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FLAUBERT Premiere'Education Sentimentale(1845)

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  • L'DUCATION SENTIMENTALE(Version de 1845)

    I

    Le hros de ce livre, un matin d'octobre, arriva Paris avec uncur de dix-huit ans et un diplme de bachelier s-lettres.

    Il fit son entre dans cette capitale du monde civilis par laporte Saint-Denis, dont il put admirer la belle architecture ; il vit

  • 2dans les rues des voitures de fumier tranes par un cheval et unne, des charrettes de boulanger tires bras d'homme, deslaitires qui vendaient leur lait, des portires qui balayaient leruisseau. Cela faisait beaucoup de bruit. Notre homme, la tte laportire de la diligence, regardait les passants et lisait les enseignes.

    Quand, aprs tre descendu de voiture, avoir pay sa place, avoirfait visiter ses paquets par l'employ des contributions indirectes,s'tre choisi un commissionnaire et dcid enfin pour un htel, il setrouva tout coup dans une chambre vide et inconnue, il s'assitdans un fauteuil et se prit rflchir, au lieu de dboucler sesmalles et de se laver la figure.

    Les poignets sur les cuisses, les yeux tout grands ouverts, ilcontemplait d'un air stupide les quatre pieds de cuivre d'une vieille

  • 3commode en acajou plaqu qui se trouvait l.Quoi de plus triste qu'une chambre d'htel, avec ses meubles

    jadis neufs et uss par tout le monde, son demi-jour faux, ses mursfroids qui ne vous ont jamais renferm, et la vue dont on jouit surdes arrire-cours de dix pieds carrs, ornes aux angles degouttires crasseuses, avec des cuvettes de plomb chaque tage ?Vive plutt une chambre d'auberge, parquete en bois blanc, ayantpour tous meubles deux chaises d'glise, un grand lit recouvertd'une serge verte, et, sur la chemine de pltre, un pauvre bnitieren or avec une branche de buis bnit ! Il y a une seule fentredonnant sur la grande route, on est la hauteur du bouchonsuspendu au-dessus de la porte, on peut le prendre avec la main ; lavigne qui tapisse toute la maison grimpe jusqu' vous, et ses

  • 4feuilles, quand vous vous penchez pour voir, vous caressent la joue.On entend de l les moissonneurs qui fanent dans les champs, et lesoir, le bruit ferr des grands chariots qui rentrent.

    Sa mre lui dit : Eh bien, quoi rves-tu donc ?Et comme il ne bougea nullement, elle le secoua par le bras en

    ritrant la mme question. Ce que j'ai ? ce que j'ai ? dit-il, se redressant en sursaut, mais

    je n'ai rien du tout !Il avait pourtant quelque chose.

  • 5II

    Mais il et t bien embarrass de le dire, car il n'en savait rienlui-mme.

    Quand sa mre fut reste huit jours avec lui, qu'elle l'eutinstall, nipp et emmnag, quand ils furent alls ensemble deuxfois au Muse de Versailles, une fois Saint-Cloud, trois fois l'Opra-Comique, une fois aux Gobelins, une fois au puits deGrenelle, une trentaine de fois dans divers passages pour acheterdivers objets, la bonne femme songea se sparer de son fils ; ellelui fit d'abord mille recommandations sur beaucoup de choses qu'ellene connaissait pas, puis l'engagea au travail, la bonne conduite, l'conomie.

  • 6Le jour du dpart arriv, ils dnrent en tte tte dans unrestaurant, prs la cour des Messageries, mais ils n'avaient faim nil'un ni l'autre et se parlrent peu. Au moment de se sparer, et dsavant qu'on ft l'appel, elle s'attendrit, et quand il fallut se quitter, cefut en pleurant qu'elle baisa son pauvre Henry sur les deux joues.Henry alluma de suite un cigare et prit une tenue impassible ; mais peine la voiture s'tait-elle branle que le cigare l'touffait, il lejeta avec colre : Adieu, pauvre mre, se dit-il, adieu, adieu ; etdans son cur il la couvrit de bndictions et de caresses. Il auraitvoulu l'embrasser tout son sol, l'empcher de pleurer, lui essuyerles yeux, la consoler, la faire sourire, la rendre heureuse ; il setrouva lche et s'en voulut d'avoir t presque humili de satendresse tout l'heure, devant trois bourgeois qui composaient le

  • 7public ; il enfona ses mains dans ses poches, son chapeau sur sesyeux, et continua marcher sur le trottoir, d'un air brutal.

    Ne sachant que faire les premiers jours, il rdait dans les rues,sur les places, dans les jardins ; il allait aux Tuileries, auLuxembourg ; il s'asseyait sur un banc et regardait les enfants jouerou bien les cygnes glisser sur l'eau. Il visita le Jardin des Plantes etdonna manger l'ours Martin ; il se promena dans le Palais Royalet entendit le coup de pistolet qui part midi ; il regardait lesdevantures des boutiques de nouveauts et des marchandsd'estampes, il admirait le gaz et les affiches. Le soir, il allait sur lesboulevards pour voir les catins, ce qui l'amusa beaucoup lespremiers jours, car il n'y avait rien de pareil dans sa province.

    Tout en flnant le long des quais, il lisait le titre des bouquins

  • 8tals sur le parapet ; il s'arrtait, aux Champs-Elyses, devant lesfaiseurs de tours et les arracheurs de dents ; sur la place du Louvre,il passa un jour beaucoup de temps contempler les oiseauxtrangers que l'on y voit, dans des cages, caqueter et battre desailes quand il fait le moindre rayon de soleil. Les pauvres btesgmissent, regardent les nuages, se balancent sur leurs anneauxcomme elles se balanaient sur les branches de leurs grands arbressitus au del des mers, dans des pays plus chauds ; il manquamme de se faire enlever au doigt par une perruche rouge becrecourb, qu'il trouvait plus jolie que les autres.

    Il montait sur les tours des glises et restait longtemps appuysur les balustrades de pierre qui les couronnent, contemplant lestoits des maisons, la fume des chemines, et, en bas, les hommes

  • 9tout petits qui rampent comme des mouches sur le pav.Il se faisait transporter en omnibus d'un quartier de Paris

    l'autre, et il regardait toutes les figures que l'on prenait et qu'onlaissait en route, tablissant entre elles des rapprochements et desantithses.

    Il entrait dans un caf et restait une heure entire lire lamme ligne d'un journal.

    Il allait au bois de Boulogne, il regardait les jolis chevaux et lesbeaux messieurs, les carrosses vernis et les chasseurs panachs, etles grandes dames figure ple, dont le voile remu par le vent ets'chappant de la portire lui passait sous le nez, avec le bruit desgourmettes d'argent. Il aimait leur maintien ddaigneux et leursblasons bariols ; il rvait, en les contemplant, quelque existence

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    grasse, pleine de loisirs heureux, passe derrire de triples rideauxroses, sur des meubles de velours ; il se figurait les salons o ellesallaient, le soir, dcolletes, en diamants, avec des fleurs, lesoreillers garnis de dentelles o elles posaient leur tte, les grandsparcs qu'elles avaient l't, et les alles sables o marchaient leurspieds.

    Mais, chaque joie qu'il rvait, une douleur nouvelle s'ouvraitdans son me, comme pour expier de suite les plaisirs fugitifs deson imagination.

    Etourdi du bruit des rues et de toute cette cohue d'hommes quis'agitait autour de lui sans qu'il participt ces actions et cesmouvements passionns, il s'prenait tout coup de dsirs paisibles,souhaitait vivre loin de tout cela, cent lieues d'une ville, dans

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    quelque petit village ignor, assis au revers d'un coteau, l'ombredes chnes, pour y exister et y mourir plus inconnu que le plushumble des mortels.

    Rentr chez lui, il n'allumait pas sa bougie, mais il faisait ungrand feu et s'asseyait devant regarder le bois brler. C'tait ungrand feu clair, qui clairait le plafond et se mirait dans les glaces ;la flamme bourdonnait, une rougeur moire ondulait sur lescharbons, parfois des tincelles s'lanaient en spirales en clatantcomme des fuses, et Henry alors pensait des choses si douces, sianciennes, si profondment tendres, qu'il en venait sourire.

    Grce au charbon de terre, aux chemines la prussienne, auxbches conomiques et aux calorifres de toutes sortes, ilsn'existent plus, ces vnrables foyers antiques, o l'on entrait tout

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    debout, quand, aprs une longue chasse d'hiver, on venait s'asseoirdans une des niches pratiques aux cts, attendant que les oies etles quartiers de mouton qui tournaient la broche fussent cuitspour le souper, pendant que, de temps autre, un valet cassait de labourre sur son genou et la jetait au feu qui la tordait et la dvorait,et qu'assis sur leur train de derrire, les lvriers mouills sechauffaient le dos en billant.

    A quoi pensait-il ?A son enfance, son pays, au jardin de son pre. Il revoyait

    toutes les plates-bandes, tous les arbres, et le vieux cerisier o ilavait tabli une balanoire, et le grand rond de gazon o il s'tait sisouvent roul, l'poque surtout o on le tondait, ou bien au moisd'avril, quand il tait couvert de marguerites.

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    Il pensait aussi ces trois jeunes gens, ses plus vieuxcamarades, ceux avec qui autrefois il avait jou au gendarme et auvoleur : l'un s'tait fait marin, le second tait mort en Afrique, letroisime s'tait dj mari ; tous trois taient morts pour lui.

    Il pensa aussi une tante dfunte depuis longtemps et qu'iln'aimait pas quand elle vivait.

    Il songea son bon temps de collge, son pupitre tout abmde coups de canif et noirci d'encre, aux marronniers de la cour, etaux greniers de l'glise o l'on allait dnicher des hirondelles. Ilsongea encore ces aprs-midi du jeudi, si pleins de joie et detumulte ; il revit un petit caf o ils se runissaient pour fumer etpour causer politique, il revit les tables brches et la vieillefemme qui les servait.

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    Il songea aussi la petite fille qu'il avait aime sept ans, lademoiselle qui l'avait mu douze, la dame qui l'avait tourmentplus tard ; il se rappela successivement tous les lieux o il les avaitvues, il tcha mme de se reconstruire tous les mots oublisqu'elles avaient pu lui dire, mais sa mmoire avait perduquelques-uns de leurs traits ; il se rappelait seulement les yeux del'une, la voix de l'autre, ou bien rien qu'un certain geste, au souvenirduquel son cur tressaillait tout entier.

    Il voulut faire des vers appropris son tat d'esprit, mais,comme il fut longtemps attraper la rime du second, il s'arrta, toutcourt. Il voulut ensuite crire des penses dtaches, mais il n'entrouva aucune.

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    IIIJULES A HENRY

    Depuis que tu m'as quitt, mon cher Henry, il me semble quetout est parti avec toi, ton absence m'a laiss un vide affreux. Jet'envie autant que je te regrette. Comme je voudrais tre avec toi Paris ! Comme la vie doit y tre belle et chaude ! Rponds-moi desuite et donne-moi des dtails sur tout ce que tu fais, sur tesnouvelles connaissances, sur les socits o tu te trouves, etc.As-tu vu Morel ? t'a-t-il men chez des actrices ? vois-tu desartistes ? vas-tu souvent au spectacle ? dis-moi un peu ce que tu astrouv de l'Opra, etc., etc. Je brle d'avoir une lettre.

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    Comme tu es heureux, toi ! ton pre a bien voulu te laisseraller Paris ; tu es libre, tu as de l'argent, des matresses, tu vasdans le monde, mais moi !... Je vais te raconter ce qui s'est passdepuis ton dpart.

