60
FLORILEGE 144 Septembre 2011 1864 - Jules RENARD Ŕ 1910 Revue trimestrielle de création littéraire et artistique réalisée avec le soutien de la DRAC Ŕ Bourgogne et de la caisse de retraite AG2R-ISICA

FLO 144

Embed Size (px)

DESCRIPTION

1864 - Jules RENARD Ŕ 1910 Revue trimestrielle de création littéraire et artistique réalisée avec le soutien de la DRAC Ŕ Bourgogne et de la caisse de retraite AG2R-ISICA 1

Citation preview

Page 1: FLO 144

1

FLORILEGE 144 Septembre 2011

1864 - Jules RENARD Ŕ 1910

Revue trimestrielle de création littéraire et artistique

réalisée avec le soutien de la DRAC Ŕ Bourgogne

et de la caisse de retraite AG2R-ISICA

Page 2: FLO 144

2

FLORILEGE est éditée par

l’Association Les Poètes de

l’Amitié.

ABONNEMENT (1 an- 4 n°) :

FRANCE : 28 Euros

AUTRES PAYS : 40 Euros

ASSOCIATION

LES POETES DE L'AMITIE

Président d’honneur :

Maurice CAREME †

Jean FERRAT †

Comité d’honneur :

Lucien GRIVEL †

M.-L. BETTOSINI †

Cécile POIGNANT †

Paulette-Jean SERRY †

Conseil d’Administration :

Président :

Stephen BLANCHARD

Membres :

Christian AMSTATT

Jean CHEVALOT

Annick GEORGETTE

K.J.DJII

Jean-Michel LEVENARD

Marie-Pierre VERJAT-DROIT

Cotisation à l’Association :

Actifs 21 Euros

Bienfaiteurs : 210 Euros

D. L. 3° TRIMESTRE 2011

IMPRIMERIE ABRAX

21800 QUETIGNY

EDITORIAL

Nous avons eu le grand plaisir de travail ler avec

les Amis de Jules Renard pour un cahier évoquant un

l i t térateur qui n’a pas eu le temps de donner sa pleine

mesure. Théoricien, i l nous a laissé surtout, en

quelque sorte , des travaux pratiques. C’est loin de

Paris Ŕ qu’il a toutefois toujours fréquenté Ŕ qu’il a

pu mûrir un style qui devait trouver de fortes

résonances dans le siècle suivant , celui d’une écri ture

« minimaliste ».

Merci à tous ceux dont l ’abonnement vient à

terme qui voudront bien nous renouveler leur

confiance. Et merci aux adhérents de l’Association

qui reçoivent leur « invitation » à l’Assemblée

générale du 26 novembre de veil ler, s’i ls ne peuvent

être présents, à nous transmettre leur pouvoir.

Aux lecteurs parisiens, un message plus spécial

pour les inviter à se rendre en page 27 pour prendre

connaissance des informations concernant les

représentations de la nouvelle pièce de théâtre de

Louis LEFEBVRE, Lubricité , que nous les convions

très chaleureusement à découvrir .

Pour l 'Equipe de FLORILEGE

Jean-Michel Lévenard.

Directeur de la publication : Stephen Blanchard

Comité de lecture-Rédaction : Annie Raynal, Marie-Pierre

Verjat-Droit, Jean Chevalot, Jean-Michel Lévenard,

K.J.DJII, Marie-Claude Lefèvre.

Pour toute correspondance concernant la Revue :

J-M. LEVENARD - 25 rue Rimbaud - 21000 DIJON

ou : e-mail : [email protected]

Les manuscrits, insérés ou non, ne seront pas rendus

Concernant l’Association :

S. BLANCHARD Ŕ 19 allée du Mâconnais Ŕ 2100 DIJON

- Joindre une enveloppe timbrée à tout courrier nécessitant

réponse

Exonérée de TVA - Prix : 8 Euros

C.P.P.A.P. : 0611 G 88402 - I.S.S.N. : 01840444

Participez au Prix d’Edition poétique de la Ville de Dijon

ou au Prix d’Edition poétique de la Ville de Beaune :

voir DES PASSANTES sur INTERNET

Page 3: FLO 144

3

SOMMAIRE N° 144 – Septembre 2011

CREATIONS

P. 4 Jean-Michel HATTON : 3 poèmes extraits de Cary St. & Thompson Ave.

P. 6 Johel MITÉRAN : L’antichambre à deux temps, nouvelle fantastique

P. 13 Claude VELLA : 2 poèmes extraits de son recueil A Fleur de Saisons, illustrés par Pierre

VELLA

P. 14 Sylvie RIGHETTI : 3 poèmes extraits de son recueil Silence des mots

P. 15 Stephen BLANCHARD : Dévisager sa vie, centon en hommage à Bernard Dimey

P. 16 Guillaume SIAUDEAU : 3 poèmes

P. 17 Hafsa SAIFI : 3 poèmes

P. 18 Jean-Louis BERNARD : 3 poèmes

P. 19 Stella Vinitcji RADULESCU : Rouge Désert (suite poétique)

P. 20 SKALDELINE : extraits de Tumeur d’Amour

P. 22 Olivier-Félix HOFFMANN : extraits d’Actes de poétries

P. 23 Christian AMSTATT : choix de tanka extraits de Tanka faire

CHRONIQUES‡

P. 24 La Chronique huronnique de Louis LEFEBVRE

P. 28 A ses enfants hors-la-loi, la littérature reconnaissante, par Jean CLAVAL : Philip Gordon WILIE

( 1902-1971), écrivain américain

P. 31 NOTES DE LECTURE par Louis DELORME, Nicole HARDOUIN

P. 33 DO BRASIL, par Yvan AVENA : L’art contemporain est-il un art de vivre ?

P. 35 Les lectures de Florent LHUISSIER

CAHIER JULES RENARD :

P. 36 Présentation du colloque Jules Renard, par Michel Autrand

P. 37 Pourquoi prendre ainsi à cœur le centenaire de la mort de Jules Renard, par Elisabeth REYRE

P. 42 Les silences de Jules Renard, par Bruno CURATOLO

P. 44 Jules Renard, le réel et son double, par Hugues LAROCHE

P. 49 Lire Jules Renard à haute voix, par Annick PAPARELLA-CULLARD

P. 55 Jules Renard, l’aimé mal-aimé, par Stéphane GOUGELMANN

P.58 La page des adhérents

P.59 L’Agenda des Poètes de l’Amitié

Illustrations de couverture et en pages 16 et 20 de Frédéric Beauvais

(http://fredbeauvais.viabloga et [email protected]

Ce numéro de FLORILEGE (Spécial Jules RENARD) a été réalisé avec l’aide

de la Direction régionale des Affaires Culturelles de Bourgogne

Page 4: FLO 144

4

Jean-Michel HATTON

né en 1981 à Anthony (Hauts-de-Seine). De retour en Provence après avoir vécu durant 10 ans aux

Etats-Unis.

A publié dans Verso, Comme en Poésie. Actuellement à la recherche d’un éditeur pour « La

Cavalcade, a Rock’n’Roll Story ».

extraits de Cary St & Thompson Ave.

bastilles et bagnes (pensée).

On y entre nu comme un

désert.

On y entre quelque fois comme

par erreur.

Et comme les foulées des saisons

se marquent plus arides,

leur fer plus cinglant sur

la peau

en colore les pigments de gris

et de brique.

La geôle s'insinue dans les veines,

la liberté qui s'épanche en gouttes

dévorantes de la lucarne barrée

effrite le coeur

heure par heure,

en poussière de pierre.

C'est un poison lent et âcre, que la solitude

du retranchement;

c'est le véritable maçon des prisons.

la cavalcade.

Aux cieux

je demande:

«Déshabillez-vous ! »

Devant moi, à mon lever

ôtez vos brumes

perdez ces lambeaux sombres

qui vous couvrent encore.

Etoiles et autres lunes

traînardes je vous encrerai

aux feuillets écornés

assoiffés, qui rodent dans

mes poches.

Quand je m'avancerai dans

les jardins, fleurs et plantes :

«Décorez-moi ! »

de vos pétales,

vos feuilles

seront ma cape, et vous frémirez

à mon passage, passionnément.

Des Invalides, en passant par

l'Institut de leurs dômes

trop riches, effeuillez-les de

leur or, tapissez-en les

flots de la Seine à côté.

Et Paris sera ma lampe

Et Paris sera mon écritoire.

Page 5: FLO 144

5

rebelle.

Sa chevelure lèche le ciel;

troupeau de gazelles

bondissantes, lapant les

steppes azurées de leurs sabots

de soie.

Ses bras

découvrent les chemins

que ses doigts griffent dans l'air,

sa respiration enveloppe ses élans

comme un châle frémit par le vent,

ses lèvres et ses paupières

haletantes

enfièvrent la rocaille sèche

de la robe de ses

dérobées, Ô tellement fraîches.

Ses hanches

telles les ailes d'un papillon

fouillent

chaque recoin d'air,

traduisent

avidement une à une les

runes oubliées,

et

s'abreuvent

d'une langue qui ne

s'épanche qu'avec le corps.

Oh, laissez-la, vous!

Ses pas, pulsant le sol saoul,

brûlent de l'aquilon Afghan

la poussière en diamants,

au son de cette musique

longtemps

interdite par les Talibans.

De la rebelle en treillis, la Kalashnikov

et les grenades ont disparus,

déchus

par des perles de sueur

que ses danses

tissent en rivière

sur son cou mat ;

aux yeux de ce jeune soldat

un petit homme de pas plus de seize

elle

n'est plus qu'un

cygne dans le désert

et il en pleure.

Il en pleure des pleurs saccadés,

qui sentent si bon la liberté

car

le môme ne savait pas que c'était si beau

de voir

une femme danser.

Page 6: FLO 144

6

L’antichambre à deux temps

Johel MITERAN

Né en 1968 à Beaune. Professeur à l’Université de Bourgogne, membre du

Laboratoire Le2i. Passionné de cinéma et de photographie ( voir http://johel.darqroom.fr),

il a également fondé un groupe musical s’adonnant à la chanson française , « Les Cols

Roulés » (http://colsroules.free.fr). Il a publié un fascicule sur les pavements vernissés du

Château de Gevrey-Chambertin (!) publié aux éditions Delatour, ainsi qu’un roman,

« Le bouquet », chez le même éditeur.

Un sentiment étrange m’avait poussé à

acheter cette vieille bâtisse la veille de mes

vingt ans. Le prix dérisoire, la situation et

l’aspect de la maison m’avaient décidé :

construite dans un ancien quartier de

Cherbourg, elle avait encore toutes les carac-

téristiques d’une maison de hameau normand.

Des pierres inégales, jointoyées irréguliè-

rement, semblaient arrachées depuis peu à la

terre, ou plutôt au granit érodé affleurant le sol.

Un toit d’ardoises grisâtres, recouvertes par la

mousse, laissait parfois passer un reflet bleuté.

Je regardai une dernière fois l’acte de

vente daté du 2 juillet 1990. Il stipulait que je

ne devais prendre possession de la maison que

le 23 juillet. Sans doute s’agissait-il d’une

volonté des héritiers qui m’avaient vendu la

demeure au décès de leur mère, et que je ne

connaissais que par correspondance. Nous

étions le 21, et j’étais, pour la troisième après-

midi consécutive, debout devant la porte dont

la peinture s’en allait par grandes écailles. Je

n’osai franchir l’obstacle malgré mon

impatience. La petite rue dans laquelle je me

trouvais était déserte. Elle avait dû être

goudronnée longtemps auparavant car

d’anciens pavés réapparaissent par endroits,

très usés.

Une fine bruine commença à se faire

sentir, humidifiant immédiatement l’atmo-

sphère, les toits et surtout l’acte de vente que

j’avais encore à la main. Je le pliai rapidement

et l’enfouis dans la poche de ma chemise. La

clef de la porte s’y trouvait déjà. Je

commençais à être moi-même assez humide

pour décider de trouver un abri : je me souvins

d’un petit bistrot, pas très éloigné, où je venais

autrefois avec mes amis du moment. Je courus

dans sa direction, l’averse devenant plus abon-

dante. J’arrivai là où je pensais le trouver :

l’endroit était en pleine rénovation ; le bistrot

avait disparu. Toujours au pas de course, je

revins devant la porte de ma future maison, la

clef à la main. Après tout, la pluie était un bon

prétexte pour entrer : si l’un des propriétaires

arrivait, il comprendrait certainement. Grelot-

tant autant d’impatience que de froid, j’intro-

duisis la clef. Je n’entendis pas le pêne glisser,

tant le mécanisme était doux et précis. La

porte, elle, était gonflée par l’humidité et refusa

d’abord de s’ouvrir. J’accentuai la pression.

Avec un frottement bruyant, elle libéra enfin le

passage et je pus pénétrer dans l’entrée.

La porte refermée, je me trouvai dans

une obscurité presque parfaite. Je cherchai à

tâtons un interrupteur ; en vain ! Je sortis mon

briquet, et actionnai le commutateur enfin

découvert grâce à la lumière de la flamme.

Rien ne se produisit. On avait dû couper le

compteur, pour éviter d’éventuels incidents.

Cela ne m’arrangeait pas : je devais tout

d’abord découvrir ce compteur, donc la cave,

un sous-sol ou quelque chose d’approchant. Je

me mis en quête d’un escalier ou d’une porte

Page 7: FLO 144

7

que je n’aurais pas empruntés lors de la visite

avec le vendeur.

Toujours à la lueur du briquet, je

traversai le hall, pour arriver dans une pièce

dont l’attrait principal consistait en une

immense cheminée, entièrement en pierres du

pays. A elle seule, elle devait suffire à ré-

chauffer une bonne partie de la maison.

Malheureusement, aucun morceau de bois ou

de papier abandonné ne pouvait m’aider à voir

clair dans la pièce. Je dus en faire le tour à

tâtons, tout en m’aidant du briquet de temps à

autre. Une porte donnait sur un escalier

montant à l’étage supérieur et une autre sur la

petite cuisine très simple, mais je ne trouvai

pas d’accès à la cave. Je visitai rapidement la

cuisine, sans résultat probant. Revenu dans la

pièce principale, je restai quelques instants à

réfléchir : le fait d’ouvrir les volets de la seule

fenêtre du salon, ou même de la lucarne de la

cuisine, aurait pu signaler ma présence. Or je

n’y tenais pas : je gardais à l’esprit la date

imposée que je ne respectais pas. De plus le

soir arrivait, car ces recherches dans l’obscurité

avaient pris un certain temps, et les nuages très

sombres auraient rendu ces ouvertures inutiles.

Je décidai toutefois d’inspecter l’étage

supérieur avant de quitter les lieux. Je gravis

les escaliers en colimaçon, tout en passant la

main sur la paroi recouverte de boiseries. C’est

en me guidant ainsi que je me blessai

légèrement sur une écharde : en allumant le

briquet pour constater l’ampleur des dégâts, je

remarquai une rainure plus profonde que les

autres dans le bois. La parcourant des doigts, je

compris qu’il s’agissait d’une porte, encastrée

dans la paroi de cet escalier, une porte sans

poignée, évidemment ! J’étais partagé entre le

désir de revenir le lendemain, avec une lampe

plus efficace, et celui de franchir le plus vite

possible cette porte. Je cédai à la tentation de la

curiosité, et continuai à parcourir le bois, tout

en appuyant plus fort dès que je sentais du jeu.

Comme la porte d’entrée, les lambris devaient

être gonflés d’humidité. J’accentuai mes

efforts, et donnai quelques coups de poing et de

pieds pour les faire jouer. Tout à coup, la porte

bascula : j’allumai avec impatience le briquet,

découvris un escalier de même type que celui

que je venais de quitter. Je descendis les

marches en colimaçon, en m’éclairant par

intermittences : au bout de quelques mètres, les

lambris laissaient la place à un mur. Alors que

je commençais à m’inquiéter de la longueur de

la descente, l’escalier s’arrêta enfin…

Je me trouvais face à une ouverture

circulaire, donnant sur une petite pièce elle-

même parfaitement ronde, sorte d’antichambre

à la cave, où je pénétrai enfin par une seconde

ouverture de même forme que la première.

Je retrouvai là des fils électriques

longeant les murs. Je les suivis et arrivai

rapidement au compteur que je mis en marche

à l’aide d’une petite manette. J’avisai alors un

commutateur que j’essayai aussitôt. Une

lumière crue m’éblouit quelques instants.

La pièce semblait entièrement creusée

dans le granit. Elle était quasiment vide, mis à

part quelques bouteilles de cidre qui traînaient

éparpillées sur le sol, et deux ou trois caisses

de bois. Dans l’une d’elles, un reste de cadran

d’horloge marquait irrémédiablement à peine

plus de neuf heures et demie. Passionné par la

mécanique en général, et par les mécanismes

précis en particulier, je l’inspectai atten-

tivement. Elle paraissait avoir subi des dégâts

importants, voire une explosion : les décors qui

surplombaient le cadran étaient dégradés, et

des traces noirâtres apparaissaient à la base.

Toutefois, le mécanisme lui-même ne semblait

pas avoir été touché. Je cherchai dans les

caisses une clef pour tenter de la remonter, en

vain. Finalement, avant de quitter les lieux, je

rassemblai les bouteilles afin de ne pas risquer

de glisser sur l’une d’elles, puis coupai succes-

sivement le compteur et l’interrupteur, me

retrouvant dans le noir absolu. Je décidai alors

de rentrer au petit hôtel où j’étais arrivé la

semaine précédente, pour revenir le lendemain

mieux équipé. Je remontai, inspectai discrè-

tement la rue par l’entrebâillement de la porte,

puis me glissai subrepticement à l’extérieur.

La bruine s’était intensifiée, ce qui

expliquait sans doute le nombre réduit de

passants. De plus, le début de la nuit apportait

une fraîcheur à repousser les plus aventureux.

Je commençais moi-même à être glacé lorsque

j’arrivai à l’hôtel. Je montai directement me

changer, et choisis des vêtements plus chauds.

Malgré la saison, un bon feu réchauffait la salle

à manger, que les hôteliers avaient maintenue

Page 8: FLO 144

8

dans la tradition normande. Je descendis un

peu plus tard prendre un léger repas : la plupart

des clients avaient terminé, et je ne tenais pas à

me faire remarquer, surtout dans un de ces

vieux quartiers de ville de province, où les

ragots ont tendance à se propager rapidement.

Tout en avalant une crêpe délicieuse et

en sirotant un verre de cidre local, excellent

certes, mais pour lequel il est recommandé

d’avoir un appareil digestif plutôt solide, je

repensai à mon intrusion dans cette maison. Le

mot intrusion me fit d’ailleurs sourire intérieu-

rement, puisque j’avais effectivement acheté

cette propriété presque un mois auparavant,

dans la plus grande légalité. Évidemment,

restait la clause spécifiée par les anciens pro-

priétaires… clause qui, si elle ne m’avait pas

choqué au départ, commençait à m’intriguer :

depuis que j’étais arrivé à Cherbourg, la

maison était manifestement restée déserte. Rien

ne semblait avoir changé depuis la visite avec

le vendeur, trois mois plus tôt. Ce n’était donc

pas pour déménager des meubles que l’on

m’avait imposé cette attente, d’autant que nous

avions convenu que je devais conserver le peu

de mobilier qui s’y trouvait. Enfin, j’avais reçu

la clef par courrier environ deux semaines

avant l’expiration du délai, ce qui ne me

paraissait pas logique. Peut-être les proprié-

taires avaient-ils annulé un éventuel voyage en

Normandie ? Cette hypothèse ne me satisfaisait

pas complètement. Qui plus est, cet escalier et

cette cave taillés dans le sous-sol me parais-

saient étranges. On m’avait bien parlé d’une

pièce située sous le rez-de-chaussée, mais la

descente m’avait paru plus longue que pour

une cave classique. D’ailleurs la porte d’accès

en était plutôt dissimulée. Pourtant, ne fût-ce

que pour relever le compteur, on devait bien

faire descendre quelqu’un, donc dévoiler

l’éventuel secret que représentait cette porte.

Mais je devais certainement faire travailler un

peu trop mon imagination ; aussi décidai-je de

me reposer. Le lendemain, les idées claires et,

en plein jour, tout ceci me paraîtrait certai-

nement beaucoup moins embrouillé. C’est

donc dans cette optique que je m’endormis,

d’un sommeil chargé de rêves plus ou moins

angoissants.

Lorsque je m’éveillai, tôt, le lendemain,

le soleil avait remplacé la bruine. Me méfiant

de la tournure qu’avait pris le temps la veille,

je ne me contentai pas d’une simple chemise,

mais emportai un bon blouson, dans la poche

duquel je glissai la clef, l’acte de vente et une

torche. Sur le chemin, je m’arrêtai acheter

quelques croissants à grignoter sur place. La

perspective de mon premier petit déjeuner dans

cette maison que je convoitais depuis mon

enfance me rendait encore plus impatient.

Au port, l’activité était faible : pour

observer les pêcheurs au plus fort de leur

métier, il aurait fallu partir encore plus tôt.

Maintenant, même la plupart des mouettes s’en

étaient allées avec la marée. Après avoir longé

les quais pendant un moment, je piquai vers

l’intérieur des vieux quartiers, d’où l’on

apercevait la montagne du Roule, colline

escarpée dont les enfants avaient parfois un peu

peur, sans doute à cause des légendes plus ou

moins fondées qui circulaient en ville à son

propos.

Enfin, je me retrouvai devant la porte

de la maison. Sans hésitation cette fois, je fis

fonctionner la serrure, entrai et me dirigeai

directement vers l’escalier menant à l’étage.

Un peu plus de lumière filtrant par les volets, je

n’eus pas à employer la torche dont je m’étais

muni, du moins jusqu’à la porte en lambris. Là,

le noir était toujours aussi profond ; j’allumai

donc ma lampe et ainsi éclairé, je descendis les

marches en colimaçon. J’arrivai rapidement

dans la cave où je mis le compteur en marche.

Je remontai alors dans la pièce principale et à

l’étage pour vérifier que tout était bien éteint,

ce qui était le cas. Même le vieux réfrigérateur

avait été débranché. Je visitai donc ainsi plus

précisément tous les recoins de la partie

supérieure de la maison, réservant l’escalier et

la cave pour la fin. Ayant reconnu les lieux, je

m’installai sur la grande table en bois brut de la

salle à manger, et me restaurai rapidement, tout

en essayant d’imaginer ce que donnerait cette

maison une fois habitée régulièrement.

La fin de mes provisions suspendit

momentanément mes réflexions. Je repris alors

le chemin de la cave. Arrivé près du compteur,

Page 9: FLO 144

9

j’inspectai plus précisément les lieux.

L’escalier était construit dans une sorte de

puits circulaire descendant sur une dizaine de

mètres. Il débouchait sur une petite pièce

également cylindrique dont le sol et le plafond

me semblaient plats, séparés par une hauteur

d’environ quatre mètres. La cave, elle, était

accessible par une ouverture située à l’opposé

de celle donnant sur l’escalier. Son entrée était

quasiment circulaire, comme si on avait voulu

utiliser le moins possible de droites lors de la

construction de ce lieu. Le fait me fut d’ailleurs

confirmé lorsque je me plaçai au centre de la

petite pièce : les deux seules ouvertures

formaient ainsi deux trous presque ronds, de

faible diamètre puisque je devais me baisser

pour franchir chacun d’eux. Bien que

l’architecture du lieu fût surprenante, je n’avais

pas de raison de m’y attarder plus longtemps.

J’éteignis la lumière de la cave et éclairai le

compteur à l’aide de ma torche afin d’abaisser

la manette.

Je remarquai qu’il tournait encore.

J’avais certainement oublié un circuit

électrique quelconque. Laissant le courant, je

vérifiai à nouveau tous les interrupteurs, tous

les éclairages. Tout semblait éteint. Je

descendis une nouvelle fois vérifier le

compteur : celui-ci tournait bien, et même

rapidement, comme en témoignait la petite

marque rouge sur le disque en rotation, qui

passait devant moi à intervalles courts et

réguliers. Un engin électrique fonctionnait

donc quelque part dans cette maison, mais où ?

Le meilleur moyen pour le trouver, me

semblait-t-il, était de suivre les fils depuis leur

départ. Encore une fois, j’aurais pu revenir un

autre jour, muni d’un appareil me permettant

de contrôler le courant, mais j’avoue que sur le

moment j’étais trop intrigué pour remettre ces

recherches à plus tard. Comme je l’ai déjà

signalé, le câble partant du compteur pour

alimenter la maison longeait d’abord le mur,

puis disparaissait derrière les lambris pour

réapparaître vers un interrupteur situé sur la

droite de la porte ouvrant sur l’escalier qui lui-

même menait à l’étage. De là partait le réseau

qui alimentait l’ensemble de la propriété et que

j’avais déjà vérifié. Pour trouver un éventuel

appareil, je devais donc concentrer mon

attention sur le passage entre la pierre et le

bois.

