant lrsquoaction et on

neacuteglige la distinction entre des risques minimes ou mecircme meacuteprisables et des risques

importants En outre en remplaccedilant lrsquoopposition entre justice et injustice par celle du

courage et de la lacirccheteacute comme critegravere drsquoeacutevaluation de lrsquoaction on tend agrave faire passer

au second plan lrsquoexigence de justice et agrave srsquohabituer agrave admirer tout acte qui demande

de prendre des risques on peut de cette maniegravere admirer des actes de banditisme

de speacuteculation financiegravere drsquoabus de pouvoir etc tous actes qursquoon ne pourrait pas

admirer du point de vue de la justice Par ailleurs il faut remarquer que cette tendance

qursquoon observe effectivement dans bon nombre de discours actuels suppose qursquoon a

tout fait renonceacute agrave la deuxiegraveme partie de la deacutefinition aristoteacutelicienne du courage crsquoest-

agrave-dire la viseacutee noble le but eacuteleveacute pour consideacuterer la prise de risque indeacutependamment

de la fin viseacutee Crsquoest aussi en raison de cette perte de sens que lrsquousage geacuteneacuteraliseacute du

terme laquo courage raquo ne me semble ni anodin ni souhaitable

Jrsquoen viens agrave la question principale qursquoest-ce qui fait qursquoon agit ou non selon ce

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 60

qursquoon pense devoir faire

La disposition geacuteneacuterale agrave agir conformeacutement aux valeurs est pour Aristote

lrsquoexcellence eacutethique en geacuteneacuteral crsquoest-agrave-dire lrsquoexcellence du caractegravere (ecircthos) Elle

reacutesulte drsquoun choix commenceacute degraves la petite enfance et renouveleacute tout au long de la vie

selon lequel lrsquoindividu se forge lui-mecircme de son plein greacute un certain caractegravere

Lrsquoengagement existentiel du choix eacutethique apparaicirct particuliegraverement bien dans la

distinction eacutetablie entre la deacutecision (proairesis choix preacutefeacuterentiel) et lrsquoopinion (doxa)

cette derniegravere nrsquoentraicircnant aucune action et ne modifiant pas la qualiteacute de la

personne

Par le fait de choisir les biens ou les maux nous sommes drsquoune certaine qualiteacute

mais pas par le fait drsquoavoir une opinion sur eux Et nous choisissons de saisir ou

de fuir lrsquoun drsquoeux tandis que nous avons lrsquoopinion de ce qursquoil est ou de ce agrave quoi il

sert ou de comment srsquoen servir mais nous nrsquoavons absolument pas lrsquoopinion de le

saisir ou de le fuir En outre le choix est loueacute parce qursquoil est de ce qursquoil faut et non

parce qursquoil est exact tandis que lrsquoopinion est loueacutee parce qursquoelle est vraie Et nous

choisissons ce que nous savons au mieux ecirctre des biens tandis que nous avons

une opinion sur ce que nous ne savons pas enfin il semble que ce ne sont pas

les mecircmes personnes qui ont les meilleurs choix et les meilleures opinions mais

que certains tout en ayant les meilleures opinions agrave cause de leur mauvaise

qualiteacute choisissent ce qursquoil ne faut pas8

On voit que le choix ou la deacutecision nrsquoest pas une simple connaissance de ce

qursquoil faut faire crsquoest plutocirct la manifestation de la qualiteacute intrinsegraveque de lrsquoagent Aristote

refuse la conception attribueacutee agrave Socrate selon laquelle laquo nul ne fait le mal

volontairement raquo le mal reacutesultant drsquoune ignorance de ce qui est bien9 Crsquoest pourquoi il

nrsquoy a pas dans chaque situation un combat entre deux tendances opposeacutees dont lrsquoune

serait la tendance spontaneacutee agrave suivre la faciliteacute ou le plaisir et lrsquoautre la tendance agrave

maicirctriser cette spontaneacuteiteacute mauvaise par la volonteacute de faire son devoir Il y a peut-ecirctre

une certaine lutte inteacuterieure au cours des anneacutees de formation durant lesquelles agrave

force de reacuteagir drsquoune certaine maniegravere on se constitue progressivement une

disposition agrave reacuteagir toujours de cette maniegravere Mais ensuite vient un moment ougrave lrsquoon a

deacutesormais acquis comme tendance principale et spontaneacutee la disposition agrave agir selon

8 Eth Nic III 4 1112a1-119 Il faut preacuteciser que cette conception socratico-platonicienne nrsquoest pas aussi naiumlve qursquoon la preacutesente

parfois Elle ne consiste pas agrave croire qursquoil suffit de savoir ce qursquoil faut faire pour le faire elle consiste

plutocirct agrave distinguer ce qursquoon croit ecirctre un bien pour soi (lrsquointeacuterecirct immeacutediat ou mateacuteriel) et ce qui est un bien

veacuteritable pour soi (vivre avec une acircme bonne ecirctre quelqursquoun de bien) une fois acquise la conviction que

rien nrsquoest pire que drsquoavoir une acircme mauvaise on agira neacutecessairement dans le sens qui lrsquoembellit Ainsi

convenablement comprise cette eacutethique nrsquoest pas tregraves diffeacuterente de celle drsquoAristote comme nous allons

le voir

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 61

certaines valeurs Agrave ce moment-lagrave on ne se pose plus la question de savoir si on

laissera ou non srsquoaccomplir telle ou telle injustice la deacutelibeacuteration ne porte plus que

sur la maniegravere drsquoagir au mieux en fonction de la situation Crsquoest pourquoi Aristote peut

dire qursquo laquo on ne deacutelibegravere pas sur les fins mais sur les moyens En effet un meacutedecin ne

deacutelibegravere pas pour savoir srsquoil va soigner ni un orateur pour savoir srsquoil va persuader ni un

politique pour savoir srsquoil va produire une bonne loi ni personne drsquoautre ne deacutelibegravere sur

les fins mais une fois poseacutee la fin ils examinent la maniegravere et les moyens raquo10

Ce qui pose la fin crsquoest le deacutesir (orexis) qui constitue le moteur geacuteneacuteral de

lrsquoaction et qui peut se donner pour but nrsquoimporte quel objet consideacutereacute comme

deacutesirable sans certitude que celui-ci soit bon ou mauvais Crsquoest donc de la qualiteacute du

deacutesir que deacutepend le fait que la fin poursuivie soit bonne ou pas Or les deacutesirs que

nous avons sont deacutetermineacutes par nos qualiteacutes de caractegravere de sorte qursquoune personne

qui srsquoest forgeacute un bon caractegravere deacutesire geacuteneacuteralement des choses bonnes et belles

Une telle personne sera donc pousseacutee agrave accomplir des actions justes par son deacutesir de

justice deacutesir auquel elle ne doit pas se contraindre par un effort de volonteacute qui

viendrait srsquoopposer agrave sa tendance naturelle mais deacutesir qui est devenu sa tendance

spontaneacutee De la mecircme maniegravere celui qui srsquoest forgeacute un caractegravere courageux srsquoil lui

arrive de voir une personne en danger sera immeacutediatement pousseacute agrave lui porter

secours et ne deacutelibegraverera que sur le moyen le plus efficace de le faire celui en

revanche qui heacutesite agrave porter secours nrsquoheacutesite pas non plus en raison drsquoune mauvaise

deacutelibeacuteration mais parce qursquoil est animeacute drsquoun deacutesir inadeacutequat drsquoune habitude agrave fuir le

danger ou les difficulteacutes

Un tel processus drsquoauto-construction repose sur trois conditions la disposition

naturelle de lrsquoindividu (la part inneacutee du caractegravere) lrsquoeacuteducation et la raison (logos)

Lrsquoeacuteducation doit ecirctre comprise en un sens tregraves large car elle est permanente pour

lrsquohomme qui vit en socieacuteteacute et subit continuellement lrsquoinfluence des encouragements

des modegraveles des reacutecompenses symboliques que dispensent ses institutions Mais au

deacutebut crsquoest le faire qui produit lrsquoecirctre on commence agrave faire les actions preacutesenteacutees

comme correctes par les parents les eacuteducateurs les lois et plus on en accomplit

plus on acquiert la qualiteacute correspondante de la mecircme maniegravere qursquoon devient

musicien en jouant de la musique en eacutetant drsquoabord guideacute puis de plus en plus

spontaneacutement Bien entendu le reacutesultat nrsquoest jamais tout agrave fait le mecircme et dans bien

des cas il eacutechoue en raison de la grande diversiteacute des trois conditions multipliciteacute

des dispositions inneacutees contradictions entre modegraveles injonctions et stimulations

sociales de toutes sortes et enfin usage variable de la raison Cette troisiegraveme

condition est essentielle pour eacuteviter que le processus soit un simple conditionnement

10 Ibid 5 1112b11-16

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 62

puisqursquoelle permet agrave partir drsquoun certain acircge de reacutefleacutechir aux habitudes acquises et de

deacutecider si on veut les garder ou les changer de reacutefleacutechir aux valeurs et de deacutecider

celles qursquoon veut adopter11

Crsquoest pourquoi Aristote considegravere que lrsquoindividu est responsable de ce qursquoil fait

de lui-mecircme parce qursquoau deacutepart sa nature est plastique il peut la faccedilonner

volontairement mais au bout drsquoun certain temps elle se durcit et il ne lui est plus

possible de se changer ndash de la mecircme maniegravere que pour les dispositions physiques

crsquoest pourquoi on a raison de dire aux enfants de se tenir droits avant qursquoils soient

irreacutemeacutediablement bossus Enfin il faut ajouter que le deacutesir de la belle action se

couronne drsquoun plaisir speacutecifique laquo il est impossible drsquoeacuteprouver le plaisir du juste sans

ecirctre juste ni celui du musicien sans ecirctre musicien et de mecircme dans les autres

cas raquo12

Par cette conception Aristote eacutevite un piegravege bien connu de la theacuteorie de

lrsquoaction qui consiste agrave partir de la connaissance de ce qursquoil faut faire pour ensuite se

demander comment on passe agrave la reacutealisation de cette connaissance avec le constat

qursquoon agit souvent autrement que de la maniegravere dont on sait qursquoon devrait Selon la

conception drsquoAristote crsquoest parce que la deacutecision ou le choix nrsquoest pas une

connaissance mais une maniegravere drsquoecirctre acquise (hexis) que le passage agrave lrsquoacte est

immeacutediatement deacutetermineacute par elle Et crsquoest pourquoi aussi il nrsquoenvisage une

inadeacutequation entre la volonteacute et lrsquoaction que dans un cas tregraves preacutecis celui de lrsquoakrasia

qursquoon peut traduire par manque de maicirctrise de soi et qui peut arriver agrave certaines

personnes lorsqursquoun deacutesir sensuel tregraves violent vient perturber leurs bonnes

dispositions acquises Lrsquoakrasia ne doit pas ecirctre confondue avec lrsquointempeacuterance crsquoest-

agrave-dire la disposition agrave ceacuteder agrave toutes les tentations qui deacutefinit un type de caractegravere

Lrsquoakrasia est beaucoup moins grave et on peut la corriger assez facilement (elle est

drsquoailleurs assez typique de la jeunesse) car le caractegravere est forgeacute convenablement

mais il lui reste encore un manque de controcircle face agrave certains deacutesirs et comme

lrsquoindividu en est conscient et le regrette il va srsquoefforcer drsquoacqueacuterir cette maicirctrise13 Mais

il nrsquoy a drsquoakrasia que vis-agrave-vis des deacutesirs sensuels et crsquoest logique parce qursquoagrave ceux-lagrave il

faut dans une certaine mesure reacutesister mais pas aux autres deacutesirs ceux qui

correspondent aux passions nobles et agrave la volonteacute (thumos et boulegravesis)

La deacutecision par deacutelibeacuteration neacutecessite donc agrave la fois une habileteacute dans

lrsquoeacutevaluation de la situation pour trouver les moyens les plus efficaces et une

disposition eacutethique correcte pour la deacutetermination des fins les deux ensemble sont du

11 Sur ces trois conditions cf Politique VII 13 1332a31-b1112 Eacuteth Nic X 2 1173b29-30 Sur la relativiteacute des plaisirs selon les dispositions individuelles cf aussi X

5 1176a16-1913 Eacuteth Nic VII 9 1151a 11-19

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 63

ressort de la phronegravesis faculteacute drsquoagir agrave la fois efficacement et suivant les valeurs les

plus nobles La garantie que lrsquoaction sera effectivement reacutealiseacutee reacuteside dans le fait que

la fin est drsquoembleacutee ce qui est deacutesireacute et que la volonteacute nrsquoest rien drsquoautre qursquoun deacutesir

drsquoagir qui se donne un bel objectif Par conseacutequent le passage agrave lrsquoacte ne constitue

pas un saut demandant le courage de faire ce qursquoon doit mais tout est deacutejagrave acquis au

moment de la deacutecision et celle-ci megravene directement et neacutecessairement agrave lrsquoaction En

outre elle megravene au plaisir correspondant au deacutesir reacutealiseacute

Une derniegravere question pourrait ecirctre de savoir si cette disposition eacutethique agrave bien

agir qursquoon lrsquoappelle ou non laquo courage raquo se trouve aussi dans la sphegravere theacuteorique dans

lrsquoactiviteacute scientifique ou philosophique Elle y intervient effectivement quoique pas

dans la qualiteacute de lrsquoactiviteacute elle-mecircme (qui relegraveve des seules faculteacutes cognitives) mais

dans le choix de consacrer sa vie agrave ces activiteacutes ou agrave drsquoautres Ce choix ne doit pas

davantage ecirctre conccedilu comme une lutte entre des tendances contradictoires dont lrsquoune

pousserait agrave la paresse ou agrave la faciliteacute et lrsquoautre au devoir Car lagrave aussi crsquoest le deacutesir

qui est deacuteterminant un caractegravere qui aspire aux reacutealisations intellectuelles va deacutesirer

mener ces activiteacutes-lagrave le mieux possible et il va en tirer le plus grand plaisir Degraves lors

appeler ce deacutesir laquo courage raquo est un peu paradoxal dans la mesure ougrave le terme eacutevoque

plutocirct lrsquoeffort la contrainte le renoncement au plaisir Mais on veut dire peut-ecirctre qursquoil

faut parfois du courage pour poursuivre ces activiteacutes-lagrave alors qursquoon est dans une

situation mateacuterielle difficile Dans une certaine mesure il nrsquoen faut pas puisque si on

met ces plaisirs-lagrave au-dessus de tous les autres on ne souffrira pas de devoir se

passer des autres Eacutevidemment il faut se rappeler que mecircme pour Aristote dans un

contexte eacuteconomique profondeacutement diffeacuterent du nocirctre la vie intellectuelle doit inclure

lrsquoactiviteacute de subsistance et lrsquoactiviteacute citoyenne parce que nous sommes humains

nous ne pouvons pas penser tout le temps14 Mais nous pouvons le faire le plus

possible en fonction des circonstances donneacutees Tout repose donc en deacutefinitive sur le

choix eacutethique crsquoest-agrave-dire sur la construction de soi en fonction de valeurs qursquoon se

donne agrave soi-mecircme Et tout est aussi bien politique comme lrsquoajoute agrave plusieurs reprises

Aristote tant dans lrsquoEthique agrave Nicomaque que dans la Politique parce que les

institutions drsquoune citeacute influencent de maniegravere consideacuterable les choix individuels de

valeurs elles le font par les modegraveles veacutehiculeacutes et surtout par les reacutecompenses

honorifiques selon que celles-ci sont rendues plutocirct aux personnes justes ou aux

savants ou aux habiles ou aux audacieux etc

Peut-on conclure degraves lors que le sujet eacutethique est pour Aristote un sujet

souverain Oui au sens ougrave lrsquoinstance principale de deacutecision doit ecirctre le logos et le

choix responsable non si lrsquoon entend par lagrave un sujet totalement indeacutependant de son

14 Ibid X 9 1178b33-1179a6

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 64

environnement social en effet srsquoil y a certes constitution progressive drsquoun sujet

capable de srsquoautonomiser par rapport aux influences sociales cependant quelles que

soient les valeurs qursquoil choisira de suivre lrsquoindividu en sera drsquoune certaine maniegravere

redevable agrave la socieacuteteacute qui lrsquoa formeacute et il devra neacutecessairement garder une certaine

adaptation au reste de la communauteacute humaine Aristote comme Platon exprime agrave

plusieurs reprises son sentiment de deacutecalage par rapport au reste de la socieacuteteacute ses

exigences diffeacuterentes des exigences les plus communes il sait neacuteanmoins qursquoil

partage un cadre de reacutefeacuterence avec ses contemporains que lorsqursquoil utilise certains

termes il est globalement compris que les attitudes morales procircneacutees par la tradition

sont toujours connues de tous mecircme si elles sont contesteacutees ou contourneacutees bref

qursquoil fait partie drsquoune culture dans laquelle il trouve suffisamment matiegravere agrave penser

pour ne pas devoir en sortir tout agrave fait En effet sa socieacuteteacute comme la nocirctre est

multiforme traverseacutee de courants divers tisseacutee de contradictions et recouverte de

masques de sorte qursquoaucun acte ne peut y recevoir drsquoapprobation unanime mais que

lrsquoappreacuteciation individuelle de la valeur est ineacutevitable Loin de srsquoen plaindre tout

philosophe attacheacute agrave la liberteacute appreacuteciera cette indeacutetermination dans la deacutetermination

sociale ce jeu dialectique que lrsquoindividu entretient avec lrsquoinstitution et qui lui assure la

responsabiliteacute de ce qursquoil devient

Annick Stevens enseigne la philosophie de lrsquoAntiquiteacute et

la meacutetaphysique agrave lrsquoUniversiteacute de Liegravege

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 65

Julien Pieron laquo Lrsquoaudace de la penseacutee sur Kant

et les Lumiegraveres raquo

Lrsquoune des raisons drsquointerroger la penseacutee de Kant1 dans le cadre drsquoune reacuteflexion

sur le courage crsquoest que sa reacuteponse agrave la question laquo Qursquoest-ce que les Lumiegraveres raquo

noue explicitement la theacutematique de lrsquoeacutemancipation intellectuelle agrave la mise en œuvre

drsquoun certain courage ou drsquoune audace Sapere aude (Aie le courage lrsquoaudace drsquoavoir

du goucirct du jugement de te servir de ton propre entendement ) mdash telle est selon Kant

la devise des Lumiegraveres Outre lrsquoimportance de cette probleacutematique du courage (aude )

dans son lien agrave lrsquoeacutemancipation intellectuelle2 il convient drsquoeacutepingler un second eacuteleacutement

dans la formulation kantienne de la devise des Lumiegraveres lrsquoinfinitif sapere qui

rassemble la question de la penseacutee autonome et celle du goucirct Sapere selon lrsquoabreacutegeacute

du Gaffiot que tout apprenti latiniste possegravede dans sa bibliothegraveque crsquoest drsquoabord sentir

ou exhaler une odeur avoir du goucirct au sens drsquoun aliment qui a bon ou mauvais goucirct

crsquoest ensuite avoir du goucirct au sens cette fois de sentir par le sens du goucirct et crsquoest

finalement avoir de lrsquointelligence ou du jugement3 Le constat drsquoun lien entre penseacutee

autonome et exercice du goucirct qui ne peut qursquoinquieacuteter le lecteur de la troisiegraveme

Critique soulegraveve la question des rapports entre goucirct et courage dans la perspective de

lrsquoeacutemancipation intellectuelle

Lrsquohypothegravese que nous nous bornerons agrave esquisser dans les pages qui suivent

crsquoest que la Critique de la faculteacute de juger pourrait ecirctre lue comme un essai visant agrave

deacutegager les conditions transcendantales subjectives (ou quasi-objectives) de lrsquoaudace

de la penseacutee theacutematiseacutee dans laquo Qursquoest-ce que les Lumiegraveres raquo Pour eacutetayer

1 Sauf exception nous citons les œuvres de Kant dans lrsquoeacutedition de lrsquoAcadeacutemie de Berlin (noteacutee laquo Ak raquo suivi

du tome puis de la pagination) et la traduction franccedilaise dans lrsquoeacutedition placeacutee sous la direction de F

Alquieacute E Kant Œuvres philosophiques 3 vol Paris Gallimard laquo Bibliothegraveque de la Pleacuteiade raquo 1980

1985 et 1986 (noteacutee laquo Pleacuteiade raquo suivi du numeacutero du volume puis de la pagination)2 La pertinence de lrsquoeacutevocation kantienne du courage frappera de faccedilon en quelque sorte redoubleacutee les

lecteurs de Ranciegravere srsquoil y a bien une chose que lrsquoauteur du Maicirctre ignorant nous a apprise crsquoest que

lrsquoeacutemancipation intellectuelle ne se donne pas mais se prend et qursquoil faut avoir lrsquoaudace de la prendre3 Sur les rapports entre sapor et sapientia cf la laquo Remarque raquo du sect 70 de lrsquoAnthropologie (Ak VII 242-

243 Pleacuteiade III 1058-1059) mdash Notons au passage que si le latin nihil sapere signifie laquo ecirctre sans

intelligence raquo ou laquo ecirctre un niais raquo lrsquoallemand aufklaumlren signifie couramment laquo deacuteniaiser raquo au sens de faire

lrsquoeacuteducation sexuelle

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 66

rigoureusement cette hypothegravese il faudrait parcourir les meacuteandres de la Critique de la

faculteacute de juger en repartant de la Critique de la raison pure (et plus particuliegraverement

de lrsquoappendice agrave la laquo Dialectique transcendantale raquo) afin drsquoy indiquer lrsquoacte de

naissance drsquoun principe subjectif de finaliteacute nous enjoignant agrave postuler ou agrave faire

comme si le divers de lrsquoexpeacuterience eacutetait suffisamment homogegravene pour ecirctre rameneacute agrave

des concepts empiriques plus ou moins geacuteneacuteraux Sans un tel principe lrsquousage de

lrsquoentendement en geacuteneacuteral et a fortiori son usage autonome serait en effet tout agrave fait

impossible4 Il faudrait ensuite montrer comment ce principe subjectif de finaliteacute

postulant une division possible de la nature et de ses lois (ou de ses formes) en un

systegraveme logique de genres et drsquoespegraveces5 principe drsquoorigine purement intellectuelle6 se

voit en quelque sorte confirmeacute dans lrsquoexpeacuterience estheacutetique du jugement de goucirct

4 laquo Srsquoil y avait entre les pheacutenomegravenes qui srsquooffrent agrave nous une si grande diversiteacute je ne dis pas quant agrave la

forme (car ils peuvent se ressembler en cela) mais quant au contenu crsquoest-agrave-dire agrave la varieacuteteacute des ecirctres

existants que mecircme lrsquoentendement humain ne pucirct trouver en les comparant les uns avec les autres la

moindre ressemblance entre eux (crsquoest lagrave un cas que lrsquoon peut bien concevoir) il nrsquoy aurait plus nulle place

alors pour la loi logique des genres il nrsquoy aurait mecircme plus de concept de genre ou de concept geacuteneacuteral

et par conseacutequent plus drsquoentendement puisque lrsquoentendement nrsquoa affaire qursquoagrave de tels concepts Le

principe logique des genres suppose donc un principe transcendantal pour pouvoir ecirctre appliqueacute agrave la

nature (par ougrave je nrsquoentends ici que les objets qui nous sont donneacutes) Suivant ce principe dans le divers

drsquoune expeacuterience possible lrsquohomogeacuteneacuteiteacute est neacutecessairement preacutesupposeacutee (bien que nous nrsquoen puissions

deacuteterminer le degreacute a priori) parce que sans cette homogeacuteneacuteiteacute il nrsquoy aurait plus de concepts empiriques

et par conseacutequent plus drsquoexpeacuterience possible raquo (Critique de la raison pure A 653-654B681-682 Ak III

433 Pleacuteiade I 1254-1255)5 laquo La faculteacute de juger reacutefleacutechissante qui se trouve obligeacutee de remonter du particulier dans la nature

jusqursquoagrave lrsquouniversel a donc besoin drsquoun principe qursquoelle ne peut emprunter agrave lrsquoexpeacuterience preacuteciseacutement parce

qursquoil doit fonder lrsquouniteacute de tous les principes empiriques sous des principes eacutegalement empiriques mais

supeacuterieurs et par suite la possibiliteacute drsquoune subordination systeacutematique de ces principes les uns aux

autres La faculteacute de juger reacutefleacutechissante ne peut que se donner agrave elle-mecircme comme loi un tel principe

transcendantal sans pouvoir lrsquoemprunter ailleurs (parce qursquoelle serait alors faculteacute de juger deacuteterminante)

ni le prescrire agrave la nature puisque la reacuteflexion sur les lois de la nature se regravegle sur la nature et que celle-ci

ne se regravegle pas sur les conditions suivant lesquelles nous cherchons agrave en acqueacuterir un concept tout agrave fait

contingent par rapport agrave elle Or ce principe ne peut ecirctre autre que le suivant puisque les lois

universelles de la nature ont leur fondement dans notre entendement qui les prescrit agrave la nature (il est

vrai seulement drsquoapregraves son concept universel en tant que nature) les lois empiriques particuliegraveres

relativement agrave ce qui demeure en elles drsquoindeacutetermineacute par les lois universelles doivent ecirctre consideacutereacutees

suivant une uniteacute telle qursquoun entendement (non le nocirctre il est vrai) aurait pu la donner au profit de notre

faculteacute de connaicirctre afin de rendre possible un systegraveme de lrsquoexpeacuterience drsquoapregraves des lois particuliegraveres de la

nature Ce nrsquoest pas que lrsquoon doive pour cela admettre reacuteellement un tel entendement (car crsquoest en effet

agrave la faculteacute de juger reacutefleacutechissante que cette Ideacutee sert de principe pour reacutefleacutechir et non pour deacuteterminer)

mais au contraire cette faculteacute ce faisant se donne une loi seulement agrave elle-mecircme et non agrave la nature raquo

(Critique de la faculteacute de juger Ak V 180 trad Philonenko Paris Vrin 2000 p 40-41)6 Il naicirct en effet de lrsquoexigence de pouvoir penser le donneacute crsquoest-agrave-dire de pouvoir en ramener la diversiteacute agrave

lrsquouniteacute ce qui suppose qursquoon puisse y trouver un minimum de similitudes permettant la formation du

geacuteneacuteral

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 67

devant la beauteacute de la nature7 qui creacutee en lrsquohomme la confiance dans lrsquousage de ses

propres faculteacutes mdash confiance qui constitue lrsquoune des conditions neacutecessaires agrave lrsquoaudace

de la penseacutee autonome

Avant drsquoesquisser une telle lecture de la Critique de la faculteacute de juger et afin

drsquoen nuancer les principes directeurs il convient toutefois de revenir au texte sur les

Lumiegraveres et drsquoy deacutelimiter plus preacuteciseacutement le statut et les conditions de lrsquoaudace de la

penseacutee Pour ce faire nous commentons un extrait de la Reacuteponse kantienne agrave la

question qursquoest-ce que les Lumiegraveres parue dans la Berlinische Monatsschrift de

deacutecembre 1784 Nous nous bornons aux premiers paragraphes du texte8 en laissant

tomber la suite de lrsquoargumentation centreacutee sur des problegravemes religieux Le texte

kantien est reproduit en gras nos propres commentaires sont introduits agrave lrsquoaide de

crochets droits

Les Lumiegraveres se deacutefinissent comme la sortie de lrsquohomme hors de lrsquoeacutetat de

minoriteacute ougrave il se maintient par sa propre faute (Aufklaumlrung ist der Ausgang des

Menschen aus seiner selbstverschuldeten Unmuumlndigkeit) La minoriteacute9 est

lrsquoincapaciteacute de se servir de son entendement sans ecirctre dirigeacute par un autre (ohne

Leitung eines anderen) [Lrsquoimportant dans cette condamnation nrsquoest pas la

preacutesence drsquoautrui mdash dont on verra qursquoelle est loin drsquoecirctre en soi un obstacle agrave la

penseacutee autonome mdash mais sa position de directeur drsquoecirctre situeacute au-dessus de ceux

qursquoil guide agrave la faccedilon du commandant drsquoun navire ou drsquoun chef drsquoorchestre] Elle

est due agrave notre propre faute quand elle reacutesulte non pas drsquoun manque

drsquoentendement [Dans ce cas (deacuteficience mentale enfance) celui qui est ainsi

limiteacute nrsquoest pas et nrsquoa pas non plus la possibiliteacute drsquoecirctre responsable de son eacutetat]

mais drsquoun manque de reacutesolution (Entschliessung) et de courage (Mut) pour srsquoen

7 laquo Bien que notre concept drsquoune finaliteacute subjective de la nature dans ses formes suivant des lois

empiriques ne soit nullement un concept drsquoobjet mais seulement un principe de la faculteacute de juger pour

acqueacuterir des concepts dans cette diversiteacute excessive (pour pouvoir srsquoorienter en elle) neacuteanmoins nous

attribuons par lagrave agrave la nature par analogie avec une fin pour ainsi dire une consideacuteration pour notre faculteacute

de connaicirctre et ainsi nous pouvons regarder la beauteacute de la nature comme la preacutesentation du concept de

la finaliteacute formelle (simplement subjective) et les fins naturelles comme preacutesentations du concept drsquoune

finaliteacute reacuteelle (objective) et nous les jugeons (beurteilen) lrsquoune par le goucirct (estheacutetiquement gracircce au

sentiment de plaisir) lrsquoautre par lrsquoentendement et par la raison (logiquement drsquoapregraves des concepts) raquo

(Critique de la faculteacute de juger Ak V 193 Vrin 55)8 laquo Reacuteponse agrave la question qursquoest-ce que les Lumiegraveres raquo Ak VIII 35-36 Pleacuteiade II 209-211 mdash Nous

comparerons ponctuellement cette version avec celle de Poirier et Proust (E Kant Vers la paix

perpeacutetuelle Que signifie srsquoorienter dans la penseacutee Qursquoest-ce que les Lumiegraveres et autres textes Paris

GF-Flammarion 2006 p 43-45)9 Minoriteacute doit ici ecirctre entendu en un sens juridique ce pourquoi Poirier et Proust traduisent Unmuumlndigkeit par laquo eacutetat de tutelle raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 68

servir sans ecirctre dirigeacute par un autre Sapere aude Aie le courage de te servir de

ton propre (eigene) entendement Voilagrave la devise des lumiegraveres [Nous avons

commenteacute cette devise qui associe goucirct et courage dans lrsquointroduction]

La paresse et la lacirccheteacute (Faulheit und Feigheit) sont les causes qui expliquent

qursquoun si grand nombre drsquohommes alors que la nature les a affranchis depuis

longtemps de toute direction eacutetrangegravere (naturaliter maiorennes) restent

cependant volontiers leur vie durant mineurs et qursquoil soit si facile agrave drsquoautres de

se poser comme leurs tuteurs [En drsquoautres termes la grande majoriteacute des

hommes lors mecircme qursquoils ont atteint lrsquoacircge de raison restent cependant des

enfants dans la mesure ougrave le courage ou lrsquoaudace de penser par eux-mecircmes leur

fait deacutefaut Lrsquoenvers de ce courage crsquoest bien eacutevidemment la lacirccheteacute mais crsquoest

aussi la paresse au sens ougrave lrsquoexercice de la penseacutee autonome comme lrsquoexercice

physique demande un effort Dans le domaine de la penseacutee comme ailleurs ce

sont les premiers pas qui coucirctent le plus Crsquoest sur cette reacutepugnance agrave lrsquoeffort et

sur ce manque drsquoaudace que table la grande famille des guides de toute espegravece]

Il est si commode (bequem) drsquoecirctre mineur Si jrsquoai un livre qui me tient lieu

drsquoentendement un directeur qui me tient lieu de conscience un meacutedecin qui

juge de mon reacutegime agrave ma place etc je nrsquoai pas besoin de me fatiguer moi-

mecircme [Nouvelle eacutevocation de lrsquoeffort que coucircte une penseacutee autonome que ce soit

dans les affaires de lrsquoesprit de la religion ou du bien-ecirctre corporel] Je ne suis pas

obligeacute de penser pourvu que je puisse payer drsquoautres se chargeront pour moi de

cette besogne fastidieuse Que la plupart des hommes (et parmi eux le sexe

faible tout entier) finissent par consideacuterer le pas qui conduit agrave la majoriteacute et qui

est en soi peacutenible (beschwerlich) eacutegalement comme tregraves dangereux (sehr

gefaumlhrlich) crsquoest ce agrave quoi ne manquent pas de srsquoemployer ces tuteurs qui par

bonteacute10 (guumltigst) ont assumeacute la tacircche de veiller sur eux [Kant indique ici une

gradation ou une relation de cause agrave effet entre paresse et lacirccheteacute les

bienveillants guides11 tablent drsquoabord sur la paresse et la reacutepugnance agrave lrsquoeffort et

reacuteussissent agrave transformer cette paresse en crainte A contrario on pourrait

imaginer que le simple exercice de la penseacutee faisant peu agrave peu diminuer la

paresse face agrave lrsquoeffort ou la maladresse des premiers mouvements pourrait

ensuite favoriser la naissance drsquoune audace ou drsquoun courage de la penseacutee

permettant ainsi une sortie deacutefinitive de la minoriteacute intellectuelle] Apregraves avoir

rendu tout drsquoabord stupide leur beacutetail domestique et soigneusement pris garde

que ces paisibles creacuteatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc ougrave

ils les ont enfermeacutees [Cette comparaison des individus guideacutes agrave du beacutetail rappelle

10 Poirier et Proust traduisent laquo dans leur extrecircme bienveillance raquo11 Il faudrait au passage se demander si cette expression est veacuteritablement ironique ou si le pire fleacuteau

nrsquoest pas la chariteacute condescendante des nobles cœurs qui aspirent agrave ecirctre lrsquoentendement ou la conscience

drsquoautrui

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 69

le deacutebut du Contrat social de Rousseau (Livre I chap 2) ougrave les chefs sont

compareacutes agrave des bergers qui ne sont peut-ecirctre que des loups deacuteguiseacutes proteacutegeant

en apparence leur beacutetail pour mieux le deacutevorer ensuite] ils leur montrent ensuite le

danger qursquoil y aurait agrave essayer de marcher tout seul Or le danger nrsquoest pas si

grand que cela eacutetant donneacute que quelques chutes finiraient bien par leur

apprendre agrave marcher mais lrsquoexemple drsquoun tel accident rend malgreacute tout timide

(schuumlchtern) et fait geacuteneacuteralement reculer devant toute autre tentative

Il est donc difficile pour lrsquoindividu de srsquoarracher tout seul agrave la minoriteacute [Nous

retrouvons le problegraveme du rapport agrave autrui lrsquoabsence drsquoautrui dans une position

diffeacuterente de celle du guide est ici un obstacle agrave la conquecircte de lrsquoautonomie]

devenue pour lui presque un eacutetat naturel [Cette remarque indique que la minoriteacute

des adultes nrsquoest pas fondeacutee en nature mais risque toujours de devenir une

seconde nature comme lrsquoesclavage eacutevoqueacute par Rousseau dans sa reprise originale

du thegraveme de la servitude volontaire12 La sollicitude bienveillante des guides a

donc une vertu performative puisqursquoelle transforme au bout du compte les mineurs

supposeacutes en mineurs reacuteels] Il srsquoy est mecircme attacheacute (Er hat sie sogar

liebgewonnen) [Agrave nouveau le thegraveme drsquoune servitude qui nrsquoest pas naturelle mais

habituelle reacutesultant de la fabrication drsquoun habitus] et il est pour le moment

reacuteellement (wirklich) incapable de se servir de son propre entendement [Kant

preacutecise laquo reacuteellement raquo pour indiquer qursquoil nrsquoest plus question drsquoune incapaciteacute

illusoire (celle que preacutesupposent et exploitent les guides) mais drsquoune incapaciteacute

deacutesormais reacuteelle reacutesultant de lrsquoecirctre-guideacute ou de lrsquoecirctre-dirigeacute] parce qursquoon ne lrsquoa

jamais laisseacute srsquoy essayer (weil man ihn niemals den Versuch davon machen

liess) [On ne lrsquoa pas laisseacute expeacuterimenter Or dans le cas du jugement comme

application de lrsquoentendement agrave des situations singuliegraveres crsquoest seulement

lrsquoexpeacuterience tacirctonnante qui creacutee peu agrave peu la faculteacute13 Crsquoest pourquoi Kant

poursuit en critiquant les preacuteceptes et les formules toutes faites quand bien

mecircme elles seraient rationnelles ces formules sont une nouvelle maniegravere

drsquoempecirccher lrsquoapparition drsquoun usage autonome de lrsquoentendement] Preacuteceptes et

formules ces instruments meacutecaniques drsquoun usage ou plutocirct drsquoun mauvais usage

raisonnable de ses dons naturels sont les entraves qui perpeacutetuent la minoriteacute

Celui-lagrave mecircme qui srsquoen deacutebarrasserait ne franchirait pour autant le fosseacute le plus

eacutetroit que drsquoun saut mal assureacute puisqursquoil nrsquoa pas lrsquohabitude de pareille liberteacute de

12 Du Contrat social livre I chap 2 laquo Srsquoil y a donc des esclaves par nature crsquoest parce qursquoil y a eu des

esclaves contre nature La force a fait les premiers esclaves leur lacirccheteacute les a perpeacutetueacutes raquo En remplaccedilant

la force par une sollicitude tablant sur la paresse on retrouve lrsquoargument de Kant13 Cf les remarques de Kant dans la Critique de la raison pure (A132-136B171-175) selon lesquelles on

ne peut pas apprendre le jugement comme on apprendrait dogmatiquement une doctrine mais seulement

lrsquoexercer agrave lrsquoaide drsquoexemples ou drsquoaffaires concregravetes comme on exerce un certain talent ou une certaine

habileteacute

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 70

mouvement [La conseacutequence de cette minoriteacute reacuteelle constitueacutee crsquoest en effet

que la libeacuteration est deacutesormais plus difficile que dans la situation initiale drsquoune

minoriteacute seulement supposeacutee] Aussi peu drsquohommes ont-ils reacuteussi en exerccedilant

eux-mecircmes leur esprit (durch eigene Bearbeitung ihres Geistes) agrave se deacutegager de

leur minoriteacute et agrave avancer quand mecircme drsquoun pas assureacute [Le thegraveme sous-jacent agrave

cette affirmation nrsquoest pas celui drsquoune quelconque faiblesse humaine mais celui

des conditions sociales de lrsquoeacutemancipation ce qui est ici en question crsquoest agrave

nouveau la difficulteacute de srsquoeacutemanciper tout seul La solitude ici viseacutee est la solitude

des guideacutes mdash aussi nombreux soient-ils sous la tutelle de leur guide14 mdash dans la

mesure ougrave ils ne disposent pas drsquoun espace public Le milieu des dirigeacutes et des

guideacutes nrsquoest en effet rien drsquoautre (puisque ces guideacutes sont des mineurs qui ont

besoin drsquoun pegravere ou drsquoun tuteur) qursquoune sorte de milieu familial eacutelargi15]

En revanche la possibiliteacute qursquoun public srsquoeacuteclaire lui-mecircme est plus reacuteelle cela

mecircme est agrave peu pregraves ineacutevitable pourvu qursquoon lui en laisse la liberteacute [Ce terme de

liberteacute sera repris et souligneacute au paragraphe suivant Selon Kant la liberteacute civile

est la condition neacutecessaire et presque suffisante (tout semble en deacutecouler de

maniegravere laquo presque ineacutevitable raquo) de lrsquoeacutemancipation] Car il se trouvera toujours

mecircme parmi les tuteurs attitreacutes de la masse (des grossen Haufens) [Masse est

le concept opposeacute par Kant agrave celui de public Ici encore il srsquoagit drsquoun mode drsquoecirctre

social et non drsquoune reacutealiteacute substantielle Crsquoest dans la masse que la solitude qui

entrave et rend improbable lrsquoeacutemancipation est possible crsquoest par la transformation

de cette masse en public que cette solitude peut disparaicirctre] quelques hommes

qui pensent par eux-mecircmes (einige Selbstdenkende) [Concession remarquable

laquo mecircme parmi les tuteurs on trouvera des hommes qui pensent par eux-mecircmes raquo

Cette concession pourrait sous-entendre que les plus mineurs de tous les mineurs

sont en fait les tuteurs ceux qui se chargent geacuteneacutereusement de penser agrave la place

des autres16] et qui apregraves avoir personnellement secoueacute le joug de leur minoriteacute

reacutepandront autour drsquoeux un eacutetat drsquoesprit (den Geist) ougrave la valeur de chaque

homme (jedes Menschen)17 et sa vocation (Beruf) agrave penser par soi-mecircme seront

estimeacutees raisonnablement [Ce passage indique la logique mecircme de

lrsquoeacutemancipation dans sa dimension collective elle ne consiste pas agrave se libeacuterer pour

14 Crsquoest en effet la position dans lrsquoespace de penseacutee qui creacutee cette eacutetrange solitude agrave plusieurs15 Kant avancera explicitement cette ideacutee de milieu familial en deacutefinissant la notion drsquousage priveacute de la

raison16 Cette lecture seacuteduisante est toutefois discutable lrsquoadverbe laquo mecircme raquo pourrait viser non la rareteacute drsquoune

penseacutee autonome des tuteurs mais la rareteacute de lrsquoacte de trahir sa propre caste Un argument de poids en

faveur de notre lecture est lrsquoallusion faite quelques lignes plus bas agrave des tuteurs eux-mecircmes incapables

drsquoAufklaumlrung17 Poirier et Proust traduisent plus justement laquo de tout homme raquo il nrsquoest pas ici question de chacun

isoleacutement (situation de la solitude de masse) mais vraiment de nrsquoimporte qui au sein drsquoun public

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 71

aller ensuite instruire les autres18 mais agrave se libeacuterer pour introduire et faire se

propager un autre postulat19 que celui des tuteurs qui entraicircnera eacutegalement

drsquoautres effets performatifs non plus le postulat selon lequel les hommes sont

faibles et ont besoin qursquoon pense agrave leur place mais le postulat drsquoune valeur et

drsquoune vocation agrave la penseacutee propres agrave tout homme mdash crsquoest-agrave-dire fondamentalement

un postulat drsquoeacutegaliteacute] Une restriction cependant le public qui avait eacuteteacute placeacute

auparavant par eux sous ce joug les force agrave y rester eux-mecircmes degraves lors qursquoil

srsquoy trouve inciteacute par certains de ses tuteurs incapables quant agrave eux de parvenir

aux lumiegraveres tant il est dommageable drsquoinculquer des preacutejugeacutes puisqursquoils

finissent par se retourner contre ceux qui en personne ou dans les personnes de

leurs devanciers en furent les auteurs [Il conviendrait de commenter longuement

cette situation paradoxale ougrave les maicirctres (agrave penser) se retrouvent non pas

esclaves de leurs esclaves (qui deviendraient eux-mecircmes et pour leur compte des

maicirctres agrave la faveur drsquoun renversement dialectique20) mais esclaves en vertu de la

situation drsquoesclavage qursquoils ont eux-mecircmes institueacutee] Crsquoest pourquoi un public ne

peut acceacuteder que lentement aux lumiegraveres Une reacutevolution (Revolution) entraicircnera

peut-ecirctre le rejet du despotisme personnel et de lrsquooppression cupide et

autoritaire mais jamais une vraie reacuteforme de la maniegravere de penser (wahre

Reform der Denkungsart) bien au contraire de nouveaux preacutejugeacutes (Vorurteile)

[Preacute-jugeacutes des jugements qui ont toujours deacutejagrave eu lieu avant et sans moi et qui

me deacutechargent de lrsquoeffort et de lrsquoopportuniteacute de juger par moi-mecircme] tiendront en

lisiegravere aussi bien que les anciens la grande masse irreacutefleacutechie (des

gedankenlosen grossen Haufens) [Apregraves avoir suivi jusqursquoici lrsquoargumentation de

Kant on comprend que la laquo grande masse raquo nrsquoest pas irreacutefleacutechie par nature mais

en vertu de sa configuration sociale de masse configuration qursquoune reacutevolution

politique au sens classique ne suffit pas agrave supprimer tant qursquoelle nrsquoa pas reacuteussi agrave

instaurer un laquo esprit nouveau raquo Crsquoest lagrave un des problegravemes ouverts par la distinction

kantienne entre reacutevolution et reacuteforme]

Or pour reacutepandre ces lumiegraveres il nrsquoest rien requis drsquoautre que la liberteacute21 et agrave

18 Ce qui reviendrait simplement agrave remplacer une tutelle par une autre sur le modegravele platonicien du

philosophe roi il y a drsquoailleurs dans ce texte plus drsquoun eacuteleacutement (notamment tout ce qui a trait au

mouvement agrave lrsquoentrave et agrave lrsquoarrachement agrave la difficulteacute et agrave la douleur aussi) rappelant le mythe de la

caverne19 Kant dit un autre laquo esprit raquo20 Occuper la place du maicirctre ne suffit pas agrave lrsquoeacutemancipation vouloir occuper la place du maicirctre crsquoest en

effet nrsquoavoir pas compris qursquoon srsquoeacutemancipe ensemble et que lrsquoeacutemancipation est intimement lieacutee au

postulat de lrsquoeacutegaliteacute21 Pour eacuteclairer cette affirmation il faut quitter le texte sur les Lumiegraveres et se pencher briegravevement sur la

notion de communauteacute de penseacutee dans son lien agrave lrsquoabsence de contrainte ou liberteacute civile agrave partir drsquoun

extrait de laquo Qursquoest-ce que srsquoorienter dans la penseacutee raquo laquo Agrave la liberteacute de penser srsquooppose en premier lieu

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 72

vrai dire la plus inoffensive de toutes les manifestations qui peuvent porter ce

nom agrave savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines

[Il faudrait poursuivre en expliquant la distinction kantienne du public et du priveacute

dans son lien agrave la distinction entre la position de savant22 et celle de ministre et

son application aux questions religieuses nous interromprons cependant ici notre

commentaire]

Que retenir de cette lecture

la contrainte civile (buumlrgerliche Zwang) On dit bien que la liberteacute de parler ou drsquoeacutecrire peut assureacutement

nous ecirctre enleveacutee par une autoriteacute supeacuterieure (durch obere Gewalt) mais non point la liberteacute de penser

(denken) Quels seraient toutefois le champ et la rectitude de notre penseacutee (denken) si nous ne

pensions pas pour ainsi dire en communauteacute (Gemeinschaft) avec drsquoautres dans une communication

(mitteilen) reacuteciproque de nos penseacutees On peut donc dire que cette autoriteacute exteacuterieure qui arrache aux

hommes la liberteacute de faire part (mitzuteilen) publiquement chacun de ses penseacutees leur arrache en

mecircme temps la liberteacute de penser le seul joyau qui nous reste encore dans la multitude des fardeaux de

la vie civile et qui seul peut nous aider encore agrave trouver un remegravede agrave tous les maux de cette

condition raquo (Ak VIII 144 Pleacuteiade II 542-543) Ce qursquoindique ce texte capital crsquoest un lien intime entre la

preacutesence empirique drsquoune communauteacute rendue possible par la liberteacute civile et lrsquoexistence ou la vie mecircme

de la penseacutee Lrsquoargument deacuteveloppeacute par Kant srsquooppose agrave une attitude qursquoon pourrait qualifier drsquoideacutealiste-

solipsiste et qui soutiendrait laquo on peut bien mrsquoocircter la liberteacute empirique drsquoeacutecrire ou mecircme de parler agrave

drsquoautres on ne mrsquoempecircchera pas pour autant de penser seul dans mon coin raquo Pour rendre justice agrave la

position kantienne il convient drsquoabord de rappeler que Kant est loin de restreindre la communauteacute

neacutecessaire agrave la penseacutee agrave une communauteacute empirique Lrsquoexigence de la penseacutee eacutelargie formuleacutee au sect 40

de la Critique de la faculteacute de juger (deuxiegraveme maxime du sens commun Ak V 294-295) est en effet une

exigence apriorique il srsquoagit dans lrsquoexercice mecircme de la penseacutee de tenir compte drsquoautrui a priori (drsquoun

autrui en quelque sorte virtuel) non de penser drsquoabord tout seul et drsquoentamer apregraves coup une grande

conversation deacutemocratique Lrsquoexigence de penseacutee eacutelargie est donc exigence drsquoune communauteacute transcendantale dans (ou de) la penseacutee communauteacute neacutecessaire agrave une penseacutee digne de ce nom Ceci

eacutetant poseacute on peut revenir agrave lrsquoextrait citeacute plus haut et tenter drsquoarticuler les deux niveaux (transcendantal

et empirique) de la communauteacute de penseacutee Kant pose drsquoabord un lien neacutecessaire entre communauteacute et

exercice mecircme de la penseacutee On peut interpreacuteter ce lien comme visant aussi bien lrsquoexigence transcendantale que lrsquoexistence empirique drsquoune communauteacute de penseacutee crsquoest en effet parce que

certaines conditions politiques (liberteacute civile) permettent lrsquoouverture drsquoun espace dans lequel la constitution

drsquoune communauteacute empirique de penseacutee est possible (par un eacutechange ou un partage de paroles et

drsquoeacutecrits) que la penseacutee peut inteacuterioriser cette expeacuterience de partage ou de mise agrave lrsquoeacutepreuve collective et

en faire une exigence transcendantale qui habitera la penseacutee solitaire elle-mecircme Du mecircme coup on en

deacuteduira que la suppression des conditions politiques de possibiliteacute drsquoune communauteacute empirique de

penseacutee (situation de contrainte civile) empecircche non seulement lrsquoexistence effective drsquoune telle

communauteacute mais qursquoelle aneacuteantit eacutegalement lrsquoapparition de lrsquoexigence drsquoune communauteacute

transcendantale de penseacutee Sans la liberteacute civile qui permet agrave la fois la constitution et la mise agrave lrsquoeacutepreuve

empiriques drsquoune penseacutee en commun et la formation drsquoune exigence transcendantale de communauteacute

dans la penseacutee il nrsquoy aurait donc pas de penseacutee digne de ce nom22 Avec ici un usage eacutelargi de la notion de savant ou drsquoexpert puisque chacun est potentiellement savant

par la capaciteacute qursquoil a de reacutefleacutechir sur son expeacuterience propre et de rendre publiques ses reacuteflexions

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 73

1 Que les Lumiegraveres crsquoest lrsquoaudace le courage de la penseacutee autonome ou du

jugement la traduction par Kant du Sapere aude renvoie agrave lrsquoentendement (Verstand)

mais sapere fait signe vers la probleacutematique du jugement qui nrsquoest drsquoailleurs rien

drsquoautre que le bon usage de lrsquoentendement lrsquoapplication pertinente de ses concepts

(ou de ses regravegles) agrave une situation singuliegravere

2 Que cette penseacutee autonome contrairement agrave ce qursquoon pourrait croire en

examinant lrsquoeacutetat preacutesent de la socieacuteteacute tous les hommes en sont naturellement

capables mdash bien qursquoils semblent lrsquoavoir reacuteellement (socialement) perdue et qursquoils aient

quelque crainte agrave la retrouver Crsquoest parce qursquoil y a perte ou teacutenegravebres qursquoil est besoin

de propager les Lumiegraveres et de srsquointerroger sur ce qui constitue leur essence

3 Que lrsquoenvers de lrsquoaudace ou du courage de la penseacutee nrsquoest autre que la

paresse et la lacirccheteacute et qursquoil existe une relation de cause agrave effet entre ces deux

deacutefauts mdash la paresse semblant pour Kant plus ou moins congeacutenitale alors que la

lacirccheteacute est construite socialement

4 Que des guides ou des directeurs de toute espegravece dans leur extrecircme bonteacute

tablent drsquoabord sur cette paresse congeacutenitale et sur une incapaciteacute supposeacutee de

penser par soi-mecircme pour penser agrave la place de ceux qursquoils maintiennent du mecircme

coup sous leur tutelle

5 Que cet ecirctre sous tutelle creacutee la crainte ou la lacirccheteacute23 et que lrsquoabsence

drsquoexercice de la penseacutee qui en reacutesulte se transforme peu agrave peu en une incapaciteacute

reacuteelle Crsquoest lagrave la vertu performative du postulat des tuteurs et des guides selon lequel

il existe des ecirctres mineurs qui ont besoin qursquoon pense agrave leur place

6 Enfin qursquoil est bien plus difficile mdash mais non complegravetement impossible mdash de

se libeacuterer agrave titre individuel dans la solitude de la masse comme sphegravere familiale

eacutelargie ougrave tous les individus sont isoleacutes (parce que chacun y est seul sous son guide

23 Notons que la lacirccheteacute stigmatiseacutee par Kant est un meacutelange de timiditeacute (au sens de maladresse dans

des mouvements gauches ou peu assureacutes) et de crainte du danger Les premiers eacutechecs des tentatives de

mouvement autonome viennent confirmer cette timiditeacute et cette crainte acquises

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 74

ou son tuteur et qursquoil nrsquoexiste aucune possibiliteacute de partage des tentatives de

peuplement de la sphegravere de lrsquoautonomie) qursquoagrave titre de public dans la communauteacute

drsquoune sphegravere rendue possible par la liberteacute civile (sphegravere qui srsquoinstitue reacuteellement24 par

la propagation drsquoun postulat25 drsquoeacutegaliteacute de tous les hommes dans leur vocation agrave

penser) Dans cette sphegravere publique les tentatives de mouvement les essais et

erreurs ne se perdent pas mais deviennent potentiellement cumulatifs parce qursquoutiles

agrave des individus qui ont eacuteteacute preacutealablement et performativement eacuteleveacutes au rang drsquoeacutegaux

ce qui rend possible un vrai partage (Mitteilung)

Reacutesumons-nous Pour atteindre lrsquoeacutemancipation via lrsquoaudace de la penseacutee il faut

selon Kant vaincre la lacirccheteacute (timiditeacute maladroite et crainte) engendreacutee par

lrsquoexploitation drsquoune paresse congeacutenitale pour ce faire il faut se mettre agrave la fois en

confiance et en mouvement26 cette mise en mouvement nrsquoest elle-mecircme sinon

possible du moins viable et veacuteritablement fructueuse ou eacutemancipatrice que si les

conditions politiques drsquoune communauteacute de penseacutee (reposant sur le postulat ou lrsquoesprit

drsquoeacutegaliteacute) sont institueacutees Confiance mise en mouvement des faculteacutes et

communauteacute ces trois notions conduisent directement agrave la Critique de la faculteacute de

juger Nous pouvons degraves lors en guise de conclusion esquisser les grandes lignes

drsquoune lecture susceptible de reacutepondre agrave la question initiale des rapports entre goucirct et

courage dans la perspective de lrsquoeacutemancipation intellectuelle

Il serait en effet possible de lire la Critique de la faculteacute de juger plus

particuliegraverement la laquo Critique de la faculteacute de juger estheacutetique raquo (et plus speacutecifiquement

encore lrsquoanalyse kantienne du jugement de goucirct) non seulement comme une mise en

eacutevidence theacuteorique des conditions transcendantales de possibiliteacute (confiance exercice

communauteacute) de lrsquoaudace de la penseacutee qui permet lrsquoeacutemancipation mais aussi comme

une invitation agrave saisir nos expeacuteriences estheacutetiques comme autant drsquoeacutepreuves

affectives de ces conditions eacutepreuve drsquoune confiance dans le pouvoir de sa propre

24 Cf la distinction preacutesente dans le texte de Kant entre laquo politique politicienne raquo (reacutevolution comme

renversement drsquoune oppression) et laquo politique de la penseacutee raquo (reacuteforme comme transformation de la penseacutee

elle-mecircme)25 laquo Esprit raquo Geist26 Les paresseux et les indeacutecis savent qursquoon nrsquoapprend agrave nager qursquoen nageant et non en reacutefleacutechissant agrave

lrsquoensemble mdash potentiellement infini mdash des conditions agrave remplir pour pouvoir nager Ce type de reacuteflexion

preacutealable possegravede en effet la particulariteacute de faire prolifeacuterer les eacutetapes neacutecessaires agrave la reacutealisation du but

(comme dans les paradoxes de Zeacutenon ou les apologues de Kafka ougrave lrsquoon nrsquoatteint jamais la tortue ou le

plus proche village) ce qui en fait le meilleur allieacute de la paresse qui obtient par lagrave une veacuteritable caution

theacuteorique

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 75

penseacutee27 (confiance qui est lrsquoantidote de la crainte et la condition de lrsquoaudace de la

penseacutee) eacutepreuve drsquoune mise en mouvement ou drsquoun exercice ludique et harmonieux

des faculteacutes28 (exercice qui constitue le seul remegravede agrave la timiditeacute gauche et agrave la

paresse de la penseacutee) eacutepreuve drsquoune exigence transcendantale de communauteacute29

(exigence dont nous avons vu qursquoelle est consubstantielle agrave lrsquoexpeacuterience de la penseacutee

digne de ce nom)

Ces trois conditions dont il est possible de faire estheacutetiquement lrsquoeacutepreuve sont

27 Nous avons esquisseacute dans notre introduction un lien entre confiance et expeacuterience du beau la beauteacute

naturelle peut ecirctre consideacutereacutee comme preacutesentation du concept drsquoune finaliteacute formelle subjective de la

nature concept que la faculteacute de juger se donne agrave elle-mecircme afin de procurer au sujet la confiance

neacutecessaire agrave lrsquousage de son propre entendement28 laquo Tout jugement deacuteterminant est logique parce que le preacutedicat de ce jugement est un concept objectif

donneacute Mais un jugement simplement reacutefleacutechissant sur un objet singulier donneacute peut ecirctre estheacutetique si

(avant mecircme qursquoon ait en vue la comparaison de cet objet avec drsquoautres) la faculteacute de juger qui ne tient

precirct aucun concept pour lrsquointuition donneacutee confronte lrsquoimagination (simplement dans lrsquoappreacutehension de cet

objet) avec lrsquoentendement (dans la preacutesentation drsquoun concept en geacuteneacuteral) et perccediloit un rapport des deux

pouvoirs de connaicirctre rapport qui constitue de maniegravere geacuteneacuterale la condition subjective qui ne peut ecirctre

que sentie de lrsquousage objectif de la faculteacute de juger (agrave savoir de lrsquoaccord mutuel de ces deux pouvoirs)

[hellip] Donc un jugement estheacutetique est celui dont le fondement de deacutetermination se trouve dans une

sensation qui est relieacutee de faccedilon immeacutediate au sentiment de plaisir et de deacuteplaisir [hellip] dans le jugement

estheacutetique de reacuteflexion crsquoest la sensation que produit dans le sujet le jeu harmonieux des deux pouvoirs

de connaicirctre de la faculteacute de juger imagination et entendement en tant que dans la repreacutesentation

donneacutee le pouvoir drsquoappreacutehension de lrsquoune et le pouvoir de repreacutesentation de lrsquoautre se favorisent

mutuellement raquo (Premiegravere introduction agrave la Critique de la faculteacute de juger Ak XX 223-224 Pleacuteiade II

878-879)29 laquo Lorsqursquoon remarque moins la reacuteflexion que le reacutesultat de la faculteacute de juger on donne souvent agrave celle-

ci le nom de sens et on parle drsquoun sens de la veacuteriteacute drsquoun sens des convenances de la justice etc [hellip]

Sous cette expression de sensus communis on doit comprendre lrsquoIdeacutee drsquoun sens commun agrave tous [die Idee eines gemeinschaftlichen Sinnes] crsquoest-agrave-dire drsquoune faculteacute de juger qui dans sa reacuteflexion tient compte en

pensant (a priori) du mode de repreacutesentation de tout autre homme afin de rattacher pour ainsi dire son

jugement agrave la raison humaine tout entiegravere et eacutechapper ce faisant agrave lrsquoillusion reacutesultant de conditions

subjectives et particuliegraveres pouvant aiseacutement ecirctre tenues pour objectives qui exercerait une influence

neacutefaste sur le jugement Crsquoest lagrave ce qui est obtenu en comparant son jugement aux jugement des autres

qui sont en fait moins les jugements reacuteels que les jugements possibles et en se mettant agrave la place de tout

autre tandis que lrsquoon fait abstraction des bornes qui de maniegravere contingente sont propres agrave notre faculteacute

de juger on y parvient en eacutecartant autant que possible ce qui dans lrsquoeacutetat repreacutesentatif est matiegravere crsquoest-agrave-

dire sensation et en precirctant uniquement attention aux caracteacuteristiques formelles de sa repreacutesentation ou

de son eacutetat repreacutesentatif Sans doute cette opeacuteration de la reacuteflexion paraicirct ecirctre bien trop artificielle pour

que lrsquoon puisse lrsquoattribuer agrave cette faculteacute que nous nommons le sens commun [= agrave lrsquoentendement commun

(der gemeine Menschenverstand) comme entendement sain mais encore inculte JP] toutefois elle ne

paraicirct telle que lorsqursquoon lrsquoexprime dans des formules abstraites il nrsquoest en soi rien de plus naturel que

de faire abstraction de lrsquoattrait et de lrsquoeacutemotion lorsqursquoon cherche un jugement qui doit servir de regravegle

universelle [hellip] je dis que lrsquoon pourrait donner avec plus de raison le nom de sensus communis au goucirct

