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____________________________________________________________________________________ Port-Royal et les images : un accès aux textes ?, actes de la journée d’étude organisée à l’Université de Rouen en mai 2011, publiés par Tony Gheeraert (CÉRÉdI). (c) Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude (ISSN 1775-4054) », n o 11, 2015. Figures géométriques du XVII e siècle Dominique DESCOTES Centre d’Études sur les Réformes, l’Humanisme et l’Âge Classique UMR 5037, Institut d’Histoire de la Pensée Classique Les historiens des sciences s’intéressent rarement aux figures et aux planches des livres de géométrie. Comme on admet que l’essence des mathématiques consiste en démonstrations, la représentation de leur objet ne peut apparaître que comme un appel à l’intuition, voire une concession à la faiblesse de l’esprit humain. En revanche, l’utilité des illustrations dans les ouvrages de piété, les romans ou les recueils de fables pour soutenir l’imagination paraît généralement évidente. L’image du Chat botté ou de Polyeucte marchant au martyre séduit nécessairement plus que l’intersection d’un cercle et d’une parabole. Aussi constate-t-on que souvent, les figures sont les victimes des éditions modernes des traités de mathématiques classiques. N’en prenons pour exemple que l’édition des Lettres de A. Dettonville de Pascal dans l’édition des Œuvres complètes de Pascal dans la collection de la Pléiade par Jacques Chevalier, ou dans l’édition des Grands écrivains de la France établie par Léon Brunschvicg 1 : les planches originales y ont été démembrées, et les figures dispersées au fil du texte. Le cas inverse n’est pas sans exemple : on lit encore les Nouveaux éléments de géométrie d’Antoine Arnauld dans l’édition des Œuvres complètes publiée à Lausanne 2 , où les figures, qui étaient réparties au fil du texte dans les éditions originales, ont été regroupées dans de grandes planches placées en fin de volume, rétrécies et serrées les unes contre les autres sans souci de lisibilité. Dans les deux cas, les figures elles-mêmes ont été refaites, avec les risques d’erreur que comporte pareille transcription. Chez Arnauld, de nombreuses figures ont été inversées par rapport aux originales, et plusieurs ont même été ajoutées par les éditeurs. Les dessins sont parfois purement et simplement vidées d’une partie de leur contenu : la première figure de la Lettre à Carcavy, par exemple, qui contient dans 1 Blaise Pascal, Œuvres complètes, éd. Jacques Chevalier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954 ; Œuvres complètes, éd. Brunschvicg, Boutroux et Gazier, VIII, Paris, Hachette, 1914. Les planches de Pascal sont données conformément à l’original dans l’édition des Œuvres complètes de Pascal par Jean Mesnard, IV, Paris, Desclée de Brouwer, 1992 [OC IV], p. 559 sq. Voir aussi Dominique Descotes et Gilles Proust, Blaise Pascal. Lettres de A. Dettonville (1658-59), CD-Rom PC / Mac, CERHAC-CIBP, Presses Universitaires Blaise Pascal (Clermont II), Clermont-Ferrand, 1999. La présente étude développe et généralise les idées d’un article publié en 2009 dans le recueil Pouvoirs de l’image aux XV e , XVI e et XVII e siècles, dirigé par M. Vénuat, M. Couton, I. Fernandes et C. Jérémie aux Presses Universitaires Blaise Pascal, intitulé « Sur les figures dans quelques traités scientifiques du XVII e siècle ». 2 Antoine Arnauld, Œuvres de Messire Antoine Arnauld, docteur de la maison et société de Sorbonne, publiées par Gabriel du Pac de Bellegarde et Jean Hautefage, Paris-Lausanne, S. d’Arnay, 1775-1783, 43 tomes en 38 vol, in-4°. Les figures ont été rétablies à leur place dans notre édition des Nouveaux éléments publiée sous le titre Géométries de Port-Royal, Paris Champion, 2009.

Figures géométriques du XVIIe siècle - CÉRÉdI Centre d’Études et de …ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/IMG/pdf/descotes.pdf · 2017-01-16 · dans l’édition de Jacques

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____________________________________________________________________________________ Port-Royal et les images : un accès aux textes ?, actes de la journée d’étude organisée à l’Université de Rouen en mai 2011, publiés par Tony Gheeraert (CÉRÉdI). (c) Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude (ISSN 1775-4054) », no 11, 2015.

Figures géométriques du XVIIe siècle

Dominique DESCOTES Centre d’Études sur les Réformes, l’Humanisme et l’Âge Classique

UMR 5037, Institut d’Histoire de la Pensée Classique Les historiens des sciences s’intéressent rarement aux figures et aux planches des

livres de géométrie. Comme on admet que l’essence des mathématiques consiste en démonstrations, la représentation de leur objet ne peut apparaître que comme un appel à l’intuition, voire une concession à la faiblesse de l’esprit humain. En revanche, l’utilité des illustrations dans les ouvrages de piété, les romans ou les recueils de fables pour soutenir l’imagination paraît généralement évidente. L’image du Chat botté ou de Polyeucte marchant au martyre séduit nécessairement plus que l’intersection d’un cercle et d’une parabole. Aussi constate-t-on que souvent, les figures sont les victimes des éditions modernes des traités de mathématiques classiques. N’en prenons pour exemple que l’édition des Lettres de A. Dettonville de Pascal dans l’édition des Œuvres complètes de Pascal dans la collection de la Pléiade par Jacques Chevalier, ou dans l’édition des Grands écrivains de la France établie par Léon Brunschvicg1 : les planches originales y ont été démembrées, et les figures dispersées au fil du texte. Le cas inverse n’est pas sans exemple : on lit encore les Nouveaux éléments de géométrie d’Antoine Arnauld dans l’édition des Œuvres complètes publiée à Lausanne2, où les figures, qui étaient réparties au fil du texte dans les éditions originales, ont été regroupées dans de grandes planches placées en fin de volume, rétrécies et serrées les unes contre les autres sans souci de lisibilité. Dans les deux cas, les figures elles-mêmes ont été refaites, avec les risques d’erreur que comporte pareille transcription. Chez Arnauld, de nombreuses figures ont été inversées par rapport aux originales, et plusieurs ont même été ajoutées par les éditeurs. Les dessins sont parfois purement et simplement vidées d’une partie de leur contenu : la première figure de la Lettre à Carcavy, par exemple, qui contient dans

1 Blaise Pascal, Œuvres complètes, éd. Jacques Chevalier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954 ; Œuvres complètes, éd. Brunschvicg, Boutroux et Gazier, VIII, Paris, Hachette, 1914. Les planches de Pascal sont données conformément à l’original dans l’édition des Œuvres complètes de Pascal par Jean Mesnard, IV, Paris, Desclée de Brouwer, 1992 [OC IV], p. 559 sq. Voir aussi Dominique Descotes et Gilles Proust, Blaise Pascal. Lettres de A. Dettonville (1658-59), CD-Rom PC / Mac, CERHAC-CIBP, Presses Universitaires Blaise Pascal (Clermont II), Clermont-Ferrand, 1999. La présente étude développe et généralise les idées d’un article publié en 2009 dans le recueil Pouvoirs de l’image aux XVe, XVIe et XVIIe siècles, dirigé par M. Vénuat, M. Couton, I. Fernandes et C. Jérémie aux Presses Universitaires Blaise Pascal, intitulé « Sur les figures dans quelques traités scientifiques du XVIIe siècle ». 2 Antoine Arnauld, Œuvres de Messire Antoine Arnauld, docteur de la maison et société de Sorbonne, publiées par Gabriel du Pac de Bellegarde et Jean Hautefage, Paris-Lausanne, S. d’Arnay, 1775-1783, 43 tomes en 38 vol, in-4°. Les figures ont été rétablies à leur place dans notre édition des Nouveaux éléments publiée sous le titre Géométries de Port-Royal, Paris Champion, 2009.

2 Dominique DESCOTES

l’original un effet de relief, de perspective et d’ombre, en est entièrement dépouillée dans l’édition de Jacques Chevalier, ce qui la prive de sa complexité et de son sens3.

Figure 1

Une figure géométrique se distingue d’une image ordinaire par le fait que, même

lorsqu’elle présente des qualités graphiques, son objet n’est pas l’ornement. Dans un recueil de fables ou de contes, l’image est bien reliée au texte par un lien thématique : elle est censée restituer une situation, une action, voire une suite d’événements. De ce fait, elle est ordonnée au récit : l’illustrateur de la fable Le loup et l’agneau est évidemment tenu de restituer des éléments du récit aussi essentiels que l’affrontement des deux animaux, et leur position respective en amont et en aval du courant. Mais du fait qu’elle transpose le discours écrit en formes graphiques, l’image impose au contenu sa logique propre : elle fixe par force un point de vue et une répartition des éléments du récit en largeur et en profondeur. Cette contrainte oblige l’illustrateur à ajouter quelques éléments significatifs : il crée la campagne par un décor d’arbres, de montagnes et de maisons. Certains éléments sont nécessaires au récit : la cascade placée sur la gauche, par exemple, est là pour fixer le sens du courant. Mais d’autres ressemblent plutôt à ce que Pascal appelle des fausses fenêtres pour la symétrie et l’équilibre de l’image : l’arbre et le rocher du deuxième plan sont-ils vraiment indispensables pour isoler la scène principale ? L’artiste tend même à dramatiser la situation par des contrastes fantaisistes : face au loup ramassé et prêt à bondir, il poste l’agneau debout sur ses pattes de derrière, mi-avocat, mi-suppliant. Enfin, sur certains points, le graveur va directement contre le texte en escamotant discrètement les données qui le gênent : il faut beaucoup de bonne volonté pour voir que « plus de vingt pas » séparent le loup de l’agneau ; mais l’exiguïté d’une vignette permet-elles de faire autrement ? Bref, les exigences de la composition transforment l’image en tableau.

Figure 2

La figure géométrique semble plutôt devoir tenir du portrait, au sens que Pascal

donne à ce mot : elle est censée ne mettre à contribution que l’imagination rationnelle, non la sorcellerie évocatoire. L’invention graphique, strictement soumise au texte, y est étroitement bornée. La construction doit d’abord transposer exactement la configuration 3 Voir l’éd. Chevalier, op. cit., p. 229. La figure de l’escalier (Planche IV, figure 44 dans les Lettres de A. Dettonville) n’est pas mieux traitée, comme on peut le vérifier sur la p. 329 de l’édition Chevalier.

3 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

d’objets disposés de manière à rendre visibles leurs relations. Ce n’est pas que certaines présentations originales ne soient admises : il y a plusieurs manières de présenter des sections coniques, selon qu’on les considère dans le plan ou qu’on montre l’intersection du cône avec un plan, avec ses différents cas. Mais tracer un cercle ou une parabole admet peu de fioritures et de « fausses fenêtres ». Du reste dans les cas les plus simples, la figure n’est pas indispensable : on peut s’en passer par exemple dans la définition de la circonférence du cercle comme ligne dont tous les points sont à égale distance d’un même point appelé centre.

Figure 3

Du reste, un excès de confiance accordé à la figure présente un risque, car elle rend

parfois visible à l’œil ce qui ne devrait pas être évident à l’esprit, et dissimule une lacune dirimante. Le cas de la première proposition d’Euclide sur la construction d’un triangle équilatéral est connu. Clavius et Hérigone ont réduit le raisonnement à une suite de syllogismes apparemment incontestables :

Ier syllogisme. Les lignes droites menées du centre à la circonférence, sont égales entre elles. Mais les lignes droites AC et AB sont menées du centre à la circonférence. Donc les lignes droites AC et AB sont égales entre elles. Le second syllogisme ne diffère point du premier, à cause qu’il a la même citation que le premier. IIIe syllogisme. Les choses égales à une même, sont égales entre elles. Mais les lignes droites AC et CB sont égales à une même ligne droite. Donc les lignes droites AC et BC sont égales entre elles. IVe syllogisme. Tout triangle qui a trois côtés égaux, est équilatéral. Mais le triangle ABC a trois côtés égaux. Donc le triangle ABC est équilatéral4.

Figure 4

Sur la figure, les intersections des deux cercles sont si visibles que l’on conçoit difficilement comment ils pourraient bien parvenir à ne pas se couper deux fois. Mais l’évidence est trompeuse : Euclide ne devrait pas assumer sans démonstration que les deux cercles vont effectivement se couper, et non pas seulement en un point, mais en deux. C’est cette lacune que Pascal prétend combler dans le dixième Théorème de son Introduction à la Géométrie : la circonférence qui passe par deux points, l’un au-dedans d’un autre cercle, et l’autre au-dehors, le coupe en deux points et en deux seulement5.

La figure devient indispensable quand une relation complexe unit des éléments nombreux, ou lorsque le raisonnement exige des constructions auxiliaires qui compliquent le modèle initial. C’est le cas par exemple dans la figure 22 des Lettres de

4 Hérigone, Cursus mathematicus, I, Eucl. Elem. I, Probl. I, Prop. I, p. 1 sq. ; Euclide, Elements, I, éd. T. Heath, New York, Dover, 1956, p. 242 ; Les Éléments, I, éd. Vitrac, Paris, P. U. F., 1990, p. 194 sq. 5 Blaise Pascal, Œuvres complètes, III, éd. J. Mesnard [OC III], Paris, Desclée de Brouwer, 1991, p. 437.

4 Dominique DESCOTES

A. Dettonville de Pascal (figure 5), qui greffe quatre figures les unes sur les autres : une cycloïde CFA, sa roue génératrice CDDF, un cercle de rayon double de la roue CNVZ et une parabole CFK. Dans les raisonnements, le passage d’une région à l’autre est constamment requis, et il serait inutile de chercher à suivre l’enchaînement des preuves sans recourir à un support visuel, et cela d’autant plus que Pascal y change avec virtuosité non seulement de région de la figure, mais de portions multiplicatrices des ordonnées et des sinus.

Figure 5

Il en va de même dans le De Cycloide de Wallis, où la cycloïde se hérisse de

trapèzes inscrits et circonscrits sur lesquels le lecteur aurait bien du mal à raisonner sans recours systématique à la figure6. Et même l’appui sur la figure ne garantit pas toujours de l’erreur : si le jury du concours de la roulette a exclu Wallis des prix, ce n’était pas pour un soupçon de fraude (comme c’était le cas pour le P. Lalouvère), mais parce qu’il avait commis l’erreur de prendre pour égales des portions de la figure qui ne l’étaient pas. Et Wallis n’était certes pas un géomètre de second ordre.

Figure 6

Pour revenir au cas de Pascal, il est bien regrettable que soit perdu le manuscrit de

son traité sur les coniques, dont on sait par le P. Mersenne que les figures étaient exceptionnellement complexes : la résolution du « lieu de Pappus » a exigé « des lignes rouges, vertes et noires pour distinguer la grande multitude des considérations7 ». Il est vrai que, toujours selon Mersenne, Pascal dérivait les principales découvertes d’Apollonius d’une seule proposition, en « 400 corollaires » dont « pas un ne dépend l’un de l’autre », ce qui devait en effet demander des figures compliquées8.