Muni de ma lampe, j’inspectai tout le

mur en montant, là où, logiquement, les fils

devaient se trouver. J’arrivai à la limite des

boiseries, vainement. Je suivis alors les joints

grossiers entre les pierres : ceux-ci étaient faits

d’une terre ocre, friable, qui avait tendance à

tomber facilement. Enfin, à hauteur de ma

taille, entre deux pierres, je vis un morceau de

gaine que je dégageai sans mal. Il semblait

venir d’en haut, et descendait jusqu’au fond de

cette sorte de puits où je me trouvais : il

s’enfonçait plus profondément dans le mur un

peu avant la fin de l’escalier, juste avant la

petite pièce cylindrique.

Tout à coup, alors que je m’évertuais à

desceller des pierres, plusieurs d’entre elles se

décrochèrent et roulèrent vers le fond de ce que

j’ai nommé la chambre ronde. Elles s’arrêtèrent

avec un son métallique. Ce bruit m’intrigua, et

je laissai le fil un moment pour m’intéresser de

plus près au sol qui avait rendu ce son étrange.

En dégageant les pierres tombées, j’aperçus

effectivement du métal sous la terre qui

recouvrait le sol de la pièce.

Je me mis donc à creuser à mes pieds à

l’aide d’un petit outil de jardinage que j’étais

remonté chercher. Sous quelques centimètres

de terre, apparut une sorte de trappe circulaire

d’environ un mètre de diamètre, qui, étran-

gement, n’était pas attaquée par la rouille.

L’endroit et la région étaient pourtant propices

à la corrosion ! Je cherchai à soulever la trappe,

si c’en était bien une, mais elle n’avait ni

poignée ni aucun autre moyen visible

d’ouverture.

J’appuyai donc sur toute la circon-

férence, centimètre par centimètre. Rien ne se

produisit. Je cherchai alors à mieux dégager le

contour et découvrit ainsi qu’elle était en léger

surplomb Ŕ quelques centimètres - par rapport

au reste du sol. Elle devait donc

vraisemblablement s’ouvrir vers le haut.

Pendant un moment, j’essayai de la tirer, de la

pousser, toujours sans résultat.

J’éclairai alors plus précisément le

dessus de la plaque qui dépassait du sol, et

Page 10: FLO 144

10

dégageai soigneusement ce qui pouvait rester

de terre. Je vis enfin apparaître, à demi effacé,

le même cadran que sur l’horloge aperçue la

veille. Mais ici, pas d’aiguille, aucun

mécanisme apparent. Je regardai machina-

lement ma montre : elle marquait neuf heures

et trente minute. Je me rappelai que l’horloge,

dans la cave, montrait à peine quatre minutes

de plus. Poussé par je ne sais quel réflexe, je

remontai au rez-de-chaussée, démontai fébri-

lement une poignée de porte, et redescendis

avec l’intention de m’en servir comme clef de

remontage. Je m’approchai de la caisse de bois,

et introduisis la poignée dans un des deux

orifices de l’ancienne horloge. A neuf heures

trente quatre précise, je fis faire un quart de

tour à cette clef improvisée. Ceci eut pour effet

de faire baisser l’intensité de la lumière fournie

par l’ampoule électrique. Je tournai encore

d’un quart de tour.

J’entendis simultanément le mécanisme de

l’horloge se mettre en marche, et un

grincement violent provenant de l’autre pièce.

Je fonçai vérifier : la colonne surmontée par le

dessin du cadran s’était enfoncée brutalement.

L’ensemble s’encastrait maintenant parfai-

tement dans le sol. J’avais certainement déclen-

ché quelque chose, mais quoi ?

Je décidai de remonter chercher si un chan-

gement s’était produit dans les étages

supérieurs. Environ une heure après, n’ayant

rien trouvé, je redescendis vers la chambre

ronde. La première fois que j’étais venu,

j’avais dénombré les marches qui y menaient

pour mesurer la profondeur approximative de

la cave. Machinalement, je comptais à nou-

veau, tout en redescendant.

Il manquait une marche.

Je remontai toujours en comptant, mais

arrivai au même résultat. Pourtant, j’étais sûr

du précédent compte, car je l’avais déjà vérifié

une ou deux fois. Je descendis donc dou-

cement, en faisant attention à ne pas

m’embrouiller. Évidemment, à la moitié de

l’escalier, je me trompai. Je montai à nouveau,

pour ensuite redescendre, le plus lentement

possible, répétant plusieurs fois chaque

nombre. Cette fois je ne doutai plus : une

marche avait bien disparu, et malgré une

inspection minutieuse de tout l’escalier, je ne

pus d’abord trouver d’explication. Finalement,

la logique l’emporta : le fond de la petite anti-

chambre ronde avait dû remonter exactement

de l’épaisseur d’une marche, l’escamotant en

apparence par la même occasion. De ce fait,

l’entrée de la cave avait dû diminuer d’autant

en hauteur.

J’allai donc vérifier ma conclusion sur

place. Malheureusement je n’avais pas fait

attention à la hauteur initiale de cette entrée,

pas plus qu’à celle de la cave elle même.

Toutefois, une bouteille que j’avais rangée

gisait couchée à même la terre, alors que

j’avais pris soin de la mettre debout. Quelque

chose avait donc bougé.

Je décidai alors de prendre un repère

plus net que je fis moi-même à l’aide de l’outil

dont je disposais, et ceci à plusieurs endroits,

plus particulièrement sur la dernière marche,

les murs de la cave et devant l’entrée, à côté de

la plaque, qui, elle, semblait être restée en

place. Je me remis ensuite à l’ouvrage que

j’avais entrepris, à savoir déblayer la terre

entourant la trappe, après avoir découvert que

le métal semblait en fait couvrir l’intégralité du

sol de la chambre ronde.

Repoussant tant bien que mal les

déblais dans la cave, je parvins enfin à avoir

une vue plus nette de l’endroit où je me

trouvais. Depuis un moment déjà, j’avais

décidé de laisser fonctionner le compteur, ce

qui me permettait de travailler, raison-

nablement éclairé par la petite ampoule de la

cave. Pour me reposer, je m’assis donc sur les

dernières marches, et contemplai à nouveau les

lieux : derrière moi et au dessus, l’escalier en

colimaçon. Devant, la toute petite pièce à peu

près circulaire, dont le diamètre ne devait pas

dépasser deux mètres. Au centre, la plaque, si

bien encastrée qu’on avait maintenant du mal à

la discerner. Partout sur le sol, du métal.

Une fois de plus, cette architecture me

paraissait plutôt étrange, du moins originale.

Mais ce qui me préoccupait à cet instant, c’était

surtout ce sol qui semblait monter, et ces fils

qui disparaissaient vers le haut. Je fis donc le

tour de mes repères et cette fois mes

hypothèses se confirmèrent : le sol bougeait

bien. Lentement, mais il montait. Je fis un

Page 11: FLO 144

11

calcul rapide qui me rassura : s’il conservait

cette vitesse, il me restait une dizaine d’heures

avant de devoir m’inquiéter sérieusement,

c'est-à-dire avant que la sortie ne soit

complètement obstruée.

C’est en mesurant plus précisément la

hauteur de la chambre ronde que j’aperçus un

objet qui attira mon attention : une pièce

métallique dépassait au centre du plafond, sans

que j’arrive à déterminer ce dont il s’agissait.

Malheureusement, rien ne me permettait de

l’atteindre, puisque je ne possédais pas

d’échelle. Je réussis toutefois à escalader un

peu la paroi, en tout cas suffisamment, pour

voir qu’il s’agissait d’un petit cylindre terminé

par une barre d’abord verticale puis recourbée

horizontalement. Tout à coup, ma prise céda, et

je retombai ainsi violemment sur le fond,

entraînant quelques gravats dans ma chute.

J’éclairai aussitôt l’endroit ainsi découvert.

Contrairement à l’ouverture que je croyais

trouver, c’est encore du métal qui apparut. Il

semblait que le mur de cette antichambre

n’était pas en pierre, mais en alliage, recouvert

d’une sorte de dépôt. Toujours avec mon outil,

je grattai ainsi une bonne partie de la paroi,

poussant les gravats vers l’entrée de la cave,

qui commençait à être sérieusement obstruée.

L’entrée côté escalier, elle, était encore

largement dégagée.

Je travaillai ainsi longtemps, poussé par

je ne sais quelle idée exactement, mais je

pensais que j’avais encore un certain nombre

de choses à découvrir.

Soudain, alors que je finissais le

nettoyage de la paroi, la lumière s’éteignit. Je

pensais tout d’abord que l’ampoule avait grillé,

mais en m’approchant de l’entrée de la cave, je

compris qu’il s’agissait d’autre chose : l’entrée

était totalement obstruée du fait de la montée

du sol.

Les gravats avaient disparu.

Il semblait que la maison prenait vie, se

métamorphosait de plus en plus rapidement.

Inquiet, je regardai vers la sortie : l’escalier

était toujours là, quoique maintenant

légèrement en contrebas par rapport à moi. Une

odeur violente envahit l’atmosphère,

pestilentielle au point de donner la nausée : De

l’essence ! Une essence grasse, onctueuse,

huileuse. Une odeur tellement âcre que je fus

rapidement pris de vertiges : je me précipitai

vers l’ouverture donnant sur l’escalier.

Évidemment, surprise désagréable, celle-ci

était bouchée de la même manière que l’entrée

de la cave.

Je commençai à angoisser… d’autant que les

vapeurs environnantes étaient peu propices aux

réflexions claires et précises. Toutefois, je

commençais à comprendre où j’étais : une

pièce cylindrique et dont le fond montait

progressivement, deux ouvertures ou lumières,

l’une d’admission, l’autre d’échappement,

l’odeur d’essence, la pièce métallique courbe

au dessus de moi…

C’est d’elle qu’allaient venir les ennuis.

C’est elle qui avait besoin d’électricité. C’est

elle qui allait produire l’étincelle.

Même si l’emplacement des différents

éléments n’était pas très orthodoxe, je n’avais

plus de doute quant à la situation : elle était

dangereuse pour moi. Mais trouver une

solution à un tel problème lorsque les vapeurs

d’essence assaillent vos sens n’est pas aisé.

J’étais quasiment au bord de l’asphyxie. Une

idée fixe émergeait pourtant : à tout prix,

empêcher l’étincelle qui devait se produire

entre les deux électrodes situées au dessus de

ma tête, en les isolant ou en les mettant en

court circuit. La chaleur qui avait commencé à

augmenter depuis un moment, devenait de plus

en plus insupportable. Pourtant je devais

attendre que le sol soit assez haut pour que je

puisse atteindre la pièce recourbée toujours au

dessus de ma tête. Je tentai de ne pas

succomber à cette sorte de sommeil qui

semblait m’envahir et me conduire au bord de

l’évanouissement, en me forçant à marcher

sans arrêt.

Enfin, je décidai de tenter de mettre les

électrodes en contact. Cela devait empêcher

l’étincelle, et vraisemblablement arrêter la

marche du système. Avec beaucoup de chance,

l’inertie ferait redescendre le sol jusqu’à

dégager l’entrée de la cave, par laquelle

j’espérais m’échapper. J’attendis donc un

moment. Lorsque j’atteignis les électrodes, je

m’aperçus qu’il me manquait un objet me

Page 12: FLO 144

12

permettant d’établir le contact. Je pensai à

placer la torche verticalement entre les

électrodes, mais elle était trop grande et le

verre risquait d’être isolant.

La pression augmentait, mais restait

supportable. Il devait y avoir une légère fuite,

ce qui me permettait de respirer encore.

Je pouvais enlever les piles pour les utiliser

entre les électrodes, mais je serais alors plongé

dans le noir complet, et risquerais de manquer

mon but. Je tentai finalement d’insérer le

briquet qui avait l’avantage d’être métallique.

Je devais éviter à tout prix de le faire

fonctionner par mégarde… Je le mis en place

le plus doucement possible. Il manquait

quelques millimètres.

Je fouillai fébrilement dans ma poche,

et sentis avec joie une pièce de monnaie. Je

parvins à la glisser afin d’assurer le contact

entre les différents éléments.

J’attendis quelques minutes, dans le silence et

l’obscurité.

Enfin je sentis le sol qui se mettait à

redescendre sensiblement.

J’avais évité l’explosion.

Je commençais alors à respirer un peu

mieux, quoique l’atmosphère fût encore

chargée de vapeurs d’essence: la sortie devait

être dégagée. En effet, le sol, en s’abaissant,

découvrait progressivement l’ouverture qui

avait été celle de la cave. Je me précipitai par le

trou dès que le passage fut suffisant. Dans la

cave, j’aperçus un petit tunnel, qui m’avait

échappé jusque là, et qui semblait monter vers

l’extérieur. Sans attendre, je m’y engouffrai, et

rampai quelques minutes avant d’apercevoir

une lueur. J’accélérai pour aboutir à une

ouverture située au ras du sol. De l’eau fraîche

coulait par les interstices de la grille qui

bouchait la sortie. Je la poussai sans difficulté,

et me hissai dehors, encore un peu titubant.

La nuit était tombée. Un lampadaire,

juste au-dessus de la bouche d’égout d’où je

sortais, éclairait la pluie fine qui me rafraîchit.

De l’autre côté de la rue, un jeune

motard était penché sur le moteur de son engin,

visiblement en panne. Je souris intérieurement,

et traversai la rue pour lui suggérer l’origine de

ses ennuis. L’allumage, sans aucun doute.

Page 13: FLO 144

13

Claude VELLA

né en 1970 à Saint-Martin-d’Hères en Isère. Vit et travaille à Grenoble. Auteurs de poèmes et de

nouvelles, a publié dans différentes revues et anthologies.

2 poèmes extraits de « A fleur des saisons »,

recueil publié aux Editions Edilivre.com Ŕ Paris - 2011,

illustré par Pierre Vella.

Sourire matinal

S’approcher lentement aux rais d’un nouveau jour,

Ouvrir avec tendresse un cœur rempli d’amour,

Un cœur tout simplement que la douceur fait vivre.

Respirer le parfum que le printemps fait suivre,

Ignorer la blancheur d’une saison d’hiver,

Reprendre le plaisir des prés au manteau vert,

Et la gaieté des chants que sifflent les mésanges.

Mimer la passion que nous soufflent les anges,

Agripper l’existence à l’ultime bonheur,

Tenir en éventail la sève de sa fleur

Imprégnée aux couleurs d’une vive attitude.

Ne prendre que l’ampleur de cette certitude

A laquelle s’efface un temps froid hivernal,

Lorsque prend naissance un sourire matinal.

Voyage sous la neige

J’ai marqué de mes pas le gazon enneigé,

J’ai marché dans le vent, j’ai ressenti la brise,

Par des chemins glacés que la fraîcheur dégrise,

J’ai parcouru ma ville au soleil allégé.

Des flocons blancs tombaient d’un ciel bas sans nuage,

Dans un parc entrouvert à l’automne en congé

Sous les cris des enfants lorsque l’hiver s’engage.

La nuit avait sans doute un givre à conquérir,

Les bonshommes de neige ignoraient s’affaiblir

Et les matins donnaient à nouveau le voyage.

Page 14: FLO 144

14

Sylvie RIGHETTI

3 extraits de silence des mots

les inaccoutumés

de la parole

du dialogue sans fariboles

aimeraient aussi

ouvrir la parabole

sur une robe volant de sens

en dentelles de mots

brodés de maux

sans susciter l’obole

pour s’exprimer librement

l’habit

de confiance en soi-même

d’expérience et de connaissances

se déplie

face à

l’averse de controverses déstabilisante

sans lui l’homme fuit

------------------------

-----------------------------

des enfants nourrissent

tout en fleurissant le sens

ils réveillent les tombes

rêve d’une vie

à fleurir tous les esprits

si petits soient-ils

rêve de petits

réduits

en grands

éternellement

cœur écartelé

rustiné

jamais complètement

colmater

désolé

les enfants de chair ou d’encre

je ne vous ai pas défendus

je crois tellement en vous

que les divergences d’opinion

ne peuvent salir

ni le sang

ni ne le sens

jaillis de mes profondeurs

vous faites corps avec moi

pourquoi vous défendre

vous êtes si grands

je vous aime tendrement

nul étant parfait

la critique aide parfois à évoluer

si elle ne souhaite couler

pardon colliers de mots

si je ne vous ai pas défendus

pour moi vous êtes au-dessus

Page 15: FLO 144

15

Souffrance résonne en miroir,

élevée à l’intérieur,

elle parle à bouche close.

Ses larmes tranchent

l’impuissance du sens,

toute petite ou sans limite

voilà sa faillite.

Pourtant son écho tonne

au fond,

son trémolo loin de zéro

avec la douleur au saxo

tue l’impassibilité.

Ouvrir sa sensibilité,

se fragiliser,

devenir léger

pour ressentir l’humanité.

Tourner le dos à la souffrance

et attendre son boomerang

si intense de sens.

Apprivoiser la souffrance,

caresser sa menace,

face à face

elle trace.

La chance la danse

avec endurance.

La patience l’acclame

en grande dame

qui grandit.

La tolérance l’aseptise,

la rapetisse.

Les ennuis en souffrance

nuisent de leur nuit.

Affronter le temps de l’instant,

endurci et assagi de maux

et voir du cœur le beau.

Les défauts ont l’audace des maux,

à défaut de mots.

Le puits de bruits détruit.

Revenir à la source

aux fruits révélés

donne de vraies clés.

Si le sens s’amuse,

sa muse s’excuse,

place aux mots calvaires

qui deviennent repères

sans être vipère.

Osons opérer l’éphémère

pour arrimer la galère

Stephen BLANCHARD

DEVISAGER SA VIE (centon*)

à Bernard DIMEY

J’ai vécu comme un fou, un bon quart de ma vie

La clef dans le pot de fleur et la porte tirée

Les gosses qui m’ont connu, bien sûr, ils ont grandi

Je tire mon chapeau à ceux qui sont passés .

Dans les soirs cloutés d’or de l’enfant que j’étais

Se rallument soudain le rire et les chansons

Des programmes comm’ ceux-là, vous n’en verrez jamais

Quoiqu’ayant du principe et de la religion.

On regrette toujours les vertus de l’enfance

Tous les grands chevaux blancs qui couraient dans les rues

Qu’il me semble parfois, aujourd’hui quand j’y pense

Je peux dire, et c’est vrai, j’ai fait ce que j’ai pu.

J’ai toujours adoré Paris quand la nuit tombe

Les femmes de hasard qui passaient dans mon lit

Le jour où je n’aurai plus rien à dire au monde

On peut aller tout seul dévisager sa vie.

*Centon : le centon est un texte constitué de vers ou de

fragments à un ou plusieurs auteurs. Voici un centon que

j’ai formé à partir de l’œuvre de Bernard Dimey. Le

centon vient du mot latin Centro lui-même tiré du grec

Kentrôn qui désigne un habit fait de divers morceaux ou

de guenilles rapiécées. Dans le jeu du centon, la copie et

le plagiat sont légalisés ! Il en est de même pour les

montages artistiques de Braque ou Picasso. Le plus

périlleux dans ce jeu, c’est de donner un sens à l’œuvre.

Page 16: FLO 144

16

Guillaume SIAUDEAU né en 1980. A publié « poèmes pour les chats borgnes » (Ed. Asphodèle), « Boucle-d’œil » (Ed. Nuit myrtide), « Quelques Crevasses » (Ed. du Petit Véhicule) et « La nuit se bat sans nous » (Ed. Le Coudrier) .On peut également le retrouver sur lameduseetlerenard.blogspot.com Une fille en forme de glace Cette fille en face sur le trottoir qui se fait grignoter par la lumière et moi qui regarde cette glace de chair fondre sous les langues du soleil et j'aimerais juste avoir son cornet entre les mains pour la regarder fondre de tous ses cheveux sous l'été Là où on va en sourire Il n'y a pas deux façons d'aller là-bas qu'elle m'a dit une seule façon et plusieurs sourires Il n'est possible d'y aller qu'entre mes bras et pour ça il faudra d'abord que tu me montres tes dents Le chien qui ne bouge plus Je marchais et j'ai vu ce chien affalé sur le bitume une pierre pleine de poils les yeux dirigés vers le ciel je l'ai contourné et dans son œil il m'a semblé voir une armée de chats se fendre la poire cent mètres plus loin j'ai compris que mourir comme un chien c'était garder au fond des yeux un peu de haine pour les ennemis qui passent

Page 17: FLO 144

17

Hafsa SAIFI

Etudiante, jeune auteur algérienne.

Il est des gens Qui n’ont rien à manger Rien à boire Qui n’ont pas le courage De mendier Qui n’ont pas eu l’opportunité De travailler Qui n’ont pas eu la force Dans les bras pour se défendre Ils se sont endormis Qui dans un cimetière Qui dans un égout Et quand la foudre les a surpris Dans le sommeil Ils se sont réveillés en sursaut Comme des esclaves que le maître Surprend dans son périmètre

La vraie démocratie Peut-elle avoir lieu Dans un seul pays De l’Afrique égoïste Où la parole se fait rare Comme le pain En l’an quarante Et la répression Un antique exercice Barbare et demesuré De l’agonie à l’ossuaire

Sous un toit végétal Nous étions cachés Du ruissellement de la pluie Dans notre repaire Nous veillons En vigie Cette longue nuit Pleine de pas Qui traîne avec elle Son mot d’ordre improvisé Crie comme un bras Qui appelle autrement Et plus fortement A l’insurrection Contre l’involution Partout au bout des venelles Surgissent des rebelles Qui ont dégringolés de l’horizon Tentés Nous étions tous tentés De résister à l’assaut Comme en octobre 88 Lorsqu’il a plu Et que dans les rues L’hécatombe des pneus A dessiné Des arabesques éphémères D’écriture qui tue. C’est janvier Quel janvier qui fermente Dans nos têtes On a le plan clair Mais bordé soudain Par l’orage en sursaut Comme un contre-feu Derrière nos épaules Les ombromanes entrent en lice Cernent la ville tourmentée Aux quatre coins de marbre Il fait très calme Pour un rien L’élan de la révolte Se comprime Sur la branche d’un arbre Un cri d’oiseau vieux Entame un long sifflement Pressant et impatient Il nous exhorte à faire quelque chose Mais on ne sait pas quoi Après maintes viscissitudes On s’endort désemparé Dans la tombe de notre lâcheté

Page 18: FLO 144

18

Jean-Louis BERNARD né en 1947 à Biarritz. Vit à Grenoble depuis 1975. A publié une vingtaine de recueils souvent

récompensés. En dernier lieu : Entre trace et obscur (2011) ; Calligraphie de l’Ombre (2010, Ed.

Jacques Brémond, Prix de la Ville de Béziers 2009) ; En lisière d’absence (2008, Ed. de l’Atlantique) ;

Au juste amont du songe (2007, La Licorne, Prix de l’Ecritoire d’Estieuges)... Publié dans de

nombreuses revues (dont Pages Insulaires, Traversées...), Prix de la Découverte Poétique 2011 de la

Fondation Simone Carfort.

Longtemps j’ai fréquenté les fleuves

puisé

aux pages blanches de leurs berges

rumeur des âges

neige sous les paupières

bu à leurs résurgences

geste décanté

dans l’infini du moi perdu

un embrun un seul

haut sur la rive

cimente nos châteaux de sable

de quelle ombre suis-je sillage

devenu

Un seul nom répété

sur le perron du crépuscule

le regret devient accueil

l’absence s’immerge

en mémoire archaïque

entre nous

et les espaces

la parole primordiale

et le blanc repentir

des certitudes

corruptrices d’offrandes

l’instant se suspend

aux premières pointes d’ombre

bientôt la ténèbre

nous prononcera

Ruissellent

les murailles d’océan

vers quel désert vers quelle

apesanteur

quel vent chevauchent

les parchemins brûlés

ceux qui nous protégeaient

des effractions de l’orage

sous les pontons de nos vaisseaux

clapotent

quelques images égarées

iront vers l’incertain

si la marée l’exige

et flambe la rumeur

à la vigie

des terres de saccage

Page 19: FLO 144

19

Stella Vinitchi RADULESCU

Docteur en français, Stella Vinitchi Radulescu est une poétesse

d'origine roumaine. Auteur de plusieurs recueils de poèmes publiés

en Roumanie, aux États-Unis et en France, le Grand Prix "Art et

Poésie" lui a été décerné par la Société des Poètes et Artistes de

France en 2007 pour son livre Terre Interrompue et, en 2008, la

même Société lui a attribué le Grand Prix "Henri-Noël Villard"

pour son recueil Un cri dans la neige.

Ses poèmes ont été publiés dans un grand nombre de revues

littéraires, notamment aux Etats-Unis, en France, en Belgique, au Luxembourg et en

Roumanie.