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 76

certes uniquement des conditions preacuteparatoires des preacutealables agrave lrsquoeacutemancipation Ainsi

la confiance dans le pouvoir de sa propre penseacutee nrsquoen est-elle pas encore lrsquousage

autonome la mise en mouvement ludique et harmonieuse des faculteacutes nrsquoest pas

encore leur collaboration efficace dans la production drsquoune connaissance theacuteorique ou

drsquoune deacutecision pratique lrsquoeacutepreuve sensible de lrsquoexigence transcendantale de

communauteacute nrsquoeacutequivaut pas encore agrave son inteacutegration effective dans lrsquoexercice mecircme

de la penseacutee Pourtant si lrsquoon prend en compte la dimension performative qui traverse

les premiers paragraphes du texte sur les Lumiegraveres la faccedilon dont Kant indique que

des postulats ou des ideacutees sont creacuteateurs drsquoexistence30 il est permis de penser qursquoune

telle eacutepreuve preacuteparatoire est deacutejagrave le commencement de lrsquoeacutemancipation qursquoelle

constitue lrsquoeacutebauche des premiers pas qui feront sortir les hommes de leur minoriteacute

En admettant avec Foucault que Kant est le premier penseur associant une

theacutematisation de son propre geste philosophique agrave une reacuteflexion sur le sens de

lrsquohistoire et lrsquoactualiteacute singuliegravere du moment ougrave il eacutecrit (laquo notre eacutepoque est celle des

Lumiegraveres et le geste philosophique qui y correspond est celui de la critique raquo) on

pressent que la Critique de la faculteacute de juger mdash qui exhibe les conditions

performatives de possibiliteacute drsquoune autonomie theacuteorique et pratique de la raison et

montre comment ces conditions peuvent ecirctre expeacuterimenteacutees par tout un chacun dans

lrsquoexpeacuterience estheacutetique mdash constitue reacutetrospectivement la veacuteritable propeacutedeutique des

deux autres la propeacutedeutique agrave lrsquoeacutemancipation theacuteorique et pratique dont lrsquoeacutequivalent

philosophique est lrsquoentreprise critique dans son ensemble laquo La Critique crsquoest en

quelque sorte le livre de bord de la raison devenue majeure dans lrsquoAufklaumlrung et

inversement lrsquoAufklaumlrung crsquoest lrsquoacircge de la critique31 raquo

(Geschmack) qursquoau bon sens (der gesunder Verstand) et que la faculteacute estheacutetique de juger plutocirct que

celle qui est intellectuelle meacuteriterait le nom de sens commun agrave tous [Note de Kant On pourrait deacutesigner

le goucirct comme sensus communis aestheticus et lrsquoentendement commun comme sensus communis

logicus] si lrsquoon veut bien appeler sens un effet (Wirkung) de la simple reacuteflexion sur lrsquoesprit on entend

alors en effet par sens le sentiment de plaisir On pourrait mecircme deacutefinir le goucirct par la faculteacute de juger ce

qui rend notre sentiment proceacutedant drsquoune repreacutesentation donneacutee universellement communicable (allgemein mitteilbar) sans la meacutediation drsquoun concept raquo (Critique de la faculteacute de juger sect 40 Ak V 293-

295 Vrin 185-188)30 Nous avons en effet observeacute que selon Kant postuler ou faire comme si certains adultes avaient besoin

drsquoecirctre guideacutes a pour reacutesultat de les transformer effectivement en mineurs mdash Sur lrsquoimportance de cette

dimension performative dans la penseacutee kantienne on lira encore la remarque suivante laquo On le voit la

philosophie pourrait bien avoir aussi son milleacutenarisme mais un milleacutenarisme tel que lrsquoideacutee qursquoelle srsquoen fait

pourrait bien favoriser encore que de tregraves loin seulement son avegravenement raquo (Ideacutee drsquoune Histoire

universelle au point de vue cosmopolitique 8e proposition Ak VIII 27 Pleacuteiade II 200)31 M Foucault Dits et eacutecrits II 1976-1988 Paris Gallimard laquo Quarto raquo 2001 p 1386

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 77

Julien Pieron est chargeacute de recherches du FRS-FNRS

et maicirctre de confeacuterences agrave lrsquoUniversiteacute de Liegravege Il est

lrsquoauteur de Pour une lecture systeacutematique de Heidegger

(Bruxelles Ousia sous presse)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 78

Raphael Alvarenga laquo La mesure de lrsquoimpossible

penser le courage dans le cadre drsquoune rupture avec la

condition preacutesente raquo

Lors de son exil volontaire agrave Bruxelles Baudelaire eacutecrit dans une lettre agrave sa

megravere que le plus dangereux des vices laquo crsquoest la lacirccheteacute le deacutecouragement et

lrsquohabitude de laisser fuir les anneacutees renvoyant toujours les choses au lendemain raquo

Accableacute de besognes en retard le poegravete se dit suffisamment fort pour trouver un

courage drsquooccasion laquo Jrsquoai le courage violent mais pas continu raquo1 Dans le preacutesent

texte nous nous proposons de penser le courage non comme une vertu occasionnelle

geacuteneacuteralement associeacutee agrave lrsquoacte heacuteroiumlque accompli dans lrsquoimpulsiviteacute mais comme la

capaciteacute subjective de tenir durablement une position heacuteteacuterogegravene aux opinions etou

aux pratiques dominantes autrement dit de maintenir fermement une posture jugeacutee

laquo impossible raquo puisque contraire agrave la loi du monde et agrave sa temporaliteacute morceleacutee2

Repenser le courage comme un refus fondamental de consentir agrave lrsquoordre preacutesent des

choses implique de remobiliser la notion de sujet autonome lequel ne peut se former

que dans lrsquoexpeacuterience drsquoune temporaliteacute dilateacutee ndash lrsquoexact contraire du temps perdu

dans des activiteacutes productives heacuteteacuteronomes ainsi que dans des laquo loisirs raquo qui se

calquent entiegraverement sur ces derniegraveres et ne sont au final que des sous-produits de

lrsquoideacuteologie productiviste

Le versant subversif du sujet carteacutesien

Au deacutebut des temps modernes Descartes a mis en eacutevidence que lrsquoindividu ne

devient autonome que dans la mesure ougrave en doutant de toute croyance impression

opinion tradition vision du monde ideacutee reccedilue et veacuteriteacute eacutetablie autrement dit en

remettant en question et en probleacutematisant tout ce qui paraicirct naturel ou aller de soi il

parvient agrave lrsquoeacutevidence indubitable du cogito Car ce nrsquoest qursquoalors quand il dit laquo je

1 Charles Baudelaire lettre agrave Madame Aupick dateacutee 11 feacutevrier 1865 in Correspondance choix et

preacutesentation de C Pichois et J Theacutelot Paris Gallimard 2000 p 3212 Nous nous inspirons ici pour lrsquoessentiel drsquoAlain Badiou De quoi Sarkozy est-il le nom Paris Lignes

2007 pp 95-102

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 79

pense raquo qursquoil devient capable de discerner les choses objectivement de sorte agrave

pouvoir se deacutegager de son ecirctre-lagrave naturel sortir de lrsquoindistinction entre soi-mecircme et la

substance sociale et se poser comme sujet de son propre mouvement responsable de

ce qursquoil dit et fait Il ne devient agrave proprement parler sujet que dans la mesure ougrave il fait

lrsquoexpeacuterience de la scission expeacuterience dans laquelle son ecirctre au monde a quelque

chose de radicalement disjoint et autrui demeure pour lui une eacutenigme insondable3 Le

sujet carteacutesien (tel que le lisent Kant et Hegel) est degraves lors une sorte de craquelure

ontologique deacutenonccedilant inlassablement comme illusion toute conception de lrsquounivers en

tant que totaliteacute de la grande chaicircne de lrsquoecirctre taxant drsquoillusoire toute Weltanschauung

Le geste speacuteculatif inaugureacute par Descartes ndash lrsquoexpeacuterience du cogito condition de la

formation du sujet ndash exige et favorise en conseacutequence une entreprise de subversion

sociopolitique que le philosophe franccedilais sans doute en fonction de son eacuteducation

tregraves religieuse et respectueuse des mœurs se refusait pourtant agrave sanctionner4

Cela ne nous empecircche nullement drsquoappreacutecier et de mettre en lumiegravere le versant

subversif le profond potentiel eacutemancipateur du sujet carteacutesien et ce au moment

mecircme ougrave celui-ci ne cesse drsquoecirctre critiqueacute de tous cocircteacutes En effet tout le monde se met

drsquoaccord pour lrsquoattaquer obscurantistes new age theacuteoriciens habermassiens de la

communication deacuteconstructivistes partisans heideggeacuteriens de la penseacutee originaire de

lrsquoEcirctre scientifiques cognitivistes eacutecologistes inteacutegristes critiques culturalistes et

feacuteministes poststructuralistes Comme le remarque Slavoj i ek il nrsquoexiste agrave preacutesentŽ ž

quasiment pas drsquoorientations acadeacutemiques qui nrsquoaccusent leurs adversaires de ne pas

avoir deacutesavoueacute tout agrave fait lrsquoheacuteritage carteacutesien faute consideacutereacutee inadmissible car laquo il va

de soi raquo que le rationalisme carteacutesien est dominateur sexiste destructeur de la

nature aveugle aux diffeacuterences et responsable de presque tous les maux du monde

contemporain5 Attitudes plus que compreacutehensibles agrave une eacutepoque ougrave nrsquoimporte quel

discours drsquoeacutemancipation globale est drsquoembleacutee deacutedaigneacute comme laquo grand reacutecit raquo et ougrave la

peur mortelle drsquoune vie au-delagrave du marcheacute ndash malgreacute lrsquoeacutevidence de lrsquoabsence totale drsquoune

vie digne de ce nom sous le soleil noir du capitalisme ndash est tellement grande et

puissante qursquoelle paralyse lrsquointelligence et lrsquoimagination des bien-pensants du moment

Il est plus que temps que tous ces lieux communs autour du sujet carteacutesien

commencent ccedilagrave et lagrave agrave ecirctre remis en question

3 Cf Slavoj i ek Ž ž The Indivisible Remainder On Schelling and Related Matters (1996) LondonNew York

Verso 2007 p 192 4 Cf Gilles-Gaston Granger laquo Introduccedilatildeo raquo in Os Pensadores Descartes Satildeo Paulo Abril Cultural 1979

p 225 Cf Slavoj i ek Ž ž The Ticklich Subject The Absent Centre of Political Ontology LondonNew York Verso

1999 pp 1-2

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 80

Les conseacutequences theacuteoriques mais aussi sociales et politiques drsquoune telle

remise en question ne sont drsquoailleurs pas difficiles agrave voir Comme le rappelle Jacques

Ranciegravere lrsquoactuel consensus libeacuteral capitaliste suppose que lrsquoon puisse objectiver

toutes les parties de la socieacuteteacute laquo tous les problegravemes qui se posent agrave elle et les

ramener agrave des problegravemes soumis agrave des expertises puis neacutegocieacutes entre des partenaires

constitueacutes raquo6 Or un individu ou un groupe drsquoindividus ne peut faire lrsquoexpeacuterience de

soi-mecircme comme libre et autonome ne peut se former comme sujet politique que

dans la mesure ougrave il srsquoarrache aux conditions habituelles drsquoexistence agrave la naturaliteacute de

sa position sociale rejette comme intoleacuterables les modes de comportement qui ont

formeacute les normes des classes dominantes de lrsquoeacutepoque et opegravere par un tel rejet

lrsquoouverture drsquoun espace drsquoaction par-delagrave les partenaires reconnus

De nos jours la solution politique libeacuterale consiste avant tout dans lrsquoabandon

drsquoun horizon radical de changement social et politique celui qui par inadvertance le

preacuteconise devient objet de moquerie Ce nrsquoest pas eacutetonnant donc qursquoagrave cocircteacute de

Nietzsche lrsquoautre reacutefeacuterence philosophique majeure de la penseacutee postmoderne soit

Spinoza Malgreacute lrsquoapparence subversive que sa penseacutee ait pu revecirctir les vingt ou trente

derniegraveres anneacutees sous lrsquoinfluence de commentaires pourtant raffineacutes7 le meacutecanisme

drsquoidentifications affectives ndash lequel remplacerait la communication monadologique qui

de Descartes agrave Hegel aurait lieu agrave partir de la reconnaissance mutuelle entre moi et

autrui ndash est exactement analogue au meacutecanisme social agrave lrsquoœuvre dans les socieacuteteacutes du

capitalisme avanceacute Le sujet postmoderne nrsquoest-il pas preacuteciseacutement ce laquo sol passif

traverseacute par des liens partiellement affectifs reacuteagissant aux images qui reacutegulent ses

ldquopassionsrdquo incapable drsquoexercer un controcircle sur ce meacutecanisme raquo8 Le laquo spinozisme raquo

diffus des socieacuteteacutes laquo post-ideacuteologiques raquo contemporaines qui appreacutehendent le monde

dans sa neacutecessiteacute immanente et contemplent passivement le capital comme une

substance existant sub specie aeternitatis autrement dit comme une machinerie

autosuffisante et absolument neacutecessaire agrave la reproduction drsquoune vie civiliseacutee crsquoest

preacuteciseacutement une des clefs mecircme si ce nrsquoest pas la seule pour comprendre la posture

eacutethique postmoderne fondamentalement conservatrice et cynique

6 Jacques Ranciegravere laquo Il nrsquoy a jamais eu besoin drsquoexpliquer agrave un travailleur ce qursquoest lrsquoexploitation raquo

entretien agrave Philosophie Magazine ndeg 10 (juin 2007)7 Cf Gilles Deleuze Spinoza et le problegraveme de lrsquoexpression Paris Minuit 1968 et Spinoza Philosophie pratique Paris Minuit 1981 8 Slavoj i ek Ž ž Tarrying with the Negative Kant Hegel and the Critique of Ideology Durham Duke

University 1993 p 218

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Dans les socieacuteteacutes libeacuterales contemporaines dans lesquelles prolifegraverent des

attitudes et des conduites heacutedonistes utilitaires opportunistes et spirituellement

eacutegoiumlstes on a du mal agrave srsquoimaginer une chose pour laquelle on risquerait sa peau Ce

que lrsquoon voit degraves lors se mettre en place crsquoest un reacutegime de rationaliteacute cynique ou

cynico-eacuteclaireacutee qui reacutesulte de la deacutecomposition des critegraveres normatifs qui pendant tout

un temps srsquoeacutetaient preacutesenteacutes comme les plus estimables des expectatives modernes

de rationalisation sociale9 Aujourdrsquohui en effet la disposition subjective agrave tout mettre

en jeu pour ce que lrsquoon prend pour vrai ou juste est en tant que telle soupccedilonneacutee et

drsquohabitude promptement consideacutereacutee comme fanatique ou extreacutemiste En Occident en

tout cas les actions drsquoun groupe radical comme celui drsquoAndreas Baader et Ulrike

Meinhof paraissent de nos jours appartenir agrave un temps archaiumlque et complegravetement

reacutevolu Mais ougrave peut-on alors puiser le courage pour des actions empecircchant que lrsquoon

soit soumis passivement au destin aveugle et en apparence infranchissable de la

machinerie infernale du capital Comme le souligne i ek bien plus que les bombesŽ ž

et les attentats ce qui deacuterangeait vraiment avec le laquo terrorisme raquo de la RAF crsquoeacutetait le

refus qursquoimpliquait lrsquoattitude de ses inteacutegrants du choix forceacute le refus radical drsquoun

pacte social fondamental10 laquo On ne discute pas avec les gens qui ont fait Auschwitz raquo

disait Gudrun Ensslin En drsquoautres mots il nrsquoy a pas de conciliation possible pas de

discussion rationnelle aucun compromis avec un ordre qui sous la faccedilade

deacutemocratique cache agrave peine ses tendances fascistes Comme Antigone agrave qui elle a

eacuteteacute compareacutee11 Ensslin a fait un choix absolu inconditionnel pour quelque chose avec

laquelle lrsquoon ne peut tergiverser et contre toute adversiteacute lrsquoa maintenu jusqursquoau bout

Le geste rebelle de neacutegation de ce sur quoi se fonde lrsquoordre eacutetabli ndash le laquo non raquo

drsquoAntigone agrave Creacuteon le laquo non raquo drsquoEnsslin au compromis bourgeois post-Auschwitz ndash qui

a eu pour reacutesultat leur exclusion de la communauteacute sociopolitique et a fini par les tuer

ndash Antigone fut trouveacutee pendue dans la grotte ougrave elle avait eacuteteacute emmureacutee Ensslin

trouveacutee morte eacutegalement pendue dans sa cellule de prison ndash a repreacutesenteacute une

libeacuteration12 En mettant en scegravene le creux existant entre deux mondes

9 Cf Vladimir Safatle Cinismo e falecircncia da criacutetica Satildeo Paulo Boitempo 2008 passim 10 Cf Slavoj i ek Ž ž Enjoy Your Symptom Jacques Lacan in Hollywood and Out (1992) LondonNew York

Routledge 2001 pp 77-78 11 Notamment dans Deutschland im Herbst (1978) reacutealiseacute par le collectif de la Neuer Deutscher Film 12 Pour les rapports entre Antigone et Ensslin nous suivons Slavoj i ek Ž ž The Sublime Object of Ideology (1989) LondonNew York Verso 1999 p 117 et Enjoy Your Symptom op cit p 77 pour ce qui est

de lrsquoacte drsquoAntigone cf du mecircme auteur laquo Melancholy and the Act raquo in Critical Inquiry ndeg 25 (Summer

2000) pp 657-81 et In Defense of Lost Causes LondonNew York 2008 passim Agrave lrsquoopposeacute de la

lecture conventionnelle en vogue qui prend lrsquoheacuteroiumlne grecque pour la gardienne patheacutetique de la

communauteacute et de ses valeurs immortelles contre le pouvoir tyrannique de Creacuteon le philosophe de

Ljubljana agrave lrsquoinstar de Lacan insiste sur le caractegravere scandaleux du laquo non raquo drsquoAntigone Preacuteciseacutement ce

nrsquoest pas lrsquoinstance symbolique reacutegulant les rapports sociaux intersubjectifs qui parle agrave travers la bouche

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 82

fondamentalement incompatibles en permettant drsquoentrevoir lrsquoouverture drsquoun espace

nouveau de reacutealisations par-delagrave les institutions les formes drsquoexistence et les normes

sociales reconnues ce geste a favoriseacute le changement du paysage familier du donneacute

Agrave lrsquoheure qursquoil est agrave un moment historique critique ougrave lrsquohumaniteacute dans sa

grande majoriteacute devient superflue et ougrave la capaciteacute destructive du systegraveme deacutepasse

de loin tout ce que lrsquoon a connu ou pu imaginer jusqursquoagrave preacutesent le courage ne peut

consister que dans la capaciteacute ou la force subjective de maintenir durablement en

suspens lrsquoefficaciteacute du reacuteseau socio-symbolique lieacute agrave la reproduction des rapports

capitalistes de production Si la notion moderne carteacutesienne de sujet nous paraicirct ici

incontournable crsquoest que le sujet nrsquoest pas comme le suggeacuterait Althusser lrsquoeffet drsquoune

interpellation de la reconnaissance de soi dans un appel ideacuteologique mais lrsquoexact

contraire de cela le sujet nrsquoeacutemerge que lorsque les identiteacutes qui lui sont colleacutees ou

imposeacutees par le moyen de lrsquointerpellation sont radicalement remises en question

Liberteacute et expeacuterience urbaine au deacutebut des temps modernes

Suivant Hegel on peut dire que les conditions modernes de la vie politique

juridique et morale limitent agrave lrsquoextrecircme les possibiliteacutes de creacuteations ideacuteales Lrsquoindividu

preacute-moderne des acircges heacuteroiumlques pour ainsi dire formait une uniteacute avec tout son

vouloir toutes ses actions et reacutealisations de sorte qursquoil eacutetait inseacuteparable des

conseacutequences et effets de ces derniegraveres Mecircme si sans le savoir ou le vouloir il tue

son pegravere et partage le lit avec sa megravere Œdipe assumera entiegraverement la responsabiliteacute

de ses actes et se chacirctiera lui-mecircme en conseacutequence pour ses crimes de parricide et

drsquoinceste Ferme et integravegre le caractegravere heacuteroiumlco-tragique ne partage pas ses fautes ni

de la fille drsquoŒdipe mais quelque chose de bien plus radical et inouiuml qui subvertit les normes sociales

reconnues Le courage ineacutebranlable avec lequel Antigone maintient sa position lrsquoexclut de la communauteacute

politique reacuteguleacutee par lrsquointermeacutediaire de lrsquoagence symbolique de meacutediation sociale Creacuteon pour sa part

plutocirct qursquoun leader totalitaire serait agrave la limite un politicien pragmatiste un veacuteritable repreacutesentant de la

raison drsquoEacutetat agissant de maniegravere brutale certes dans la suppression de toute activiteacute qui deacutestabilise le

fonctionnement normal de la vie de la polis mais toujours dans lrsquointeacuterecirct majeur de celle-ci visant la paix et

le maintien geacuteneacuteral de lrsquoordre public Ce qui neacuteanmoins diffeacuterencie Antigone drsquoEnsslin crsquoest agrave peu pregraves ce

qui distingue le laquo terrorisme raquo de la RAF du terrorisme contemporain alors que Baader et ses compagnons

nrsquoagissaient pas au nom drsquoune ideacutee ni mecircme drsquoun ideacuteal de socieacuteteacute mais incarnaient avant tout la reacutevolte

violente des pulsions de vie contre la destruction organiseacutee et socialiseacutee ceux qui aujourdrsquohui commettent

des attentats se conccediloivent le plus souvent comme des instruments du laquo grand Autre raquo (par ex de la

volonteacute Dieu) tout comme Antigone a accompli les rites interdits non seulement par amour pour Polynice

mais aussi en respect aux laquo lois divines non-eacutecrites raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 83

nrsquoeacutetablit-il une quelconque seacuteparation entre lui-mecircme et la totaliteacute morale substantielle

dont il fait partie Lrsquoindividu moderne en revanche agit en tant que personne pour ainsi

dire seacutepareacutee du tout social et se juge par conseacutequent responsable uniquement de ses

propres actes non de ceux drsquoautrui ou de ceux de la socieacuteteacute En lui les intentions

subjectives srsquoopposent le plus souvent aux actions objectives opposition qui deacuterive agrave

la fois de la connaissance subjective des circonstances de lrsquoideacutee que se fait le sujet

du bien et de lrsquointention de la reacutealiser dans ses actes Pour le dire en bref lrsquoindividu

preacute-moderne est indiviseacute et se trouve agrave lrsquoorigine unique de lrsquoobjectif tandis que

lrsquoindividu moderne est constitutivement scindeacute entre les inteacuterecircts les aspirations les

intentions et les finaliteacutes personnelles drsquoune part et drsquoautre part les inteacuterecircts et les

finaliteacutes de la totaliteacute sociale13

Cette inadeacutequation entre savoir et faire entre conscience et action se trouvera

agrave la base de toute la penseacutee moderne Au plus les inteacuterecircts et les aspirations profondes

des individus contredisent de faccedilon irreacuteconciliable les inteacuterecircts et les aspirations de la

socieacuteteacute comme un tout au plus le postulat drsquoune identiteacute immeacutediate entre la

conscience morale et lrsquoengagement dans les affaires du monde srsquoavegravere probleacutematique

De toute eacutevidence aux deacutebuts des temps modernes lrsquoideacutee centrale de liberteacute srsquoimpose

drsquoabord comme un veacuteritable problegraveme Une fois deacutemis lrsquoancien ordre meacutedieacuteval dans

lequel tout avait sa place et srsquoinscrivait dans des hieacuterarchies rigides et bien deacutefinies

lrsquoideacutee (ou ideacuteal) de liberteacute et drsquoautonomie induit lrsquoindividu agrave un eacutetat drsquoincertitude

laquo Depuis le XVIe siegravecle on sait qursquoIl [Dieu] a videacute les lieux la laiumlcisation de tous les

secteurs de lrsquoactiviteacute humaine ne Lui laissant ndash depuis le deacutebut du capitalisme

marchand ndash plus aucune place dans lrsquoespace ni dans le temps raquo14 Comment agir dans

un monde deacutesacraliseacute Comment dois-je mrsquoorienter dans le nouvel ordre si rien ne

garantit objectivement la justesse de mes actes Comment dois-je me comporter si

rien ne mrsquoassure qursquoen agissant drsquoune faccedilon plutocirct qursquoune autre jrsquoatteindrai un jour le

bonheur sinon sur terre au moins dans lrsquoau-delagrave

Bien que manifestement plus serein que la plupart de ses contemporains

puisque modeacutereacute et ironique de nature crsquoest avec Montaigne que la vie humaine prise

dans son ensemble devient pour la premiegravere fois probleacutematique au sens moderne du

terme et crsquoest sans contredit lui qui laquo aperccedilut le mieux le problegraveme de lrsquoauto-

13 Pour tout cela cf G W F Hegel Vorlesungen uumlber die Aumlsthetik tr fr Leccedilons drsquoestheacutetique toute la

section sur la deacutetermination de lrsquoideacuteal dans la partie intituleacutee laquo Le beau artistique ou lrsquoideacuteal raquo14 Jean-Paul Sartre LrsquoIdiot de la famille Gustave Flaubert de 1821 agrave 1857 Paris Gallimard 1972 t III p

2081

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 84

orientation de lrsquohomme crsquoest-agrave-dire la tacircche qui lui est imposeacutee de vivre sa vie sans

qursquoil puisse se reposer sur des points drsquoappui fixeacutes une fois pour toutes raquo15 Dans ce

contexte drsquoincertitude le doute carteacutesien nrsquoest pas une simple question de meacutethode

mais srsquoimpose comme un fait drsquoeacutepoque Au contraire de Montaigne qui nrsquoavait laquo pas

besoin de beaucoup de certitudes raquo vu que celles qui lui importaient se reformaient

laquo toujours spontaneacutement en lui raquo16 pour Descartes lrsquoincapaciteacute de voir clair dans la

sphegravere de lrsquoagir trouble la conscience chancelante et agrave la longue conduit lrsquoesprit agrave un

tourment sans fin agrave une vie de repentirs et de remords Vu lrsquoincertitude entourant les

questions de conduite pratique dans le monde par rapport aux veacuteriteacutes de la penseacutee

Descartes se forme en conseacutequence laquo une morale par provision raquo

Obeacuteir aux lois et respecter les mœurs du pays dans lequel on se trouve ecirctre

quelles qursquoelles soient et sans jamais les remettre en question cela de sorte agrave vivre le

mieux et le plus heureux et librement que lrsquoon puisse sans ecirctre deacuterangeacute dans ses

projets priveacutes et sans deacuteranger ceux drsquoautrui17 ndash telle fut la morale provisoire du

raisonnable citadin drsquoAmsterdam afin de consacrer sa vie en toute liberteacute et

tranquilliteacute agrave la culture de sa raison et autant que possible au progregraves dans la

connaissance de la veacuteriteacute suivant la meacutethode qursquoil srsquoeacutetait lui-mecircme prescrite agrave savoir

laquo tacirccher toujours plutocirct agrave me vaincre que la fortune et agrave changer mes deacutesirs que

lrsquoordre du monde et geacuteneacuteralement de mrsquoaccoutumer agrave croire qursquoil nrsquoy a rien qui soit

entiegraverement en notre pouvoir que nos penseacutees en sorte qursquoapregraves que nous avons fait

notre mieux touchant les choses qui nous sont exteacuterieures tout ce qui manque de

nous reacuteussir est au regard de nous absolument impossible raquo18 Pour Descartes donc

le cours du monde nrsquoest en notre pouvoir pour autant que nous le pensions sans

cela il eacutechappe neacutecessairement agrave nos prises et il serait tout agrave fait vain de gloser lagrave-

dessus Incapable de changer individuellement le cours des choses le raisonnable

citoyen moderne accepte lrsquoineacutevitable cesse de reacuteagir contre un tel ordre se soumet agrave

lui avec une reacutesignation amegravere et finit par supporter ce qui lui semble insurmontable

avec une patience douloureuse et un courage pour ainsi dire tranquille Quand la lutte

contre le cours du monde est ou paraicirct vaine et inutile le plus raisonnable agrave faire crsquoest

de ne pas prendre inutilement des risques agrave srsquoy engager de faccedilon agrave pour le dire

comme Hegel laquo sauvegarder au moins le refuge dans lrsquoindeacutependance formelle de la

15 Cf Erich Auerbach Mimesis Dargestellte Wirklichkeit in der abendlaumlndischen Literatur (1946)

TuumlbingenBasel A Francke 1994 p 296 trad C Heim Mimesis La repreacutesentation de la reacutealiteacute dans

la litteacuterature occidental Paris Gallimard 1968 p 312 trad modifieacutee16 Ibid p 296 tr fr p 31217 Cf Reneacute Descartes Discours de la meacutethode (1637) Paris Vrin 1999 IIIe partie pp 76-7718 Ibid p 80

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 85

liberteacute subjective raquo19 Lrsquoexigence mecircme drsquoindividualiteacute et drsquoautonomie ne peut degraves lors

se comprendre que sur fond de la division subjective moderne et du manque reacuteel de

liberteacute dans la socieacuteteacute capitaliste

Agrave premiegravere vue la morale carteacutesienne tient drsquoune vision stoiumlcienne des choses

drsquoapregraves laquelle il nrsquoy aurait que nos penseacutees qui soient entiegraverement en notre pouvoir

Puisque tout le reste ne deacutepend pas drsquoelles inutile drsquoy precircter attention Lrsquoextrecircme

faciliteacute avec laquelle Descartes se deacutebarrasse des problegravemes relevant de la pratique

est remarquable surtout que dans le domaine de la connaissance les choses se

passent chez lui tout autrement Certes on comprend que pour Descartes les lois les

mœurs les religions soient peut-ecirctre toutes contingentes qursquoil nrsquoy ait probablement

rien drsquouniversellement neacutecessaire ni drsquoobjectivement valable pour tout un chacun quand

il srsquoagit de se conduire dans les affaires du monde Mais se demande-t-il faut-il pour

autant perdre la raison ne pas savoir au juste ce que lrsquoon a agrave faire ou encore vivre ses

jours hanteacute par lrsquoideacutee de srsquoecirctre mal conduit En bref lrsquoagir pour Descartes ne pose pas

vraiment problegraveme Notre philosophe semble deacutejagrave bien habitueacute au fait de la socieacuteteacute

bourgeoise naissante se sent chez lui dans la meacutetropole moderne qursquoest Amsterdam

et goucircte bien de la liberteacute rendue possible par la vie urbaine20

Dans lrsquoEacutethique Spinoza soutient lui aussi que lrsquoindividu guideacute par la raison

(ratione ducitur) est plus libre dans la ville (magis in civitate liber) crsquoest-agrave-dire vivant

sous des lois communes qursquoen solitude nrsquoobeacuteissant qursquoaux caprices de sa propre

volonteacute Drsquoapregraves lui lrsquoindividu qui tacircche de preacuteserver son ecirctre selon les diktats de la

raison non seulement nrsquoobeacuteit-il jamais par peur mais dans la mesure ougrave il cherche agrave

vivre en liberteacute il deacutesire ordonner sa vie selon le bien commun et agrave cette fin il lui faut

19 G W F Hegel Esteacutetica o belo artiacutestico ou o ideal trad O Vittorino in Os Pensadores Hegel Satildeo

Paulo Abril Cultural 1980 p 250 20 Cf Reneacute Descartes lettre agrave un certain Jean-Louis G dit M de Balzac dateacutee 5 mai 1631 in Œuvres philosophiques eacuted F Alquieacute Paris Garnier 1963 t I p 292 laquo [E]n cette grande ville ougrave je suis nrsquoy

ayant aucun homme excepteacute moi qui nrsquoexerce la marchandise chacun y est tellement attentif agrave son

profit que jrsquoy pourrais demeurer toute ma vie sans ecirctre jamais vu de personne Je me vais promener tous

les jours parmi la confusion drsquoun grand peuple avec autant de liberteacute et de repos que vous sauriez faire

dans vos alleacutees et je nrsquoy considegravere pas autrement les hommes que jrsquoy vois que je ferais les arbres qui se

rencontrent en vos forecircts ou les animaux qui y paissent [hellip] Quel autre lieu pourrait-on choisir au reste du

monde ougrave toutes les commoditeacutes de la vie et toutes les curiositeacutes qui peuvent ecirctre souhaiteacutees soient si

faciles agrave trouver qursquoen celui-ci Quel autre pays ougrave lrsquoon puisse jouir drsquoune liberteacute si entiegravere ougrave lrsquoon puisse

dormir avec moins drsquoinquieacutetude ougrave il y ait toujours des armeacutees sur pied expregraves pour nous garder ougrave les

empoisonnements les trahisons les calomnies soient moins connus et ougrave il soit demeureacute plus de reste

de lrsquoinnocence de nos aiumleux raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 86

vivre selon les lois du pays ougrave il se trouve21 Cette conception de la ville comme espace

de liberteacute provient agrave vrai dire de la fin du moyen-acircge et est propre agrave la bourgeoisie

eacutemergeant alors comme classe influente dans le nord de lrsquoEurope22 La liberteacute

individuelle est ainsi inconcevable en dehors de la vie civique qui rend possible agrave tout

individu de rentrer dans des rapports exteacuterieurs drsquoexistence Le laquo Habe Muth raquo que

procircnera Kant plus tard dans son ceacutelegravebre opuscule sur les Lumiegraveres lrsquoexhortation agrave

avoir le courage de quel que soit le contexte ou la situation faire libre usage de son

propre entendement tout en obeacuteissant bien entendu aux lois de la citeacute srsquoinscrit

eacutegalement dans ce mouvement geacuteneacuteral de rationalisation sociale

Le courage dans les temps modernes devient ainsi une vertu extrecircmement

reacutefleacutechie toujours associeacutee agrave la prudence et agrave la tempeacuterance mais aussi aux

compromis et aux demi-mesures requis par la vie sociale moderne et que plus tard

Nietzsche associera agrave la meacutediocriteacute et agrave lrsquoasphyxie intellectuelle La vaillance la

loyauteacute la galanterie etc seront certes adopteacutees dans la moderniteacute en tant

qursquoideacuteaux par les couches sociales drsquoorigine urbaine notamment bourgeoises

Seulement sortis de la sphegravere des mœurs reacuteglant les rapports sociaux effectifs et

confronteacutes au jour le jour au monde prosaiumlque des affaires pratiques ils demeureront

vides de tout contenu reacuteel

La formation du sujet moderne

Le sujet moderne surgit de la perception tout agrave fait nouvelle drsquoune inadeacutequation

entre les deacutesirs et aspirations subjectifs et les diktats universels de la raison qui est

raison sociale nrsquoayant pas lieu en dehors des centres urbains qui voient

progressivement le jour agrave partir du haut moyen-acircge et qui se constituent comme des

21 Cf Baruch Spinoza Ethica ordine geometrico demonstrata amp in quinque partes distincta (1677) texte

latin disponible sur httpglouiseclubfrethicapdf IVe partie prop LXXIII deacutemonstr 22 Au XIe siegravecle en effet il existait un principe juridique germanique selon lequel un serf refugieacute dans une

ville au sein de laquelle son sort eacutetait quasiment impossible agrave traquer devenait eacutemancipeacute apregraves y avoir

veacutecu un an et un jour laquo Stadtluft macht frei nach Jahr und Tag raquo La premiegravere partie de la formule (laquo Lrsquoair

de la ville eacutemancipe raquo) srsquoest transformeacutee en dicton populaire Agrave partir du XIIIe siegravecle les nouveaux citoyens

eacutemancipeacutes ndash habitant dans les bourgs ougrave la vie bourdonnait ougrave lrsquoenrichissement personnel (ce non

seulement du point de vue eacuteconomique) et la mobiliteacute sociale devenaient de plus en plus des faits

courants au contraire de ce qui se passait avec les serfs vivant dans les zones agraires sous le controcircle

et la domination directe de la noblesse aristocratique ndash estimaient qursquoen ville ce lieu drsquoeacutechanges de

rencontres de plaisirs ougrave les rythmes favorisaient lrsquoimbrication plus ou moins pacifieacutee des diffeacuterences on

respirait la liberteacute

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 87

loci de lrsquouniversaliteacute comprise en son sens premier signifiant le rassemblement du

divers sous lrsquoinsigne de lrsquouniteacute (unum versus alia) en lrsquooccurrence une uniteacute

spatiotemporelle la ville qui est inteacuterioriseacutee par le sujet Comme le reacutesume Hegel en

clair contraste avec la campagne qui demeure laquo le siegravege de lrsquoeacutethiciteacute se reposant sur

la nature [der Sitz der auf der Natur ruhenden Sittlichkeit] raquo la ville est laquo le siegravege de

lrsquoentreprise bourgeoise [der Sitz des buumlrgerlichen Gewerbes] de la reacuteflexion qui srsquoeacutelegraveve

et srsquoisole au-dedans de soi [der in sich aufgehenden und vereinzelnden Reflexion] raquo23

Ce sujet bourgeois qui eacutemerge au sein de la ville se voit pour la premiegravere fois comme

seacutepareacute du corps social de la tradition et de la nature qui lui paraissent tour agrave tour

comme des choses eacutetrangegraveres agrave lui De maniegravere geacuteneacuterale il ne trouve plus sa place

dans la chaicircne de lrsquoecirctre preacuteciseacutement ce qui lui permet drsquoeacutetablir une distance

neacutecessaire pour reacutefleacutechir sur soi et sur le monde exteacuterieur pour porter des jugements

pratiquement agrave propos de tout ce qui lrsquoentoure24 Crsquoest lrsquoexpeacuterience sociale bourgeoise

qui permet au sujet au sens moderne du terme de se former Au XVIIIe siegravecle cette

projection de lrsquoindividu vers le champ de lrsquoexpeacuterience deviendra centrale agrave la reacuteflexion

philosophique

Le rehaussement de lrsquoexpeacuterience comme situation propice agrave la connaissance est

correacuteleacute au sens que lrsquoindividu assume chez Kant ce nrsquoest pas sa singulariteacute qui

est rehausseacutee mais son caractegravere laquo externe raquo public drsquoappartenance agrave la laquo citeacute raquo

humaine son caractegravere de citoyen Au citoyen et agrave lui seul est assureacute lrsquoeacutechange

23 G W F Hegel Grundlinien der Philosophie des Rechts oder Naturrecht und Staatswissenschaft im Grundrisse (1821) eacuted J Hoffmaister Hamburg Felix Meiner 1995 sect 256 p 207 trad fr J-F

Kerveacutegan Principes de la philosophie du droit Paris QuadrigePuf 2003 p 332 24 Soulignons au passage que ce nrsquoest qursquoavec le tournant transcendantal kantien que les paradoxes

inheacuterents agrave la conscience de soi du sujet pensant seront pleinement articuleacutes Plus preacuteciseacutement Kant

parviendra le premier agrave rendre manifeste lrsquoimpossibiliteacute de situer le sujet dans la totaliteacute de lrsquounivers On a

alors affaire agrave un sujet disjoint une craquelure irreacuteparable au sein de la substance universelle manquant

de faccedilon constitutive une place speacutecifique dans la grande chaicircne de lrsquoecirctre Descartes lrsquoavait anticipeacute

certes le sujet carteacutesien nrsquoest rien de plus que le vide du rapport agrave soi de la neacutegativiteacute Avant Kant crsquoest

bien Descartes qui opegravere le premier une reacutevolution copernicienne dans le penser qursquoil nrsquoa pu pour

diverses raisons mener agrave bout (cf Slavoj i ek Ž ž The Plague of Fantasies LondonNew York Verso 1997

p 12) Ce fut bien une reacutevolution car le sujet carteacutesien nrsquoest pas le centre de lrsquounivers bien plutocirct dans

lrsquoexpeacuterience immeacutediate agrave soi du penser il est acosmique car afin de parvenir au je pense il doit se

deacutetacher de toute deacutetermination empirique Mais sans doute agrave cause du vertige issu du vide absolu de ce

penser et plus certainement en raison de son appartenance agrave lrsquolaquo eacutepisteacutemegrave classique raquo crsquoest-agrave-dire au

champ eacutepisteacutemique reacuteguleacute par les questions lieacutees agrave la repreacutesentation (cf Michel Foucault Les mots et les

choses Une archeacuteologie des sciences humaines Paris Gallimard 1966 chap III) la fissure qursquoouvre ou

que deacutecouvre Descartes dans la texture du reacuteel est vite raccommodeacutee dans le passage du cogito agrave la res

cogitans laquo Ce qui est perdu par lagrave crsquoest la discorde topologique entre la forme ldquoJe penserdquo et la substance

qui pense crsquoest-agrave-dire la distinction entre la proposition analytique sur lrsquoidentiteacute du sujet logique de la

penseacutee contenue dans le ldquoJe penserdquo et la proposition syntheacutetique de lrsquoidentiteacute drsquoune personne en tant

que chose-substance pensante raquo (Slavoj i ek Ž ž Tarrying with the Negative op cit p 13)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 88

avec lrsquoautre avec la matiegravere autre indispensable agrave lrsquoexpeacuterience agrave mecircme

drsquoengendrer de la connaissance25

Avec lrsquoavegravenement du mode de production capitaliste tout ce qui eacutetait

solidement eacutetabli srsquoeacutevapore dans lrsquoair Lrsquoeacutemergence du sujet moderne pour reacutecapituler

coiumlncide avec la deacutestabilisation de lrsquoordre organique feacuteodal avec ses hieacuterarchies ses

modegraveles rigides de conduite ses ideacuteaux de pieacuteteacute drsquohonneur de vaillance et de

vengeance Il y naicirct un sujet qui libeacutereacute des liens substantiels traditionnels se pose

devant le monde en tant qursquoobservateur rationnel et distancieacute qui de ce fait mecircme

reacutefleacutechit et construit activement lrsquoobjet observeacute progressivement comme le reflet de

sa domination sur lrsquoautre sur la nature interne et externe qui srsquoeacuterige par lagrave comme une

inteacuterioriteacute suffisamment profonde reacuteflexive et relativement sucircre drsquoelle-mecircme capable

de discriminer sujet et objet socieacuteteacute et nature conscience et monde26

Giotto deacutejagrave et puis surtout Brunelleschi et Masaccio introduisent la perspective

la profondeur et la proportion geacuteomeacutetrique dans leurs creacuteations artistiques Utilisant le

calcul matheacutematique et jouant de faccedilon originelle avec lrsquooptique ils parviennent agrave

transformer lrsquoobservateur drsquoun tableau en sujet participant activement au processus

perceptif de sorte que le regard du spectateur devient le centre de la reacutealiteacute visible

reacutealiteacute qui se trouve lagrave devant disponible precircte agrave ecirctre expeacuterimenteacutee par ce sujet de

plus en plus conscient de son pouvoir drsquoexpeacuterimentation Agrave travers la mise en

perspective du monde exteacuterieur lrsquoancienne totaliteacute naturelle-sociale se fragmente

presqursquoentiegraverement mais elle est agrave nouveau reacuteinstaureacutee sous une forme diffeacuterencieacutee

et supeacuterieure en tant qursquouniteacute estheacutetique objet de contemplation pour un sujet

autonome et reacuteflexif plus ou moins seacutepareacute de la sphegravere de la production et de la

conduite strictement pragmatique qursquoexige le prosaiumlsme du monde bourgeois On voit

ainsi eacutemerger momentaneacutement un sujet du goucirct bien formeacute bien que peu agrave peu

meacutelancolique et nostalgique de lrsquouniteacute originaire perdue de lrsquohomme naturel (le laquo bon

sauvage raquo) et de la communauteacute substantielle

25 Luiz Costa Lima Limites da voz Montaigne Schlegel Kafka (1993) Rio de Janeiro Topbooks 2005

p 113 26 Cf G W F Hegel Estheacutetique trad S Jankeacuteleacutevitch Paris Flammarion 1979 t I p 61 laquo En tant que

doueacute de conscience lrsquohomme doit se placer en face de ce qui est [hellip] et en faire un objet pour soi [hellip] Il

chasse devant lui ce qursquoil est il se contemple se repreacutesente lui-mecircme [hellip] On saisit deacutejagrave cette tendance

dans les premiegraveres impulsions de lrsquoenfant il veut voir des choses dont il soit lui-mecircme lrsquoauteur et srsquoil

lance des pierres dans lrsquoeau crsquoest pour voir ces cercles qui se forment et qui sont son œuvre dans

laquelle il retrouve comme un reflet de lui-mecircme [hellip] Agrave travers les objets exteacuterieurs il cherche agrave se

retrouver lui-mecircme raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 89

Crsquoest lrsquoheure de la philosophie de Rousseau puis du Romantisme qui srsquoen

inspire mais eacutegalement au plan mateacuteriel de lrsquoeacutemergence de la grande industrie et de

la progressive marchandisation de toutes les sphegraveres de la vie quotidienne laquo Qursquoest-ce

que lrsquohomme en dehors de son travail raquo ndash crsquoest la question que se posent et qui

beaucoup preacuteoccupe des esprits tels que Lessing Goethe et Schiller qui tenteront

tantocirct de concilier ou drsquoarticuler Bildung et activiteacute productive tantocirct de placer le

processus de formation de socialisation et de maturation individuelle en dehors du

monde du travail Comme le rappelle un collegravegue du premier Wilhelm Meister (celui

des Anneacutees drsquoapprentissage de 1795-96) au second (celui des Anneacutees de pegravelerinage

de 1821-29) quelque chose changeait deacutejagrave laquo Wilhelm se forme positivement passant

de lrsquoindeacutetermination du theacuteacirctre agrave la vie professionnelle bien deacutefinie (par la meacutedecine)

dans la division capitaliste du travail raquo27

La deacutegradation de lrsquoexpeacuterience

Agrave tous eacutegards la logique du capital qui preacutesuppose une compeacutetition universelle

et implique une fragmentation presque complegravete du corps social logique agrave lrsquointeacuterieur

de laquelle la creacuteation et lrsquoaccumulation de richesse nrsquoest possible et concevable qursquoagrave

travers une croissance illimiteacutee ne favorise pas la Bildung du sujet crsquoest-agrave-dire la

clocircture du cercle de lrsquoexpeacuterience la connexion (au sens drsquoune Zusammenhang) de tous

les moments isoleacutes de la vie de lrsquoindividu en un mot la synthegravese finale et

harmonieuse de lrsquoideacuteal drsquoautodeacutetermination subjective et des demandes impeacuterieuses

de la socialisation bourgeoise28 Avec lrsquoexpansion du capitalisme et ses formes

sociales fondamentales la scission du sujet bourgeois par le marcheacute se geacuteneacuteralise

devient un trait agrave la fois structurel et mondial Lrsquoindividu se voit alors contraint de

suivre ou bien les demandes internes de ses pulsions et aspirations subjectives ou

bien celles externes mais peu agrave peu inteacuterioriseacutees de la socieacuteteacute du marcheacute total Il

arrive ineacutevitablement un moment ougrave les deux demandes srsquointerpeacutenegravetrent

Le Wilhelm Meister ndash et marqueteacute en lui la Bildungsethik ndash venait finalement

consacrer ce dispositif bifrontal drsquoune part lrsquoimpulsion impondeacuterable du laquo long

effort de formation inteacuterieure raquo de lrsquoautre agrave cocircteacute de la naturelle soif de

renommeacutee les inteacuterecircts mateacuteriels mobiliseacutes par le processus drsquoascension sociale

27 Claacuteudio R Duarte laquo Mau tempo para a poesia Espaccedilo alienaccedilatildeo e morte na literatura moderna raquo in

Sinal de Menos ndeg 1 (avril 2009) pp 102-0328 Cf Franco Moretti The Way of the World The Bildungsroman in European Culture (1985) trad A

Sbragia London Verso 2000 pp 15 25-26 et passim

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 90

qui se mettaient en scegravene sublimeacutes dans la face de la laquo personnaliteacute cultiveacutee raquo

tourneacutee vers la scegravene du monde29

Agrave la fin du XVIIIe siegravecle deacutejagrave lrsquoexpeacuterience formatrice bourgeoise donne de forts

indices de deacuteteacuterioration En sont responsables lrsquoalieacutenation geacuteneacuteraliseacutee dans le travail

laquelle touche toutes les classes sociales bien qursquoagrave diffeacuterents niveaux ainsi que la

vie affoleacutee des grands centres urbains modernes lesquels srsquoavegraverent de plus en plus

inhumains Agrave ce propos Adam Smith avait deacutejagrave fait remarquer qursquoun des effets

indeacutesirables du commerce et du travail diviseacute en une infiniteacute de speacutecialiteacutes eacutetait qursquoils

noient le courage de lrsquohumaniteacute en la rendant pauvre en expeacuteriences

Dans tous les pays commerciaux la division du travail est infinie et les penseacutees de

tout le monde sont employeacutees dans une chose particuliegravere [hellip] Les esprits des

hommes se contractent et deviennent incapables drsquoeacuteleacutevation Lrsquoeacuteducation est

deacutedaigneacutee ou du moins neacutegligeacutee et lrsquoesprit heacuteroiumlque est presque totalement

eacutelimineacute30

Pour le penseur eacutecossais lrsquouniformiteacute de la vie stationnaire du travailleur

moderne corromprait le courage de son esprit limiterait extrecircmement lrsquoexercice de son

entendement et de son imagination le rendrait non seulement incapable de formuler

un jugement autonome mais fondamentalement stupide et ignorant laquo non seulement

incapable de savourer ou de prendre part agrave une conversation rationnelle mais de

concevoir un sentiment geacuteneacutereux noble et tendre raquo31 Tendance propre agrave la barbarie

moderne la perte de la capaciteacute de sentir de concevoir et de creacuteer pratiquement une

vie eacutemancipeacutee est le signe majeur de lrsquoeacutepuisement de lrsquoexpeacuterience drsquoune individualiteacute

plus ou moins profonde et enrichie par son exteacuteriorisation dans le monde par son

contact et ses rapports avec lrsquoautre Lrsquoalieacutenation du travailleur moderne atteint le

sommet avec la constitution de ce sujet vide de subjectiviteacute ndash magnifiquement analyseacute

par Adorno et Horkheimer ndash reacutepondant de faccedilon irreacutefleacutechie agrave des besoins irrationnels et

insensibles creacuteeacutes et imposeacutes agrave lui de lrsquoexteacuterieur

Lrsquoavegravenement du capitalisme au XVIe siegravecle et la geacuteneacuteralisation subseacutequente de

ses formes fondamentales ont nous lrsquoavons vu progressivement laquo deacutelivreacute raquo les

29 Paulo Eduardo Arantes laquo Uma irresistiacutevel vocaccedilatildeo para cultivar a proacutepria personalidade parte II raquo in

TransFormAccedilatildeo vol 26 ndeg 2 (2003) pp 7-42 ici p 2330 Adam Smith Lectures on Justice Police Revenue and Arms (University of Glasgow 1762-63) in Moral and Political Philosophy eacuted H W Schneider New York Hafner 1948 p 321 31 Adam Smith An Inquiry Into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (1776) eacuted E Cannan

Modern Library 1994 livre V chap I pp 734-35

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 91

hommes de leurs attaches organiques et substantielles condition indispensable selon

Hegel pour qursquoils puissent srsquoapproprier consciemment et rationnellement lrsquoessence

objective dans son ensemble32 Il reste que lrsquouniteacute immeacutediate de la vie la vision

synoptique de celle-ci comme uniteacute eacutecouleacutee ante rem et saisie synoptique post rem ne

se donne deacutesormais plus en mecircme temps que lrsquoordonnance universellement

englobante de la socieacuteteacute33 Ce nrsquoest qursquoau XIXe siegravecle avec lrsquoindustrialisation

lrsquourbanisation croissante et la geacuteneacuteralisation du travail laquo libre raquo que la deacutegradation de

lrsquoexpeacuterience sociale commence vraiment agrave se laisser sentir La ville moderne en tant

que centre pratique reacuteunissant individus biens manifestations culturelles et rapports

sociaux devient abstraction reacuteelle de toute lrsquoexpeacuterience collective et individuelle et

donne peu agrave peu lieu agrave lrsquoisolement social moral et psychologique34 Au lieu drsquoeacutechanges

enrichissants de libre rencontre et de plaisir la meacutetropole moderne srsquoinvertit

progressivement en disciplinarisation sociale (au sens foucaldien du terme) en

imposition de conduites en seacuteparation et de surcroicirct en abrutissement en

impuissance en ennui

Dans un petit conte qui satirise lrsquoentreprise neacuteocoloniale apregraves avoir deacutecrit les

deux personnages principaux Kayerts et Carlier ndash librement inspireacutes de Bouvard et

Peacutecuchet ndash comme des laquo individus parfaitement insignifiants et incapables dont

lrsquoexistence nrsquoest rendue possible qursquoagrave travers la haute organisation des masses

civiliseacutees raquo Joseph Conrad srsquoengage dans une caracteacuterisation assez perspicace de la

dialectique existant entre courage et institutions modernes

Peu drsquohommes se rendent compte que leur vie lrsquoessence mecircme de leur caractegravere

leurs capaciteacutes et leurs audaces ne sont que lrsquoexpression de leur croyance en la

32 Ne nous trompons pas ce fut-lagrave un processus drsquoune violence inouiumle Pour que les petits producteurs

feacuteodaux devinssent des travailleurs laquo libres raquo crsquoest-agrave-dire disposeacutes agrave se laisser salarier laquo libres raquo pour

vendre leur force de travail les Eacutetats europeacuteens naissants ont ducirc faire en sorte que cette derniegravere fucirct la

seule chose qui leur restacirct et agrave cette fin les ont chasseacutes de force de leurs terres les privant

complegravetement de leurs anciens droits agrave la culture du sol pour leur propre subsistance ainsi qursquoagrave la

chasse agrave la pecircche agrave la reacutecolte du bois Curieusement le soldat et le mercenaire ndash les noms parlent per

se ndash figuraient parmi les premiers salarieacutes de la moderniteacute Parallegravelement aux enclosures agrave lrsquoexpulsion

des paysans des terres communales et agrave la moneacutetarisation et lrsquoaugmentation exorbitante des impocircts (pour

couvrir les coucircts des Eacutetats militariseacutes absolutistes qui srsquoappuyaient sur la puissance des armes agrave feu de

mecircme que sur la logistique et la bureaucratie lieacutees agrave cette derniegravere) on assiste agrave lrsquoenfermement massif

de toute la population deacutesormais consideacutereacutee improductive ndash mendiants oisifs fous sorciegraveres vagabonds

et petits deacutelinquants ndash et agrave la creacuteation des workhouses veacuteritables lieux de dressage pour le travail ougrave

femmes enfants et vieux travaillaient jusqursquoagrave quatorze heures par jour sept jours sur sept 33 Cf Gyoumlrgy Lukaacutecs La theacuteorie du roman (1916) trad L Goldmann Paris DenoeumllGallimard 1968 p

12334 Cf Henri Lefebvre La vie quotidienne dans le monde moderne Paris Gallimard 1968

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 92

seacutecuriteacute de leur environnement Le courage la contenance la confiance les

eacutemotions et les principes chaque penseacutee grande et insignifiante nrsquoappartiennent

pas agrave lrsquoindividu mais agrave la foule agrave la foule qui croit aveugleacutement dans la force

irreacutesistible de ses institutions et de ses mœurs dans le pouvoir de sa police et de

son opinion35

Voilagrave qui agrave premiegravere vue paraicirct bien heacutegeacutelien les institutions et les formes

sociales modernes vu leur laquo rationaliteacute raquo laquo formatent raquo les individus les forcent agrave agir

de maniegravere laquo rationnelle raquo ou laquo civiliseacutee raquo Ce que dit Conrad crsquoest que les motivations

les plus profondes des individus ne leur appartiennent pas la base drsquoattitudes et de

dispositions les plus diverses de lrsquoaplomb au courage nrsquoest autre que la seacutecuriteacute

ambiante trouveacutee dans lrsquoEurope civiliseacutee la fois dans le fonctionnement de ses

institutions et de sa police Dans ses romans et nouvelles Conrad met sans cesse en

eacutevidence qursquoune fois arracheacute agrave cet ordre dans les confins de la civilisation isoleacute du

monde pour ainsi dire lrsquoindividu ressent un trouble profond En contact direct avec ce

qui lui paraicirct radicalement eacutetranger environneacute par la nature sauvage et hostile par des

peuples laquo primitifs raquo qursquoil soupccedilonne dangereux hanteacute par des choses vagues ou

reacutepulsives qui surexcitent son imagination et surtout face agrave lrsquoisolement (la meacutetaphore

de lrsquoicircle est freacutequemment employeacutee par lrsquoauteur) crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoabsence totale du

regard reacuteprobateur de ses semblables lrsquoEuropeacuteen nrsquoagit geacuteneacuteralement pas de la mecircme

faccedilon que chez lui

Appartenant agrave la geacuteneacuteration qui succegravede au massacre drsquoEacutetat de juin 184836 et

ayant eacuteteacute fort influenceacute par lrsquoestheacutetique antibourgeoise de Flaubert et Baudelaire37

Conrad ne pouvait partager la confiance presqursquoinconditionnelle ndash que lrsquoon attribue agrave

tort ou agrave raison agrave Hegel ndash dans les institutions bourgeoises postreacutevolutionnaires38 En

35 Joseph Conrad laquo An Outpost of Progress raquo (1898) in Selected Short Stories eacuted K Carabine

Hertfordshire Wordsworth 1997 p 5 36 Juin 1848 marque un moment deacutecisif de lrsquohistoire europeacuteenne moderne voire de lrsquohistoire mondiale

dans lequel la bourgeoisie se deacutetourne radicalement de ses ideacuteaux politiques anteacuterieurs (liberteacute eacutegaliteacute

fraterniteacute universelles) On peut penser avec Lukagravecs que ce deacutetournement affecte profondeacutement les

sphegraveres de lrsquoideacuteologie les destins de la science de la penseacutee philosophique et de lrsquoart (cf Gyoumlrgy Lukaacutecs

Le roman historique trad R Sailley Paris Payot 1965 pp 190-283)37 Agrave propos de lrsquoestheacutetique antibourgeoise de ces deux auteurs neacutee du choc causeacute par les journeacutees de

juin et contre le silence hypocrite qui srsquoest suivi cf Dolf Oehler Le spleen contre loubli Juin 1848 Baudelaire Flaubert Heine Herzen (1986) trad G Petitdemange et S Cornille Paris Payot 1996 Pour

ce qui concerne leur grande et durable influence sur Conrad cf Yves Hervouet The French Face of Joseph Conrad Cambridge Cambridge University 1990 pp 165-210 et 244-4738 Pour le philosophe allemand rappelons-le briegravevement crsquoest la dialectique des institutions de la socieacuteteacute

civile et de lrsquoindividualiteacute qui permet agrave celle-ci de se former pleinement Les interpreacutetations divergent Pour

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 93

Europe non sans frayeur il notait un danger grandissant sous des conduites

standardiseacutees

Eh bien non ils [au Congo belge] ne mrsquoont pas enterreacute bien qursquoil y ait une peacuteriode

dont je ne me souvienne que dans un brouillard avec une surprise frissonnante

comme la traverseacutee drsquoun monde inconcevable ougrave nrsquoexistait aucun espoir aucun

deacutesir Je me retrouvai dans la ville seacutepulcrale [Bruxelles] deacutetestant le spectacle

des gens se hacirctant par les rues pour srsquoextorquer mutuellement un peu drsquoargent

pour deacutevorer leurs mets infacircmes avaler leur biegravere frelateacutee recircver leurs recircves niais

et insignifiants Ils interfeacuteraient sur mes penseacutees Crsquoeacutetaient des intrus dont la

connaissance de la vie nrsquoeacutetait agrave mes yeux qursquoun simulacre irritant car jrsquoeacutetais bien

sucircr qursquoils ne pouvaient savoir ce que moi je savais Leur comportement drsquoindividus

meacutediocres vaquant agrave leurs occupations avec lrsquoassurance drsquoune seacutecuriteacute absolue

mrsquooffensait comme la manifestation outrageante drsquoun danger qursquoelle est incapable

de percevoir39

En deacutetruisant les liens organiques et substantiels la socialisation capitaliste

supprime progressivement les identifications secondaires ou œdipiennes (avec

papamaman) et avec elles la seule chose qui donnait encore au sujet un certain

eacutequilibre Lorsque la loi symbolique devient par trop fluide trop formelle nrsquoassurant

plus lrsquoexistence de lrsquoautre en tant qursquoautre se donne alors le passage agrave une

expeacuterience-limite crsquoest la sortie de la neacutevrose obsessive vers des cas de perversion

de paranoiumla de meacutelancolie profonde Le deacuteclin progressif de ce que Hegel au deacutebut du

XIXe siegravecle a appeleacute le laquo cours de lrsquoexpeacuterience [Verlauf der Erfahrung] raquo40 autrement dit

lrsquoappauvrissement psychologique des sujets la banalisation drsquoun quotidien affolant et

sauvage sont des conseacutequences lieacutees directement aux deacuteterminations de la

production marchande industrialiseacutee On voit alors se profiler des tendances telles que

la fragmentation de la perception ndash qui suit celle de la reacutealiteacute sociale ndash la croissante

inaptitude du sujet agrave faire des expeacuteriences formatrices et riches du monde environnant

la volubiliteacute des convictions et des positions morales le taedium vitae et la

certains commentateurs lrsquoesprit objectif heacutegeacutelien relegraveverait drsquoun institutionnalisme fort qui limite

excessivement les possibiliteacutes de pratiques et de penseacutees individuelles autonomes (cf Dieter Henrich

laquo Vernunft in Verwirklichung raquo introduction agrave G W F Hegel Die Philosophie des Rechts Die Vorlesung von