    Tu sais que ma mre voulait que je fusse notaire ; je le voulaisaussi pour aller faire mon droit l-bas, pour t'aller rejoindre, maismon pre s'y est oppos, disant qu'il n'aurait jamais le moyen dem'acheter une tude, que les notaires d'ailleurs taient tous desfilous et des Robert Macaire, qu'il avait eu souvent des procs etqu'ils l'avaient toujours vol, qu'enfin c'tait un mtier d'imbcile etqu'il ne consentirait jamais ce que son fils l'apprt. Son ide fixeest de me garder ici avec lui et de me faire entrer dans uneadministration quelconque ; il dit que c'est une belle carrire et

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    qu'avec de l'assiduit et de l'intelligence on peut y faire son chemin.Je ne sais pas encore si ce sera dans les contributions indirectes oudans les finances ; il est sorti ce matin de bonne heure en me disantqu'il allait s'occuper de moi. Puisse-t-il tre repouss dans toutesses demandes et voir tous ses absurdes projets avorter ds lepremier jour !

    Comprends-tu cela, Henry, le comprends-tu ? moi, dans unbureau ! moi, commis ! moi crivant des chiffres, copiant des rles,maniant des registres ou des livres, comme ils appellent a, deslivres en peau verte, tranches jaunes, et garnis de coins encuivre ! tre l du matin au soir, cte cte avec des garons debureau, des domestiques cent francs par mois ! venir tous lesjours 9 heures du matin, s'en aller 4 heures du soir, et revenir

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    le lendemain et le surlendemain, et ainsi pendant toute la vie, ouplutt jusqu' ce que j'en meure, car j'en mourrai de rage etd'humiliation ! Donc j'aurai un matre, un suprieur, un chef qui ilfaudra obir, qui j'irai porter la besogne, l'ouvrage, et qui sera l,assis dans son fauteuil, examiner tout, compter les virgulespasses, les lignes de travers, les mots oublis, et qui me gronderasur ma mauvaise criture, et me bousculera comme un valet... !Patience ! patience ! je suis bien dcid ne pas me laisser menerpar eux et tous les envoyer promener de manire ce qu'ils nes'y refrottent plus ; je veux d'abord me faire renvoyer ds lapremire semaine, c'est un parti pris, et puis aprs, nous verrons. Amoins qu'on ne me fasse bottier, sans doute, ou garon picier, il nemanquerait plus que a !

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    O mon pauvre Henry ! est-ce l ce que nous avions rvensemble ? Te rappelles-tu la belle vie que nous nous tionsarrange autrefois, et comme nous en causions en promenade ?Nous devions demeurer dans la mme maison ; tous les matinsjusqu' midi nous aurions travaill, chacun notre table ; cetteheure-l on se serait lu ce qu'on aurait fait. Alors nous serionssortis, nous aurions t aux bibliothques, aux muses, le soir dansles thtres ; rentrs chez nous et avant de nous coucher, nousaurions encore analys ce que nous avions vu dans la journe etprpar notre travail du lendemain.

    Comme nous aurions t heureux ainsi, vivant, pensant encommun, nous occupant d'art, d'histoire, de littrature ! Avecquelques bonnes connaissances, quelques articles un peu forts mis

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    dans les journaux, nous serions vite arrivs nous faire un nom. Mapremire pice, c'est toi qui l'aurais lue au comit, car tu lis mieuxque moi, et puis j'aurais trop trembl. Et la premire reprsentation,mon Dieu ! la premire reprsentation, y as-tu pens quelquefois ?Le thtre est tout plein de monde, les femmes sont en toilette etont des bouquets ; nous autres, nous sommes dans les coulisses,nous allons, nous venons, nous parlons nos actrices dans lescostumes de nos rles ; on hisse les dcors, on lve la rampe, lesmusiciens entrent l'orchestre, on frappe les trois coups, et tout lebourdonnement de la salle s'apaise. On lve le rideau, tout le mondecoute, la pice commence, les scnes vont, le drame se droule,des bravos partent ; et puis on se tait de plus belle, on entendraitune mouche voler, chaque mot de l'acteur, tombant goutte goutte,

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    est recueilli avec une avidit muette... De tous les gradins, bravo !bravo ! l'auteur ! l'auteur ! l'auteur... ! Ah ! Henry, qu'elle est bellela vie d'artiste, cette vie toute passionne et idale, o l'amour et laposie se confondent, s'exaltent et se ravivent l'une de l'autre, ol'on existe tout le jour avec de la musique, avec des statues, avecdes tableaux, avec des vers, pour se retrouver le soir, la clartflamboyante des lustres, sur les planches lastiques du thtre, aumilieu de tout ce monde potique qui rayonne d'illusion, ayant descomdiennes pour matresses, contemplant sa pense vivre sur lascne, tourdi de l'enthousiasme qui monte jusqu' vous, et gotant la fois la joie de l'orgueil, de la volupt et du gnie !

    P.-S. Mon pre vient de rentrer, il m'a fait demander danssa chambre ; c'est fini, je suis douanier. Dans huit jours j'entre

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    comme surnumraire, il faut, ce soir, que j'aille faire ma visite auDirecteur pour le remercier... il me faudra me contenir. Je n'en puisplus, plains-moi. Adieu !

    Ton ami jusqu' la mort. Jules.

    Je t'enverrai plus tard la liste d'ouvrages que j'ai envie que tum'apportes aux vacances. N'est-ce pas bientt la saison des balsmasqus ? Dis-moi le costume que tu prendras. M. A., le receveur,qui vient de se marier, donnera le 25 une grande soire, il veut quece soit tout fait comme Paris.

    J'irai.

  • 23

    IV

    Henry tait encore dans son lit quand il lut cette lettre ; lesillusions qu'elle retraait lui parurent dj si vieilles qu'elles ne letouchrent point, et les misres dont son ami se lamentait sipuriles, qu'il ne le plaignit pas. Il sourit mme un peu de piti, envoyant son admiration pour Paris et sa frnsie littraire, qu'ilregarda, du haut de sa sagesse de dbarqu de huit jours, commedeux maladies de province ; aprs quoi il replia la lettre dans sesmmes plis, la mit sur sa table de nuit, et continua, couch sur ledos et les yeux levs au plafond, rflchir sur ses illusions propreset ses misres personnelles.

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    On verra dans la suite comment les premires changrent denature et pourquoi les secondes ne diminurent pas.

    V

    La sagesse des grands-parents avait cependant prvenu pour luitoute espce de malheur. Aprs beaucoup de dlibrations, o l'ontait remont l'origine des socits humaines, et o tous lessystmes d'ducation avaient t discuts ; aprs beaucoupd'hsitations, de renseignements, de contremarches et dedmarches, on avait enfin mis le jeune homme dans une pensionspciale ad hoc et sui generis : ad hoc, en ce sens qu'il n'y avait dans

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    cette maison que des fils de famille, comme lui levs dans lapuret du foyer domestique, ayant tous des murs honntes, placsl par leurs parents afin qu'ils les gardent, et tous dsirantgalement les perdre au plus vite ; sui generis, car cette pensiontait une honnte pension, o il y avait autre chose que desprospectus, des haricots et de la morale ; on y tait nourri etchauff.

    L'tablissement avait bonne apparence. C'tait une grandemaison, dans une rue dserte dont je tairai le nom, comme ditCervants ; elle avait une grande porte cochre peinte en vert,plusieurs larges fentres donnant sur la rue, et l't, quand ellestaient ouvertes, on voyait en passant les meubles du salon garnisde leur housse en calicot blanc. Sur le derrire se trouvait une

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    manire de jardin anglais, avec des montagnes et des valles, dessentiers qui tournaient entre des rosiers et des acacias boules, unbeau sorbier qui s'levait par-dessus le mur et laissait retombergracieusement ses panaches de baies rouges ; de plus, au fond c'tait ce qu'on apercevait en entrant chez M. Renaud unetonnelle de jasmins et de clmatites, faite en treillage blanc etgarnie d'un banc rustique. J'oubliais une pice d'eau, large commeune tonne de Basse-Normandie, et o il y avait trois poissonsrouges presque continuellement immobiles. Quand les parentsavaient vu cela, ils taient ravis, leur enfant respirerait un bon air,ils passaient ds lors par toutes les conditions ; elles taient fortdures.

    Car si M. Renaud prenait peu d'lves, c'taient des lves

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    choisis ; il n'en avait pas plus de cinq ou six, auxquels il consacraittout son temps et toute sa science. On y prparait les jeunes gens l'Ecole polytechnique, l'Ecole normale et aux baccalaurats detoute nature ; il recevait aussi des tudiants en mdecine et endroit, se contentant pour ces derniers de leur recommander de nepas perdre de temps, c'tait tout ce qu'il leur enseignait. Du resteils l'aimaient tous, non point qu'il et cette raison ardente qui sduitla jeunesse et qui l'attire vers les vieillards, mais c'tait unbonhomme facile, leur rendant la vie douce et tranquille,passablement jovial, assez bien bouffon et amateur de calembours.

    Il paraissait malin la premire entrevue et bte la seconde ;il souriait souvent d'une manire ironique aux choses les plusinsignifiantes, et, quand on lui parlait srieusement, il vous regardait

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    sous ses lunettes d'or avec une intensit si profonde qu'elle pouvaitpasser pour de la finesse ; sa tte, dgarnie sur le devant etcouverte seulement sur la nuque de cheveux blonds, grisonnants etfriss, qu'il laissait pousser assez longs et qu'il ramenaitsoigneusement sur les tempes, ne manquait pas d'intelligence ni decandeur ; toutes les lignes saillantes de sa stature, qui tait petite etramasse sur elle-mme, se perdaient dans une chair flasque etblanchtre ; il avait le ventre gros, les mains faibles et potelescomme celles des vieilles femmes de cinquante ans, ses genouxtaient cagneux, et il se crottait horriblement dans les rues.

    Si les chaussons de Strasbourg n'avaient pas exist de sontemps, il les aurait invents ; il en portait continuellement, hivercomme t, au grand dsespoir de sa femme, et gmissait pendant

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    une heure quand il fallait sortir et passer des bottes. Mme Renaudlui avait brod une calotte grecque, fond de velours brun avec desfleurs bleues, dont il se couvrait le chef dans son cabinet, o ilrestait toute la journe travailler et donner ses leons ; il avaittoujours le corps envelopp d'une robe de chambre en tartan vert raies noires ; c'tait l'ennemi le plus dclar des habits et desdessous de pieds.

    Quand les jeunes gens descendaient de leurs chambres, ilslaissaient leurs casquettes dans l'antichambre, o il y avait deuxpaillassons et six chaises ; ensuite, ils s'allaient mettre auprs deleur matre, sur des chaises ou des fauteuils, comme bon leursemblait, dormaient ou coutaient, ou bien regardaient les ternelsbustes de Voltaire et de Rousseau qui dcoraient les deux coins de

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    la chemine, feuilletaient des livres dans la bibliothque, oudessinaient sur leur carton des ttes de Turcs et des chevelures defemme. Les habitudes de la maison taient patriarcales etdbonnaires : tous les dimanches, aprs dner, on prenait le caf ; lesoir on jouait aux cartes dans le salon de Mme Renaud ; quelquefoison allait au thtre tous ensemble, ou bien, l't, on s'allaitpromener la campagne, Meudon, Saint-Cloud.

    Mme Renaud, du reste, tait une excellente femme, une femmecharmante, dont les manires maternelles avaient quelque chose decaressant et d'amoureux. On la voyait toute la matine avec unbonnet de nuit coquettement garni de dentelles, mais qui lui cachaitses bandeaux ; sa robe sans ceinture, et dont les plis largestombaient ds le collet, ne laissait rien saisir, et elle prenait

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    dedans des attitudes molles et fatigues ; elle parlait souvent dumalheur de cette vie, des chagrins qui l'avaient use, de sa jeunessequi tait loin, mais elle avait de si beaux yeux noirs et de si beauxsourcils, sa lvre tait encore si rose, si humide, sa main se remuaitavec une agilit si gracieuse dans tous les actes o elle s'en servait,qu'il fallait bien qu'elle mentt. Quand elle s'habillait et qu'ellemettait son grand chapeau de paille d'Italie plume blanche, c'taitune beaut royale, pleine de fracheur et d'clat ; dans sa marcherapide sa bottine craquait avec mille sductions, elle avait une allureun peu cavalire et virile, mais toujours mitige cependant parl'expression de sa figure, qui tait ordinairement d'une tendressemlancolique.