6 John Wallis, Opera mathematica, 3 vol., Oxoniae, 1695-1699, t. I, p. 499. 7 Lettre de Mersenne à Constantin Huygens du 17 mars 1648, Pascal, OC II, éd. J. Mesnard, p. 578. 8 Lettre de Mersenne à Haak du 18 novembre 1640, citée dans OC II, éd. J. Mesnard, p. 239.

5 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

Pourtant, même si elle présente les dangers signalés plus haut, la figure la plus simple recèle souvent des informations indispensables à la recherche. Rien de plus limpide en apparence que la figure de la première circulaire diffusée par Pascal pour lancer le concours de la roulette9. Elle est pourtant très suggestive. On y voit comment la courbe est engendrée par le roulement du cercle sur une droite, ce qui implique directement la propriété fondamentale que toute ordonnée YZ y est égale à la partie de l’ordonnée intérieure au cercle générateur, plus l’arc du cercle jusqu’au sommet C. Sur cette propriété élémentaire, connue depuis longtemps, Pascal fonde toute la résolution des problèmes de juin 1658.

Figure 7

Les figures, dans un ouvrage scientifique, peuvent être soit réparties au fil du texte, soit regroupées en planches, généralement en début ou en fin de volume.

L’insertion directe de la figure dans le texte présente l’intérêt de coordonner les temps de l’intelligence et de la vue : elle permet au lecteur de voir l’objet géométrique, en même temps qu’il assimile les propositions qui s’y rapportent. Dans ce cas, l’utilité des figures n’est pas restreinte à leur configuration propre : il est fréquent que, placées en séries, elles réagissent les unes sur les autres. Dans les textes qui imposent la connaissance d’objets mathématiques inconnus surtout, chaque figure enfermant virtuellement des propriétés que les suivantes viendront développer, la suite par laquelle les objets se constituent progressivement devient souvent plus éloquente que chacun des éléments pris à part.

Un exemple pittoresque est celui des ductus plani in planum du jésuite Grégoire de Saint-Vincent. Dans son gros Opus geometricum10, celui-ci introduit des solides qui n’avaient pas été considérés de façon systématique avant lui, définis comme suit : « Ductum plani in planum voco, corporis cujuscumque efformationem, ex duabus superficiebus eandem habentibus aut aequalem basim ortam11. » Le nom de ductus vient du latin ducere, qui, dans le langage mathématique, signifie « multiplier par ». En algèbre géométrique, chez Viète, ducere magnitudinem in magnitudinem désigne l’opération qui consiste à ajouter par exemple une dimension à une autre, comme lorsque l’on « multiplie » un segment de droite par un autre pour former un rectangle. C’est ainsi qu’une ligne de longueur 2 duite dans une ligne de longueur 3 engendre un rectangle de surface 6. De même, on peut multiplier un carré par un de ses côtés, en dressant ce côté perpendiculairement pour produire un cube doté de trois dimensions : une ligne de longueur 2 duite dans un carré de côté 2 engendre un parallélépipède de

9 OC IV, éd. J. Mesnard, p. 190. 10 Grégoire de Saint-Vincent, Opus geometricum quadraturae circuli et sectionum coni decem libris comprehensum, Antverpiae, J. et J. Meursios, 1647, 1232 p. Sur ce jésuite, voir Henri Bosmans, « Grégoire de Saint-Vincent », Mathesis, XXXVIII, 1924, p. 250-256 ; Carl B. Boyer, The History of the Calculus and its conceptual Development, Dover, New York, 1959, p. 135 sq. 11 Op. cit., livre VII, De ductu plani in planum, Definitiones, p. 704. « J’appelle ductus d’un plan en un autre la formation d’un corps quelconque née de deux surfaces ayant la même base ou une base égale. »

6 Dominique DESCOTES

volume 812. Rien en principe n’interdit de multiplier une surface par une autre, ce qui engendrera un corps à quatre dimensions, qui dépasse évidemment les bornes de la géométrie concrète, limitée aux trois dimensions naturelles.

Grégoire de Saint-Vincent prend toutefois le terme de duction en un sens lâche, fautif en apparence, puisque chez lui, le ductus plani in planum consiste à élever un plan perpendiculairement à un autre pour former un solide à trois dimensions, ce que d’autres appelleraient ductus plani in lineam, réservant l’appellation ductus plani in planum à la génération de corps à quatre dimensions. En fait, cet emploi de l’expression ductus plani in planum montre que Grégoire de Saint-Vincent a cherché une formule plus conforme à l’image, sur laquelle on voit concrètement un plan élevé perpendiculairement à un autre, qu’à l’opération abstraite qui consiste à « multiplier » un corps à deux dimensions par une seule dimension. En tout état de cause, comme cette irrégularité est purement verbale, elle n’a pas d’effet sur la validité de la suite du raisonnement.

Comme les surfaces génératrices sont variées, il existe une multitude virtuellement infinie de ductus, dont les formes sont assez différentes pour que leur parenté passe en général inaperçue. Ce sont les figures qui rendent en revanche leur parenté immédiatement évidente aux yeux du lecteur.

On peut duire une figure en elle-même. Soit par exemple un carré BCFE, collatéral à un carré identique ABCD. Si l’on redresse ABCD perpendiculairement à BCFE de manière à former un plan vertical carré BCNG, et si de leurs côtés respectifs sont élevées des perpendiculaires, on engendre un cube HGNOFEBC, que Grégoire de Saint-Vincent appelle carré duit en lui-même, quadratum ductum in quadratum. C’est sa Propositio prima : Quadratum in se ductum, producit cubum13. La figure fournie à côté de la proposition permet de saisir immédiatement que la duction, qui produit à partir de figures à deux dimensions un corps tridimensionnel, entraîne une transition au genre supérieur, du plan au solide. Selon la Propositio III, le même procédé de duction en soi-même appliqué à un triangle rectangle, produit une pyramide dont la base est carrée14. Quoique les deux figures du cube et de la pyramide soient apparemment fort différentes, elles manifestent clairement leur parenté comme ductus.

Figure 8

12 Je reprends le verbe duire à Maximilien Marie, qui en use dans son Histoire des sciences mathématiques et physiques, III, Paris, Gauthier-Villars, 1884, à propos de Viète. 13 Op. cit., p. 706. 14 Ibid., p. 707, Triangulum rectangulum in se ductum, pyramidem producit quae basim habet quadratam.

7 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

Figure 9

Les propositions suivantes procèdent à de nouvelles variations, dans lesquelles sont

duites des figures différentes. La Propositio II duit un triangle rectangle ABC dans un carré ACED : « Triangulum rectangulum ductum in quadratum, aut rectangulum ejusdem altitudinis, producit corpus, habens quatuor haedras planas quarum communes intersectiones, lineae sunt rectae15 » ; un triangle rectangle duit dans un carré ou un rectangle de même hauteur engendre un corps à quatre faces que l’on peut appeler coin ; l’œil du lecteur a été éduqué pour y voir immédiatement un type particulier de ductus.

Figure 10

On peut encore engendrer ainsi d’autres solides par duction de surfaces identiques,

mais prises subalterne, c’est-à-dire disposées en sens inverse16. Par exemple on peut duire subalterne le triangle ABC en son semblable ACD : c’est la Propositio IV : « Triangulum rectangulum in se ductum subalterne, pyramidem producit quae basim habet triangularem17 » : cette fois, la pyramide engendrée a une base triangulaire. Les figures qui accompagnent les constructions, constituent ainsi une collection de ductus plani in planum.

Figure 11

15 Ibid., p. 707. 16 Ibid., p. 705. « III. Ductum plani in se ipsum subalterne, voco cum plana superficies ducitur in aliam aequalem sibi ac similem, non similiter tamen constitutam, sed inverse. » 17 Ibid., p. 708.

8 Dominique DESCOTES

Figure 12

Encore ces solides sont-ils relativement simples ; Grégoire de Saint-Vincent passe

ensuite à d’autres, d’aspect a priori différent. Par exemple, la Propositio XV établit que Semicirculus ductus in rectangulum ejusdem altitudinis, superficiem producit cylindricam18. Le demi-cylindre est ici considéré comme produit par la duction d’un demi-cercle et du plan EIKC complété par son symétrique GDAK par rapport à l’axe IK. Mais dans ce cas, le lecteur trouve des indications supplémentaires dans la figure, qui fait apparaître des sections dans le solide engendré : il voit immédiatement que l’on peut considérer le ductus cylindrique comme engendré par des sections rectangulaires FGHB perpendiculaires au quadrilatère de base ACED, mais aussi comme le produit de la rotation d’un rectangle FIKB autour de l’axe central KI. La figure enrichit donc la compréhension du ductus, et non sans utilité, puisque la méthode d’exhaustion dont va user Grégoire de Saint-Vincent s’appuie justement sur de pareilles sections.

Figure 13

Le secours de la figure apporte à l’esprit un soutien d’autant plus appréciable que

les démonstrations de l’auteur sont souvent longues et laborieuses. Voici celle qui concerne la simple duction d’un carré en lui-même :

Un carré ABC […] duit dans un carré BEFC qui lui est égal et collatéral dans le même plan, engendre une figure BGHON : je dis qu’elle est cubique ; soient tirées autant qu’on veut de lignes KIQ parallèles à ABE. La ligne AB duite dans la ligne BE engendre un plan BGHE perpendiculaire au plan BEFC ; de même KI duite en IQ produit un plan ILMQ, perpendiculaire au même plan BEFC : les lignes BG et IL sont donc normales au plan BEFC, et par conséquent parallèles ; et parce que les points BIC sont en ligne droite, les lignes BG et IL sont dans un même plan ; de même les lignes HE et MQ sont perpendiculaires au plan BEFC, et parallèles entre elles, et dans le même plan, et parce que les lignes GB, LI et NC sont égales aux perpendiculaires AB, KI égales entre elles, les lignes GB, LI, NC sont aussi égales, et les points GLN sont en ligne droite : de même les points HMO sont en ligne droite. C’est pourquoi GH, LM et NO sont aussi dans un même plan ; pour la même raison les droites GH, LM et NO sont égales à BE, IQ, CF, c’est-à-dire à AB, KI, c’est-à-dire à GB, LI et NC ; donc les

18 Ibid., p. 716.

9 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

plans GC, GO et HF sont des carrés, et par là les angles HGB, HGN, GBC et GBE sont droits : d’où vient que le corps GHOFEBC est un cube ; par conséquent un carré duit en lui-même produit un cube. Ce qu’il fallait démontrer19.

Il n’est pas absolument évident qu’au terme de cette lecture, le lecteur ait pu se former une idée claire et distincte de la nature du ductus en question. La figure en revanche fait saisir d’un coup l’opération et son produit.

L’utilité véritable de ces figures n’est révélée que plus tard, lorsque Grégoire de Saint-Vincent aborde l’étude des portions de cylindres qu’il appelle ungula cylindrica20 : soit un cylindre à base circulaire ; par le diamètre FG de la section supérieure, on fait passer obliquement un plan GAL, qui retranche le solide GACL, l’ungula de l’auteur. On peut lui adjoindre son symétrique, pour former l’ungula double, qui s’apparente à un solide que la tradition appelle le sabot. Malgré la différence avec les constructions précédentes, avant toute démonstration et par la seule inspection des figures, le lecteur doit parvenir à reconnaître dans l’ungula cylindrica un type particulier de ductus, construit sur le quart de cercle GAC et le triangle ACL.

Figure 14

19 « Quadratum ABC ductum in se, id est per secundam hujus distinctionem in quadratum BEFC, illi aequale est et in directum appositum, exhibeat figuram BGHON : dico illam esse cubicam ; ponantur quotvis lineae KIQ aequidistantes ABE. AB linea ducta in BE planum exhibet BGHE rectum ad planum BEFC ; similiter KI ducta in IQ, planum producit ILMQ, rectum ad idem planum BEFC : normales igitur sunt BG, IL lineae ad planum BEFC, adeoque parallelae ; et quia puncta BIC in directum sunt lineae BG, IL in eodem sunt plano : similiter, HE, MQ lineae, rectae sunt ad planum BEFC, et inter se aequidistantes, et in eodem plano, et quia GB, LI, NC lineae, aequales sunt rectis AB, KI inter se aequalibus, aequales quoque sunt lineae GB, LI, NC, et puncta GLN in directum : similiter puncta HMO in directum sunt. Quare et GH, LM, NO in eodem quoque sunt plano ; eadem de causa rectae GH, LM, NO aequales sunt BE, IQ, CF, id est AB, KI, id est GB, LI, NC ; quadrata igitur sunt plana GC, GO, HF ac proinde anguli HGB, HGN, GBC, GBE recti sunt : unde corpus GHOFEBC, cubus est ; quadratum igitur in se ductum, producit cubum. Quod erat demonstrandum. » 20 Solides que quelques années plus tard, Pascal-Dettonville appellera des onglets dans ses écrits sur la roulette.

10 Dominique DESCOTES

Figure 15

Au moment où il aborde le Liber nonus de l’Opus geometricum, le De cylindro,

cono, sphaera, sphaeroide, et utroque conoide parabolico et hyperbolico21, le lecteur n’a aucun mal à appliquer ce qu’il sait des ductus. Dans le gros livre abondamment illustré qu’est l’Opus geometricum, sur la route qui conduit l’auteur à la quadrature du cercle, l’aide des figures n’aura pas été inutile pour éduquer le regard autant que pour établir les propositions géométriques : le choix qui consiste à placer les figures dans le texte, à côté des énoncés, paraît préférable à un rejet dans des planches en fin de volume. La même technique est utilisée ailleurs, par exemple dans les Œuvres mathématiques de Stevin traduites par Albert Girard, où les figures qui accompagnent le texte permettent d’assimiler progressivement les propositions relatives à la mécanique ou à l’hydrostatique.

Des intentions différentes peuvent conduire à réunir toutes les figures dans des planches, le plus souvent placées en fin de volume.

Le résultat esthétique n’est pas forcément heureux : la complication du raisonnement mathématique entraîne parfois une confusion du dessin qui en fait un obstacle plutôt qu’un adjuvant. C’est le cas par exemple des planches du Veterum geometria promota où le jésuite Lalouvère tente de résoudre les problèmes sur la cycloïde mis au concours par Pascal22. Le traité lui-même est d’une complication et d’une obscurité décourageantes ; mais en sus les planches qui l’accompagnent sont plus obscures encore, parce que les figures, fort confuses par elles-mêmes, demandent au surplus à être vues dans le relief. Loin d’aider le lecteur à suivre les raisonnements très intriqués du jésuite, une planche comme celle qui suit semble destinée à lui compliquer la tâche.