181920 FrankfurtM 1983 pp 7-42) tandis que pour drsquoautres il srsquoagirait au contraire drsquoun

institutionnalisme plutocirct faible mais neacutecessaire pour rendre possible aux individus non seulement de vivre

une vie eacutethique mais de se constituer en sujets libres et autonomes (cf Jean-Franccedilois Kerveacutegan Lrsquoeffectif et le rationnel Hegel et lrsquoesprit objectif Paris Vrin 2008)39 Joseph Conrad Heart of Darkness (18991902) Harmondsworth Penguin 1978 p 102 trad fr O

Lamolle Au cœur des teacutenegravebres Paris Autrement 1997 p 12040 G W F Hegel Phaumlnomenologie des Geistes (1807) eacuteds H-F Wessels et H Clairmont Hamburg Felix

Meiner 2006 p 67

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 94

superficialiteacute des rapports qui se chosifient et se refroidissent Une telle ineptie

subjective agrave lrsquoexpeacuterience (au sens drsquoErfahrung) lrsquoincapaciteacute croissante agrave faire une

expeacuterience du temps preacutesent digne drsquoecirctre raconteacutee historiciseacutee sont conditionneacutees

par des expeacuteriences veacutecues de choc (Chockerlebnisse)41 pour leur part

intrinsegravequement lieacutees au sentiment drsquoennui et de fadeur ainsi qursquoau besoin de

nouveauteacute et agrave la recherche de sensations fortes agrave mecircme de tirer lrsquoindividu hors de

lrsquoeacutetat blaseacute42 et abrutissant43 dans lequel le plongent le travail heacuteteacuteronome et la vie

moderne44 Il est instructif agrave cet eacutegard de jeter un coup drsquoœil sur le poegraveme qui ouvre

Les fleurs du mal

La sottise lrsquoerreur le peacutecheacute la leacutesine Occupent nos esprits et travaillent nos

corps Et nous alimentons nos aimables remords Comme les mendiants

nourrissent leur vermine Nos peacutecheacutes sont tecirctus nos repentirs sont lacircches

Nous nous faisons payer grassement nos aveux Et nous rentrons gaiement dans

le chemin bourbeux Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches [hellip]

Chaque jour vers lrsquoEnfer nous descendons drsquoun pas Sans horreur agrave travers des

teacutenegravebres qui puent [hellip] Serreacute fourmillant comme un million drsquohelminthes

Dans nos cerveaux ribote un peuple de Deacutemons Et quand nous respirons la

Mort dans nos poumons Descend fleuve invisible avec de sourdes plaintes

41 Cf Walter Benjamin laquo Erfahrung und Armut raquo (1933) in Illuminationen Ausgewaumlhlte Schriften 1

FrankfurtM Suhrkamp 1977 pp 291-96 trad fr P Rusch laquo Expeacuterience et pauvreteacute raquo in Œuvres

Paris Gallimard 2000 t II pp 364-7242 Cf Georg Simmel laquo Die Groszligstaumldte und das Geistleben raquo (1903) in Gesamtausgabe Bd 7

FrankfurtM Suhrkamp 1998 pp 116-31 trad fr laquo Les grandes villes et la vie de lrsquoesprit raquo in

Philosophie de la moderniteacute Paris Payot 1989 43 Cf Guumlnther Anders Die Antiquiertheit des Menschen 1 Uumlber die Seele im Zeitalter der zweiten

industriellen Revolution (1956) Muumlnchen C H Beck 2002 p 33 44 Soulignons au passage que la distinction entre Erfahrung et Erlebnis tend parfois chez Benjamin agrave

prendre des contours manicheacuteistes Tourneacute vers le passeacute son regard meacutelancolique comme celui du jeune

Lukaacutecs ne cache pas la nostalgie de la totaliteacute de sens disparue Or il faut dire au contraire que

lrsquoeacuteparpillement moderne de lrsquoexpeacuterience traditionnelle organique substantielle la deacutesinteacutegration de lrsquouniteacute

immanente du sens ndashnotamment dans lrsquoexpeacuterience proleacutetaire soit dit en passant ndash est la condition

premiegravere bien que manifestement insuffisante pour que le sujet puisse creacuteer librement et de faccedilon

autonome sa propre vie La dialectique ici en jeu est la suivante la fin des identifications secondaires (la

crise de la famille patriarcale) repreacutesente drsquoune part une deacutesalieacutenation possible une possibiliteacute de

deacutefeacutetichisation symbolique de deacutecouverte et de creacuteation de soi par-delagrave le symbolique feacutetichiseacute et drsquoautre

part un danger reacuteel de mimeacutetisme de projection pathologique de speacuteculariteacute alieacutenante proto-fasciste pour

ainsi dire De ce fait mecircme il ne srsquoagit pas de tomber dans le piegravege contraire qui consiste agrave envisager

positivement les deacutebris drsquoexpeacuterience lrsquoexpeacuterience fragmenteacutee le veacutecu de choc souvent associeacute au reacutegime

de la limite et de la mort comme lrsquoont fait de diffeacuterentes faccedilons Juumlnger Heidegger Bataille Genet

Foucault et bien drsquoautres La question agrave notre sens doit se poser de faccedilon encore plus radicale Quelles

seraient les conditions pour la reconstruction drsquoune expeacuterience sociale formatrice drsquoun sujet sensible

eacutemancipeacute et autonome une expeacuterience qui soit Aufhebung agrave la fois de lrsquoErfahrung traditionnelle et des

fragmentaires Erlebnisse (post)modernes

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 95

Si le viol le poison le poignard lrsquoincendie Nrsquoont pas encor brodeacute de leurs

plaisants dessins Le canevas banal de nos piteux destins Crsquoest que notre

acircme heacutelas nrsquoest pas assez hardie [hellip] Crsquoest lrsquoEnnui ndash lrsquoœil chargeacute drsquoun pleur

involontaire Il recircve drsquoeacutechafauds en fumant son houka Tu le connais lecteur

ce monstre deacutelicat ndash Hypocrite lecteur ndash mon semblable ndash mon fregravere 45

Drsquoembleacutee Baudelaire dit au lecteur agrave quoi il est venu ne laissant point de doute

sur le fait que son art est tregraves loin drsquoecirctre laquo un breuvage rafraicircchissant et reacutechauffant

qui reacutetablit lrsquoestomac et lrsquoesprit dans lrsquoeacutequilibre naturel de lrsquoideacuteal raquo46 Non Sans une

ombre de pitieacute le poegravete met le doigt dans la blessure la becirctise geacuteneacuteraliseacutee la

compliciteacute dans le crime lrsquoatmosphegravere morbide lrsquohypocrisie et les remords collectifs ndash

ce sont lagrave des reacutefeacuterences explicites au lacircche massacre des insurgeacutes dans les rues de

Paris par les forces de lrsquoordre en juin 1848 Degraves lrsquoouverture donc la poeacutesie des Fleurs

du mal srsquoinsurge pourrait-on dire laquo heacuteroiumlquement raquo contre ces deux faces drsquoune mecircme

piegravece qui sont drsquoune part lrsquoennui ce deacutesagreacuteable sentiment issu de la steacuteriliteacute

dominante de la vie moderne vie qui on le sait avec Emma Bovary laquo ne deacuteferle et

nrsquoeacutecume plus raquo47 et drsquoautre part la banaliteacute du mal devenue manifeste apregraves les

eacuteveacutenements de juin avec le retour idyllique agrave la laquo normale raquo Baudelaire comprend

combien selon la situation sociale la beauteacute peut ecirctre deacutemoniaque drsquoougrave son

laquo satanisme raquo qui srsquoadresse directement au bourgeois de bonne socieacuteteacute ami du beau

de lrsquoideacuteal et des nobles sentiments mais ennemi feacuteroce de la liberteacute de ceux qui

constituent ce que Thiers appelait laquo la vile multitude raquo48 Comme lrsquoeacutecrit Dolf Oehler

laquo apregraves les massacres de juin [hellip] lrsquoennui apparaicirct comme le principal agent de la

destruction de la veacuteriteacute et de la vie [hellip] Le lecteur est deacutenonceacute par Baudelaire [hellip]

comme quelqursquoun drsquoabsolument incapable et en raison exactement de son incapaciteacute

capable du pire49

Une telle incapaciteacute demande une explication suppleacutementaire La scission du

sujet bourgeois est le produit drsquoune eacuteconomie libidinale contradictoire dans laquelle

figurent et interagissent sans cesse drsquoune part lrsquoauto-contention neacutevrotique dans la

preacuteservation du deacutesir et drsquoautre part lrsquoimpeacuteratif sureacutegoiumlque de la gratification maximale

agrave travers la possession et la consommation marchande

45 Charles Baudelaire laquo Au lecteur raquo in Les fleurs du mal op cit pp 3-446 Charles Baudelaire Salon de 1846 in Curiositeacutes estheacutetiques Paris Michel Leacutevy Fregraveres 1868 p 78 47 Erich Auerbach Mimesis op cit p 458 tr fr p 48648 Cf Dolf Oehler laquo O caraacuteter duplo do heroiacutesmo e do belo modernos raquo (1976) trad S Titan Jr in

Terrenos vulcacircnicos Satildeo Paulo Cosac amp Naify 2004 p 65 49 Dolf Oehler O velho mundo desce aos infernos Auto-anaacutelise da modernidade apoacutes o trauma de Junho de 1848 em Paris (1988) trad J M Macedo Satildeo Paulo Companhia das Letras 1999 p 282

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 96

Le capitalisme ayant de lrsquoatelier au laboratoire videacute lrsquoactiviteacute productive de toute

signification pour elle-mecircme srsquoest efforceacute de placer le sens de la vie dans les

loisirs et de reacuteorienter agrave partir de lagrave lrsquoactiviteacute productive Pour la morale qui

preacutevaut la production eacutetant lrsquoenfer la vraie vie serait la consommation lrsquousage des

biens Mais ces biens pour la plupart ne sont drsquoaucun usage sinon pour

satisfaire quelques besoins priveacutes hypertrophieacutes afin de reacutepondre aux exigences

du marcheacute La consommation capitaliste impose un mouvement de reacuteduction des

deacutesirs par la reacutegulariteacute de la satisfaction des besoins artificiels qui restent

besoins sans jamais avoir eacuteteacute deacutesirs les deacutesirs authentiques eacutetant contraints de

rester au stade de leur non-reacutealisation (ou compenseacutes sous forme de spectacles)

Moralement et psychologiquement le consommateur est en reacutealiteacute consommeacute par

le marcheacute50

Vers la deuxiegraveme moitieacute du XIXe siegravecle les inteacuterecircts de la bourgeoisie

eacutemancipeacutee non seulement se montrent distincts des inteacuterecircts universels promus par la

Reacutevolution de 1789 mais se trouvent progressivement complegravetement agrave la merci des

puissances capitalistes qui se sont deacuteveloppeacutees agrave travers la libre concurrence et qui

se confondent de plus en plus avec lrsquoappareil eacutetatique et ses politiques impeacuterialistes

au plan international Les grands inteacuterecircts industriels soustraient agrave la deacutecision morale le

terrain eacuteconomique ce qui aboutit agrave une atrophie croissante de la faculteacute de reacuteflexion

autonome du sujet comprise comme la synthegravese toujours renouveleacutee de la reacuteceptiviteacute

et de lrsquoimagination De sorte que la reacuteflexion du sujet sur lui-mecircme et sur lrsquoeacuteleacutement de

deacutesir qui de forme antitheacutetique constitue la penseacutee comme penseacutee et lui permet de

reacutesister agrave la paranoiumla symbole drsquoune formation arrecircteacutee agrave mi-chemin (Halbbildung) est

reacuteduite agrave zeacutero Mecircme si les anciennes eacutetiquettes sont conserveacutees la conscience

morale est liquideacutee puisque priveacutee de tout objet le sentiment individuel de

responsabiliteacute de soi est progressivement remplaceacute par la performance au travail et par

lrsquoalleacutegeance de lrsquoindividu au systegraveme Le sujet devient incapable drsquointeacuterioriser les

impeacuteratifs sociaux de faccedilon agrave leur confeacuterer un caractegravere drsquoobligation agrave la fois fort et

ouvert incapable donc de geacuterer inteacuterieurement le conflit des pulsions et de constituer

ainsi le tribunal de la conscience en un mot il devient susceptible de srsquoidentifier

directement aux eacutechelles de valeur steacutereacuteotypeacutees51

Comme lrsquoeacutecrivaient Adorno et Horkheimer pendant la guerre laquo Le manque

50 Guy Debord amp P Canjuers laquo Preacuteliminaires pour une deacutefinition de lrsquouniteacute du programme reacutevolutionnaire raquo

(1960) in G Debord Œuvres Paris QuartoGallimard 2006 p 51451 Pour cela cf Theodor W Adorno amp Max Horkheimer Dialektik der Aufklaumlrung Philosophische Fragmente

(194447) FrankfurtM Fischer 2003 pp 207-08 et passim ainsi que T W Adorno laquo Theorie der

Halbbildung raquo in Gesellschaftstheorie und Kulturkritik FrankfurtM Suhrkamp 1975 pp 66-94

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drsquoeacutegard pour le sujet rend les choses plus faciles pour lrsquoadministration raquo52 Et de fait

dans le capitalisme tardif le sujet est peu agrave peu remplaceacute par des laquo dispositifs raquo Agrave

partir du moment ougrave avec la marche modernisatrice capitaliste les vieux codes

symboliques et moraux patriarcaux notamment commencent agrave srsquoaffaiblir et agrave faillir

tant en Europe qursquoailleurs bien que de maniegraveres diverses53 la dialectique qui drsquoune

faccedilon ou drsquoune autre soutenait jusque lagrave le sujet comme sujet et lrsquoautre comme autre

donne lieu agrave une inconsistance croissante entre ideacuteal et pratique crsquoest-agrave-dire entre

lrsquoideacuteal bourgeois drsquoune vie eacutemancipeacutee et la pratique commerciale deacutegradante

inconsistance qui a pour conseacutequence la deacutebilisation de lrsquoordre symbolique institueacute en

face de la reacutealiteacute barbare et absurde de lrsquoexploitation capitaliste Un tel processus srsquoil

nrsquoest pas sans contradictions nrsquoest pas non plus sans tensions et reacutesistances de

mecircme qursquoil preacutesente quelques lignes de fuite Flaubert a su en capter de maniegravere

remarquable les dynamiques sociales et subjectives qui eacutetaient en jeu Preacutecurseur du

consommateur vorace de nos jours deacutevorateur de belles images dont le moi deacutebile et

lacircche rend tout agrave fait incapable de grandes confrontations Freacutedeacuteric Moreau est

lrsquoexemple type du petit-bourgeois romantique chez qui les limites du deacutesir se trouvent

abolies et les eacutenergies de la penseacutee complegravetement relacirccheacutees54 Alors qursquoen clair

contraste avec lui vivant dans un milieu provincial aux horizons on ne peut plus eacutetroits

entoureacutee drsquoindividus eux-mecircmes borneacutes agrave lrsquoextrecircme qui respirent sans deacutegoucirct la

mesquinerie et la meacutediocriteacute qui eacutetalent une sottise et un aveuglement satisfaits

Emma Bovary est laquo une femme du peuple qui veut tout la chair et lrsquoesprit qui exprime

et reacutealise des deacutesirs et des aspirations en rupture avec la distribution sociale des

parts des compeacutetences et des maniegraveres drsquoecirctre comme le font drsquoune autre maniegravere

les ouvriers eacutemancipeacutes raquo55 Recircveuse certes assoiffeacutee drsquoaventures aspirant agrave une vie

luxueuse et remplie de peacuteripeacuteties romanesques Emma a neacuteanmoins laquo le courage de

sa sensualiteacute raquo et domine laquo son milieu en refusant la mateacuterialiteacute deacutesespeacuterante drsquoune

humaniteacute rapace lacircche et sotte raquo56 Sans se conformer avec sa situation sociale sans

srsquoidentifier agrave un quelconque rocircle social preacuteeacutetabli srsquoarrachant agrave tout moment agrave sa place

52 Theodor W Adorno amp Max Horkheimer Dialektik der Aufklaumlrung op cit p 212 laquo Der Mangel an

Ruumlcksicht aufs Subjekt macht es der Verwaltung leicht raquo53 Cf Karl Marx laquo Les reacutesultats eacuteventuels de la domination britannique en Inde raquo (1853) in Du colonialisme en Asie Inde Perse Afghanistan eacuted G Filoche Paris Mille et une nuits 2002 p 51

laquo Lrsquohypocrisie profonde et la barbarie inheacuterente agrave la civilisation bourgeoise srsquoeacutetalent sans voile devant nos

yeux en passant de son foyer natal ougrave elle assume des formes respectables aux colonies ougrave elle se

preacutesente sans voile raquo54 Cf Dolf Oehler laquo LrsquoEacutechec de 1848 raquo in LrsquoArc ndeg 79 laquo Flaubert raquo (1980) pp 58-68 ainsi que Le

spleen contre loubli op cit chap VII intituleacute laquo Critique de la consommation pure Flaubert et les

illumineacutes de Fontainebleau raquo55 Jacques Ranciegravere laquo Il nrsquoy a jamais eu besoin drsquoexpliquerhellip raquo op cit56 Maurice Nadeau laquo Preacuteface raquo agrave G Flaubert Madame Bovary (1857) Paris Rencontre 1965 p 23

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laquo naturelle raquo agrave savoir la position soumise que devait occuper agrave lrsquoeacutepoque une femme de

bonne socieacuteteacute elle repreacutesente agrave sa faccedilon la part des sans-parts et par ses actes

met en scegravene un eacutecart une opposition entre mondes incompatibles

laquo Osez entreprendre raquo

Kant appelle courage laquo la force et la deacutecision reacutefleacutechie drsquoopposer une reacutesistance

agrave un adversaire puissant mais injuste et lorsqursquoil srsquoagit de lrsquoadversaire que rencontre

lrsquointention morale en nous le courage est alors vertu (virtus fortitudo moralis) raquo57 Cette

derniegravere le philosophe de Koumlnigsberg la deacutefinit comme laquo la force morale de la volonteacute

drsquoun homme dans lrsquoaccomplissement de son devoir raquo Pour lui la fortitudo moralis

constitue la plus grande et lrsquounique gloire guerriegravere de lrsquohomme aussi est-elle

appeleacutee sagesse pratique parce qursquoelle srsquoapproprie la destination de lrsquoexistence de

lrsquohomme sur terre Ce nrsquoest qursquoautant que lrsquohomme est en possession de cette

force qursquoil est libre saint riche roi etc et qursquoil ne peut eacuteprouver de perte ni par

le hasard ni par le destin parce qursquoil se possegravede lui-mecircme et que lrsquohonnecircte

homme ne peut perdre sa vertu58

On peut en effet de maniegravere geacuteneacuterale deacutefinir le courage comme force et

deacutecision reacutefleacutechie drsquoopposer une reacutesistance agrave une puissance injuste Nonobstant cela

la suite de la deacutefinition kantienne ougrave le courage est deacutecrit comme excellence intention

morale vertu de lrsquohonnecircte homme sagesse pratique etc deacutemontre que le courage

chez lui et dans les temps modernes de maniegravere geacuteneacuterale est compris par-dessus

tout comme maicirctrise de soi suppression des instincts naturels primaires et contention

neacutevrotique du deacutesir afin de bien se porter en socieacuteteacute de se conduire de maniegravere agrave ne

pas deacuteranger le bon deacuteroulement des affaires de la citeacute Cette deacutecence courageuse

comme lrsquoa montreacute un narrateur dostoiumlevskien est en reacutealiteacute presque le contraire de ce

qursquoon entend drsquohabitude par le terme de courage

Jrsquoeacutetais maladivement cultiveacute comme doit lrsquoecirctre un homme de notre eacutepoque [hellip]

jrsquoeacutetais un lacircche et un esclave [hellip] Tout homme deacutecent de notre eacutepoque est et doit

ecirctre lacircche et esclave Crsquoest sa condition normale [hellip] Il fut ainsi fait et pour cela

ajusteacute [hellip] Seuls les acircnes et ses avortons se montrent courageux [hellip] Ce nrsquoest

mecircme pas la peine de leur precircter attention car ils ne repreacutesentent absolument

57 Emmanuel Kant Meacutetaphysique des mœurs IIe partie Doctrine de la vertu (1797) trad A Philonenko

Paris Vrin 2002 sect XIV p 77 58 Emmanuel Kant Principes meacutetaphysiques de la morale trad C-J Tissot ParisDijon Librairie de

Ladrance 1837 p 55

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rien59

Au cours du XXe siegravecle lrsquoinnovation constante que requiert lrsquoexpansion des

marcheacutes lrsquoobsolescence acceacuteleacutereacutee des technologies lrsquoobsolescence programmeacutee des

produits marchands le bouleversement peacuteriodique des normes sociales et la flexibiliteacute

requise du travailleur par les nouvelles deacuteterminations de la production exigent un

sujet indeacutefiniment adaptable crsquoest-agrave-dire un sujet faible plus ou moins deacuteprimeacute agrave

moitieacute deacutelabreacute autocritique et virtuel agrave la fois le consommateur le plus vorace et le

travailleur le plus productif laquo celui qui se jettera avec le plus drsquoeacutenergie et drsquoaviditeacute sur

le moindre projet pour revenir plus tard agrave son eacutetat larvaire drsquoorigine raquo60

Ce nrsquoest point un hasard si le courage reacuteapparaicirct dans la litteacuterature drsquoauto-

coaching manageacuterial des derniegraveres anneacutees61 La reacutealiteacute eacuteconomique de plus en plus

dure et le contexte de compeacutetition universelle pour garder sa place au soleil

contraignent managers et salarieacutes de maniegravere geacuteneacuterale agrave endosser de nouveaux

comportements La conduite laquo eacutethique raquo sous pression est devenue une vertu

neacutecessaire dans le nouveau monde de lrsquoentreprise Afin drsquoagir efficacement les

managers ont besoin drsquoacceacuteder agrave leurs meilleures ressources en apprenant agrave mobiliser

leur courage tandis que pour les salarieacutes il ne suffit plus drsquoappliquer les directives

eacutemanant de la direction car lrsquoentreprise attend drsquoeux qursquoils fassent eacutegalement preuve

de courage dans de nombreuses circonstances qursquoils sachent saisir les opportuniteacutes

Qursquoest-ce agrave dire Que lrsquoentreprise a besoin drsquoemployeacutes capables drsquoinitiative et

performants agrave temps plein drsquoindividus qui srsquoobligent agrave sortir de leur zone de confort

qui maicirctrisent leurs peurs et repoussent toujours plus loin leurs limites qui se fixent

des buts ambitieux et aient la perseacuteveacuterance de les poursuivre mecircme face aux

adversiteacutes Tout le monde est ainsi appeleacute agrave se comporter comme des athlegravetes de

pointe qui srsquoauto-eacutevaluent en permanence gegraverent leurs eacutemotions et leurs histoires

priveacutees (de couple de culhellip) pour rester stables dans des situations difficiles et

eacuteprouvantes et enfin conservent la luciditeacute neacutecessaire pour srsquoadapter aux exigences

59 Fiodor Dostoiumlevski Zapiski iz podpolia (1864) trad breacutes B Schnaiderman Memoacuterias do subsolo Satildeo

Paulo Ed 34 2000 pp 57-58 60 Comiteacute invisible Lrsquoinsurrection qui vient Paris La Fabrique 2007 p 15 61 En voici quelques titres suggestifs Merom Klein amp Rod Napier The Courage to Act 5 Factors of

Courage to Transform Business Davies-Black 2003 Geacuterard Reyre Du courage drsquoecirctre manager Groupe

Liaison 2004 David Cottrell amp Eric Harvey Leadership Courage Leadership Strategies for Individual and

Organizational Success The Walk the Talk Co 2005 Gus Lee amp Diane Elliott-Lee Courage The Backbone of Leadership Jossey-Bass 2006 Margie Warrell Find Your Courage 12 Acts for Becoming

Fearless at Work and in Life McGraw-Hill 2008 Phil Ruquet amp Jean-Paul Lugan Manager avec courage Les secrets drsquoun leadership efficace en peacuteriode de crise Eyrolles 2009

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 100

exteacuterieures Cette litteacuterature ne concerne bien entendu pas que le monde de

lrsquoentreprise elle est symptomatique drsquoune socieacuteteacute qui agrave tout moment responsabilise

les individus comme srsquoils devaient devenir entrepreneurs drsquoeux-mecircmes62

Si nous rapprochons ici laquo courage kantien raquo et laquo courage entrepreneurial raquo crsquoest

qursquoil y a une logique eacuteconomique commune sous-jacente agrave lrsquoun et agrave lrsquoautre On sait que

chez Kant le sujet transcendantal constitue pour soi un objet en srsquoobjectivant soi-mecircme

comme ecirctre empirique selon les critegraveres de la forme vide et anhistorique de la loi

morale mais la forme autoreacutefeacuterentielle du sujet de la libre volonteacute le seacutepare du monde

des objets afin qursquoil puisse les maicirctriser et en derniegravere instance se les approprier Une

telle volonteacute vide qursquoelle est de tout contenu empirique nrsquoest libre et autonome qursquoen

apparence car elle finit par assumer sans reacutemission la forme heacuteteacuteronome de

lrsquoobjectiviteacute sociale de laquelle elle deacutepend pour srsquoexteacuterioriser Le caractegravere

deacuteterministe des lois du mouvement eacuteconomique de la socieacuteteacute laquo condamne ses

membres au hasard agrave condition de prendre veacuteritablement pour critegravere leur propre

deacutetermination raquo63 Plus preacuteciseacutement agrave partir du XVIIe siegravecle le meacutecanisme

autoreacutegulateur (ladite laquo main invisible raquo) du marcheacute devait se compleacuteter par une socieacuteteacute

elle aussi autoreacuteguleacutee et composeacutee de part et drsquoautre drsquoindividus eux-mecircmes

autoreacuteguleacutes De sorte que faire usage de son propre entendement sans la direction

drsquoun autre signifie dans ce contexte que lrsquoindividu ne doit pas seulement se soumettre

exteacuterieurement agrave la loi de la valeur mais devenir lui-mecircme autoreacuteguleacute au sens

capitaliste crsquoest-agrave-dire devenir pour soi-mecircme son propre eacuteducateur son propre

surveillant son propre controcircleur son propre juge64

Lrsquoactuel jargon de lrsquoauthenticiteacute entrepreneuriale citoyenne ndash comme lrsquoappelle

Paulo Arantes agrave la suite drsquoAdorno ndash ne concerne pas que les grands managers

soulignons-le pour que ce soit bien clair Le clochard laquo eacutecolo raquo qui apregraves un festival

rassemble des verres et des cannettes de biegravere vides pour les revendre au recyclage agrave

un prix ridicule est un exemple type du laquo citoyen entrepreneur raquo qui prend en main sa

propre force de travail au milieu des contingences macabres de la socieacuteteacute salariale en

voie de disparition Du politicien arriviste agrave la femme laquo eacutemancipeacutee raquo dans ce mecircme

62 Cf Thomas Berns Laurence Bleacutesin amp Gaeumllle Jeanmart Histoire philosophique du courage (en

preacuteparation) 63 Theodor W Adorno Negative Dialektik (1966) Gesammelte Schriften Bd 6 FrankfurtM Suhrkamp

2003 p 339 trad fr G Coffin J et O Masson A Renaut et D Trousson Dialectique neacutegative Paris

Payot 1978 p 41864 Cf Robert Kurz Schwarzbuch Kapitalismus Ein Abgesang auf die Marktwirtschaft (1999) Berlin

Ullstein 2003 p 93

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 101

monde deacuteteacuterioreacute du travail dit flexible en passant par le client heureux drsquoune banque

laquo verte raquo lrsquohomme drsquoaffaires qui apregraves le travail se met agrave courir sur un tapis roulant

devant un miroir le touriste europeacuteen avec sa carte Visa dans un hocirctel de luxe en

Thaiumllande ou en Tunisie ou bien mecircme lrsquoeacutetudiant universitaire qui donne 2 euro par mois

agrave Greenpeace et passe ses vacances drsquoeacuteteacute agrave construire des maisons pour les pauvres

en Bolivie ndash tous sans exception participent agrave lrsquoillusion drsquoecirctre en mesure de deacutecider de

faccedilon autonome de leur propre vie alors que manifestement ils ne sont que des

marionnettes du processus objectif contradictoire du capital ce laquo sujet automate raquo

(Marx) dont le mouvement aveugle et chosifieacute nie toute possibiliteacute drsquoune existence

deacutetermineacutee par des sujets vraiment eacutemancipeacutes et autonomes

Courage et individualiteacute

Drsquoapregraves ce que nous venons de deacutecrire il semblerait que ce qui manque

aujourdrsquohui agrave la reacuteflexion sur le courage crsquoest la dimension collective Or ce nrsquoest pas

si simple Il est en effet un courant de penseacutee qui tacircche de penser le courage dans le

cadre de la reacutesistance collective mais qui agrave notre sens restreint trop la notion de

courage en lrsquoenvisageant seulement sous lrsquoangle de la reacuteaction agrave ce qui est lagrave par

exemple au retrait des droits sociaux aux politiques drsquoexception agrave lrsquoEacutetat seacutecuritaire et

peacutenal au neacuteolibeacuteralisme agrave lrsquoOMC au FMI etc Le courage srsquoinscrirait alors dans le

cadre drsquoune reacutesistance globale qui lutterait localement contre des forces neacutefastes qui agrave

la longue megraveneraient agrave une catastrophe de dimensions planeacutetaires Nous pensons au

contraire que la catastrophe est deacutejagrave lagrave Le courage de nos jours ne peut en

conseacutequence consister que dans le fait de tenir un point de vue qui soit absolument

heacuteteacuterogegravene agrave la situation preacutesente Le sujet mecircme nrsquoexiste que dans cette rupture

effective qui nrsquoest pas le masque drsquoune simple continuiteacute Car en effet qui doute

encore qursquoen dehors de la gigantesque machine de simulation qui nous maintient

attacheacutes agrave la mateacuterialiteacute virtuelle drsquoune existence hallucinante de la plus inveacuteteacutereacutee des

alieacutenations se trouve un paysage complegravetement deacutevasteacute de lrsquoexploitation la plus crue

et cruelle un sceacutenario de ruines et projets politiques et socieacutetaux carboniseacutes65

La reacutevolte a des conditions elle nrsquoa pas de cause Combien faut-il de ministegraveres

de lrsquoIdentiteacute nationale de licenciements agrave la mode Continental de rafles de sans-

papiers ou drsquoopposants politiques de gamins bousilleacutes par la police dans les

banlieues ou de ministres menaccedilant de priver de diplocircme ceux qui osent encore

occuper leur fac pour deacutecider qursquoun tel reacutegime mecircme installeacute par un pleacutebiscite aux

65 Cf Paulo Eduardo Arantes laquo Bem-vindos ao deserto brasileiro do real raquo (2005) in Extinccedilatildeo Satildeo Paulo

Boitempo 2007 p 273

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 102

apparences deacutemocratiques nrsquoa aucun titre agrave exister et meacuterite seulement drsquoecirctre mis

agrave bas 66

Agrave lrsquoinstar drsquoAlain Badiou67 disons que face agrave la forme eacutetatiseacutee de la

deacutesorientation actuellement geacuteneacuteraliseacutee qui est une des marques de lrsquoeacutepoque et non

la moindre face donc agrave la situation catastrophique preacutesente au comble de la

capitulation subjective et de la servitude consentie ce qui demande du courage crsquoest

de se tenir sans ceacuteder dans une dureacutee distincte de celle imposeacutee par le cours du

monde crsquoest-agrave-dire distincte de la dureacutee agrave laquelle on a eacuteteacute acculeacute par la situation Le

courage consiste alors agrave tenir durablement un point reacuteel laquo impossible raquo parce que non

inscriptible dans la loi de la situation qui a pour principaux critegraveres le succegraves et

lrsquoeacutechec lrsquoachat et la vente et nous contraint agrave tout moment agrave un temps morceleacute

discontinu disperseacute qui est celui de la production dirigeacutee vers la consommation

acceacuteleacutereacutee et superflue La subjectiviteacute de masse deacutesorienteacutee deacutepressive indiffeacuterente

impuissante cynique et servile est indissociable de la temporaliteacute fragmenteacutee des

socieacuteteacutes du capitalisme globaliseacute

Le refus de se soumettre coucircte que coucircte aux lois du making money le refus

de collaborer avec le sale laquo boulot raquo de lrsquoexploitation le courage de laquo casser la

baraque raquo de sortir et drsquoexister en dehors de la temporaliteacute du capital est tout autre

que ce courage que procircnent les livres de management agrave savoir celui que doit avoir

lrsquoindividu afin de srsquoadapter drsquoagir selon les normes sociales et eacuteconomiques eacutetablies et

exigeacutees pour la survie dans le marcheacute agrave un moment ougrave lrsquoemploi devient un bien des

plus rares offert au compte-gouttes Certes crsquoest lrsquoindividu qui est envisageacute et adresseacute

dans les deux cas la diffeacuterence essentielle eacutetant que dans le premier cas lrsquoaccent est

mis sur le refus inconditionnel de prendre part agrave un systegraveme qui tue une agrave une toute

expression veacuteritablement individuelle tandis que dans le second cas lrsquoaccent est

placeacute sur la soumission idiote aux normes insenseacutees du marcheacute Crsquoest drsquoailleurs un tel

refus la mise en scegravene drsquoun eacutecart qui transforme un individu ou un groupe en sujet

politique Comme le dit Ranciegravere

Un sujet politique nrsquoest pas une partie de la socieacuteteacute ni un appareil de pouvoir

Cest un repreacutesentant de la part des sans-parts un opeacuterateur de lrsquoouverture du

champ politique au-delagrave des partenaires et des institutions reconnus Le

66 Julien Coupat laquo La prolongation de ma deacutetention est une petite vengeance raquo (entretien reacutealiseacute agrave la

Santeacute) propos recueillis par Isabelle Mandraud et Caroline Monnot in Le Monde (25052009)67 Cf Alain Badiou De quoi Sarkozy est-il le nom op cit pp 95-102 Le passage en question fut publieacute

agrave part en anglais sous le titre laquo The Communist Hypothesis raquo in New Left Review ndeg 49 (jan-feacutev 2008)

et se trouve disponible sur httpwwwnewleftrevieworgview=2705

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 103

laquo mouvement ouvrier raquo par exemple nrsquoeacutetait pas la repreacutesentation des inteacuterecircts   

ouvriers mais lrsquoaffirmation de la capaciteacute de tous ceux auxquels lrsquoexercice de la

citoyenneteacute eacutetait deacutenieacute agrave cause de leur appartenance au monde du travail [hellip] un

sujet politique [hellip] nrsquoexiste qursquoagrave travers ses actes sa capaciteacute de changer le

paysage du donneacute de faire voir ce qui nrsquoeacutetait pas vu entendre ce qui nrsquoeacutetait pas

entendu Il existe comme la manifestation effective de la capaciteacute de nrsquoimporte qui

agrave srsquooccuper des affaires communes68

Pour revenir agrave Badiou disons que lrsquoon est ici aux antipodes drsquoune position qui

ferait de la politique une simple expression de lrsquoimmanence de la multitude productive

Lrsquoagir collectif nrsquoest pas forceacutement le point de deacutepart drsquoune existence sociale et

politique nouvelle vu que crsquoest lrsquoindividualiteacute et lrsquoindividualiteacute seule qui laquo agrave la fois le

produit de la pression sociale et le foyer de la force qui y reacutesiste raquo69 peut mettre un

grain de sable dans les rouages bien huileacutes de la machine capitaliste Car comme le

disait Marcuse ce laquo sont les individus en derniegravere analyse qui (en masse ou en tant

qursquoindividus) demeurent les agents de la transformation historique raquo70 Si lrsquoacte

individuel de reacutebellion et rupture peut ecirctre le point de deacutepart de quelque chose de

nouveau crsquoest qursquoau milieu drsquoun environnement social et politique complegravetement

deacutesordonneacute il donne au sujet une orientation ponctuelle dans lrsquoecirctre De tels actes

individuels ne sont pas pour autant neacutecessairement isoleacutes ou impuissants puisqursquoils

srsquoinscrivent dans une veacuteriteacute commune ils rendent reacuteelle aux individus la partageant la

possibiliteacute de srsquoorganiser en conseacutequence et de donner une orientation collective au

refus drsquoune socieacuteteacute qui les reacuteduit agrave la condition de marchandise

Courage et veacuteriteacute

Dans sa Philosophie du droit Hegel eacutetablit une distinction fondamentale entre

deux types de courage agrave savoir au sens de Muth et de Tapferkeit Pour lui en tant que

simple moment de la neacutegativiteacute agrave savoir la capaciteacute de mourir pour un ideacuteal ou une

cause quelconque le courage au sens de Muth appartient tout comme la tempeacuterance

au domaine de la morale Au sens de Tapferkeit en revanche le courage relegraveve de

lrsquointeacutegration qui unifie la totaliteacute individuelle et civile en tant que vertu formelle

abstraction maximale et librement accomplie de toute fin particuliegravere de toute

possession jouissance et vie la neacutegation repreacutesenteacutee par la Tapferkeit le sacrifice de

68 Jacques Ranciegravere laquo Il nrsquoy a jamais eu besoin drsquoexpliquerhellip raquo op cit69 Theodor W Adorno Negative Dialektik op cit p 279 tr fr p 34270 Herbert Marcuse laquo Ecologia e criacutetica da sociedade moderna raquo (1977) in A grande recusa hoje eacuted et

trad I Loureiro amp R de Oliveira Petroacutepolis Vozes 1999 p 150

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 104

la vie individuelle nrsquoa toujours lieu que drsquoune maniegravere exteacuterieurement effective crsquoest-agrave-

dire que son alieacutenation nrsquoest pas neacutecessairement de nature spirituelle que son

reacutesultat effectif nrsquoest pas pour soi Dans lrsquoadditif au sect 327 du mecircme livre additif qui ne

figure pas dans la traduction que nous utilisons Hegel ajoute pourtant ceci

Le vrai courage des peuples cultiveacutes [die wahre Tapferkeit gebildeter Voumllker] est la

volonteacute drsquoabneacutegation [die Bereitschaft zur Aufopferung] au service de lrsquoEacutetat de

sorte que lrsquoindividu ne fasse [ausmacht] qursquoun parmi tant drsquoautres Le plus

important ce nrsquoest pas le courage personnel [der persoumlnliche Muth] mais le

classement [de lrsquoindividuel] dans lrsquouniversel [die Einordnung in das Allgemeine]71

Il ne srsquoagit pas pour nous que ce soit clair de souscrire agrave la doctrine

heacutegeacutelienne de lrsquoEacutetat mais simplement de mettre en eacutevidence que le laquo veacuteritable raquo acte

de courage nrsquoest pas celui heacuteroiumlque qui srsquoeffectue au nom drsquoun devoir-ecirctre abstrait ou

drsquoun ideacuteal moral vide de deacuteterminations Crsquoest au contraire celui qui met en jeu la

personne elle-mecircme au nom drsquoune veacuteriteacute qui la deacutepasse et lrsquoemporte Autrement dit

crsquoest par lui que lrsquoindividu devient agrave proprement parler sujet En 1989 le geste rebelle

du jeune eacutetudiant peacutekinois agrave Tianrsquoanmen seul et deacutesarmeacute dresseacute devant une file de

chars eacutetait lrsquoexpression consciente drsquoune veacuteriteacute partageacutee par une grande partie de la

population chinoise et mecircme mondiale Citons encore Hegel dans lrsquoalineacutea au sect 328

Le principe du monde moderne la penseacutee et lrsquouniversel a donneacute au courage

[Tapferkeit] une figure supeacuterieure [] son expression exteacuterieure paraicirct ecirctre plus

meacutecanique et nrsquoapparaicirct pas comme lrsquoouvrage de cette personne particuliegravere mais

seulement comme celui drsquoun maillon drsquoun tout [] de mecircme elle nrsquoest pas dirigeacutee

contre les personnes singuliegraveres mais contre un tout hostile en geacuteneacuteral [] de ce

fait le courage [Muth] personnel apparaicirct comme impersonnel72

Lrsquooriginaliteacute de cette penseacutee consiste agrave appreacutehender le courage non comme

vertu drsquoun individu isoleacute identifieacute agrave un rocircle pour lequel il serait precirct agrave se sacrifier mais

plutocirct comme expression exteacuterieure drsquoune veacuteriteacute qui preacuteciseacutement le constitue comme

individu une veacuteriteacute qui lrsquoengage et qui ne le laisse pas indiffeacuterent laquo Hier stehe ich

ich kann nicht anders raquo73 ndash est la posture que tient quelqursquoun concerneacute

eacutethiquement par une situation donneacutee comme srsquoil srsquoagissait pour lui drsquoune impasse

71 G W F Hegel Grundlinien der Philosophie des Rechts oder Naturrecht und Staatswissenschaft im Grundrisse (1821) eacuted E Hans Berlin Dunder und Humblot 1854 sect 327 p 414 72 G W F Hegel Principes de la philosophie du droit op cit sect 328 p 424 Kerveacutegan traduit Muth par

laquo courage raquo et Tapferkeit par laquo bravoure raquo Nous ne voulons pas le contester Ici cependant pour nos

propos nous nrsquoestimons pas neacutecessaire drsquoemployer le mot de bravoure 73 Phrase attribueacutee agrave Martin Luther agrave Worms laquo Ici je me tiens je ne peux [faire] autrement raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 105

existentielle Un autre exemple de ce type de courage crsquoest le geste de Socrate devant

ses juges et deacutetracteurs preacutefeacuterant la mort agrave la reacutetractation et agrave lrsquoabandon de lrsquoactiviteacute

philosophique74 Et lrsquoon ne peut pas dire que le philosophe atheacutenien arrecirctait les gens

dans la rue par simple devoir afin de leur faire questionner tout ce qui leur semblait

aller de soi Il existe une diffeacuterence subtile mais fondamentale entre laquo je dois le

faire raquo et laquo je ne peux faire autrement raquo Socrate faisait ce qursquoil faisait parce qursquoil

estimait qursquoune vie non questionneacutee ne meacuteritait pas drsquoecirctre veacutecue Il a alors preacutefeacutereacute la

mort agrave lrsquointerdiction de penser agrave la reacutesignation de ne pas penser au-delagrave de ce qui est

lrsquohabitude agrave lrsquoadaptation passive et irreacutefleacutechie aux normes sociales dominantes

Nous avons agrave preacutesent assez drsquoeacuteleacutements pour penser ensemble lrsquoacte de

courage qui srsquoinscrit dans la dureacutee et la notion de sujet telle que nous lrsquoavons deacutecrite

au long de ce texte Le sujet nrsquoeacutemerge qursquoagrave travers un engagement eacutethique durable

crsquoest dire qursquoil ne se forme que dans la fideacuteliteacute agrave un choix existentiel en raison duquel il

est precirct si besoin est agrave tout sacrifier y compris sa propre vie et par lagrave trouble et

casse lrsquoeacutequilibre du cours ordinaire et normaliseacute des choses Crsquoest dans ce sens qursquoil

faut comprendre la deacuteclaration de Leacutenine dans un texte drsquooctobre 1917 avant mecircme

laquo la vaste effervescence des masses qui se manifesta aussi bien dans la scission des

partis officiels que dans des publications illeacutegales et sous forme de manifestations de

rue raquo la reacutevolution ouvriegravere mondiale aurait deacutebuteacute avec laquo les actions drsquohommes

isoleacutes raquo tels que Karl Liebknecht en Allemagne Friedrich Adler en Autriche et John

Maclean en Angleterre75

Pour donner encore un exemple qui srsquoinscrit plus ou moins dans cette mecircme

logique en 1966 le ceacutelegravebre boxeur Muhammad Ali alors champion du monde a

refuseacute de servir dans lrsquoarmeacutee eacutetatsunienne deacuteclarant publiquement qursquoil nrsquoavait laquo rien

contre le Viecirct-Cong raquo et qursquoaucun Vietnamien ne lrsquoavait laquo jamais traiteacute de negravegre raquo Pour

son refus drsquoaller se battre agrave lrsquoautre bout du monde au nom drsquoune cause qursquoil estimait

deacutebile et pour de telles deacuteclarations il a perdu son titre ainsi que sa licence de

boxeur et a eacuteteacute condamneacute agrave cinq ans de prison Pendant le long procegraves qui a dureacute

jusqursquoagrave 1971 lorsque sa peine a eacuteteacute reacuteviseacutee par la Cour suprecircme des Eacutetats-Unis Ali

ne srsquoest jamais repenti ni reacutetracteacute Destitueacute de son titre endetteacute et sans pouvoir faire

74 Cf Platon Apologie de Socrate 30 b-c φ ετ με μ ς μο ο κ ν ποι σαντος λλα ο δἢ ἀ ί έ ἢ ή ὡ ἐ ῦ ὐ ἂ ή ἄ ὐ ᾽

ε μ λλω πολλ κις τεθν ναι laquoἰ έ ά ά renvoyez-moi ou ne me renvoyez pas je ne ferai jamais autre chose

quand je devrais mourir mille fois raquo (textes grec et franccedilais en regard trad Victor Cousin de 1822

disponible sur httpphiloctetesfreefrapologiedesocratehtm)75 Vladimir Leacutenine laquo The Crisis Has Matured raquo in Revolution at the Gates Selected Writings of Lenin from 1917 eacuted S i ek LondonNew York Verso 2002 p 113 Ž ž

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 106

ce qursquoil aimait le plus au monde agrave savoir de la boxe quasiment seul contre tous il nrsquoa

cesseacute de dire que la vraie guerre eacutetait celle qui avait lieu agrave lrsquointeacuterieur de son propre

pays agrave savoir la guerre contre le racisme Le geste drsquoAli a inspireacute bien drsquoautres Noirs

qui suivant son exemple ont refuseacute leur incorporation dans lrsquoarmeacutee ou ont deacuteserteacute

celle-ci

Un dernier exemple plus extrecircme Du point de vue drsquoune eacutethique du sujet qui

se deacutefinirait par une laquo endurance dans lrsquoimpossible raquo qursquoest-ce qui demande le plus de

courage marcher heacuteroiumlquement droit vers une mort certaine au nom drsquoideacuteaux hideux

(nationalisme patriotisme) ou bien risquant drsquoecirctre fusilleacute deacuteserter juste avant

lrsquoeacuteclosion de batailles brutales mais drsquoimportance strateacutegique pour le pays que lrsquoon est

censeacute deacutefendre Crsquoest la vieille question laquo Y a-t-il plus de noblesse drsquoacircme agrave subir

La fronde et les flegraveches de la fortune outrageante Ou bien agrave srsquoarmer contre une mer

de douleurs Et agrave lrsquoarrecircter par une reacutevolte raquo76 Lors de lrsquooffensive Nivelle en mai

1917 les soldats eacutepuiseacutes de la 2e division coloniale de lrsquoarmeacutee franccedilaise des

veacuteteacuterans de Verdun sont arriveacutes complegravetement saouls et deacutesarmeacutes sur le champ de

bataille acte de protestation qui a deacutechaicircneacute des mutineries dans cinquante-quatre

autres divisions rien de moins que vingt-et-un mille hommes ont refuseacute de se battre

ce mois-lagrave Eacutetait-ce au nom drsquoune veacuteriteacute qursquoils ont deacuteserteacute Drsquoune certaine faccedilon oui

puisque le sentiment de vivre dans le faux constitue deacutejagrave une veacuteriteacute Comme il est dit

dans un remarquable petit ouvrage

Une veacuteriteacute nrsquoest pas une vue sur le monde mais ce qui nous tient lieacutes agrave lui de

faccedilon irreacuteductible Une veacuteriteacute nrsquoest pas quelque chose que lrsquoon deacutetient mais

quelque chose qui nous porte [hellip] elle mrsquoeacuteloigne de beaucoup et mrsquoapparente agrave

ceux qui lrsquoeacuteprouvent Lrsquoecirctre isoleacute qui srsquoy attache rencontre fatalement quelques-uns

de ses semblables En fait tout processus insurrectionnel part drsquoune veacuteriteacute sur

laquelle on ne cegravede pas77

La non-veacuteridiciteacute de la totaliteacute sociale capitaliste semble en effet ecirctre une (sinon

la) veacuteriteacute profonde du monde contemporain On ouvre un journal on allume la teacuteleacute ou la

radio on marche dans la rue et lrsquoon ne peut srsquoempecirccher drsquoecirctre pris par le sentiment

deacutesagreacuteable de la fausseteacute de presque tout ce que lrsquoon eacuteprouve au quotidien de la

steacuteriliteacute geacuteneacuteraliseacutee agrave lrsquohypocrisie des discours que lrsquoon nous tient En somme on ne

76 William Shakespeare Hamlet Prince of Denmark (1601) in The Complete Works eacuted W J Craig

London Pordes 1993 acte III sc I p 958 laquo Whether rsquotis nobler in the mind to suffer The slings and

arrows of outrageous fortune Or to take arms against a sea of troubles and by opposing end them raquo

La traduction que nous citons est de Franccedilois-Victor Hugo 77 Comiteacute invisible Lrsquoinsurrection qui vient op cit pp 85-86

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 107

peut srsquoempecirccher drsquoecirctre profondeacutement marqueacute par la deacutesolation geacuteneacuterale de la vie

preacutesente une vie qui quoi que lrsquoon dise ne vit pas Drsquohabitude on lrsquoeacutelude ce

sentiment drsquoimpuissance et de perplexiteacute on le laquo gegravere raquo agrave tort ou agrave raison Il srsquoagit au

contraire de ne pas le lacirccher drsquoavoir le courage drsquoinsister sur lui drsquoy seacutejourner

durablement et drsquoagir en conseacutequence Et ce non au nom drsquoun ideacuteal quelconque de

socieacuteteacute mais parce que pressentant les possibiliteacutes existantes drsquoune organisation

plus rationnelle et sensible de la socieacuteteacute ayant ainsi le sentiment que la vie pourrait

ecirctre dans tous les sens plus riche que lrsquoincroyable misegravere existentielle de celle que lrsquoon

megravene agrave preacutesent on ne peut faire autrement

Car en effet qursquoest-ce qui nous fait supporter les flagellations du nouveau

monde du travail preacutecariseacute les deacutedains de la socieacuteteacute la violence de la police

lrsquohumiliation du chocircmage et de la pauvreteacute la solitude affective et les angoisses de la

narcissique vie sentimentale postmoderne la laideur des nos habitations nos

logements et nos lieux de travail les lenteurs et lrsquoinefficaciteacute de lrsquoomnipreacutesente

bureaucratie lrsquoinsolence du pouvoir la caricature qursquoest devenue la politique

bourgeoise et tous les grossiers sophismes qui nous font accepter cette vie deacutebile

comme allant de soi Qui porterait tous ces fardeaux eacutepouvantables grognerait et

transpirerait sous cette existence accablante si une surdose drsquoanestheacutesie (gadgets

pornographie Hollywood sport drogues et becirctises de toute sorte) nrsquoeacutetait pas

administreacutee quotidiennement par lrsquoenvahissant complexe industriel du divertissement

de masses autrement dit si la perception de lrsquoamerican way of life comme le meilleur

des mondes et surtout la peur mortelle drsquoune vie sociale au-delagrave du capitalisme

nrsquoeacutetaient inculqueacutees par tous les moyens disponibles Aux dires de Julien Couat

La servitude est lrsquointoleacuterable qui peut ecirctre infiniment toleacutereacutee Parce que crsquoest une

affaire de sensibiliteacute et que cette sensibiliteacute-lagrave est immeacutediatement politique

(non en ce qursquoelle se demande laquo pour qui vais-je voter raquo mais laquo mon existence

est-elle compatible avec cela raquo) crsquoest pour le pouvoir une question drsquoanestheacutesie

agrave quoi il reacutepond par lrsquoadministration de doses sans cesse plus massives de

divertissement de peur et de becirctise Et lagrave ougrave lrsquoanestheacutesie nrsquoopegravere plus cet ordre

qui a reacuteuni contre lui toutes les raisons de se reacutevolter tente de nous en dissuader

par une petite terreur ajusteacutee78

Ainsi agrave la question qui revient souvent dans la bouche de certains

philosophes laquo Pourquoi vous battez-vous raquo il nous faut peut-ecirctre reacutepondre agrave la faccedilon

de Kafka dans un des textes eacutecrits pendant la guerre laquo Vivre une autre vie ne mrsquoa pas

78 Julien Coupat laquo La prolongation de ma deacutetention est une petite vengeance raquo op cit

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 108

sembleacute valoir la peine [hellip] je nrsquoespegravere pas la victoire et le combat en lui-mecircme ne me

reacutejouit pas il me reacutejouit uniquement parce que crsquoest la seule chose que je peux

faire raquo79

Courage et liberteacute

Lrsquoindividu moderne on nous le dit souvent est doteacute drsquoune liberteacute de choix sans

preacuteceacutedent En effet par rapport agrave drsquoautres eacutepoques agrave des socieacuteteacutes preacute- ou non-

capitalistes il faut avouer que le libre-arbitre lieacute agrave la mobiliteacute sociale rendue elle-mecircme

possible par la nouvelle condition marchande est un aspect significatif de la liberteacute

bourgeoise et nrsquooublions pas de le faire remarquer crsquoest lagrave un argument freacutequemment

utiliseacute pour leacutegitimer la peacuterennisation des formes modernes drsquoEacutetat de marcheacute et de

socieacuteteacute que je sois fils de roi ou drsquoartisan je puis tregraves bien si je le souhaite devenir

bachelier commerccedilant ou meacutedecin de mecircme que ma situation matrimoniale nrsquoest plus

deacutecideacuteeeacute par ma famille puisque je deacutecide moi-mecircme de me marier (ou pas) avec la

personne de mon choix

Or il ne nous faut pas perdre de vue le deacutesaccord existant lagrave entre forme et

contenu deacutesaccord compris dans lrsquoindeacutefinition du deacutesir qui demeure atteleacute agrave la

mauvaise infiniteacute de lrsquoindeacutetermination de lrsquoobjet qui est eacutegalement indeacutetermination du

propre sujet Agrave ce niveau la liberteacute ou son concept se reacuteduit agrave une pure potentialiteacute

elle nrsquoest qursquoune faculteacute ou capaciteacute (au sens de Vermoumlgen) De sorte que la volonteacute

encore immeacutediate et formelle ne repreacutesente point la reacutealisation de la liberteacute dans le

monde puisque son contenu consideacutereacute comme quelque chose de simplement donneacute

est radicalement distinct du sujet deacutesirant Certes cette liberteacute formelle repreacutesente

tant bien que mal un premier pas un pas non neacutegligeable vers un deacutetachement de

contenus substantiels En mecircme temps et lagrave reacuteside la contradiction fondamentale

drsquoune telle conception la volonteacute comprise comme reacuteflexion pure tourneacutee vers soi-

mecircme poseacutee devant la multipliciteacute de deacuteterminations possibles deacutepend toujours drsquoun

contenu externe ou interne pour se reacutealiser

La liberteacute du producteur-consommateur moderne nrsquoest pas autre marqueacutee par

79 Franz Kafka laquo Es war der erste Spatenstich raquo (1917-18) in Werke Nachlaszlig texte disponible sur

httpwwwkafkaorgindexphpspatenstich laquo Ein anderes Leben schien mir nicht des Lebens wert [hellip]

ich hoffe nicht auf Sieg und mich freut nicht der Kampf als Kampf mich freut er nur als das Einzige was zu

tun ist raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 109

lrsquoillusion drsquoomnipuissance subjective crsquoest-agrave-dire de la possibiliteacute pure et absolue de

reacutealisation de soi dans lrsquoobjectiviteacute en somme de pouvoir faire ce que lrsquoon veut de sa

vie sans ecirctre deacutetermineacute par qui ou par quoi que ce soit Dans cette conception naiumlve

de la liberteacute critiqueacutee agrave juste titre par Hegel dans sa Philosophie du droit (agrave partir du sect

15) le moi est ce qursquoil y a de plus essentiel et neacutecessaire dans lrsquoordre des choses le

centre de lrsquounivers de sorte que les objets qui lrsquoentourent paraissent simplement

contingents pouvant ecirctre choisis ou non arbitrairement au greacute de la volonteacute agente Il

srsquoagit agrave vrai dire drsquoune conception non seulement illusoire mais encore trop pauvre de

la liberteacute comme pure deacutetermination de soi au milieu drsquoune multitude drsquoobjets

naturellement et socialement donneacutes liberteacute qui ne srsquoaffirme que comme opinion

superficielle portant sur des pseudo-choix lieacutes agrave des besoins fabriqueacutes

Le libre-arbitre comme moment de la liberteacute consideacutereacute en lui-mecircme est aussi

unilateacuteral en sa deacuteterminabiliteacute contingente que lrsquoest cette liberteacute vide abstraite

typique de la suspension du choix de lrsquouniversaliteacute caracteacuteriseacutee par

lrsquoindeacutetermination [hellip] Ecirctre libre nrsquoest pas seulement agir comme en reacuteponse ndash

mecircme qursquoavec laquo libre raquo choix ndash devant ce qui nous est donneacute ou deacutelivreacuteeacute du

dehors mais objectiver produire creacuteer ce qui nrsquoest pas encore qui nrsquoest pas

donneacute La transition du libre-arbitre agrave la volonteacute effectivement libre passe de faccedilon

neacutecessaire par lrsquoeacutemergence de la rationaliteacute consciente80

Le comportement reacuteflexif et conscient de soi du sujet carteacutesien moderne doit

conduire vers une Aufhebung de lrsquoeacutetat geacuteneacuteral drsquoindeacutetermination lieacute agrave lrsquoentendement

ratiocinant et agrave la conception naiumlve de la liberteacute comme libre-arbitre Mais dans le

cadre de la socieacuteteacute de production marchande une telle Aufhebung nrsquoa point lieu

Lorsque Hegel soutient que laquo le travail forme [die Arbeit bildet] raquo81 la sentence doit ecirctre

lue sur fond du processus sociohistorique moderne pour mieux dire comme une eacutetape

de lrsquoesprit vers son total accomplissement en tant que conscience de soi et liberteacute

Avant Marx et on lrsquooublie souvent crsquoest Hegel qui a dit que laquo [l]rsquoabstraction de la

production rend [hellip] le travail toujours plus meacutecanique et par lagrave le rend finalement

apte agrave ce que lrsquohomme puisse srsquoen retirer et fasse intervenir agrave sa place la machine raquo82

Arriveacutes au XXIe siegravecle tout nous megravene agrave croire que Hegel et Marx se sont

malheureusement trompeacutes et qursquoau contraire quelqursquoun comme Proudhon plus

pessimiste que les deux autres a fini par avoir raison

80 Luiz Bicca ldquoO conceito de liberdade em Hegelrdquo (1992) in Racionalidade moderna e subjetividade Satildeo

Paulo Loyola 1997 p 138 81 G W F Hegel Phaumlnomenologie des Geites op cit p 135 trad breacutes P Meneses Fenomenologia do

Espiacuterito Petroacutepolis Vozes 2002 p 15082 G W F Hegel Principes de la philosophie du droit op cit sect 198 p 291

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 110

Quels que soient donc les progregraves de la meacutecanique quand on inventera des

machines cent fois plus merveilleuses que la mule-jenny le meacutetier agrave bras la

presse agrave cylindrer quand on deacutecouvrirait des forces cent fois plus puissantes que

la vapeur bien loin drsquoaffranchir lrsquohumaniteacute de lui creacuteer des loisirs et de rendre la

production de toute chose gratuite on ne ferait jamais que multiplier le travail

provoquer la population appesantir la servitude rendre la vie de plus en plus

chegravere et creuser lrsquoabicircme qui seacutepare la classe qui commande et qui jouit de la

classe qui obeacuteit et qui souffre83

La vision pessimiste de lrsquoanarchiste franccedilais bien que laquo confirmeacutee raquo par la

tournure qursquoont prise les choses par la suite est inlassablement la marque drsquoun esprit

non dialectique qui sur base de ces fausses preacutemisses ndash agrave savoir que le progregraves

dans lrsquoindustrie srsquoaccompagne neacutecessairement drsquoune reacutegression consideacuterable en

politique et dans la sphegravere des mœurs ndash ne peut tirer pour conclusion que la neacutecessiteacute

de nous deacutebarrasser de la technique moderne la neacutecessiteacute drsquoun retour agrave des rapports

moins artificiels agrave la fameuse laquo mutualiteacute raquo Marx le savait mieux une telle reacutegression

nrsquoa lieu que dans le cadre de la production marchande capitaliste agrave lrsquointeacuterieur duquel

les forces productives techniques demeurent prisonniegraveres des rapports sociaux de

production feacutetichiseacutes domineacutees de part en part par eux Ce nrsquoest pourtant pas

drsquoaujourdrsquohui que chaque chose paraicirct grosse de sa propre contradiction