    Quoique, dans certains moments, elle se ft un peu la mre de

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    famille et la femme mre, personne ne savait son ge, et j'auraisbien dfi de me le dire le plus fameux marchand d'esclaves qu'il yait depuis Bassora jusqu' Constantinople. Si sa gorge, qu'ellelaissait volontiers voir, tait peut-tre un peu trop pleine, enrevanche elle envoyait une si douce odeur quand on s'approchaitd'elle ! Elle cachait bien, il est vrai, le bas de sa jambe, mais ellemontrait le bout de son pied, et il tait trs mignon ; derrirel'oreille, on apercevait bien sur sa tte une imperceptible ligneblanche, qui voulait dire que les cheveux commenaient tomber cette place ; mais pourquoi donc y avait-il sur son front quelquechose qui appelait le baiser ? pourquoi ces deux bandeaux noirs, quilui descendaient sur les joues, donnaient-ils envie d'y porter la main,de les lisser encore, de les respirer de plus prs, d'y poser les

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    lvres ?L'hiver, elle se tenait dans sa chambre, assise entre la fentre et

    la chemine, occupe coudre ou lire, devant une petite table ouvrage qui lui avait appartenu tant jeune fille. Pendant les longuesheures qu'elle passait seule, que de fois ne regardait-elle pas la fleurjaune, en bois d'oranger incrust sur le palissandre, en pensant trstristement mille choses que j'ignore ! puis elle relevait la tte etse remettait faire aller son aiguille, poussant un soupir ou seserrant les lvres ; mais, ds que le printemps tait revenu et queles premiers bourgeons de lilas taient clos, elle allait avec sonouvrage se placer dans la tonnelle, et elle restait l jusqu'au soleilcouchant. Aussi, tout en travaillant dans leurs chambres, les jeunesgens qui regardaient dans le jardin voyaient son sarrau blanc passer

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    et l derrire les arbres ; elle se promenait dans la grande alledu fond, le long du mur, regardait les espaliers, regardait un brind'herbe, ne regardait rien, se baissait pour cueillir de la violette,cassait avec ses doigts les boutons morts des glantiers, allait etvenait. Le matin, encore en papillotes, elle arrosait ses fleurselle-mme, elle les aimait l'adoration, disait-elle, le chvrefeuille etles roses surtout ; elle en respirait le parfum d'une manire toutesensuelle.

    Aux heures des repas elle descendait dans la salle manger, oelle tait gracieuse comme une matresse de maison qui fait leshonneurs de chez elle.

    Elle n'avait pas le bonheur d'tre mre, mais elle adorait lesenfants ; s'il en venait quelquefois chez elle, c'taient des caresses,

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    des chatteries et des bonbons n'en plus finir. Marie fort jeune M. Renaud, sans doute qu'elle l'avait aim, ne ft-ce qu'un jour, neft-ce qu'une nuit ; mais, l'poque o commence cette histoire, il yavait dj longtemps qu'elle ne regardait plus l'amour que parderrire l'paule, en souriant un peu, il est vrai, et en lui envoyantde tristes adieux. Belle comme elle l'tait encore, avec un curaussi sensible et une organisation aussi parfaite, elle l'avait reuavidement, sans doute, dans la candeur de son dsir, sans trops'inquiter d'o il lui venait ; puis, bien vite, elle en avait eu assez,et le regrettait maintenant, et le souhaitait peut-tre, comme cesaffams qui, peine table, se sont emplis de potage et de bouilli,sans songer qu'il va venir tout l'heure de la dinde truffe et dessorbets.

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    Ils vivaient, mari et femme, en bonne intelligence, ce qui tenait la bonassit du mari et la douceur de la femme ; on et dit lesvoir le meilleur mnage dut monde, et aprs djeuner ils faisaientmme un tour de jardin ensemble, bras dessus, bras dessous.

    Madame avait sa bourse particulire et son tiroir secret ;Monsieur grondait rarement et depuis bien longtemps dj ne faisaitplus couche commune avec Madame. Madame lisait trs tard le soirdans son lit ; Monsieur s'endormait de suite et ne rvait presquejamais, si ce n'est quand il s'tait un peu gris, ce qui lui arrivaitquelquefois.

  • 37

    VI

    Il y avait dans cette maison, quant aux personnes, diffrentsindividus dont nous ferons peut-tre plus tard la connaissance, maisentre autres, un Allemand qui se livrait aux mathmatiques et deuxPortugais de famille trs riche, d'esprit trs lourd, de mine trs laideet de peau fort jaune, qui achevaient leurs tudes afin de retournersavants dans leur pays.

    Henry se lia peu avec ses nouveaux camarades ; il restait le plussouvent dans sa chambre, sortait rarement, et quand cela lui arrivait,rentrait de bonne heure. Il avait apport beaucoup de choses de sonpays : un petit portrait de sa sur, qu'il accrocha de suite la ttede son lit, des pantoufles brodes par sa mre, son fusil, sa

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    carnassire, le plus de livres qu'il avait pu en fourrer dans sa malle,une petite bote o il serrait ses lettres, un buvard en maroquinrouge sur lequel il crivait, et puis son couteau, un presse-papier,un canif, plusieurs canifs mme, cadeaux de jour de l'an qui luirappelaient de vieilles connaissances et des jours couls.

    Il passa les premiers jours arranger tout cela, ce qu'il fit le pluslentement possible, le fusil et la carnassire suspendus la muraille,vis--vis des deux fleurets passs dans la garde l'un de l'autre, lebuvard pos sur la table et la petite bote aux lettres sur lachemine, entre les deux flambeaux de cuivre.

    La chambre qu'on lui avait donne tait grande, toute pareille, dureste, celle de Mme Renaud qui occupait le premier, l'tageinfrieur, avec nombre gal de fentres, c'est--dire deux, ayant vue

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    sur le jardin et garnies comme les siennes d'une balustrade en ferrecourb, avec boutons fleuris et des arabesques dans le got deLouis XV ; une grande commode, place entre les deux fentres,faisait face un canap de velours d'Utrecht vert, clous debronze ; sur l'autre panneau le lit se mirait dans la glace de lachemine, montrant navement ses rideaux blancs passs dans unanneau dor suspendu au plafond.

    Quand il eut enfin accord les meubles de cet appartement avecles siens propres, quand il se fut bien habitu s'asseoir dans cefauteuil et s'accouder sur cette table, ne sachant alors que faire, ilse mit travailler ; les dimanches mme il restait chez lui. MmeRenaud aussi ne sortait gure ce jour-l, mais M. Renaud enprofitait pour aller faire ses courses, et ses lves pour s'en aller se

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    divertir dans Paris.Comme le quartier tait dsert et que, le soir surtout, il y

    passait peu de voitures, Henry entendait Mme Renaud ouvrir safentre et fermer la jalousie, ensuite il l'entendait encore marcherquelque temps, puis tout rentrait dans le silence ; il coutaitattentivement ses pas, quand ils avaient cess il y songeait encore.L'ide qu'il l'aimait ne lui tait seulement pas venue dans la tte,mais le retour habituel de cette fentre qui se fermait et s'ouvrait,et ce bruit calme de pas fminins revenant ainsi chaque soir, avantde s'endormir, tenait son esprit dans une espce de suspensionrveuse ; c'tait, pour lui, comme pour d'autres le chant du coq oul'anglus.

    Un jour, c'tait, je crois, au mois de janvier, elle entra dans sa

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    chambre, il tait seul ; elle montait au grenier, o elle avait faire,et entrait l en passant, elle ouvrit la porte tout doucement, ensouriant ; Henry, accoud sur sa table, la tte dans ses mains, sedtourna au bruit qu'elle fit en marchant sur le parquet.

    C'est moi, dit-elle, je vous drange ? Oh ! non, entrez. Ce n'est pas la peine... merci... je n'ai pas le temps.Et elle s'appuya du coude sur le coin de la chemine, comme

    pour se soutenir.Henry s'tait lev. Ne vous drangez donc pas, continuez ce que vous faisiez, je

    vous en prie, restez votre place.Il obit, et ne sachant quoi trouver lui dire, il resta la bouche

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    ferme. Mme Emilie, debout, regardait ses cheveux et le haut deson front.

    Vous travaillez donc toujours ? continua-t-elle, jamais vous nesortez ; vous avez vraiment une conduite... exemplaire pour unjeune homme.

    Vous croyez ? fit Henry d'un air qu'il aurait voulu rendre fin. On le dirait du moins, reprit-elle en clignant les yeux et en

    lui envoyant un trange regard travers ses longs cils rapprochs,geste charmant dans sa figure et qu'elle faisait toujours en penchantun peu la tte sur l'paule et en relevant le coin des lvres. Vousne vous amusez donc jamais ? vous vous fatiguerez.

    Mais quoi m'amuser ? quoi m'amuser ? rpta Henry, quis'apitoyait sur lui-mme et pensait bien plus la demande qu' la

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    rponse. Ainsi, il n'y a que les livres qui vous plaisent ? Pas plus a qu'autre chose. Ah ! vous faites le blas, dit-elle en riant, est-ce que vous

    tes dj dgot de la vie par hasard ? pourtant, vous tes si jeune!... A la bonne heure, moi ! j'ai le droit de me plaindre, je suis plusvieille et j'ai plus souffert que vous, allez, croyez-moi.

    Non. Oh ! oui, fit-elle en soupirant et en levant les yeux au ciel, j'ai

    bien souffert dans la vie et elle frissonna comme si elle etressenti la douleur de souvenirs amers un homme est toujoursmoins malheureux qu'une femme, une femme... une pauvre femme !

    A ces derniers mots, une clef qu'elle avait dans les mains et

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    qu'elle n'avait cess de faire tourner sur son index s'arrta tout coup dans sa rotation, serre convulsivement par les cinq jolisdoigts de Mme Renaud.

    C'tait une main un peu grasse peut-tre, et trop courte aussi,mais lente dans ses mouvements, garnie de fossettes au bas desdoigts, chaude et potele, rose, molle, onctueuse et douce,aristocratique, une main sensuelle ; les yeux d'Henry y taientsingulirement attirs ; il descendait, de l'une l'autre, les deuxlignes qui, partant de son poignet, remontaient alternativemententre chaque doigt ; il regardait curieusement la couleur un peufauve de cette peau fine, bleuie certaines places par le cours depetites veines minces entre-croises.

    Mme Renaud, de son ct, considrait ses grands cheveux

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    chtains panchs en larges masses sur ses paules, avec sonattitude entire toute nave et pensive.

    A quoi pensent-ils donc l'un et l'autre ? peine s'ils se sont parlqu'ils se taisent dj ; voil le dialogue interrompu.

    Mme Renaud est au coin de la chemine, le coude droit appuysur le chambranle, tout le corps un peu de ct ; les pattes de sonbonnet sont dnoues et laissent le dessous de son menton nu, samain gauche est dans la poche de son tablier de soie, elle ferme lesyeux demi et sourit un peu du coin des lvres, un peu moins quetout l'heure, mais plus intrieurement, si bien que personne nepourrait s'en apercevoir. Le jour blafard qui passe travers lesvitres claire la figure d'Henry, fait blanchir son front et met ensaillie le galbe de son visage ; ses deux jambes sont croises sous la

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    table ; il ouvre de grands yeux, on dirait qu'il songe ce qu'il ne voitpas.