21 Op. cit., p. 955 sq. 22 Veterum Geometria promota in septem de Cycloide Libris et in duabus adjectis Appendicibus, Autore Antonio Lalovera, Societatis Jesu, Toulouse, apud Arnaldum Colomerium, 1660.

11 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

Figure 16

Ce n’est heureusement pas toujours le cas : on rencontre parfois d’admirables

compositions, dont la portée publicitaire est évidente. Tel est par exemple le livre du jésuite André Tacquet sur les cylindres et les anneaux23, où l’art du dessin surpasse peut-être l’habileté géométrique de l’auteur. La représentation des solides en trois dimensions y atteint un raffinement supérieur à celui de l’Opus geometricum : les différents plans de chaque figure, leurs intersections, les reliefs des solides sont rendus avec soin par des zones claires et ombrées. Le choix de ce mode de représentation n’a rien de surprenant : comme le P. Tacquet étudie successivement les volumes et les surfaces courbes des mêmes solides, les mêmes figures sont convoquées en différents endroits, et il n’aurait pas été possible de les reproduire à chaque fois au fil du texte : l’ouvrage aurait doublé, de volume certainement et de prix probablement. La concentration des figures est compensée par la beauté globale des planches, dans la composition desquelles cônes, cylindres et anneaux grands et petits se donnent mutuellement du relief. Le lecteur ne peut manquer d’être en même temps émerveillé et instruit, car beauté et intelligibilité vont ici de pair : la représentation en relief montre intuitivement les diverses manières dont les solides sont divisés, inscrits et circonscrits. Cette construction est du reste en accord avec la structure démonstrative du livre : très scrupuleux sur la rigueur, le P. Tacquet répète constamment des démonstrations parallèles, toutes extrêmement détaillées, appliquées à des corps semblables. Une certaine inspiration baroque transparaît pourtant dans plusieurs planches, sur lesquelles les figures paraissent se bousculer, voire empiéter les unes sur les autres24.

23 Il existe deux états différents du livre du jésuite André Tacquet : le Cylindricorum et annularium libri IV, item de circulorum Volutione per planum Dissertatio physico-mathematica, apud Jacobum Meursium, Anvers, 1651, ne contient que quatre livres, et ne touche que les volumes et les surfaces courbes des cylindres et des anneaux, alors que le Cylindrica et Annularia quinque libris comprehensa, Anvers, 1659, en comprend cinq, dont le dernier aborde les problèmes de centres de gravité. 24 Voir plus bas la figure 63, qui donne un autre exemple de planches du livre du P. Tacquet.

12 Dominique DESCOTES

Figure 17

Pascal va beaucoup plus loin encore dans la mise en ordre graphique dans ses

Traités de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air. Les planches ne s’y présentent plus seulement comme une belle juxtaposition de figures artistement dessinées ; elles comportent une construction systématique, qui donne à voir à la fois l’architecture d’ensemble de la théorie hydrostatique et la progression des expériences, construction d’autant plus remarquable qu’elle n’exclut pas les effets de surprise, bien au contraire.

13 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

Figure 18

La planche de L’Équilibre des liqueurs a pour objet de montrer l’identité

fondamentale de dispositifs expérimentaux qui paraissent à première vue tout différents. Le lecteur ne peut a priori s’en rendre bien compte, mais tous les instruments qui y sont représentés reviennent au même, à quelques variations près.

La partie supérieure illustre le paradoxe selon lequel, quelle que soit la forme du récipient, les liqueurs pèsent selon leur hauteur, et non selon leur volume. Sur la deuxième rangée, à cette variation s’en ajoute une autre, plus complexe : la machine de Benedetti (VI), la presse hydraulique (VII) et les vases communicants (VIII) apparaissent non seulement comme des montages semblables les uns aux autres (toute la différence consistant dans le nombre des pistons qui pressent la liqueur), mais aussi comme des cas particuliers des tubes précédents, dont ils ne diffèrent que par le fait que les deux ouvertures en sont situées dans la partie supérieure du vaisseau, et non plus l’une en haut et l’autre en bas. Quant à la partie inférieure de la planche, elle plonge des dispositifs analogues aux précédents entre un « océan d’eau » et un « océan d’air », illustrant des cas concrets d’équilibres entre les liqueurs et la colonne d’air. Elle sert aussi de transition vers le Traité de la pesanteur de la masse de l’air, où ils réapparaîtront, mais présentés dans une perspective différente. Notons au passage que cette planche n’exclut pas l’art de plaire : le plongeur de la figure XVII, immergé pour

14 Dominique DESCOTES

vérifier que la pression de l’eau produit un gonflement de sa cuisse au point de contact avec le tube qui rejoint la surface, ne peut manquer de faire sourire.

Figure 19

Les figures de La Pesanteur de la masse de l’air, de leur côté, composent un

tableau à double entrée qui résume la substance de l’ouvrage. Si l’on envisage les figures selon les rangées horizontales, on retrouve des expériences présentées dans le premier traité, soufflets, tuyaux droits et courbes, seringues et siphons, qui suivent l’ordre des démonstrations du traité. Suivant les colonnes verticales, les différents instruments sont présentés d’abord de manière isolée, puis plongés dans l’eau, enfin plongés dans l’air, établissant ainsi l’analogie qui existe entre l’océan d’air qui presse l’homme, et l’océan d’eau qui a fait l’objet de L’Équilibre des liqueurs. Bref, c’est la thèse fondamentale de La Pesanteur de la masse de l’air qui est ici cristallisée au regard de l’esprit.

Enfin, prises simultanément, les deux planches synthétisent l’idée directrice globale : les liqueurs, qu’il s’agisse des liquides proprement dits ou de l’air atmosphérique, obéissent aux mêmes lois. Avec ces deux planches, Pascal parvient à une rationalisation générale de l’hydrostatique.

La profusion de figures dans une planche n’est pas toujours nécessaire pour la rendre éloquente. Dans son Traité des trilignes rectangles et de leurs onglets, clé de voûte des Lettres de A. Dettonville, Pascal emprunte à Grégoire de Saint-Vincent ses

15 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

ductus plani in planum25, mais il leur applique un traitement iconographique différent. De fait, il aurait pu procéder à la manière du P. Tacquet, à l’aide de belles figures tridimensionnelles, comme en témoigne le dessin du solide baptisé escalier (figure 20). Le dessin n’est pourtant que très approximativement réaliste : la colonne centrale de l’escalier est proportionnellement trop fine. Mais cette finesse excessive a une raison d’être : elle permet de lire la figure mathématiquement. Si elle était plus épaisse, elle dissimulerait une partie des marches qui suivent la ligne courbe BQSHC, et empêcherait le lecteur de reconnaître un modèle concret de la figure abstraite 24/27 (figure 20), dans laquelle les portions BAD, DAD, etc., figurent les marches, les contremarches représentant l’épaisseur des portions de cercle dont on fait la somme au sens de la méthode des indivisibles. Et on ne reconnaîtrait pas une nouvelle forme de l’onglet-ductus dont il est partout question chez Dettonville.

Figure 20

Mais l’usage que Pascal fait des figures dans l’ensemble de son traité conduit à une

pratique différente. Pascal est beaucoup moins attaché au caractère concret des objets représentés par les figures sur lesquelles il raisonne que Grégoire de Saint-Vincent et le P. Tacquet, et il a pour cela d’excellentes raisons.

Les planches de Dettonville ne s’adressent pas aux yeux du lecteur, mais sont destinées à faire travailler son imagination rationnelle26 et son raisonnement : pour lui, la figure n’est pas un objet brut, mais plutôt la représentation des éléments, les ordonnées EG, DF ou RO, ou les sinus, à partir desquels il va librement engendrer des solides qui feront l’objet de ses démonstrations.

Au lieu de multiplier les figures, Pascal les réduit à une seule, bi-dimensionnelle, à partir de laquelle le lecteur effectue lui-même la construction des différents ductus. Considérons la figure 21 (figure double 11 de Pascal) qui se trouve au bas de la planche I. Elle ne montre pas seulement un objet mathématique bidimensionnel, elle oblige le lecteur à en construire par lui-même un autre à trois dimensions. Pascal applique en l’occurrence le principe qu’il a formulé dans les Pensées : « On se persuade mieux pour l’ordinaire par les raisons qu’on a soi-même trouvées que par celles qui sont venues dans l’esprit des autres27 » : on comprend mieux ce que l’on construit soi-même que ce que l’on trouve tout dessiné. On reconnaîtra aisément une opération de duction, et le ductus plani in planum qu’elle engendre.

Considérons d’abord la seconde partie de la figure 2128 :

25 L’emprunt est reconnaissable dans l’emploi par Pascal du terme de multiplication d’un plan par un autre, qui fait écho à l’emploi du mot ductus, par Grégoire de Saint-Vincent. 26 Sur l’imagination rationnelle, voir Gérard Ferreyrolles, Les Reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995, p. 187 sq. 27 Laf. 737, Sel. 617. 28 Figure double 11 de Pascal.

16 Dominique DESCOTES

Figure 21

Le triligne BAC est associé à une figure adjointe BAH. Si l’on relève celle-ci perpendiculairement à BAC, on engendre un ductus qui revêt la forme suivante :

Figure 22

Les Propositions II et III du Traité des trilignes, qui correspondent à cette construction, sont précédées de deux Lemmes.

Le Lemme général établit que, quel que soit le triligne ABC considéré, et quelle que soit la figure adjointe par laquelle on le multiplie, le solide qu’engendre la duction peut être considéré comme une même somme de plans29. Il peut être considéré comme une somme de rectangles (FD.DO), c’est-à-dire de plans rectangulaires construits sur les segments FD et DO, et dotés chacun d’une épaisseur très mince, comme c’est toujours le cas dans la méthode des indivisibles.

Figure 23

Mais ils peuvent être aussi considérés comme des sommes de plans identiques aux

portions ARIK de la figure adjointe BAK, et disposées parallèlement à BAK, et perpendiculairement à AC, à des intervalles égaux EE de la base AC. Les portions ARI auraient ainsi chacune leur représentante placée à une division E de AC. Le solide entier peut ainsi être présenté comme la somme des espaces ARI, chacun doté d’une épaisseur égale au segment EE, soit ∑ (ARI.EE).

29 Traité des trilignes, dans OC IV, éd. J. Mesnard, p. 442.

17 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

Figure 24

Sur cette seule figure le lecteur apprend à voir que, quelle que soit la construction particulière, « la somme des rectangles FD en DO, compris de chaque ordonnée du triligne et de chaque ordonnée de la figure adjointe, est égale à la somme des espaces ARI, qui sont les portions de l’adjointe » ainsi construites. Le Lemme général peut être transcrit par conséquent comme suit30 :

∑ (FD.DO.DD) = ∑ (ARI.EE) Mais le second Lemme introduit un élément de diversité nécessaire pour engendrer des solides différents par cette construction générale unique.

Envisageons à présent la première partie de la figure double 21 (figure 11 de Pascal). Si l’on redresse le triligne BAK perpendiculairement à BAC, on engendre à nouveau un ductus.

Pascal associe alors des figures adjointes de formes différentes, successivement un triangle rectangle, une ligne AH parabolique, et une parabole cubique.

Figure 25

Si la figure adjointe est le triangle rectangle isocèle BAK, relevé

perpendiculairement au plan du triligne BAC, l’angle que fait le plan KCA avec le triligne BAC est de 45 degrés, et l’on engendre ce que Pascal appelle un onglet, c’est-à-dire un type particulier de l’ungula de Grégoire de Saint-Vincent.

30 Kokiti Hara, L’Œuvre mathématique de Pascal, Osaka University, 1981, p. 81.

18 Dominique DESCOTES

Figure 26

Le solide peut alors être considéré comme une somme de rectangles (FD.DO). Les

Propositions qui suivent en tirent les conséquences. Selon la Proposition II : « La somme des carrés des ordonnées à la base est double des rectangles compris de chaque ordonnée à l’axe et de sa distance à la base31. » Comme on le constate, la somme des rectangles (FD.DO.DD) forme un solide, qui est la moitié de celui qui naît de la somme des (EG2.EE), c’est-à-dire des triangles rectangles isocèles construits sur leur hauteur EG, dont l’aire est toujours égale au carré de EG.

Figure 27

Figure 28

Imaginons à présent que nous ayons affaire à une figure adjointe parabolique : elle

peut aussi être décomposée en rectangles (FD.DO.DD), mais cette fois la longueur des DO sera proportionnelle aux carrés des longueurs DA, de sorte que le solide sera différent du précédent. Les portions paraboliques ARI transposées aux points E et élevées sur les EG sont égales au tiers des AR3, et l’on aboutit à la Proposition III : « La

31 Traité des trilignes, Proposition II, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 444-445.

19 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

somme des cubes des ordonnées à la base est triple des solides compris de chaque ordonnée à l’axe et du carré de sa distance de la base32 ».

Figure 29

Il faut remarquer que, dans cette perspective, les figures se présentent plutôt comme le matériel de la démonstration que comme leur objet. Ou, pour être plus précis, la figure 11 de Dettonville fournit des ordonnées EG ou DF, sur les carrés et les cubes desquelles les Propositions évaluent et comparent des sommes simples, triangulaires ou pyramidales. Mais ces sommes de lignes, de carrés et de cubes, que le lecteur peut construire à l’aide de son imagination, ne sont nullement soumises à la contrainte d’être réellement des carrés ou des cubes. Quand Pascal parle d’un carré ou d’un cube, il entend moins un carré ou un cube géométrique qu’un produit abstrait de deux ou trois termes comme (DF.DF) ou (DF.DF.DF). Or comme il l’indique expressément dans la Lettre à Carcavy, un tel carré DF peut être représenté par un carré géométrique, mais il sera tout aussi bien représenté par une ligne simple dont la longueur sera proportionnelle au carré d’une autre. La figure fournit les DF ; mais lorsque le géomètre considère les DF2, il est libre de les interpréter comme des surfaces ou comme de simples lignes. Si bien que par exemple la Proposition II, que nous avons examinée dans une construction à trois dimensions, pourrait sans difficulté être réduite à deux dimensions sans que la relation fondamentale établie par Pascal subisse le moindre changement.