Rouge Désert

Qu’est-ce qu’il y a

donc

entre

les mains qui

se séparent

à l’aube sinon

le monde

écrit à l’envers

comme

un désert

de roses

Œil rouge

sur la terre

noire

je parle

d’un temps

faute

de soleil

j’ai allumé

le jour

avec

mes larmes

Ou parcourant

langues

et distances

au pas

du chameau

blanc

la faille

dans la suite

de ses rêves

voilà déjà

ce qui s’appelle Ŕ

un nom au goût

de feu

et d’asphodèles

Le rouge

du départ

les pleurs en nous

font avancer

la barque

l’instant d’après

le réveil

une bouche

se pose

sur la page

ce qu’on veut

dire

crier

ou taire :

le sang de ces vieilles

cathédrales

J’oppose au ciel

une chemise

éphémère :

que ma naissance

soit première

à marquer

dans le calendrier

des roses

La vie s’installe

solitaire

comme un oiseau

égaré

porté par le vent Ŕ

un sourire

au bout du chemin

devinez

le poids de mon âme

Page 20: FLO 144

20

SKALDELINE Né en 1970 à Fontenay-le-Comte. A publié 2 recueils de poèmes en prose, Et renaître enfin (éditions

An Amzer, 2003) et Sidera et Stellae (éditions Clapas, 2001). Publié également en revue dans

Portique, An Amzer, Froissart, Aujourd’hui poèmes, Encres vives...

TUMEUR D’AMOUR ( extraits)

Une cigarette se consume lentement dans le cendrier

Une bière s’évente en silence sur la chaise

Sur l’étagère trois bouquins de Jack London se dressent fièrement devant deux coquillages

rêveurs du Sahara

Les draps sont trop blancs, les murs sales

Dehors, une usine quelconque diffuse un bruit de grillon de nuit d’été.

Et je suis vivant

Bon Dieu, si incommensurablement vivant !

GAME OVER

L’odeur des jours nouveaux

Dans l’air qui fouette ma peau

Me broie les ailes

Me laisse tout frêle

Me brise le dos

Le sang des années mortes

Que le silence emporte

Coule de mes veines

Comme une sirène

Retourne aux flots

Je quitte l’Ancien Monde

Et son cortège immonde

De sourdes peines

De rires obscènes

D’espoirs qui tombent

De rêves qui fondent

Je pose mon passé sur scène

Et en tes mains fraîches et saines

Mon avenir qui gronde.

GUERISON

Délicate est la pluie

Qui survit à l’orage

Et apaise l’outrage

Des espoirs en sursis

Je sème, ô vaine attente

En tes plis et replis

Les cendres ébahies

De l’indomptable amante.

Page 21: FLO 144

21

OPPRESSION

Je ne puis me figurer endroit ni temps plus oppressants que ceux-ci

Malgré ce zéphyr de bien-être qui promène parfois sa fraîcheur aurorale par els moiteurs de

mon visage et les rocailles brûlantes de mes pensées ; et malgré l’amour inouï de celle dont il

serait mille fois vain de parler,

Tout Ŕ chaque poussière, chaque seconde, chaque infime particule de ce monde immobile qui

m’encercle et m’asservit, et contre lequel il me faut guerroyer sans relâche pour sans cesse

repousser le spectre de la débâcle, de la défaite ultime, de mon esprit inanimé dans un corps

comptant les secondes Ŕ Tout

Me porte à bondir hors de ce lieu et de cette époque Ŕ Libre ! Ŕ en un cyclone chaotique et

désespéré...

Mais cet élan extraordinaire s’essouffle sur les parois jaunies et les illusions ancestrales.

PLUIE

Une pluie dense et lourde

Sans commune mesure avec ces langoureuses averses voilées de tiédeurs domestiques

S’abat sur les parois de ma gorge desséchée, me désaltère en même temps qu’elle

m’enflamme

D’obscures et douloureuses entailles boursouflées enflent de ma bouche à mes entrailles

Je ne puis ni vomir ni avaler

Et si je regarde le ciel de rose et de cuivre,

C’est pour détourner mes yeux des sillons de rancœur creusés par tes paroles, de peur d’y voir

germer et croître des arbres de souffrance porteur de fruits de mépris.

CONFIANCE

En vain me viole la perfide anxiété

Me narguent le doute charmeur et ses fourbes archers.

Le ciel peut bien se fondre en un brouillard informe,

Les traces de mes pas succomber en rafales sous d’épais typhons,

Je sais

Que le soleil de midi soufflera ses senteurs sur les ornières sanglantes

Que l’ardent crépuscule livrera aux étoiles les blessures insolentes

Et que l’aube viendra ; et mes paupières arides renaîtront du frisson de ses lèvres humides.

Page 22: FLO 144

22

Olivier Félix HOFFMANN

Poète d’Alsace né en 1968, écrivant en dialecte, en français et en allemand. Egalement

chanteur folk en américain et alsacien. Ci-dessous, extraits d’Actes de poétries.

La poésie vue d’ici

Naît d’ailleurs

La poésie vue d’ailleurs

N’est pas d’ici

Poète maintenant

A jamais

Ventriloque éloquent

Couronné

Et cité

Sacrée dimension des mots Enflés de notre méconnaissance Profane Le profanateur ouvre le caveau Du sens profond Poétique Chassé de la cité

La poésie surgit

A l’interligne courbe

Des petits riens

L’âme slamme Scande l’essence Qui s’enflamme

L’effort coûte moins

Que la paresse

Et si le chemin Ne nous conduisait Et si le chemin Ne nous conduisait qu’à Et si le chemin Ne nous conduisait qu’à nous-mêmes

Etre de marbre

Tombe

Très bien

L’infini N’existe pas J’en suis revenu

L’intelligence se partage

Comme le bon pain

Le poète n’est que le pendant pendable du poème

Page 23: FLO 144

23

Christian AMSTATT

Secrétaire des Poètes de l’Amitié, il a publié 4 recueils, essentiellement de poésie classique

(sonnets et autres formes fixes) et notamment un recueil de tanka, plaisamment intitulé

« Tanka faire ».

L’espace grandit dans l’univers infini qui va vers le froid Et nous pauvres égarés croyons fabriquer demain

Un merle immobile si noir dans la neige blanche Un peu de patience

Le temps des nids reviendra et les peines et les joies

Les ans qui s’entassent ne comptent plus les saisons Pourtant c’est facile

A chaque feuille qui tombe répond un flocon de neige

La révolution attire encor moins la foule que les élections

C’est que souvent elle tue quand l’isoloir lui protège

Je ne te promets pas d’être heureux en ce monde dans l’autre non plus

Religion ou politique même combat même mort

Urne d’élections ou bien urne funéraire quelle utilité ?

Dire que la plus transparente est aussi la plus opaque

Les livres ouverts croient toujours faire la nique aux livres fermés

Pourtant qu’il est beau le rêve face à l’ennui de la page

Les livres ouverts croient toujours faire la nique aux livres fermés

Pourtant qu’il est beau le rêve face à l’ennui de la page

Le livre des livres n’a besoin que d’une page où tout est écrit

C’est celles d’un ciel d’hiver qui restera toute blanche

Si tu crois voir dieu dis toi que c’est un mirage et ferme les yeux

Puis quand tu les rouvriras tu verras l’avenir : RIEN

Page 24: FLO 144

24

La Chronique Huronnique

de Louis LEFEBVRE (Les Brenots - 58430 Arleuf)

agrémentée de dessins de Marie-Laine.

Stéphane HESSEL :

INDIGNEZ-VOUS !

Présent : Indigne-toi !

Indignons-nous !

Indignez-vous !

(L’impératif passé est inusité)

Voici un impératif qui pose problème.

L’indignation étant un sentiment de colère

né d’une injustice ou de tout autre infamie, il est

évident que cette colère, cette révolte, cette rage

est toute personnelle.

S’INDIGNER : la forme pronominale

montre encore plus que c’est moi qui... Je

m’indigne (je me) Tu t’indignes (tu te) Nous

nous indignons (nous nous). Un peu comme si le

MOI de ma conscience morale ordonnait au

MOI occupé à des taches quotidiennes de se

révolter.

Peut-on dire alors : INDIGNEZ-VOUS !

Voici un salaud qui bat sa femme. Il l’a

jetée à terre. Il lui flanque des coups de pied

dans le ventre.

Un brave quidam regarde la scène. Sans

s’indigner le moins du monde. Vous lui criez :

mais, bon Dieu ! indignez-vous !

Ce brave quidam vous regarde tout ahuri.

Il ne comprend pas.

Si l’indignation n’a pas éclaté en lui, votre

impératif ne la fera pas naître.

Je mets donc en doute le « INDIGNEZ-

VOUS » de Stéphane Hessel.

Indignez-vous ! : un vœu pieux s’il en est.

Il signifie que nous vivons dans un monde où

s’indigner est bien peu à la mode. Rien de plus

triste.

Il y a tant de sujets d’indignation ! Les

braves gens sont blasés. Et comme ils ne peuvent

pas être toujours indignés, ils restent amorphes.

J’ai lu le petit livre de Stéphane Hessel.

Je m’attendais à un beau coup de gueule.

Mais non. C’est une écriture bien sage. Un

petit devoir d’élève modèle. Pas un « nom de

Dieu ! » Pas un cri du cœur.

Au chapitre intitulé « Mon indignation à

propos de la Palestine »(page 17), il écrit :

« Gaza est une prison à ciel ouvert pour

un million et demi de Palestiniens ».

Le ton ne peut être plus neutre. « Une

prison à ciel ouvert » , c’est une expression

ressassée. Tout le monde l’a employée. Il écrit

encore :

« On nous a confirmé qu’il y avait eu mille

quatre cents morts Ŕ femmes, enfants, vieillards

Ŕ au cours de cette opération « Plomb durci »

menée par l’armée israélienne, contre seulement

cinquante blessés côté israélien. Que des juifs

puissent perpétrer des crimes de guerre, c’est

insupportable.

Hélas, l’histoire donne peu d’exemples de

peuples qui tirent les leçons de leur propre

histoire. »

Là aussi, Hessel constate bien tristement.

Ne sait-il s’indigner ?

Ou bien, c’est l’âge ?

« 93 ans. La fin n’est plus bien loin. »

écrit-il.

L’âge tarirait en nous les généreux

mouvements de révolte ?

Gide le note dans son Journal :

« Quand je cesserai de m’indigner, j’aurai

commencé ma vieillesse. »

« J’aurai commencé » : futur antérieur.

Dans l’ordre, il faut écrire : quand j’aurai

commencé ma vieillesse, je cesserai de

m’indigner.

On commence pas être un vioque, un vieux

con, et cesse alors toute velléité d’indignation.

Eh bien, non ! Non ! nom de Dieu !

l’indignation se renforce avec l’âge !

Page 25: FLO 144

25

Et c’est logique. Vous êtes jeune, vous êtes

indigné par le comportement de certains sbires

qui maltraitent des malheureux. Vous êtes vieux

et vous constatez que des sbires maltraitent

toujours des malheureux. Rien de nouveau sous

le soleil ! Alors votre indignation est bien plus

grande.

Je n’ai cessé de m’indigner tout au long de

ma vie.

J’ai écrit parce que j’étais indigné :

romans, poèmes, chansons, pièces de théâtre. Et

si quelqu’un m’avait dit « indignez-vous ! », je

lui aurais ri au nez.

Vous trouvez peut-être que dans ma

chronique, il y a un peu trop de « nom de

Dieu ! ». Vous avez raison. Mais ces « nom de

Dieu !», ces jurons qui en appellent à Dieu, alors

que l’auteur est mécréant, prouvent seulement

que mon indignation demeure intacte.

NOM DE DIEU ! voici la Marine qui va

être au second tour des présidentielles ! NOM

DE DIEU ! mais j’enrage, moi ! J’ai envie de

casser quelque chose ! Ou de gifler quelqu’un !

NOM DE DIEU de NOM DE DIEU ! c’est

le 21 avril qui recommence ! Au secours ! Mort

aux cons ! NOM DE DIEU !

Un livre, un livre passionnant. un livre

nécessaire :

René POMMIER :

THÉRÈSE D’AVILA

TRÈS SAINTE ou CINTRÉE ?

aux éditions Kimé

René Pommier démontre, grâce aux écrits

de Thérèse d’Avila, que cette pauvre femme

imagine ses dialogues avec Jésus et invente toute

cette histoire effarante qui a fait d’elle une

sainte.

Ainsi Thérèse s’entête à prouver que ses

visions ne sont pas le produit de son

imagination :

« Que ce soit un effet de l’imagination,

c’est de toute impossibilité, car la seule beauté,

la seule blancheur d’une main de Notre-

Seigneur surpasse totalement la portée de notre

imagination. »

Elle écrit encore :

« Cet or et ces pierreries sont si différents

de ceux d’ici-bas, qu’il n’y a pas à les

comparer. »

Ou bien :

« la lumière qui frappe nos yeux et celle

qui brille dans ce séjour ne peuvent être

comparées... la clarté du soleil ne semble plus

ensuite que laideur... »

Il est facile de démontrer ( et Monsieur

René Pommier s’amuse beaucoup) que toutes

ces visions sont conformes à l’imagerie du temps

et à l’iconographie conventionnelle en vigueur.

Mais que Thérèse soit très sainte ou cintrée

(un joli chiasme, Monsieur le Mécréant !) cela

n’a guère d’importance, et on peut pardonner à

Thérèse ses extravagances, puisqu’elle est folle.

Mais il faut bien voir que sa folie est

dangereuse. Son amour pour Jésus est un amour

absolu, unique, jaloux, exclusif. Un amour qui

refuse le moindre partage, la moindre nuance. Le

« Je vous aime ! » de Thérèse signifie « Je

n’aime que Vous » et a comme corollaire : il

m’est impossible d’aimer autre chose. Aussi

Thérèse renie-t-elle notre ici-bas : aussi méprise-

t-elle tout ce qui est la terre.

« Je suis prête à quitter amis et parents. La

parenté est même ce qui me captive le moins :

les proches me sont singulièrement à charge. »

Oui, me dira-t-on, mais les croyants

aujourd’hui, n’ont que faire de cette sainte

d’antan !

Thérèse vivait au XVI° siècle, certes, mais

elle est devenue docteur de l’Eglise par la

volonté de Paul VI en septembre 1970. Thérèse

est de notre temps.

Elle est la première femme docteur de

l’Eglise et Paul VI, en la nommant, était en

contradiction avec les préceptes de saint Paul :

« Que les femmes se taisent dans les

assemblées. Elles doivent être soumises comme

le dit la Loi. Si elles désirent s’instruire qu’elles

interrogent leur mari à la maison ; car il est

malséant qu’une femme parle dans une

assemblée ».

Lettre aux Corinthiens ; I Ŕ 34

On admire, encore aujourd’hui, Thérèse

d’Avila et on la prend comme modèle.

Page 26: FLO 144

26

On a vu dernièrement des millions de

chrétiens émus aux larmes par la béatification

d’un certain pape et souhaitant du fond du cœur

sa canonisation.

Ce pape qui sera certainement déclaré saint

est pourtant responsable de la mort de milliers

d’hommes, de femmes et d’enfants.

Non, sainte Thérèse Ŕ comme saint Eloi Ŕ

n’est pas morte et bien des croyants

« raisonnent » aujourd’hui, sans bien s’en rendre

compte, comme de véritables intégristes.

Encore une citation de René Pommier (une

citation pleine d’humour. Un régal). René

Pommier cite Bossuet. Celui-ci pense que Dieu

peut être fier de tout ce qu’il a fait : c’est

l’orgueil infini de Dieu. (Mais pour le Seigneur,

ce n’est pas un péché !)

Et René Pommier écrit :

« Comment ne pas se dire que le dieu de

Bossuet est un vrai personnage de Molière... »

page 154 Ŕ note 70

Voici le Big Godo mis au rang des Argan,

des Arnolphe, des Harpagon... Voici le divin

Creator tellement fait homme qu’il en devient un

personnage de comédie atteint de monomanie.

Voici à quoi en est réduit un Dieu trop

occupé des péchés de la terre.

Voyez-vous, je préfère René Pommier à

Stéphane Hessel.

René Pommier ne nous dit pas « Indignez-

vous ! ». Il prend sa Thérèse et nous la dépouille

de sa bure, de sa guimpe et de son auréole. Il

s’attache à ses écrits. Il nous les fait connaître. Il

les étudie. Il les commente. Il nous prouve que

Thérèse est folle et dangereuse.

Et pour finir, il éclate de rire.

Le rire de René Pommier est

communicatif. Lisez son livre. Vous verrez...

Le rire de René Pommier est décapant.

Le rire de René Pommier est

thérapeutique.

Le rire de René Pommier est nécessaire,

aujourd’hui, pour lutter contre la bêtise et

contrer les charlatans.

LA TRANSVERBERATION

(Rome, église Santa Maria della Victoria – LE

BERNIN 1598 – 1680)

Un transpercement particulier.

C’est Thérèse qui raconte :

« J’apercevais un ange auprès de moi,

du côté gauche, sous une forme corporelle.

Il n’était pas grand, mais petit et fort

beau.

Je voyais entre les mains de l’ange un

long dard qui était d’or et dont la pointe de

fer portait à son extrémité un peu de feu. Il

me semblait qu’il me passait ce dard au

travers du cœur et l’enfonçait jusqu’aux

entrailles.

Quand il le retirait, on eût dit que le fer

les emportait après lui, et je restais tout

embrasée du plus ardent amour de Dieu ».

Thérèse ajoute que cette indicible

douleur est une suavité excessive.

« Cette souffrance n’est pas corporelle

mais spirituelle. Et pourtant le corps n’est

pas sans y participer quelque peu et même

beaucoup. »

Page 27: FLO 144

27

« Quelque peu et même beaucoup »...

Thérèse est seule à connaître l’extase et la

transverbération. On aimerait qu’elle nous donne

plus de détails. Voici que le corps est partie

prenante en cette affaire. Thérèse nous fait rêver.

J’ai dessiné à ma façon la

transverbération de ta sainte par Le Bernin.

Son ange est rigolard et tout heureux de

lui farfouiller dans les entrailles. Le mien aussi.

C’est chouette pour un ange de descendre sur

terre pour rigoler un peu.

Voici sans sa bure et

sa guimpe la femme dont

Jésus est le fiancé.

Ce n’était pas la

peine de venir vivre de la

vie d’un homme de la terre

Ŕ de s’incarner Ŕ pour

avoir si mauvais goût.

Marie-Laine..

Louis LEFEBVRE vous fixe

un rendez-vous parisien :

Page 28: FLO 144

28

A SES ENFANTS HORS-LA-LOI,

LA LITTÉRATURE RECONNAISSANTE

par Jean CLAVAL

Philip Gordon WYLIE (1902-1971)

écrivain américain

Philip Wylie naît le 12 mai 1902 à Beverly

(Massachusetts), fils d’un ministre du culte presbytérien.

Après des études à l’Université de Princeton, il travaille

en usine, sur des bateaux, dans des fermes, comme agent

de presse, directeur en publicité, écrivain pour studios et

dans l’équipe du New Yorker. D’éducation largement

scientifique, il parle français, allemand et pratique même

un peu le russe. Il meurt le 25 octobre 1971 à Miami

(Floride).

Philip Wylie n’est guère connu du lecteur français

non anglophone que par les deux romans écrits en

collaboration avec Edwin Balmer, Le Choc des Monde ( When Worlds collide) et Après Le Choc des Mondes

(After Worlds collide), quelques nouvelles éparses dans

divers magazines et son roman posthume, La Fin du Rêve ( The End of the Dream).

Le Choc des Mondes et Après Le Choc des Mondes paraissent en France en 1952 et 1954 dans la

collection Le Rayon Fantastique chez Hachette. Le

premier titre avait fait l’objet d’une adaptation

cinématographique réalisée en 1951 par Rudolph Maté

(1898 Ŕ 1964) plus inspiré comme chef opérateur de la

Passion de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer, Liliom de Fritz

Lang et To Be or not to Be d’Ernst Lubitsch qu’en

qualité de metteur en scène hollywoodien. Le film

édulcore fâcheusement la féroce description de

l’égoïsme, de la peur, de la lâcheté d’une humanité

menacée d’anéantissement par une catastrophe

planétaire.

Auteur prolifique en de multiples genres : romans

psychologiques, policiers, d’anticipation, nouvelles,

essais, articles, programmes de radio, publicité, histoires

et manuels de pêche, etc, outre l’impossibilité d’accéder

présentement à son œuvre complet,il ne paraîtrait pas

opportun de recenser ici la totalité de la production de

Philip Wylie, souhaitant seulement par quelques coups

de sonde donner un aperçu de ses qualités et talent bien

personnels.

Gladiator met en scène un surhomme paralysé par

l’incompréhension et l’incompétence des gens

ordinaires.

Dans Finnley Wren, la description d’une partouse,

avec moyens anticonceptionnels à la portée de tous,

amène le lecteur à se poser la question : nos enfants et

leurs enfants passeront-ils ainsi leurs loisirs ? Opus 21 nous offre une vision de l’activité

cérébrale d’un écrivain et de ses angoisses alors qu’il se

croit atteint d’un cancer. Ce roman comportant un sous-

titre savoureux, nous ne résistons pas à l’envie de le

transcrire in extenso : Musique descriptive

pour la plus basse époque Kinsey de l’âge

atomique Un concerto pour Orchestre d’un seul homme

Six arias pour feuilletons sirupeux Fugues, Antiennes et Rengaines

Experiment in crime relate les aventures d’un

jeune professeur entraîné dans le monde de la pègre, des

gangsters.

Dans le domaine de l’anticipation, assortie d’un

anticommunisme virulent, retenons Tomorrow ! et

Triumph qui , publié en 1962, nous plonge au cœur de la

Troisième Guerre Mondiale, l’Amérique du Nord

totalement détruite où ne survivent que quatorze

personnes réfugiées dans l’abri d’un millionnaire du

Connecticut.

Certainement l’œuvre la plus célèbre de Wylie

outre-Atlantique, Generation of Vipers parue en 1942

connut maintes réimpressions, dont celle de 1955 au

texte revu, préfacée et annotée par l’auteur. On peut

traduire littéralement son titre par Génération de Vipères

mais n’oublions pas que « viper » en argot désigne

également un fumeur de marijuana. Le seul énoncé de

certains chapitres comme par exemple Catastrophe,

Christ et Chimie ou Féodalité subjective, les deux

premiers, présage le ton de ce classique explosif riche en

commentaires, prévisions, moralisation indignée

assurant la pérennité des vues à longue échéance de

Wylie soucieux de vérité, réalité et de la liberté de

l’homme, particulièrement la liberté de l’esprit.

Nous en arrivons à La Fin du Rêve publié en

France en 1976 par les Editions Opta dans sa collection

Anti-mondes. Considérons ce chant du cygne comme un

testament, un résumé, une prophétie, un condensé en un

ultime message des préoccupations de Philip Wylie, de

sa morale et de ses avertissements.

Page 29: FLO 144

29

Recto-verso du papillon « publicitaire » inséré

dans l’édition de 1976 de La Fin du Rêve.

Nous sommes en juin 2023. A Faraway, ville de

l’ancien Etat de New-York, vivent 4 000 personnes,

noyau de civilisation de l’espèce humaine réduite par ses

propres agissements ; il n’existe plus qu’une personne

sur cent de celles vivant au XX° siècle, hécatombe

résultant d’énormes erreurs irréversibles, de la débâcle

de l’environnement, d’une technologie universellement

polluante, de cataclysmes massifs.

Directeur intérimaire de la Fondation pour le

Préservation de l’Humanité, Will Gulliver recense écrits

et documents sur l’état « actuel » de la civilisation,

regroupant aussi bien faits mineurs que calamités

planétaires annonciateurs durant cinq décennies de la

montée du péril.

Dans les années 1970, de nombreuses

manifestations menaçantes se

font déjà jour : le smog en

extension à Londres et à Los

Angeles, les fuites de mazout

en mer et dans les ports,

l’accroissement du nombre

de rats supérieur à celui des

humains, le DDT concentré

dans les tissus graisseux de

l’homme, le déboisement, les

fleuves transformés en

égouts, la mort des lacs, la

multiplication des centrales

nucléaires, les voies ferrées

devenues radioactives du

fait du transport des

déchets.

En appoint des

dommages écologiques,

survint la «Saint-Valentin

Noire». Aigri, un

inspecteur de lignes à haute

tension, débordant de

ressentiment envers ses

employeurs et la société,

éprouvant un désir de

vengeance justifiée, procéda à

un sabotage causant un

désastre et un million cent

mille victimes pour New-

York et sa banlieue, plus de cinq millions dans le reste

du pays. Preuve était faite de la dépendance de l’homme

à la technologie et donc de sa vulnérabilité.