    Qu'avez-vous donc ? fit-elle la fin.Moi ! reprit Henry comme se rveillant, rien... rien du tout,

    je vous assure. A quoi pensiez-vous ? Je l'ignore. Vous tes distrait, ce que je vois. C'est comme moi, cent

    fois par jour je me surprends rvassant une foule de chosesinsignifiantes ou indiffrentes, je perds tous les jours cela untemps considrable.

    Ce sont de bonnes heures, ne trouvez-vous pas, Madame, queces heures-l, que ces moments qui s'coulent vaguement,

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    doucement, sans laisser dans l'esprit aucun souvenir de joie ni dedouleur !

    Vous croyez ? dit-elle.Il poursuivit, sans prendre garde l'expression sympathique qui

    avait anim ces deux mots ; il tait de ces gens qui aiment finirleurs phrases.

    L'esprit en conserve peine une ressouvenance tendre etindtermine, que l'on aime retrouver quand on est triste.

    Comme vous avez raison ! dit-elle encore. Chez mon pre il y avait, dans le jardin, un grand cerisier

    fleurs doubles. Si vous saviez comme j'y ai dormi l'ombre ! tout lemonde me traitait de Turc et de paresseux.

    Avec un petit rire d'indulgence, comme pour un enfant :

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    On n'avait peut-tre pas tort, lui dit-elle.Mais l'hiver, surtout... Oh ! l'hiver, n'est-ce pas ? pour cela je suis bien comme vous,

    vive le coin du feu ! on y est si bien pour causer ! J'y restais seul, assis dans un fauteuil, passer toutes mes

    soires ; j'y brlais un bois considrable. Ah ! nous serions bien ensemble. Moi aussi, M. Renaud me

    gronde souvent pour cela, mais c'est mon bonheur moi, je ne sorspas, je ne vais pas dans le monde, je suis une pauvre femme bienignore, qui vit chez elle retire.

    Pourquoi cela ? dit Henry, qui, comme vous le voyez,lecteur, se permettait dj de lui adresser des questions, car ilstaient dj un peu amis, non pas par ce qu'ils s'taient dit, mais par

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    le ton dont ils se l'taient dit. Pourquoi ? rpondit-elle, mais n'ai-je pas mon mari ? ma

    maison ? et puis d'ailleurs je n'aime pas le monde ; il est si mchant,si bas, si faux !

    Jamais je ne vais au bal non plus, a m'ennuie, je n'ai jamaisdans de ma vie.

    Ah ! pour cela, vous avez tort, il faut savoir danser au moins !Vous tes donc un vrai ours ?

    Et elle se mit rire en montrant ses belles dents. C'est singulier ! un jeune homme !Elle acheva avec un ton de voix plus srieux : Ah ! vous changerez plus tard. Qui vous l'a dit ?

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    a viendra, croyez-moi. Quand ? Si vous vouliez plaire une... quelqu'un.Elle s'arrta, Henry rougit : Vous croyez ? dit-il.Elle fit deux pas pour s'avancer vers le milieu de la chemine,

    elle tendit un pied, puis le second, et y chauffa tout debout lasemelle de ses bottines noires, tout en se regardant dans la glace etrajustant ses bandeaux, qu'elle lissait avec la paume des mains.

    Quelle jolie bote vous avez l ! dit-elle en prenant le petitcoffret d'acajou garni de clous d'acier qui tait sur la chemine entreles deux flambeaux de cuivre. Qu'est-ce qu'il y a dedans ?

    J'y mets mes lettres.

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    C'est votre correspondance ? Oh ! vous la fermez clef.Et passant encore un autre sujet de discours : Etes-vous bien dans votre chambre ? Vous voyez, rpondit Henry, j'y reste toujours. Elle est bien, cette chambre-l, tout fait comme la mienne

    en bas ; vous ne la connaissez pas, je crois ? vous n'y tes jamaisentr ?

    Jamais. J'aime mieux celle-ci, elle est plus grande ; d'ailleurs, je l'ai

    longtemps habite ; avant que vous ne veniez, j'y demeurais. Ah ! vous l'avez habite ? dit Henry. Il va falloir que je vous quitte, dit-elle tout coup, j'ai ce soir

    du monde dner, vous descendrez de bonne heure, n'est-ce pas ?

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    Elle s'carta de la table d'Henry, elle s'en allait. En passant prsdu lit elle s'arrta, et voyant le portrait l'aquarelle qui tait crochau del, sur la muraille :

    C'est votre sur, je crois ? vous ne m'aviez pas dit que vouseussiez une sur ? comment l'appelez-vous ?

    Louise. Louise ! j'aime ce nom-l... Mais je ne peux la voir d'ici, il fait

    dj sombre et le rideau me la cache.Elle carta le rideau qui couvrait le pied de la couche et le

    repoussa contre la muraille, puis elle revint vers le milieu du lit etse pencha dessus pour mieux examiner le portrait ; le matelas cdalgrement et s'affaissa sous le poids de son corps.

    Trouvez-vous qu'elle vous ressemble ? dit-elle tout coup, en

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    dtournant la tte.Henry tait derrire elle et regardait la torsade de ses cheveux

    noirs, le peigne qui les retenait, le dos brun qui venait aprs ; safigure tait charmante quand il la vit se retourner ainsi par-dessusson paule, et lui demander encore une fois, presque couche surson lit :

    Dites, trouvez-vous qu'elle vous ressemble ? On le dit. Les yeux particulirement, n'est-ce pas ? bleus comme les

    vtres elle regardait alternativement le portrait et le visaged'Henry avec les sourcils noirs, c'est l ce qu'il y a de rare... lacoupe du visage aussi est la mme... mais elle est un peu plusblonde que vous, il me semble.

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    Elle se tenait sur le lit, appuye sur les deux poings, son tablierde soie s'accrochait la couverture de laine, ses jarrets tenduschassaient le tapis en arrire, qui glissait sur le plancher ; sa figure,alors anime, tait toute souriante et inquisitive ; ses yeux auxpaupires closes taient bien ouverts cette fois et regardaient ceuxd'Henry qui se tenaient fixes sur les siens.

    Elle avait les cils longs et relevs, la prunelle noire, sillonne defilets jaunes qui faisaient des petits rayons d'or dans cette bneunie ; toute la peau des yeux tait d'une teinte un peu rousse, quiles agrandissait et leur donnait une manire fatigue et amoureuse.J'aime beaucoup ces grands yeux des femmes de trente ans, cesyeux longs, ferms, grand sourcil noir, la peau fauve fortementombre sous la paupire infrieure, regards langoureux, andalous,

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    maternels et lascifs, ardents comme des flambeaux, doux comme duvelours ; ils s'ouvrent tout coup, lancent un clair et se refermentdans leur langueur.

    Votre bouche, par exemple, continua-t-elle, est plus petite,plus dessine, plus moqueuse... L'aimez-vous bien, votre sur ?...Elle vous aime bien aussi, n'est-ce pas ?... Et votre mre ? voustiez l'enfant gt, je suis sre ; on vous cdait tout, j'imagine.

    Elle ne regardait plus le portrait, elle s'acheminait vers la porte,elle tenait la clef. Henry ne rpondait rien.

    Ma femme ! ma femme ! cria une voix dans l'escalier. Allons, adieu, je vous quitte, il est 4 heures, je cours

    m'habiller... Oh ! comme nous avons bavard ! bonsoir, tout l'heure.

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    Elle ouvrit la porte prestement, la robe siffla dans le courantd'air, Henry l'entendit descendre en courant et quelque temps aprsmarcher dans sa chambre.

    Il retourna sa place, on n'y voyait plus, ce n'tait pas la peinede se remettre au travail. Il se promena donc de long en large etregarda dans le jardin la nuit qui commenait venir ; il pensa toutes les choses qui lui vinrent dans la tte, mais surtout au bruitque font les jupons des femmes quand elles marchent, et aucraquement de leur chaussure sur le parquet.

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    VII

    Enfin il s'habilla et descendit au salon.Personne n'tait encore arriv. Mme Renaud, toute seule, assise

    dans un fauteuil, prs du feu, un cran dans les doigts, attendait lesconvives. Quoique en dcembre, elle avait mis une robe blanche,tenue invariable des Anglaises et des femmes de notaires de petiteville ; une grande plerine de dentelles, bouts croiss par devant,lui couvrait les paules, plus larges que jamais cause de sa taillequi tait plus mince que de coutume. Elle tait en cheveux, mais,pour varier un peu, elle avait pass dans les dents du peigne unepetite chane en or, qui se cachait dans sa chevelure comme unserpent et dont le gland, qui en terminait un des bouts, lui

  • 58

    retombait sur l'oreille. Vous tes aimable, lui dit-elle en entrant, de venir me tenir

    compagnie. Je croyais qu'il y avait dj du monde, rpondit-il sottement. Sans cela vous ne seriez pas descendu, repartit Mme Renaud

    en riant. Oh ! ce n'est pas cela que je voulais dire, mais je ne voulais

    pas arriver le dernier. Cela vous intimiderait pour entrer, peut-tre ? Est-ce que

    vous tes si enfant ?Moi, timide ! rpondit Henry outrag dans sa dignit

    d'homme de dix-huit ans, moi, timide ? au contraire, aucontraire !

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    Cela ne serait pas tonnant, votre ge.Et dans ces trois mots votre ge , il y avait je ne sais quoi

    de caressant et d'affectueux. Plaignez-moi plutt, continua-t-elle, plaignez-moi, je vais bien

    m'ennuyer ce soir. M. Renaud veut recevoir, a l'amuse. Oh ! nousaurons des gens... insupportables, vous verrez... On est si contraintdevant le monde, si peu libre, oblig de surveiller chaquemouvement que l'on fait, de s'observer chaque mot que l'on dit !Oh ! quel supplice !

    Puis continuant, comme se parlant elle-mme : Oh ! que j'aime bien mieux la socit intime de vrais amis, o

    l'on peut tout dire, tout penser... Mais il est si rare de rencontrerdes personnes dont le cur rponde au vtre, et qui vous puissent

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    comprendre !Elle disait cela lentement, tendue sur un gros coussin de

    velours rouge, les pieds poss sur les chenets, d'un ton ennuy etavec une figure mlancolique.

    MM. Sbastien Alvars et Emmanuel Mends entrrent de fronten se cognant la porte, luisants et pommads tous deux, enredingote marron collet de velours, avec des cravates de satin trslongues et des gilets trs ouverts ; ils firent tous deux un salutassez gauche et restrent debout dans un coin, causer ensembledans la langue de leur pays.

    Six heures sonnaient la pendule, quand le pre Renaud ouvritla porte du salon deux battants et introduisit le gros de lacompagnie, qui arrivait l'heure juste. Elle se composait de M. et

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    Mme Lenoir, marchands de bois Paris et compatriotes de M.Renaud, et de leurs deux enfants, Adolphe et Clara, vrais enfants deParis, blancs et ples, lymphatiques et bouffis ; la petite fille surtouttait fort laide, elle avait les yeux rouges et toussait souvent ; sonfrre tait un gros blond fris, assez tranquille ; il mangeaitprodigieusement, surtout de la crme ; ses parents lui trouvaientbeaucoup de moyens ; on l'avait habill en artilleur.

    Mlle Agla arriva toute seule, sans son frre. Mlle Agla taitune vieille fille de vingt-cinq ans, professeur de piano dans lesboarding schools for young ladies, une femme trs gracieuse et trsmaigre, ayant de superbes papillotes l'anglaise qui lui caressaientles clavicules et les omoplates, qu'elle dcouvrait volontiers, entoute saison, sans jamais attraper de rhume ni de fluxion de

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    poitrine, quoiqu'elle semblt d'abord d'une dlicate et tendreconstitution. Ses pieds n'taient gure beaux, quoique le lacet deses bottines de peau verdtre ft si serr que les illetsmanquaient de s'en rompre. Chose dplorable, surtout pour unefemme sentimentale, ses mains taient rouges et, l'hiver, abmesd'engelures ; mais vous ne remarquez pas ces dents clatantes etpolies, que ses lvres minces dcouvrent quand elle sourit ; ni cettepeau d'un blanc si irrprochable que son boa de cygne et son cousont presque de la mme couleur. C'tait la vieille camarade deMme Emilie, son amie de dortoir, sa confidente intime ; elles sevoyaient presque tous les jours, restaient longtemps ensemble, etse reconduisaient rgulirement jusqu' la porte de la rue, o laconversation se prolongeait bien encore un bon quart d'heure.