C’est ce que Pascal suggère brièvement dans la conclusion du Potestatum numericarum summa, qu’il a fait imprimer quelques années plus tôt avec le Triangle arithmétique. Imaginons en effet une suite de lignes verticales rangées perpendiculairement à une droite, dont les longueurs successives sont proportionnelles à une « progression naturelle qui commence par l’unité », c’est-à-dire que la première est 1, la deuxième 2, la troisième 3, et ainsi de suite. Si, conformément à la méthode des indivisibles, on associe à chacune de ces lignes une largeur égale à l’unité33, on forme une somme de rectangles dont les surfaces sont aussi en proportion arithmétique. 32 Traité des Trilignes, Proposition III, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 445. 33 C’est une règle dans la méthode des indivisibles : on sait en effet que, suivant les règles de la géométrie classique, telles que Pascal les rappelle dans L’Esprit géométrique, ce n’est pas en accolant deux lignes que l’on engendre une surface, puisqu’elles ne peuvent jamais former qu’une seule et même ligne. Aussi lorsque Pascal-Dettonville parle d’une somme de lignes, il faut toujours entendre que ces lignes, par exemple les EG de la figure 21 (figure 11 de Dettonville), sont multipliées par un segment EE qui en fait un rectangle très fin. La somme des EG est donc en réalité la somme des (EG.EE), qui compose naturellement une surface. Toutefois, dans les énoncés et les calculs, on peut sous-entendre les portions EE, à condition qu’elles soient toutes égales entre elles, c’est-à-dire qu’on puisse les considérer comme portions-unités : c’est pourquoi, par une convention verbale sur laquelle il s’explique

20 Dominique DESCOTES

Figure 30

Si on multiplie indéfiniment le nombre des divisions, tout en conservant la même

proportion entre les verticales, on engendre finalement un triangle rectangle isocèle, qui est la moitié du carré correspondant : comme l’écrit Pascal, la somme de ces lignes est au carré de la plus grande comme 1 à 2.

Imaginons à présent que l’on envisage les carrés des ordonnées verticales qui se succèdent proportionnellement à la « progression naturelle qui commence par l’unité » : les termes successifs de leur somme seront comme 12, 22, 32, etc. Pascal énonce que « la somme de (ces) carrés est au cube de la plus grande comme 1 à 334 ». Si l’on veut exprimer cette proposition dans une construction à trois dimensions, on imagine une suite de carrés dont les côtés sont proportionnels à 1 pour le premier, à 2 pour le deuxième, à 3 pour le troisième, et qui sont tous dotés, comme c’est toujours le cas dans les indivisibles, d’une épaisseur qui en fait des parallélépipèdes. Le solide ainsi engendré, si l’on multiplie indéfiniment le nombre des rectangles, finit par se confondre avec une pyramide, dont le volume est égal au tiers du cube construit sur le plus grand carré.

Figure 31

Figure 32

Cette somme de carrés pourrait aussi être représentée par un autre solide, sous la

forme d’une somme de triangles rectangles isocèles, comme on l’a fait plus haut, en construisant le double onglet, qui n’est autre que la somme des (EG2.EE).

soigneusement, Pascal parle de sommes de lignes EG. Le même principe s’applique pour les sommes de surfaces, par exemple aux rectangles (FD.DO), qui n’engendrent un solide que parce qu’ils sont eux-mêmes des solides (FD.DO.DD). Et de même pour les sommes de cubes, de carrés-carrés, et ainsi de suite. Sur cette rhétorique des indivisibles, voir Dominique Descotes, Blaise Pascal. Littérature et géométrie, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2001, p. 139 sq. 34 Potestatum numericarum summa, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1271.

21 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

Mais il est encore possible de donner à cet énoncé une expression figurative en deux dimensions, en imaginant des lignes qui se succèdent comme les carrés des nombres naturels successifs, soit 12, 22, 33, etc.

AB = 1 BE = 12 = 1 AC = 2 CF = 22 = 4 AD = 3 DG = 32 = 9

On suppose toujours que ces lignes soient espacées par des portions horizontales AB, BC, CD, toutes égales à l’unité. Si le nombre des lignes devient indéfini, la surface engendrée sera une parabole, qui est égale au tiers du rectangle formé sur la base AD et la plus grande ligne DG, qui est égale à AD2, de sorte que le rectangle en question a pour mesure AD3.

Figure 33

Rien n’empêche du reste que la figure ne conduise à passer les limites du visible,

sinon du concevable. Dans son Traité des trilignes, Pascal imagine encore que la figure adjointe soit limitée par une parabole cubique AIK. Déjà, dans la Proposition III, l’expression

3 ∑ (DF.DA2.DD) = ∑ (EG3.EE) implique que l’on puisse construire des solides formés de cubes multipliés chacun par une ligne EE, ce qui signifie qu’ils comportent quatre dimensions. Mais la Proposition IV déclare tout uniment que l’on peut continuer au-delà, jusqu’à un nombre de dimensions quelconque : « On démontrera de même que la somme des carrés-carrés des ordonnées à la base est quadruple de la somme des ordonnées à l’axe, multipliées chacune par le cube de sa distance de la base, et ainsi toujours35. » Le Traité des trilignes vise à établir de telles équivalences de sommes que le lecteur peut construire par l’imagination à partir des figures proposées dans les planches des Lettres de A. Dettonville. C’est dans ce cas que l’usage de la figure synthétique 11 de Pascal (figure 21) prend son sens : car il est bien clair que ces sommes de sursolides ne sauraient être représentées sous leur aspect réel, et que l’on ne peut parvenir à les représenter visuellement qu’en abaissant artificiellement le nombre de leurs dimensions. C’est du reste sur ce point que le P. Lalouvère s’en est pris à Dettonville, lui reprochant de conduire ses raisonnements au-delà des bornes de la géométrie classique.

Ainsi, la figure de Pascal-Dettonville ne doit pas être réduite à la représentation des objets bruts sur lesquels portent les démonstrations. Si elle est apte à conduire

35 Traité des trilignes, Proposition IV, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 446.

22 Dominique DESCOTES

progressivement le lecteur à ces conceptions « éloignées de l’usage commun36 » qui font l’objet de la géométrie nouvelle, c’est parce qu’elle constitue à la fois un archétype et une matière première. Comme matière première, elle fournit à l’imagination rationnelle les éléments à partir desquels s’effectuent les constructions, c’est-à-dire ces ordonnées et ces sinus dont on forme les sommes simples, triangulaires ou pyramidales de carrés, de cubes, ou de carrés-carrés. Mais elle se présente aussi comme un archétype dans la mesure où elle enveloppe une multiplicité virtuellement indéfinie de constructions qui peuvent elles-mêmes s’exprimer de multiples manières différentes. Paradoxalement, en économisant les figures, Pascal en multiplie la portée au-delà de ce que pouvait faire Grégoire de Saint-Vincent. Du reste cette technique, qui comporte une pédagogie de l’imagination, est parfaitement adaptée à l’objet des Lettres de A. Dettonville : car l’originalité des traités sur la roulette consiste en ce que Pascal n’y donne aucune solution complète, mais seulement les mesures à connaître pour y parvenir. Il s’intéresse moins aux résultats particuliers relatifs à la cycloïde, qu’à la méthode générale de détermination des centres de gravité. La figure à deux dimensions que donnent les planches de Dettonville, à partir de laquelle le lecteur procède lui-même à des constructions générales convient en ce sens mieux que des illustrations plus concrètes, qui seraient toutes particulières.

Certaines figures sont construites de façon à mettre sous les yeux du lecteur non pas seulement un objet particulier, mais toute la démarche intellectuelle de l’auteur, avec l’articulation de ses principes et de ses conséquences, qui serait difficile à concevoir sans appui figuratif, mais qui dépasse amplement cet appui figuratif. Un exemple frappant peut être tiré de la figure 13 des Lettres de A. Dettonville (figure 34 ci-dessous) qui illustre un moment délicat du Traité des trilignes rectangles et de leurs onglets37. Dans le premier mouvement de ce Traité, Pascal-Dettonville s’est d’abord attaché à évaluer des sommes d’ordonnées prises sur le triligne BAC38. Dans le second, il aborde les sommes de sinus. Cette figure prend place à la charnière de ces deux parties.

Figure 34

Dans le langage des indivisibles dont use Dettonville, les ordonnées sont les droites

parallèles élevées perpendiculairement à un axe à partir de points de division équidistants de cet axe. Dans le triligne BAP, l’axe BA étant divisé en parties égales aux points D, on appelle ordonnées à l’axe les perpendiculaires DO. Sur le triligne BAC, dont la base AC est divisée en parties EE égales, on appelle ordonnées à la base les

36 Laf. 512, Sel. 670. 37 Traité des trilignes, Hypothèse générale, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 449, et Préparation à la démonstration, p. 451-452. 38 Entendons bien qu’il s’agit aussi de sommes des carrés, des cubes et des carrés-carrés de ces ordonnées. Il en ira de même pour les sommes de sinus.

23 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

perpendiculaires EG. Toujours selon la méthode des indivisibles, ces ordonnées ne sont pas de simples lignes : on les suppose multipliées par les petites portions égales de l’axe ou de la base, de manière qu’elles forment des rectangles très fins : les ordonnées DO de l’axe BA du triligne BAP sont en fait des rectangles (DO.DD), accolés les uns aux autres. De même, sur BAP, les ordonnées EG à la base AC sont en réalité des rectangles (EG.EE) tous dotés d’une largeur égale EE. On notera que les lignes DF, tracées dans le prolongement des DO de BAP, peuvent être considérées comme des ordonnées à l’axe du triligne BAC, puisqu’elles sont distantes les unes des autres de longueurs DD toutes égales entre elles : ce sont en fait des (DF.DD).

Du fait que ces ordonnées sont en fait des rectangles dotés de deux dimensions, on peut en faire la somme, c’est-à-dire les considérer qu’ensemble elles engendrent une surface globale. Ainsi la somme des (DO.DD), si l’on suppose que les points DD sont en très grand nombre, ou comme dit Pascal en nombre indéfini, s’identifie enfin à la surface du triligne BAP. C’est pourquoi Pascal appelle BAP la somme des ordonnées DO à l’axe AB39.

Il en va de même pour le triligne de gauche BAC. Celui-ci est construit de telle sorte que la base AC est supposée égale à la ligne courbe BP du triligne BAP, ainsi que toutes les ordonnées DF à l’arc BO correspondant.

C’est alors que Pascal introduit les sinus, qui sont aussi des lignes perpendiculaires à l’axe ou à la base, mais qui diffèrent des ordonnées en ce qu’ils naissent, non pas des points de division équidistants de la base ou de l’axe, mais de celles de la courbe. Ainsi les perpendiculaires IL sur la base AP de BAP naissent-elles des points I qui déterminent sur la courbe BP des portions égales II. Ces sinus, comme les ordonnées, sont des lignes supposées multipliées par les portions II, de telle sorte que ce sont en fait des surfaces (IL.II), qui elles aussi sont censées engendrer une surface quand on en considère la somme. Cependant, comme il est visible sur la figure que les sinus IL ne sont pas également distants les uns des autres, puisqu’ils se rapprochent de plus en plus les uns des autres à mesure qu’ils se rapprochent du point P, leur somme ne peut être assimilée la surface du triligne plan BAP. En fait, pour savoir ce que représente la somme des sinus IL à la base AP, il faut imaginer que ces droites IL sont relevées perpendiculairement au plan du triligne BAP, et que chaque sinus IL est multiplié par une portion égale II de la courbe BP engendrée par deux points I. La somme de sinus (IL.II) engendre ainsi non pas une surface plane, comme le font les ordonnées, mais une surface courbe qui peut être représentée comme ci-dessous. Mais Pascal se garde de construire en effet la figure de cette surface courbe, qu’il laisse à l’imagination rationnelle du lecteur.

Figure 35

39 Dans la méthode des indivisibles, on passe sous silence les petites portions DD, qui, étant toutes égales entre elles, sont réputées valoir l’unité.

24 Dominique DESCOTES

La figure 13 de Pascal (figure 34 ci-dessus) lui sert alors à établir une série de relations systématiques entre sommes d’ordonnées, sommes de sinus et sommes d’arcs de courbe. Pascal part de la somme des sinus (IL.II), du triligne de droite BAP, qui n’est au départ définie que sur la figure plane. Rien à ce point ne permet de dire ce que représente concrètement cette somme de sinus (IL.II). Il va démontrer qu’elle forme une surface courbe (identique à une somme d’arcs de courbe, comme on le verra ci-dessous).

Suivons le raisonnement : Sur la base AC du triligne de gauche BAC, il élève à partir des points de

division E, supposés placés à égale distance les uns des autres, des ordonnées EG (ou EG.EE).

Des points I de la courbe BP, il tire les parallèles IRG à la base PAC. Ces IG coupent les ordonnées EG aux points G. Ces intersections des EG et des IG engendrent une courbe BGC, qui, complétant l’axe BA et la base AC, forme le triligne BAC. De même que la base AC est égale à la courbe BP, chaque parallèle à AC DF ou RG est égale à l’arc de courbe BO ou BI correspondant.

Pascal part de la somme des sinus (IL.II). Chaque sinus IL de BAP a son correspondant dans le triligne BAC, puisque les parallèles IRG déterminent une perpendiculaire GE qui lui est égale. Mais comme les GE sont supposées être multipliés chacune par une portion EE de AC égale toujours à une portion II de BP, la somme des (EG.EE) peut être considérée comme une somme d’ordonnées qui est égale au triligne BAC.

∑ (IL.II) = ∑ (EG.EE) On peut dire que la somme des (EG.EE) n’est autre qu’une forme déployée et aplanie de la somme des sinus (IL.II).

Ce point acquis, Pascal passe aux ordonnées FD, qui sont multipliées par des portions DD de l’axe BA : la somme de ces ordonnées (DF.DD) est égale à la surface du triligne BAC, donc aussi à la somme des ordonnées à la base (EG.EE).

Le lecteur voit immédiatement que la somme des ordonnées DF.DD est égale à la surface du triligne BAC, autrement dit à la somme des ordonnées EG.EE dont il a été question plus haut. Autrement dit,

∑ (IL.II) = ∑ (EG.EE) = ∑ (DF.DD) Mais comme par construction, les lignes parallèles DF sont égales aux arcs BO, on sait que la somme ordonnées ∑ (DF.DD) est égale à celle des arcs BO multipliés chacun par des portions DD de l’axe BA, c’est-à-dire à ∑ (BO.DD)40. Si bien que l’on obtient la chaîne qui va de la somme des sinus (IL.II) à celle des arcs (BO.DD) :

∑ (IL.II) = ∑ (EG.EE) = ∑ (DF.DD) = ∑ (BO.DD) Or les arcs de courbe BO, multipliés chacun par une petite portion DD de l’axe BA, forment tous ensemble une surface courbe qui est égale (et même identique) à celle des sinus (IL.II) (figure 35).

La transition des IL aux EG, puis aux DF et aux arcs BO, qui constitue le nerf de la démonstration, est intelligible de visu sur la figure. Mais Pascal entend ne pas se tenir aux seules sommes simples de sinus, qui à la rigueur pourraient être représentées concrètement ; il veut traiter leurs sommes triangulaires et pyramidales, et surtout leurs sommes de carrés, de cubes, etc. Or toutes ces sommes surpassent les trois dimensions de la géométrie classique, et ne sont par conséquent pas susceptibles d’une représentation concrète. À ce point les yeux ne servent plus de rien : il faut que l’esprit 40 Les expressions elliptiques de Pascal peuvent induire en erreur le lecteur pressé : les arcs BO sont multipliés par une petite portion DD de l’axe, et non par une portion de la courbe. Autrement dir, il faut imaginer un arc BO doté d’une petite hauteur qui en fait une sorte de bande curviligne.