Nous voyons que les machines doueacutees du merveilleux pouvoir de reacuteduire le travail

humain et de le rendre feacutecond le font deacutepeacuterir et srsquoexteacutenuer Les sources de

richesse nouvellement deacutecouvertes se changent par un eacutetrange sortilegravege en

sources de deacutetresse Il semble que les triomphes de la technique srsquoachegravetent au

prix de la deacutecheacuteance morale Agrave mesure que lrsquohumaniteacute maicirctrise la nature lrsquohomme

semble devenir lrsquoesclave de ses pareils ou de sa propre infamie Mecircme la pure

lumiegravere de la science semble ne pouvoir luire autrement que sur le fond obscur de

lrsquoignorance Toutes nos deacutecouvertes et tous nos progregraves semblent avoir pour

reacutesultat de doter de vie intellectuelle les forces mateacuterielles et de deacutegrader la vie

humaine agrave une force mateacuterielle Cet antagonisme entre lrsquoindustrie et la science

modernes drsquoune part et la misegravere et la deacutecomposition morale drsquoautre part cet

antagonisme entre les forces productives et les rapports sociaux de notre eacutepoque

est un fait tangible eacutecrasant et impossible agrave nier84

Avec lrsquoautomation la production de richesses devient moins et moins associeacutee

83 Pierre-Joseph Proudhon notes marginales agrave la Misegravere de la philosophie (1847) de K Marx apud Maximilien Rubel Œuvres Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1965 t I pp 1563-64 84 Karl Marx Discours prononceacute agrave Londres agrave lrsquooccasion de lrsquoanniversaire du Peoplersquos Paper le 14 avril

1856 trad L Janover et M Rubel in Spartacus Seacuterie B ndeg129 (MaiJuin 1984)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 111

agrave la deacutepense abstraite et insenseacutee drsquoeacutenergie humaine afin de creacuteer continuellement un

surplus de valeur Malgreacute toute objectivation du processus social vital le mouvement

social global drsquoaccumulation du capital de nos jours hyper-veacuteloce monopoliste fictif et

flexible cumule continuellement bien de contradictions En voici quelques unes

typiques du processus objectif capitaliste dans sa phase actuelle agrave lrsquointeacuterieur duquel

elles ne sont point solubles et commencent agrave peacuteneacutetrer mecircme dans les plus obtuses et

endoctrineacutees des consciences la contradiction entre lrsquoimmense richesse socialement

produite par le travail de lrsquointelligence humaine et son accegraves violemment bloqueacute par un

processus de valorisation de plus en plus deacutepourvu de la matiegravere qui lui donnait

substance agrave savoir le travail salarieacute la contradiction entre la possibiliteacute reacuteelle de la

suppression du travail social alieacuteneacute et son maintien artificiel dans le fameux laquo secteur

des services raquo avec ses diverses occupations improductives et miseacuterablement sous-

payeacutees la contradiction entre la possibiliteacute drsquoabolir la pauvreteacute partout dans le monde

et le gaspillage absurde qui est la marque des socieacuteteacutes dites postindustrielles

De telles contradictions ressenties avec force par les sujets peuvent

eacuteventuellement faire exploser les formes coaguleacutees des rapports sociaux qui

srsquoimposent et pegravesent lourdement sur lrsquoexpeacuterience sociale et sur la sphegravere des

interactions intersubjectives La reacuteification des rapports est bel et bien une reacutealiteacute

tangible mais dont lrsquoemprise nrsquoest jamais totale ndash auquel cas une quelconque

opposition au systegraveme ne serait mecircme pas concevable Le meacutepris de la socieacuteteacute de

soi-mecircme de lrsquohumaniteacute de maniegravere geacuteneacuterale est le reacutesultat neacutegatif que depuis

Hamlet lrsquoentendement eacutemancipeacute tournant en rond dans la nuit du monde introduit

dans lrsquoindividu que sa conscience reacuteflexive isole de la socieacuteteacute85 De mecircme pour

prendre un exemple plus proche de nous chez Ferdinand Bardamu lrsquoanti-heacuteros

ceacutelinien la conscience de la neacutegativiteacute du monde et du sujet est extrecircmement forte

Tout comme Hamlet Bardamu nrsquoa pas le courage de se donner la mort mecircme si la

force pour vivre dans un monde dont il meacuteprise tous les aspects lui manque

eacutegalement

Ce qui est pire crsquoest qursquoon se demande comment le lendemain on trouvera assez

de forces pour continuer agrave faire ce qursquoon a fait la veille et depuis deacutejagrave tellement

trop longtemps ougrave on trouvera la force pour ces deacutemarches imbeacuteciles ces mille

projets qui nrsquoaboutissent agrave rien ces tentatives pour sortir de lrsquoaccablante

neacutecessiteacute tentatives qui toujours avortent et toutes pour aller se convaincre une

fois de plus que le destin est insurmontable qursquoil faut retomber au bas de la

muraille chaque soir sous lrsquoangoisse de ce lendemain toujours plus preacutecaire

85 Cf Raphael Alvarenga laquo As vestes negras de Hamlet A emergecircncia do sujeito moderno como sujeito

poliacutetico raquo in Sinal de Menos ndeg 2 (juillet 2009) pp 84-105

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 112

plus sordide86

Aux yeux des individus adapteacutes menant leur vie niaise de faccedilon irreacutefleacutechie et

sans grandes confrontations mais aussi compareacute agrave son laquo double raquo Robinson qui ose

faire ce qursquoil deacutesire secregravetement mais nrsquoa pas la force drsquoaccomplir agrave savoir subvertir

une agrave une les normes sociales alieacutenantes et castratrices Bardamu est bien un lacircche

Sa subjectiviteacute extatique et non-identique a neacuteanmoins quelque chose de subversif

voire de preacutereacutevolutionnaire laquo lrsquointensiteacute de son pessimisme comporte en soi son

antidote raquo comme lrsquoa bien fait remarquer Trotski87 laquo On eacuteclaterait si on avait du

courage raquo88 avoue Bardamu agrave un moment donneacute

Or justement les socieacuteteacutes contemporaines dont la logique sociale dominante

est celle de la dynamique folle du marcheacute ont besoin pour se reproduire non pas de

sujets non-identiques mais tout au contraire de pseudo-sujets flexibles de sujets sans

subjectiviteacute qui passent sans cesse drsquoune identiteacute agrave une autre se reacuteinventent et se reacute-

deacutecrivent en permanence Comme nous lrsquoapprend i ek agrave la suite drsquoAdorno lrsquoideacuteologieŽ ž

aujourdrsquohui se deacutefinit avant tout par la faccedilon dont les coordonneacutees de lrsquoexpeacuterience

subjective du monde et la place qursquooccupe le sujet au sein de la socieacuteteacute se trouvent

lieacutees aux tensions fondamentales et aux antagonismes de lrsquoordre social marchand

Nous lrsquoavons vu le courage dans les temps modernes ne relegraveve plus de lrsquoheacuteroiumlsme

eacutepique mais est surtout compris comme laquo courage civil raquo crsquoest-agrave-dire la force exigeacutee de

lrsquoindividu sucircr de soi qui srsquoappreacutehende soi-mecircme comme libre au sein du marcheacute et qui

pour srsquoaffirmer doit se placer dans une position de vis-agrave-vis avec la socieacuteteacute se voit

contraint de dominer ses instincts et les forces naturelles et sociales exteacuterieures Or

le sujet patriarcal rigide et auto-identique est agrave preacutesent de moins en moins neacutecessaire

agrave la reproduction du capital

Dans ce contexte le courage procircneacute par les litteacuteratures manageacuteriale et new age

nrsquoest autre que le courage de srsquoadapter aux nouvelles demandes flexibles de la

socieacuteteacute et drsquoendurer cette existence appauvrie deacutelabreacutee et deacutebile le manager est

pour ainsi dire une sorte de laquo heacuteros postmoderne raquo alliant deacutecisionnisme

existentialiste et soumission aux normes dominantes Agrave cette notion borneacutee et

ideacuteologique de courage il faut en opposer une autre qui srsquoinscrirait dans une dureacutee

distincte de celle lieacutee agrave la logique du capital et de ce fait ne tournerait pas le dos au

86 Louis-Ferdinand Ceacuteline Voyage au bout de la nuit (1932) Paris Gallimard 1952 p 25687 Leacuteon Trotski laquo Ceacuteline et Poincareacute raquo (1933) accessible sur wwwmarxistsorgfrancaistrotsky 88 Louis-Ferdinand Ceacuteline Voyage au bout de la nuit op cit p 427

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 113

processus sociohistorique autrement dit aux possibiliteacutes objectivement existantes

drsquoune vie sociale eacutemancipeacutee Pour Adorno le courage serait justement indissociable du

deacutevoilement critique du potentiel rationnel que contient lrsquoeacutetat preacutesent des forces

productives face aux obstructions que leur opposent des rapports sociaux de

production feacutetichiseacutes et les modes correspondants de domination politique et

culturelle89 Lrsquoexpeacuterience actuelle est cependant inverseacutee comme lrsquoimage dans un

miroir

[V]u lrsquoeacutetat de la conscience et des forces mateacuterielles de production on attend des

hommes qursquoils soient libres qursquoils attendent eacutegalement cela drsquoeux-mecircmes et

pourtant ils ne sont pas libres cependant que dans lrsquoeacutetat actuel de leur non-liberteacute

radicale il ne subsiste plus aucun modegravele de penseacutee de comportement et pour

employer le terme le plus honteux de laquo valeur raquo qursquoen tant qursquoecirctres non-libres ils

aient envie de posseacuteder Les lamentations sur le manque de liens ont pour

substance la constitution drsquoune socieacuteteacute qui donna lrsquoillusion de la liberteacute sans la

reacutealiser La liberteacute nrsquoexiste assez faiblement drsquoailleurs que dans la

superstructure son eacutechec perpeacutetuel incite la nostalgie agrave se deacutetourner vers la non-

liberteacute Probablement la question du sens de lrsquoexistence est-elle entiegraverement

lrsquoexpression de ce deacutesaccord90

Hegel avait deacutejagrave montreacute que lorsque la conscience se voit dans lrsquoimpossibiliteacute

de surmonter seule la division entre la socieacuteteacute et lrsquoindividu aucune chose ne retient la

valeur qursquoelle semble avoir Si une reacuteflexion sur le courage est aujourdrsquohui de mise

crsquoest entre autres parce que le deacutesajustement de lrsquoindividu et du processus de la

socieacuteteacute conditionneacute par le marcheacute nous conduit agrave lrsquoeacutegoiumlsme agrave la solitude et agrave la non-

communication Comme le note Antonio Candido lrsquoeacutetouffement de lrsquoecirctre qui prend la

forme de lrsquoenfermement des individus sur eux-mecircmes et qui empecircche la pleacutenitude des

actes et des sentiments ressurgit sur le plan social comme peur Et la peur paralyse

ensevelit davantage les hommes dans lrsquoisolement empecircche la chute des barriegraveres et

conserve de ce fait le statu quo la socieacuteteacute de lrsquoalieacutenation universelle91 Pour Hegel

seule lrsquoexpeacuterience de la neacutegativiteacute assimileacutee au mouvement de la conscience

permettrait agrave celle-ci de fluidifier la positiviteacute reacuteifieacutee qui effectivement coagule

lrsquoexpeacuterience vivante formatrice de sujets agrave la fois autonomes et sensibles

89 Cf Theodor W Adorno Zur Lehre von der Geschichte und von der Freiheit (1964-65) eacuted Rolf

Tiedemann Nachgelassenen Schriften Abt IV Bd 13 FrankfurtM Suhrkamp 2006 pp 98-9990 Theodor W Adorno Negative Dialektik op cit pp 280-81 tr fr p 34491 Cf Antonio Candido laquo Inquietudes na poesia de Drummond raquo (1965) in Vaacuterios escritos Satildeo PauloRio

de Janeiro Duas CidadesOuro sobre Azul 2004 pp 76-77

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 114

La fracture entre lrsquoindividu et la socieacuteteacute est agrave la fois lrsquoinadeacutequation du sujet dans

son appreacutehension immeacutediate et abstraite du processus social et lrsquoinadeacutequation de la

socieacuteteacute avec son propre concept Le vide du sujet dans son rapport agrave soi et la saisie

de la totaliteacute sociale comme neacutegativiteacute sont chez Hegel les conditions drsquoune expeacuterience

formatrice qui surmonte la peur emmecircleacutee agrave lrsquoeacutetat servile une expeacuterience qui concilie

tout en les diffeacuterenciant le sujet et lrsquoobjet Partant de Hegel Marx met agrave jour le

contexte mateacuteriel et historique de la reacuteconciliation de la liberteacute subjective avec les

conditions objectives du processus productif Lrsquoalieacutenation moderne est issue du fait

que lrsquoactiviteacute productive se trouve seacutepareacutee du reste de la vie imposeacutee par des finaliteacutes

externes aux besoins sociaux individuels et sensibles La lente ascension historique

du mouvement ouvrier partout dans le monde agrave la condition moderne de sujet

marchand libre et eacutegal quoique seulement du point de vue du droit bourgeois a

signifieacute en mecircme temps sa sortie de la condition sans sujet de la preacute-moderniteacute Il lui a

manqueacute le pas qualitatif suivant vers la fondation subjective de la production agrave travers

le controcircle et lrsquoautogestion collectifs

Depuis longtemps deacutejagrave nous vivons tregraves au-dessous des moyens dont nous

disposons Il nrsquoy aura pour nous de liberteacute reacuteelle qursquoagrave partir du moment ougrave plutocirct que

de nous laisser conduire agrave lrsquoaveugle par les vents incertains des circonstances

eacuteconomiques nous prendrons effectivement en main notre destin et deviendrons les

maicirctres de notre propre activiteacute de notre propre mouvement social de notre temps et

de notre espace en reacutealisant les potentiels rationnels contenus dans lrsquoeacutetat preacutesent

des forces productives Ne nous trompons pas lrsquoeacuteconomie sera sans doute le

domaine ougrave tout se jouera et ougrave tout sera deacutetermineacute Mais dire cela nrsquoimplique en

aucune maniegravere de neacutegliger le laquo facteur subjectif raquo crsquoest-agrave-dire la theacuteorie critique et la

lutte politique car lrsquoenvoucirctement ideacuteologique lieacute au feacutetichisme de la marchandise devra

drsquoune faccedilon ou drsquoune autre ecirctre briseacute par les sujets eux-mecircmes la liberteacute des

limitations ideacuteologiques et des modes preacutedominants de recircver et de deacutesirer est la

condition mecircme de la libeacuteration comme le savait deacutejagrave Marcuse Reacuteapprendre agrave recircver agrave

sentir et agrave deacutesirer et surtout ne pas avoir peur drsquoun grand changement drsquoun nouveau

commencement utopique ce sont aujourdrsquohui les seules attitudes correctes devant la

guerre sociale en cours92 Ce nrsquoest donc pas le moment de perdre courage

92 Cf Fredric Jameson The Seeds of Time New York Columbia University 1994 pp 89-90 et Slavoj

i ek laquoŽ ž Mao Zedong The Marxist Lord of Misrule raquo preacutesentation de Mao Tseacute-Tung On Practice and Contradiction LondonNew York Verso 2007 pp 1-28

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 115

Docteur en philosophie et lettres de lrsquoUniversiteacute

catholique de Louvain (2008) Raphael Alvarenga est

actuellement chargeacute de recherche au Deacutepartement

drsquohistoire de lrsquoUniversiteacute catholique de Rio de Janeiro

(PUC-RJ) et beacuteneacuteficie drsquoune bourse de la Fondation

drsquoappui agrave la recherche de lrsquoEacutetat de Rio (FAPERJ)

Raphaeumll Geacutely laquo Du courage de mourir au courage de

vivre quels enjeux politiques Introduction agrave une

pheacutenomeacutenologie radicale du courage raquo

Lrsquoobjectif de cet article est de montrer qursquoun certain appel au courage et la promotion de

celui-ci par des figures morales heacuteroiumlques peut participer agrave un veacuteritable blocage de toute dynamique

de creacuteation sociale et en ce sens accroicirctre lrsquoimmobilisme personnel et collectif qursquoil preacutetend

combattre La plupart des appels au courage reposent sur une compreacutehension du courage centreacutee

en derniegravere instance sur le rapport de lrsquoindividu agrave la mort lrsquoideacutee eacutetant que crsquoest en prenant des

risques pour son bien-ecirctre et ultimement pour une vie agrave laquelle il est attacheacute de faccedilon trop

immeacutediate en ne ceacutedant pas agrave la peur de perdre le confort la seacutecuriteacute etc que lrsquoindividu sans

ecirctre teacutemeacuteraire pour autant est susceptible non seulement drsquoexister de faccedilon plus authentique

mais encore de devenir un veacuteritable acteur de transformation sociale Face agrave un acte de

harcegravelement moral lrsquoindividu courageux posera malgreacute le risque encouru un acte pour au moins

deacutenoncer ce qursquoil est en train de subir ou de percevoir Cet appel eacutethique repose sur lrsquoideacutee que

lrsquoimmobilisme social tient en tregraves grande partie aux peurs qui gouvernent les individus agrave tout un

systegraveme de production et de gestion de la peur qui structure leurs interactions Le deacutepassement de

cette peur ne pourrait manquer en ce sens drsquoavoir des effets profonds agrave tous les niveaux de la vie

sociale et politique La question qui se pose alors est de savoir de quelle peur il est avant tout

question lorsqursquoil est ainsi fait eacutethiquement appel au courage des individus pour combattre

lrsquoimmobilisme social dans lequel ceux-ci sont enfermeacutes Correacutelativement quelles sont les

ressources des individus pour reacutepondre en situation agrave cet appel pour srsquoen donner la capaciteacute

Lrsquohypothegravese que nous allons deacutevelopper ici consiste agrave dire qursquoil y a une faccedilon de comprendre le

courage comme capaciteacute agrave ne pas se laisser aller agrave la faciliteacute agrave affronter le risque de la perte de

lrsquoeacutechec et finalement de la mort qui repose en fait sur une naturalisation du deacutesir de vivre des

individus et qui occulte ce faisant cette autre dimension fondamentale du courage qui est celle du

courage de vivre Il va srsquoagir ainsi de montrer qursquoil y a une forme drsquoappel eacutethique au courage qui

occultant la question du courage de vivre et vouant un culte agrave lrsquoindividu capable de ne pas ceacuteder agrave

la peur de perdre ses acquis ses repegraveres et finalement sa vie au nom drsquoun ideacuteal drsquoexcellence

humaine qui est en fait complice des logiques qui poussent les individus agrave demeurer dans

lrsquoimmobilisme social cet immobilisme social pouvant tout agrave fait srsquoaccommoder drsquoun certain culte de

lrsquoheacuteroiumlsme moral surtout lorsqursquoil est veacutecu bien au loin et ne perturbe rien ici Crsquoest pour cette

raison qursquoil est plus que jamais neacutecessaire aujourdrsquohui de reacutefleacutechir aux preacutesupposeacutes et aux enjeux

politiques des diffeacuterentes formes possibles drsquoappel au courage

Dans la preacutesente eacutetude il va srsquoagir de montrer qursquoil est possible de penser le courage

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 117

autrement qursquoagrave partir drsquoune philosophie qui naturalise le deacutesir de vivre des individus et

qui ce faisant centre toute la question du courage sur le deacutepassement drsquoun

attachement trop immeacutediat agrave la vie Il nrsquoest bien entendu pas question drsquoeacutecarter cette

dimension de lrsquoexistence qui consiste agrave ne pas se deacuteterminer selon la seule logique de

lrsquoauto-reproduction fonctionnelle de soi La question est seulement de savoir agrave quelles

conditions une telle reacutealisation de lrsquoexistence peut se rendre possible En reprenant

librement certaines thegraveses de la pheacutenomeacutenologie radicale de Henry cet article propose

drsquoeacutetablir que la question du courage ne peut srsquoarticuler agrave une veacuteritable interrogation sur

la dynamisation de la vie sociale que dans la mesure ougrave la dimension collective du

processus par lequel les individus se rendent capables de courage est veacuteritablement

prise en compte ce qui ne peut se faire telle sera lrsquohypothegravese centrale que si la

question du courage nrsquoest pas seulement rapporteacutee agrave la peur de la mort mais plus

originairement agrave la peur de vivre et plus preacuteciseacutement encore agrave la peur drsquoeacuteprouver la

vie1 Lrsquohypothegravese consiste ainsi agrave dire qursquoun certain appel au courage heacuteroiumlque repose

sur une naturalisation du deacutesir drsquoeacuteprouver la vie et correacutelativement sur un deacuteni du

caractegravere radicalement intersubjectif de ce deacutesir En ce sens tout appel eacutethique au

courage preacutesupposant que les individus deacutesirent naturellement vivre participe agrave un

affaiblissement de leur capaciteacute agrave faire face avec inventiviteacute aux situations dans

lesquelles ils se trouvent Pour deacutevelopper cette probleacutematique nous allons dans un

premier temps opeacuterer une distinction entre la possibiliteacute que les individus ont drsquoecirctre

courageux et le processus par lequel ils se donnent dans la situation concregravete qursquoils

vivent la capaciteacute de lrsquoecirctre Nous verrons dans un deuxiegraveme temps de quelle faccedilon une

certaine forme drsquoappel eacutethique au courage deacutenie en fait cette distinction entre le plan

de la possibiliteacute et le plan de la capaciteacute ce deacuteni eacutetant correacutelatif drsquoune pheacutenomeacutenologie

naturalisant le deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie Il srsquoagira alors dans un troisiegraveme temps de

montrer agrave partir drsquoune libre reprise de certaines thegraveses de la pheacutenomeacutenologie radicale

de la vie comment la question de lrsquoauto-capacitation collective des individus agrave la

1 Pour deacutevelopper cette probleacutematique je mrsquoappuierai sur les reacutesultats de recherches anteacuterieures que je

suppose donc accepteacutees [cf entre autres R Geacutely laquo Souffrance et attention sociale agrave la vie Eacuteleacutements

pour une pheacutenomeacutenologie radicale du soin raquo in Bulletin drsquoanalyse pheacutenomeacutenologique vol 5 ndeg 5 2009

pp 1-29] Les propos que je vais ici deacutevelopper ne preacutetendent en aucune faccedilon engager Henry lui-mecircme et

ont un statut purement introductif Pour ne pas surcharger ce texte je ne mobiliserai la pheacutenomeacutenologie

radicale qursquoallusivement renvoyant pour des justifications plus eacutelaboreacutees agrave drsquoautres recherches Sans

lrsquoengager pour autant cette eacutetude est par ailleurs redevable en profondeur agrave lrsquoensemble des travaux de

Marc Maesschalck entre autres agrave lrsquoarticle qursquoil a signeacute avec Benoicirct Ghislain Kanabus laquo Pour un point de

vue drsquoimmanence en sciences humaines raquo [in Studia phaenomenologica Michel Henryrsquos Radical

Phenomenology vol IX 2009 agrave paraicirctre] Concernant Henry lui-mecircme il faudrait bien entendu travailler

eacutegalement cette question agrave partir des reacuteflexions meneacutees par celui-ci lors de son engagement dans la

reacutesistance Pour cela cf le dialogue important entre Anne Henry et Jean Leclercq in J-M Brohm J

Leclercq (dir) Michel Henry Lausanne LrsquoAcircge drsquoHomme 2009 pp 7-50

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 118

transformation des peurs qui les immobilisent ne peut manquer de srsquoarticuler agrave une

pheacutenomeacutenologie qui loin de naturaliser le deacutesir de vivre inscrit la question du courage

dans lrsquoacte immanent drsquoadheacutesion agrave soi du pacirctir de la vie

1 De la possibiliteacute drsquoecirctre courageux agrave la capaciteacute de lrsquoecirctre

De faccedilon tregraves geacuteneacuterale le courage renvoie agrave une disposition affective agrave produire

dans une situation sociale-historique donneacutee des actes correspondant agrave certaines

valeurs essentielles en deacutepit des peurs ou des difficulteacutes que lrsquoeffectuation de ces

actes implique Dire drsquoune personne qursquoelle est courageuse ou dire drsquoun acte qursquoil est

courageux crsquoest dire quelque chose de lrsquoeacutepreuve affective que cette personne ou que

cet acte fait de lui-mecircme en srsquoeffectuant dans un contexte qui srsquooppose agrave la reacutealisation

drsquoune fin projeteacutee Un des inteacuterecircts du concept de courage est en ce sens qursquoil ne

concerne pas tant la question de savoir si lrsquoindividu deacutesire deacuteterminer son agir en

fonction de telle ou telle valeur que de savoir srsquoil possegravede ou non la disposition

affective requise pour agir en fonction de ces valeurs malgreacute ce qui srsquooppose agrave la

reacutealisation de celles-ci Bien entendu une telle thegravese est trop sommaire ne fucirct-ce que

parce qursquoelle semble dissocier la position de certaines fins par la liberteacute et la

disposition affective qui est neacutecessaire pour les accomplir comme si la plus ou moins

grande disposition de lrsquoindividu au courage nrsquoeacutetait pas neacutecessaire agrave la position mecircme

de ces fins Toutes ces consideacuterations qursquoil faudrait complexifier bien davantage encore

risquent neacuteanmoins de rester prises dans un preacutesupposeacute majeur consistant agrave assimiler

le plan de la possibiliteacute et le plan de la capaciteacute Pour poser correctement la question

du courage une distinction importante doit en effet ecirctre faite entre ces deux niveaux

drsquoanalyse Je sais que je devrais deacutenoncer cet acte de harcegravelement au travail que je

perccedilois je reconnais cet acte de reacutesistance comme eacutetant mon devoir Le

reconnaissant comme mon devoir je reconnais qursquoil est possible que je me comporte

de cette faccedilon mais la question est alors de savoir si je mrsquoen eacuteprouve capable si je

suis disposeacute affectivement agrave transformer la peur qui mrsquoenvahit ou la reacutesignation bref

tous ces affects qui me bloquent dans cette situation que je subis pour poser un acte

de reacutesistance pour faire mon devoir ou encore pour refuser de faire ce que lrsquoon me dit

ecirctre mon devoir Il ne suffit pas en effet que tel acte soit possible pour que je sois pour

autant porteur drsquoune disposition affective agrave lrsquoeffectuer Crsquoest ainsi que dans toute

socieacuteteacute mais de vivre non pas agrave cause de ceci ou de cela qui pourrait survenir des

dispositifs sont construits qui non seulement renforcent lrsquoadheacutesion des individus agrave

certaines valeurs mais agissent eacutegalement sur leur disposition affective agrave effectuer les

comportements adeacutequats Ces dispositifs peuvent ecirctre de diffeacuterentes natures

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 119

Concernant le courage ils peuvent amener les individus agrave produire des comportements

correspondant visiblement agrave des actes courageux mais qui en fait loin drsquoimpliquer

une conversion en profondeur de la peur reposent sur une autre peur par exemple

celle drsquoecirctre sanctionneacute socialement par celles et ceux qui attendent drsquoeux qursquoils

agissent de cette faccedilon-ci ou de cette faccedilon-lagrave Crsquoest encore en ce sens que lrsquoon

pourrait montrer qursquoune valorisation du courage dit viril dans la sphegravere du travail loin

de participer agrave une conversion de la peur srsquoalimente agrave la peur et ne cesse de

lrsquoentretenir en retour

11 Le courage comme auto-transformation de la peur

Pour poser la question du courage agrave partir de la distinction entre le plan de la

possibiliteacute et le plan de la capaciteacute il importe tout drsquoabord de refuser de seacuteparer la

peur du courage de cesser de faire comme si le courage ne pouvait dominer la peur

qursquoen provenant drsquoune source autre qursquoelle Dans un premier temps il est bien entendu

leacutegitime drsquoaffirmer que la peur et le courage peuvent ecirctre deacutecrits comme deux

dispositions affectives qui srsquoopposent lrsquoune agrave lrsquoautre Que ce soit pour affronter des

dangers reacuteels ndash la peur fonctionnant comme un signal ndash ou pour affronter tous ces

dangers illusoires que nous construisons et dans lesquels nous nous enfermons pour

occulter tel ou tel autre problegraveme que nous ne nous voulons pas en fait rencontrer le

courage est compris dans ce premier temps comme ce qui permet de limiter de

maicirctriser le regravegne de la peur dans nos vies Ce courage peut nous permettre drsquoaffronter

des dangers reacuteels ou de dissiper des dangers illusoires En ce qui concerne ces

dangers illusoires la peur qui les accompagne a ceci de tout agrave fait speacutecifique qursquoelle

nrsquoest pas lrsquoeffet drsquoune prise de conscience drsquoun danger mais qursquoelle nourrit lrsquoillusion

mecircme du danger si bien que la peur ne se donne pas ici comme limitable Elle est tout

entiegravere ou elle nrsquoest pas Lutter contre elle crsquoest la dissiper ce qui implique drsquoecirctre precirct

agrave affronter ce qursquoelle permettait en fait de camoufler Sur ce plan fonctionnel peur et

courage semblent devoir srsquoeacutequilibrer Toute rupture de cet eacutequilibre fonctionnel par

preacutedominance drsquoun pocircle sur lrsquoautre empecircche lrsquoindividu de srsquointeacutegrer dans son

environnement crsquoest-agrave-dire drsquoecirctre suffisamment reacuteceptif et attentif agrave celui-ci et drsquoy ecirctre

suffisamment actif en tentant de contourner ses reacutesistances La probleacutematique se

modifie encore lorsque la question nrsquoest plus celle de la composition fonctionnelle

optimale de la peur et du courage mais celle de lrsquoauto-reacutealisation de la liberteacute dans sa

dimension morale laquelle implique le deacutepassement drsquoun plan drsquoanalyse seulement

fonctionnel du rapport de lrsquoindividu agrave son environnement Le risque est grand alors

drsquoassimiler la peur agrave ce qui relegraveve de la vie sensible et le courage agrave ce qui relegraveve de la

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 120

liberteacute veacuteritable laquelle implique drsquoune faccedilon ou drsquoune autre une meacutediation dans

lrsquoattachement immeacutediat des individus agrave la vie Mais un troisiegraveme niveau drsquoanalyse peut

encore ecirctre deacuteveloppeacute qui ne relegraveve ni du plan de la composition fonctionnelle de la

peur et du courage ni du plan de la subordination morale de la peur au courage mais

du plan de la conversion inteacuterieure de la peur en courage Dans cette derniegravere

perspective le courage ne se laisse pas comprendre comme une disposition affective

qui serait exteacuterieure agrave la peur comme si dans lrsquoindividu deux dispositions affectives se

combattaient la peur et le courage la question eacutetant de savoir laquelle des deux est

susceptible de lrsquoemporter dans telle ou telle situation Lorsque lrsquoon fait du courage une

dimension qui concerne la vie profonde de lrsquoindividu une telle approche en tout cas en

derniegravere instance ne convient plus Le courage entendu en ce troisiegraveme sens implique

une transformation du rapport agrave la peur et non sa simple neutralisation par une

disposition affective concurrente Si le courage ainsi compris implique un acte de

conversion de la peur crsquoest dire que la compreacutehension de ce qui est au fondement

mecircme de ces peurs qui nous paralysent induit une compreacutehension correacutelative de ce

qursquoil y a lieu drsquoentendre par courage

Une premiegravere faccedilon de comprendre la peur qui habite nos vies est de la

rapporter au deacutesir que nous avons de persister dans lrsquoexistence de continuer agrave vivre

La peur de perdre les conditions sociales drsquoune existence heureuse ou qui pourrait ecirctre

pire encore qursquoelle ne lrsquoest preacutesentement la peur de lrsquoautre la peur devant ce qui

eacutebranle les bases drsquoune existence plus ou moins fonctionnellement adapteacutee inteacutegreacutee

etc toutes ces peurs ont bien entendu leur speacutecificiteacute propre Il importe seulement ici

de montrer qursquoelles renvoient drsquoune faccedilon ou drsquoune autre au caractegravere preacutecaire drsquoune

vie agrave laquelle fondamentalement les individus tiennent en deacutepit parfois des conditions

effroyables dans lesquelles certains se trouvent Selon cette premiegravere voie

interpreacutetative si lrsquoon peut ecirctre ameneacute agrave avoir peur de vivre ceci ou cela crsquoest sur la

base drsquoune adheacutesion naturelle agrave la vie sur la base drsquoun deacutesir eacutevident de vivre le

problegraveme eacutetant seulement lieacute aux conditions drsquoauto-reacutealisation de la vie dans le monde

Dans cette perspective faire preuve de courage crsquoest dans un premier temps assumer

la preacutecariteacute et la difficulteacute de la vie dans le monde et crsquoest dans un second temps

chercher agrave avoir une vie la plus libre possible malgreacute ce que cette exigence de liberteacute

est susceptible drsquoimpliquer

Une seconde faccedilon de comprendre la peur qui habite nos vies consiste agrave

lrsquoinscrire au cœur mecircme de lrsquoeacuteprouver de la vie Ce dont lrsquoindividu a drsquoabord et

originairement peur ce nrsquoest pas alors de mourir mais de vivre non pas agrave cause de

ceci ou de cela qui pourrait survenir dans le monde et menacer la vie non pas agrave cause

de la mort mais agrave cause de la vie en tant que telle La peur dont il est question est

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 121

peur drsquoeacuteprouver la vie peur de la violence interne de lrsquoeacuteprouver de la vie2 Dans cette

seconde perspective le deacutesir primitif que les individus ont drsquoeacuteprouver la vie loin drsquoecirctre

quelque chose qui va naturellement de soi est bien au contraire habiteacute par une peur

primordiale En une formule le courage se comprend alors comme courage de vivre

comme transformation immanente de la violence interne de la vie en joie de vivre la

vie Le courage plongeacute ainsi au cœur de lrsquoimmanence de la vie peut ecirctre compris

comme le passage mecircme du souffrir de la vie en adheacutesion agrave soi du pacirctir de la vie

Il ne peut ecirctre question dans le cadre de cet article drsquoexplorer avec preacutecision

toute la complexiteacute de lrsquoarticulation entre ces deux plans fondamentaux drsquoanalyse du

rapport entre la peur et le courage Il est eacutevident que ces deux plans ne cessent de se

mecircler dans lrsquoeacutepreuve que nous faisons en situation de nos peurs concregravetes et il est

tout aussi eacutevident que certaines peurs et certains actes de courage se laissent

davantage comprendre agrave partir drsquoun plan plutocirct qursquoagrave partir de lrsquoautre Un des inteacuterecircts

les plus fondamentaux de cette double articulation du rapport de la peur au courage

est qursquoelle nous permet de comprendre de quelle faccedilon un certain appel au courage

repose en fait sur un deacuteni tregraves profond de cette peur qui est au cœur du pouvoir de

srsquoeacuteprouver de la vie subjective Tout se passe alors comme si les individus adheacuteraient

naturellement agrave lrsquoeacuteprouver de la vie la question du courage nrsquointervenant que

relativement aux difficulteacutes qursquoils rencontrent dans le monde que relativement agrave ce qui

reacutesiste agrave la reacutealisation de leurs diffeacuterents projets Lrsquohypothegravese que nous allons ici

explorer consiste agrave dire qursquoune compreacutehension du courage comme deacutepassement drsquoun

attachement trop immeacutediat agrave la vie conduit en fait agrave promouvoir la figure drsquoun heacuteroiumlsme

purement individuel qui se coupe de toute interrogation sur les conditions sociales de

lrsquoaccroissement drsquoune disposition affective au courage En sens inverse une approche

du courage qui prend son point de deacutepart dans cette peur interne agrave lrsquoeacuteprouver mecircme de

la vie nous permet de ne pas confondre la possibiliteacute drsquoecirctre courageux et la capaciteacute

de lrsquoecirctre Nous verrons plus loin comment lrsquoaccroissement de cette disposition au

courage implique lrsquointensification de lrsquoeacutepreuve que les individus font de la partageabiliteacute

originaire du deacutesir de vivre Le courage fondamental dont il est ici question est cette

transformation immanente de la peur originaire que lrsquoeacuteprouver de la vie a de lui-mecircme

en adheacutesion inteacuterieure agrave cet eacuteprouver

Le courage des courages nrsquoest pas drsquoabord en ce sens celui de consentir agrave

mourir ou de risquer la mort au nom de valeurs supeacuterieures agrave la seule auto-

reproduction fonctionnelle mais celui de consentir agrave vivre de laisser la peur de vivre

2 Pour cette question de la violence originaire du pacirctir cf le travail fondamental de Rolf Kuumlhn par exemple

dans laquo Traumatisme et mort comme accegraves agrave la vie raquo in Annales de pheacutenomeacutenologie ndeg 6 2007 pp 207-

221 cf eacutegalement M Schneider laquo Le sujet en souffrance raquo in A David et J Greisch (dir) Michel Henry Lrsquoeacutepreuve de la vie Paris Cerf 2001 pp 281-298

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 122

interne agrave lrsquoeacuteprouver de la vie se convertir en une adheacutesion agrave la vie cette conversion

immanente de la peur drsquoeacuteprouver la vie en deacutesir et joie drsquoeacuteprouver la vie eacutetant

constitutive de lrsquoeacuteprouver mecircme de la vie Lrsquohypothegravese qui va ecirctre ici deacutefendue se

preacutecise donc ce nrsquoest qursquoen partant de la question du courage de vivre que lrsquoon peut

veacuteritablement faire droit agrave la distinction entre la possibiliteacute drsquoecirctre courageux et la

capaciteacute de lrsquoecirctre En confondant ces deux plans on reste en fait bloqueacute dans une

approche seulement individuelle du courage et on oblitegravere les dimensions

intersubjective et sociale de sa possibilisation Lrsquoapproche du courage comme courage

de vivre loin en effet de faire de la peur ce qui doit ecirctre abstraitement deacutepasseacute ne

peut manquer de partir de la peur et mecircme de srsquoalimenter agrave elle Il srsquoagit de tenter de

vivre la peur de faccedilon agrave ce que celle-ci se transforme de faccedilon immanente en une

affirmation de la supeacuterioriteacute de la vie par rapport agrave ce qui ne cesse neacuteanmoins de

lrsquoalourdir de lrsquointeacuterieur Le courage en ce sens loin drsquoecirctre un eacutetat lrsquoeacutetat de celle ou

celui qui ne se laisse pas diriger par cette peur qui lrsquoimmobilise est un mouvement un

mouvement immanent agrave lrsquoeacuteprouver mecircme de la vie un incessant mouvement de

conversion inteacuterieure de la peur de vivre en adheacutesion agrave la vie en deacutesir de soi de la vie

Mais pour que le courage puisse ecirctre compris et veacutecu comme une auto-transformation

de la peur et non comme un deacutepassement de celle-ci provenant drsquoune autre source il

importe preacuteciseacutement que cette peur qursquoil srsquoagit de transformer ne soit pas seulement

celle qui srsquoempare de lrsquoindividu quand sa vie est menaceacutee drsquoune faccedilon ou drsquoune autre Il

faut plus profondeacutement encore que cette peur soit celle qui est au cœur de lrsquoeacutepreuve

que la vie fait de sa propre force indeacutependamment donc des conditions mondaines

dans lesquelles cette vie se trouve Dans la perspective pheacutenomeacutenologique qui est ici

deacuteveloppeacutee crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoil y a une peur de vivre qui est eacutetrangegravere aux

conditions mondaines de la vie que cette vie est radicalement vulneacuterable agrave la faccedilon

dont elle est ameneacutee agrave se vivre dans le monde3 Crsquoest preacuteciseacutement parce que le

courage srsquoorigine dans une intrigue plus originaire que celle de lrsquoeffectuation de la vie

dans le monde qursquoil se trouve en mecircme temps au cœur mecircme du mouvement

drsquoouverture de la subjectiviteacute au monde au coeur de son auto-possibilisation comme

vie intentionnelle Sans cette peur interne au deacutesir de vivre de la vie on ne voit pas

comment la vie subjective dans sa primitive adheacutesion agrave elle-mecircme pourrait ecirctre

paralyseacutee par certaines de ses peurs et surtout pourrait trouver la force de les

surmonter en accroissant davantage encore son inventiviteacute en ouvrant du possible en

se retemporalisant Le fait de pouvoir ecirctre bloqueacute dans une peur qui survient de srsquoy

enfermer est caracteacuteristique drsquoun vivant dont la peur et son auto-transformation sont

constitutifs de lrsquoeacutepreuve mecircme qursquoil fait de son pacirctir de soi

3 Pour cette question je me permets de renvoyer agrave R Geacutely Rocircles action sociale et vie subjective Recherches agrave partir de la pheacutenomeacutenologie de Michel Henry Bruxelles PIE Peter Lang 2007 pp 26-34

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 123

12 La deacutecontextualisation de la capaciteacute agrave ecirctre courageux

Il ressort des premiegraveres consideacuterations que nous venons de faire que crsquoest

preacuteciseacutement parce que la vie subjective est dans lrsquoeacutepreuve qursquoelle fait de sa force

incessante conversion de la peur drsquoeacuteprouver la vie en joie drsquoeacuteprouver la vie qursquoelle a

affaire agrave une peur en elle qui nrsquoest pas seulement fonctionnelle qui peut ecirctre

paralysante mais qui pour la mecircme raison peut srsquoauto-transformer en une force

drsquoadheacutesion agrave la vie tout aussi peu fonctionnelle Lrsquoinventiviteacute originaire de la vie est

intimement lieacutee agrave une peur interne agrave son pouvoir mecircme de pacirctir En sens inverse

lorsque cette peur interne au pouvoir de srsquoeacuteprouver de la vie est deacutenieacutee autrement dit

lorsque le deacutesir de vivre de la vie est censeacute aller tout agrave fait de soi la peur dans

laquelle nous pouvons nous bloquer nrsquoest plus veacutecue comme contenant en elle-mecircme

de quoi geacuteneacuterer la force mecircme de son propre deacutepassement Cette force de reacutesistance

est degraves lors preacutesupposeacutee et opposeacutee abstraitement agrave la peur Lrsquohypothegravese qursquoil srsquoagit

ici de deacutefendre consiste agrave dire que toute approche du courage centreacutee sur la seule

peur de mourir en naturalisant le deacutesir de vivre des individus interdit agrave ceux-ci de

trouver dans les peurs qui les paralysent de quoi geacuteneacuterer la force mecircme de leur

deacutepassement Mecircme si le regard des autres peut soutenir le deacutesir que lrsquoindividu a de

se comporter de faccedilon courageuse dans telle ou telle situation il reste que toute

approche du courage comprenant unilateacuteralement celui-ci comme disposition affective

agrave ne pas se laisser enfermer dans un attachement trop immeacutediat trop naturel agrave la vie

ne peut qursquoisoler la capaciteacute de lrsquoindividu agrave ecirctre courageux du contexte mecircme dans

lequel il se trouve Tout se passe alors comme si les ressources dont dispose lrsquoindividu

pour affronter avec force et inventiviteacute ce qui lui arrive nrsquoallaient pas pouvoir ecirctre

trouveacutees dans ce qui lui arrive nrsquoallaient pas pouvoir ecirctre libeacutereacutees dans une certaine

faccedilon de vivre ce qui lui arrive y compris lorsque ce qui lui arrive est au plus loin de

lrsquoimage qursquoil voudrait donner et avoir de lui-mecircme Lorsque la question du courage est

abordeacutee du seul point de vue drsquoun attachement trop immeacutediat des individus agrave la vie la

force dont ceux-ci disposent ne peut pas trouver dans ce qui est ici et maintenant veacutecu

de quoi srsquointensifier Il faudrait pour ce faire que lrsquoenjeu de la question du courage soit

avant drsquoecirctre celui de prendre des risques celui de laisser la vie se deacutesirer se

repossibiliser lagrave mecircme ougrave on voudrait la rejeter

Il y a ainsi une faccedilon drsquoen appeler au courage des individus dans les situations

drsquooppression qursquoils vivent et par rapport auxquelles ils sont affectivement bloqueacutes qui

ne peut qursquoalimenter une forme sournoise de meacutepris par rapport aux peurs qui sont les

leurs ce meacutepris reposant sur lrsquoassimilation indue entre le plan de la possibiliteacute (il est

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 124

possible de se comporter autrement) et le plan de la capaciteacute (je suis capable de me

comporter autrement) Cet appel-lagrave au courage loin de participer agrave un travail sur les

dispositifs drsquoauto-transformation des affects preacutesuppose que tout individu est

courageux ou ne lrsquoest pas que cela ne deacutepend en rien de la situation mecircme qursquoil est

en train de vivre de la faccedilon dont il est ameneacute agrave y interagir avec les autres de la faccedilon

par exemple dont on lrsquoamegravene agrave vivre les peurs qui sont en train de lrsquoenvahir Un tel

appel au courage peut enfoncer les individus qui nrsquoy arrivent pas dans une culpabiliteacute

morbide par rapport agrave la faccedilon dont ils vivent leur situation par rapport agrave cette peur

dans laquelle ils srsquoeacuteprouvent enfermeacutes Nous sommes bien ici dans un reacutegime de

penseacutee selon lequel le courage est lagrave ou nrsquoest pas lagrave Dans ce cas il nrsquoy a aucune

raison de penser que lrsquoindividu peut accroicirctre ses forces de reacutesistance en vivant drsquoune

faccedilon speacutecifique ses peurs en y demeurant drsquoune faccedilon speacutecifique ndash dont nous verrons

plus loin qursquoelle implique un rapport aux autres ougrave srsquointensifie lrsquoeacutepreuve de la

partageabiliteacute originaire du deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie Un tel appel abstrait au

courage des individus ne peut finalement que se renverser dialectiquement dans une

seacutegreacutegation entre ceux qui par tempeacuterament sont courageux et ceux qui ne le sont pas

Une certaine forme de culpabiliteacute que lrsquoindividu peut eacuteprouver agrave ne pas avoir poseacute tel

ou tel acte est en ce sens geacuteneacutereacutee par une telle assimilation indue du plan de la

possibiliteacute et du plan de la capaciteacute En reacuteaction cette assimilation de la capaciteacute agrave la

possibiliteacute ne peut manquer de se renverser dialectiquement dans lrsquoassimilation

inverse de la possibiliteacute agrave la capaciteacute Le premier moment de cette dialectique est celui

qui conduit lrsquoindividu agrave consideacuterer qursquoil devrait ecirctre capable drsquoecirctre courageux si crsquoest

une possibiliteacute qui se donne agrave lui sous la forme drsquoun devoir cela ne tient qursquoagrave lui Le

second moment de la dialectique conduit lrsquoindividu agrave consideacuterer qursquoil nrsquoa pas agrave ecirctre

courageux srsquoil nrsquoen nrsquoest pas capable Dans ce second moment chacun nrsquoest pas

soumis avec la mecircme exigence au devoir drsquoecirctre courageux Crsquoest pour cette raison que

cette forme drsquoappel abstrait au courage srsquoil srsquoadresse agrave tous sur un certain plan ne

peut manquer sur un autre plan de valoriser le caractegravere exceptionnel des individus

laquo veacuteritablement raquo courageux lrsquouniversaliteacute abstraite drsquoun certain appel eacutethique au

courage entretenant ainsi un lien profond avec ce qursquoil faut ideacuteologiquement consideacuterer

alors comme la nature courageuse de certains individus particuliers et la tendance

naturelle des autres agrave lrsquoalieacutenation Dans cette dialectique abstraite dont on mesure

toutes les implications politiques ce qui est occulteacute nrsquoest rien drsquoautre que lrsquoauto-

capacitation des individus au courage le mouvement par lequel les individus se

rendent en situation capables de laisser leur peur se transformer en un surcroicirct de

force pour affronter avec inventiviteacute la situation dans laquelle ils sont bloqueacutes Il

srsquoavegravere donc ici qursquoune philosophie du courage qui dissocie lrsquoeacutepreuve de la peur et

lrsquoeacutepreuve de la force capable de la surmonter est une philosophie qui oppose le plan

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 125

du vivre et le plan de lrsquoexister le plan drsquoun attachement naturaliseacute agrave la vie et le plan

drsquoune liberteacute dont la force mecircme est en fait tout agrave fait eacutetrangegravere aux peurs qursquoelle est

censeacutee combattre

13 La naturalisation du deacutesir de vivre

Il ressort de ces derniegraveres consideacuterations lrsquohypothegravese qursquoil y a bien un rapport

entre la contre-productiviteacute drsquoune certaine forme drsquoappel eacutethique au courage et la

naturalisation du deacutesir de vivre que cet appel implique Crsquoest ce que nous allons

explorer avec plus de preacutecision pour terminer la premiegravere partie de cette eacutetude La

thegravese qui va ecirctre ici deacutefendue est que toute approche du courage qui occulte sa

preacutesence au cœur mecircme de lrsquoeacuteprouver de la vie et qui ce faisant naturalise le deacutesir de

vivre des individus ne peut veacuteritablement trouver dans la vie mecircme telle qursquoelle se vit

en situation de quoi permettre aux individus de laisser surgir de leur peur une plus

grande adheacutesion agrave lrsquoinventiviteacute de la vie un surcroicirct de puissance pour deacutepasser leur

blocage Il importe pour ce faire que lrsquoindividu qui subit un harcegravelement qui srsquoeacuteprouve

bloqueacute dans des systegravemes drsquointeraction qursquoil nrsquoose pas deacutenoncer combattre drsquoune

faccedilon ou drsquoune autre etc cesse de deacutecrire et de vivre la peur dans laquelle il

srsquoeacuteprouve enfermeacute comme reacutesultant drsquoun trop grand attachement agrave la vie ou en tout

cas drsquoun attachement agrave la vie insuffisamment meacutediatiseacute par lrsquoexigence drsquoune existence

la plus accomplie possible la plus libre possible au sens moral du terme Cette faccedilon

que lrsquoindividu a de vivre sa peur occulte en effet cette peur plus primitive qui est au

coeur de lrsquoeacuteprouver de la vie En faisant comme srsquoil nrsquoy avait de peur que relativement agrave

ce qui menace un deacutesir de vivre originairement assureacute de lui-mecircme mais trop peu

dilateacute trop peu habiteacute par le souffle de la liberteacute on occulte le rapport intrinsegraveque qursquoil

y a entre la peur et la force dont lrsquoindividu dispose pour affronter ce qui vient faire

obstacle agrave la dynamique drsquoauto-reacutealisation de son existence agrave la dynamique

drsquoouverture des possibles Si lrsquoecirctre humain peut agrave certains moments disposer drsquoune

force de reacutesistance tout agrave fait extraordinaire srsquoil est doteacute drsquoune force qui le rend

capable pour le meilleur comme pour le pire de faire beaucoup plus que ce qui lui est

fonctionnellement neacutecessaire crsquoest preacuteciseacutement parce que sa force de vie ne cesse

drsquoecirctre en deacutebat affectif avec elle-mecircme est travailleacutee par un souffrir de soi qui sur un

plan a toujours deacutejagrave adheacutereacute agrave soi opteacute pour soi et qui sur un autre plan ne cesse

drsquoavoir agrave adheacuterer agrave soi drsquoavoir agrave opter pour soi La peur que jrsquoai par rapport agrave ceci ou

par rapport agrave cela est drsquoautant plus capable de se transformer en force de reacutesistance

qursquoelle srsquoeacuteprouve habiteacutee par une peur plus primitive encore celle de vivre par une

peur qui srsquoest toujours deacutejagrave transformeacutee en courage de vivre sur un plan et qui ne

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 126

cesse drsquoavoir agrave le faire sur un autre plan

Drsquoun certain point de vue lrsquoindividu est donneacute agrave lui-mecircme dans une force de vie

qui a toujours deacutejagrave transformeacute la violence de son eacuteprouver en consentement agrave soi ce

consentement agrave soi de la force eacutetant constitutif de son ipseacuteiteacute mecircme Drsquoun autre point

de vue cette conversion immanente du souffrir de la force en consentement agrave soi de la

force ndash consentement au sein duquel lrsquoindividu est donneacute agrave lui-mecircme ndash est ce en quoi

lrsquoindividu est ameneacute agrave son tour agrave adheacuterer agrave lrsquoeacutepreuve qursquoil fait de lui-mecircme Donneacute agrave

lui-mecircme lrsquoindividu est appeleacute agrave accomplir son ipseacuteiteacute en y consentant en consentant

au consentement originaire de la vie en lui Crsquoest pour cette raison que la force dont

lrsquoindividu dispose pour vivre est une force qui ne cesse drsquoecirctre en deacutebat affectif avec

elle-mecircme qui ne cesse dans lrsquoeacutepreuve qursquoelle fait de son propre eacuteprouver drsquoavoir agrave

consentir agrave soi drsquoavoir agrave srsquoaccroicirctre de soi Crsquoest en ce sens que la force de vie de

lrsquoindividu nrsquoest pas seulement ce qursquoil a agrave disposition pour srsquoauto-conserver mais ce

qui en lui dans lrsquoimmanence mecircme de son eacuteprouver cherche agrave srsquointensifier agrave

srsquoaccroicirctre agrave prolifeacuterer4 Nous pourrions ainsi dire qursquoil y a au cœur mecircme de la force

dont les individus disposent pour vivre lrsquoincessante auto-transformation de la peur que

cette force a de srsquoeacuteprouver en courage drsquoadheacuterer agrave soi cette conversion disposant la

force agrave ecirctre toujours plus grande que ce qui est neacutecessaire sur un plan purement

fonctionnel Le repli de lrsquoindividu dans une vie fonctionnaliseacutee peut ecirctre ici compris

comme exprimant une peur devant la peur mecircme de vivre comme une faccedilon de ne pas

affronter cette peur En faisant comme si vivre allait de soi une telle vie loin drsquoecirctre

trop attacheacutee agrave elle-mecircme se fuit en se naturalisant Son mode apparent

drsquoattachement agrave soi camoufle une peur radicale devant lrsquoeacutenigme mecircme de lrsquoadheacutesion agrave

soi de la vie La vie subjective est donc deacutecrite ici comme ce qui ne cesse drsquoavoir agrave

adheacuterer agrave lrsquoeacuteprouver mecircme de sa force la force de vie de lrsquoindividu ne pouvant

manquer de srsquoaffecter drsquoelle-mecircme de consentir agrave son propre eacuteprouver pour ecirctre

pleinement la force qursquoelle est Si drsquoun certain point de vue lrsquoindividu est donneacute agrave lui-

mecircme dans un courage de vivre qui le preacutecegravede drsquoun autre point de vue lrsquoindividu ne

peut manquer drsquoavoir agrave laisser se transformer la peur qursquoil a drsquoeacuteprouver sa vie en

courage drsquoadheacuterer agrave celle-ci en courage de vivre sa propre vie On comprend dans cette

perspective que toute forme de naturalisation du deacutesir de vivre des individus ne peut

conduire qursquoagrave un affaiblissement des forces dont ils disposent pour faire face avec

inventiviteacute agrave ce qui leur arrive La puissance de vie dont dispose lrsquoindividu est dans

lrsquoimmanence de son rapport agrave elle-mecircme habiteacutee par un deacutebat affectif avec elle-mecircme

de sorte que cette force ne peut veacuteritablement srsquoipseacuteiser qursquoen consentant

radicalement agrave elle-mecircme qursquoen transformant cette peur interne qursquoelle a de soi en

4 Pour cette question cf R Geacutely laquo La question de lrsquoaccroissement de la vie dans la pheacutenomeacutenologie de

Michel Henry Reacuteflexions agrave partir de La barbarie raquo in Noesis ndeg 13 agrave paraicirctre

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 127

adheacutesion agrave soi Lrsquoaccroissement de la force de reacutesistance et drsquoinventiviteacute de lrsquoindividu

est lieacutee au mouvement en lui de conversion de la peur de vivre en deacutesir de vivre Toute

naturalisation du deacutesir de vivre de lrsquoindividu ne peut degraves lors conduire qursquoagrave un

affaiblissement de sa force de vie

Si lrsquoecirctre humain peut ecirctre habiteacute drsquoune force de vie exceptionnelle crsquoest dans la

mesure preacuteciseacutement ougrave lrsquoeacuteprouver de sa puissance de vie loin drsquoaller de soi est bien

au contraire habiteacute par une peur de soi qui ne cesse de se transformer et drsquoavoir agrave se

transformer en adheacutesion agrave soi lrsquoideacutee eacutetant donc que la puissance de vie de lrsquoindividu

est drsquoautant plus grande qursquoelle ne cesse de consentir agrave elle-mecircme qursquoelle ne deacutenie

donc pas sa peur interne Lorsque tel individu subit ou voit subir une injustice mais ne

reacuteagit pas on ne peut manquer en ce sens drsquoaffaiblir sa capaciteacute agrave reacuteagir avec

inventiviteacute agrave cette situation en ne mettant la peur qui lrsquoimmobilise qursquoau compte drsquoun

attachement trop immeacutediat agrave la vie qursquoau compte drsquoune vie insuffisamment habiteacutee par

le souffle de la liberteacute Bien entendu sur un certain plan cette analyse nrsquoest pas

fausse mais elle demande agrave ecirctre compleacuteteacutee par un second niveau drsquoanalyse celui que

rend preacuteciseacutement possible la pheacutenomeacutenologie radicale de Henry telle qursquoelle est ici

reprise Ce second niveau drsquoanalyse permet en effet de mettre en eacutevidence le fait que

ce manque de puissance dont lrsquoindividu dispose pour eacutelargir lrsquoespace des possibles

drsquoune situation donneacutee ne relegraveve pas tant drsquoun attachement trop immeacutediat agrave la vie que

drsquoun attachement bien au contraire insuffisamment fort agrave la vie et agrave vrai dire drsquoune peur

de vivre qui ne srsquoassume pas pleinement qui tente de se faire oublier Srsquoil y a une

faccedilon de se complaire dans la peur de mourir dont la fonction est drsquoocculter

complegravetement une peur plus profonde de vivre ndash si lrsquoindividu a peur de mourir crsquoest

qursquoil est attacheacute agrave lrsquoeacuteprouver de la vie ndash de mecircme ici une trop grande insistance sur

lrsquoattachement immeacutediat de lrsquoindividu agrave la vie le fait de rendre compte de son manque

de liberteacute en invoquant une peur de perdre la vie etc tout cela repose en fait sur une

naturalisation du deacutesir de vivre de lrsquoindividu sur un deacuteni du deacutebat affectif originaire du

pouvoir de srsquoeacuteprouver de la vie avec lui-mecircme Une telle faccedilon de proceacuteder ne peut

manquer drsquoaffaiblir la force de vie de lrsquoindividu de le replier en ce sens sur lui-mecircme et

confirmer par lagrave mecircme que sa vie manque de souffle parce qursquoelle est trop centreacutee sur

elle-mecircme Mais crsquoest exactement lrsquoinverse qursquoil faut dire agrave savoir que crsquoest parce que

lrsquoindividu nrsquoadhegravere pas suffisamment agrave lrsquoeacuteprouver de sa vie qursquoil manque de souffle

drsquoinventiviteacute Ce deacuteficit drsquoadheacutesion agrave soi srsquoexprime par une naturalisation du deacutesir de

vivre par la reacuteduction de lrsquoacte immanent drsquoauto-adheacutesion de la vie en un processus

naturel cette naturalisation permettant agrave lrsquoindividu drsquoocculter ou plutocirct de tenter

drsquoocculter cette peur qui est au cœur de lrsquoeacuteprouver de la vie qui est interne agrave sa force

mecircme

Au lieu drsquointerroger ce qui dans la peur de perdre ceci ou de perdre cela occulte

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 128

cette peur de vivre plus primordiale encore la naturalisation du deacutesir de srsquoeacuteprouver de

la vie fait comme si lrsquoeacuteprouver mecircme de la vie ne faisait en soi aucun problegraveme Dans

ce cas la peur ne peut provenir que de ce qui menace une vie naturellement attacheacutee

agrave elle-mecircme naturellement deacutesireuse de srsquoeacuteprouver Mais en faisant comme si le fait

mecircme de srsquoeacuteprouver nrsquoeacutetait porteur drsquoaucune peur intrinsegraveque ndash et cela

indeacutependamment donc de ce qui dans le monde vient menacer la vie ndash on occulte

complegravetement ce agrave partir de quoi la puissance de vie dont lrsquoindividu dispose est

susceptible de srsquoaccroicirctre Lrsquoindividu ne peut en effet accroicirctre sa puissance de vie

qursquoen faisant droit agrave cette peur qui est au cœur mecircme de lrsquoeacuteprouver de la vie et en lui

permettant de se transformer en adheacutesion agrave la vie en joie drsquoeacuteprouver la vie En ce

sens crsquoest dans lrsquoici et maintenant de lrsquooppression qursquoil subit ou perccediloit que lrsquoindividu a

agrave laisser son eacuteprouver de la vie opter le plus pleinement possible pour lui-mecircme