Une maladie, « la brume bleue », frappe les

récoltes. Afin de procéder à la révision des systèmes

d’élimination des déchets, des usines et installations

industrielles sont immobilisées ; la cessation de la

production d’une quantité de biens de consommation

entraîne un rationnement et un chômage massifs.

Découlant de l’épandage souterrain des puits de

vidange des déchets toxiques et corrosifs industriels, la

brume âcre révèle à l’analyse des traces de substances

nocives, des composés de l’arsenic, du chrome, du fluor,

du cadmium... La perte totale de récoltes de pommes de

terre et tomates se chiffre en millions de dollars.

L’éclatement d’une canalisation d’évacuation des

pluies d’orage libère un liquide vert visqueux qui brûle

gravement des enfants. De geysers jaillissent des flots

polluants contaminant les cours d’eau, tuant poissons et

oiseaux. Outre les nombreux désastres à l’évidence dus à

des fuites de puits, on impute à celles-ci certains

tremblements de terre, par glissement ou dérapage des

couches supérieures ou profondes lubrifiées par les

déchets.

Venant du Mexique, dangereuses pour l’homme,

des abeilles mutantes envahissent le Texas. L’insecticide

abondamment répandu affecte non seulement les reines

de l’abeille de la mort, mais stérilise les femelles de

plusieurs insectes utiles à la

pollinisation et provoque une

hécatombe de poissons, de

bovins, d’ovins et d’animaux

sauvages. Des essaims à la

recherche de nouveaux lieux

où s’installer pénètrent dans

les maisons, les magasins et

les églises provoquant

panique, collisions de

véhicules, piétinements et

incendies.

La rivière de Harlem,

bien qu’interdite aux bains

et à la natation car polluée

par les ordures, les égouts,

les déchets industriels

radioactifs, contamine les

contrevenants, surtout

enfants et adolescents.

Un chien qui fouille

les poubelles et mange les

restes de plats surgelés

devient gras et enflé ; au

moment où un passant

malintentionné lui lance une

allumette enflammée, il

libère une flatulence et

explose. De même, nourri

par sa gouvernante de plats

surgelés, si bon marché, savoureux et faciles à préparer,

un prêtre se tenant le dos à la cheminée où flambent des

bûches lâche un pet et éclate. Pareillement, un éleveur

peu fortuné alimente sa truie avec des produits surgelés

périmés soldés ; passant près d’une baraque foraine

éclairée par des lampes à acétylène, la bête lâche un

vent, et, arrachée par une explosion, sa tête va s’écraser

contre le crâne du fermier tué sur le coup tandis que des

fragments du porcin violemment projetés dans les airs

blessent trois personnes.

Dégelés et laissés tels quels les surgelés ensuite

absorbés dégagent dans l’intestin des masses des bulles

essentiellement composées d’oxygène et de méthane,

Page 30: FLO 144

30

avec un peu d’hydrogène dans les boyaux, le produit

périmé consommé fabrique un mélange explosif.

Au Nebraska et au Kansas, une algue mutante

envahit les mares et les cours d’eau : les produits

chimiques et autres destinés à la préparation d’une

guerre bactériologique ont été dispersés, répandus sans

précaution après le nettoyage d’un centre de recherches.

La Fondation pour la Préservation de l’Humanité

s’oppose en vain à la transformation totale des voies

fluviales en égouts.

En août 1979, une titanesque explosion,

comparable à celle d’une bombe atomique, dévaste

Cleveland : suite au rejet des déchets industriels et

effluents contaminants fortement corrosifs et toxiques

par diverses usines indispensables à la Défense

Nationale, la Rivière Cuyahoga explose purement et

simplement, la conflagration causant plus de 100 000

morts ou disparus.

Dans les années 1980, les besoins subits de

refroidissement d’une centrale nucléaire et d’usines

installées en amont d’un camp de pêche du Kentucky

font littéralement bouillir la rivière Petite Dwain,

ébouillantant vifs deux enfants dans une barque.

Des milliers de passants toussent et s’étouffent

dans New-York et notamment Manhattan couverts d’un

linceul bleu et brun concentré au centre de la ville ; le

smog épais s’étend foudroyant les gens qui tombent

fauchés par une concentration mortelle d’oxydes et de

protoxydes d’azote principalement ; ce « Massacre du Samedi », avec pillage, tueries et incendies, occasionne

près de 1 200 000 victimes.

Vulgaire, avilissante, médiocre, une avalanche de

films, livres, magazines et images axés sur la sexualité,

le sado-masochisme, l’homosexualité écrase le pays, les

activités des jeunes rebelles s’accompagnent

d’absorption de drogues. L’inexistence de toute idée

claire sur la manière d’élever les enfants et les

adolescents s’accompagne de formes diffuses d’absence

de pensée couplées avec la confusion entre science et

technologie.

La mort du riz, atteint en 1985 par la Nielle Noire,

touche dans le monde des milliards de personnes

dépendant de cette céréale, entraînant cannibalisme et

marchés de chair humaine dans plus de cinquante pays,

ainsi qu’immigration suivie de xénophobie.

Au nombre des grands cataclysmes des années

1990, apparaissent les batailles au sein des villes, la

mortalité généralisée par radioactivité excessive et une

épidémie mondiale de folie homicide (démence

collective). Les océans se transforment en fabriques de

produits chimiques créant entre eux des recombinaisons

ignorées, un entassement de millions de composés agités

et mélangés aboutissant à une issue inconnue.

Longs de quatre ou cinq centimètres, couleur

d’asticot, ressemblant à du macaroni, les « vibs » ou

« sangsues de mer » envahissent la Floride. Ils sortent de

l’eau par millions et attaquent les mammifères, les

dévorant à l’exception de la peau et des os. Ils pénètrent

par les estuaires et les baies, apparaissent bientôt à

Léningrad et Vladivostok, puis en Inde, en Chine, au

Japon. L’arrosage d’hectares de terre par des flots de

pétrole brut parvient seul à limiter, parfois stopper,

l’invasion.

Une propagande mensongère affirme au public

que, sauf en de très rares cas, le danger de radioactivité

s’avère à peu près nul. En fait, on constate une

recrudescence de cancers, de fausses-couches, de

naissance de bébés difformes, de monstres.

Une ruée vers le charbon et le pétrole accompagne

les abus de l’industrie dans l’Antarctique générant une

pollution sans frein : omniprésence de masses de suie,

sulfures et impuretés diverses.

L’Antarctique entre dans une période d’activité

volcanique ; un enfer mêlé de glace et de lave condamne

le globe à vivre sous un toit perpétuel d’air enfumé d’où

tombent matières carbonées et cendres. D’importants

séismes tant dans l’Antarctique qu’autour du Pacifique

provoquent de titanesques tsunamis et la montée du

niveau des mers submerge toutes les villes portuaires et

les basses terres.

Une combinaison étanche et un masque

respiratoire deviennent indispensables pour se déplacer à

l’extérieur car les tempêtes balayant la planète

concentrent les toxines à un degré mortel.

La Fondation pour la Préservation de l’Humanité

quitte Manhattan pour s’installer à Faraway. D’autres

survivants attaquent sporadiquement la colonie munie

d’un dôme protecteur.

Inopinément, toutes les transmissions cessent

entre Faraway et les stations de civilisation subsistantes.

Après un message inachevé d’étonnement d’un pilote,

trois avions envoyés en reconnaissance au-dessus du site

n’en reviennent pas et ne donnent plus signe de vie, un

cliché pris par satellite ne montre qu’une région sombre,

sans lumières, sans incendies, sans brouillard.

Evénement invraisemblable, impensable, ultime

cataclysme ?

Page 31: FLO 144

31

NOTES DE LECTURE

par Louis DELORME

Montauriol poésie - printemps 2011 N° 82

Cela fait grand plaisir lorsqu’une revue ne

s’arrête pas avec la retraite de celui qui l’a fondée.

C’est le cas avec Montauriol poésie. Son fondateur

Olivier Demazet s’est retiré mais il reste président

d’honneur. D’autres ont repris le flambeau sous la

houlette de la nouvelle présidente, Florence Delbart

Faure.

Tout en continuant la revue, la nouvelle

équipe se promet un beau programme avec les

maisons de retraite et les établissements scolaires et

l’on ne peut que s’en féliciter. La poésie doit être

abordée dès le plus jeune âge : c’est le plus beau

cadeau qu’on puisse faire, à condition de savoir bien

le présenter. Les anciens, quant à eux, sont en général

sensibles à la poésie comme à toute nostalgie d’où

qu’elle émane.

Dans le présent numéro, une trentaine de

poètes sont représentés avec deux textes en moyenne

pour chacun d’eux. Mélange agréable de formes

classiques, de vers libres et de petites proses

poétiques. Très beaux dessins d’Üzeyir Çayci.

La fin du numéro nous donne à (re)découvrir

Emmanuel Flavia Léopold (1892- 1962) né à Fort-

De-France, de parents pauvres, qui s’est illustré par

sept recueils dont un publié chez Seghers. Après une

carrière de professeur d’anglais, il prend sa retraite à

Montauban, son dernier poste, où il finira ses jours.

Pour qui connaît un peu les Antilles, c’est un réel

plaisir que de découvrir ce poète : "Je n’ai pas oublié

le rivage et la crique / Et la vague mourant sous les

mancenilliers / J’abrite dans mon cœur le calme du

Tropique / Et les soleils marins qui me faisaient

crier. "

Autre présent de la revue : Le Maillet, poème

à forme fixe, composé de quatre quatrains, le premier

vers se retrouvant dans les quatrains suivants à la

deuxième, puis troisième, puis quatrième place.

On ne peut que souhaiter bon vent à

Montauriol poésie pour les numéros à venir.

Rose des temps Printemps 2011

Revue de l’association parole & poésie en

lien avec l’association Flammes vives. La revue nous

propose des poètes d’hier : Vincent Muselli avec un

sonnet de belle facture dont les admirables tercets :

âme du feu ! esprits dangereux des Essences ! / Que

ne puis-je, vaincu par vos fauves puissances, / Dans

la tranquille ardeur d’un grand midi vermeil, // Au

jardin reflétant la clarté qui l’arrose / Et tissant mon

linceul de soie et de soleil, / Mourir sous la caresse

éclatante des roses! donnent à méditer, Etiennette

Kiefer disparue en 2008, un portrait de Joseph Zobel,

né à la Martinique lui aussi, de parents pauvres.

(1915-2006).

Viennent ensuite une dizaine de poètes

d’aujourd’hui, à ne pas dédaigner. Retenons ces

quelques vers du président de l’association : Patrick

Picornot : De son fouillis de branches / Notre-Dame

se dresse / Blanche cité sainte / Ceinte d’émeraude

en flottille / Capturant nue toutes les blancheurs du

ciel.

Après une saison 2010-2011 très riche en

sorties poétiques dans Paris, l’association Flammes

vives propose en octobre 2011 une journée poétique à

Cluny, avec déjeuner à l’Hôtel de Bourgogne,

fréquenté jadis par Lamartine, une promenade entre

la Bibliothèque de l’Arsenal et la maison Victor

Hugo, le 25 septembre prochain, autour des poètes

romantiques ; de la rue Saint-Martin à la place du

Châtelet le 16 octobre pour rendre hommage à

Nerval, Apollinaire, Desnos.

Qu’on se le dise et qu’on fasse l’effort d’être

présent !

par Nicole HARDOUIN

Trilogie de CLAUDE LUEZIOR : Vent debout, Tisonner l'imaginaire, Quand se bousculent nos lèvres (6,10 euros chaque cahier,

Collection Encres Blanche, Editions ENCRES

VIVES)

Dans ces cahiers, dont les premières de

couvertures sont des encres de Claude Luezior,

Page 32: FLO 144

32

l'auteur exprime la quintessence de ce qui l'anime :

l'Amour, ouvre-moi/ les rêves de nos ponts-levis, la

nature, les perce-neige/ humbles moniales, le

pacifisme, pourquoi tant de laser d'anthrax,

l'apaisement de la souffrance, brosser un nouvel arc

en ciel. Passeur de Sens, il jette un pont entre la

transcendance et l'immanence : la toile sacrée de la

ville/ l'unique bure qui plaît à Dieu

Son écriture sobre aux fragrances tour à tour

sauvages et douces ne fait pas l'économie d'un

humour feutré, voire acéré parfois, ceux.qui se

liquéfient sans goût ni saveur. Il y a dans cette

trilogie aux confluences de feu tout un monde qui

nourrit, embrase, illumine tout ce pourquoi il ne faut

pas mourir.

Quand Luezior

écrit, il casse l'os des mots,

les triture pour en faire

jaillir la moelle, il écarte les

voiles de la facilité en

lançant des éclairs sur

l'horizon pour tonner contre

: ceux dont la lance brille

pour percer nos flancs et

chacun retient la foudre et

la flamme, le bleu et le noir

pour exhumer la vie.

Sur la portée de

ces trois textes, on

solfie de surprenants

accords profanes ma

peau déplie une

luxuriance de frissons

et de riches trilles

sacrées : entrelacer mon

vitrail à tes psaumes de

moniale, incandescence

qui va jusqu'à la

calcination du Feu.

Les versets de

Luezior sont sous-

tendus par une vibrante énergie intérieure qui le

mène à la quête de ses pollens d'origine : le serpent

dans son jardin premier. Ce travail tend vers une

Vérité initiale, celle d'avant la fracture, c'est

pourquoi les soleils recèlent la gravité de l'ombre,

soleils luminescents et soleils noirs forgeronnent sa

quête.

Cette trilogie

témoigne de la délicatesse du

poète, les mots embaument à

l'empyrée des phrases.

Lorsqu'il trie ses grammaires

intimes, conjugue ses

chimères, alors bourgeonne le

texte, tournoie l'image, toupie

de l'inconscient, jeu des

songes.

Luezior est un

chasseur d'essentiel, il

bouscule ses paysages pour

cueillir l'edelweiss des

hauteurs, déplie l'éventail de

ses ivoires secrets. Il trempe,

tôt le matin, sa plume dans des tabernacles de

silence qu'il transmue en souffle et l'on communie à

son poème : transsubstantiation littéraire.

Il a l'encre ancré à l'âme, il avance ne

sachant plus s'il est ange ou démon, Thésée ou

Orphée, mais certain qu'au coeur du noir irradie la

flamme, celle qui polit les arêtes, comble les ravines,

humanise : homme humain dans toute la misère de

ma déraison. C'est un alchimiste qui fait oeuvre

royal de son don.

Luezior creuse un sillon profond dans la

poésie contemporaine, il désaltère les assoiffés de

Beauté. Il fait germer les pépins pour recréer la

pomme et réveiller l'Eve primordiale qu'il magnifie :

être branche quand tu es bourgeon. Il attise les

torches du désir et les laisse brûler jusqu'aux limites

de la souffrance : vent debout on s'était déchiré. Il

incendie nos vaisseaux dans des odeurs d'encens.

Lorsque Luezior prend sa lyre, il endort la

nuit pour mieux recueillir le chant d'amour des

étoiles, s'ouvrent alors les passages/ de nos

éblouissements.

Page 33: FLO 144

33

Do BRASIL,

par Yvan AVENA

L´art contemporain

est-il un art de vivre ?

En voulant mettre de l´ordre, dans de vieux

papiers, j´ai trouvé un article de 1992 sur l´art. Cet

article Ŕ jamais publié Ŕ était destiné à la revue

«Esprit» qui invitait ses lecteurs à prendre position

sur l´art contemporain. Vingt ans plus tard je

continue à penser plus ou moins la même chose.

Voici donc mes opinions sur l´art pour les lecteurs

de « Florilège» :

« En 1964 j´ouvrais, avec des amis, une galerie

d´art à Stockholm. Pour moi c´était évident que notre

galerie devait exposer de bons peintres. Je ne me

posais même pas la question sur l´art moderne ou sur

les problèmes de la création. Le bon était pour moi ue

évidence. J´avais appris, en Argentine, quelques

notions élémentaires de dessin et de peinture de

chevalet avec des anciens élèves des beaux arts. Je

connaissais les impressionnistes par des livres et des

visites aux musées et les plus modernes par les

galeries. Mes peintres de référence étaient Picasso, de

Chirico, Fernand Léger, Miro, Jean Gris, Klee,

Braque, Magritte puis les peintres «muralistes»

comme Gromaire, Orozco, Siqueiros, Rivera et

d´autres plus jeunes comme les argentins Carpani et

Di Bianco, dont je possédais des tableaux. J´avais

aussi beaucoup d´admiration pour Soutine, pour

Tanguy et pour Wifredo Lam. Les «abstraits»

comme Kandinski, Mondrian, Malévitch et leurs

descendants (dont le groupe Madi) n´étaient pas

encore entrés dans mon imaginaire. Je reconnaissais

la légitimité de «l´expérience» abstraite mais peu de

tableaux me touchaient profondément. Je considérais

- et je considère encore - que l´art abstrait a servi,

surtout, à faire avancer la liberté d´expression et la

technique du tableau de chevalet, mais le but et

l´accomplissement de cette recherche reste la

représentation « figurative » de la peinture.

Pour moi le travail de l´artiste était, par ordre

de réalisation, la composition, le dessin et la couleur.

Le sujet reste un élément secondaire et très

rapidement dépassé s´il ne représente que l´apparence

des choses. Mais quand l´artiste saisit l´âme et la

substance du sujet, le tableau devient immortel.

C´est avec ce modeste bagage théorique que je

démarrais ma vie de marchand. Après bien des

années de difficultés insurmontables je me retirais du

commerce de l´art. Ce fut mon université et mon

chemin de croix : Tous mes concepts sur l´art

s´avérèrent faux par rapport à l´évolution de l´art des

dernières trente années.

Non seulement la composition, le dessin et la

couleur n´ont plus aucune importance mais le sujet et

même, parfois, le tableau ont complètement disparu !

Seule l´idée de l´œuvre compte. Le nihilisme néo-

dada est devenu le seul mode d´expression reconnu.

L´anti-art est maintenant l´art officiel !

Personnellement je pense que la pluralité

d´expressions dans l´art est une bonne chose ; la

diversité est enrichissante, stimulante et agréable. Par

contre l´exclusion - quelles qu´en soient les raisons -

rime avec prison : le manque de liberté commence

toujours par la limitation de certaines libertés. La

résistance peut se manifester de plusieurs façons : ne

pas suivre les modes, ne pas faire comme le

troupeau, ne pas essayer de plaire aux critiques d´art

du moment.

L´anti-esthétisme des uns ne doit pas

condamner le raffinement exigeant des autres. Seul le

Page 34: FLO 144

34

plagiat et la répétition académique du passé

doivent être condamnés : c´est autant valable

pour les croûtes pour touristes que pour le

conformisme néo-dada. Mais nous assistons

aujourd´hui à un phénomène désolant, car tout ce qui

se fait entre ces deux extrêmes est totalement ignoré.

Ceux qui, peu nombreux, osent critiquer «l´art

conceptuel» sont immédiatement vilipendés et exilés

dans le monde des sous-bois et des biches au clair de

lune.

Le terrorisme intellectuel des «capitales de

l´art» n´est guère différent de celui des dictatures :

«Celui qui n´est pas avec moi est contre moi !». Les

victimes de cette politique sont, en particulier, les

artistes indépendants et l´art en général.

Les artistes souffrent d´indifférence et de

solitude. L´art souffre de trop de dirigisme

commercial et médiatique. Quelles en sont les causes

?

Cette situation est due à un centralisme

excessif d´un certain pouvoir : pouvoir de l´argent,

pouvoir de l´information, pouvoir d´impérialisme

culturel des grandes capitales. Les coupables sont

ceux qui décident mais aussi ceux qui acceptent.

C´est-à-dire tous les acteurs du phénomène artistique.

L´alternative serait la démocratie réelle et

décentralisée. Quand «provincial» ne sera plus

synonyme d´arriéré et quand il ne sera plus

nécessaire d´être reconnu à Paris ou à New York

pour avoir une cote, alors peut-être l´art redeviendra

un objet de plaisir et de compagnie et non plus un

objet de spectacle et de spéculation.

Néanmoins, après tant d´années de

fréquentation du «marché de l´art» j´ai appris ce qu´il

faut acheter pour gagner une bonne plus value. Voici

mon conseil : achetez dans les ventes aux enchères

ou dans les bonnes galeries des œuvres anciennes

cotées plusieurs millions de dollars. Plus elles seront

chères plus elles ont des chances de voir leur prix

monter...

Moi j´avoue que je fais tout le contraire. Faute

de millions j´achète, avec mon épouse, des œuvres

de jeunes peintres peu connus. Je n´achète que ce

que j´aime et de préférence des œuvres d´artistes qui

sont mes amis de longue date. Ce que je perds en

plus-values je le gagne en bonheur...

Pour le prix d´un multiple d´un artiste

contemporain renommé j´achète des originaux qui

répondent à mes propres critères de sélection. Ma

femme et moi nous partageons le goût de la

collection, du beau et d´un environnement original.

Ni avant-garde ni pompier, nos mûrs fleurissent de

tableaux modernes, de bonne facture, figuratifs,

abstraits, surréalistes ou naïfs qui transforment notre

maison dans un magnifique musée du plaisir des

yeux »

Ainsi l´art est, pour nous, un art de vivre !...

Page 35: FLO 144

35

LECTURES DE FLORENT LHUISSIER

''Indomables palabras / Indomptables paroles'',

de Jacques Canut (38 p.) (éditions Cálamo, imprimé en

Espagne, 2010)

À l'injonction de dire, se dérober ? Sur le mode de

l'adieu, avec cette nouvelle chaîne de quinze très brefs

poèmes Ŕ en édition bilingue Ŕ, Jacques Canut (né en

France en 1930) s'ouvre aux voies de la parole plus

uniment qu'il ne se l'avoue. ''Copier ? Non.'' Mais alors,

comment jouer du mordant des mots pour manifester

l'essentiel ? Leur pelote ''heurte le fronton de la lumière / brise la coupole des pensées, / et sentiments. /

S'évader avec ses ailes de cristal.'' Le langage ne

l'emporte sur le silence, son contre-jour, qu'à la faveur

des premiers doutes. ''Buteur. / Face au gardien de but.

/ Lequel des deux changera / la face / du monde ?'' La

compagnie du chat boiteux, admiré ''tel un dieu'', fait

taire les questions et briller les yeux : ''cette plaine immensément lumineuse'', ces jours, ''magnétiques

reflets / parcourant la pampa''... C'est ainsi, ''de site en

site'', entre Europe et Argentine Ŕ ''Terre promise / où attendaient des nuits d'espérance / et de paix / veillant à

travers le clignotement / de la Croix du Sud'' Ŕ, qu'un

récit se recompose, affranchi des interrogations qui le

constellaient. Touché de son propre rythme, un poème a

surgi : la parole libre de Jacques Canut.

''Le Cap des Trente'', de Max-Firmin Leclerc (72

p. ; 12 €) (Prix de Poésie Enguerrand Homps 1954,

éditions Plénitude, Les Chênes Verts 11570 Villefloure,

2011, tél./fax : 04.68.20.81.96)

''Insensés, nous croyons que notre bateau foule / Des

flots qu'il a vaincus en voyant le courant / Se briser sur

la proue... Oui, mais c'est l'eau qui coule : / Le bac est prisonnier d'un câble tout puissant.'' Tel

essentiellement se découvre un lieu pour le poème de

Max Leclerc (né à Saint-Dizier en 1923). Avec ce ''Cap

des Trente'' demeuré inédit plus d'un demi-siècle, son

orbe, pour l'essentiel, déployé entre septembre 1942 et

mai 1953, Max Leclerc permet à l'Œuvre de se reforger

en unité, des premiers recueils (''Au hasard de la

guerre'', ''Allemagne occupée'', ''Boutons poétiques'',

''Pour apprivoiser la colombe''...) à la paix inquiète du

''Semeur d'étoiles'' Ŕ conçu à la Noël 2010. Des uns aux

autres, celui qui s'était mué trente ans durant en ce que

l'on a pris l'habitude de nommer ''un homme de

télévision'', révèle toute l'unité gagnée d'aujourd'hui à ce

tournant du siècle. ''Je me suis reposé le long du

Pacifique, / J'ai flâné, solitaire, au milieu de l'Afrique, / J'ai regardé couler l'Amazone au Brésil, / J'ai descendu

le Nil...'' Des poèmes de guerre au chant d'''Espoir en

l'Europe'' (octobre 1949), et jusqu'aux triolets des

''Impressions hollandaises'' du printemps 47, ''Le Cap

des Trente'' fait cette part belle à l'humeur, au souffle,

aux vers ouvragés (''Horizon'', non daté) :

''Un lambeau d'écorce d'orange, / Serti dans le couchant de fer, / Se gonfle, s'étire, s'effrange, / Un

lambeau d'écorce d'orange. //

S'allume d'une flamme étrange, / Frémissante et

vivante chair, / Un lambeau d'écorce d'orange / Serti dans le couchant de fer.''