25 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

extrapole à partir du sensible pour concevoir abstraitement des corps à quatre, cinq ou six dimensions. C’est pourquoi, comme dans le cas évoqué plus haut, dans les démonstrations de Dettonville, les surfaces courbes ne sont pas représentées telles qu’elles sont réellement : le lecteur doit saisir dans le plan, à partir de la figure en deux dimensions, des relations qui impliquent des surfaces courbes qui ne sont concevables que dans le relief. Pascal fournit donc les éléments qui sont en cause dans le raisonnement (ordonnées, sinus, arcs de courbe), mais demande à son lecteur de construire par l’intelligence abstraite des raisonnements qui enferment un espace multidimensionnel, en se guidant sur le cas élémentaire ci-dessus. Autrement dit, la figure 13 de Dettonville (figure 34 ci-dessus) sert non à faire voir des constructions géométriques, mais à faire comprendre la structure du raisonnement, la transition qui fait passer de la partie droite à la partie gauche de la figure, puis de nouveau à la droite, c’est-à-dire de la connaissance des sommes de sinus à celle des sommes d’arcs, à charge à l’imagination rationnelle du lecteur de procéder de même lorsqu’il aura affaire à des corps à trois, puis à quatre, cinq ou six dimensions.

De manière plus subtile et complexe encore, la figure 22 du Traité général de la roulette (figure 36 ci-dessous) où sont réunis tous les résultats nécessaires à la résolution des problèmes qu’il a posés, est une sorte de tableau figuratif de tout son mode de raisonnement. Pascal fait alors preuve d’une extraordinaire habileté dans le passage d’une partie à une autre de la figure, dont on ne peut guère donner ici qu’un bref aperçu, en se tenant aux opérations relatives aux problèmes des sommes nécessaires pour mesurer les surfaces courbes des solides de rotation de la roulette.

La figure est composée de quatre pièces distinctes, entre lesquelles Pascal a établi diverses relations : la roulette CBA, le petit demi-cercle CDF, autrement dit la roue, le grand quart de cercle CNE, dont le rayon est double du précédent, et une parabole CHK.

À l’issue de la Lettre à Carcavy et du Traité des trilignes, Pascal a montré que, pour résoudre les problèmes qu’il a posés en octobre 1658 sur les surfaces courbes des solides engendrés par la rotation de la roulette autour de son axe et de sa base, il a besoin de plusieurs sommes, dont il a établi la liste. Sur la figure 22 (figure 36 ci-dessous), il recherche

1. la somme des sinus BG abaissés de la courbe de la roulette sur le diamètre CF du cercle générateur,

2. la somme des distances GF de ces sinus BG par rapport à la base AF de la roulette,

3. la somme des GF2, 4. la somme des BG2, 5. et la somme des rectangles (BG.GF). Pour la deuxième somme, celle des GF, un passage de la roulette à la

parabole FCHL suffit, car par construction les GF sont égales aux ordonnées LH de la parabole, et l’espace parabolique est connu par Archimède. La somme des GF2 se trouve aussi par translation sur le même espace parabolique.

Mais pour connaître les autres sommes, celles qui sont relatives aux sinus BG, l’affaire est un peu plus délicate.

L’attention du lecteur est d’abord attirée sur la figure de la cycloïde ABBBCF et de son demi-cercle générateur CDDF. Pascal rappelle alors que toute ligne GB de la roulette est égale à la ligne correspondante DG du demi-cercle CDDF, plus l’arc de cercle DC, autrement dit à ce qu’il appelle une ligne mixte CDG. Ce sont donc des sommes relatives à ces lignes qui sont demandées : pour obtenir la somme des GB, on cherchera la somme des GD et la somme des arcs DC ; de même, pour obtenir la somme

26 Dominique DESCOTES

des GB2, on cherchera la somme des GD2, la somme des arcs DC2 et celles des (GD.DC)41.

Figure 36

Pascal les trouve à l’aide de substitutions qui s’étendent sur toute la figure.

La somme des lignes FG n’impose qu’une transformation, par la conversion en l’espace parabolique FCHK situé à droite de la figure. La somme des sinus sur l’axe ∑(GB.BB), elle, est convertie en une somme de lignes mixtes GDC multipliées par une des portions égales de la base ∑((GD + DC).MM), à son tour décomposée en deux sommes, ∑(GD.MM) et ∑(arc CD.MM), évaluées chacune à part. Pour trouver ∑(GD.MM), Pascal transforme successivement ∑(GD.FC.MM), qui est située sur la roulette, en ∑(CD.DF.MM), puis en ∑(FM.MV.MM) située sur le quart inférieur du grand cercle et connue par le Traité des solides circulaires. La somme ∑(arc CD.MM) est plus immédiatement fournie par le Traité des arcs. Mais les deux dernières sommes demandées, celle des carrés des sinus (BG.BB), transformée en somme des carrés des lignes mixtes GDC, ∑(GDC2.MM), et ∑(GDC.MM.GF) qui comporte le rectangle des lignes mixtes GDC et de leur distance FG à la base, exigent des métamorphoses encore plus complexes. On peut légitimement se sentir un peu sceptique lorsque Pascal conclut qu’il « sera sur cela facile à tout le monde de trouver les calculs de tous ces cas, par le moyen de ces méthodes ». Mais il n’en reste pas moins que le recours à la figure est bien nécessaire pour se retrouver de visu dans les calculs qu’imposent les Lettres de A. Dettonville. Comme l’écrit Claude Merker, la figure fournit ici une vue d’ensemble de la méthode de résolution de tous les problèmes, mais aussi un aiguillage qui permet le choix pertinent d’une voie de résolution des différents problèmes posés42.

Les manières dont les figures tiennent lieu de support aux démonstrations, voire à de véritables théories, sont diverses.

Elles ne revêtent parfois qu’un caractère purement pédagogique. Souvent une illustration concrétise en termes pittoresques une question curieuse de mathématique. La Vérité des sciences du P. Mersenne abonde en pareilles illustrations, comme cette figure qui illustre la question : « combien un homme haut de 6 pieds », représenté sur la figure 37 par AB, ferait-il plus de chemin avec la tête qu’avec les pieds, « s’il faisait le

41 Car puisque GB2 = (GD + DC)2, Pascal applique sans hésitation la règle (a + b)2 = a2 + b2 + 2 ab, ce qui revient en l’occurrence à GD2 + DC2 + 2 GD.DC. 42 Claude Merker, Le Chant du cygne des indivisibles. Le calcul intégral dans la dernière œuvre scientifique de Pascal, Besançon, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2001.

27 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

circuit de la terre » de centre C ; autrement dit de combien la circonférence AGH surpasse-t-elle BEDF43 ?

Figure 37

Cette question donne une forme pittoresque à un théorème de géométrie

élémentaire, que les circonférences sont en même raison que les rayons.

Circonf �rence AGHCirconférence BEDF

=2π.CA2π.CB

=CACB

On en dirait autant de la figure qui représente deux tours dont les bases et les sommets sont liés par des cordes, qui donne lieu à la question : de combien la corde qui lie les sommets est-elle plus longue que celle des bases ? Elle concrétise un problème élémentaire de proportions des triangles semblables.

Figure 38

Si bizarres que puissent paraître de telles figures, elles ouvrent parfois sur des

paradoxes de plus grande portée. L’exemple le plus plaisant est celui des anges cylindriques, que le P. Mersenne a emprunté aux jésuites de Pont-à-Mousson. On imagine un rectangle ABDC, dont on prolonge les côtés parallèles AB jusqu’en F et G, puis à l’infini.

Figure 39

Imaginez-vous maintenant que ces parallèles soient prolongées du pôle arctique à l’antarctique, ou cent mille fois plus loin, et que le parallélogramme DG aille depuis le commencement des parallèles jusques à la fin, je dis qu’il ne contiendra pas davantage que le parallélogramme AD, par où quelques Théologiens concluent qu’un ange peut être présent au ciel, et en la terre pourvu qu’il puisse se rendre à présent l’espace d’un pouce, ou à un plus petit espace mille fois, supposé aussi qu’il puisse donner telle figure qu’il voudra à la sphère de son activité.

43 Marin Mersenne, La Vérité des sciences, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2003, IV, ch. XII, p. 858-860.

28 Dominique DESCOTES

Mersenne est bien obligé de convenir que certains théologiens nient qu’un Ange puisse se rendre extensible à force de s’amincir44. Mais il a ainsi proposé à son lecteur un cas d’espace infini égal au fini.

Diverses figures traduisent le même paradoxe. On a peine à imaginer par exemple que l’on puisse ajouter indéfiniment des surfaces les unes aux autres sans parvenir à engendrer autre chose qu’une surface finie et mesurable. C’est cependant ce que montre la figure que la Logique de Port-Royal suggère de construire, à partir d’un rectangle sur lequel on prélève continuellement des portions dont chacune est égale à la moitié de la précédente : l’infinie divisibilité de l’espace fait que l’on pourra toujours trouver de telles moitiés, qui, rangées les unes à côté des autres, formeront une surface en escalier qui s’étendra à l’infini en longueur horizontale. Mais toutes ces portions prises ensemble, quel qu’en soit le nombre, ne sauraient jamais dépasser l’aire du rectangle initial sur lequel elles sont prélevées45.

Figure 40

Figure 41

Pour les lignes, Torricelli a inventé la ligne spirale géométrique ou logarithmique, que l’on construit en abaissant indéfiniment des perpendiculaires aux rayons successifs d’un cercle : la figure donne à voir que comme les triangles rectangles qui en résultent ne s’anéantissent jamais, la ligne correspondante, s’enroule indéfiniment sur elle-même, sans jamais atteindre le centre vers lequel elle tend asymptotiquement, tout en 44 L’idée vient des Selectae propositiones des Jésuites de Pont-à-Mousson : la thèse X, p. 8, est la suivante : « Si super horizontem fieret modicissimum triangulum, basim habens unius pedis, et altitudinem unius pedis. Deinde vero super aequali aut eadem basi, fieret aliud triangulum, cujus lineae procurrerent longissimo tractu usque ad Cœlum ex parte Orientis verbi gratia, aut usque ad verticem, sed inter easdem parallelas, duo haec triangula essent aequalia, et charta quae sufficeret ad operiendum unum, sufficeret quoque ad operiendum plene alterum, et Angelus qui posset occupare spatium trianguli, minus extensi, posset occupare longius, et extendi a terra usque ad cœlum, imo longius ac longius in infinitum, pro longitudine trianguli, si non limitaretur aliunde ipsius potentia ». Elle est donnée, avec la figure, dans les Quaestiones in Genesim, Quaestio prima, Articulus secundus, In quo Deum esse probatur adversus Atheos, col. 59 : « Qua ratione possent angeli nobis adesse, licet in coelo remanerent ; possent et daemones in inferis existentes hic adesse, ut nos tentationibus impetrent, ut jam cesset illa objectio, quomodo angeli beati sint, cum versantur apud nos, quomodo daemones igne tartareo crucientur, dum hic degunt ». Mersenne ajoute que « ex illius parallelogrammi intelligentia Deum esse probatur ». 45 Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La Logique ou l’art de penser, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2011, IV, 1, p. 519.

29 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

demeurant de longueur finie46. On peut aussi invoquer les quadratrices de Roberval, qui permettent de montrer de manière quasi concrète comment on peut insensiblement, à partir de surfaces de longueur bornée, passer à une surface infinie en longueur, sans que pour autant cette surface elle-même cesse d’être finie. Que ces paradoxes découlent d’une propriété de la suite géométrique familière aux géomètres n’empêche pas que la construction n’ait quelque chose de dérangeant du fait même de son évidence sur la figure. Pascal en tire une instruction qui touche la nature de l’homme : si, dans la géométrie même, la raison trouve des choses inconcevables qui ne laissent pas d’être, a fortiori l’esprit humain doit admettre qu’il trouve de l’incompréhensible dans ce qui par nature dépasse la raison. Cette réflexion, centrale dans l’argumentation des Pensées, est de celles qui valent mieux que toute la géométrie.

La composition d’éléments différents dans les figures détermine leur fécondité. À première vue, la figure du triangle arithmétique de Pascal n’est rien d’autre

qu’un de ces innombrables tableaux numériques que l’on trouve chez Tartaglia, Cardan, Peletier, Hérigone, Frenicle, Mersenne et les autres.

Figure 42

C’est probablement dans L’Harmonie universelle du P. Mersenne que l’on en

trouve le modèle le plus proche.

46 Mersenne, L’Harmonie universelle, Du mouvement des corps, Proposition IX, éd. CNRS, t. 1, p. 119 ; De l’Utilité de l’Harmonie, Proposition III, éd. CNRS, t. 3, p. 16. Voir aussi Correspondance XIV, p. 356 sq.

30 Dominique DESCOTES

Figure 43

Mais comme l’a remarqué Kokiti Hara, le triangle de Pascal est d’un type différent,

dans la mesure où il n’est pas composé seulement de nombres47. Il est le résultat d’une combinaison complexe d’éléments graphiques, géométriques, numériques et alphabétiques, qui, tout hors de propos qu’elle puisse paraître à un lecteur moderne, cristallise l’idée majeure de tout le traité.

Le traité comporte en premier lieu la construction géométrique des cellules et des rangs de cellules qui forment la grille du Triangle arithmétique. Pascal distingue les rangs parallèles et les rangs perpendiculaires successifs, qu’il dote chacun d’un exposant. Cette construction permet aussi de distinguer les bases successives, c’est-à-dire les rangées de cellules obliques, dont nous verrons plus bas l’importance.

Ces premières définitions permettent d’établir ensuite des relations entre les éléments construits déterminés par leur position relative. Pascal définit d’abord la dividente, c’est-à-dire la ligne qui, à partir du point Z situé en haut à gauche du triangle, divise l’ensemble du tableau en deux parties symétriques, non pas seulement du point de vue graphique, mais dans la disposition des nombres qui seront par la suite affectés à chaque cellule. Cette définition lui permet de définir aussi les cellules réciproques d’une même base, symétriques par rapport à la dividente, et telles que « l’exposant du rang parallèle de l’une est le même que l’exposant du rang perpendiculaire de l’autre48 », par exemple les cellules marquée par les lettres E et R. On constatera par la suite que les nombres qui sont affectés aux cellules réciproques sont les mêmes. Dès les premières lignes du traité, avant même que soient inscrits des nombres dans les cellules, Pascal souligne qu’il suffit de regarder la figure pour que soit « plutôt comprise que démontrée » la propriété suivante : « l’exposant du rang perpendiculaire de quelque cellule que ce soit, joint à l’exposant de son rang parallèle, surpasse de l’unité l’exposant de sa base ».