  • 63

    A peine entre dans le salon, elle se dfit familirement de sonchle et de son chapeau, qu'elle alla porter dans la chambre de MmeRenaud. Mme Renaud lui prit tout cela des mains et elles sortirentensemble, aussi vives et aussi gaies que des jeunes filles.

    Eh ! bonjour, mon cher Ternande, dit l'amphitryon en serrantles mains un grand luron chevelure fougueuse, qui portait dansle monde un aplomb imperturbable, un habit vert boutons brillants,boutonn du haut en bas. Comment vont les arts ?

    Mais pas mal, mon cher matre, pas mal. Notre coloris se chauffe-t-il ? A mort ! rpondit l'artiste. Et le torse ? continua M. Renaud en ricanant d'une manire

    fine, le torse, comme vous le dites, l'tudions-nous toujours ? J'aime

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    beaucoup le torse, moi... Toujours ferme, l'antique, j'espre ? il nefaut pas sortir de l, voyez-vous. L'antique, l'antique !

    Vous y voil encore ! rpondit Ternande impatient ; mais,mon cher monsieur, comprenez donc...

    Il l'entrana dans l'embrasure d'une fentre et lui exposa pour lacentime fois ses ides sur l'art, qui ne furent pas plus comprisesque la premire, malgr ses rapprochements ingnieux, sesdcisions tranches et sa gesticulation expressive.

    Mais quoi penses-tu donc, mon ami ? dit Mme Renaud envenant prendre son mari par le bras et le tirer de sa discussionesthtique ; quoi penses-tu ? voici la famille Dubois, salue-ladonc !

    M. Renaud obit sa femme, il fit la rvrence tout le monde,

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    s'inquita de la sant de chacun, offrit des siges la socit, donnades tabourets aux dames, des tapis aux messieurs ; il fut obsquieuxet lger, il glissait, il volait.

    Au dner, il plaa ses cts Mme Dubois et Mme Lenoir ;l'humeur de la premire lui allait beaucoup. C'tait une grossecommre il l'appelait sa commre, ayant t parrain avec elle del'enfant du beau-frre de son mari d'environ quarante-sept ans,assez frache encore, bien nippe et bien nourrie, un peu haute encouleur, l'il vif et le caquet prompt, trs fournie de gorge,puisqu'on entend par l ce qui s'tend depuis le menton jusqu'aunombril ; elle tait enrichie de cames et de broches sur la poitrine,et de bagues tous les doigts, mais en revanche peu fournie encheveux.

  • 66

    M. Dubois avait une redingote bleue, c'est tout ce que je peuxen dire, ne l'ayant jamais vu que par derrire le dos. Ils avaientamen avec eux leur fille unique, Mlle Hortense, et une cousine dela province, qui leur tait confie.

    On avait habilement altern les messieurs et les dames maris,les jeunes personnes et les jeunes gens. Ainsi Henry tait ct deMlle Agla, Alvars ct de la cousine de Mme Dubois, etMends de l'autre ct de Mme Dubois, dont l'embonpointimpressionnait son cur portugais et adolescent ; les deux autresjeunes gens, qui attendaient sur le palier, s'taient placs lesderniers, ct des enfants.

    Le couvercle de la soupire tait retir et fumait prs du bouilli,la grande cuiller tait plonge dans le vermicelle ; M. Renaud

  • 67

    dtourna la tte, une personne manquait, il restait une chaiseinoccupe, il y avait une serviette en cur encore non dplie ;c'tait M. Shahutsnischbach qui se faisait attendre. On l'appela, on lecria, on monta sa chambre ; il descendit.

    Dans quelle tenue, mon Dieu ! dans son costume de tous lesjours, les doigts barbouills par le blanc du tableau, avec un grosfoulard rouge autour du cou et des chaussons de lisire aux pieds,et tonn, confus, bahi, ne sachant s'il devait s'en aller ou rester,s'enfuir ou s'asseoir, les bras ballants, le nez au vent, ahuri, stupide.

    Mais vous saviez qu'il y avait du monde, vous saviez qu'il yavait du monde, rptait M. Renaud, attrist et vex. Toujours lemme ! Singulier tre ! Original d'Allemand !

    A quoi le pauvre garon se contentait de rpondre qu'il n'en

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    savait rien, qu'il n'en savait rien du tout, tout en cherchant uneissue pour gagner sa place, en se levant sur la pointe des pieds, afinde passer sans encombre derrire le dossier de toutes les chaises.

    Aprs que Mme Emilie, toujours bonne et douce, eut rclampour lui l'indulgence de la compagnie et apais le courrouxformaliste de son mari, qui grommelait piano : C'est ridicule, c'estridicule, c'est d'un ridicule outr ! , le repas commena de lamanire la plus calme du monde. Le jeune Shahutsnischbach,dlivr du regard de la foule, mangeait trs placidement, assis entreles enfants chris de M. et Mme Lenoir, auxquels il donnait manger, versait boire, nouait et dnouait les serviettes ; les autresconvives coupaient, dcoupaient, vidaient leur assiette, et les platss'en allaient et se remplaaient.

  • 69

    On causa politique, on maudit l'Angleterre, on plaignit l'Espagnedchire par les factions, on dplora l'Italie dgnre et la Polognevaincue.

    Les dames ne disaient rien ou causaient littrature, qui est lamme chose. Ternande tait engag avec M. Lenoir, qui voulait sefaire faire son portrait et discutait avec lui le choix du peintre ; il luiindiquait naturellement son matre. Henry s'extasiait sur Beethoven,qu'il n'avait jamais entendu, avec Mlle Agla qui ne le comprenaitpas. Mme Emilie ne disait rien ; Mends regardait Mme Dubois.Les deux lampes la Carcel filaient.

    Au dessert la conversation devint gnrale, elle roula sur lalittrature. Il fut question de l'immoralit du drame et de l'influenceincontestable qu'il a exerce sur tous les criminels modernes ; on

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    blma beaucoup Antony, la mode dans ce temps-l ; on cita pourrire quelques vers d'Hernani ; on fit quelques pointes ; on vantaBoileau, le lgislateur du Parnasse. M. Renaud en rcita mme parcur quelques apophtegmes, tels que : Rien n'est beau que levrai, le vrai seul est aimable ou : Cent fois sur le mtier... ou : Sans le style en un mot... et autres rarets potiques. Vintensuite le parallle oblig du doux Racine et du grand Corneille,suivi de celui de Voltaire et de Rousseau. Aprs quoi, la littraturede l'empire fut mise en pices par Ternande et par Henry, quirclamaient pour l'art, tandis que les hommes graves, les hommesde quarante cinquante ans, protestaient pour le got et pour lalangue. On parla encore de V. Hugo, de Mlle Mars, del'Opra-Comique, de Robert le Diable, de l'Opra, du Cirque, et de la

  • 71

    vertu des actrices, et des prix Montyon qu'elles obtiennent.Ternande tait trs exalt, il tait rouge, il parlait beaucoup, ilvantait La Tour de Nesle ; M. Lenoir, M. Dubois, M. Renaud leplaignaient et ricanaient ; Henry tait grave et s'entretenait deJocelyn, tout bas, avec Mlle Agla ; Mme Dubois regrettait le bontemps de la Comdie et Talma dans Manlius ; Mends regardaitMme Dubois.

    Le vulgaire champagne arriva, ce vin essentiellement franais,qui a eu le malheur de faire natre tant de couplets, franais commelui et ennuyeux comme lui. Le matre de la maison, avec le pouce,branla le bouchon gonfl dans le goulot de la bouteille. Il partit toutes les dames crirent de surprise s'lana au plafond, etretomba sur une cloche fromage, qui se mit vibrer du coup. On

  • 72

    se passa les verres de main en main, vivement, ple-mle ; lamousse tombait sur la nappe et sur les doigts, les dames riaient ; ily a ainsi des bonheurs infaillibles.

    Aprs le dner, dans le salon, Mme Emilie prit Henry part etle complimenta sur la manire dont il avait soutenu ses ides.

    Oh ! je vous coutais parler, dit-elle ; tout ce que je pensais,vous le disiez. Comme vous les avez tous vaincus ! Je suis bien devotre avis, allez, vous aviez raison, mille fois raison.

    J'ai eu tort, rpondit-il lentement et en faisant dans sa phrasede longs points d'arrt ; quoi bon exprimer quelque chose dusentiment qui vous anime des gens que rien n'anime, et vouloirfaire passer un peu de la posie qui vous gonfle le cur dans descurs ferms pour elle ? c'est peine perdue et sottise, c'est une

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    folie, une maladie que j'avais beaucoup nagure, mais dont je meguris chaque jour.

    Est-ce que vous seriez pote, par hasard ? Qui vous l'a dit ? Je devine.Mais, j'aime lire les potes, continua Henry sans avoir l'air

    d'y prendre garde. Et vous ? n'aimez-vous pas aussi vous bercermollement dans leur rythme, vous laisser emporter par le rved'un gnie sur quelque nuage d'or, au del des mondes connus ?

    Mme Renaud le regardait parler. Ce sont de grands bonheurs, n'est-ce pas, dit-elle avec une

    expression d'ignorance avide.Et, tout en causant ainsi, ils parlrent ensemble des histoires

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    d'amour fameuses au thtre, des lgies les plus tendres ; ilsaspirrent en pense la douceur des nuits toiles, le parfum desfleurs d't ; ils se dirent les livres qui les avaient fait pleurer, ceuxqui les avaient fait rver, que sais-je encore ? ils devisrent sur lemalheur de la vie et sur les soleils couchants. Leur entretien nedura pas longtemps, mais il fut plein, le regard accompagnait chaquemot, le battement de cur prcdait chaque parole. Mme Renaudadmira l'imagination d'Henry, qui fut sduit par son me.

    Mlle Agla fut prie de chanter, elle se mit au piano, enfila desgammes, hennit, piaffa, pompa et brossa le clavier. Personne necomprit un mot de l'air italien qu'elle fit sortir de son larynx ;comme il tait long, tout le monde applaudit la fin. L'Allemand, qui on demanda son avis, rpondit qu'il ne se connaissait pas en

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    musique, ce qui sembla drle, les Allemands devant tre musiciens.Alvars, qui tait rest au coin du piano pendant tout le temps

    que Mlle Agla avait chant, et qui lui avait ramass une fois sabague et l'autre fois un cahier de musique, dit le soir, en secouchant, son camarade Mends :

    Tu n'tais pas, comme moi, prs d'elle, tu n'as pas vu sesyeux. Quand elle a dit : Amor ! vieni ! oh ! je sentais ses longuespapillotes chasser l'air autour d'elle, un air chaud, embaum. Commecette femme-l vous aimerait ! comme elle chante bien !

    Mends lui rpondit : Oh ! que Mme Dubois a une belle poitrine ! Quelle poitrine !

    tu n'as pas remarqu, au dessert, quand elle parlait, comme sa gorgemontait et s'abaissait ? Pour aller la table de jeu, elle a pass

  • 76

    devant moi, si prs de moi, qu'une chaleur douce m'en est venuesur la joue... Etre l'amant de cette femme-l, mon Dieu !