La muse que Leclerc croyait délaissée le pardonne et

nous garde ses tendresses.

''Et renaître enfin'', de Skaldeline (24 p. ; 4 €)

(Brest, éditions An Amzer, 2003)

La quête, d'elle-même, se fit danse. La ronde des

démons et des anges, inlassablement, dicte son rythme

aux dix-huit poèmes de ce bref recueil de Skaldeline.

De Paris à Cotonou, dans cette espérance et ce silence

obsédants, habités, Skaldeline nous invite au voyage

intérieur. L'ombre qui plane sur la possibilité même de

cette mise en mouvement emprunte au registre de la

fuite. De Fontenay-le-Comte au café Argana de la place

Jemaâ El Fna de Marrakech, la force d'une seule

intuition Ŕ un seul fatum : ''Attendre le jour / Et ne

s'attendre qu'à ça / Mais loin / Oh si loin / De ce monde informe où l'on finit par devenir / Celui que l'on est

dans le regard de l'autre''. Ne s'était-on pas juré,

initialement, de ''décortiquer la forme et la couleur, reconnaître le corps et la coquille, discerner le but et la

méthode'' ? Mais si toute perfection n'est plus qu'un

masque, l'instant seul réserve sa charge révélante, à

l'heure la plus forte, la plus intense, la plus

questionnante du poème : ''Est-il permis de se délecter à ce point de l'immensité de l'air qui se déploie autour de

moi ? […] Il n'est ni Dieu, ni esprit, ni pouvoir, ni force

/ Que la pureté de cet instant'' (Tineghir, printemps

1993). ''Nulle compagnie'', encore, ''si aimante soit-elle

/ Que le vent qui me condamne / À me nourrir de ses errances.'' La marque du temps est ainsi la plus

jouissante, la plus douloureuse Ŕ la moins vincible.

''Dans l'affreux rire de la délivrance, je veux bien moi aussi accepter le chaos. / Mais qu'il soit total.''

Page 36: FLO 144

36

Les 26 et 27 mars 1910, à Paris

à la Bibliothèque Nationale de France et à l’Université Paris-Diderot

Pourquoi la Bibliothèque Nationale, à Paris ? Parce que nous pensions important, à l’occasion

du centenaire de sa mort, que Jules Renard soit officiellement reconnu comme l’un des grands

écrivains de la littérature française. Cette demande a été entendue grâce au concours de Mme Anne

Pasquignon, directrice du département Littérature et Art et de MM. Jean-Loup Graton et François

Nida, chargés des programmations culturelles de la BnF-Tolbiac. Le second jour a pu se dérouler à

l’Université voisine de la BnF, Paris-Diderot, grâce à Mme Nathalie Piegay-Gros. Nous leur sommes

très reconnaissants d’avoir ainsi rendu possible ce colloque dont les conditions matérielles ont été

assurées par l’association « Les Amis de Jules Renard », tandis que le professeur Michel Autrand

acceptait d’en assurer la programmation. Les nombreuses interventions ont permis de rendre visible

la grande richesse de l’œuvre d’un écrivain, mort malheureusement de façon prématurée, à l’âge de

46 ans.

Nous laissons la parole à M. Michel Autrand qui a ainsi résumé l’ensemble des prestations :

A l’occasion du centenaire de la mort de Jules Renard, et à l’initiative de l’association « Les

Amis de Jules Renard » présidée par Elisabeth Reyre, un colloque de deux jours s’est tenu à la

Bibliothèque nationale de France et à l’université Paris-VII, les 26 et 27 mars 2010. Ce colloque avait

pour objet de faire le point sur les divers aspects de l’œuvre du père de Poil de Carotte ainsi que sur

ra réception actuelle.

La présentation des « promesses du début » a donné lieu à une étude des Roses, par Stéphane

Ozil, et des Cloportes, par Céline Grenaud. Pierre-Henri Bourrelier a évoqué l’activité journalistique

de Renard du Mercure de France à la Revue Blanche tandis que Mireille Labouret comparaît la

femme chez Jules Renard à la femme fin-de-siècle.

Les rencontres très importantes faites par Renard, principalement à Paris, n’ont pas pu être

toutes étudiées. Anne-Simone Dufief a exposé ses rapports avec Alphonse Daudet. Pierre Michel, à

travers Les Mauvais Bergers, ceux qu’il a eus avec Octave Mirbeau, Claire Bompaire-Evesque et

Jean-François Minot, respectivement, ses liens plus nuancés avec Barrès et Gide. Stéphane Chaudier

et Alain Schaffner ont ensuite cerné l’originalité de ses descriptions du monde naturel et du monde

animal. La rosserie qu’a fait revivre Pierre Citti, a mis un terme à cet univers parisien de Renard.

Les « frères farouches », à l’intérieur de la « leçon de la nature » ont été l’objet de

communications successives de Jacqueline Blancart, de Bruno Curatolo et de Nelly Wolf :

l’impression était forte alors de toucher le cœur de l’œuvre. Deux exposés suggestifs et d’accent plus

personnel ont suivi : ceux de Jean-Louis Cabanès et de Hirobumi Sumitani, donnant une idée vivante

du pouvoir d’éveil que conserve de nos jours l’œuvre de Renard.

«Un œil clair pour notre temps » : Renard enseigne à lire. L’ont bien montré le Poil de Carotte

revu par Hugues Laroche, l’Ecornifleur par Denis Pernot, l’attention à la caricature dans le Journal

portée par Stéphane Gougelmann. Deux communications sur le théâtre ont terminé l’ensemble, celle

de Jean-Claude Yon, plus générale, celle d’Hélène Laplace-Claverie sur les problèmes posés par la

représentation actuelle des pièces de Renard.

La conclusion faite par Michel Autrand a insisté sur les voies ouvertes par ce colloque et a

indiqué plusieurs directions. La poésie est la plus importante. Quand vérifiera-t-on pleinement ce que

Renard écrivait à Romain Coolus : « Je voudrais vivre et mourir comme un poète. » ?

Michel Autrand, mai 2011

Page 37: FLO 144

37

Elisabeth REYRE

Pourquoi prendre ainsi à cœur le centenaire de la mort de Jules Renard

Certainement pas par goût morbide de la mort !

Mais pour essayer de partager et faire connaître

les innombrables qualités de celui qui est

devenu notre compagnon de vie depuis tant

d’années passées à Chitry. Nous y sommes

arrivés en 1966 ; notre connaissance de

l’écrivain était superficielle, celle de l’homme

était quasiment nulle. Peu à peu, en lisant son

Journal, en découvrant, lettres par lettres, sa

correspondance, en lisant progressivement

l’ensemble de son œuvre littéraire, en

parcourant ce pays resté très semblable à celui

qu’il avait connu et décrit, en prenant

conscience de son rôle local en tant que

conseiller municipal à Chaumot (de 1900 à

1904) puis maire de Chitry (de 1904 à 1910), en

lisant tous les témoignages le concernant, qu’ils

soient contemporains ou posthumes, nous avons

appris à connaître un homme d’un remarquable

sensibilité, transformé, comme modelé

progressivement par l’observation de son

entourage. Si le jeune étudiant, puis le jeune

homme obsédé par son désir d’être reconnu

pour ses qualités d’écriture, nous a parfois agacé

par ses sarcasmes et son regard impitoyable sur

son entourage, comme tous les autres lecteurs

assidus de son œuvre, nous avons pu suivre son

évolution. Nous l’avons vu se transformer

progressivement, au contact de son épouse

Marie Morneau, que nous connaissons tous sous

le nom de Marinette, nous avons vu ses

sarcasmes devenir peu à peu compassion envers

les plus démunis,son écriture s’adoucir au point

de s’effacer au maximum pour mettre en valeur

l’expression de ceux qui ont si peu recours à la

parole. L’humaniste a su prendre sa place

auprès du grand écrivain qui avait été si tôt

remarqué par ses aînés comme par ses

contemporains. Son grand ami, Tristan Bernard,

lui avait dédié ses Mémoires d’un jeune homme

rangé, et dans sa préface, en 1899, il lui disait :

[…] A vos frères inconnus vous parlez un

langage connu, et je vous admire, cher Jules

Renard, de savoir leur transmettre leur pensée

tout entière, par votre style classique, fidèle

messager. A son tour, à propos de la parution

d’Un mari pacifique, de Tristan Bernard,

Renard notera dans son Journal : Oui, Tristan !

vous, avec Un mari pacifique, moi, avec

l’Ecornifleur, nous travaillons en pleine

humanité, nous ne cherchons pas à en tirer de

gros effets. Au contraire ! Avec de la vie, nous

faisons un travail fin. (J., 29 nov. 1901). C’est la

finesse de ce travail d’artiste, la façon profonde

dont il perce la face cachée de l’âme humaine,

qui permettent à l’œuvre de Jules Renard de

nous toucher encore aujourd’hui. Nous sommes

heureux d’avoir trouvé un tel compagnon.

« Je voudrais vivre et mourir comme un poète. »

Quelques-unes des nombreuses notes de Jules

Renard, à ce sujet, dans son Journal

A propos de Shakespeare, Jules Renard

écrivait dans son Journal, le 5 déc. 1906 : « On

ne le découvre pas, on se découvre soi-même ;

on réveille en soi une admiration qui était pour

lui et qui dormait… » Ne pourrait-on porter le

même jugement sur notre lecture de Jules

Renard : le bonheur de le découvrir vient sans

doute de la joie que nous éprouvons à sentir

surgir en nous, de nous, des émotions profondes

qui dormaient, latentes en nous, attendant cet

éveil provoqué par la rencontre de nos pensées.

Le fonds

Le savant généralise, l’artiste individualise.

Je n ai pas vu de types mais des individus (3

janvier 1889)

La forme

Le style vertical, diamanté, sans bavures (11

novembre 1887)

Je veux me faire un style clair aux yeux comme

une matinée de printemps. (6 nov. 1898)

Le but atteint

L’observation : Le poète n’a pas qu’à rêver, il

doit observer. J’ai la conviction que par là la

poésie doit se renouveler. Elle demande une

transformation analogue à celle qui s’est

Page 38: FLO 144

38

produite dans le roman. Qui croirait que la

vieille mythologie nous habite encore ! A quoi

bon chanter que l’arbre est habité par le Faune ?

Il est habité par lui-même. L’arbre vit, c’est cela

qu’il faut croire… A quoi bon créer la vie à côté

de la vie ? Faunes, vous avez eu votre temps :

c’est maintenant avec l’arbre que le poète veut

s’entretenir. (23 novembre 1888).

Comprendre :

Boulouloum1, quiconque lit trop ne retient rien.

Choisis ton homme. Relis, relis-le pour te

l’assimiler, le digérer. Comprendre, c’est égaler.

Etre l’égal de Taine, par exemple, c’est déjà joli.

(28 juillet 1889)

La vérité :

Ma littérature n’est qu’une continuelle

rectification de ce que j’éprouve dans la vie. (30

mai 1894)

Il faut regarder la vérité en poète. (1er

août

1898)

Qu’est-ce que la vie, quand elle n’est vue que

par des yeux qui ne sont pas des yeux de

poètes ? (27 février 1899)

Ce qui nous échappe :

Boulouloum, je te recommande aussi les contes

de fées bien particulièrement. Maintenant

encore ils m’enchantent. Les fées nous

échappent. Elles sont radieuses et on ne peut les

saisir, et, ce qu’on ne peut pas avoir, on l’aime

éternellement (25 juillet 1889).

Le dire en prose mais rester poète :

Le talent : voir vrai avec des yeux de poète. (15

nov. 1905)

Jeantet [directeur de La Revue hebdomadaire]

me dit : - Nous vous paierons comme les poètes,

car, enfin, c’est un peu des vers ce que vous

faites. (2 mars 1894)

Des sortes de rêves que je fais debout, comme si

toute mon inconscience chassait ma conscience

et se mettait à sa place. Ces images brusquement

venues, je ne les connais pas. Et comme je ne

peux les nier, qu’elles sont bien là, en moi, il

faut croire qu’elles sont d’un autre moi et que je

suis double. (23 déc. 1897)

1 Surnom de Jules Renard donnait à son fils quand il était

bébé. Plus tard, il le surnommera Fantec, en mémoire

d’un petit héros de Pierre Loti.

Je marche sur la terre et sous les étoiles, entre la

réalité et le rêve. (1er

octobre 1898).

Il ne faut pas craindre de laisser notre esprit

paître un peu, chaque jour, des herbes

narcotiques dans les champs illimités du rêve.

(31 octobre 1898)

La nature est toujours d’un poète, rarement les

livres. (26 juillet 1900)

Poète, ne cherche pas autre chose. Tu as été créé

et mis au monde pour être la conscience de tout

ce qui n’a pas de conscience. […] Rêver, c’est

comprendre en artiste.

Le théâtre, est-ce la vie ? Le petit théâtre minuscule où le spectateur

choisit sa place, voilà où je voudrais voir jouer

une de mes pièces. (30 avril 1895)

Mon rêve : faire tenir une comédie dans un

kiosque. (21 mars 1901)

Si le public avait le goût de la vie, il ne

supporterait pas le théâtre. Je suis prêt à dire

qu’au théâtre il n’y a pas de vérité, ou que, s’il

imite les vérités, c’est les plus grosses, non

celles des nuances. (5 déc. 1909)

Une écriture rosse qui n’a qu’un temps :

Aujourd’hui, toute pièce rosse est une erreur

chronologique. (26 décembre 1895)

La genèse d’un esprit : 1. stupéfaction ; 2.

ironie ; 3. enthousiasme.

Non au roman :

A ceux qui me disent : « faites du roman », je

réponds que je ne fais pas de roman. Ce que je

produis, je vous l’offre dans mes livres. C’est à

peu près la récolte d’une année. Dites si elle est

bonne ou mauvaise, mais ne dites pas que vous

auriez préféré autre chose. (13 décembre 1896).

Ecrire jusqu’au bout :

On ne peut guérir du mal d’écrire que pour

tomber réellement, mortellement malade, et

mourir (13 février 1895).

Je voudrais faire faire un petit pas à la littérature

vivante, à la vie dans la littérature. (9 juillet

1896)

Je ne suis fait que pour écouter et regarder la

terre. (14 juillet 1896)

Page 39: FLO 144

39

L’art d’écrire :

Hier soir, lecture de La Samaritaine de Rostand.

Un admirable lecteur. Des vers jolis comme des

cœurs [.. .] Je n’ai pas de peine à dire à Rostand

qu’il est un grand poète, comme Musset,

Gautier, Banville, qu’il est plus fort que tous les

poètes actuels, et qu’il est dans la poésie ce que

je voudrais être dans la prose […] (7 mars 1897)

Être un Pasteur littéraire (9 mars 1891). Écrire

à la manière dont Rodin sculpte (26 mars 1897).

Avoir un style exact, précis, en relief, essentiel,

qui réveillerait un mort. (29 mai 1898)

Les mots ne doivent être que le vêtement sur

mesure rigoureuse de la pensée. (27 septembre

1902)

La musique et la musique des mots :

« Les Cahiers de Boulouloum ». La musique :

pêche à la ligne près du pont de Marigny. D’une

fenêtre ouverte dans un cadre de branches

m’arrivait une mélodie neuve, et j’étais

vivement ému quand, en même temps, mon

bouchon se mettait à danser sur l’eau. (J. 25

juillet 1889)

Et les heures où l’on ne voudrait écrire que de la

musique ! (J. 23 décembre 1892)

Il faudrait renaître une vie pour la peinture, une

autre pour la musique, etc. En trois ou quatre

cents ans, on pourrait peut-être se compléter. (J.

27 mai 1893)

J’ai toujours envie de dire à la musique : « Ce

n’est pas vrai ! Tu mens. » (J. 29 novembre

1898)

J’aime la musique, toutes les musiques, la plus

simple et la plus compliquée, celle qui nous

permet si généreusement de penser à autre

chose. Elle me rappelle le balancement des

peupliers de mon village, moins les feuilles, et

le canal où, au gré d’un vent pas prétentieux, les

roseaux se baissent et se redressent comme les

archets d’un orchestre, avec moins de bruit.

On croit que le prosateur échappe à la musique :

il n’en est rien, et vous allez voir que sans elle il

ne serait plus rien.

Le chef d’orchestre traduit la musique par une

pantomime stricte de grand comédien, reçoit les

coups dans le creux de l’estomac, cueille une

note, fait « chut ! » un doigt sur les lèvres,

fonce, danse un pas, barre l’horizon avec son

bâton piqué, laisse tomber ses bras : c’est fini.

Son cœur, qu’on croyait sec au point de

l’entendre craqueler, tout à coup est une source

de larmes qui bouillonne et déborde. (J. 28

février 1907)

Si nous pouvions, je ne dis pas : fixer, mais

prolonger les minutes d’émotions que nous vaut

la musique, nous serions plus que des hommes.

Aimer la musique, c’est se garantir un quart de

son bonheur. Je m’arrêtais en plein champ

comme un homme qui entend tout à coup une

belle musique grave. (J. 28 octobre 1907)

L’attrait des femmes :

Une femme intelligente doit nous laisser nos

rêves. Je garde le droit d’aimer une femme

comme de désirer un voyage à Florence. Je ne

vais pas à Florence parce que je n’ai pas

d’argent, ou que je n’en ai pas le temps. Je ne

coucherai pas avec cette femme parce que je

suis marié ou parce qu’elle l’est, mais personne

ne peut exiger que je la chasse de ma pensée.

Elle me préoccupe. Elle tient de la place en moi.

Femme, si tu te mets en travers de mes rêveries,

malheur à nous ! Laisse-les plutôt vivre de leurs

petits riens, et mourir.

J’ai plus de dispositions à être saint que

coureur de femmes. Ma vie, le sérieux de mon

âme, mon ambition, mes idées, tout me

rapproche du saint ; mais je sens bien qu’il

faudrait un miracle pour que je le devienne. Je

suis à la merci d’une grue, et cela me fait peur.

(22 janvier 1897)

L’attrait de sa femme :

Marinette m’a tout donné. Pourrais-je dire

que, moi, je lui ai tout donné ? Il me semble

bien que mon égoïsme reste intact.

Quand je lui dis : « Sois franche », elle lit très

bien dans mes yeux jusqu’où il faut aller.

C’est le seul être que je sois sûr d’aimer, avec

moi. Et, encore, moi… Je me fais faire souvent

une grimace de dégoût. Oui, elle, je l’aime

beaucoup, et jamais je ne la juge mal.

Peut-être avait-elle peur de moi, et elle s’est

dit : « Il n’y a qu’une manière de me sauver :

c’est d’avoir en lui une confiance absolue. Je ne

ferai jamais mal. Si cela m’arrive sans que je le

sache, il me préviendra, et il me pardonnera. »

Parfois quand elle regarde ses enfants, elle me

semble si près d’eux qu’on dirait deux de ses

branches.

Page 40: FLO 144

40

Par ses yeux on voit son cœur, un cœur rose.

C’est du soleil.

Y a-t-il au fond de ses yeux, sur la rétine, un

miroir, un petit coin que la tendresse ne voile

pas, et où je ne me reflète pas en beau ?

Ses bras nus ont frais.

J’ai Marinette : je n’ai plus droit à rien.

A côté d’elle, je peux dire : « Mon œuvre…

mes qualités… mon esprit… » et, avec un peu

d’hésitation, « mon talent » : elle trouve cette

façon de parler si naturelle que, moi-même, je

ne sens aucune gêne !

Je ne suis pas sûr qu’elle m’ait rendu meilleur,

mais j’ai pris de bonnes apparences.

A la pensée qu’elle pourrait, à cause de moi,

tomber dans la misère, j’ai un serrement de

cœur, mais je me dis trop vite : « Comme elle la

supporterait bien ! Elle m’aimerait encore

davantage. »

- Je connais ma part, dit-elle, et je ne

changerais avec aucune femme. (J. 11 août

1906)

Marinette sera la première de mon livre. Je le

lui dis. Elle me répond : « Marinette

immortelle », avec un sourire de bonheur. Je

crois qu’elle se fiche de la postérité, mais non

de ce que je pense d’elle. (J. 29 nov. 1906)

Marinette, quand, le soir, après sa journée bien

remplie de travail, elle écoute ses enfants, les

regarde, l’un après l’autre et n’en perd rien, elle

est belle, elle a quelque chose de sacré.

Elle les regarde, et, d’un seul regard, elle

enveloppe toute leur vie, dont elle se rappelle

tous les détails. (22 déc. 1906)

Son père :

Mon père et moi, nous ne nous aimions point

par le dehors, nous ne tenions pas l’un à l’autre

par nos branches : nous nous aimions par nos

racines souterraines. (28 sept. 1897)

De la nature à l’homme :

On aime d’abord la nature. Ce n’est que bien

plus tard qu’on arrive à l’homme.(1er

août

1898).

Livre qui pousse de tous les côtés à la fois.

C’est, aujourd’hui, un arbre. C’était, hier, le

soleil lui-même se couchant. Ce sera, demain,

une bête, des gens. (29 novembre 1905)

Il faut que ta page sur l’automne me fasse

plaisir comme une promenade dans les feuilles

mortes. (10 mars 1906)

Observer la nature, oui, mais il faut garder son

calme, comme le chasseur à l’affût. Les choses

ont peur. Notre émotion trouble la nature. Le

moindre accès de notre humeur l’effraie. Un

coup d’œil trop curieux, et la vie s’arrête. (3 oct.

1906)

Les livres n’ont plus de saveur. Ils ne

m’apprennent plus rien. C’est comme si on

offrait à un peintre de copier un tableau. Ô

nature ! Il ne me reste plus que toi. (30 juillet

1908).

Peindre les hommes ! Qu’est-ce que ça veut

dire ? Il faudrait peindre le fond, mais on ne le

voit pas. Nous n’observons que l’extérieur. Or,

il n’est pas d’homme, même de grande valeur,

qui, par ses paroles, ses attitudes et ses gestes,

ne soit un peu ridicule. Nous ne retenons que

ses ridicules. Impitoyable, l’art ne respecte

aucune vertu, et, le résumé de toutes les

expressions d’art, c’est que la vie semble surtout

comique. Une réflexion de paysan qui éclaire un

homme jusqu’à l’âme, comme si son corps

s’entrouvrait. (26 sept. 1908).

Je me suis comporté avec les paysans comme

avec la nature, les bêtes, l’eau, les arbres. Ce

que je dis d’un arbre s’applique à tous les

autres, mais c’est en en regardant un que j’ai

trouvé cette image qui transmet au lecteur

l’impression communicable. (24 déc ; 1908)

L’attitude du lecteur face à la littérature,

l’écrivain qui se dit :

On devrait écrire comme on respire. Un

souffle harmonieux, avec ses lenteurs et ses

rythmes précipités, toujours naturel, voilà le

symbole de beau style. On ne doit au lecteur que

la clarté. Il faut qu’il accepte l’originalité,

l’ironie, la violence, même si elles lui

déplaisent. Il n’a pas le droit de les juger. On

peut dire que ça ne le regarde pas. (5 déc ; 1909)

Conclusion :

Pour bien lire ce qu’on a écrit, il faut, en le

relisant, le repenser. (19 janvier 1909)

Il faudrait faire un livre qui serait souvent lu

par des jeunes hommes pensifs, et non pas le

livre qui fait passer deux heures délicieuses. (7

avril 1909).

Page 41: FLO 144

41

Quelques beaux textes poétiques

La cuisine

(Bucoliques, J.Renard, Œuvres, t.2, p. 237, coll.

Pléiade, éd. nrf Gallimard)

Seigneur, s’il est vrai que vous seul soyez

grand, ne réservez pas à ma vieillesse un

château, mais faites-moi la grâce de me garder,

comme dernier refuge, cette cuisine, avec sa

marmite toujours en l’air,

avec la crémaillère aux dents diaboliques,

la lanterne d’écurie et le moulin à café,

le litre de pétrole, la boîte de chicorée extra et

les allumettes de contrebande,

avec la lune en papier jaune qui bouche le trou

du tuyau de poêle,

et les coquilles d’œufs dans la cendre,

et les chenets au front luisant, au nez aplati,

et le soufflet qui écarte ses jambes raides et

dont le ventre fait de gros plis,

avec ce chien à droite et ce chat à gauche de la

cheminée, tous deux vivants peut-être,

et le fourneau d’où filent des étoiles de braise,

et la porte au coin rongé par les souris,

et la passoire grêlée, la bouillotte bavarde et le

gril haut sur pattes comme un basset,

et le carreau cassé de l’unique fenêtre dont la

vue se paierait cher à Paris,

et ces pavés de savon,

et cette chaise de paille honnêtement percée,

et ce balai inusable d’un côté,

et cette demi-douzaine de fers à repasser, à

genoux sur leur planche, par rang de taille,

comme des religieuses qui prient, voilées de

noir et les mains jointes.