Naturaliser le deacutesir de vivre de la vie crsquoest faire comme si ce deacutesir nrsquoavait pas agrave rejaillir

au sein de chaque veacutecu aussi peacutenible soit-il agrave opter encore et agrave nouveau pour lui-

mecircme lagrave mecircme ougrave la vie nrsquoest pas jugeacutee digne drsquoecirctre veacutecue Ce courage-lagrave qui rompt

avec toute repreacutesentation positive ou neacutegative de soi est le plus profond qui soit agrave

vivre laisser lrsquoeacuteprouver de sa vie adheacuterer agrave soi lagrave ougrave parfois on voudrait ecirctre au plus

loin de soi Tel individu qui semblait tregraves peureux tregraves replieacute peut srsquoil est mis dans

certaines conditions adheacuterer pleinement au pacirctir de sa propre vie et trouver tout agrave

coup en lui des forces de reacutesistance tout agrave fait exceptionnelles Avant de savoir si

lrsquoindividu va avoir le courage de prendre des risques par rapport agrave ce qui le menace la

question plus fondamentale qursquoil y a lieu de se poser ici est de savoir srsquoil va pouvoir

laisser cette eacutepreuve si peacutenible qursquoil fait de lui-mecircme ecirctre habiteacutee par lrsquoadheacutesion agrave lui-

mecircme du pouvoir de srsquoeacuteprouver de sa vie Sur un certain plan cette adheacutesion a

toujours deacutejagrave lieu faute de quoi personne ne serait lagrave pour srsquoeacuteprouver dans cet

harcegravelement dans cette peur dans cette cruauteacute il nrsquoy aurait pas drsquoeacutepreuve

subjective du tout Mais en mecircme temps lrsquoindividu nrsquoest reacuteellement donneacute agrave lui-mecircme

dans cette adheacutesion agrave soi du pouvoir de srsquoeacuteprouver de la vie que srsquoil est ameneacute agrave son

tour agrave laisser le pacirctir de sa vie agrave lui se deacutesirer srsquoaffecter de soi en chaque veacutecu

Lrsquoaccroissement de la force de vie de lrsquoindividu est lieacutee agrave ce deacutebat affectif originaire qui

se deacuteploie en chacun de ses veacutecus Crsquoest pour cette raison qursquoil y a un rapport tregraves

profond entre une approche du courage centreacutee sur la peur de mourir et la

deacutecontextualisation de la capaciteacute des individus agrave ecirctre courageux comme si la force de

reacutesistance des individus eacutetait dissocieacutee de la faccedilon dont ils eacuteprouvent et partagent la

vie en situation Cette derniegravere thegravese revient agrave dire que toute philosophie du courage

qui repose sur une naturalisation du deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie occulte

complegravetement la question de lrsquoauto-capacitation des individus au courage la question

de leur pouvoir drsquoaccroicirctre en situation leur force de vie ce qui revient en derniegravere

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 129

instance agrave distinguer ceux qui par nature sont courageux et ceux qui ne le sont pas

2 Des figures heacuteroiumlques du courage agrave lrsquoimmobilisme social

Avant de montrer dans la troisiegraveme partie de cette eacutetude en quoi la capaciteacute

des individus agrave ecirctre courageux agrave accroicirctre leur adheacutesion agrave la puissance de reacutesistance

et drsquoinventiviteacute de la vie implique un certain rapport aux autres il importe tout drsquoabord

de montrer de faccedilon plus preacutecise en quoi tout appel au courage centreacute unilateacuteralement

sur le deacutepassement drsquoun attachement trop immeacutediat agrave la vie ne peut que renforcer

lrsquoimmobilisme des individus leur faire accepter de faccedilon reacutesigneacutee les peurs dans

lesquelles ils srsquoeacuteprouvent bloqueacutes cette reacutesignation allant de pair avec une

naturalisation de leur deacutesir de vivre Il y a une faccedilon drsquoen appeler au courage eacutethique et

de montrer que cet appel a eacuteteacute entendu par des personnaliteacutes exemplaires qui revient

en fait agrave omettre complegravetement toute forme drsquoattention aux conditions de la conversion

de la peur de vivre en adheacutesion agrave la vie cette conversion se faisant toujours en

situation

21 Le spectacle de lrsquoheacuteroiumlsme moral entre appel et culpabiliteacute

Remarquons tout drsquoabord qursquoune certaine forme de promotion de la figure

morale heacuteroiumlque dans le champ social consiste en fait sous preacutetexte drsquoeacuteduquer et de

motiver les individus agrave condamner la peur dans laquelle ceux-ci srsquoeacuteprouvent bloqueacutes

La plupart du temps ce culte de la personnaliteacute exemplaire nrsquoappelle pas les individus

agrave entrer dans leurs peurs agrave y demeurer pour y atteindre la source mecircme de leur auto-

transformation Ce culte appelle les individus agrave changer pour ainsi dire de nature Il est

eacutevident qursquoil peut y avoir un rapport agrave des figures morales exemplaires qui nrsquoentre pas

dans cette logique et qui au contraire nourrit le travail agrave la fois personnel et collectif

des individus par rapport aux peurs au sein desquelles ils srsquoeacuteprouvent bloqueacutes Nous

expliciterons dans la derniegravere partie de cette eacutetude certaines des conditions drsquoun tel

rapport potentialisant aux figures morales exemplaires Mais il importe tout drsquoabord

drsquoecirctre plus preacutecis dans lrsquoexplicitation du caractegravere deacutepotentialisant drsquoun certain usage

des figures morales heacuteroiumlques Une certaine forme de valorisation des figures

heacuteroiumlques repose en effet en derniegravere instance sur une approche purement

deacutecontextualiseacutee du courage Dans ce cas lrsquoindividu exceptionnel mis en spectacle est

doteacute drsquoun pouvoir drsquoecirctre courageux qui ne tient qursquoagrave lui qui ne doit rien au contexte de

son deacuteploiement Mais cette valorisation agrave lrsquoextrecircme de lrsquoindividu dans le pur pouvoir

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 130

de commencer de sa liberteacute ne tarde pas agrave srsquoinverser dialectiquement en une approche

que lrsquoon pourrait qualifier de deacuteterministe Si cela est possible ainsi que lrsquoattestent ces

grandes figures heacuteroiumlques pourquoi cela ne le serait-il pas pour chacune et chacun

drsquoentre nous Or cela ne semble pas ecirctre le cas La conclusion est toute trouveacutee Il

nrsquoest peut-ecirctre pas dans le devoir de tous et dans la capaciteacute de tous drsquoecirctre courageux

de cette faccedilon-lagrave Degraves que la question du courage se trouve introduite par lrsquoexemple de

ces grandes figures morales cette dialectique ne peut manquer de srsquoenclencher Agrave

regarder de plus pregraves cette ideacutee selon laquelle la transformation profonde de nos

dispositions affectives est suspendue agrave une liberteacute qui se possegravede absolument elle-

mecircme nrsquoest que lrsquoenvers de cette autre position consistant agrave cateacutegoriser les individus

selon une nature qui en soi serait plus courageuse ou moins courageuse Il srsquoagirait

drsquoopeacuterer une sorte de division du travail dans la sphegravere du courage Une hieacuterarchisation

ontologique des individus selon qursquoils sont comme tels plus ou moins courageux

entretient un rapport dialectique abstrait avec une sorte drsquoeacutegalitarisme purement formel

des individus face agrave la question du courage Ce qui est en fait occulteacute dans ces deux

positions dialectiquement articuleacutees crsquoest bien la question des dispositifs concrets de

capacitation des individus agrave la transformation de leurs affects en lrsquooccurrence ici agrave la

conversion en situation de leurs peurs Selon la version hieacuterarchique certains individus

sont capables de courage tandis que drsquoautres non Selon la version eacutegalitariste

formelle chacun en est capable srsquoil le veut vraiment la transformation profonde de ses

affects ne tenant qursquoagrave lui Dans un mecircme mouvement la figure morale heacuteroiumlque

rappelle qursquoil est possible en droit agrave tout ecirctre humain de vivre selon les preacuteceptes

drsquoune liberteacute accomplie mais creuse au plan de lrsquoeacutepreuve que ces mecircmes ecirctre

humains font de leur capaciteacute agrave vivre selon cette exigence un abicircme de plus en plus

grand Il y a ceux qui sont dans la peur et ceux qui ne le sont pas ou qui ne le sont

plus de la mecircme faccedilon Il y a ceux qui sont pris dans lrsquoauto-gestion fonctionnelle de la

peur et il y a ceux qui entrent dans la vie veacuteritablement libre

Mecircme si lrsquoappel agrave la liberteacute veacuteritable a pu ecirctre geacuteneacutereacute dans la vie de lrsquoindividu

heacuteroiumlque par lrsquoeacutepreuve drsquoun eacutebranlement dont il eacutetait fondamentalement passif il reste

qursquoune certaine forme de culte de lrsquoheacuteroiumlsme moral ne peut manquer drsquoannuler cette

distinction fondamentale qui a eacuteteacute preacuteceacutedemment faite entre la possibiliteacute drsquoecirctre

courageux et la capaciteacute agrave rejoindre cette possibiliteacute agrave partir de la situation dans

laquelle on se trouve Dans cette perspective si lrsquoindividu a pu reacuteagir agrave cet

eacutebranlement autrement que sur le mode drsquoune fuite drsquoun repli dans la gestion

fonctionnelle de soi crsquoest qursquoil srsquoest donneacute agrave lui-mecircme ce courage fondamental drsquoecirctre

libre ce qui est tout agrave fait exact mais le risque est grand si on arrecircte ici le

raisonnement de couper alors la singulariteacute radicale de lrsquoacte de liberteacute du contexte

mecircme de sa possibilisation Le refus de cette distinction entre la possibiliteacute drsquoecirctre

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 131

courageux et la capaciteacute de lrsquoecirctre est en ce sens correacutelatif drsquoune absolue

personnalisation de la question du courage cette absolue personnalisation occultant la

question de savoir si la possibilisation drsquoun acte de courage donneacute nrsquoimplique pas des

interactions sociales speacutecifiques Indeacutependamment du fait que la promotion de telle ou

telle figure heacuteroiumlque dans le champ social relegraveve de rapports de pouvoir entre des

anthropologies concurrentes et des positions sociales correacutelatives ndash la promotion de

certaines figures du courage ne faisant que renforcer la domination des

repreacutesentations collectives de certains groupes dominants ndash il importe avant tout ici

de montrer qursquoune pure et simple moralisation de la question du courage par

lrsquointermeacutediaire de figures heacuteroiumlques ultra-personnaliseacutees entretient lrsquoadheacutesion des

individus agrave la valeur du courage tout en les maintenant dans un veacuteritable eacutetat

drsquoimpuissance affective par rapport agrave cette valeur Si notre socieacuteteacute malgreacute ses valeurs

de courage proclameacutees a besoin de geacuteneacuterer des individus qui se tiennent dans la peur

pour pouvoir fonctionner alors une certaine faccedilon de promouvoir lrsquoheacuteroiumlsme moral

comme figure exemplaire convient tout agrave fait au maintien drsquoun immobilisme social

22 Heacuteroiumlsme moral et interpassiviteacute

Une seconde faccedilon de deacutevelopper cette argumentation ne porte pas sur la

seacutegreacutegation ontologique que peut geacuteneacuterer lrsquoappel abstrait au courage entre ceux qui

sont destineacutes agrave la veacuteritable liberteacute et ceux qui ne le sont pas mais se concentre sur

les implications affectives possibles du transfert de lrsquoattention des individus sur le

courage de ces figures exemplaires Le concept drsquointerpassiviteacute5 tel qursquoil est deacuteveloppeacute

par i ek est tout agrave fait inteacuteressant dans cette perspective dans la mesure ougrave ilŽ ž

permet de comprendre de quelle faccedilon un certain type de transfert affectif sur le

courage de ces individus exemplaires loin de nous renvoyer agrave un travail sur nos

propres dispositions affectives nous permet au contraire de nous deacutecharger de celui-

ci Ces individus sont courageux pour nous ils ont peur et deacutepassent cette peur en

notre propre nom comme si lrsquoeacutepreuve purement affective du rapport de chacun agrave la vie

pouvait ecirctre transfeacutereacutee lagrave-bas dans lrsquoeacutepreuve qursquoun autre y fait de sa vie Que ce soit

au plan de la peur de mourir ou au plan plus originaire de la peur de vivre il y a en

effet une faccedilon de donner telle ou telle personne en exemple et de srsquoy projeter qui

revient agrave deacutecharger lrsquoindividu de lrsquoeacutepreuve affective qursquoil fait de sa propre peur du deacutebat

affectif interne agrave celle-ci Selon i ek de la mecircme faccedilon qursquoune certaine reacuteduction desŽ ž

croyances religieuses agrave des repreacutesentations culturelles parmi drsquoautres ndash ce qui fait que

lrsquoon peut se preacutesenter comme un croyant non pratiquant ou mobiliser la religion mais

5 Cf S i ek Ž ž La subjectiviteacute agrave venir Essais critiques Paris Flammarion 2006 pp 13-49

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 132

seulement agrave certains moments cruciaux de lrsquoexistence ndash a besoin de ces femmes et

hommes qui lagrave-bas y croient laquo vraiment raquo de mecircme le courage exemplaire de ces

femmes et de ces hommes serait en ce sens neacutecessaire au maintien de lrsquoimmobilisme

affectif de nos existences La radicaliteacute du courage de lrsquoautre lagrave-bas est mon courage

mais lagrave-bas et me dispense en ce sens drsquoeacuteprouver ici et maintenant la radicaliteacute de

mon propre deacutesir de libeacuteration Crsquoest donc dans le mecircme mouvement qursquoune certaine

promotion de lrsquoheacuteroiumlsme moral peut plonger lrsquoindividu dans une forme de deacutesespoir et

en mecircme temps lrsquoempecirccher drsquoeacuteprouver ce deacutesespoir lui permettre de vivre son

existence dans lrsquoacceptation paisible de ses compromissions Un des inteacuterecircts du

concept i ekien drsquointerpassiviteacute est en ce sens de montrer qursquoune certaine forme dež ž

sacralisation des grandes figures morales en tout cas leur mise agrave part la

deacutecontextualisation de leur situation concregravete de reacutesistance peut empecirccher les

individus qui srsquoy projettent de faire retour sur eux-mecircmes de srsquointerroger sur les

moyens qursquoils doivent se donner pour se disposer au courage lagrave ils sont Il suffit agrave

lrsquoindividu de savoir que le courage est possible avec une telle extreacutemiteacute ailleurs pour

qursquoil continue agrave vivre sa vie comme il le peut avec toutes ses peurs qursquoil finit par

naturaliser Dans une socieacuteteacute ougrave lrsquoeacutepreuve de la fragiliteacute des liens et la peur nrsquoont

jamais eacuteteacute autant constitutives des interactions sociales le spectacle de ces heacuteros de

ces individus capables de deacutepasser la peur solitairement et avec eacuteclat nrsquoa jamais eacuteteacute

aussi imposant ces deux dimensions telle est lrsquohypothegravese ici deacutefendue ne cessant de

se renforcer lrsquoune lrsquoautre

23 Le courage entre acte individuel et situation collective

Un premier reacutesultat des reacuteflexions que nous avons meneacutees jusqursquoagrave maintenant

est qursquoune certaine forme drsquoappel eacutethique au courage en cette eacutepoque ougrave la peur

srsquoempare de lrsquoensemble de nos sphegraveres drsquoexistence revient agrave personnaliser

unilateacuteralement la question du courage agrave ne pas penser ensemble la singulariteacute

radicale de chaque acte de courage et les conditions sociales de sa potentialisation

Un second reacutesultat est qursquoun certain usage de lrsquoheacuteroiumlsme moral dissocie le courage de

lrsquoindividu de la situation concregravete dans laquelle il se trouve Une approche seulement

eacutethique de la question du courage revient en derniegravere instance agrave faire comme srsquoil y

avait des individus qui sont en soi plus ou moins courageux et qui par ailleurs sont

plongeacutes dans telle ou telle situation drsquooppression On oblitegravere ce faisant toute

interrogation portant sur la faccedilon dont les actes concrets de cette personne subissant

un harcegravelement peuvent ou non accroicirctre lrsquoeacutepreuve qursquoelle fait de la transformabiliteacute de

ses affects Au lieu drsquointerroger le courage en faisant de celui-ci une disposition

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 133

affective qui preacutecegravede les situations ougrave lrsquoindividu doit faire preuve de courage qui fait

donc de la capaciteacute agrave ecirctre courageux une capaciteacute dont lrsquoinstauration est abstraite de

la situation concregravete au sein de laquelle elle doit ecirctre activeacutee la recherche qui est ici

deacuteveloppeacutee nous conduit bien plutocirct agrave porter toute notre attention sur la faccedilon dont

lrsquoagir en situation est susceptible drsquoopeacuterer sur soi sur son affectiviteacute mecircme srsquoauto-

disposer agrave une conversion de sa peur Srsquoil est vrai qursquoil y a une habitualiteacute du courage

il y a une faccedilon de comprendre celle-ci qui abstrait la force drsquoecirctre courageux de la

situation chaque fois particuliegravere au sein de laquelle lrsquoindividu se trouve comme si

lrsquoindividu venait agrave la rencontre de sa situation en activant une disposition affective

exteacuterieure agrave cette situation Dans le cadre de lrsquoeacutetude que nous menons ici il faut au

contraire penser ensemble la seacutedimentation des actes de courage et lrsquoincessante

naissance agrave soi du pouvoir drsquoecirctre courageux Un troisiegraveme reacutesultat des reacuteflexions que

nous avons meneacutees est en ce sens que le premier courage le courage des courages si

lrsquoon peut srsquoexprimer ainsi est celui drsquoaccepter sa peur non pour srsquoy complaire mais

pour laisser la vie srsquoy repossibiliser Si le courage est lrsquoacte mecircme drsquoune conversion de

la peur de vivre en une adheacutesion agrave la puissance de la vie alors il y a une faccedilon de

deacutenier ou de meacutepriser la peur qui nous habite qui ne peut que porter atteinte agrave ce

qursquoest le courage en son fond affectif le plus essentiel agrave la possibiliteacute mecircme de lrsquoauto-

conversion de la peur de vivre en adheacutesion agrave la vie Crsquoest dans cette perspective que

lrsquoon peut critiquer un certain eacuteloge du courage qui reposant sur un deacuteni de la peur

dissociant la peur et le courage met en avant une figure du courage drsquoune extrecircme

violence ce qui exprime une peur par rapport agrave la peur elle-mecircme

Crsquoest pour cette mecircme raison qursquoune certaine forme de lutte contre lrsquoextrecircme

droite qui deacutenie la peur ressentie par les individus lrsquoeacutepreuve de leur inseacutecuriteacute tant au

plan eacuteconomique politique que culturel participe agrave un veacuteritable affaiblissement du

pouvoir drsquoauto-transformation des dispositions affectives des individus6 Par rapport agrave

des problegravemes drsquoinseacutecuriteacute culturelle qui sont des problegravemes reacuteels il y a ainsi une

faccedilon drsquoaffirmer qursquoil nrsquoy a au fond aucun problegraveme que la diffeacuterence est enrichissante

il y a encore une certaine faccedilon drsquoen appeler eacutethiquement au courage de la rencontre

de lrsquoautre dans sa diffeacuterence qui ne donne aucune chance agrave la peur drsquoecirctre travailleacutee

drsquoecirctre prise en compte drsquoecirctre lrsquoobjet drsquoune attention portant sur les conditions sociales

de sa conversion immanente de son auto-transformation Autrement dit une approche

seulement morale du problegraveme de lrsquoextrecircme droite se prive drsquoune interrogation sur les

conditions sociales susceptibles de disposer les individus agrave laisser leur peur se

transformer drsquoelle-mecircme en autre chose que seulement de la peur agrave la laisser se

transformer en un acte drsquoadheacutesion agrave la vie Crsquoest dans le mecircme sens encore que lrsquoon

6 Pour cette question cf lrsquoouvrage tregraves important de M Maesschalck et Ch Boucq Deacuteminons lrsquoextrecircme droite Charleroi Editions Couleur livres 2005

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 134

peut proposer comme hypothegravese qursquoune approche du courage centreacutee sur la seule peur

de mourir en personnalisant agrave lrsquoextrecircme la disposition des individus au courage ne

peut manquer de mettre davantage en eacutevidence les facteurs interpersonnels drsquoune

situation drsquooppression donneacutee que les facteurs plus collectifs comme ceux lieacutes agrave

lrsquoorganisation des interactions Crsquoest en ce sens que lrsquoon peut rejoindre ici les

reacuteflexions deacuteveloppeacutees par Marc Maesschalck sur le rapport entre lrsquoaction collective et

le harcegravelement moral7 En internalisant la disposition de lrsquoindividu au courage en

obliteacuterant le rapport du courage au contexte au sein duquel il a agrave se potentialiser on

ne peut manquer de faire passer agrave lrsquoavant-plan les individus qui sont les plus visibles

dans la situation drsquooppression et faire disparaicirctre plus encore dans lrsquoobscuriteacute tout ce

qui soutient lateacuteralement lrsquoacte individuel de harcegravelement Tout se passe comme si une

certaine compreacutehension du courage ne pouvait manquer de focaliser lrsquoattention sur ce

qui dans la situation apparaicirct comme le plus directement menaccedilant une telle

disposition cognitive ndash dont on voit bien qursquoelle est profondeacutement articuleacutee agrave une

certaine disposition affective ndash occultant ou tendant tout au moins agrave occulter la

situation de harcegravelement dans ce qursquoelle a de beaucoup plus complexe qursquoune relation

entre un harceleur et un harceleacute dans ce qursquoelle a de collectif Il apparaicirct ainsi telle

sera lrsquohypothegravese fondamentale de la derniegravere partie de cette recherche qursquoil y a un

rapport entre la dimension plus personnelle ou collective de lrsquoacte de courage et la

faccedilon dont lrsquoeacutepreuve de la peur est veacutecue et reacutefleacutechie agrave savoir comme une peur qui

suppose lrsquoeacutevidence de lrsquoadheacutesion agrave la vie ou comme une peur qui au contraire srsquoorigine

dans le deacutebat interne agrave lrsquoeacuteprouver mecircme de la vie

3 Le courage et la partageabiliteacute originaire de la vie

Accepter drsquointerroger le courage drsquoune faccedilon qui nrsquoimplique pas la naturalisation

du deacutesir de vivre des individus crsquoest accepter de faire du courage une dimension

constitutive de lrsquoeacuteprouver mecircme de la vie subjective de son affectiviteacute originaire de

son mouvement primitif drsquoadheacutesion agrave soi Lrsquoobjectif de la derniegravere partie de cette eacutetude

est de montrer que crsquoest bien en interrogeant le courage dans sa dimension radicale

crsquoest-agrave-dire comme constitutif de lrsquoadheacutesion immanente du pacirctir de la vie agrave lui-mecircme

que lrsquoon peut faire droit agrave la dimension radicalement intersubjective du pouvoir que les

individus ont drsquoaccroicirctre en situation leur force de vie La disposition des individus agrave

7 M Maesschalck laquo Harcegravelement moral et action collective Une approche normative de la preacutevention agrave

partir des repreacutesentations sociales raquo in M Sanchez-Mazas et G Koubi (dir) La notion de harcegravelement

Confusions politiques consideacuterations sociales et incertitudes juridiques Bruxelles Eacuteditions de lrsquoUniversiteacute

de Bruxelles 2005 pp 139-156

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 135

lrsquoacte courageux est en ce sens profondeacutement lieacutee agrave lrsquoeacutepreuve qursquoils font de la

partageabiliteacute originaire du deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie Pour deacutevelopper cette thegravese il

importe de partir de ce qui a eacuteteacute preacuteceacutedemment eacutetabli agrave savoir qursquoil y a une peur

originaire au cœur du moindre de nos veacutecus une peur qui ne cesse drsquoavoir agrave se

convertir de faccedilon immanente en une adheacutesion au pouvoir de srsquoeacuteprouver de la vie

Selon un premier plan drsquoanalyse lrsquoindividu vivant naicirct agrave lui-mecircme dans ce courage

primitif qui est au cœur de tout eacuteprouver de la vie dans ce mouvement inaugural de

conversion de la peur de vivre en deacutesir de vivre ce mouvement eacutetant constitutif de

lrsquoipseacuteiteacute essentielle de la vie Crsquoest preacuteciseacutement pour cette raison que lagrave ougrave je suis

ameneacute agrave deacutesespeacuterer de ma vie ce deacutesespoir implique encore une adheacutesion primitive

du pouvoir de srsquoeacuteprouver de la vie agrave lui-mecircme une adheacutesion au sein de laquelle je ne

cesse de naicirctre agrave moi-mecircme de naicirctre agrave moi-mecircme dans le deacutesir de se vivre de la vie

dans son indeacutefectible adheacutesion agrave soi Selon un second plan drsquoanalyse cette conversion

primitive de la peur drsquoeacuteprouver la vie en deacutesir de vivre il faut que lrsquoindividu la revive

pour lui-mecircme il faut qursquoil se redonne agrave lui-mecircme ce courage originaire de vivre qui le

rend possible et cela en chacun de ses veacutecus Mecircme si sur un certain plan chacun

de mes veacutecus est immeacutediatement mien sur un autre plan il ne cesse drsquoavoir agrave devenir

pleinement mien et ne peut le devenir que si la peur originaire drsquoeacuteprouver ma vie se

convertit en chacun de mes veacutecus en adheacutesion agrave la vie en deacutesir de prendre le risque

de vivre Sur un certain plan cette conversion a toujours deacutejagrave eu lieu et sur un autre

plan elle ne cesse drsquoavoir agrave se reacutealiser Cette distinction entre ces deux niveaux de

courage est neacutecessaire si lrsquoon veut saisir avec preacutecision en quoi un certain rapport aux

autres est requis pour que lrsquoindividu puisse accroicirctre son adheacutesion agrave la puissance

mecircme de la vie

31 Du courage de vivre la vie au courage de vivre ma vie

Srsquoil est important de mettre en eacutevidence le fait qursquoil y a un courage de vivre

constitutif du pouvoir de srsquoeacuteprouver de lrsquoindividu autrement dit qui donne lrsquoindividu agrave

lui-mecircme et qui ne cesse en ce sens de le pousser agrave vivre crsquoest drsquoune part parce que

le pouvoir drsquoadheacutesion de lrsquoindividu au pacirctir de sa propre vie ne peut prendre possession

de soi dans la singulariteacute mecircme de son acte qursquoen se recevant drsquoun pouvoir

drsquoadheacutesion qui le deacutepasse et qursquoil partage avec les autres individus Crsquoest drsquoautre part

parce crsquoest bien cet archi-courage de la vie qui lorsqursquoil est naturaliseacute sert agrave

lrsquoexploitation des individus sert agrave utiliser leur incroyable capaciteacute agrave endurer

Lrsquoexploitation des individus telle qursquoelle est comprise de ce point de vue joue agrave la fois

sur leur peur et sur leur capaciteacute agrave tenir bon dans les conditions de vie dans lesquelles

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 136

ils srsquoeacuteprouvent enfermeacutes Lrsquousage de la peur et lrsquousage du courage compris ici comme

capaciteacute agrave tenir bon agrave endurer fonctionnent ensemble Mais il importe de bien saisir

qursquoun tel courage compris comme capaciteacute pour ainsi dire aveugle agrave tenir le coup et en

ce sens agrave entretenir lrsquooppression que lrsquoon subit est geacuteneacutereacute par une naturalisation du

courage originaire de la vie subjective ndash lequel courage originaire est un acte immanent

au pacirctir mecircme de la vie et non un donneacute naturel Si les individus ne peuvent manquer

de se vivre comme porteacutes par une vie qui drsquoune certaine faccedilon est forte pour eux et en

eux qui leur donne son courage malgreacute toutes les difficulteacutes qursquoils endurent il importe

donc de savoir si ce courage originaire de la vie va ecirctre ou non naturaliseacute par les

individus Le courage naturaliseacute permet agrave lrsquoindividu de tenir le coup dans une situation

donneacutee mais en lrsquoempecircchant en mecircme temps drsquoy chercher des possibiliteacutes de

transformation lrsquoouverture possible drsquoun devenir Mais il suffit que cette naturalisation

du deacutesir de vivre se relacircche quelque peu ou que certaines nouvelles interactions se

mettent en place pour que lrsquoadheacutesion agrave la vie se revive pleinement comme un acte La

force de vie de lrsquoindividu ne peut manquer alors de se libeacuterer de lui permettre non pas

seulement drsquoendurer mais de srsquoengager dans une veacuteritable transformation de ses

conditions drsquoexistence Il y a en ce sens une ideacuteologie du courage qui est complice de

la neutralisation de la puissance de vie des individus Une certaine compreacutehension du

courage comme capaciteacute agrave endurer des conditions tregraves peacutenibles ndash ce qui ne peut que

favoriser une certaine forme drsquoexploitation des individus ndash et une certaine

compreacutehension du courage compris comme capaciteacute agrave reacutesister mecircme au prix drsquoune

perte de la vie sont susceptibles de se rejoindre dans une commune naturalisation du

deacutesir de vivre de la vie Il y a en effet une faccedilon drsquoendurer lrsquoexploitation tout comme il y

a une faccedilon de vouloir reacutesister agrave lrsquoexploitation qui preacutesupposent que lrsquoattachement de

la vie agrave elle-mecircme autant que lrsquoattachement des individus agrave leur propre vie est quelque

chose de naturel Cette preacutesupposition permet soit de faire du courage une tendance

naturelle lrsquoexpression drsquoun attachement naturaliseacute agrave la vie soit de faire du courage ce

qui contrevient agrave un tel attachement naturel Ces deux figures de courage sont

dialectiquement unies dans leur commune exclusion du courage comme acte

immanent drsquoadheacutesion du pacirctir de la vie agrave lui-mecircme

Une des conseacutequences les plus importantes de la naturalisation du deacutesir de

vivre de la vie est de geacuteneacuterer une confusion entre lrsquoeacutepreuve que le pouvoir de

srsquoeacuteprouver de la vie fait de lui-mecircme et lrsquoeacutepreuve que chaque individu fait de sa propre

ipseacuteiteacute au sein mecircme de ce pouvoir de srsquoeacuteprouver En reacutegime de naturalisation de la

vie le courage est avant tout autant le courage de lrsquoespegravece en moi Mais crsquoest dire que

lrsquoacte de courage de lrsquoindividu ne peut dans ces conditions ecirctre veacutecu comme un acte

qui simultaneacutement provient absolument de lui-mecircme tout en se recevant drsquoune

puissance de vie partageacutee avec drsquoautres individus Il est tout aussi erroneacute de faire du

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 137

courage ce qui mrsquoest seulement donneacute par une vie qui me deacutepasse que de faire du

courage ce que je me donne agrave moi-mecircme agrave partir de moi-mecircme Le courage compris

comme courage de vivre ma vie consiste dans lrsquoacte mecircme de mon adheacutesion agrave la

puissance drsquoauto-adheacutesion de la vie en moi Nous verrons dans la suite que cette

tension entre le courage de la vie et le courage de ma vie ne peut ecirctre maintenue qursquoagrave

partir de lrsquoeacutepreuve que chaque individu fait de la partageabiliteacute originaire du deacutesir de

vivre Ce nrsquoest que dans la mesure ougrave je cesse de naturaliser le deacutesir de srsquoeacuteprouver de

la vie que je me rends ce faisant capable drsquoaccroicirctre mon adheacutesion agrave la puissance

mecircme de la vie en moi de lrsquoaccroicirctre en la partageant avec les autres En sens

inverse en faisant du deacutesir de vivre de la vie une tendance naturelle en deacuteniant

lrsquoaffectiviteacute originaire de la vie crsquoest-agrave-dire ce deacutebat affectif interne agrave lrsquoeacuteprouver de la

vie je participe agrave un veacuteritable affaiblissement de ma force de vie tout autant que de

celle des autres je mets agrave mal la solidariteacute originaire des forces de la vie

La pheacutenomeacutenologie radicale du courage que nous sommes ici en train

drsquoesquisser introduit la question du courage tout autant que celle de la peur dans

toutes les sphegraveres de lrsquoexistence dans le moindre des veacutecus Au lieu drsquoeacutetager les

sphegraveres drsquoexistence en faisant comme si le courage ne concernait que des actes ougrave

lrsquoindividu est ameneacute agrave risquer drsquoune faccedilon ou drsquoune autre sa vie agrave ne pas se laisser

prendre par ses simples inteacuterecircts vitaux etc la thegravese qui est ici deacutefendue consiste au

contraire agrave dire que lrsquoadheacutesion de la vie agrave elle-mecircme est habiteacutee par un deacutebat originaire

et que ce deacutebat originaire se rejoue en chaque veacutecu Crsquoest pour cette raison qursquoil y a

une certaine faccedilon drsquoavoir peur de mourir qui nrsquoa comme fonction que de camoufler

cette peur de vivre qui est au cœur mecircme de chaque veacutecu Crsquoest pour cette raison

encore qursquoil y a une faccedilon de meacutepriser la peur au nom drsquoun courage heacuteroiumlque qui

consiste agrave deacutenier cette peur originaire qui est au cœur de toute eacutepreuve de la vie Au

lieu de penser le courage comme ce qui vient introduire de la neacutegativiteacute dans un

attachement trop immeacutediat agrave la vie il srsquoagit ici drsquointroduire la question du courage au

cœur du moindre acte et du moindre besoin Ainsi dans le besoin de manger se

deacuteploie un deacutebat interne agrave la force mecircme de ce besoin un deacutebat au sein duquel le

souffrir drsquoun pacirctir acculeacute agrave soi ne cesse de se transformer et drsquoavoir agrave se transformer

en adheacutesion agrave soi ce mouvement eacutetant constitutif du pacirctir en mecircme temps que de son

ipseacuteiteacute Il y a en ce sens une peur de vivre et un courage de prendre le risque de la vie

qui srsquoeacuteprouvent dans le moindre besoin de manger Crsquoest pour cette raison qursquoil y a un

rapport tregraves profond entre la naturalisation des besoins les plus eacuteleacutementaires des

individus laquelle deacutepouille ces besoins de tout enjeu relatif agrave leur adheacutesion

singularisante au pouvoir de srsquoeacuteprouver de la vie et lrsquoaffaiblissement de la creacuteativiteacute

des individus agrave tous les niveaux de lrsquoexistence Une des implications de cette thegravese est

qursquoil ne peut ecirctre question de satisfaire les besoins eacuteleacutementaires des individus en

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 138

deacuteniant la singulariteacute radicale que le deacutesir de vivre de la vie y fait de lui-mecircme si lrsquoon

veut veacuteritablement faire droit aux conditions de potentialisation de lrsquoengagement creacuteatif

des individus dans des sphegraveres plus eacutelaboreacutees de lrsquoexistence personnelle et collective

Dans lrsquoeacutepreuve qursquoil fait de son manque le besoin le plus eacuteleacutementaire fait lrsquoeacutepreuve drsquoun

souffrir interne agrave son pacirctir de soi Sur un plan lrsquoeacutepreuve de ce souffrir srsquoest toujours

deacutejagrave convertie inteacuterieurement en adheacutesion agrave soi Sur un autre plan elle ne cesse

drsquoavoir agrave le faire de sorte que la faccedilon dont le besoin est satisfait met radicalement en

jeu son adheacutesion au deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie Dans lrsquoœuvre de Henry la

dynamique de la culture se fonde dans cette dialectique immanente du pacirctir de la vie

Elle renvoie aux dispositifs susceptibles drsquoaccroicirctre lrsquoadheacutesion du pacirctir de la vie agrave lui-

mecircme lrsquoinventiviteacute de la vie eacutetant correacuteleacutee agrave la puissance de son adheacutesion inteacuterieure8

Mais crsquoest dire alors que le courage compris comme adheacutesion interne du pacirctir de la vie

agrave lui-mecircme implique des dispositifs qui en situation renforcent et soutiennent le

pouvoir que la vie a drsquoaccroicirctre sa force Sans ces dispositifs soutenant une attention

des individus agrave lrsquoeacutenigme inteacuterieure de toute eacutepreuve de soi le courage tend agrave se

deacuteployer sur la base drsquoune naturalisation du deacutesir de vivre de la vie cette naturalisation

ne pouvant manquer de geacuteneacuterer un affaiblissement de lrsquoadheacutesion des individus agrave

lrsquoinventiviteacute originaire de la vie

32 Courage et action collective

Srsquoil a eacuteteacute eacutetabli dans les reacuteflexions preacuteceacutedentes que le pouvoir drsquoinventiviteacute des

individus ne peut srsquoaccroicirctre que si ces derniers ne naturalisent pas leur deacutesir primitif

drsquoeacuteprouver la vie ne deacutenient pas la peur qui est au cœur mecircme de lrsquoeacuteprouver il est

tout aussi important de montrer que le courage compris dans son fond le plus

originaire comme acte immanent drsquoadheacutesion agrave soi du pacirctir de la vie est lieacute agrave lrsquoeacutepreuve

que ce pacirctir fait de sa dimension radicalement intersubjective Sans pouvoir ici

deacutevelopper cette question dans le deacutetail une des thegraveses les plus importantes de la

pheacutenomeacutenologie radicale de la vie telle qursquoelle est librement reprise ici consiste en

effet agrave dire que le mouvement immanent de conversion de la peur de vivre en

consentement agrave la vie autrement dit le mouvement drsquoipseacuteisation de la vie le passage

drsquoune vie acculeacutee agrave soi en une vie se deacutesirant ce qui est le courage en son sens

affectif le plus originaire implique que les individus vivants soient mis en condition

8 Pour cette question cf R Kuumlhn Radicaliteacute et passibiliteacute Pour une pheacutenomeacutenologie pratique Paris

LrsquoHarmattan 2003 pp 241-270 M Maesschalck T Dedeurwaerdere laquo Ist eine Kultur des Lebens

moumlglich raquo in S Nowotny M Staudigl (Hrsg) Grenzen des Kulturkonzepts Meta-genalogien Wien Turia

+ Kant 2003 pp 187-204

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 139

drsquoeacuteprouver dans la singulariteacute la plus radicale de leur vie leur appartenance agrave une vie

plus grande qursquoeux leur appartenance agrave une communauteacute de vivants unis dans un

mecircme pouvoir drsquoecirctre un soi de la vie9 Dans cette perspective le courage interne agrave

lrsquoeacutepreuve radicalement singuliegravere que chacun fait de son adheacutesion agrave la vie ne peut

manquer de srsquoeacuteprouver en mecircme temps comme un courage originairement partageacute de

sorte que la conversion de la peur en moi srsquoeacuteprouve comme intrinsegravequement solidaire

de la conversion de cette mecircme peur dans la vie des autres ce qursquoune approche

naturalisante du deacutesir de vivre de la vie ne peut en aucune maniegravere penser Dans ce

dernier cas si les individus ont besoin les uns des autres pour deacutevelopper leurs

diffeacuterents pouvoirs ils nrsquoont pas besoin les uns des autres pour deacutesirer vivre pour

adheacuterer au pacirctir radical de soi

Dans la perspective drsquoune pheacutenomeacutenologie radicale de la vie crsquoest bien dans le

mecircme mouvement que lrsquoindividu vivant est ameneacute agrave adheacuterer agrave la singulariteacute radicale de

sa propre vie et agrave srsquoeacuteprouver vivre drsquoune vie qui se vit de faccedilon tout aussi radicale

ailleurs qursquoen lui La transformation immanente de ma peur de vivre en courage de

vivre est solidaire de lrsquoeacutepreuve que je fais de mon appartenance agrave une vie plus grande

que moi agrave une vie dont je partage lrsquointrigue originaire avec les autres Autrement dit

encore crsquoest dans la mesure ougrave la conversion de la peur de vivre en adheacutesion agrave la vie

nrsquoest pas seulement un enjeu pour moi mais un enjeu pour des autres effectifs et

potentiels que je me rends capable drsquoaccroicirctre ma propre adheacutesion agrave la vie Une des

conseacutequences de cette thegravese qursquoil nrsquoest pas possible de se rendre veacuteritablement

courageux pour soi tout seul ou au nom drsquoune universaliteacute purement abstraite du genre

humain Srsquoil est vrai que lrsquoadheacutesion agrave ma propre force de vie passe en situation par la

promotion de lrsquoadheacutesion de lrsquoautre agrave sa propre force de vie une vie ne peut

veacuteritablement adheacuterer agrave elle-mecircme qursquoen se constituant comme point de passage

drsquoune intrigue qui ne la concerne pas elle seule et ce degraves les niveaux les plus primitifs

de lrsquoexistence Cette dimension intersubjective et agrave vrai dire sociale de lrsquoeacuteprouver

originaire de la vie est preacutesente dans le moindre de nos veacutecus par exemple dans le

besoin de manger10 Tout besoin demande pour accomplir son mouvement

drsquoipseacuteisation crsquoest-agrave-dire pour ecirctre pleinement veacutecu comme mien de faire lrsquoeacutepreuve de

son appartenance agrave une vie qui srsquoeacuteprouve de faccedilon radicalement singuliegravere dans les

9 Pour cette question cf R Geacutely Rocircles action sociale et vie subjective op cit pp 53-96 Cf eacutegalement

M Maesschalck laquo La forme communautaire du jugement eacutethique chez Michel Henry raquo in J-M Longneaux

(dir) Retrouver la vie oublieacutee Critiques et perspectives de la philosophie de Michel Henry Namur

Presses universitaires de Namur 2000 pp 183-211 id laquo Lrsquoattention agrave la vie comme forme drsquoune

rationaliteacute politique raquo in J Hatem (dir) Michel Henry La parole de vie Paris LrsquoHarmattan 2003 pp

239-275 10 Pour cette question du besoin dans la pheacutenomeacutenologie radicale de Henry cf R Geacutely Rocircles action sociale et vie subjective op cit pp 97-148

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 140

autres Crsquoest dire que je ne peux me rendre capable drsquoadheacuterer agrave mon besoin de

deacutepasser la peur originaire drsquoeacuteprouver qui est en lui qursquoen partageant avec les autres

lrsquointrigue originaire du pacirctir de la vie qui srsquoy deacuteploie qui srsquoy met radicalement en jeu De

faccedilon plus geacuteneacuterale je ne peux me rendre capable de courage capable de convertir

cette peur drsquoeacuteprouver qui me paralyse en une adheacutesion agrave la puissance de la vie qursquoen

vivant la conversion de la peur en moi comme ce qui en appelle agrave la conversion de

cette mecircme peur chez les autres qursquoen vivant autrement dit encore mon acte de

courage comme eacutetant intrinsegravequement habiteacute drsquoun appel agrave la partageabiliteacute

Une telle attention agrave la partageabiliteacute originaire du courage nrsquoatteacutenue en rien les

rapports drsquoaffrontement par exemple lrsquoaffrontement de cet individu au patron qui est

en train de le harceler Il srsquoagit au contraire de dire ici que cet individu reacutesistera

drsquoautant plus qursquoil accroicirctra dans sa situation mecircme son deacutesir de vivre et qursquoil accroicirctra

drsquoautant plus son deacutesir de vivre qursquoil vivra celui-ci comme un deacutesir intrinsegravequement

partageable Il nrsquoy a de veacuteritable adheacutesion agrave la vie que constitueacutee dans une invitation

au deacutepassement commun des peurs Face agrave son patron qui le harcegravele cet individu

srsquoeacuteprouvera ainsi drsquoautant plus capable drsquoadheacuterer agrave la puissance drsquoinventiviteacute de la vie

en lui qursquoil vivra cette lutte immanente agrave sa peur comme une lutte mettant en jeu le

deacutesir de vivre des autres y compris donc celui du patron qui est en train de le harceler

y compris celui de ses collegravegues qui sont plus ou moins complices de cet harcegravelement

y compris celui drsquoautres individus impliqueacutes dans drsquoautres situations drsquooppression

sociale Crsquoest pour cette raison qursquoune certaine forme drsquoappel agrave lrsquoheacuteroiumlsme moral en

personnalisant unilateacuteralement la question du courage eacutecarte les individus de toute

attention agrave la dimension radicalement sociale et culturelle du processus de conversion

de leurs peurs Crsquoest pour cette raison encore qursquoil est probleacutematique de reacutefleacutechir sur la

question du courage en mobilisant drsquoembleacutee des exemples ougrave il est avant tout question

de risquer sa vie au nom de certaines valeurs Un tregraves fort preacutesupposeacute peut ecirctre agrave

lrsquoœuvre dans la valorisation drsquoune telle figure du courage Ce preacutesupposeacute consiste agrave

meacuteconnaicirctre que la question fondamentale du courage dans le concret de nos

situations nrsquoest pas tant de risquer de perdre la vie au nom de valeurs essentielles que

de deacutepasser nos blocages affectifs de convertir la peur originaire de vivre en une

adheacutesion agrave lrsquoinventiviteacute de la vie Une certaine valorisation de lrsquoheacuteroiumlsme moral drsquoun

individu capable de risquer librement sa vie au nom de valeurs essentielles peut ainsi

camoufler un deacuteni tregraves profond du deacutebat interne au deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie Une

certaine faccedilon drsquoecirctre precirct agrave risquer sa vie au nom de la liberteacute revient agrave naturaliser la

vie agrave faire comme si le deacutesir de vivre allait de soi revient autrement dit encore agrave

deacutenier la liberteacute originaire qui est au cœur mecircme de lrsquoeacuteprouver Or la condition

fondamentale drsquoune monteacutee en puissance des ressources affectives qursquoun individu

harceleacute pour nous en tenir agrave cet exemple peut disposer pour lutter contre ce qui

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 141

lrsquoeacutepuise corporellement et psychiquement est qursquoil puisse agrave partir de sa situation

concregravete reacuteinvestir lrsquoeacutenigme de son adheacutesion profonde agrave la vie ce reacuteinvestissement

impliquant des interactions sociales speacutecifiques des interactions sociales au sein

desquelles il ne reacutesiste plus seulement pour lui-mecircme mais pour les autres et avec

les autres ougrave il constitue sa situation en point de passage obligeacute drsquoun enjeu qui ne

concerne pas que lui11 Une forme drsquoappel abstrait au courage occulte en ce sens cet

enjeu fondamental qursquoest celui de la conversion immanente de la peur en adheacutesion

courageuse agrave la vie Elle affaiblit en la preacutesupposant notre capaciteacute de reacutesistance

notre puissance drsquoinventiviteacute

En sens inverse lorsqursquoil est permis agrave cet individu de vivre sa situation de

harcegravelement comme un point de passage obligeacute drsquoune lutte plus geacuteneacuterale contre le

harcegravelement ndash lrsquoenjeu normatif de cette lutte eacutetant par ailleurs ressaisi du point de vue

du respect et de la promotion de la vie et non du seul point de vue de la gestion de

perturbations fonctionnelles ndash lorsqursquoil ne srsquoagit pas seulement pour lui de deacutefendre

ses inteacuterecircts mais de constituer sa situation en point de passage obligeacute drsquoun

mouvement drsquoadheacutesion agrave la vie impliquant drsquoautres individus et drsquoautres groupes crsquoest

lrsquoinventiviteacute de cet individu qui se renouvelle Nrsquoayant plus agrave ecirctre courageux pour lui tout

seul ayant agrave se libeacuterer de ses peurs des blocages affectifs qui le paralysent au nom

drsquoune vie originairement partageacutee crsquoest la puissance mecircme de la vie en lui qui est

ameneacutee agrave se libeacuterer selon la modaliteacute drsquoun accroissement de soi Dans la perspective

de recherche ici deacuteveloppeacutee le courage de lrsquoindividu ne consiste pas drsquoabord agrave reacutealiser

en deacutepit des risques telle ou telle action qui semble srsquoimposer moralement agrave lui Elle

consiste plus originairement agrave laisser la puissance drsquoinventiviteacute de sa vie adheacuterer agrave soi

au cœur mecircme de sa situation Crsquoest drsquoun amour originaire de la vie dont il est ici

question et qui est au fondement mecircme de cette capaciteacute de la vie agrave multiplier les

possibles par rapport agrave une situation donneacutee Crsquoest pour cette raison qursquoil y a un

rapport entre un heacuteroiumlsme moral reposant sur une naturalisation du deacutesir de vivre de la

vie et lrsquoideacutee que pour une situation donneacutee ce qursquoil y a agrave faire pour ecirctre courageux est

tout agrave fait deacutecidable ndash la seule question eacutetant alors de savoir si lrsquoon va avoir le courage

de reacutealiser lrsquoaction moralement prescrite La faccedilon dont nous interrogeons ici la

structure affective profonde du courage consiste agrave montrer que la conversion originaire

de la peur de vivre en adheacutesion agrave la vie nrsquoaccroicirct la force de vie des individus qursquoen

accroissant dans le mecircme mouvement leur disposition cognitive agrave deacutecouvrir de

nouveaux possibles dans la situation qursquoils sont en train de vivre On peut dire en ce

sens que lrsquoacte courageux au sens ougrave nous lrsquoentendons ici ne se produit dans une

11 Pour la theacuteorie de lrsquoidentification sociale que la probleacutematique deacuteveloppeacutee ici implique je me permets de

renvoyer agrave R Geacutely Identiteacutes et monde commun Psychologie sociale philosophie socieacuteteacute Bruxelles PIE

Peter Lang 3egraveme eacutedition 2008 (2006) pp 157-197

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 142

situation donneacutee qursquoen modifiant en profondeur les repreacutesentations que les individus

se font de cette situation En eacutetant ameneacute pour se rendre capable drsquoadheacuterer agrave sa vie

agrave constituer sa situation en point de passage obligeacute drsquoun enjeu normatif qui concerne

une communauteacute plus large de vivants le sujet bloqueacute affectivement dans sa peur et

laissant cette peur se transformer en adheacutesion agrave la vie se retrouve ainsi doteacute de

nouvelles dispositions cognitives agrave exploiter les ressources de reacutesistance qui sont au

cœur de la situation qursquoil est en train de vivre Mecircme srsquoil peut y avoir des situations ougrave

une seule chose semble agrave faire si lrsquoon veut se comporter en individu courageux il reste

qursquoil y a une faccedilon de donner ces situations en exemple qui en fait active implicitement

tout un ensemble de thegraveses sur le courage en premier lieu lrsquoideacutee qursquoil nrsquoy a de courage

que par rapport agrave ce qui vient menacer une vie qui adhegravere naturellement agrave elle-mecircme

en second lieu lrsquoideacutee que chaque individu a en lui toutes les ressources neacutecessaires

pour ecirctre courageux le devoir eacutethique drsquoecirctre courageux ainsi compris impliquant dans

un mecircme geste et la possibiliteacute et la capaciteacute de lrsquoecirctre cette derniegravere thegravese ne

pouvant manquer comme il a eacuteteacute montreacute drsquoimpliquer un veacuteritable deacuteni de lrsquoaffectiviteacute

originaire de la vie

4 Conclusion

Une des thegraveses les plus fondamentales deacutefendues dans cette recherche est

qursquoune approche du courage reposant sur le preacutesupposeacute que lrsquoindividu adhegravere

naturellement agrave la vie loin drsquoaccroicirctre la capaciteacute des individus agrave ecirctre courageux peut

bien au contraire consolider leur immobilisme personnel et collectif En sens inverse

lorsque la question du courage est tout drsquoabord introduite au coeur de lrsquoimmanence

radicale du pacirctir de la vie lorsque lrsquoon passe du courage de mourir au courage de vivre

on nrsquoannule bien entendu en rien la question de la prise de risque au nom drsquoexigences

plus amples que la seule conservation immeacutediate de soi mais on interroge bien au

contraire les conditions drsquoaccroissement du pouvoir des individus agrave eacutelargir les

possibles de leur existence et agrave aller agrave leur rencontre Crsquoest dans la faccedilon dont ils

parviennent agrave faire de leur situation aussi peacutenible cette derniegravere soit-elle une situation

ougrave le pouvoir de srsquoeacuteprouver de leur vie se risque agrave adheacuterer agrave soi que les individus

accroissent leur force de vie leur pouvoir drsquoassumer avec inventiviteacute leur situation En

nous deacuteplaccedilant agrave ce niveau drsquointerrogation la question de la capaciteacute des individus agrave

prendre des risques parfois tregraves grands dans des situations drsquooppression donneacutees ne

peut manquer drsquoecirctre subordonneacutee agrave la question de la capaciteacute des individus agrave convertir

leur peur originaire de vivre agrave laisser en situation le pacirctir de leur vie se deacutesirer Il est

apparu que cette capaciteacute implique un traitement collectif de la situation de peur dans

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 143

laquelle chaque individu est susceptible de se trouver un traitement collectif ougrave

srsquoinstaure lrsquoeacutepreuve en situation drsquoune partageabiliteacute originaire du deacutesir de se vivre de

la vie drsquoougrave lrsquoimportance dans les situations drsquoexploitation que des formes collectives

de reacutesistance se deacuteploient dans une attention agrave lrsquoeacutepreuve que les individus y font du

pacirctir originaire de la vie Tout mouvement de reacutesistance qui naturalise lrsquoattachement

des individus agrave la vie isole affectivement les individus les uns des autres neutralise

leur pouvoir drsquoinvention de nouvelles formes de vie

Correacutelativement il importe de prendre toute la mesure du fait que crsquoest bien en

passant drsquoune philosophie du courage centreacutee sur la peur de mourir agrave une philosophie

du courage centreacutee sur la peur de vivre que lrsquoon peut faire pleinement droit agrave la porteacutee

cognitive de la question du courage crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoinventiviteacute des individus dans leur

rapport de reacutesistance agrave une situation drsquooppression Il y a ainsi une certaine forme

drsquoexaltation du courage heacuteroiumlque dont nous avons vu qursquoelle repose sur un meacutepris de la

peur et correacutelativement sur le deacutesir de poser des actes extrecircmes Ce courage

consistant agrave ne pas se satisfaire de solutions toutes faites face agrave une situation

donneacutee consistant agrave frayer de nouveaux chemins agrave refuser les repreacutesentations

eacutetablies drsquoune situation drsquoaffrontement etc ne peut ainsi qursquoecirctre occulteacute lorsque la

seule veacuteritable question en derniegravere instance est censeacutee ecirctre celle du sacrifice de soi

celle du courage de mourir Crsquoest dire encore qursquoun certain culte de ce heacuteros sachant

tregraves clairement ce qursquoil a agrave faire et le faisant participe agrave lrsquoobliteacuteration de la dimension

inventive du courage Cette dimension est essentielle au courage lorsque celui-ci est

compris comme courage de vivre Il ressort donc des reacuteflexions meneacutees ici qursquoune

certaine volonteacute de deacuteterminer avec exactitude ce qursquoil y a lieu de faire pour ecirctre

courageux repose en fait sur une compreacutehension du courage centreacutee sur la peur de

mourir cette compreacutehension eacutetant elle-mecircme correacuteleacutee agrave une naturalisation du deacutesir de

srsquoeacuteprouver de la vie cette naturalisation deacuteniant agrave son tour la dimension originairement

intersubjective du deacutesir de srsquoeacuteprouver de chaque vie singuliegravere En sens inverse

lorsque le courage est introduit au cœur de lrsquoauto-eacuteprouver de la vie il ne srsquoagit plus

drsquoopposer agrave une vie sensible obscurcie parce que trop immeacutediatement attacheacutee agrave elle-

mecircme une existence clairvoyante parce qursquohabiteacutee par le souffle de la liberteacute Un

certain meacutepris pour la vie sensible ne peut donc plus ecirctre de mise dans la mesure ougrave

le courage de se vivre de la vie se met affectivement en jeu en chacune de ses

eacutepreuves de la plus eacuteleacutementaire agrave la plus eacutelaboreacutee lrsquoideacutee eacutetant preacuteciseacutement que crsquoest

en faisant veacuteritablement droit agrave la faccedilon dont lrsquoeacuteprouver mecircme de la vie se met en jeu

dans le moindre de ses besoins eacuteleacutementaires dans la moindre de ses actions que les

individus accroissent leur capaciteacute non pas seulement agrave faire ce qursquoil y a agrave faire mais

agrave ouvrir lrsquoespace des possibles agrave construire de nouvelles formes de vie agrave donner toute

sa puissance agrave la liberteacute de partager la vie

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 144

Il ne srsquoagit en aucune maniegravere ce faisant de refuser le fait que lrsquoexistence

courageuse peut amener lrsquoindividu agrave prendre des risques consideacuterables La thegravese ici

deacutefendue consiste seulement agrave dire que crsquoest au cœur mecircme drsquoune vie qui nrsquoadhegravere

pas naturellement agrave elle-mecircme mais ne cesse de convertir sa peur de soi en courage

drsquoecirctre soi que lrsquoindividu peut accroicirctre sa force sa capaciteacute agrave ne pas se bloquer dans

les peurs qui lrsquoimmobilisent Un des signes que nous avons bien affaire agrave un courage

qui est drsquoabord celui de vivre plutocirct que celui de mourir est qursquoil srsquoagit avant tout pour

lrsquoindividu courageux drsquoavoir le courage de nrsquoavoir pas peur de sa peur de ne pas avoir

ce faisant le deacutesir de se rassurer repreacutesentationnellement sur le fait qursquoil est

pleinement libre et de ne pas se projeter degraves lors dans des actes dont le caractegravere

extrecircme ne geacutenegravere pas neacutecessairement une transformation de la situation Il y a en ce

sens une forme de sacrifice de soi au nom de valeurs qui ne sont pas rencontreacutees

dans une situation drsquooppression donneacutee qui fige davantage encore cette situation et

finalement consent implicitement agrave ce qursquoelle reste la situation drsquooppression qursquoelle

est En sens inverse le courage compris comme adheacutesion incessante agrave lrsquoauto-eacuteprouver

de la vie est identiquement une adheacutesion agrave lrsquoinventiviteacute originaire de la vie Un tel

courage ne peut se deacuteployer que dans la viseacutee drsquoune transformation de la situation

dans lequel il se deacuteploie Le deacutepassement de la peur dont il est ici question nrsquoest reacuteel

que srsquoil srsquoaccompagne drsquoune capaciteacute agrave changer reacuteellement la situation ce qui peut

bien entendu conduire les individus agrave des actes extrecircmes mais ce qui ne lrsquoimplique

pas neacutecessairement et requiert de toute faccedilon une disposition cognitive agrave saisir dans

la situation rencontreacutee les conditions de sa transformation Nous avons ainsi eacutetabli

qursquoil y a un rapport profond entre lrsquoaccroissement de cette disposition cognitive et

lrsquoaccroissement de lrsquoadheacutesion des individus agrave la partageabiliteacute originaire du deacutesir de

srsquoeacuteprouver de la vie Toute naturalisation du deacutesir de vivre des individus affaiblit le

pouvoir des individus agrave activer dans leur situation les conditions internes de leur

devenir possible Il ressort ainsi de cette eacutetude qursquoil y a des enjeux politiques

consideacuterables lieacutes au deacuteveloppement drsquoune approche du courage centreacutee avant tout sur

la question de la mort ou drsquoune approche du courage centreacutee plus originairement sur le

deacutesir de srsquoeacuteprouver de la vie En passant du courage de mourir au courage de vivre

crsquoest non seulement la dimension politique de lrsquoauto-capacitation des individus au

courage qui peut ecirctre penseacutee mais encore la disposition cognitive qui accompagne le

courage de vivre celle consistant agrave srsquoajuster agrave ce qui dans lrsquoexpeacuterience pourrait devenir

possible

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 145

Raphaeumll Geacutely est chercheur qualifieacute au Fonds national

de la recherche scientifique et professeur de philosophie

agrave lUniversiteacute catholique de Louvain Membre du Centre

de philosophie du droit et du Centre de recherches sur

la pheacutenomeacutenologie du sujet et la theacuteorie de laction il a

entre autres publieacute La genegravese du sentir (Ousia 2001)

Les usages de la perception (Peeters 2005) Identiteacutes

et monde commun (Peter Lang 2006) Rocircles action sociale et vie subjective (Peter Lang 2007)

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 146

Laurence Bleacutesin laquo De lrsquoaffect agrave lrsquoengagement

Une lecture pragmatiste du courage

raquo

Dans cet article notre objectif est drsquointerroger le sens et les enjeux que peut

revecirctir une reacuteflexion sur le courage dans une penseacutee pragmatiste telle que celle

deacuteveloppeacutee par John Dewey dont le projet est animeacute par une approche

expeacuterimentaliste des pheacutenomegravenes sociaux Notre hypothegravese est que ce sens ne peut

dans une telle penseacutee qursquoavoir des incidences sociales et politiques ndash et ce tant ex

ante qursquoex post cest-agrave-dire tant du point de vue de ses preacutesupposeacutes et conditions de

possibiliteacute que du point de vue de ses effets Dewey dans une seacuterie de confeacuterences

qursquoil donne agrave Chicago ndash Lectures on Psychological and Political Ethics 1898 1 mdash

aborde rapidement la question du courage pour elle-mecircme et lie profondeacutement celui-ci

agrave lrsquoaffect au trouble et agrave lrsquoeacutemotion drsquoune part2 agrave lrsquoengagement actif dans la situation

drsquoautre part A lrsquoaune de ce texte mais aussi des reacuteflexions que Dewey deacuteveloppe dans

Reconstruction en Philosophie3 dans Le Public et ses problegravemes4 et de maniegravere plus

geacuteneacuterale de sa laquo foi pragmatiste raquo en lrsquoexpeacuterience nous viserons ici agrave preacutesenter une

figure profondeacutement sociale et politique du courage en ouvrant la reacuteflexion sur les

conditions drsquoaccroissement du pouvoir des acteurs individuels et collectifs agrave prendre

leur destin en mains

Il nous semble en effet que Dewey permet bien drsquointerroger ce moment au sein

duquel des individus en viennent agrave se doter de la capaciteacute de reconnaicirctre les nouvelles

souffrances sociales qui les touchent agrave passer du ressenti agrave lrsquoidentification et agrave