Une fois les cellules du triangle arithmétique construites, elles reçoivent des nombres, dont chacun est engendré par l’addition des nombres du rang parallèle

47 Kokiti Hara, L’Œuvre mathématique de Pascal, Memoirs of the Faculty of Letters, Osaka University, 1981, p. 37. 48 Je cite la version en français du traité ; voir Pascal, Œuvres complètes, éd. J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, II, 1970, p. 1288.

31 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

précédent jusqu’à la coradicale, c’est-à-dire jusqu’à la cellule qui se trouve au-dessus d’elle.

Figure 44

Dans la seconde impression du traité, la règle de génération consiste à additionner

le nombre de la cellule supérieure et celui de la cellule de gauche, ce qui revient substantiellement au même, et que le lecteur comprend, là aussi, à la seule inspection du tableau.

Figure 45

La figure de Hérigone, dont on dit parfois que Pascal s’est inspiré, n’apporte

nullement les mêmes informations.

32 Dominique DESCOTES

Figure 46

La figure rend aussi immédiatement visibles certaines généralisations. Lorsque la

cellule génératrice contient l’unité, comme c’est le cas dans la première impression du livre, les nombres engendrés sont identiques aux nombres naturels, triangulaires, pyramidaux, c’est-à-dire aux nombres figurés (numeri figurati)49, qui peuvent être représentés par des points disposés en lignes, en triangles, en pyramides, etc. Mais la seconde impression du Traité souligne que c’est par convention que la cellule génératrice contient l’unité : elle pourrait aussi bien contenir un autre nombre entier ; la règle de génération produirait alors un tableau de nombres différent, mais dans lequel les conséquences déduites dans le premier cas demeureraient valables. Le lecteur comprend une fois de plus par intuition que le Triangle arithmétique que Pascal lui présente est un paradigme susceptible d’une infinité d’avatars. La figure apparaît dès lors non seulement comme le support des démonstrations qui font l’objet du Traité, mais aussi de généralisations ultérieures.

Pascal a accentué la portée générale du Triangle arithmétique en affectant des lettres à certaines cellules. Contrairement aux nombres, elles sont indépendantes du nombre de la cellule génératrice. Leur distribution pose du reste des problèmes : non seulement toutes les cellules n’en sont pas pourvues, mais Pascal recourt à deux alphabets différents, le grec et le romain, dont la répartition ne paraît obéir à aucune règle50. C’est dans les Conséquences du traité que ces lettres prennent leur signification : elles permettent de construire les démonstrations sans recourir aux valeurs particulières des nombres de cellules, et d’établir ainsi des propositions formulées en style abstrait, valables sur tout l’espace du triangle arithmétique. Comme l’a remarqué Kokiti Hara, ce mode de raisonnement sur des lettres inscrites sur la figure représente un premier pas original vers ce qui deviendra par la suite un symbolisme vraiment formel51. La figure tient lieu de support nécessaire de la généralité des Conséquences. On reconnaît là le goût de Pascal pour les démonstrations universelles.

C’est encore la figure qui rend quasi intuitifs les raisonnements les plus nouveaux du Triangle arithmétique. La preuve par induction complète de la Conséquence douzième, par exemple, s’appuie à la fois sur la disposition des cellules dans les bases successives, sur le mode de génération des nombres des cellules, et sur la disposition des lettres dans les cellules52. Cette Conséquence énonce en effet que « en tout triangle arithmétique, deux cellules contiguës étant dans une même base, la supérieure est à

49 Voir au besoin une présentation accessible de ces nombres dans Jean Itard, Arithmétique et théorie des nombres, PUF, Paris, 1973 ; le livre de Oystein Ore, Number theory and its history, Dover, New York, 1976, permet d’approfondir. 50 Toutes les lettres romaines sont employées, à l’exception de U (mais Pascal emploie le V), W et X. Certaines lettres grecques significatives manquent : α, β, γ, ε, η, ι, κ, ν, τ, υ, χ. 51 Kokiti Hara, L’Œuvre mathématique de Pascal, Osaka University, vol. XXI, Osaka, 1981. 52 OC II, éd. J. Mesnard, p. 1294-1295.

33 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

l’inférieure comme la multitude des cellules depuis la supérieure jusques au haut à la multitude de celles depuis l’inférieure jusques en bas inclusivement ». Autrement dit, suivant l’impression en latin, « deux cellules contiguës quelconques étant dans la même base, l’inférieure est à la supérieure comme la racine de l’inférieure à l’exposant du rang de la supérieure ».

EC

= Racine de RExposant du rang de C

= 23

La relation se voit immédiatement sur la figure du Triangle arithmétique. Non pas seulement parce que le lecteur peut vérifier la proportion d’un coup d’œil, mais parce que lorsqu’il est accoutumé au mode de genèse des nombres, il voit immédiatement pourquoi la proportion est héréditaire de base en base et comment l’induction va sans obstacle à l’infini. Ce que Pascal ne manque du reste pas de remarquer, en soulignant les rapports de position qui justifient l’inférence : « on le montrera de même dans tout le reste, puisque cette preuve n’est fondée que sur ce que cette proportion se trouve dans la base précédente, et que chaque cellule est égale à sa précédente, plus à sa supérieure, ce qui est vrai partout. » Les démonstrations du Traité du triangle arithmétique jouent constamment sur la combinaison de ces différents aspects, dont la composition donne aux démonstrations leur caractère bref et lumineux à la fois, là où les arithméticiens recourent très souvent à des calculs longs et obscurs.

Il faut ajouter que si l’on met cette Conséquence en rapport avec la figure du Triangle arithmétique, on touche à l’idée profonde qui inspire le traité. En plaçant dans les marges de gauche et d’en haut les exposants des rangs parallèles et perpendiculaires, Pascal se donne la possibilité, lorsqu’il en vient aux rapports qui existent entre les cellules d’une même base, d’exprimer ces rapports en fonction de ces exposants. Or si les nombres des cellules sont ce que nous appellerions des cardinaux, les exposants sont ordonnés selon la suite naturelle des nombres entiers. Lorsque Pascal écrit que « deux cellules contiguës quelconques étant dans la même base, l’inférieure est à la supérieure comme la racine de l’inférieure à l’exposant du rang de la supérieure », par exemple de la racine du 2e nombre du 4e rang à l’exposant du 3e nombre du 3e rang parallèle, il montre que les rapports entre deux nombres cardinaux figurés peuvent être déterminés uniquement par leur place dans la suite des nombres, autrement dit par des relations qui relèvent purement de l’ordre. La structure du Triangle arithmétique conduit tout naturellement le lecteur à des réflexions sur la nature des nombres dont on ne peut méconnaître la profondeur et l’originalité53.

On peut se demander si, dans le soin que Pascal apporte à la construction géométrique de son Triangle arithmétique, ne subsiste pas une trace de cet art de la mémoire qui a inspiré l’antiquité et la Renaissance. La manière dont Pascal en dispose les différents éléments, cellules, rangs, bases, puis lettres et nombres, en distinguant ceux qui expriment des quantités et ceux qui marquent des places dans l’ordre, fait du Triangle arithmétique tout autre chose que l’une de ces tables numériques que l’on trouve chez les arithméticiens que Pascal a pu consulter. Il suffit de relire un Pierre Forcadel, pour saisir a contrario à quel point un tableau dont les différentes parties sont mal discernées peut aggraver l’obscurité des énoncés arithmétiques. Dans le Triangle arithmétique, comme dans un tableau mnémotechnique, la place de chaque élément dans l’ensemble évoque immédiatement son sens et sa fonction, de telle manière que la

53 Voir Dominique Descotes, « Les nombres dans les Pensées », à paraître dans les Chroniques de Port-Royal.

34 Dominique DESCOTES

mémoire de sa disposition permet aux propositions de se comprendre presque immédiatement, et de devenir bientôt des sentiments54.

Souvent, l’utilité pédagogique des figures tient à un contraste entre leur apparence concrète et des éléments internes qui la contestent. Mutatis mutandis, il n’est pas impossible de comparer les figures géométriques aux figures de l’herméneutique. Comme le montre la liasse Loi figurative des Pensées55, ce qui caractérise les figures de l’Ancien Testament, c’est que, si on les considère dans leur signification littérale, elles enferment des contradictions internes qui contraignent l’esprit du lecteur à rejeter leur sens obvie pour en chercher un autre, d’ordre symbolique et spirituel. Les figures des traités savants proposent parfois des éléments qui conduisent aussi à dépasser leur caractère concret pour conduire à des relations ou des lois abstraites. Dans les écrits de statique de Stevin par exemple, une figure représente un soldat qui s’est procuré son prochain repas « à la picorée » dans un poulailler. L’image n’aurait qu’une valeur pittoresque, si les lettres placées autour du personnage ne concentraient l’attention sur la disproportion qui se trouve entre la longueur EK de la hallebarde, et la distance moindre EH entre la main qui tient la lance et l’épaule qui la soutient56. Cette figure illustre la loi mécanique du levier, selon laquelle la force exercée par le bras du soldat en H doit être à celle qu’exerce le chapon en K en raison inverse des distances HE et EK, paradoxe connu depuis l’antiquité :

Force H × HE = Force I × EK

Figure 47

Dans d’autres figures, ce ne sont pas des lettres, mais des éléments concrets qui

attirent l’attention du lecteur vers la signification scientifique d’images qui pourraient n’être envisagées que pour leur caractère pittoresque. Abraham Bosse, dans ses livres consacrés aux méthodes de perspective de Desargues, dessine des personnages d’apparence mondaine en train d’observer des figures tracées au sol, et qui semblent tenir des fils qui relient leur œil aux angles des carrés tracés sur le sol. Ces fils oscillent entre réalité concrète et abstraction : on les voit se tortiller dans la main qui les tient, mais rien ne les attache au sol. Comme on imagine mal que ces personnages s’amusent à s’enfoncer un faisceau de fils dans l’œil, le lecteur est naturellement conduit à interpréter l’image en fonction des techniques de la perspective. Et comme on retrouve les mêmes fils dans les constructions qui servent, chez Desargues, à présenter les

54 Pensées, Laf. 646, Sel. 531. « Sentiment. La mémoire, la joie sont des sentiments et même les propositions géométriques deviennent sentiments. » Voir Frances A. Yates, L’Art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975. 55 Sur ce sujet, voir Jean Mesnard, « La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal », dans La culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 426-453. 56 Simon Stevin, Les Œuvres mathématiques de Simon Stevin de Bruges, où sont insérées les Mémoires mathématiques. Revu, corrigé et augmenté par Albert Girard Samielois, mathématicien, quatrième volume, traitant de l’art pondéraire ou de la statique, troisième livre, De la pratique de l’art pondéraire, Elzevier, Leyde, 1634, p. 475.

35 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

chambres perspectives57, la figure se dématérialise pour ainsi dire elle-même, pour se muer en modèle théorique.

Figure 48

Figure 49

On rencontre cette curieuse combinaison d’éléments concrets et abstraits dans la

Statique, où Stevin montre des ouvriers portant une échelle sur les épaules ou à bout de bras, dans des poses réalistes, puis les mêmes ouvriers transportant des corps purement géométriques. Dans ce cas, la figure permet de former l’esprit à voir l’abstrait théorique dans le réel concret sensible.

57 Girard Desargues, Exemple de l’une des manières universelles du S. G. D. L. touchant la pratique de la perspective sans employer aucun tiers point, de distance ni d’autre nature, qui soit hors du champ de l’ouvrage.

36 Dominique DESCOTES

Figure 50

Stevin recourt encore à un pareil mélange de réalisme et de fiction visuelle pour

établir certaines lois du levier. Il imagine une poutre divisée en plusieurs portions par les sections EF, GH, IK, etc., et au bout de laquelle est attaché un poids Y donné. Une main soutient cette poutre par un fil, attaché en un point X de telle sorte que l’équilibre de l’ensemble soit réalisé. On comprend aisément que le centre de gravité se tient en X, mais l’œil s’inquiète de constater que ce point X auquel est attaché le fil est situé à l’intérieur de la poutre. Le même cas se présente dans des conditions encore plus paradoxales, lorsque, outre le fil de suspension, ce sont plusieurs poids qui sont attachés aux points P, K etc., eux aussi intérieurs à la poutre.

Figure 51

Figure 52

De manière analogue, Stevin n’hésite pas à représenter dans sa statique des cas de

pénétration de dimensions physiquement impossibles, pour expliquer des cas d’équilibres réels, par exemple dans ces pyramides dont la pointe pénètre une poutre posée sur leur sommet.

37 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

Figure 53

Figure 54

L’Hydrostatique de Stevin propose des figures tout aussi étranges. Celles qui

servent à illustrer le principe selon lequel, quelle que soit la forme du vaisseau, les liquides pèsent selon leur hauteur, peuvent à la rigueur donner lieu à une représentation concrète, où la forme des colonnes d’eau varie avec celle du solide qui les entoure ; mais lorsque ces colonnes de liqueur sont isolées et tiennent debout toutes seules, le lecteur ne peut garder aucune illusion sur leur caractère purement intellectuel.

Figure 55

Dans certains cas, la fécondité théorique des figures tient précisément à leur

instabilité. C’est le cas, par exemple de la figure 1 des Lettres de A. Dettonville, qui n’est satisfaisante d’aucun point de vue.

Figure 56

38 Dominique DESCOTES

Au premier regard, il faut la prendre en relief, comme l’image en perspective d’une palissade qui s’étend jusqu’à l’horizon en projetant son ombre sur le sol58. Un moment d’attention suffit cependant à remettre en cause cette impression initiale. Car ce que l’on prend d’abord pour l’épaisseur du mur ne peut être interprété comme tel, puisqu’elle se prolonge horizontalement, comme si elle passait sous la surface du sol BAC : on imagine alors plutôt une sorte de modèle réduit de bois ou de carton. Mais si l’on interprète le dessin en ce sens, c’est l’effet de perspective qui cesse d’avoir lieu : la fuite à l’horizon ne saurait être conforme au réel ; c’est dans le modèle lui-même, et non seulement dans l’image, que se trouve l’imitation de la fuite à l’horizon. Le lecteur ne peut que demeurer indécis entre ces deux représentations incompatibles et également insatisfaisantes.

Encore pourrait-on s’attendre à ce qu’au cours des démonstrations, l’usage de cette figure atténue ce paradoxe. Il n’en est rien, bien au contraire. La figure 1 sert, dans la Lettre à Carcavy, à expliquer les fondements de la méthode des indivisibles, et la manière de prendre les sommes triangulaires des portions de corps géométriques. En premier lieu, Pascal en use pour illustrer la théorie élémentaire de la balance appliquée à un triligne BAC. Dans ce cas, on n’envisage pas BAC comme un sol placé en perspective, dont la droite AB et la courbe CB iraient se rejoindre à l’horizon, mais plutôt comme un triligne entièrement situé sur les deux dimensions du plan de la page : on suppose que la droite AB est une balance rectiligne, de dimension finie (et non infinie comme pourrait le laisser croire une interprétation en relief), à laquelle sont suspendues, comme autant de poids, les portions du triligne AKIC, KIGH, HGFE et EFB ; on suppose aussi que le centre de suspension de cette balance est placé en T, c’est-à-dire que le centre de gravité du triligne entier est situé quelque part sur la droite HG. C’est dans ce cadre que Pascal-Dettonville applique la règle des centres de gravité, c’est-à-dire prend les portions du triligne en somme triangulaire, soit à partir de A, soit à partir de B.