Le petit bois de Coolus (Bucoliques, J.Renard, Œuvres t.2, p. 238, coll.

Pléiade, éd. nrf Gallimard)

Entre, Coolus2.

Ce n’est ici qu’ombre et fraîcheur.

A peine quelques gouttes lumineuses tombent

ça et là du ciel.

Vois ce scarabée sur cette bouse, comme une

riche épingle sur une épaisse cravate.

Déplace ces moucherons et marche un instant

la tête dans leur fragile orchestre.

C’est l’heure où le petit bois, comme une

volière peinte, garde prisonniers les oiseaux.

Écoute un merle qui flûte mieux que toi.

Observe, de loin, ce bouleau. Il ne fait que se

cacher derrière les chênes, comme un homme en

veste claire qui voudrait fuir.

Et toi-même, ô libre poète ! avoue que si le

garde-champêtre paraît, tu salueras le premier.

N’aie pas peur. Ce que tu entends, c’est une

source invisible qui s’échappe des ronces

lilliputiennes et cause toute seule. Il n’y a

personne. Le petit bois est à Coolus, je le lui

prête.

Je lui prête ses délices.

Je te prête cet étroit chemin que tu ne peux

suivre que d’un pied, et je te prête, comme des

serviteurs, ses arbres élégants qui, pour t’abriter,

se passent l’un à l’autre une ombrelle de

feuilles.

Mais si tu veux goûter, comme il faut, le

charme du petit bois, va de temps en temps

jusqu’à la lisière, ouvre les branches et regarde

là-bas, ces prés sans herbe, cette route

aveuglante et ce rocher pointu qui fond au

soleil.

Tout brûle dehors, Coolus ! Ferme vite les

branches.

2 Romain Coolus, de son vrai nom René Weil (1868-

1952), poète, ami de Jules Renard. Il lui avait dédié son

Histoire mélancolique de l’écureuil (Revue Blanche, avril

1894) et, en remerciement du Petit bois, Le Hamac

(L’Image, déc. 1897). Tous ces écrivains aimaient à

s’offrir mutuellement des jolis textes.

Page 42: FLO 144

42

Bruno CURATOLO

Professeur de littérature française

Université de Franche-Comté (Besançon)

Les silences de Jules Renard

Dans les dernières pages du petit livre

qu’il lui a consacré, en 1956, Pierre Schneider

dit de Jules Renard : « Parti du silence, [il] y est

revenu. Courbe pure d’une démarche qui fut

exclusivement, mais jusqu’en ses dernières

conséquences, littéraire3. » On ne peut qu’être

frappé par la pertinence d’un tel jugement sur la

destinée de l’écrivain nivernais qui notait dans

son Journal : « Je sais presque me taire »,

préfigurant par une telle exigence le souci de

tant d’auteurs contemporains, déchirés entre la

nécessité d’écrire et la vanité du langage. Quant

à Jean-Paul Sartre, dans un article resté célèbre,

il a fait de Jules Renard le créateur de « la

littérature du silence4 », formule qui, de nos

jours, fait penser davantage à Maurice Blanchot

ou à Samuel Beckett qu’à l’auteur de Poil de

Carotte. C’est dire le caractère vraiment

moderne du style de Renard et son importance

pour l’évolution esthétique tout au long du

vingtième siècle littéraire ; et Jean Paulhan, qui

devait tant s’en inspirer, ne s’y est pas trompé

en faisant de notre auteur l’égal de Rimbaud et

de Mallarmé, ces rares poètes « qui voient un

événement sacré dans la littérature. Précisément,

dans l’instantané de la littérature : dans ce qui

ne se perçoit que par saccade et tient dans une

phrase - et quand je dis une phrase : une simple

proposition principale, sans la moindre

subordonnée. Jules Renard ou l’art de

l’élémentaire5 ». On le voit, les meilleurs

lecteurs de notre temps ont su reconnaître un

3 Pierre SCHNEIDER, Jules Renard par lui-même, Seuil,

« Écrivains de toujours », 1956. 4 Jean-Paul SARTRE, « L’homme ligoté. Notes sur le

Journal de Jules Renard » (La NRF, 1947), Situations I,

Gallimard, « folio », 1984. 5 Cité par Jean-Yves TADIE, Le Récit poétique [1978],

Gallimard, « Tel », 1994, p. 103.

véritable maître en poésie chez celui qui ne s’est

jamais illustré que dans la prose : « Je ne fais

pas de vers, disait-il, parce que j’aime tant les

phrases courtes qu’un vers me semble déjà trop

long. »

Et c’est peut-être bien cette aptitude au

silence - quand il est compris comme le refus du

bavardage - qui fait de Jules Renard un auteur à

la fois proche des formes les plus élaborées

comme les plus frustes de la parole : proche de

la parole poétique ainsi qu’en témoigne la très

belle rêverie de Jacques Réda en vadrouille du

côté de Chitry6, proche du parler paysan tel

qu’on le trouve transposé dans les textes

« ruraux » inspirés par son pays à l’enfant du

Morvan7.

À la date du 25 novembre 1887, toujours

dans le Journal, on peut lire : « C’est en pleine

ville qu’on écrit les plus belles pages sur la

campagne. » Car sa campagne nivernaise, son

village de Chitry-les-Mines où il a passé ses

années d’enfance, il les a quittés, à cette date,

depuis plus de dix ans, une première étape le

menant au lycée de Nevers - où il étudie de

1875 à 1881 -, une seconde au lycée

Charlemagne à Paris. Après avoir obtenu

laborieusement ses deux baccalauréats, en 1882

et 1883, il entame sa carrière littéraire en

collaborant à plusieurs petites revues et à

différents journaux. Il semblerait que c’est entre

1884 et 1887 qu’il commence à écrire Les

6 Jacques REDA, « Les Pommes de Jules Renard », La

NRF, n° 397, 1er

février 1986, p. 1-13. 7 Voir B. CURATOLO, « Le parler paysan dans Nos frères

farouches », Jules Renard. Un œil clair pour notre temps

- Actes du colloque des 26 et 27 mars 2010, « Les Amis

de Jules Renard », hors-série, 2011, p. 163-173.

Page 43: FLO 144

43

Cloportes, ce premier roman qu’il ne s’est

jamais vraiment décidé à publier mais qui

contient en germe bien des qualités que

l’écrivain va affirmer au long de ses livres

suivants8. Il y a là du « Poil de Carotte »,

comme il le disait lui-même du versant de son

œuvre qui donnait du côté de Chitry, il y déjà

Honorine, que l’on retrouve à l’heure de sa mort

dans les « Nouvelles du pays », il y a ces

personnages issus du monde de son enfance et

qu’il a retrouvés à chacun de ses retours en

Nivernais, il y a l’admirable observation des

paysages et leur si juste restitution en quelques

lignes, qui font penser à cet art évoqué par Jean

Grenier : « Les Japonais ne commencent à

dessiner une figure que lorsque, l’ayant

longuement observée, ils peuvent la tracer d’un

trait. Tout est donné d’un coup9 ». Et, au cœur

de cette vérité, de cette apparente simplicité, il y

a le silence, celui du chef de la famille Lérin,

silence éloquent, si l’on peut dire, qui traduit la

fâcherie, les vexations, les drames intimes, ce

mutisme qui sera celui de M. Lepic et qui fut

celui de M. Renard père, comme si le

renoncement à l’existence verbale était une

métaphore du suicide. Mais il y a aussi le

silence de tous ces « pères », présents dès

l’origine, le père Rollet, le père Collard, le père

Fré, tous ces vieux paysans qui se taisent par

économie et par sagesse ; le génie de Jules

Renard aura été de tirer de ce silence, lourd de

sens, des sentences gravées dans le granit : ce

sont elles qui donnent à Philippe sa justesse

littéraire, faite de profondeur et de pittoresque.

Il y a enfin, dans Les Cloportes, une manière

d’écrire qui préfigure, non seulement Poil de

Carotte, mais également la plupart des textes

recueillis dans Le Vigneron dans sa vigne.

Léon Guichard évoquait naguère « la

façon dont chez [Renard] l’expression serre

l’idée par un style qui se dépouille de plus en

plus, jusqu’à la nudité10

», ce style qui fera des

Histoires naturelles une œuvre exceptionnelle,

cette écriture que le Journal traduit en une

8 Voir B. CURATOLO, « Les Cloportes, le roman mal-aimé

de Jules Renard », L’Esprit du lieu (Jacques Poirier éd.),

Dijon : Le Texte et l’Édition (Université de Bourgogne),

p. 121-136. 9 Jean GRENIER, Lexique, Gallimard, 1955, p. 44.

10 Léon GUICHARD, Jules Renard, Nizet, 1936, p. 385.

image éblouissante : « La neige sur l’eau : le

silence sur le silence. » Dans ce vœu de

dépouillement, plusieurs commentateurs ont

voulu voir une parenté avec la technique des

haïkaï japonais, ce qui nous ramène à la force

de ce dessin où tout est dit en une ligne, ou une

phrase. Mais, avant de la tracer, il faut

longtemps s’y préparer, par un patient travail,

ainsi que le paysan ne récolte le fruit de son

labeur qu’après de longs efforts. Cette

comparaison, c’est Jules Renard lui-même qui

nous la suggère puisque, en intitulant son

recueil Le Vigneron dans sa vigne, il établit un

parallèle entre la peine de l’agriculteur et celle

de l’écrivain, attaché à sa table comme l’autre

l’est à sa terre. Aussi faut-il rappeler que le titre

est annoncé, dans La Lanterne sourde, par le

récit « Le Vieux dans sa vigne » ; en voici que

quelques phrases : Il la pioche, la pioche tout le jour, toute

l’année. […]

Il rentre à la maison si tard que sa

femme est couchée. Quand il quitte le lit, elle

dort toujours. Il ne la voit jamais ; il l’oublie.

Il n’aime que sa vigne et, ma foi, c’est une

bonne vigne, car malgré les gelées, la grêle qui tue,

la pluie qui noie, l’insecte qui ronge, elle rapporte

fidèlement au vieux des poires sauvages, de petites

pêches aigres, des noisettes, des groseilles

blanches ou rouges, et même quelques asperges.

Peut-on imaginer meilleure métaphore

du métier d’artiste ? Car, on l’aura remarqué, le

« gain » du vieux n’est pas celui que l’on

attendrait. L’essentiel, pour Jules Renard, n’est

ni dans l’étalement ni dans l’abondance, il tient

dans ces petits fruits - ajoutons-y les pommes de

Jacques Réda - plus délectables

que d’opulentes grappes. C’est

Diogène contre Alexandre et le

style contre les idées. Revenons

pour finir à Pierre Schneider,

exprimant la quintessence

de l’écriture renardienne par

cette formule on ne peut plus

juste : « En allant vers le silence

des êtres et des choses de la

nature, Renard a su un instant leur

donner la parole11

. »

11

Op. cit., p. 186.

Jules Renard,

vu par Rouveyre

Page 44: FLO 144

44

Hugues LAROCHE

chercheur associé au CIELAM (Université de Provence)

Jules Renard, le réel et son double

Le moment où Jules Renard commence à

écrire, vers la fin des années 1880, peut être

compris comme une sorte de chant du cygne du

réalisme. Un article nécrologique de 1907

consacré à Huysmans écrit ainsi de celui dont

Renard occupera bientôt le fauteuil à

l’Académie Goncourt : « On peut dire de lui que

son réalisme était chez lui purement critique ;

c’est le rêve qui construisait. » (Vers et Prose,

tome IX). Il faut bien sûr entendre la première

partie de la remarque au double sens du mot

« critique ». Le réalisme porte, dès son origine,

un regard critique sur la réalité qui aboutit, à

cette époque, à une sorte de point de non retour,

lequel débouche sur une crise : crise du réalisme

dont l’œuvre de Renard témoigne, après et avec

le Huysmans d’ A rebours, mais de façon plus

complexe et moins spectaculaire.

En effet, à la surenchère naturaliste

caractérisée par son attirance de plus en plus

démonstrative pour toutes les formes du

répugnant (et à laquelle Huysmans avait

abondamment participé !), Jules Renard répond

par un projet à la fois plus modeste et moins

scandaleux : il veut faire vrai et s’en tenir à cela,

à l’expression la plus juste du vrai. Cette

ambition s’exprime sous la forme d’une

recherche de l’équilibre, de la justesse : « La

vérité n’est pas toujours l’art. L’art n’est pas

toujours la vérité, mais la vérité et l’art ont des

points de contact : je les cherche 12

. » C’est

cette métaphore du contact entre le réel et sa

retranscription littéraire qui revient

constamment comme critère. L’écrivain qui

perd le contact se perd lui-même en laissant

libre cours à son imagination :

Les naturalistes, comme Maupassant,

observaient un peu de vie et complétaient.

L’imagination, l’art achevaient la chose vue.

12. Journal, 7 mai 1902, Bibliothèque de la Pléiade, p.

749.

Nous, nous n’osons plus rien arranger.

Nous comptons sur la vie pour compléter la vie;

si elle ne se presse pas, nous attendons.

Pour eux, elle n’était pas assez littéraire.

Pour nous, elle est assez belle 13

.

D’où chez Renard le refus de

l’imagination : « Ŕ Vous n’avez pas

d’imagination. Ŕ Si ! Mais je refuse d’en

avoir 14

. » De ce refus, il s’ensuit que l’écrivain

se distingue par la qualité de son regard, ses

dons d’observateur : « Rien, que regarder la vie,

et se contenter de ce qu’elle donne 15

. » ou

encore : « avant d’écrire il faut voir. Flâner,

c’est travailler. Il faut apprendre à tout

voir 16

. »

Le réalisme de Renard est donc d’abord

une entreprise de rectification : Henri Bachelin

parlera à son propos de « contre réalisme ». Il

s’agit pour lui de débarrasser la littérature des

clichés et des mensonges qui l’encombrent

depuis des siècles et que même les naturalistes

n’ont pas réussi à dissiper. La plupart des sujets

littéraires traditionnels sont donc repris, mais

dans un but critique : l’amour dans

L’Ecornifleur, l’enfance et la famille dans Poil

de Carotte, la campagne dans Nos frères

farouches font tous l’objet d’une mise au point

radicale, traquant et rectifiant les mensonges

littéraires, que ce soit surtout l’idéalisation

romantique (« Les romantiques, des gens qui

n’ont jamais vu l’envers de rien. » Journal, 22

avril 1899, p. 526) ou les partis pris sordides des

naturalistes.

Cette démarche exigeante aboutit à un

art poétique qui ne l’est pas moins. On ne se

débarrasse des mensonges littéraires que par un

travail de retranchement, de « réduction » dira

13. Ibid., 19 janvier 1908, p. 1155.

14. Ibid., 18 novembre 1905, p. 1010.

15. Ibid., 16 mai 1905, p. 972.

16. Ibid., 31 juillet 1889, p. 28.

Page 45: FLO 144

45

Paulhan 17

: « Mon cerveau est gras de

littérature et gonflé comme un foie d’oie 18

»,

écrit Renard et son parcours est l’histoire de

cette recherche de la maigreur, de ce qui reste

du réel une fois qu’on l’a délesté de ses graisses

littéraires.

Cela implique une forme propre dont

Renard n’est pas loin de penser qu’elle est la

seule possible dans la mesure où il n’y a qu’un

point de contact entre le réel et le verbe. Il s’agit

donc de trouver « la plus simple expression » 19

,

parce qu’elle seule est juste et cette exigence

passe d’abord par le rejet du roman : Renard ne

publiera qu’un roman L’Ecornifleur, au début

de sa carrière littéraire, avant de renoncer non

seulement à cette forme mais même quasiment à

toute forme narrative de fiction. Poil de Carotte

n’est plus qu’une suite d’épisodes discontinus et

les textes suivants ne racontent presque plus

d’histoires : ils se présentent sous la forme de

notes, de bouts de conversations, liés à

l’expérience personnelle de l’auteur. Plus de

fiction, donc plus de mensonge : « C’est beau,

un beau roman [...] mais la vérité seule donne

le ravissement parfait 20

. »

Le premier tort du roman est en effet de

narrer une histoire inventée, de mentir : « nous

étions sur le point de ne plus nous entretenir

que d’êtres fictifs 21

. », écrit Renard dès 1891. A

cela, on l’a vu, il n’est de remède que le vrai,

qui implique une sorte de repli sur la vie de

l’auteur : non pas que l’œuvre de Renard soit au

sens strict autobiographique, mais s’il n’est pas

lui-même le sujet de tous ses livres, il se

présente souvent comme le témoin de ce qu’ils

évoquent. Le deuxième tort du roman est d’être

long. A tirer en longueur, on perd ce contact

avec le vrai qui ne s’obtient que sur des objets

limités. D’où chez Renard une obsession du

court. Pour lui la plus simple expression est

précisément ce contact du mot et de la chose qui

passe par le dépouillement du style et qui

permettrait d’atteindre la « sécheresse

17. « réduction à la seule, à la maigre, à l’amère vérité »,

« Jules Renard », Œuvres complètes, Cercle du Livre

Précieux, 1969, t. 4, pp. 119-120.

18. Journal, 7 septembre 1895, p. 285.

19 « Réduire la vie à sa plus simple expression », Journal,

novembre 1897, p. 437.

20. Journal, 3 septembre 1902, p. 780.

21. Ibid., p. 94-95.

idéale 22

» : « Ma phrase de demain : le sujet, le

verbe et l’attribut 23

. » ou encore « La forme

doit revêtir le sens, sans le moindre pli ; à petite

pensée, petite phrase 24

. »

Cependant, Renard s’aperçoit assez vite

que cette quête du vrai risque de déboucher sur

une impasse, à la fois stylistique et

philosophique. Sur le plan stylistique, son idéal

de « style blanc 25

» représente une menace qui

pèse sur l’œuvre et pourrait la condamner à la

banalité conçue comme une sorte de degré zéro

de la littérature. C’est ce que Catulle Mendès

voulait signaler en remarquant que Renard

finirait par ne plus écrire que : « La poule

pond 26

. » Le sujet, le verbe : encore plus court

que l’idéal de la « phrase de demain ». Mais

qu’y a-t-il encore de littéraire dans une telle

phrase ? Bien plus, cet idéal de style serré peut

contraindre l’inspiration de l’auteur au point de

le réduire au silence : « Je n’ai plus de joie à

écrire. Je me suis fait un style trop difficile 27

. »,

« Mon style m’étrangle 28

. »

Or ce processus auto-destructeur de

l’écriture se trouve redoublé sur le plan

thématique par le constat que le réel est

naturellement fuyant : « Je me sens vide, de

m’être rongé intérieurement jusqu’à

l’écorce 29

». L’exigence de vrai implique un

travail d’écrivain centré sur son expérience

personnelle, qui permet d’éviter le mensonge,

mais au cours de ce travail Renard s’aperçoit

qu’il risque de ne rien trouver : ainsi du côté du

verbe comme du réel les points de contact se

dérobent et l’idéal de simplicité se trouve

précarisé.

Toutefois, au cours de ses investigations,

Renard découvre la nature foncièrement double

du réel : avant de s’évaporer dans le silence

comme dernier mot, il fait preuve d’une

étonnante capacité à multiplier les apparences

comme autant de figures en trompe l’œil, qui,

pour être mensongères, n’en sont pas moins

actives. Et c’est cette réalité de l’illusion que

22. Journal, 30 septembre 1897, p. 432.

23. Journal, 12 septembre 1890, p. 70.

24. Propos à Byvanck, Un Hollandais à Paris en 1891,

Perrin, 1892.

25. Journal, 1 août 1890, p. 69.

26. Journal, 16 novembre 1895, p. 297.

27. Journal, 14 mai 1897, p. 408.

28. Journal, 12 janvier 1898, p. 460.

29. Ibid., 21 avril 1902, p. 744.

Page 46: FLO 144

46

Renard s’efforce aussi d’explorer pour en

illustrer la positivité. Pour mettre en évidence

cette duplicité du réel, il va s’intéresser à toutes

les formes de comportement relevant de

l’illusion ou de la superstition : Tiennette la

folle, « l’homme-dinde » qui se jette du haut

d’un arbre en pensant s’envoler parce qu’il s’est

fixé aux coudes deux ailes de dinde ou encore

Félix qui « joue à la lune, sur son bras gauche

comme violon, avec son bras droit comme

archet, un doux air de musique qui n’en finit

pas 30

. »

Ce qu’illustrent ces comportements proches

de la folie, c’est le rôle de l’imagination dans la

perception du réel et de ce point de vue la

confrontation de Renard avec ceux qu’il appelle

ses « frères farouches », c’est-à-dire les paysans

de son village, va particulièrement l’intéresser.

On peut en effet vivre au même endroit, presque

dans la même maison, sans vivre dans le même

monde. La quête du réel qui passe par la

précision de l’observation aboutit donc au

constat de l’étrangeté du prochain. Le paysan se

soigne avec des recettes ancestrales (Ragotte,

«très malade», boit deux litres d’eau chaude

pour se soigner 31

) et ne croit pas plus à

l’hygiène qu’au progrès social : Page prétend

que le fumier n’a jamais fait de mal à

personne 32

et Philippe trouve normal que les

Colin aient nourri leurs bergers au pain sec («

Ils avaient raison [...]. C’est de cette manière-là

qu’ils sont devenus riches 33

. ») Renard tire

donc de son contact avec ses frères farouches

une sorte de constat de rupture :

Philippe. Il ne faudrait pas, à la fin,

s’attendrir. Il faudrait montrer que tout ce que

j’ai pu dire, depuis douze ans, à cet homme, et

rien, c’est la même chose, ou, plutôt, qu’il est

capable d’une certaine affection, mais qu’il ne

l’est d’aucune compréhension. Je le retrouve

avec le même esprit de servitude, au point qu’il

ne se révolte pas pour l’honneur de sa fille 34

.

30. Bucoliques, O II, pp. 245-246. Les citations renvoient

aux deux tomes des Oeuvres de Renard publiés chez

Gallimard dans la Bibliothèque de la Pléiade et abrégés O

I et O II.

31. Journal., 28 septembre 1903, p. 855.

32. Ibid., 11 septembre 1904, p. 916.

33. Bucoliques, O II, p. 195.

34. Journal, 27 mars 1908, p. 1170.

Cette note du Journal est restée à usage

privé. Elle n’en est pas moins révélatrice d’une

étrangeté radicale que les textes littéraires

reproduisent, même si c’est avec moins

d’amertume. Philippe, « capable d’une certaine

affection », se trouve rejeté bien loin de son

maître et bien près des animaux familiers.

Même en mettant cette remarque sur le compte

d’un découragement passager, elle illustre une

coupure de classe sociale que Renard souligne

systématiquement en se mettant en scène

comme représentant de la morale et de la norme.

Cependant si le paysan est à ce point

victime de ses préjugés qu’il n’a du réel qu’une

perception routinière et superstitieuse, faut-il en

conclure qu’il est un cas particulier, victime de

son ignorance ? Sur cette question, l’attitude de

Renard hésite entre un engagement politique,

reposant sur la croyance au progrès par

l’instruction, et la conscience que tout réel est

fait d’illusion, et même que celle-ci est

nécessaire à la jouissance du monde et

notamment indissociable de toute recherche

artistique : « Un poète, c’est un observateur qui

recrée tout de suite 35

. », écrit-il. Il faut sans

doute entendre dans cette formule la nécessité

de faire entrer du rêve dans la perception du

réel. De fait ce « réaliste que gêne la réalité 36

»

fait preuve dans son Journal d’un intérêt

particulier pour toutes les formes de rêveries. Il

constate par exemple :

Au réveil d’un doux rêve, on voudrait se

rendormir pour le continuer ; mais vainement

on s’efforce d’en ressaisir les vagues traces,

comme les plis de la robe d’une femme aimée

disparaissant derrière une portière qu’on ne

pourrait soulever 37

.

Cette expérience du rêve présente ici

deux caractéristiques sur lesquelles Renard

revient régulièrement : 1 le rêve propose une

version double de la vie, une copie

suffisamment réussie pour être trompeuse, 2

cette version est souvent plus satisfaisante que

la vie elle-même. Dès la première page du

Journal, Renard inverse donc les rapports du

réel et du rêve :

35. Journal, 4 octobre 1909, p. 1252.

36. Journal, 13 juin 1897, p. 415.

37. Ibid., 31 octobre 1887, pp. 8-9.

Page 47: FLO 144

47

Qui sait si chaque événement ne réalise

pas un rêve qu’on a fait, qu’a fait un autre, dont

on ne se souvient plus, ou qu’on n’a pas

connu 38

?

Si la vie n’est autre que la réalisation

d’un rêve, celui-ci devient donc la forme

supérieure du réel. Renard y revient peu après :

Parfois, tout, autour de moi, me semble

si diffus, si tremblotant, si peu solide, que je

m’imagine que ce monde-ci n’est que le mirage

d’un monde à venir, sa projection. Il me semble

que nous sommes encore loin de la forêt et que,

bien que l’ombre des grands arbres déjà nous

enveloppe, nous avons encore beaucoup de

chemin à faire avant de marcher sous leur

feuillage 39

.