Une partie des arguments deacuteveloppeacutes dans cet article ont aussi eacuteteacute publieacutes dans la partie que nous

consacrons agrave Dewey dans T Berns L Bleacutesin G Jeanmart Du courage Une histoire philosophique Paris

Les Belles Lettres coll laquo Encre marine raquo agrave paraicirctre en janvier 2010 1 Cf J Dewey laquo Courage and Temperance raquo in ID Lectures on Psychological and Political Ethics 1898

eacutediteacute par D F Koch New York London Hafner Press Collier Macmillan 19762 Cette attention agrave lrsquoaffect est aussi bien preacutesente dans drsquoautres pans de lrsquoœuvre deweyenne qursquoil se dise

en termes de deacutesir ou drsquointeacuterecirct Nous songeons particuliegraverement ici agrave sa philosophie sociale et agrave ses

reacuteflexions peacutedagogiques3 J Dewey Reconstruction en philosophie [1920] trad par P Di Mascio ToursPauParis

FarragoPublications de lrsquoUniversiteacute de PauEditions Leacuteo Scheer 20034 J Dewey Le Public et ses problegravemes [1927] trad fr et introduction par J Zask ToursPauParis

FarragoPublications de lrsquoUniversiteacute de PauEditions Leacuteo Scheer 2003

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 147

lrsquoeacutenonciation et agrave srsquoengager pour porter cela au deacutebat social et agrave lrsquoagenda politique Il

srsquoagit de moments drsquoappropriation collective qui nous disent quelque chose de la

possibiliteacute drsquoengagement5 dans une socieacuteteacute ougrave bien souvent les individus ont

tellement inteacuterioriseacute le discours dominant de la responsabilisation individuelle qursquoils

vont plutocirct deacutevelopper des attitudes de culpabilisation par rapport agrave leur situation de

souffrance agrave ce qui sera interpreacuteteacute alors comme des situations drsquoeacutechec personnel On

lrsquoa vu dans lrsquointroduction de G Jeanmart et nous le deacuteveloppons plus preacuteciseacutement par

ailleurs6 les laquo aregravenes publiques raquo contemporaines par la voie des meacutedias mais aussi

des discours et dispositifs de lrsquoEtat social actif marquent un retour geacuteneacuteral du discours

des vertus et plus singuliegraverement du courage Lrsquoespace laquo meacutediatique raquo est en effet

prompt agrave porter une attention toute particuliegravere agrave des figures singuliegraveres drsquohommes ou

de femmes capables de se mettre en risque de surmonter leurs peurs pour une cause

qui les deacutepasse et dont ils deviennent alors lrsquoemblegraveme7 ou encore agrave des individus

disposeacutes agrave se surpasser alimentant ainsi une sorte de laquo culte de la performance raquo8 qui

fait par exemple de nos champions sportifs des modegraveles exemplaires Crsquoest drsquoailleurs

ce sens somme toute classique du mot courage qui a le plus drsquoeacutecho pour lrsquohomme de

la rue agrave notre eacutepoque un sens lieacute au risque agrave la bravoure mais aussi agrave lrsquoeffort et agrave la

reacutesistance Le discours politico-moral ambiant de lrsquoEtat social actif nrsquoest lui-mecircme pas

en reste sous lrsquoappel incessant agrave la responsabilisation individuelle il alimente lui

aussi une injonction explicite ou implicite au meacuterite et agrave lrsquoeffort qui tente drsquoavoir des

effets performatifs sur les individus Et qui dans le mecircme temps cadenasse agrave

nouveau le sens du mot courage dans une forme steacutereacuteotypeacutee le courage neacutecessaire agrave

tout individu atome de la socieacuteteacute agrave qui lrsquoon a octroyeacute formellement lrsquoeacutegaliteacute et dont on

attend fermement qursquoil reacuteponde de lui-mecircme de son parcours de ses eacutechecs et

reacuteussites qui se voit confier le devoir drsquoassumer et de srsquoassumer de faire partie de

laquo ceux qui se legravevent tocirct raquo de geacuterer sa vie comme un chef drsquoentreprise9 La

geacuteneacuteralisation drsquoune norme drsquoautonomie implique un individu capable de

srsquoautodeacuteterminer enjoint drsquoecirctre dans la capaciteacute agrave agir qui ne devra en dernier ressort

sa destineacutee et son eacutepanouissement qursquoagrave lui-mecircme10 Ceci ne va pas sans poser de

5 Nous nous permettons de renvoyer agrave L Bleacutesin laquo Nouvelles formes drsquoengagement Reconstruire la

confiance sociale raquo in Politique agrave paraicirctre en 20096 Cf T Berns L Bleacutesin G Jeanmart Du courage Une histoire philosophique op cit7 Que lrsquoon songe ici au fait que pour beaucoup la question colombienne se reacuteduit agrave lrsquoimage drsquoIngrid

Betancourt ou que la sortie de lrsquoapartheid en Afrique du Sud est identifieacutee au seul Nelson Mandela Mais

ces hommes et ces femmes ce sont aussi les pompiers les pionniershellip8 Cf A Ehrenberg Le culte de la performance Paris Calmann-Leacutevy 19919 Cf A Ehrenberg qui parle agrave ce propos de lrsquo laquo individu-trajectoire agrave la conquecircte de son identiteacute

personnelle et de sa reacuteussite sociale sommeacute de se deacutepasser dans une aventure entrepreneuriale raquo10 Cf A Ehrenberg Lrsquoindividu incertain Paris Calmann-Leacutevy 1995 p 19 laquo le lsquonouvelrsquo individualisme

signale moins un repli geacuteneacuteraliseacute sur la vie priveacutee que la monteacutee de la norme drsquoautonomie se comporter

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 148

questions Comme le deacuteveloppe en profondeur Raphaeumll Geacutely dans sa contribution agrave ce

volume lrsquoappel au courage qui srsquoen tient agrave cette perspective tout agrave la fois heacuteroiumlque

etou meacuteritante produit un ramassement de la question de la capaciteacute du courage sur

la possibiliteacute du courage Les discours et dispositifs contemporains mettent les

individus face agrave une injonction au courage qui leur dit laquo Vous devez ecirctre courageux raquo

et qui preacutesuppose formellement la possibiliteacute qursquoils puissent lrsquoecirctre Cependant cette

approche en reste uniquement agrave une possibiliteacute formelle renforceacutee drsquoailleurs par la

valorisation des laquo heacuteros moraux raquo exemples de courage elle nrsquointerroge degraves lors

nullement la capaciteacute reacuteelle des individus dans un contexte donneacute agrave deacutevelopper de

telles dispositions face agrave la vie Tout se passe comme si la possibiliteacute formelle

impliquait automatiquement une capaciteacute reacuteelle Une telle preacutesupposition peut alors

alourdir un peu plus encore le poids de la responsabilisation engendrant comme nous

lrsquoindiquions des formes de culpabilisation chez les individus qui ne parviennent pas agrave

transformer leur possibiliteacute en capaciteacute mais engendrant aussi de nouvelles formes de

meacutepris social par rapport agrave ces individus que lrsquoon dira laquo peu courageux raquo

Cette preacutesupposition de la capaciteacute ancreacutee dans la possibiliteacute formelle

individuelle interroge degraves lors selon nous de maniegravere radicale la conception commune

et habituelle du courage qui se deacutecline toujours sur un mode individuel Dans un tel

contexte ougrave lrsquoinjonction au courage revient ndash en force ou en filigranes ndash il nous

semble utile voire urgent de reacuteinterroger plus speacutecifiquement ce que seraient les

conditions sociales et politiques ndash et donc collectives ndash drsquoune capacitation au courage

Dans quelles conditions un individu peut-il se disposer au courage Avec Dewey nous

tenterons de mieux cerner quels types drsquoexpeacuteriences collectives peuvent geacuteneacuterer une

telle capacitation des individus que nous entendons plus speacutecifiquement dans le

cadre du projet deweyen comme la prise de confiance dans son pouvoir de prendre la

parole et drsquoagir de changer lrsquoordre des choses de passer de lrsquoeacutemotion agrave lrsquoaction en

somme une confiance qui renforce la croyance dans le fait que le jeu social meacuterite

drsquoecirctre investi et joueacute

La veine sociale du pragmatisme deweyen a agrave cœur de comprendre les

en individu signifie deacutecider de sa propre autoriteacute pour agir par soi-mecircme avec les liberteacutes les contraintes

et les inquieacutetudes qursquoune telle posture implique raquo Crsquoest drsquoailleurs aussi agrave un renforcement de ce type de

discours qursquooeuvrent de nombreux dispositifs censeacutes contrecarrer les deacuteficits et les nouvelles souffrances

que cette incessante responsabilisation agrave la performance engendre que lrsquoon songe ici au pheacutenomegravene

croissant de coaching par exemple mais aussi agrave des dynamiques plus institutionnelles drsquoempowerment

qui renforcent le preacutesupposeacute selon lequel on peut classer les individus comme laquo compeacutetents raquo ou

laquo incompeacutetents raquo face agrave la donne sociale et qursquoil suffirait de doter ceux que lrsquoon considegravere comme

incompeacutetents de quelques outils gracircce auxquels ils activeraient des compeacutetences deacutejagrave preacutesupposeacutees chez

tout un chacun et gracircce auxquelles ils seraient en mesure de srsquoadapter agrave une reacutealiteacute donneacutee

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 149

pheacutenomegravenes de reacutegulation que les acteurs se donnent agrave eux-mecircmes Mais qursquoest ce

qui drsquoune souffrance sociale permet le passage agrave lrsquoaction Qursquoest-ce qui ouvre les

acteurs agrave la creacuteativiteacute sociale plutocirct qursquoau conformisme Autrement dit encore

comment penser le moment de reprise de lrsquoaffect qui lrsquoouvre agrave la conscientisation et agrave

lrsquoimpulsion Comment penser ce moment inaugural menant agrave lrsquoengagement dans un

processus drsquoaction qui se veut transformateur des conditions alieacutenantes

Lrsquohypothegravese que nous testerons ici est celle selon laquelle la notion de courage

telle qursquoelle se donne agrave lire agrave travers le vœu pragmatiste joue un certain rocircle pour

interroger le moment de lrsquoeacutepreuve sociale dans son lien intrinsegraveque agrave lrsquoopeacuteration

geacuteneacuterative qui srsquoy possibilise Selon nous le courage peut ecirctre interrogeacute comme un

outil de laquo meacutediation raquo qui ouvre lrsquoeacutepreuve sociale affectante agrave elle-mecircme cest-agrave-dire au

pouvoir de transformation engendreacute par cette eacutepreuve mecircme

Le courage drsquoune penseacutee utile agrave lrsquoaction

Comme nous lrsquoindiquions Dewey a abordeacute la question du courage dans une

seacuterie de confeacuterences donneacutees agrave lrsquoUniversiteacute de Chicago en 1898 Ces quelques pages

que nous liront en eacutecho avec laquo Lrsquointeacuterecirct et lrsquoeffort dans leurs rapports avec lrsquoeacuteducation

de la volonteacute raquo11 texte datant de la mecircme eacutepoque offrent de bonnes cleacutes de lecture

pour interroger de maniegravere plus geacuteneacuterale le projet pragmatiste quant agrave ce qursquoil entend

par processus moral et laquo vertus raquo (dont le courage) et quant agrave leur fonctionnaliteacute tant

individuelle que collective dans lrsquoespace de la vie sociale

Dans ces confeacuterences Dewey deacuteveloppe une seacuterie de reacuteflexions et drsquoeacutetudes

eacutethiques qui se veulent en rupture avec la tradition au sens ougrave il srsquoagit drsquoeacuteviter toute

tentative de formulation de principes geacuteneacuteraux Et ce afin de concentrer la tacircche de la

penseacutee morale sur la recherche de meacutethodes qui permettraient de faire face aux

changements cest-agrave-dire de trouver des moyens pour se confronter reacuteellement et

reacutesoudre concregravetement les nouveaux problegravemes moraux ceux qui naissent et se

posent agrave lrsquoentour des deacuteveloppements technoscientifiques eacuteconomiques et

communicationnels que vit la socieacuteteacute de lrsquoeacutepoque12 Crsquoest drsquoailleurs un des enjeux

11 Cf J Dewey laquo Lrsquointeacuterecirct et lrsquoeffort dans leurs rapports avec lrsquoeacuteducation de la volonteacute raquo (1895) in ID

Lrsquoeacutecole et lrsquoenfant trad par L S Pidoux introd par E Claparegravede ParisNeuchacirctel Delachaux et Niestleacute

1967 pp 39-9012 Dewey parle drsquoune socieacuteteacute en transition en mutation Le contexte ameacutericain de lrsquoeacutepoque (fin du 19 iegraveme et

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 150

majeurs de lrsquoœuvre de Dewey tant dans ses œuvres de philosophie sociale et

politique13 que dans une partie de son œuvre peacutedagogique14 que de reacutefleacutechir aux

maniegraveres drsquoinvestir les peacuteriodes de transition pour remettre en chantier une

organisation sociale capable de faire face agrave ses nouveaux deacutefis par la participation et

lrsquoeacutemancipation de lrsquoensemble des citoyens

Ce projet a des incidences profondes sur la conception mecircme de la tacircche

philosophique qui selon lrsquoauteur demande agrave celui qui srsquoy engage un certain courage15

Drsquoune certaine faccedilon en lisant Dewey ndash mais aussi Arendt ou Foucault par exemple ndash

on pourrait mecircme deacutevelopper la thegravese selon laquelle la probleacutematique du courage pose

agrave la philosophie la question de sa tacircche propre Dewey conccediloit en effet son rocircle de

philosophe et drsquointellectuel comme eacutetant de participer agrave cet effort collectif en faveur

drsquoune organisation sociale reacuteflexive et critique et ce en deacuteployant le courage drsquoune

penseacutee qui doit nouer avec son temps La question du courage dans son exigence de

liberteacute serait donc une des cleacutes du questionnement du philosophe sur lrsquoactualiteacute et de

sa reacutesolution agrave penser en eacutetant pleinement preacutesent aux eacuteveacutenements

Pour lrsquoauteur lrsquointellectuel manifeste ce courage lorsqursquoil ose faire lrsquoeacutepreuve du

social cest-agrave-dire lorsqursquoil quitte lrsquoespace theacuteorique de la sagesse de la

contemplation et de la conservation pour se confronter aux difficulteacutes concregravetes et aux

possibiliteacutes reacuteelles de transformation Crsquoest dans cette capaciteacute de lire dans lrsquoeacutepreuve

deacutebut du 20iegraveme siegravecle) est marqueacute par des eacutevolutions technologiques avanceacutees une croissance

eacuteconomique importante et un accroissement exponentiel des possibiliteacutes de communication Il ne faut pas

tant souligner que cette situation de deacuteveloppement engendre la complexification des problegravemes dans de

nombreux domaines (et la tentation de les releacuteguer degraves lors aux experts) que le fait que ce type de

transformations est aussi synonyme de ruptures dans lrsquoorganisation sociale de crises de valeurs de

deacutelitement du lien social drsquoeacutemergence de nouvelles vulneacuterabiliteacutes de nouvelles fractures dans la socieacuteteacute

Lrsquoindividu se voit propulseacute hors des liens habituels des communauteacutes locales et de ses repegraveres

rassurants pour se retrouver poseacute au cœur drsquoun nombre croissant de relations agrave caractegravere impersonnel

Le contexte et ses conditions reacuteelles de vie ont donc fortement eacuteteacute modifieacutes Les croyances les valeurs

les dispositions individuelles et les habitudes drsquoaction nrsquoont cependant pas suivi le mecircme mouvement de

remise en question Selon Dewey crsquoest cette situation de deacutecalage entre le contexte reacuteel et les habitudes

de penseacutee et drsquoaction qui empecircche les citoyens de comprendre leur situation preacutesente qui se sentent degraves

lors perdus et impuissants et deacutelaissent alors tout naturellement les choix et deacutecisions aux experts On

verra sur cette question J Dewey Le Public et ses problegravemes op cit pp 133 et suivantes13 Principalement Le Public et ses problegravemes op cit et Reconstruction en philosophie op cit 14 En particulier dans Deacutemocratie et eacuteducation [1944] trad par G Deledalle Paris Armand Colin 1975-

1990 15 Nous deacuteveloppons plus largement cette question dans la partie que nous consacrons agrave Dewey dans T

Berns L Bleacutesin et G Jeanmart Du courage Une histoire philosophique op cit

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 151

du social laquo les tendances actives de notre temps raquo16 drsquoy deacuteceler du laquo possible raquo plutocirct

que du danger que Dewey situe le rocircle du philosophe Il met ainsi en jeu le sens

mecircme de la philosophie Des questions telles que laquo qursquoest-ce que la philosophie raquo

ou encore laquo qursquoest-ce que la politique raquo changent de sens dans la penseacutee

pragmatiste Dans lrsquoinjonction selon laquelle il faut du courage agrave la penseacutee pour se

laisser deacutestabiliser et deacuteplacer par la confrontation au reacuteel il y a aussi un procegraves drsquoune

certaine forme de penseacutee philosophique drsquoune certaine pratique de la penseacutee que

Dewey rabat sur la distance theacuteorique lrsquoisolement du philosophe ou encore sur la

consolation que procure cet espace agrave distance du reacuteel Pour lui la philosophie nrsquoa pas

agrave se consoler mais doit reacutepondre agrave lrsquoinjonction reacutepeacuteteacutee de se remettre en mouvement

au travail17

laquo Lorsque nous deacutefendons la philosophie traditionnelle de lrsquointellectualisme nous

croyons deacutefendre la cause de la reacuteflexion impartiale deacutefinitive et deacutesinteacuteresseacutee En

fait la doctrine de lrsquointellectualisme historique du savant spectateur a eacuteteacute

inventeacutee par des hommes pleins drsquoaspirations intellectuelles pour se consoler de

lrsquoimpuissance sociale et mateacuterielle de la penseacutee qursquoils servaient Le contexte et le

manque de courage les empecircchaient de faire en sorte que leur savoir pegravese sur le

cours des eacuteveacutenements et ils se sont trouveacutes comme alibi cette ideacutee que la

connaissance est une chose bien trop sublime pour ecirctre souilleacutee par quelque

contact avec ce qui participe du changement et de la pratique raquo18

Ce nrsquoest que dans lrsquoeacutepreuve et dans le trouble que cette eacutepreuve suscite que

lrsquoon trouve le courage drsquoune penseacutee utile agrave lrsquoaction lrsquointelligence drsquoagir celle qui nous

dicte laquo drsquoaller lagrave ougrave les changements sociaux et scientifiques nous commandent

drsquoaller raquo19 La finaliteacute de la philosophie est de participer au processus de

transformation de lrsquoexpeacuterience en vue de son ameacutelioration20 Et le point de vue du

philosophe sera degraves lors non celui du kosmotheoros ou drsquoun expert mais bien celui

drsquoun acteur partant de lrsquoexpeacuterience-mecircme dans un rapport immanent au monde et aux

transformations sociales

16 J Dewey Reconstruction en philosophie op cit p 17217 Cf ibid p 99 laquo Lrsquointelligence nrsquoest pas quelque chose que lrsquoon possegravede une fois pour toutes Elle est

constamment en formation et la retenir demande une attention permanente aux conseacutequences de lrsquoaction

Elle demande aussi une ouverture drsquoesprit neacutecessaire pour apprendre et du courage pour apporter les

changements neacutecessaires raquo18 Ibid p 11119 Ibid p 172 Cf aussi laquo Contribuer agrave cette articulation [entre la science et lrsquoeacutemotion] reacuteveacuteler le sens du

cours des eacuteveacutenements telle est la tacircche de la philosophie dans les peacuteriodes de transition raquo (ibid)20 Cf par exemple ibid p 97 laquo lrsquoexpeacuterience ancienne est utiliseacutee pour suggeacuterer des buts et des

meacutethodes visant agrave deacutevelopper une expeacuterience nouvelle et ameacutelioreacutee lrsquoexpeacuterience devient ainsi sa propre

source constructive de reacutegulation raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 152

Dans cette ligne le philosophe doit pouvoir proposer des outils de reacuteflexion et

drsquoaction qui permettront de mieux cerner les difficulteacutes lieacutees aux transformations

sociales de chercher agrave en appreacutehender les causes et de travailler agrave lrsquoeacutelaboration de

projets de reacuteponses agrave apporter aux nouvelles vulneacuterabiliteacutes qui les accompagnent

La theacuteorie morale ne sera degraves lors concerneacutee que par des pratiques reacuteelles et

non par des principes Deacuteterminer des laquo biens raquo moraux des finaliteacutes des vertus nrsquoa

de sens que quand quelque chose doit ecirctre fait cest-agrave-dire toujours dans un certain

contexte

laquo La morale nrsquoest pas un catalogue drsquoactes ou un ensemble de regravegles agrave appliquer

comme une ordonnance ou une recette de cuisine Lrsquoeacutethique a besoin de

meacutethodes speacutecifiques drsquoenquecircte et de bricolage des meacutethodes drsquoenquecircte pour

repeacuterer les difficulteacutes et les maux agrave reacutesoudre des meacutethodes de bricolage afin

drsquoeacutelaborer des plans agrave utiliser comme hypothegraveses de travail pour reacutesoudre les

problegravemes repeacutereacutes raquo21

Le terme de laquo bricolage raquo renvoie bien agrave la tacircche drsquoune intelligence

expeacuterimentale qui se frotte au reacuteel qui y cherche des hypothegraveses et qui srsquoinvestit agrave

mettre en place des dispositifs visant la deacutecouverte agrave partir de ce que lrsquoon a avec ce

que lrsquoon a sans pouvoir deacutefinir drsquoavance un reacutesultat certain agrave ce processus de

recherche On doit pouvoir penser dans et avec le social

De lrsquoimpulsion agrave lrsquoaction

Crsquoest dans le cadre drsquoun tel projet que nous pouvons relire les confeacuterences sur

lrsquoeacutethique de 1898 Ces leccedilons srsquointitulent Lectures on Psychological and Political

Ethics Si Dewey y consacre une large part au versant laquo psychologique raquo crsquoest selon

nous surtout dans lrsquoobjectif drsquoobserver par lrsquoanalyse de pratiques reacuteelles les

caracteacuteristiques du comportement humain et ce afin de produire de lrsquoinformation qui

pourra se reacuteveacuteler utile agrave la reacutesolution de problegravemes moraux reacuteels Il ne srsquoagit donc pas

prioritairement de produire une theacuteorie morale qui serait centreacutee sur lrsquoindividu en tant

que tel Bien souvent en effet lorsque lrsquoon parle de morale on se tourne vers

lrsquoindividu on invite agrave lrsquointrospection agrave la recherche de vices et de vertus et on neacuteglige

lrsquoenvironnement cest-agrave-dire les conditions sociales eacuteconomiques politiques Or le

soi pour Dewey loin de se deacuteployer comme un ecirctre qui serait doteacute drsquoun certain nombre

de capaciteacutes fixeacutees une fois pour toutes de vertus anthropologiquement ancreacutees par

exemple ne peut ecirctre envisageacute que comme un processus actif en lien avec un

21 J Dewey ibid p 144

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 153

environnement et qui ne cesse de se reacutealiser agrave travers lrsquoexpeacuterience dans une

dynamique active avec cet environnement22 Si physiquement on peut identifier un soi

aux contours stables il faut bien entendre que pour lrsquoauteur lrsquoindividu-abstraction

isoleacute nrsquoexiste pas Le soi nrsquoest que le fruit drsquoun processus qui se reacutealise en contexte

avec drsquoautres processus auquel il participe et dont tout agrave la fois il se reccediloit23 Le

deacuteveloppement de sa personnaliteacute de ses dispositions et capaciteacutes la possibiliteacute pour

lui de les deacuteployer bref son autoreacutealisation sont directement associeacutees aux

interactions qui en font un ecirctre social Ses capaciteacutes deacutependent du contexte social

dans lequel il se meut cest-agrave-dire des conditions mais aussi des institutions et autres

dispositifs qui font la vie collective Degraves lors laquo lorsque lrsquoeacutetat du soi est perccedilu comme

processus actif les modifications sociales sont [hellip] perccedilues comme le seul moyen de

parvenir agrave des modifications de la personnaliteacute Les institutions sont envisageacutees dans

leurs effets eacuteducatifs en reacutefeacuterence au type drsquoindividus qursquoelles engendrent Du coup

srsquointeacuteresser agrave lrsquoameacutelioration morale de lrsquoindividu et srsquointeacuteresser agrave la reacuteforme des

conditions eacuteconomiques et politiques ne font qursquoun et lrsquointerrogation sur le sens du

dispositif social prend toute sa signification raquo24 Drsquoougrave ce titre que nous trouvons assez

eacuteloquent Psychological and Politicals Ethics

Crsquoest preacuteciseacutement dans la partie consacreacutee agrave la laquo Psychological Ethics raquo dans

un chapitre consacreacute aux vertus agrave leur nature et agrave leur classification que Dewey

aborde la question du courage Cette partie dans lrsquoensemble des confeacuterences vise

entre autres agrave mettre en lumiegravere la dynamique du processus moral depuis ce qursquoil se

passe dans le soi25 Drsquoun point de vue individuel les vertus ndash dont le courage ndash doivent

ecirctre comprises en reacutefeacuterence agrave ce processus moral dynamique drsquoeacutevaluation reacuteflexive

22 Cf J Dewey Lectures on Psychological and Political Ethics 1898 op cit p 217 laquo There is no way of

telling what the capacities of the agent are excepting as one takes for granted the environmental

conditions with reference to which those powers are exercised There is no telling on the other hand what

the situation and its needs are excepting as one takes for granted an agent free with certain resources at

his command raquo23 Cf J Dewey Lectures on Psychological and Political Ethics 1898 op cit pp 217-218 laquo (hellip) the

moment you give up the conception of the self as a fixed entity the moment you give up the conception of

the self as an ontological being already in existence and having certain powers already made with which it

can produce certain acts or results you get to the conception of the self as an active synthesis ndash that is a

unification ndash realized only in action of a variety of factors and if you call part of those factors internal then

you must call the others external if you call part of them individual you must call the others social An act

as an act always transcends mere individuality raquo24 J Dewey Reconstruction en philosophie op cit pp 162-16325 Comme indiqueacute en introduction agrave cette eacutetude nous nous baserons aussi sur laquo Lrsquointeacuterecirct et lrsquoeffort dans

leurs rapports avec lrsquoeacuteducation de la volonteacute raquo (1895) qui met bien en eacutevidence la dynamique du processus

qui va du trouble agrave lrsquoeffort dans le cadre drsquoune reacuteflexion sur lrsquoeacuteducation

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 154

continuelle de lrsquoagent dans le processus drsquoaction Ce processus moral est conccedilu du

point de vue du soi comme un processus de reacuteflexiviteacute par lequel il vient agrave la

conscience de lui-mecircme depuis son acte-mecircme depuis son impulsion agrave agir Les

vertus sont alors comprises comme diffeacuterentes attitudes possibles que lrsquoagent assume

en lien avec cette expression active du soi dans le processus drsquoengagement dans

lrsquoaction en situation Pour Dewey le processus moral de reacuteflexiviteacute met en jeu quatre

types de vertus dont celle de courage qursquoil lie intrinsegravequement agrave la vertu de

tempeacuterance

Attachons-nous drsquoabord quelque peu agrave deacutecrire ce processus moral comme

processus de reacuteflexion et de meacutediation pour ensuite mieux cerner comment le courage

trouve agrave srsquoy inscrire

Face agrave une situation probleacutematique une difficulteacute un conflit de valeurs de la

nouveauteacutehellipndash bref toutes choses susceptibles de bousculer les habitudes drsquoaction

acquises ndash lrsquoindividu vit ce que Dewey nomme en certains endroits une laquo eacutemotion raquo en

drsquoautres un laquo appeacutetit raquo en drsquoautres encore un laquo sentiment aveugle raquo qui agissent

comme le reacuteveil drsquoune laquo impulsion raquo26 Si et tant que cette impulsion nrsquoest que

ressentie celle-ci peut se limiter agrave nrsquoecirctre que la libeacuteration drsquoune dose drsquoeacutenergie non

canaliseacutee Ce nrsquoest que lorsque le processus moral de reacuteflexiviteacute se met en branle

processus par lequel le soi vient agrave la conscience de lui-mecircme que partant de cette

impulsion mecircme le soi vise en quelque sorte agrave la deacuteplier et agrave mettre en lumiegravere la

teneur de cette tendance impulsive cest-agrave-dire agrave reconnaicirctre ce qursquoelle signifie quel

est son sens pour lui sujet de lrsquoexpeacuterience ou de lrsquoeacutepreuve Selon Dewey lrsquoimpulsion

doit ecirctre rationaliseacutee ce faisant lrsquoagent va prendre conscience du but interne agrave

lrsquoimpulsion cest-agrave-dire de ce que lrsquoon pourra nommer son ideacuteal Pour que le soi puisse

laquo srsquoexprimer raquo cest-agrave-dire srsquoauto-reacutealiser dans son environnement social actuel il faut

que lrsquoimpulsion de deacutepart qui le mobilise puisse ecirctre meacutediatiseacutee par la conscience de

lrsquoideacuteal qui srsquoy reacutevegravele et que de plus y naisse la conscience de lrsquointeacuterecirct profond que cet

ideacuteal a pour lui (en lien avec sa possible autoreacutealisation) cest-agrave-dire aussi de sa force

eacutemotionnelle il faut encore qursquoil prenne conscience des possibles et moyens dont il

26 Cf par exemple J Dewey laquo Lrsquointeacuterecirct et lrsquoeffort raquo op cit pp 66-67 laquo On voit donc aiseacutement que la

fonction drsquoune eacutemotion est de fournir une dose drsquoeacutenergie suppleacutementaire dans les peacuteriodes critiques de la

vie Lorsqursquoon nous propose un but nouveau et inconnu difficilement accessible notre tendance naturelle

est drsquoen abandonner la poursuite Mais crsquoest justement la nouveauteacute de ce but qui souvent lui donne de

lrsquoimportance agrave nos yeux (hellip) Alors la difficulteacute mecircme de nous y adapter provoque le reacuteveil drsquoimpulsions et

drsquohabitudes qui renforcent les capaciteacutes et les ressources de lrsquoagent Les eacutemotions luttent donc contre ce

qursquoil y a de trop nouveau dans les situations impreacutevues de maniegravere agrave stimuler les eacutenergies du moi raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 155

dispose dans lrsquoexpeacuterience pour parvenir agrave tenir et reacutealiser cet ideacuteal

Quand on parle drsquoideacuteal il faut donc bien comprendre que pour Dewey il ne

srsquoagit nullement drsquoune option drsquoun but ou drsquoune finaliteacute qui apparaicirctrait comme externe

ou qursquoil srsquoagirait de poser de maniegravere extrinsegraveque et de rejoindre Toute lrsquooriginaliteacute du

propos pragmatiste est tout au contraire de faire de lrsquoideacuteal une laquo projection raquo de nos

pouvoirs drsquoaction laquo Si lrsquoideacuteal avait une genegravese indeacutependante des pouvoirs actifs eacutecrit

Dewey il est impossible de concevoir comment il pourrait provoquer une action raquo27

Lrsquoideacuteal ne trouve sa genegravese que dans lrsquoimpulsion qui se vit comme puissances encore

latentes du soi Cependant cet ideacuteal doit venir agrave la conscience et cela se fait dans le

processus de lrsquoimpulsion srsquoauto-interpreacutetant de lrsquoimpulsion prenant conscience drsquoelle-

mecircme Dewey eacutecrit ceci laquo Drsquoabord quant agrave son origine lrsquoideacuteal est normalement une

projection de nos pouvoirs drsquoaction Il ne se forme pas dans le vide et nrsquoest pas

introduit du dehors dans le moi Il nrsquoest rien drsquoautre que nos pouvoirs actifs cherchant agrave

prendre conscience drsquoeux-mecircmes et agrave comprendre quel est leur rocircle permanent et leur

signification finale dans lrsquoensemble de la vie psychique (et non pas simplement comme

faits isoleacutes et momentaneacutes) En un mot lrsquoideacuteal est lrsquoimpulsion consciente drsquoelle-mecircme

crsquoest lrsquoimpulsion srsquointerpreacutetant srsquoeacutevaluant drsquoapregraves les possibiliteacutes qursquoelle renferme raquo28

Une fois lrsquoimpulsion meacutediatiseacutee par lrsquoideacuteal le soi se trouve mis en tension

Cette tension le pousse agrave chercher agrave laquo srsquoexprimer raquo cest-agrave-dire agrave porter lrsquoideacuteal en deacutepit

des obstacles et difficulteacutes et agrave transformer les conditions preacutesentes en instruments

soutenant sa reacutealisation

Le courage tel que lrsquoanalyse Dewey est impliqueacute dans cette dynamique du soi

venant agrave la conscience de lui-mecircme agrave mecircme lrsquoimpulsion Il agit comme une attitude

mentale qui permet de progresser coucircte que coucircte vers lrsquoexpression de lrsquoimpulsion et

ce mecircme agrave travers les difficulteacutes Sous la notion de courage Dewey inscrit drsquoailleurs

toute une seacuterie de dispositions telles que la teacutenaciteacute la perseacuteveacuterance la patience

lrsquoendurance le calme lrsquoattachement etc

27Ibid p 7128 Ibid pp 70-71

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 156

Dewey deacuteplie le courage comme laquo self-assertion raquo selon trois caracteacuteristiques

Premiegraverement lrsquoattitude porteacutee par le courage repreacutesente une tendance agrave

lrsquoinitiation au geste inaugural Il srsquoagit bien de partir de lrsquoimpulsion comme ce moment

de fracture et de rupture avec les habitudes eacutetablies et consenties Lrsquoimpulsion quand

elle est reconnue comme telle dans ce geste drsquoinitiation exprime ainsi un laquo pouvoir

autochtone raquo29 qui nrsquoa pas encore reccedilu lrsquoassentiment drsquoautrui un pouvoir qui se risque

agrave introduire de la variabiliteacute dans lrsquoordre existant30 qui se risque aussi courageusement

agrave srsquoaffirmer face au deacutecouragement passif du conservatisme par exemple

Deuxiegravemement lrsquoattitude de self-assertion comme engagement agrave maintenir agrave

tenir et agrave exprimer ce moment inaugural met en lumiegravere une dimension lieacutee agrave la

confiance en ce geste une confiance en soi comme une sorte de foi (Dewey utilise le

terme laquo faith raquo) dans le rocircle que je peux jouer pour introduire cette variation et

transformer lrsquoordre des choses comme agent drsquoune possible transformation sociale

Cette impulsion qui me mobilise et que jrsquoentends exprimer avec sinceacuteriteacute nrsquoest

pas une simple lubie personnelle elle entend bien exprimer ce soi-processus dans son

engagement agrave son environnement social ndash environnement deacutejagrave porteur de forces qui srsquoy

reacutevegravelent Cette impulsion cherche agrave srsquoexprimer comme soi actif et agissant et non

comme soi isoleacute sans impact sur le monde ou simple porteur drsquoexcentriciteacutes Il srsquoagit

drsquoune confiance qui engage le soi agrave se mettre complegravetement en jeu dans la conscience

qursquoil a de participer agrave une expeacuterience commune et agrave la transformabiliteacute de cette

expeacuterience et ce mecircme si bouleverser lrsquoordre eacutetabli creacuteer la rupture poser un geste

inaugural nrsquoest pas facile Il se peut en effet que le soi doive se mettre en jeu face agrave

des moraliteacutes reconnues eacutetablies respecteacutees et cela nrsquoest pas tacircche aiseacutee laquo The

chief obstacle of reforme is that the reformer has to set up a new standard of good

which involves the condemnation of that which is regarded as righteous raquo31 Il doit ainsi

parfois srsquoaffirmer avec confiance dans des contextes hostiles au changement

Aacute partir de lagrave il nous semble que cette dimension de confiance interne au

29 Cf J Dewey Lectures on Psychological and Political Ethics 1898 op cit p196 laquo native original

power raquo30 Cf ibid p 196 laquo There is therefore in this virtue the only guarantee we have of securing the

introduction of variations into the existing order raquo31 Ibid p 196

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 157

courage amegravene agrave porter aussi le questionnement sur une dimension de confiance

sociale qui lui serait correacuteleacutee Lrsquoindividu ne peut srsquoinvestir en totale confiance dans

lrsquoexpression individuelle drsquoun ideacuteal qui se dirait laquo seul contre tous raquo mais comme le

suggegravere Dewey il peut trouver agrave srsquoengager en se faisant la voix de forces de

changement encore latentes dans le champ social Sa confiance serait degraves lors lieacutee

drsquoabord agrave lrsquointuition (et ensuite agrave la recherche expeacuterimentale) que cet ideacuteal qui eacutemane

de son impulsion qui recegravele la force concregravete de lrsquoeacutemotion reacutepond aussi agrave quelque

chose qui est de lrsquoordre drsquoune reacuteelle possibiliteacute sociale drsquoune tendance qui pourrait

ecirctre partageacutee et qui vaut la peine de lrsquoengagement Par lagrave le soi contribue agrave faire

laquo advenir la foi dans les tendances actives de notre temps lagrave ougrave nrsquoeacutetaient que craintes

et rejets raquo32 Par ailleurs dans nombre drsquoautres textes Dewey montre bien que le

processus de conscientisation du soi relegraveve drsquoune dynamique profondeacutement

intersubjective et reacutevegravele une dimension sociale au sens ougrave il se construit non pas

individuellement dans un face-agrave-face avec lui-mecircme et avec ses impulsions mais par la

stimulation des autres et au sein drsquoun environnement qui joue comme forme de vie

communautaire laquo sans la communication de lrsquoexpeacuterience agrave lrsquoautre [lrsquoindividu] demeure

muet livreacute aux sens animal Ce nrsquoest qursquoen association avec autrui qursquoil devient un

centre conscient drsquoexpeacuterience raquo33

Un troisiegraveme moment vient enfin deacuteplier la vertu du courage comme laquo self-

assertion raquo Crsquoest le moment de lrsquoeffort pratique impliqueacute par cet ideacuteal qui soulignons-

le encore une fois eacutemane non pas drsquoune imposition extrinsegraveque mais drsquoune impulsion

concregravete34 Il ne srsquoagit en effet pas de se borner agrave un consentement nominal agrave cet ideacuteal

(laquo jrsquoy crois raquo) mais bien drsquoaffirmer cet ideacuteal en lrsquoimprimant dans lrsquoaction Dewey parle agrave

ce moment du courage comme drsquoune laquo executive force raquo35 Celle-ci manifeste la

signifiance de la sinceacuteriteacute dans le concret de la vie

Pour syntheacutetiser lrsquoanalyse que Dewey propose du courage dans ce texte met

donc en eacutevidence le lien intrinsegraveque du courage agrave lrsquoeacutemotion celle-ci eacutetant motrice drsquoune

impulsion qui srsquoexprime tant dans lrsquoinauguration drsquoune possible rupture que dans la

32 J Dewey Reconstruction en philosophie opcit p 17233 Ibid p 16934 Cf aussi J Dewey laquo Lrsquointeacuterecirct et lrsquoeffort raquo op cit p 71 laquo De lagrave deacutecoule sa fonction Si lrsquoideacuteal avait

une genegravese indeacutependante des pouvoirs actifs il est impossible de concevoir comment il pourrait provoquer

une action Lrsquoactiviteacute psychique neacutecessaire pour transformer ce pur ideacuteal en une reacutealiteacute concregravete ferait

absolument deacutefaut Mais crsquoest justement parce que lrsquoideacuteal est une projection en termes intellectuels de

cette activiteacute psychique que lrsquoideacuteal est ineacutevitablement une ideacutee-force Il est motif aussi bien qursquoideacuteal raquo35 J Dewey Lectures on Psychological and Political Ethics 1898 op cit p 197

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 158

projection drsquoun ideacuteal agrave partir des puissances latentes drsquoaction qursquoelle fait vivre au sujet

en lien avec la situation Il srsquoagit donc drsquoune forme de courage profondeacutement ancreacutee

dans le contexte possibiliseacutee par la rencontre avec celui-ci et ne se deacuteployant qursquoen

lien avec lui Ce deacuteploiement dote aussi le courage drsquoune seconde caracteacuteristique

fondamentale il srsquoouvre sur une forme engagement dans lrsquoaction

Courage et intelligence expeacuterimentale

Agrave la suite de ces analyses il nous semble alors inteacuteressant de revenir agrave notre

hypothegravese de deacutepart selon laquelle il doit ecirctre possible drsquointerroger de maniegravere plus

geacuteneacuterale cette disposition au courage en lien le vœu pragmatiste drsquoune capaciteacute

drsquoengagement dans la vie sociale

Comme nous lrsquoavons vu pour le pragmatisme deweyen la philosophie loin

drsquoecirctre une science premiegravere manifeste son sens dans la tacircche dont elle est porteuse

tacircche qui se veut utile et feacuteconde et qui demande le courage de quitter lrsquoabri de sa tour

drsquoivoire pour se frotter au reacuteel srsquoinscrire dans la dynamique sociale en faire lrsquoeacutepreuve

et ainsi tenter drsquoapporter sa contribution face aux difficulteacutes de nature morale ou

sociale On sait lrsquoimportance que revecirct pour lrsquoauteur de bricoler ces laquo outils raquo qui

devraient permettre de soutenir et drsquoaccroicirctre une intelligence expeacuterimentale qui se

deacuteploierait pour les affaires humaines et les pheacutenomegravenes sociaux et non plus

seulement dans le cadre restreint des sciences de la nature Si lrsquoon veut tirer de leur

immobilisme les croyances et habitudes drsquoaction il est neacutecessaire drsquoappliquer aux

probleacutematiques eacutemergeant dans le champ social des meacutethodes drsquoinvestigation

expeacuterimentales proches de celles qui opegraverent dans les sciences et qui impliquent une

logique drsquoenquecircte36 visant agrave engager les participants dans une recherche collaborative

et coopeacuterative afin de chercher les enjeux collectifs drsquoune situation et ce qursquoelle

requiert selon cette logique expeacuterimentale Il ne srsquoagit donc pas drsquoy chercher seulement

des moyens qui permettraient de reacutealiser des objectifs et finaliteacutes qui auraient eacuteteacute

deacutefinis par ailleurs fixeacutes de maniegravere indeacutependante et a priori choisis par quelques-

uns mais bien de porter attention dans la situation elle-mecircme aux eacuteleacutements utiles

36 Cette probleacutematique est au cœur drsquoun autre ouvrage fondamental de J Dewey Cf Logique La theacuteorie de lrsquoenquecircte [1938] trad G Deledalle Paris PUF 1967 Nous nous permettons de renvoyer ici agrave la partie

consacreacutee agrave Dewey dans T Berns L Bleacutesin G Jeanmart Du courage Une histoire philosophique op cit ainsi qursquoagrave L Bleacutesin laquo Lrsquoexpeacuterimentation citoyenne comme voie drsquoappropriation du politique Lecture

deweyenne raquo in M Maesschalck (dir) Ethique et gouvernance Les enjeux actuels drsquoune philosophie des normes Hildesheim G Olms Verlag 2009 pp 63-75

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 159

pour la deacutefinir37 dans sa probleacutematiciteacute mais aussi aux ferments de solution qursquoelle

contiendrait et qui permettraient de surmonter les blocages pour ouvrir sur un

continuum drsquoexpeacuteriences nouvelles et enrichissantes cest-agrave-dire ouvrir la voie agrave de

nouvelles situations preacutefeacuterables agrave celle qui faisait conflit38 De cette viseacutee comme

advenir de ce processus perpeacutetuel drsquoameacutelioration nous pouvons caracteacuteriser lrsquoenquecircte

sociale comme un processus drsquoexpeacuterimentation mais aussi de creacuteativiteacute laquo lrsquoenquecircte

eacutecrit agrave ce propos Joeumllle Zask relegraveve plus drsquoune logique de creacuteation que drsquoune logique

de deacutecouverte Ses objets sont le changement qursquoelle provoque raquo39

Ainsi lrsquointelligence expeacuterimentale sur laquelle insiste tant Dewey dans

lrsquoensemble de son œuvre se traduit par le deacuteploiement drsquoune connaissance qui ne

cherche pas tant agrave contempler et objectiver le reacuteel dans une face-agrave-face distant qursquoagrave se

deacutevelopper de maniegravere active et opeacuteratoire en faisant de la situation non plus un objet

agrave analyser mais une expeacuterience agrave eacuteprouver et agrave travers laquelle se projeter et se

reacutealiser avec ceux qui la vivent en commun Crsquoest agrave partir drsquoune observation active des

eacuteveacutenements concrets dans ce qursquoils portent drsquoinjonctions et de possibles que

pourront srsquoeacutelaborer des propositions de rectifications de dysfonctionnements

speacutecifiques et que pourra ecirctre trouveacute le laquo bien raquo ou le laquo mieux raquo interne agrave cette

situation Lrsquoameacutelioration drsquoune situation est agrave deacutecouvrir dans sa particulariteacute Pour le

projet pragmatiste chaque situation est porteuse de sa propre finaliteacute

Cet aspect de creacuteativiteacute lieacute agrave la connaissance opeacuteratoire et au processus

drsquoenquecircte nous semble devoir ecirctre souligneacute Il permettrait de caracteacuteriser la speacutecificiteacute

de lrsquointelligence expeacuterimentale comme non seulement une capaciteacute agrave apprendre de la

situation mais aussi drsquoapprendre agrave apprendre au sens ougrave face agrave une deacutestabilisation

nous ne sommes pas seulement en mesure drsquoessayer de faire mieux avec ce que nous

avons drsquoessayer drsquoajuster nos anciennes habitudes mais nous nous reacuteveacutelons

capables dans le processus de lrsquoenquecircte conjointe de modifier nos habitudes drsquoen

produire de nouvelles cest-agrave-dire drsquointroduire de la variabiliteacute Dans la dynamique que

demande cette approche expeacuterimentale du reacuteel les acteurs se rendent aussi capables

37 Cf J Zask laquo Lrsquoenquecircte sociale comme inter-objectivation raquo in B Karsenti et L Queacutereacute (eds) La Croyance et lrsquoenquecircte Aux sources du pragmatisme Paris Eacuted De lrsquoEHESS coll laquo Raisons pratiques raquo

2004 p 143 laquo Ces eacuteleacutements sont les traits de la situation qui sont perccedilus en fonction de leur utiliteacute

possible pour lrsquoenquecircte raquo38 Cf ibid p 147 laquo Le critegravere drsquoune expeacuterience reacuteussie est donc le degreacute auquel telle ou telle expeacuterience

reacutetablit le continuum expeacuterientiel quel que soit le domaine consideacutereacute raquo39 J Zask laquo La politique comme expeacuterimentation raquo Introduction in J Dewey Le Public et ses problegravemes

op cit pp 7 agrave 43 p 20

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 160

de se transformer et de se neacutegocier eux-mecircmes Cette forme drsquointelligence doit donc

nous permettre de transformer nos cleacutes pour aborder lrsquoexpeacuterience de varier nos

dispositions et habitudes pour ecirctre en mesure de rencontrer ce que les conditions

preacutesentes portent comme tensions conflits et aussi comme ressources

Si nous insistons ici sur cette probleacutematique de lrsquointelligence expeacuterimentale ce

nrsquoest pas seulement parce qursquoil srsquoagit drsquoun axe important de la penseacutee deweyenne

mais crsquoest aussi parce que sa description fait selon nous largement eacutecho aux

reacuteflexions sur le courage deacuteveloppeacutees par Dewey dans les confeacuterences de Chicago

Ainsi on pourrait formuler lrsquohypothegravese selon laquelle le courage serait une des

dispositions immanentes au deacuteploiement de cette forme drsquointelligence coopeacuterative

voire une condition de sa mise en oeuvre qui neacutecessite aussi drsquoautres attitudes telles

que sensibiliteacute curiositeacute active empathie sinceacuteriteacute responsiviteacute ouverture drsquoesprit (au

sens de pouvoir se laisser affecter par le nouveau et reacuteviser ses croyances)

persistance endurance40 On pourrait dire que le courage est une des dispositions qui

participent agrave cet engagement confiant dans lrsquoexpeacuterience et agrave la croyance en son

ameacutelioration En effet cette forme expeacuterimentale de relation au reacuteel qui se deacuteploie

depuis lrsquoeacutepreuve-mecircme de la situation implique des capaciteacutes directement lieacutees agrave

celles auxquelles Dewey faisait reacutefeacuterence dans son eacutetude du courage comme self-

assertion capaciteacute agrave se laisser affecter agrave deacuteceler des possibles capaciteacute agrave pouvoir

collectivement deacutegager un ideacuteal porteur de choix et de deacutecision de maintenir cet ideacuteal

face aux difficulteacutes et capaciteacute agrave la confiance en son pouvoir drsquoaction et de

transformation de lrsquoordre des choses

Les conditions sociales du courage

En reacutegime deacutemocratique toute personne doit pouvoir ecirctre reconnue comme un

acteur responsable du processus de deacutefinition des ideacuteaux agrave atteindre au sein des

groupes sociaux auxquels il appartient La tacircche de deacuteployer une intelligence

expeacuterimentale des situations auxquelles nous sommes confronteacutes nrsquoest eacutevidemment

pas reacuteserveacutee agrave la philosophie ou agrave quelques experts ou eacutelus Un des enjeux majeurs de

la penseacutee de Dewey est donc de reacutefleacutechir aux conditions qui favoriseraient lrsquoacquisition

drsquoune telle exigence afin qursquoelle devienne accessible agrave tous Le courage et la confiance

ne sont pas toujours deacutejagrave donneacutes Il srsquoagit degraves lors de reacutefleacutechir aux dispositifs qui

doivent permettre agrave un maximum drsquoindividus drsquoacqueacuterir de telles dispositions face agrave la

vie et qui pourront agrave partir de lagrave srsquoinvestir dans de tels processus drsquoenquecircte conjointe

40 Cf sur ce point G F Pappas laquo Open-mindedness and Courage Complementary Virtues of

Pragmatism raquo in Transactions of the Charles S Peirce Society vol XXXII 19962 pp 316-335

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 161

et de co-construction des enjeux qui les concernent Questionner le courage crsquoest donc

aussi srsquointerroger sur les conditions sociales qui permettraient aux individus de se

doter drsquoune telle confiance et de telles dispositions agrave lrsquointelligence expeacuterimentale

collaborative conditions sociales qui renforceraient degraves lors leurs capaciteacutes agrave la

participation La vie sociale et les institutions et dispositifs par lesquels elle srsquoorganise

doivent alors viser la formation drsquoindividus capables drsquoaccroicirctre leur pouvoir de reacuteflexion

et drsquoaction Il faudra donc porter attention et privileacutegier les institutions sociales qui

soutiennent cette dynamique de maniegravere eacutepanouissante et enrichissante et

continuellement se demander quels effets aura tel ou tel dispositif sur les dispositions

de ceux qui en sont les acteurs laquo [Le dispositif] est-il favorable agrave lrsquoeacutepanouissement de

quelques-uns au deacutetriment des autres ou bien de faccedilon homogegravene et eacutequitable raquo41

Qursquoest-ce qui est fait pour libeacuterer les potentiels chez les individus Quelles sortes

drsquoindividus sont laquo creacuteeacutes raquo par les dispositifs

Dans cette optique Dewey deacuteveloppera on le sait une large reacuteflexion sur les

dispositifs eacuteducatifs dont les lignes de force sont agrave la fois une peacutedagogie de lrsquoactiviteacute

et de lrsquoexpeacuterience (plutocirct que de la connaissance) peacutedagogie centreacutee sur les inteacuterecircts

des enfants mis en contexte drsquoexpeacuterimentation de la socialisation42 et une reacuteflexion sur

une reacuteelle eacutegaliteacute des chances43 Il est important de prendre conscience de lrsquoenjeu

social de lrsquoeacutecole de laquo lrsquoefficaciteacute potentielle de lrsquoeacuteducation comme instrument

constructif de lrsquoameacutelioration de la socieacuteteacute raquo au sens ougrave elle laquo repreacutesente non

seulement un deacuteveloppement des enfants et de la jeunesse mais aussi celui de la

socieacuteteacute future dont ils seront les eacuteleacutements constitutifs raquo44

Affectiviteacute et engagement social ce qui se joue dans la construction du laquo public raquo

Nous aimerions maintenant aborder une autre piste de reacuteflexion qui permet

selon nous de questionner les conditions du courage compris en lien avec la capaciteacute

reacuteelle des acteurs agrave se reacuteapproprier les enjeux qui les concernent cest-agrave-dire avec la

possibiliteacute effective de participer agrave la donne sociale en travaillant avec drsquoautres au

41 J Dewey Reconstruction en philosophie op cit p 16342 Cf J Dewey Deacutemocratie et eacuteducation opcit p 44443 Cf J Dewey Deacutemocratie et eacuteducation opcit p 130 laquo Pour posseacuteder un grand nombre de valeurs en

commun tous les membres du groupe doivent avoir une chance eacutegale de prendre et de recevoir de

partager des entreprises et des expeacuteriences tregraves diverses raquo Lrsquoeacuteducation doit laquo faccedilonner les expeacuteriences

des jeunes de sorte qursquoau lieu de reproduire les habitudes courantes ils contractent de meilleures

habitudes et que par conseacutequent la socieacuteteacute adulte future soit en progregraves par rapport agrave la leur raquo (ibid p

125) 44 Ibid p 126

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 162

repeacuterage des nouvelles questions sociales agrave la construction de leur identification

comme enjeux communs agrave la deacutefinition de finaliteacutes agrave partir de ces contextes et agrave la

mise en œuvre de ces finaliteacutes par la recherche de solutions Cette piste reacuteside dans

lrsquoanalyse que Dewey propose du laquo public raquo principalement dans son ouvrage de 1927

The Public and its problems

Plutocirct que de deacutevelopper ici de maniegravere approfondie toute la teneur theacuteorique

de cette theacutematique45 il nous semble plus opportun drsquoen faire un eacutecho plus concret en

portant attention agrave des formes de vie associatives qui nourrissent lrsquoespace collectif

contemporain et qui figurent bien ce qursquoil y a lieu de comprendre par laquo public raquo au sens

pragmatiste deweyen A cocircteacute des formes associatives et de participation qui se vivent

dans la socieacuteteacute civile organiseacutee on assiste agrave drsquoautres modaliteacutes drsquoeacutemergence

collective drsquoune position laquo politique raquo face agrave des questions tregraves diverses qui touchent le

quotidien logement environnement cohabitation des cultures eacutegaliteacute des sexes

revenus migrations etc Ainsi lrsquoespace public de nos socieacuteteacutes contemporaines voit

srsquoinstaller un nouvel eacutequilibre entre drsquoune part la logique traditionnelle des grands

acteurs collectifs articulant neacutegociation des inteacuterecircts et revendication de protections

collectives et drsquoautre part une logique que nous dirons beaucoup plus expeacuterimentale

reacuteveacuteleacutee par de multiples initiatives eacutemergeant du laquo terrain raquo Cette dynamique faite

drsquoexpeacuterimentations se caracteacuterise par sa multipliciteacute sa localiteacute elle est doteacutee drsquoune

dimension profondeacutement situationnelle contextuelle Loin de vouloir rejoindre de

grands modegraveles drsquoimpleacutementer des programmes il srsquoagit ici drsquoaccueillir ce qui survient

et de se rendre compte que collectivement nous habitons une situation qui nous

questionne et qui au-delagrave de ce sentiment personnel et interpersonnel interroge aussi

le collectif comme vivre-ensemble et nous requiegravere agrave lrsquoaction46 Face agrave des

vulneacuterabiliteacutes qui nous concernent et qui affectivement nous touchent nous troublent

nous bousculent face agrave des probleacutematiques que nous cocirctoyons dont nous sommes

les laquo riverains raquo nous sommes capables de nous impliquer A partir du malaise

ressenti du trouble de la colegravere parfois il srsquoagit de mettre un collectif au travail

formuler des questions identifier et cateacutegoriser des problegravemes travailler

collectivement agrave lrsquoeacutenonciation de possibles reacuteponses etc Nous faisons ici reacutefeacuterence agrave

des collectifs tels que comiteacutes de soutien aux sans-papiers comiteacutes contre la laquo chasse

aux chocircmeurs raquo occupants de squats Clea mais aussi associations de riverains

45 Nous deacuteveloppons cette question de maniegravere plus approfondie dans T Berns L Bleacutesin G Jeanmart

Du courage Une histoire philosophique op cit 46 Cf M Benasayag et D Sztulwark Du contre-pouvoir Paris Ed La Deacutecouverte 2000 p 87 laquo Lrsquoeacutetape

qui srsquoouvre aujourdrsquohui pour les luttes populaires trouve son originaliteacute dans la perception que le manque

de modegraveles nrsquoest plus un frein une faille ou un obstacle mais preacuteciseacutement une ouverture une nouvelle

possibiliteacute de srsquoorganiser selon des projets axiomatiques qui ne sont pas guideacutes par une ideacutee du devoir

ecirctre du futur mais qui partent de lrsquoassomption de lrsquoexigence situationnelle raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 163

inquiets par lrsquoinstallation drsquoune deacutecharge groupes drsquoentraide autour drsquoune maladie

orphelinehellip Le champ est vaste Ces initiatives nous invitent agrave penser le changement

depuis lagrave ougrave nous sommes comme une reacuteappropriation collective de ce sur quoi on

peut encore avoir prise aujourdrsquohui Elles sont porteuses de pratiques infiniment

diverses tant dans leur mode drsquoorganisation que drsquoaction47 Ainsi face agrave telle ou telle

situation drsquoinjustice de souffrance des personnes se sentent directement impliqueacutees

drsquoabord comme laquo je raquo et puis comme laquo nous raquo un nous qui nrsquoest pas donneacute drsquoavance

mais qui se construit agrave partir de leurs interactions

La question du public est selon Dewey une question cruciale pour nos reacutegimes

deacutemocratiques Selon nous il srsquoagit aussi drsquoune expeacuterience essentielle pour

questionner le courage et ce agrave un double titre Drsquoune part le type drsquoexpeacuterimentation

qui anime la construction drsquoun public peut ecirctre lue comme la manifestation drsquoun

courage qui se dit en lien avec lrsquoeacutemotion et avec le passage de celle-ci agrave lrsquoengagement

Qursquoest-ce qui drsquoun trouble ou drsquoune souffrance sociale permet le passage agrave lrsquoaction

Qursquoest-ce qui depuis lrsquoordre du ressenti et du subi face agrave une situation veacutecue comme

conflictuelle ou probleacutematique permet de passer de cet affect agrave un moment de reprise

47 Un exemple de ce type de construction du collectif est bien mis en exergue dans un article reacutecent de

Libeacuteration laquo Appel boule de neige sur lrsquohocircpital psychiatrique raquo (Lib 14 et 15 mars 2009) Suite agrave un fait

divers tragique (la mort drsquoun jeune homme assassineacute par un malade qui srsquoeacutetait eacutechappeacute drsquoun centre

psychiatrique) Nicolas Sarkozy annonce le 2 deacutecembre 2008 un plan de seacutecurisation des hocircpitaux On y

parle de chambres drsquoisolement de videacuteosurveillance Ce qui ressort drsquoun tel discours crsquoest une vision tregraves

steacutereacuteotypeacutee du malade mental comme individu dangereux Ce discours preacutevoit une reacuteforme annonce un

projet de loi dans un moment de crise et de confusion Ce discours provoque un choc dans les

professions qui cocirctoient la maladie mentale au quotidien Un meacutedecin psychiatre deacutecide de reacuteagir et active

drsquoabord son reacuteseau de proximiteacute Autour du Dr H Bokobza se constitue alors un groupe de 39 personnes

qui reacutepondent agrave son appel et publient dans une premiegravere initiative conjointe un texte commun qui sera

diffuseacute dans les meacutedias Ce groupe poursuit lrsquoinitiative en ouvrant une peacutetition qui reacutecolte tregraves vite un

nombre impressionnant de signatures et en organisant des Etats Geacuteneacuteraux auxquels participeront plus de

2000 personnes Dans le collectif de deacutepart le groupe des 39 on ne trouve pas seulement des meacutedecins

psychiatres mais aussi des infirmiers des psychologues des eacutetudiants Ils se reacuteunissent de maniegravere

hebdomadaire restent ouvert agrave tous Ce qui nous paraicirct particuliegraverement inteacuteressant dans lrsquoarticle crsquoest

qursquoun meacutedecin interrogeacute en parle en termes de laquo groupe deacutesirant raquo La mobilisation part bien drsquoun affect

drsquoune colegravere drsquoun choc qui impulse un deacutesir de srsquoimpliquer Lrsquoenjeu est riverain il preacuteoccupe directement