    Et Henry ? Rentr dans sa chambre, il s'y dshabilla lentement,rveur sans savoir pourquoi, et avec un sourire dans l'me. Sur lachemine il trouva une clef, c'tait celle de Mme Renaud, qu'elletenait ses doigts tantt et qu'elle avait oublie l, par hasard, et ilse rappela la nonchalance de sa posture et toute la grce de sonvisage. Prt se coucher, il s'arrta au bord du lit ; on et dit quequelqu'un s'y tait dj tendu. C'tait elle qui s'tait appuyedessus, pour regarder le portrait de Louise ; les draps taient unpeu tirs d'un ct, le couvre-pieds tait drang... Il entra dedansavec prcaution, avec crainte, en tressaillant, obissantmachinalement au singulier instinct de ne pas dfaire ce dsordre.

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    Mille choses douces le bercrent, demi endormi, et, la nuit, ilrva qu'il se promenait avec elle sous une grande avenue de tilleuls,qu'ils se tenaient les bras entrelacs et que sa poitrine se rompait.Alvars rva de longues chevelures de femmes ples qui luieffleuraient tout le corps. Mends aussi rva... il rva qu'il semourait sur les seins nus d'une Chinoise.

    VIIIJULES A HENRY

    Voil quinze jours que je n'ai reu de lettre de toi ; quedeviens-tu ? que fais-tu, cher Henry ? pourquoi ce long retard ? Il

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    fut un temps o, quand nous avions t tout un jour sans nous voir,c'tait un jour triste ; comme ton oubli m'en fait passer de pareils !Penses-tu moi toujours ? Quand tu es parti, quand j'ai vu ladiligence t'emmener, je suis rentr chez moi, vide et dsol, commesi la moiti de mon cur s'en tait alle ; j'ai pleur longtemps etd'autant plus amrement que a a t la premire grande douleur dema vie. Tu es Paris, toi, tu mnes une autre vie, tu vas peut-trefaire de nouveaux amis, tu vas aller dans le monde, tu trouveras unefemme qui t'aimera sans doute, tu en deviendras amoureux tontour, tu seras heureux et tu m'oublieras.

    Pour moi, c'est toujours la mme chose : je vais mon bureau neuf heures et j'en sors quatre, et je me promne jusqu' l'heuredu dner. Le lendemain ressemble la veille, c'est d'une monotonie

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    irritante. Le soir seulement j'cris un peu ou je lis quelques-uns demes chers livres, de ceux que nous lisions ensemble, que nousdclamions avec enthousiasme, que nous adorions dans l'me ; c'estencore penser toi. Oh ! comme je m'ennuie ! je m'ennuie mourir. Quelle vie je mne ! j'en rirais de piti si je n'tais aussitriste ! O mes rves !... Qu'en dis-tu ? Me voil regrettant mesrves, et je n'ai pas vingt ans ; que sera-ce quand j'en aurai trente,quand j'aurai les cheveux blancs ?

    J'prouve une grande douceur songer an temps que nousavons vcu ensemble, et me rappeler la saveur des jours couls ;es-tu comme moi ? L-bas, dans ta chambre, voques-tu aussi danston cur toutes les joies de notre enfance, toutes nos esprancesenvoles, toutes nos paroles perdues ? comme elles taient tendres

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    et belles, nos interminables causeries des aprs-midi de dimanche,quand nos esprits, partant de concert comme deux oiseaux quirasent la cime des bls et des grands chnes, couraient sur lemonde entier et s'envolaient jusqu'aux limites de l'infini ! Non, il mesemble que l'univers n'a jamais t pour d'autres aussi vaste et aussisonore que pour nous deux. Nous causions de tout, nous aimionstout. Comme nous parlions d'amour ! Comme nous chrissions lagloire ! De quelles belles choses nous bercions-nous l'esprit, monDieu ! Te rappelles-tu cette admiration pour l'Ocan et pour lesnuits d'orage ? Te rappelles-tu notre passion pour l'Inde et pour lamarche des chameaux au dsert, pour le rugissement des lions ? terappelles-tu tout le temps que nous avons pass songer la figurede Cloptre et au bruit antique d'un char roulant, le soir, sur une

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    voie romaine ? Et puis, nous rvions nos matresses venir ; toi,tu voulais une ple Italienne en robe de velours noir, avec uncordon d'or sur sa chevelure d'bne, la lvre superbe, l'allureroyale, une taille vigoureuse et svelte, une femme jalouse et pleinede volupts ; moi, j'aimais les profils chrtiens des statuettesgothiques, des yeux candidement baisss, des cheveux d'or fincomme les fils de la Vierge ; je rvais l'tre charmant, vaporeux,lumineux, la fe cossaise aux pieds de neige, qui chante derrireles mlzes, au bord des cascades ; rien qu'une me, mais une mevisible, qu'on peut embrasser sur les lvres, un esprit qui a desformes, une mlodie devenue femme.

    Je n'ai pas la force de me moquer de ma dernire phrase.Pourquoi l'homme de vingt ans se raillerait-il de celui de quinze,

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    comme plus tard celui-ci sera ni son tour et bafou par l'hommede quarante ? chaque ge de la vie, pourquoi maudire son pass ?pourquoi le mconnatre et l'outrager ? quoi bon rougir de nosanciennes amours ? n'taient-elles pas belles, quand nous tionsjeunes ? Je respecte encore les joujoux casss, que j'avais quandj'tais enfant, et les rves plus dangereux o j'ai, depuis, anim moncur. Heureux les gens qui peuvent tous les jours se donner ungrand festin, et assez riches encore le matin pour ne rien regretterde leur ivresse !

    Mais je regrette tout, moi ; je regrette le temps o j'apprenais lire et o je pleurais toute la journe. Au collge j'tais toujourspuni, maltrait, gourmand ; je regrette mes jours de retenue, mesjours de rage ; je regrette mme les jours qui m'ont sembl les plus

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    tristes, ils avaient un charme singulier que les plus heureux demaintenant ne me redonneront jamais. Mais c'est surtout toi que jeregrette, Henry, c'est le charme de vivre ensemble, c'est ce nobleparfum de jeunesse et de dvouement qui nous faisait l'un et l'autre,beaux et forts comme des anges. Souvent, mes pieds prennentencore la route de ta maison, souvent je t'attends l'heure o tuavais coutume de venir. Henry, mon pauvre Henry, cris-moilonguement, souvent ; reviens, ta place est vide cette chemineo nous nous asseyions cte cte ; je suis seul, je ne voispersonne, je ne veux de personne, je t'attends, je m'ennuie. Et puis,voil l'hiver ! tu sais comme le mauvais temps me rend triste, etquelle mlancolie j'prouve voir la pluie tomber sur les toits.

    L'autre jour, c'tait, je crois, samedi dernier, il faisait encore

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    un rayon de soleil ; j'ai t me promener hors la ville, du ct desremparts, sur ce terre-plein couvert de gazon, d'o l'on voit toute lavalle et la petite rivire de notre pays qui serpente entre lessaules. Elle tait gele, le soleil donnait dessus, c'tait comme ungrand serpent d'argent arrt sur l'herbe. L'hiver, nous allions laussi, et que de fois cette comparaison ne nous est-elle pas venue l'esprit ! En m'en retournant, j'ai pass par la rue aux Orties, quidonne sur la cour du collge, je me suis avanc par-dessus le muret j'ai regard dans la cour. J'ai vu les marronniers sous lesquelsnous jouions, et ce grand peuplier qui frissonnait aux vitres de notretude et qui, le matin en t, quand nous arrivions encore toutendormis, tait couvert d'oiseaux gazouillants qu'il balanait sur satte. J'y suis rest longtemps ; je me suis revu l, le premier jour,

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    entrant, inconnu, au milieu de vous, et toi qui es venu le premier etqui m'as parl ; et puis tout le reste s'est droul lentement dansmon souvenir, les cris quand on entre en rcration, et le bruit denos balles contre le grillage des fentres, et l'air chaud, humide ettouff des classes, etc.

    Il y avait une fentre sur laquelle le soleil couchant jetait toutson feu, on et dit de l'or enflamm ; j'ai t longtemps merappeler quelle fentre c'tait : c'tait celle de la prison, je l'aireconnue ensuite la couleur de la pierre blanche, par les rayuresde nos noms que nous y crivions avec nos couteaux. Enfin je m'ensuis retourn, pensant nous deux, pensant toi, me demandant otu tais cette heure-l, ce que tu faisais alors Paris : Il estpeut-tre au spectacle, me disais-je, il est dans les rues, il va, il

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    rentre, ou il sort ; o est-il ? Du courage ! dans quatre mois, Pques, tu viendras, et puis,

    l'anne prochaine il n'est pas encore dit que je ne t'irai pas rejoindre.Ainsi toute esprance n'est pas encore perdue, je me rconfortemoi-mme pour ne pas trop me dsesprer. Si tu tais l, au moins,tu me soutiendrais ; j'ai mille angoisses sans cause, mille tristessessans motif, j'en ai laiss l mon drame dont je t'avais parl : LeChevalier de Calatrava. Quand je veux crire, je ne trouve pas unmot, ou bien je ne pense plus mon sujet ; je vais pourtant lereprendre, il sera fini avant un mois, je te le lirai Pques, quand tuviendras ici.

    Adieu, cher Henry, je t'embrasse. Ton ami, Jules.

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    P.-S. Envoie-moi par la poste le Schiller que je t'ai demand,j'en ai besoin pour mon travail. C'est bientt le jour de l'an ; terappelles-tu de notre joie au jour de l'an, et des cadeaux que nousavions, de nos beaux livres recouverts de papier de soie... Mais pourmoi, maintenant, chaque anne qui revient ne s'ouvre pas par unefte ! Adieu, mille tendresses.

    Les souvenirs communs que la lettre de Jules rappelait n'eurentpas de mal mouvoir son ami, ils lui arrivrent, en effet, par unjour d'ennui, un sot jour de dcembre, pre et terne, alors qu'on nepeut pas sortir parce que le temps est trop vilain, ni rester lirechez soi parce qu'il ne fait pas assez clair.

    Il relut la lettre deux fois et en savoura toute la tendresse

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    amre ; lui aussi, il pensa cette moiti de lui-mme, laisse l-basavec tant d'autres chres affections ; il pensa sa mre, sa sur,au foyer paternel plein de douceurs et de caresses, aux murs de lamaison, si chauds, si bons pour vous, muets amis qui vous abritent,vous voient grandir ; il se plaignit lui-mme, il s'attendrit sur sonisolement, et une larme vint lui rougir la paupire.

    En ce moment-l, la sonnette de la grande porte sonna,quelqu'un monta l'escalier en courant, la clef de sa chambre tournarapidement dans la serrure, il entendit marcher derrire lui.

    Pardonnez-moi si j'entre chez vous, dit Mme Renaud ens'avanant, mais je reviens de la promenade, il n'y a pas de feud'allum chez moi, je suis morte.

    Quel temps affreux !

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    Elle releva son voile, tira un peu sa robe par le bas, et avana lepied sur un chenet pour se chauffer. Le grand air lui avait donn descouleurs, ses joues taient roses, toutes fraches et un peu bleues ;ses yeux taient humides et plus doux encore qu' l'ordinaire. Elleta ses mains de dedans son manchon ; elle tait gante trs juste,surtout au poignet. Rien n'est joli comme un troit gant blanc quisort d'un gros manchon doubl de rose, tenant un mouchoir brodbien chiffonn, bien chaud et sentant bon ; rien n'est joli commecela, lecteur, si ce n'est la main elle-mme, quand elle est belle.

    Et Henry oublia de suite le drame du Chevalier de Calatravaainsi que son auteur, ainsi que le collge, ainsi que ses parents etque son toit natal, dont le souvenir lui avait tout l'heure fait verserdes larmes.