Figure 57

Or dans cette perspective seulement devient compréhensible un élément de la

figure apparemment aberrant si l’on prend la figure en perspective, savoir l’équidistance des points A et K, K et H, H et E, E et B, autrement dit des droites AC, KI, T. Dans une perspective où BAC représente le sol, quoique ces lignes paraissent équidistantes, elles ne peuvent pas l’être réellement sur le terrain : il faut au contraire que chaque portion AK, KH, HE et EB, tout égales qu’elles semblent être, représentent des longueurs de plus en plus grandes dans la réalité. Mais dans les Lettres de A. Dettonville, l’égalité de ces portions de AB est toujours fermement maintenue, parce

58 Voir sur le sens de ce jeu d’ombre et de lumière les remarques de Pierre Force, Le Problème herméneutique chez Pascal, Paris, Vrin, 1989, p. 194-495, HG,EF et B.

39 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

que c’est une nécessité impérative de la méthode des indivisibles de Pascal : la droite AB est considérée comme une balance à laquelle sont suspendues des surfaces, les portions du triligne AKIC, KIGH, HGFE et EFB, ou par abréviation les lignes KI, HG, EF et B, qui exercent une force proportionnelle à leur poids et à leur éloignement respectifs à l’égard de l’extrémité A. Pour que s’applique la méthode des centres de gravité de Pascal, c’est-à-dire pour évaluer la force exercée sur le bras de balance AB par chacun de ces poids imaginaires, autrement dit pour en évaluer le moment statique, on doit faire la somme des poids multipliés chacun par sa distance au point de suspension A. Le moment global s’exprimera comme suit :

MA = (KI

× AK) + (HG

× HA) + (EF

× EA) + … À cet effet, Pascal a inventé l’outil arithmétique des sommes triangulaires, qui suppose que l’on compte les distances AK, KH, HE et EB comme toutes égales entre elles, et égales à l’unité. La précédente égalité devient alors :

MA = (KI

× AK) + (HG

× 2 AK) + (EF

× 3 AK) + … MA = (KI

× 1

× 1) + (HG

× 2

× 1) + (EF

× 3

× 1) + … MA = (KI

× 1) + (HG

× 2) + (EF

× 3) + … MA = KI + 2 HG + 3 EF + …

Autrement dit, le poids KI exerce une force égale à une fois son poids, le poids HG une force double de son poids, le poids EF une force triple de son poids, et ainsi de suite. Pascal pourra dès lors appliquer à ces sommes de poids sa méthode des sommes triangulaires. Mais encore une fois, la condition indispensable pour y parvenir est que les parallèles soient strictement équidistantes, comme elles le sont en effet sur la figure.

Tout irait pour le mieux, si pour suivre les raisonnements de Dettonville dans la Lettre à Carcavy, il ne fallait aussi user de la figure prise en relief. Il faut alors imaginer que les droites verticales ZF, ND, YC sont redressées perpendiculairement à la surface du triligne, et forment une surface courbe CYMNZBFGI. Or dans la deuxième partie de la Lettre à Carcavy, Pascal fait entrer en jeu le solide qu’il appelle l’onglet, avatar de l’ungula de Grégoire de Saint-Vincent, dont la construction est telle : soit un triligne plan ABC, qui soit coupé suivant AB par un plan ACY, incliné à 45° sur le précédent. Le solide ABYC est composé de trois plans ABC, ABY et ACY, et d’une surface courbe YCB. L’effet de perspective et d’ombre donne de manière saisissante l’impression de voir concrètement cette surface courbe BYC de l’onglet59.

Figure 58

On s’aperçoit pourtant bientôt que la figure n’est toujours pas parfaitement

adéquate. La construction géométrique de l’onglet exige en effet que la surface BAY soit un plan ; autrement dit que toute droite KM tirée d’un point K de AB à un point correspondant N de la courbe BY soit parallèle à AY dans le même plan. Il suffit de

59 Voir les remarques de P. Costabel dans « Essai sur les secrets des Traités de la roulette », dans L’Œuvre scientifique de Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1964, p. 196.

40 Dominique DESCOTES

tirer les droites AY, KM, HN et EZ pour constater que ces droites ne sont ni parallèles entre elles, ni même situées dans le même plan.

Figure 59

Bref, on a affaire à une figure instable, qui se prête à plusieurs interprétations

incompatibles entre elles. Mais cette ambiguïté même lui permet de servir en plusieurs endroits des traités de Dettonville, à chaque occurrence convenant une perception de la figure, qui exclut les autres. L’image permet de tenir en mémoire non pas seulement le modèle élémentaire de la balance avec ses poids lorsque Pascal explique la manière de prendre les sommes triangulaires de lignes, mais aussi la signification de l’onglet et de sa surface courbe lorsqu’il vient à la théorie des centres de gravité. Enfin, postée en tête de toutes les autres sur la Planche I, elle rappelle comme un gardien la règle d’or de la méthode des centres de gravité, la condition à laquelle toutes les Lettres de A. Dettonville sont soumises, savoir l’équidistance des points de division sur la balance AB, et l’égalité des portions qu’ils déterminent.

Pascal n’est du reste pas le seul à procéder ainsi. Dans son premier livre de la Statique, Stevin énonce la loi du plan incliné comme

suit : « Si un triangle a son plan perpendiculaire à l’horizon, et sa base parallèle à icelui, et sur chacun des deux autres côtés un poids sphérique, de pesanteur égale, comme le côté dextre du triangle, au senestre, ainsi la puissance du poids senestre à celle du poids dextre60. » Le triangle ABC est tel que AB est double de BC. Stevin décrit comme suit le montage : « soit ABC un triangle ayant son plan perpendiculaire à l’horizon et sa base AC parallèle à icelui horizon ; et soit sur le côté AB (qui est double à BC) un poids en globe D, et sur BC un autre E, égaux en pesanteur et en grandeur ». En d’autres termes, les poids D et E étant égaux, le rapport des « puissances » de ces poids placés sur les deux plans inclinée BA et BC est déterminé par la proportion :

BCBA

=Puissance de DPuissance de E

La figure qui illustre cette proposition ne semble avoir par elle-même rien de vraiment étrange, en dehors de l’angle formé par la corde qui relie D et E.

60 Simon Stevin, Les Œuvres mathématiques de Simon Stevin de Bruges, où sont insérées les Mémoires mathématiques. Revu, corrigé et augmenté par Albert Girard Samielois, mathématicien, Elzevier, Leyde, 1634, quatrième volume traitant de l’art pondéraire ou De la statique, Premier livre de la statique, Des éléments de statique, théorème XI, proposition XIX, p. 448.

41 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

Figure 60

Mais celle qui sert à la démonstration est à juste titre demeurée célèbre :

Soit accommodé à l’entour du triangle un entour de 14 globes, égaux en pesanteur, et équidistants, comme D, E, F, G, H, I, K, L, M, N, O, P, Q, R, enfilés d’une ligne passant par leurs centres, ainsi qu’il puissent tourner sur les susdits centres, et qu’il y puisse y avoir 2 globes sur le côté BC, et 4 sur BA, alors comme ligne à ligne, ainsi le nombre des globes au nombre des globes ; qu’aussi en S, T, V, soient trois points fermes, dessus lesquels la ligne, ou le filet puise couler, et que les deux parties au dessus du triangle soient parallèles aux côtés d’icelui AB, BC ; tellement que le tout puisse tourner librement et sans accrochement, sur lesdits côtés AB, BC.

Figure 61

Le fil est supposé pouvoir glisser sur les points fixes T, V S. Est-ce bien réaliste ?

Le souci de placer trois points fixes en S, T et V semble indiquer que Stevin pense à permettre au « tout » de « tourner librement et sans accrochement ». Pour que le système fonctionne concrètement, il faudrait que les boules soient articulées les unes aux autres ou plus simplement remplacées par des roues liées entre elles. Mais même si le nombre de boules ou de roues n’est pas excessif, de toute façon au passage du sommet T, ainsi qu’aux points S et V, le mécanisme doit nécessairement bloquer. Que le tout puisse tourner librement et sans accrochement n’est en fait qu’un vœu pieux… Cependant cette impossibilité n’entraîne aucune gêne pour la démonstration, dans la mesure où précisément, celle-ci repose sur l’idée que si un déplacement se produisait, il entraînerait un mouvement perpétuel, dont on postule qu’il est impossible ; et que par conséquent le dispositif ne peut se mouvoir de quelque manière que ce soit. Stevin imagine en effet que l’on ôte de ce système en équilibre les boules qui se correspondent en-dessous de AB, soit O et G, N et H, M et I, L et K. Ce qui laissera les poids D, R, Q, P d’une part, et E et F de l’autre, en équilibre. Il en conclut que le poids E contrepèse D et R, et le poids F les poids Q et P, ce qui montre que « E aura un pouvoir double au pouvoir de D », quoique par eux-mêmes ces deux poids soient égaux. Toute la démonstration repose donc sur le manque d’un mouvement qui est mis en lumière par une figure sur laquelle, de toute manière, tout mouvement serait impossible.

On trouve a contrario des figures qui représentent des mécanismes irréalisables, mais liés à des démonstrations qui en supposent le fonctionnement. C’est le cas des

42 Dominique DESCOTES

célèbres compas cartésiens tels qu’on les trouve dans la Géométrie61. Cette machine n’est, au premier aspect, qu’un modèle d’un instrument que dans l’antiquité, Platon, Nicomède et d’autres ont appelé mesolabe, destiné à insérer des moyennes proportionnelles entre plusieurs grandeurs62. On suit sans difficulté la présentation que Descartes en propose.

Figure 62

Voyez les lignes AB, AD, AF, et semblables que je suppose avoir été décrites par l’aide de l’instrument YZ, qui est composé de plusieurs règles tellement jointes, que celle qui est marquée YZ étant arrêtée sur la ligne AN, on peut ouvrir et fermer l’angle XYZ ; et que lorsqu’il est tout fermé, les points B, C, D, F, G, H sont tous assemblés au point A ; mais qu’à mesure qu’on l’ouvre, la règle BC, qui est jointe à angles droits avec XY au point B, pousse vers Z la règle CD, qui coule sur YZ en faisant toujours des angles droits avec elle, et CD pousse DE, qui coule tout de même sur YX en demeurant parallèle à BC, DE pousse EF, EF pousse FG, celle-ci pousse GH. Et on peut concevoir une infinité d’autres, qui se poussent consécutivement de même façon, et dont les unes fassent toujours les mêmes angles avec YX, et les autres avec YZ. Or pendant qu’on ouvre ainsi l’angle XYZ, le point B décrit la ligne AB, qui est un cercle, et les autres points D, F, H, où se font les intersections des autres règles, décrivent d’autres lignes courbes AD, AF, AH, dont les dernières sont par ordre plus composées que la première, et celle-ci plus que le cercle. Mais je ne vois pas ce qui peut empêcher, qu’on ne conçoive aussi nettement, et aussi distinctement la description de cette première, que du cercle, ou du moins que des sections coniques ; ni ce qui peut empêcher, qu’on conçoive la seconde, et la troisième, et toutes les autres, qu’on peut décrire, aussi bien que la première ; ni par conséquent qu’on ne les reçoive toutes en même façon, pour servir aux spéculations de Géométrie63.

Cette machine ne sert donc pas seulement à construire des moyennes proportionnelles, elle permet aussi de construire des courbes géométriques dont l’équation va s’élevant en degré, sans jamais qu’elles cessent d’être « géométriques ». La courbe AD est du second genre, c’est-à-dire que son équation est du quatrième degré64 :

61 Voir Rabuel, Commentaires sur la Géométrie de M. Descartes…, Marcellin Duplain, Lyon, 1730, p. 106 sq., De l’instrument inventé pour trouver plusieurs moyennes proportionnelles et des courbes qui se décrivent avec cet instrument. Sur ces compas, on doit lire l’étude de Michel Serfati, « Les compas cartésiens », Archives de Philosophie, 56, 1993, p. 197-230. Voir aussi Vincent Jullien, Descartes. La Géométrie de 1637, p. 90 sq. 62 Voir Heath, History of greek mathematics, I, Dover, New York, 1981, p. 255 sq., sur la solution attribuée à Platon pour les moyennes proportionnelles. La découverte aurait plutôt été faite par un membre de l’Académie contemporain de Ménechme ou postérieur : p. 255. G. G. Granger, Essai d’une philosophie du style, Paris, Colin, 1968, p. 52 sq. Voir la machine de Nicomède pour la trisection de l’angle, Jules Vuillemin, Mathématiques et métaphysique chez Descartes, Paris, PUF, 1960 (1re éd.), 1987 (2e éd.), p. 14-150, à propos de la conchoïde. 63 Géométrie II, AT VI, p. 391. 64 AT VI, p. 442-443. Voir Michel Serfati, « Le développement de la pensée mathématique du jeune Descartes », dans Michel Serfati (dir.), De la méthode. Recherches en histoire et philosophie des mathématiques, Presses universitaires franc-comtoises, 2002, p. 79 sq. ; Costabel, Descartes savant, p. 52. Voir Rabuel, Commentaires, p. 107 ; Jules Vuillemin, Mathématiques et métaphysique chez Descartes, p. 80 sq.

43 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

y = x4 − x2 = x x2 −1 De manière analogue, on établit que l’équation de la courbe AF est :

z2 = x2 + y2 =x8

a 23 soit : x8 = a2. x2 + y2( )3

Et de même des suivantes, à l’infini. En revanche, on n’oserait pas parier sans hésitation que ces règles coulissantes, à supposer qu’on les fabrique, parviennent réellement à construire des courbes. L’instrument est purement théorique, et n’a pas de prétention à la réalité. Et pourtant il soutient la distinction essentielle chez Descartes entre courbes géométriques (nous dirions algébriques) et courbes mécaniques qu’il exclut de sa Géométrie parce qu’elles ne peuvent être construites exactement. La machine est donc visible et féconde, mais elle n’existe pas.

Mais au fond, le fait qu’une figure paraisse se contester elle-même n’est pas un obstacle à la réflexion : elle la suscite bien au contraire. Pascal dirait même qu’elle en reçoit une valeur qui dépasse la géométrie. C’est le cas lorsqu’elle rend immédiatement visible ce qui semble inconcevable, comme ce que Pascal appelait des incompréhensibles qui ne laissent pas d’être, comme les espaces infinis égaux au fini65.