Ce qui est inteacuteressant aussi crsquoest la conscience qursquoont ces meacutedecins de devoir faire groupe avec tous les

concerneacutes cest-agrave-dire aussi avec les malades et leur famille et ce pour que cette mobilisation soit

entendue Il faut pouvoir faire groupe autour des malades avec eux dans cette socieacuteteacute-ci avec son

discours seacutecuritaire La question du malade doit pouvoir ecirctre reacuteactualiseacutee par rapport agrave ce nouveau

contexte seacutecuritaire elle doit ecirctre remise en travail et crsquoest en faisant groupe en articulant les diffeacuterentes

compeacutetences en permettant aux diffeacuterentes repreacutesentations des enjeux de se confronter que lrsquoon va

permettre agrave cette question drsquoeacutemerger dans le deacutebat de srsquoy inscrire comme un enjeu public Nous

renvoyons agrave L Bleacutesin laquo Nouvelles formes drsquoengagement Reconstruire la confiance sociale raquo op cit

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 164

de cet affect et drsquoimpulsion Drsquoautre part cette expeacuterimentation de la communauteacute

drsquoaction que constitue le public est aussi le lieu drsquoexpeacuterimentation drsquoune transformation

possible des identiteacutes par la participation au groupe Par cette dynamique

drsquoexpeacuterimentation au sein drsquoun groupe drsquoaction lrsquoacteur ne fait pas seulement

lrsquoacquisition de nouvelles compeacutetences mais aussi drsquoune confiance lieacutee agrave des

meacutecanismes de reconnaissance En effet si le public nrsquoexiste pas hors sa

construction les individus nrsquoexistent pas non plus comme des parties deacutejagrave

preacuteexistantes au public mais se construisent se transforment et se capacitent dans

ce processus-mecircme Ce que lrsquoexpeacuterimentation propre au public nous apprend crsquoest

aussi ce que crsquoest que laquo faire groupe raquo se construire et se positionner comme

laquo groupe raquo dans la socieacuteteacute et se doter drsquoune parole collective Et il ne faudrait pas

minimiser lrsquoapport de ce type de laquo laboratoires sociaux raquo et drsquoexpeacuterience de la

participation au sein de la vie drsquoun groupe pour les individus On lrsquoa vu les dispositifs

sociaux de responsabilisation individuelle de nos socieacuteteacutes ne cessent de srsquoadresser

aux individus de renvoyer aux individus de les enjoindre agrave lrsquoacte comme individus

preacutesupposant ainsi tant leur capaciteacute drsquoautonomie qursquoune possibiliteacute eacutegalement

distribueacutee agrave chacun drsquoecirctre responsable et courageux Les reacuteflexions pragmatistes sur la

communauteacute drsquoaction que constitue le public invitent agrave comprendre que ce nrsquoest que

par la faccedilon dont un individu se repreacutesente et se sent reconnu comme partie prenante

drsquoun groupe drsquoun laquo nous raquo qursquoil peut srsquoauto-reacutealiser comme personne comme citoyen

comme acteur dans une socieacuteteacute Dans cette expeacuterience de participation au sein de

lrsquoassociation lrsquoindividu fait lrsquoexpeacuterience de la communauteacute au sens deacutemocratique que

Dewey donne agrave cette notion capitale de sa penseacutee Cette communauteacute lie

reacuteflexivement processus de participation au groupe et processus drsquoindividuation et

drsquoautoreacutealisation Par sa contribution personnelle en fonction de ses compeacutetences et

de ses inteacuterecircts propres agrave la recherche drsquoun inteacuterecirct partageacute lrsquoindividu libegravere ses

potentialiteacutes personnelles tout en faisant partie drsquoun groupe et en poursuivant un

effort collectif laquo La liberteacute est cette libeacuteration et cet accomplissement assureacutes des

potentialiteacutes personnelles qui ne peuvent se produire que par une association riche et

varieacutee avec les autres raquo48

Ce nrsquoest qursquoagrave partir drsquoune telle autoreacutealisation que le courage peut ecirctre autre

chose qursquoune injonction ou une possibiliteacute formelle Reacutefleacutechir sur les conditions

sociales du courage crsquoest donc aussi reacutefleacutechir sur les conditions qui permettront la

libeacuteration des potentialiteacutes individuelles lrsquoautoreacutealisation de lrsquoindividu dans le groupe

La vie associative est lrsquoun des espaces sociaux ougrave une telle exigence peut se reacutealiser

Il srsquoagit lagrave drsquoun enjeu capital pour la deacutemocratie49 laquo Pour lrsquoindividu [la deacutemocratie]

48 J Dewey Le Public et ses problegravemes op cit pp 157-15849 On peut renvoyer ici aux reacuteflexions sur la laquo deacutemocratie situationnelle raquo que deacuteveloppent M Benasayag et

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 165

consiste dans le fait de prendre part de maniegravere responsable en fonction de ses

capaciteacutes agrave la formation et agrave la direction des activiteacutes du groupe auquel il appartient

et agrave participer en fonction de ses besoins aux valeurs que deacutefend le groupe raquo50

La dimension du courage telle que nous lrsquoavons deacuteveloppeacutee agrave partir de Dewey

nrsquoa plus rien agrave voir avec quelque forme heacuteroiumlque ou exemplaire qui appartiendrait agrave tel

ou tel individu heacuteros modegravele berger ou teacutemoin Le courage dont il est ici question ne

prend sens que dans la dynamique de deacuteveloppement de la personnaliteacute au sein de

son environnement communautaire dans le partage ndash avec drsquoautres ndash drsquoun

engagement confiant pour lrsquoameacutelioration des conditions du vivre-ensemble Depuis

lrsquoimpulsion lieacutee agrave lrsquoaffect jusqursquoagrave lrsquoengagement pour une transformation sociale le

courage preacutesuppose et nourrit lrsquoespace deacutemocratique un espace ougrave pour chacun est

ouverte la possibiliteacute de participer agrave lrsquoexpeacuterience et drsquoy deacuteployer ses potentialiteacutes Une

telle forme de courage ne se deacuteploie qursquoarticuleacutee agrave la question de la confiance sociale

et manifeste un sens reacutesolument politique

Laurence Bleacutesin est chercheuse au Centre de

Philosophie du droit de lrsquoUniversiteacute de Louvain ougrave ses

recherches srsquoinscrivent dans le cadre dun projet de

recherche (PAI VI06 - accessible agrave lrsquoadresse

wwwcpdruclacbeiap6) financeacute par le laquo Programme

Pocircles dattraction interuniversitaires ndash Eacutetat belge ndash

Politique scientifique feacutedeacuterale raquo Elle beacuteneacuteficie aussi du

soutien de la Fondation Bernheim dans le cadre du

laquo Projet Courage raquo

D Sztulwark dans Du contre-pouvoir op cit Cf par exemple p 54 laquo la deacutemocratie est la pluraliteacute

croissante et reacuteelle des pratiques et des situations raquo50 J Dewey Le Public et ses problegravemes op cit p 156

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 166

Alain Loute laquo La logique excessive du geste

courageux une force de creacuteation sociale

Reacuteflexions agrave partir de Paul Ricœur raquo

De prime abord il peut paraicirctre surprenant de choisir un auteur comme Paul

Ricœur pour entreprendre une reacuteflexion sur les figures du courage politique A notre

connaissance en effet Ricœur ne srsquoest pas consacreacute explicitement au thegraveme du

courage On ne peut que constater lrsquoabsence du courage dans lrsquoanthropologie de

lrsquohomme capable deacuteveloppeacutee dans Soi-mecircme comme un autre De fait Ricœur ne

mentionne pas le courage parmi les capaciteacutes qui dessinent le portrait de lrsquohomme

capable que nous sommes

Il nrsquoen reste pas moins que le courage nous semble jouer chez Ricœur un rocircle

eacuteminemment important au plan politique Pour rendre compte de la figure politique du

courage qursquoil deacuteveloppe il faut srsquointeacuteresser dans lrsquoœuvre de Ricœur agrave la figure de ce

que lrsquoon peut appeler les laquo gestes excessifs raquo Agrave de nombreuses reprises dans son

œuvre Ricœur a fait reacutefeacuterence agrave des engagements singuliers exceptionnels agrave des

choix moraux extrecircmes Ainsi Ricœur a-t-il pu eacutevoquer la figure de lrsquohomme non-violent

dans Histoire et veacuteriteacute1 lrsquoengagement de Saint Franccedilois Gandhi ou de Martin Luther

King dans Amour et justice2 ou plus reacutecemment la demande de pardon drsquohommes

drsquoEtat comme le geste de Willy Brandt srsquoagenouillant agrave Varsovie au pied du monument

des victimes de la Shoah dans La critique et la conviction3 de mecircme que dans La

meacutemoire lrsquohistoire lrsquooubli4 et dans Parcours de la reconnaissance5

Dans La critique et la conviction il qualifie preacuteciseacutement le geste drsquoun Willy

1 P Ricœur laquo Lrsquohomme non-violent et sa preacutesence agrave lrsquohistoire raquo in Histoire et veacuteriteacute troisiegraveme eacutedition

augmenteacutee de quelques textes Paris Seuil 1964 pp 235-2452 P Ricœur Lrsquoamour et la justice Tuumlbingen JCB Mohr (Paul Siebek) 1990 p 563 P Ricœur La critique et la conviction Entretien avec Franccedilois Azouvi et Marc de Launay Paris Calmann-

Leacutevy 1995 p 1754 P Ricœur La meacutemoire lrsquohistoire lrsquooubli Paris Seuil 2000 p 6185 P Ricœur Parcours de la reconnaissance Trois eacutetudes Paris Stock 2004 p 354

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 167

Brandt de laquo geste courageux raquo

Demander pardon reste une option ouverte et cela au plan politique mecircme

comme des gestes historiques reacutecents lrsquoont attesteacute je pense au chancelier Willy

Brandt au roi Juan Carlos avec lrsquoInquisition et agrave drsquoautres chefs drsquoEtat En

inscrivant la demande de pardon dans la sphegravere politique comme le demande

Hannah Arendt les auteurs de ces gestes courageux ont peut-ecirctre contribueacute agrave

ouvrir une bregraveche dans lrsquoimprescriptible et dans lrsquoimpardonnable6

En quoi pour Ricœur un geste comme celui de Willy Brandt est-il un geste

laquo courageux raquo Le courage de ce geste ne reacuteside en aucune maniegravere dans le fait

drsquoavoir oseacute appliquer les regravegles coucircte que coucircte sans eacutegard pour les conseacutequences

de leur application Le geste courageux nrsquoest pas celui drsquoune laquo conscience

scrupuleuse raquo7 obnubileacutee par le respect de la loi A contrario le caractegravere courageux

du geste excessif ne reacuteside pas dans le seul fait de deacutefier ou drsquoenfreindre les regravegles

Le courage consisterait bien plutocirct dans le fait drsquoagir au-delagrave des regravegles drsquoeacutequivalence

suivant la logique excessive de lrsquoamour qui donne sans attendre en retour Par geste

courageux Ricœur entendrait ici non pas un geste moral ou immoral mais laquo supra-

moral raquo8

Quel est le rocircle que peuvent jouer de tels gestes laquo supra-moraux raquo En quoi

pourrait-on en parler comme drsquoune figure du courage politique Pour Ricœur de tels

gestes posseacutederaient ni plus ni moins le pouvoir drsquoinitier un mouvement de

transformation sociale Citons Ricœur revenant dans Parcours de la reconnaissance

sur le geste de Willy Brandt

De tels gestes (hellip) ne peuvent faire institution mais en portant au jour les limites

de la justice drsquoeacutequivalence et en ouvrant un espace drsquoespeacuterance agrave lrsquohorizon de la

politique et du droit au plan post-national et international ces gestes deacuteclenchent

une onde drsquoirradiation et drsquoirrigation qui de faccedilon secregravete et deacutetourneacutee contribue agrave

lrsquoavanceacutee de lrsquohistoire vers des eacutetats de paix9

Ces gestes auraient pour effet de nous reacutegeacuteneacuterer dans notre capaciteacute agrave bien

vivre-ensemble Ils deacutementiraient le fatalisme ambiant et relanceraient lrsquoespoir drsquoun

vivre ensemble pacifieacute A lire Ricœur le bien vivre-ensemble deacutependrait de lrsquoeacutelan dont

6 P Ricœur La critique et la conviction op cit p 1757 P Ricœur laquo Culpabiliteacute eacutethique et religion raquo in Le conflit des interpreacutetations Essais drsquohermeacuteneutique

Paris Seuil 1969 pp 416-430 p 4208 P Ricœur Lrsquoamour et la justice op cit p 569 P Ricœur Parcours de la reconnaissance op cit p 354

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 168

seraient porteurs les acteurs excessifs

Dans cet article nous nous proposons drsquointerroger cette laquo figure du courage

politique raquo que constituent les gestes excessifs chez Ricœur Dans un premier temps

afin de comprendre le rocircle que Ricœur assigne agrave ces gestes il nous faudra revenir sur

le fatalisme et le deacutesespoir que peut susciter un monde marqueacute par la radicaliteacute et

lrsquoexcegraves du mal Le philosophe voit dans cet excegraves du mal la source drsquoune forme de

conscience malheureuse Nous verrons ensuite que pour Ricœur ces gestes

excessifs ont pour effet de transformer le fatalisme en espeacuterance Ils reacutepliquent au

deacutesespoir en nous donnant agrave penser la paix comme un horizon possible du bien vivre-

ensemble Cette conception du rocircle du courage nrsquoest pas sans susciter nombre de

perplexiteacutes et de critiques Elles convergent vers une mecircme question un geste

excessif individuel peut-il agrave lui seul marquer la socieacuteteacute de son excegraves et initier un

mouvement de creacuteation normative Crsquoest sur cette question que srsquoachegravevera notre

examen de la figure du courage politique que constituent les gestes excessifs Nous

montrerons que cette conception du courage repose sur de lourds preacutesupposeacutes

1 La conscience malheureuse face agrave la radicaliteacute et agrave lrsquoexcegraves du mal

Commenccedilons par rendre compte du risque de conscience malheureuse que

peut geacuteneacuterer la radicaliteacute et lrsquoexcegraves du mal Qursquoil agisse en deacutesobeacuteissant agrave la norme

morale ou en la respectant lrsquoacteur risque toujours de mal-faire Drsquoune part le mal est

susceptible de pervertir la volonteacute et de la conduire agrave inverser ses ordres de prioriteacutes10

Il peut amener lrsquoacteur agrave preacutefeacuterer ce qui ne devrait pas ecirctre Drsquoautre part toute action

y compris lrsquoaction soumise agrave une norme reste une action violente Toute action creacutee

une dissymeacutetrie radicale entre les protagonistes de lrsquoaction Tout agent connaicirct un

patient Le pouvoir-faire est indissociablement un laquo pouvoir-sur raquo autrui laquo Il est difficile

drsquoimaginer des situations drsquointeraction ougrave lrsquoun nrsquoexerce pas un pouvoir sur lrsquoautre du fait

mecircme qursquoil agit raquo11 La possibiliteacute de ce mal reacutevegravele le caractegravere tragique de lrsquoaction

10 La propension au mal ndash que Ricœur agrave la suite de Kant distingue de la disposition au bien ndash a pour effet

drsquoaffecter laquo lrsquousage de la liberteacute la capaciteacute drsquoagir par devoir bref la capaciteacute agrave ecirctre effectivement

autonome (hellip) cette affection de la liberteacute mecircme si elle nrsquoatteint pas le principe de la moraliteacute qui reste

lrsquoautonomie met en cause son exercice son effectuation raquo (P Ricœur Soi-mecircme comme un autre Paris

Seuil 1990 p 252) laquo Le mal est au sens propre du mot perversion agrave savoir renversement de lrsquoordre qui

impose de placer le respect pour la loi au-dessus de lrsquoinclination raquo (ibid p 251) Crsquoest laquo une preacutefeacuterence

qui ne devrait pas ecirctre raquo (P Ricœur laquo Culpabiliteacute eacutethique et religion raquo op cit p 424)11 P Ricœur Soi-mecircme comme un autre op cit p 256

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 169

autonome pour la vie bonne Alors mecircme qursquoelle cherche agrave effectuer la viseacutee eacutethique agrave

travers la norme morale elle peut conduire agrave des injustices plus grandes encore que

celles contre lesquelles elle preacutetend lutter

Pour Ricœur mecircme sous laquo sa forme la plus mesureacutee la plus leacutegitime la justice

est deacutejagrave une maniegravere de rendre le mal par le mal raquo12 Il ne faudrait pas limiter cette

importante thegravese agrave la seule prise en compte des effets secondaires de lrsquoapplication

des normes Sur un plan plus fondamental cette thegravese renvoie au fait que pour

Ricœur laquo la morale ne constituerait qursquoune effectuation limiteacutee quoique leacutegitime et

mecircme indispensable de la viseacutee eacutethique raquo13 La viseacutee eacutethique est toujours en excegraves

absolu par rapport agrave la norme morale Entre la meacutediation de la regravegle ndash la morale ndash et sa

finaliteacute ndash la viseacutee eacutethique ndash la disproportion est manifeste14

Crsquoest la raison pour laquelle la vie morale reste intrinsegravequement conflictuelle

Dans la neuviegraveme eacutetude de Soi-mecircme comme un autre consacreacutee agrave la sagesse

pratique Ricœur aborde diffeacuterents conflits qui peuvent ecirctre rencontreacutes lors de

lrsquoapplication des normes Il ne faudrait pas limiter ces conflits agrave des problegravemes de

motivation ou de prise en compte du contexte drsquoeffectuation des normes Au cours de

lrsquoapplication des normes des conflits peuvent apparaicirctre entre la viseacutee eacutethique et la

norme morale Ce qui se donne agrave voir dans ces conflits crsquoest lrsquoexigence infinie de la

viseacutee eacutethique que la norme a pour tacircche drsquoeffectuer La viseacutee eacutethique se reacutevegravele comme

une fin hors de porteacutee de la morale

Aacute titre drsquoexemple drsquoun tel conflit Ricœur eacutevoque le dilemme de la veacuteriteacute due aux

mourants15 Le dilemme est le suivant Face au malade souffrant je peux deacutecider soit

de lui dire la veacuteriteacute sur son eacutetat par respect de la norme morale soit de lui mentir par

sollicitude pour lui en tenant compte des conseacutequences qursquoune telle veacuteriteacute pourrait

avoir Ce qui rentre en conflit dans cet exemple crsquoest le respect de lrsquohumaniteacute drsquoautrui

auquel nous enjoint le deuxiegraveme impeacuteratif kantien ndash laquo Agis de telle sorte que tu traites

12 P Ricœur laquo Etat et violence raquo in Histoire et veacuteriteacute op cit pp 246-259 p 24913 P Ricœur Soi-mecircme comme un autre op cit p 20114 Sur cette compreacutehension de la relation entre la viseacutee eacutethique et la norme morale chez Ricœur comme

une relation de disproportion nous nous permettons de renvoyer le lecteur agrave nos travaux anteacuterieurs A

Loute La creacuteation sociale des normes De la socio-eacuteconomie des conventions agrave la philosophie de lrsquoaction

de Paul Ricœur Hildesheim Olms 2008 pp 243-282 A Loute laquo La creacuteativiteacute normative chez Paul

Ricœur raquo in M Maesschalck (eacuted) Ethique et gouvernance Les enjeux actuels drsquoune philosophie des

normes Hildesheim Olms 2009 pp 37-6115 P Ricœur Soi-mecircme comme un autre op cit p 313

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 170

lrsquohumaniteacute aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en

mecircme temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen raquo16

ndash avec la

sollicitude eacutethique pour la singulariteacute et lrsquoinsubstitualibiliteacute de sa personne Un tel

dilemme eacutethique nous fait donc prendre conscience de la disproportion fondamentale

qursquoil existe entre la regravegle morale et la finaliteacute que cette regravegle a pour tacircche drsquoeffectuer

une vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes

La vie morale est donc marqueacutee par une disproportion fondamentale entre la

regravegle et sa finaliteacute Lrsquoexistence drsquoune telle disproportion soulegraveve une importante

question La prise de conscience du fait que la synthegravese de la moraliteacute et du bonheur

est hors de porteacutee de lrsquoaction humaine ne risque-t-elle pas de susciter une forme de

laquo conscience malheureuse raquo Lrsquoacteur a-t-il drsquoautres issues que le fatalisme et le

deacutesespoir Ricœur lui-mecircme a souleveacute ces questions dans les pages qursquoil a

consacreacutees dans Parcours de la reconnaissance agrave lrsquoeacutethique de la reconnaissance de

Axel Honneth Pour Ricœur la lutte pour la reconnaissance est interminable Les

diffeacuterents types de rapport positif agrave soi ndash sous la forme de la confiance en soi du

respect de soi et de lrsquoestime de soi ndash constituent un ideacuteal qui guide la lutte pour la

reconnaissance mais qui nrsquoest jamais pleinement atteint17 Ricœur srsquointerroge laquo la

demande de reconnaissance affective juridique et sociale par son style militant et

conflictuel ne se reacutesout-elle pas en une demande indeacutefinie figure de ldquomauvais

infinirdquo raquo18 La perspective drsquoune lutte pour la reconnaissance interminable ne risque-t-

elle pas de susciter laquo une nouvelle forme de ldquoconscience malheureuserdquo sous les

espegraveces soit drsquoun sentiment ingueacuterissable de victimisation soit drsquoune infatigable

16 E Kant Fondements de la meacutetaphysique des mœurs trad de V Delbos revue et modifieacutee par F Alquieacute

in E Kant Œuvres philosophiques Paris Gallimard t II 1985 p 29517 La laquo confiance en soi raquo nrsquoest pas acquise une fois pour toutes Elle demande agrave ecirctre continuellement

confirmeacutee par lrsquoentretien de liens affectifs De mecircme le travail de la reconnaissance juridique est infini La

sphegravere normative des droits demande agrave ecirctre eacutelargie tant au plan de laquo lrsquoeacutenumeacuteration des droits subjectifs

deacutefinis par leur contenu raquo qursquolaquo au plan de lrsquoattribution de ces droits agrave des cateacutegories nouvelles drsquoindividus

ou de groupes raquo (P Ricœur Parcours de la reconnaissance op cit p 290) Le processus de

reconnaissance intersubjective qui conduit les individus agrave srsquoestimer lui aussi est interminable Du fait du

pluralisme axiologique de nos socieacuteteacutes et de la variation des rapports drsquoestime selon les eacutepoques (Cf P

Ricœur Parcours de la reconnaissance op cit pp 295-296) la formation drsquoun horizon de valeurs

communes qui permet aux acteurs de srsquoestimer doit srsquoentendre comme un processus dynamique qui ne se

clocircture jamais Pour une analyse plus approfondie de lrsquointerpreacutetation que Ricœur effectue de la theacuteorie de

la reconnaissance de Axel Honneth nous nous permettons de renvoyer le lecteur agrave notre article A Loute

laquo Philosophie sociale et reconnaissance mutuelle chez Paul Ricœur raquo in R Geacutely S Laoureux et L Van

Eynde (eacuteds) Affectiviteacute imaginaire creacuteation sociale Bruxelles agrave paraicirctre18 P Ricœur Parcours de la reconnaissance op cit p 317

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 171

postulation drsquoideacuteaux hors drsquoatteinte raquo19

La laquo conscience malheureuse raquo susciteacutee par le caractegravere interminable de

lrsquoeffectuation de la viseacutee eacutethique agrave travers les normes morales ne constitue pas le

dernier mot de lrsquoeacutethique ricœurienne Aacute la disproportion entre lrsquoexcegraves de la souffrance

et le respect de la regravegle les acteurs sont capables de reacutepliquer par une autre forme

drsquoexcegraves Pour Ricœur certains gestes excessifs comme celui de Willy Brandt de

Martin Luther King ou drsquoautres figures heacuteroiumlques peuvent transformer le fatalisme de

la conscience malheureuse en espeacuterance Ces gestes auraient le pouvoir de nous

redonner confiance dans la possibiliteacute drsquoun bien vivre-ensemble Penchons-nous

maintenant sur ces gestes

2 La reacuteplique du geste excessif

Ce qui fait la speacutecificiteacute de ces gestes crsquoest qursquoils relegravevent de la logique

excessive de lrsquoamour Lrsquoamour au sens du concept drsquoagapegrave est don sans attente de

retour Il ignore le calcul et la comparaison Il se distingue par la surabondance de sa

geacuteneacuterositeacute A cette logique excessive de lrsquoamour Ricœur oppose la justice Cette

derniegravere ressortit agrave ce qursquoil appelle la logique drsquoeacutequivalence Ainsi la justice distributive

a pour finaliteacute de donner agrave chacun sa part suivant un objectif drsquoeacutegaliteacute proportionnelle

de mecircme que la justice corrective cherche agrave laquo rendre la peine proportionnelle au

deacutelit raquo20 Ricœur souligne la laquo disproportion raquo21 qursquoil existe entre ce qursquoil appelle la

logique excessive de lrsquoamour et la logique drsquoeacutequivalence de la justice22

Ce qui inteacuteresse Ricœur dans ces gestes excessifs crsquoest leur dimension

symbolique Lrsquoimportant pour lui est moins ce que ces acteurs font que le sens que

donnent agrave penser leur geste excessif drsquoamour laquo consideacutereacute comme un texte raquo23 Ces

gestes sont comme des discours poeacutetiques qui nous donnent agrave penser un vivre-

ensemble pacifieacute comme proposition de monde possible Pour Ricœur de tels actes

excessifs rendraient preacutesente la totaliteacute que vise lrsquoeacutethique un peu agrave la maniegravere de la

19 Ibid p 318 20 P Ricœur laquo Theacuteonomie etou Autonomie raquo in Archivio di filosofia ndeg1-3 1994 pp19-36 p 2721 P Ricœur Parcours de la reconnaissance op cit p 324 22 Sur la dialectique de lrsquoamour et de la justice cf P Ricœur Lrsquoamour et la justice op cit23 Cf P Ricœur laquo Le modegravele du texte lrsquoaction senseacutee consideacutereacutee comme un texte raquo in Du texte agrave lrsquoaction Essais drsquohermeacuteneutique II Paris Seuil 1986 pp 183-211

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 172

preacutesentation des Ideacutees de la raison par le jugement reacutefleacutechissant kantien Citons

Ricœur agrave propos du non-violent

Il nrsquoest pas en marge du temps il serait plutocirct ldquointempestifrdquo inactuel comme la

preacutesence anticipeacutee possible et offerte drsquoune autre eacutepoque qursquoune longue et

douloureuse ldquomeacutediationrdquo politique doit rendre historique24

Ricœur attend de ces gestes qursquoils nous reacutevegravelent la paix comme un horizon

possible et qursquoils transforment le fatalisme et le deacutesespoir en espeacuterance

Preacutecisons drsquoembleacutee que Ricœur nrsquoinsinue pas qursquoil faille remplacer la justice par

lrsquoamour Le geste excessif drsquoamour reste un geste exceptionnel qui ne doit pas ecirctre

pris comme une regravegle au risque sinon de conduire agrave lrsquoinjustice

Quelle loi peacutenale et en geacuteneacuteral quelle regravegle de justice pourrait-elle ecirctre tireacutee drsquoune

maxime drsquoaction qui eacuterigerait la non-eacutequivalence en regravegle geacuteneacuterale Quelle

distribution de tacircches de rocircles drsquoavantages et de charges pourrait-elle ecirctre

institueacutee dans lrsquoesprit de la justice distributive si la maxime de precircter sans rien

attendre en retour eacutetait eacuterigeacutee en regravegle universelle Si le supra-moral ne doit pas

virer au non-moral voire agrave lrsquoimmoral ndash par exemple agrave la couardise ndash il lui faut

passer par le principe de la moraliteacute25

Ricœur nrsquoattend donc pas que lrsquoamour prenne la place de la justice Face aux

injustices la justice reste neacutecessaire Il attend plutocirct de lrsquoamour qursquoil nous motive agrave

perseacuteveacuterer et agrave croire en la justice Pour Ricœur mis en relation dialectique avec la

justice laquo lrsquoamour demande non pas moins de justice mais davantage de justice raquo26 Il

lui adresse un commandement agrave aller jusqursquoau bout drsquoelle-mecircme laquo Lrsquoamour presse la

justice drsquoeacutelargir le cercle de la reconnaissance mutuelle raquo27 Lrsquoamour presse eacutegalement

la justice distributive drsquoaller au bout drsquoelle-mecircme Il affirme ainsi que la pression de

lrsquoamour est ce qui pousse agrave interpreacuteter les principes de justice de Rawls dans le sens

des regravegles drsquoune entreprise de coopeacuteration ndash mutuel endettement ndash et non pas drsquoune

compeacutetition reacutegleacutee ndash mutuel deacutesinteacuteressement

De la mecircme faccedilon que la Regravegle drsquoOr livreacutee agrave elle-mecircme srsquoabaisse au rang de

maxime utilitaire de la mecircme maniegravere la regravegle de justice livreacutee agrave elle-mecircme tend

agrave subordonner la coopeacuteration agrave la compeacutetition ou plutocirct agrave attendre du seul

eacutequilibre des inteacuterecircts rivaux le simulacre de la coopeacuteration Si telle est la pente

spontaneacutee de notre sens de la justice ne faut-il pas avouer que si celui-ci nrsquoeacutetait

24 P Ricœur laquo Lrsquohomme non-violent et sa preacutesence agrave lrsquohistoire raquo op cit p 24125 P Ricœur Lrsquoamour et la justice op cit p 56 26 P Ricœur laquo Theacuteonomie etou Autonomie raquo op cit p 26 27 Ibid p 31

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 173

pas toucheacute et secregravetement gardeacute par la poeacutetique de lrsquoamour jusque dans sa

formulation la plus abstraite il redeviendrait une varieacuteteacute subtilement sublimeacutee

drsquoutilitarisme Mecircme le calcul rawlsien du maximin ne risque-t-il pas en dernier

ressort drsquoapparaicirctre comme la forme dissimuleacutee drsquoun calcul utilitaire 28

Comme nous lrsquoannoncions preacuteceacutedemment Ricœur qualifie ces gestes excessifs

symboliques de gestes courageux Le courage ne doit donc pas ecirctre entendu ici

comme la volonteacute drsquoappliquer les regravegles Il ne doit pas a contrario ecirctre appreacutehendeacute

comme le pur exercice de la force dans le rejet de toute regravegle Il consiste plutocirct dans

le fait drsquoagir de maniegravere excessive selon la logique de lrsquoamour au-delagrave des regravegles

drsquoeacutequivalence de la morale Pour Ricœur le bien vivre-ensemble devrait donc ecirctre

laquo redynamiseacute raquo par de tels gestes courageux qui nous donneraient agrave penser que le

vivre-ensemble pacifieacute est une proposition de monde possible Force est de constater

que cette figure du courage politique que constituent les gestes excessifs chez Ricœur

nrsquoest pas sans susciter nombre de critiques et de perplexiteacutes Crsquoest agrave rendre compte

de ces derniegraveres que nous allons maintenant nous consacrer Nous tenterons de

montrer que cette figure du courage politique nrsquoest sans preacutesupposeacutes

3 Un geste individuel peut-il initier un mouvement de transformation sociale

La figure du geste excessif soulegraveve un grand nombre de questions qui peuvent

ecirctre rassembleacutees en deux ensembles Un premier concerne ce que lrsquoon peut appeler la

question de la laquo production raquo du geste excessif Comment un tel geste peut-il ecirctre

produit Peut-on agir intentionnellement de maniegravere excessive Un second touche agrave

ce que lrsquoon peut appeler la question de la laquo reacuteception sociale raquo du geste excessif

Qursquoest-ce qui garantit qursquoun tel geste va marquer la socieacuteteacute par son excegraves Peut-on

attendre drsquoun geste individuel qursquoil transforme lrsquoensemble de la socieacuteteacute

Commenccedilons par examiner le premier ensemble de questions Le geste

excessif rompt avec toute regravegle drsquoaction preacutedonneacutee Il est de part en part dans lrsquoexcegraves

Il se pose au-delagrave des regravegles morales De mecircme il ignore le calcul Un geste excessif

ne peut ni ecirctre planifieacute ni srsquoinscrire dans un raisonnement strateacutegique Lrsquoacteur

excessif est agrave proprement parler un acteur non reacuteflexif Pour reprendre les termes de

Temps et reacutecit on peut dire qursquoil est plongeacute dans lrsquoexpeacuterience vive dans la mimegravesis I

Il ne supporte aucune meacutediation il veut agir directement sur le monde La dialectique

28 P Ricœur Lrsquoamour et la justice op cit p 60

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 174

entre amour et justice doit mecircme rester cacheacutee agrave lrsquoacteur excessif au risque sinon de

le voir renier son engagement Citons Ricœur agrave propos du non-violent

cette compreacutehension drsquoune dialectique de la non-violence propheacutetique et de la

violence progressiste agrave lrsquointeacuterieur mecircme de lrsquoefficaciteacute ne peut ecirctre qursquoune vue de

lrsquohistorien Pour celui qui vit qui agit il nrsquoy a pas de compromis ni de synthegravese

mais un choix Lrsquointoleacuterance du meacutelange est lrsquoacircme mecircme de la non-violence si la

foi nrsquoest pas totale elle se renie si la non-violence est la vocation de quelques-

uns elle doit leur apparaicirctre comme le devoir de tous pour celui qui la vit et

cesse de la regarder la non-violence veut ecirctre toute lrsquoaction veut faire lrsquohistoire29

Lrsquoeffet du geste excessif sur lrsquoeacutevolution sociale qui est meacutediate deacutependrait

donc de la conviction de lrsquoacteur excessif drsquoagir immeacutediatement sur lrsquohistoire

Pour Ricœur on ne peut donc pas agir intentionnellement de maniegravere excessive

dans le but drsquoinitier un mouvement de transformation sociale Les gestes excessifs ne

se planifient pas La force de leur symbole est agrave ce prix Le paradoxe qursquoil faut affronter

ici est que le geste excessif serait une action que lrsquohomme ne creacutee pas mais qui

laquo lrsquoagit raquo plutocirct qursquoil ne la produit A vrai dire il serait mecircme inadeacutequat de parler

drsquoaction excessive Le geste excessif appartient davantage au jeu de langage de

lrsquoeacuteveacutenement de ce qui laquo arrive raquo (laquo kairos raquo) que de celui de lrsquoaction ndash ce qursquoon laquo fait

arriver raquo Si le geste excessif ne se planifie pas on en est donc reacuteduit agrave preacutesupposer et

attendre qursquoeacutemergeront de nouveaux gestes excessifs qui nous redonneront confiance

dans notre capaciteacute agrave bien vivre-ensemble Ils seraient comme des dons qursquoon ne

pourrait qursquoattendre et espeacuterer

Outre la question de la production du geste excessif se pose la question de sa

reacuteception sociale Pour qursquoil initie un mouvement de transformation sociale il faut qursquoil

soit entendu et reccedilu par les membres de la socieacuteteacute Il faut tout drsquoabord que ces

derniers comprennent le sens que le geste excessif leur donne agrave penser Or le geste

excessif dans sa dimension symbolique ne rend-il pas possible comme du reste tout

discours poeacutetique une pluraliteacute de lectures possibles Nrsquoest-il pas possible

drsquointerpreacuteter le geste excessif comme le geste drsquoun naiumlf drsquoun idiot ou comme une

forme subtile de raisonnement strateacutegique Ricœur preacutesuppose-t-il qursquoun tel geste de

par son excegraves et sa surabondance ne pourra ecirctre qursquointerpreacuteteacute pour ce qursquoil est

De plus il ne suffit pas que les individus interpregravetent le geste excessif pour ce

29 P Ricœur laquo Lrsquohomme non-violent et sa preacutesence agrave lrsquohistoire raquo op cit p 245

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 175

qursquoil est ndash crsquoest-agrave-dire un geste qui srsquoinscrit dans la logique excessive de lrsquoamour ndash pour

qursquoils soient transformeacutes Le geste excessif ndash qui est rappelons-le un geste

symbolique ndash nous touche au niveau de notre imagination Il nous donne agrave penser la

paix comme un horizon possible de notre vie en commun Pour qursquoun tel geste

transforme notre deacutesespoir en espeacuterance il ne suffit pas drsquoimaginer ce possible il faut

encore deacutecider de se lrsquoapproprier Or les individus peuvent tregraves bien consideacuterer ce que

figure le geste excessif comme un pur possible une fiction sans chercher agrave le faire

leur et agrave lrsquoappliquer agrave leur vie Autrement dit ils peuvent tregraves bien recircver face au geste

excessif sans chercher agrave se transformer

Pour saisir toute lrsquoampleur de cette probleacutematique de lrsquoappropriation il faut

reacutealiser qursquoun geste excessif nrsquoinitiera de mouvement de transformation sociale qursquoagrave la

condition que lrsquoensemble des membres de la socieacuteteacute srsquoapproprie le possible qursquoil

donne agrave penser Il faut donc que srsquoopegravere une appropriation collective de ce possible

Fondamentalement la question que soulegraveve cette figure du courage politique que

constituent les gestes excessif est celle de savoir comment un geste individuel en

vient agrave marquer lrsquoensemble de la socieacuteteacute par son excegraves Comment lrsquoeacutelan creacuteateur dont

ce geste individuel est porteur srsquoincarne-t-il dans la coheacutesion sociale Qursquoest-ce qui fait

le relais du geste excessif au plan collectif

Une telle question pose un veacuteritable deacutefi agrave la philosophie de Ricœur La raison

en est selon nous que le collectif est abordeacute chez lui agrave partir du cadre des

institutions Ces derniegraveres sont deacutefinies comme les structures du vivre-ensemble drsquoune

communauteacute historique Ces structures constituent les regravegles de la vie en commun

Les institutions ne peuvent donc en aucun cas faire le relais au plan collectif du geste

excessif En effet si le geste excessif faisait institution lrsquoexception pour laquelle il

plaide serait prise comme une regravegle ce qui ne pourrait conduire qursquoagrave lrsquoinjustice

Il semble que pour Ricœur le geste excessif ne soit communicable que

drsquoindividu agrave individu

A chacun des jeunes bourgeois riches drsquoAssise Franccedilois dit Vends tout ce que

tu as et viens Et ils le suivent Ce nrsquoest pas un ordre universel qursquoil leur adresse

mais une injonction drsquoindividu singulier agrave individu singulier crsquoest par lagrave que passe

lrsquoeffet drsquoentraicircnement et que des actes analogues tout aussi singuliers sont agrave leur

tour susciteacutes30

30 P Ricœur La critique et la conviction op cit p 274

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 176

Lorsque Ricœur affirme que des gestes excessifs peuvent conduire la socieacuteteacute

vers une plus grande effectuation de la viseacutee eacutethique crsquoest donc qursquoil preacutesuppose que

le geste excessif du fait de son exemplariteacute et de sa communicabiliteacute entraicircnera une

sorte de laquo contagion mimeacutetique raquo31 qui amegravenera les individus un agrave un agrave se

transformer

On retrouve la trace de ce preacutesupposeacute drsquoune capaciteacute drsquoentraicircnement du geste

excessif dans le rapprochement que Ricœur effectue entre ce dernier et lrsquoœuvre drsquoart

Dans La critique et la conviction il eacutecrit ainsi

De quelle faccedilon peut-on dire qursquoil y a dans lrsquoordre des choix moraux extrecircmes

exemplariteacute et communicabiliteacute Il faudrait par exemple explorer ici la beauteacute

speacutecifique des actes que nous admirons eacutethiquement Je pense particuliegraverement

au teacutemoignage rendu par des vies exemplaires des vies simples mais qui

attestent par une sorte de court-circuit de lrsquoabsolu du fondamental sans qursquoil soit

besoin pour elles de passer par les interminables degreacutes de nos laborieuses

ascensions voyez la beauteacute de certains visages deacutevoueacutes ou comme on dit

consacreacutes (hellip) de la solitude de lrsquoacte sublime on est aussitocirct ameneacute agrave sa

communicabiliteacute par une saisie preacutereacuteflexive et immeacutediate de son rapport de

convenance avec la situation dans ce cas donneacute ici et maintenant nous avons la

certitude que crsquoest exactement cela qursquoil fallait faire de la mecircme faccedilon que nous

tenons pour un chef drsquoœuvre telle peinture parce que nous avons tout de suite le

sentiment qursquoelle reacutealise une parfaite adeacutequation de la singulariteacute de la situation agrave

la singulariteacute de la question (hellip) Il y a gracircce agrave lrsquoappreacutehension du rapport de

convenance entre lrsquoacte moral et la situation un effet drsquoentraicircnement qui est bien

lrsquoeacutequivalent de la communicabiliteacute de lrsquoœuvre drsquoart32

Nous espeacuterons dans cet article avoir pu montrer que la figure du courage

politique que nous donnent agrave penser les gestes excessifs nrsquoest pas sans preacutesupposeacutes

Drsquoune part Ricœur doit preacutesupposer qursquoeacutemergeront de nouveaux gestes excessifs

Drsquoautre part il preacutesuppose que ces gestes du fait de leur surabondance et leur excegraves

deacutevelopperont une force drsquoentraicircnement qui transformera lrsquoensemble de la socieacuteteacute Il

attend de tels gestes qursquoils laquo deacuteclenchent une onde drsquoirradiation et drsquoirrigation qui de

faccedilon secregravete et deacutetourneacutee contribue agrave lrsquoavanceacutee de lrsquohistoire vers des eacutetats de

31 laquo Pour exprimer cette capaciteacute drsquoentraicircnement cette exemplariteacute lrsquoallemand a un terme qui manque en

franccedilais Nachfolge Si on le traduit par imitation alors crsquoest au sens ougrave lrsquoon parle de lrsquoImitation de

Jeacutesus-Christ raquo (P Ricœur La critique et la conviction op cit p 274)32 P Ricœur La critique et la conviction op cit pp 273-274

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 177

paix raquo33 Au lieu de se contenter de telles croyances ne faudrait-il pas srsquointerroger sur

la maniegravere dont les acteurs peuvent collectivement susciter un eacutelan de creacuteativiteacute

sociale et sur le processus agrave travers lequel une socieacuteteacute peut apprendre drsquoune telle

dynamique Crsquoest nous semble-t-il dans cette double direction de lrsquoaction collective et

de lrsquoapprentissage social qursquoil faudrait deacuteplacer la probleacutematique des actes excessifs34

Alain Loute est chargeacute de recherches au Fonds national

de la recherche scientifique Il travaille au Centre de

Philosophie du droit de lrsquoUniversiteacute catholique de

Louvain

33 P Ricœur Parcours de la reconnaissance op cit p 35434 Sur ce point nous renvoyons agrave la confrontation de la figure des actes excessifs chez Ricœur au

pragmatisme de Richard Rorty qursquoeffectue Marc Maesschalck dans son article laquo Communauteacute sacrificielle

et communauteacute des victimes Les critiques hermeacuteneutique et neacuteo-pragmatiste de lrsquouniversalisme moral raquo

in Archivio di filosofia LXXVI (1-2) 2008 pp 283-295

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 178

Thierry Meacutenissier laquo ldquoRecomposerrdquo linteacuterecirct

geacuteneacuteral Un essai de theacuteorie normative en reacuteponse agrave

la crise du reacutepublicanisme classique raquo

Dans cet article nous voulons consideacuterer la pertinence du concept drsquointeacuterecirct

geacuteneacuteral pour une theacuteorie normative drsquoesprit reacutepublicain et compte tenu de ce qui nous

semble ecirctre la crise actuellement traverseacutee par le reacutepublicanisme Mais il nous faut

deacutebuter par deux consideacuterations preacuteliminaires La premiegravere concerne le statut des

ideacutees ou des jugements normatifs dans le cadre de la deacutemocratie terme qui renvoie

aussi bien agrave un type de reacutegime qursquoagrave une forme de socialiteacute Or la particulariteacute de celle-

ci produit des conseacutequences majeures le reacutegime y encadre en effet une forme de vie

dont lrsquoesprit geacuteneacuteral consiste en la reconnaissance de ce qursquoon peut deacutesigner comme

laquo la pluraliteacute des conceptions du bien raquo Si lrsquoadjectif laquo deacutemocratique raquo possegravede une

dimension eacutevaluative tregraves forte on le doit notamment au fait que la pluraliteacute

constitutive de cette forme de vie constitue un principe fondamental nrsquoest pleinement

deacutemocratique que le reacutegime capable de reconnaicirctre et de garantir pour les individus la

varieacuteteacute des choix de vie auxquels ils aspirent Cette reacutealiteacute apparaicirct si lrsquoon peut dire

aussi sociologiquement eacuteleacutementaire que contraignante pour la theacuteorie politique une

telle forme de vie semble deacutementir toute possibiliteacute de deacuteterminer de maniegravere simple

et eacutevidente les principes susceptibles de reacutegler les modes drsquointervention de la

puissance publique

La seconde consideacuteration regarde ce qursquoon deacutesigne par laquo crise de la

repreacutesentation raquo Institutionnellement agrave quelques nuances pregraves les socieacuteteacutes

occidentales deacuteclinent toutes la participation civique selon le reacutegime typique du

systegraveme repreacutesentatif1 Ce dernier qui connaicirct de nos jours contre lui une contestation

aussi diffuse que continue a tout de mecircme joueacute comme laquo le reacutegime mixte des

1Les nuances concernent la part accordeacutee dans les diffeacuterentes constitutions occidentales agrave des formes

plus directes de participation telles que les voies du pleacutebiscite du reacutefeacuterendum et des diffeacuterentes formes

de consultation populaire institutionnaliseacutees

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 179

modernes raquo selon la tregraves inteacuteressante interpreacutetation de Bernard Manin ce qui signifie

notamment qursquoen introduisant dans les proceacutedeacutes deacutemocratiques un eacuteleacutement

traditionnellement propre aux aristocraties il a doteacute drsquoune assiette institutionnelle

indiscutable les socieacuteteacutes modernes en rupture avec lautoriteacute de la tradition et de ce

fait hautement instables2 La notion de repreacutesentation et son eacutevolution theacuteorique et

pratique constituent un enjeu particuliegraverement important Reacutecemment lrsquoouvrage de

Pierre Ronsanvallon consacreacute agrave la laquo contre-deacutemocratie raquo a permis de faire le point sur

les attendus heacuteriteacutes du modegravele repreacutesentatif et sur les problegravemes qursquoil rencontre

actuellement compte tenu des revendications issues de socieacuteteacutes appelant des formes

autres de repreacutesentativiteacute3 On pourrait scheacutematiser les atouts et les deacutefauts de ce

systegraveme avec le contraste suivant drsquoune part les deacutesavantages du systegraveme

repreacutesentatif sont multiples et connus Notamment il eacuteloigne le citoyen de la chose

publique en faisant courir le risque de confier la politique uniquement agrave des

professionnels et comme tel il accentue le danger de deacutepolitisation que connaissent

les socieacuteteacutes deacutemocratiques De lrsquoautre ses avantages peuvent ecirctre trouveacutes dans deux

dimensions distinctes Premiegraverement dans sa capaciteacute agrave transformer les individus en

citoyens par le biais drsquoune opeacuteration qui agrave deacutefaut drsquoecirctre simple est culturellement

inteacutegreacutee dans les mœurs des socieacuteteacutes deacutemocratiques le processus de lrsquoeacutelection

Deuxiegravemement dans sa capaciteacute agrave instaurer agrave plusieurs niveau de lorganisation et de

la relation politiques ce que nous pourrions nommer une certaine qualiteacute de geacuteneacuteraliteacute

fondamentale pour la politisation des deacutebats cest ce queacutetablissent les recherches

meneacutees dun point de vue politologique aussi bien que philosophique4 Par exemple

dans le systegraveme franccedilais conformeacutement agrave lrsquoarticle 27 de la Constitution qui reacutepute nul

le mandat impeacuteratif5 le repreacutesentant eacutelu par le peuple est eacutelu dans sa circonscription

et non par elle ndash aussi doit-il concevoir son action en vue de lrsquoavantage de la nation

tout entiegravere et non en fonction des avantages particuliers de ses mandataires Mais

bien entendu cet avantage mecircme conduit agrave poser avec acuiteacute le problegraveme de la

repreacutesentativiteacute des repreacutesentants

Difficulteacutes drsquoeacutetablir la theacuteorie normative adapteacutee agrave la deacutemocratie mise en

question du modegravele repreacutesentatif ndash telles sont les consideacuterations de base qui nous

permettent agrave preacutesent drsquointerroger la crise du reacutepublicanisme

2Cf Bernard Manin Principes du gouvernement repreacutesentatif Paris Calmann-LeacutevyFondation Saint-Simon

19953 Cf Pierre Rosanvallon La Contre-deacutemocratie La politique agrave lacircge de la deacutefiance Paris Eacuteditions du Seuil

2006 4Voir par exemple Hanna Pitkin The Concept of Representation Berkeley University of California Press

1967 et Lucien Jaume Hobbes et lEacutetat repreacutesentatif moderne Paris PUF 1986 5Cf Constitution de 1958 article 27 laquo Tout mandat impeacuteratif est nul [] raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 180

La crise du reacutepublicanisme classique

Courant majeur de lhistoire des ideacutees politiques modernes le reacutepublicanisme

apparaicirct tel un pheacutenomegravene multidimensionnel qui sest preacutesenteacute agrave la fois comme une

ideacuteologie (agrave savoir un discours daction) parfois comme une morale enfin comme une

technique de gouvernement qui sinscrit dans certaines phases preacutecises de lhistoire

des nations occidentales La dimension ideacuteologique est lheacuteritiegravere de la Reacutevolution

franccedilaise et avant elle des Lumiegraveres europeacuteennes deux anteacuteceacutedents caracteacuteriseacutes par

un fort pouvoir de rupture par rapport agrave la tradition Elle nest pas sans lien avec la

dimension morale dont les eacuteleacutements peuvent ecirctre deacutecouverts dans la relation entre le

citoyen et lEtat via la cateacutegorie dobligation civique La troisiegraveme dimension eacutevoque la

technique reacutepublicaine de gouvernement qui sest fondeacutee sur les notions de discipline

individuelle et collective Sous sa forme classique (qui sest surtout deacuteveloppeacutee dans

le contexte de la France post-reacutevolutionnaire) la premiegravere peut aujourdhui paraicirctre

incantatoire en tant que theacuteorie normative quoique agrave certains eacutegards les thegravemes qui

furent leurs principes tendent agrave se confondre avec ceux du reacutegime politique de nos

socieacuteteacutes deacutemocratiques ainsi ce canevas theacutematique selon lequel la participation et

leacutegaliteacute civiques des individus formant un peuple dans le cadre de lEtat-nation

deacuteterminent un certain nombre de comportements individuels et collectifs reacutegleacutes

favorables agrave la communauteacute politique Mais dans les faits ideacuteologie et morale

reacutepublicaines semblent avoir perdu pour une large part de la population aussi bien leur

pouvoir dadheacuterence spontaneacutee que la possibiliteacute quelles ont pu offrir agrave un moment

donneacute de constituer lhorizon intellectuel des socieacuteteacutes occidentales La troisiegraveme

dimension pouvait de surcroicirct ecirctre appreacutehendeacutee agrave laide de concepts critiques aussi

bien que normatifs En effet elle articulait dune part le pouvoir objectif de lEtat sous

de multiples formes (Eacutecole armeacutee police et autres laquo appareils ideacuteologiques dEtat raquo) agrave

la capaciteacute individuelle de sautocontraindre cest ce queacutetablissent par exemple les

enquecirctes portant sur la constitution dune laquo socieacuteteacute des eacutemules raquo empruntant la

dimension morale du meacuterite6 Et de lautre elle leacutegitimait lordre reacutepublicain par un lien

avec des principes moraux lien lui-mecircme eacutetabli sur la faculteacute quont les subjectiviteacutes

de se repreacutesenter rationnellement la loi commune ainsi que leacutetablit la tradition

philosophique de Rousseau Condorcet et Kant jusquagrave Reacutegis Debray et agrave Juumlrgen

Habermas Sans que lon puisse affirmer quelles sont purement et simplement

deacutepolitiseacutees nos socieacuteteacutes connaissent aujourdhui de nombreuses formes de socialiteacute

et de politisation qui deacutesavouent la tentative du reacutepublicanisme classique tant sur le

plan ideacuteologique que laquo gouvernemental raquo Le lien qui dun point de vue historique aussi

6Voir en particulier les hypothegraveses eacutemises par Olivier Ihl Le meacuterite et la reacutepublique Essai sur la socieacuteteacute des eacutemules Paris Gallimard 2007

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 181

bien que theacuteorique unissait dans la tradition continentale lEtat et la vertu civique

paraicirct secirctre consideacuterablement relacirccheacute sil nest pas deacutesormais complegravetement

deacutenoueacute Particuliegraverement nos nations aujourdhui incluses dans lespace europeacuteen

eacuteprouvent la plus grande peine du monde agrave se concevoir comme les entiteacutes politiques

susceptibles danimer les dynamiques civiques au niveau qui est agrave preacutesent

neacutecessaire la culture nationale ou nationaliste ainsi que nous lavons examineacute dans

une eacutetude reacutecente ne fournit pas (ou pas encore ) les clefs dun ethos civique qui

serait le pivot de lidentiteacute politique des Europeacuteens7

Au cœur des problegravemes actuellement rencontreacutes par le reacutepublicanisme de type

classique se tient enfin le tregraves deacutelicat statut de la notion de peuple Entendu par les

laquo Pegraveres fondateurs raquo de la deacutemocratie comme le ressort du pouvoir collectif ce dont

toutes les constitutions modernes portent la marque la notion de peuple se trouve au

terme des vicissitudes historiques et des avatars theacuteoriques quelle a subis lors des

deux derniers siegravecles pleine dambiguiumlteacutes Agrave ces remarques il est neacutecessaire

dajouter que la deacutemocratie ndash que lon parle du type de socieacuteteacute neacute agrave partir des

Reacutevolutions modernes ou de la forme de reacutegime que nous connaissons ndash ne saurait

pourtant saffranchir totalement de lexigence reacutepublicaine On peut entendre par ces

derniers termes la volonteacute de poser au principe de la politique leacutegitime laffirmation des

compeacutetences de la communauteacute civique ndash postulat que lon retrouve au cœur de

toutes les doctrines reacutepublicaines en deacutepit de leur grande diversiteacute de deacutetail De son

cocircteacute la deacutemocratie deacutesigne la reacutealiteacute complexe eacutevoqueacutee plus haut en tant que

systegraveme social un type de vie collective voueacute agrave la deacutefense par chaque individu des

droits qui sont les siens et comme organisation constitutionnelle une forme de

reacutepartition des pouvoirs reposant sur le principe de leur laquo seacuteparation raquo (soit leur

capaciteacute agrave sobserver mutuellement et eacuteventuellement agrave sentre-empecirccher)

Repreacutesentation eacuteleacutementaire si lon veut mais qui scheacutematise efficacement le fait

deacutemocratique Or il est eacutegalement permis de dresser deux constats qui attestent des

limites de ce dernier et conduisent neacutecessairement agrave le concevoir agrave nouveau dans

lhorizon reacutepublicain

Premier constat il ne saurait exister de socieacuteteacute deacutemocratique sans eacutegaliteacute entre

les cosocieacutetaires et cela en fonction dune reacutealiteacute qui se confond avec notre histoire

En effet le mouvement mecircme de la moderniteacute se confond avec leacutemergence de

socieacuteteacutes dans lesquelles les individus se conccediloivent comme eacutegaux Il est aiseacute de

fonder ce constat de plusieurs maniegraveres ndash par exemple de maniegravere philosophique (en

faisant appel soit agrave laffirmation progressive du rationalisme comme mode de deacutecision

7Je me permets de renvoyer le lecteur agrave mon eacutetude laquo Identiteacutes ethniques et politiques dans la construction

de lUnion Europeacuteenne Quelle conscience civique agrave legravere du post-national raquo Citeacutes ndeg29-janvier 2007 p

81-95

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 182

dans les domaines de la veacuteriteacute et de la morale soit agrave la construction du droit moderne

sous linfluence de la cateacutegorie de volonteacute) ou de maniegravere sociologique (en eacutevoquant

lanalyse seacuteminale de Tocqueville qui consideacuterait que ce que traduit la Reacutevolution

franccedilaise dans lhistoire nationale cest un mouvement de fond plus geacuteneacuteral qui

correspond agrave leacutegalisation des conditions8) La liberteacute dont se preacutevalent les modernes

vis-agrave-vis de la tradition se trouve inseacuteparablement lieacutee agrave leacutegaliteacute interindividuelle Elle

doit dabord ecirctre comprise comme eacutemancipation par rapport aux anciennes hieacuterarchies

Or parce quelles sont neacutees dun tel mouvement les socieacuteteacutes deacutemocratiques ont

trouveacute dans le reacutepublicanisme ndash dans celui theacuteorique des Lumiegraveres comme dans

celui politique des Reacutepubliques europeacuteennes du XIXegraveme siegravecle ndash une ideacuteologie qui

comprenait autant une conceptualisation adeacutequate de leacutegaliteacute quun puissant discours

daction capable dengager la reacutealisation de celle-ci sur un triple plan Sur le plan civil

(en ce qui concerne la pariteacute de droit des individus devant la loi) et civique

(relativement agrave leacutegale participation dans la capaciteacute agrave creacuteer la leacutegislation) mais

eacutegalement social (sans pour autant se confondre avec le socialisme lideacuteologie

reacutepublicaine standard comprenait un programme daction dont lexpression par le

double biais des politiques de redistribution publique et de la scolarisation obligatoire

laissait espeacuterer un tel pheacutenomegravene) La deacutesheacuterence du reacutepublicanisme classique prive

en quelque sorte la socieacuteteacute deacutemocratique du vecteur deacutegaliteacute qui dans le cas des

nations du continent europeacuteen a contribueacute agrave la faire advenir et agrave la renforcer9

Second constat une telle ideacutee de la deacutemocratie ne renvoie agrave nulle ideacutee de

pouvoir collectif elle ne comprend donc nulle formule veacuteritablement politique tandis

que les deux dimensions eacutevoqueacutees ne peuvent reacuteellement exister sans maintenir une

leacutegitimiteacute ancreacutee dans la souveraineteacute du peuple Sans reacutefeacuterence agrave la reacutepublique la

deacutemocratie augmente en quelque sorte sa propension agrave ecirctre laquo deacutepolitiseacutee raquo Si bien

que la possibiliteacute dune laquo liberteacute politique raquo agrave savoir selon linspiration reacutepublicaine la

possibiliteacute mecircme dune action collective reacutefleacutechie sur le cours de lhistoire est mise en

question agrave chaque fois que les socieacuteteacutes deacutemocratiques peinent agrave concevoir le principe

des compeacutetences de la communauteacute civique10 Mecircme exposeacutees scheacutematiquement ces

deux seacuteries de raisons expliquent pourquoi le reacutepublicanisme gagnerait selon nous agrave

8Cf Alexis de Tocqueville De la deacutemocratie en Ameacuterique I introduction dans dans De la Deacutemocratie en

Ameacuterique LAncien Reacutegime et la Reacutevolution Souvenirs eacutedition de Jean-Claude Lamberti et de Franccediloise

Meacutelonio Paris Robert Laffont 1986 p 41-519Cf sur les relations neacutecessairement complexes entre histoire de la deacutemocratie liberteacute et eacutegaliteacute Philippe

Raynaud article laquo Eacutegaliteacute et hieacuterarchie raquo dans Philippe Raynaud et Steacutephane Rials (dir) Dictionnaire de

philosophie politique PUF 1996 et Patrick Savidan Repenser leacutegaliteacute des chances Paris Grasset

200710Pour une telle interpreacutetation du reacutepublicanisme cf Jean-Fabien Spitz La liberteacute politique Paris PUF

1995

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 183

redevenir une theacuteorie politique normative efficace la situation elle-mecircme peu favorable

de la deacutemocratie nous semble un eacuteleacutement de motivation suffisant pour justifier de tels

efforts11

Participation civique systegraveme repreacutesentatif modegraveles participatif et deacutelibeacuteratif

Il apparaicirct pertinent drsquoapprofondir quelque peu la question de la participation

civique du fait de son importance fondamentale pour toutes les formes de

reacutepublicanisme mais aussi parce qursquoelle repreacutesente un enjeu particuliegraverement saillant

pour le type de recherche qursquoil nous paraicirct neacutecessaire de mener en vue de deacuteterminer

des principes normatifs adeacutequats agrave la vie deacutemocratique Si elle deacutesigne des modes

tout agrave fait concrets dengagement civique et de discussion publique la participation

srsquoest vue reacuteeacutevalueacutee ces derniegraveres anneacutees au sein dun contexte particulier propre agrave la

theacuteorie politique Agrave mesure en effet que le marxisme perdait de sa force de proposition

dans le champ des ideacutees normatives il est nettement apparu que le deacutebat principal

mettait aux prises les deux familles repreacutesenteacutees par les diffeacuterents libeacuteralismes dune

part et par diverses formes de reacutepublicanisme ou de communautarianisme de lautre

Lindividualisme social typique du libeacuteralisme modeacutereacute (Raymond Aron John Rawls) et

du libertarianisme (Friedrich von Hayek Robert Nozick) se trouve deacutesormais confronteacute agrave

lrsquoholisme culturel du communautarianisme (Alasdair MacIntyre Charles Taylor) ou agrave

celui politique du reacutepublicanisme classique (Hannah Arendt Reacutegis Debray) et du neacuteo-

reacutepublicanisme (Michael Walzer Quentin Skinner Philip Pettit) La relation entre les

deux formes de reacutepublicanisme demande bien entendu agrave ecirctre clarifieacutee plusieurs

travaux de qualiteacute sy sont dailleurs attacheacutes ces derniegraveres anneacutees12 Un biais

possible nous semble offert par la deacutefinition du holisme civique typique du

reacutepublicanisme celui-ci dans toutes ses versions possibles semble srsquoinscrire comme

un deacuteveloppement de la ceacutelegravebre affirmation aristoteacutelicienne selon laquelle laquo une citeacute

est naturellement anteacuterieure agrave une familleLe tout en effet est anteacuterieur agrave la partie