Le retournement est accompli : le réel est

devenu mirage, fausse apparence, à l’image du

merle noir dont Renard prétend qu’il n’est que

l’ombre du merle réel, blanc 40

. Le travail de

mise au point réaliste s’en trouve singulièrement

compliqué. D’abord parce qu’une fois de plus,

le réel apparaît comme irréductiblement

subjectif, toujours particulier, non généralisable;

ensuite parce que l’expérience du rêve finit par

désorienter la perception au point que le réel ne

se distingue plus de ses reflets. À force de rêver

plus qu’il ne vit 41

tout en considérant qu’alors il

vit plus que s’il vivait, Renard ne sait plus où il

en est : « Je ne vis plus réellement. Je me fais

l’effet d’un reflet d’homme dans l’eau 42

. »

Cependant, malgré le danger qu’il

représente, Renard ne renonce pas au rêve. Il lui

semble au contraire tenir là un principe essentiel

du poétique, tel qu’il le laisse entendre dans ce

titre, « Contes pour laisser rêveur », recueil de

nouvelles où le rêve au sens strict ne joue aucun

rôle mais qui développe, comme ailleurs, une

poétique de l’illusion qui répondrait à ce

38. Ibid. ̧1887, p. 1.

39. Ibid., 14 novembre 1887, p. 12.

40. « Le merle blanc existe mais il est si blanc qu’on ne le

voit pas, et le merle noir n’est que son ombre. » (Journal,

11 août 1900, p. 597)

41. Ibid. , 26 février 1906, p. 1037: « Mon passé, c’est les

trois-quarts de mon présent. Je rêve plus que je ne vis, et

je rêve en arrière. »

42. Ibid., 11 mai 1906, p. 1052.

principe : « La vérité créatrice d’illusions, c’est

la seule que j’aime 43

. »

De fait bon nombre de textes de Renard

sont centrés sur la relation d’une illusion, qu’il

s’agisse de simples illusions d’optique ou

d’illusions intellectuelles au fonctionnement

plus complexe. Dans tous les cas le désir de

mettre les choses au point, de rétablir la vérité

se trouve doublé par le plaisir octroyé par

l’illusion.

Ainsi dans « La Prune » : Bonne-Amie

aperçoit sur l’arbre un joli fruit mûr qui ne se

décide pas à tomber. Il suffit qu’elle lui sourie et

ouvre la bouche pour que la prune y tombe :

Et Bonne-Amie, qui ne doute de rien, me

dit, sans paraître étonnée, la bouche pleine :

« Tu vois, elle a chédé à mon cheul

désir. »

Mais aussitôt punie que coupable du

péché d’orgueil, elle rejette la prune.

Il y a un ver dedans 44

.

Que le réel soit dans le fruit à la façon du

ver et vienne gâcher la fête, n’empêche pas ce

moment de plénitude où imaginaire et réalité

semblent coïncider dans une sorte d’unité

magique. C’est aussi pour ces moments-là que

Renard écrit, pour en transmettre l’impression,

qui est pour lui de l’ordre de la beauté. Par

exemple, ces effets de lune :

L’étang, le bois, le village ne pèsent rien

et ne tiennent plus à la terre, car la lune

éclatante nous attire, là-haut, sans effort. De ses

rayons, les uns s’attachent aux pointes

successives du paysage et l’enlèvent ; les autres

se nouent comme des fils à nos yeux, et nous

montons vers elle, pendus, aériens.

Je tremble qu’un chien ne jappe, qu’un

coq ne se réveille, qu’une de nos deux ombres

ne bouge 45

.

On le voit à l’inquiétude du narrateur,

ces moments sont d’autant plus précieux qu’ils

sont précaires. Cette illusion de communion

avec le monde ne dure pas mais la satisfaction

qu’elle apporte justifie la considération que

43. Journal, 9 juin 1908, p. 1181.

44. Coquecigrues, O I, p. 510.

45. « Effets de lune », Bucoliques, O II, p. 246.

Page 48: FLO 144

48

Renard lui accorde malgré son caractère

trompeur. En effet, si le retour au réel dissipe

l’erreur, il n’anéantit pas pour autant

l’impression éprouvée, n’a pas d’action

rétroactive sur le plaisir : il reste donc de

l’illusion ce sentiment, ce réel vraiment vécu à

partir d’une erreur.

C’est un peu de la même façon que

Renard envisage la question de l’image. S’il

s’est voulu « chasseur d’images 46

», c’est

malgré tout avec le sentiment que celle-ci

marque un détour par rapport à « la plus simple

expression », perd contact avec le réel : « [...]

j’aime moins l’image que par le passé. Elle

ajoute ou retranche à la vérité, que je préfère

toute nue : le sujet, le verbe, et l’attribut 47

. »

Mais en même temps cette célébration du

« style blanc » s’accompagne, on l’a déjà vu, de

la conscience de ses risques alors qu’à l’inverse

si l’image éloigne de la vérité, c’est peut-être

pour mieux y conduire. De là ces réflexions

dans le Journal : « Je pourrais recommencer

tous mes livres en desserrant 48

. », « Le style

lâche, c’est le charme 49

. » L’idéal stylistique de

Renard est donc contradictoire : il a rêvé

d’atteindre une transparence absolue par le

dépouillement mais a constamment ressenti

l’appel de l’image comme une invitation à

quelque chose d’essentiel, une sorte de trou noir

du poétique comme si atteindre le réel, c’était

finalement s’y perdre : réalisme critique,

disions-nous au début de cette présentation, et

que le rêve construit.

Du coup l’univers de l’œuvre oscille

constamment entre le constat de l’étrangeté du

proche et celui d’une familiarité du lointain.

Qu’il s’agisse de ses domestiques ou de sa

propre famille (sa mère évidemment mais aussi

son fils 50

), Renard bute sur cet éloignement

46. Histoires naturelles, O II, p. 94.

47. Journal, 2 décembre 1901, p. 707.

48. Ibid., 1 janvier 1909, p. 1219.

49. Ibid., 10 décembre 1909, p. 1259.

50. Cf 6 novembre 1901 : « C’est peut-être la leçon

suprême de Poil de Carotte, sa dernière épreuve. Il

essaiera, pour élever ses enfants, de faire le contraire des

Lepic, et ça ne lui servira de rien : ses enfants seront aussi

malheureux qu’il l’a été. » (p. 700) ou encore, 5 décembre

1906 : « Il faut que je me résigne à aimer mon fils par

esprit de famille, car il a un cerveau d’étranger. Non

seulement il n’est pas artiste, mais il travaille Ŕ et trop Ŕ

pour des raisons que je ne devine pas. » (p. 1092)

irrémédiable qui sépare les êtres les plus

proches en les enfermant dans leur propre

perception du réel. A l’inverse, il reconnaît dans

le lointain comme une sorte de fraternité qui le

conduit non seulement à regarder les animaux

comme des hommes, ce qui donnera une bonne

partie des Histoires naturelles, mais même à

rêver de se faire adopter par une famille

d’arbres :

Je sens qu’ils doivent être ma vraie

famille. J’oublierai vite l’autre. Ces arbres

m’adopteront peu à peu, et pour le mériter

j’apprends ce qu’il faut savoir :

Je sais déjà regarder les nuages qui

passent.

Je sais aussi rester en place.

Et je sais presque me taire 51

.

Si la dendromanie de Renard

débouche ici sur le silence, il ne s’agit pas

d’un silence négatif, signe de stérilité. Au

contraire le silence cette fois est le constat

d’une rencontre. Ecrire pour « presque [se]

taire », c’est signifier un accord entre le

monde et l’écrivain, le vrai et l’illusion de la

présence, qu’il s’agisse de celle de l’arbre, ou

de la lune (cf « Effets de lune ») ou de tout

autre sujet : « Est-il possible de vivre avec

une plus grande plénitude que sur cette route

de Germenay 52

? »

Alors, le réel est son double.

51. O II, p. 163.

52. Journal, 4 septembre 1902, p. 781.

Page 49: FLO 144

49

Annick PAPARELLA-CULLARD

Lire Jules Renard à haute voix

Notre atelier de lecture à haute voix, qui

fonctionne à Varzy, dans la Nièvre, avait

choisi, en 2010, de travailler sur des textes de

Jules Renard.

L’occasion en était la célébration du

centenaire de la mort de celui-ci. La raison

immédiate fut que Jules Renard ayant vécu son

enfance dans la Nièvre, y est revenu passer

une grande partie de son temps à l’âge adulte.

Il y a écrit ce qu’il considérait lui-même

comme ce qu’il avait « fait de mieux ».

Il était bien tentant de nous essayer aux

échos nivernais de son œuvre, très mal connus

du public car peu édités mais particulièrement

vivants, encore aujourd’hui et d’une acuité

admirable.

Plus profondément, lire Jules Renard et

le faire à haute voix est un hommage rendu à

la qualité de son écriture. En effet, si la lecture

dite « silencieuse » peut être indulgente au

texte, en se laissant porter par lui, parfois en le

survolant, la lecture à haute voix convoque

l’auditeur et ne pardonne ni biais, ni

flottement, ni imperfection. Un texte faible n’y

résiste pas.

Mais ce faisant, il y avait là un enjeu

d’importance car il ne s’agissait pas de mutiler

un beau texte, en le rudoyant indiscrètement

par des interprétations sauvages ou

inadéquates, trahissant son auteur.

Qu’est-ce que la lecture à haute voix ?

Trop souvent, on veut croire qu’au-delà de la

lecture syllabique concédée aux apprentis,

rendre compte de la succession des mots et des

phrases dans leur prononciation correcte,

suffirait a priori pour en faire apparaître toute

la signification. Même, la conception usuelle

des pratiques modernes de lecture vise à

proposer comme un idéal à ses apprentis, les

enfants par exemple, une lecture « des yeux »,

détachée de tout ânonnement Ŕ le mot en dit

long Ŕ et de syllabation, une lecture purement

intellectuelle donc, d’où le corps serait

idéalement absent. L’oralisation ne serait plus,

dans cet esprit, qu’un pis-aller, dont la lecture,

dite « rapide » constitue l’opposé.

Certes, le dépouillement d’un document

écrit trouve son compte dans cette

appréhension purement cérébrale du texte, qui

réclame avant tout concentration et mise en

œuvre de facultés d’analyse et de synthèse.

Elle convoque du reste, pour le texte lui-

même, les qualités d’exposition et

d’organisation logique de la pensée, dont la

compréhension constitue d’ailleurs un plaisir

en soi. Elle assure, aussi, bien entendu, la

fluidité de la lecture.

Cependant, si l’on explore le champ des

productions dites « littéraires » on voit que

l’on se trouve dans une problématique tout

autre. En effet, la pensée quand elle veut

s’exprimer ; n’emprunte pas nécessairement ni

ouvertement des cheminements logiques. Elle

en trouve d’autres, plus obliques, de ceux qui

participent sans doute de « l’esprit de

finesse », pour reprendre la formule de Pascal.

Place est faite à l’expression de la sensibilité,

de l’émotion, du sentiment qui gouvernent

l’énonciation. Plus encore, le langage lui-

même, dans sa chair même, par sa consistance

et sa musique, qui passent par le corps,

participe de la production du sens... ceux

qu’on appelle les « grands textes », qui

résistent au temps, sont ceux dont le langage Ŕ

c’est à dire ce qui a permis de donner forme à

ce qui voulait être dit est demeuré convaincant

pour la bouche et pour l’oreille, conférant

clarté de la conception et invite à la mémoire.

La lecture à haute voix fournit l’occasion

de prendre en charge les données de la matière

textuelle et de relever de son encre, si l’on peut

dire, la parole écrite. On pourrait comparer

cette pratique à la musique de chambre : la

voix Ŕ parfois les voix Ŕ est l’ instrument qui

permet de revisiter le mouvement de la plume,

énergie à l’état naissant, éclosion qui a laissé

cette trace-là, qui constitue le texte. Car il ne

Page 50: FLO 144

50

s’agit pas de lui faire dire ce que l’on croit

qu’il dit mais de le lui laisser dire et de laisser

s’épanouir les irisations du sens, comme il

arrive à celui qui soufflerait dans un fétu de

paille : la bulle se déploie, puis se détache

d’autant plus richement que le souffle est plus

modulé et plus attentif.

Une telle attitude évite l’écueil qui

consiste à parasiter le texte d’une

interprétation qui l’oblitère et qui, pour

l’auditeur, constitue un écran indésirable.

C’est la même injonction qui est faite à

l’instrumentiste en musique. D’abord le texte,

tout le texte, rien que le texte.

Un autre écueil consisterait à oublier la

mince mais tangible cloison qui sépare la

lecture à haute voix du théâtre : la lecture, si

elle s’incarne par la voix, ne propose ni

gestuelle, ni mise en espace, ni supports

plastiques tels que décors, costumes,

« personnages », sauf d’une manière très

limitée, par la suggestion. A ce titre,

l’imaginaire qu’elle convoque reste très

intime, voire secret et ne se soumet pas aux

propositions d’un metteur en scène. L’auditeur

reste toujours libre de ses propres images.

L’art du lecteur consiste alors à solliciter

l’attention suspendue de l’auditeur, sans

l’interrompre, par une pratique qui ne tient

qu’au filet de la voix et qu’on pourra trouver

quelque peu funambulesque.

Lire un texte, c’est donc le décliner dans

tous ses linéaments, en le respectant Ŕ une

conduite amoureuse en somme Ŕ c’est aussi le

prendre en charge pour l’appeler à l’attention

d’autrui qu’il importe de captiver.

Cela suppose plusieurs attitudes à mettre

en œuvre. Celle qui relève du sens, tout

d’abord, ce qu’on peut appeler d’un terme plus

technique la dénotation, ou si l’on veut le

contenu. Une autre consiste à jouer de la

matière sonore et intéresse la prononciation,

c’est-à-dire ce qui porte en avant le son :

rythme et mélodies conjugués. Une autre

encore s’intéresse à l’énonciation. Qui parle ?

A quoi tient cette urgence, cette nécessité qui

prend souffle, appelle les mots, les pose et

exprime Ŕ fait sortir Ŕ ce qui veut être dit. La

situation de langage forme le décor, induit le

point de vue, en partie fantasmés, qu’il nous

faut restituer par la voix, et qui constitue le

terreau de la parole, une manière de sous-texte

qui assure l’émergence de ce qui est formulé.

Le labyrinthe des sens, intuitivement perçu

s’inscrit aussi dans les nuances du son, et

appelle l’écoute.

Ce sont ces différentes instances qui,

lorsqu’elles sont bien reconnues dans notre

travail de lecteur, donnent son épaisseur à la

texture sonore dont il est question et révèlent

la richesse d’un texte, tout son « sens ». Ce

sont elles qui font apparaître parfois, à un

auteur même, ce qu’il ne savait pas toujours

qu’il avait dit, comme par un effet de miroir,

bien loin de « lui faire dire » ce à quoi il

n’avait pas pensé. Ce serait un idéal de lecteur

que cette émergence conjointe à la source des

mots !

Jules Renard n’est plus là pour nous

guider mais il a laissé de si belles traces qu’il

nous incite à le découvrir. Le texte, rendu à la

postérité, s’est comme assoupi, tout vif de ses

émotions par une démarche qui tient de

l’archéologie. On prendra quelques exemples

des aventures de cette prospection, à partir du

travail que nous avons fait en 2010 : « Jules

Renard, chasseur d’images en Nivernais ».

Les sujets choisis pas Jules Renard

mettent en scène,ici, les plus humbles, dans

leurs pratiques, leurs gestes, leurs paroles les

plus quotidiens. Il souhaite les saisir au plus

juste, dans leur vérité première et aiguise son

regard à les distinguer. C’est ainsi qu’il dit de

Ragotte : « Il faut longtemps la regarder pour

la voir » donnant au verbe « voir » sa densité

sémantique maximum, où la plénitude du sens

découvre un être original, particulier, détaché

de la nature des choses. Cette séquence, très

sobre, aussi « naturelle » que l’est Ragotte,

requiert pourtant toute notre attention : il s’agit

de conserver la transparence des mots et le

relief d’une figure qui frôle le rien, en posant

avec justesse chaque mot dans sa rythmique et

sa modulation : précaution, prudence et

surprise de la découverte qui aboutit à « voir ».

Le propos de Jules Renard est,

largement, de saisir des instants de vie, des

parcelles de ce qui, habituellement, ne trouve

place ni dans le regard, ni dans les mots et, par

ces prélèvements, d’instaurer un sens à ce qui

n’en avait pas.

Page 51: FLO 144

51

Les sujets d’intérêt peuvent paraître très

minces et doivent se plier à la fragmentation

d’une perception éparpillée dans le cours des

choses. C’est ce découpage original qui fait

sens et dont il nous revient de restituer la

pertinence.

Les êtres frustres qu’il met en scène sont

presque sans langage et leur vie semble ne

tenir qu’à quelques gestes répétitifs : le

laconisme du casseur de pierres, pourtant

serviable, qui ne répond pas quand on

l’interroge, la soirée vide et solitaire du

cantonnier retraité, rongé par le mal qui

l’occupe Ŕ« il fait cuire des crachats »-

l’horizon borné du vieux vigneron amoureux

de sa vigne presque stérile, la paysanne qui

« rentre » sa vache, les amours immobiles et

pudiques de deux jouvenceaux. La

dramatisation éventuelle porte sur des

querelles en apparence vétilleuses : fausse

brouille de village, frictions domestiques ; et si

le tragique s’en mêle, il est évacué dans le

quotidien : on cohabite allègrement avec la

maladie, la tuberculose avancée chez les

Bonnard, par exemple, ou la vieille Honorine

qui s’absente dans la mort.

Nul jugement, nulle appréciation éthique

des situations qui clôtureraient la séquence et

souligneraient l’unité narrative. La voix ne

peut qu’être celle du constat, dans sa plus

grande neutralité, voire dans sa sécheresse,

mais avec la part d’émotion muette de celui

qui surprend du vivant, là où on ne l’attendait

pas.

La technique du fragment comme parti

littéraire, contribue à la dispersion apparente.

Les notations sont brèves, sans lien entre elles,

tout juste des moments suspendus, sans

temporalité, ni attente, et comptent fort peu de

séquences conclusives : des structures ouvertes

qui appellent la méditation - ou le quant-à-soi

Ŕ mais ne se permettent même pas le point de

suspension. Ainsi de la saynète auprès du

puits, intitulée « le verre d’eau » où le Parisien

Ŕ et narrateur Ŕ par politesse ou amitié, avale à

contrecœur une eau qu’il estime douteuse. Ou

encore des implications redoutables de la

contagion sur l’entourage des Bonnard, et en

particulier sur les nourrissons pensionnaires,

sans autre commentaire qu’un fataliste :

« Vous voyez ».

Il serait évidemment faux d’introduire

par ce qu’il convient d’appeler le ton une

quelconque émotion dans de telles séquences,

ou même un étirement du son, en fin de

phrase, comme invite à la réflexion. Le

silence, le blanc du son, supplée au pathos et

ponctue la communication dans sa maigreur.

La juxtaposition des séquences sans

autre lien que la vérité des faits se prête

d’autant mieux à la lecture à haute voix qu’elle

autorise à prendre souffle et à exploiter la

variété des tons et des formes au profit du

miroitement du réel. Le fil narratif s’efface au

profit de l’à propos, proche de la conversation

avec soi-même. C’est aussi dire que si le texte

est mosaïque, c’est la couleur et la richesse de

la matière qui lui donnent sa densité.

Les sons y prennent une juste part.

Lorsque les « propriétaires » s’avancent, il

nous est permis grâce au roulement redoublé

des (p) et des (r) puis de la dentale (t) ouverte

vers la voyelle d’arrière (è) de voir s’avancer,

se rengorgeant, la vanité plastronnante, bientôt

déconfite Ŕ et sans devoir forcer la voix, mais

en jouissant par la bouche, de la substance

sonore. Ecoutez également « le vieux dans sa

vigne ». Sa ténacité et son souple acharnement

de vieux cep sont déjà contenus dans la clôture

sonore du titre. La suite est mimétique : « Il la

pioche, la pioche, tout le jour, toute l’année ».

On voit l’élan qui élève l’outil au-dessus de la

tête (illa), et le fer, vite abaissé, cogne la terre

à coups redoublés et prolongés dans le temps

par les dentales : « tout le jour, toute l’année ».

On pourrait, bien entendu, multiplier les

exemples. Dans la cuisine, la « bouillotte

bavarde » en ébullition continue, relayée par

un effet de bouche. Le sabotier à la vie

désespérément rabougrie suce un « crayon

nain » dont les nasales redoublent l’aspect

rechigné. « La porte du coin rongé par les

souris » est le siège d’un grignotement que le

son accompagne, dans la musique verbale, en

une séquence d’autant plus savante qu’elle use

de la simplicité même, comme ce qui va de

soi. Le dessin sonore de la phrase saisi au plus

juste par la précision de l’articulation, la

justesse vocalique, la mesure exacte du rythme

assure la cohérence et scelle l’image, sans

qu’il y paraisse.

Page 52: FLO 144

52

L’utilisation des sons ne cherche pas

seulement les harmonies imitatives. Lorsque le

vieux cantonnier, devant l’âtre « jusqu’à

l’heure du coucher, fait cuire des crachats » ,

l’évocation sonore porte sans doute sur la

rythmique du geste mais suggère encore

davantage une sorte de colère redoublée à

l’adresse de la fatalité dont on ne sait au juste

qui l’endosse, du vieux ou de son témoin.

C’est cette résignation morne et tenace que la

tenue et l’orchestration consonantique peuvent

suggérer.

Comme on peut l’apercevoir, la nature

des sons prend toute sa valeur en fonction de

leur répartition dans la phrase. Celle-ci est

aussi commandée par une rythmique raffinée

avec une économie de moyens remarquable.

Ainsi, on évoque la peur du petit Joseph

qui va chercher les bœufs au pâturage très tôt

de nuit : « La nuit est noire et le pré loin ». La

tournure adverbiale pour qualifier le pré, ou si

l’on veut, l’élision de la liaison verbale

attendue « le pré est loin » peut déconcerter.

Elle impose oralement, pour la clarté, une

coupure après « le pré », ajoutant à la distance

physique le poids d’un jugement qui endosse

l’épreuve que l’enfant doit vaillamment

supporter, sommeil et angoisse mêlés Ŕ« la

nuit est noire » - par un redoublement de

difficultés : « le pré / loin ».

Retrouvons « Le vieux dans sa vigne » :

« Entre les ceps, il courbe son dos vêtu de

poils roux que grille encore le soleil ».

L’homme, rapetissé à la taille des échalas, qui

« met son nez dans l’aisselle de chaque

feuille » est dans un corps à corps charnel avec

sa vigne. La première partie de la phrase

« entre les ceps » se caractérise verbalement

par un registre d’ouverture très limité : on

parle entre ses dents. L’homme est comme

tapi. Au contraire, la séquence suivante impose

un parcours vocalique beaucoup plus étendu ;

i,ou,on,o,ê,u,a,ou : « il courbe son dos / vêtu

de poils roux ». Deux groupes symétriques

suggère l’image dynamique, amorcée par le

verbe courbe, du corps en mouvement, d’une

animalité voluptueuse. A la fin de la phrase, on

s’ouvre à la lumière : la dimension sensuelle

est relayée par le (i) de grille, normalement

accentué puis par les o de la fin de la

séquence.

Cette décomposition des sons, qu’on

pourra trouver très technique, permet une prise

de conscience du travail de la bouche qui

accompagne et soutient le développement des

images. Il s’affine et se modèle au fur et à

mesure du travail sur le texte, qui se prête à

des expérimentations diverses : nous mâchons

les mots et les morceaux de phrase jusqu’à

trouver le juste équilibre et faire « sonner » le

texte, que nous découvrons, ce faisant.

Les changements de rythme participent

également de la puissance évocatoire.

Ainsi de Ragotte, en laveuse. Au départ,

elle est alerte. Séquence en trois temps,

équilibrés, de longueurs comparables : « Elle

s’adapte si bien à sa brouette qu’elles iraient

toutes deux à la promenade, s’il arrivait à

Ragotte de se promener ». Les deux premières

séquences, descriptives, sont enchaînées avec

élan, la troisième est un commentaire célébrant

le sérieux du travail, écho du discours de

Ragotte, qui a sans doute le sens de son devoir.

Le rythme est tout différent à la fin de la

journée : Ragotte, harassée, peine sur le

chemin du retour. « Ragotte est tellement

lasse, des fois, quand elle revient de la rivière,

qu’elle a l’air d’être ramenée par la

brouette ». les séquences, d’abord irrégulières,

hoquetantes, miment l’effort rendu désordonné

par la fatigue mais le rythme unifié de la

dernière séquence évoque l’entraînement

accéléré d’un corps exténué, précipité comme

malgré lui, en une silhouette tragi-comique.