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    IX

    Le lendemain, il alla voir Morel.C'tait un singulier homme que ce Morel, un de ceux que les

    bourgeois qualifient d'original, que les gens d'affaires regardentcomme artiste et que les artistes trouvent vulgaire, avec assez deraffinements dans la raison et fort peu dans le sentiment, sans luxeet sans vanit, plein de droiture et d'entendement : une moitid'avocat jointe une moiti de banquier, sauf les lches rticencesdu premier et la cupidit du second, mais participant bien de cesdeux natures par l'aplomb et par la verve, par l'esprit d'ordre et par

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    l'entranement presque potique qu'il donnait aux intrts de bastage et au travail subalterne qui usait sa belle intelligence.

    Il tait de ces gens dous de toutes les qualits qui devraientfaire arriver la fortune, s'il s'y joignait quelque vice, mais que lecalme de leur esprit ou les circonstances contraires cartentgalement jamais du pouvoir, o ils auraient fait sinon de grandeschoses, du moins de bonnes choses ; hommes ns pour l'action,mais pour une action de chaque jour, simple, laborieuse, que letravail n'impatiente jamais et qui l'excutent avec l'acharnement d'unouvrier la tche, avec le gnie d'un premier commis, excellentssecrtaires, mauvais ministres, rdigeant bien des notes, incapablesd'crire une ligne, machines intelligentes et rien au del.

    Pauvre, il s'tait fait un mtier ; lev pour le trafic il s'tait tout

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    appris. Les agents de change, les avous les notaires, les faiseurs etmanieurs d'argent de toute espce, au milieu desquels il vivait,n'avaient pu effacer son honneur primitif ni salir cette bonne nature,que, plus d'imagination ou un cur plus chaud et rendue peut-treplus hroque et propre aux grandes choses. Spectateur de beaucoupd'infamies, il n'avait pris part aucune, mais il gardait pour lescoupables une haine injurieuse que ne comprennent pas les gensd'esprit. Vivant journellement avec des millionnaires, il ne souhaitaitque vingt mille livres de rentes, mais il les traitait tous d'imbcileset de parvenus, et le leur disait quelquefois la face, ce qui luidonnait un vernis d'indpendance et en faisait un gentilhomme,quoiqu'il ft n au village et sentt toujours quelque peu sonprocureur. Il n'avait jamais eu le temps ni d'aimer ni de jouer, de

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    sorte qu'il se moquait de l'amour et blmait les joueurs, unemoquerie un peu lourde, moquerie de l'honnte homme qui n'a pastravers les passions, et qui ne comprend pas la tempte, parce qu'iln'a jamais vu la mer. Dans sa jeunesse mme il n'avait rien rv ; ily a des gens ainsi faits. Excellent garon, du reste, bon vivant,sybarite autant qu'il le pouvait, sensuel comme il convient l'homme moderne, aimant l'orgie jusqu'au moment o l'on casse lesglaces, c'et t l'homme d'Horace, s'il et eu plus de got ; et iln'avait pourtant pas mauvais got : il admirait frntiquementBranger et savait Paul-Louis par cur.

    Henry le trouva encore au lit et fumant sa pipe matinale,accoud sur son oreiller, lisant un roman, la fentre ouverte.

    Ds qu'il le vit entrer, il commena par lui adresser, sur la

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    raret de ses visites, cent injures amicales ; aprs quoi, il luidemanda des nouvelles de toute la famille, du pays et de seshabitants.

    Eh bien, jeune homme, dit-il, qu'est-ce que nous faisons ici ?travaillons-nous ? nous amusons-nous ? piochons-nous ?bambochons-nous ? o en est l'amour ? contez-moi vos conqutes,avez-vous une matresse ? Parlez, que diable ! vous tes triste, monbrave.

    Henry, ne sachant trop que dire, rpondit par des choses assezinsignifiantes.

    Ah ! vous vous ennuyez, mon pauvre Henry ! dame ! je croisbien, mais vous vous y ferez ; il faut venir souvent dner avec moi,nous causerons ensemble, nous rirons un peu, la vie est courte, de

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    bons moments passs avec des amis sont une bonne chose.Henry le remercia et commena l'aimer ; il se rappelait que

    chez son pre, lorsqu'il tait enfant, il y avait dix ans de cela, et quevenait Morel, celui-ci lui plaisait assez par sa gaiet et ses airsfaciles, quoiqu'une certaine raillerie inintelligente l'empcht d'avoirpour lui cette passion profonde et toute particulire que les enfantsconoivent de suite pour l'homme, qui devient ds lors leur type etleur idole.

    Quelle dgotante littrature ! fit Morel en lanant sur satable le livre qu'il tenait la main.

    Et il sortit une jambe du lit et passa une botte.Henry regarda le titre du roman, c'tait un de ceux qu'il aimait le

    plus ; il ne rpondit point, mais il rougit jusqu'aux oreilles.

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    Est-ce que vous lisez a ? demanda Morel.Henry avoua que oui. Eh bien, pour moi, je suis votre serviteur, je trouve a trop

    stupide, rpondit Morel. Imbcile ! se dit Henry en lui-mme.Morel passa la seconde botte et continua parler tout en

    s'habillant. A parler de quoi ? Est-ce que cela se demande ? Jetez unchat par la fentre, il tombera sur ses pattes ; renfermez deuxhommes dans une chambre, ils causeront de femmes, pour ne pasdire plus ; c'est qui mentira le mieux et talera complaisammentles thories les plus libidineuses ; il n'y a que les cagots et lesgrands voluptueux qui se taisent. J'ai aussi connu des hommesvierges qui brillaient par leur cynisme, des enfants peine

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    dvelopps dont la parole et fait rougir un vieux juge. Morel taitde ce nombre. Sur ce sujet-l il devenait pittoresque et fcond ; toutce qui s'est crit l-dessus de technique, littrature oublie qui aamus nos grands-pres, il l'avait lu ; tout ce qui court Paris dedlicieusement obscne et d'agrablement infme, il le savait avanttout le monde ; tout ce qui s'y fait de salement beau, il l'avait fait ;tout ce qui s'y vend chaque jour, il l'achetait. La prostitue tait samatresse, la chanson grivoise tait sa romance, mais cet homme-ln'et pas su faire sa cour la femme d'un picier ni se faire aimerd'une petite fille de douze ans ; il n'avait jamais aim, aucune femmene l'avait aim ; il s'en moquait, n'en sentant pas le besoin ; il s'entrouvait heureux, ayant avec terreur observ chez d'autres lespouvantables effets de cette folie d'amour.

  • 98

    Jamais non plus la main d'Henry n'avait trembl dans celle d'unefemme, cette pression trange de ces doigts souples et doux quine vous serrent pas comme ceux des hommes ; jamais non plus desregards humides n'avaient brill dans les siens. Il n'y avait dans soncur aucune relique sacre, aucun souvenir d'un tre ador,blessure ferme qui vous dmange encore et que l'on sent toujoursvaguement, mme dans l'engourdissement des jours calmes. Il avaitbien fait des vers adresss son amante, mais il n'avait pas eud'amante, les deux ou trois femmes qu'il s'tait excit aimers'taient vite enfuies de sa pense ; peine si elles avaient passdans sa vie en le frlant seulement du bout de leurs ailes. A luiaussi, sa virginit s'tait perdue au lupanar, autel maudit o vientmourir l'innocence du jeune homme, comme le lit de noces voit

  • 99

    tomber celle de la jeune fille, fatalit commune laquelle tous lesdeux sont condamns : le premier y court en ivresse, la seconde s'ylaisse pousser en pleurant. On dirait que l'amour qui doit suivreveut, pour ses luttes ardentes, des curs tout neufs et des corpsaguerris.

    Mais Henry esprait, il attendait, il rvait, il souhaitait, il croyaitencore la volupt qui s'coule du regard des femmes et toute laralit du bonheur de la vie, poque d'illusions, o l'amourbourgeonne dans l'me. Ah ! savoure-la, enfant, savoure-la, lapremire brise parfume qui s'lve de ton esprit ; coute lepremier battement de ton cur tressaillant, car bientt il ne battraplus que pour la haine, car il s'arrtera ensuite comme le balanciercass d'une horloge, car viendra vite la saison o les feuilles

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    tombent, o les cheveux blanchissent, o toutes les toiles filent dece vaste firmament, dont les feux s'teignent tour tour.

    Voil les deux hommes qui parlaient ensemble de jouir etd'aimer. Morel communiquait Henry ses opinions personnelles etses gots intimes ; Henry riait, l'approuvait, il disait que c'taitgalement sa manire de voir et sa faon d'agir ; tous deux seraillrent donc du sentiment et vantrent la belle viande, sansavouer que l'un leur tait inconnu et que l'autre leur devenait charge.

    Morel, ne doutant pas qu'une matresse ne ft une denrecommune, demanda l'colier s'il en avait une quelconque.

    a vous arrivera, continua-t-il, un jour ou l'autre, l'heureque vous y penserez le moins. Ne vous laissez pas mener par elle

  • 101

    toutefois ; si vous l'aimez trop, vous tes un homme perdu, il n'y arien qui rende les hommes stupides comme cela, ce serait fcheuxpour vous, avertissez-moi temps pour vous tirer du bourbier ;faites l'amour droite, gauche, courez la catin, aimez la femmemarie ou la grisette, tout est bien, tout est bon, mais pas desentiment surtout, pas de btises, morbleu ! pas de phrases ! j'aiconnu d'excellents garons qui se sont perdus avec cette manie-l.

    Henry l'coutait avec tonnement. On dirait que vous avez t pris vous-mme, dit-il en riant.Moi ? fit Morel, ma foi, non, je vous jure, mais j'enrage de

    voir chaque jour des gens d'esprit abrutis sous un cotillon ; vous neles voyez plus, ils ne sortent plus, ils restent chez eux, dans leur lit,dans leur nid, avec leur matresse, avec leur femelle. Autrefois vous

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    les connaissiez libres, joyeux, bons gaillards, et maintenant... !Autrefois ils travaillaient, maintenant ils dorment, ou ils promnentMadame. Leur argent ? ils le gardent pour leur mnage de portier ;leurs amis ? ils les abandonnent pour leur fillette... Et puis je nesais comment cela se fait, mais leur esprit se rtrcit, ils deviennentmesquins, crtins, ouvriers endimanchs, fort heureux quand lemariage ne s'ensuit pas. Ah ! grand Dieu ! je vous en prie, n'allezpas faire comme eux.

    Henry ne comprenait pas bien tout cela, mais comme lesfemmes auxquelles Morel faisait allusion n'taient pas de celles qu'ilsouhaitait :

    Ne craignez rien, lui rpondit-il, cette vie-l me sourit peu. Jene pourrais, d'ailleurs, jamais aimer qu'une femme riche... une

  • 103

    femme du monde... Ah ! vous en tes encore l ? dit Morel, c'est un tort, a ne

    vaut pas mieux qu'autre chose... De mon temps, dans votre quartier,nous frquentions la grisette ; cette pauvre grisette ! il y en avaitqui taient bonnes filles... j'en ai connu une...

    Qu'est-ce que vous dites de la Rosalinde ? demanda de suiteHenry.

    C'tait la cantatrice la mode, la beaut de Paris, la matressedu Prince, une femme magnifique, qui et dvor le revenu d'unempire ; Henry n'y pensait qu'avec des frmissements dans lesvertbres.

    Elle couche avec son cocher, dit Morel. Est-ce que vousaimeriez les femmes de thtre ? ajouta-t-il.

  • 104

    Henry rpondit qu'il les aimait toutes et que leur voix lui faisaitbondir le cur, que le bruit de leurs pieds sur les planches de lascne retentissait en lui et irritait toute sa sensibilit, mais il neparla plus de la Rosalinde.

    Sait-on jamais le vrai avec ces cratures-l, reprit Morel ;quand elles se sont t tout leur pltre et tout leur coton, ellesrestent souvent plus dlabres qu'un vieil htel garni dont on aenlev tous les meubles... Tenez, il y a une femme que vousconnaissez, qui n'est plus jeune, je l'avoue, mais que j'aimeraisencore mieux que tout cela.