11Voir Marc Sadoun La deacutemocratie en France Paris Gallimard 2000 tome II Limites (la conclusion) les

eacutetudes deacuteveloppeacutees dans Pascal Perrineau (dir) Le deacutesenchantement deacutemocratique Paris Eacuteditions de

lAube 2003 et enfin les constats dYves Michaud dans son Preacutecis de recomposition politique Des

incivismes agrave la franccedilaise et de quelques maniegraveres dun remeacutedier Paris Climats 2006 (en particulier les

deux premiegraveres sections)12Voir John Maynor Republicanism in the Modern World Cambridge Polity Press Oxford Blackwell

Publishing 2003 Christian Nadeau et Daniel Weinstock (eacuted) Republicanism History Theory and

Practice Londres-Portland Frank Cass Publishers 2004 Ceacutecile Laborde et John Maynor (eacuted)

Republicanism and Political Theory Oxford Blackwell Publishing 2008

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 184

[to gar holon proteacuteron anankaiumlaon einaiuml] raquo13 Un tel postulat doit srsquoentendre de maniegravere

nuanceacutee en fonction des diverses doctrines qui composent le reacutepublicanisme tous

courants confondus mais dans tous les cas il constitue pour elles en deacutepit de leurs

diffeacuterences un critegravere de reconnaissance En effet la question de la participation

civique deacutesigne pour le reacutepublicanisme moins une modaliteacute pragmatique de la deacutecision

publique qursquoil ne reacutevegravele lrsquoattachement essentiel de lrsquoindividu agrave la communauteacute politique

Cet attachement est essentiel car il sinscrit dans un registre de qualification

philosophique de lexistence humaine en suivant les vues de Hannah Arendt (car elle

a donneacute agrave la thegravese aristoteacutelicienne une force ineacutegaleacutee) crsquoest une existence

humainement incomplegravete que vivent ceux qui nrsquoont pas part agrave la deacutecision publique14

On peut affirmer que du point de vue de la version classique la causaliteacute

collective propre agrave laction politique repose sur des entiteacutes conccedilues de maniegravere

substantielle (la citeacute des Anciens comme les nations des Modernes donnent agrave penser

que le peuple est une reacutealiteacute historique ethnique et culturelle) et aussi que le rocircle de

lEtat est de sengager dans la dimension sociale mais aussi morale de la vie publique

De son cocircteacute la version neacuteo-reacutepublicaine issue du commentaire de la Theacuteorie de la

Justice de Rawls sapparente peut-ecirctre davantage agrave un laquo individualisme participatif raquo

dapregraves lequel la participation fait toute seule fonction de mode opeacuteratoire pour la

creacuteation dune causaliteacute collective et ougrave lEtat observe une stricte neutraliteacute surtout

dans le registre la prescription des mœurs Pour simplifieacutee quelle puisse paraicirctre une

telle scheacutematisation des theacutematiques reacutepublicaines est susceptible dinteacutegrer les

positions dun Habermas la socieacuteteacute deacutemocratique conccedilue selon le paradigme de la

theacuteorie de lagir communicationnel15 agrave linstar de la deacutefinition de la liberteacute comme

laquo non-domination raquo16 et de mecircme que le laquo consensus par recoupement raquo17 mettent en

scegravene des sujets de droit qui coopegraverent dans un espace sociopolitique sans que ces

trois theacuteories nengagent le principe dun holisme civique laquo substantiel raquo

Cest en tout cas dans un contexte dopposition entre le libeacuteralisme et le

reacutepublicanisme que la notion de participation a pris un sens cardinal en regard de la

maniegravere dont la deuxiegraveme famille revendique pour la discussion publique un rocircle de

reconfiguration de la socieacuteteacute En simplifiant les choses nous pourrions dire selon la

13Aristote Les politiques I 2 1253 a 18-21 trad citeacutee p 92 14Cf Hannah Arendt Condition de lhomme moderne [1958] trad Georges Fradier Paris Calmann-Leacutevy

19611983 reacuteeacuted Pocket laquo Agora raquo 1994 chapitres II laquo Le domaine public et le domaine priveacute raquo et V

laquo Laction raquo 15Cf Juumlrgen Habermas Droit et deacutemocratie Entre faits et normes [1992] trad Christian Bouchindhomme

et Rainer Rochlitz Paris Gallimard 199716Voir Philip Pettit Reacutepublicanisme Une theacuteorie de la liberteacute et du gouvernement [1997 2egraveme eacutedition

augmenteacutee 1999] trad Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz Paris Gallimard 200417Cf John Rawls Libeacuteralisme politique [1993] trad Catherine Audard Paris PUF 2001

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 185

distinction conceptuelle autrefois proposeacutee par Isaiumlah Berlin que les libeacuteraux sen

tiennent agrave une deacutefinition laquo neacutegative raquo de la liberteacute en omettant sa valeur laquo positive raquo

tandis que les neacuteo-reacutepublicains se montrent soucieux de souligner lrsquoimportance

philosophique de cette derniegravere et aussi bien drsquoexplorer les modes possibles de son

expression18 La premiegravere forme de liberteacute tend agrave deacutesigner une pure et simple absence

dentraves la seconde renvoie agrave une participation agrave la vie civique active et multiple

dans ses formes Selon les reacutepublicains contemporains crsquoest en confondant la liberteacute

et la jouissance de droits subjectifs que le libeacuteralisme issu de Hobbes a deacuteveloppeacute la

premiegravere au point de se voir adresseacute le reproche davoir engendreacute une conception

deacutepolitiseacutee de la liberteacute Critique qui repose sur largument suivant la liberteacute est un

concept politique car il recouvre des reacutealiteacutes qui ne peuvent voir le jour que dans le

cadre des eacutechanges sociaux reacutefleacutechis par lrsquoactiviteacute de la communauteacute civique Or cette

activiteacute repose elle-mecircme sur la mise en œuvre effective de la capaciteacute quont les

citoyens de discuter en commun des affaires publiques Cest donc seulement sur le

terrain de la participation civique que de veacuteritables liberteacutes peuvent ecirctre engendreacutees

aussi ce thegraveme de la participation constitue en quelque sorte le leitmotiv ndash ou en tout

cas le point de ralliement ndash du reacutepublicanisme classique et du neacuteo-reacutepublicanisme

quels que soient les formes deacuteriveacutees qursquoil prend

Deux modegraveles aujourdrsquohui tregraves commenteacutes (celui de la deacutemocratie participative

et celui de la deacutemocratie deacutelibeacuterative) semblent offrir certaines ressources pour

renouveler la question de la participation On deacutesigne par lrsquoexpression laquo modegravele

participatif raquo le complexe de projets et drsquoexpeacuteriences relatifs agrave lrsquoinstauration de laquo Jurys

citoyens raquo tireacutes au sort comme conseil consultatif dans les proceacutedures de la deacutecision

publique et par laquo modegravele deacutelibeacuteratif raquo lrsquoensemble des theacuteories et des expeacuteriences qui

placent au cœur de ce mecircme conseil lrsquoaction drsquoun groupe drsquoindividu statuant sur des

cas drsquoapregraves des regravegles de parole deacutefinies Les deux modegraveles sont proches mais ne se

confondent pas un jury participatif peut ne pas ecirctre deacutelibeacuteratif (par exemple si les

proceacutedures de deacutelibeacuteration ne sont pas preacuteciseacutees et que la discussion sengage agrave

brucircle-pourpoint) un comiteacute deacutelibeacuteratif peut ne pas ecirctre participatif (cest le cas srsquoil se

trouve composeacute drsquoexperts qualifieacutes et non de citoyens tireacutes au sort)19 Ils nous

paraissent en tout cas lrsquoun et lrsquoautre porteurs de lrsquoespoir drsquoune nouvelle forme de

participation publique voire de participation publicisante neacutecessaire agrave la reacutenovation du

reacutepublicanisme

18Isaiumlah Berlin laquo Deux conceptions de la liberteacute raquo dans Eacuteloge de la liberteacute [1969] trad J Carnaud et J

Lahana Paris Calmann-Leacutevy 1988 Presses Pocket Agora 1990 p 167-21819Pour une confrontation raisonneacutee entre les deux modegraveles voir Alban Bouvier et Samuel Bordreuil (dir)

laquo Deacutemocratie deacutelibeacuterative deacutemocratie deacutebattante deacutemocratie participative raquo Revue europeacuteenne des sciences sociales (Cahiers Vilfredo Pareto) tome XLV ndeg136 2007

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 186

Le modegravele participatif a reccedilu depuis quelque temps deacutejagrave et singuliegraverement

depuis les derniegraveres eacutelections preacutesidentielles en France lrsquoappui drsquoune partie de la

classe politique20 Il preacutesente de fait lrsquoavantage de relayer le systegraveme participatif et

peut mecircme faire caresser lrsquoespoir de le sauver au moins partiellement de la crise

dont il est affecteacute Il paraicirct offrir le moyen drsquoaugmenter la repreacutesentativiteacute de lrsquoeacutelu et ce

agrave un double niveau en amont de lrsquoeacutelection par la vertu de la rencontre entre les

citoyens et le preacutetendant agrave la repreacutesentation si ce dernier se met laquo agrave lrsquoeacutecoute raquo des

eacutelecteurs et en aval srsquoil est reacuteguliegraverement mis en œuvre entre les eacutelections le

repreacutesentant ne perd pas le contact avec les eacutelus Pratiqueacute de la sorte il preacutesente

toutefois le deacutefaut de fragmenter la geacuteneacuteraliteacute du mandat en autant revendications

particuliegraveres exprimeacutees par les citoyens agrave leur repreacutesentant ou agrave celui qui veut le

devenir agrave sa maniegravere par lexpression quil offre aux inteacuterecircts laquo individualiseacutes raquo (au

sens de lindividualisme tocquevillien) il augmente paradoxalement la deacutepolitisation

en faisant perdre de vue la recherche du commun ou du geacuteneacuteral qui constitue

normalement lesprit de la politique En revanche deux ideacutees qui relegravevent du pur

possible meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees et porteacutees au creacutedit de ce modegravele Premiegraverement

lrsquoideacutee des jurys citoyens tireacutes au sort sur le modegravele des jurys drsquoassise (crsquoest-agrave-dire sans

la possibiliteacute pour le jureacutes de se deacutefausser de sa preacutesence sauf motif exceptionnel) et

associeacutes en tant que tels agrave la deacutecision publique favorise incontestablement la

participation civique car elle pourrait mettre un eacutechantillon anonyme de la population

dans la situation drsquoavoir une certaine part agrave la deacutecision publique En instaurant le

principe secondaire drsquoune aide apporteacutee par des experts dont lrsquoinfluence serait limiteacutee

il est tentant drsquoimaginer geacuteneacuteraliser le systegraveme du tirage au sort en lrsquoinscrivant comme

proposition pour des niveaux eacuteleveacutes de la deacutecision et non plus seulement de la

consultation ndash or dans un monde de la politique reacuteelle domineacute par la compeacutetence

professionnelle des eacutelus et par le savoir des experts agrave tous les niveaux de lrsquoEtat une

telle proposition apparaicirct franchement iconoclaste Et deuxiegravemement il srsquoagirait bien

de penser la reacutealiteacute de jurys crsquoest-agrave-dire de pluraliteacutes actives laquo lrsquoincompeacutetence raquo des

individus tireacutes au sort est contrebalanceacutee par la multipliciteacute des points de vue qui

srsquoexprime au sein du jury Autre vue de lrsquoimagination sans doute mais qui comme telle

est justement agrave porter au creacutedit de ce modegravele instituer une telle pluraliteacute agrave des

niveaux de deacutecision effective sinon tenter de lui trouver un mode speacutecifique

dinstitutionnalisation permettrait en quelque faccedilon de renouer avec lrsquoesprit romain

20Voir les travaux de Loiumlc Blondiaux laquo Lrsquoideacutee de deacutemocratie participative enjeux impenseacutes et questions

reacutecurrentes raquo dans Marie-Heacutelegravene Baqueacute Henry Rey et Yves Sintomer (dir) Gestion de proximiteacute et

deacutemocratie participative une perspective comparative Paris La Deacutecouverte 2005 ainsi que Le nouvel esprit de la deacutemocratie Actualiteacute de la deacutemocratie participative Paris Le Seuil et La Reacutepublique des

Ideacutees 2008 Cf eacutegalement Yves Sintomer Le pouvoir au peuple jurys citoyens tirage au sort et deacutemocratie participative Paris La Deacutecouverte 2007

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 187

ancien car il eacutevoque le systegraveme biconsulaire qui pluralisait la deacutecision publique en

eacutevitant le caractegravere univoque de deacutecisions prises par un seul individu

Le modegravele deacutelibeacuteratif a quant agrave lui heacuteriteacute de son origine nord ameacutericaine une

sensibiliteacute marqueacutee aux probleacutematiques de la philosophie contemporaine du langage21

On entend par deacutelibeacuteration le processus de deacutebat dans lequel les positions initiales

des participants subissent une modification substantielle du point de vue de leur

contenu et consciente du point de vue de la repreacutesentation que srsquoen font ces

participants La deacutelibeacuteration correspond donc agrave une reacutealiteacute tout agrave fait diffeacuterente du

compromis ou accord neacutegocieacute des inteacuterecircts Elle ne se reacuteduit pas non plus au

consensus si du moins on entend par lagrave un eacutetat drsquoesprit a priori favorable agrave la

conciliation des antagonismes Dans le processus deacutelibeacuteratif les partis en preacutesence

se confrontent et de leur confrontation naissent des propositions communes

temporaires assez stables mais non deacutefinitives qursquoil est loisible drsquoutiliser comme

norme pour lrsquoaction Si elle est usuelle dans le fonctionnement de la Justice des

socieacuteteacutes deacutemocratiques (ainsi dans les pays occidentaux les Jurys drsquoassise deacutelibegraverent

ordinairement) dans le champ de la theacuteorie politique tous les attendus de la notion de

deacutelibeacuteration ne semblent pas encore clarifieacutes En particulier les regravegles de discussion et

les compeacutetences quil convient de mettre en œuvre sont probablement susceptibles

drsquoecirctre lobjet dune discussion sans fin22 En outre les formes de deacutelibeacuteration

revendiqueacutees par ses promoteurs sont potentiellement contradictoires les unes avec

les autres23 Le modegravele deacutelibeacuteratif tend cependant agrave srsquoimposer dans la discussion

actuelle tout se passe comme si nos socieacuteteacutes connaissaient la monteacutee drsquoun

laquo impeacuteratif deacutelibeacuteratif raquo24 et un philosophe tel que Habermas la adopteacute ou acclimateacute agrave

sa propre theacuteorie ce qui indique sa compatibiliteacute avec une philosophie de llaquo espace

public raquo dans laquelle le principe de la publicisation des deacutebats joue le rocircle dun

puissant ressort en vue dinstaurer une participation garante dune geacuteneacuteralisation tregraves

21Voir Jon Elster Deliberative Democracy Cambridge-New York Cambridge University Press 1998 Andreacute

Duhamel Daniel Weinstock Luc Tremblay (dir) La Deacutemocratie deacutelibeacuterative en philosophie et en droit

enjeux et perspectives Montreacuteal Eacuteditions Theacutemis 2001 Dominique Leydet (dir) laquo La deacutemocratie

deacutelibeacuterative raquo numeacutero de la revue Philosophiques (Socieacuteteacute de philosophie du Queacutebec) volume 29 ndeg2

automne 2002 Amy Gutmann Dennis Thompson Why Deliberative Democracy Princeton NJ Princeton

University Press 200422Cf Loiumlc Blondiaux laquo Prendre au seacuterieux lrsquoideacuteal deacutelibeacuteratif un programme de recherche raquo Revue suisse de science politique 2005 volume 10 ndeg4 p 158-16823Par exemple Daniel Weinstock distingue la deacutemocratie deacutelibeacuterative radicale de la deacutemocratie deacutelibeacuterative

libeacuterale et suggegravere les motifs de leur opposition (cf son article laquo La probleacutematique multiculturaliste raquo

dans Alain Renaut (dir) Histoire de la philosophie politique tome V Les philosophies politiques contemporaines Paris Calmann-Leacutevy 1999 p 427-461 1999 ici p 438-449)24Selon Loiumlc Blondiaux et Yves Sintomer laquo Lrsquoimpeacuteratif deacutelibeacuteratif raquo Politix 2002 volume 15 ndeg57 p 17-

35

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 188

feacuteconde des questions25

Aucun de ces modegraveles ne saurait ecirctre spontaneacutement ni mecircme aiseacutement

rapporteacutes au reacutepublicanisme et ce pour une bonne raison les modegraveles participatif et

deacutelibeacuteratif ne se trouvent nullement lieacutes au postulat holiste qui le sous-tend toujours

dune maniegravere ou dune autre et mecircme tout au contraire Dune part quoiqursquoagrave des

degreacutes divers ils peuvent lrsquoun et lrsquoautre ecirctre appreacutehendeacutes comme des types ideacuteaux

issus de proceacutedures destineacutees agrave faire eacutevoluer la deacutecision publique ndash bien que le

modegravele deacutelibeacuteratif reflegravete sans doute davantage que le participatif une conviction

philosophique puisqursquoil se fonde sur le postulat selon lequel lrsquoindividu dont le jugement

est exerceacute dispose drsquoune faculteacute deacutelibeacuterative capable de lui permettre drsquoobjectiver ses

inteacuterecircts De lautre ils reposent sur le postulat que les individus sont seacutepareacutes sinon

diviseacutes en tout cas peu susceptibles de fusionner dans le creuset dune volonteacute

geacuteneacuterale ni de se ranger aiseacutement sous lideacuteal dun bien commun deux instances vis-

agrave-vis desquelles ils soublieraient en tant quhommes et se reacutealiseraient en tant que

citoyens pour reprendre la ceacutelegravebre theacutematique rousseauiste du Contrat social26 Dans

le cadre des proceacutedures participative et deacutelibeacuterative le gain de la laquo liberteacute civile raquo se

fait mecircme dans un rapport agrave la laquo liberteacute naturelle raquo qui ne saurait plus ecirctre repreacutesenteacute

ndash ainsi que le faisait Rousseau ndash comme une relation dopposition ou de substitution

pure et simple de lune par lautre mais sans doute comme un eacutechange complexe

dans lequel la strateacutegie des points de vue coopegravere paradoxalement agrave leacutetablissement

dune regravegle daction commune puis de deacutecisions collectives consideacutereacutees comme le

meilleur bien commun possible En des termes plus directs nous serions tenteacutes

deacutecrire quinterpreacuteter les modes participatif et deacutelibeacuteratif dans la perspective dune

reacutenovation du reacutepublicanisme classique consiste agrave opeacuterer une laquo deacutesubstantialisation raquo

de ce dernier

Une telle opeacuteration semble certes risqueacutee il convient de sinterroger sur la

possibiliteacute mecircme dun laquo reacutepublicanisme proceacutedural raquo fruit obligeacute de sa

deacutesubstantialisation27 Mais elle apparaicirct eacutegalement neacutecessaire ndash compte tenu de la

25Cf Juumlrgen Habermas Droit et deacutemocratie op cit chapitre VII laquo La deacutemocratie deacutelibeacuterative un concept

proceacutedural de deacutemocratie raquo Toutefois Habermas estime explicitement que la deacutemocratie deacutelibeacuterative se

situe laquo au-delagrave raquo du libeacuteralisme et du reacutepublicanisme voir Juumlrgen Habermas laquo Au-delagrave du libeacuteralisme et du

reacutepublicanisme la deacutemocratie deacutelibeacuterative raquo Raison publique ndeg1 2003 p 40-5726Cf Rousseau Du contrat social I 8 dans Oeuvres complegravetes tome III Paris Gallimard 1964 p 364-

36527Hypothegravese que jai formuleacutee agrave loccasion de deux essais reacutecents agrave propos dune interpreacutetation de la

dimension civique possible receleacutee par la notion de corruption dans le reacutepublicanisme (cf Thierry

Meacutenissier laquo Lusage civique de la notion de corruption selon le reacutepublicanisme ancien et moderne raquo dans

Meacutenissier T (dir) laquo La corruption un concept philosophique et politique chez les Anciens et les

Modernes raquo Anabases Traditions et reacuteception de lAntiquiteacute ndeg6-2007 p 83-98) et agrave propos dun

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 189

deacutesheacuterence du modegravele reacutepublicain en termes de comportement civil ou plutocirct de ce

qui semble ecirctre sa lente transformation en une mythologie peu creacutedible Si certaines

conditions sont respecteacutees nous estimons pourtant quil existe une diffeacuterence

irreacuteductible entre une telle opeacuteration et celle que reacutealise le neacuteo-reacutepublicanisme que ce

soit dans le cadre du libeacuteralisme politique rawlsien dans celui de la laquo theacuteorie de la

liberteacute et du gouvernement raquo promue par Pettit ou dans la variante

laquo communautarienne raquo de Charles Taylor ndash une diffeacuterence qui valorise la premiegravere

tradition par rapport agrave la seconde au point que le risque qursquoune telle reacutenovation fait

courir au reacutepublicanisme classique meacuterite drsquoecirctre couru Ces conditions nous suggeacuterons

de commencer agrave les deacuteterminer par une analyse de la notion dinteacuterecirct geacuteneacuteral Les

deux modegraveles dont nous venons de restituer les conditions theacuteoriques semblent en

effet opportuneacutement fournir le moyen de penser agrave nouveaux frais cette notion

cardinale et de ce fait elles offrent une puissante ressource dont la feacuteconditeacute apparaicirct

double elles permettent de relayer les limites du reacutepublicanisme traditionnel relatives

agrave la recherche dun principe reacuteel de deacutecision collective et dune norme leacutegitime pour la

souveraineteacute populaire

laquo Recomposer raquo linteacuterecirct geacuteneacuteral

Le destin de la notion drsquointeacuterecirct geacuteneacuteral est eacutetrange28 Elle nest nullement

absente du vocabulaire politique de la tradition ndash Rousseau par exemple lemploie au

moins une fois tout en forgeant le concept dinteacuterecirct commun ou public afin de

consideacuterer ce dernier comme lobjet de la volonteacute geacuteneacuterale29 Elle nest pas non plus

absente du reacutepertoire contemporain car elle occupant une place importante dans les

examen des enjeux recouverts pour la theacuteorie politique par le lobbying institutionnel (cf laquo La liberteacute civique

est-elle encore possible Pour ocircter le masque dune nouvelle servitude raquo dans Yves Charles Zarka et les

Intempestifs Critique des nouvelles servitudes PUF 2007 p 145-170)28A notre connaissance on ne dispose en franccedilais sur cette notion que de la synthegravese deacutejagrave ancienne de

Franccedilois Rangeon qui couvre les domaines de la philosophie de la science politique et du droit mais qui

simpose certaines limites quant agrave la conceptualisation de la notion dont il remarque qursquoelle laquo reacutepugne agrave

toute tentative de systeacutematisation rationnelle raquo Cf Franccedilois Rangeon Lideacuteologie de linteacuterecirct geacuteneacuteral Paris Economica 198629Sur la theacutematique de linteacuterecirct chez Rousseau voir Bruno Bernardi La fabrique des concepts Recherches sur linvention conceptuelle chez Rousseau Paris Honoreacute Champion 2006 chapitre VI laquo linteacuterecirct lieu

commun et diffeacuterence raquo p 269-305 fort justement B Bernardi remarque que linteacuterecirct geacuteneacuteral constitue

pour Rousseau une laquo notion fantocircme raquo et explique comment le concept dinteacuterecirct commun ou public en

tant quil deacutegage la perspective dune volonteacute geacuteneacuterale est quasiment proposeacute de maniegravere alternative agrave

loption repreacutesenteacutee par celui dinteacuterecirct geacuteneacuteral

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 190

deacutebats publics30 Toutefois elle se trouve relativement deacutelaisseacutee par la theacuteorie

normative seulement utiliseacutee de maniegravere reacutecurrente en droit sans ecirctre y ecirctre

consideacutereacutee avec la force dun paradigme indiscutable il existe une importante (agrave la

fois imposante et efficace) jurisprudence de la notion elle se preacutesente mecircme comme

ce qui permet lrsquoarticulation des normes (lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral est selon le droit laquo un principe

justifiant lrsquoimposition drsquoune obligation ou la fixation drsquoune interdiction raquo rappelle

Rangeon) mais elle ne vaut pas comme un fondement juridique puisque preacuteciseacutement

elle se preacutesente de maniegravere meacutetajuridique et semble aux juristes relever davantage de

la philosophie morale et politique que de leur discipline Dans lhistoire des ideacutees

politiques seuls lAbbeacute Sieyegraves et Benjamin Constant y ont semble-t-il eu recours de

maniegravere organiseacutee mais ni lrsquoun ni lrsquoautre pour des raisons diverses ne sont parvenus

agrave limposer deacutefinitivement

Sieyegraves dans la mouvance reacutevolutionnaire seacutetait montreacute tregraves attentif agrave ce qui

fait luniteacute dune nation et seacutetait consacreacute ainsi quon peut le lire notamment dans

son ceacutelegravebre opuscule Quest-ce le Tiers-Etat agrave la tentative de penser ce qui fait le

commun de la pluraliteacute sociale31 Il avait theacutematiseacute linteacuterecirct geacuteneacuteral de deux maniegraveres

diffeacuterentes dabord en le forgeant agrave partir de lanalyse laquo strateacutegique raquo des diffeacuterents

inteacuterecircts qui se trouvaient aux prises dans la socieacuteteacute de lAncien Reacutegime Le premier

moment theacuteorique de lopuscule consacreacute au Tiers obeacuteit agrave une logique demprunt agrave la

Constitution anglaise qui proceacutedait par composition des inteacuterecircts en confeacuterant aux

corps sociaux une repreacutesentativiteacute diffeacuterencieacutee pour parvenir agrave la constitution dun

laquo inteacuterecirct commun raquo explique Sieyegraves labolition de la cateacutegorie de privilegravege repreacutesente

le neacutecessaire combat quil faut livrer puisque cette notion surdeacutetermine linteacuterecirct dune

classe par rapport agrave celui des autres en lui confeacuterant une digniteacute dune nature

extrapolitique32 Puis Sieyegraves deacutelaisse cette voie en concevant linteacuterecirct geacuteneacuteral par

reacutefeacuterence agrave la laquo volonteacute de la nation raquo crsquoest-agrave-dire en regard drsquoun principe drsquouniteacute agrave la

30Voir par exemple la journeacutee deacutetude du Centre de Recherche en Droit Constitutionnel de lUniversiteacute de

Paris I le 6 octobre 2006 laquo Linteacuterecirct geacuteneacuteral norme constitutionnelle raquo les actes ont paru sous ce titre

aux eacuteditions Dalloz-Sirey en 2007 eacutediteacutes par Bertrand Mathieu Michel Verpeaux Josseline de Clausade et

Pierre Mazeaud 31Voir Emmanuel Sieyegraves Quest-ce que le Tiers-Etat Paris PUF p 47 laquo Toute socieacuteteacute doit ecirctre reacutegleacutee

par des lois communes et soumise agrave un ordre commun Si vous y faites des exceptions au moins doivent-

elles ecirctre rares et dans aucun cas elles ne peuvent avoir sur la chose publique le mecircme poids la mecircme

influence que la regravegle commune raquo32Ibidem p 60 laquo Tous les autres citoyens sont confondus dans le mecircme inteacuterecirct point de privilegraveges qui

en fassent des ordres distincts Si donc on veut en France reacuteunir les trois ordres en un il faut auparavant

abolir toute espegravece de privilegravege Il faut que le noble et le precirctre naient dautre inteacuterecirct que linteacuterecirct

commun et quils ne jouissentpar la force de la loi que des droits de simples citoyens Sans cela vous

aurez beau reacuteunir les trois ordres sous la mecircme deacutenomination ils feront toujours trois maniegraveres

heacuteteacuterogegravenes impossibles agrave amalgamer raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 191

fois politique et historique que la repreacutesentation parlementaire a pour but de traduire

ce qui conduit agrave regarder la question de la repreacutesentativiteacute du tiers comme lenjeu

politique majeur qui doit mobiliser toutes les eacutenergies33 Mais deux difficulteacutes

persistent Premiegraverement il se produit comme un cercle dans le raisonnement de

lauteur en cherchant ce quest la nation il produit le concept dinteacuterecirct geacuteneacuteral lequel

renvoie agrave la capaciteacute de la nation de se repreacutesenter elle-mecircme sur le plan politique

dans les situations historiques Deuxiegravemement la solution procircneacutee par Sieyegraves fait du

systegraveme repreacutesentatif la clef de voucircte de leacutedifice national ce systegraveme neacutetait

coheacuterent quen y mettant en quelque sorte toute leacutenergie de la Reacutevolution pour

combler leacutecart entre repreacutesentants et repreacutesenteacutes par une reacutenovation constitutionnelle

meneacutee avec un esprit dune grande radicaliteacute ndash il nest possible pour nous que du point

de vue de cette confiance dans les institutions qui preacuteciseacutement vient agrave nous

manquer De telles difficulteacutes ont joueacute sur la reacuteception des thegraveses de Sieyegraves la

posteacuteriteacute de sa tentative theacuteorique deacutejagrave fort complexe du point de vue du droit

constitutionnel34 devient tout agrave fait incertaine si on lenvisage vis-agrave-vis de la tradition

de la philosophie politique Probablement agrave cause du niveau supeacuterieur dabstraction

neacutecessaire pour la concevoir et tregraves certainement parce quelle reacutecuse purement et

simplement le problegraveme de la repreacutesentation la volonteacute geacuteneacuterale rousseauiste sest

montreacutee plus efficace sur la question cruciale de luniteacute civique ainsi que nous lavons

suggeacutereacute plus haut

En prenant la notion dinteacuterecirct geacuteneacuteral comme synonyme dlaquo inteacuterecirct public raquo

Benjamin Constant eacutevoluait pour sa part dans la perspective des ideacutees libeacuterales pos-

reacutevolutionnaires et par reacutefeacuterence agrave la multipliciteacute des inteacuterecircts particuliers Le problegraveme

qui se posait agrave Constant eacutetait pour ainsi dire symeacutetriquement inverse de celui qui

preacuteoccupait Sieyegraves tandis que celui-ci deacutesirait eacutetendre les pouvoirs populaires celui-lagrave

reacutefleacutechit agrave la maniegravere de limiter la souveraineteacute du peuple que le moment

reacutevolutionnaire appuyeacute sur la doctrine rousseauiste a preacuteciseacutement rendue illimiteacutee ndash

et selon un paradoxe freacutequent dans lhistoire des ideacutees politiques pour ce faire

Constant se reacutefegravere agrave certaines thegraveses de Sieyegraves35 Avec preacutecision et de maniegravere tregraves

suggestive Lucien Jaume a eacutetabli comment lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral chez Constant reposait sur

une veacuteritable invention theacuteorique visant agrave deacutepasser lrsquoopposition laquo franccedilaise raquo entre

33Ibidem p 82 laquo Nous avons deacutemontreacute [] la neacutecessiteacute de ne reconnaicirctre la volonteacute commune que dans

lavis de la pluraliteacute Cette maxime est incontestable Il suit de lagrave quen France les repreacutesentants du tiers

sont les vrais deacutepositaires de la volonteacute nationale Ils peuvent sans erreur parler au nom de la nation

entiegravere raquo34Voir Alain Laquiegraveze laquo La reacuteception de Sieyegraves par la doctrine publiciste franccedilaise du XIXegraveme et du XXegraveme

siegravecle raquo dans Pierre-Yves Quiviger Vincent Denis et Jean Salem Figures de Sieyegraves Paris Publications de

la Sorbonne 2008 p 82-12135Ibidem p 92-95

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 192

lrsquoimmanence ou la diffusion des inteacuterecircts particuliers et la transcendance du principe

drsquouniteacute (qursquoil srsquoagisse du peuple de lrsquoEtat ou de la nation) porteacutee agrave son acmeacute par les

Jacobins36 Il a eacutegalement examineacute pour quelles raisons la solution de Constant nrsquoavait

pas eacuteteacute adopteacutee par les libeacuteraux franccedilais victimes de la probleacutematique de

laquo lrsquoeffacement raquo de lrsquoindividu37

Selon la perspective qui est la nocirctre lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral gagne agrave ecirctre recomposeacute

Dans un systegraveme reacutepublicain on ne saurait en effet concevoir la source de la leacutegitimiteacute

en dehors de lrsquoexpression de la volonteacute populaire quelles que soient les difficulteacutes qui

srsquoattachent agrave la deacutefinition preacutecise de ce dernier terme Or nous lrsquoavons dit le systegraveme

repreacutesentatif articule cette expression agrave lrsquoeacutelection de repreacutesentants Si bien que crsquoest

par le biais de lrsquoinstitution que srsquoexprime la volonteacute populaire Nous proposons de

nommer plus preacuteciseacutement laquo inteacuterecirct public raquo cette expression Les repreacutesentants

exercent en effet leur mandat dans le cadre de la publiciteacute permise par lrsquoinstitution de

lrsquoEtat de droit ndash en mecircme temps que cet exercice anime cette derniegravere Lrsquoinstitution

consideacutereacutee de la sorte serait source de stabiliteacute et se trouverait drsquoautant moins

contestable qursquoelle est leacutegitimeacutee par le mandat des eacutelus actifs qui ne preacutetendent pas

eacutepuiser avec leurs seules forces la totaliteacute de la volonteacute geacuteneacuterale De fait on se

propose maintenant denvisager une telle reconnaissance de lrsquointeacuterecirct public dans le

cadre dune conception de lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral qui tienne compte des deacutebats participatifs

et deacutelibeacuteratifs

Si ceux-ci sont eacutegalement laquo publics raquo srsquoils participent de la laquo publiciteacute raquo

neacutecessaires au bon fonctionnement drsquoune deacutemocratie authentique on a dit qursquoils ne

sont jamais vraiment instituants en tout eacutetat de cause dans les dispositions

actuelles ils ne sont pas creacuteateurs drsquoinstitution agrave la diffeacuterence de lrsquoeacutelection En

revanche ils procegravedent des inteacuterecircts immanents de la socieacuteteacute et comme tels ils

peuvent traduire lrsquointeacuterecirct de celle-ci dans sa geacuteneacuteraliteacute speacutecifique si nous pouvons

nous exprimer de la sorte agrave savoir dans sa globaliteacute et dans son authenticiteacute sans

laquo brouillage raquo ducirc au systegraveme repreacutesentatif Certes il ne srsquoagit jamais drsquoune geacuteneacuteraliteacute

laquo pure raquo au sens kantien de ce qui neacutetant pas sensible est purement rationnel et par

conseacutequent universel chaque socieacuteteacute a les inteacuterecircts contingents qui sont

ponctuellement les siens Rousseau nous rappelle avec raison que la somme des

inteacuterecircts donne une agreacutegation et quelle nengendre jamais une uniteacute substantielle

36Cf Lucien Jaume laquo Le problegraveme de linteacuterecirct geacuteneacuteral dans la penseacutee de Benjamin Constant raquo dans

Franccediloise Tilkin (dir) Le groupe de Coppet et le monde moderne Conceptions images deacutebats

Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lUniversiteacute de Liegravege Fascicule CCLXXVII Librairie

Droz 1998 p 159-176 Lauteur cite notamment cette formule reacuteveacutelatrice du travail theacuteorique auquel

sest livreacute Constant laquo Cet inteacuterecirct public nest autre chose que les inteacuterecircts individuels mis

reacuteciproquement hors deacutetat de se nuire raquo p 166 souligneacute par moi 37Cf Lucien Jaume Lrsquoindividu effaceacute ou le paradoxe du libeacuteralisme franccedilais Paris Fayard 1997

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 193

valant comme principe Pour ces raisons agrave deacutefaut de pouvoir leur reconnaicirctre la

geacuteneacuteraliteacute agrave laquelle leurs partisans aspirent nous proposons de nommer laquo inteacuterecirct

social raquo les propositions des jurys populaires tireacutes au sort et des assembleacutees

deacutelibeacuteratives Il serait peut ecirctre plus expeacutedient drsquoailleurs de nommer laquo les inteacuterecircts

sociaux raquo lrsquoensemble de ces proposition en incluant dans lrsquoeacutenonceacute mecircme la pluraliteacute

constitutive de lrsquoexpression de ces conseils ndash cela eacuteviterait de plus drsquoinduire la

repreacutesentation drsquoune homogeacuteneacuteiteacute sociale comme crsquoest le cas avec lrsquoemploi du

singulier car preacuteciseacutement cette homogeacuteneacuteiteacute nrsquoexiste pas compte tenu de la

particulariteacute de la laquo forme de vie raquo deacutemocratie Les inteacuterecircts sociaux (ou lrsquointeacuterecirct social

si lrsquoon adopte un singulier geacuteneacuterique commode) ne preacutesentent donc nullement une

geacuteneacuteraliteacute parfaite du type de celle viseacutee par la volonteacute geacuteneacuterale rousseauiste Mais

preacuteciseacutement se dessine peut-ecirctre de la sorte une piste pour sortir du veacuteritable chemin

de croix qui est toujours celui du reacutepublicanisme classique agrave propos de la question de

la laquo geacuteneacuteraliteacute raquo Car cette geacuteneacuteraliteacute parfaite ou laquo pure raquo comment la reacutealiser dans les

faits Comment concevoir une socieacuteteacute politique historique dans ces conditions

Dans sa reacuteussite theacuteorique mecircme largumentation de Rousseau relative agrave la

constitution de la volonteacute geacuteneacuterale paraicirct avoir enfermeacute dans une formule fixe la

question du pouvoir collectif telle que depuis lors lrsquoaffronte le reacutepublicanisme

classique au point de rendre ce dernier potentiellement steacuterile comme mode de

gouvernement Distinguer lrsquointeacuterecirct social de lrsquointeacuterecirct public en reacuteservant agrave celui-ci la

deacutesignation de la leacutegitimiteacute institutionnelle et en confeacuterant agrave celui-lagrave la tacircche de

deacutesigner les effets de sens produits par la reacutealisation des modegraveles participatif et

deacutelibeacuteratif permet de sortir de cette aporie ainsi quon va le voir Tout se passe

comme si lon parvenait agrave se doter dun reacutepublicanisme agrave la fois raisonnable et

authentique raisonnable parce que sa formule est applicable authentique parce quil

permet de se doter de proceacutedures mettant en œuvre un authentique pouvoir collectif

sinon une dynamique favorable agrave linstauration de la communauteacute civique Notre

proposition pourrait plus exactement se preacutevaloir dune double feacuteconditeacute Drsquoune part

les motions exprimeacutees par les jurys populaires tireacutes au sort ou par les assembleacutees

deacutelibeacuterantes expriment un inteacuterecirct toujours immanent agrave la volonteacute populaire jamais

coupeacutee de son expression la plus directe possible De lrsquoautre dans sa version actuelle

le systegraveme repreacutesentatif peine agrave incarner la volonteacute geacuteneacuterale de maniegravere incontestable

Au contraire il engendre mecircme une contestation reacutecurrente qui fragilise sans cesse

lrsquoinstitution Reacuteserver le terme drsquointeacuterecirct public aux prises de position des repreacutesentants

(qursquoil srsquoagisse des deacutebats parlementaires et des lois qui deacutecoulent des votes agrave

lrsquoAssembleacutee des avis rendus pas les seacutenateurs ou des deacuteclarations et des deacutecisions

du pouvoir exeacutecutif) offre le moyen de sauver lrsquoinstitution de cette contestation

dirimante

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 194

Cest dans la relation entre les deux inteacuterecircts que se recompose lideacutee dinteacuterecirct

geacuteneacuteral Notre dessein nrsquoest pas seulement de reconsideacuterer la notion drsquointeacuterecirct geacuteneacuteral

mais bien drsquoen recomposer lrsquoideacutee en proposant une formule qui garantirait sa pleine et

peacuterenne expression Les propositions actuelles tendent agrave faire de la participation des

jurys tireacutes au sort et de la deacutelibeacuteration un auxiliaire de la repreacutesentation en valorisant

leur pouvoir de conseil ou drsquoeacuteclaircissement de la deacutecision publique Cela revient dans

les termes de notre distinction agrave adopter le principe drsquoune subordination de lrsquointeacuterecirct

social agrave lrsquointeacuterecirct public Les propositions issues de la deacutemocratie radicale preacutetendent agrave

inverser ce scheacutema de primauteacute en deacutefiance de lrsquoinstitution sinon de toute tendance agrave

lrsquoinstitutionnalisation Si elles obeacuteissent agrave une logique qursquoon peut comprendre ni lrsquoune

ni lrsquoautre position ne sont deacutefendables jusqursquoau bout victimes lrsquoun comme lrsquoautre drsquoune

formule trop fixe Si le systegraveme des deux inteacuterecircts eacutetait mis en œuvre (si les deux

inteacuterecircts pouvaient reacuteguliegraverement srsquoexprimer sur des thegravemes varieacutes) on verrait

probablement que leur rapport nrsquoobeacuteit pas agrave une regravegle fixe ils peuvent se trouver en

convergence mais aussi ecirctre dans un deacutesaccord ponctuel ou profond Dans un souci

reacutepublicain il importe toutefois de reacuteconcilier la socieacuteteacute avec lrsquoEtat afin de laquo politiser la

socieacuteteacute raquo en creacuteant de la sorte une authentique communauteacute civique Si bien qursquoil nous

paraicirct impeacuteratif de concevoir dynamiquement ce rapport Dans cet esprit il conviendrait

drsquoenvisager leurs relations tantocirct discordantes tantocirct concordantes comme une

attestation de la vitaliteacute deacutemocratique drsquoune communauteacute en voie de reacutepublicanisation

crsquoest-agrave-dire capable drsquoopeacuterer dans le deacutebat public des synthegraveses entre la socieacuteteacute et

lrsquoEtat Nous proposons de nommer laquo deacutemocratie agonistique raquo selon un terme (ou plus

geacuteneacuteralement une theacutematique) actuellement plutocirct reacuteserveacutes aux modegraveles prenant en

compte les diffeacuterends sociaux38 le modegravele qui repose sur le conflit possible des deux

inteacuterecircts social et public et qui permet lexpression de linteacuterecirct geacuteneacuteral Mieux encore

pour dire les choses agrave la maniegravere de Machiavel dont cette suggestion procegravede la

deacutemocratie agonistique traduit le jeu tumultueux des humeurs de la citeacute diviseacutee ndash les

jurys citoyens tireacutes au sort et les assembleacutees deacutelibeacuteratives constitueraient-ils une sorte

de nouveau Tribunat de la Plegravebe Jamais eacutecrit le Florentin les tumultes ne furent

preacutejudiciables agrave la liberteacute de Rome Il est en effet tentant de croire que de tels

diffeacuterends ne sauraient affaiblir une socieacuteteacute mais au contraire la fortifier en renforccedilant

par lrsquoexercice du deacutesaccord le goucirct de la liberteacute publique39 Parce quelle entretiendrait

38Voir par exemple les contributions de Loiumlc Blondiaux laquo Deacutemocratie participative vs deacutemocratie

agonistique Le statut du conflit dans les theacuteories et les pratiques de participation contemporaines raquo

Raisons politiques 20082 ndeg30 p 131-147 et de Patrick Savidan laquo Deacutemocratie participative et

conflit raquo Revue de meacutetaphysique et de morale ndeg2 avril 2008 p 177-18939Voir Machiavel Discours sur la premiegravere deacutecade de Tite-Live I 4 laquo Je preacutetends que ceux qui

condamnent les troubles [i tumulti] advenus entre les nobles et la plegravebe blacircment ce qui fut la premiegravere

cause du fait que Rome a maintenu sa liberteacute ils accordent plus drsquoimportance aux rumeurs et aux cris

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 195

agrave la fois des moyens favorisant la convergence ponctuelle des deux inteacuterecircts et dautres

en vue de lexpression de leur deacutesaccord la deacutemocratie agonistique pourrait fournir le

cadre approprieacute agrave un inteacuterecirct geacuteneacuteral entendu comme le souffle susceptible de

maintenir animeacutee la communauteacute civique Bien entendu il serait neacutecessaire de se

doter ici drsquoune theacuteorie plus fine du conflit ndash agrave savoir drsquoune theacuteorie sociale et politique

du conflit qui se montrerait capable de ne pas reacuteinvestir un ordre transcendantal

reposant sur la distinction entre des bons et des mauvais conflits en soi

Et bien que la theacuteorie normative ne soit pas directement eacutevaluable en fonction

des dispositifs opeacuterationnels qursquoelle propose (en ce qursquoelle fournit les laquo principes du

droit politique raquo pour parler comme Rousseau) on peut suggeacuterer la disposition

suivante en cas de rapport conflictuel persistant entre les deux inteacuterecircts afin de ne

pas gripper le systegraveme par une situation de blocage on pourrait imaginer le dispositif

suivant toute crise de ce genre recevrait sa solution formelle gracircce agrave la deacutecision

souverainement prise par une commission mixte composeacutee de repreacutesentants des deux

inteacuterecircts eacutelus de diffeacuterents niveaux et membres des jurys tireacutes au sort et des

assembleacutees deacutelibeacuteratives qui statueraient agrave la majoriteacute des voix Leur deacutecision aurait

valeur de norme mais drsquoune maniegravere toujours amendable par exemple agrave lrsquoissue drsquoune

peacuteriode deacutetermineacutee faisant suite agrave lrsquoinstauration de la mesure prise De la sorte

lrsquoinstitution serait pour reprendre les vues de Machiavel comme peacuteriodiquement

refondeacutee dotant la vie de lrsquoEtat drsquoun reacutegime agrave la fois dynamique et pour cela mecircme

confortant40 force restant agrave la loi mais sans jamais la couper de lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral

recomposeacute

Conclusion

Nous pouvons achever ce deacuteveloppement prospectif par quatre bregraveves

remarques destineacutees agrave souligner les beacuteneacutefices qursquoil est permis drsquoespeacuterer de la

que causaient de tels troubles qursquoaux heureux effets que ceux-ci engendraient Ils ne considegraverent pas le

fait que dans tout Etat il y a deux humeurs diffeacuterentes celle du peuple et celle des grands [non considerino come e sono in ogni republica due umori diversi quello del popolo e quello de grandi] et

que toutes les lois favorables agrave la liberteacute procegravedent de leur opposition Il en advint ainsi agrave Rome comme

on peut aiseacutement le voir agrave Rome etc raquo (dans Oeuvres traduites sous la dir de Christian Bec Paris

Robert Laffont 1996 p 196-19740Discours sur la premiegravere deacutecade de Tite-Live III 1 trad citeacutee p 370 laquo Je dis que les alteacuterations qui

ramegravenent [les corps naturels mixtes tels les religions et les reacutepubliques] agrave leurs origines servent agrave leur

salut Celles donc qui gracircce agrave leurs institutions peuvent se reacutenover souvent ou bien qui par un accident

quelconque eacutetranger agrave leurs institutions en viennent agrave le faire sont mieux ordonneacutees et ont une existence

plus longue raquo

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 196

recomposition de lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral (i) Daniel Bougnoux dans un ouvrage reacutecent

consacreacute agrave la laquo crise de la repreacutesentation raquo entend prendre la mesure de celle-ci en la

consideacuterant dans sa geacuteneacuteraliteacute philosophique tout en nourrissant son enquecircte

danalyses preacutecises emprunteacutees au domaines de lart de la culture des meacutedias et de

la politique41 Le registre artistique qui lui paraicirct paradigmatique de la situation

geacuteneacuterale de la repreacutesentation lui fournit une matrice dinterpreacutetation tregraves inteacuteressante

pour la dimension politique la crise de la repreacutesentation propre agrave lart au deacutebut du

XXegraveme siegravecle sanctionne la rupture ou en tout cas lamoindrissement de la barriegravere

symbolique qui seacutepare le spectateur et le spectacle Cest un pheacutenomegravene de ce genre

qui se produirait aujourdhui dans les meacutedias et dans la politique estime Bougnoux

On pourrait le qualifier en parlant pour nos usages actuels de tentation de la

proximiteacute nos contemporains aspirent agrave ce que leurs meacutedias comme leurs

repreacutesentants soient laquo proches deux raquo ou laquo agrave leur image raquo Soulignons le fait que notre

proposition de recomposition de linteacuterecirct geacuteneacuteral (si lon entend par lagrave le fait de donner

voix aux jurys populaires et aux assembleacutees deacutelibeacuteratives tout en faisant dialoguer les

propositions quils eacutemettent avec celles des repreacutesentants exprimant linteacuterecirct public)

donne droit agrave cette aspiration contemporaine tout en offrant une inteacuteressante

ressource afin de redonner du creacutedit agrave linstitution sans pour autant la laquo durcir raquo

exageacutereacutement

(ii) Ensuite le dispositif preacutesente une inteacuteressante ressource croyons-nous en

regard de la situation dune disposition si neacutecessaire agrave lexercice des responsabiliteacutes

dans une socieacuteteacute deacutemocratique agrave savoir la confiance42 La situation actuelle de cette

disposition est celle dune crise diffuse qui prend des formes empiriques varieacutees43

Dougrave la tentation fort compreacutehensible dinstaurer le principe de deacutefiance dans le

contexte theacuteorique dun modegravele de laquo contre-deacutemocratie raquo agrave propos duquel nous nous

montrons toutefois reacuteserveacutes44 car pour dire les choses de maniegravere directe il nous

semble quon ne saurait en finir aussi aiseacutement avec les problegravemes que pose la

confiance dans nos socieacuteteacutes ndash dont limportance en termes danthropologie politique

demeure fondamentale45 Il nous semble que le dispositif du dialogue des deux inteacuterecircts

41Cf Daniel Bougnoux La crise de la repreacutesentation Paris La Deacutecouverte 200642Cf Lucien Jaume La liberteacute et la loi Les origines philosophiques du libeacuteralisme Paris Fayard 2000

chapitre VI laquo Le problegraveme du fondement de la confiance raquo p 257-30943Cf Jacqueline Costa-Lascoux et Lucien Jaume laquo La deacutemocratie et le deacuteclin de la confiance une rupture

dans la culture politique raquo dans Pascal Perrineau (dir) Le deacutesenchantement deacutemocratique op cit p 67-

8744Cf Pierre Rosanvallon La Contre-deacutemocratie op cit et Thierry Meacutenissier laquo Un traiteacute politique pour nos

nouvelles civiliteacutes Une lecture de La Contre-deacutemocratie de Pierre Rosanvallon raquo Critique ndeg 731 avril

2008 p 259-274 Cette reacuteserve est motiveacutee agrave la fois par la possibiliteacute et par le bien-fondeacute dune

laquo institutionnalisation raquo de la deacutefiance45Pour une eacutevaluation pertinente de limportance de la confiance saisie en ces termes cf Vincent

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 197

preacutesente une certaine qualiteacute heuristique vis-agrave-vis du problegraveme actuellement rencontreacute

agrave propos de la confiance sans que lon puisse deacuteterminer a priori avec exactitude le

scheacutema des dispositions pro- ou contra- quil instaurerait dans son fonctionnement

reacutegulier (agrave savoir les comportements de meacutefiance ou dadheacutesion quil susciterait) il

semble susceptible de donner voix agrave une (salutaire) meacutefiance de la socieacuteteacute envers

linstitution ou les repreacutesentants (en laissant sexprimer linteacuterecirct social contre linteacuterecirct

public) compenseacutee par une assise (dynamique) offerte agrave la confiance envers

linstitution et envers les repreacutesentants (en permettant aux tenants de linteacuterecirct public

de reacutepondre aux motions de deacutefiance promus par linteacuterecirct social) Ainsi entendu le

dispositif des deux inteacuterecircts nouvre-t-il pas une voie tout agrave fait stimulante en favorisant

un jeu de la meacutefiance et de la confiance entre les diffeacuterents acteurs de la vie civique

(iii) Nous imaginons de surcroicirct facilement que les deux inteacuterecircts ne cherchant

pas agrave exprimer la mecircme chose sont enclins agrave se disputer sans fin (bien que des

accords ponctuels soient toujours possibles) Par lagrave ils se mettent dans la situation ougrave

ils sobservent et sentre-empecircchent indeacutefiniment Nest-ce pas renouer dune maniegravere

originale avec le principe de la seacuteparation des pouvoirs tregraves favorable agrave la socieacuteteacute

deacutemocratique ou plus exactement en redoubler le laquo fonctionnement libeacuteral raquo (interne

aux trois puissances composant lEtat) par un laquo fonctionnement reacutepublicain raquo Comme

il sagit de situer ce principe dans un deacutebat entre la socieacuteteacute civile et lEtat mais en vue

de constituer une communauteacute civique dans laquelle la participation est effective il est

en effet tentant daffirmer que notre suggestion permet de laquo reacutepublicaniser raquo le grand

principe de la socieacuteteacute libeacuterale Indice inteacuteressant du fait que la distinction cardinale

entre les libeacuteralismes et les reacutepublicanisme ndash capable agrave certains eacutegards de scleacuteroser

les deacutebats en seacutedimentant les positions ndash pourrait ecirctre remise en question si lon

exploite lideacutee (deacutejagrave sous-entendue par Montesquieu par Rousseau et par Kant) selon

laquelle le terme laquo reacutepublicain raquo deacutesigne surtout une maniegravere quont les citoyens de se

rapporter agrave la politique et par suite un eacutetat desprit susceptible de saccomplir dans la

plupart des reacutegimes

(iv) Enfin nous avons conscience quen opeacuterant le geste que nous venons

deacutebaucher nous avons en quelque sorte fait entrer la contingence dans le cœur de la

deacutecision collective leacutegitime46 Dans le cadre de theacuteorie normative qui est le nocirctre nous

Mangematin et Christian Thuderoz Des Mondes de confiance Un concept agrave leacutepreuve de la reacutealiteacute sociale preacuteface de Lucien Karpik Paris CNRS Eacuteditions 200346La reconnaissance de la neacutecessiteacute de raisonner dans un contexte de contingence est souligneacutee par

Salvatore Veca qui montre remarquablement que dans les deacutemocraties contemporaines les eacutevaluations

collectives permettant une existence sociale laquo partageacutee raquo se font agrave mecircme la contingence des expeacuteriences

historiques et quil faut accepter cela comme une donneacutee de base si lon entend traduire aujourdrsquohui

lexigence des Lumiegraveres soit paradoxalement celle dauteurs souvent conduits agrave raisonner a priori Cf

Salvatore Veca Dellincertezza Tre meditazioni filosofiche Milan Feltrinelli 1997 et Le cose della vita

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 198

voudrions proposer un concept dinteacuterecirct geacuteneacuteral non seulement adeacutequat au point de

vue descriptif (capable de traduire les aspirations dune socieacuteteacute) mais encore pertinent

au point de vue prescriptif (permettant agrave ces socieacuteteacutes de se gouverner librement) Or

le principe que nous proposons agrave deacutefaut de posseacuteder la pureteacute de la volonteacute geacuteneacuterale

rousseauiste tire sa leacutegitimiteacute du fait quil peut preacutetendre refleacuteter les aspirations

concregravetes des socieacuteteacutes Mais par conseacutequent il voue la socieacuteteacute agrave sa propre

contingence On peut eacutegalement tirer une autre conclusion de la mecircme remarque

comme aucune formule a priori et valable une fois pour toutes ne saurait eacutenoncer le

principe de linteacuterecirct geacuteneacuteral tel que nous lavons laquo recomposeacute raquo sa formulation

deacutependra toujours de lactiviteacute politique En cherchant un principe viable pour animer la

communauteacute civique nous avons donc pour ainsi dire politiseacute agrave jamais ce principe - et

cela quel que soit le type de collectiviteacute ougrave la souveraineteacute est deacutesormais appeleacutee agrave

sincarner (Etat-nation mais aussi Reacutegion ou Europe) Nous estimons dailleurs que par

lagrave nous sortons du piegravege tendu par le laquo romantisme raquo taylorien le reacutepublicanisme de

linteacuterecirct geacuteneacuteral dont nous esquissons ici les grandes lignes renvoie agrave un holisme

politique et non culturel La communauteacute civique est lœuvre de citoyens qui y

acquiegraverent une conscience renouveleacutee de ce quils sont mais agrave la diffeacuterence de

lenglobement ethnoculturel limplication civique laisse ouverte la possibiliteacute

damender de reacuteformer voire de contester fermement la tradition La politique est en

effet fort diffeacuterente du simple laquo veacutecu raquo ethnique ou culturel si elle peut prendre bien

des formes elle trouve ses ressorts dans la capaciteacute quont les hommes dimaginer

des solutions nouvelles dans leurs efforts pour les imposer aux faits et

paradoxalement dans le deacutesaccord persistant entre les participants susceptible de

mobiliser des treacutesors dinventiviteacute theacuteorique et rheacutetorique Sans remonter agrave Aristote et

agrave la mention cardinale du fait que la citoyenneteacute consiste agrave faire et agrave deacutefaire les lois il

convient de souligner que le reacutepublicanisme classique comprend des doctrines ayant

theacuteoriseacute le rapport complexe entre lattachement laquo organique raquo des citoyens agrave la

communauteacute et la position dirrespect dans laquelle ils se placent deux-mecircmes par

obligation de conscience47 Ainsi envisageacutee la vertu civique ne nous apparaicirct ni sous

les traits dune discipline alieacutenante ni sous ceux dune soumission aveugle mais elle

nous semble synonyme dun impeacuteratif visant agrave eacutevaluer les commandements et

eacuteventuellement agrave agir collectivement afin de changer les lois Enfin nous pouvons

relever le cercle inteacuteressant qui sest maintenant dessineacute dans la perspective qui est

la nocirctre la communauteacute civique ne peut se trouver doteacutee dun principe dinteacuterecirct

geacuteneacuteral viable et performant qursquoagrave la condition drsquoaccepter de se livrer au jeu politique

Congetture conversazioni e lezioni personali Milan Rizzoli 200647Cf Alain Propos sur les pouvoirs Eacuteleacutements deacutethique politique Paris Gallimard laquo Folio Essais raquo 1985

p 162

ndash Revue de philosophie politique de lrsquoULg ndash Ndeg2 ndash Septembre 2009 ndash p 199

indeacutefiniment cest-agrave-dire sans fin possible envisageable Il faut dabord pouvoir et

vouloir agir politiquement si lon veut disposer du principe qui permet de le faire

leacutegitimement et effectivement Les socieacuteteacutes libres sont des socieacuteteacutes politiques

Thierry Meacutenissier est agreacutegeacute de philosophie docteur en

eacutetudes politiques de lEcole des Hautes Eacutetudes en

Sciences Sociales (Centre Raymond Aron Paris) et HDR

en science politique Il est actuellement maicirctre de

confeacuterences de philosophie politique agrave lUniversiteacute Pierre

Mendegraves France ndash Grenoble 2 et agrave lInstitut dEtudes

Politiques de Grenoble Il a notamment publieacute les

ouvrages suivants Machiavel la politique et lhistoire Enjeux philosophiques PUF 2001 Machiavel Le

Prince ou le nouvel art politique direction en

collaboration avec Yves Charles Zarka PUF 2001

Lideacutee de contrat social Genegravese et crise dun modegravele philosophique dir en collaboration avec Jean-Pierre

Cleacutero Ellipses 2004 Eacuteleacutements de philosophie politique Paris Ellipses 2005 Lectures de Machiavel

dir en collaboration avec Marie Gaille Ellipses 2006

Lideacutee dempire dans la penseacutee politique historique

juridique et philosophique dir Paris LHarmattan

2006

  • Gaeumllle Jeanmart laquo Une approche geacuteneacutealogique de questions politiques sur lrsquoactualiteacute du courage raquo ndash Introduction
  • Etienne Tassin laquo Achille et les clandestins la scegravene politique du courage raquo
  • Marc-Antoine Gavray laquo Le courage du relativisme de Protagoras agrave lrsquouniteacute platonicienne des vertus raquo
  • Annick Stevens laquo Le rocircle du courage dans la praxis un questionnement agrave partir drsquoAristote raquo
  • Julien Pieron laquo Lrsquoaudace de la penseacutee sur Kant et les Lumiegraveres raquo
  • Raphael Alvarenga laquo La mesure de lrsquoimpossible penser le courage dans le cadre drsquoune rupture avec la condition preacutesente raquo
  • Raphaeumll Geacutely laquo Du courage de mourir au courage de vivre quels enjeux politiques Introduction agrave une pheacutenomeacutenologie radicale du courage raquo
  • Laurence Bleacutesin laquo De lrsquoaffect agrave lrsquoengagement Une lecture pragmatiste du courage raquo
  • Alain Loute laquo La logique excessive du geste courageux une force de creacuteation sociale Reacuteflexions agrave partir de Paul Ricœur raquo
  • Thierry Meacutenissier laquo ldquoRecomposerrdquo linteacuterecirct geacuteneacuteral Un essai de theacuteorie normative en reacuteponse agrave la crise du reacutepublicanisme classique raquo
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