Il résulte de ce qui précède que, loin de n’intéresser que l’historien de l’art, les figures sont riches en enseignements, pour l’historien des idées et des sciences sur les démarches secrètes des mathématiciens.

Les planches du P. Tacquet, déjà évoquées ci-dessus, méritent par exemple un examen attentif. On sait que le jésuite a d’abord publié ses Cylindrica et annularia en quatre livres, en 1651, sous le titre Cylindricorum et annularium libri IV, item de circulorum Volutione per planum Dissertatio physico-mathematica66. Cette édition comporte de belles planches qui ont à coup sûr nécessité l’intervention d’un artiste. Manifestement, la Compagnie de Jésus a voulu accorder un grand retentissement à une publication qui pouvait placer ses professeurs de mathématiques parmi les premiers de leur temps. Cette édition en quatre livres traite des cylindres et des anneaux, en commençant par l’étude des cylindres, entiers ou tronqués, circulaires, paraboliques, et elliptiques, puis dans un deuxième temps, de leurs rapports avec les anneaux circulaires.

65 Voir là-dessus Dominique Descotes, « Espaces infinis égaux au fini », dans Le Grand et le Petit, CRDP, Clermont-Ferrand, 1990, p. 41-67. 66 André Tacquet, Cylindricorum et annularium libri IV, item de circulorum Volutione per planum Dissertatio physico-mathematica, apud Jacobum Meursium, Antverpiae, 1651, 288 p., in-4°.

44 Dominique DESCOTES

Figure 63

Mais dans cette première édition, le P. Tacquet ne traite que des volumes et des

surfaces courbes, sans aborder nulle part les centres de gravité. C’est d’autant plus étonnant que certaines propositions établies sur les anneaux n’ont pas vraiment besoin de démonstrations longues, lourdes et répétitives relatives aux cylindres, car il existe un théorème connu depuis l’antiquité par Pappus, qui établit que l’on peut connaître la dimension d’un anneau en multipliant la surface de sa section par la circonférence tracée par son centre de gravité lors de la rotation qui engendre l’anneau. Et ce théorème a été réénoncé au XVIIe siècle par un collègue que le P. Tacquet connaissait certainement, le jésuite Paul Guldin.

En 1659, le P. Tacquet publie une seconde version de son ouvrage, en cinq livres cette fois67. Or on constate que la planche qui illustre le dernier livre est d’un aspect tout différent des précédentes. Les figures y sont nettement plus simples, dénuées de relief pour la plupart, et moins belles que les précédentes : manifestement, elles ont été réalisées avec rapidité, pour répondre à une commande qu’il fallait satisfaire dans des délais restreints.

67 André Tacquet, Cylindrica et Annularia quinque libris comprehensa, Anvers, 1659.

45 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

Figure 64

Or ce livre V fait systématiquement intervenir la notion de centre de gravité, par

une application sans originalité du théorème de Guldin qui semble répondre à la médiocrité du graphisme des planches. Il faut sans doute mettre ce fait en rapport avec la date de la publication du livre V : les problèmes posés par Pascal en 1658 à propos de la cycloïde touchent essentiellement la détermination des centres de gravité des solides de rotation de la courbe. Il est vraisemblable que livre V du P. Tacquet a été commandé par la Compagnie de Jésus pour montrer que, si ses mathématiciens n’avaient pas pu remporter le prix, elle avait cependant des géomètres capables de traiter de ce genre de problème. Mais il avait fallu faire vite, et la qualité des planches a dû subir le contrecoup d’une certaine précipitation dans la rédaction et la publication.

Dans un esprit analogue, les travaux de Kokiti Hara ont montré que la numérotation des figures Lettres de A. Dettonville permet de reconstituer la genèse secrète des traités de Pascal, et de reconstituer les étapes de la rédaction. Jean Mesnard a même pu établir par de semblables considérations que la rédaction originale de la Lettre à Carcavy et le Traité des trilignes différait de celle que nous connaissons, et que Pascal a transporté dans la première un ample développement qui appartenait sans doute à l’origine au second68. J’ai moi-même montré que certaines irrégularités des figures de la première planche n’étaient pas sans signification, dans la mesure où elles coïncidaient

68 Voir OC IV, éd. J. Mesnard, p. 375, et p. 382-383.

46 Dominique DESCOTES

avec des irrégularités de la typographie des originaux. On constate en effet non seulement que dans la partie supérieure de la Planche I, la numérotation et la disposition des figures sont tout à fait désordonnées69.

Figure 65

On peut montrer que cette planche est la transformation d’une planche primitive correspondant à un état antérieur du texte, où les figures 2 à 6 étaient convenablement ordonnées, à ceci près que la figure 5 n’était pas celle que nous connaissons actuellement, mais un simple quart de cercle. Cette transformation de la planche répond à un remaniement d’un passage de la Lettre à Carcavy, où Pascal a substitué à un bref corollaire relatif au cercle un corollaire plus long et plus original portant sur la cycloïde.

Figure 66

69 Dominique Descotes, « Genèse des Corollaires 1 et 2 de la Lettre à Carcavy de Blaise Pascal », Revue d’Histoire des Sciences, 51/1, 1998, p. 127-138.

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Il est donc possible, par l’étude des figures qui conservent la marque des tâtonnements et des hésitations de leur auteur, d’entrer dans l’histoire secrète de ses recherches.

On pourrait aussi par ce biais établir un lien entre les figures de la géométrie et celles des frontispices qui illustrent certains traités, entre la mathématique et l’esthétique, entre le point de vue de l’art de convaincre et celui de l’art d’agréer. On a déjà constaté que les planches du jésuite André Tacquet sont exceptionnellement belles, tant les effets de relief et d’ombre y sont saisissants. Même chez un auteur aussi sobre que Pascal-Dettonville, l’art se fait jour, par exemple dans la tenture qui, sur l’une des planches, sépare les figures de la Lettre à M. ADDS de celles qui illustrent les recherches sur la cycloïde proprement dite.

Figure 67

À leur manière propre, les frontispices expriment la signification des traités.

L’Opus geometricum de Grégoire de Saint-Vincent s’ouvre sur une belle planche70 qui célèbre son ambitieux projet : l’invention de la quadrature du cercle. Le passage des colonnes d’Hercule, signalées par la peau du lion, distingue un en deçà, où les géomètres de l’Antiquité examinent l’égalité archimédienne d’un triangle rectangle et d’un cercle, de l’au-delà, où les angelots s’amusent à des projections des rayons du soleil qui mutant quadrata rotundis. L’ensemble du tableau montre que le jésuite a surpassé les découvertes des anciens sur l’un des grands problèmes qu’ils avaient légué à la postérité.

70 Voir une étude plus précise dans Dominique Descotes, « Les anges quadrateurs », dans Gérard Ferreyrolles (dir.), Littérature et religion, Littératures classiques, no 39, printemps 2000, p. 179-196.

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Figure 68

Cette planche a paru si expressive que, lorsqu’il a fallu en trouver une pour les

œuvres complètes de Tacquet (1707), on s’est contenté de la reprendre. La peau du lion y a été escamotée, et remplacée par un motif décoratif plus banal, qui ne suggère plus qu’il est possible de passer les colonnes d’Hercule. De fait, le P. Tacquet ne présente plus la quadrature du cercle que comme un résultat dont on peut approcher, sans pouvoir s’assurer d’y parvenir jamais.

49 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

Figure 69

En revanche, on trouverait au début des Cylindrica du même P. Tacquet une

planche tout aussi suggestive, qui exprime avec plus d’assurance la certitude d’avoir obtenu des acquisitions pour toujours : des angelots y taillent des onglets dans des colonnes de marbre, et font rouler des globes pour engendrer des cycloïdes, pendant que d’autres soutiennent l’anneau du patron dédicataire.

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Figure 70

Moins ambitieux, le P. Lalouvère n’en a pas moins donné à ses Éléments

tétragonismiques un frontispice qui résume aussi sa méthode et son programme : une sphère et un cube sont comparés par le moyen d’une balance, référence évidente à la balance d’Archimède, à laquelle Lalouvère se flatte d’avoir eu toujours recours, plutôt qu’aux indivisibles des modernes.

Figure 71

Ces illustrations ne sont pas de simples ornements : elles tendent à exprimer sous

forme figurative, l’esprit, le programme et le fond théorique de l’ouvrage. Mais elles visent aussi à produire un effet publicitaire : même sans être géomètre, on est sensible à la beauté des planches du P. Tacquet ou à la scène symbolique de l’Opus geometricum. Il est clair aussi que ces images visent à manifester la contribution de la Compagnie de

51 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

Jésus à la politique culturelle des empires : la devise Plus ultra, que porte la peau du lion chez Grégoire de Saint-Vincent, est celle que Charles-Quint a élue pour la maison d’Autriche.

De ce point de vue, le contraste est saisissant avec certaines pages de titre, apparemment moins riches puisqu’elles ne portent pas d’image à proprement parler, mais d’une conception plus subtile. Le cas de Pascal est sur ce point significatif.

La sobriété de la page de titre du Traité du triangle arithmétique contraste avec les précédentes. Seul un cul de lampe, apparemment dépourvu de signification symbolique, lui tient lieu d’ornement.

Figure 72 Même sobriété dans les Lettres de A. Dettonville. Les deux pages de titre

principales sont encore plus économes en images. Mais elles présentent cette originalité d’offrir, sous le titre principal, une table des matières en forme de calligramme.

Dans la page qui ouvre l’ensemble des Lettres, Pascal n’affiche pas les titres de ses opuscules dans leur ordre réel : il place en vedette les résultats les plus originaux : l’égalité de la courbe de la roulette avec une ellipse, et celle de la spirale et de la parabole, autrement la double mise en correspondance de deux courbes algébriques avec deux transcendantes dans les Lettres à Huygens et à M. A. D. D. S. ; la mesure du triangle cylindrique et de l’escalier, et surtout la dimension du solide formé par une spirale tournée autour d’un cône dans la Lettre à M. de Sluse71. En fin de liste apparaissent les traités qui proposent les théories générales des trilignes, des sinus et des arcs, qui donnent les résultats du concours sur la cycloïde. On note l’absence du Traité général de la roulette, qui ne contient aucune invention nouvelle, mais propose seulement une synthèse des résultats des autres traités. Pour rendre ces inventions frappantes pour l’œil, Pascal ménage des échos visibles par le retour des termes 71 Sur ce dernier solide, voir l’étude de Claude Merker, « Pascal et la Dimension d’un solide formé par le moyen d’une spirale autour d’un cône », Courrier du Centre International Blaise Pascal, 31, 2009, p. 6-16.

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liminaires, L’Égalité, La Dimension, Traité, non pas en fin de ligne, comme ce serait le cas pour des rimes, mais au début.

Figure 73 La première page de la Lettre de A. Dettonville à Monsieur de Carcavy, qui réunit

les opuscules consacrés à la roulette72, est conçue sur un modèle analogue, mais dans le but de présenter non pas les inventions nouvelles, mais la succession des Traités relatifs aux différents domaines nécessaires à la résolution des problèmes mis au concours par Pascal. Cette fois, Pascal y comprend le Traité général de la roulette, omis dans la page précédente, qui vient renforcer ici l’effet de rime initiale. Mais il omet le Propriétés des sommes simples, triangulaires et pyramidales, qui troublerait l’aspect de la page, ne comportant pas le mot traité.

72 À l’exception de la Lettre à M. Huygens de Zuylichem, qui traite de la longueur de la courbe de la roulette, que Pascal traite à part pour des raisons techniques. Il faut peut-être rappeler que les Lettres de A. Dettonville enferment plusieurs ensembles d’importance inégale. Le premier élément en est la Lettre à Carcavy, qui, outre l’exposé de la méthode pascalienne des indivisibles, contient plusieurs opuscules, notamment le Traité des trilignes, le Traité des sinus du quart de cercle, le Traité des arcs et le Traité général de la roulette ; cet ensemble est suivi de trois opuscules de moindre dimension, la Lettre à M. Huygens de Zuylichem, la Lettre à M. de Sluse et la Lettre à M. A. D. D. S. (Arnauld, docteur de Sorbonne), qui traitent de problèmes plus particuliers.

53 FIGURES GÉOMÉTRIQUES DU XVIIe SIÈCLE

Figure 74

Si plaisante pour l’œil que soit la profusion baroque des frontispices de Grégoire de Saint-Vincent et du P. Tacquet, qui fait écho aux publications religieuses de la Compagnie de Jésus, elle ne doit pas dissimuler l’originalité de Dettonville. Conformément à l’esthétique qui veut qu’il « faut de l’agréable et du réel, mais il faut que cet agréable soit lui-même pris du vrai73 », c’est la matière des traités qui forme la substance de la page. La part laissée à la fantaisie est évidemment mince. Mais elle se trouve intégrée à une construction dans laquelle les mots font image. Le lecteur auquel les techniques de rédaction de Pascal sont familières ne manque pas de reconnaître une forme originale de poème calligrammatique, originale pour l’époque, dont on trouve des exemples ailleurs dans son œuvre. On connaît le refrain du fragment dans lequel Pascal résume le mouvement initial de son apologie de la religion dans le manuscrit des Pensées :

S’il se vante je l’abaisse S’il s’abaisse, je le vante. Et le contredis toujours Jusqu’à ce qu’il comprenne Qu’il est un monstre incompréhensible74.

Mais on trouve aussi des poèmes au cœur des traités de mathématique, dans les énoncés des théorèmes, mais aussi lorsqu’il s’agit de donner une vue immédiate et synthétique de relations fondamentales, comme par exemple dans le traité sur les Combinaisons :

Un dans un se combine 1 fois. 2 dans 2 se combine 1 fois. 3 dans 3 se combine 1 fois. Et généralement un nombre quelconque se combine une fois seulement dans son égal75.

73 Pensées, Laf. 667, Sel. 547. 74 Ibid., Laf. 130, Sel. 163. 75 OC II, éd. J. Mesnard, p. 1303. Ce Lemme 2 est suivi d’un Lemme 3 du même type.

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Inspiration baroque dans les pages des jésuites, sobriété ingénieuse du côté de Pascal : le contraste est significatif de deux esthétiques.

L’évolution des mathématiques dans le sens du formalisme et du symbolisme abstrait tend à nous faire négliger la part que les figures tiennent dans la pensée et la recherche. Il ne faut pas prendre trop au pied de la lettre la comparaison des figures avec de simples images qui ne feraient que restituer des relations abstraites sous une forme graphique au fond superfétatoire. Ces figures ont une vie propre, dont nous n’avons évoqué que quelques aspects : les géomètres en usent non comme des illustrations statiques, mais comme des animateurs de la recherche. On saisit dès lors pourquoi l’éditeur doit apporter à la reproduction des figures un soin aussi attentif qu’à la transcription du texte. En priver le lecteur, c’est autant de perdu pour qui veut saisir la vie secrète des œuvres.