Au contraire, la mort d’Honorine nous

amène progressivement à l’immobilité.

L’extinction de sa vie est suggérée par une

succession de séquences régulières, comme un

battement d’horloge, désertées par l’élan vital.

« Des gens du village / poussèrent la

porte / et ramassèrent par terre / la vieille

Honorine / tombée sur le nez / et morte toute

seule // sans prévenir. »

La dernière séquence, raccourcie,

tranche le fil.

Jules Renard nous propose de véritables

poèmes en prose dont les agencements

rythmiques et mélodiques propose tous les

jeux de nuance à l’oralisation.

Toutefois, ce n’est pas la virtuosité de

l’art que Jules Renard recherche. Il la

Page 53: FLO 144

53

gommerait plutôt. Il veut justesse et

exactitude. Dans une lettre à son jeune fils, il

le félicite en lui disant « Tu dis, à présent, ce

que tu veux dire. » C’est que l’écran de

l’habillage littéraire lui paraît redoutable et

vain. S’il travaille la cohérence et la

consistance de ce matériau que constitue le

langage, c’est pour tenter d’effacer sa

présence, au service du vif de l’émotion, pour

capter au plus juste le surgissement de la

parole, et des figures.

C’est pourquoi il ne se prive pas

d’utiliser les mots et les façons de parler de

ceux qu’il observe, sans recherche de

pittoresque mais par souci de vérité. Ragotte

utilise une « rouette » pour aller chercher sa

vache, terme local qui désigne une branche

souple. Elle voudrait que Philippe « jaguille »

sa mauvaise dent pour la soulager. Elle avoue

n’être pas « bicheuse », c’est-à-dire ne pas

donner assez de baisers. Elle réplique

vivement à sa fille, peu coopérante, « Tu

repriserais toujours mieux que moi ! » et pour

se résigner à sa frustration à cause du manque

de tendresse de celle-ci « que voulez-vous,

c’est ma viande ! ». Nombre de ces termes

sont encore en usage de nos jours et l’auditoire

actuel est souvent saisi par la vérité de ces

réparties qui font lever les souvenirs.

Les dialogues, eux aussi, taillés dans le

vif, mettent souvent face à face observateur et

observé : l’application de l’observateur, ses

étonnements, ses perplexités, ses méprises

suggèrent une distance qui donne relief au

croquis. Par un retour sur soi, l’observateur ne

manque pas du reste de se montrer parfois pris

au piège de ses propres

automatismes mentaux et

de se tourner en ridicule Ŕ

pour avoir, par exemple,

cru au culte de Victor

Hugo, chez les pauvres

gens juste soucieux de

boucher « le trou du tuyau

du poêle ». Mais les

mêmes automatismes,

dont le repérage peut

inciter à la prudence du

jugement, sont durement

interrogés devant le

spectacle de la misère qui

va de la plus extrême

frugalité, de la maison qui

tombe en ruines, au

commerce des corps

comme chez les

Mignebœuf, en mal d’une grossesse à

monnayer. La variabilité des points de vue et

des tons, marquée par l’humour, l’ironie, la

compassion, et peut-être l’indignation, même

si elle est parfaitement contenue par le respect

des êtres, donne vie à la parole. La restitution,

au discours direct, des conversations, par la

juxtaposition des réparties, leur brusquerie,

leurs réticences, leurs coq-à-l’âne, contribue à

suggérer la lourdeur des problématiques qui

travaillent le monde paysan que Jules Renard

regarde avec une commisération aussi intense

que discrète.

Car, pour mieux voir, Jules Renard

interroge. Tantôt questionnement incisif, tantôt

discipline du constat, enregistrement de

données arrêtées par la logique des mœurs.

Ainsi, dans « La louée », nous apprenons, en

écho à la voix des paysans, que « le petit

Joseph n’ira plus à l’école, parce qu’il en sait

assez long ». Il va, fièrement, participer à la

louée. « Il ne dit pas deux prix ». « Il se serait

loué vingt fois pour une ». L’enfant et la

famille s’honorent de son succès.

L’observateur est muet. De la même façon,

« L’escalier » évoque les arrangements de

Ragotte, illustré par Malo Renault - 1909

Page 54: FLO 144

54

cohabitation, un peu problématiques, pris par

deux villageoises. Le village entier évalue

contradictoirement leurs chances de réussite.

« Les deux femmes, du même âge, vivraient

tranquilles, séparées l’une de l’autre ou l’une

chez l’autre, comme elles voudraient, à leur

goût ». Il appartient à l’oralisation d’introduire

la ou les voix manquantes et d’en restituer

l’orchestration.

Le sourire ou le rire ne sont jamais loin,

affleurent le texte ou le sous-tendent : texte

réjouissant comme la vie, même lorsqu’il

évoque la douleur.

Nous avons aimé travailler avec Jules

Renard. Son écriture est pourvue d’une

matière sonore d’une grande richesse. Elle se

prête, par sa force musicale et rythmique à une

mise en jeu vocale tout en nuances. Couleurs

et vivacité se prêtent particulièrement à

suggérer des plans et des voix qui lui donnent

relief. L’émotion n’y est jamais absente. Elle

irrigue des échanges où le laconisme, par ses

surenchères, tient lieu d’emphase. C’est un

bonheur pour la voix que de s’inscrire dans les

silences et de goûter la succulence des mots.

En outre, le texte de Jules Renard est

toujours ouvert, comme inachevé, dans sa

perfection même. Il attise le désir de la

découverte, du commerce indéfiniment

prolongé, pour d’autres récoltes, comme on

butinerait.

La récompense de la lecture à haute voix

est le sentiment d’ouvrir cet appétit et de

susciter des prolongements vers des lectures

silencieuses, plus développées, plus intimes

peut-être, mais nourries de la mémoire

musicale des mots.

Poil de Carotte, par Poulbot ( Edition

Flammarion de 1907.

Page 55: FLO 144

55

Stéphane GOUGELMANN

Maître de conférences à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne

Vice-président de l’Association des Amis de Jules Renard.

Jules Renard, l’aimé mal-aimé

Jules Renard appellerait cela la guigne ou

le guignon. C’est une sorte d’effet Poil de

Carotte, atténué mais bien réel. Son œuvre

souffre, en effet, d’une forme de désamour

auprès de certains cercles lettrés, disons auprès

de l’Université. Non que tous les universitaires la

dédaignent, mais ils s’en servent souvent, trop

souvent, comme simple appui pour élucider tel

fait d’histoire littéraire ou telle question

d’esthétique par exemple, rarement comme objet

d’étude en soi, suffisamment digne d’intérêt pour

susciter les monographies. Qu’on en juge par le

nombre d’articles dans les revues cotées Ŕ celles

dûment reconnues comme lieu d’expression

savante Ŕ, le nombre de thèses soutenues, le

nombre d’essais publiés : ce n’est pas Waterloo

morne plaine, mais presque. La dernière grande

thèse publiée remonte à la fin des années 70 ! On

constate même que, dans un ouvrage sur le

journal intime paru aux respectables Presses

Universitaires de France et constamment

republié, manuel qui constitue une référence

auprès des étudiants en France, le nom de notre

diariste n’est pas même une fois cité. Certes, les

auteurs du tournant du siècle ne font pas tous

l’actualité de la recherche, mais d’autres pas

moins mineurs, ont le vent en poupe : Jean

Lorrain, Rachilde, Henri de Régnier, Remy de

Gourmont, Marcel Schwob… Il arrive, il est

vrai, que le Journal de Jules Renard, parce qu’il

fournit un précieux témoignage sur la vie

intellectuelle fin de siècle, soit réquisitionné pour

la compréhension de l’époque. Cependant, même

comme source historiographique, le corpus

renardien paraît sous-exploité : ainsi, les

« chroniquettes », dans lesquelles Renard attaque

certains hommes de lettres antidreyfusards ne

sont pas évoquées dans les ouvrages sur l’Affaire

Dreyfus que nous avons consultés. Le soutien à

Zola n’est pas non plus connu de tous les

spécialistes de Zola. Il est vrai que l’éditeur du

Journal dans la collection « Bouquins » affirme

sans sourciller, en introduction, que le diariste est

antisémite et antidreyfusard ! Contre-sens

fâcheux (et incompréhensible) qui n’incite guère

à débusquer plus avant les passages où la cause

dreyfusiste est défendue, sans conteste. Pourquoi,

donc, cette désinvolture, ce désintérêt d’une

certaine partie de la société savante ?

Sans doute, d’abord, à cause d’une

réminiscence scolaire. Renard a, de son vivant

même, été récupéré par l’école primaire. La

simplicité lexicale et syntaxique de son verbe a

fait la joie des donneurs de dictée (peut-être la

fait-elle encore, mais je ne suis plus sûr qu’on

fasse faire aujourd’hui beaucoup de dictées).

Plusieurs générations ont appris à lire et à écrire

dans les Histoires naturelles et dans Poil de

Carotte. Du coup, l’écrivain a été, d’une part,

résumé à ces deux œuvres, d’autre part,

estampillé Troisième République, rangé parmi

ces écrivains qui fleurent bon la France mère

patrie, la France des terroirs, au style vernis et à

la langue immaculée. Ainsi Renard ne

rappellerait-il pas trop, à certains, les anciennes

salles de classe, l’odeur de craie et les blouses

grises ? Jules Renard n’a pas fait mai 68. C’est

sans doute l’un de ses torts. Or les plaisants

bibelots des Histoires naturelles (tout au moins,

les premières, rédigées en 1894) ont occulté la

force et l’âpreté d’autres œuvres, qu’on ne lit pas

à l’école : L’Écornifleur, Nos frères farouches,

Ragotte, Le Vigneron dans sa vigne, etc. Pire, en

faisant accroire que Poil de Carotte est un livre

Page 56: FLO 144

56

destiné aux préadolescents, le véritable sujet du

livre a été amoindri : le mal, la cruauté. Car le

récit d’enfance procède d’une enquête sur les

sources de la perversité humaine, adulte comme

enfantine, telle qu’elle s’exerce et se développe

dans son biotope habituel : la cellule familiale.

Mais les souvenirs ont la peau dure, même chez

certains universitaires qui n’en démordent pas :

Renard serait un auteur lustré, académique,

révolu, un auteur pour école communale comme,

plus tard, Camus fut tenu pour un philosophe des

classes de terminale.

La seconde méprise n’est pas scolaire, elle

est sociale. Renard s’est attiré quelques succès de

salon par son esprit caustique, ses traits brillants

mais méchants. Quand fut publié le Journal à la

fin des années 20, le public a découvert une mine

d’apophtegmes bien sonnés, élaborés pour soi-

même, comme autant d’exercices

d’échauffement. Les éditeurs ont très vite senti le

parti qu’ils pouvaient tirer de tous ces bons mots.

Ont fait florès, sur les étals des libraires, des

Renardiana et autre recueils de maximes

prélevées dans les carnets intimes, qui ont fini

par former une sorte de compendium de la

rosserie fin de siècle, la quintessence d’un esprit

très français et très daté. Encore aujourd’hui,

Jules Renard est souvent perçu comme celui qui

a toujours le petit mot pour rire, le sarcasme

piquant, taillé au diamant. Du coup, il possède

son rond de serviette dans toutes les émissions

radiophoniques et télévisées où l’on joue aux

devinettes : qui a dit « Fier d’avoir remarqué que,

quand une femme pète, tout de suite après elle

tousse » ? Jules Renard bien sûr. Il serait donc un

drôle, un bon gaulois, en d’autres termes, un

écrivain bête. Bête parce qu’il véhicule des

clichés, en particulier misogynes. À ce titre, il y

aurait quelque chose d’irréductiblement

réactionnaire chez lui, de conservateur,

d’antimoderne. Or cette notoriété populaire,

d’une part, déplaît aux belles âmes peu versées

dans les distractions prolétaires et dédaigneuse

de la verve franchouillarde, d’autre part et

surtout, ne rend pas du tout justice de la vraie

qualité du style et de l’esprit profond de Jules

Renard. Car Renard ne concevait pas ses

sentences comme partie intégrante de son œuvre

ni même de sa pensée : la rosserie est une forme

de socialité, une façon de s’adapter à la comédie

creuse que se jouent entre eux les hommes, mais

pas une forme de sagesse et pas un genre

littéraire. D’ailleurs, l’œuvre publiée contient

bien peu de ces formules acides. Non pas qu’elle

soit exempte d’un regard lucide et sans

concession, mais la corrosion s’exerce au moyen

d’un autre ton, plus subtil et plus personnel, loin

des clichés justement, et que Renard nommait

l’humour. L’humour possède une grandeur que

n’a pas la rosserie. Il se tient sur un point

d’équilibre entre le rire et les larmes, la volonté

de survivre et la conscience aiguë du tragique.

L’humour est une philosophie, un mode d’être à

soi, aux autres, au monde. La rosserie n’est

qu’une forme stylisée des pulsions agressives, là

même où, chez Renard, l’humour est

l’expression d’un difficile humanisme. Il suffit

de lire les pages de Renard consacrées au monde

paysan Ŕ elles sont heureusement nombreuses Ŕ,

pour s’apercevoir que non seulement nous avons

affaire à un homme lucide qui combat les

stéréotypes, mais aussi, comme le proclamait

Maurice Toesca, l’un des biographes de Renard,

un « écrivain de la tendresse ». Encore faut-il les

lire.

Ce que n’a pas fait Sartre, par exemple. Ses

Carnets de la drôle de guerre révèlent qu’il lit le

Journal pendant ses mois de mobilisation. Et

encore, croit-on comprendre au vu des citations

et des remarques faites, le philosophe s’arrête-t-il

à l’année 1894, soit les sept premières années.

De cette découverte partielle, il tire un article

éclatant mais cinglant, « L’Homme ligoté, notes

sur le "Journal" de Jules Renard » (dans

Situations, I). Son jugement est sans appel :

Renard ne se serait jamais exonéré de la doxa qui

a cours à son époque. Son réalisme ne dévoilerait

rien, ne déplacerait pas les lignes, mais

accréditerait un état de fait. Le laconisme du

style n’ouvrirait sur aucun gouffre, ne susciterait

aucun vertige : « C’est qu’il n’a pas d’idées. Son

silence voulu, étudié, artiste, masque un silence

naturel et désarmé : il n’a rien à dire. Il pense

pour mieux se taire, cela signifie qu’il "parle

pour ne rien dire". » Cette condamnation en

première instance n’incite guère à interjeter

appel, du fait même de l’aura intellectuelle, de la

personnalité du juge. Le magister moral de Sartre

inhibe les velléités de contestation, du moins ne

pousse pas y regarder de plus près. Seuls Léon

Guichard, puis, bien après lui, Michel Autrand,

ont tenté de s’opposer. Mais leurs voix se sont

Page 57: FLO 144

57

perdues dans les sables. Alors l’idée que

l’écrivain du silence soit, en fait, un écrivain de

la surface, incapable de penser, est solidement

installée, fixée comme a priori négatif dans la

tête de bon nombre de professeurs, qui ont lu

Sartre mais qui n’ont pas lu ou qui ont mal lu

Renard.

Le préjugé est-il universel ? Non, fort

heureusement. Et l’on compte, parmi

les membres de l’Association des

Amis de Jules Renard, quelques

chercheurs qui aiment Renard, le

tiennent pour un grand écrivain, et

qui travaillent sur lui, modestement.

On rencontre aussi quelques

autorités éclairées qui acceptent de

diriger des mémoires sur son

compte. L’idée d’une publication des

œuvres complètes de Renard dans

une édition savante fait également

son chemin. Le retour en grâce est

lent, fragile, mais effectif.

L’important colloque qui s’est tenu

en 2010 à la BNF a permis, en

particulier, à certains universitaires

d’envisager Renard avec un autre œil

et même, pour certains, à le

découvrir dans toute sa complexité.

On espère que, peu à peu, la

recherche sera gagnée par la ferveur

des vrais amateurs. Ils existent, eux,

bel et bien. Des écrivains, d’abord,

qui savent payer leur dette. Ainsi,

récemment, Hédi Kaddour, auteur

des pierres qui montent : Notes et

croquis de l'année 2008, citait-il

Renard comme l’un de ses modèles

diaristes, ou bien André Blanchard

qui commente et imite Renard dans

son propre journal, ou bien encore le

poète Jacques Réda, qui a publié un magnifique

hommage : Les trois pommes de Jules Renard.

Des anonymes, ensuite, d’âge, de profession,

d’origine géographique divers. Ils forment le

gros de l’Association. Ils aiment Renard loin de

tout tapage médiatique, de toute querelle

intellectuelle, mais ils l’aiment durablement.

Jules Renard, dessiné en frontispice de

la Revue Les Hommes d’Aujourd’hui,

par Georges Smith (1901)

Page 58: FLO 144

58

LA PAGE DES ADHERENTS

(Publications, et activités d’ordre culturel des

adhérents de l’Association Les Poètes de l’Amitié )

Francis VALETTE publie « Pose-

toi, papillon » aux éditions Librairie-

Galerie-Racine (23 rue Racine Ŕ 75006

Paris).

A la recherche d’images, celles qui

émerveillent comme celles qui

interrogent, Francis Valette est passé

par la photographie avant de se poser,

comme le petit oiseau de l’objectif, sur l’épaule de

la poésie. Laissant quelques graines dans

différentes revues comme « Bleu d’encre » ,

« Florilège », « Comme en poésie « ou bien

encore « Les Dossiers d’Aquitaine ».

(extrait de la 4° de couverture)

Denis SOUBIEUX et Monique

DEBRUXELLES publient un

roman policier « Enquête sur un

crapaud de lune » aux éditions ex

æquo (librairie en ligne sur :

http://www.éditions-exaequo.fr )

Décembre 2007, Paris : Jean-Louis

Souhanse, ancien musicien d'un

groupe de rock « Les crapauds de lune », soupçonne un

médicament fabriqué par Edoxyl Pharma - EP-0699 -

d'avoir rendu amnésique son demi-frère, Pierre

Poinsignon. Dans une soirée à laquelle participe un

ministre actionnaire du laboratoire, il menace de

transmettre à la presse un dossier sur le sujet. Poursuivi

par les gardes du corps de l'homme politique, il

disparaît. Quelques mois plus tard, Tonino Di Nalli,

l'ancien batteur du groupe, se retrouve mêlé

involontairement aux conséquences de l'amnésie de

Pierre Poinsignon et de la disparition du demi-frère de

ce dernier. Il va mener l'enquête, aidé par deux

personnages aussi inattendus que sympathiques. Les

amateurs de rock se régaleront de cette plongée dans

l'univers des seventies où tous les ingrédients d'un

excellent polar sont réunis : l'intrigue, la poursuite de la

vérité, les dessous peu reluisants des cartes du jeu de

l'argent, du pouvoir et de la mort...

Marie-Claire CALMUS publie « Dures

Procédures », aux éditions Rafael de Surtis (

7 , rue Saint-Michel, 81170 Cordes sur Ciel -

96 p. ; 15 €)

Dédié « à ceux de Tarnac », ces chroniques

décortiquent le quotidien pour nous montrer toutes

les implications de notre environnement

technique : nous sommes entrés dans un monde de

normes et de procédures auxquelles chacun se plie,

lorsqu’il n’y court pas. Ces réflexions sur les

domaines les plus immédiats de notre vie

soulignent l’envahissement insidieux du cadre où

nous évoluons particulièrement marqué par la

création de besoins artificiels, au-delà de ce

qu’avait imaginé la société de consommation, qui

modèlent l’intégralité de nos comportements, voire

de nos personnalités.

Guy THOMAS publie « Sur un air de Java

vache ! » (Editions des Poètes de l’Amitié Ŕ format

A4 ; 76 p. - illustré par J-M. Lévenard

et G. Chabanol)

Dans le même esprit que « La Canaille

de rebiffe », Guy Thomas nous

propose une nouvelle série de

« goualantes ». Il a réuni dans ce

recueil, outre des nouveautés, quelques

textes parus naguère dans Hara-Kiri (

journal bête et méchant). Cette

soixantaine de textes se structurent en chapitres

judicieusement intitulés : Vlan ! ; Boum !; Pic

plouc ; Kss Kss... ; Dig Ding Dong ; Drelin drelin ;

Patatrac et patapon ( comptines) et Paf !.

Il y en a donc pour tous les goûts.

On peut se procurer l’ouvrage auprès de Guy

Thomas - 19 route de Chatelneuf Ŕ 39 300

Pillemoine Ŕ 18 € + 3 € de port.

Voir également les notes de lecture concernant

Claude Luezior, Louis Lefebvre

Benjamin CHINOUR ([email protected]) recherche 2

numéros anciens de FLORILEGE :

- le numéro 79, de juin 1995 qui titrait sur Louis

Calaferte

- le numéro 82 de mars 1996 qui titrait sur Norge.

Si d’aventure, il se trouvait quelque auteur qui à

l’époque avait acquis quelques numéros dont pour l’un

ou l’autre il lui resterait un exemplaire surnuméraire,

vous pouvez lui faire une offre sur l’adresse e-mail

indiqué.

Merci.

Page 59: FLO 144

59

Rencontres 2010

L'AGENDA DES POETES DE L'AMITIE -------------------2 0 1 1 --------------------------

24 septembre : remise du Prix Stephen Liégeard à

Brochon (21)

30 septembre - 1 et 2 octobre : Rencontres

poétiques de Bourgogne à Beaune. Tarifs

spéciaux pour le récital Charles Dumont réservés

aux abonnés de la revue et aux adhérents de

l’Association :

- récital Charles Dumont ( vendredi 30 septembre

Ŕ 20 h 30) : 1° série : 26 € (au lieu de 30 €) ; 2 °

série : 24 € (au lieu de 28 €).

- soirée cabaret : 40 €

- forfait pour les 2 soirées : 60 €.

30 septembre : délai de dépôt pour la participation

au Prix d’Edition Poétique de la Ville de Dijon

2012.

4 novembre : première du spectacle de la saison

2011-2012 des Poètes de l’Amitié à Chenôve (21)

25 novembre : spectacle de la saison 2011-2012 à

Talant (21).

26 novembre : assemblée générale 2011 de

l’Association Les poètes de l’Amitié ; remise du

Prix Yolaine et Stephen Blanchard à Béatrice

Kad. Aux Adhérents : merci de faire suivre si

nécessaire vos POUVOIRS au secrétaire. Les

adhésions au titre de 2012 sont ouvertes.

31 décembre : délai pour la participation au

concours de la Nouvelle de FLORILEGE.

Pour plus de renseignements voir le site

DES PASSANTES

http://des-passantes.over-blog.com

FLORILEGE reçoit vos propositions de

publications ( poèmes, proses, nouvelles,

articles…) à l’adresse suivante :

Jean_Michel Lévenard Ŕ

25 rue Rimbaud - 21000 Dijon

Ou : [email protected]

Page 60: FLO 144

60

Nos plus vifs remerciements à

l’Association Les Amis de Jules Renard qui a

contribué largement à ce numéro.

Cette association, créée en 1999, s’est

mise au service de l’œuvre de Jules Renard,

notamment pour célébrer en 2010 le centenaire

de sa disparition.

Les amis de Jules Renard publient une revue

annuelle ( prix public :13 € ).

1. Renard (Jules). Causerie sur le théâtre. Un

centenaire : 1ère représentation de Poil de

Carotte au Théâtre Antoine 2 mars 1900. 2000

2. Jules Renard, homme de lettres. 2001, 13 €

3. Jules Renard, un contemporain. 2002, 13 €

4. Jules Renard et le théâtre. 2003, 13 €

5. Renard (Jules). Correspondances inédites.

2004, 13 €

6. Jules Renard, le centenaire d'une élection.

2005, 13 €

7. Jules Renard vu par ses contemporains,

2006.

8. Jules Renard : débuts littéraires, 2007.

9. Les structures internes de Poil de Carotte,

suivi de Poil de Carotte au théâtre, ou la

compromission, 2008

10. Jules Renard, l’apôtre de Chitry, 2009

11. Jules Renard, cent ans après sa mort,

Hommages, 2010

12. Jules Renard, L’amour du pays, Chitry-

les-Mines, Chaumot, lieux de mémoire, 2010.

Numéro hors série : Jules Renard, un œil clair

pour notre temps, Actes du Colloque 2010

Cotisation annuelle : 15 € -

Cotisation annuelle + le bulletin annuel : 26 €

(le bulletin comporte entre 130 et 150 pages

d’études sur l’œuvre et la vie de Jules Renard –

voir ci-dessus)

Les Amis de Jules Renard

58800 Chitry-les-Mines

Ci-contre : logo de la revue, de Jean-Marc Stalner.

PRIX PUBLIC FLORILEGE : 8 €