    Qui ? demanda Henry. Vous logez chez elle, rpondit Morel.Mme Renaud ? fit Henry tonn.

  • 105

    Oui. Qu'est-ce que vous en trouvez ? N'est-ce pas qu'elle ad'admirables yeux ? Avez-vous remarqu ses mains ? pour vous, quiavez des gots aristocratiques, elles doivent vous convenir... Jecrois, vive Dieu ! ajouta-t-il, voir votre figure, qu'elle vous platassez.

    Et tout en se regardant dans un miroir, devant lequel il ajustaitsa cravate, il lui lana de ct un regard questionneur, railleur,encourageant.

    Oui, elle est bien, rpondit Henry le plus froidement qu'il put.Il y eut une pause. Il ne faudrait pas vous en cacher, reprit Morel. En quels

    termes tes-vous avec elle ?Henry fut dsarm, la vanit bouillonnait, il sourit comme un fat,

  • 106

    d'un sourire factice et exagr. En d'assez bons... en d'assez bons... Le pre Renaud est un bon homme, un bon jobard, un vrai

    mari. Vous n'avez rien craindre de ce ct-l... Ah ! ah ! jeunehomme, ajouta-t-il en riant, vous plaisez dj aux jolies femmes ?

    Henry sourit, et cette fois de bon cur.Mais, je n'en sais rien. Bah ! ne faites donc pas le modeste. Voyons, en seriez-vous

    dsol ? Quelle demande ! Eh bien, alors, courage ! volez Cythre, bel amour, et

    dcochez... dcochez !Morel prit son chapeau et reconduisit Henry jusqu' l'entre

  • 107

    de la rue Mazarine, en continuant de lui parler de Mme Renaud etde son poux, qui aussi, jadis, avait t son matre ; il lui donna desdtails, il lui conta des histoires, il l'exhorta tre ferme et hardi.

    Henry, en se sparant de lui, lui serra la main avec effusion. Jene peux pas dire ce qu'il prouvait pour lui, mais il l'adorait, il levnrait, et pourtant son esprit ne se plaisait pas avec le sien, nison cur avec son cur. Chemin faisant, il pensa Mme Renaud, illa vit devant lui, marchant, dtournant la tte, lui souriant ; ilrumina longuement les derniers mots qu'il avait dits sur elle, et sedemanda dans la conscience s'il l'aimait rellement.

    L'aimait-il en effet ? je n'en sais rien.

  • 108

    X

    Depuis quelque temps son cur n'tait pas calme, tat maladifet voluptueux o la poitrine se gonfle et o l'apptit diminue.

    Une force toute nouvelle lui coulait dans les membres avec lesang ; jamais, en marchant, il n'avait si haut lev la tte ni tendu lejarret d'une faon plus souple et plus vigoureuse. Autrefois, la nuit,il dormait mieux, et le matin, jusque bien avant dans la journe, iln'avait pas, comme maintenant, cette lassitude mle d'un douxvertige que l'on prouve pour avoir trop longtemps respir desfleurs. Il ne se rappelait pas ses songes et il passait toute la journe tcher de se les rappeler, il et tout donn pour les retrouver, carvaguement il se ressouvenait qu'ils taient beaux. Quand il faisait du

  • 109

    vent dans la rue, il tait son chapeau et laissait la brise courir danssa chevelure ; des mains invisibles et fluides lui passaient sur latte et lui donnaient des tressaillements.

    Le soir, dans sa chambre, il ouvrait la fentre, Mme Renaudaussi ouvrait quelquefois la sienne ; il restait longtemps accoud, regarder la figure de la lune et les nuages rouler ; il et voulu logerdans les toiles, et puis quelque chose se crispait en lui et ilsoupirait. Ah ! quel soupir ! un soupir immense, avec lequel il etvoulu partir tout entier.

    Il ne travaillait plus, tout l'ennuyait, et cependant un bonheurnaissant ouvrait ses ailes dans son me et chantait comme lesoiseaux l'aurore.

    Qu'ai-je donc ? qu'ai-je donc ? se disait-il lui-mme ; est-ce l

  • 110

    ce que l'on appelle l'amour ? est-ce que je l'aime ? Je ne sais pas cequ'il y a, mais elle embaume l'air, toute sa maison est pleine de sonparfum, partout o je vais elle me suit, il me semble que je suis prisdans son vtement et que je remue tous les plis de son tablier ;malgr moi ses bandeaux noirs qui reluisent attirent mes yeuxcomme un miroir , et il s'arrtait, prtait l'oreille, piant le bruitqu'elle faisait en marchant dans sa chambre. Elle fermait la fentre,les rideaux glissaient sur la tringle, et puis il se penchait en avantpour voir s'il y avait encore de la lumire sur les vitres.

    Non, sa lampe est teinte, elle est couche, elle dort.Comment dort-elle ? elle est sur le dos, sans doute, la bouchemi-ouverte, le corps demi sorti du lit, le bras droit sous la tte ;elle a une chemise blanche, une chemise fine, borde de dentelles,

  • 111

    comme celle qu'elle porte sous sa robe de chambre ; elle est toutechaude de la chaleur de ses membres, elle est ouverte peut-tre, onvoit son paule appuye sur l'oreiller, qui cde doucement et luientoure la tte.

    Et il se mit l'aimer, aimer sa main, ses gants, ses yeux,mme quand ils regardaient un autre, sa voix quand elle lui disaitbonjour, les robes qu'elle portait, mais surtout celle qu'elle avait lematin, une faon de sarrau rose larges manches et sans ceinture, aimer la chaise o elle s'asseyait, tous les meubles de sa chambre,la maison entire, la rue o tait cette maison.

    Il attendait avec anxit l'heure des repas, o elle tait tableen face de lui ; le soir, il dsirait tre au lendemain, et ainsi desuite. Les jours s'coulaient et les semaines, il y avait tant de

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    douceur exister prs d'elle ! Dans le jour elle allait et venait, ill'entendait vivre ; la nuit, sous le plancher o il marchait, il lasentait dormir.

    Elle avait coutume tous les matins, mme en hiver, dedescendre dans le jardin et de s'y promener. Henry allaitquelquefois avec elle, il lui donnait le bras, ils marchaient ensemblecte cte, ses pieds crasaient les grains de sorbier tombs dansles alles ; l'air frais, qui faisait frissonner les pattes de son bonnetde nuit, agitait son large vtement ; d'autres fois, la prenant parderrire, le vent lui poussait sa jupe et accusait ainsi tous lescontours de sa taille. Ou bien on se baissait pour cueillir uneviolette cache sous l'herbe ; quand il y avait du soleil, on s'asseyaitsous la tonnelle et l'on causait.

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    D'abord leurs entretiens avaient t longs, trs abondants d'ideset de sentiments ; peu peu ils devinrent entrecoups, presquesilencieux. A l'poque dont je parle, ils ne savaient plus gure quese dire.

    Henry prtait des livres Mme Emilie, des posies, quelquesromans, elle les lisait en cachette, le soir, dans son lit, et elle les luirendait avec mille marques d'ongle aux endroits dlicats. Ils endissertaient seuls, le lendemain, au jardin, ou le soir, dans le salon,quand tout le monde jouait aux cartes ou coutait M. Renaud fairedes contes.

    Ils dsiraient tous deux tre l't. Ah ! s'il faisait beau,disaient-ils, nous monterions cheval et nous galoperions longtempsdans les bois et sur le tapis vert des prairies . Ils auraient voulu

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    s'en aller, au fond des forts, couter l'eau couler sur la mousse etle rossignol chanter la nuit.

    Dans leurs discours sur les choses de ce monde, Mme Renaudparlait beaucoup des tendres sentiments et des affections du cur ;Henry, de la beaut et de la bravoure. Depuis quelque temps, eneffet, il se sentait brave et fort, un duel ne lui et pas dplu, surtouts'il en ft sorti avec une blessure et que Mme Renaud l'et admir.C'tait, vous dis-je, un oubli complet du monde et une extase sansfin sur le soleil, sur la nuit, sur la nier, sur la lune, sur les nuages,sur les ruines, sur la posie, sur l'amiti.

    Mais les plus doux moments taient ceux o, ayant puis touteparole humaine et se taisant, ils se regardaient avec des yeuxavides, puis ils baissaient la tte et, absorbs, songeaient tout ce

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    qui ne se dit pas. Quand ils se rveillaient de leur rverie, Henryrougissait, Mme Renaud souriait de son plus dlicieux sourire,clignant des yeux, la tte en arrire et de ct, le cou gonfl commeune colombe qui roucoule.

    Pas un dimanche ne se passait sans qu'elle ne vnt le voir danssa chambre, l'aprs-midi, au crpuscule, l'heure la plusmlancolique de la journe ; elle lui parlait de sa famille, qu'elle etvoulu connatre, de sa mre, de sa sur surtout, qui luiressemblait ; elle les chrissait tous. Lui aussi s'inquitait de sa viepasse, de son enfance et de ses caprices de petite fille, de sesamies du couvent, s'efforant par l'imagination de ressaisir tous lesjours qu'elle avait vcus loin de lui, et de les mler ses propressouvenirs. Autrefois elle allait au spectacle, elle faisait des visites

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    avec M. Renaud ou elle sortait pour quelque emplette : maintenant, peine si elle voit son amie Agla ; toute distraction lui faithorreur, mettre le pied hors de chez elle lui est antipathique. M.Renaud en vain l'engage-t-il souvent prendre l'air et faire untour, elle ne bouge, et il sort la fin tout seul, maugrant sur cetenttement sans cause et sur les caprices inattendus de ce sexevolage.

    Son humeur, en effet, est bien change. Jadis elle tait asseztriste, ennuye, nonchalante, un peu boudeuse, elle grondaitmonsieur son mari, elle s'emportait quelquefois, elle le tracassait surses pantalons sans dessous de pied et sur son got pour lesfromages de Roquefort ; mais maintenant elle est gaie, elle est vive,son il brille, elle ne soupire plus, elle court dans l'escalier, elle

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    chante en cousant sa fentre, on entend ses roulades et ses clatsde voix retentir dans la maison. On la dirait rajeunie, elle a quinzeans, son mari l'adore, elle est si bonne, si douce ! elle lui laisse toutfaire, il est le matre, il peut commander le dner, ne rien ordonner,s'il lui plat, peine si elle s'en apercevra. A table il dit tout ce qu'ilveut et il n'est pas contredit ; il choisit lui-mme ses gilets, il vadner seul en ville, il oserait mme dcoucher ; jamais il n'a t siheureux en mnage.

    Mais en revanche Henry ne rit plus avec M. Renaud, il ne causeplus avec Alvars et Mends, qui ne lui font plus la confidence deleurs amours, il n'crit ni ses parents ni Jules, Morel l'ennuie, etcependant il va souvent le voir, attir par le besoin de lui dire unpeu ce qui se passe dans son cur. Morel se moquait de lui, il

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    l'gayait parfois, mais il l'irritait presque toujours.De tout le monde qui vivait dans la maison de M. Renaud

    personne ne s'apercevait de ce qu'Henry et Mme Emilie prouvaientl'un pour l'autre ; peine, je crois, s'ils se l'avouaient eux-mmes.Heureux tous deux, ils vivaient dans la plnitude de leur sentiment,jouissant de s'aimer, esprant bien qu'ils s'aimeraient plus encore,s'avanant dans cette batitude comme en un chemin facile, inondde clarts divines, parfum de chaudes brises, tranquilles et enivrs,presque endormis mme.

    Alvars aussi aimait de plus en plus Mlle Agla ; il avait extraitdes keepsakes beaucoup de pices de vers sur la chute des feuilles,sur un baiser, sur la rverie, sur des cheveux, et il les copiait dansun bel album